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© Hachette Livre, Département Marabout, 2018

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l’autorisation écrite de l’éditeur.

ISBN : 978-2-501-13461-3
Sommaire
Couverture

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Page de Copyright

Prologue

Partie I
Une volonté plus qu’un destin

Chapitre 1. Fils de…

Chapitre 2. Les premiers exploits

Chapitre 3. La cendrillon de Davidson

Partie 2
Une personnalité complexe

Chapitre 4. Le génie sous-estimé

Chapitre 5. Enfant de chœur ou tueur en série ?

Chapitre 6. Amour, dollars et jalousie

Partie 3
Comprendre le génie

Chapitre 7. Le shooteur qui a changé le jeu

Chapitre 8. Derrière l’artiste, le travail


Partie 4
Écrire l’histoire

Chapitre 9. Franchise player

Chapitre 10. Construire autour du joyau

Chapitre 11. La domination

Chapitre 12. Superteam

Épilogue. Et maintenant ?

Annexes

Annexe 1. En sélection nationale : la quête inachevée

Annexe 2. Palmarès et statistiques


Prologue

Anthony Morrow l’a vu le premier. Avant les autres, il l’a senti venir.
Dans la nuit du 27 au 28 février 2016, la Chesapeake Arena d’Oklahoma
City est pleine à craquer, plus de 18 200 personnes. Toute la salle est
debout, les bancs des deux équipes le sont aussi. Personne ne quitte le
ballon des yeux, personne ne veut perdre une miette de la dernière
possession de la prolongation. Les deux équipes sont à égalité 118-118 au
terme d’un des plus beaux matchs de la saison régulière 2015-2016 entre les
locaux du Thunder et les Warriors de Golden State. Le ballon est dans les
mains de Stephen Curry.
Anthony Morrow n’est pas le héros de cette histoire. L’arrière du
Thunder n’a pas joué une minute sur ce match. À Oklahoma depuis six
saisons, Kevin Durant et Russell Westbrook ont l’ambition et les moyens de
remporter le titre NBA. En 2012, ils ont échoué en finale face au Miami de
LeBron James, Dwyane Wade et Chris Bosh. Depuis, entre blessures,
mésententes et occasions manquées, l’horloge tourne. Les dissensions
internes s’exacerbent. À l’été 2015, déjà, Scott Brooks, le coach en place
depuis 2008, a été remercié. La pression est grande.
Ce soir-là, OKC reçoit Golden State, champion en titre, leader NBA et en
lice pour battre le record mythique des Chicago Bulls de 1995-1996 pour le
plus grand nombre de victoires en saison régulière (72). Il s’agit d’un match
de prestige, l’occasion de faire chuter le leader et d’envoyer un message
pour une éventuelle confrontation en playoffs. Billy Donovan resserre sa
rotation, tire sur ses meilleurs joueurs et Anthony Morrow est resté cloué au
banc.
Stephen Curry récupère la balle à la fin de la prolongation à la suite d’un
rebond sur un tir manqué de Russell Westbrook. Il reste à peine plus de
quatre secondes à jouer. Il faut deux dribbles au MVP 2015 pour atteindre la
ligne médiane. C’est à ce moment précis qu’Anthony Morrow réagit. Il est
le premier à lever les bras et à les agiter le long de sa ligne de touche.
Comme un marin en détresse, il tente d’avertir son coéquipier Andre
Roberson, en défense sur le meneur des Warriors, du danger qui le guette.
Morrow a vu l’iceberg encore invisible aux yeux des autres. Tout va très
vite, mais il vocifère, il hurle, il panique. Il invite du geste Roberson qui
s’est replié et attend Curry à neuf mètres – soit deux mètres avant la ligne à
trois-points – à lever les bras, à se préparer à tout.
Dans le sillage de Morrow, deux autres individus réagissent à temps : un
fan d’Oklahoma City, un homme en chemise blanche qui a payé une fortune
son fauteuil au bord du terrain dans le prolongement du banc de son équipe.
Ce riche anonyme est un fin connaisseur. Luis lève aussi les bras, en
direction de Curry qui passe à quatre mètres de lui. Deux mètres plus bas
sur le banc, un assistant-coach d’Oklahoma City, sans doute Vin Bhavnani,
petit technicien à lunettes chargé du scouting de l’équipe adverse, a bondi,
bras levés, au bord du terrain. Il vient sans doute de passer les dernières
vingt-quatre heures de sa vie à ingurgiter en boucle des vidéos de Curry.
Ces deux hommes ont compris ce qui se prépare et miment le bon geste
défensif. Mais ils ne sont pas sur le terrain.
Ce n’est pas un hasard si Anthony Morrow a réagi le premier. Il possède
deux qualités qui lui permettent d’appréhender la situation mieux que
quiconque. Tout d’abord, Morrow est un shooteur. Pas un très fort joueur
(moins de 10 points par match en moyenne en carrière NBA sur neuf
saisons), mais un véritable spécialiste du shoot longue distance. Avec
41,9 % de réussite en carrière dans les tirs à trois-points, Morrow, en cours
de saison 2016-2017, affiche le onzième meilleur pourcentage de toute
l’histoire de la NBA dans l’exercice. Parmi les joueurs encore en activité,
devant lui se trouvent uniquement Kyle Korver (8e), Steve Novak (7e) et…
Stephen Curry (3e). Morrow n’est pas seulement l’un des plus précis, il est
également une des gâchettes les plus rapides de NBA, capable de
déclencher un tir en cinq dixièmes de seconde, un clignement de paupières.
Il sait aussi que Curry est encore plus rapide que lui.
Morrow connaît également par cœur le joueur qui a alors le ballon en
main. Il a joué contre Curry au lycée, dans la ville de Charlotte. Tout jeune,
Stephen avait déjà un tir fabuleux qu’il fallait respecter. Plus tard, en 2009,
les deux hommes se sont retrouvés aux Warriors lorsque la franchise a
drafté Curry. Ils ont passé une saison ensemble, la meilleure de la carrière
de Morrow (13,0 pts en moyenne et 37 titularisations). Ce dernier a côtoyé
au quotidien Curry dans sa découverte de la NBA, au moment où des
doutes s’exprimaient sur sa capacité à réussir dans cette ligue d’athlètes
fantastiques soumis à un calendrier infernal. Morrow était aux premières
loges pour constater l’éthique de travail, la confiance et le talent de son
coéquipier. Et qui mieux qu’un grand shooteur pour reconnaître le génie
supérieur d’un virtuose ? Au moment où il lève les bras, Morrow est dans la
tête de Curry, il sait que le champion en titre possède un bras faramineux,
qu’aucune distance ne l’intimide.
Et puis, surtout, il n’a pas échappé au remplaçant du Thunder que Curry
reste sur une deuxième mi-temps incandescente. La rencontre a été un
formidable match d’attaque. Les stars ont été au rendez-vous. Pour le
Thunder, Kevin Durant a marqué 37 points avec notamment un 7/11
impeccable à trois-points, 12 rebonds et 5 passes. Russell Westbrook a
déployé une énergie dont lui seul est capable (26 points, 13 passes, 7
rebonds, 7 balles perdues) et Serge Ibaka a dominé la raquette (15 points et
20 rebonds). Physiquement, les Warriors ont explosé. Oklahoma a écrasé la
bataille du rebond avec 62 prises à 32. Un différentiel normalement décisif.
Mais Golden State possède d’autres arguments et un duo d’artilleurs sans
pareil. Ce soir-là, les « Splash Brothers », fraternité composée de Klay
Thompson (32 pts) et Stephen Curry, nommée ainsi d’après le bruit du cuir
qui déchire le filet – « splash » –, ont renversé un match qu’ils n’auraient
jamais dû gagner. Curry a tout simplement été éblouissant.
Il commence le match sans forcer et marque quatre paniers à trois-points
en première mi-temps, dont deux en un-contre-un face à Kevin Durant puis
Steven Adams, deux joueurs à qui il rend une vingtaine de centimètres. Une
bonne montée en température qui aurait pu être douchée au troisième quart-
temps. Sur une pénétration au cercle, Curry se tord légèrement la cheville à
la réception. Pire, Westbrook accentue la pression sur l’articulation en
retombant sur le pied de son adversaire. Le ralenti montre de vilaines
images qui glacent le sang des fans des Warriors. Les chevilles sont, sans
jeu de mots, le talon d’Achille de celui qui est alors le meilleur joueur du
monde. Une faiblesse qui a mis son destin en péril, notamment au cours
d’une saison 2011-2012 tronquée.
Le MVP sort du terrain pendant six minutes, le temps de recevoir des
soins et un nouveau strapping. Il revient en jeu à la fin du troisième quart-
temps. La dynamique est clairement du côté du Thunder qui mène de douze
longueurs au début de la dernière période. Mais la douleur dans la cheville
n’a pas refroidi la main chaude du leader des Warriors. Commence alors un
récital jamais vu. Curry enchaîne les réussites à longue distance dans des
positions toujours plus difficiles. La défense est en alerte, mais la moindre
ouverture, la moindre hésitation sur une feinte, le moindre retard sur un
placement, la moindre imperfection de communication entre deux
défenseurs et Curry s’engouffre dans la brèche. Il shoote sur des appuis
approximatifs, avec la main d’un géant dans le visage, en reculant, en
avançant, en tombant au sol, chaque fois de plus loin, et le ballon tombe
invariablement dans le cercle. Et plus il marque, plus il cherche de nouveau
à marquer. De plus en plus agressif, de plus en plus excité, de plus en plus
mordant, comme un squale au milieu d’un banc de poisson.
À ce niveau-là, ce n’est plus du sport, mais de la magie. Ce n’est plus du
tir mais de la télékinésie. Le geste est trop rapide, les positions trop
hétérodoxes pour un mouvement – le tir lointain – qui demande une telle
précision. Comme si l’esprit du shooteur, et non plus son poignet, contrôlait
et dirigeait la balle jusqu’à sa cible. Cinq secondes avant la fin de la
prolongation, Curry a déjà marqué 43 points à 13/23 aux tirs, plus 6 passes
décisives. Il est à 11/15 à trois-points. Le record NBA du plus grand
nombre de tirs à trois-points marqués sur un match est alors de douze
réussites, détenu par Kobe Bryant (le 7 janvier 2003) et Donyell Marshall
(le 13 mars 2005). Ces deux-là ont donc déjà marqué plus de tirs à trois-
points sur un match. En revanche, personne n’a jamais marqué autant de tirs
difficiles au cours d’une même rencontre. Aucun des triples de Curry ce
soir-là ne peut être considéré comme un tir facile ou ouvert, ce qui est
pourtant la norme du tir à trois-points. Curry banalise l’exceptionnel.
L’impossible est sa routine. Et le meilleur est à venir.
Retour sur la dernière action du match. Anthony Morrow s’agite en vain
sur la touche. Tout le monde sait que Curry va tenter le dernier tir pour le
gain de la rencontre, mais Morrow a compris que l’appétit du shooteur est
désormais sans limite. Le meneur des Warriors passe la ligne médiane. Son
équipe dispose encore d’un dernier temps mort. Il devrait arrêter le match
pour laisser son coach dessiner un système sur sa tablette. Mais son instinct
le guide vers une tout autre folie. Il dribble une dernière fois, plante ses
appuis à trois secondes de la fin à environ 11,50 m du cercle (le très sérieux
Sports Illustrated parle en effet de « 38 feet »), soit plus de quatre mètres
derrière la ligne à trois-points. Il a les pieds au niveau du « R » du logo
Thunder écrit dans le rond central !
Cette décision, pour tout autre joueur, serait une hérésie. Il reste
suffisamment de temps sur l’horloge pour aller au cercle, jouer à deux avec
un écran ou fixer la défense pour passer à un partenaire ouvert. Trois
secondes, c’est assez long au basket à ce niveau. Curry décide de
dégoupiller. En basket, on appelle ça un « Ave Maria », c’est-à-dire une
prière. La faible chance de marquer à cette distance fait qu’on s’en remet à
la chance, à la foi, au destin. Ce genre de tir intervient en général presque
toujours sous la pression du chronomètre qui ne laisse pas d’autre choix.
Ce n’est pas le cas pour le meilleur shooteur de l’histoire. Curry est
tellement précis que cette distance ne constitue pas un problème. Internet
regorge de vidéos de ses séances d’échauffement et de séries incroyables de
shoots réussis à cette distance. Le 19 décembre 2015, il en réussit cinq de
suite à onze ou douze mètres du cercle. Même chose le 16 mai 2016. Trois
de suite le 19 novembre 2017. Avec lui, il ne s’agit pas de chance. La force
supérieure, c’est son talent, son travail et sa confiance.
Curry monte au tir. Andre Roberson, le défenseur, ne soupçonnait pas
une tentative aussi lointaine mais il réagit plutôt vite. D’autres sur le terrain
ne captent rien. Harrison Barnes de Golden State sprinte alors sur la gauche
de son meneur, le long de la ligne de touche, pour aller se positionner en
attaque et ne se doute même pas que le tir est déjà parti. Roberson se déplie
au maximum pour tenter de gêner le tir, mais le léger retard pris à
l’allumage ne lui permet pas d’éteindre la mèche. Il heurte pourtant la
hanche de Curry au moment où ce dernier retombe, ce qui prouve qu’il
n’était vraiment pas loin.
Sur la ligne de touche, Anthony Morrow regarde sans réaction la balle
traverser le ciel de l’Arena. Une fois le tir parti, il ne gigote plus. Il n’est
pas surpris lorsque le ballon déchire le filet. Sur le banc d’OKC, aucune
réaction. Les joueurs sont assommés mais fatalistes. Il ne s’agit pas d’un
mauvais coup du sort ou d’un coup de chance insolent contre lequel on peut
pester. Ils sont victimes d’un génie. La salle qui vient de voir les siens
perdre a également vibré sur l’ultime panier. Sur les réseaux sociaux, dans
les médias, l’emballement est incroyable et sanctionne le caractère unique
et exceptionnel du geste. « Il faut arrêter, mec, c’est ridicule, je n’ai jamais
vu quelqu’un comme lui dans l’histoire du basket », tweetera même « le
Roi » LeBron James, dont Curry menace désormais le règne. Ce tir a
stupéfait le monde du sport.
Quand Michael Jordan, shooteur médiocre à longue distance, avait
marqué six tirs à trois-points sur la première mi-temps du Game 1 de la
finale de 1992 contre Portland, il s’était alors retourné vers Magic Johnson
au poste de commentateur indiquant avec ses mains et son visage qu’il ne
croyait pas lui-même à ce qu’il venait de faire. Curry, dès que le ballon a
pénétré l’arceau, a couru sans attendre vers son banc pour célébrer cet
exploit en sautant sur ses coéquipiers et en revenant hurler et danser sa joie
sur le terrain. C’était prémédité, voulu, exécuté.
Avec ce tir, Curry égale le record de tirs à trois-points sur un match (il le
battra avec treize réussites le 7 novembre 2016) et marque les esprits. Il
s’agit du moment le plus marquant d’une saison régulière 2015-2016
extraordinaire pour Curry, tant au niveau individuel (MVP élu à
l’unanimité, une première) que collectif (73 victoires, record absolu).
Toute l’histoire de Stephen Curry est là, contenue dans ce moment
signature. L’inattendu, la surprise, la fragilité, le retour de blessure, le
renversement de situation, la capacité à tuer un match, l’excellence
technique produite, les milliers d’heures de travail, le culot, la confiance
indéboulonnable, la perfection du geste, l’émerveillement des témoins.
C’est cette histoire que ce livre propose de raconter.
Partie I

Une volonté plus qu’un destin


Chapitre 1

Fils de…

1 er
février 2017. Charlotte, l’équipe du Français Nicolas Batum, vient
défier Golden State à l’Oracle Arena d’Oakland. Score final : 126-111 pour
les locaux. Les Warriors sont intouchables lorsque Stephen Curry joue à ce
niveau (39 points en 30 minutes de jeu seulement, 14/20 aux tirs dont 11/15
à trois-points, 8 passes, 5 rebonds, 3 interceptions). Le double MVP n’a pas
tremblé une seconde sur ce match. Le seul moment de la soirée où il a
vraiment été mis en difficulté a eu lieu… à l’échauffement !
Stephen Curry, au cours des dernières saisons, a fait de sa routine
d’avant-match un véritable show. Pour se mettre dans le rythme avant les
rencontres, le meneur multiplie les exercices de dextérité, au dribble, au tir,
et les séances virent au spectacle tant le bonhomme réussit de façon
régulière des prouesses plus improbables les unes que les autres. Curry
n’hésite jamais à décompresser en s’amusant avec son environnement.
Ce soir-là, il chope un ballon, se cache derrière Bruce Fraser, chargé du
développement personnel des joueurs de Golden State, et balance, hilare, un
ballon sur un grand type en blazer clair, les cheveux grisonnants, qui se tient
près de la table de marque. Le cuir heurte gentiment le gentleman, qui se
retourne, sourire aux lèvres. Main gauche dans la poche de son pantalon, ce
dernier récupère la balle et entre sur le parquet d’un petit dribble assuré. Il
défie du regard Curry, ce sale gosse trop heureux de sa blague potache. Puis
il décoche un tir à plus de dix mètres du cercle, sans même y avoir réfléchi,
la cravate autour du cou et les mocassins aux pieds.
Le poignet est souple, le ballon adopte une courbe harmonieuse, vient
embrasser la planche qui renvoie directement la gonfle dans l’arceau. Net et
sans bavure. Le quinqua se retourne vers la table de match, va taper dans la
main d’un témoin puis s’adresse enfin à Stephen Curry, un immense sourire
scotché sous un trait de moustache. Il le pointe alors du doigt : « Your
turn ! » (« À ton tour ! » en français). Stephen Curry se marre, beau joueur,
mais sait qu’il vient de perdre la bravade bon enfant qu’il avait provoquée.
Il ne prendra pas le risque de relever le gant lancé par l’homme en costard.
Il se contentera de rire et de serrer le poing comme si c’était lui qui avait
marqué le tir. Sur cet échange de cour de récré, il n’y a pas d’enjeu. Le
quinqua qui porte encore beau est le consultant pour les matchs des Hornets
pour le compte de la télévision locale de l’État de Caroline. Son nom ?
Warden Stephen « Dell » Curry. Il est le père de Stephen. Bon sang ne
saurait mentir.
Aujourd’hui, Dell est devenu « le père » de Stephen mais, en réalité,
pratiquement toute sa vie, Stephen a été « le fils » de Dell. Le paternel n’a
jamais été élu MVP de la NBA à l’unanimité, mais il a été un très solide
joueur NBA. Seize saisons dans la meilleure ligue du monde entre 1986
et 2002, c’est plus de trois fois la durée d’une carrière NBA moyenne (cinq
saisons environ). À cette époque où l’hygiène de vie et les soins apportés
aux joueurs n’avaient pas encore atteint le niveau de professionnalisme que
l’on connaît aujourd’hui, et qui permet aux « petits » gabarits de jouer
pratiquement jusqu’à la quarantaine, cette longévité en dit long sur la
passion et le sérieux du bonhomme.
Dell n’a jamais eu l’étoffe d’une star. Sur plus de 1 000 matchs joués en
saison régulière (1 083 pour 11,7 points par match en moyenne en carrière),
il en a commencé moins de 100 (99). En revanche, il a laissé une véritable
empreinte aux Charlotte Hornets. Un souvenir et une présence qui vont bien
au-delà des statistiques ou des victoires. Tout d’abord, il faut savoir que
Dell Curry est le tout premier joueur de l’histoire de la franchise. À sa
création en 1988, la NBA a accordé le droit aux Hornets de piocher parmi
les joueurs non protégés par les autres franchises, dans le cadre d’un
processus appelé « Expansion Draft ». Et le père de Stephen a ainsi été le
tout premier choix des Frelons. Débauché de Cleveland où il avait joué sa
deuxième saison NBA, il est resté en tout dix saisons dans la franchise.
Ses enfants ont grandi dans un environnement où les Hornets
constituaient une seconde famille et, aujourd’hui encore, Dell et sa femme
Sonya Adams vivent toujours en ville. Dans une équipe où les stars allaient
et venaient, dans un club tout neuf et sans histoire ni titre de gloire, la
fidélité et l’implication, sur et en dehors du terrain de Dell, son charisme et
sa personnalité en ont fait un personnage iconique. Il reste à ce jour le
leader de la franchise aux matchs joués, aux points marqués, aux tirs à trois-
points marqués. D’ailleurs, en janvier 2017, le site swarmandsting.com a
dressé la liste des dix plus grands Hornets de l’histoire. Curry père est
considéré comme le numéro 1, devant de meilleurs basketteurs que lui.
Sa plus belle saison individuelle reste indiscutablement 1993-1994. Aux
côtés de stars comme le meneur Tyrone « Muggsy » Bogues, le joueur le
plus petit de l’histoire de la NBA (1,59 m), et des intérieurs All-Star Larry
Johnson et Alonzo Mourning, Dell Curry est alors remplaçant, mais au
sommet de sa forme. Sur la saison, il claque 16,3 points de moyenne (sa
meilleure en carrière) à plus de 40 % derrière la ligne à trois-points,
3,2 rebonds et 2,7 passes en 26 minutes de jeu seulement. Il remporte le
trophée prestigieux de meilleur sixième homme de la ligue.
Curry n’a jamais rechigné à embrasser pleinement un travail d’ouvrier
spécialisé. Son job se résumait souvent à sortir du banc pour amener du
peps à l’attaque, notamment grâce à la qualité et à la rapidité de son tir
extérieur – sa qualité première, son fonds de commerce. Un héritage qu’il a
laissé à Stephen évidemment, mais également à son deuxième fils, Seth, lui
aussi joueur NBA et fine gâchette. L’histoire des Curry rois du tir en NBA
depuis près d’un quart de siècle ne se résume pas uniquement à celle d’une
dynastie où la réussite est inscrite dans la noblesse du sang. En revanche, il
n’est pas incongru de chercher à identifier le gène de l’adresse.
Cette histoire commence à la toute fin des années 1970 à Grottoes, dans
l’État de Virginie. Dell Curry est grand pour son âge. Mais chez lui, il ne
fait pas la loi. Il faut dire que le gamin est le petit dernier d’une fratrie de
cinq. Quatre grandes sœurs règnent en maîtresses sur le domaine familial
quand les parents, Wardell « Jack » et Juanita « Duckie », sont au boulot.
Pour avoir la paix les journées d’été, dès que leurs parents ont quitté la
maison, les frangines enferment le petit dehors. Les bois derrière la maison
sont le territoire des ours. Autour, aucune trace de civilisation à moins de
quinze kilomètres. Le jeune homme n’a bien souvent pas d’autre
compagnon de jeu que son ballon de basket et un panier bricolé par son
père quelques années plus tôt. Jack a vissé à un poteau électrique une
planche de graphite un peu molle et un arceau de métal particulièrement
peu accueillant pour les tirs imprécis.
Dell passe ses journées à shooter sur cette installation précaire qui
l’oblige à une grande précision, affinant une mécanique parfaite, fluide et
rapide. Juste avant le retour des parents, les sœurs de Dell lui ouvrent la
porte, le dépoussièrent et lui font jurer de ne rien dire. En se conduisant
ainsi, les petites pestes ont posé inconsciemment les premières pierres qui
mèneront à la plus belle lignée de shooteurs de l’histoire de la NBA. Dell
progresse. Le soir, il n’est pas rare que son père vienne lui donner quelques
conseils, puis se place en silence sous l’arceau pour lui renvoyer la balle.
Arrivé au lycée, Dell ne peut plus se contenter du panier familial. Il a
grandi, il a progressé. Il mesure désormais 1,93 m. Certaines de ses sœurs
ont quitté la maison et les autres ne sont plus en mesure de l’enfermer
dehors. Mais ce n’est plus la peine. Après le lycée, il enfourche son vélo ou
tente de se faire prendre en stop pour se rendre à quinze minutes de chez
lui, chez le coach de son équipe de lycée, les Indians de Fort Defiance.
Le jeune Dell ne frappe pas à la porte du domicile de son entraîneur. Il
marche directement vers la grange dont il possède la clé. Derrière la
structure grossière en bois, un panneau de basket et un sol de terre battue. À
l’abri du vent, de la pluie, de la neige. On est encore loin de la beauté des
parquets NBA mais, par rapport à l’arceau installé par son père, c’est déjà le
luxe. C’est ici que Dell passe son temps libre à répéter ses gammes : « Ce
n’était qu’un panier planté sur un sol pourri, mais j’y passais des heures à
shooter sans m’arrêter, a expliqué le patriarche au site sportingnews.com.
Mon coach de lycée est vraiment celui qui m’a aidé à devenir un joueur de
basket. Je pouvais aller là-bas quand je voulais et, quand il était là, il
s’assurait que mon geste technique était bon. Que l’alignement de mon tir
était correct. Il a rapidement vu que je travaillais comme il le fallait, que les
fondamentaux étaient respectés. »
Les résultats ne se font pas attendre. Dell est toujours le détenteur du
record de points marqués de son lycée. Il amène même les Indians jusqu’au
titre de l’État en 1982. Dans une discipline où le tir à trois-points n’existe
pas encore, Dell est déjà considéré comme un artilleur longue distance. Sa
dernière année à Fort Defiance High School ne passe pas inaperçue et il est
invité au match de gala regroupant les 24 meilleurs joueurs du pays, le
McDonald’s All-American. Une consécration.
À l’époque, le sport scolaire américain est ainsi organisé qu’il laisse
l’opportunité aux athlètes de pratiquer, s’ils le souhaitent, les trois sports
majeurs au cours de l’année. Le foot US occupe l’automne, le basket l’hiver
et le base-ball le printemps. Le jeune Dell ne prend pas le risque de se
blesser avec un casque sur la tête et des crampons aux pieds ; en revanche,
il est également un excellent joueur de base-ball. Un pitcher pour être exact,
le rôle central de l’équipe en défense, celui qui lance la balle. Si la
coordination œil-main est une qualité déterminante au basket, elle l’est
aussi pour ce poste au base-ball. Lors de son année de terminale, Dell
réussit le doublé champion de l’État de Virginie en basket et en base-ball. À
tel point qu’il est drafté à la sortie du lycée par les Texas Rangers, franchise
professionnelle de la Major League de base-ball.
Évidemment, une telle offre peut faire chavirer n’importe quel gamin de
cet âge, mais Dell a trouvé sa voie, celle de la grosse balle orange. À
l’époque, la professionnalisation du sport américain est en cours, mais la
voie royale, la plus sûre pour un avenir serein, reste de passer par
l’université. Aux États-Unis, l’enseignement supérieur reste encore très
largement la chasse gardée d’une élite, et les frais d’inscription pour un
cursus de quatre ans sont tels que les couches populaires en sont le plus
souvent écartées. L’obtention d’un diplôme garantit alors une belle
carrière ? Dell accepte donc la bourse complète offerte par Virginia Tech
pour devenir étudiant/basketteur sur le campus. Au moment de faire ce
choix, l’intéressé expliquera plus tard qu’il n’envisageait alors pas du tout
une carrière professionnelle de basketteur.
Virginia Tech est une bonne équipe de NCAA, mais n’appartient pas non
plus au gratin des grands programmes sportifs. Ce constat permet toutefois
à Dell d’intégrer immédiatement le cinq majeur. Il signe 14,5 points, 3,3
passes, 3,0 rebonds et 1,8 interception en 32 minutes par match, de très
bonnes statistiques. À la fin de la saison, les Hokies ne sont pas qualifiés
pour le grand tournoi NCAA, plus connu sous le nom de « March
Madness », mais sont reversés dans un tournoi mineur, le NIT (National
Invitation Tournament), où ils perdent au second tour.
Malgré tout, cette première année est encourageante pour Dell qui
parvient à tirer son épingle du jeu au niveau supérieur : « J’ai toujours su
shooter parce que j’avais beaucoup travaillé, mais j’ai commencé à
comprendre que cela pourrait payer à long terme quand j’étais à
l’université, explique le père de Stephen Curry à Sporting News. Je n’étais
pas le plus rapide, je n’étais pas celui qui sautait le plus haut, donc j’ai
compris qu’il fallait que je dégaine plus vite. J’ai eu la chance d’avoir un
coach [Charles Moir] qui a beaucoup bossé avec moi sur mes appuis, sur
tout ce qu’il faut faire pour se préparer à shooter dans les meilleures
conditions, et ce avant même d’avoir reçu la balle. »
La saison suivante, Dell est sophomore (la seconde action, en français) et
tire son équipe vers le haut. Ses chiffres enflent (19,3 pts, 4,7 rbds, 2,7 pds
et 2,5 ints). En fin de saison, Virginia Tech termine cette fois à la troisième
place du NIT. Pour sa troisième année, Curry maintient ses moyennes (18,2
pts, 5,8 rbds, 3,1 pds et 2,4 ints) alors que son équipe gagne en crédibilité
sur le plan national. Mars 1985, pour la première fois depuis cinq ans, les
Hokies se qualifient pour le grand tournoi national. Ils sont éliminés au
premier tour, mais il s’agit d’un gage de reconnaissance déterminant. Dell
nage dans les mêmes eaux que les meilleurs. Au cours de ses trois
premières années scolaires, le père de Stephen a continué à jouer au base-
ball lors de la saison de printemps. Il est toujours un pitcher de qualité.
Aussi, trois ans après une première draft à la sortie du lycée, la grande ligue
pro de base-ball tente une nouvelle fois de jeter son dévolu sur lui. Il est
drafté en 1985 par les Orioles de Baltimore. Pour la seconde fois, Curry
refuse. Dans sa tête, les choses sont désormais très claires. Il sera pro de
basket et prépare son ultime saison universitaire avec un seul objectif en
tête : intégrer la NBA.

Saison 1985-1986, l’arrière shooteur star marque les esprits par une
campagne senior individuelle spectaculaire (24,1 pts à 52,9 % aux tirs, 6,8
rbds, 3,8 pds et 2,6 ints). V Tech retourne au NCAA Tournament pour une
dernière apparition avant une traversée du désert de dix ans. Surtout, Curry
devient le deuxième meilleur scoreur et le meilleur intercepteur de l’histoire
de la fac. La NBA a les yeux rivés sur lui. Utah le choisit en quinzième
position à la draft 1986. Le destin est en marche…
Mais Dell n’est pas la seule attraction sportive sur le campus des Hokies.
À partir de 1984, l’équipe féminine de volley-ball devient également très
populaire. « En grande partie grâce à une certaine Sonya Adams », révèle
un article du SF Gate. « Elle n’était pas trop vilaine », rajoute Michelle
Bain-Brink, colocataire de Sonya sur le campus et coéquipière au volley.
Sonya Adams est une petite bombe d’énergie de 1,60 m. Née à Radford en
Virginie, elle a réussi l’exploit d’offrir le titre de l’État à son lycée en
basket, mais également en volley, deux sports où un grand gabarit offre
pourtant un avantage certain. Mais son enthousiasme, sa technique, sa
volonté et sa résistance compensent largement ce déficit de centimètres.
Sonya décroche ainsi une bourse en tant que joueuse de volley sur le
campus et, au cours de son cursus, sera sélectionnée trois fois dans la All-
Metro team, qui récompense les meilleures joueuses. Miss Adams était
notamment réputée pour son service et apparaissait fréquemment parmi les
joueuses affichant le plus d’aces en saison. Dell Curry fait partie de ceux
qui ne ratent jamais un match. Le basketteur, alors troisième année, prend
son courage à deux mains après un match et lui propose un rendez-vous. Ils
se marient en 1988 au moment où Dell est transféré à Charlotte en NBA.
C’est également l’année de naissance de Stephen.
Stephen, l’aîné des trois enfants du couple, suivi deux ans plus tard de
Seth, né en 1990, et de Sydel, la petite sœur née en 1994, grandit dans un
environnement très particulier. Au cours de la saison NBA, son père est
happé par un calendrier infernal de 82 matchs de saison régulière d’octobre
à fin avril, dont la moitié aux quatre coins du pays. Il n’est donc pas très
présent au quotidien. En revanche, la grande ligue américaine de basket
commence à offrir d’excellents revenus à ses joueurs. En 1990-1991, Dell
culmine déjà à 900 000 dollars la saison à Charlotte et, en carrière, ses gains
approchent les 20 millions. La famille Curry évolue ainsi dans un grand
confort matériel.
Quand le petit Stephen a l’âge d’entrer au CP, Sonya, diplômée en
éducation élémentaire, monte à Charlotte une école catholique Montessori.
C’est entourés de leur mère, de leur grand-mère qui fait la cuisine et de leur
tante qui enseigne également que les trois enfants Curry passeront leurs
matinées à suivre les cours de leur mère, centrés sur l’indépendance et la
responsabilité.
Le lien entre la réussite du fils et celle du père sur le parquet est
incontestable. Mais Stephen lui-même met en lumière la filiation directe
entre sa carrière et la personnalité de sa mère : « Ma dureté, ma ténacité et
les quelques qualités défensives dont je dispose, je les dois à ma mère »,
expliquait-il ainsi dans une interview vidéo pour le site de la NBA. Sonya a
un caractère bien trempé. On la connaît exubérante dans les travées des
arènes NBA, réagissant aux exploits de son fils, mais celle qui a géré une
maison seule savait aussi se faire entendre.
« Le sport tenait une place importante dans notre famille, mais ce n’était
pas la priorité numéro 1, a confié Stephen au SF Gate. Souvent, quand je ne
faisais pas ce qu’il fallait à la maison ou en classe, j’étais puni et je ne
pouvais pas aller à l’entraînement. » La veille de son premier match au
collège, Stephen refuse de faire la vaisselle. Sa mère l’empêchera de jouer
le lendemain. « On nous a fait comprendre qu’il existait d’autres valeurs
que la gloire de mon père ou ce que le sport pouvait apporter. »
Cela dit, dès que les enfants Curry ont commencé à montrer de l’envie ou
de l’ambition à devenir d’excellents athlètes, ils ont trouvé en leurs parents
des guides compétents pour le haut niveau. L’anecdote suivante en dit long
sur le rôle déterminant joué par la mère de Stephen. Quand le futur meneur
des Warriors n’était encore qu’au collège, sa condition physique n’était pas
bonne. Il ne courait pas très bien. Sonya lui a alors proposé un véritable
stage commando de deux semaines dans le jardin à base d’exercices de
plyométrie, une technique de musculation dynamique et naturelle : « J’ai
détesté ça, admettra quelques années plus tard Stephen. Mais cela m’a
enseigné une certaine éthique de travail. »
Le basket devient rapidement le passe-temps préféré des deux garçons
qui suivent l’exemple paternel. Que ce soit en vacances chez grand-mère
Duckie (le grand-père Jack décède en 1991, Stephen a alors 2 ans) sur le
panier brinquebalant, au milieu des flaques de boue et des cailloux, ou sur
le demi-terrain aux dimensions NBA avec un véritable panier de luxe de la
maison familiale de Charlotte, les frangins se tirent constamment la bourre.
Sonya doit donner de la voix pour rapatrier ses basketteurs en herbe à
l’intérieur quand l’heure est venue de dîner ou de se coucher.
Les frères Curry sont donc dingues de basket – comme des milliers
d’autres gamins à travers les États-Unis et le monde entier. Sauf que
Stephen et Seth ont un modèle NBA à domicile. Et pas n’importe lequel.
Un des meilleurs shooteurs de son temps. Évidemment, Dell accepte de
jouer avec ses rejetons. La grande tradition familiale, c’est le jeu du
« HORSE ». Il se joue à deux et chacun défie l’autre de réussir le même tir
que lui. Si l’un marque et que l’autre rate, ce dernier écope d’une lettre, H,
puis O, puis R et ainsi de suite. Quand le mot en cinq lettres est complet,
cela signifie la défaite. Dans cette famille, plusieurs manches peuvent durer
très longtemps : « On shootait toute la journée », expliquait Steph en 2015 à
ESPN.
« C’était marrant, rappelait Dell au Washington Post fin 2015. On jouait
ensemble, mais je jouais pour gagner. » Au cours de sa carrière, le père n’a
pas souvent perdu à ce jeu populaire lors des fins d’entraînement NBA. Et il
n’a jamais laissé gagner son aîné. À 10 ou 11 ans, Stephen a commencé à
devenir redoutablement adroit à cinq ou six mètres. Dell laissait gentiment
son fiston dans la partie en ne choisissant que des tirs abordables. Puis,
quand il décidait qu’il était temps de mettre un terme au jeu, il se mettait à
dégainer des lancers francs de la main gauche ou à prendre des tirs de plus
en plus lointains. Le gamin n’avait pas la puissance physique de suivre et
devait s’incliner. Il ne se frustrait pas outre mesure, mais se jurait qu’il y
parviendrait un jour. Difficile aujourd’hui de ne pas penser à ces petits jeux
innocents quand on voit le double MVP NBA 2016 et 2017 dégainer avec
une précision jamais vue à des distances incongrues…
En plus de ces séances privées, il n’était pas rare que Dell emmène ses
deux garçons à l’entraînement des Hornets de Charlotte. Stephen ne ratait
pas une miette de la routine de travail de son père. Les centaines de tirs par
jour, les heures supplémentaires, avant et après les séances collectives. Il
buvait à la source l’éthique de travail et la culture de la répétition qui
constituent la langue maternelle de tous les grands shooteurs. Et à chaque
pause des pros, le gamin se rue sur le parquet pour imiter ce qu’il vient de
voir : « J’ai été familiarisé très tôt à la façon dont on doit se comporter dans
le style de vie des joueurs NBA, expliquait Stephen. J’ai vu ça dès mon plus
jeune âge jusqu’à mes 13 ou 14 ans. Je m’en souviens bien. »
Stephen est un enfant de la NBA. Notamment dans la franchise des
Hornets, où Dell était très impliqué, toutes les portes étaient ouvertes pour
le petit. En 1992, pour le concours du tir à trois-points du All-Star Game, il
existe un cliché de Dell avec le petit Stephen, 3 ans, sur ses genoux, aux
côtés de Mitch Richmond et Dražen Petrović, des artilleurs de légende.
Comme si les fées du tir s’étaient penchées sur son berceau. Un peu plus
tard, Muggsy Bogues, joueur préféré de Stephen qui s’identifiait à sa très
petite taille, est devenu pour les enfants Curry « Tonton Muggsy ». Il est
possible de voir sur Internet une vidéo du meneur des Hornets portant
Stephen dans ses bras et le faisant voler à travers le vestiaire. À 11 ans,
alors que son père joue désormais pour les Bucks de Milwaukee, le coach
George Karl invite le gamin à rejoindre les pros lors des petits jeux de tir
après l’entraînement. Steph n’est pas décontenancé, les joueurs NBA
pratiquent le « HORSE » par équipes de trois : « On était Vinny Del Negro,
Steph et moi, se rappelle Dell. Et on tuait tout le monde ! »
Pour retrouver la première trace écrite des exploits du petit Stephen, il
faut chercher dans les pages du Charlotte Observer en 1996. Le Nike Hoop
Summit, un match d’exhibition entre les meilleurs lycéens des États-Unis
contre une sélection mondiale, se tenait en ville. À la mi-temps, des gamins
de la ville ont investi le terrain pour un petit match. Le fils de Dell, un
certain Stephen, 8 ans, a volé la vedette. Voici ce que le journaliste a écrit ce
jour-là : « Dell applaudissait sur le bord du terrain et Stephen était
éblouissant. Il portait un débardeur bien trop grand pour lui avec le
numéro 31 de Reggie Miller des Indiana Pacers sur les épaules. Il lançait
des contre-attaques, il provoquait des pertes de balle, il dribblait entre ses
jambes, balançait des passes derrière son dos et rentrait ses tirs, notamment
une bombe longue distance à la toute fin du match qui a provoqué un
rugissement dans le public. » Vingt ans plus tard, rien n’a changé !
En 1999, Dell rejoint la franchise des Raptors à Toronto au Canada.
Stephen avait 11 ans. La star de l’équipe était alors Vince Carter, l’arrière
au physique supersonique, désigné comme un des successeurs possibles de
Michael Jordan. Amusé par la passion et l’adresse du fils du Dell, épais
comme une allumette et haut comme trois pommes, Carter acceptait avant
chaque entraînement de jouer en un-contre-un contre Stephen. Autre
anecdote de cette période canadienne, avant les matchs des Raptors à
domicile, alors que l’équipe n’avait pas encore pris possession du terrain,
45 minutes avant le début de la rencontre, le parquet appartenait aux deux
petits Curry. Ils avaient pris pour habitude d’enchaîner les tirs à trois-points
devant une foule amusée qui les encourageait.
Au moment d’évoquer la filiation entre Dell et ses fils, notamment
Stephen, on parle souvent des gènes. Il s’agit d’un raccourci pratique, mais
les anecdotes précédentes laissent penser qu’il est assez faux. Ce n’est pas
en transmettant ses gènes que Dell a permis à ses fils de devenir des joueurs
NBA. Lui-même n’était pas un joueur athlétique dans l’univers de la NBA,
où les monstres physiques sont la norme. Ses fils ne le sont pas non plus. Ils
sont même plus petits que lui (1,91 m pour Stephen, 1,88 m pour Seth), ce
qui n’est pas un détail en basket.
En revanche, en plongeant dès le plus jeune âge ses deux garçons dans le
bain du basket professionnel, il leur a donné immédiatement et le plus
naturellement du monde la manière d’être et la disposition d’esprit, ce que
les sociologues désignent par le concept d’habitus, pour la réussite au plus
haut niveau. L’esprit de compétition, le vrai prix de la victoire, l’excellence,
l’envie de travailler, la discipline, la répétition inlassable des gammes
techniques, voilà l’héritage laissé par Dell à ses fils. Moins clinquant
qu’une détente phénoménale, qu’un gabarit de golgoth ou qu’un premier
pas fulgurant, ces qualités ont malgré tout permis à Stephen et à Seth de
réaliser leur rêve : jouer en NBA.
Dans toute l’histoire de la grande ligue américaine, seules une
soixantaine de familles ont réussi à placer deux ou trois garçons d’une
même fratrie au sein de la NBA. La plupart sont de grands gabarits (les
frères Gasol, les jumeaux Brook et Robin Lopez) ou des athlètes
fantastiques (Dominique et Gerald Wilkins, Bernard et Albert King). Rares
sont les « petits », entendez moins de 1,95 m, et plus encore les petits sans
qualités physiques spectaculaires. Alors, deux frères de cette catégorie qui
réussissent dans la meilleure ligue du monde établissent une exception
statistique notable.
La seule comparaison qui vienne à l’esprit concerne les frères Mark et
Brent Price, le premier quadruple All-Star NBA et fantastique shooteur, et
le second honnête joueur NBA pendant dix saisons. Les deux Price ne
dépassaient pas 1,85 m pour des qualités athlétiques inférieures à celles
d’un John Stockton. Mais le père, Denny Price, avait été un sacré joueur en
son temps, au lycée, à la fac et au sein de Phillips 66ers en AAU, à une
époque où la NBA n’existait pas. Ensuite, il est devenu coach, notamment
assistant en NBA à Phoenix. Il était lui aussi un esthète du tir extérieur, de
la discipline et un homme qui ne respirait que pour le basket.
Pour résumer, ce qui rapproche ces deux familles et qui constitue
l’unique chemin pour placer deux frères au physique « humain » en NBA
est une culture basket de très haut niveau, un amour sans bornes du travail
des fondamentaux.
Dell Curry doit désormais être pleinement satisfait. Son aîné est au
sommet et son deuxième fils est aujourd’hui un joueur NBA indiscutable.
Ce n’est qu’en 2016-2017 que Seth Curry s’est véritablement imposé. Sa
saison à Dallas (12,8 pts de moyenne et plus de 42 % à trois-points) à
26 ans est une belle réussite. Et rien n’était écrit après un parcours
tortueux : deux facultés différentes pour un cursus universitaire de cinq ans,
non retenu à la draft, plusieurs passages en « ligue de développement »,
l’antichambre de la NBA. Il faut dire que les Curry ne possèdent aucune des
qualités de gabarit ou de physique qui font fantasmer les recruteurs NBA.
La ténacité a payé. Le succès de Seth prouve deux choses : d’abord que la
famille Curry est une pouponnière pour former des champions ; ensuite que,
pour arriver au niveau de Stephen, cet environnement propice ne suffit pas.
L’éducation sauce Curry permet de rejoindre la NBA, ce qui est déjà un
exploit quand on mesure 1,88 m. Mais pour faire ce que fait Stephen, il faut
la dose de magie en plus.
Chapitre 2

Les premiers exploits

23 avril 2015. Premier tour des playoffs NBA. Golden State mène 2-0
face à New Orleans, mais, pour la troisième rencontre, les Pelicans
d’Anthony Davis semblent avoir le match bien en main. Tout le monde leur
avait promis un « coup de balai » dans cette série, c’est-à-dire une défaite 0-
4, mais il semblerait qu’ils soient sur le point de sauver l’honneur à
domicile. Ils mènent de 20 points au début du quatrième quart-temps. Dans
l’histoire de la franchise de Golden State, les Warriors se sont retrouvés
358 fois menés de 20 longueurs au début de la dernière période et 358 fois
ils ont perdu. Avec six minutes à jouer, l’avance est encore confortable pour
les Pelicans (101-84).
C’est alors que la dynamique bascule. Menés par Stephen Curry (40 pts
ce soir-là, dont 14 dans le dernier quart-temps), Golden State se rebelle.
L’intensité grimpe de plusieurs crans et une sorte de furie collective
s’agrège. New Orleans panique et les Warriors reviennent sur leurs talons.
Mais ils sont partis de très loin : à 17 secondes de la fin, New Orleans mène
encore 107-102.
Remise en jeu, balle à Golden State. Klay Thompson ne parvient pas à
servir immédiatement Curry. Il trouve finalement Draymond Green aux
lancers francs. Curry vient porter un écran à Thompson qui coupe, mais
c’est le meneur qui parvient à se démarquer. Il hérite de la balle dans sa
zone de prédilection, face au cercle à trois-points. Sur la réception de passe,
il feinte immédiatement le tir. Jrue Holiday mord à l’hameçon. Curry le
laisse passer en l’air à côté de lui puis dégaine et observe sereinement le
cuir mordre le filet. 107-105 et 11 secondes à jouer. Golden State fait alors
faute sur Anthony Davis qui ne marque qu’un lancer sur deux. Le ballon est
à nouveau pour les visiteurs avec 9 secondes sur l’horloge.
Draymond Green remet en jeu et sert cette fois Curry dans le corner
gauche. Le futur MVP revient à droite en dribble et tente un trois-points très
difficile. Cette fois, la balle passe complètement à droite et ne trouve même
pas le cercle. Sauf que le pivot Mareese Speights récupère miraculeusement
le rebond offensif et, dans un mouvement qui le rapproche de son meneur,
lui redonne immédiatement une nouvelle cartouche. Tout va très vite, mais
Tyreke Evans et Anthony Davis ont immédiatement saisi l’enjeu. Les deux
défenseurs ont très peu de retard sur la balle et se jettent sur le shooteur.
Curry parvient à tirer avec une rapidité déconcertante. Comme si le ballon
avait rebondi sur ses doigts. À peine la balle quitte ses mains qu’Anthony
Davis le percute : les deux hommes finissent à terre dans les tribunes alors
que le ballon est encore en l’air. La trajectoire de ce tir est particulièrement
haute. Elle déchire le filet sans même toucher le cercle. Le match ira en
prolongation où la star des Warriors finit le boulot, à trois-points pour
ouvrir le temps additionnel, puis aux lancers.
Cette fin de match au cours de playoffs qui mèneront Golden State et
Curry à leur premier titre est certainement le renversement de situation le
plus spectaculaire de la carrière du prodige. Et ce en raison non seulement
du contexte de playoffs à l’extérieur, de l’ampleur du déficit au début du
dernier quart-temps, mais aussi parce que les deux tirs réussis par Curry
pour arracher la prolongation, notamment le dernier, sont hallucinants. Le
choix d’un seul match pour illustrer ce trait de caractère de Curry et de ses
Warriors est forcément réducteur. Aussi spectaculaire a-t-il été, cet
événement n’est pas un cas isolé. Il s’agit d’un match parmi tant d’autres.
Golden State s’est fait une spécialité de ce genre de renversement de
situation.
Le 12 mars 2013, les Warriors accusent 27 points de retard à domicile
contre Toronto. Au début du quatrième quart, ils traînent encore à 18
longueurs. Verdict final ? Les locaux l’emportent 112-103 (42-15 dans le
dernier quart), 27 points pour Curry dont 14 dans les dix dernières minutes.
Pour l’anecdote, les Warriors ont été si adroits que les Raptors n’ont pas
pris un seul rebond défensif dans le dernier quart-temps ! Il s’agit du
neuvième plus gros come-back de l’histoire de la NBA. 1er mars 2015, à
Boston, les Celtics entament parfaitement le match et prennent rapidement
26 points d’avance. Pourtant, derrière les 37 points de Curry,
particulièrement chaud en deuxième mi-temps et bien soutenu par l’activité
de Draymond Green, les Warriors reviennent et l’emportent 101-106.
19 novembre 2015. Golden State, qui a remporté les douze premiers
matchs d’une saison qui s’annonce record, a 23 points de retard sur le
parquet des Clippers, un concurrent sérieux à l’Ouest. Ils claquent 70 points
en seconde mi-temps et gagnent finalement 117-124.
La liste est encore longue. D’après les statisticiens d’ESPN, sur les trois
saisons 2014-2015, 2015-2016 et 2016-2017, les Warriors se sont retrouvés
52 fois menés de 15 points ou plus. Vingt fois, ils l’ont emporté quand
même, soit 38 %. La moyenne pour le reste des équipes NBA dans la même
situation ? 10 % de victoires. À part Golden State, seules cinq équipes sur
trente dépassent les 12 %. Et sur la seule saison 2016-2017, ce chiffre est
monté à 50 % pour les Warriors grâce à Kevin Durant !
Contre eux, aucune avance ne garantit vraiment quoi que ce soit. Le style
de jeu de l’équipe, sa propension à enchaîner les bombes à trois-points en
très peu de temps, le refus de laisser filer un match, l’agressivité de sa
défense sont devenus une marque de fabrique. Et la clé de voûte de cette
culture du retour improbable est Stephen Curry. Toute sa vie, il a défié
l’impossible, il a déplacé des montagnes. Et chaque exploit a consolidé sa
confiance pour accomplir le suivant. Un chemin sur lequel il s’est engagé il
y a longtemps.
Retour début 2002, fin de l’hiver. Stephen Curry a tout juste 14 ans. À
l’été 2001, sa famille a déménagé à Toronto pour suivre le père, Dell,
transféré aux Raptors, Stephen effectue sa rentrée en quatrième (eighth
grade). Sonya Curry choisit d’inscrire ses garçons dans la seule école
catholique du coin, le Queensway Christian College à Etobicoke. Une
minuscule institution, moins de 200 élèves du CP à la terminale, répartis
dans quelques salles de classe à l’arrière d’une église. Un vieux gymnase y
était accolé. Dans l’école, il n’y a pas suffisamment de collégiens pour
qu’une sélection s’opère au moment de constituer les équipes. Le petit
Curry occupe sa saison d’automne en jouant au volley, au foot en salle. Puis
l’hiver arrive, la saison du basket.
« On ne ressemblait à rien. On était vraiment nuls », se remémore le
26 février 2015, pour le Toronto Star, Casey Field, 26 ans, ancien
coéquipier de Steph Curry au sein des Saints, le nom de l’équipe. Le coach,
James Lackey, est avant tout un prof d’histoire. Il sait évidemment qui sont
les deux gamins qu’il accueille au milieu de son équipe de bras cassés.
Steph et Seth, les fils de Curry, le joueur NBA. Steph a beau être l’aîné, il
ne mesure que 1,65 m et est épais comme une sauterelle. Premier
entraînement, l’entraîneur distribue les ballons et laisse les gamins
s’échauffer comme ils l’entendent.
Steph est immédiatement éblouissant de technique individuelle. L’équipe,
jusqu’alors pathétique, devient invincible. Seth, le petit frère de Stephen,
joue meneur et son grand frère s’occupe de tout le reste. « C’était un petit
maigrichon, mais, une fois sur le terrain, il était incroyable, rappelle James
Lackey. Il marquait 40, 50 points par match sans problème. Cette année-là,
aucune équipe ne nous a inquiétés. » La suite va contredire cette affirmation
mais, en attendant, le coach a décidé de changer le programme de son
équipe. D’ordinaire, l’école jouait contre un réseau d’institutions similaires
pour affronter des équipes de son niveau. Devant le bilan immaculé des
siens, Coach James a commencé à contacter des équipes du centre-ville de
Toronto pour se frotter aux meilleurs collèges du coin.
Mais une opposition supérieure ne change rien à l’addition finale.
Stephen était tout simplement trop fort. « C’était ridicule, se rappelle Casey
Field. Des trois-points en tombant dans les tribunes, des passes dans le dos
avec un rebond dans la raquette entre deux défenseurs qui arrivent pile dans
mes mains. Je n’ai jamais marqué autant de doubles-pas ouverts de ma
vie. » Les adversaires ciblent rapidement le problème. Parfois, la défense
tente des prises à deux, même à trois sur le petit Steph, ce qui ne l’empêche
ni de marquer ni de servir ses camarades.
En fin de saison, un véritable test se profile pourtant. Queensway
Christian College est jusque-là invaincu. Le dernier match de l’année, la
finale d’un tournoi à l’université de Mento, une école privée de Mississauga
contre Hillcrest Jr. Public School, doit désigner le vainqueur du
championnat. Les adversaires des Saints sont bien au-dessus
physiquement : « Ils avaient plusieurs gars qui mesuraient 1,85 m ou plus,
ce qui est très grand à cet âge », se rappelle Field. Pendant tout le match,
Hillcrest réserve un traitement spécial à Curry, très physique. Les fautes
pleuvent, il se fait bousculer. Les tours de passe-passe ne passent plus.
Coach Lackey tente ce qu’il peut pour libérer son joueur, pour proposer
d’autres stratégies, mais rien n’y fait. Avec un peu moins d’une minute à
jouer, les Saints traînent à huit longueurs. Avec des gamins de ce niveau, la
messe est dite. Le fossé est infranchissable. L’entraîneur prend un temps
mort, mais il est désemparé : « Je leur ai dit : “Les gars, je crois qu’on va
perdre. Je n’ai plus d’idées, je ne sais pas quoi vous dire pour les battre.” »
Un constat difficile à avaler en finale pour une équipe invaincue toute la
saison.
C’est alors que Stephen Curry, décrit comme un gamin « calme, plutôt
taiseux » sur et en dehors du terrain, prend la parole. Jusqu’alors, lors des
temps morts ou des rassemblements d’équipe, il ne parlait pratiquement
jamais, alors que son statut de leader l’y aurait évidemment autorisé.
« Donnez-moi la balle », dit-il. L’entraîneur acquiesce. La suite est la
première pierre concrète de sa légende. Treize ans avant la fin de match en
playoffs NBA décrite au début de ce chapitre contre New Orleans, la star en
devenir connaît le frisson du tueur de fin de match. Son surnom officiel,
The Baby Face Assassin ( l’Assassin au visage de poupon), lui sera donné à
l’université, mais ce personnage est né au cours de la minute qui va suivre.
Les Saints repartent à l’attaque. Curry a la balle en main et marque à
trois-points. Sur l’action défensive suivante, il vole la balle à son vis-à-vis
puis marque à nouveau à trois-points. La peur a soudainement changé de
camp. Hillcrest cafouille. Nouvelle possession pour les Saints. Cette fois,
c’est Casey Field qui marque, à trois-points évidemment. Le concept des
Splash Brothers, le tandem de shooteurs fantastiques formé à Golden State
par Curry avec Klay Thompson, n’est pas encore déposé, mais le modus
operandi paraît très similaire. Sur la dernière action, la quatrième attaque en
moins d’une minute – soit un tempo digne des plus belles heures des
Warriors –, Curry plante un nouveau trois-points. Au final, avec quelques
lancers francs de part et d’autre, les Saints l’emportent de 6 points.
Le Saint a dénoué une situation impossible grâce à une volonté de fer, à
des nerfs d’acier et à un shoot soyeux. « Je n’avais jamais rien de vu de tel,
rappelle Coach Lackey. Il a renversé le match à lui tout seul. » Cette fin de
match sera déterminante dans la carrière de Curry. Elle va inscrire en lui la
croyance que, en dépit de sa petite taille et de sa constitution frêle, malgré
les agressions d’adversaires plus grands et forts, il dispose de ce qu’il faut
pour gagner. Il manque de muscles et de centimètres, mais il a tout le reste :
la technique, l’intelligence, la connaissance du jeu, le mental, la confiance,
l’envie de gagner, l’instinct du tueur, le charisme et la personnalité pour
emmener une équipe dans son sillage.
C’est pétri de ces certitudes qu’il rentre avec sa famille à Charlotte à l’été
2002. La carrière NBA de son père a duré seize années, mais elle est
désormais terminée. Pour Stephen, il s’agit également d’un tournant
puisqu’il entre au lycée. Dans le système scolaire américain, le lycée dure
quatre ans. La première année, celle de freshman, correspond à notre
troisième française. La compétition sportive s’organise donc autour de ces
quatre années. Sauf qu’entre 15 et 18 ans, les différences physiologiques
qui peuvent exister entre les individus font que des gosses côtoient des
hommes. Stephen, comme son père avant lui, connaît une croissance tardive
et appartient clairement à la première catégorie.
1,67 m et 57 kilos pour sa première année. Malgré tout le talent du
monde, le gamin ne fait pas partie de la meilleure équipe du lycée, The
Varsity Team, composée de joueurs nés, pour les plus vieux, en 1985 (lui
étant de 1988). Il aurait pu y prétendre, mais pour y jouer un rôle mineur.
Son coach a un autre plan pour lui. Il l’envoie aiguiser ses armes dans
l’équipe Junior Varsity où patientent les plus jeunes : « On voulait qu’il
prenne les rênes de l’équipe JV pour que l’année suivante il soit prêt,
explique en 2017 Shonn Brown, l’entraîneur de l’équipe du lycée, pour
Mercury News. On voulait une transition plus facile pour lui, pour qu’il
puisse prendre confiance et mener l’équipe. S’il avait joué avec la Varsity
Team en première année, il n’aurait eu que quelques minutes par-ci par-là,
mais ça n’aurait rien donné de bon. On a fait en sorte qu’il puisse tenir le
rôle principal quand il accéderait à ce niveau. »
À la fin de sa saison freshman, le petit est toutefois intégré à l’équipe
première. Son coach Shonn Brown sait que le gamin est appelé à jouer les
premiers rôles dans les années à venir et il tient à l’emmener lors des
playoffs pour le titre de l’État. Lors du dernier match de la saison, contre
Ravenscroft School, les Knights de Charlotte Christian sont largués.
L’édition de Sporting News de février 2015 raconte la suite.
Perdu pour perdu, Coach Brown fait entrer le gosse pour les dernières
actions. Curry est perdu dans son débardeur, une vraie chemise de nuit sur
lui. Mais il n’est pas perdu sur le terrain. Au contraire. Stephen récupère le
ballon, pousse la balle en transition, plante ses appuis derrière la ligne à
trois-points et envoie la gonfle avec un cran qui contraste avec son visage
dépourvu du moindre duvet adolescent. Au moment où le ballon trouve sa
cible, Shonn Brown sourit malgré la défaite : « Je me rappelle m’être
retourné vers mes assistants et leur avoir dit : “OK, on va simplement lui
donner les clés du camion.” »
Curry prend les rênes de l’équipe. Dès sa saison de sophomore, le
Charlotte Observer note en 2004 que le fils de Dell a gagné deux matchs
pour son lycée avec des tirs à la dernière seconde. « Je ne veux pas qu’on
parle de moi pour la carrière de mon père, expliquait alors le lycéen. Je
veux avoir ma propre carrière. » Il mène son équipe au titre de sa
conférence et en playoffs pour tenter de décrocher le titre de l’État de
Caroline du Nord. Ce sera le cas également lors des deux saisons suivantes.
Stephen est plusieurs fois choisi parmi les All-Star de sa conférence et de
l’État. En trois saisons, il bat le record de points marqués dans son lycée
avec plus de 1 800 points. Dans un jeu de lycée qui commence à s’organiser
collectivement, il montre également une intelligence de jeu supérieure.
Un jour, lors d’un entraînement et une séance de travail sur les schémas
offensifs de l’équipe, Stephen s’entête à passer la balle dans un trou de la
défense. Sauf que le système ne prévoit pas qu’un coéquipier se trouve à cet
endroit à ce moment. Le ballon file donc plusieurs fois en touche. Shonn
Brown perd patience : « Qu’est-ce que tu fais ? » demande-t-il à son joueur,
rapporte le site de la NBA. Curry répond alors à son coach que son
coéquipier devrait couper au cercle et être là pour recevoir la passe et
marquer deux points faciles. Il a raison. « J’ai pris un peu de recul et j’ai
compris que ce gars avait un, deux ou trois coups d’avance par rapport à ce
qui se passait sur le terrain », concède finalement l’entraîneur.
Lors de sa dernière saison avec les Knights en 2005-2006, Stephen
parvient à hisser en finale de l’État son équipe, où évoluent également son
petit frère Seth, depuis la saison précédente, et son père en tant qu’assistant-
coach. Il paraît d’ailleurs que les matchs d’entraînement de l’équipe sont
l’occasion de règlements de comptes familiaux assez intenses, avec un frère
de chaque côté et le père pour mettre de l’huile sur le feu. Steph prenait
apparemment un plaisir coupable à damer le pion de son cadet.
Au final, les Knights remportent 20 matchs de rang et se présentent en
finale avec un bilan de 33 victoires et 2 défaites, soit la meilleure saison de
l’histoire du lycée, à près de 80 points marqués de moyenne (79,8). Il s’agit
là aussi du record de l’établissement. Il faut savoir que le format des matchs
de High School est de quatre quarts-temps de huit minutes. Cette moyenne
de points, ramenée au temps de jeu des matchs NBA, correspond ainsi à
119,7 unités par match ! Curry n’a donc pas attendu de rejoindre les
Warriors pour déclencher des avalanches offensives.
Le 25 février 2006, Christian Charlotte retrouve Greensboro Day en
finale. Un mois avant, le 24 janvier, les Bengals de Greensboro l’avaient
emporté sur le score étriqué de 60-56. Le coach victorieux, Freddy Johnson,
a semble-t-il trouvé le moyen de ralentir le train d’enfer mené par Curry. Il
désigne le meilleur athlète de son équipe, un certain Johnny Thomas, qui
rejoindra plus tard North Carolina State puis Marshall University, pour
défendre sur Curry. Thomas mesure 1,98 m et dispose d’un physique qui lui
vaudra d’intégrer en 2013 les Harlem Globe Trotters avec le surnom de
Hawk (le Faucon). Sa mission est simple : coller la star adverse à tout
moment et lui pourrir la vie un maximum. L’envergure de Thomas coupe
Curry de la balle et conteste tout ce que tente le meneur des Knights.
Quatre ans auparavant, l’école de Hillcrest avait plus ou moins tenté la
même tactique, mais Curry avait réussi à s’en sortir à la faveur d’une fin de
match miraculeuse. Ses adversaires étaient déjà plus grands et costauds,
mais il s’agissait des deux côtés du terrain de gosses de 14 ans. Là, à 18 ans,
le garde du corps de Curry est un homme fait, un athlète de haut niveau.
Cette fois, la marche est trop haute. Stephen explose sous l’impact
physique. Il ne marque que 8 points et les Bengals remportent le titre 61-53.
Malgré tout, Curry tombe le barillet vide. Il n’abandonne pas. Il est battu
mais pas abattu.
« C’était déjà un dur, confie Johnny Thomas à Marcus Thompson dans
Golden, son livre sur Curry. Il n’a pas reculé. Il nous a attaqués tout le
match. On l’a bien géré. Il était tout simplement trop petit. Ce jour-là, j’ai
pris le dessus. »
Curry boucle cette dernière saison avec une réussite de 48 % dans les tirs
à trois-points, un pourcentage digne des meilleurs spécialistes du monde.
Malgré tout, la leçon de la finale imprime chez Stephen la nécessité de
travailler encore plus pour compenser ses lacunes et ne plus laisser un
athlète piétiner ses rêves.
Chapitre 3

La cendrillon de Davidson

J
« e suis ici pour voir le gamin. » 28 mars 2008. LeBron James et son
équipe de Cleveland se déplacent pour une rencontre le lendemain contre
les Pistons de Detroit. Mais à Motor City, March Madness (la Folie de
mars) bat son plein. C’est ainsi que les Américains désignent la phase finale
de la saison universitaire de basket. Un tournoi regroupant les meilleures
équipes du pays qui s’affrontent en matchs couperets. Cette fin de mois
nommé d’après le dieu romain de la guerre accouche toujours de rencontres
épiques et de scénarios renversants, de vainqueurs superbes et de vaincus
terrassés. Ce feuilleton où les gladiateurs sont encore des étudiants amateurs
constitue le deuxième événement sportif le plus populaire des États-Unis
après le Super Bowl, la finale du championnat pro de foot US. Le 28 mars à
Detroit se joue donc le huitième de finale entre les Wildcats de Davidson et
la grande fac de Wisconsin. Et LeBron, lui-même, a fait le déplacement.
James a alors 24 ans, il est déjà quatre fois All-Star, membre du premier
cinq NBA en 2006, finaliste NBA 2007. La star est également un
authentique fan de son sport. Et l’occasion était trop belle.
Davidson est la cendrillon du bal. Entendez, la petite équipe qui croque
les gros. Celle que personne n’attendait et qui illumine le tournoi. La
sensation dont tout le monde parle. Cette petite université spécialisée dans
les arts libéraux, une institution modeste à 20 kilomètres de Charlotte, a
connu les honneurs du tableau final NCAA moins de dix fois depuis sa
création. Et n’a pas passé le premier tour depuis la fin des années 1960. Le
sport universitaire a beau être amateur, les 350 équipes environ de
division 1 ne partent pas toutes sur un pied d’égalité, loin de là. Il existe un
monde et plusieurs classes d’écart entre les meilleurs programmes et les
petites facs.
Les victoires au premier tour de Davidson face à Gonzaga et Georgetown
ne sont donc pas passées inaperçues. Encore moins les 70 points marqués
sur ces deux premiers matchs par Stephen Curry.
Le fils de Dell n’a pas manqué l’occasion qui lui a été donnée de briller
pour la première fois sur la scène nationale. En deux matchs, il est passé du
statut de jeune potentiel connu uniquement des fans hardcore à celui de
buzz du moment, dont les exploits tournent en boucle sur les chaînes de
sport en continu. Le charme opère. La venue de LeBron James en personne
valide l’impression que quelque chose est en train de se jouer, qu’une star
éclot, qu’un destin bascule.
La première mi-temps contre Wisconsin est serrée, 36-36. Stephen Curry
a marqué 11 points. Il reste treize minutes à jouer dans la seconde période et
Davidson possède une petite avance (48-45) quand l’explosion qui précède
l’avalanche retentit. Jason Richards, le meneur de Davidson, fixe la défense
en deux dribbles et ressort la balle sur Curry qui a 30 centimètres d’avance
sur son défenseur. Trois-points ! Sur la défense suivante, Curry lâche son
vis-à-vis et vient sournoisement dans le dos de Joe Krabbenhoft qui attaque
le cercle et pousse le ballon hors de ses mains. Davidson récupère la gonfle,
Richards relance à nouveau. Il trouve Curry, cette fois à gauche, derrière la
ligne à trois-points sur la phase de transition.
Krabbenhoft, sans doute vexé, revient en défense comme un damné de la
terre pour tenter de gêner le tir de Curry. Ce dernier, parfaitement sous
contrôle, feinte le tir d’un mouvement infime. Le défenseur des Badgers,
emporté par son élan, vole devant le shooteur qui prend alors ses appuis,
parfaitement démarqué. Stephen arme. LeBron James, assis juste derrière le
banc de Davidson, placé ici par la fac qui a répondu favorablement à sa
demande d’invitation, saute de son siège et lève les bras en l’air, indiquant
le chiffre trois avec chacune de ses mains, alors que le ballon est encore en
l’air. Le cuir déchire le filet ! LeBron apprécie. Il est venu pour ça. Pour
voir de ses yeux les formidables coups de chaud dont est capable le
« gamin », qui n’a finalement que trois ans de moins que lui. Des vagues de
points aussi spontanées que démoralisantes pour l’équipe adverse.
Curry va marquer 22 points au cours de la deuxième mi-temps et faire se
lever LeBron James une seconde fois. Il reste un peu plus de neuf minutes à
jouer et cette fois Curry est servi en contre-attaque. Il part à la gauche du
cercle, passe sous le panier, se fait percuter par le poids lourd, futur pivot
NBA, Greg Stiemsma (2,11 m, 117 kilos), se maintient en l’air et parvient à
glisser son bras sous le cercle pour envoyer la balle caresser la planche.
L’action est magnifique, athlétique et dans un registre qui n’est pas
ordinaire pour la star de Davidson. La salle exulte et James est un fan
comme un autre. Il sourit, il crie, il applaudit. Après le lancer marqué par
Curry, les Wildcats mènent 63-46. La messe est dite. Le « gamin » a marqué
103 points sur les trois premiers matchs du tournoi. Il faut remonter à Larry
Bird et Indiana State en 1979 pour retrouver la trace d’un talent hors norme
qui parvient à porter aussi haut une équipe sortie de nulle part.
« C’était très cool que LeBron soit là », explique sur le moment le jeune
Stephen, touché qu’un des meilleurs joueurs NBA soit là pour le voir en
action. Seulement deux ans après avoir été snobé par toutes les plus
prestigieuses facs du pays, les applaudissements debout en tribune du
« Roi » ont un goût sucré de revanche. « J’espère qu’on va laisser tomber
cette étiquette de cendrillon, rajoute le Wildcat. On a montré qu’on pouvait
jouer. » « C’est un très très très très très bon joueur de basket, affirme James
après le match. Je ne sais pas s’il va rejoindre la NBA à la fin de la saison,
mais quand il décidera de le faire, il aura sa place. » Ce que ne soupçonne
alors absolument pas James LeBron, c’est que la place que va prendre
Curry des années plus tard, au sommet de la NBA, est la sienne !
Dix-huit mois plus tôt, après l’été 2006, rien de tout cela n’est encore
évident. Au premier entraînement de la rentrée, Coach McKillop vire sa
recrue phare du gymnase. L’entraîneur était pourtant particulièrement excité
à l’idée de travailler avec son poulain, mais Stephen Curry s’était pointé
avec quelques minutes de retard. Ça n’arrivera plus jamais.
Le premier match de la carrière universitaire de Curry a lieu sur le terrain
d’Eastern Michigan, le 10 novembre 2006. À la mi-temps, réunion de crise
entre les coachs. Davidson est mené de 16 longueurs. Le petit Curry, en qui
Coach McKillop a tant confiance, a été propulsé titulaire. Mais le gamin est
complètement dépassé par les événements. Il n’a marqué que 2 points et a
déjà perdu huit fois la balle. Cette statistique est terrible, sachant que quatre
ou cinq balles perdues sur un match constituent déjà un gaspillage
intolérable pour un arrière. Ce genre de contre-performance est
inacceptable. Et si la terre entière, qui considère alors que Curry n’est pas
prêt pour le niveau universitaire, avait raison ? L’entraîneur se pose
sérieusement la question de placer Stephen sur le banc : « On a parlé de son
cas, il nous avait tués », rappelle Bob McKillop en 2017 à Mercury News.
Si le coach avait écouté la raison ce jour-là, le monde du basket serait
peut-être différent aujourd’hui. La confiance de Curry aurait-elle été
brisée ? Aurait-il passé sa première saison à attendre sur le banc ? Aurait-il
pu construire et consolider la foi en ses moyens et son talent ? « Je me suis
remémoré ce que j’avais vu de lui jusque-là, poursuit le coach. Sa capacité à
vivre dans le moment, à garder confiance. On a décidé de continuer avec
lui. » En deuxième mi-temps, le rookie des Wildcats perd encore
cinq ballons (pour un total de 13), mais il marque aussi 13 points et mène
son équipe dans une folle remontada pour décrocher la victoire 77-81. Un
schéma connu pour lui. « On a gagné parce qu’il restait sur le terrain,
conclut son entraîneur. Ce match lui a donné confiance. C’était un tournant
pour lui. Aujourd’hui, je continue de le charrier à propos de ce premier
match. »
Le lendemain, Davidson enchaîne avec une rencontre face à la
prestigieuse équipe des Wolverines de Michigan. Le round d’observation
est terminé, le problème des balles perdues réglé. Curry ne rend que 3
ballons à l’adversaire. Surtout, il dégaine à tout-va. 25 tirs tentés, 12 réussis,
au total 32 points, plus 9 rebonds et 4 passes. Davidson s’incline 78-68,
mais Curry est désormais lancé à pleine vitesse. Pour les trois prochaines
saisons, il ne fera qu’accélérer.
Le jeune arrière au visage poupin qui n’était pas censé avoir le niveau
boucle sa saison freshman à 21,5 points de moyenne (46,3 % aux tirs, dont
40,8 % à trois-pts sur 8,8 tentatives par rencontre), 4,6 rebonds, 2,8 passes
et 1,8 interception en 31 minutes de jeu en moyenne. Il est le deuxième
meilleur marqueur de tout le pays pour un « première année », derrière la
star des Texas Longhorns, un certain Kevin Durant (25,8 pts et 11,1 rbds).
Dans sa conférence, la Southern, il est élu « Débutant de l’année » et figure
dans le meilleur cinq pour la saison.
Sa régularité est excellente. Une seule fois, contre les Blue Devils de
Duke, un des meilleurs programmes défensifs du pays, il échoue à atteindre
la barre des 10 points (5 pts). Pour le reste, il commence sérieusement à
cartonner. Il score, mais son activité globale est également surprenante :
30 points, 11 rebonds, 6 passes et 3 ballons volés, le 18 décembre 2006,
dans la victoire contre Chattanooga. L’équipe se qualifie pour le tournoi
final de la conférence. Le vainqueur hérite d’un ticket pour March Madness.
Curry plante 30 points en demi et 29 en finale, où il ne sort pas une minute
du terrain. Davidson l’emporte et Stephen est élu MVP.
L’équipe des Wildcats hérite donc de la tête de série numéro 13 dans la
partie Midwest du tournoi final et affronte Maryland, tête de série
numéro 4, à Buffalo, le 15 mars 2007. Les Terrapins sont une formation de
la puissante conférence Atlantic Coast que Curry le lycéen rêvait d’intégrer.
Cette fois, il rêve de faire mordre la poussière à ceux qui l’ont snobé, mais
la marche est trop haute. Curry trop seul. Il tombe le barillet vide, 30 points
à 9/21 aux tirs. Il sort pour cinq fautes personnelles après 36 minutes de jeu.
Il manque de soutien, seul le meneur Jason Richards (11 points) dépasse les
10 unités. Davidson boucle la saison avec 29 victoires pour 5 défaites.
Cependant, la performance de la star des Wildcats contre Maryland sur la
grande scène nationale n’est pas passée inaperçue. Curry a également battu
le record NCAA de tirs à trois-points réussis pour un freshman (122). Le
décor est planté pour la suite.
La saison 2007-2008 marque l’explosion d’une star. La campagne de
Davidson est très solide. L’équipe a gagné en maturité. Jason Richards
termine meilleur passeur du pays en alimentant un Curry toujours plus
efficace (25,9 pts à 48,3 % aux tirs dont 43,9 % à trois-points sur plus de 10
tentatives par match). Coach McKillop choisit d’entrée de mettre son
groupe dans le dur avec un calendrier démentiel en début de saison contre
les meilleures facs du pays. Davidson perd six de ses dix premiers matchs
puis va enchaîner une série hallucinante de 25 victoires de rang ! L’arrière
diffuse au sein de son équipe une confiance inébranlable. Lui-même grimpe
constamment en température. Le 5 décembre 2007, malgré une défaite face
à Charlotte, il aligne 32 points. Le 18 janvier 2008, il écœure Chattanooga
avec 37 points (8/14 à trois-pts) et la victoire.
Le 13 février 2008, Davidson reçoit l’université de North Carolina
Greensboro. Un match qui compte dans la carrière et le mental de Curry. À
la mi-temps, Davidson est mené de 20 points. Mais le shooteur s’enflamme
en deuxième mi-temps. Il termine la partie à 41 points, son nouveau record,
14/26 aux tirs, 7 rebonds et 4 passes. Ses Wildcats l’emportent 83-78. Ce
match si mal engagé conforte la foi du groupe en son leader et renforce
l’impression que dans son sillage rien n’est impossible. La folle série de
victoires continue. L’équipe sait désormais qu’un match n’est jamais perdu.
Il suffit d’alimenter en cartouches le feu follet qui porte le numéro 30… et
tout devient possible.
Davidson survole le tournoi de sa conférence et entre dans la partie
Midwest du tournoi final national avec la tête de série numéro 10. Débute
alors le show qui va piquer la curiosité de LeBron James. Un véritable
scénario de film. Le 21 mars 2008, au premier tour, Davidson rencontre la
tête de série numéro 7, Gonzaga – l’ancienne fac du Français Ronny Turiaf
et celle avec laquelle un autre Frenchy, Killian Tillie, va atteindre la grande
finale en 2017. Les Wildcats vont obtenir leur première victoire dans le
tournoi final depuis 1969 sur le score de 82-76. Curry livre un match
parfait. Sa capacité à répondre présent au moment attendu en dit long sur sa
solidité mentale. Le festival est hypnotisant. Au milieu d’une farandole de
tirs extérieurs, Curry place même, à la 25e minute du match, un tir en dehors
de la raquette, après la feinte et la faute, avec deux défenseurs sur le paletot,
contre la planche, lâcher de la main gauche ! Davidson fait la course
derrière pendant 33 minutes, mais passe finalement devant à la fin, grâce
aux 30 points de sa star sur la seconde mi-temps. Curry termine avec 40
points à 14/22 aux tirs (dont un fabuleux 8/10 à trois-pts), 5 interceptions, 3
rebonds.
Le second tour contre Georgetown, tête de série numéro 2 et ultrafavori,
est encore plus dramatique. L’équipe de la fac où sont passés Patrick Ewing,
Alonzo Mourning, Dikembe Mutumbo et Allen Iverson ne fait pas dans le
romantisme. À la mi-temps, il semble que les douze coups de minuit aient
sonné la fin du bal pour Cendrillon. Le carrosse est redevenu citrouille.
Davidson est mené de 17 longueurs (46-29). Curry est maltraité par la
défense des Hoyas : cinq petits points et 2/11 aux tirs. Mais « le Messie » de
Davidson a retourné des matchs à lui seul toute la saison. Ses coéquipiers
ne sont pas démobilisés et n’attendent que l’étincelle.
Elle arrive. À la 25e, Curry tente un nouveau tir à trois-points du côté
droit. Son équipe est encore menée de 15. Le tir rentre et Curry bénéficie
d’un lancer bonus en raison d’une faute commise sur son bras. En une
action, la frustration laisse la place à la confiance. Sur les quinze dernières
minutes, Curry va planter 25 points à 6/10 aux tirs, plus 9/10 aux lancers
francs. Chaque tir réussi est plus difficile que le précédent et aucun n’est
identique. Coupe au cercle et finition acrobatique, trois-points après un
dribble baroque, tout y passe. Contre toute attente, Davidson et Curry
rejoignent le « Sweet Sixteen », les huitièmes de finale.
Vous connaissez la suite. Le fameux match du 28 mars à Detroit contre
Wisconsin sous les yeux de LeBron James. Pour la troisième fois, Curry tue
le match en seconde mi-temps. Aux yeux de tout le pays, et pour la planète
basket dans son ensemble, Stephen, The Baby Face Assassin, surnom donné
par son coéquipier Jason Richards, accède au rang de star. L’équipe vient de
gagner 25 matchs d’affilée, plus longue série de la saison, et marche sur
l’eau. « J’étais si content de ce que les gars faisaient, se rappelle le coach
pour le documentaire The Baby-Faced Assassin, produit par Bleacher
Report. Tout ce que je demandais, ils le faisaient. Et ils progressaient. Et ils
y croyaient. Du coup, je me suis mis à y croire aussi. Notre relation est
devenue quelque chose de très rare dans le sport de haut niveau. On se
nourrissait les uns les autres comme un incendie de forêt. » La fameuse
alchimie collective qui transforme le plomb en or. Curry est la pierre
philosophale, le réactif d’un dispositif ésotérique.
Il reste à Davidson un match à gagner pour accéder au Final Four. La
finale de la région Midwest se joue face à Kansas, le 30 mars. Le match
débute mal pour Curry qui voit le cercle hésiter, puis refuser quelques-uns
de ses tirs. La rencontre est étouffante, défensive, serrée. Kansas mène,
mais les Wildcats s’accrochent. Avec moins d’une minute à jouer, Stephen
ramène d’un trois-points les siens à 57-59. Kansas ne marque pas sur
l’attaque suivante. Davidson récupère la balle avec un peu plus de
16 secondes à jouer.
Curry a déjà marqué 25 points. Il dribble, il passe derrière des écrans. La
défense se concentre sur lui, évidemment. Le traitement de faveur que lui
réservent tous ses adversaires. Il hésite, l’ouverture n’est pas nette, mais
cela fait un an que personne ne lui laisse sciemment un tir ouvert. Au final,
il décide de servir en retrait son coéquipier Jason Richards. Pourquoi ? Le
tir de son camarade était plus ouvert, même s’il était à huit mètres.
Dans ce genre de situation, c’est la réussite finale qui dicte le bien-fondé
d’une décision. En sport, le vainqueur a toujours raison et on trouve
toujours ensuite un commentaire qui donne du sens et de la logique a
posteriori à un récit. Michael Jordan, qui passe dans la même situation à
John Paxson pour le tir décisif à la fin du Game 6 des finales NBA en 1993
ou à Steve Kerr à la fin du Game 6 en 1997, n’est génial sur ces actions que
parce que ses coéquipiers mettent dedans. On peut toujours refaire le match,
mais les Bulls ont gagné et Jordan a eu raison.
Pour Davidson, Jason Richards rate le dernier tir. Fin du match, le conte
de fées est terminé. Le livre se referme. Kansas gagnera facilement les deux
derniers matchs pour devenir champion 2008. Davidson a été de loin son
adversaire le plus coriace. Et Stephen se demandera toute sa vie ce qu’il se
serait passé s’il avait pris ce dernier tir.
« Parfois, je regrette », explique-t-il en regardant pour un documentaire
du Bleacher Report les images des dernières secondes du match,
visiblement encore douloureuses. « J’ai eu une position mais j’ai hésité et
Jason est passé derrière moi, il était ouvert. Je pense que c’était le bon choix
sur le moment. Il avait une meilleure position et si ça tombe dedans… »
Au cours de cette folle histoire de mars, la façon la plus sûre pour
Davidson de faire tomber le ballon dans le cercle, notamment à trois-points,
a été de confier le cuir à Stephen Curry, particulièrement chaud. Son niveau
de confiance était hors norme. Il aurait été logique et tout le monde
attendait que l’histoire du Petit Poucet se termine par une action – réussie
ou non – de la star. D’ailleurs, il ne se passe pas une journée sans que Jason
Richards, qui a vécu ce jour-là le match de sa vie, ne se demande ce qu’il se
serait passé si le numéro 30 avait pris le tir… Un dernier tour de magie ?
Quelques jours plus tard, le 3 avril, la franchise NBA de Cleveland se
déplace à Charlotte, la ville des Curry. Steph et son père se rendent au
match. Et tout comme le déplacement de LeBron James pour voir le match
de Davidson avait fait couler beaucoup d’encre, cette fois, c’est Curry qui
vole la vedette aux stars de la NBA. En débarquant dans l’Arena, le Wildcat
est accueilli comme une célébrité. Gerald Wallace, l’ailier All-Star des
Bobcats, lui tape dans le dos et le félicite. La télé de la franchise
l’interviewe puis Mike Brown, le coach de Cleveland, surgit pour dire à
Curry que son gamin de 13 ans est son premier fan. « Avec mon fils, on a
vraiment aimé le regarder jouer, explique l’entraîneur des Cavaliers. Il était
vraiment fun. »
À la fin de l’interview alors qu’il regagne son siège, les fans de Charlotte
se lèvent sur son passage et applaudissent. De même, lors du match, alors
que son visage est projeté sur les écrans géants de la salle, une belle ovation
descend des tribunes. Ce soir-là, les gens font la queue pour le féliciter, lui
parler, obtenir un autographe. Le parcours de Davidson lors du tournoi
NCAA et les quatre performances mémorables du fils de Dell ont marqué
les esprits. Ces instants rares font désormais partie du grand livre du basket
universitaire. Et cette fois, c’est à LeBron James de répondre après le match
aux questions concernant le prestigieux spectateur venu le voir. En deux
semaines, les rôles se sont inversés. « Le Roi » apprend à cette occasion que
Curry et lui sont nés au même endroit, à Akron dans l’Ohio, à l’époque où
Dell, le père du shooteur, jouait pour la franchise de Cleveland : « Je ne
savais pas, commente James sur le coup. C’est pour ça qu’il est bon ! »
Stephen, à l’issue de sa deuxième saison particulièrement réussie, hésite
un temps à rejoindre la NBA. Il a été élu meilleur joueur de sa conférence,
meilleur joueur du tournoi final de la région Midwest – une première depuis
1994 pour un joueur qui ne rallie pas le Final Four – et choisi dans le
deuxième meilleur cinq NCAA pour la saison. En fait, il décide de rester
pour tenter de gommer les deux domaines qui soulèvent le plus de questions
par rapport à son adaptation en NBA : son physique et sa capacité à mener
le jeu d’une équipe. Avec Jason Richards diplômé et donc sur le départ, il
récupère le poste 1 et entend prendre quelques kilos.
La saison débute et l’effet de surprise n’existe plus. Tout le monde sait à
quoi s’attendre, mais Curry est désormais trop fort : 29 points, 10 passes et
9 interceptions pour le premier match de la saison, le 14 novembre 2008.
Trois jours plus tard, il enchaîne avec 33 points à 14/19 aux tirs. Le
18 novembre, il livre un duel homérique contre Blake Griffin (25 pts et 21
rbds) et Oklahoma. À la 27e minute, Davidson est largué de 21 points.
Griffin, annoncé comme le futur numéro 1 de la draft, impressionne Kevin
Durant et Russell Westbrook, voisins de la franchise d’Oklahoma City en
NBA, venus voir les phénomènes. Curry a déjà marqué 22 points en
27 minutes, mais ça ne suffit pas.
Il va donc en marquer autant sur les douze dernières minutes du match !
Deux lancers et un trois-points immédiat relancent le match. La star de
Davidson monte alors en température. Sa fin de rencontre est magnifique.
Par deux fois, il ramène les siens à trois longueurs, mais ne peut transformer
le come-back. Malgré tout, l’abandon d’une rencontre ne fait pas partie de
son ADN. Son état d’esprit lors de ces remontées que tout le monde attend
accouche de scénarios particulièrement excitants. Il établit lors de cette
défaite (82-78) son record de points à la fac : 44. Le 6 décembre, contre
North Carolina State, il montera à nouveau à 44 unités, avec notamment un
tir décisif en fin de match à neuf mètres, devant LeBron James, venu à
nouveau voir son étudiant préféré.
Le collectif de Davidson, recomposé après des départs majeurs, n’est
plus aussi magistral que la saison précédente. En revanche, et pour le dire
simplement, Curry est injouable. Les défenses adverses ont tout tenté, en
vain, pour ralentir cette formidable machine à scorer. Des missions
individuelles strictes, des changements de défenseurs constants, des
dispositifs mouvants pour semer la confusion. Rien n’a fonctionné. Enfin,
ce n’est pas tout à fait vrai. Un coach a réussi à stopper Curry.
Le 25 novembre 2008, Jimmy Patsos, le coach de Loyola, connaît son
heure de gloire. La veille, son équipe a ouvert son compteur de victoires de
la saison contre James Madison. Mais il n’a que huit joueurs opérationnels
et il n’a pas eu le temps de préparer convenablement la rencontre contre
Davidson, désormais classée parmi les meilleures équipes du pays. Curry
déboule avec une moyenne de 36,5 points sur les quatre premiers matchs.
« On ne pouvait pas l’arrêter, se remémore Patsos avec le Washington Post
en 2015. Il savait faire tellement de choses. Je savais qu’on ne les battrait
jamais s’il marquait 30 points, il fallait tenter autre chose. »
Sur la première action du match, Curry se défait d’une prise à deux, tente
mais rate un tir. Le match se poursuit et il lui faut une minute pour réaliser
ce qui se joue. Depuis deux ans, les cinq défenseurs de l’équipe adverse
tentent de savoir à tout instant où se trouve le numéro 30 des Wildcats pour
se tenir prêts à intervenir, donc le dispositif de Loyola n’est pas identifiable
immédiatement. Mais Curry comprend finalement que deux défenseurs lui
collent au short en permanence. Coach Patsos a décidé d’arrêter la star à
tout prix, quitte à défendre à trois contre quatre contre le reste de l’équipe.
Premier temps mort pour Davidson sur un score de 4-4. L’équipe est
perturbée. Loyola enchaîne et mène alors 9-4. Nouveau temps mort.
Stephen prend lui-même l’initiative.
« Il arrive sur le banc et me dit de lui-même : “Coach, je vais simplement
aller me poster dans le corner” », rappelle Bob McKillop. Curry se met
alors en retrait du jeu, près de la ligne médiane, ou dans le corner et, collé
par deux défenseurs, regarde sans sourciller ses coéquipiers détruire
l’équipe adverse dans une parodie de basket. Davidson termine la mi-temps
sur un 35-9. Relégué à 20 longueurs, coach Patsos va alors s’entêter dans
son organisation défensive. Son équipe perd lamentablement de 30 points :
78-48. Curry termine la partie sans le moindre point marqué, une première
pour lui. « Il aurait pu être tenté par le démon de l’ego, analyse son coach.
Sa moyenne de points marqués allait en souffrir. Mais il n’a jamais laissé ça
le perturber. »
Les observateurs se lâchent alors sur l’entraîneur de Loyola qui était
visiblement plus intéressé par un coup médiatique personnel que par la
victoire ou la dignité de son équipe. Sa déclaration de fin de match n’a rien
arrangé non plus : « Qui d’autre l’a laissé à 0 point ? interroge Patsos. Je
suis diplômé d’histoire. Et que retiendra l’histoire. Qu’on a réussi à
l’empêcher de marquer le moindre point ou qu’on a perdu de 30 points ? »
Sur cette saison, Curry, un joueur pas comme les autres, a fait basculer le
championnat dans l’irrationnel.
Au final, ce match anecdotique ne change rien. Le Wildcat termine la
saison meilleur marqueur NCAA avec 28,6 points, 5,6 passes, 4,4 rebonds
et 2,5 interceptions en moyenne par match. Il est également choisi parmi
l’équipe type du championnat pour la saison. Tout le monde attend une
nouvelle campagne formidable pour le mois de mars. Mais tout s’arrête
dans le tournoi de la Southern Conference. Curry marque 43 points en
quarts de finale mais uniquement 20 en demi dans un match très défensif
que son équipe perd 52-57. L’attaque de Davidson ne se remet pas du jour
sans son meneur (5/18 aux tirs, dont 2/11 à trois-points). En dépit d’un
lobbying intense de son coach, Davidson ne récupérera pas d’invitation
pour le bal du tournoi final. L’équipe est reversée dans le tournoi NIT. La
magie est brisée et l’équipe perd en demi-finale de cette compétition de
seconde zone. Curry a, lui, déjà la tête ailleurs, tournée vers la suite.
Partie 2

Une personnalité complexe


Chapitre 4

Le génie sous-estimé

7 %. Le chiffre de la défiance, du manque de respect. Ce pourcentage est


tiré du sondage officiel que la NBA publie avant chaque début de saison. La
ligue américaine interroge les managers généraux des trente franchises sur
un panel de questions concernant l’exercice à venir. Et début
novembre 2015, seuls 7 % de ceux qui ont la charge de bâtir un effectif
d’une équipe NBA, soit deux sur trente, pensent que Stephen Curry,
champion en titre et MVP de la dernière saison régulière, est le favori à sa
propre succession pour le trophée 2015-2016 de meilleur joueur de la
saison. Les autres lui préfèrent LeBron James (39 %), Anthony Davis
(25 %), Kevin Durant ou James Harden (10 %).
La NBA n’est pas encore convaincue de la révolution qui a commencé.
Par exemple, à la fin du Game 5 de la finale 2015 perdue par Cleveland,
LeBron James déclare alors qu’il a confiance en lui « parce [qu’il est] le
meilleur joueur du monde ». Sa bravade au milieu d’une série qu’il est en
train de perdre, face à Stephen Curry qui a marqué 37 points sur ce match
pivot, ne choque finalement personne. La galaxie NBA tourne encore
autour du soleil LeBron. À tel point que les onze journalistes habilités à
élire le meilleur joueur de la finale vont soit voter pour James, alors qu’il a
perdu (4 voix), soit pour celui qui a réussi par moments à le ralentir, Andre
Iguodala (7 voix). Déjà en 2014, Kawhi Leonard avait été élu MVP des
Finals lors d’un vote très incertain tant la performance collective des Spurs
avait été aboutie et partagée, et ce qui avait fait pencher la balance pour le
coéquipier de Tony Parker et Boris Diaw avait été sa défense admirable sur
LeBron James.
James polarise l’attention, obnubile son monde, exerce un tel pouvoir
d’attraction qu’il tord les règles classiques. Quand on épluche les archives
des finales NBA, la règle qui se dégage pour le choix du MVP des Finals
est simple. Le meilleur joueur de l’équipe qui l’emporte est élu MVP. Sur la
série, Andre Iguodala, le sixième homme, a été précieux et étonnant en
attaque dans le rôle du facteur X (16,3 pts, 5,8 rbds et 4,0 pds). Il a même
été inséré dans le cinq majeur à partir du Game 4. Mais le leader, le centre
d’attention de la défense des Cavs, celui grâce à qui « Iggy » a pu prendre
des tirs complètement ouverts, sans aucun défenseur trois ou quatre mètres
à la ronde, la clé de voûte était Stephen Curry (26,0 pts, 5,2 rbds et 6,3 pds
en moyenne sur les six matchs de la finale).
Même contenu et peu adroit en début de série, même ciblé, il n’a pas
perdu confiance, il a trouvé d’autres moyens de peser sur les rencontres
avant d’exploser à nouveau et de renverser définitivement la finale. Mais le
trophée de MVP est allé à Iguodala, car toute l’attention était alors focalisée
sur LeBron James. Et son plus proche défenseur en a bénéficié par effet
miroir. Si « le Roi » James a été ralenti, c’est forcément que son vis-à-vis a
fait quelque chose d’exceptionnel.
À cette époque, on n’accorde encore qu’un crédit relatif à Curry. Certes,
il vient d’être élu MVP de la saison régulière, ce qui n’est pas un mince
honneur. Mais son dossier pour le poste est incontestable. Son équipe a
remporté 67 matchs de saison régulière et il en est le leader historique,
statistique et charismatique. Le titre, remporté au terme de playoffs très
solides, a fait des Warriors 2015 une des meilleures équipes NBA de
l’histoire. Mais certains, comme Doc Rivers, alors coach des Clippers,
invoquent la chance. Selon lui, Golden State n’a pas eu à défier en playoffs
son équipe ou les Spurs, avant de tomber en finale sur une équipe de
Cleveland décimée. Les general managers, au cours du même sondage,
confirment ce sentiment. Ils sont moins de 18 % à choisir les Warriors pour
remporter le titre 2016. Pour une équipe championne, il s’agit du troisième
pourcentage le plus bas en treize ans de sondage. Quelques mois plus tôt,
les joueurs de NBA ont voté eux-mêmes pour la première fois pour élire
leur MVP de la saison régulière, et c’est James Harden qui a récolté le
trophée décerné par ses pairs.
Un mot pour résumer le sentiment général que pointent tous ces indices ?
À l’été 2015, il n’y a pas grand monde pour croire que la saison 2015 de
Curry et de ses guerriers est autre chose qu’un accident. La NBA va
reprendre le cours normal de son histoire et se charger de remettre ce petit
shooteur gringalet dans le rang. Un peu plus tôt dans la saison, voici ce que
disait des Warriors Charles Barkley, ancienne gloire NBA des années 1990
devenu depuis analyste grande gueule, souvent outrancier mais leader
d’opinion : « Je n’aime pas les équipes qui se reposent sur le tir extérieur,
expliquait-il au San Francisco Chronicle. Je ne pense pas qu’il soit possible
d’avoir suffisamment de réussite aux tirs extérieurs pour gagner quatre
séries de playoffs de suite. Ça fait vingt-cinq ans que je dis ça, et pas
seulement aujourd’hui. Et puis à l’époque, on aurait cogné sur Steph
[Curry], qui est génial par ailleurs, on les aurait pilonnés dessous parce que
ce n’est pas une équipe très physique, on aurait dominé le rebond. »
Personne ne conteste que Curry et ses Warriors sont une très bonne
équipe. Simplement, le tampon d’équipe dominante leur est refusé.
L’identité de Golden State et surtout de son meneur ne cadre alors pas avec
le portrait-robot des grands de l’histoire NBA. Traditionnellement, ceux qui
dominent sont les géants (Bill Russell, Wilt Chamberlain, Shaquille O’Neal,
Tim Duncan), ou alors des athlètes exceptionnels (Michael Jordan, LeBron
James). Ensuite, au niveau de la philosophie de jeu, une forte défense reste
la voie principale pour l’accès au titre depuis la fin des années 1980
(Detroit, Chicago, San Antonio, Miami). Enfin, en matière de psychologie,
le sérieux et la méchanceté affichés par de nombreuses superstars
considérées comme des « tueurs » (Larry Bird, Jordan, Kobe Bryant) ont
également forgé un archétype solidement partagé de l’attitude qu’un
champion doit adopter. Forcément, lorsqu’un petit meneur peu athlétique
devient le fer de lance d’une attaque phénoménale avec le sourire aux
lèvres, son succès bouscule les conventions. Et un titre ne suffit pas pour
convaincre.
La saison 2015-2016 va enfoncer le clou de manière définitive. Le
meneur des Warriors est le premier joueur de l’histoire à être élu MVP de la
saison régulière à l’unanimité, avec des statistiques auxquelles seuls
Michael Jordan et Wilt Chamberlain ont pu rêver au cours de leur carrière.
Son équipe a également établi le record de victoires en saison régulière
(73), effaçant des tablettes la mythique formation des Bulls de 1995-1996.
L’arrivée, à l’été 2016, de Kevin Durant propulse les Warriors vers des
sommets jamais explorés. Le titre de 2017 vient couronner le cycle de
domination sur les trois dernières saisons presque sans équivalent dans
l’histoire de la NBA.
La pensée alors dominante en 2015 apparaît ridicule aujourd’hui en 2018.
Mais Stephen Curry a l’habitude d’être considéré de la sorte. Jamais au
cours de sa carrière on ne lui a déroulé le tapis rouge et ouvert grandes les
portes du château. Il lui a toujours fallu frapper plusieurs fois pour qu’on
daigne déverrouiller la poterne de service.
La plupart des grandes stars de l’histoire de la NBA étaient déjà
reconnues avant même de faire leurs premiers dribbles sur les parquets
professionnels. Jordan, Magic Johnson, Shaquille O’Neal étaient des stars
au lycée, désirés par les plus prestigieuses universités. LeBron James était
en une de Sports Illustrated à 16 ans, avec « L’élu » en titre sur toute la
largeur du magazine. Il n’est même pas passé par l’université, rejoignant
directement la NBA à 18 ans, comme Kevin Garnett ou Kobe Bryant.
Même les meilleurs joueurs non américains n’ayant jamais mis un pied en
NCAA, longtemps snobés par la ligue, ont réussi à faire parler d’eux et à
obtenir de bonnes positions à la draft, comme Pau Gasol (3e de la
draft 2001) ou le géant chinois Yao Ming (1er choix en 2002). Aux États-
Unis, ce qu’on appelle la hype est un sport médiatique national. Le talent de
gamins encore adolescents est monté en épingle, et nombreux sont ceux qui
ne résistent pas à la pression induite par la recherche impitoyable du
nouveau prodige.
Stephen Curry est à l’autre extrémité du spectre. À chaque nouvelle étape
de sa carrière, il a fallu prouver qu’il méritait sa place, gagner le respect,
faire taire les doutes. Une partie importante de la personnalité de Curry
vient du fait qu’il a été en permanence sous-estimé.
Enfin, ce n’est pas tout à fait vrai. Une fois, et seulement une fois, il a été
attendu comme le Messie. En quatrième au Queensway Christian College à
Etobicoke. Avant le premier entraînement, James Lackey, le coach prof
d’histoire de l’école, a hâte de voir ce dont est capable un fils de NBAer, un
gosse qui a respiré le basket depuis le berceau.
Pour l’anecdote, Marcus Thompson II, raconte dans son livre Golden,
The Miraculous Rise of Stephen Curry, comment, après cinq minutes
d’échauffement, l’entraîneur est allé voir son joueur pour lui demander :
« Tu peux m’apprendre quelques-uns des trucs que tu fais pour mon
entraînement de ce soir avec les seniors ? Il faisait des trucs à 12 ans que je
n’avais encore jamais vus. » Voilà le récit de la dernière fois où Curry a été
attendu et accueilli à bras ouverts. Il a fallu que ce soit au sein d’une équipe
de gamins « nuls », pour reprendre l’expression de son ancien coéquipier
Casey Field. Le reste de sa carrière, Stephen a affronté les regards
suspicieux et transformé les sceptiques en croyants à la force du poignet.
Les doutes peuvent facilement se résumer ainsi : trop petit, trop maigre,
trop lent. Pour la saison 2016-2017, le gabarit moyen d’un joueur NBA est
de 2,01 m et 101 kg. Stephen Curry mesure pour la NBA 1,91 m (mais les
Américains affichent souvent la taille de leurs joueurs avec leurs
chaussures !) pour 85 kilos environ. On a souvent tendance à dire du basket
qu’il s’agit d’un sport magnifique car tous les gabarits peuvent tirer leur
épingle du jeu. Il est logique que les institutions de la discipline « vendent »
ainsi leur sport, mais c’est faux pour le très haut niveau.
Un petit gabarit représente un handicap énorme dans la chance
d’accrocher une carrière pro. Au-delà de l’évidence, on ne mesure toutefois
pas toujours à quel point ce critère est discriminant. Et donc le mérite
immense des petits dans ce sport n’est pas toujours apprécié à sa juste
valeur. En 2013, le New York Times a compilé les chiffres suivants sur la
probabilité pour un citoyen des États-Unis de jouer en NBA, par rapport à
sa taille. Un Américain de 1,83 m ou moins possède une chance sur
1 200 000 de jouer dans la meilleure ligue du monde. Entre 1,83 m et
1,92 m, soit la tranche de Curry, une chance sur 100 000. Entre 1,93 m et
2,02 m, une chance sur 8 000. Entre 2,02 m et 2,12 m, une chance sur 200.
À 2,13 m et au-dessus, une chance sur 7. La progression est exponentielle.
Évidemment, Curry est un athlète. Son éthique de travail lui a construit
au fil des années un corps tonique, sec et endurant. Il possède également des
qualités naturelles hors du commun, qui ne sautent pas aux yeux de l’œil
profane. Mais dans le concert NBA, la ligue la plus athlétique du monde,
les petits modèles ultraperformants compensent au niveau physique leur
manque de taille et de masse par une rapidité (le Tony Parker des années
2000, John Wall), une explosivité (Derrick Rose avant sa blessure au
genou), une détente (Allen Iverson) ou une puissance (Nate Robinson,
Chris Paul) hors du commun. Russell Westbrook, phénomène extraterrestre,
cumule ces quatre qualités à un niveau hallucinant.
Stephen Curry est quant à lui tout juste dans la moyenne. Il est même
clairement en dessous au niveau de la force pure, de la solidité. Malgré son
travail, il reste un poids plume. Sa détente sans élan, mesurée à 75
centimètres en 2009, est un peu supérieure à la moyenne en NBA selon les
chiffres d’ESPN en 2010 (71 cm), mais tombe pile dans la moyenne pour
les meneurs de jeu (75 cm), toujours plus toniques que les mastodontes qui
peuplent les raquettes. Sa détente avec élan (90 cm) est là aussi dans la
moyenne. On est toutefois loin de Michael Jordan (122 cm avec élan) ou
même, pour rester sur un gabarit et un poste de jeu similaires à Curry,
d’Allen Iverson (104 cm). L’explosivité au sol, paramètre déterminant dans
la discipline, plus difficile à mesurer, fait appel en général aux mêmes
qualités musculaires que la détente. Là encore, Curry est au-dessus du
commun des mortels, mais seulement dans la moyenne pour la ligue
américaine.
De même, avec une envergure (1,92 m) presque égale à sa taille, ce qui
est la norme, le fils de Dell ne bénéficie pas de très grands bras. Or, une
grande envergure, comme celle de l’ailier de San Antonio Kawhi Leonard
(2,20 m pour une taille de 2,01 m), permet à un joueur d’impacter le terrain
comme s’il était bien plus grand. Il couvre, au rebond, en défense et même
sur le plan vertical, une dimension supérieure, souvent sans le déficit de
mobilité qu’affichent les très grands gabarits. Il s’agit depuis 2010 d’une
qualité très recherchée par la NBA. Encore un don naturel dont Curry n’a
pas bénéficié.
Depuis le début de ce chapitre, il n’est question que de physique. Le
basket n’est pourtant pas de l’athlétisme ! D’autres qualités – adresse,
technique, intelligence de jeu, mental, maturité – entrent en jeu dans
l’évaluation de la qualité d’un basketteur. C’est exact. Mais le basket
moderne de haut niveau a cette particularité qu’un gabarit et des qualités
physiques minimums sont nécessaires pour avoir la moindre chance
d’exprimer ses autres qualités. Notamment dans une ligue comme la NBA,
avec son terrain un peu plus large et ses règles défensives qui empêchent à
la défense de stationner longtemps dans la raquette. La conjonction de ces
deux facteurs fait que les duels en un-contre-un constituent une composante
très importante du jeu. Dans le basket international, la cohésion et le
dispositif collectif d’une équipe permettent de masquer les limites de
chaque joueur. En NBA, beaucoup moins.
La porte d’entrée pour la NBA est la draft. Une sorte de loterie où les
équipes choisissent chacune à leur tour parmi les meilleurs jeunes joueurs
disponibles. L’ordre de choix de la draft se fait en fonction des résultats de
la saison précédente, les équipes les moins performantes choisissant en
premier. La concurrence entre les franchises fait que l’âge moyen des
joueurs choisis a considérablement baissé avant que la ligue ne décrète un
âge minimum de 19 ans. Elle envisage d’ailleurs de supprimer cette limite.
À un si jeune âge, seuls les meilleurs, entre deux et dix individus environ
selon les promotions, sont véritablement prêts à jouer pour un impact
immédiat sur leur équipe. Les autres devront patienter entre une et trois
saisons supplémentaires avant de devenir de bons joueurs.
Pour la grande majorité, la logique qui préside à la draft est celle du
potentiel. Et, à cet égard, les qualités physiques naturelles se taillent la part
du lion. Pour une raison simple. Il est toujours possible d’apprendre à
shooter à un joueur de 2,13 m alors que le travail ne permettra jamais à un
excellent shooteur de passer de 1,90 m à 2,13 m. Il en va de même pour les
qualités de détente et d’explosivité qui sont principalement innées. Un
travail spécifique en musculation peut permettre de doubler ou tripler sa
force ou son endurance, par exemple. Les spécialistes considèrent qu’un
gain de 10 % de détente sèche est un maximum.
Cette course au bestiau de concours, au meilleur gène possible, ne
signifie pas pour autant, comme on l’entend parfois, que la NBA ne valorise
pas la technique individuelle ou le QI basket. Il s’agit d’un contresens
terrible. Simplement, le réservoir américain est très vaste. Le basket est un
sport majeur aux États-Unis et pratiquement tous les jeunes Américains
sportifs ont tâté de la grosse balle orange à un moment ou à un autre de leur
existence. Ensuite, le niveau de structuration de la pratique – équipements,
entraîneurs, culture du jeu – fait que le système américain a largement les
moyens de polir ses meilleures pépites. Enfin, la culture américaine du
travail des fondamentaux techniques – shoot, dribble – est telle que presque
tous les joueurs formés par le système américain, et ils sont nombreux,
disposent d’un bagage minimum de haut niveau.
Il est donc tout à fait logique que la draft focalise avant tout sur le
potentiel physique des joueurs. Après tout, la NBA est la seule ligue
professionnelle de tous les États-Unis et elle n’a besoin « que » de
400 joueurs. La situation est très différente en Europe, en France
notamment, avec trois divisions professionnelles et beaucoup de joueurs pro
ou semi-pro jusqu’en Nationale 2, par exemple. Les États-Unis ne se
préoccupent que de l’élite. Ce qui les intéresse, c’est de former quelques
centaines de joueurs exceptionnels. Le système serait sans doute différent
s’il fallait former plusieurs milliers de joueurs, mais aujourd’hui, les critères
imposés par la NBA se répercutent sur tout le système de formation et de
détection des jeunes joueurs. Les universités savent que, pour attirer les
meilleurs joueurs et être les plus compétitives possible, elles doivent
prouver leur capacité à envoyer des joueurs en NBA. Elles cherchent avant
tout les prospects ayant le plus de chances de rejoindre la grande ligue.
Donc les potentiels athlétiques.
Ce long détour explique pourquoi Stephen Curry n’a jamais suscité un
enthousiasme fou, ni au lycée, ni à la fac, ni à ses débuts en NBA.
Aujourd’hui, après un travail intense sur sa condition physique, le meneur
des Warriors a rejoint la moyenne pour son poste de jeu. Sans doute même
un peu au-dessus. S’il avait atteint ce gabarit à 15 ans, son parcours aurait
sans doute été différent, même s’il n’aurait jamais vraiment affolé les
recruteurs. Mais le chemin a été bien plus compliqué, en raison d’une
puberté et d’une croissance tardives : « En seconde, je mesurais moins de
1,67 m et pesais 59 kilos », expliquait Curry en 2007 au site de la Southern
Conference, à laquelle appartient son université de Davidson. Il était alors
en première année universitaire. « En première, je faisais 1,75 m et j’ai bien
poussé pour arriver à 1,83 m en terminale. Aujourd’hui [en première année
de fac], je fais 1,88 m. Mon père a grandi de cinq ou sept centimètres quand
il était à la fac. Donc je pense que je peux grandir encore un petit peu, peut-
être cinq centimètres. »
Les hormones produites à la puberté, la testostérone notamment, sont ce
qui permet au corps masculin de se muscler. Et jusqu’en 2008 et sa
deuxième année à Davidson University, Curry a toujours le corps d’un
préado. Ses coéquipiers le surnomment Baby Face, « Visage de bébé » en
français. Des traits ronds, imberbes, réguliers, délicats et un peu
androgynes, hérités de sa mère, qui tranchent radicalement avec les visages
d’homme de ses coéquipiers ou de ses adversaires.
Au lycée, c’est encore pire. Il faut dire que son Shonn Brown, son coach
dans l’équipe de West Charlotte High School, ne lui a pas rendu service au
moment de commander les tenues pour l’équipe. Il n’y avait pas de short ni
surtout de maillot à sa taille. La jeune brindille avait l’air de flotter dans une
toile de parachute. Il abandonne le numéro 30 porté par son père parce que
le débardeur floqué à ce numéro est de taille XL. Il se rabat sur le 20,
également trop grand pour lui, mais un peu plus ajusté quand même.
Il est facile de trouver des vidéos compilant ses exploits sous le maillot
des Knights (taper « Stephen Curry High School » dans un moteur de
recherche vidéo). Sa technique est déjà très impressionnante mais,
physiquement, le jeune Stephen n’a absolument aucune marge. Tout ce qu’il
réussit se joue à l’habileté, à la ruse. Il passe de justesse en permanence,
notamment ses premières années. Ses appuis manquent de dynamisme. Il
n’a pas de détente, ce qui est surprenant sachant qu’aujourd’hui son jump
est très correct. L’impression visuelle est très étrange. Il a déjà une
virtuosité digne d’un pro avec la vélocité d’un enfant.
Malgré ses exploits sur le terrain, les prétendants pour l’étape suivante ne
se bousculent pas. Au contraire. Stephen a l’ambition de jouer pour un des
prestigieux programmes universitaires de la conférence ACC qui accueille
notamment Duke, Caroline du Nord, Wake Forest et aussi Virginia Tech, la
fac où a joué son père Dell.
Mais aucune proposition de bourse n’arrive dans la boîte aux lettres. Les
basketteurs ne sont pas payés pour jouer au basket à l’université, mais les
coachs disposent par équipe d’un nombre limité (une petite dizaine) de
bourses qui couvrent l’intégralité des frais d’inscription qui se montent
parfois à 20 000 ou 30 000 dollars l’année. La question n’est pas
économique, mais les facs doivent bien choisir sur qui miser. Pour Curry, le
problème est plus sévère que ça. Certaines écoles, les plus prestigieuses, ne
veulent même pas de lui en tant que walk on, c’est-à-dire de sparring-
partner qui ne dispose pas d’une bourse et qui se bat pour grappiller la
dernière place sur le banc. Un étudiant lambda. C’est ainsi que Sami
Ameziane, plus connu aujourd’hui comme humoriste sous le pseudonyme
de Comte de Bouderbala, a pu intégrer l’équipe de UConn en 2004-2005. Il
était un joueur de niveau de Nationale 2 en France. Pas la voie royale.
« Quand les gens voyaient Stephen, ça ne passait pas, explique en 2015
son coach de lycée à Yahoo Sports. En terminale, il avait l’air d’avoir
14 ans. » Eric Bossi, un recruteur, a vu Curry en juin 2005, à la fin de sa
première, dans un camp regroupant les meilleurs lycéens à Richmond.
Pratiquement tous les coachs des meilleures universités étaient représentés.
Le scout se remémore l’impression laissée par Curry : « Il était
complètement dépassé », explique-t-il au site basketballrecruiting.com.
« On pouvait voir qu’il avait un grand sens du jeu et qu’il ne ratait jamais
quand il était ouvert. Mais son tir se déclenchait lentement, et il fallait qu’il
soit complètement ouvert pour pouvoir tirer. Il jouait très dur, c’était un bon
passeur, mais, au final, il n’a pas eu beaucoup d’opportunités de montrer ce
qu’il savait faire au cours de ce camp. Avec du recul, il était pratiquement
impossible de penser qu’il pourrait remporter deux trophées de MVP
consécutifs, des titres, réécrire l’histoire des records du tir à trois-points… »
Les analystes lui attribuent trois étoiles dans un système où les meilleurs
en obtiennent cinq. Les principaux sites qui recensent les meilleures recrues
potentielles ne le classent pas parmi les 100 ou 150 meilleurs joueurs du
pays. Sur la liste des meilleurs meneurs de sa classe d’âge, il est 36e.
Dès le début de sa dernière année au lycée, Stephen fait savoir qu’il rêve
de jouer pour Virginia Tech, l’institution où a joué son père et où son
numéro 30 est suspendu en hommage aux cintres du gymnase. Une fac à
trente minutes de l’endroit où a grandi sa mère Sonya. Mais la belle histoire
n’aura pas lieu. Le programme, qui n’est pourtant pas un bastion référencé,
ne propose pas de bourse au fil de Dell. La raison ? « Ils ont été très clairs
avec moi : tu dois grandir, grossir et devenir plus solide, se rappelle Stephen
Curry en 2007 pour le site Southern Conference. Pourtant, je grandis encore
et je voulais qu’ils prennent un pari avec moi, qu’ils pensent que j’allais
m’étoffer avec eux. Mais ils ne voulaient pas attendre. Ça ne fonctionnait
pas pour moi. »
V Tech aurait alors proposé à Curry d’intégrer l’équipe en tant que walk
on. Pire, le coach lui a également conseillé pour la première saison un statut
de red shirt qui permet au joueur de s’entraîner avec l’équipe, mais pas de
disputer les matchs officiels. En retour, ce statut permet à l’étudiant de
rester cinq ans au lieu des quatre années réglementaires à la fac. Un an en
couveuse, puis une bourse de quatre ans. « Il a été très respectueux, mais
dès qu’il a entendu le terme red shirt, il s’est fermé, se rappelle Shonn
Brown. Je savais qu’il n’attendrait pas. » Stephen n’était pas seulement
pressé. Il ne voulait pas d’une étiquette infamante de walk on ou de red
shirt. Le coach d’alors des Hokies de V Tech, Seth Greenberg, doit
probablement aujourd’hui s’en mordre les doigts.
Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Au milieu de cette vague
de dédain, un entraîneur a eu le nez fin. Bob McKillop, coach de l’équipe
de basket de Davidson University, une petite institution de première
division universitaire à 30 kilomètres de Charlotte, connaît parfaitement
Stephen. Son fils Matt a joué au base-ball avec lui – ils joueront au basket à
Davidson ensemble sous les ordres du père – à l’âge de 10 ans. Ils ont
gagné ensemble le titre de l’État. Bob a immédiatement été séduit par le
personnage, son envie, son état d’esprit. Il a ensuite suivi de près sa
trajectoire au lycée.
McKillop a commencé à considérer Curry avec l’œil du recruteur alors
que Stephen n’était encore qu’en troisième. L’année suivante, dès 2003,
alors que le petit prodige des Knights entre en seconde, la fac de Davidson,
dont le programme de basket a bien progressé au sein de la Southern
Conference depuis l’arrivée de son coach en 1989, commence une
campagne de séduction poussée. McKillop n’est pas tant séduit par ce qu’il
voit que par ce qu’il entrevoit. Il a la foi : « Je n’ai jamais considéré qu’il
avait un déficit au niveau physique. Dès la première fois où je l’ai vu sur un
terrain, j’ai pensé qu’il allait devenir une star », explique-t-il à Yahoo en
2015.
En suivant la progression du jeune Stephen match après match,
l’entraîneur décèle l’envie de travail, l’appétit féroce du petit arrière. Et
constate que si sa croissance est lente et tardive, ses progrès sont rapides et
continus : « Il progressait constamment. Et il en voulait toujours plus. »
Pendant un temps, Curry poursuit son rêve d’intégrer une des grandes
écoles de la conférence ACC (Atlantic Coast Conference). Puis, une fois les
déconvenues digérées, il se rabat finalement sur la proposition de Davidson.
Il signe en novembre 2005 : « Coach McKillop a réalisé un travail
incroyable pour le recruter, confie Shonn Brown, l’entraîneur de lycée de
Curry. Il lui a dit dès sa première visite du campus : “On va construire
autour de toi.” »
Trois semaines après la rentrée de 2006, McKillop est sûr de son coup.
Lors d’un déjeuner, il déclare à des collègues : « Attendez de voir Stephen
Curry ! » Après quelques entraînements, le coach expérimenté est
époustouflé par le niveau technique de son joueur, sa coordination œil-
main, sa perspicacité, son esprit de compétition : « Il a toutes les qualités
techniques et émotionnelles. » Alors que les autres coachs ne voyaient que
ses lacunes physiques, McKillop a su déceler les formidables forces de
Curry. Les trois années suivantes n’allaient pas le décevoir.
S’il n’est pas rare qu’un joueur issu d’une petite fac réussisse en NBA, le
parcours de Curry reste malgré tout unique. Quand on regarde de près la
liste des MVP NBA depuis bientôt cinquante ans, presque tous les lauréats
sont passés par de grosses universités reconnues pour leur programme de
basket. Considérons les exceptions. Moses Malone, LeBron James, Kevin
Garnett, Kobe Bryant sont directement passés du lycée à la NBA. Mais des
dizaines de coachs de grandes institutions auraient vendu leur âme pour les
signer. Dirk Nowitzki, arrivé directement d’Allemagne à 19 ans, est dans le
même cas. Après sa prestation au Nike Hoop Summit de 1998 (33 pts, 14
rbds, 3 ints), il aurait pu signer dans n’importe quelle université.
Il ne reste donc que cinq MVP avec un parcours atypique. David
Robinson n’a commencé le basket qu’en terminale en raison d’une poussée
de croissance tardive. Il a choisi de rejoindre la Navy avant de comprendre
qu’il avait les moyens de devenir basketteur professionnel. Karl Malone
n’avait pas le niveau scolaire pour aller à la fac. Willis Reed a grandi en
Louisiane, à une époque où les grandes écoles du Sud ne recrutaient pas de
joueurs noirs. Enfin, Steve Nash est canadien et, dans les années 1990, les
meilleures facs ne se tournaient pas vers les joueurs de ce pays. À part
Curry, le seul MVP de NBA qui n’ait pas appartenu au basket universitaire
d’élite est Julius Erving.
Tout ça pour dire que si des joueurs passent toujours entre les mailles des
filets des recruteurs de NCAA en raison de progressions tardives, il n’arrive
jamais qu’un talent de ce niveau ne soit pas détecté. C’est pourtant l’histoire
de Curry.
En 2009, après une carrière universitaire brillante de trois saisons à
Davidson, il apparaît évident que la suite pour Stephen se joue à la NBA.
Le gamin, qui n’était pas assez bon mériter une bourse à Virginia Tech, va
être pris au premier tour en 2009, alors qu’aucun des arrières qui lui ont
barré la route chez les Hokies n’enfilera jamais un débardeur NBA. Une
étape est franchie, mais le même débat reprend de plus belle sur ses chances
de réussir à l’échelon supérieur. Cette fois, les avis sont malgré tout moins
sévères. Alors qu’une majorité écrasante d’observateurs pensait qu’il ne
pourrait jamais évoluer au plus haut niveau universitaire, trois ans plus tard,
les discussions sont moins pessimistes. Curry sera drafté, il aura une
carrière en NBA, mais les doutes demeurent.
Tout d’abord, de nombreux scouts, coachs et general managers
continuent de penser que, physiquement, Curry n’est pas au niveau NBA. Il
s’est remplumé à Davidson, il a pris quelques centimètres sous la toise et en
détente, mais il reste un poids très léger. Son manque d’explosivité, de
vitesse pure et de puissance constitue des faiblesses. Ce déficit physique
pose notamment la question de son efficacité défensive. Trop lent pour
défendre sur les meneurs supersoniques, trop petit et léger pour tenir face
aux deuxièmes arrières athlétiques qui sont légion en NBA. La grande
question est la suivante : sur qui peut-il défendre ?
En attaque, il a parfaitement digéré la densité athlétique en NCAA et il
est parvenu à exprimer tout son talent. Mais le pourra-t-il à nouveau, cette
fois face aux meilleurs athlètes du monde ? La culture américaine connaît
par cœur la liste des grands attaquants au niveau universitaire qui, en raison
de qualités physiques moyennes, n’ont jamais réussi au niveau
professionnel, de Danny Ferry à Jimmer Fredette en passant par Pervis
Ellison, Mateen Cleaves, Todd Fuller ou Adam Morrison.
Autre problème. Le poste de jeu du Wildcat n’est pas clairement
identifié. Il faut dire que Curry n’entre dans aucune case. Depuis son plus
jeune âge, ses coachs ont eu tendance à le faire jouer au poste d’arrière,
désigné shooting guard (l’arrière qui shoote), par opposition au point guard
(l’arrière qui indique). Historiquement, le meneur organise le jeu et l’arrière
est le spécialiste du tir extérieur. Devant le talent de joueurs toujours plus
complets, ces catégories ont tendance à disparaître, surtout depuis 2012 et le
jeu sans position proposé par le Miami Heat. Mais en 2009, on doute qu’un
joueur dont l’arme principale est le tir et qui dégaine avec une facilité
déconcertante puisse être un véritable meneur. L’idée reçue est qu’un
shooteur est un égoïste alors qu’un meneur doit être altruiste.
Pour la NBA, Curry a le corps et les habiletés techniques d’un meneur,
mais le jeu d’un arrière. Il faut dire aussi que Stephen n’occupe le poste
officiellement que depuis un an. Lors de sa troisième saison à Davidson, il
est titulaire à la mène pour la première fois, sans relâcher une seconde la
gâchette (28,6 pts de moyenne en 2008-2009, meilleur marqueur du pays).
Lors de ses deux premières campagnes, le poste était celui de Jason
Richards, meilleur passeur NCAA en 2007-2008. Leur association était
clairement ce qui fonctionnait le mieux pour l’équipe.
Les qualités de passeur et de dribbleur de Curry ne sont pas mises en
cause, mais on questionne son état d’esprit pour le poste : l’envie de faire
briller l’autre d’abord, de penser au collectif, d’être un patron, d’être le
relais du coach. Sa personnalité est également mise en doute. Curry n’est
pas un aboyeur, il n’est pas très vocal et il arbore encore un visage de
gamin. Pourra-t-il devenir le boss dans un groupe d’hommes millionnaires
et d’ego surdimensionnés ?
Au final, le diagnostic largement partagé sur son cas par les analystes et
les commentateurs établit que Curry a le parfait profil pour devenir un
sixième ou septième homme, le premier remplaçant de l’équipe sur les
postes arrière. Une sorte de booster offensif capable de débloquer des
situations offensives par son tir. Sa polyvalence à occuper les deux postes
deviendrait alors une force, lui permettant d’entrer au pied levé sur les deux
positions. Ce statut permettrait aussi à son coach de le ramener très vite sur
le banc s’il n’est pas dans un bon jour. Le sort de l’équipe ne reposerait pas
sur ses épaules.
Trois franchises ont toutefois une opinion tout à fait différente de Curry.
Tout d’abord, Phoenix, la franchise de Steve Nash, double MVP de la
saison régulière en 2005 et 2006, adore le kid de Davidson, en qui elle voit
un possible héritier à son meneur génial mais vieillissant. Le manager
général des Suns est alors un certain Steve Kerr, futur coach de Curry à
Golden State à partir de 2014. Kerr aime déjà beaucoup le meneur de
Davidson, mais la franchise de l’Arizona ne possède que le quatorzième
choix au premier tour et doute que le meneur soit encore disponible à ce
moment-là. Les Suns cherchent un choix plus haut dans la liste. Ils
envisagent un temps d’échanger leur joueur Amar’e Stoudemire contre le
septième choix de Golden State. Les Warriors réserveront leur réponse
jusqu’au dernier moment. Avant de décliner.
New York aime également Curry. Les Knicks cherchent un produit
excitant pour ses fans exigeants et des médias omniprésents. La franchise
dispose du huitième choix et y croit dur comme fer. D’autant plus que le
principal intéressé, Stephen, ainsi que son père et son agent Jeff Austin sont
très favorables à ce scénario. Curry n’a pas peur de l’exposition et, lui qui a
tant souffert d’être snobé par les grandes écoles, ne rêve que de jouer sur les
planches du mythique Madison Square Garden. Son agent décide donc de
refuser l’essai que demandait Memphis, franchise détentrice du deuxième
choix. Lors d’une réunion avec le general manager de Golden State Larry
Riley, Jeff Austin lui demande expressément de ne pas prendre son
poulain : « Je lui ai dit : “Larry, je t’aime beaucoup et j’ai beaucoup de
respect pour toi, mais ne prends pas Steph”, rappelle l’agent de Curry pour
Yahoo en mai 2015. “Ce n’est pas le bon endroit pour lui. Nous voulons
qu’il aille à New York”. » Aux côtés de Jeff Austin, Dell Curry est présent
et celui-ci n’est pas très chaleureux avec le représentant des Warriors.
Sauf que la troisième franchise qui aime vraiment le shooteur de
Davidson, ce sont justement les Warriors de Golden State. Le GM Larry
Riley déclare avant la draft que Curry est le deuxième meilleur joueur
derrière Blake Griffin et que, s’il avait le second choix, il le prendrait sans
hésiter. Six ans plus tard, lors de la cérémonie de remise du trophée de
MVP de la saison régulière 2014-2015 à Curry, Riley, qui n’est plus le GM
de la franchise, est invité. « Pour moi, il était le deuxième meilleur joueur
de cette draft, plaisante-t-il. Je sais maintenant que j’avais tort. Il était le
meilleur. »
Riley est tombé sous le charme de Curry lors de sa formidable explosion
lors du tournoi NCAA en 2008. Ça n’a rien d’original. En revanche, il est
retourné voir le Wildcat la saison suivante pour observer non seulement sa
transition sur le poste de meneur, mais aussi des points très précis de son
jeu lors d’une rencontre contre Purdue, une équipe réputée pour sa défense
physique. Ce soir-là, Stephen n’a pas eu la main chaude (5/26 aux tirs 2/12
à trois-points et six balles perdues dans la défaite). Pourtant, Riley en est
ressorti convaincu : « Tout le monde disait qu’il n’était pas assez dur, qu’il
n’était pas un meneur, explique le general manager. Purdue lui a cassé la
gueule, a fait de grosses fautes sur lui toute la soirée. Lui, il a continué à
jouer, à distribuer le ballon, passes longues, passes courtes. Tout le monde
sait qu’il peut shooter. Mais il savait faire d’autres choses. J’ai été conquis
très tôt. »
Riley rentre d’Indianapolis avec la conviction que Curry pourra tenir le
choc physique en NBA et qu’il pourra jouer meneur. Il vend l’affaire au
coach, Don Nelson, connu pour avoir lancé la carrière de Steve Nash à
Dallas. « Nelly » est également un entraîneur attiré par les joueurs et les
dispositifs non conventionnels. Il achète. Curry est numéro 2 sur la liste des
Warriors. Reste à savoir s’il sera disponible à la septième place.
Blake Griffin est logiquement pris en première position. Suit Hasheem
Thabeet, le géant tanzanien de 2,20 m, qui sera une immense déception.
James Harden est choisi en 3 par Oklahoma City, comme attendu. Ensuite,
fait rare, quatre meneurs de jeu vont se succéder. Tyreke Evans est pris en 4
par Sacramento. En raison de la blessure de Griffin, il sera élu rookie de
l’année 2010. Son grand gabarit a séduit. Ensuite, Minnesota dispose de
deux choix, ce qui est déjà assez rare aussi haut dans le processus de la
loterie. En 5, les Wolves jettent ainsi leur dévolu sur Ricky Rubio, le
meneur passeur et défenseur, prodigieusement précoce avec la sélection
espagnole – il était, en 2008, le plus jeune joueur de l’histoire à jouer une
finale olympique (17 ans). Et en sixième position, ils prennent Jonny Flynn,
une petite boule de muscles.
Evans et Rubio ont connu jusqu’à présent une carrière très honorable en
NBA. Mais sans plus. Flynn est en revanche une véritable déception. Après
une première saison correcte, il plonge et quitte définitivement la NBA en
2012. Avec du recul, Curry est évidemment le meilleur joueur du lot. Mais à
l’époque, il était inconcevable qu’il puisse s’immiscer dans les quatre
premières places de la draft. En revanche, l’histoire retiendra que
Minnesota a choisi deux meneurs dans les tout premiers choix de la
draft 2009, mais a raté Stephen Curry.
Chapitre 5

Enfant de chœur ou tueur en série ?

31 mars 2015. Golden State se déplace sur le parquet des Clippers de Los
Angeles. À l’époque, l’équipe de Chris Paul, Blake Griffin et DeAndre
Jordan, coachée par Doc Rivers, a la prétention de jouer le titre. De
remplacer les Spurs au sommet de la conférence Ouest. Après tout, en dépit
de ses échecs répétés en playoffs, Paul est toujours considéré comme le
meilleur meneur du monde (All-NBA First Team 2012, 2013, 2014). Lors
du derby californien du premier tour des playoffs 2014 particulièrement
disputé entre « l’autre équipe de LA » et les Warriors d’Oakland, ce sont les
Clippers qui se sont imposés au Game 7. Début 2015, une rivalité féroce
existe entre les deux formations. Par la suite, cet antagonisme va
complètement se dégonfler, tant la domination de Golden State sera sans
appel. Mais au moment de ce match, Stephen Curry, en route vers son
premier titre de MVP, est encore officiellement le challenger.
Vers la fin du deuxième quart-temps, les Warriors sont menés 48-39 après
un début de match timide. Stephen Curry remonte le terrain balle en main.
Il bénéficie d’un écran d’Andrew Bogut à dix mètres face au cercle. Le
meneur plonge alors vers le cercle, mais l’énorme DeAndre Jordan est là en
aide et l’empêche de marquer. Chris Paul, excellent défenseur, suit de près
derrière et reprend la garde de Curry à la suite de son pivot quand
l’attaquant quitte la raquette vers la gauche. Le Warrior feinte alors un
retour vers la ligne de fond par un dribble dans le dos. Paul mord
complètement à la feinte, tente de s’interposer, mais Curry enchaîne par un
nouveau dribble croisé dans le dos d’une rapidité fulgurante. Ce deuxième
pas de danse est fatal au défenseur désarçonné. Le meneur des Clippers
perd son appui et glisse au sol. Paul se retrouve les fesses à terre. Un
moment particulièrement rare pour ce défenseur d’élite, roi de
l’anticipation, doté d’appuis de chat et d’un centre de gravité très bas. En
général, grâce à sa vélocité et à sa technique, c’est lui qui fait subir ce genre
de sort à ses vis-à-vis.
Sur tous les playgrounds du monde, faire tomber son défenseur sur le
fameux ankle breaker crossover, le dribble croisé qui casse les chevilles, est
le must de l’humiliation. Une exclamation de surprise descend d’ailleurs
des travées du Staples Center de Los Angeles. L’action est tellement rapide,
fluide et dramatique que la vocifération du public prend en volume. Les
Clippers ne sont pas connus pour avoir des fans très fidèles. Curry
comprend que son adversaire est au sol et en profite pour porter le coup de
grâce. Il se resitue d’un dernier dribble bas, plante ses appuis, monte, lâche
un tir comme on caresse la joue d’un nouveau-né. Le tir soyeux ne touche
que le filet. Le public crie sa joie, le banc des Warriors, à quelques mètres
derrière l’action, exulte. Les coéquipiers de Curry en rajoutent des tonnes.
Le contraste est saisissant avec le visage particulièrement impassible du
meneur des Warriors. Il revient en défense, pas un sourire sur le visage, pas
le moindre signe. Un joueur de poker.
Cette action en rappelle une autre, également iconique. Elle symbolise la
lutte qui a longtemps opposé, dans la conférence Est des années 1990, les
Knicks de Patrick Ewing et les Bulls de Michael Jordan. Lors des playoffs
de 1991, Sa Majesté, défendue par un de ses plus féroces chiens de garde,
John Starks, l’arrière de New York, tente d’attaquer la ligne de fond côté
gauche. L’intérieur Charles Oakley, format de frigo américain XXL, vient
alors en aide et coupe l’accès au panier. Jordan dribble une fois pour faire
machine arrière puis pivote immédiatement, dépasse sur la ligne de fond
Oakley et Starks totalement mystifiés par la feinte, et grimpe à l’assaut de
Patrick Ewing. Le pivot de 2,13 m se déplie et saute pour protéger son
cercle. L’action se conclut par un des dunks les plus retentissants de la
carrière de Jordan au-dessus du géant, avec la faute en prime. En revenant
au sol, Jordan plonge de longues secondes son regard féroce dans celui
d’Ewing.
Le meilleur joueur de tous les temps était un compétiteur d’une férocité
hors norme. Et tout son être trahissait le fauve à l’intérieur, l’instinct de
tueur, le besoin de domination, de marquer son territoire. Le langage
corporel de Jordan, sa démarche, les pieds légèrement vers l’intérieur, son
physique de guépard, l’œil du tigre, tout rappelait le prédateur au sommet
de la chaîne alimentaire.
Tous les grands « tueurs » de l’histoire du basket ont affiché ou affichent
encore un comportement qui transpire une agressivité certaine. Kobe Bryant
a copié Jordan tel un imitateur. À un point où la pathologie le disputait au
génie. Larry Bird, l’ancien éboueur, déversait sur ses adversaires des
monceaux de propos orduriers, le fameux trash talking. Shaquille O’Neal
déployait de telles démonstrations de forces brutes que ses adversaires
cédaient à la peur primale imprimée par leur cerveau reptilien et
dégageaient bien souvent de son passage. LeBron James n’hésite jamais à
gonfler les biceps après une action où sa puissance a laissé la défense
impuissante.
Stephen Curry est fait d’un autre bois. Le visage de gamin. Le physique
banal. Les bonnes manières. L’humilité. La politesse. La foi en Jésus. La
tête sur les épaules. Le fils de millionnaire. La joie pour moteur. Le sourire.
Ceux qui détestent Curry cherchent, derrière cette façade de gendre parfait,
à déceler l’imposture, l’hypocrisie. Ceux qui le connaissent bien affirment
que cette image correspond à ce qu’il est vraiment. En partie. En effet, ceux
qui le côtoient sur un terrain de basket – avec ou contre lui – ont désormais
compris que Curry abrite également une autre personnalité. Un monstre de
compétitivité. Sous l’ange, un démon.
L’action où Curry a mis Chris Paul plus bas que terre a fait le tour de la
planète et marqué symboliquement la fin de la rivalité entre les deux
joueurs, le Warrior prenant pour de bon l’avantage sur CP3 et tous les autres
meneurs du monde. « Je savais qu’il était derrière moi et j’ai pensé que je
pourrais aller au cercle en étant un peu créatif, explique le Warrior après le
match. Dès que je l’ai vu au sol, j’ai su qu’il fallait que je shoote. Dans ce
genre de moments cool, on ressent un petit rush d’adrénaline. J’ai eu de la
chance, le tir est tombé dedans, je n’ai pas vu la réaction du banc, mais on
m’a dit que tout le monde était devenu dingue. »
Stephen ne fait jamais de vagues sur un podium de conférence de presse
ou lorsque les micros se tendent vers lui. Il n’est pas Mohammed Ali, ni
même son coéquipier Draymond Green, qui aime les joutes verbales par
médias interposés. Il ne manque pas de respect à Chris Paul, il parle de sa
chance, minimise l’action. Une phrase attire toutefois notre attention : « Dès
que je l’ai vu au sol, j’ai su qu’il fallait que je shoote. » Sur le moment, il ne
s’agissait pas forcément de la meilleure option de jeu, mais Curry voulait
achever Paul. Au moins de façon allégorique. Au XIVe siècle, les chevaliers
en armure utilisaient une dague à lame large de section plate pour achever
leurs adversaires salement blessés au champ de bataille. Pour abréger leurs
souffrances. On appelait cette arme la « miséricorde ».
Cette action face à Paul est survenue au milieu d’un rapproché des
Warriors, largués au départ de la séquence à 17 longueurs. Le tir de Curry
ramène les siens à 41-48. L’énergie déclenchée par cet exploit va, dans la
foulée, propulser les Warriors en tête. Les Clippers ne s’en remettront
jamais vraiment. Les banderilles du numéro 30 de Golden State ne sont pas
toujours aussi spectaculaires, mais elles cherchent toujours à faire mal.
« Quand on est sur une bonne série comme ça au cours d’un match, Stephen
est un lanceur de couteaux et j’adore ça, expliquait son coéquipier Shaun
Livingston au San Bernadino Sun en 2015. On court en attaque, mais il ne
cherche pas à donner la balle. Il cherche une ouverture à trois-points. Et ces
tirs, ce sont des coups de marteau, ils vous cassent le dos. Le genre de tir
après lequel le coach en face est obligé de prendre un temps mort. Il
cherche à vous casser les vertèbres, à détruire tout espoir. »
Ce discours tranche tellement avec l’image que dégage Curry au
quotidien, sur et en dehors du terrain, que l’intéressé se retrouve à devoir
expliquer l’esprit de compétition qui l’habite, pour le rendre plus concret.
Comme s’il devait convaincre son auditoire, réduire l’écart entre son image
et son jeu de tueur : « Je n’ai pas besoin d’apparaître renfrogné ou d’injurier
les gens », faisait-il remarquer au San Francisco Chronicle en
novembre 2015, en réponse à une question portant sur une comparaison
avec l’attitude affichée par Michael Jordan et Kobe Bryant. « Mais le même
feu brûle en moi. Simplement, il s’exprime d’une façon différente. J’ai
horreur de perdre. Mais je l’exprime à ma façon. Je ne les [Michael Jordan
et Kobe Bryant] ai jamais entendus avoir à expliquer ce qu’était leur
instinct de tueur. Tout ce que je sais, c’est que quand je suis sur le terrain,
j’essaye de gagner le match et de dominer mon vis-à-vis tous les soirs. Quel
qu’en soit le prix. Je suis très compétitif. Je ne sais pas vraiment comment
ça se perçoit de l’extérieur. Tout le monde connaît le style de Kobe – hurler
sur ses coéquipiers, s’isoler parfois. Il existe différentes façons de faire.
J’aime m’amuser sur un terrain, sourire, rigoler mais être sérieux. Je suis un
mixte de toutes ces émotions. »
Interrogé au cours d’une interview vidéo par ESPN en 2015, Kobe
Bryant, surnommé The Black Mamba en raison de sa capacité à tuer ses
proies, disait la chose suivante à propos du meneur des Warriors : « Je
perçois du calme chez lui. Beaucoup de calme. C’est très difficile pour les
fans de vraiment comprendre ce que je dis parce que la plupart des joueurs
ne le comprennent pas non plus. Il dégage un calme très sérieux,
particulièrement mortel. Il ne connaît pas de hauts, pas de bas. Il ne
contemple pas ce qui vient de se passer, il ne se soucie pas non plus de ce
qui va arriver. Il est présent. Tout simplement. Et quand un joueur a les
capacités, qu’il s’est entraîné pour être capable de shooter, de dribbler à
droite, à gauche, et qu’il est capable d’un tel calme, d’un tel contrôle, alors
vous avez sur les bras un très gros problème. Voilà ce que je vois quand je
le regarde jouer. » Un an plus tard, juste avant la finale 2016, la légende des
Lakers renchérit : « Steph et Klay [Thompson] ont l’air de garçons très
calmes, très gentils. Mais ce sont des tueurs de sang-froid. Leur instinct de
tueur est très puissant. »
Stephen abrite une personnalité complexe. « Curry est une contradiction
vivante, analysait Cory Collins en 2015 pour Sporting News. L’assassin au
visage de poupon, le scoreur altruiste, le compétiteur humble. Le joueur qui
éclate sur le tard, mais qui a trouvé le moyen de grandir plus vite que son
corps. » La liste pourrait être plus longue encore. Un dur à cuire avec un jeu
de ballerine. Un meneur qui shoote en première intention…
Curry n’est pas le prototype classique du joueur ultra-dominateur en
NBA. Cette prétention aurait dû lui être interdite en raison de son physique.
Du coup, le cerveau humain voudrait se rassurer en découvrant que le
joueur est une teigne, un personnage asocial rongé en permanence par le
démon de la compétition. Une sorte d’autiste détruit par son don
exceptionnel. On voudrait faire du meneur de Golden State un nouveau
Faust qui aurait signé un pacte avec le diable. En échange de son talent
insolent, il aurait sacrifié tout le reste, morale, éthique, relations sociales. Le
prix pour le succès serait alors une vie en dehors du terrain ressemblant à un
champ de ruines fumantes.
Il n’en est rien. Avant le lycée, du côté de Toronto et du Queensway
College, son coach le décrit comme un gamin calme qui ne dit pas grand-
chose. Et même après son exploit où il retourne la finale à lui seul en fin de
match, pas d’explosion d’ego. Pas de démonstration excessive : « Les gens
parlent beaucoup de son jeu, mais ce qui m’apparaissait le plus remarquable
à l’époque, c’est qu’il était vraiment un type humble, les pieds sur terre,
confie Casey Field, un ancien coéquipier de l’époque, au Toronto Star en
2015. Il n’avait vraiment pas la grosse tête alors qu’il était clairement le
meilleur joueur de l’Ontario à l’époque. Il était, et je suis sûr qu’il est
toujours, un type excellent. »
Curry est unique en raison de deux qualités d’ordinaire opposées et
irréductibles. Tout d’abord, par la pression qu’il est capable d’assumer
seul au niveau des responsabilités offensives, du volume de tirs, des actions
décisives, des renversements de situation qui ont jalonné son parcours et
sont devenus des signatures de sa personnalité. Mais aussi par sa capacité à
rester dans un collectif, son envie de partage, à faire attention à ses
coéquipiers, à ses coachs, à ne pas forcément chercher la lumière et à
revendiquer à tout prix la gloire pour lui seul. D’ordinaire, le héros qui a la
colonne vertébrale pour assumer ce rôle a également tendance à bomber le
torse et à se couper des autres en dessous de lui. Kobe Bryant en est
l’archétype caricatural. LeBron James, en revanche, doit se faire une
violence extrême pour assumer le premier rôle. En dépit de ses qualités
naturelles extraordinaires, James a toujours cherché le partage au sein d’une
équipe et ne prend ses responsabilités qu’à contrecœur et dos au mur. On le
lui a d’ailleurs beaucoup reproché. Parfois, il a renoncé, tout simplement,
déclenchant les foudres de la critique.
Curry est un étrange mélange. Il n’est pas entre les deux. Il est les deux à
la fois, intensément, à chaque extrême. L’anecdote suivante remonte au
lycée. Elle est relatée dans Sporting News en 2015. Il fut un temps où le
meilleur shooteur de l’histoire refusait de dégainer trop souvent. Son
entraîneur, Shonn Brown, et ses assistants provoquent une réunion avec le
petit Stephen, alors en première : « Il faut que tu prennes plus de tirs »,
commande Brown. Stephen exprime sa crainte : « Je ne veux pas que les
gars pensent que je suis égoïste. » L’entraîneur se ravise et reprend :
« Laisse-moi te dire ça autrement : pour qu’on soit meilleurs et qu’on gagne
plus de matchs, il faut que tu prennes plus de tirs. » Pour le coach, cette
discussion en dit long sur son état d’esprit : « Depuis le début, il ne pense
pas qu’à lui. Il attache de l’importance à ce que ses coéquipiers pensent de
lui. Et ça fait de lui un meilleur joueur. »
Cela fait aussi de lui un leader naturel. Curry n’est pas un aboyeur de
terrain. C’est un leader par l’exemple. Bob McKillop explique que Stephen
est devenu leader de son groupe au moment où il a posé un pied sur le
campus à Davidson. En dépit d’un duvet de moustache pratiquement
inexistant et d’une largeur d’épaules de préado. « Steph est un
personnage », explique Lamar Hull à Sporting News en 2016. Hull était un
senior (quatrième année de fac) quand Curry a débarqué. Il était celui qui
avait la charge de défendre sur lui à l’entraînement pour faire progresser le
gamin. Il ont passé un nombre d’heures incroyables ensemble en une
saison. « Il a beaucoup de personnalité et il est également très humble.
Surtout, il a une éthique de travail incroyable. » « Trouvez-moi un athlète
pro aujourd’hui qui présente un équilibre pareil, entre humilité et confiance
en soi, confirme Bob McKillop. Je serais surpris que vous y parveniez. »
Cette personnalité est le fruit de son éducation. À ce titre, Stephen est
vraiment plus le fils de sa mère que de son père. La vraie tueuse du couple,
la dure à cuire, dissimulée derrière un sourire enjôleur et dans l’ombre de
son mari grand shooteur de NBA, c’est Sonya. La force, l’opiniâtreté, la
discipline aussi. Au quotidien, quand Dell est sur la route huit mois de
l’année, c’est elle qui met du plomb dans la tête de ses trois enfants. Qui
rappelle que la famille et la religion sont les choses les plus importantes au
monde. Que le basket ne vient qu’après.
Si les valeurs transmises par le couple Curry sont très traditionnelles,
elles ne sont pas conservatrices pour autant. Les parents de Stephen, grâce à
la carrière de Dell, ont beaucoup d’argent. Mais tous deux ont grandi dans
des familles modestes, ce ne sont pas des bourgeois. De plus, il existe chez
les Curry une curiosité, une ouverture sur le monde. L’enseignement de la
philosophie Montessori est porté par Sonya elle-même, qui assure la
scolarité de ses enfants dans une institution familiale. Quand on balaye les
préceptes de cette éducation, énoncés par une institutrice italienne au début
du XXe siècle, comment ne pas y voir un lien avec le jeu développé par Curry
sur un terrain ? « L’enfant n’est pas un vase que l’on remplit, mais une
source qu’on laisse jaillir. » La liberté, le respect du rythme de chacun,
l’autodiscipline sont autant de concepts fondateurs de l’homme, mais aussi
du joueur.
La religion et surtout la façon que Stephen a de vivre sa foi viennent
également de sa mère. Avant son premier entraînement à Davidson, le jeune
Stephen est particulièrement nerveux. Sa mère, qui l’avait privé de son
premier match au collège parce qu’il avait refusé de faire la vaisselle la
veille au soir, lui envoie un SMS : « Garde la foi et travaille dur », lui écrit-
elle. « Elle avait aussi ajouté son passage préféré de la Bible, Romains 8:28
[“Nous savons en outre que Dieu fait concourir toutes choses au bien de
ceux qui l’aiment, de ceux qui ont été appelés conformément au plan
divin”], confie Stephen au Charlotte Observer en 2015. C’était pour me
motiver et m’encourager. Comme je commençais une nouvelle aventure,
elle m’a aussi incité à trouver un nouveau passage de la Bible auquel je
pourrais me raccrocher. Pour moi, c’est Philippiens 4:13 [“Je peux tout faire
à travers lui et la force qu’il me donne”]. J’écris ces deux phrases à
l’intérieur des baskets que je porte à chaque match. »
En fait, Stephen n’écrit pas la totalité des vers mais que le début. Ainsi,
« I can do all things… », qu’on peut traduire par « Je peux tout faire »,
devient à Davidson un véritable slogan dont les fans de l’équipe de basket
font des posters et des pancartes. Ce qui ne fait rien pour apaiser le débat
entre humilité et arrogance autour du bonhomme. Certes, d’une certaine
façon, il affirme qu’il n’est que le réceptacle d’une force et d’un talent
offerts par une force supérieure. Mais d’un autre côté, il écrit sur ses
chaussures : « Je peux tout faire », ce qui, à la vue de ses exploits sur le
terrain, peut se comprendre de façon très littérale.
En CM1, Stephen décide de dédier sa vie au Christ. Aujourd’hui encore,
le Warrior se définit, il l’a écrit dans une colonne en 2015 pour le FCA
Magazine, comme un messager de Jésus : « Je me rappelle, quand je suis
arrivé à Davidson, ma mère m’a expliqué que Dieu place ses adeptes dans
différents champs de la vie sociale, de façon à toucher le plus de gens
possible. À mon niveau, j’essaye simplement d’utiliser ma notoriété pour
partager la façon dont Dieu a été une bénédiction dans ma vie et faire
comprendre qu’il peut l’être aussi dans la vie de tout le monde. » Après
chaque panier marqué, Curry touche son cœur de la main droite et pointe
ensuite le doigt en l’air pour rappeler à tous pour qui il joue.
Sonya Curry est également celle qui s’assure que son fils garde les pieds
sur terre. Celle qui l’appelle quand, sur un ralenti après un trois-points
réussi, on lit clairement sur les lèvres du MVP en titre l’insanité qu’il vient
de proférer. Celle qui prend du recul et qui permet à son garçon d’apprécier
le parcours qui est le sien. Par exemple, en février 2015, Curry est le joueur
qui reçoit le plus de votes pour le All-Star Game. Il reçoit un message de sa
mère. La star explique la suite à USA Today : « Le message disait : “Pose-
toi cinq minutes et repense au fait qu’il y a deux ans, tu avais été snobé par
les coachs [qui choisissent les remplaçants], et aujourd’hui, on a cette
conversation et c’est toi qui as récolté le plus de votes. »
Cette présence constante dans la vie de Steph, les liens qui unissent le
noyau familial apportent à la superstar une continuité rassurante. Curry ne
s’éparpille pas auprès d’un entourage d’opportunistes. Ses amis, ses proches
sont principalement ceux qui ont toujours été là pour lui, avant qu’il
devienne une superstar. Par exemple, ses coachs de lycée et à Davidson,
Shonn Brown et Bob McKillop sont restés des mentors. Des gens à qui il
peut parler quand il en ressent le besoin, des amis de confiance chez qui il
va se ressourcer. Le premier cercle de Stephen est familial. C’était le cas
quand personne ne voulait de lui. C’est toujours vrai maintenant que la
planète entière se l’arrache.
« Le truc le plus cool que je peux dire à propos de lui, c’est qu’il est resté
le même gars », affirme Harrison Barnes en 2016. Joueur à Golden State de
2012 à 2016, il a donc été aux premières loges lors de la formidable
ascension du numéro 30. « Il pourrait avoir un melon énorme, mais il se
comporte toujours exactement pareil qu’en 2012. C’est assez unique. La
plupart des superstars qu’on côtoie dans cette ligue, quand ils grimpent, ils
changent. Parfois, c’est positif, ça les aide sur le terrain. Mais parfois, c’est
difficile. Cela devient dur de communiquer avec elles. On sent qu’on
appartient à deux mondes différents. Mais ce n’est pas le cas de Steph et je
crois que c’est qui a permis à notre équipe d’avoir autant de succès. Il ne
s’est pas coupé de nous. Il est toujours l’un des nôtres. »
« Il n’a pas changé et c’est magnifique, se réjouit Sonya Curry. Pour une
mère, de voir ça malgré tout ce qui se passe autour de lui… Je pense que sa
famille, sa femme, ses filles et le soutien total de notre système familial
expliquent ça en partie. Les grands-mères savent ce qu’il faut faire pour
vous garder sur les bons rails ! Je suis fière de lui parce qu’il a su rester lui-
même au milieu de cet ouragan. Ce que vous voyez de lui correspond à qui
il est vraiment. »
Comme tous les garçons qui grandissent, Stephen s’est malgré tout
affranchi de la tutelle maternelle. Mais il a trouvé en Ayesha une compagne
avec qui il a fondé un foyer similaire à celui de ses parents. Stephen était
l’aîné de la famille. Plutôt calme et obéissant d’ailleurs. Il rencontre Ayesha
alors qu’il n’a que 14 ans, juste avant l’entrée au lycée. La famille Curry
revient du Canada et choisit The Central Church of God comme paroisse
familiale. Les enfants vont au catéchisme et c’est là que Stephen rencontre
celle qui va devenir sa femme. Un gentil flirt innocent s’installe, échange de
bonbons et de SMS. Stephen est très intéressé, mais la jeune fille ne veut
pas en entendre parler : « Il était le garçon mignon de l’église qui obsédait
toutes les jeunes filles, et donc j’en ai déduit qu’il n’était pas pour moi,
explique avec le recul Ayesha à un magazine féminin. Mes parents ont
retrouvé une rédaction datant du lycée que j’avais rédigée pour mon cours
de théâtre. La question était de savoir à quel type de personne on voulait se
marier plus tard. À la fin, je conclus par cette phrase : “Je ne veux pas d’un
sportif, ils sont trop arrogants.” »
La jeune fille présente un profil sociologique similaire à la famille Curry.
Elle est métisse avec des origines familiales directes disséminées sur toute
la planète : Afrique, Europe, Asie, Amérique. Manager de tournées pour les
artistes Rick James ou les gamins rappeurs de Kris Kross, son père a connu
lui aussi une carrière un peu rock’n’roll, avant de finalement se poser en
tant qu’agent immobilier à Charlotte. Les choses deviennent sérieuses en
2008. À la suite de sa formidable deuxième saison à Davidson, Steph est
invité à Los Angeles pour une cérémonie de trophées sportifs. Ayesha vit
là-bas depuis un an et poursuit son rêve de devenir actrice et mannequin.
Elle est ambitieuse, vive d’esprit, jolie. La star en devenir à Davidson ne l’a
jamais oubliée. Il la contacte, elle accepte le rendez-vous et les deux
tourtereaux passent la journée ensemble à L.A. Peu de temps après, Stephen
la présente à sa mère.
Ayesha n’est pas au départ une fan de sport. Curry est devenu une star
nationale en mars 2008 lors de la March Madness et il sait qu’il sera bientôt
en NBA. Mais ce n’est pas ce qui plaît à son amour de jeunesse. Elle aime
chez lui son humour et son sens de l’autodérision, son grain de folie : « Elle
ne savait pas trop ce que j’avais déjà accompli à l’époque, explique le
Wildcat. C’était rafraîchissant. » Les choses s’accélèrent ensuite, Ayesha
revient à Charlotte et passe beaucoup de temps sur le campus de Davidson,
où Steph entame sa troisième et dernière saison. Tout son temps libre est
dédié à sa copine. Lors de la première année de Stephen à Oakland en
NBA, Ayesha reste à Charlotte, mais les deux amoureux passent leurs
journées à se parler en vidéoconférence. En 2011, ils se marient et, quelques
mois plus tard, la première de leurs deux filles, Riley, naît.
Les Américains ont inventé le concept de high school sweetheart.
Épouser son amour de lycée pour quelqu’un qui a connu une trajectoire
sociale ascendante revient à mettre en avant les qualités de constance et de
loyauté d’un individu. Ce genre d’union sanctifie également que la
personne n’a pas changé. Que la fortune, les millions et le statut de
superstar mondiale ne lui sont pas montés à la tête. Certes, Dell Curry avait
de l’argent et était un bon joueur NBA. Donc, Stephen ne vient pas d’un
milieu misérable ni d’une famille monoparentale. La découverte des
paillettes de l’univers NBA et de ses tentations diverses n’a pas été aussi
brutale et violente que pour d’autres. Malgré tout, il a accédé en quelques
années à une notoriété folle.
Et comme Sonya, Ayesha joue un rôle de stabilisateur : « Elle ne
s’intéresse pas à la superstar mondiale, explique Chris Stratchan, un ami de
longue date de Stephen à Marcus Thompson pour son livre Golden. Pour
elle, il est simplement Stephen. Elle est capable de le faire redescendre sur
terre à tout moment. » Ayesha, comme Sonya avant elle, est le ciment de la
famille sans n’être qu’une mère au foyer. Elle possède une chaîne YouTube
de conseils de cuisine, son émission télé sur Food Network. Elle a
également ouvert un restaurant et écrit un livre. Sa personnalité passe bien à
l’écran. Stephen encourage cette carrière et n’hésite pas à donner de sa
personne pour aider au développement de cette entreprise. Le Warrior
accepte, par exemple, une apparition dans la saison 3 de la série HBO
Ballers en 2017. Et évidemment, le couple apparaît ensemble à l’écran, et le
resto d’Ayesha est mentionné !
La famille Curry, avec Riley et Ryan, n’hésite pas à montrer via les
réseaux sociaux une partie de son intimité. Son bonheur surtout. Mais il
s’agit de scènes domestiques. De petits délires bon enfant, des blagues, des
choses gentilles. Les Curry forment un couple très mignon. Beaucoup de
distance, de spontanéité, ils ne se prennent vraisemblablement pas au
sérieux. Beaucoup de normalité aussi. Pas de luxe ostentatoire, pas
d’activité extravagante. Le couple a de l’argent, mais sa vie de famille telle
qu’elle est partagée semble très banale. « On est complètement, à 1 000 %
des gens normaux, explique Ayesha. Une soirée normale chez nous, c’est de
se mettre au lit et de regarder la télé. »
Ce contexte familial très présent au quotidien maintient Stephen dans un
rôle de père et de mari plutôt que dans celui de star NBA. Le joueur des
Warriors cale, par exemple, tous ses rendez-vous business quand il est en
déplacement avec son équipe afin de ne pas déborder sur le temps qu’il
passe en famille quand le calendrier NBA est très chargé.
Au final, l’image qui se dégage de l’homme, même en situation privée,
colle bien à la représentation qu’offre Curry sur les terrains, derrière les
micros ou lors de ses apparitions publiques, même si la frontière entre ces
dimensions est aujourd’hui très floue en raison des réseaux sociaux. « Steph
est exactement ce qu’il donne à voir, il n’y a pas de foutaises avec lui »,
assure Steve Kerr, son coach aux Warriors depuis 2012.
Son image est si bonne que, de l’extérieur, les gens se posent forcément
des questions. En décembre 2017, l’ancien coéquipier de Curry aux
Warriors Jarrett Jack raconte l’anecdote suivante dans le podcast In The
Zone. Un peu avant l’été 2016, il reçoit un appel de son ami Kevin Durant.
La star hésite à rejoindre Golden State. Une question l’obsède : « Comment
est Steph Curry ? » demande KD. Jack ne comprend pas immédiatement.
« Est-il comme on le montre la télé ou est-il complètement différent une
fois que les caméras sont coupées ? » La question est fondamentale. La
réponse est limpide : « Steph est un des meilleurs gars que j’ai rencontrés
dans ma vie », conclut Jack.
« Moi, je pense que Stephen ment », avance de son côté en rigolant Luke
Walton, ancien assistant de Kerr aux Warriors et aujourd’hui coach des
Lakers de Los Angeles. « Être aussi gentil et avoir un tel instinct de
tueur ? » Au quotidien, il semblerait pourtant que la gentillesse, la
simplicité et la sollicitude fassent partie des principes qui structurent la vie
de Curry. Dans son premier discours de MVP de la saison régulière à l’issue
de la saison 2014-2015, la star des Warriors a, par exemple, pris une minute
pour remercier le responsable de la sécurité des Warriors, Ralph Walker, et
Eric Housen, l’intendant de l’équipe : « On a tendance à tenir pour acquises
les petites choses que tu fais au quotidien pour nous, mais je veux que tu
saches qu’on apprécie tout ce que tu fais. Merci et bien joué », annonce
Stephen avant de les faire applaudir.
Raymond Ridder, qui travaille à la communication pour la franchise,
rapporte une autre anecdote, tirée du New York Post de janvier 2016 : « En
2013, on pensait que Steph allait être choisi pour le All-Star Game. On était
à Chicago, un jeudi soir de repos, quand TNT a dévoilé la liste des
remplaçants. Steph n’y était pas. Cinq minutes plus tard, j’ai reçu un
message de sa part : “Merci Raymond pour tout ce que tu as tenté pour que
je sois sélectionné au All-Star Game.” La plupart des joueurs dans cette
ligue n’envoient pas de message de remerciements à leur attaché de presse
quand ils sont sélectionnés. Et lui a pris la peine de le faire alors qu’il
n’avait pas été pris. »
Un dernier souvenir, confié par Bob Myers, le general manager de la
franchise, au Washington Post en 2016. Après le titre de 2015, un jour,
Curry entre dans les bureaux de la franchise, avec ses lunettes de soleil. Une
fois à l’intérieur, il ne les enlève pas. Myers déteste ce genre de
comportement. Pour lui, c’est un mauvais signal pour l’équipe : l’arrogance
prend le dessus. Myers tacle Curry immédiatement : « Vraiment ? On fait ça
alors, maintenant ? À l’intérieur ? » Le fait que le GM s’autorise à parler
ainsi à la star de l’équipe en dit déjà long sur le fonctionnement interne de
Golden State. Dans beaucoup d’autres équipes de NBA où la star est une
diva, une telle franchise serait impossible. Curry n’a jamais recommencé,
alors qu’il aurait probablement pu faire virer son manager s’il l’avait voulu.
« Ce genre de comportement, ce n’est pas lui, conclut Myers. C’est ça, la
beauté de Steph. »
Il ne semble pas y avoir d’arnaque avec Curry. Pas de personnage public
et de réalité différente en privé. Évidemment que le bonhomme a ses
défauts, ses moments de colère, de pensées négatives, mais sa stabilité
émotionnelle et la constance de son comportement sont remarquables. Afin
de savoir si Curry est humble ou pas, ESPN a posé la question à Klay
Thompson, son coéquipier, son frère de Splash. L’arrière shooteur est un
homme de peu de mots : « Regardez la façon dont il joue, se contente-t-il de
répondre. C’est humble ça ? Aucun homme humble ne peut prendre ce
genre de tirs. »
Curry ne joue pas au basket avec le détachement d’un esthète. Chez lui,
l’impertinence qu’on décèle sur le terrain vient des années de doute et de
condescendance dont il a fait l’objet : « Gamin, j’étais toujours le plus petit
sur le terrain. J’ai toujours eu à prouver à mes coachs et à tout le monde que
je pouvais jouer et aider l’équipe à gagner », confie Stephen au San
Francisco Chronicle en novembre 2015. « C’est un moteur au quotidien
pour lui, rajoute son père. Il veut toujours donner tort à ceux qui doutent de
lui. »
En décembre 2015, le débat fait rage. Après le titre et un début de saison
canon, Stephen Curry est-il devenu le meilleur joueur de la planète ?
Quelques mois plus tôt, alors qu’il était en train de perdre la finale, LeBron
James, à qui appartient officieusement ce titre depuis quelques années, a
rappelé qu’il était toujours le meilleur. Curry répond cette fois auprès de
Sports Illustrated : « Dans mon esprit, je suis le meilleur. C’est comme ça
que j’ai confiance en moi sur le terrain et que je peux jouer à un haut
niveau. Je n’entre pas dans le débat, je ne suis pas en train d’argumenter sur
pourquoi c’est moi et pas un autre. J’ai le sentiment que tout joueur qui veut
atteindre le niveau auquel j’aspire, s’il ne pense pas cela quand il est sur le
parquet, il ne met pas toutes les chances de son côté. »
Tout au long de son parcours, ses adversaires ont tenté de le déstabiliser
physiquement. De le toiser, de le défier, de le bousculer. Ça a marché quand
Stephen était au lycée, quand l’écart entre son développement corporel et
celui de ses adversaires était trop important. Depuis l’université, ce n’est
plus le cas, et le travail qu’il mène sur l’optimisation de son potentiel
physique fait que, de saison en saison, il réduit l’écart. Malgré tout, depuis
toujours, Curry nourrit ses ambitions grâce à d’autres armes : le tir, le
mental. L’assistant-coach Bruce Fraser explique ainsi que ses deux
meilleurs atouts sont sa coordination œil-main et son esprit de compétition :
« C’est un gagnant, voilà ce qu’il est, affirme Fraser. Il déteste perdre, peu
importe l’enjeu. Mais c’est également quelqu’un de bien. Il y a des gens qui
ne savent pas passer d’un état à l’autre. Lui, il peut. »
« C’est un homme humble qui a une certaine arrogance dans son jeu,
conclut Steve Kerr auprès de Mercury News en 2015. Quand on a la
confiance de prendre les tirs qu’il prend, sans peur, sans arrière-pensée, et
de les mettre… C’est de la bonne arrogance. C’est de la confiance en soi et
en ses compétences. Voilà ce qui fait de lui qui il est sur le terrain. Tout
comme son humilité fait de lui qui il est en dehors du terrain. » « Il
ressemble beaucoup à Tim Duncan », complète Kerr en 2016 auprès du
Washington Post. L’entraîneur des Warriors a joué aux côtés de la légende
de San Antonio qu’il connaît donc bien.
Ce n’est pas un hasard si The Baby Face Assassin est le surnom préféré
de Stephen Curry. Son coéquipier à Davidson Jason Richards revendique la
paternité de l’expression. « C’est le premier surnom que j’ai eu quand
j’étais à l’université, j’ai une tendresse particulière pour celui-là », confirme
Stephen. Aussi parce que cette dénomination résume parfaitement la
complexité d’une personnalité multiple et contradictoire.
Chapitre 6

Amour, dollars et jalousie

« P as de méprise. J’adore Stephen Curry, comme tout le monde.


Simplement, à cause de lui, mon travail est devenu un enfer ! » Andrew
Cotto est un Américain, la quarantaine bien tassée. Il est contributeur du
site mensjournal.com mais, surtout, et c’est ce qui nous intéresse, il entraîne
l’équipe de basket de son fils de 9 ans. En 2016, il a publié un article
intitulé : « Comment Steph Curry a ruiné l’équipe de basket de CM1 de
mon fils ».
« Presque tous les gamins que j’entraîne dans l’équipe primaire de mon
fils partagent deux caractéristiques : ils sont en adoration devant Steph
Curry de Golden State et, pour eux, il est tout à fait normal de balancer des
tirs à dix mètres dans n’importe quelle situation. Ils déclenchent ce genre de
shoot avec un coéquipier seul sous le panier. Ils envoient quand ils sont en
déséquilibre ou défendus de près. Ils shootent comme ça quand ils mènent
de dix points dans le premier quart-temps. Apprendre les fondamentaux à
des gamins de 9 ou 10 ans n’est jamais facile et ne le sera jamais. Mais cette
année, c’est pire que d’habitude. Le responsable ? Steph et sa capacité
absurde à shooter. Ces gamins veulent être comme lui. Qui ne le voudrait
pas ? »
Cotto n’est pas un cas isolé. Le Guardian, en avril 2016, rapporte
l’anecdote suivante. Deux hommes installés au bord du terrain dans
l’Oracle Arena d’Oakland ne perdent pas une miette de l’échauffement au
tir de Stephen Curry. Connaisseurs, ils dissertent sur la position des pieds de
la star. Un des deux amis enchaîne : « Mon fils tente maintenant de prendre
ce genre de tirs. J’essaye de lui dire, ainsi qu’à son équipe, que ce ne sont
pas des tirs normaux. Il ne veut pas m’écouter. »
12 décembre 2015. Les Warriors, après 24 succès d’affilée – nouveau
record NBA du meilleur début de saison –, viennent de perdre contre
Milwaukee. Jason Kidd, ancien meneur de légende, est devenu depuis
l’entraîneur des Bucks. Après le match, il revient sur l’impact global du
meneur de Golden State : « Il est le Jordan de sa génération. Nous, on
voulait tous être comme Mike [Jordan] et les enfants d’aujourd’hui vont
grandir en voyant jouer Steph. » « Quand Michael Jordan est arrivé, il a
proposé quelque chose de complètement différent, affirme Kevin Garnett,
ailier fort qui a marqué les années 2000-2015. Et Stephen fait la même
chose. C’est magnifique pour le basket. »
Plusieurs indices officiels permettent d’affirmer que ces observations
sont avérées. Depuis le début de la saison 2014-2015 et jusqu’au milieu de
l’été 2017, soit trois campagnes complètes, le numéro 30 des Warriors est le
jersey NBA le plus vendu aux États-Unis, selon la NBA. Depuis plusieurs
décennies, l’indicateur des ventes de maillots floqués au nom d’un joueur
constitue l’indicateur le plus fiable de sa popularité, notamment chez les
jeunes. Et, depuis l’été 2015, dans le sillage de Curry, les Warriors ont
détrôné les Cavs de Cleveland et LeBron en tant que franchise NBA au plus
gros volume de ventes de produits dérivés. Pour Steve Kerr, qui a connu en
tant que coéquipier les dernières saisons de Michael Jordan à Chicago, les
matchs à l’extérieur de l’équipe ressemblaient à des tournées de rock star. Il
connaît aujourd’hui la même chose avec Stephen Curry : « La taille de la
foule est comparable, mais la plus grosse différence, ce sont les enfants qui
gravitent autour de Steph », explique le coach en janvier 2017.
Le phénomène est global. En avril 2017, pour la première fois depuis des
années, Kobe Bryant a lâché la première place des ventes de maillots en
Chine sur l’ensemble de la saison 2016-2017. L’empire du Milieu, où le
basket est extrêmement populaire, est devenu un marché énorme pour la
NBA. Et là encore, Curry est la tête de gondole de la puissante ligue
américaine. Kobe reste sur le podium à la deuxième place, devant un autre
retraité, Michael Jordan, toujours troisième. L’identification des jeunes
Asiatiques à Curry marche à plein.
En juin 2017 avait lieu une vente aux enchères d’objets de sport. À cette
occasion ont été vendus plusieurs maillots de matchs des stars du Game 3
des NBA Finals 2017. Celui de Durant, MVP de la finale et auteur du tir
iconique de la finale à 47 secondes de la fin de ce match précisément, est
parti à plus de 70 000 dollars. Celui de LeBron à 92 000. Le record pour un
maillot de basket appartient alors toujours à celui du dernier All-Star Game
de Kobe Bryant en 2016, vendu pour 100 040 billets lors d’une vente
précédente. Ce soir-là, celui de Stephen Curry partira pour…
135 060 dollars !
Dernier indice de la popularité du Warrior : les votes pour le All-Star
Game. Sur les trois dernières éditions du match des étoiles, 2015, 2016,
2017, Curry est celui qui a récolté au total le plus de votes des fans.
1 513 324 en 2015 (meilleur total), 1 604 325 en 2016 (deuxième derrière
Kobe Bryant qui participait à son dernier All-Star) et 1 848 121 en 2017
(deuxième derrière LeBron James et ses 1 893 751).
Fin septembre 2017, lors du camp de reprise des Warriors en Chine, la
star de la franchise a été interrogée par le site complex.com à propos de sa
popularité mondiale : « On me pose souvent cette question et c’est assez
difficile d’y répondre parce que je ne peux pas répondre pour les fans. Mais
je pense que cela vient surtout de la façon dont je joue, à laquelle les gens
peuvent s’identifier. Je ne suis pas un gars qui décolle au-dessus de
l’arceau. Et puis tous les basketteurs, quel que soit le niveau où on joue,
aiment shooter, notamment de loin. Je pense que ça joue dans ma
popularité. Et aussi le fait que je m’amuse vraiment quand je suis sur le
terrain. J’aime jouer en souriant, et c’est authentique parce que j’aime ce
sport. »
L’auteur de ce livre a rencontré Stephen Curry pour la première fois
début septembre 2010, lors du championnat du monde en Turquie. L’équipe
américaine s’entraînait dans un petit gymnase dans la banlieue d’Istanbul.
L’info était particulièrement confidentielle, mais Stéphane Garabed, alors à
L’Équipe TV, l’avait partagée. Comme c’est le protocole en NBA, les
quinze dernières minutes de l’entraînement des Américains étaient ouvertes
à la presse, à la suite de quoi les journalistes étaient autorisés à aller parler
avec les joueurs qui se préparaient à reprendre le bus. L’équipe américaine
n’avait pas communiqué du tout sur ces fenêtres ouvertes aux médias. Alors
que les conférences de presse de Team USA étaient bondées, aucun autre
journaliste n’était présent. Nous avons pu profiter d’une bonne demi-heure
avec les joueurs. À cette occasion, j’ai passé quinze minutes en tête à tête
avec Curry, pour parler de sa première saison NBA, de ses progrès, de son
expérience à Davidson, de son frère Seth. L’interview a été publiée dans le
24 BAM, le guide de la saison NBA 2010-2011.
Il est facile de comprendre pourquoi les médias et les sponsors sont sous
le charme. Curry sait se rendre disponible, il est bien élevé, il s’exprime
bien. Il fixe son interlocuteur dans les yeux et donne le change au cours de
l’interaction. Chez les stars de cet acabit, les obligations avec la presse sont
souvent vécues comme un fardeau, une étape subie à contrecœur. Le
décalage social ou de génération qu’il existe aussi parfois entre les
journalistes et les athlètes fait que les interactions ne sont pas faciles ni
plaisantes. Stephen Curry a les codes sociaux pour parler à tout le monde,
une nature amicale et prévenante qui est évidente au premier abord. C’est
suffisamment rare pour être noté.
Le meneur de Golden State est le parfait modèle pour la jeunesse
américaine. Il joue d’une manière incroyable, il gagne, il ne se prend pas au
sérieux, il a toujours le sourire, il a su rester simple, humble, il est bien
élevé, il est beau gosse, il a une famille formidable, il est riche, il donne une
partie de son argent pour la communauté… N’en jetez plus ! De plus, Curry
est métis. Dans un pays où la question de la couleur de peau est toujours
brûlante, où le basket abrite encore des sous-cultures et des stéréotypes
datés, Curry fait exploser les barrières et rassemble bien au-delà des
clivages traditionnels.
L’adresse, l’intelligence de jeu et la discipline sont des qualités
historiquement mais faussement associées au « basket blanc ». Les qualités
athlétiques, la créativité et l’agressivité appartiennent au cliché du « basket
noir ». Curry, « ce gamin jaune », comme l’avait appelé Kevin Durant lors
de leur première rencontre alors qu’ils étaient encore au lycée, a les
cheveux crépus de son père, mais le teint pâle et les yeux clairs de sa mère.
Par son adresse, sa connaissance du jeu, sa créativité, son agressivité, le
meneur des Warriors prouve l’absurdité de présupposés qui ne veulent plus
rien dire aujourd’hui dans le basket moderne. Et tout le monde se sent
proche de lui.
Enfin, et il s’agit sans doute là du point le plus important, soulevé par
Curry lui-même, l’identification, facteur si important dans la façon dont les
enfants s’intéressent à une activité ou à un individu, est très facile.
« Stephen est monsieur Tout-le-monde, note son père Dell auprès d’ESPN.
Il a un physique banal alors que le public a du mal à s’identifier aux géants
musculeux. Et lui, il bat ces gars à leur propre jeu. En plus, il a les pieds sur
terre, il est abordable, c’est la totale. »
Michael Jordan, Shaquille O’Neal et LeBron James ont été et sont encore
immensément populaires. Leur jeu est particulièrement spectaculaire mais,
pour reprendre les arguments d’Andrew Cotto, l’entraîneur de gamins dont
le métier est devenu particulièrement difficile, personne ne tente de
reproduire les mouvements iconiques de ces monstres génétiques. On
achète des Air Jordan et un maillot des Bulls floqué du numéro 23, mais la
copie s’arrête là. Le commun des mortels est incapable de dunker depuis la
ligne des lancers francs, ou de décoller d’un côté de la raquette pour passer
sous le cercle puis déposer la balle sur la planche de l’autre côté après trois
feintes. Il est impossible de dominer la raquette comme Shaq si on ne
dispose pas d’une carcasse de 2,17 m, 140 kilos et 90 centimètres de détente
sèche. Et personne d’autre que LeBron James ne chasse les contre-attaques
adverses à la vitesse d’un sprinter pour écraser la balle sur la planche à 50
centimètres au-dessus du cercle.
Personne ne shoote comme Stephen Curry non plus. Mais au moins, il est
possible d’essayer. Le basket est un sport dont la pratique, même solitaire,
procure rapidement des sensations plaisantes. Shooter seul sur un panier est
un exercice amusant et, très rapidement, il est possible de s’amuser et,
pourquoi pas, comme le font tous les gamins, de se projeter dans un match
avec un adversaire imaginaire. En faisant du tir l’arme fatale au plus haut
niveau, Curry rend accessible le rêve au plus grand nombre. Il est le héraut
d’une évolution du jeu où le tir longue distance prend une dimension plus
importante d’année en année. Grâce à lui, le shoot est devenu plus cool que
le dunk.
« On regarde LeBron et on se dit : “Il est fort”, écrit en novembre 2008
Michael Kruse du Charlotte Magazine – Curry n’était alors qu’un joueur
universitaire. On regarde Shaq et on se dit : “Il est énorme.” On regarde
Kobe et on se dit : “Il est rapide.” On regarde Stephen et on se dit : “Mais
comment fait-il ?” »
Le mystère est si fascinant qu’en décembre 2015, la franchise des
Warriors commence à ouvrir les portes de l’Arena deux heures avant le
début des matchs. Pourquoi ? Parce que les fans ne veulent pas rater une
miette de Curry et notamment de sa préparation d’avant-match. Sur le
papier, le meneur des Warriors ne fait que répéter ses gammes, comme
n’importe quel sportif à l’échauffement avant la compétition. Sauf que le
double MVP 2015 et 2016 a élevé ses fondamentaux techniques à un tel
niveau de virtuosité que sa routine est éblouissante. Son échauffement est
devenu la partie immergée d’un iceberg représentant les milliers d’heures
de travail du joueur sur ses habiletés. « C’est devenu un véritable numéro
de cirque, note en décembre 2015 Luke Walton, alors entraîneur par intérim
de Golden State. Partout où on joue, les gens arrivent en avance pour voir
Steph s’échauffer. C’est amusant et nos joueurs adorent ça. »
À la même période, CSN, la chaîne locale d’Oakland qui retransmet les
matchs des Warriors, prend l’antenne dès le début de l’échauffement de
Curry pour le retransmettre en direct. À tel point que tous les services
techniques de la chaîne sont en alerte et, à la fin de sa routine, les
téléspectateurs peuvent disposer de la fiche de stats pour les tirs pris par
Curry au cours de son échauffement. Par exemple, on sait qu’avant la
rencontre contre Milwaukee du 18 décembre 2015, Curry a réussi 126 tirs
sur 188, dont 37/53 à trois-points et 5/8 à douze mètres du cercle !
« C’est fou, note Shaun Livingston, coéquipier de Curry et partenaire lors
de cet échauffement. À mesure que la saison avançait, il y avait de plus en
plus de monde, c’est devenu impressionnant. Avec Steph, on n’en parle pas,
mais comment ne pas le remarquer ? »
En quoi consiste cette routine ? Le MVP 2015 et 2016 commence par des
exercices de dribbles avec deux ballons en même temps. La difficulté et le
rythme vont croissant avec des passages entre les jambes, dans le dos. Les
deux mains sont indépendantes, les exercices asymétriques. Tout se joue au
toucher, à l’instinct, à la répétition devenue dans le cerveau une connexion
neuronale autonome. Comme un virtuose sur son instrument ou un jongleur
avec ses bâtons enflammés. À la fin, les exercices incluent des passes au
milieu des dribbles, l’assistant Bruce Fraser étant chargé d’élever le niveau
de complexité.
Ensuite, le Warrior enchaîne avec ce que tout le monde attend : les tirs. Il
commence côté gauche par des lay up, des doubles pas de la main gauche.
La courbe est haute, il aime jouer avec la planche. Ensuite, il recule et prend
des tirs de la main gauche, puis bascule sur la droite du terrain pour
enchaîner la même chose, de la main droite. Ensuite quelques floaters par-
dessus son coach, puis débute le festival de tirs extérieurs. À chaque endroit
de tir, Curry enchaîne jusqu’à un certain nombre de paniers marqués, trois
ou cinq, puis il passe à la position suivante. Au fur et à mesure, il se recule,
déclenche avec ou sans dribble puis, là encore, ajoute de la complexité. En
se reculant, sur un pied, avec une courbe très haute, après un dribble
difficile, tout le registre qu’il déploie en match y passe. Enfin, il termine au
niveau du logo de la franchise, à environ onze mètres du cercle et envoie
quelques bombes lointaines. Sa mécanique de tir est rigoureusement la
même que pour un trois-points normal. Il fléchit sans doute un peu plus les
jambes. Ces shoots très longue distance trouvent bien souvent leur cible. Il
termine en défiant Bruce Fraser sur des un-contre-un fictifs qui lui
permettent d’enchaîner dribbles en tout genre et tirs en reculant.
À domicile, Curry offre alors le clou du spectacle. Une tradition initiée
par Monta Ellis, coéquipier de la star lors de son année rookie. Il se dirige
vers le tunnel qui le ramène au vestiaire, sous les tribunes. Mais il s’arrête
avant de pénétrer dans les entrailles du complexe. Un agent de sécurité,
costard et oreillette, lui passe alors le ballon. Il s’appelle Curtis Jones. Il est
celui qui, la première fois, a défié Curry de réussir ce tir que prenait Ellis.
Les fans sont agglutinés à moins d’un mètre de lui de chaque côté. Il est au
niveau des premiers rangs de l’Arena.
La distance du sol jusqu’au cercle, d’après l’émission « Sport Science »,
est d’environ 15,5 mètres. Soit 2,5 mètres derrière la ligne médiane du
terrain de basket. Sauf que, contrairement à une tentative effectuée du
milieu du terrain, Curry ne bénéficie pas de la planche qui peut offrir une
chance supplémentaire si le tir est droit mais trop fortement dosé. Après
quelques pas d’élan, il déclenche un shoot pratiquement à deux mains, en
partant du ventre. La star se donne avant chaque match trois essais pour
réussir. En cas de réussite, et c’est fréquent, les fans deviennent dingues.
Comme s’il s’agissait d’un tir décisif en playoffs. Curry, lui, va simplement
échanger une poignée de main avec Curtis, l’agent de sécurité, et regagne
son vestiaire en signant quelques autographes au passage.
« C’est une leçon d’humilité de voir que l’échauffement, le même que je
fais depuis quatre ou cinq ans, est maintenant devenu un plaisir à regarder
pour les gens, confie en 2016 l’intéressé. Pour moi, c’est simplement une
façon de me préparer au match. J’ai besoin de ces tirs, pour me mettre en
rythme, prendre confiance. Et le soutien que je reçois est vraiment
apprécié. »
Il existe autour de Curry un amour immodéré des fans. Son jeu et son
répertoire l’expliquent en partie. « Sa personnalité, ce qu’il est, les fans le
remarquent et le comprennent, ajoute Draymond Green, son coéquipier et
All-Star. Il est probablement l’un des joueurs, sinon le joueur le plus aimé
en NBA. Et tout ce que les gens voient n’est pas une façade. C’est vraiment
lui et c’est très important pour les fans. »
Et ce qui est important pour les fans l’est également pour les entreprises.
D’après le magazine Forbes, Curry est, à la fin de la saison 2016-2017, le
troisième joueur NBA encaissant les plus gros revenus de sponsoring avec
34 millions de dollars par an, juste derrière Kevin Durant (35) et LeBron
James (55). Le basket est, de loin, le sport collectif dont les mégastars
affichent les plus hauts revenus issus de la publicité. Lionel Messi et
Cristiano Ronaldo pour le football naviguent plutôt aux alentours des
20 millions. Les stars du foot US doivent « se contenter » pour les meilleurs
de 12 millions annuels. Entre juin 2016 et juin 2017, ces revenus ont été
multipliés par trois pour Curry par rapport à la saison 2015-2016. Pour la
saison 2017-2018, Forbes annonce que ce chiffre devrait monter à
45 millions de dollars environ, le Warrior se rapprochant désormais de
LeBron.
Le sponsor principal du meneur des Warriors est l’équipementier Under
Armor. Jusqu’en 2013, Curry était dans l’écurie Nike. Mais, au moment de
prolonger leur partenariat, la marque au Swoosh, comme bien d’autres avant
elle, va tout simplement sous-estimer Stephen. Curry n’était alors qu’un très
bon joueur, mais pas encore un All-Star. Le meeting a lieu à l’hôtel Marriott
d’Oakland, trois étages en dessous du centre d’entraînement de la franchise
de Golden State. Nike n’envoie pas ses principaux cadres. ESPN raconte la
suite en mars 2016.
Premier accroc, Stephen veut un camp pour les jeunes, comme celui de
Chris Paul auquel il participait quand il était gamin. Nike a prévu de mettre
sur pied un camp pour ses poulains Anthony Davis et Kyrie Irving, mais
pas pour Curry. Deuxième accroc, un des dirigeants de Nike écorche son
prénom, prononce « Ste-phon ». Personne ne le corrige. Troisième accroc.
La présentation PowerPoint commence avec une diapositive au nom de
Kevin Durant. Sans doute un recyclage mal effacé d’une présentation
antérieure. « Après ça, j’ai arrêté d’écouter », explique Dell Curry, présent
ce jour-là.
Au final, Curry va être sensible au lobbying intense de son coéquipier
Kent Bazemore, équipé par Under Armor. Il décide d’accorder une
rencontre à la marque qui peine à s’implanter sur le marché du basket
depuis 2006. UA propose 4 millions la saison à Curry. Nike, qui avait
proposé 2,5, a encore la possibilité contractuelle de s’aligner, mais ne le fait
pas. Une décision qui hante sans doute toujours les dirigeants du géant de
l’Oregon. Grâce au Warrior, UA est devenu le numéro 2 derrière Nike mais
devant Adidas. Sur le premier quart de l’année 2015, au cours de la saison
2014-2015 où Curry devient MVP et champion, les ventes de la marque
dans la catégorie chaussures de basket augmentent de 296 %. Sur le
deuxième quart de l’année, entre mars et juin, +754 % !
En avril 2015, le PDG de UA annonce vouloir développer la marque
autour de Stephen Curry. La vente des baskets représente alors 14 % des
3 milliards de dollars de ventes réalisées par UA et projette que ce chiffre
va grimper à 22 % de ventes estimées à plus de 7 milliards pour 2017.
Curry signe alors un contrat jusqu’en 2024. La valeur du deal n’est pas
révélée, mais le joueur devient au passage actionnaire de la boîte et touche
un pourcentage sur chaque vente de baskets à son effigie. En avril 2016, un
analyste du cabinet Morgan Stanley a décortiqué les comptes et le business
de la marque pour arriver à la conclusion suivante, reprise par de nombreux
médias : si Stephen Curry continue d’évoluer à ce niveau, sur le terrain et
dans le cœur des fans, son association avec UA pourrait valoir pour
l’équipementier 14 milliards de dollars. Les chiffres donnent le tournis aussi
sûrement qu’un dribble croisé du prodige.
2017-2018 est la saison du jackpot pour Curry. Et pas uniquement pour
ses revenus hors terrain. En 2016-2017, il n’est que le 85e joueur le mieux
payé de NBA. Entre 2013 et 2017, il n’a coûté « que » 44 millions de
dollars à sa franchise. Une somme certes, mais qui représente de loin le
meilleur rapport qualité-prix de la ligue. En 2013, Curry débute une
ascension fulgurante. Il va remporter deux trophées de MVP (dont un à
l’unanimité pour la première fois de l’histoire), mener son équipe à trois
finales d’affilée et à deux titres. Le montant de ce précédent contrat se
justifiait par les doutes concernant l’état de ses chevilles qui lui ont coûté 56
matchs sur 82 durant la saison 2011-2012. Et aussi parce que personne ne
suspectait alors la trajectoire qui allait devenir la sienne sur les quatre
campagnes à venir.
Mais les années de discount sont terminées. À l’été 2017, le meneur de
Golden State signe ce qui représente sur le moment le plus gros contrat de
l’histoire de la NBA : 201 millions de dollars pour cinq saisons. Le
précédent record avait été établi par le contrat de Mike Conley, le meneur
de Memphis (153 millions sur cinq ans). À partir de l’été 2016, les contrats
NBA connaissent une inflation folle en raison du nouveau partenariat
pharaonique signé entre la ligue et ses partenaires de télévision
(24 milliards de dollars pour neuf saisons). Depuis, le MVP de la saison
2016-2017 Russell Westbrook a battu le record de Curry en signant avec
Oklahoma une extension de contrat pour cinq saisons supplémentaires et
205 millions. Son nouveau contrat entrera en vigueur en 2018-2019.
Pour 2017-2018, Curry est donc le joueur le mieux payé de NBA (plus de
34,7 millions la saison), devant LeBron James (plus de 33,2 millions). Est-
ce qu’il vaut autant ? La question a été posée à l’été 2017 à LeBron James
qui a répondu sur Twitter. Le roi de la NBA évoque dans sa réponse le cas
de son grand rival, mais prêche également pour sa paroisse. Depuis de
nombreuses années, celui qui a annoncé vouloir devenir milliardaire à
l’issue de sa carrière, comme Michael Jordan et Magic Johnson, peste
contre le plafond salarial qui existe en NBA et qui bride donc ainsi le
marché de l’offre et de la demande pour les meilleurs joueurs : « Est-ce que
vous pouvez me rappeler pourquoi il existe un plafond sur le salaire des
joueurs ? Ne répondez pas. Cet été, Steph aurait dû toucher 400 millions
pour les cinq prochaines années. »
LeBron James, vice-président du syndicat des joueurs, défend les intérêts
des siens. Son cheval principal de bataille est la croissance folle des valeurs
des franchises NBA sur les dix dernières années. Le phénomène est
multifactoriel mais pour lui, les superstars sont des acteurs principaux de
cette inflation. Or, les joueurs n’en voient pas la couleur. Ce qui justifierait
donc des compensations salariales encore plus importantes. Par exemple,
Joe Lacob et Peter Guber, les propriétaires actuels de Golden State, ont
racheté les Warriors en 2010 pour 450 millions de dollars. En 2017, la
franchise est estimée par le magazine Forbes à 2,6 milliards ! Soit la
troisième franchise la plus chère de NBA, derrière les Knicks de New York
(3,3) et les Lakers de Los Angeles (3,0). La franchise d’Oakland est surtout
celle dont la valeur a le plus spectaculairement augmenté récemment.
La NBA est un business florissant. En février 2017, la valeur moyenne
des franchises était de 1,36 milliard de dollars. Même si les Warriors étaient
restés une équipe médiocre, disons comme Denver, classée 22e sur
30 franchises par Forbes et estimée à 890 millions de dollars, Lacob et
Guber auraient quand même doublé leur investissement initial en sept ans.
Ce qui est déjà remarquable. Mais les Warriors valent le double. Merci qui ?
Difficile de chiffrer cette affirmation avec exactitude, mais il est certain
que la valeur actuelle de la franchise d’Oakland doit beaucoup au génie de
Curry, à sa personnalité, à l’équipe et à la culture de la victoire qui ont été
bâties autour de lui. Trente deux mille personnes sont sur la liste d’attente
pour obtenir un abonnement de saison pour les matchs des Warriors. Sauf
que le taux de renouvellement des abonnés est de 99,5 %. De plus, les
Warriors préparent leur déménagement pour la saison 2019-2020 dans une
Arena flambant neuve, financée par des capitaux privés. Un investissement
d’un milliard de dollars, installé dans le voisinage de la baie de San
Francisco. La marque Chase va débourser 300 millions pour donner son
nom au complexe pour les vingt ans à venir, deal record pour le naming
d’une salle américaine. Au sein de ce nouveau building, il se dit que la
valeur des Warriors pourrait dépasser celle des Lakers ou des Knicks. Au
regard de ces éléments, le contrat de Curry, qui est la pierre centrale du
projet, ne semble pas si dément.
Quoi qu’il en soit, les chiffres que brasse le joueur représentent tout de
même des sommes particulièrement folles, notamment pour un serviteur
autoproclamé de Jésus, dont la philosophie prône le dénuement, sinon la
pauvreté ? Interrogé par Mercury News en juin 2017 avant la signature de
son nouveau contrat, Curry revient sur son « petit » salaire de 2016-2017,
comparé à LeBron ou Durant : « Une chose que mon père m’a toujours
dite : “Ne compte jamais l’argent des autres. Ce qui compte, c’est ce que tu
as et la façon dont tu le gères.” Si je me plaignais d’avoir touché
44 millions sur les quatre dernières années, ça veut dire que j’aurais de gros
problèmes. »
Après la signature des 201 millions, le joueur mesure la responsabilité
qui était désormais la sienne pour sa région d’accueil : « Ces deux dernières
années, j’ai essayé de comprendre comment je pourrais avoir le plus
d’impact possible en dehors du terrain, de façon constante et significative.
En m’implantant durablement dans la région, j’espère laisser une trace. Je
suis ici depuis huit ans et il s’est passé beaucoup de choses positives pour
ma famille et moi. Dans les cinq ans à venir, j’espère vraiment impacter
positivement la communauté, utiliser, pas seulement mes dollars, mais mon
statut, mon réseau, mes idées pour que les choses avancent. Ce contrat me
donne des responsabilités. » En septembre 2017, à la suite des dégâts de
l’ouragan Harvey à Houston, le meneur des Warriors offre 118 000 dollars
pour les victimes.
En octobre 2017, il refuse l’invitation traditionnelle à la Maison-Blanche
dont bénéficie le champion NBA en titre. Il devient un temps une cible pour
le clan de Donald Trump et son administration, qui tentent de mettre en
avant son argent contre la sincérité de son engagement, notamment son
soutien aux joueurs de football américain qui s’agenouillent lors de l’hymne
américain en protestation des violences policières faites aux Noirs dans le
pays. « Ma voix porte et je vais l’utiliser pour essayer de rendre la société
meilleure, prévient Curry en réponse au président. C’est ce qu’on devrait
tous essayer de faire. »
Stephen Curry est devenu le modèle ultime pour la jeunesse américaine,
adoré pour son jeu, prisé des marques pour son image. Ce statut sportif et
social amène une grande pression. Ses moindres faits et gestes sont
observés, scrutés. Son rendement est décortiqué, analysé.
Au cours de la saison 2015-2016 du record de victoires en saison
régulière, les sollicitations sont permanentes, à tous les niveaux. Difficile
pour lui de garder la tête sur les épaules et de trouver le temps de repos
nécessaire. Deux choses lui permettent de garder le cap en permanence. Sa
passion authentique pour son sport et sa famille. Voir ses filles et passer du
temps avec sa femme constituent des priorités. Une habitude héritée de son
père.
« Je comprends l’opportunité qui m’est donnée et surtout l’ampleur, vu le
nombre de gens qui s’intéressent à moi, reprenait Curry dans son interview
pour le site complex.com. Ils n’essaient pas seulement de copier mon jeu,
mais aussi ma personnalité, mes valeurs, ce genre de choses. Mais ça ne
change rien à ma vie normale. Moi, je suis comme ça, c’est comme ça que
j’ai été élevé. Le fait que ça parle à autant de gens, c’est incroyable, mais ça
ne me met pas la pression. Je suis moi-même et donc, ce n’est pas difficile
de gérer la lumière des projecteurs. Je comprends l’impact, j’apprécie
l’opportunité qui m’est donnée, mais ça ne me met pas de pression. Après,
beaucoup de gens doutent de l’authenticité de mon côté gentil garçon, des
bonnes vibrations qui m’entourent. Et finalement, quand je me fais
chambrer ou attaquer, on vient souvent sur ce terrain. Mais si c’est le
fardeau que je dois porter, alors c’est assez simple pour moi. »
Toute médaille possède un revers. Personne n’accède à un tel niveau de
notoriété sans susciter en retour une vague de ressentiment, de jalousie, sans
agréger autour de soi un noyau de haters, ceux qui détestent, en français. En
particulier dans le sport pro américain moderne, à l’ère où les réseaux
sociaux offrent un porte-voix sans filtre pour crier son acrimonie. Kobe
Bryant, LeBron James n’y ont pas échappé, passant tour à tour du costume
de super-héros à celui de grand méchant. Plus un joueur trône longtemps au
sommet, plus les allers et retours entre ces deux pôles extrêmes peuvent être
nombreux, ce qui a été le cas pour Kobe et LeBron.
Avec Stephen Curry, la donne est un peu différente. Jusqu’à la finale
NBA de 2016, son parcours et son ascension surprise et fulgurante offrent
peu de prises à la critique. Certes, il chambre à l’occasion, il râle auprès des
arbitres, il célèbre des actions en secouant les épaules ou en sautant en l’air.
Parfois même, comble de l’arrogance, il se retourne pour fixer le banc
adverse alors que son tir est encore en l’air, persuadé que la balle va
retomber dedans.
Mais il a fait grandir sa franchise avec une belle loyauté, il ne coûte pas
cher, il a son propre style, il est concentré sur le basket. Ce qui ne
l’empêche pas d’avoir ses détracteurs. Leurs arguments se confondent avec
les raisons pour lesquelles Curry est sous-estimé depuis toujours. Charles
Barkley lui reproche son manque de physique, menant le concert des
anciennes gloires, de Stephen Jackson à Dennis Rodman en passant par
Oscar Robertson, qui estiment que le petit Curry n’aurait jamais pu
s’exprimer sur le terrain de leur temps où c’était mieux avant.
« Que ce soit lui le premier joueur élu MVP à l’unanimité, ça montre
surtout à quel point notre ligue est tiède aujourd’hui », affirme par exemple
Tracy McGrady sur le plateau d’ESPN, en réaction au résultat des votes en
2015-2016. Le meneur des Warriors est All-Star pour la première fois en
2014. Un an plus tard, il est champion et MVP. Ce couronnement surprise
est pour certains, incapables de reconnaître la grandeur de Curry, un signe
de déclin de la NBA. Une litanie sans fondement où domine l’amertume.
Cela dit, et on commence à toucher du doigt le véritable problème, parmi
les acteurs actuels de la NBA se développe un autre sentiment plus
largement partagé. Curry et les Warriors auraient eu en 2015 un coup de
veine ponctuel. C’est ce que résume Doc Rivers, coach des Clippers,
lorsqu’il affirme que « les Warriors ont eu de la chance », par rapport aux
blessures des autres équipes. Malgré tout, le grand public sportif est tombé
sous le charme de Curry, de son histoire, de son parcours, de sa petite Riley
qui fait le show avec lui en conférence de presse.
La saison suivante, il est proprement faramineux. Individuellement, il
livre une saison statistique d’un niveau tel que seules les meilleures saisons
de Michael Jordan et Wilt Chamberlain supportent la comparaison. Son
efficacité est maximale dans un style unique, un bombardement de tirs à
trois-points irréel. De plus, les Warriors enchaînent record sur record et
bouclent la saison avec 73 victoires, faisant tomber le record des Chicago
Bulls de Jordan en 1995-1996 longtemps considéré comme intouchable.
Tous ceux qui ont exprimé leurs doutes à son sujet sont soudainement
discrédités, ridicules. Ils en tireront un ressentiment évident.
Curry est alors omniprésent. Le puissant network ESPN ouvre même sur
son site une rubrique à part entière intitulée « Nothing but Steph » qui
regroupe les publications consacrées au double MVP, logiquement toutes
plus élogieuses les unes que les autres.
C’est alors que les autres superstars NBA, LeBron James en tête,
commencent à prendre ombrage de cette étoile si brillante. Ils attendent le
moment pour frapper. Chris Paul, Damian Lillard, Russell Westbrook, trois
meneurs de la conférence Ouest ne mâchent pas leurs mots et adoptent des
attitudes de défiance nette sur le terrain face à celui qui les a éclipsés.
« L’irrespect sans fard dont les autres joueurs font preuve envers lui, je n’ai
jamais vu ça, explique fin mai 2016 le journaliste Jemele Hill dans une
émission de radio sur CBS. C’est complètement fou. » Les playoffs 2016,
où Curry est touché au genou et où les Warriors lâchent le titre après avoir
mené 3-1 en finale contre Cleveland, seront le moment de la curée. Après
une saison entière à marcher sur l’eau, Curry montre des signes de faiblesse
et c’est le moment choisi par ses pairs pour frapper.
Alors que Golden State est mené 3-1 par Oklahoma en finale de
conférence 2016, Curry n’est clairement pas à son niveau. Damian Lillard,
éliminé au tour précédent par les Warriors boostés par le retour de leur
leader après quatre matchs d’absence et une perf’ à 40 points lors du
Game 4, écrit alors le message suivant sur Twitter pour commenter les
difficultés des Warriors, mais surtout de Curry : « Pas d’excuse. » Entendez,
en cas de défaite, il n’y aura pas de pitié, pas d’attitude compréhensive.
Après tout le buzz généré par une saison historique, seul le titre pourra
sauver l’équipe d’un retour de flamme épique.
Le double MVP et son entourage refusent catégoriquement de
commenter la question d’une éventuelle blessure au genou ou même d’une
gêne quelconque. En écrivant cela, le meneur de Portland ne masque pas
son envie de voir Curry mordre la poussière et, surtout, il fait comme si ce
dernier avait ouvert le parapluie, ce qui n’est pas le cas. Le Blazer ne
soupçonne sans doute pas que les Warriors renverseront la vapeur. Il ne sera
pas le seul à faire cette erreur.
Au match suivant, alors que le Thunder, notamment Kevin Durant, avale
en fin de match l’avance construite par les Warriors, Stephen Curry va
s’illustrer dans un registre qui n’est pas nécessairement son domaine de
prédilection : la défense. Trois fois au cours des deux dernières minutes, il
va tenir en échec Durant : deux interceptions et une bonne défense qui
scellent la victoire de Golden State à domicile. En conférence de presse,
Durant et Russell Westbrook, qui mènent toujours 3-2 avec la perspective
de jouer le prochain match à OKC, répondent aux questions des
journalistes : « Stephen Curry est-il un défenseur sous-estimé ? » demande
une consœur. Westbrook éclate alors de rire et secoue la tête. Comme si la
question était ridicule. Durant répond de façon respectueuse, mais son
coéquipier se moque ouvertement du double MVP en titre.
La scène en rappelle une autre. Finale NBA 2011, Dallas contre Miami.
Au Game 4, Dirk Nowitzki est malade, il a de la fièvre, il tousse beaucoup,
mais joue quand même et marque 21 points, dont 10 dans le dernier quart-
temps pour empocher la victoire. Avant le cinquième match, Dwyane Wade
et LeBron James sont filmés en train de se moquer de la toux de
l’Allemand, un signe évident que les deux stars de Miami ne respectent pas
leur adversaire. En 2006, déjà, quand Miami avait battu Dallas en finale,
Wade avait déjà tenu des propos très durs sur le manque de leadership de
Nowitzki. Au final, le Maverick ignore les « comportements de gamin »,
selon ses termes, des joueurs du Heat et va apporter la meilleure réponse
possible en remportant les matchs 5 et 6 de façon éclatante.
En 2016, l’histoire se répète. Le comportement de Westbrook va
fortement échauffer le vestiaire de Golden State. Et, contre toute attente, les
champions en titre vont faire preuve d’une ténacité et d’un sang-froid
exceptionnels pour renverser la série, gagner les deux derniers matchs et
rejoindre Cleveland en finale.
Golden State aura une chance de défendre son titre, mais c’est à cette
occasion que Curry va souffrir le plus. Cette fois, ce sont les Warriors qui
mènent 3-1. Jamais personne n’est revenu d’un tel écart en finale NBA.
Pourtant, sur les ailes d’un LeBron James magnifique, les Warriors, privés
d’Andrew Bogut, de Draymond Green suspendu au Game 5, et d’un Curry
diminué, vont lâcher le trophée. Au Game 6 notamment, une séquence va
ramener le double MVP sur terre. À quatre minutes de la fin du match,
Curry, défendu par James, tente une pénétration à gauche. Sous le cercle, il
feinte le tir, mais le défenseur ne mord pas. Curry monte alors, mais James
gifle la balle dans les tribunes. Le contre est particulièrement autoritaire.
Curry semble petit, fatigué, résigné. James en revanche est regonflé,
dominateur, énorme. D’ailleurs, juste après l’action, « le Roi » va chambrer
Curry, le regard mauvais et le sourire méchant, pendant dix bonnes
secondes. James ne fait jamais cela d’ordinaire. Mais, pour la première fois
depuis le début de la finale perdue en 2015, LeBron sent qu’il reprend
l’ascendant sur ce « gamin » chétif, l’usurpateur qui lui vole le trône depuis
plus d’un an.
L’image ravit tous ceux qui attendent que la bulle Curry éclate enfin.
James est sur le point d’effacer l’erreur, de remettre la NBA sur le droit
chemin de sa vérité historique. Le petit shooteur arrogant dépose les armes
face au monstre physique. Sur la défense suivante, Curry tente de se venger.
Il rate de peu l’interception sur LeBron, mais ce dernier conserve le ballon
et le Warrior écope de sa sixième faute. Mécontent du coup de sifflet, Curry
laisse éclater sa frustration. Il pourrit l’arbitre et balance son protège-dents
– une mauvaise habitude – sauf que cette fois, son accessoire atteint en
pleine tête un fan de Cleveland au premier rang. Il écope d’une faute
technique et se fait donc éjecter, pour la première fois depuis
décembre 2013.
Avant de rejoindre le vestiaire, il s’excuse auprès du jeune homme qui a
reçu son protège-dents, mais le mal est fait. Pour tous les haters,
l’imposture de l’image parfaite d’enfant de chœur du Warrior est révélée.
Le masque est enfin tombé. Curry est humain après tout et son arrogance
explose au grand jour. Pire, ou mieux selon le point de vue, c’est tout le
clan familial qui va être éclaboussé après le tweet malheureux à chaud
d’Ayesha, la femme de Curry. Elle accuse gravement la NBA de tout faire
pour vouloir un Game 7 : « J’ai perdu tout respect. Tout cela est truqué,
pour l’argent ou les audiences télé, je ne suis pas sûre. Je ne me tairai pas, je
viens de le voir en direct. »
La mignonnerie absolue de 2015 avec la petite Riley sur le podium vient
de laisser place à la famille de privilégiés mauvais perdants. Le conte de
fées est terminé. À Oakland pour le Game 7, Golden State perd son titre.
LeBron James accomplit la prophétie et ramène enfin un trophée majeur à
Cleveland. Curry sombre et les critiques se lâchent. Pour Draymond Green
son coéquipier, c’est la jalousie qui parle. Il l’exprime à CBS en avril 2017.
« Déjà, regardez Steph, sa taille, son gabarit. Il n’est pas censé faire ce
qu’il fait. Ça, déjà, ça énerve certaines personnes. Ensuite, il est devenu
bien plus que ce que tout le monde attendait de lui. Les gens pensent aussi
qu’il est un héritier, un gamin qui a grandi avec une cuillère en argent dans
la bouche. Mais ce n’est pas grâce à ça qu’il en est là aujourd’hui !
Normalement, à sa place, on s’attend à voir un gamin de quartier difficile
qui n’a jamais rien eu et qui s’est battu comme un chien pour tout ce qu’il
a. Les gens pensent automatiquement que Stephen, en raison de son milieu,
n’est pas fait de ce bois-là, qu’il n’a pas l’étoffe, que c’est un mec tendre,
soft. Parce que sa couleur de peau est pâle, il devrait être soft. Les gens
veulent le réduire à un shooteur soft. Mais il s’améliore sans cesse. Tous
ceux qui détestent Steph, les anciens joueurs ou les joueurs du moment,
c’est de la jalousie. Ce qu’il fait est mieux que les autres. Il est meilleur,
c’est tout. »
La réussite du meneur des Warriors pose problème pour plusieurs
raisons. Tout d’abord, pour un joueur NBA, il est plus facile d’admettre
qu’un autre le domine parce qu’il est physiquement supérieur. Personne ne
choisit ses gènes et face à Shaquille O’Neal, Michael Jordan ou LeBron
James, l’ego est sauf car Dame Nature ne répartit pas de façon égale ses
bienfaits. Se faire dominer par Stephen Curry, c’est une tout autre histoire.
C’est admettre que ce petit gabarit limité dispose d’une technique
supérieure, qu’il a plus travaillé, qu’il possède un sang-froid supérieur, un
culot supérieur, un mental plus dur. La confrontation avec Curry n’exonère
personne de son autocritique. Et plus les médias mettent en avant les
qualités du meneur de Golden State, plus ces louanges apparaissent comme
autant de failles chez les autres joueurs, plus doués au départ mais moins
performants.
Et cela passe d’autant plus mal que le numéro 30 de Golden State ne
correspond pas au stéréotype du joueur dominant et dur, dressé en creux par
Draymond Green. Aux États-Unis, notamment pour de nombreux joueurs
de NBA, la culture basket, ainsi que la culture hip-hop notamment,
appartiennent toutes deux à la culture des quartiers défavorisés des grandes
villes, sociologiquement majoritairement peuplés par des Noirs. Les
qualités de dureté, d’agressivité appartiendraient ainsi aux joueurs issus de
ces quartiers, entendez donc noirs, pauvres et versés dans la culture hip-
hop. Forcément, Stephen Curry, visage pâle, fils de millionnaire et doté
d’une éducation catholique stricte ne colle pas au profil, contrairement à
Russell Westbrook, James Harden ou LeBron James. Avant le succès des
Dirk Nowitzki, Tony Parker ou Pau Gasol, les Européens faisaient l’objet
des mêmes suspicions.
À la suite de la finale 2016, le concert des reproches a repris de plus belle
au moment où les Warriors, l’équipe à 73 victoires en saison régulière, ont
accueilli quelques semaines plus tard dans leur effectif Kevin Durant,
MVP 2014 et arme offensive de tout premier plan. Durant a été la cible
prioritaire des attaques qui stigmatisaient la facilité du chemin choisi pour
aller au titre. En 2010, quand LeBron James décide de déplacer ses talents à
Miami pour s’associer à Dwyane Wade et Chris Bosh, de nombreuses voix
s’élèvent pour dénoncer le manque de panache des stars qui s’associent au
sein de ces « super équipes ». Le chœur reprend en 2016, dirigé cette fois
vers Oakland.
Curry n’est pas épargné. D’une certaine façon, on lui reproche, juste
après avoir laissé le titre à James, d’accepter de partager le volant de sa
propre franchise avec un joueur dont le talent pur lui est sans doute
supérieur. Les comparaisons établies avec Michael Jordan deux ou trois
mois plus tôt lui reviennent alors en plein visage, comme un boomerang. Le
titre de 2017 ne changera rien à ces critiques car au final, le titre de MVP
des Finals échappe à nouveau à Curry. Cette fois, contrairement aux
difficultés de 2015, Curry évolue à un haut niveau d’excellence (26,9 pts,
9,4 passes et 8,0 rebonds en cinq matchs). Mais Kevin Durant est encore
au-dessus et mérite largement le trophée de meilleur joueur.
Au final, la popularité de Curry auprès du grand public sportif, auprès
des acheteurs de maillots, de chaussures, des votants pour les titulaires du
All-Star Game ne s’en est pas ressentie. Mais d’autres indicateurs montrent
que le dédain affiché par les joueurs eux-mêmes a un impact sur son image.
Par exemple, les résultats d’un sondage publié en août 2017 interrogeant les
39 rookies, c’est-à-dire les nouveaux joueurs entrant en NBA, sur l’identité
de leur joueur préféré dans la ligue couronnent LeBron avec 31 % des
votes. Mais le plus surprenant, c’est que Curry n’apparaît pas du tout dans
ce classement. Pas un seul vote pour lui ! Viennent après James Russell
Westbrook (19 %), Kawhi Leonard (8 %) et James Harden, Kevin Durant et
Draymond Green (6 %). Les rookies, choisis pour l’écrasante majorité pour
leur potentiel athlétique, chérissent donc des joueurs aux qualités
athlétiques supérieures. Curry va peut-être inspirer la prochaine génération
de joueurs, mais sa cote de popularité au sein même de la ligue ne va pas
grimper du jour au lendemain.
Partie 3

Comprendre le génie
Chapitre 7

Le shooteur qui a changé le jeu

« O n l’a appelé “l’Été des larmes”. » Jackie Curry est la sœur de Dell et
donc la tante de Stephen. En 2015 pour ESPN, elle évoque l’été 2003 et
l’ambiance étrange et orageuse qui s’est installée pendant deux mois dans la
maison Curry à Charlotte. Dell a pris sa retraite depuis un an et toute la
famille a quitté le Canada. Stephen a commencé le lycée depuis un an.
Jusque-là, Dell ne s’est jamais trop mêlé du jeu de son fils. Mais en
troisième, la première année du lycée américain, le jeune Stephen décide de
se donner les moyens de réussir au basket. Le gamin veut suivre les pas de
son père. Il n’a pas forcément la carrure mais la volonté est là. Il laisse de
côté les autres sports et passe l’année à s’entraîner sérieusement. Vraiment
sérieusement. Stephen est « prêt à faire tout ce qui est nécessaire pour jouer
à l’université », explique-t-il. La NBA, pour un gabarit comme le sien, pour
un ado prépubère, n’est même pas un sujet de conversation.
Dell prend son fils au sérieux. Pour la première fois, il quitte le rôle du
père et de partenaire de petits jeux d’adresse sans conséquence qu’il
partageait jusque-là avec ses garçons. Il enfile le short du joueur qui a seize
ans d’expérience en NBA. Il voit avec lucidité que le petit devant lui, qui
quitte l’équipe Junior Varsity pour l’équipe première du lycée, la Varsity, va
au-devant de grandes difficultés. « Je déclenchais mon tir à partir de la
hanche, explique Stephen dans une interview vidéo donnée à Graham
Bensinger. On en a parlé avec mon père. Il m’a dit : “Il faut que tu armes
ton tir plus haut et il faut que tu déclenches plus rapidement. Les défenseurs
seront meilleurs, plus grands et tu vas te faire contrer.” »
Stephen accepte les conseils de son père. Cela implique tout d’abord de
casser son jouet préféré. Son tir extérieur. Une sorte d’amputation. La
douleur est immédiate. À cet âge, Stephen le basketteur n’a qu’une seule
arme dans son répertoire. Il sait mieux dribbler que la moyenne, il voit bien
le jeu, mais son gabarit lui interdit beaucoup de choses. En revanche, il sait
shooter. Avec ce que lui impose son père, un déclenchement au niveau des
épaules, il repart de zéro. Une véritable souffrance.
« J’ai changé ma mécanique, poursuit Stephen. J’ai remonté ma position
de départ. Cela a été un été très frustrant, c’est le moins que l’on puisse
dire. Au niveau basket, c’était la pire période de ma vie. J’étais assez adroit
avec mon premier tir. Mais en changeant la mécanique, il faut
reprogrammer son cerveau, son bras, sa mémoire musculaire. Pendant un
mois, je ne pouvais pas tirer en dehors de la raquette. Je n’avais ni la force
ni la constance dans mon tir pour le faire. Or, j’étais un shooteur. Et, ne pas
pouvoir faire ce que je faisais d’habitude, c’était horrible. »
La tension devient palpable dans la maison. Stephen passe ses journées et
une partie de ses soirées sur le terrain de basket de la maison familiale, dans
la banlieue sud de Charlotte. Coincé entre le garage et un gazon
impeccable, Dell a fait aménager un demi-terrain aux dimensions officielles
NBA. Le sol est couvert d’un goudron au grain léger et accueillant et le
panier est un équipement de haut niveau avec filet, Plexiglas. Plus jeune,
Dell aurait rêvé d’une installation pareille. Pourtant, son fils termine
souvent ses journées en pleurs. Stephen a annulé toutes ses activités
habituelles pour l’été. Pas de voyage, pas de distraction. Il ne va même plus
courir les matchs informels de basket dans les gymnases locaux. Il n’a
qu’un seul objectif : réinventer son tir et devenir à nouveau opérationnel.
Les premières semaines, le futur meilleur shooteur de l’histoire vit un
enfer. À tel point qu’il concède alors qu’il a détesté shooter. Les progrès ne
viennent pas. « C’était dur de les voir dans le jardin, tard le soir et des
heures pendant la journée, en train de bosser sur le tir de Steph, concède
Seth, le jeune frère de Stephen, à Sports Illustrated Kids en 2016. Ils
avaient tellement modifié son tir qu’à un moment, Steph ne pouvait même
plus shooter du tout. Il a bossé comme un fou. » « Ça a été un été
compliqué pour lui », reconnaît son père. « Au cours de l’été, je suis allé
faire des camps de basket et les gens me disaient : “Mais t’es qui, toi” ?
Pourquoi est-ce que tu joues au basket ? évoque le meneur des Warriors
avec Sports Illustrated en 2013. J’étais mauvais à ce point, vraiment,
pendant un mois et demi. » Mais le travail finit par payer. « J’ai commencé
à retrouver des sensations, je dirais au bout d’un mois, un mois et demi, j’ai
compris le truc », ajoute Stephen.
13 avril 2016. Treize ans après l’été des larmes, ces gouttes se sont
transformées en diamants. Dernier match de la saison régulière 2015-2016.
Le match contre Memphis renferme un enjeu capital pour les Warriors qui
comptent déjà 72 victoires sur la saison, soit autant que le record de
victoires en saison régulière, détenu par les Bulls depuis leur saison 1995-
1996. Un succès de plus et le record est à eux. Derrière cet objectif collectif,
Stephen Curry vise également une autre cible. Depuis le début de la
campagne, il a déjà marqué 392 tirs à trois-points. Le shooteur de Golden
State ne cache pas son envie d’atteindre la barre des 400 triples réussis sur
une saison. Huit trois-points marqués sur un match, c’est une performance
dont peu de joueurs sont capables.
Dès la fin du premier quart-temps, Curry a déjà marqué six fois derrière
la ligne. À la fin du troisième quart-temps, il rejoint le banc. Le match est
déjà largement gagné et il a marqué 46 points en dégainant 19 fois à trois-
points. Pour dix réussites ! Avec 402 bombes longue distance sur la saison,
Stephen Curry établit un nouveau record. Il efface ainsi des tablettes le
précédent, établi la saison précédente par lui-même ! La barre des 400
triples est d’autant plus historique que celle des 300 constituait déjà un
territoire vierge de toute présence humaine.
En 2014-2015, l’année de son premier trophée de MVP, Curry avait
marqué les esprits en réussissant… 286 tirs à trois-points, nouveau record
sur le moment. Un an après cette prouesse qui lui a valu la reconnaissance
individuelle ultime en NBA, le meneur explose son record du monde de
plus de 40 % ! Ce genre de bond n’arrive jamais dans une discipline aussi
professionnelle, jouée partout sur la planète, où la compétition et la
concurrence sont si fortes. Avant les 286, Curry détenait déjà le record
précédent avec 272 en 2012-2013. Il avait alors éclipsé celui de Ray Allen
en 2005-2006 (269). Ces trois chiffres, 269, 272, 286, participent toutefois
d’une progression logique. Ce 402 fait basculer l’art du tir à trois-points
dans une autre dimension.

De toute l’histoire de la NBA, battre un record de saison de la sorte, c’est


du jamais-vu. Une anomalie de l’évolution. Le New York Times a établi un
graphique représentant l’évolution du record, calculant sa croissance
moyenne. Selon les données récoltées sur les trente dernières années de
NBA, la marque de 402 tirs aurait dû être atteinte aux alentours de 2035 !
« Bonne chance pour battre ce record la saison prochaine, plaisante alors
Steve Kerr, entraîneur des Warriors, en conférence de presse auprès de son
joueur. Je sens que celui-là va durer un moment. » Le coach adverse, Dave
Joerger, est abasourdi : « Ce qu’il a fait est incroyable. Cette ligue
appartient à Steph Curry. » Parfois, un joueur ou une équipe forcent le trait
pour obtenir un record. Ça s’est déjà vu en NBA ou ailleurs. La
performance se fait alors au détriment du principe élémentaire du jeu :
gagner la rencontre. Il faut donc rappeler que ces 402 triples ont été
marqués au cours d’une saison où les Warriors ont battu le record de
victoires en saison régulière, ce qui éclaire l’exploit individuel d’une
lumière bien différente.
« Dans le cas précis de Steph, s’il est égoïste, ça nous aide, expliquait
Steve Kerr après le match du record. On veut qu’il cherche son tir en
permanence, qu’il attaque, qu’il soit agressif tout le temps. » On peut même
inverser les données du problème. C’est probablement parce que Curry a
marqué 402 paniers à trois-points que les Warriors ont gagné autant de
matchs.
Stephen Curry est indiscutablement le meilleur shooteur de l’histoire. Un
compliment à double tranchant. Longtemps, ses critiques ont voulu
l’enfermer dans cette étiquette élogieuse mais trop étroite pour le génie du
bonhomme. Son talent va bien au-delà, mais il n’en reste pas moins le
meilleur dans l’exercice. Les records sont là pour l’attester.
402 triples sur une saison. Record. En fait, il squatte les trois premières
places de ce podium avec ses saisons 2015-2016, 2016-2017 (324) et 2015-
2016 (286). Il détient aussi le record du plus grand nombre de trois-points
marqués sur une campagne de playoffs avec 98 en 2015, à égalité avec son
coéquipier Klay Thompson en 2016.
Treize paniers à trois-points réussis sur un match. Un autre record en date
du 7 novembre 2016 lors de la réception de New Orleans. Le match
précédent, le 4 novembre à Los Angeles contre les Lakers, le Warrior avait
rendu une copie de 0/10 derrière la ligne des 7,23 m. Les 157 matchs
précédents, encore un record NBA, Curry avait toujours réussi à mettre au
moins un tir primé. Là, il avait dévissé. Il a réagi.
« Ces deux derniers jours, j’ai été dur envers moi-même à l’entraînement,
expliquait-il après la rencontre contre New Orleans. Et j’ai fait de bonnes
sessions. J’essaye de ne pas trop en rajouter après un mauvais match. Ma
routine reste la même, mais j’étais plus concentré au cours de ces deux
derniers jours, je voulais retrouver le rythme et voir le ballon tomber
dedans. » Résultat, Curry termine le match avec 46 points et surtout une
performance éblouissante à longue distance : 13/17 à trois-points. Nouveau
record. Il détenait évidemment le précédent (12), mais le partageait avec
Kobe Bryant et Donyell Marshall. Plus aujourd’hui. Cela représente
39 points marqués en 17 tirs. Si un joueur avait dunké seul sous le
panier 17 fois, cela ne représenterait au final « que » 34 points !
Curry détient également le record du nombre de trois-points marqués sur
une saison en NCAA à l’université (162 pour la saison 2007-2008), celui du
nombre de trois-points marqués sur une finale NBA (32 en 2016). Il est
peut-être plus simple de se demander de quel record il ne dispose pas. Il
n’est pas le joueur le plus adroit en carrière à trois-points de l’histoire de la
NBA. Ce record appartient à son coach Steve Kerr (45,4 % de réussite).
Curry se classe quatrième (43,7 %) derrière l’entraîneur des Warriors,
Hubert Davis et Dražen Petrović. Mais le volume de tirs pris entre les trois
premiers et le meneur des Warriors est incomparable. Il lui manque
également le record du nombre de trois-points marqués sur un match de
playoffs (11), qui appartient à Klay Thompson alors que Curry s’est arrêté à
huit. Ainsi que celui du nombre de trois-points marqués sur un match des
Finals. Curry en a marqué sept à trois reprises mais Ray Allen a fait mieux
avec huit, le 6 juin 2010.
« À longue distance, je ne sais pas s’il y a meilleur que lui », concède
Larry Bird en janvier 2016 pour le site cleveland.com. Le rival de Magic
Johnson dans les années 1980 a longtemps été considéré comme le meilleur
shooteur de l’histoire. « Quelle arme qu’un shooteur comme Curry, à qui
son coach donne carte blanche ! Rater un ou deux tirs n’a aucune
importance pour lui. Il va simplement continuer à shooter, continuer à se
reculer. Il peut vous tuer en un clin d’œil. »
Le shoot du meneur des Warriors est une merveille. N’importe qui, fan de
sport ou pas, peut s’en rendre compte au premier coup d’œil. La beauté du
geste est universelle. Le motif hypnotisant. La fluidité, la souplesse et le
naturel qui se dégagent de sa mécanique confinent à la perfection. Curry
dégaine avec grâce. La fin de son geste évoque le port de tête altier d’un
cygne majestueux. « J’aime tout dans le shoot, avoue Curry en 2014 à
ESPN. Mais, surtout, le geste parfait. Quand mon corps est en rythme,
depuis la prise d’appui au sol jusqu’au moment où le ballon quitte mes
doigts. Quand c’est le cas, tout est très doux, fluide, calme. Tout bouge en
moi, presque comme une vague. C’est quelque chose de beau. » Son tir est
à montrer dans toutes les écoles de basket. L’alignement hanche-coude-
ballon-œil est un modèle du genre. L’équilibre, le fouetté, tout est là.
Dans sa technique, rien de compliqué. Évidemment, quand un geste a
l’air facile et naturel, c’est qu’il y a derrière des milliers d’heures de travail.
Mais pas seulement, d’après Bruce Fraser, assistant-coach de Golden State
et responsable du développement des joueurs. Ancien coéquipier de Steve
Kerr à l’université d’Arizona, Fraser a travaillé au cours de sa carrière avec
certains des meilleurs shooteurs de l’histoire. Kerr donc, mais aussi Reggie
Miller et Steve Nash, puis Klay Thompson et Curry. Il est capable de voir
en Stephen le talent spécifique et inné qui n’a pas sauté aux yeux des
recruteurs tout au long de la carrière de la star des Warriors.
« Est-ce qu’il est possible d’essayer de shooter comme Steph ? interroge
Fraser dans un article pour Sports Illustrated en mars 2016. Oui. Est-il
possible d’y parvenir ? Non. Est-il possible de copier exactement son
geste ? Quelqu’un de très bon en imitation pourra le faire, mais mettre les
tirs ? Impossible ! » Le gourou du shoot poursuit : « Chaque individu est
génétiquement câblé différemment. Certaines personnes voient, sentent le
parcours de la balle jusque dans le panier, c’est comme ça. D’autres ont une
trajectoire de tir très plate, ont du mal à ajuster une courbe plus
harmonieuse. Steph est capable de modifier sans difficulté sa courbe, de
l’accentuer ou de la réduire. Est-ce grâce à l’entraînement ? Je crois que ça
tient plus du don naturel, mais il ne s’agit que d’une opinion personnelle. Je
pense qu’il possède la meilleure coordination main-œil au monde. »
Steve Nash, que Fraser a côtoyé de longues saisons à Phoenix, est connu
pour sa dextérité générale et une coordination hors du commun. Il possède
un niveau excellent en ping-pong par exemple et est capable de réaliser,
balle au pied, les dribbles de footballeur les plus élaborés. D’après le coach,
Curry est encore au-dessus. Le meneur des Warriors est également un
golfeur, sa deuxième passion sportive, qui pourrait prétendre à une carrière
professionnelle s’il s’en donnait vraiment les moyens. Son ambition est de
le devenir au terme de sa vie de basketteur pro.
En 2014-2015, Steve Kerr, pour booster la fraîcheur de ses troupes,
décide un jour d’annuler l’entraînement pour emmener l’équipe au bowling.
Stephen Curry commence et enchaîne les strikes. Rapidement, il rajoute de
la difficulté avec des effets loufoques, des positions peu orthodoxes… Il
s’amuse, mais continue à dégommer les quilles. « C’était dingue, ridicule
même », rappelle Bruce Fraser au Washington Post en avril 2016. « Tu as
beaucoup joué au bowling ? » lui demande alors Fraser. « Non, pas trop »,
répond Curry. L’adresse naturelle du fils de Dell est hors norme. Et cela fait
maintenant plus de vingt ans qu’il s’entraîne au tir quotidiennement pendant
des heures.
Derrière la simplicité apparente, quelques spécificités techniques du
shoot de Stephen Curry n’appartiennent qu’à lui. « Il n’est pas simplement
le meilleur shooteur de l’histoire ou le shooteur le plus pur », avance en
2014 pour ESPN Adam Filippi, alors directeur du scouting international des
Charlotte Bobcats et spécialiste reconnu du shoot. « Son tir dans l’élévation
est en train de redéfinir et révolutionner l’art du tir. » Globalement, avant
Curry, le modèle du tir extérieur est le jump shoot de Michael Jordan, Ray
Allen ou Kobe Bryant. Le shooteur décolle de quelques dizaines de
centimètres et, en haut de sa trajectoire, à l’équilibre, juste avant de
redescendre, il déclenche. Jordan et Bryant étaient si athlétiques qu’ils
étaient capables de dégainer par-dessus pratiquement tous les défenseurs, et
parfois dans la phase descendante de leur saut. La plupart du temps, sur
leurs situations de un-contre-un, ils sautaient en se reculant pour se donner
encore un peu plus d’air. Le tir que les Américains appellent le fade away.
Dirk Nowitzki, bien moins athlétique mais bien plus grand (2,13 m), a
adapté le fade away en déclenchant le tir en reculant à partir de son unique
et dernier appui. Sa taille et son équilibre faisaient le reste. La grande force
de ces champions était de toujours pouvoir trouver un tir, même dans les
situations les plus mal embarquées.
Curry ne dispose ni des qualités athlétiques ni de la taille des stars
précitées. Toute sa jeunesse, on n’a eu de cesse de lui pointer ces limites. Sa
sœur Sydel se rappelle ce qu’on promettait à son frêle frère à la sortie du
lycée : « On lui disait qu’il allait se faire démonter, qu’on allait le piétiner »,
se rappelle celle qui jouera au volley, comme sa mère, à l’université. Ces
menaces n’ont fait que renforcer la détermination du jeune Stephen. Il avait
déjà souffert tout un été au cours de son lycée pour modifier sa mécanique.
Son objectif à l’université a été de dégainer avec précision, mais de plus en
plus vite. Curry était prêt à penser en dehors de la boîte. À expérimenter de
façon radicale. « Ce qui l’a poussé, c’est l’idée suivante : si tu n’y vas pas à
fond, on ne saura jamais ce que ça peut donner », reprend sa sœur.
L’arrière de Davidson ne cherche alors pas à shooter comme les autres.
Curry ne saute pas avant de déclencher. Son tir « sur l’élévation » participe
du même mouvement que sa prise d’appui. Le haut de son corps se met en
place en même temps que ses pieds et, ensuite, tout le corps se détend dans
un même mouvement pour shooter. La balle quitte la main de Curry alors
qu’il monte encore, environ à la moitié de son saut. Premier atout du
dispositif, ses jambes participent à la force transmise par son corps jusqu’au
bout de son majeur, le dernier doigt à toucher la balle. Alors qu’un shooteur
en suspension ne shoote qu’à la force des bras. Conséquence, la balle quitte
la main de Curry et monte selon un angle de 55 % par rapport à
l’horizontale, soit 10 % de plus que la moyenne des bons shooteurs. La
balle monte ainsi plus haut, ce qui permet déjà dans un premier temps de
rendre le contre adverse plus difficile. Surtout, cette courbe fait qu’au
moment où le ballon retombe dans le cercle, l’angle de la trajectoire
« ouvre » l’entrée dans le cercle plus largement que sur une courbe de tir
plus plate.
Le deuxième avantage est encore plus décisif. Normalement, le problème
avec le déclenchement d’un tir avant d’avoir atteint le point le plus haut de
son saut vient du fait que ce tir est plus facile à contrer. En effet, la balle est
plus basse, donc plus accessible au défenseur qui peut intervenir sur le cuir.
Il s’agit pour le meneur des Warriors d’un risque assumé. De toute façon, en
ce qui le concerne, si la question est de savoir si son tir sera déclenché à une
hauteur inaccessible aux autres, alors le combat est perdu d’avance. Il n’a ni
la taille ni la détente. Curry a donc choisi un autre terrain de jeu. La vitesse.
Il a accepté de perdre en hauteur pour gagner en vitesse.
Les experts de « Sport Science » ont calculé que le double MVP est
capable, à partir du moment où il attrape la balle à la fin de son dribble ou
en réception de passe, de shooter en un peu moins de 4 dixièmes de
seconde. Un être humain normal cligne des yeux en 3 dixièmes. « Sport
Science » n’a jamais vu plus rapide. La moyenne pour un joueur NBA dans
l’exercice est de 5,4 dixièmes. La différence ne paraît pas significative,
pourtant elle l’est. En 1,4 dixième de seconde, le ballon sur un tir de Curry
se trouve déjà à 3,60 mètres de haut, hors d’atteinte des défenseurs.
Quand Stephen Curry navigue balle en main autour des écrans posés par
ses coéquipiers, la défense adverse peut choisir de « changer » de défenseur
sur lui pour ne pas lui laisser la moindre ouverture. C’est ainsi que des
intérieurs, des gabarits grands et costauds, se retrouvent à tenter de défendre
sur le feu follet. Curry s’amuse souvent à les déstabiliser de quelques
dribbles et finit la plupart du temps par balancer une bombe par-dessus ces
géants qui savent pourtant pertinemment ce que la star de Golden State
prévoit de faire. Simplement, il est capable de shooter en moins de temps
qu’il ne leur en faut pour lever le bras. Leur avantage de taille est réduit à
néant par la vitesse de Curry. Et comme défendre les bras en l’air est
impossible sans perdre beaucoup de vitesse latérale et donc s’exposer à se
faire déposer en dribble, la messe est dite. Face à ce genre de défenseur, la
star peut shooter à l’envi. Et la défense ne peut qu’espérer qu’il rate la cible.
Ce genre de tirs après le dribble est ce qui sépare Stephen Curry du reste
du monde et notamment des autres shooteurs d’élite. « Tous les autres
réagissent alors que Curry anticipe et lit le jeu de façon brillante, explique
en 2014 David Thorpe, analyste pour ESPN et directeur d’un centre
professionnel d’entraînement. C’est là que Stephen est le meilleur, sans
doute le meilleur en NBA. Trouver l’ouverture là où il ne semble pas y en
avoir. C’est de l’art. Parce que si tu ne trouves pas d’ouverture, peu importe
que ton tir soit génial ou que ta mécanique soit la plus pure. »
Le tir signature de Stephen Curry est le tir à trois-points après le dribble.
Longtemps, le tir à trois-points a été un tir sur retour de passe. Steve Kerr a
passé sa carrière à attendre dans le corner que ses coéquipiers le
démarquent pour envoyer. Ray Allen mais plus récemment Klay Thompson
sont les archétypes les plus performants de cette façon de faire. Et peu
importe leur qualité de tir, ces joueurs sont dépendants des services des
autres. Curry peut évidemment shooter après la passe de ses camarades,
mais il est aussi performant quand il se débrouille tout seul après le dribble.
Très peu de joueurs en sont capables. En mai 2017, ESPN avançait des
chiffres. La NBA comptabilise ce genre de statistiques depuis quatre ans
seulement, et Curry est évidemment celui qui a réussi le plus de tirs à trois-
points après dribble sur la période. Il en a même réussi à lui seul plus que
24 équipes NBA !
« Il évolue sur sa propre planète », explique Ray Allen à Business Insider
en avril 2016. La légende du tir en NBA est détenteur pour quelques saisons
encore du record du plus grand nombre de tirs à trois-points inscrits en
carrière (2 973), mais, sauf catastrophe, Curry devrait le détrôner entre 2020
et 2021. « Les gens le comparent à moi ou à Reggie [Miller], mais Steph est
dans une catégorie à part. En raison de sa capacité en dribble, en raison de
sa capacité à scorer à volonté, au tir et en attaquant le cercle. Moi, Reggie
Miller, Kyle Korver, Klay Thompson, on joue à un jeu différent. Nous
sommes des shooteurs. Steph, c’est différent. Il joue un peu comme un
arrière-shooteur tout en ayant la maîtrise de balle d’un meneur. »
« Je n’ai jamais rien vu de tel de toute ma vie, dit avec ses mots Allen
Iverson en février 2016 à NBC. J’étais un tueur en série certifié mais lui, il
a vraiment toute la panoplie, le tir, le dribble. Il n’est pas croyable ! »
« Steph est en train de redéfinir les catégories à lui seul », enchaîne Steve
Nash dans le même article. Nash, meneur qui a bousculé le jeu en NBA
dans les années 2000 avec Phoenix et son attaque « en moins de sept
secondes », est un des pères spirituels de Curry. Simplement, Curry a
poussé le concept de son mentor plus vite, plus loin, en étant plus agressif.
« Personne n’est comme lui. Sa capacité à mettre des tirs et à assurer en
même temps les responsabilités d’un meneur de jeu est historique et unique.
Impossible de trouver un joueur avec plus d’habiletés que lui dans l’histoire
du jeu », confirme Nash.
Souvent, les forts attaquants maîtrisent très bien quelques armes de
prédilection, mais sont moins à l’aise avec d’autres. Tony Parker, par
exemple, est excellent dans la finition près du cercle, mais n’est pas un
grand shooteur à trois-points. Curry est différent. Il dispose de tous les
outils. « Je n’ai jamais vu quelqu’un qui était un grand shooteur dans tous
les cas de figure, confie en 2014 à ESPN Mark Jackson, alors coach des
Warriors. Après le dribble, en mouvement, derrière un écran, après un
pick’n’roll, en passant au milieu des défenseurs sur le pick’n’roll pour
terminer sur un pied, en reculant par-dessus une prise à deux. Steph est un
grand shooteur quel que soit le tir. Je n’ai jamais vu quelqu’un à ce niveau.
Personne d’autre ne fait la totale, personne ne sort d’une prise à deux pour
balancer à dix mètres. Ce type n’a pas de limite. »
Le tir à trois-points après le dribble est en train de devenir « le tir le plus
important de NBA », d’après ESPN. James Harden des Rockets est devenu
un spécialiste du genre, notamment après un dribble de recul. Dans le
sillage de Curry, tous les meilleurs meneurs de NBA s’y mettent. Russell
Westbrook, Isaiah Thomas, Kyle Lowry, Damian Lillard, Kemba Walker,
Mike Conley étaient en 2017, avec Curry et Harden, les joueurs ayant réussi
le plus de ce genre de tir.
En effet, face à un joueur adroit et capable de se libérer grâce à son
dribble, il n’existe pas de bonne défense. Ce tir popularisé par Curry est en
train de devenir l’arme absolue des arrières qui dominent actuellement la
discipline. Mais personne ne pratique cet art avec autant de maîtrise et un
pourcentage de réussite aussi haut que le Warrior.
Pendant longtemps, Stephen Curry a essayé de couler sa singularité dans
le moule du bon meneur NBA. Finalement, il a redéfini le modèle à son
image. Mais la première tentation, celle de rentrer dans le rang, a orienté
son début de carrière. C’est uniquement pour cette raison qu’il est resté une
troisième saison à Davidson. Pour occuper le poste 1. Pour prouver qu’il
pouvait diriger le jeu d’une équipe. À l’époque, personne ne pouvait
sérieusement envisager qu’un jour Curry serait capable de dynamiter les
défenses NBA, d’imposer son propre style, de gagner des titres et
d’enchaîner des saisons brillantes en shootant comme un forcené.
Pas même lui. Lors de notre interview avec lui pour BAM en 2010, il
affirme alors que son ambition est de devenir un « solide meneur NBA ».
Toute sa carrière, Stephen a entendu qu’il était trop petit, pas assez costaud.
Son horizon a longtemps été d’occuper sérieusement le poste que son
gabarit lui autorisait. Les orgies de points et de tirs étaient alors réservées à
Kobe Bryant et à ses clones. Stephen, par certains côtés, est resté le gamin
de lycée que son coach doit convaincre de shooter plus pour le bien de
l’équipe. Mentalement, la star des Warriors est un vrai meneur qui aime
partager, qui aime le beau jeu, opérer les bons choix. Il pense toujours au
collectif. Son humilité en dehors du terrain et le respect qu’il a envers les
gens se déclinent sur le terrain en une forme d’altruisme.
Il existe plusieurs illustrations de ce trait de caractère. La plus frappante a
été lors de sa première finale NBA en 2015. Les Cavs font
systématiquement prise à deux sur lui, même loin du cercle. Comme
lorsqu’il fut victime de prise à trois lors de son année junior à Davidson,
Curry accepte de lâcher immédiatement la gonfle. Il fait ce qui est bon pour
l’équipe, même si cela doit lui coûter le trophée de MVP.
De nombreuses superstars NBA se seraient entêtées. Curry n’est pas au
fond un croqueur de ballons. Un boulimique du cuir. Il ne confisque jamais
le jeu, comme a pu le faire Kobe Bryant ou encore Russell Westbrook en
2016-2017. Il n’abuse jamais au point d’écœurer et de démobiliser ses
coéquipiers. Pourtant, il tente parfois des choses qui seraient des tirs forcés
pour n’importe qui d’autre. S’il y a bien un joueur qui aurait le registre pour
abuser, c’est lui. « Personne n’est capable de shooter après dribble à dix ou
onze mètres du cercle de façon consistante, expliquait Steve Kerr au début
de la saison 2017-2018. Steph, il fait ça. »
Il lui a fallu du temps pour vraiment réaliser de quoi il était capable. Ou
alors d’avoir suffisamment confiance en lui, en ses partenaires et en son
coach, pour oser le faire. La première fois qu’il prend sciemment un tir très
longue distance, c’est-à-dire sans y être obligé par l’horloge, mais parce
qu’il décide qu’il s’agit de la meilleure option, c’est le 31 octobre 2015 à
New Orleans. Quatre jours avant, à Golden State, Curry leur a déjà collé 40
points. La défense des Pelicans est particulièrement en alerte. Sur une
contre-attaque dans le premier quart-temps, Anthony Davis parvient à
s’interposer devant Curry à trois-points et l’oblige à reculer. Davis reste les
pieds sur la ligne, comme tout défenseur sensé. Curry est à dix mètres. Il
hésite une fraction de seconde puis dégaine et marque, évidemment. Il finit
le match à 53 points, 8/14 à trois-points et confie juste après la rencontre
que son tir était « débile ».
Sauf que le shooteur prend goût à cette petite folie. À l’entraînement, il
réussit sans problème et avec consistance ce genre de tir. Sa technique de tir
dans l’élévation, ainsi qu’un fouetté de poignet d’une tonicité rare lui
permettent d’être une menace plus que crédible. Ce premier tir en appelle
beaucoup d’autres. La statistique la plus folle de sa saison 2015-2016
d’anthologie est la suivante. Entre 28 et 50 pieds du panier, soit entre 8,50
et 15 mètres du cercle, le Warrior a tenté 52 tirs. Il en a réussi 35 ! Soit
67,3 % de réussite.
Curry a pris la NBA par surprise. Souvent, à cette distance, il était seul,
beaucoup moins défendu que sur la ligne des trois-points ou plus près du
cercle. La distance n’est vraiment pas un problème pour lui et il s’est révélé
extrêmement adroit dans ces conditions. Un calcul rapide. Sur ces 52 tirs,
Curry a marqué 105 points (35x3). Il faut se rendre compte que si un joueur
avait dunké seul dans la raquette 52 fois, il n’aurait marqué « que » 104
points.
La « révolution Curry » est la suivante : le bonhomme est plus dangereux
pour la défense à dix mètres du cercle que n’importe quel autre joueur seul
sous le panier. Il étire la défense comme jamais personne ne l’a fait avant
lui. Dans une équipe qui tire profit de cette qualité, la façon de jouer au
basket prend alors un virage radical et les adversaires doivent s’adapter. Le
point de départ de cette disruption, c’est le tir de Stephen Curry. On a
longtemps douté de la capacité de Curry à s’adapter à la NBA, et les
sceptiques avaient raison. Le meneur des Warriors ne l’a pas fait. C’est lui
qui a redéfini les règles du jeu.
Chapitre 8

Derrière l’artiste, le travail

Le 25 avril 2012 a sans doute été la journée la plus pénible, la plus


effrayante de la vie de Stephen Curry. Il est allongé sur un lit au bloc
chirurgical du quatrième étage d’une clinique orthopédique à Van Nuys,
dans le sud de la Californie. Sa famille est dans le couloir, à quelques
mètres de là. Au-dessus de lui, alors que l’anesthésiant commence à
engourdir ses sens, le docteur Richard Ferkel, spécialiste des chevilles qui
opère des joueurs NBA depuis 1983, lui précise une dernière fois les
différentes options qui s’offrent à eux. Le chirurgien a tout prévu. Dans un
coin de la salle d’opération reposent notamment, pour le pire des scénarios,
des ligaments de cheville droite fraîchement prélevés sur le cadavre d’un
jeune homme en parfaite santé. Les trophées de MVP, les titres, tout ça est
alors très loin. Pour sauver une articulation potentiellement détruite, la
réalité est à deux doigts de basculer dans l’horreur gothique. Ce genre de
reconstruction à la Frankenstein est très risqué et ne garantit jamais un
retour à 100 %.
Le spécialiste ne sait pas encore ce qu’il va trouver dans la cheville droite
du joueur. Richard Ferkel et son patient ont épuisé dans les jours précédents
tous les examens externes possibles, IRM, radio, scanner. Aucun n’a révélé
avec certitude ce qui plombe la carrière de Curry. Moins d’un an avant, au
terme de la saison 2010-2011, Stephen a déjà subi une première opération
de la cheville droite, à Charlotte. Un premier spécialiste avait alors réparé
deux ligaments qui s’étaient distendus. Malheureusement, le mal est
profond.
La première entorse, cheville gauche, survient le 14 février 2009 pendant
un match contre Furman, lors de sa dernière saison à Davidson. Rien de
grave, mais il manquera à la suite de cette blessure le seul match, contre
The Citadel, de ses trois saisons universitaires. Le 15 mars 2010, contre les
Lakers, la même cheville roule bizarrement, et le rookie manquera les deux
matchs suivants, seules absences pour sa première campagne NBA. Entre
les étés 2006 et 2010, Curry ne rate donc que trois rencontres en quatre ans,
ce qui fait de lui un joueur particulièrement solide. En août 2010, il est avec
la sélection américaine pour un stage en Espagne et le 18 août, nouvelle
entorse à la cheville gauche après une mauvaise réception sur le pied d’un
partenaire.
Les vrais problèmes débutent à la saison 2010-2011. L’articulation droite
est sérieusement touchée pour la première fois lors d’un match de présaison
contre les Lakers. Après un temps de repos qui lui fait rater pratiquement
l’intégralité de la préparation, sa cheville droite lâche à nouveau lors du
premier match officiel contre Houston, le 27 octobre 2010. Deux jours plus
tard, contre les Clippers, en tentant de contourner un écran posé par Blake
Griffin pour libérer Eric Gordon, Curry voit son articulation se dérober sous
son poids, alors qu’il n’y a ni choc ni contact. Lui-même qualifie la blessure
d’« entorse fantôme », comme si un adversaire ou un obstacle invisible lui
avait joué un mauvais tour. Le 8 décembre, alors qu’il est cette fois en
possession du ballon, même punition. Sur un appui qui paraît pourtant
banal, sa cheville dévisse et l’empêche de jouer jusqu’à Noël. En janvier, il
connaîtra à nouveau une petite alerte à l’entraînement, mais il ne ratera plus
de match.
La première opération sur la cheville droite à la fin de la saison 2010-
2011 semble toutefois nécessaire. Le lock-out, la grève des propriétaires de
franchises NBA pour forcer les joueurs à renégocier le partage des revenus
de la ligue, repousse le début de la saison à Noël. Cela permet au Warrior de
se soigner correctement et de se préparer. Mais la saison sera
catastrophique. Quatre entorses de la cheville droite. La première lors du
dernier match de présaison contre Sacramento. Le 26 décembre 2011,
deuxième match officiel, il retombe sur le pied de Kyle Korver contre
Chicago. Rebelote. Le 4 janvier, nouvelle entorse fantôme. Le 10 mars
contre Dallas, dix de der. Le match suivant, contre les Clippers, son coach
jette l’éponge après neuf minutes de jeu. Fin de saison pour Curry. Il n’a
joué que 26 matchs sur 66 possibles.
Il est temps de repasser sur le billard. Au moment où Stephen Curry
s’endort sous l’effet de la drogue, le stress est maximal. Si jamais le docteur
Ferkel doit lui bricoler une cheville zombie, il en a au minimum pour six
mois de rééducation. Et le spectre de Grant Hill, meilleur ailier de la NBA à
la fin des années 1990, qui ne s’est jamais remis d’une grave série
d’entorses entre 2000 et 2003 et d’une reconstruction complète de
l’articulation en 2003, plane au-dessus du bloc opératoire.
Mais ce n’est pas tout. Il manque un ingrédient pour que le drame soit
total. Le joueur des Warriors est arrivé au terme de son contrat de rookie,
garanti sur ses trois premières saisons. Le verdict de la surprise qui attend le
chirurgien au bout de son scalpel est donc décisif au niveau sportif et
financier.
Le doc ouvre, introduit dans l’articulation une caméra haute définition
pesant moins de 30 grammes, et là, bonne surprise. Un article
particulièrement détaillé du magazine ESPN « Spécial corps » du 29 février
2016 raconte la procédure. Les ligaments sont en bon état. Aucun dommage
structurel. En revanche, l’image montre clairement des amas de déchets,
tissus cicatriciels et inflammatoires. « Comme de la chair de crabe »,
explique le chirurgien, éperons osseux, copeaux de cartilage. Rien de très
ragoûtant mais rien de dramatique. En une heure et demie, Ferkel a gratté,
nettoyé et aspiré la cheville de Curry. Il lui annonce une convalescence de
trois mois. Les ligaments « zombies » restent au congélateur.
En juillet 2012, après des soins, le meneur de Golden State est de retour
sur le parquet. Il a en poche un nouveau contrat. Sa franchise a levé l’option
sur la quatrième et dernière année de son contrat et signé une extension de
quatre saisons pour 44 millions de dollars de 2013 à 2017. L’incertitude
autour de ses chevilles fragiles a pesé très lourd dans la négociation autour
de ce contrat. Au final, le deal se révélera être un des meilleurs rapports
qualité-prix de l’histoire de la NBA.
Le compte en banque de Curry est replet, mais le moral lourd au moment
de transpirer à nouveau. Le Warrior reprend l’entraînement avec un
nouveau coach personnel, Brandon Payne, qui a monté sa structure en 2009
en Caroline du Sud et travaillé avec plusieurs joueurs NBA. « J’ai
l’impression que depuis deux ans, je ne fais que de la rééducation, confie le
joueur à Payne. J’ai le sentiment que je ne serai jamais capable de jouer à
nouveau. » Curry est alors au plus bas. « Steph en avait vraiment marre,
explique Bob Myers, le general manager des Warriors. “Ma vie ne va pas
se résumer à ce problème de cheville”, m’a-t-il dit. »
Brandon Payne découvre pourtant un athlète à la volonté très forte, à la
capacité de travail sans bornes et aux progrès ultrarapides, quels que soient
les domaines. Tous les grands sportifs possèdent au départ des dons naturels
exceptionnels mais également une capacité de travail et une discipline hors
du commun. C’est une chose de s’entraîner dur pour développer ses points
forts. Un article d’ESPN du 23 avril 2015 explique qu’au lycée, Stephen
prenait 1 000 shoots avant le début de chaque entraînement, ce qui ne peut
pas se faire en moins de deux heures. Même en période de routine lors de la
saison NBA, le meneur prend toujours en moyenne au moins 2 000 tirs par
semaine, détaille le Washington Post en avril 2016 – 250 par jour au
minimum, plus 100 avant chaque match.
Cette cadence de travail est inscrite dans son corps. Stephen Curry a les
mains d’un menuisier : « Mes mains sont plutôt grossières, s’amuse
l’intéressé. À force de shooter, j’ai beaucoup de cals. » Le Warrior a des
poignets fins et de longs doigts effilés, mais ses paumes sont celles d’un
bûcheron. À notre connaissance, malgré près de trente ans passés au bord
des parquets, à plusieurs niveaux et sur plusieurs continents, Curry est le
seul joueur de basket à présenter cette particularité. Le fait que la chair du
joueur réagisse au contact d’un ballon en cuir doux de la même façon que
les mains d’un travailleur qui manipule 40 heures par semaine des matières
beaucoup plus abrasives et agressives pour la peau en dit long sur le temps
passé par Curry à travailler son art. Les percussionnistes développent
également des cals assez similaires sur leurs paumes qui deviennent aussi
dures que la pierre. Mais frapper sur des peaux tendues est autrement plus
violent que caresser le ballon comme le fait Stephen Curry.
Simplement, Curry manipule ainsi la grosse balle orange plusieurs heures
par jour, tous les jours de l’année, depuis qu’il est tout gamin. En juin 2015,
après le premier titre des Warriors, le MVP de la saison régulière avait
justement prévu de prendre pour la première fois un long break, loin du
parquet : « Je me suis dit que je ne voulais plus toucher un ballon pendant
un mois entier, histoire de me ressourcer, de retrouver ensuite de la
fraîcheur, explique-t-il toujours dans le même article. Mais j’ai tenu deux
semaines et demie. » Un passage pour des soins au centre d’entraînement
des Warriors et le drogué replonge à la première tentation. « Il fallait que je
prenne quelques tirs, pour le fun. »
Le tir est une seconde nature pour le meneur de Golden State. Ses
qualités naturelles, coordination œil-main et toucher de balle, font que
l’exercice est forcément amusant pour celui qui y excelle. Le plaisir est
évident. Ce qui ne rend pas moins impressionnant le temps consacré à cette
activité. En revanche, comme il serait réducteur de réduire le jeu de Curry à
son tir, aussi formidable soit-il, l’éthique de travail et la volonté du Warrior
se mesurent réellement à l’aune des heures passées à gommer ses faiblesses.
Peu d’athlètes, même au plus au niveau mondial, en sont capables.
À l’été 2012, les sceptiques qui doutent de la capacité physique de Curry
à exprimer son talent en NBA de manière durable ont raison. Évidemment,
le meneur de Golden State a jusque-là prouvé qu’il est capable d’évoluer à
un bon niveau lorsqu’il est en bonne santé. Ses limites en termes de taille,
d’explosivité, de détente et de puissance ne l’empêchent pas de dérouler son
jeu. En revanche, elles l’empêchent de le faire sur la longueur d’une saison
ou d’une carrière. La NBA est la ligue de basket à la cadence la plus
infernale au monde : 82 matchs en six mois de saison régulière avec
41 déplacements de plusieurs milliers de kilomètres.
Or, pour exister face à des athlètes plus grands, plus forts et plus rapides,
Curry a développé des stratagèmes. Shooter plus vite en fait partie. Dans
ses déplacements, il a compensé son manque de vitesse pure par une
capacité hors norme à changer de direction, à se décaler latéralement,
notamment. Les meilleurs athlètes battent leurs vis-à-vis en un-contre-un en
les dépassant vers l’avant sur le démarrage, en sautant plus haut ou plus loin
en arrière avant de shooter. Curry en est incapable. Pour trouver un peu
d’espace, il possède un arsenal de feintes, un dribble permettant toutes les
folies, un pas de côté latéral – side step – particulièrement tranchant, véloce
et ample. Un des plus rapides de la ligue. Sauf que ce mouvement assez peu
naturel soumet les chevilles à une tension importante et les ligaments à une
usure inquiétante. Et, en dépit d’articulations saines au départ, entre 2010 et
2012, il est clair que le corps de Curry ne peut plus répondre à la demande
excessive qu’imprime la virtuosité de son jeu.
L’opération de 2012 lui accorde un répit. Sur la saison suivante (2012-
2013), il franchit un cap. Il passe à 22,9 points et 6,9 passes en moyenne. Il
devient All-Star. Il emmène son équipe en playoffs. Mais une ombre plane
toujours : « On pouvait voir que Steph n’avait pas confiance en ses
chevilles, confie Brandon Rush, coéquipier à Golden State cette saison-là, à
ESPN en février 2016. Il ne tentait pas les mouvements qu’il faisait
d’habitude. Il n’allait pas au cercle, il fuyait les contacts. » Curry rate
d’ailleurs quatre matchs en janvier 2013 en raison d’une entorse de la
cheville droite et quitte prématurément une rencontre en mars pour la même
raison. Pire, il se blesse à la gauche en playoffs au premier tour des
playoffs 2013, puis au second tour contre San Antonio.
C’est à ce moment-là que les Warriors engagent un nouveau « directeur
de la performance », Keke Lyles. Les staffs des équipes NBA sont vraiment
pléthoriques, mais sa fonction recoupe en partie celle plus classique de
préparateur physique. Lyles a officié jusque-là pour les franchises d’Indiana
et du Minnesota. Il prend à bras-le-corps le dossier Curry. Son diagnostic ?
Ses articulations souffrent d’usure et de l’ambition folle du cerveau du
bonhomme. Curry fait reposer ses intentions de vitesse, d’explosivité et de
changement de direction uniquement sur ses chevilles. « Le décalage est
effectivement une stratégie de cheville, détaille Lyles. Je pense qu’avant,
Steph se servait de ses chevilles pour tout contrôler. Mais la puissance vient
de la hanche. On a voulu apprendre à Steph à compter sur ses hanches pour
soulager ses chevilles. »
Lyles met donc en place un programme de renforcement musculaire
global pour le meneur des Warriors, qui mobilise toute la jambe, mais aussi
le bassin, les fessiers, les abdominaux et les dorsaux, ce que les Américains
désignent comme core muscles, les muscles du noyau du corps. Ce régime
n’a pas pour objectif de le faire gonfler comme un bodybuilder. Au
contraire. Le joueur explique que son poids de forme se situe très
exactement à 192 livres, soit 86,2 kilos. Curry est déjà monté à 90 kilos en
prenant du muscle mais estimait perdre en vitesse. Il s’agit donc de gagner
en solidité, en puissance sans prendre de masse.
Keke Lyles est immédiatement stupéfait par la capacité d’apprentissage
de la star. En une séance, Curry maîtrise des postures de yoga ou des
exercices de musculation que le joueur moyen met une semaine entière à
appréhender. « Steph possède le meilleur système nerveux central de tous
ceux avec qui j’ai travaillé. C’est pour ça qu’il est si fort au golf, au
bowling, au basket. » Le shooteur absorbe tout ce que son entraîneur peut
lui donner. Il s’y astreint avec une discipline de moine. « Steph était tout le
temps à la salle de muscu, se rappelle son coéquipier Klay Thompson. Il ne
dérogeait pas d’un millimètre à sa routine. Il travaille sur son corps autant
que sur son tir. »
Un exercice en dit long sur le chemin parcouru par Curry : le deadlift,
soulever du sol une barre chargée de poids, les bras tendus vers le bas. Tout
se passe au niveau du core, jambes, fessiers, hanches, abdominaux et
dorsaux. À l’arrivée de Lyles, le meneur des Warriors est à peine capable de
soulever 90 kilos. Un an et demi plus tard, fin 2015, il soulève une barre à
180 kilos, soit le double de son poids. Personne ne fait mieux au sein de
l’effectif des Clippers, à part le colosse Festus Ezeli (2,11 m et 120 kilos).
Les musculeux Andre Iguodala ou Draymond Green ne sont pas capables
de soulever la barre de Curry. « Il est probablement dix fois plus fort que ce
que les gens pensent, confie Keke à ESPN en juin 2015. Pour son gabarit, il
est ridiculement fort. Ce type est un monstre. »
Sans contrôle, la puissance n’est rien. Le slogan d’une célèbre marque de
pneus italiens s’applique ici. Le programme offre une adhérence nouvelle
au bolide des Warriors. Les sorties de route appartiennent désormais au
passé. Entre l’été 2013 et le début de la saison 2016, malgré un calendrier à
rallonge, les playoffs, les All-Star Game et le Mondial 2014, les chevilles
tiennent bon. Ses articulations ne lui coûtent que deux rencontres ratées.
Une en novembre 2013, à la suite d’un coup reçu sur la malléole gauche. Et
une en février 2015, lorsque son pied droit retombe sur le gauche de notre
Boris Diaw national.
D’autres facteurs peuvent également expliquer cette bonne santé : de
nouvelles baskets modelées sur mesure par son équipementier, des
chevillères parfaitement adaptées, une attention particulière du staff des
Warriors à l’état de fatigue de ses joueurs, une réduction de son temps de
jeu. Mais une chose est sûre : Curry s’est donné tous les moyens possibles
de contrer sa faiblesse.
Sur la même période, les réserves constatées en 2012-2013 ont disparu.
Le leader de Golden State est devenu une menace globale qui déploie une
palette de mouvements offensifs tous plus audacieux les uns que les autres.
Il est capable de marquer de n’importe quel endroit sur le demi-terrain. Sa
confiance retrouvée dans ses chevilles lui autorise tous les changements de
direction et il attaque désormais le cercle avec audace et agressivité. Son
toucher de balle fait le reste.
Le défi pour Curry dans la NBA moderne est de trouver une ouverture
pour shooter sans la menace du contre du défenseur. Une fois en position,
que ce soit à un mètre du cercle, sur un pied, ou à dix mètres en reculant,
son adresse est insolente. Un casse-tête insoluble pour les défenseurs
adverses. « Aujourd’hui, Steph utilise beaucoup ses hanches, analyse Keke
Lyles. Et sa capacité à contrôler son corps dans l’espace est quelque chose
que je n’ai jamais vu chez personne d’autre. Il est très rapide, mais, surtout,
il est en total contrôle tout le temps. Il accélère, il ralentit, le tout à pleine
vitesse, et il contrôle en permanence. » Associé à sa maîtrise en dribble, il
peut proposer un éventail de feintes très large et les défenseurs mordent en
général à l’appât, tant le moindre dixième de seconde peut être fatal.
Internet déborde de clips vidéo, de compilations des exploits où Curry
fait tourner en bourrique les chiens de garde les plus féroces de NBA. Le
25 janvier 2016, Kawhi Leonard des San Antonio Spurs, meilleur défenseur
de l’année en 2015 et 2016, perd complètement pied sur trois changements
de direction avant un tir ouvert de celui dont il avait la garde. En
finale 2017, Game 2, troisième quart-temps, Curry se retrouve en un-contre-
un face à LeBron James. Il le fume littéralement sur une farandole
d’hésitations avant d’aller déposer la balle sur la planche au nez et à la
barbe du « Roi ». L’action déclenche une avalanche de commentaires un
peu partout. Quelques semaines plus tôt, lors du Game 1 du premier tour
des playoffs 2017 contre Utah, c’est Rudy Gobert, le Français meilleur
pivot défensif du monde, qui se retrouve à danser en rond sur lui-même,
perdu, décontenancé par la vista du Warrior.
La séquence la plus connue de ce registre reste probablement l’action
contre les Clippers – encore une fois – début mars 2015. Golden State mène
62-52 au début du troisième quart-temps à domicile. Chris Paul, qui a
longtemps été l’idole de Curry, est devenu, au moment de l’ascension du
Warrior, la victime privilégiée des coups de génie du meneur de Golden
State. Une rivalité pour le titre de meilleur meneur de NBA.
Sur une possession étrange, Klay Thompson et Draymond Green
remontent en même temps au-delà de la ligne à trois-points pour offrir des
solutions de passe à Curry qui dribble. Ce dernier décide alors de jouer avec
l’écran d’Andrew Bogut sur la ligne à trois-points. Curry passe entre son
défenseur et celui de Bogut comme un cow-boy entre les portes du saloon.
Sauf que les défenseurs de Thompson et Green, qui se trouvent alors chacun
à neuf mètres, soit derrière leur meneur, sont là en aide. Quatre Clippers se
trouvent à moins d’un mètre cinquante de lui. Curry garde son dribble très
bas, entre les jambes, dans le dos, évite une forêt de bras et de jambes,
reflue finalement vers les trois-points, dos au cercle…
L’action est à bannir de toutes les écoles de basket. Sur la ligne de
touche, Steve Kerr, le coach des Warriors, lève les deux mains en l’air avec
une grimace de désapprobation sur le visage. Vraiment, la séquence est
grotesque, du grand n’importe quoi. Le fait que Curry n’ait pas perdu la
balle dans ce numéro de cirque est déjà un miracle. Il va en accomplir un
second pour transformer cette bouillie en éclair de génie. Tout va très vite.
Il ne se passe que trois secondes entre le début et la fin de l’action.
De retour derrière la ligne, Curry plante ses appuis, se retourne en l’air
et… dégaine ! Un tir impossible à l’issue d’un parcours d’équilibriste.
Évidemment, le ballon déchire le filet et la caméra s’attarde après le ralenti
sur Kerr qui se prend la tête dans les mains au moment du panier puis
retourne s’asseoir sur son banc, hilare. « C’est peut-être la plus grande
action que j’aie jamais vue, annonce épaté Jeff Van Gundy, commentateur
du match et ancien coach NBA. « Je suis sérieux ! » La séquence est
particulièrement brouillonne, mais implique un niveau technique
d’habiletés hors du commun.
« Ce n’était pas du tout un accident, commente Keke Lyles à propos de
cette action. On fait beaucoup d’exercices pour apprendre aux gars à
contrôler leur corps dans des positions étranges. Pour moi, les blessures
surviennent souvent quand le corps est dans une position bizarre. Si vous ne
pouvez pas contrôler votre corps dans ces situations-là, vous allez vous
blesser. On enseigne à nos joueurs à étendre la limite de leur portée de
mouvement corporelle dans ces situations. Et Steph excelle dans ce genre
d’exercice. » « 98 % des gens sur la planète se blesseraient s’ils essayaient
de faire ce que Steph fait lors de ces mouvements », explique Kirk Lacob,
assistant general manager des Warriors.
C’est au cours de l’été que le double MVP 2015 et 2016 passe le plus de
temps à renforcer son physique, en anticipation de la saison à venir. « Au
niveau musculation, soulever de la fonte, bosser le cardio, c’est en été qu’on
pousse vraiment la machine, explique Stephen Curry en février 2016 au site
mensfitness.com. Là, on y passe des heures et des heures. Au cours de la
saison, on fait un travail de maintenance. » Un aspect du jeu du meneur des
Warriors qui est souvent sous-estimé, c’est son endurance. Il n’est pas le
plus vif sur un terrain, mais la star de Golden State est constamment en
mouvement lorsque son équipe est en attaque. Une caractéristique qui n’a
pas échappé à son grand rival LeBron James : « Il a un très gros moteur,
reconnaît la star de Cleveland lors des finales 2015. Je pense que les gens
ne réalisent pas à quel point. Il n’arrête jamais de bouger. »
C’est également au cours de l’intersaison que le double champion NBA
bosse ses gammes. Au niveau qu’a atteint Curry dans le tir, en dribble, on
ne peut plus vraiment parler de fondamentaux mais plutôt d’innovation, de
développement permanent de ses habiletés.
Depuis l’été 2012, celui qui a la charge de trouver en permanence de
nouvelles façons de pousser la dextérité et la vitesse de réaction du leader
des Warriors, c’est Brandon Payne, coach personnel de basket. Curry n’a
pas toujours été un excellent dribbleur capable de fasciner les foules à
l’échauffement. Par exemple, quand il débarque aux Warriors en 2009,
Stephen Silas, alors assistant-coach en charge du développement des jeunes
joueurs, se rappelle que le rookie galérait sur des exercices assez simples de
dribble à deux ballons.
Brandon Payne est un maniaque de l’efficacité. Un obsédé du détail, un
créatif. Dès ses premières discussions avec Curry, le Warrior comprend que
cet ancien joueur médiocre de seconde division universitaire, rondouillard,
peut lui apporter quelque chose. Le premier chantier, c’est le dribble : « On
a vraiment beaucoup travaillé sur sa conduite de balle, affirme Payne. Je
pense que c’est à ce niveau qu’il a fait le plus de progrès. Aujourd’hui, il
maîtrise la balle dans toutes les situations. » Depuis, Payne et Curry ne se
sont plus quittés. Le coach passe des semaines à suivre le meneur de
Golden State aux quatre coins des États-Unis au cours de la saison régulière
pour poursuivre un travail sans fin sur tous les domaines du jeu : le tir, les
angles de passe, la prise de décision, la défense…
Le créneau de Payne est novateur : l’efficacité neurocognitive. Pour
résumer le projet : une fois que les muscles et le corps sont au top, que les
gestes techniques sont maîtrisés, c’est dans le cerveau que les centimètres,
les dixièmes de seconde et donc les titres se gagnent. Son entraînement
place ainsi l’encéphale au centre de la matrice. Toujours en relation avec le
corps du joueur et avec son environnement extérieur, mais c’est le cerveau
qui est ciblé par ce travail. Pour Payne, un joueur comme Stephen Curry qui
a déjà poussé très loin le travail individuel traditionnel et qui possède
toujours un appétit de progresser intact représente le cas d’étude parfait.
L’occasion de mener ses méthodes plus loin qu’il ne l’a encore jamais fait.
Par exemple, pour le dribble, Payne fait dribbler Curry avec un ou deux
ballons de basket tout en attrapant et renvoyant une balle de tennis qu’il lui
lance. Parfois, il remplace le ballon de basket par un ballon beaucoup plus
lourd (1,5 ou 3 kilos) ou la balle de tennis par une lourde corde que le
joueur doit animer à la force du bras et de l’épaule. Ce n’est pas tout. Payne
et Curry vont plus loin.
L’entraîneur demande parfois à son joueur de porter des lunettes
stroboscopiques. C’est également vrai pour des exercices de tir. Ce
dispositif ressemble à des lunettes de soleil très couvrantes. À l’intérieur, un
système de cristaux liquides sur les verres génère un passage du clair à
l’obscur. « Elles distordent votre vision, explique le Warrior. Cela fait une
variable de plus à gérer au moment de maîtriser votre dribble. » Ces
lunettes sont censées améliorer les connexions entre l’œil, le cerveau et la
main de l’athlète. En rendant un exercice classique plus difficile, elles
obligent le cerveau à travailler plus. Et donc à progresser. La philosophie de
cette méthode consiste à dire qu’il est aussi important de faire travailler son
cerveau que ses muscles. Ou, plutôt, elle part du principe que dans la
performance, tout est lié, mais que, à l’image d’un biceps, un cerveau
spécifiquement stimulé va réagir et progresser.
Au final, de retour dans des conditions normales, le joueur possède une
meilleure vitesse de réaction, une prise de décision plus rapide et une acuité
visuelle aiguisée. D’après Payne, ces lunettes ont joué un grand rôle pour
amener Curry au niveau qui lui a permis sur la saison 2015-2016 d’exploser
son record de tirs à trois-points et de remporter le titre de MVP à
l’unanimité.
Parfois, Payne exploite un autre dispositif composé de plusieurs spots
lumineux de la taille d’un disque d’une dizaine de centimètres de diamètre.
Ces spots peuvent s’installer au sol, sur un mur ou au bout d’un piquet. Le
déclenchement de la lumière peut être programmé à l’avance ou activé en
direct. Les projecteurs s’éteignent lorsqu’on passe une main devant ou en
les touchant. Ils transmettent également toutes les données sous un format
numérique facilement exploitable. Les applications sont très nombreuses.
Par exemple, lors d’un exercice, Curry dribble avec le ballon de basket dans
une main. De l’autre, il lance contre un mur puis rattrape une balle de
tennis. Au mur sont disposés les six disques lumineux qui s’allument
aléatoirement. Curry doit les « éteindre » en les touchant le plus rapidement
possible, sans cesser de dribbler ni de gérer la balle de tennis !
Autre exercice utilisé par Payne avec son client, le coach se sert des
différentes couleurs des spots pour transmettre des informations auxquelles
Curry doit réagir. Le meneur remonte le ballon, un spot s’allume pour lui
indiquer de prendre un tir à trois-points, puis un autre l’invite à le faire
après un dribble à droite entre les jambes et ainsi de suite. Le tout le plus
rapidement possible, dans les deux derniers mètres avant la ligne à trois-
points et à pleine vitesse. Le travail commence par deux ou trois
commandes puis monte rapidement à six. « Cela crée une surcharge
incroyable quand on a autant de décisions à prendre, explique Payne. Cela
reproduit les situations de match, notamment sur contre-attaque, quand par
exemple tu vois que la jambe gauche du défenseur est plus haute que sa
droite et donc tu dois l’attaquer à gauche pour le passer. Tout ça se passe en
un clin d’œil. »
Noyer le cerveau pour le forcer à progresser dans sa prise de décision en
situation de stress. Ces nouveaux alchimistes du cerveau ne cherchent pas à
transformer le plomb en or, mais la pierre philosophale des savants fous de
la recherche d’efficacité neurocognitive, c’est de parvenir à accélérer le
fonctionnement du cerveau pour qu’en retour la réalité ralentisse.
Si Stephen Curry est arrivé au bout de son potentiel physique somme
toute limité, c’est désormais par le cerveau que de nouvelles frontières
peuvent s’ouvrir. La perception devient une arme quand l’encéphale pense
plus vite que ne court l’adversaire. « Tu peux être le joueur le plus rapide du
monde, si tu prends chaque fois la mauvaise décision, peu importe la
vitesse », explique Brandon Payne en octobre 2015 à ESPN.
Son niveau pousse tous ceux autour de lui à innover. Rapidement, les
Warriors lui ont proposé, lors de ses séances de tir, un jeu très difficile, pour
le challenger et stimuler sa concentration. Le challenge s’appelle « Vaincre
l’ogre », rapporte Sports Illustrated en mars 2016. Curry doit marquer des
tirs à trois-points en mouvement. Il doit arriver à 21 points. Chaque tir
marqué vaut 1 point. Pour le joueur NBA lambda, un tir manqué est
sanctionné d’un -1 au score. Pour les très forts shooteurs, chaque échec
correspond à -2. Pour Curry, le staff impose sur chaque échec -4. En clair ?
Si Curry marque quatre tirs d’affilée et rate le cinquième, il est à… zéro.
Arrivé à zéro, le joueur a perdu, l’ogre a gagné. « En moyenne, il réussit à
vaincre l’ogre à la deuxième tentative », affirme Nick U’Ren, assistant-
coach.
Payne, de son côté, intègre les disques de couleur dans ses exercices de
tir. Les tirs ne sont valables que s’il respecte la consigne donnée par les
codes couleur. « C’est un exercice vraiment difficile qui le frustre
beaucoup. Mais quand je le frustre, je fais mon boulot. Je sais aussi qu’il ne
s’arrêtera pas tant qu’il n’aura pas vaincu la difficulté. Et faites-moi
confiance, pour frustrer ce gars, c’est de plus en plus difficile. Les nouvelles
choses qu’on lui montre, il galère les trois ou quatre premières répétitions.
Il n’a pas l’air très à l’aise. En général, à la cinquième tentative, on dirait
qu’il a fait ça toute sa vie. Steph est quelqu’un d’unique. Très intelligent.
Très très conscient de la façon dont son corps fonctionne et opère. Il est
capable de s’ajuster et d’apprendre de nouvelles choses très rapidement. Il
digère l’information plus vite que tous les autres joueurs que j’ai vus. La
vitesse à laquelle il lit les situations auxquelles on le confronte et réagit,
c’est presque surnaturel. »
Le dernier dispositif technologique utilisé par le duo Curry-Payne tord le
bâton dans l’autre sens : après avoir surstimulé le cerveau, il s’agit de le
reposer. Comme un jacuzzi et une séance de massage détendent les muscles
après une intense séance à pousser de la fonte, Stephen Curry se plonge une
fois par semaine, depuis l’été 2014, dans un caisson d’isolation sensorielle.
Nu dans le noir, le corps flotte à la surface d’une eau saturée de sel et
chauffée à la température du corps. Le caisson isole également de tout bruit
extérieur. Aucun des cinq sens humains n’est stimulé. Comme si on flottait
en apesanteur dans l’espace, seul face à soi-même. Le meneur de Golden
State a découvert ce dispositif sur la suggestion de Lachlan Penfold,
nouveau directeur de la performance de la franchise arrivé avant la saison
2014-2015, rapporte un article du Bleacher Report de février 2017.
Le magnésium présent dans le sel est bénéfique pour les muscles
fatigués. Libérée du poids du corps, la colonne vertébrale se détend, les
tensions disparaissent. Mais, surtout, ce bain étrange repose le système
nerveux. « C’est l’opportunité de vraiment se relaxer, explique Curry à
ESPN en décembre 2015. De fuir le stress qu’on accumule sur le terrain et
dans la vie de tous les jours. » Des recherches sur le dispositif ont montré
que ces caissons permettent d’approcher l’état de décompression que les
experts en méditation atteignent au bout de décennies de pratique.
Des chevilles au cerveau, le leader de Golden State et l’équipe de
spécialistes qui travaille pour lui ne laissent rien au hasard. À des qualités
naturelles hors du commun est venu se greffer un programme de travail
novateur et unique en son genre. Ce passage dans les coulisses du magicien
permet de mieux saisir tout ce qui se joue derrière l’image qu’il dégage sur
le parquet où tout semble si fluide, si naturel, si facile. Une impression
renforcée par sa nonchalance et sa décontraction naturelle. « Ses efforts ont
tendance à disparaître en raison de sa personnalité, explique Jerry West,
l’homme qui a donné sa silhouette au logo de la NBA et qui gravite dans le
giron des Warriors. À moins d’être à ses côtés tous les jours et de l’observer
avec attention, on ne comprend pas à quel point il est animé par l’esprit de
compétition. »
« Son éthique de travail est incroyable, ajoute Brandon Payne. J’ai eu
entre les mains beaucoup de meneurs NBA. Personne ne s’approche de lui à
ce niveau. » Ce qui épate sans doute le plus le gourou de l’efficacité
neurocognitive, c’est l’appétit insatiable de son client. Curieux, demandeur,
jamais rassasié. En 2015-2016, Curry est élu à l’unanimité MVP de la
saison régulière en bouclant une des meilleures saisons individuelles de
l’histoire tout en amenant son équipe à 73 victoires. Pourtant, au moment de
retrouver Payne à l’été 2016, le meneur a une liste longue comme le bras de
choses sur lesquelles il aimerait progresser.
« Honnêtement, je ne savais vraiment pas si on pouvait faire mieux que
ce qu’on avait fait lors de l’intersaison 2015, confie Payne à SB Nation en
septembre 2016. J’ai pensé avant de le rejoindre qu’il avait atteint son
meilleur niveau, parce qu’on avait bossé tellement dur à l’été 2015 et qu’il
avait tellement faim. Mais il est revenu cette intersaison avec encore plus
d’appétit, en travaillant plus dur et en faisant encore plus de progrès. La
rapidité et la facilité avec lesquelles il s’améliore, c’est effrayant. C’est
difficile à expliquer. Ces progrès sont quotidiens, d’entraînement en
entraînement. Je vois et on mesure des différences. Je ne sais pas où se situe
sa limite. Pour l’instant, je ne le vois pas. »
Partie 4

Écrire l’histoire
Chapitre 9

Franchise player

«C héri, tu n’as pas cité Steph. » Il fait un temps magnifique sur Oakland
en ce début d’après-midi du 15 juin 2017, jour de parade des Golden State
Warriors après le titre NBA. Mais un gros nuage vient assombrir d’un coup
le tableau pour Steve Kerr. Le coach de la franchise, tee-shirt bleu de
champion, lunettes de soleil, vient se rasseoir auprès de sa femme après un
discours devant une foule immense où il a eu un mot pour chacun de ses
quinze joueurs champions NBA. Tous, sauf Stephen Curry. Sa femme lui
fait remarquer. Au départ, il conteste. La bourde serait tellement énorme…
Puis il réalise. « Oh, mon Dieu, je suis vraiment un idiot, explique après
coup Kerr au Mercury News. J’ai merdé, j’étais complètement à l’ouest. Le
coach se lève immédiatement et va s’excuser auprès de son joueur qui en
rigole volontiers : “Steph, je suis vraiment embarrassé, je t’ai oublié, mais
bon, au final, tu n’es pas si important que ça pour l’équipe !” » explique-t-il
au journal.
Le meneur des Warriors n’a jamais pris publiquement ombrage de
l’épisode. Peut-être qu’il a admis l’étourderie de bonne foi. Si Kerr, un
homme très intelligent, avait tenu à faire passer un message, il l’aurait sans
doute fait de façon plus subtile. Et puis, la relation entre les deux hommes
est excellente. En revanche, les fans les plus fidèles de la franchise, qui ont
depuis plusieurs saisons placé Curry sur un piédestal, ne pardonnent pas à
Kerr. Ils se déchaînent contre lui sur les réseaux sociaux. Il faut dire que
l’entraîneur a souligné à plusieurs reprises au cours de la finale 2017 l’éclat
de Kevin Durant, faisant de son grand ailier l’atout numéro 1 de l’équipe.
Mais dans le cœur des supporters historiques de la franchise de la « Bay »,
Curry est celui qui, sur ses frêles épaules, les a sortis du marasme pour les
amener tout en haut.
« Cela a été une omission horrible, reconnaît après coup Kerr. Pour ce
qu’il représente pour la franchise, j’aurais dû conclure mon discours avec
lui. Mais comment j’ai pu oublier Stephen Curry ? J’aurai dû retourner sur
le devant de la scène et reprendre le micro. Ce que j’aurais dit alors, ce que
j’aurais dû dire, c’est qu’il est celui grâce à qui tout ce qu’on fait
fonctionne. Tout gravite autour de lui. Notre culture de jeu gravite, pas
seulement autour de son talent, mais aussi de son altruisme, de sa joie.
C’était un oubli stupide. J’étais à côté de mes pompes. Ma femme m’a dit :
“Tu es le gars qui oublie de remercier son épouse le jour où il reçoit un
oscar.” Elle a raison. Il est la personne qui a le plus contribué à ce qu’on a
construit et je ne l’ai pas remercié. »
Le 21 juin, un peu moins d’une semaine après la parade, le coach des
Warriors reprend publiquement la parole. Il a sans doute à cœur de corriger
sa bévue, mais il va tout de même placer l’impact offensif de son meneur
tout en haut de la hiérarchie de l’histoire de la discipline : « Tout ce qu’on
fait part de Steph. Notre système offensif est construit autour du chaos qu’il
génère dans la défense adverse. Je n’ai jamais vu un joueur qui suscite à ce
point un schéma défensif en réponse à ce qu’il peut faire, notamment sa
capacité à shooter à dix mètres et à dribbler autour de tout le monde.
Michael Jordan a eu le droit à un traitement de faveur – les fameuses
“Jordan Rules” –, mais rien de ce que j’ai vu n’était aussi radical que ce que
je vois des schémas défensifs de nos adversaires pour essayer de contenir
Steph. » Au camp d’entraînement à la reprise de la saison 2017-2018,
l’entraîneur ajoute ceci : « Personne n’a jamais instillé une telle peur, une
peur presque divine, dans la défense adverse. Je n’ai jamais vu ça. »
Kerr est le coach des Warriors depuis l’été 2014. L’entraîneur, 52 ans en
septembre 2017 mais une silhouette de jeune homme, taille de guêpe,
houppette blonde et nez en trompette, est un des personnages les plus
marquants des trois dernières décennies en NBA. Kerr a été un joueur
discret. Drafté au second tour (50e choix) en 1988 par Phoenix après une
carrière à la fac locale d’Arizona, il a passé quinze saisons dans la ligue.
Poids plume (1,90 m, 79 kilos), pas vraiment meneur, trop frêle pour
défendre sur les arrières, il a fait une carrière en sortie de banc en tant que
shooteur exclusif. Mais personne n’a jamais mieux tenu ce rôle d’ouvrier
spécialisé que lui. En 2003, au moment de sa retraite, Steve détient le
meilleur pourcentage en carrière dans les tirs à trois-points de toute
l’histoire de la NBA (45,4 %). Il n’est pas dit que Stephen Curry détrône un
jour son coach dans ce domaine précis.
Kerr n’a jamais dépassé les 8 points en moyenne sur une saison. En
revanche, il a su apporter son écot au plus haut niveau. Entre 1993 et 1998,
il évolue à Chicago et participe donc au second triplé des Bulls (1996, 1997,
1998) avec Jordan, Scottie Pippen, Toni Kukoč et Dennis Rodman. Une
équipe de légende. Son action restera le tir décisif lors du Game 6 des
Finals 1997 où il marque le shoot de la victoire à six mètres face à Utah,
servi par Jordan pris à deux, pour porter le score à 88-86 avec
quatre secondes à jouer. Ensuite, au moment de l’explosion de l’équipe à la
retraite de Sa Majesté, il signe à San Antonio. Aux côtés de Tim Duncan et
David Robinson, il empoche deux nouvelles bagues (1999, 2003).
À sa retraite, en parallèle de ses activités de consultant télé, il s’implique
dès 2004 avec la franchise de Phoenix en tant que consultant. En 2007, il
devient pour trois ans le general manager des Suns. Sur cette période,
Phoenix ne remporte pas le titre. Mais avec Steve Nash à la baguette
(double MVP en 2005 et 2006), Boris Diaw dans la raquette, Shawn Marion
et Amar’e Stoudemire, l’équipe coachée par Mike D’Antoni révolutionne la
façon de jouer dans la ligue américaine. Tempo accéléré, nombre de
possessions multiplié, espacement maximum, utilisation frénétique du tir à
trois-points, un meneur de génie à la baguette, une polyvalence et une
mobilité maximale des intérieurs. Phoenix a eu raison avant l’heure. Il n’a
pas manqué grand-chose pour valider la méthode avec un titre, notamment
en 2007 et une élimination polémique face à San Antonio au second tour à
l’Ouest. Les Suns n’ont pas gagné, mais ils ont établi la feuille de route à
suivre pour les dix années suivantes.
Les Bulls de Jordan coachés par Phil Jackson. Les Spurs de Duncan
coachés par Gregg Popovich. Les Suns de Steve Nash coachés par Mike
D’Antoni. Et maintenant les Warriors de Stephen Curry. Le parcours de
Kerr est marqué par l’excellence sur le terrain et sur le banc de touche. Sa
parole porte avec le poids d’une légitimité absolue. Curry est-il le meilleur
attaquant de l’histoire du jeu ?
Les analystes NBA utilisent un concept pour décrire l’impact du Warrior.
Ils parlent de player’s gravity, la force gravitationnelle qu’un joueur exerce
sur la défense adverse. À la manière des corps célestes dans l’espace, tous
les attaquants n’impactent pas de la même façon leur adversaire. Il existe
donc différentes sortes de gravity. Par exemple, un très fort shooteur
exclusif sur retour de passe, comme Kyle Korver, ne peut être lâché d’une
semelle quand il n’a pas le ballon. En revanche, une fois qu’il a le ballon et
qu’un défenseur est sur lui, la défense peut se détendre. Korver ne risque
pas de battre son vis-à-vis en un-contre-un pour aller dunker au milieu du
trafic encombré de la raquette. Tony Parker propose une gravité inverse.
Faible shooteur longue distance, il est en revanche particulièrement
dangereux balle en main dans un rayon de cinq mètres autour du cercle. De
façon générale, plus le porteur du ballon s’approche du cercle, plus sa
gravité sur la défense est forte. Enfin, les très bons passeurs, comme Boris
Diaw en 2014 pour l’obtention du titre avec les Spurs par exemple, mobilise
toute la défense quand il entre en mouvement au poste bas, car il cherche
souvent à créer un décalage pour servir un coéquipier mieux placé.
Stephen Curry possède une force d’attraction hors du commun. Il est
particulièrement dangereux dans toutes les situations. Quand il n’a pas le
ballon, quand il l’a, quand il agresse pour lui-même ou quand il crée pour
les autres. En général, les cinq défenseurs gardent un œil sur lui en toute
circonstance. Kevin Durant a incontestablement été le joueur le plus brillant
des Finals 2017, produisant des statistiques irréelles (35,2 pts, 8,4 rebonds,
5,4 passes et 55,6 % aux tirs) et emportant logiquement le trophée de
meilleur joueur des Finals.
Mais sa performance a été considérablement facilitée par la gravité
exercée par son coéquipier. Plusieurs fois, sur transition, Durant a pu
bénéficier d’une ligne droite vers le dunk facile parce que Curry sprintait à
ses côtés sur la ligne de touche et que la défense était obnubilée par le
numéro 30. Game 1, deuxième quart, Durant prend le rebond et court à
l’assaut du panier. Sur son chemin, Kyrie Irving s’écarte pour faire un pas
vers Curry et au même moment, LeBron James fait de même. Les Cavaliers
ne voulaient surtout pas lui offrir de tir à trois-points facile. Le chemin du
panier est alors grand ouvert pour K. D. Quatre minutes plus tard, même
action, même choix pour J. R. Smith qui reste sur la gauche du terrain pour
coller à Curry. Nouveau dunk de Durant.
C’est le même phénomène qui a forcé de façon presque systématique
Cleveland à opérer des prises à deux sur Curry dans les situations de jeu à
deux avec écran (le pick’n’roll), parfois à plus de dix mètres du cercle. Les
Cavaliers ont préféré défendre à trois contre quatre joueurs, dont Kevin
Durant et Klay Thompson, plutôt que de laisser le ballon dans les mains du
meneur de Golden State. Même quand Curry était celui qui venait poser
l’écran pour un partenaire, les deux défenseurs restaient bien souvent sur
Curry, ne serait-ce que pour un bref instant, avec pour conséquence qu’un
Warrior pouvait filer seul au panier. Des scènes surréalistes sur des
possessions de jeu où, pourtant, Curry n’a jamais eu le ballon en main.
Voilà des exemples concrets de la « peur divine » dont parle Steve Kerr.
Personne ne veut prendre le risque de laisser Curry marquer et encore
moins qu’il prenne confiance et qu’il puisse s’enflammer. Dans ces cas-là, il
est capable de tuer un match à lui tout seul en quelques minutes.
Ainsi, même si au cours des deux titres remportés, en 2015 et en 2017,
Stephen Curry n’a pas été désigné MVP des Finals (une incohérence en
2015, une décision logique en 2017), il est pourtant depuis toujours le cœur
du réacteur des Warriors. Les statistiques – points, rebonds, passes,
pourcentage – reflètent évidemment une réalité significative de l’activité
d’un joueur sur le terrain. Le basket est le sport où les données chiffrées
existent depuis le plus longtemps. Et aux États-Unis, dans les franchises et
chez les observateurs spécialistes de la discipline, ce sont désormais les
« statistiques avancées » qui font la loi.
Par exemple, la meilleure attaque n’est pas nécessairement l’équipe qui
marque le plus de points par match. On tempère ce chiffre par le nombre de
possessions de balle jouées par l’équipe en question. Ainsi, l’indice pour
déterminer l’équipe la plus efficace en attaque est le « nombre de points
marqués par possession ». En général, on l’exprime en nombre de points sur
100 possessions de jeu. Pour mesurer l’impact global d’un joueur sur le
score réel d’un match, on calcule également une statistique appelée le
« +/- ». Elle représente l’écart au score, uniquement pour les minutes
passées par un joueur sur le terrain.
La statistique la plus parlante pour mesurer l’impact offensif d’un joueur
est un croisement des deux statistiques présentées précédemment. Les
Américains la désignent par Offensive Real +/-. Elle n’existe que depuis la
saison 2013-2014. Elle permet de donner l’impact, positif ou négatif, d’un
joueur en attaque. Le chiffre donne la différence, pour 100 possessions, des
points marqués par une équipe quand un joueur est sur le terrain par rapport
aux minutes où il n’y est pas.
Sur les quatre saisons entre 2013-2014 et 2016-2017, Stephen Curry est
le numéro 1 en NBA (+7,24 en moyenne). Il se classe second en 2013-2014
(+6,62), troisième en 2014-2015 (+7,43) et premier en 2015-2016 (+7,65) et
2016-2017 (+7,27). Seul LeBron James (+6,91 en moyenne sur les quatre
saisons) tient la distance. Russell Westbrook (+6,65), James Harden (+6,59)
et Chris Paul (5,94) suivent. Il est intéressant de voir que l’arrivée de Kevin
Durant à l’été 2016 n’a pas altéré l’impact de Curry sur l’attaque des
Warriors. Les statistiques du meneur ont chuté entre 2015-2016 (30,1 pts) et
2016-2017 (25,3) pour laisser de la place au transfuge d’Oklahoma City,
mais pas son efficacité globale sur le rendement offensif de l’équipe.
Le système des Warriors est, en effet, bâti autour de lui. Désormais, il
pèse autant par sa simple présence, la menace qu’il représente en ouvrant le
jeu pour les autres, que par les points qu’il marque lui-même. En retour, le
cas de Durant est intéressant. En 2015-2016, l’ailier du Thunder est
cinquième du classement Offensive Real +/- avec +5,51. L’équipe d’OKC
est construite autour de lui. En 2016-2017, il descend à la treizième place
avec +4,41. Durant est fondamental dans la domination des Warriors. Il est
sans doute le joueur le plus brillant, le plus talentueux du groupe en raison
de ses capacités, de sa taille, de sa mobilité, de son tir, mais il n’est pas la
clé de voûte de l’ensemble.
Le plus simple est de constater ce qu’il se passe quand Curry n’est pas
sur le terrain. Le 13 novembre 2017, Golden State l’emporte 110-100 à
domicile contre le Magic d’Orlando du Français Evan Fournier. Curry ne
joue pas et le jeu des Warriors n’est plus tout à fait le même. Golden State
ne va tirer que 23 fois à trois-points par exemple, soit 10 tentatives de
moins que leur moyenne. « On n’avait pas autant d’ouvertures à trois-
points, il y avait moins d’espace, on étirait moins la défense », explique
alors Kevin Durant au Mercury News dans l’édition du lendemain. « On a
besoin de Steph. Sans lui, on le sent, résume Steve Kerr. Steph crée
tellement de chaos, à chaque match, sur transition ou quand il fait sortir la
défense très haut. De plus, son énergie quand il n’a pas le ballon est telle
que la défense adverse fait très attention à lui et ça ouvre des portes pour
tout le monde. Sans lui, c’est différent. On ne génère pas la même énergie. »
« Quand Steph est là, tout est plus fluide, complète Draymond Green.
Quand il est là, on n’a même pas vraiment besoin d’annoncer des systèmes.
On joue à partir du chaos qu’il crée dans la défense adverse et on s’ajuste. »
Début décembre 2017, le meneur des Warriors se blesse bêtement à la
cheville droite sur une tentative d’interception à la fin d’un match remporté
contre New Orleans en marchant sur le pied d’un adversaire. Il sera absent
au moins pour trois semaines. ESPN en a profité pour montrer son impact
sur les 25 premiers matchs de la saison. Si on ramène les statistiques à une
durée moyenne de 48 minutes, soit la durée d’une rencontre NBA, les
Warriors marquent 127,1 points quand il est sur le terrain, avec plus 14,2
tirs à trois-points marqués et un écart moyen avec l’adversaire de +17,0.
Quand il n’est pas là, ces chiffres tombent à 102,9 points, 10,0 trois-points
et un écart de +1,9.
« Steph Curry est le visage de la franchise, explique Durant en
novembre 2017 au magazine GQ. Et ça m’aide beaucoup, parce que je n’ai
pas besoin de l’être. Je ne veux pas être obligé d’être le leader. Je ne suis
pas un leader. Dire aux autres : “Suivez-moi, je passe devant”, ce n’est pas
mon truc. Moi, je suis plutôt du genre : “Faisons-le ensemble. Ça ne me
dérange pas de monter au front avec vous mais faisons-le ensemble.” C’est
ma façon de faire. Je suis un leader par l’exemple. »
La méthode a montré ses limites à Oklahoma City. Ce manque de
charisme et de caractère, conjugué à la personnalité compliquée de Russell
Westbrook – son manque d’intelligence basket, de sang-froid sur le terrain,
de lucidité à reconnaître Durant comme un talent supérieur –, a conduit ce
dernier à quitter la franchise qu’il appelle encore fin 2017 auprès de
Bleacher Report sa franchise de cœur : « Je suis Oklahoma à vie. » La série
de playoffs en finale de conférence Ouest 2016 marque la rupture. OKC
mène alors 3-1 contre les Warriors avant d’exploser contre Stephen Curry et
Klay Thompson. Justement, parce qu’il n’y a pas de hiérarchie claire dans
le groupe, pas de leadership. C’est à ce moment que Durant, l’immense
albatros, a choisi d’aller se placer sous l’aile protectrice du petit Curry. Le
meneur n’a pas le potentiel de son nouveau coéquipier, en revanche, toute
sa vie, il a cru en lui-même, forcé les autres à croire en lui, à le suivre.
Depuis ses premiers pas sur un parquet, il a cherché les responsabilités, les
derniers tirs et a toujours assumé de les marquer et, plus rarement, de les
rater.
Kevin Durant, que Steve Kerr désigne au terme de la finale 2017 comme
l’un des deux meilleurs joueurs du monde, avec LeBron James, possède
désormais une bague et un trophée de MVP. Il est sans doute le meilleur
joueur des Warriors. Mais il ne s’agit pas de son équipe. Stephen Curry
reste le patron, la poutre maîtresse. Le numéro 30 a accompli en NBA ce
qu’il y a de plus dur, et de plus noble. Amener une franchise au titre en
partant du bas de l’échelle et en étant l’acteur principal de l’épopée. Curry
et les Warriors ont gagné avant l’arrivée de Durant. Ce tour de force réussi
par le meneur de Golden State, peu de joueurs y sont parvenus dans
l’histoire moderne de la NBA.
Lew Alcindor, qui deviendra plus tard Kareem Abdul-Jabbar, est drafté
en 1969 par les Bucks de Milwaukee. Il remporte le titre en 1971. Bill
Walton est drafté en 1974 par Portland et décroche le graal avec les Blazers
en 1977. Dans les années 1980, Magic Johnson et Larry Bird gagnent
respectivement cinq et trois titres avec les Lakers et les Celtics chez qui ils
ont passé l’intégralité de leur carrière de joueur. Ils seront fidèles à leurs
franchises, mais ces deux bastions étaient déjà des places fortes avant
l’arrivée de ces deux superstars qui ont changé à jamais le visage de la ligue
américaine.
Isaiah Thomas, drafté en 1981 et champion en 1989 et 1990 avec Detroit
ainsi que Michael Jordan, drafté en 1984 par Chicago et champion pour la
première de ces six fois en 1991, entrent évidemment dans cette catégorie.
De même que les géants Hakeem Olajuwon, drafté en 1984 par Houston et
champion en 1994 et 1995, et Tim Duncan, drafté en 1997 par San Antonio
et champion pour la première fois en 1999. Dwyane Wade, drafté en 2003
par Miami, mène le Heat au titre en 2003, avec le renfort non négligeable
de Shaquille O’Neal. Paul Pierce est champion en 2008 avec les Celtics, dix
ans après sa draft en 1998. On peut toutefois mégoter et dire que Pierce
n’est pas forcément l’indiscutable leader de l’équipe, statut alors partagé
avec Kevin Garnett et Ray Allen. Les deux titres de Kobe Bryant aux
Lakers en 2009 et 2010, sans Shaq, entrent dans cette catégorie, tout comme
le titre de 2011 décroché par Dirk Nowitzki pour Dallas après sa draft en
1998. Enfin, le titre acquis en 2016 par LeBron James à Cleveland
ressemble à ce genre d’épopée, si on laisse de côté le fait qu’il soit allé
chercher la confiance et ses premières bagues à Miami entre 2010 et 2014.
Les qualités requises pour être un véritable franchise player, c’est-à-dire
un joueur sur lequel une équipe peut miser et bâtir pour rejoindre le
sommet, sont multiples. Elles vont au-delà du talent pur, technique ou
physique. « Le basket est le plus individuel des sports collectifs, avons-nous
déjà entendu dans la bouche de Jacques Monclar, légende du basket
français. Ou plutôt, il s’agit du sport où l’individu peut avoir la plus grande
emprise sur le déroulé d’une rencontre. » Et aussi brillant soit un joueur, il
ne peut gagner seul. Même Jordan a patienté jusqu’à sa septième saison
avant de décrocher la timbale. Trouver le bon équilibre entre une nécessaire
agressivité personnelle et un partage inévitable pour mobiliser et animer un
groupe, laisser émerger des lieutenants efficaces, est un art difficile. Un
dosage subtil.
La victoire en NBA est nécessairement une œuvre collective. La star sur
le terrain, et en dehors par son attitude, joue un rôle crucial. Il faut savoir
montrer l’exemple, dans la discipline, l’éthique de travail, le sérieux, la
gestion de l’ego. « Quand votre meilleur joueur travaille jour après jour
consciencieusement, et qu’il accepte totalement toute critique de la part du
staff, cela donne le ton pour tout le monde », explique Steve Kerr à Sports
Illustrated en mars 2016.
Cela rappelle presque mot pour mot la méthode établie par Gregg
Popovich à San Antonio avec Tim Duncan. Au moment de la retraite du
meilleur ailier fort de l’histoire, « Coach Pop » a remercié sa superstar de
lui avoir permis, au cours de toutes ces années, de coacher. Tout
simplement. C’est-à-dire comme si le seul horizon du groupe avait été le
basket et le bien de l’équipe. Sans avoir à gérer le cirque qui est la norme en
NBA où caprices de diva, ego boursouflés, querelles internes de personnes
ou d’argent, ambitions individuelles viennent pourrir des groupes. Chaque
début de saison, Popovich trouvait un moment à l’entraînement pour
engueuler Duncan comme n’importe quel débutant. Le fait que la star
acceptait sans broncher les remarques de son entraîneur rendait tout
comportement déviant impossible pour tous les autres. Dans un style qui
leur est propre, Kerr et Curry ont importé cette recette gagnante.
Pour gagner, il faut donc un franchise player, mais également une équipe
dirigeante qui opère les bons choix. Les récents mouvements en NBA,
notamment l’arrivée de Kevin Durant à Golden State en 2016, ont fait
définitivement basculer la ligue américaine dans l’ère des superteams. Le
concept est né en 2010 quand LeBron James et Chris Bosh ont rejoint
Dwyane Wade à Miami, scellant ainsi une alliance entre trois des cinq
meilleurs joueurs de la conférence Est. Le phénomène suscite un torrent de
critiques.
Tout d’abord parce qu’il s’agit d’une prise de pouvoir par les joueurs qui
décident eux-mêmes de leur destin alors que, traditionnellement, cette
prérogative appartient aux franchises. Ensuite, parce que ces trajectoires
s’écartent de la voie dorée vers la gloire, décrite précédemment, qui
consiste à rester loyal envers son équipe et à la mener au sommet contre
vents et marées. Enfin, surtout, de nombreux observateurs fustigent un
choix qui est vu comme celui de la facilité. « La NBA s’est construite sur
les rivalités, explique en 2010 l’éditorialiste Michael Wilbon du Washington
Post. Si vous aimez le basket, vous voulez voir les meilleurs jouer contre
les meilleurs, pas se rouler des pelles. » Un sentiment relayé par Michael
Jordan lui-même, pas tendre avec LeBron James au moment de sa décision
de quitter Cleveland : « Rétrospectivement, il n’y aurait pas eu moyen que
j’appelle Larry [Bird], que j’appelle Magic [Johnson] pour leur dire : “Et si
on se regroupait pour jouer dans la même équipe ?” Aujourd’hui, les choses
sont différentes. Je ne veux pas être négatif. Ces gamins ont l’opportunité
de le faire. Mais honnêtement, moi, les autres, j’essayais de les battre. »
L’arrivée de Kevin Durant, MVP NBA en 2014, à l’été 2016 au sein
d’une équipe des Warriors qui a remporté la saison précédente 73 matchs,
record NBA, a transformé Golden State en superteam. Il débarque suivi
d’un cortège de commentaires négatifs. Instantanément, les Warriors
deviennent les grands méchants de la NBA, l’équipe à abattre, prenant le
relais de Miami qui a tenu le rôle du vilain de 2010 à 2014. Le plus gros de
la critique s’abat sur Kevin Durant, qui a d’ailleurs douté sérieusement juste
après avoir pris sa décision. Il a notamment appelé son agent quelques jours
après avoir signé pour l’engueuler. « Mais putain, pourquoi tu m’as laissé
faire ça avec ma vie ? » rapporte ainsi Sporting News en septembre 2017.
Mais les attaques éclaboussent également le reste de l’équipe.
Évidemment, les Warriors comptent déjà dans le rang un double MVP qui
sort d’une saison éblouissante, deux All-Stars supplémentaires avec Klay
Thompson (sélectionné en 2015 et 2016, puis encore en 2017) et Draymond
Green (sélectionné en 2016 et aussi en 2017). Si on ajoute Andre Iguodala
(All-Star 2012, MVP des Finals 2015), David West (All-Star en 2008 et
2009), l’arrivée de Durant fait de ce groupe l’équipe la plus talentueuse de
tous les temps. Jamais deux joueurs précédemment élus MVP de saison
régulière n’avaient évolué ensemble sous un même maillot avant leurs
30 ans. La puissance de feu est exceptionnelle. À partir de l’été 2016, les
Warriors sont indiscutablement une superteam.
Mais ils ne l’ont pas toujours été. Il ne s’agit pas de l’ADN de l’équipe,
comme cela a pu être le cas par exemple de Miami entre 2010 et 2014.
L’histoire de ce groupe est différente. Elle a d’abord atteint le sommet sur
une construction audacieuse et unique. Une histoire qui recoupe la
trajectoire individuelle de Stephen Curry.
Chapitre 10

Construire autour du joyau

S
« tephen Curry et moi, on ne peut pas jouer ensemble. Impossible. Peut-
être que les dirigeants et les coachs disent qu’on peut, je dis que non. Moi,
je veux gagner et on ne gagnera pas comme ça. » Monta Ellis, star des
Golden State Warriors, ne manie pas la langue de bois lors du Media Day, la
journée consacrée aux médias, du camp d’entraînement de reprise de
l’équipe en octobre 2009. Interrogé sur l’arrivée de Stephen Curry, choisi en
septième position de la draft en juin par la franchise et sur leur future
association, il dit ce qu’il a sur le cœur. Dans une NBA où la norme
attendue en début de saison est d’annoncer que l’objectif est de gagner
sinon le titre NBA, au moins le plus de matchs possible, de dire du bien de
ses coéquipiers et de la terre entière, bref en un mot d’être positif, la sortie
de Monta Ellis tranche dans le vif.
Pourtant, quelques semaines plus tôt, après la draft, le coach Don Nelson
et le general manager Larry Riley ont anticipé. Ils rendent visite à Monta
Ellis, alors en vacances. L’arrière tourne depuis deux saisons à 20 points de
moyenne. Il s’agit de le rassurer. Ellis ne voulait pas de Curry. Il estimait –
et la suite lui donnera raison – qu’il ne pouvait pas cohabiter sur la ligne
arrière avec un joueur au profil aussi similaire au sien : un combo guard de
petit gabarit, léger, scoreur avant tout, défenseur moyen. Le coach et le GM
tentent de partager leur enthousiasme avec la star de l’équipe. Le message
n’est pas du tout passé.
Difficile d’imaginer comité d’accueil plus glacial pour un jeune joueur
qui soulève déjà par ailleurs de nombreux doutes quant à sa capacité à
réussir. Cerise sur le gâteau, Stephen Jackson, l’autre leader de la franchise,
annonce également lors du Media Day qu’il veut être transféré. « Le plus
tôt sera le mieux », ajoute-t-il. Bienvenue à Golden State !
Quand Curry, fraîchement émoulu de Davidson, rejoint pour la première
fois Oakland en 2009 pour rencontrer sa nouvelle franchise, il ne saute pas
de joie. Le joueur et son entourage ambitionnaient de jouer pour New York.
À l’époque, les Warriors ne sont pas l’ombre de la franchise qu’ils sont
aujourd’hui. C’est la déprime. Depuis longtemps. À la fin des années 1980,
une étincelle vient pourtant enflammer Oakland. Chris Mullin, futur
membre de la Dream Team de 1992 aux Jeux de Barcelone, est rejoint en
1988 par Mitch Richmond, puis la saison suivante par le rookie Tim
Hardaway. Ces trois extérieurs vont former le Run TMC (Tim, Mitch,
Chris), nommé ainsi d’après le groupe de rap Run DMC. Avec ces trois
extérieurs scoreurs, l’équipe coachée par Don Nelson, un technicien peu
orthodoxe, propose un jeu d’attaque débridé et frénétique. Une sorte de
caricature du basket de la conférence Ouest. Mais, en 1991, avec ces trois
maniaques à plus de 22 points de moyenne par match, les Warriors font leur
apparition en playoffs (défaite 3-1 au premier tour face aux Lakers). Le
transfert de Richmond à l’été 1991 pour Sacramento casse l’alchimie de
l’équipe.
En dépit de la draft de Chris Webber en 1993 – et son transfert un an
après en raison de relations impossibles avec Coach Nelson –, il faudra
attendre 2007 pour que la franchise gagne à nouveau une rencontre en
playoffs. L’équipe atteint la phase finale avec la huitième place à l’Ouest et
se retrouve à jouer Dallas. Les Mavericks de Dirk Nowitzki, MVP de la
saison régulière, finaliste la saison passée, ne doivent faire qu’une bouchée
de Golden State, coachée à nouveau par Don Nelson, de retour sur le banc
depuis 2005. L’entraîneur vétéran a construit une équipe comme il les
aime : une bande de pirates instables, indisciplinés, sans véritable secteur
intérieur. Des têtes brûlées. Des voyous pour certains. Baron Davis à la
mène, Jason Richardson et Monta Ellis à l’arrière, Stephen Jackson et Mike
Piétrus le Français à l’aile. Ils jouent vite, dur et sans arrière-pensée. Avec
eux, ça passe ou ça casse. Contre Dallas, désarçonné par la vista et le feu de
cette équipe, ça passe 4-2. We believe (on a la foi, en français) devient le
slogan repris par l’Oracle Arena qui montre une belle ferveur.
Ce ne sera qu’un feu de paille. Au tour suivant, contre Utah, le soufflé
retombe (défaite 1-4). L’équipe est rapidement démantelée à l’été 2008,
après avoir manqué les playoffs malgré 48 victoires dans une conférence
très relevée.
Les Warriors repartent donc d’une page presque blanche pour la saison
2009-2010 et sans aucune certitude. Quand Cleveland drafte LeBron James
en 2003, ils savent qu’ils ont signé le joueur qui va leur permettre en
quelques années de rejoindre le sommet de la NBA. Le plan est alors
simple. Faire de la place pour le jeune ailier, le laisser grandir, trouver les
joueurs complémentaires autour de lui. Même constat pour la franchise de
Seattle, déménagée à Oklahoma en 2008, quand elle drafte Kevin Durant en
2007.
Curry n’offre pas à ses dirigeants de telles certitudes. Le 16 novembre
2009, les Warriors laissent toutefois partir Stephen Jackson à Charlotte
après seulement neuf matchs. En revanche, il faudra deux ans et demi à la
franchise pour choisir entre Ellis et Curry. Sur le terrain, en tout cas d’un
point de vue individuel, les deux hommes parviennent à cohabiter. Ellis
signe deux exercices, en 2009-2010 (25,5 pts) et en 2010-2011 (24,1 pts),
qui renforcent son statut de très fort attaquant NBA. De son côté, après
deux saisons prometteuses, Curry connaît un exercice 2011-2012 gâché par
des blessures aux chevilles. De plus, l’équipe ne gagne pas. Sur le terrain, il
n’y a pas de complémentarité entre deux joueurs qui ont besoin du ballon
pour s’exprimer. En défense, leur duo ne fonctionne pas. Humainement, ce
n’est pas le grand amour, mais pas la guerre non plus.
À l’été 2010, Stephen Curry reçoit une invitation pour le mariage de
Monta et de sa future femme, Juanika : « Honnêtement, vu comment les
choses se sont passées depuis le début entre nous, je suis parti du principe
que c’est Juanika qui m’a invité », plaisante Stephen en décembre 2010
auprès de Mercury News. Au final, le respect s’installe entre les deux
joueurs, mais l’alchimie ne viendra pas. En mars 2012, la franchise
reconnaît que son vétéran avait raison en 2009. L’équipe ne décollera pas
avec cette traction arrière. Golden State choisit de se séparer de Ellis, un
joueur qu’elle avait drafté en 2005, et de l’envoyer à Milwaukee.
Aujourd’hui, le choix de conserver Curry peut sembler évident. Sur le
moment, le débat est beaucoup plus incertain. Quand les Warriors
échangent Ellis, la majorité des fans considèrent qu’il s’agit d’un mauvais
choix. Le nom de Curry, alors blessé, a également circulé dans les rumeurs
et de nombreux observateurs estiment qu’il aurait été plus judicieux de
transférer le numéro 30. Larry Riley, alors general manager de la franchise,
explique en interview en 2017 qu’il avait utilisé Curry comme un appât au
début de la négociation, mais qu’il n’a jamais sérieusement songé à s’en
séparer.
En dépit de ses problèmes de santé, en deux saisons et demie, Curry a
convaincu la franchise de lui laisser les clés du camion. Le potentiel est là.
Le charisme aussi, l’éthique de travail. Le mental surtout. Ses débuts ont été
très solides. Pour son premier match en NBA, le 28 octobre 2009, le rookie
est très attendu. Par la franchise, les fans, par ses coéquipiers, par tous ceux
qui l’ont vu jouer à Davidson et qui se demandent si le shooteur au visage
de poupon va s’en sortir. Par exemple, Marc Stein, un des journalistes les
plus influents alors du network ESPN, est à Oakland pour couvrir ses
débuts. Curry assure. 14 points à 7/12 aux tirs, 7 passes et 4 interceptions.
Malgré la défaite face à Houston, c’est très encourageant. Le 7 décembre
2009, il atteint pour la première fois la barre des 20 points contre Oklahoma
(22 pts à 9/14, 4 rbds, 4 ints).
Entre le 22 janvier 2010 et le 10 février, en raison d’une petite blessure
de Monta Ellis, Curry devient pour une dizaine de matchs l’option offensive
prioritaire de l’équipe. Il assume immédiatement. Le 22 janvier, il joue
48 minutes contre New Jersey et dépasse pour la première fois la barre des
30 points (32 à 11/21 aux tirs, plus 7 passes et 4 interceptions). Le
10 janvier contre les Clippers, il bat à nouveau son record et, surtout, signe
le premier triple double (au moins 10 unités dans trois catégories
statistiques majeures) de sa carrière (36 points à 11/22 dont 7/8 à trois-pts,
10 rebonds et 13 passes décisives). Sur les onze matchs entre ces deux
performances, il tourne à 21,7 points, 6,4 passes et plus de 43 % à trois-
points. Un signal très positif.
Le 14 avril 2010, dernier match de la saison pour des Warriors qui n’ont
plus rien à jouer. Ils se déplacent à Portland, qui a déjà gagné 50 matchs
depuis le début de saison et qui se bat pour son classement final en vue des
playoffs. Dans un des matchs les plus étranges de l’histoire de la NBA, les
dirigeants de la franchise vont acquérir des certitudes sur leur rookie. Après
une avalanche de blessures, les Warriors n’ont plus que six joueurs
opérationnels : le cinq majeur composé de Curry, Monta Ellis, Reggie
Williams, Anthony Tolliver et Chris Hunter, plus Devean George sur le
banc. Or, le règlement NBA oblige à un minimum de huit joueurs en tenue.
Anthony Morrow et le Français Ronny Turiaf sont donc en tenue, même
s’ils sont blessés.
Au bout de cinq minutes, le pivot Hunter se blesse au genou. George
entre et le coaching de Don Nelson s’arrête donc là. Il n’a plus de joueur
valide sur le banc. Le plus surprenant ? Les Warriors tiennent le choc.
Mieux, portés par Curry et Ellis (34 pts), ils mènent 108-104 à 4’47 de la
fin. C’est à ce moment que George commet sa sixième faute, synonyme
d’élimination. Le règlement NBA ne permet pas de jouer à quatre, comme
c’est le cas en Europe, par exemple. Donc les arbitres forcent Hunter,
blessé, à revenir en jeu. Sauf qu’au bout d’une minute, le pivot ne peut plus
marcher. Il sort. Ronny Turiaf, blessé, entre alors quinze secondes, commet
une faute et prétend avoir été blessé sur l’action. Cela lui permet de sortir
définitivement aussi. Même chose pour Anthony Morrow. Ce n’est qu’après
ces simagrées que Devean Gorge, en dépit de ses six fautes, revient en jeu
avec 3’30 au chrono. Les Warriors écopent d’une faute technique et le
match reprend avec deux points d’avance pour Portland (108-110).
La fin de rencontre sera un festival de Stephen Curry. Les Warriors
passent un 14-6 aux Blazers avec 11 points pour le seul numéro 30. Golden
State empoche la victoire grâce aux 42 points, 9 rebonds et 8 passes en
48 minutes de son rookie. Dès sa première année NBA, le futur MVP
parvient à reproduire ce qu’il a su faire à chaque échelon de son parcours :
renverser et conclure un match par son mental, son sang-froid, son refus
d’abandonner et ses qualités de scoreur. Le rookie des Warriors sera élu
deuxième, derrière Tyreke Evans, pour le titre de rookie de l’année. Cette
déception sera compensée par une sélection pour le Mondial 2010 au sein
du prestigieux Team USA de Coach Mike Krzyzewski (voir annexe 1 à la
fin de ce livre).
Sa deuxième saison, 2010-2011, marque le début de ses problèmes de
chevilles. Rien de dramatique encore, mais Stephen Curry va tout de même
manquer huit matchs en raison de ses articulations. Sa progression
individuelle statistique n’est pas spectaculaire. Il marque un peu plus, passe
sept fois la barre des 30 points, mais joue un peu moins et les indicateurs
dans les autres secteurs de jeu sont stables ou très légèrement à la baisse.
Pour résumer, le meneur reste dans l’ombre de Monta Ellis, lui-même dans
le top 8 des meilleurs marqueurs de la ligue pour la seconde saison
consécutive.
Le véritable signe positif, c’est que les Warriors passent de 26 victoires
en 2009-2010 à 36 matchs gagnés. Pas assez pour accrocher les playoffs
dans une conférence très relevée, mais le rebond est là et c’est à la lumière
de ce total qu’on mesure les progrès réels de Curry. La présence à l’intérieur
de David Lee, All-Star avec New York en 2010, il le sera à nouveau en
2013, stabilise l’équilibre offensif. Curry ne force rien et apprend à diriger
une équipe. À tel point qu’il en oublie parfois ses propres qualités. Avec 4,6
tirs à trois-points « seulement » tentés par match (44,2 % de réussite), il
s’agit de sa plus basse moyenne de tentatives en carrière.
La saison suivante 2011-2012 est celle où Curry touche le fond. Encadré
par deux opérations de la cheville droite, cet exercice tronqué par la grève
des propriétaires de franchise est un cauchemar pour le meneur des
Warriors. Entorses à répétition et rééducation constituent son quotidien. Il
ne jouera que 26 matchs sur 66. Il connaît un petit répit de douze matchs
joués à la suite entre le 25 janvier et le 18 février 2012. Il est encore
irrégulier, mais claque quand même quatre matchs entre 29 et 36 points.
Le 11 mars, après une nouvelle blessure, la franchise jette l’éponge et tire
un trait sur la saison. Curry est envoyé à l’infirmerie jusqu’à nouvel ordre et
deux jours plus tard, le 13 mars, Monta Ellis est transféré à Milwaukee
contre Andrew Bogut. Les fans crient au scandale. On peut les comprendre.
L’arrière de Golden State est alors un scoreur référencé en NBA alors que le
pivot australien, ancien numéro 1 de la draft 2005, sort d’une saison
pratiquement blanche sur blessure et qu’il n’a jamais su porter son équipe.
Il a de grosses lacunes mais aussi des qualités. Bogut amène dans ses
bagages plusieurs choses précieuses. De la taille, de la dissuasion près du
cercle, de la dureté aussi, de la méchanceté, des rebonds. De plus, son QI
basket est au-dessus de la moyenne. C’est un excellent passeur pour un
pivot et un maître dans l’art de libérer ses partenaires grâce à ses poses
d’écran incontournables.
Cette restructuration d’équipe n’est pas orchestrée au hasard. Les
Warriors ont un plan. Ils croient en leur meneur mais ils croient également
en leur rookie, un arrière shooteur choisi à la onzième position de la draft
2011 après trois saisons à l’université de Washington State, un certain Klay
Thompson. Discret pour les premiers mois de la saison, non sélectionné
pour le rookie game réunissant les meilleurs débutants, Klay profite à partir
de mars à plein des opportunités créées par les mouvements dans l’effectif.
Dès le premier match où il est titularisé à l’arrière, il marque 26 points
contre Boston. Sur les deux derniers mois, il double ses stats (16,4 pts en
mars 2012 puis 18,6 pts en avril). Thompson est un magnifique shooteur lui
aussi. Pas tellement performant sur le dribble, les Warriors ont toutefois
l’espoir qu’au contact du coach Mark Jackson, ce grand gabarit (2,00 m et
une solide carcasse) va progresser en défense pour tenir les adversaires
contre lesquels Ellis ou Curry n’avaient aucune chance.
La franchise pense que le tandem Curry-Thompson a de l’avenir. Les
Splash Brothers, le surnom donné le 21 décembre 2012 par Brian Witt, un
rédacteur pour le site des Warriors, lors d’un tweet à la mi-temps du match,
alors que le duo en était à 25 points et 7/11 à trois-points, n’existent pas
encore, mais la vision est là. Les deux hommes ont une trajectoire
étonnamment proche. En ce sens, le sobriquet de « frères » n’est pas usurpé.
Leur histoire commune débute une nuit d’hiver, le 29 décembre 1986,
dans l’Utah. Stephen Curry naîtra deux ans plus tard et Klay Thompson
attendra encore quatre ans avant de voir le jour. Ce soir-là, Dell Curry, le
père de Steph, est rookie pour le Jazz d’Utah qui reçoit les Spurs de San
Antonio, où joue Mychal Thompson, le père de Klay. Curry père réussit
alors un de ses meilleurs matchs pour la première de ses 16 campagnes
NBA. Lui qui ne tourne qu’à 4,9 points sur la saison claque ce soir-là 17
points (dont un triple) à 7/12 aux tirs en 17 minutes en sortie de banc.
Mychal Thompson fait partie des remplaçants de San Antonio et les deux
hommes se sont donc directement affrontés ce soir-là.
Thompson (2,08 m) joue à l’intérieur. Son pedigree est supérieur à celui
du père de Stephen. Né à Nassau aux Bahamas, mais formé en lycée en
Floride et ensuite à l’université à Minnesota, il devient, en étant numéro 1
de la draft 1978, le premier joueur né en dehors des États-Unis premier
choix d’une draft NBA. Il est titulaire lors de ses sept saisons à Portland
(20,8 pts, 11,7 rbds et 4,0 pds de moyenne en 1981-1982, sa meilleure
campagne). En 1986 commence sa deuxième partie de carrière, en tant que
remplaçant. Il est transféré en milieu de saison aux Lakers et il gagne en
1987 et 1988 deux titres NBA avec un apport en sortie de banc non
négligeable de plus de 10 points et 4 rebonds en moyenne. Il termine sa
carrière aux Lakers en 1991, à 36 ans.
Le 29 décembre, il joue 22 minutes pour les Spurs et marque lui aussi
sept tirs (sur 14 tentatives) pour 15 points. Les deux pères des Splash
Brothers font donc jeu égal, même si Utah va l’emporter à domicile. Il est
toutefois particulièrement amusant de noter que c’est ce soir-là, au moment
où Mychal croise Dell pour la première fois – deux hommes qui vont
donner naissance dans les années à venir au meilleur duo de shooteurs
jamais vu de toute l’histoire du basket – que Thompson père marque le seul
tir à trois-points de toute sa carrière. En plus de 1 000 matchs, il n’en a
réussi qu’un seul, en cette nuit-là. Comme si la fée de l’adresse s’était
penchée sur la rencontre pour y placer la première pierre d’un destin
historique.
Au-delà de l’anecdote, il est surprenant de voir à quel point Stephen et
Klay ont grandi dans le même type d’environnement. Dell s’est marié à
Sonya, une volleyeuse de bon niveau. Mychal a épousé Julie, qui a elle
aussi joué au volley pour les universités de Portland et San Francisco.
Chacune de ces deux familles fondées autour d’un père noir et d’une mère
blanche a eu trois enfants. Les deux frères de Klay sont des sportifs pro.
Mychel l’aîné (2,01 m, né en 1988) a joué en 2011-2012 pour Cleveland en
NBA et évolue aujourd’hui en ligue mineure. Le petit frère Trayce (né en
1991) est pro de base-ball et joue pour les Dodgers de Los Angeles.
À leur retraite, Dell devient commentateur pour la chaîne locale de
Charlotte qui retransmet les matchs de la franchise, Mychal bosse pour une
radio de sport à Portland avant d’être embauché par les Lakers en 2003 pour
assurer le commentaire radio des matchs de la franchise. Tout comme
Stephen a accès au vestiaire des Hornets, Klay gravite autour de la franchise
des Lakers, qui est alors au sommet de l’affiche (champion en 2000, 2001 et
2002, finaliste en 2004).
Un article d’ESPN en 2015 révèle qu’en tant que lycéen, Klay partait
parfois en road trip avec son père et les Lakers. Par exemple, il était à
Detroit lors de la défaite en finale de 2004. Après le coup de sifflet final,
Mychal et les deux frères du futur champion NBA ont voulu rentrer
immédiatement à l’hôtel des Lakers. Klay a insisté pour regarder la
cérémonie de remise du trophée. Plus tard dans la soirée, il était assis à la
table au restaurant avec Kobe Bryant, Shaquille O’Neal, Karl Malone et
Rick Fox. « C’était comme s’il faisait partie de l’équipe alors qu’il avait
quoi ? 14 ans, se rappelle son frère Trayce. Pour lui, c’était annonciateur de
la suite, je pense. »
Au cours de ces années, lorsque Mychal trouve que son gamin traverse
une crise de confiance sur son tir ou qu’il n’approche pas les choses de la
bonne façon au niveau mental et que les conseils paternels ne fonctionnent
pas, il demande à un Laker de parler à son fiston. C’est ainsi que le jeune
Klay développe une relation particulière avec Kobe Bryant. Les étés, Kobe
s’entraîne sur le campus de l’université de Californie, à Irvine. En général,
la star fait vider le gymnase pour s’entraîner au calme. Il fait toutefois une
exception. « Il me permettait de rester et de bosser, explique Thompson, un
homme de peu de mots. C’était cool. Je me sentais vraiment privilégié
d’être dans la même salle que lui. »
« Disons que vous voulez devenir astronaute et que vous avez
l’opportunité de parler avec Neil Armstrong, il peut vous dire ce qui vous
attend et ce que vous devez faire, explique Mychal dans le même article.
Non seulement Steph et Klay pouvaient parler à nous, leurs pères, mais ils
pouvaient aussi parler aux meilleurs des meilleurs. Jordan, Kobe,
Magic. On ne fait pas mieux. »
Malgré cet environnement idéal, Klay, comme Steph deux ans avant lui,
n’est pas non plus le lycéen le plus recruté du pays. Il possède un beau
gabarit, son tir est en net progrès, mais il n’a pas la dextérité ni l’explosivité
de certains de ses camarades. Son père passe des coups de fil aux coachs de
UCLA (université de Californie Los Angeles) et de USC (université de
Californie du Sud), les deux meilleurs programmes de l’État. Les
entraîneurs préfèrent à Klay des joueurs comme Jrue Holiday, Darren
Collison, DeMar DeRozan ou Taj Gibson – quatre forts basketteurs qui vont
rejoindre la NBA, mais aucun n’a pour l’instant la carrière de Thompson.
La seule fac de la conférence Pac 12 qui lui offre une bourse complète est
Washington State. Qui ne le regrettera pas.
Il lui faut deux ans pour devenir dominant. Comme Curry, Thompson va
rester trois saisons en NCAA avant de s’estimer prêt pour le grand saut en
NBA. À cette époque, les meilleurs joueurs ne restent en général qu’une
saison au niveau universitaire, mais pour les Splash Brothers, qui ne sont
pas des bombes athlétiques, polir un répertoire technique, amener le
physique à un niveau acceptable est une démarche qui demande un peu plus
de temps. Un processus et un parcours qui les rapprochent. Au final,
l’arrière est drafté à la onzième position en 2011 par Golden State.
Curry et Thompson ne sont pas des joueurs identiques. Mais la fraternité
qui les lie repose sur deux piliers. Le tir extérieur tout d’abord, c’est
évident. Entre 2014 et 2016, ils sont considérés comme les deux meilleurs
snipers de NBA, les shooteurs les plus purs du monde. Kevin Durant entre
dans le débat, et depuis 2016, James Harden s’est également invité dans la
discussion. En tout cas, jamais deux spécialistes aussi forts n’ont été
associés au sein de la même équipe. L’autre ciment qui les unit, c’est
évidemment un terreau environnemental, familial commun, un parcours très
semblable. Sociologiquement, Curry et Thompson sont frères en ce sens
qu’ils ont partagé les mêmes expériences.
Mais, comme dans toute fratrie, cela ne les empêche pas d’afficher des
personnalités très différentes. Stephen est le leader, ouvert sur les autres. Il
parle comme un diplomate, devient un véritable aimant à sponsors et à
médias. Très tôt, il se marie, fonde une famille. Klay est beaucoup plus
taiseux, discret, réservé. Il aime sortir le soir, mais il est en journée ce qu’on
appelle un « rat de gymnase ». Il parle peu et pratique un humour sec. Pas
d’ambition de bâtir un empire, pas de volonté de fréquenter le gratin. Pas de
nœuds dans la tête, pas de caprice. Il joue, il défend, il shoote, il fait ce qui
est bon pour l’équipe. Qu’il soit à 0/10 au cours d’un match ou à 10/10, son
attitude reste la même.
La campagne en sélection nationale au Mondial 2014 marque un tournant
dans la relation entre les deux hommes. Isolés du rythme frénétique de deux
quotidiens assez opposés, la sélection leur offre une bulle, une pause. Ils
passent beaucoup de temps ensemble. Les coéquipiers se découvrent alors
et deviennent amis. Curry emmène Thompson au golf et ce dernier
embarque son meneur, loin de sa femme, en boîte de nuit. À partir de la
saison 2014-2015, chacun est devenu le premier fan de l’autre. Ils ne
manquent jamais une occasion de mettre en avant les exploits de leur frère
de splash. En 2015, ils shootent l’un contre l’autre lors du concours du All-
Star Game. Curry l’emporte, mais Thompson aura sa revanche en 2016.
Au-delà de leur parcours, le trait de personnalité le plus important dans la
réussite de leur duo et donc des Warriors vient de l’absence d’ego de
Thompson. Klay, en ne revendiquant rien d’autre que sa joie de participer à
la victoire, a permis à Stephen Curry de devenir le leader qu’il est
aujourd’hui. En se plaçant dans le rôle du fidèle lieutenant, il a autorisé
l’épanouissement du charisme naturel de Curry, qui a rejailli ensuite sur
toute la franchise. En venant du même milieu, Thompson n’a jamais
considéré le meneur des Warriors comme un héritier ou un gamin né avec
une cuillère en argent. Il n’a jamais sous-estimé Curry ou porté sur lui un
regard condescendant, considérant qu’il n’était pas assez dur, pas assez
tueur, pas crédible en raison de sa couleur de peau, de sa bonne éducation
ou de son physique.
Même mieux payé que lui (il a signé en 2015 pour 70 millions de dollars
sur quatre ans), même lorsqu’il réussit des performances incroyables (37
points sur un quart-temps, record NBA, le 23 janvier 2015 contre
Sacramento, 60 points le 6 janvier 2016 contre Indiana en 29 minutes), il ne
conteste jamais le leadership de son coéquipier. Et pourtant, comme tant
d’autres avant lui, Thompson aurait pu revendiquer des choses pour lui-
même. Plus de tirs, plus de systèmes, plus de lauriers personnels, plus
d’argent. Combien de duos dominants sur le terrain ont explosé parce que le
vizir voulait devenir calife à la place du calife ? Kobe Bryant et Shaquille
O’Neal. LeBron James et Kyrie Irving. Kevin Durant et Russell Westbrook.
Kevin Garnett et Stephon Marbury. Pour Klay Thompson, sa place est
connue, son rôle simple et limpide, comme il l’explique après le Game 4
des Finals 2016 : « Steph est notre MVP. C’est lui qui nous mène et on le
suit. »
Jusqu’aux playoffs de 2016, cette affirmation de Klay Thompson est
absolument incontestable. En 2015, le fils de Mychal devient All-Star pour
la première fois. Il est élu dans le troisième meilleur cinq de NBA sur la
saison 2014-2015. Il confirme ce double statut lors de la saison 2015-2016.
Mais, avant la phase finale 2016, aussi brillant soit-il par séquence, l’arrière
a la fâcheuse réputation de disparaître en attaque dans les moments les plus
cruciaux. Sur sa première campagne de playoffs en 2013, sur douze matchs,
à cinq reprises il reste bloqué à 10 points ou moins. En 2014, dans la défaite
en sept matchs contre les Clippers, ses stats sont médiocres (16,4 pts à 40 %
aux tirs). En 2015, en finale, il marque 34 points dans la courte défaite au
Game 2, mais tourne à 10,0 points en moyenne sur les quatre derniers
matchs de la série. Curry peut compter sur un lieutenant parfois brillant,
mais pas sur un général capable de vraiment prendre le relais.
Le Game 6 des finales de conférences Ouest à Oklahoma City va
marquer un tournant dans la relation des Splash Brothers. Curry est alors
convalescent d’une entorse au genou qui l’a empêché de jouer au premier
tour contre Houston et Portland sur les deux premiers tours. La série contre
le Thunder de Kevin Durant et Russell Westbrook survoltés démarre très
mal. Les Warriors, qui ont remporté 73 victoires en saison régulière, sont
menés 3-1. Au match 3, OKC l’emporte de 28 points. Au suivant, de 24
points. La sortie de route s’annonce d’autant plus spectaculaire en raison du
record de victoires décroché sur l’exercice 2015-2016. Curry réagit sur le
match 5 et permet à son équipe de rester en vie, mais le match 6 se joue
dans l’Oklahoma et le début de rencontre confirme que le Thunder va cette
fois terrasser la meilleure équipe de NBA depuis deux saisons. À quatre
minutes de la fin de la mi-temps, le Thunder mène déjà de 13 points. Curry
est excellent malgré tout (31 pts, 10 rbds et 9 pds), mais cette fois, ça ne
suffit pas.
C’est le moment choisi par Klay Thompson pour livrer le match de sa
vie. Il termine la mi-temps par trois tirs à trois-points réussis, tous servis sur
un plateau par Curry. Golden State rejoint le vestiaire avec seulement cinq
longueurs de retard. Mais dans l’énergie de la rencontre, un changement
s’est opéré. Le coup de chaud de Thompson au meilleur moment laisse
entrevoir une possibilité. Klay est capable de montées en température
incroyables. Et si c’est pour aujourd’hui, se dit l’équipe ? Au retour des
vestiaires, le Splash Brother plante deux nouvelles banderilles primées en
37 secondes. Les Warriors passent devant. La peur a soudainement changé
de camp. La pression s’est renversée. Une défaite et le Thunder se retrouve
alors avec la perspective d’un Game 7 à Oakland et la sensation claire
d’avoir laissé passer sa chance.
Curry prend le relais dans le troisième quart. Il va chercher des points à la
corne sur la ligne des lancers, mais son équipe est encore derrière de 8
points à la fin du troisième quart. Le Thunder livre un grand match. Le
meneur des Warriors a besoin de souffler quelques minutes avant le
dénouement du match. À la reprise du jeu, il va parler à Thompson. La
saison est en jeu : « Avant que je ne rentre en jeu au quatrième quart, Steph
m’a dit : “C’est ton moment, c’est pour toi. Fais-nous un festival et fais-toi
plaisir.” Ces mots m’ont touché. J’ai simplement essayé d’être agressif. »
Sur les douze dernières minutes, Klay va marquer 19 points, soit un de
plus que l’équipe d’OKC. Il termine la rencontre avec 41 unités et surtout
onze tirs à trois-points marqués, record absolu pour un match de playoffs.
Dans son sillage, les Warriors redeviennent l’équipe invincible vue toute la
saison. Durant et Westbrook paniquent. Golden State l’emporte 108-101 et
termine le travail à la maison lors du Game 7 avec 36 points et huit passes
pour Curry. « Quand le MVP a confiance en toi, ça veut dire beaucoup de
choses, explique Thompson à USA Today après ce fameux match 6. C’est
facile de jouer avec Steph parce que la confiance en lui qu’il dégage se
diffuse à tout le monde dans l’équipe. »
En finale 2016, la blessure d’Andrew Bogut, la suspension de Draymond
Green s’ajouteront au rendement diminué de Curry et causeront la perte du
titre. Mais sur cette campagne, le petit frère Thompson a montré qu’il était
capable de porter le fardeau de l’aîné dans les moments les plus importants.
Pour revenir à la construction de l’équipe, un autre élément va s’avérer
déterminant dans la domination de Golden State, aux côtés des Splash
Brothers et du grand pivot Bogut : Draymond Green. Le petit intérieur à
l’énergie affolante est l’argument massue contre la thèse qui voudrait
réduire les Warriors à une superteam. Green, All-Star 2016 et 2017, est
arrivé par la toute petite porte en NBA. Son association à Curry et
Thompson n’a donc rien à voir avec un rassemblement de stars qui
copinent. Golden State l’a déniché au nez et à la barbe de toutes les autres
franchises. Ensuite, le joueur a grandi dans un environnement propice,
apportant en retour un écot déterminant. Il est à la fois le soldat le plus
précieux et adapté au jeu de Stephen Curry, mais aussi celui qui a le plus
profité d’évoluer à ses côtés, sur le terrain et au sein de la culture véhiculée
par le leadership de Stephen Curry.
Green est drafté par les Warriors en 2012, au moment de la
restructuration de l’équipe. Curry a de nouvelles chevilles. Monta Ellis est
parti. Bogut est arrivé. Thompson n’est plus rookie. Le poste 4 appartient à
David Lee, qui sera d’ailleurs honoré d’une sélection au All-Star Game lors
de la saison rookie de Green en 2012-2013. Le rookie attendu par les
Warriors cette saison n’est pas Green. Il s’agit de Harrison Barnes, choisi en
septième position (comme Curry) de la draft 2012. L’ailier formé pendant
deux saisons à North Carolina, considéré longtemps comme le meilleur
lycéen de sa génération, n’a pas explosé au niveau universitaire en écrasant
tout sur son passage. Mais il reste le prototype du parfait ailier NBA. Grand
(2,04 m), athlétique, bon défenseur, complet, capable de shooter, il propose
un profil très complémentaire des deux arrières. Il est propulsé titulaire
81 fois en 81 matchs joués (9,2 pts et 4,1 rbds sur la saison).
La réussite de Green en NBA n’a alors rien d’une évidence. Sa courbe de
progression est insoupçonnable. Ses deux premières saisons à Michigan
State, il n’est même pas titulaire. Quel autre double All-Star NBA n’était
pas titulaire sa seconde année à l’université ? Il lui faudra quatre années
complètes pour espérer rejoindre la NBA. Le cursus de trois ans de Curry et
Thompson en NCAA constitue déjà un bail particulièrement long, le
parcours de Green est carrément une rareté pour un All-Star. Sa première
saison au Warriors, il ne joue pas beaucoup (2,9 pts et 3,3 rbds). Il est alors
coincé entre deux positions, ailier et ailier fort. Trop petit pour le poste 4,
pas assez bon shooteur ni manieur de ballon pour le poste 3. Costaud mais
pas assez mobile. À l’été 2013, il perd huit bons kilos. Et comme à la fac, il
continue de progresser. Très régulièrement.
À la fin de la saison suivante, il profite de la blessure de David Lee pour
prendre la place d’ailier fort titulaire. Il assure (20 pts et 12 rbds sur l’avant-
dernier match de la saison). En playoffs contre les Clippers, il montre son
activité défensive et tient le choc (11,7 pts, 8,3 rbds, 2,9 pds, 1,7 int et 1,7 ct
en 32 minutes de moyenne). Sa mobilité, sa rage de vaincre, sa dureté, sa
vision de jeu, sa qualité de passe, sa capacité à poser de bons écrans, ses
muscles, son attitude fière et arrogante, sa méchanceté, son vice, tout cela
se révèle parfaitement complémentaire des qualités des autres joueurs.
Dans ce groupe de garçons bien élevés, il faut un bad boy. Surtout, Curry,
Thompson et Green sont chacun à leur manière de gros travailleurs et de
bons camarades. L’alchimie est évidente. Green devient titulaire la saison
suivante. Il tire une grande fierté de ses capacité défensives et devient la
pierre angulaire du dispositif pour arrêter l’équipe adverse. Depuis, il est
aussi le meilleur passeur de l’équipe sur les saisons 2015-2016 (7,4 pds),
2016-2017 (7,0) et 2017-2018 (6,8). Une performance particulièrement rare
pour un intérieur, d’autant plus avec la présence dans l’effectif d’un passeur
de haut niveau comme Curry.
Si l’équipe est incontestablement construite autour de Curry et que
Thompson est la deuxième lame du dispositif, Green est le poumon. Son
profil est unique. Il joue un rôle déterminant dans l’organisation collective
si particulière et efficace des Warriors. Green est capable, par sa puissance,
ses longs bras et son envie, de défendre sur les plus gros gabarits. Il peut
aussi, sur la même action, tenir un arrière qui part au cercle après avoir
changé de vis-à-vis en défense, grâce à sa mobilité. Enfin, il maîtrise le
registre pour mener une contre-attaque à toute vitesse en dribbles ou
organiser le jeu de son équipe sur demi-terrain. Il excelle notamment dans
la prise de décision pour servir ses snipers au large ou envoyer son pivot au
alley-oop.
L’équipe qui va porter Golden State au sommet n’est pas uniquement
composée du cinq majeur que nous venons de vous présenter – Curry,
Thompson, Barnes, Green et Bogut. Il manque deux individus majeurs pour
comprendre l’équation du succès des Warriors.
Andre Iguodala débarque à Golden State à l’été 2013. Il touche pour
l’époque un gros contrat, 48 millions de dollars sur quatre ans. « Iggy » est
un vétéran de 29 ans, All-Star en 2012, un ailier athlétique aux muscles
saillants, un défenseur de premier plan, un joueur très complet. Un petit
LeBron James. Il prend logiquement le poste 3 titulaire à Barnes et aide
clairement le groupe à consolider sa place dans la conférence Ouest. Sa
carrière va prendre un tour surprenant avec l’arrivée aux commandes sur le
banc de Steve Kerr, la dernière pièce du puzzle mais pas la moins
importante, à l’été 2014.
Le fait d’appartenir au cinq majeur d’une équipe est traditionnellement
vécu dans la culture américaine comme un honneur. Les meilleurs joueurs
commencent le match, cela leur confère au sein de l’équipe et aux yeux de
l’extérieur un statut à part. « Ce n’est pas très important de savoir qui
commence le match. Ce qui est important, c’est de savoir qui le termine »,
objectait pourtant John Wooden, coach légendaire du basket universitaire
américain, champion à dix reprises avec UCLA dans les années 1960 et
1970. Steve Kerr a joué avec Chicago quand Toni Kukoč était un
remplaçant chez les Bulls (meilleur sixième homme en 1996) et pourtant le
troisième meilleur joueur de l’équipe derrière Jordan et Scottie Pippen. Il
était à San Antonio quand Manu Ginóbili est arrivé chez les Spurs où il n’a
été titulaire que trois saisons seulement dans sa longue carrière dans le
Texas, en dépit de son immense talent. Kukoč et Ginóbili étaient sur le
terrain dans les moments importants.
La première décision de Kerr a été de sortir Iguodala du cinq majeur.
Tout d’abord pour mettre en confiance Harrison Barnes qui, depuis le début
de sa carrière, avait toujours été une star et qui vivait une petite crise de
confiance et d’inconfort à commencer les matchs assis sur le banc. Résultat,
Barnes n’a joué que 28 minutes par match, mais a signé en 2014-2015 sa
meilleure saison en carrière dans la réussite aux tirs, à trois-points et aux
rebonds. Au départ, Andre Iguodala n’était pas très chaud à l’idée de laisser
sa place à un jeune au salaire quatre fois inférieur au sien. Il ne s’en est pas
caché. Mais il a respecté la décision de son coach et lui a donné une chance
d’avoir raison : « Le meilleur moyen de convaincre un joueur est d’être
honnête sur la question, explique Iguodala à SB Nation en 2015. Qu’est-ce
que tu essayes de faire ? Quel est l’objectif ? Pourquoi penses-tu que cela
va marcher ? C’est ce que Coach Kerr a fait. »
L’entraîneur cinq fois champion en tant que joueur sait qu’une très bonne
équipe doit avoir un très bon banc. Il est facile de développer du beau jeu
avec des joueurs de talent. C’est plus difficile lorsque les remplaçants sont
sur le terrain. Avoir Iguodala dans la « deuxième équipe » assure des
garanties défensives, d’intelligence de jeu et d’altruisme. À condition que le
joueur adhère. Penser avant tout au bien de l’équipe n’a rien d’évident, dans
une ligue comme la NBA où le professionnalisme et les sommes en jeu
poussent les individus à prendre en compte leur situation personnelle, leur
intérêt propre. Accepter un rôle de remplaçant, donc des minutes de jeu en
moins, des shoots en moins, des partenaires moins forts autour de soi, dans
la perspective toujours hasardeuse d’une réussite collective qui rejaillirait
alors sur tous les membres de l’équipe est toujours un pari.
Iguodala va être récompensé au-delà de toutes ses espérances au cours de
la finale 2015. Après les trois premiers matchs, Golden State est mené 2-1
par Cleveland. Nick U’Ren, assistant-coach de 28 ans, en charge de la vidéo
et féru de statistiques, remarque que lorsque Iguodala est associé à Barnes
et Green, décalés respectivement à l’intérieur aux postes 4 et 5, le
rendement de l’équipe est supérieur. Il transmet l’info à Kerr qui veut de
toute façon tenter quelque chose pour casser la dynamique de la série. C’est
la naissance de The Death Lineup, entendez « le Cinq de la mort » qui va
écraser la saison 2015-2016.
Le coach des Warriors n’est pas le premier à utiliser une configuration
d’équipe small ball, c’est-à-dire sans véritable intérieur, en se reposant sur
la polyvalence offensive et défensive de ses joueurs au sein d’un basket où
il n’y a plus vraiment de poste. Miami, entre 2011 et 2014, a gagné deux
titres en jouant ainsi. Le coup d’échec est gagnant. La mobilité, la vitesse, la
qualité de passe et de tirs des cinq joueurs rendent l’équation insoluble pour
la défense adverse. Dans cette configuration où la défense est écartelée,
sans pivot qui rôde près du cercle pour apporter des aides, l’agressivité
permanente de Stephen Curry est ingérable. Et grâce à Draymond Green
capable de tenir les pivots adverses, la défense tient le choc. Les Warriors
emportent les trois matchs suivants et décrochent le titre de champion.
Iguodala le remplaçant est élu MVP des Finals.
La décision de placer Iggy sur le banc a été la plus visible de Kerr mais
en une saison, il a réussi l’exploit de modifier en profondeur la philosophie
de l’équipe. Son prédécesseur Mark Jackson, ancien meneur de jeu des
Knicks, était un entraîneur réputé pour sa discipline défensive. Les Warriors
en 2013-2014 sont la troisième défense la plus efficace de NBA. En
revanche, l’attaque, en dépit d’une saison à 51 victoires, n’est que
douzième. L’équipe propose une caricature de jeu en isolation. Du un-
contre-un à tous les étages. Le talent de Curry et des autres permet souvent
de faire la différence, mais le ballon ne bouge pas. Le collectif ne vit pas.
Le partage n’existe pas.
En moyenne, Golden State fait 247 passes par match. Les chiffres ne
parlent pas de passes décisives, celles qui mènent à un panier, mais de
passes, tout simplement. Il s’agit alors de très loin, du plus faible score de
toutes les équipes NBA. La deuxième plus mauvaise équipe est déjà à 262.
Pourtant, Curry, Bogut, Green, Iguodala sont d’excellents passeurs. Mais le
système de jeu n’est pas fait pour ça. Le champion en titre, San Antonio,
qui a gagné en 2014 avec une démonstration éclatante de partage, est à 334
en moyenne. C’est le modèle voulu par le nouvel entraîneur.
Kerr sait que l’alchimie d’équipe passe par le fait de partager le ballon.
Toucher le ballon, c’est se sentir impliqué dans l’attaque, c’est sentir la
confiance des autres. Se passer la balle est un cercle vertueux. Plus on
transmet le cuir aux copains, moins ces derniers le confisquent et plus on
est susceptible de le revoir dans une bonne position. Cette communion est
également le moteur qui alimente l’énergie et la solidarité défensive. Mais il
s’agit d’un vœu pieux. Tous les coachs veulent que leur équipe se passe la
balle. Le plus dur, c’est de créer les conditions pour que cela arrive. Avoir
sous la main les joueurs capables de le comprendre, de laisser leur ego de
côté, d’avoir confiance dans le discours de l’entraîneur.
Kerr fait face à deux difficultés majeures : en dépit de toute son
expérience et de sa vision, il s’agit de sa première saison en tant que coach
principal. Deuxièmement, il demande à une équipe qui gagne, qui joue les
playoffs depuis deux ans de tout changer en attaque. Dans le sillage de ses
leaders qui sont des garçons curieux et disciplinés, les Warriors se mettent
au diapason et acceptent le défi d’arriver à 300 passes par match. Sur les
cinq premières rencontres de la saison – cinq victoires –, ils montent même
à 320 ! Mais dans un chaos total. L’équipe se passe la balle, mais trop. Les
joueurs refusent des shoots ouverts, les balles perdues s’empilent de façon
dramatique (plus de 21 en moyenne). Steph Curry fait preuve de laxisme,
Draymond Green cherche des choses trop compliquées. Surtout, l’ensemble
manque de mouvement.
Stephen Curry, notamment, doit apprendre à bouger sans le ballon. Kerr
déteste le un-contre-un. Il n’est pas fan non plus du pick’n’roll, cette forme
de jeu à deux avec écran si populaire dans le basket moderne. Il préfère le
mouvement constant à cinq. Des choses simples dans l’exécution
individuelle mais qui requièrent timing, discipline et coordination
collective. Couper au cercle après une passe, poser un écran entre deux
joueurs qui n’ont pas le ballon, établir une relation de passes entre les deux
intérieurs.
Le septième match de la saison, la réception de San Antonio après une
première défaite sans grâce à Phoenix, sert de claque et de révélateur. La
défaite est moins sévère sur le tableau d’affichage (100-113) que dans les
esprits. Les Spurs ont donné une leçon de collectif aux Warriors. Comment
être altruiste sans refuser de tirs ? Comment bouger le ballon et bouger sans
le ballon ? Comment jouer vite en étant précautionneux ? La prise de
conscience est réelle. Le discours du staff appuie là où ça fait mal. Les
joueurs, piqués dans leur orgueil, impriment. Bouger plus. Prendre soin de
la balle.
Quelques jours plus tard, contre les Lakers, les Warriors ont digéré.
Menés par Stephen Curry (30 pts et 15 pds), ils livrent une copie parfaite :
343 passes sur le match dont 32 décisives pour 16 balles perdues seulement
et 136 points marqués (plus haut total de la saison). Après San Antonio, les
Warriors signent 16 victoires de rang. La défense est toujours excellente et
l’attaque se met en place.
Le coup d’essai de Steve Kerr est un coup de maître. Il a su maintenir
l’identité défensive et insuffler dans ce groupe talentueux une philosophie
de partage qui mène à une efficacité offensive rarement vue. Autour de
Stephen Curry, toutes les pièces du puzzle sont au bon endroit. Place à une
domination sans partage.
Chapitre 11

La domination

J
« e n’ai jamais eu l’intention de changer le jeu. » Le 10 mai 2016,
Stephen Curry est sur le podium dressé par la NBA. On vient de lui
remettre le trophée de MVP de la saison régulière 2015-2016. Il s’agit de
son deuxième consécutif. Pour la première fois de l’histoire de la NBA, un
joueur a été désigné MVP à l’unanimité par 130 journalistes votants, plus le
vote des fans via Internet. Sur le moment, le meneur de Golden State est
engagé dans la défense du titre de champion NBA, en pleine série de
deuxième tour de playoffs contre Portland. Chacun des mots qu’il prononce
résonne d’un écho bien particulier en raison de la façon dont la saison s’est
déroulée jusque-là. Et le dernier exploit d’une longue et incroyable
campagne date d’il y a seulement quelques heures.
La veille, de retour d’une blessure assez sérieuse au genou survenue
contre Houston au premier tour et qui l’a maintenu écarté des terrains
pendant presque trois semaines, il a été phénoménal. Encore une fois.
Pourtant, le début de la rencontre montre une couche de rouille certaine sur
le champion : 0/9 à trois-points, dont un très vilain airball face au cercle,
pour commencer le match. Son équipe est menée de 16 points. Au départ, le
MVP ne devait pas jouer plus de 25 minutes sur ce match où, pour une fois,
il a débuté sur banc. L’expulsion de Shaun Livingston, son remplaçant,
plombe le plan du coach. Curry retrouve des sensations en fin de rencontre
et aide son équipe à décrocher la prolongation (2/13 à trois-pts à la fin du
temps réglementaire). Ce qui va se passer dans le temps additionnel est une
folie de plus au terme d’une saison qui défie déjà la raison.
Stephen Curry va marquer 17 points lors des cinq minutes
supplémentaires, établissant un nouveau record pour une prolongation au
cours d’un match NBA. Alors qu’il s’agit d’un match de playoffs qui
enterre les espoirs de Portland, et que le scoreur fou revient de blessure. Le
numéro 30 ne rate qu’un seul tir. 6/7 dont 3/3 à trois-points et 2/2 aux
lancers francs. Golden State l’emporte 21-14. Une performance inédite dans
un contexte aussi spécial.
Curry reçoit son trophée au sommet de son art, il flotte au-dessus du
monde des mortels. La blessure semblait sur le moment la seule force
capable de le ralentir. Sa prolongation contre Portland le fait sembler
invincible. Sa réussite individuelle et collective historique, amplifiée par
une aura médiatique en pleine explosion font basculer la NBA et la
discipline dans une nouvelle dimension. La sienne.
« Je n’aurais jamais pensé que cela arrive au cours de ma carrière,
reprend l’intéressé sur le podium. Tout ce que je voulais, c’était être moi-
même. Je joue de la seule façon que je connais. Je sais que mon histoire
inspire la génération à venir. Reconnaître la valeur de la technique
individuelle. Tu peux bosser tous les jours pour devenir meilleur. Tout le
monde est capable de shooter, de dribbler, de comprendre le jeu. Tout
dépend du temps qu’on consacre à ce travail. C’est comme ça que je suis
parvenu ici. Je veux qu’on se rappelle de moi comme de quelqu’un qui
travaille dur, qui a repoussé ses limites. Je n’ai jamais eu l’intention de
changer le jeu ou de proposer une nouvelle façon de jouer. C’était
simplement en moi. »
Le crime n’était donc peut-être pas prémédité, mais lors de la campagne
NBA 2015-2016, il y a bien eu un meurtre. Un chapitre de la NBA a été
clos. Une nouvelle ère s’est ouverte. Alors que de nombreux observateurs
estimaient que le titre des Warriors de 2015, ainsi que le trophée de MVP de
Curry étaient le fruit de circonstances particulières – la chance des uns et la
malchance des autres au niveau des blessures, l’effet de surprise, une
euphorie passagère – et n’étaient donc pas amenés à durer dans le temps,
2015-2016 sera la déclaration de domination officielle de Curry et de ses
Warriors.
Un petit retour en arrière s’impose car 2014-2015 n’avait déjà pas été
mauvaise, loin de là. Mais le milieu NBA est très conservateur. Avant le
coup d’envoi de la saison, les bookmakers de Las Vegas, qui synthétisent
bien l’opinion publique des experts, ne croient pas aux Warriors. Leur cote
pour remporter le titre est de 20 contre 1. Ils vont défier la logique grâce à
une alchimie aussi soudaine qu’irrésistible.
Soixante-sept victoires en saison régulière représentent tout de même le
septième meilleur total de l’histoire de la NBA (à égalité avec six autres
équipes, dont les Warriors de 2016-2017). Golden State est ainsi devenue la
première équipe de la conférence Ouest à boucler un bilan de 39 victoires et
deux défaites seulement à domicile sur une saison. Les hommes de Steve
Kerr présentent la défense la plus imperméable de la ligue, ne concédant en
moyenne que 98,2 points pour 100 possessions adverses. Ils sont également
la deuxième attaque la plus efficace avec 109,7 points marqués pour 100
possessions.
Personne ne pense alors que Stephen Curry est le meilleur joueur de la
NBA. LeBron James conserve ce privilège et Kevin Durant, MVP en 2013-
2014 et blessé une bonne partie de la saison 2014-2015, est encore
considéré comme supérieur à Curry. Mais la saison des Warriors est
brillante et le meneur de Golden State est élu MVP à la faveur de la
définition suivante : il est incontestablement le meilleur joueur de l’équipe
qui a incontestablement réussi la meilleure campagne. Le meneur hérite
donc de 100 premières places sur 130 pour le vote du MVP, devant James
Harden, LeBron James et Russell Westbrook.
Curry a tourné à 23,8 points de moyenne (sixième en NBA), 7,7 passes
(sixième en NBA), 2,04 interceptions (quatrième en NBA) et 4,3 rebonds.
En 32 minutes de jeu seulement. Il a marqué 286 trois-points sur la saison,
soit 14 de plus que le précédent record qu’il avait établi à 272 sur la saison
2012-2013. Il a également terminé premier aux lancers francs (91,4 % de
réussite) et quatrième à trois-points (44,2 %). Sur les minutes qu’il a
passées sur le terrain au cours des 80 matchs de la saison où il a joué, les
Warriors ont marqué 920 points de plus qu’ils n’en ont encaissé. Il s’agit du
plus haut « +/- » de la saison pour un joueur. En moyenne par match, cela
représente +11,5 pour lui. Il a été très constant tout au long de la saison, a
enchaîné les performances de haut niveau. Le 4 février contre Dallas, il
prend feu : 51 points en 37 minutes à 16/26 aux tirs dont 10/16 à trois-
points et 9/11 aux lancers.
« Peut-être qu’il existe un gars quelque part qui peut dire : “Je savais
qu’il était capable de faire ça, et je l’ai su dès la première fois que je l’ai
vu”, confie en 2015 Shonn Brown, le coach de Curry au lycée, au Charlotte
Observer. Mais ce type alors, c’est Dieu. Car tout cela est incroyable. Moi,
je n’arrive presque toujours pas à le croire. »
Sur la campagne de playoffs, les Warriors sont très dépendants du
rendement de leur star. Dès que Curry n’est pas au-dessus de la barre des 30
points, l’équipe est en danger. Au premier tour, il marche sur les Pelicans
(33,7 pts de moyenne) et Golden State ne perd pas un match. Contre
Memphis au second tour, les deux défaites des Warriors surviennent sur
deux petites performances offensives de Curry (19 pts au Game 2 et 23
« seulement » au Game 3). Le futur champion est alors mené 2-1. Le
meneur va enchaîner cinq matchs sur les six suivants entre 32 et 40 points
pour amener son équipe à 3-0 en finale de conférence contre Houston.
Enfin, en finale contre Cleveland, Curry souffre en début de série,
notamment au Game 2 perdu à domicile (19 pts à 5/23 aux tirs), avant de se
reprendre sur les trois derniers, remportés avec notamment 37 points à
13/23 aux tirs pour le Game 5 décisif.
Il ne manque à Curry que le trophée de MVP des Finals qui revient à
Iguodala. Mais cette saison est une réussite absolue pour le meneur et son
équipe : « Je sais que le débat a fait rage, cette année en particulier, sur le tir
à trois-points et sur la possibilité de gagner en shootant à trois-points,
affirme Steve Kerr le trophée en main. Mais je crois toute l’année, on a
sous-estimé que ce qui permet de gagner, c’est la combinaison d’une grande
attaque et d’une grande défense. On était la défense numéro 1 de la ligue,
on était l’équipe qui marquait le plus de points, on était numéro 1 en passes
décisives, au pourcentage de réussite. Quand on fait la somme de tout ça, il
y a une chance pour que l’équipe soit bonne. »
Il y a la méthode sur le terrain, mais il y a aussi l’état d’esprit développé
par le groupe. Curry a façonné le groupe à son image : cette équipe s’amuse
et vient casser le cliché que les champions sont nécessairement de mauvais
garçons : « On est dans la joie, explique Nick U’Ren, assistant-coach. On
n’est pas des méchants, on ne se motive pas en se disant que c’est nous
contre le reste du monde. Il y a de l’amour entre les gens dans cette équipe
et de l’amour du jeu. » « En tant que staff, on essaye de faire en sorte que
les choses restent légères et détendues tout en faisant le boulot, rajoute
Steve Kerr, qui devient le premier coach rookie à remporter le titre depuis
Pat Riley avec les Lakers en 1982. Mais c’est facile de s’amuser quand on a
des gars super. Nos joueurs sont géniaux. Ils sont coachables, ils ont le sens
de l’humour, ils s’apprécient. »
L’année 2015 est un triomphe, pour Curry mais aussi pour Kerr, qui
réussit un coup de maître pour son coup d’essai, prouvant en une campagne
qu’il a digéré ses prestigieuses expériences passées en tant que joueur et
general manager. Il a su amener Curry et Golden State là où n’ont pas su
aller Phoenix, Steve Nash et Mike D’Antoni.
Mais une bonne saison ne suffit pas à établir un statut, même avec un
titre de champion au bout. Les heureux accidents arrivent. C’est vrai au
niveau individuel, par exemple pour qu’un joueur soit choisi par les coachs
pour faire partie des remplaçants au All-Star Game. C’est vrai au niveau
collectif pour le crédit qui est accordé à une équipe. Tous les indices de la
saison 2014-2015 de Golden State laissaient pourtant entendre que les
Warriors ont été historiquement forts et qu’il n’y a aucune raison qu’ils
s’arrêtent en si bon chemin. Mais de nombreux observateurs, y compris
parmi les joueurs et les coachs en NBA, n’y croient pas.
« Ce qui était inattendu, c’est que tout s’est passé exactement comme on
l’avait espéré, conclut Kerr. Et ça n’arrive jamais. » Et ça n’arrivera plus.
Car personne, absolument personne n’a été capable de prédire ce qui allait
se produire en 2015-2016.
Cette saison reste le joyau de la carrière de Stephen Curry. Alors la perte
du titre en finale, alors que les Warriors menaient 3-1 face aux Cleveland
Cavaliers de LeBron James pour la revanche de 2015, vient glisser une
fausse note, terriblement forte et dissonante, sur le dernier accord d’une
symphonie jusque-là magistrale. Ce n’est pas rien. Le titre, surtout dans la
culture américaine où seule la victoire compte, où le finaliste est considéré
comme « le premier des perdants », l’emporte sur tout le reste. Le 10 juin
au soir, quand les Warriors mènent 3-1 en finale NBA, il ne manque alors
qu’une seule petite victoire pour que le débat lancé par Draymond Green à
la fin de la saison régulière, à savoir devenir « la meilleure équipe de tous
les temps », ne soit légitime. Jusque-là, Michael Jordan et les Bulls de
1995-1996, qui avaient établi un record de 72 victoires en saison régulière,
puis décroché le titre dans la foulée, tremblent encore. Leur héritage,
contesté depuis des mois, est sur le point de tomber.
Mais ça n’arrivera pas. La faute à LeBron James tout d’abord. Décevant
sur les trois défaites de son équipe sur les quatre premiers matchs de la
finale (22,3 pts à 45,7 % de réussite), il va réagir et proposer le meilleur
basket de sa vie. Au cours de l’histoire, 32 équipes ont été menées 3-1 en
finale NBA et aucune n’a remporté le titre. 41 points à 53 % aux tirs, 16
rebonds, 7 passes, 3 contres et 3 interceptions au Game 4. 41 points à 59 %,
8 rebonds, 11 passes, 3 contres et 3 interceptions au Game 6, premier joueur
depuis Shaquille O’Neal en 2000 à marquer 40 points sur deux matchs
consécutifs des Finals. Enfin, un triple double (27 pts, 11 rbds et 11 pds)
pour le Game 7 à Oakland.
Mais toute la volonté, la force et le talent de James n’auraient sans doute
pas suffi si les Warriors avaient été eux-mêmes. On a souvent sous-estimé
l’impact de la blessure d’Andrew Bogut, pivot titulaire et force de
dissuasion majeure dans la raquette de Golden State. Sa sortie définitive au
bout de huit minutes au début du match 5 constitue un tournant de la série,
ouvrant à LeBron un accès au cercle dont il a grandement profité. On peut
ajouter au même match 5 la suspension – méritée – de Draymond Green
pour un mauvais coup donné lors du match précédent. Ce Game 5 gagné
par Cleveland relance la série. Il remet les Cavaliers en selle.
Mais la clé de cette finale perdue se trouve ailleurs. Dans la jambe droite
de Stephen Curry. Lors du premier match du premier tour des playoffs 2016
contre Houston, en première mi-temps, le meneur retombe bizarrement et se
tord le pied droit après un tir en reculant. Rien de trop grave, mais il ne
jouera ni en seconde mi-temps, ni les deux matchs suivants. Golden State
perd le Game 3 et Steve Kerr le remet sur le terrain pour le match 4. C’est à
ce moment-là, sur une action banale, un détail ridicule, que la franchise
perd son titre. Sur un retour en défense, Curry va glisser sur la sueur laissée
sur la possession précédente par le Lituanien Donatas Motiejūnas tombé au
sol. Son pied droit perd l’adhérence, et son genou se tord bizarrement et
cogne le sol. L’entorse n’est pas fatale mais réelle. Curry ne s’est jamais
blessé au genou, mais l’articulation qui enfle rapidement lui fait
comprendre que l’affaire est mal engagée.
Il revient pour le Game 4 contre Portland. Son festival en prolongation
laisse croire un temps que la blessure est guérie. Que le cauchemar est
dissipé. Mais, sur la fin de la campagne de playoffs, il est évident que Curry
n’est plus lui-même. Il est limité. Dans les deux séries suivantes, contre
Oklahoma et Cleveland, la défense, l’intensité athlétique et l’agressivité des
défenseurs et des schémas tactiques vont monter de plusieurs crans. Curry
est une Formule 1. Le moindre accroc dans le châssis compromet
l’ensemble des trajectoires. Le MVP à l’unanimité n’a plus le jus pour aller
dans la raquette ou pour fixer la défense et servir ses partenaires. Il se
repose sur sa rapidité à dégainer de loin mais, sans ses jambes pour lui
ouvrir des espaces, les fenêtres de tir sont mauvaises.
Par fierté, eu égard à la saison qu’il vient de livrer, Curry refuse
d’aborder le sujet avec les médias. D’ordinaire, il ne rechigne jamais à
parler de ses chevilles, une articulation qu’il connaît aussi finement qu’un
ostéopathe. Mais pour ce genou, il serre les dents. Comme si confirmer
l’existence de la blessure éloignait la perspective d’une saison parfaite.
Pourtant, les épais bandages qu’il enlève de son articulation après chaque
match témoignent du problème. « Je vais bien, je dois simplement mieux
jouer », répète-t-il alors. Même diminué, Curry sait qu’il est encore capable
de forcer la décision. Le Game 4 contre Portland lui en a donné la preuve. Il
ne veut pas se chercher d’excuse, car il ne veut pas ternir avec ce début
d’ouverture de parapluie la possibilité encore présente de remporter le titre.
La blessure, le coup de « moins bien », il sait que tout cela serait balayé par
l’obtention d’un deuxième titre.
Tout ce dont il a besoin, c’est d’une fenêtre de tir. Une seule… Elle
viendra. Malgré 25 points de la star des Warriors au Game 5 puis 30 unités
au Game 6, Golden State est battu sans bagarre, de 15 et 14 points. Les
pourcentages aux tirs du MVP ne sont pas reluisants (8/21 puis 8/20), il
perd plus de ballons (8 en deux matchs) qu’il ne fait de passes décisives (5).
Mais le septième match a lieu à domicile. Il reste une chance. Le duel est
intense, étouffant, incertain jusqu’à la dernière possession. Curry a des
shoots pour tuer la rencontre et la série mais, cette fois, il n’y arrive plus (17
pts à 6/19 aux tirs dont 4/14 à trois-pts). Le miracle ne vient pas non plus de
Klay Thompson (6/17 dont 2/10 à trois-pts). Un Draymond Green héroïque
(32 pts, 15 rbds et 9 pds) ne suffit pas. Les dernières cartouches du meneur
manquent la cible et Golden State perd son titre. Et aussi l’ambition de
boucler la meilleure saison de l’histoire.
Stephen Curry ne reviendra jamais publiquement sur sa blessure. Mais
l’annulation de sa participation aux Jeux de Rio au cours de l’été, alors qu’il
en avait fait un objectif prioritaire, confirme que le double MVP avait
besoin de se soigner.
La saison 2015-2016 de Golden State s’arrête donc à 88 victoires. Il
s’agit d’un nouveau record NBA. Jamais personne n’a gagné autant de
matchs sur une saison. Le bilan de l’équipe, même sans le titre, est tout à
fait prodigieux. Le record de 72 victoires en saison régulière des Bulls de
Jordan en 1995-1996, longtemps considéré comme intouchable, est tombé.
Le 13 avril 2016, contre Memphis à domicile, les Warriors ont remporté
leur 73e succès de la saison. Un accomplissement fou, un match au cours
duquel Stephen Curry va marquer 46 points en 30 minutes à 15/24 aux tirs
dont 10/19 à trois-points. L’épilogue d’une campagne de légende où
l’équipe a commencé par 24 victoires de rang, là encore un nouveau record
NBA.
Cette ouverture de saison en fanfare va créer un climat très particulier à
cette saison. Très tôt la question du record des Bulls devient un enjeu et un
feuilleton pendant des mois. La pression grandissante va devenir folle,
chaque match de l’équipe est scruté à la loupe. Plus la saison avance et plus
les discussions ne tournent qu’autour de ça. Entre la fin de la saison
régulière 2014-2015 et 2015-2016, l’Oracle Arena d’Oakland devient une
forteresse inviolable : 54 victoires de rang à domicile, nouveau record
NBA, évidemment ; 34 victoires à l’extérieur, encore un record. Golden
State explose tous les records d’équipe à trois-points : 1 077 en une saison,
306 en playoffs. Meilleur attaque (114,9 pts par match), une défense
toujours efficace, l’équipe vole trois niveaux au-dessus de toutes les autres.
La Death Lineup, inventée lors de la finale 2015, composée de Curry,
Thompson, Iguodala, Barnes et Green est une équation insoluble pour le
reste de la NBA. Steve Kerr lance en général ce cinq en fin de quart-temps,
de mi-temps ou de match. Une escouade de tueurs pour finir la bête.
Généralement, ces cinq-là ne passent pas plus de 15 minutes sur le terrain
ensemble. C’est le concept de l’accélération, le sprint final, qu’on ne tient
pas, par définition, tout un match. Cette équipe peut monter à une vitesse
insoutenable. L’attaque suit deux préceptes : pace and space, tempo et
espacement. Sans intérieur, avec cinq shooteurs, de bons passeurs et un
créateur comme Stephen Curry pour animer l’ensemble et agresser en
permanence, l’équipe adverse craque : « On sent leur panique, explique
Draymond Green. On sent qu’il réfléchissent. Le coach en face se dit : “Il
faut que je sorte Untel, que je fasse rentrer Untel… Il faut que je fasse
quelque chose.” Leurs réactions sont assez drôles. »
Cette configuration d’équipe présente une certaine faiblesse à l’intérieur
en défense, même si Draymond Green est capable de tenir les grands
gabarits sur de courtes périodes. Le plus fort, c’est que la plupart du temps,
la question ne se pose pas vraiment car c’est le coach adverse qui craque en
premier en sortant ses pivots, incapables de suivre avec le rythme et le type
de jeu imposés par les Warriors.
« De toute ma carrière, je n’ai jamais autant pensé à une équipe qu’à
Golden State, explique ainsi en février 2016 Gregg Popovich, le stratège de
San Antonio et nouveau sélectionneur des États-Unis, considéré comme le
meilleur coach du moment. Déjà parce qu’ils sont vraiment plaisants à voir,
je paierais pour les voir jouer. Quand je vois la façon dont ils bougent la
balle, je deviens très envieux. Et quand je les vois prendre plus de tirs
ouverts que n’importe qui d’autre, je trouve cela très inspirant. Il s’agit tout
simplement d’un grand basket. »
Sur la saison 2015-2016, ce « cinq de la mort » a marqué en moyenne 47
points de plus que ses adversaires toutes les 100 possessions de jeu. Depuis
que cette statistique existe en NBA, il s’agit du meilleur écart pour un
groupe de cinq joueurs ayant passé au moins 100 minutes ensemble sur le
terrain. Ils shootent à 53,5 % à trois-points. Injouable. Ce qui est
remarquable aussi avec ce groupe, c’est l’appétit et l’envie qu’il déploie.
Pour gagner autant de matchs, il faut un instinct de prédation et une faim
peu commune. Curry, Thompson, Green et Iguodala partagent de ce point
de vue-là une caractéristique peu commune. Aucun d’eux n’a été une
grande star, notamment lors de ses débuts universitaires. Leur parcours est
marqué par une soif de reconnaissance. Sur 2015-2016, les fauves ont
atteint le point d’eau après une longue marche et ils ne boudent pas leur
plaisir.
Dans ce récital, Stephen Curry est l’étoile du ballet. Au début de la
saison, le sondage officiel des general managers de franchise NBA le place
en cinquième position avec 7 % des votes pour le trophée de MVP à venir.
Six mois plus tard, il est élu à l’unanimité des votants. Personne ne l’avait
jamais fait avant lui. Les votes des journalistes ne sont publics que depuis
2014 et cette transparence a ainsi supprimé les votes fantaisistes dont
étaient capables par le passé quelques confrères, par esprit de contradiction
ou mauvaise foi crasse. Ainsi, il avait manqué un vote à Shaquille O’Neal
en 2000 ou à LeBron James en 2013 alors qu’il n’y avait pas de débat sur la
nature du meilleur joueur de la saison.
Curry se succède à lui-même. En 2014-2015, sa saison avait été
splendide. Elle fait pâle figure à côté de 2015-2016. À tel point qu’en 2015-
2016, le MVP 2015 va terminer quatrième du vote pour… la meilleure
progression de l’année ! Un cas de figure inédit. Jamais un MVP n’avait
progressé à ce point la saison suivante, ni dans les points ni dans l’efficacité
globale. Le meneur de Golden State claque 30,1 points par match (meilleur
marqueur cette année-là) à 50,4 % aux tirs dont 45,4 % à trois-points,
pulvérisant au passage son record de 286 triples réussis sur la saison avec le
chiffre fou de 402 réussites. Plus 6,7 passes décisives, 5,4 rebonds et 2,1
interceptions (premier en NBA).
Les preuves de sa grandeur sont légion. Jamais personne n’a réussi à
marquer 30 points de moyenne en jouant moins de 35 minutes par
rencontre. Il devient le premier joueur depuis Allen Iverson en 2001-2002 à
mener la ligue aux points et aux interceptions. Avant lui, seul Michael
Jordan a réussi une saison à plus de 30 points, 6 passes, 5 rebonds et 50 %
aux tirs et aucun autre arrière n’a réussi depuis Jordan une saison à plus de
30 points et 50 %. Il rejoint également Steve Nash et son coach Steve Kerr,
seuls autres joueurs à avoir bouclé une campagne à plus de 50 % aux tirs,
45 % à trois-pts et 90 % aux lancers. Seulement, Nash tournait en 2007-
2008 à 16,9 points en moyenne et Kerr en 1995-1996 à 8,4 points par
match. Curry rejoint l’excellence au niveau de la qualité, mais les quantités
n’ont rien à voir. Seize fois au cours de la saison, il marque au moins 8
trois-points sur un match. Sur le moment, personne d’autre n’a jamais fait
ça non pas sur une saison, mais au cours d’une carrière entière !
Pour comparer les performances de joueurs issus de différentes époques,
les Américains compilent les données statistiques d’un joueur et calculent
son PER (player efficiency rating). Il s’agit d’une évaluation modifiée en
fonction du temps de jeu du joueur et du nombre de possessions jouées par
son équipe. Curry obtient ainsi pour la saison une note de 31,5, la meilleure
de tous les temps pour un meneur de jeu. Il s’agit de la huitième meilleure
de l’histoire. Seuls trois joueurs ont fait mieux. Trois monstres athlétiques :
Wilt Chamberlain – l’homme aux 100 points marqués sur un match – en
1962, 1963 et 1964, Michael Jordan lors de ses années en vol solo à
Chicago en 1988 et 1991, et LeBron James, le grand rival de Curry en 2009
et 2013.
Sur les minutes que le meneur de Golden State a passées sur le terrain au
cours des 79 matchs de la saison où il a joué, les Warriors ont marqué 1 022
points de plus qu’ils n’en ont encaissé. Pour la première fois depuis que la
NBA calcule cette statistique en 1977, un joueur dépasse la barre de +1 000
sur une saison. Son coéquipier Draymond Green la dépasse aussi sur cette
campagne historique.
Et tout ça au sein de l’équipe qui remporte le plus de matchs depuis la
création de la NBA. Si on ne regarde que la saison régulière, le dossier de
Curry en 2015-2016 pour le titre de meilleure saison régulière de tous les
temps est donc très solide. Et cette analyse ne repose pas que sur une étude
statistique froide. L’impression visuelle laissée par les exploits du
numéro 30 est éblouissante, hypnotisante. Son match le plus incroyable
reste sans conteste celui contre Oklahoma du 27 février, auquel le prologue
de ce livre est consacré : 46 points, 12 trois-points, dont celui de la victoire
au terme de la prolongation décroché à plus de onze mètres !
Au terme de la rencontre, Magic Johnson publie sur Twitter le
commentaire suivant : « Stephen Curry a l’opportunité de devenir le plus
grand joueur de tous les temps s’il joue à ce niveau pendant quatre ou cinq
ans. Il a également l’opportunité d’être le joueur le plus excitant à voir. »
Deux jours plus tôt contre Orlando le 25 février, Curry passe 51 points au
Magic en 34 minutes à 20/27 aux tirs, dont 10/15 à trois-pts. Ce mois de
février 2016 (presque 37 points de moyenne) est extraordinaire. Pour la
troisième rencontre de la saison, le 31 octobre 2015 à New Orleans, il
établit son record de points (53 pts à 17/27 dont 8/14 à trois-pts et 11/11 aux
lancers, plus 9 passes).
Stephen Curry n’est pas le premier grand scoreur de l’histoire de la NBA.
Nombreux sont ceux qui ont déjà marqué plus que lui sur un match. Sa
façon d’opérer est toutefois unique. Curry n’a pas besoin de jouer
48 minutes ou de prendre 40 tirs pour faire des cartons. En général, il se
concentre même sur un seul quart-temps. Onze fois au cours de la saison, il
marque au moins 20 points sur une seule période de douze minutes. En
général, il s’agit du troisième et quelques fois du premier quart. Il devient
un ouragan à lui tout seul. Une tempête qui détruit tout sur son passage. En
quelques minutes, le match est alors plié, le moral de l’équipe d’en face
détruit et Curry peut aller se reposer sur le banc tout le quatrième quart-
temps. Sur les 50 premiers matchs de 2015-2016, quatorze fois le meneur
de Golden State n’a pas joué du tout lors de la quatrième période.
Certains coups de chaud sont irréels. Le 28 décembre contre Sacramento,
Curry ne marque pas un tir pendant 20 minutes. Son équipe est menée 41-
46. Puis, à 3’20 de la fin de la mi-temps, il trouve enfin du rythme et
marque son premier tir à trois-points. Il va ensuite marquer sur
pratiquement toutes les possessions de son équipe ! 17 points à 6/6 aux tirs
dont 5/5 à trois-points en trois minutes effectives de jeu ! Si Omri Casspi
n’avait pas réalisé la meilleure première mi-temps de sa vie (26 points), les
Kings auraient explosé sur le coup. Ils lâcheront en seconde mi-temps et
Curry terminera avec 23 points seulement mais 14 rebonds et 10 passes.
Le 3 février 2016 à Washington, il démarre le match pied au plancher.
Vingt-cinq points à la fin du premier quart-temps, 7 trois-points marqués et
un score de 43-28 pour les Warriors. Il termine la rencontre à 51 points à
19/28 en 36 minutes.
Son plus impressionnant coup de chaud ? Le 2 décembre 2015, toujours
au cours de la même saison folle, chez lui, à Charlotte. Golden State mène
79-66 à moins de deux minutes de la fin du troisième quart-temps. Curry va
alors marquer sur chacune des six possessions jusqu’à la fin de la période.
Sans rien rater. Un trois-points face au cercle sur un beau service de
Livingston, grâce à un écran de Green. Vingt secondes plus tard, un trois-
points à droite en transition à neuf mètres par-dessus Nicolas Batum. Une
pénétration et un lay up posé haut sur la planche sur la possession suivante.
Nouvelle possession, nouveau service impeccable face au cercle à trois-
points. Il reste trente secondes à jouer et récupère la balle avec dix secondes
avant la fin de la période. Il dribble sur la droite et dégaine à nouveau à neuf
mètres, prenant Kemba Walker par surprise. Quatorze points en moins de
deux minutes de jeu, à 100 % ! 93-72, le match est terminé. Il marque 28
unités sur le seul troisième quart. Il termine la partie avec 40 points à 14/18
aux tirs en 31 minutes.
Parfois, une minute lui suffit pour donner le coup de grâce. Le 4 mars
2015 contre Milwaukee à domicile, Golden State est à la peine. Personne
n’est en réussite. Les Bucks ne sont qu’à trois points (76-73) au début du
dernier quart-temps. Il reste 10’20 à jouer. Curry va alors marquer trois fois
de suite à trois-points sur trois possessions consécutives. Avec la confiance,
il prend des tirs de plus en plus difficiles. Milwaukee ne marque qu’une
seule fois à deux points sur les deux possessions entre ces trois actions, ce
qui est un peu au-dessus de la moyenne en NBA. Mais à 9’15 de la fin, le
score est grimpé à 85-75, soit l’écart final, en une minute montre en main.
Un clignement de paupières. Le coach adverse est obligé de prendre un
temps mort pour sortir ses joueurs qui se font aligner comme des pigeons au
concours de tir.
De toute l’histoire de la discipline, personne d’autre n’a jamais été
capable d’assauts aussi foudroyants et ravageurs. L’identité et la spécificité
du génie et de la domination de Curry se trouvent au cœur de ces moments.
De l’agressivité de fauve à longue distance.
Il est intéressant de noter que, s’il a dépassé la barre des 20 points en un
quart onze fois en 2015-2016, Curry n’a pas besoin de pousser son effort
plus longtemps. Deux fois seulement sur la saison, il a atteint la barre des
30 unités en une mi-temps. Le meneur de jeu n’est pas un croqueur. Il sait
choisir ses moments, reconnaître quand sa main est brûlante, le bon moment
pour assommer l’adversaire. En revanche, il sait que pour mener une
formation à la victoire sur la longueur d’une saison, il doit partager.
Il semble évident que Curry, dans un bon soir, serait capable d’aller
chercher la marque des 81 points de Kobe Bryant, établie le 22 janvier 2006
contre Toronto, deuxième plus gros total de l’histoire derrière les 100 points
de Wilt Chamberlain. Mais le double MVP cherche autre chose. L’harmonie
du groupe. La victoire. Les titres. Il est d’ailleurs le premier à se mettre en
retrait quand un autre de ses coéquipiers est en réussite. Agressif au
possible par séquence, Stephen Curry reste un bon camarade. Parfois même
trop pour le bien de son équipe.
Chapitre 12

Superteam

25 décembre 2016 au soir, dans la villa des Curry à Oakland. Ayesha a


probablement préparé un superbe repas. Mais l’ambiance dans cette famille
pieuse doit être assez moyenne. Quelques heures plus tôt dans la journée,
les Warriors ont perdu le match que tous les fans de basket du monde
attendaient avec impatience pour digérer le repas de fête. Cleveland
champion en titre qui se déplace chez son grand rival Golden State,
désormais renforcé de Kevin Durant, la recrue phare de l’été 2016. Difficile
de proposer une meilleure affiche.
Les Warriors menaient de 14 points à l’entame du dernier quart-temps,
puis se sont effondrés. Balles perdues en pagaille, mauvais choix. Cleveland
s’est engouffré dans la brèche et Kyrie Irving, comme lors du Game 7
quelques mois plus tôt, a crucifié les locaux sur un dernier tir très difficile.
Il s’agit de la quatrième défaite de rang pour Golden State face à Cleveland.
Celle-là fait très mal. Elle laisse des traces. Stephen Curry n’a pas été bon
(15 points à 4/11 aux tirs seulement, 3 passes, 3 balles perdues). Au cours
des quatre dernières minutes, il ne voit pas la balle, il ne prend qu’un seul
tir. Pire, son coach l’a laissé sur le banc pour la dernière défense et le
double MVP en a ressenti une grande frustration. Après la rencontre, des
déclarations fusent.
« Je pense qu’il faut que Steph soit un peu plus intelligent, je pense qu’il
peut prendre de meilleures décisions, déclare à chaud Steve Kerr, remonté
contre les pertes de balle de son joueur. Qu’il rate des tirs, ça ne m’inquiète
pas. Je suis plus inquiet à propos de décisions qu’il prend. » La star, de son
côté, n’est pas ravie non plus : « Honnêtement, il est impensable que je ne
prenne que onze tirs. Je dois avoir plus d’opportunités. Ce n’est la faute de
personne. » Quelques jours plus tard, il précisera quand même sa pensée :
« Je veux définitivement être impliqué dans plus de situations sur
pick’n’roll. Que ce soit moi qui prenne les tirs ou que je crée du mouvement
pour les autres, c’est une de nos forces. »
Dans l’univers feutré et discipliné des garçons bien élevés de Golden
State, ces deux déclarations constituent ce qui se rapproche le plus d’un
conflit très grave. Alors, la maison ne brûle pas. Sur le moment, Golden
State est confortablement installé en tête de la conférence Ouest avec 27
victoires pour 5 défaites. Mais les Warriors ont recruté Durant pour vaincre
à nouveau Cleveland et certains signes sont inquiétants.
C’est dans ce contexte que la sonnette de la maison Curry retentit. La
nuit est déjà tombée. Steve Kerr est à la porte. Il veut s’entretenir avec son
meneur de jeu. Les deux hommes s’installent à l’écart et se parlent : « On
avait le sentiment que Steph n’était pas assez impliqué, explique après coup
le coach à propos de cette conversation. Et c’était en grande partie ma faute.
J’annonçais beaucoup de systèmes pour Kevin [Durant] et je pense que
Steph s’est un peu perdu dans le cocktail. On a tous les deux compris que
Kevin allait s’en sortir quoi qu’il arrive, a ajouté l’entraîneur. Ce type peut
marquer 25 points en dormant. » « Le coach m’a simplement dit : “J’ai
besoin que tu sois toi-même” », rajoute pudiquement Curry de son côté.
Une alchimie d’équipe n’est pas une équation mathématique. Combien
de rassemblements de stars ont échoué à se transformer en un collectif ?
L’exemple de la franchise d’Oklahoma est le plus récent en NBA. Russell
Westbrook, MVP de la NBA en 2016-2017, au four et au moulin est
parvenu seul (31,6 pts, 10,7 rbds et 10,4 pds de moyenne) à qualifier le
Thunder en playoffs (47 victoires et 35 défaites). À l’intersaison 2017, il
reçoit le renfort de Paul George et Carmelo Anthony. Résultat, sur le
premier quart de la saison 2017-2018, il marque pratiquement 10 points de
moins et son équipe ne gagne pas un match sur deux. La frustration est
grande.
Stephen Curry vit lui aussi un moment difficile. Fin février 2016, il
marche sur l’eau. C’est la période où il enchaîne en trois jours 42 points à
Miami, puis 51 à Orlando et enfin 46 à Oklahoma avec le fameux tir de la
gagne en prolongation à onze mètres – 139 points en 108 minutes à 60 %
aux tirs dont 28/43 à trois-points. On le compare alors à Michael Jordan,
certains se demandant même si Sa Majesté a déjà été aussi brillante. Dix
mois plus tard, son coach le remet publiquement en cause. Ses stats sont en
baisse. Il a accepté de partager le trône d’un royaume qu’il a bâti de ses
propres mains et on considère qu’il n’est même plus le meilleur joueur de
son équipe. Tout ça pour quoi ? Pour perdre à nouveau contre Cleveland
sans avoir le ballon dans les mains ni même être sur le terrain en défense
quand le match se joue ?
Pour Curry, c’en est trop. L’arrivée de Durant aux Warriors puise sa
source dans la défaite du Thunder en finale de conférence Ouest 2016
contre Stephen Curry et Golden State. Blessé, Curry ne parvient pas à
porter son équipe. Oklahoma mène alors 3-1, mais ne parvient pas à tuer la
série. Curry est décisif de façon improbable au Game 5 par des actions
défensives sur Durant. Klay Thompson prend feu au Game 6 et les Splash
Brothers terminent le boulot à domicile. Quelque chose se brise alors chez
Durant.
En 2012, quand le Thunder perd contre le Heat en finale, de nombreux
observateurs estiment que cette affiche Oklahoma-Miami, Kevin Durant
contre LeBron James pourrait devenir une rivalité pérenne, à l’image de
celle des Lakers de Magic contre les Celtics de Bird dans les années 1980.
Il n’en sera rien. Les Spurs vont dominer les deux saisons suivantes à
l’Ouest avant l’avènement des Warriors. Entre-temps, Durant et Russell
Westbrook, deux talents exceptionnels, n’arrivent pas à cohabiter. L’avenir
nous dira d’ailleurs si quelqu’un est capable de s’épanouir aux côtés du
meneur du Thunder. Cette nouvelle défaite, cette panique dans la gestion
des fins de rencontre sur les trois derniers affrontements de la série, casse la
confiance de Durant dans son équipe. Si près du but, il renonce. Il décide de
partir. Il ne sait pas encore où.
19 juin 2016, soit vingt jours plus tard. Draymond Green revient au
vestiaire de l’Oracle Arena à Oakland. Golden State vient de perdre son
titre face aux Cavaliers. Pourtant, les Warriors étaient cette fois ceux qui
dominaient la série, menant 3-1 avant de flancher à leur tour. Les
explications au désastre sont nombreuses, mais ne changent rien au constat.
Le titre est perdu. Avant même de passer sous la douche, Green envoie un
texto – « Tu vois ce qu’il nous manque ? On a besoin de toi. Arrange-toi
pour que ça se fasse » – adressé à Kevin Durant. Le temps pour le Warrior
de se débarrasser de son short et de son débardeur, la réponse fuse : « Je
suis prêt. Allons-y. »
Jusque-là, les dirigeants du Thunder sont assez confiants sur leurs
chances de prolonger Durant, libre de signer où il veut. « Le jour où Golden
State a perdu, tout a changé, confirme un dirigeant du Thunder à Lee
Jenkins de Sports Illustrated. Au téléphone, par SMS, il était plus distant. »
La suite se joue vendredi 1er juillet. Il s’agit du premier jour du grand
marché de l’été NBA qui s’annonce dément. La scène a lieu dans une villa
des Hamptons, lieu de villégiature ultrachic à une heure de New York City.
On sonne à la porte. Kevin Durant ouvre. Stephen Curry, Klay Thompson,
Draymond Green et Andre Iguodala se tiennent là : « Ils sont rentrés, on
aurait dit qu’ils se tenaient par la main, on sentait qu’ils étaient contents
d’être ensemble », confie Durant. Joe Lacob, le propriétaire des Warriors, se
tient juste derrière, accompagné de Steve Kerr, entraîneur de l’équipe, et du
general manager Bob Myers. « On n’a même pas eu le temps d’échanger
une plaisanterie que l’agent de Kevin a demandé : “Pourquoi vous voulez
Kevin ? se rappelle Myers. Et je veux entendre la réponse des joueurs.” Il
regardait Steph droit dans les yeux. »
Après un mariage raté avec Westbrook, Durant n’a qu’une inquiétude à
propos d’une équipe qui vient de remporter 73 matchs en saison régulière.
Curry, double MVP en titre, va-t-il accepter de partager ? Dans l’avion du
retour, Curry enfonce le clou d’un SMS adressé à Durant, lui rappelant que
les contrats publicitaires, les éloges individuels ne comptent pas pour lui :
« Si tu viens et que tu gagnes le trophée de MVP, je serai au premier rang
pour applaudir en conférence de presse, lui assure Curry. Seule la victoire
m’importe. Au final, on va tous y gagner. »
Le double MVP n’était pas en première ligne pour faire signer Durant.
Mais il a joué le jeu. Il a mis le collectif en avant. Il avait le pouvoir de
refuser. S’il avait faire sentir ne serait-ce que la moindre réticence à
accueillir dans son équipe le MVP de 2013-2014, Durant ne serait pas venu.
Curry avait les cartes en main, une paire d’as. Il était MVP en titre à
l’unanimité, son équipe avait remporté 73 victoires autour d’une
démonstration offensive historique. Kobe Bryant, par exemple, pour rester
le seul shérif en ville, a chassé de ses terres bon nombre de superstars avec
un calibre inférieur au flingue du Warrior.
Curry a évidemment de la fierté, mais son ego n’est pas boursouflé. Le
numéro 30 de Golden State sait que la dynamique du pouvoir se transforme
vite dans la ligue moderne. Si Durant choisit de rejoindre San Antonio ou
pourquoi pas Cleveland, il peut instantanément transformer une équipe du
Top 5 de NBA en grandissime favori, même devant les Warriors. La star de
Golden State sait également que ce qui définit l’héritage d’un champion au
moment du bilan, ce sont les titres. Tout le reste vient après.
De plus, la défaite aux Finals 2016 et une fin de saison gâchée par les
blessures a réveillé la vieille hantise de campagnes écourtées en raison de
problèmes de santé. Curry est un bolide qui, lorsqu’il est parfaitement
opérationnel, peut atteindre des vitesses uniques et prendre des trajectoires
inaccessibles aux autres. En revanche, la mécanique est fragile. Le meneur
soumet son corps à une telle tension qu’il est toujours à la limite de la sortie
de route ou de l’incident moteur. Et le moindre pépin le ramène ensuite à
une dimension plus terrestre.
LeBron James est un tank capable de poursuivre sa route malgré les
impacts. Kevin Durant, un monstre de facilité qui ne donne jamais
l’impression de forcer. La performance de Curry, aussi brillante soit-elle, est
un miracle permanent toujours sur le fil du rasoir. L’intéressé ne s’est
jamais exprimé sur le sujet, mais il est trop fin connaisseur de son corps,
des raisons pour lesquelles il a atteint ce niveau auquel il n’aurait jamais dû
prétendre pour ne pas le savoir. Il accepte donc l’arrivée de Durant, sachant
pertinemment qu’au niveau individuel, cela signifie la fin de la folie douce
de 2015-2016.
Après la claque reçue en ouverture de la saison 2016-2017 contre San
Antonio à domicile (100-129), la priorité de l’équipe désormais, c’est
d’intégrer le transfuge du Thunder. Globalement, Stephen réfrène ses
ardeurs. Or, depuis trois saisons, il ne connaît qu’une vitesse : pied au
plancher. Dans le processus, il se dérègle. Le 4 novembre 2017, le meilleur
shooteur de l’histoire ne réussit aucune de ses dix tentatives à trois-points.
C’est la première fois depuis le 11 novembre 2014 que le Warrior ne
parvient pas à marquer au moins un tir à trois-points sur un match. Soit 116
matchs de saison régulière d’affilée et 196 matchs en comptant les playoffs.
Deux records NBA. Malgré les 27 points de Kevin Durant, la superteam
perd la rencontre contre de faibles Lakers.
Trois jours plus tard, pour la rencontre suivante, Curry va réagir de façon
spectaculaire en faisant exploser la défense de New Orleans : 46 points en
36 minutes, la victoire mais, surtout, 16/26 aux tirs et – nouveau record
NBA – 13 tirs à trois-points réussis en 17 tentatives. Clairement, le MVP en
titre a profité de ce match pour envoyer un message à la suite de sa
maladresse contre les Lakers. Mais cet exploit constitue l’exception qui
confirme la règle. Sur octobre, novembre, décembre, le nombre de tirs pris
en moyenne par Curry à chaque match décroît : 18, 17, 15. L’équipe gagne,
Durant s’éclate dans le registre qu’on lui connaît, mais Curry est une étoile
qui se meurt. Sur le mois de décembre 2016, ses statistiques ne lui
ressemblent plus : 20 points à 42 % aux tirs, 37 % à trois-points, 5,8 passes.
Quatre jours avant le fameux match de Noël contre Cleveland, quand on
demande à Steve Kerr qui est le All-Star de son équipe qui a dû le plus
s’adapter à la nouvelle configuration d’équipe, le coach désigne Kevin
Durant. Une semaine après la discussion déterminante du soir de Noël chez
Stephen Curry, le discours du coach a changé : « Je pense que de tous nos
joueurs, celui qui a dû opérer le plus gros ajustement du fait de l’arrivée de
Kevin, c’est Steph. »
La discussion entre le joueur et son entraîneur, le soir du 25 décembre, en
rappelle une autre que Curry a déjà eue avec son entraîneur… au lycée ! « Il
faut que tu tires plus, pour le bien de l’équipe », lui demandait alors Shonn
Brown. Quinze ans plus tard, même après deux trophées de MVP, un titre et
des dizaines de millions de dollars, Curry n’a pas changé. Il est toujours
cette personnalité complexe, ce gamin qui a en lui une confiance et un
appétit de domination féroces, qu’il est toutefois capable de maîtriser grâce
à son altruisme.
« Les choses qu’on entend à propos de Steph, sa capacité à se sacrifier, à
ne pas se mettre en avant, à être attentif à ses coéquipiers, à faire attention
aux autres, tout ça est réel », explique Kevin Durant en conférence de
presse lors des Finals 2017. K. D. ne savait pas trop à quoi s’attendre en
débarquant dans le royaume de Curry. Des années de cohabitation difficile à
Oklahoma lui ont appris à apprécier à sa juste valeur l’accueil et la place
que lui a réservée le patron des Warriors : « C’est la vérité, ce n’est pas une
façade. C’est vraiment lui. Il est comme ça. Et c’est incroyable de voir une
superstar qui est prête à se sacrifier, qui ne se soucie de rien d’autre que de
l’équipe. Évidemment, il veut être bon, il veut montrer qui il est parce qu’il
est un compétiteur mais, ce qui compte pour lui, c’est l’équipe. »
Cette générosité a toutefois des limites. Ce qui fait la force des Warriors
sur le terrain, c’est justement l’assassin qui existe en Curry. Le gentil
garçon est précieux pour la vie et le climat autour du groupe, mais l’équipe
de basket est injouable quand son meneur est agressif. À partir de 2017, le
changement d’attitude est spectaculaire. Les Warriors retrouvent le rythme
de 2015-2016. On donne le ballon à Curry, on lui fait des écrans, son équipe
l’encourage à shooter. Dès janvier, il retrouve ses sensations, ses stats
redeviennent remontent à leur niveau. Le mojo revient.
Le 28 janvier 2017, contre les Clippers, il prend feu. Le match est déjà
plié (97-67) à la fin du troisième quart-temps, alors il se fait plaisir. Il
marque à trois-points à 3’06 de la fin de la période. Un autre à 2’45. Une
minute plus tard, une pénétration avec la faute et le lancer réussi. Puis un
nouveau trois-points, à dix mètres cette fois, à 1’28. Quinze secondes plus
tard, il prend le rebond défensif, remonte le terrain en quelques secondes et
lâche une nouvelle bombe à trois-points. Cette fois, il rate ! Sur l’action
suivante, il provoque la faute de Raymond Felton et enfile sans trembler les
deux lancers francs. Prend à nouveau le rebond sur un nouveau tir raté des
Clippers et marque à nouveau à trois-points derrière avant la fin du quart-
temps ! Soit 17 points à 5/6 aux tirs et 3/3 aux lancers. 117-74 à la fin du
troisième quart-temps ! Il terminera la rencontre avec 43 points à 15/23, 9
rebonds, 6 passes en 29 minutes et 144-98 au score final.
« Avec l’effectif dont on dispose et avec l’addition d’un gars comme
K. D., il est évident qu’on va avoir une attaque plus équilibrée, analyse
Curry en avril 2017 avec le Bleacher Report à propos de sa baisse
statistique en attaque. Mais on a connu une évolution assez nette à ce
niveau au cours de la saison. Mon boulot en tant que meneur, c’est de
trouver l’équilibre entre tous les talents offensifs dont on dispose et, en
même temps, de rester agressif et de jouer mon jeu. »
Le 28 février 2017, à Washington, sa ville natale, Durant se blesse après
deux minutes de jeu au genou gauche. L’affaire est sérieuse. L’ailier va rater
presque deux mois. L’occasion pour Curry de réajuster pour de bon son
costume de patron. L’équipe enchaîne quatorze victoires de rang. Au retour
de Durant, le meneur des Warriors est à nouveau lancé à pleine vitesse.
La recrue phare de 2016 s’ajuste alors. Il apprend à jouer le basket de
Golden State. Il défend, il dribble peu, il coupe au panier, il bouge sans le
ballon, il va porter des écrans. Il shoote moins, mais n’a jamais eu un
meilleur pourcentage aux tirs en carrière (53,7 %). Au final, sur l’ensemble
de la saison régulière, sur les minutes que Curry a passées sur le terrain au
cours des 79 matchs de la saison où il a joué, les Warriors ont marqué 1 015
points de plus qu’ils n’en ont encaissé (+12,8 par match). Pour la deuxième
saison consécutive, Curry est au-dessus de la barre des 1 000 et affiche le
meilleur +/- de toute la NBA. Il devance son coéquipier Draymond Green
(+819), deuxième du classement. Durant est à +711. Au-delà d’une certaine
baisse statistique, même si ces chiffres sont similaires à sa saison de MVP
de 2014-2015, son impact global sur le rendement de son équipe n’a pas
fléchi.
C’est donc au moment où Durant s’ajuste à Curry – et non l’inverse –
que Golden State trouve l’allure qui va mener la franchise à un deuxième
titre en trois ans. Les Warriors écrasent les playoffs comme jamais aucune
équipe ne l’a fait : 16 victoires et une seule défaite, record NBA. Les Lakers
de 2001 avaient signé un bilan de 15-1 (trois matchs gagnés suffisaient alors
à sortir du premier tour contre quatre désormais). Avec 15 victoires de suite
jusqu’au Game 4 des Finals 2017, Curry et ses coéquipiers ont établi un
autre record NBA. Cleveland et LeBron James sauvent l’honneur lors de la
quatrième manche, profitant d’un relâchement défensif évident des Warriors
pour leur coller 137 points dont 86 en première (record pour un match de
finale) et 24 trois-points sur le match (record des Finals).
Kevin Durant est le héros de la finale. Son niveau de jeu est formidable.
35,2 points à plus de 55 % aux tirs, 8,2 rebonds, 5,4 passes en moyenne sur
la finale, une défense de très haut niveau, des actions décisives chaque fois
que le score a été serré. Sublime. Avant lui, seuls cinq joueurs ont traversé
une finale NBA en marquant au moins 30 points à chaque match. Elgin
Baylor (1962), Rick Barry (1967), Michael Jordan (1993), Hakeem
Olajuwon (1995) et Shaquille O’Neal (2000, 2002). Stephen Curry, après
deux apparitions un peu décevantes en 2015 et 2016, est enfin à son niveau
(26,8 pts, 9,4 pds et 8,0 rbds). Sur l’ensemble des playoffs, quand Curry est
sur le terrain, les Warriors ont distancé leurs adversaires de 245 points au
total (+14,4 en moyenne par match). LeBron James, second de ce
classement, est à 195 « seulement ».
Le résultat de l’addition de Durant et Curry est très supérieur à une
excellente équipe de Cleveland, championne en titre et menée par LeBron
James en triple double pour sa septième apparition d’affilée en finale : « Je
n’ai jamais joué contre une telle puissance de feu, concède James à la fin de
la saison. J’ai déjà joué contre de grandes équipes, mais aucune de ce
type. » « Ils sont jeunes, ils sont en bonne santé, je ne vois pas ce qui
pourrait les empêcher de retourner huit ou dix fois de suite aux Finals,
rajoute à la fin de la saison Jeff Van Gundy, ancien coach reconverti en
commentateur. À mon sens, ce serait une énorme surprise s’ils ne
revenaient pas là chaque année. » Le pari Durant a parfaitement fonctionné.
Les Warriors sont devenus une machine qui a tout pour installer une
dynastie.
Aucune équipe n’a gagné plus de matchs sur une période de trois saisons
NBA que les Warriors sur les saisons 2014-2015, 2015-2016 et 2016-2017.
Au moment de boucler ce livre, Stephen Curry vient de se tordre la cheville
début décembre 2017 et Golden State avance alors tranquillement vers une
quatrième saison d’excellence (25 victoires, 6 défaites). Sans forcer. Au
moins jusqu’en finale de conférence, cette équipe n’aura pas d’autre
adversaire qu’elle-même. Et on sent que le groupe est prêt à gérer son effort
et sa santé, contrairement à 2015-2016. Peut-être un peu trop.
« Mentalement, on n’était pas prêts à jouer un match, prévient pourtant
Steve Kerr auprès de Mercury News après la défaite d’un point en ouverture
contre Houston. La forme de match, ce n’est pas uniquement le physique. Il
y a le mental aussi. Il faut qu’on se concentre, à l’entraînement, à la vidéo,
quand on explique le plan de jeu. Ça ne paraît pas difficile à faire, mais il
faut qu’on soit de plus en plus tranchants au fil de la saison. »
Quelques jours plus tard, début novembre, l’entraîneur revient sur cette
lassitude mentale avec le Bleacher Report : « Il y a des vibrations
différentes autour de l’équipe et il faut les combattre. Quand je suis arrivé il
y a trois ans, chaque soir, les gars ne tenaient pas en place. Des boules
d’énergie, ils avaient hâte d’en découdre. Ils avaient perdu au premier tour
des playoffs l’année précédente (en 2014). On sentait cette faim, cette
motivation. En 1997, avec les Bulls, on a commencé l’année par
huit victoires et sept défaites. On arrêtait de se réunir. Là, je ressens
exactement la même chose. La fatigue. La fatigue émotionnelle et
spirituelle qui s’installe lorsqu’on a atteint la finale la saison précédente. »
« Ils s’emmerdent », tranche Charles Barkley interrogé à ce propos sur le
plateau de TNT début novembre. Sur le terrain, ça se voit. Même un
compétiteur aussi féroce que Michael Jordan avait ressenti le besoin de
marquer une pause loin du basket après ses trois premiers titres.
L’assassinat de son père avait pesé lourd dans ce burn-out, mais il est
impossible de sous-estimer l’usure mentale de saisons à rallonge. Ce qui, en
miroir, en dit long sur la solidité physique et mentale de LeBron James (sept
apparitions consécutives en finale entre 2011 et 2017, série en cours).
Les champions ont une telle confiance en eux qu’ils ont parfois du mal à
se mettre en route. Ils lâchent quelques matchs de façon surprenante. Et
puis, parfois, l’ampleur du score pique leur orgueil et la machine se remet
en route. Le 18 novembre 2017, deux jours après une défaite sans éclat à
Boston (92-88), Stephen Curry et les siens se déplacent à Philadelphie. À la
mi-temps, ils sont menés de 22 points par une bande de jeunes prometteurs.
Le troisième quart-temps des champions est ébouriffant. 47-15 : +32
constitue le plus gros écart de l’histoire de la NBA sur une période de douze
minutes. Menée par Curry (35 points), la meilleure équipe remet les
pendules à l’heure : « On n’était pas concentrés en première, résume Kerr. Il
a fallu qu’on ait honte de se faire défoncer pour démarrer. » Le scénario du
match est au final complètement surréaliste.
Le 4 décembre à New Orleans, la superteam recommence pourtant. Au
premier quart-temps, l’écart monte à +21 en faveur des Pelicans. Les
Warriors sont encore menés de 20 au deuxième, mais démarrent en trombe
le troisième quart-temps : 0-15 en moins de quatre minutes avec Stephen
Curry (31 pts et 11 pds) à la baguette. Golden State l’emporte sans frémir
115-125 et devient la première équipe de l’histoire à gagner au cours de la
même saison deux matchs où elle était menée de 20 points à la pause. En
2016-2017 déjà les Warriors étaient les rois de la remontada. Ils semblent
avoir poussé cet art – ou ce vice – encore plus loin en 2017-2018.
Il y a peu de chances de voir cette équipe s’épuiser en saison régulière.
Après la chasse frénétique et épuisante au record des Bulls en 2015-2016,
Stephen Curry a retenu la leçon. En avril 2017, dans un entretien au
Bleacher Report, il porte un regard nouveau sur ce que son équipe a fait la
saison des 73 victoires, en expliquant que les Warriors ne se lanceront plus
dans ce genre de challenge : « Sur le long terme, ça n’en vaut pas la peine.
Tout ce qu’il faut traverser pour y arriver. Nous, les joueurs, nous avions la
possibilité de dire : “Allez, on le tente.” Qui sait si on aurait un jour de
nouveau cette chance ? Je ne regretterai jamais. Mais aujourd’hui, je vois
les choses différemment par rapport à ce qui est important au cours de la
saison régulière et comment se préparer au mieux pour les trois derniers
mois de la saison. Il ne s’agit pas du tout d’une baisse d’ambition. Mais il
faut être réaliste, la saison est longue et il s’agit de comprendre ce qui
permet d’être frais en mai et juin. »
Le seul juge de paix de la réussite des saisons 2017-2018 et 2018-2019
(fin du contrat de Kevin Durant) de Stephen Curry et des Warriors sera
l’obtention ou non d’une troisième bague en quatre saisons. Tout autre
résultat sera considéré comme un échec. Ce genre de pression est livré avec
le statut de superteam. « Je possède quelques matchs en DVD que je peux
me passer pour me rappeler qu’un titre NBA n’est jamais acquis, rappelle
Curry en septembre 2017 au site complex.com lors du passage de l’équipe
en Chine. Je sais à quel point il est dur de gagner un match en saison
régulière, plus encore une série de playoffs, et plus encore un titre. Mais
nous sommes une équipe qui a faim. Nous aimons gagner. Sortir du terrain,
mettre les masques, se tremper de champagne en fumant un cigare, c’est
une sensation enivrante, ça crée une dépendance. Je veux ressentir ça à
nouveau. »
Épilogue

Et maintenant ?

J
« e pense que Steph n’a jamais été aussi fort que maintenant, explique
Steve Kerr juste avant le début de la saison, en octobre 2017.
Physiquement, émotionnellement. Il est sans doute à l’apogée de sa carrière.
Je trouve qu’il est meilleur maintenant qu’il ne l’était l’année dernière ou la
saison encore avant, c’est dire. »
Stephen Curry a eu 30 ans en mars 2018. Il est au cœur de sa neuvième
saison NBA. Il est en contrat avec Golden State jusqu’en 2022. Personne ne
possède de boule de cristal, mais vu l’histoire entre la franchise et le joueur,
il serait très étonnant que le Warrior porte un jour un autre débardeur NBA.
La loyauté est un élément central des plus belles légendes de la NBA et
l’intéressé, ainsi que la franchise ne le savent que trop bien. Même s’il veut
jouer encore quelques saisons après ce contrat, il serait étonnant qu’il aille
chasser le dollar ou les opportunités ailleurs. « Quand je suis arrivé en
NBA, la seule chose que j’ai annoncée, c’est que je voulais jouer seize
saisons simplement parce que mon père l’a fait, explique le meneur des
Warriors en septembre 2017 à Mercury News. J’ai toujours porté un regard
admiratif sur cette longévité. Mais maintenant que j’ai déjà joué huit
saisons, je comprends mieux le travail et la discipline requis. Jouer encore
huit ans à un niveau proche de mon niveau actuel serait solide. »
Comment Stephen Curry va-t-il vieillir ? Sera-t-il All-Star encore
longtemps ? Quelle que soit la question, nos confrères américains ont la
réponse ! Le site fivethirtyeight.com dispose d’un algorithme
particulièrement précis et poussé qui permet de proposer une projection des
performances d’un joueur NBA avançant dans l’âge. L’équation étudie les
performances actuelles du joueur et les projette à partir des trajectoires
d’anciens joueurs dont les caractéristiques (taille, stats, poste de jeu, etc.)
sont similaires. Pour Curry, les trois anciens joueurs qui ont servi de modèle
principal sont Steve Nash, Reggie Miller et Dell Curry. Les conclusions ?
Le Warrior devrait jouer à un niveau de All-Star jusqu’en 2021. Il aura
alors 33 ans. Voilà la prévision moyenne. S’il suit le modèle de Steve Nash
– et les deux joueurs partagent le même type de physique et la même
éthique de travail –, le meilleur est peut-être à venir. Nash a décroché ses
deux titres de MVP à 30 et 31 ans, soit 2018 et 2019 pour Curry. Et sa
meilleure saison au niveau statistique est probablement celle de ses 32 ans
en 2007-2008 (soit 2020 pour Curry), avec notamment des pourcentages
aux tirs exceptionnels (50,4 % dont 47,0 % à trois-pts et 90,6 % aux
lancers). Nash a été All-Star en 2009-2010 à 35 ans et une dernière fois en
2011-2012 à 37 ans. L’hypothèse Nash est donc particulièrement
prometteuse.
La fin de carrière de Reggie Miller est moins remarquable, mais il a
quand même brillé après ses 30 ans, décrochant une participation au All-
Star Game en 1995 (30 ans), 1996 (31 ans), 1998 (33 ans) et 2000 (35 ans).
Pour Dell Curry, la comparaison est intéressante en termes génétiques, elle
l’est moins en termes de jeu car celui du père et du fils sont très différents.
Mais à 34 ans, Curry Senior a shooté à 47,6 % à trois-points sur la saison,
sa meilleure en carrière dans l’exercice.
Globalement, ces trois joueurs sont restés de formidables shooteurs
jusqu’à la fin de leur carrière, à 37, 38 ou 39 ans. Voilà donc une certitude.
L’âge rattrapera le génie des Warriors, mais il devrait être capable de
shooter encore très longtemps sans baisse d’adresse. Il ne prendra sans
doute plus les mêmes tirs, mais l’adresse est une compétence toujours
recherchée dans la discipline.
Si jamais en 2019 Kevin Durant ne reste pas avec les Warriors et que
Curry est toujours en bonne santé, peut-on imaginer, à 31 et 32 ans, un
retour au Curry ultradominant de la saison 2015-2016 ? Nash a trouvé à
Phoenix une seconde jeunesse en quittant Dallas et le duo qu’il formait avec
Dirk Nowitzki. Est-ce envisageable pour Curry ? Quoi qu’il en soit,
individuellement, au moment où il a accepté que Kevin Durant le rejoigne,
Curry a tiré un trait sur l’augure de Magic Johnson qui lui promettait en
2016 de devenir le meilleur joueur de l’histoire s’il maintenait quatre ou
cinq saisons le niveau qui était le sien lors de sa saison de MVP à
l’unanimité. On ne le saura jamais. Mais la tâche de répéter sur trois ou
quatre saisons supplémentaires un tel niveau de performance, de confiance
et d’euphorie était probablement impossible.
Un choix d’accepter Durant était d’autant plus facile à faire que la place
de Curry au Hall of Fame, le panthéon du basket mondial, est déjà assurée.
Avec deux titres de champion et deux trophées de MVP de saison régulière,
si sa carrière devait s’arrêter aujourd’hui, il ferait déjà partie d’un club très
fermé. Seuls Bill Russell, Wilt Chamberlain, Kareem Abdul-Jabbar, Magic
Johnson, Larry Bird, Michael Jordan, Tim Duncan et LeBron James
partagent des états de service similaires. Jordan (1,98 m) et Curry (1,91 m)
sont les seuls joueurs sur les neuf cités en dessous de la barre des 2,05 m.
Le Warrior est en revanche le seul de ce groupe à ne pas avoir été élu
MVP des finales. Après trois apparitions consécutives sur la plus grande
scène NBA, il est aujourd’hui difficile d’affirmer que Curry n’aura pas
d’autres occasions de briller à ce niveau. Sous contrat avec Golden State
jusqu’en 2022, la star des Warriors a la certitude d’évoluer avec Klay
Thompson, Kevin Durant, Draymond Green et Andre Iguodala jusqu’en
2019, les deux derniers cités étant signés jusqu’en 2020. Dans le business
qu’est la NBA, les choses peuvent bouger très vite, mais il y a de fortes
chances pour que la franchise soit extrêmement compétitive à moyen terme.
« Je peux devenir meilleur en tant que joueur de basket et en tant que
personne, affirme-t-il en interview au site complex.com, avant la reprise de
2017-2018. Plus de titres, plus de fun, plus de tout pour l’équipe. Je
comprends ce que cela implique en termes de travail, mais je suis prêt à
faire tous les efforts possibles. »
Au moment de boucler cet ouvrage, la principale menace à l’ouest pour
les Warriors vient de Houston. Les Rockets de James Harden, renforcés à
l’intersaison par le meneur Chris Paul, sont en passe de réussir une copie
très réussie de ce qu’a proposé Golden State depuis quatre saisons. Sachant
que le coach est Mike D’Antoni, l’entraîneur des Phoenix Suns de Steve
Nash des années 2000 dont le general manager était Steve Kerr, équipe qui
a grandement inspiré les Warriors ces dernières années, la boucle est
bouclée.
Harden, dans un style différent, tient le rôle de Stephen Curry : créateur
offensif, shooteur exceptionnel, son jeu et notamment son utilisation
grandissante du tir à trois-points après le dribble s’engouffrent dans la voie
ouverte par le meneur de Golden State. Le barbu est l’étincelle permanente
de l’attaque de Rockets qui portent bien leur nom : entouré des shooteurs
Eric Gordon, Ryan Anderson, Trevor Ariza, l’équipe applique les principes
fondamentaux d’une attaque où tempo et espacement règnent en rois. Si
Golden State est toujours la meilleure attaque et l’équipe la plus adroite
derrière la ligne, Houston balance à tout-va et dégaine en moyenne plus de
43 fois par match à trois-points, loin devant Brooklyn deuxième dans
l’exercice avec 34 tentatives. L’apport de Chris Paul permet au groupe tenu
à l’intérieur par Clint Capela, le Suisse formé en France à Chalon, de
nourrir l’ambition de détrôner le champion. L’appétit des Rockets leur
permettra-t-il de surmonter un manque d’expérience commun et des
moments décisifs en playoffs ?
Dans un style différent, le San Antonio des vétérans Tony Parker, Pau
Gasol et Manu Ginóbili, qui ont confié le flambeau aux stars Kawhi
Leonard et LaMarcus Aldridge, aura également son mot à dire. Rappelons
que, lors des playoffs 2017, les Warriors n’ont pas toujours paru invincibles.
Avant la blessure de Leonard sur le pied de Zaza Pachulia, à huit minutes de
la fin du troisième quart-temps lors du Game 1 de la finale de conférence,
les Spurs mènent de 23 points sur le parquet de Golden State. Ce début de
match confirme ainsi les duels de la saison régulière où les Spurs ont
globalement pris le dessus sur Curry et ses camarades. Les Warriors n’ont
pas encore prouvé qu’ils étaient certains de prendre le dessus sur San
Antonio au complet. À l’Est, LeBron James est en piste pour une huitième
finale de rang et, à 32 ans, il ne montre aucun signe de fatigue, au contraire.
Curry a fait le choix de Durant et de la dynastie parce qu’il sait qu’au
final, dans l’héritage et le palmarès que laisse derrière lui un joueur, ce sont
les titres qui pèsent le plus lourd : « Je ne me fixe jamais de limite, lâche-t-il
à Mercury News au début de la saison 2017-2018. Je ne vais pas dire que je
veux deux ou trois ou quatre bagues de plus. Je ne sais pas ce qui va arriver.
Ce que je sais, c’est que j’en veux plus. Je vais passer le temps qu’il faut à
travailler pour. Avec les Warriors, il est évident qu’on possède une
opportunité énorme de faire quelque chose de spécial, en particulier cette
saison (2017-2018). Après, si on peut conserver cet effectif et tirer le
maximum de notre potentiel… Cela va paraître cliché, mais je vis vraiment
au présent, dans le moment. C’est mon approche de la vie. »
Stephen Curry est sans doute au milieu du gué de sa carrière. L’heure des
comptes n’a pas encore sonné. Elle viendra quand il sera temps pour lui
d’entamer sa deuxième carrière de sportif professionnel, sur les greens de
golf. Aura-t-il un jour un palmarès qui lui permettra de faire partie des dix
meilleurs joueurs de l’histoire ? Des cinq meilleurs ? Établir une hiérarchie
entre des talents uniques, à un certain niveau de performance, n’a plus de
sens. Michael Jordan, meilleur joueur de tous les temps, semble quoi qu’il
arrive hors d’atteinte pour la nouvelle génération. Ni LeBron James, ni
Kobe Bryant, ni Stephen Curry n’a posé sur la NBA une domination aussi
percutante, totale, pathologique, irrésistible, charismatique et sans doute
définitive que Sa Majesté des Bulls. Derrière cet extraterrestre viennent les
monstres sacrés.
Stephen Curry en est déjà un. En raison de son jeu, de sa personnalité et
de son parcours si particuliers. La réussite de ce David au milieu des
Goliath est une fable. « Je veux plus tard être reconnu comme un gagnant,
un champion, assure Curry. Je veux jouer de la bonne façon, tirer le
maximum de mon talent et avoir un impact sur les gens. J’aimerais aider
ceux qui me regardent jouer à se sentir bien, à sentir qu’ils peuvent faire et
réussir ce qu’ils ont décidé de faire, quoi que ce soit. »
Le parcours et la réussite de Stephen Curry constituent une source
d’inspiration universelle. Défier la logique, repousser ses limites, croire en
soi, vivre sa passion jusqu’au bout, bosser pour ses rêves, suivre son chemin
tout en se souciant des autres. En même temps, découvrir les secrets de son
incroyable ascension doit aussi permettre de mieux apprécier la singularité
de ce joueur. Comme il n’y a pas eu de nouveau Michael Jordan, de
nouveau Shaquille O’Neal, il n’y aura sans doute pas de nouveau Stephen
Curry. La réalité de sa trajectoire est trop improbable, les ingrédients
nécessaires à la réussite de ce cocktail sont trop nombreux et trop rares pour
que le miracle se produise à nouveau.
Des gènes de champion. Un environnement familial et social
parfaitement adapté pour accompagner un choix de vie de sportif
professionnel. Un plongeon dès le berceau dans le monde de la NBA, ses
codes et ses coulisses. Des qualités naturelles d’adresse, de coordination,
des capacités cérébrales uniques. Une éthique de travail exceptionnelle, dès
le plus jeune âge. Une stabilité émotionnelle solide. Un début de carrière
dans la difficulté, où le doute sur sa réussite le pousse à travailler plus, à
travailler autrement, à partir du bas de l’échelle pour amener ses équipes au
sommet en tenant le rôle principal. Une envie de prouver toujours intacte.
Un état d’esprit où une confiance en soi hors norme se mêle et se nourrit
d’une foi religieuse en un destin d’élu.
L’itinéraire de Curry est si fulgurant que la moindre anicroche aurait pu
l’amener à décrocher de son orbite et faire de lui un joueur NBA comme
tant d’autres. Un destin auquel rêvent des centaines de milliers de joueurs
de basket sur toute la planète avec un gabarit similaire au sien.
Mais le meneur des Warriors a tenu la distance et la pression au cours de
son voyage interstellaire. Au passage, il a ouvert une nouvelle voie. Il a
dominé et domine toujours le jeu comme personne ne l’avait fait avant lui.
Il a plié la réalité à la force de sa volonté et de son poignet. Il a révolutionné
la façon dont on joue au basket. D’autres depuis ont suivi son exemple,
notamment dans l’utilisation du tir à trois-points. James Harden, Damian
Lillard. Dans le futur, ils seront encore plus nombreux. Dans les années
1990, tous les gosses rêvaient de dunker comme Michael Jordan.
Aujourd’hui, les gamins qui tâtent du cuir tentent de shooter comme
Stephen Curry.
Mais rien ne garantit que l’un d’eux soit un jour capable de le faire. Ce
qui devrait donner d’autant plus envie de profiter du spectacle magique
offert par cet artiste au sommet de son art.
Annexes
Annexe 1

En sélection nationale :
la quête inachevée

« C ela a été une décision difficile. » En février 2017, Stephen Curry


revient devant les médias sur sa décision de ne pas honorer l’appel sous le
drapeau national pour les Jeux olympiques de Rio en 2016. Éreinté et blessé
au terme d’une saison 2015-2016 particulièrement éprouvante, le meneur
des Warriors a été contraint de renoncer pour la première fois à la sélection :
« Jouer pour Team USA est très important pour moi et j’étais très excité à
l’idée de participer aux Jeux pour la première fois. Pour la suite, j’ai prévu
de jouer la prochaine Coupe du monde [en 2019 en Chine] et, si je suis en
bonne santé et en bonne posture, d’aller à Tokyo [en 2020 pour les Jeux]. »
La popularité du champion NBA 2015 en 2017 en Asie est immense et il
est évident que participer à ces deux compétitions ne fera que renforcer son
statut de superstar planétaire, notamment sur le gigantesque marché chinois.
Mais, depuis la participation de la Dream Team aux Jeux de Barcelone en
1992, les JO constituent la seule compétition internationale qui revêt
vraiment du sens et du prestige pour les basketteurs américains. Ne serait-ce
déjà parce que Michael Jordan, présent en 1992 mais aussi en 1984 à Los
Angeles juste avant son arrivée en NBA, affiche deux breloques en or à son
tableau de chasse. Quiconque veut se mesurer au palmarès de Sa Majesté
doit être monté sur la plus haute marche du podium olympique. LeBron
James, par exemple, a déjà trois médailles autour du cou, deux en or (2008
et 2012) et une en bronze (2004).
2004 constitue un tournant dans l’histoire récente de la sélection
américaine de basket. Après les démonstrations olympiques de 1992 et
1996, les Américains se désintéressent peu à peu des compétitions
internationales, notamment du Mondial. Leur suprématie est telle que le
champion NBA obtient chaque année le titre usurpé de world champion,
champion du monde. Seulement, boosté par le formidable coup de
projecteur de la Dream Team sur la discipline, le reste de la planète
progresse très rapidement dans l’ombre du géant. En 2000, les stars de la
NBA l’emportent à Sydney, mais de justesse contre la France en finale
après avoir frôlé l’élimination en demi face à la Lituanie.
Le Mondial 2002 a lieu à Indianapolis. La NBA envoie une solide
formation menée par Reggie Miller, Paul Pierce, Ben Wallace, Jermaine
O’Neal, Shawn Marion. De très solides joueurs mais aucune conscience
collective du danger. Pas d’entraînement, pas de discipline, pas de système.
Les Américains perdent trois de leurs neuf rencontres et terminent à une
infamante sixième place. La chute de la plus belle dynastie du sport
mondial. Le mal est profond. Les Jeux de 2004, malgré la présence de Tim
Duncan, Allen Iverson, des jeunes LeBron James, Dwyane Wade et
Carmelo Anthony, confirment cet état de fait. Trois défaites en huit matchs
et une troisième place. Pour la première fois, les États-Unis perdent un
tournoi olympique en ayant constitué une équipe pour le gagner.
Mike Krzyzewski, « Coach K », l’entraîneur le plus respecté du basket
universitaire américain, coach de Duke, une équipe qui joue désormais dans
un gymnase à son nom, débarque à la tête de la sélection en 2006. Il a été
appelé par Jerry Colangelo, ancien businessman et dirigeant de franchise
NBA, nommé directeur de la sélection en 2005. Respect de l’adversaire,
préparation sérieuse, une identité de jeu construite autour d’un
investissement défensif sans faille et de la course en attaque. Le
redressement est spectaculaire. Les États-Unis abordent le Mondial 2006 au
Japon avec le même sérieux que s’il s’agissait des Jeux. Il est impératif
pour le basket américain, la NBA, son pouvoir, son image et celle de ses
stars que la sélection domine à nouveau la discipline. L’équipe est parfaite
en poules, en quart et au premier quart-temps contre la Grèce en demi-
finale. LeBron James et les siens mènent largement, puis Theodoros
Papaloukas (12 pds) donne aux jeunes talents adverses une leçon d’attaque
sur pick’n’roll. La génération en or des Grecs, champions d’Europe en 2005
en faisant si mal au passage à la France en demi-finale, renverse le match et
ne lâchera plus.
Depuis, les Américains n’ont plus perdu un seul match. L’approche de
« Coach K » a été la bonne. Même les plus grandes stars ont pris l’habitude
de se rendre disponibles pour la sélection et viennent pour servir le collectif.
À l’issue de la victoire américaine en 2016 aux Jeux de Rio, « Coach K » a
pris sa retraite avec un bilan de 62 victoires pour 1 seule défaite. Le temps
où les équipes amenées à jouer contre le Team USA prenaient des photos de
leurs adversaires est aujourd’hui dépassé. Les Américains ne sont plus
invincibles, mais désormais ils font tout pour le rester.
L’histoire de Stephen Curry avec le maillot national commence en 2007.
Alors que la Redeem Team, l’équipe de la Rédemption, prépare les Jeux de
Pékin de 2008 un an à l’avance à Las Vegas, Curry n’est alors qu’un
freshman qui marque beaucoup de points dans une faculté minuscule. Sa
capacité à marquer des tirs longue distance n’est toutefois pas passée
inaperçue. Lors des défaites de 2002, 2004 et 2006, les Américains ont
souvent souffert de ne pas présenter dans leurs effectifs des shooteurs
fiables capables de contrarier les défenses très regroupées que leur
proposaient leurs adversaires et auxquelles ils n’étaient pas habitués en
NBA. Une info qui n’a pas échappé à Jerry Wainwright, le sélectionneur de
l’équipe américaine des moins de 19 ans, qui se prépare à jouer le Mondial.
Stephen Curry intègre donc la sélection. Il n’est toutefois que le sixième
homme, derrière le leader de l’équipe, l’arrière Patrick Beverley, et le
meneur Jonny Flynn. Deux boules de muscles qui sont à l’époque
exactement ce que le futur MVP n’est pas. Explosifs, costauds, très forts
défenseurs. Michael Beasley, DeAndre Jordan et Deon Thompson
complètent le cinq majeur. Curry, qui ne mesure à l’époque encore que
1,87 m, joue en moyenne 17 minutes par match, principalement pour
allumer des tirs longue distance. Les jeunes Américains découvrent face à
eux une véritable résistance.
En poules, ils ne gagnent que de quatre points contre la Serbie à
domicile. Le jeune Stephen réussit sur la rencontre son meilleur match de la
compétition avec notamment un tir décisif à trois-points en fin de rencontre
(19 pts à 6/10 aux tirs, 4/4 aux LF et 4 ints au total). Cette année-là, les
Américains jouent deux fois contre la France de la génération 1988-1989 :
Nicolas Batum, Antoine Diot, Edwin Jackson, Alexis Ajinça, Adrien
Moerman. En poules de huitième de finale, Team USA s’impose 87-82.
Trois jours plus tard, en demi-finale, les Français ne parviennent pas à
prendre leur revanche, 78-75. Il est stupéfiant de voir qu’à cette époque,
dans le rôle qui était le sien, Curry semble beaucoup moins fort que d’autres
joueurs qu’il va surclasser par la suite, coéquipiers ou adversaires.
La pureté de son tir est déjà évidente. Mais, dans son face-à-face avec le
Français Edwin Jackson lors de la première confrontation avec la France,
l’arrière des Bleuets, dans un registre de jeu similaire, semble bien
supérieur à Curry (22 pts à 8/19 dont 3/7 à trois-pts pour Jackson contre 5
pts à 2/6 aux tirs et 4 pds pour l’Américain). En finale, Curry retrouve la
Serbie de Milan Mačvan, futur MVP, et les locaux prendront leur revanche.
Le gabarit des Serbes et leur maîtrise de l’événement font dérailler l’attaque
américaine. Les locaux l’emportent 74-69. Curry rate sa finale (6 pts à 2/8
aux tirs et 3 balles perdues en 16 minutes). Sa première expérience se
termine sur une médaille d’argent.
Retrouver, trois étés plus tard seulement, le sixième homme à 9 points de
moyenne d’une équipe battue en finale de sa catégorie d’âge dans l’effectif
choisi par « Coach K » pour défendre les couleurs du Team USA au
Mondial 2010 en Turquie en dit très long sur l’ascenseur pris par Stephen
entre-temps. Après le succès de la campagne olympique de 2008, les
mégastars NBA estiment que l’honneur de la sélection est restauré. En
2010, LeBron James, Kobe Bryant, Chris Paul, Dwyane Wade, Carmelo
Anthony, Dwight Howard, Jason Kidd prennent un été de vacances. Le staff
est obligé de recomposer un effectif et « Coach K » va chercher les jeunes
pousses les plus prometteuses de NBA. Kevin Durant, Derrick Rose,
Russell Westbrook, Eric Gordon, Kevin Love, chaperonnées par quelques
grognards, Chauncey Billups, Lamar Odom, Andre Iguodala.
Stephen Curry ne fait pas partie de ces deux catégories. Il a l’âge des
premiers, mais son arrivée « tardive » en NBA après trois saisons à
l’université fait qu’il n’a pas encore le même statut. Quelques années
auparavant, « Coach K » n’avait même pas jeté un regard en sa direction
alors que le petit Stephen participait aux camps de jeunes organisés par
l’université de Duke. Mais le Warrior a réussi une fin de saison rookie NBA
en boulet de canon. De plus, la qualité de son tir extérieur, associée à une
expérience du basket international et à un état d’esprit de parfait coéquipier
séduisent l’entraîneur. « Coach K » l’embarque en Turquie. Curry était
arrivé au camp d’entraînement sans être favori pour finir dans les douze.
Une fois de plus, il a dépassé les attentes.
Le Mondial 2010 peut se résumer ainsi. Les Américains souffrent contre
le Brésil en poules (70-68) mais gagnent. Ils survolent les autres matchs de
poules. Sur la phase finale, Kevin Durant montre à 21 ans toute l’étendue de
son talent et se révèle l’arme absolue dans le contexte FIBA. Personne ne
peut l’empêcher de shooter à sept mètres du haut de ses 2,10 m. Il écrase la
fin du tournoi : 33 points en quarts contre la Russie, 38 en demi contre la
Lituanie, 28 en finale contre la Turquie. Le tout à plus de 57 % aux tirs sur
ces trois derniers matchs. Curry fait partie de l’aventure, mais pas de la
rotation raccourcie de Krzyzewski. Il n’entre pas du tout en jeu contre le
Brésil, se rattrape contre une faible équipe de Tunisie (13 pts en
15 minutes), mais ne joue presque pas sur la phase finale (14 minutes en
trois matchs).
Deux ans plus tard, en janvier 2012, quand « Coach K » donne une
présélection de 20 joueurs en vue des Jeux de Londres, le meneur des
Warriors n’y figure pas. Il se débat alors avec ses blessures aux chevilles et
sa saison 2011-2012 n’est pas bonne. Surtout, les stars reviennent en
sélection. Kobe Bryant, Dwyane Wade, Chris Paul, Deron Williams. Rose,
Billups, Westbrook et Gordon de l’équipe de 2010 font également partie du
groupe. Les places à l’arrière sont prises. Plus dur à avaler, Curry est le seul
joueur de 2010, avec Danny Granger, à ne pas figurer sur cette première
liste de 20 noms : « Je suis très déçu, explique-t-il alors. Il y a deux ans,
cela avait été une super expérience de jouer avec ces gars et pour “Coach
K”. J’espérais vraiment pouvoir connaître ça à nouveau – ou au moins aller
au camp d’entraînement –, donc je suis très déçu. Mais ça me motive pour
2016. »
En 2014, à nouveau en bonne santé, auréolé d’un statut de All-Star, le
meneur fait son retour en sélection pour le Mondial en Espagne. Quelques
semaines avant le début d’une saison où il sera élu MVP et va remporter
son premier titre, Curry ne jouit pas encore d’un statut de superstar : « Jouer
pour la sélection, c’est un véritable engagement, je ne le prends pas à la
légère, confie-t-il. On veut défendre notre médaille d’or. C’est une occasion
de jouer contre les meilleurs du monde. Être en sélection avec tous ces gars,
c’est vraiment fun. On se rend meilleurs et on a l’occasion de jouer
ensemble. Je suis content d’être là et de montrer que je suis un des meilleurs
meneurs de notre ligue. »
Le Warrior n’est pas le seul qui a des choses à prouver. LeBron James,
Dwyane Wade, Kobe Bryant, Chris Paul ne sont pas là. C’est attendu. Mais
cette fois Kevin Durant n’est pas non plus du voyage. En 2010, il avait
vraiment donné l’impression d’être le seul joueur à pouvoir hisser Team
USA clairement au-dessus des autres sélections. Cette fois, « Coach K » a
encore une fois reconstruit et le groupe est très jeune : 24 ans de moyenne.
James Harden, Klay Thompson, Anthony Davis, Kyrie Irving, Kenneth
Faried, DeMarcus Cousins et Curry composent le sept majeur de
l’entraîneur. L’ensemble paraît assez léger dans le secteur intérieur et, pour
la première fois depuis longtemps, c’est l’Espagne des frères Gasol, au
complet et à domicile, qui fait figure d’épouvantail.
Au final, le tournoi réserve son lot de surprises. L’Espagne perd dès les
quarts en raison d’un exploit incroyable de la France sans Tony Parker qui
déroule son match défensif le plus abouti de la dernière décennie. Les États-
Unis écrasent quant à eux la concurrence : +33,0 points d’écart moyen, le
plus important pour une équipe américaine depuis 1994 et +37 en finale
contre les Serbes. Le réservoir des États-Unis semble d’une profondeur
abyssale. Stephen Curry est le meneur titulaire du groupe. Mais dans les
chiffres, Kyrie Irving, qui a joué pour « Coach K » à Duke, passe plus de
temps sur le terrain et est plus efficace (12,1 pts à 56,2 % aux tirs et 3,5 pds
en 24 min) que Curry (10,7 pts à 40,8 % aux tirs et 2,9 pds en 20 min).
Irving brille particulièrement en finale (26 pts en 24 min et 6/6 à trois-pts)
et est élu MVP du tournoi. Harden est le meilleur marqueur de l’équipe
(14,2 pts), devant Klay Thompson (deuxième marqueur avec 12,6 pts), tous
deux à plus de 52 % aux tirs. Ils font meilleure impression sur la ligne
arrière que le meneur des Warriors, sixième marqueur de l’équipe
seulement.
Cette contre-performance n’a pas été très commentée en raison de la
facilité du tournoi. Mais Curry a clairement connu une difficulté à jouer son
jeu dans un contexte différent d’une équipe construite autour de lui depuis
plusieurs saisons comme à Golden State. Son adresse à trois-points était
présente (43,7 % sur le tournoi), mais cette compétition ne lui a pas permis
d’installer son rayonnement plus global sur le jeu, que ce soit dans les tirs
intermédiaires (34,8 % à deux-pts) ou dans la passe. Cette expérience,
même si elle n’offre pas à elle seule un échantillon suffisant pour tirer des
conclusions définitives, offre tout de même quelques pistes de réflexion.
Que ce soit à Davidson ou à Golden State, Curry est arrivé dans des
équipes sans trop de talents qui se sont construites par lui et pour lui. C’est
dans ce genre de contexte que le meneur shooteur s’épanouit et peut briller
alors plus fort que les autres. Mais, dans le contexte d’une sélection, avec
une forte concurrence, et dont l’identité athlétique – défense, course – est
très prononcée, d’autres talents plus classiques et rudimentaires s’expriment
sans doute plus facilement que celui de Curry.
Il est évident qu’un perfectionniste comme la star de Golden State a dû
éprouver une grande frustration à la suite de ce tournoi médiocre d’un point
de vue individuel. Pour résumer la chose, à bientôt 29 ans, Curry n’a
toujours pas vraiment brillé sous le maillot national. D’où la frustration de
2016 alors qu’il sortait de sa meilleure saison en carrière. Les Jeux lui
donnaient l’opportunité de valider en sélection son statut de meilleur joueur
du moment. Son envie de participer aux prochaines échéances est donc
réelle, à la fois pour étoffer son palmarès, représenter son pays, mais aussi
pour enfin dominer et montrer son vrai visage avec le maillot national sur
les épaules.
Annexe 2

Palmarès et statistiques1

Palmarès

NBA

• Champion (2015, 2017)


• MVP de la saison régulière (2015, 2016)
• All-Star (2014, 2015, 2016, 2017)
• All-NBA First Team (2015, 2016)
• All-NBA Second Team (2014, 2017)
• Meilleur marqueur (2016)
• Meilleur intercepteur (2016)
• Meilleur pourcentage aux lancers francs (2011, 2015, 2016)
• Plus grand nombre de tirs à trois-points réussis (2013, 2014, 2015, 2016,
2017)
• Vainqueur du Skills Challenge du All-Star Game (2011)
• Vainqueur du Three-Point Contest du All-Star Game (2015)

Records NBA

• Plus grand nombre de trois-points marqués sur une saison (402 en 2015-
2016)
• Deuxième plus grand nombre de trois-points marqués sur une saison
(324 en 2016-2017)
• Troisième plus grand nombre de trois-points marqués sur une saison
(286 en 2014-2015)
• Plus grand nombre de trois-points tentés sur une saison (886 en 2015-
2016)
• Plus grand nombre de points marqués en prolongation (17 en
playoffs 2016)
• Plus grand nombre de trois-points sur un match (13 en 2016-2017)
• Plus grand nombre de matchs avec au moins 12 trois-points marqués (2)
• Plus grand nombre de matchs avec au moins 11 trois-points marqués (4)
• Plus grand nombre de matchs avec au moins 10 trois-points marqués (8)
• Plus grand nombre de matchs avec au moins 9 trois-points marqués (12)
• Plus grand nombre de matchs avec au moins 8 trois-points marqués (23)
• Plus grand nombre de matchs avec au moins 7 trois-points marqués (41)
• Plus grand nombre de matchs avec au moins 6 trois-points marqués (74)
• Plus grand nombre de matchs avec au moins 5 trois-points marqués
(123)
• Plus grand nombre de matchs consécutifs avec au moins 1 trois-points
marqué dans le match (150)

Records en playoffs NBA

• Plus grand nombre de trois-points réussis sur une campagne de playoffs


(98 en 2015, à égalité avec Klay Thompson en 2016)
• Plus grand nombre de matchs consécutifs de playoffs avec au moins 1
trois-points marqué dans le match (58)

Records aux Finals

• Plus grand nombre de trois-points réussis sur une finale (32, en 2016)
• Plus grand nombre de trois-points tentés sur une finale (80, en 2016)

NCAA
• All-American Consensus First Team (2009)
• Meilleur marqueur NCAA (2009)
• All-American Consensus Second Team (2008)
• Joueur de l’année de la Southern Conference (2008, 2009)
• Meilleur joueur du tournoi final de la Southern Conference (2007, 2008)
• Freshman de l’année de la Southern Conference (2007)

Records NCAA

• Plus grand nombre de trois-points marqués sur une saison (162, en 2007-
2008)
• Plus grand nombre de trois-points marqués sur une saison pour un
freshman (122, en 2006-2007)

Sélection nationale

• Champion du monde (2010, 2014)


• Vice-champion du monde des moins de 19 (2007)

Statistiques

NCAA

NBA Saison régulière


NBA playoffs (Finals incluses)

NBA Finals

Sélection nationale
Notes
1. Au 21 décembre 2017.

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