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L'ÉCONOMISTE,
LA SCIENCE
ET LE POUVOIR :
Le cas Walras
Remerciements 7
Préface p a r H e n r i Guitton 9
Introduction 15
Méthode 22
Matériaux 29
PREMIÈRE PARTIE
PAYSAGE
C h a p i t r e 1 / La d e m a n d e 33
1 / L ' h y p o t h è s e de la d e m a n d e sociale 33
2 / D é c o n s t r u c t i o n de la d e m a n d e sociale 42
C h a p i t r e 2 / L'offre 51
1 / L'Ecole libérale 51
2 / L ' é c o n o m i e politique des professeurs 69
C h a p i t r e 3 / Les idées w a l r a s s i e n n e s s u r le m a r c h é 83
1 / W a l r a s et les é c o n o m i s t e s 83
2 / Walras et les ingénieurs 97
Conclusion 245
Bibliographie ^53
Préface
Henri GUITTON
Introduction
1. "Oui : je dis qu'en fait de science, nous pouvons être hardiment socialiste", Revue
Socialiste, XXIII, Avril 1896, n° 136, p. 394.
2. L'erreur est souvent faite de le croire ingénieur civil des Mines.
3. Voir le chapitre 6.
4. "J'ai appris le calcul différentiel tout seul et n'ai probablement pas su faire un bon choix
entre les diverses méthodes par lesquelles on en établit le fondement", Jaffé, 1010
art, une échelle de valeurs s'impose à eux et domine leur pratique au
point qu'ils la projettent sur ce modèle. Walras, par sa lecture des
grands classiques de la science (Descartes, Newton, Lagrange, etc.),
par ses échecs scolaires aussi, qu'il essaie - dirait-on aujourd'hui -
de "compenser", est profondément marqué par une certaine concep-
tion de la science et de la révolution scientifique : pour lui, le nec
plus ultra est de mathématiser un domaine informe. La notion
d "'imaginaire" entend désigner cette échelle de valeurs, cette concep-
tion de la science qui modèle a priori la pratique scientifique de
Walras, ce projet qui s'impose à lui comme une évidence, hors de la
réalisation duquel il lui semble ne pas pouvoir trouver de salut. Même
si la formation mathématique n'est pas à l'exacte hauteur de ce
projet.
Au total, Walras, socialiste aux yeux des libéraux, libéral aux
yeux des socialistes, piètre mathématicien voulant à toute force
mathématiser l'économie, autodidacte sans diplôme, est cet excellent
révélateur de rigidités des systèmes institutionnels. L'une des tenta-
tions de ce travail fut de se servir des idées de Walras, de sa carrière,
comme d'un traceur isotopique1 : en biologie, on injecte un traceur,
ayant des caractéristiques propres, dans un organisme et l'on suit sa
trajectoire. Ici, on suit l'itinéraire d'un individu atypique (en bref, un
autodidacte sans diplôme et génial) dans un système institutionnel :
ses échecs, ses réussites, éclairent les points de rigidité du système
ou. au contraire, sa souplesse ; mettent en évidence, les pensées et
arrières-pensées, les conceptions sous-jacentes, de ses interlocuteurs
(qu'ils lui soient favorables ou défavorables).
Tout naturellement, cette façon d'écrire l'histoire de Walras
nous amène (lui-même ne manque pas de la faire) à comparer la
manière dont il fut accueilli en Suisse et, il faut bien le dire, rejeté
en France.
Le 16 décembre 1984 fut le cent-cinquantième anniversaire
de la naissance de l'économiste. Si Lausanne, qui, de son vivant,
lui avait attribué une chaire, fêta en grande pompe le centième
anniversaire de son arrivée sur les bords du Léman en 1971, les
milieux français, qui reçurent si mal ses idées, qui ne surent pas,
ou ne voulurent pas, lui trouver un poste d'enseignant dans son
pays d'origine, n'organisèrent rien, à notre connaissance. Mieux,
seuls les Eléments d'économie pure sont disponibles dans une maison
d'édition française : sa correspondance fut éditée par un Américain
1. Jaffé, 1587.
abriter en toute sécurité sa correspondance et ses oeuvres, sans
oublier celles de son père. Dernière délicatesse à l'égard de l'historien
futur, il rédige la biographie de ce dernier et la sienne propre.
Or ces deux biographies, dans la manière même dont elles furent
écrites, manifestent la "demande" de l'économiste. A une amie, il écrit
en effet : "Dans les musées et les galeries, les portraits m'intéressent
tout particulièrement. Je n'ai pas eu la prétention de nous peindre en
pied, mon père et moi. Mais j'ai tâché de retrouver ma plume de litté-
rateur pour faire deux croquis vivants se détachant sur ce fond : les
conditions de la philosophie et de l'économie politique et sociale
en France sous la Restauration, Louis Philippe et la Seconde Répu-
blique, et sous le Second Empire et la Troisième République"1 .
Deux portraits d'économistes situés dans un paysage institutionnel.
Il peut bien résumer alors son autobiographie d'une expression qui
lui est chère — "la lutte contre les situations acquises et l'incompé-
tence officielle". La correspondance elle aussi participe de cette
demande. Elle est organisée en effet pour porter témoignage, voire
pour constituer un dossier d'accusation. A Charles-Henri Vergé,
juriste de formation et éditeur des comptes rendus des séances et
travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques, Walras
dévoile ses intentions :
"Monsieur,
Dans la supposition que les historiens de l'économie politique
voudraient bien s'occuper de moi, je tiens à ce qu'il soit parfaitement
établi que, si je n'ai pas été un économiste français, cela n'a pas été
ma faute. A cet effet, je classe avec soin les documents relatifs aux
principaux épisodes de ma carrière; et, quand je m'absente de chez
moi, je les mets en sûreté chez un ami avec mes autres papiers impor-
tants"2 .
Par le volume des papiers laissés derrière lui. Walras serait déjà
un personnage original. Mais cette originalité est encore accentuée
par le fait que, plus que des papiers, ce sont des dossiers qu'il lègue
à la postérité. Plus exactement à un historien qui prendra en charge
sa mémoire et montrera, preuves fournies par Walras à l'appui,
comment les milieux français ont rejeté ses idées, ont tenté de
l'empêcher de se faire entendre.
1. Jaffé, 1615.
2. Jaffé, 806.
Méthode.
1. Voir n ot a m ment : GRETU (Groupe de Réflexion sur l'Economie des Transports Ur-
bains), Une étude économique a montré . . . , Mythes et réalités des études de transports,
Cujas, 1980. Voir aussi : Le calcul économique ou de l'utilisation des modèles irréalistes,
Fixari D., 1977.
essaie de faire. En ces temps de perplexité et de crise, les interro-
gations des comptables nationaux et des modélisateurs montrent
que ce rêve, mathématiser le social, en faire une science rigoureuse,
n'est pas mort. Il n'est pas indifférent de savoir comment il naquit.
Et de s'interroger sur la façon dont l'émergence de l'économie
mathématique pèse encore sur le statut de la discipline. Cette interro-
gation apparaît en filigrane de ce travail.
Mais revenons à notre histoire . . .
Matériaux.
Paysage
1. Sur la notion de Paysage, voir H. Dumez, Etude sur la constitution d'un paysage fami-
lier : l'économie et l'économiste. Le cas Walras, à paraître dans Y Année sociologique,
1985.
Chapitre 1
LA DEMANDE
1. Depuis 1882.
1. Voir au sujet des paramètres de gestion Berry M., Moisdon J. C., Riveline C., Qu'est-ce
que la recherche en gestion ?, 1979.
2. Zinoviev (Alexandre), 1977, p. 197-98.
est le pouvoir de frapper monnaie. Or la monnaie subit au XIXè
une évolution profonde. Egalement parce qu'à cette même époque,
la physionomie de l'Etat se transforme par un processus d'évolution
très difficile. L'Etat de la révolution industrielle doit faire face à
un formidable développement bancaire, à des problèmes monétaires
importants, à la nécessité d'entreprendre de grands travaux (voies
de communication) et donc à la réorganisation de l'impôt, à la
question du rôle des échanges internationaux dans le développement
(libre-échange ou proctectionnisme) : "la période 1870-1914 est
traversée par un profond contraste : d'une part, une évolution sen-
sible vers l'interventionnisme de l'Etat (social plus qu'économique)
entrainant un changement dans le rapport des finances publiques
au produit (ou au revenu) national : alors commence le lent passage
des finances "classiques" aux finances "modernes" (M. Duverger).
D'autre part, une résistance acharnée des autorités publiques, de la
majorité de la "classe politique". des milieux aisés - mais aussi d'une
partie des couches moyennes - à une telle évolution car celle-ci
signifiait à terme une réforme du prélèvement fiscal, donc une
augmentation de la fiscalité"1 . Les incidences économiques, poli-
tiques et sociales de ce phénomène sont bien connues des historiens.
Les aspects techniques, de gestion, sont moins souvent soulignés.
Une histoire de la gestion supposerait que l'on focalise l'attention
sur les processus concrets des décisions prises, sur l'état des connais-
sances qui structuraient les choix.
Les problèmes monétaires et bancaires.
Au XIXè siècle, l'Angleterre a opté pour le monométallisme-or.
En France, la monnaie est définie par rapport à l'or et à l'argent, la
définition est bimétalliste. Outre la France (qui en fait partie), le
bimétallisme régit la politique monétaire de l'Union Latine groupant
Belgique, Suisse, Italie. Grèce. Le rapport entre or et argent est donc
fixé de façon légale. Mais vers 1860, par suite de la découverte de
mines d'or en Californie et en Australie, l'or se déprécie par rapport à
l'argent : le rapport légal est de 15,5 alors que le rapport commercial
tombe à 15,03. Les banquiers britanniques, profitant de l'écart entre
les deux rapports et du régime monométalliste de l'Angleterre.
organisent la spéculation sur une vaste échelle. Après 1870, par
suite cette fois de la découverte de mines d'argent aux Etats-Unis.
le mouvement s'inverse : entre 1860 et 1880 la production mondiale
1. Rappelons qu'en France, l'impôt sur le revenu n'est voté qu'à la veille de la première
guerre mondiale.
2. Walras s'y refuse pour des raisons de déontologie : il est hostile à cette loi mais ne veut
pas, en tant qu'étranger enseignant à Lausanne, donner officiellement son avis.
Le cas est plus difficile encore à étudier, car l'entreprise est un
système trop délicat p o u r envisager avec légèreté les innovations de
gestion.
En 1885, d u r a n t les vacances, Walras rencontre un ingénieur
chimiste français auquel, discutant avec lui de la crise, il expose ses
théories monétaires. Frappé par les arguments de l'économiste, le
chimiste d e m a n d e à Walras une note sur la question qu'il se propose
de présenter à la Chambre de C o m m e r c e de Paris. L'affaire finale-
m e n t n ' a b o u t i t pas p o u r des raisons difficiles à établir, mais qui
incluent sans doute une méfiance du m o n d e de l'industrie p o u r les
théories économiques nouvelles.
Maffeo Pantaleoni. disciple italien de Walras, en fournit un
exemple. Outre ses travaux en économie pure, il a oeuvré dans les
domaines de la gestion et de la comptabilité. Juriste de f o r m a t i o n , il
était entré dans la carrière professorale. Mais suite à un article viru-
lent sur la politique é c o n o m i q u e du gouvernement italien, il fut
poussé à la démission. Il devint alors directeur d ' u n e firme plus ou
moins contrôlée par le Credito Mobilare. Il connaît d o n c bien les
milieux d'affaires. Dans une lettre de 1890 qu'il adresse à Walras,
alors qu'il vient de prendre la direction du Giornale degli Economisti,
il explique à son c o r r e s p o n d a n t la p r u d e n c e de cette publication
vis-à-vis des théories é c o n o m i q u e s nouvelles : " p o u r ne pas épouvan-
ter les h o m m e s d'affaires qui sont les seuls a b o n n é s " l .
Il y a par contre des secteurs spécialisés qui manifestent une
d e m a n d e de technique é c o n o m i q u e . On a signalé le cas de la b a n q u e ,
celui des chemins de fer, c'est aussi celui des assurances2. D u r a n t des
années, Walras complète son salaire de professeur à l'université de
Lausanne en étant actuaire de la société d'assurance " L a Suisse".
Or le secteur des assurances ( c o m m e d'ailleurs les deux autres) est
u n secteur " p h a r e " , en cette fin du XIXè siècle que Stephan Zweig
appela le " m o n d e de la sécurité" : "le siècle de la sécurité devint
l'âge d ' o r du régime des assurances. L'on assura sa maison contre
le feu et les cambrioleurs, son champ contre la grêle et les orages,
son corps contre les accidents et la maladie, l'on acheta des rentes
viagères afin de pourvoir aux infirmités de l'âge, et l'on déposa dans
le berceau des filles une police qui devait leur assurer une dot. Enfin
les ouvriers s'organisèrent et c o n q u i r e n t de h a u t e lutte un salaire
1. Jaffé, 984.
2. Trois des principaux secteurs où un économiste peut trouver une place à l'époque: trois
secteurs n o ta m m e n t dans lesquels Walras a travaillé.
normalisé et des caisses de maladie. Les domestiques prirent sur leurs
économies une assurance vieillesse et payèrent en avances à une
caisse mortuaire leur propre enterrement"' . Dans ce secteur impor-
tant se posent des problèmes techniques. Walras ne manque pas de
le signaler au président de l'Institut des Actuaires Français : "en
ma qualité d'économiste, je sens l'importance ( . . . ) qu'aurait la théo-
rie rationnelle et mathématique de la détermination des valeurs des
capitaux et revenus, spécialement des capitaux et revenus personnels
et mobiliers pour la détermination des primes d'assurance, taux
d'amortissement et autres objets de la science actuarienne "2 . Dans
une lettre à u n a u t r e a c t u a i r e , il p r é c i s e : "je crois seulement qu'il est
imprudent de la part d'un entrepreneur d'emprunter à très long
terme à intérêts composés sur le p i e d d'un taux constant. A u m ê m e
point de vue, je crois que les compagnies d'assurance sur la vie
devraient être plus libres qu'elles n e le s o n t d'offrir des tarifs plus o u
moins avantageux s e l o n les h a u s s e s o u les baisses d u taux de l'intérêt,
n o n pour les affaires conclues, mais p o u r celles à conclure. Quoiqu'il
en soit, il y a là d e s belles questions que l'économie politique pure
scientifique vous permettra de traiter d'une manière approfondie"' .
A u total, u n tableau des types de d e m a n d e s adressées à l'éco-
no m ie politique à l'époque o ù Walras conçoit ses oeuvres a d o n c été
présenté dans les pages précédentes. Reste à dresser celui de l'offre,
e t à r é a l i s e r la c o n f r o n t a t i o n .
L'OFFRE
11 L'ECOLE LIBERALE.
1. Idem, p. 5 1.
2. Idem, p. 11. C'est nous qui soulignons. La notion de "constatation", notion clef des libé-
raux et qui revient souvent sous la plume de Leroy-Beaulieu, est à l'antipode de la notion
de modèle.
3. Gide (Charles), 1909, Avant-propos.
de l'économie politique libérale est rendue visible. Prenons l'exposé
qu'en donne Maurice Block dans son livre : Les progrès de la science
économique depuis Adam Smith.
Au point de départ de l'économie politique, les besoins. Ceux-ci
sont satisfaits par des biens. A cause de la satisfaction qu'on en tire,
une valeur est attribuée à ces biens. Block poursuit ainsi : "en parlant
des biens et de la valeur, nous avons pu faire pressentir la nécessité
de la production. La production a des facteurs directs : la nature, le
travail, le capital, le crédit et elle a des facteurs indirects, dont le
premier est l'Etat, qui lui fournit la sécurité et d'autres avantages.
D'autres facteurs indirects, c'est-à-dire les moyens de favoriser la
production, sont : la division du travail, la grande et la petite indus-
trie, en tant qu'il s'agit de l'appropriation des instruments et du but
à atteindre, la propriété, et l'on peut ajouter la densité de la popu-
lation.
Voilà donc le produit achevé; il faudra maintenant le mettre à
la portée du consommateur. C'est le commerce qui s'en charge par
la voie des échanges. Il offre la marchandise, et le consommateur
l'achète en en payant la valeur en pièces de monnaie ou aussi par
des combinaisons de crédit qui s'opèrent par l'intermédiaire des
banques. La rapidité de la vente dépend sensiblement du prix auquel
elle est offerte, aussi de la facilité des transports. Il est d'ailleurs
beaucoup de difficultés qui seront aplanies par les lois ou les insti-
tutions du pays. Parmi ces institutions nommons seulement les
écoles commerciales qui, en instruisant les hommes, inspirent ou
du moins guident l'esprit d'entreprise.
Quand la marchandise est vendue et payée, tous ceux qui ont
contribué à la produire doivent recevoir leur part d'indemnité, de
récompense, de paiement. Cette part constitue leur revenu.
La répartition de la valeur des produits de l'industrie humaine
ne se fait pas au hasard, elle est soumise à des règles générales dont
on se plaint peut être beaucoup plus à tort qu'à raison. En tous cas,
selon la nature des produits et selon l'étendue de la production, on
doit, dans la distribution, faire régulièrement leur part à la rente du
sol, aux salaires, aux intérêts des capitaux, aux bénéfices de l'entre-
preneur qui a créé et dirigé l'affaire. Ce sont les premiers ayant
droit, comme on dit dans le langage juridique, mais ce ne sont pas
les seules parties prenantes. Il y a d'abord l'Etat qui réclame, sous
la forme d'impôts - contributions et taxes - le paiement des services
qu'il a rendus à la production, en maintenant la sécurité et le reste.
Il y a ensuite l' assistance publique et privée, car on ne peut pas laisser
mourir de faim son prochain hors d'état de travailler par l'effet de
l'âge, de maladies et infirmités. Enfin, on ne doit pas non plus oublier
les institutions qui se rendent utiles en contribuant à rendre la répar-
tition plus conforme à la justice, ou en assurant l'efficacité durable
de la prévoyance.
La consommation aussi nous fournit matière à réflexion, car
nous ne pouvons pas, pour des raisons que nous avons données plus
haut, la passer sous silence. Il y a à considérer la consommation
privée et la consommation publique et même le luxe"t .
On peut essayer, à partir de ce texte, de donner une idée de ce
qu'est l'économie politique dans l'esprit des libéraux.
Première caractéristique de l'économie politique libérale, elle
est une science simple. Elle est en effet une invitation au voyage,
elle suit les différentes phases du devenir de la marchandise, de sa
naissance à sa mort. La marchandise est d'abord anticipée dans le
besoin humain qui crée la valeur (dans les traités : introduction,
notions générales). Puis elle naît, elle est produite par le concours
des facteurs (Première partie : Production). Elle circule ensuite et
est échangée (Deuxième partie : Circulation; échange). Une fois
échangée, le montant de sa vente est partagé entre les différents
facteurs, directs tels la terre, le travail et le capital, indirects tel
l'Etat (Troisième partie : Répartition). La mort économique enfin
dans le phénomène de la consommation (Quatrième et dernière
partie : Consommation). Ce plan suit donc chronologiquement la
marchandise (en cela, la répartition fait problème car elle ne se
rattache pas exactement chronologiquement aux autres phases.
Du coup, sa place varie d'un traité à l'autre : deuxième ou troisième
position). On a donc affaire à une science dont le plan est simple,
très descriptif, constatant les lois évidentes qui régissent le devenir
des marchandises. Cette vertu de simplicité est essentielle à une
science dont l'une des caractéristiques principales est de pouvoir
se prêter à la vulgarisation. "Nous n'avons pas la prétention", écrit
Paul Leroy-Beaulieu dans son Traité, "que cette division soit philo-
sophiquement la meilleure, mais elle est conforme aux usages, qu'il
est inutile de troubler sans un intérêt sérieux et par pure prétention
à l'originalité; elle offre, d'ailleurs, une grande clarté ce qui, n'en
déplaise à certains critiques hautains, est un bien pour tout ordre
de connaissances et surtout pour celles qui ne sont pas réservées à
un public tout restreint d'initiés"2. Quelques pages plus loin, les
1. Op. cit., p. 79-80. Les mots soulignés dans le texte, le sont par Block lui-même.
2. Op. cit.. p. 95.
"originaux" visés ci-dessus sont identifiés, puisque Leroy-Beaulieu
s'en prend aux Elements o f économies o f industry des époux Mar-
shall, dont le plan est : notions préliminaires; consommation ou de-
mande; production ou offre; équilibre entre demande et offre; valeur
ou distribution et échange. Leroy-Beaulieu commente : "cette divi-
sion est nouvelle et elle peut paraître plus logique et plus symétrique;
on en peut tirer des effets frappants, notamment par cette opposition
de la consommation ou de la demande et de la production ou de
l'offre; mais, n'en déplaise à l'ingénieux auteur anglais, elle nous
paraît présenter les phénomènes, quoiqu'en apparence de façon
plus logique, en réalité beaucoup moins naturelle et moins facile à
suivre'" . Or la science économique doit être simple.
L'économique, deuxième caractéristique de la pensée des libé-
raux, est considérée comme une pars totalis du social.
L'expression est de Leibnitz. Il en donne pour exemple les dif-
férents points de vue que l'on peut avoir sur une ville. Florence par
exemple peut se révéler dans son ensemble, mais d'un point de vue
particulier, des hauteurs de Fiesole. Il y a là à la fois l'élément du
tout et celui de la partie. De la place Michel-Ange, autre panorama,
autre pars totalis.
Or le lecteur contemporain est frappé en lisant le texte de
Block, comme d'autres de la même époque, par le fait que l'auteur
mélange des notions qui pour nous relèvent encore de l'économique,
avec d'autres notions qui nous semblent appartenir à d'autres sphères,
en gros à ce que nous appellerions aujourd'hui le "social". Que l'on
considère les mots qui apparaissent dans le texte, soulignés par
l'auteur. On y trouve pêle-mêle : capital, travail, commerce, pré-
voyance, luxe, propriété, etc. C'est que les libéraux, dans leur dé-
marche, entendent donner une image complète de la société, mais
sous un angle particulier : ils focalisent cette image sur les phéno-
mènes économiques. Joseph Garnier donne à un de ses livres ce
titre révélateur : Traité d'Economie politique - exposé didactique
des principes et des applications de cette science et de l'organisation
économique de la société"2 .
On peut poursuivre l'analyse sur un exemple emprunté à ce
traité même.
Lorsqu'il aborde l'analyse de la répartition, il s'agit pour lui
comme pour tous les classiques d'une répartition entre classes
1. Idem, p. 96.
2. Garnier (Joseph), 1860.
sociales : propriétaires terriens, capitalistes, ouvriers. Le salaire, revenu
de l'ouvrier, comporte, selon Garnier, deux parties : le salaire suffisant
et le salaire réel qui, soumis aux variations de l'offre et de la demande,
oscille autour du niveau du salaire suffisant. Ce dernier comprend :
1) ce qu'il faut pour vivre dans le milieu où l'ouvrier se trouve
et veut rester, sans monter ni descendre dans l'échelle sociale;
2) l'entretien et le renouvellement de ses outils;
3) l'amortissement du capital employé par ses parents, avec
lequel il peut alimenter son enfant, qui le remplacera un jour dans
la société, en admettant que sa compagne se suffise à elle-même;
4) le déchet de sa vieillesse, c'est-à-dire de quoi parfaire à ses
besoins au fur et à mesure que l'âge engourdira ses membres f . . . );
5) un produit net de son travail avec lequel il augmentera sa
famille ou son bien-être, avec lequel il soutiendra sa mère ou son
vieux père, avec lequel il fera la charité à ses semblables, avec lequel
il montera dans l'échelle sociale, etc.1 .
On trouve dans cette analyse du salaire les deux traits relevés
plus haut : l'aspect descriptif et l'aspect englobant des analyses de
l'époque. L'analyse du salaire est proche d'un portrait social de
l'ouvrier. Ici aussi, on trouve une pensée très éloignée de l'utilisation
du modèle. Dans un article paru dans la Revue de métaphysique et
de morale, en Juillet 1904, intitulé significativement : Economie
optimiste et économie scientifique, Charles Rist pouvait donc à
bon droit opposer l'analyse walrassienne en terme de rémunération
des facteurs à l'analyse de l'optimiste Ecole libérale en terme de
répartition entre classes.
Enfin, dernière caractéristique profonde de la théorie écono-
mique libérale, la fusion acceptée du normatif et du descriptif. Que
les libéraux se centrent sur la production ou sur la répartition, ils
en appellent dans les deux cas à des lois naturelles, qui garantissent
le caractère scientifique de la discipline qui les étudie, mais qui
assurent également la meilleure organisation économique possible
de la société. A leurs yeux, la révolution industrielle qu'ils sont en
train de vivre, ce remarquable essor de la production, ne peut venir
que de la suppression des entraves à la liberté du travail, à la sup-
pression des corporations, jurandes et autres freins à la concurrence.
Il n'est selon eux, pour prouver cette thèse, que d'ouvrir les yeux :
l'histoire prouve à foison que les sociétés qui connaissent un essor
- Les r e c o m m a n d a t i o n s de politique é c o n o m i q u e d é c o u l a n t de la
théorie. - Les libéraux élaborent une doctrine de l'Etat, lui attri-
b u a n t certaines fonctions, lui assignant u n domaine propre. Hors de
ce domaine, il devient i n c o m p é t e n t et nuisible. Dans un article du
J o u r n a l des Economistes d'Avril 1878 : Les chemins de fer et l'Etat,
Jacqmin (directeur des chemins de fer de l'Est, inspecteur général
des Ponts et Chaussées) définit ainsi le rôle de l ' E t a t selon les libé-
raux :
" G ar an t i r à chaque citoyen la sécurité dans ses biens et dans sa
profession;
assurer l'impartiale distribution de la justice;
la défense du pays sur terre et sur mer;
l'exacte répartition des impôts, leur p e r c e p t i o n é c o n o m i q u e ,
leur emploi régulier;
se charger de l'exécution des travaux publics que l'industrie
privée ou les pouvoirs locaux ne sauraient entreprendre.
A nos y e u x c'est assez et c'est déjà bien grand; mais que l ' E t a t
laisse à l'industrie privée t o u t ce qu'elle peut concevoir et accom-
plir"l .
En dehors de cette sphère d ' i n t e r v e n t i o n de l'Etat ainsi délimi-
tée, la concurrence donc. Leroy-Beaulieu en d o n n e cette image,
toujours dans son Traité : "la concurrence est la grande loi n o n
seulement de l'humanité, mais la nature entière, du règne végétal
c o m m e du règne animal. C'est la gloire de l'école scientifique du
XIXè siècle d'avoir découvert le rôle a b s o l u m e n t p r é p o n d é r a n t de
la concurrence, qui est au m o n d e vivant ce qu'est la gravitation au
m o n d e organique"2 . C'est d o n c une loi naturelle dépassant de beau-
coup les frontières de l'humain, et c'est en tant que loi naturelle
qu'elle garantit le caractère scientifique de l'économie politique : " e n
dehors d'elle", poursuit Leroy-Beaulieu, "il n ' y a que chaos, arbi-
traire et fantaisie, i n c e r t i t u d e " 3 . C'avait été p o u r t a n t la grande dé-
couverte de C o u r n o t que d'établir q u ' e n dehors de la concurrence, le
m o n o p o l e pouvait être régi par des lois propres t o u t aussi rigoureuses.
1. J. des E., Lefort, 1883, p. 119. On voit là un des aspects du phénomène d'émergence.
que chaos. Une théorie positive du monople par exemple est impos-
sible dans ce cadre. Joseph Garnier en donne une illustration frap-
pante dans son Traité d'Economie politique sociale ou industrielle :
Monopole Concurrence
1. Discours de Bordeaux, 30 août 1885, cité in Azéma J.P. et Winock M., 1970, p. 133.
protectionniste et modérément sociale. La demande technique, elle,
demeure inchangée, quoique de plus en plus précise et insistante
au cours du temps (chemins de fer, monnaie, banques, impôts, etc.).
1. Levasseur (Emile), REP, XIX, 1905, Aperçu de l'évolution des doctrines économiques et
socialistes en France sous la Illè République, p. 884.
signaler que beaucoup d'agrégés ont, à la fin du XIXè siècle, une
activité parallèle d'experts économiques auprès du gouvernement.
|
- Conclusion partielle sur l'adéquation entre l'offre et la de-
mande. - E n ayant pris une vue rapide des deux écoles qui se dis-
putent en France au XIXè siècle le terrain du discours économique,
il est possible de dégager certains traits frappants de la situation, du
i paysage. Essentiellement trois : la saturation du milieu, l'effondre-
i ment de la théorie économique, une demande technique de gestion
non satisfaite.
!
: - La saturation du milieu. - Une école, l'école libérale, a d'abord
! monopolisé tous les lieux possibles : Collège de France, Institut,
! écoles d'ingénieurs, écoles de commerce, Conservatoire, etc. Certains
j noms se retrouvent partout : Léon Say, Baudrillart, Leroy-Beaulieu,
! Levasseur, Garnier, etc.
, Le gouvernement républicain, jouant d'un besoin de formation
! en personnel politique et administratif, choisit alors, non pas de créer
une filière administrative autonome style école nationale d'admi-
! nistration dans la lignée de celle créee par les républicains de 1848,
! mais de créer une option administrative latente dans les facultés de
droit. Le décret qui introduit l'économie politique dans les facultés
de droit crée d'un coup une quinzaine de chaires. Or le milieu univer-
sitaire des juristes est très structuré, notamment autour de l'agréga-
tion de droit. La situation eut été très différente si l'on avait intro-
duit l'économie dans les facultés de lettres, celles-ci ayant été créees
ex nihilo. Le projet était d'ailleurs possible en raison du lien que l'on
établissait à l'époque entre économie politique et philosophie : l'un
j des cours de Walras à Lausanne avait d'ailleurs lieu à la faculté des
1 lettres. Au contraire, le gouvernement ayant créé des chaires en droit
ne peut confier celles-ci qu'à des juristes patentés, agrégé ou, au pire,
docteurs. Les agrégés nommés ne peuvent être que jeunes (les autres
disposant déjà d'une chaire) ou des professeurs en mal de reconver-
sion. Ces derniers, par définition puisqu'ils ont essentiellement
enseigné le droit, auront une formation faible. Quant aux jeunes qui
viennent de passer l'agrégation, ils se sont essentiellement consacrés
aux matières inscrites au programme du concours : de la science
| qu'ils seront chargés d'enseigner, ils auront toute chance de ne pas
savoir un mot ou presque. L'affirmation est bien sûr caricaturale,
mais à peine. Elle est d'ailleurs largement reprise par les libéraux.
! Les juristes se défendent en affirmant qu'un agrégé de droit qui vient
I
de satisfaire à des exigences d'un concours aussi difficile est assez
intelligent pour lire en vitesse Smith, Say et quelques autres afin
de pouvoir commencer un cours dans de brefs délais. Que l'on songe
un instant à ce type de situation : en créant ainsi, d'un coup, une
quinzaine de chaires, on sature en grande partie l'enseignement de
la discipline en le confiant à des gens qui, de par la situation même,
risquent d'être très insuffisamment formés. On a toute chance,
voulant développer l'enseignement d'une discipline d'en organiser
en fait la stagnation dans la médiocrité pour des années, voire des
dizaines d'années. Exemple typique d'effet pervers. Durkheim ne
s'y était d'ailleurs pas trompé. Lorsque le ministère proposa d'ins-
crire la sociologie comme matière d'examen en licence, il s'y opposa
de tout son poids : il craignait, sans doute avec raison, qu'ayant
brutalement besoin d'un lot de professeurs pour enseigner la nouvelle
discipline, on ne prenne les premiers venus en mal de reconversion'.
Après le décret de 1877 en tous cas, l'enseignement de l'écono-
mie est quasiment saturé. Les seuls changements dans la structure
du milieu interviendront lorsque les chaires des écoles d'ingénieurs
seront reprises aux littéraires par les ingénieurs. Cheysson, poly-
technicien du corps des Ponts, se voit créer une chaire à l'Ecole des
Mines de Paris. Colson, lui aussi polytechnicien du corps des Ponts,
prend la succession du moraliste Baudrillart aux Ponts, puis se voit
créer une chaire à l'Ecole Polytechnique. Ne reste en fait comme
possibilité que l'Ecole pratique des hautes Etudes dont la dernière
section, celle d'économie politique, prévue dans le projet du fonda-
teur de l'école, Victor Duruy, n'a jamais été créee après la chute de
Duruy. C'est là que Walras espérait être nommé, comptant sur son
ami Ferry pour ouvrir cette section. On verra, dans la deuxième
partie, l'échec de ce projet.
1. Par ailleurs, les durkheimiens avaient beaucoup plus de facilité, en tant qu'école à la
théorie et à la pratique solidement définies, à contrôler un milieu flou. Voir Karady
(Victor), 1976.
économique, sont tombées, en France, dans un profond discrédit",
et plus loin : "qu'est-ce que cela : la théorie de l'économie poli-
tique ? On ne veut plus, du moins en France, de théorie économique
et on n'en fait plus. On s'occupe de statistique, de démographie,
de finances, de législation économique, de sociologie peut-être, de
tout ce qui ressemble à l'économie politique sans en être'" .
1 - Jaffé, 1297.
d ' é c o n o m i e politique pure f o u r n i r o n t la solution des problèmes les
plus i m p o r t a n t s , les plus débattus, et les moins éclaircis d ' é c o n o m i e
politique appliquée et d ' é c o n o m i e sociale"' .
On a peine à s'imaginer a u j o u r d ' h u i le caractère radicalement
novateur d ' u n e telle approche. Elle est en tous cas b e a u c o u p plus
novatrice que l'épistémologie parétienne, celle des " a p p r o x i m a t i o n s
successives" (qui est d'ailleurs en grande partie une machine de
guerre c o n t r e la façon d o n t Walras déduisait de son économie pure
des principes "socialisants" dans son économie sociale). C'est préci-
s é m e n t dans une n o t e qu'il écrivit au cours d ' u n e polémique sourde
avec son successeur, note qu'il n ' e n v o y a pas, que Walras radicalisa
ses idées au p o i n t de se r a p p r o c h e r des positions actuellement dé-
fendues par F e y e r a b e n d 2 , n o t a m m e n t de sa n o t i o n de " c on tr e -
i n d u c t i o n " : "sans d o u t e (le r a i s o n n e m e n t ) et la science ne peuvent
être en c o n t r a d i c t i o n avec l'expérience et les faits. Mais qui connaît
les faits ? La science é n o n c e des vérités que l'expérience ne saura
confirmer ( . . . la p r o p o r t i o n n a l i t é des valeurs aux raretés). Elle se
suffit à elle-même et peut rectifier les faits. (le système de Newton
était en c o n t r a d i c t i o n avec les faits tant q u ' o n n'avait pas expliqué
les p e r t u r b a t i o n s d'Uranus. Qui a complété les faits en trouvant la
planète N e p t u n e ? Le r a i s o n n e m e n t sans l'expérience )"3 . Dans cette
a p p r o c h e assez moderniste de la démarche scientifique (mais issue
sans d o u t e du kantisme par le biais de Vacherot, ancien directeur
de l'Ecole Normale et philosophe préféré de Walras), Walras o b t i e n t
par un disciple interposé le soutien du physicien Duhem. intéressé
par la théorie de l'équilibre é c o n o m i q u e . Si elle n'est pas suivie par
Pareto, elle l'est par un autre disciple italien de Walras, Maffeo
Pantaleoni, appelé par certains " l ' e n f a n t terrible de l'économie
m a t h é m a t i q u e " , qui présente ainsi l ' h y p o t h è s e édonistique, celle
de l ' h o m o oeconomicus : "alors même que l'hypothèse n'aurait pas
la moindre corrélation avec la réalité, les théorèmes qui en découle-
raient n'en seraient pas moins exacts ( . . . ) et quoiqu'inutile dans ce
cas et sans portée pratique, la science ainsi définie n'en serait pas
moins vraie"4 .
Ainsi donc, définition rigoureuse d'un objet, d 'u n groupe res-
treint de p h é n o m è n e s à c o m p r e n d r e ; simplification des p h é n o m è n e s
isolés et, du fait de cette simplification, rapport complexe aux faits.
1. Eléments, p. 30.
2. Feverabend, 1979.
3. Jaffé, 1145, note 8.
4. Principii di economia pura. Barbera, 1889, p. 125.
Tels sont les principes d'une modélisation bien conduite; ce sont en
tous cas ceux de l'économie pure walrassienne.
1. Jaffé, 167.
2. Jaffé, 207.
3. Jaffé, 208.
Brocher que ses formules n ' o n t aucun sens. L'échange se poursuit,
et le ton m o n t e . Ceci p o u r m o n t r e r l'obstacle que représentent les
m a t h é m a t i q u e s walrassiennes p o u r les littéraires : obstacle quasi-
m e n t infranchissable (quasiment, car on voit des littéraires, des
jeunes principalement, réussir à s'initier à l'économie m a t h é m a t i q u e
s u r t o u t après que Irving Fisher aura publié sa "brief i n t r o d u c t i o n to
the infinitesimal calculus" à leur intention, texte qualifié par Walras
lui-même d ' " a d m i r a b l e " et que Rist utilise n o t a m m e n t ) . Mais l'ob-
stacle n'est pas seulement de compréhension. Les racines en sont
plus profondes.
Un des étudiants de Walras1 , exprime bien cette dimension : "je
vous remercie infiniment de votre brochure "les équations de la
p r o d u c t i o n " que vous avez eu la bonté de m ' e n v o y e r et qui a été la
cause d ' u n grand dispute cet après midi dans n o t r e société de café
à l'hotel Baur où nous venons ensemble p o u r parler des sciences et
s u r t o u t de la politique. Cette société se compose de M. le professeur
Dr. Contzen, de M. le professeur Kinkel et d ' u n e grande compagnie
de socialistes et économistes politiques de t o u t e couleur. Ce dis-
pute sur vos théories m a t h é m a t i q u e s nous a séparés en deux parties,
moi j'ai appartenu aux défenseurs de vos idées et je crois m ê m e que
je sois sorti vainqueur de cette lutte orale. P o u r t a n t elle m ' a d o n n é
des pensées qu'il me faut vous dire. Voyez — l ' é c o n o m i e politique
est la science la plus populaire, celle qui -- j'ose le dire ne s'occupe
que de la vie pratique et peut se n o m m e r par c o n s é q u e n t la science la
moins scientifique. Ainsi u n de nos sociétaires m'a dit : mais voyez, cet
homme-là nous dépopularise la science politique "2. Belle formule.
Le problème dépasse donc la simple (bien que souvent radicale)
incompréhension des juristes à l'égard des m a t h é m a t i q u e s . Il t o u c h e
en effet au type de d e m a n d e que nous avons qualifié d ' " i d é o l o -
gique" : il est difficile d'écrire u n catéchisme d ' é c o n o m i e politique
à l'aide du calcul intégral, d ' e x p l i q u e r à l'ouvrier tenté par la révolu-
tion que son salaire est égal à la productivité marginale de son travail.
" O n a r e p r o c h é " , écrit un professeur favorable aux idées de Walras,
"à la m é t h o d e m a t h é m a t i q u e d'être abstraite et s u r t o u t technique.
Elle est faite, dit-on, par un petit n o m b r e d ' h o m m e s très forts en
m a t h é m a t i q u e s tandis que la théorie de la richesse sociale doit être
largement divulguée"3. Bouvier cite à l'appui le livre de Block sur
1. Jaffé, 962.
2. Jaffé, 960.
3. Op. cit., p. 199, cité in Jaffé, 960, note 3.
4. Compte rendu des Eléments (...) 2è édition par M. Ott., J. des E., janvier 1890.
Rosette de la légion d'honneur, accumulant quatorze places, ne sa-
chant du reste pas un mot ni de psychologie ni de mathématiques,
qui vous dit que "la liberté ne se laisse pas mettre en équations"' .
Mais le texte de Ott contient une autre dimension : il confirme ce
qui a été dit plus haut sur l'économie comme pars totalis du social
et le refus d'une simplification du type modèle. La leçon qu'en tire
Ott est sans concession : "ces pages interminables d'équations (abou-
tissent) à des conclusions banales que par la méthode ordinaire on
eut démontré en quelques lignes ou au développement d'hypothèses
dépourvues de toute certitude"2. Les conclusions banales : la supé-
riorité du régime de concurrence. Walras construit tout son système
en vue précisément de démontrer cette supériorité et fait de son
théorème sur le maximum d'utilité apporté par la concurrence l'un
des foyers essentiels de son analyse. Mais pour les orthodoxes, cette
supériorité n'a pas à être déduite d'un système d'équation : elle doit
être une vérité d'observation bien visible. Il doit suffire d'ouvrir les
yeux puisque les économistes se proposent d'ouvrir les yeux de
l'opinion, des ouvriers tentés par le socialisme. Que l'on puisse parler
d'un "régime hypothétique de libre concurrence" les fait frémir. A-
t-on jamais vu catéchisme hypothétique ? Block par la suite s'en
prendra à Pareto avec les mêmes arguments : "il ne s'occupe pas
d'économie politique, il fait des mathématiques; seulement, au lieu
de choisir un exemple dans la géométrie ou dans l'astronomie, il le
prend dans l' Economique ( . . . ) J'en conclus qu'il faut réserver les
mathématiques pour les cas où l'on peut s'en passer, et pour les
autres cas, ( . . . ) se borner à observer au lieu de "supposer"3 . Pareto,
dans le numéro suivant du Journal fera d'ailleurs une réponse à
Block, aussi cinglante que savoureuse, avec un humour détaché dont
Walras eût été bien incapable.
Autre réaction critique, celle qui concerne le vocabulaire de
Walras. Ce dernier exemple définit très précisément ce qu'il entend
par rareté : est rare un bien utile et limité en quantité. Il est alors
susceptible de production, d'appropriation et d'échange. Ott est
choqué que Walras puisse donner un sens technique à un vocable
courant.
Il est intéressant de reprendre les différents points exposés ci-
dessus à travers un texte dans lequel Ott, critiquant Walras, expose
S'il s'est agi dans les pages précédentes de préciser, dans le pay-
sage que f o r m e n t la discipline, les h o m m e s qui l'enseignent, les insti-
tutions concernées par son d év elo p p e me n t, ce qui joue dans le sens
d ' u n blocage à l'émergence de l'économie walrassienne, la question
est désormais de m o n t r e r les facteurs qui, au contraire, favorisent
cette émergence. Ils sont liés selon nous à l'arrivée dans le champ
de la discipline d'individus très différents de par leur f o r m a t i o n et
leur statut de ce que pouvait être les économistes littéraires, profes-
seurs en faculté de droit ou libéraux. Ce nouveau groupe, les ingé-
nieurs, a des attentes propres : sur le plan scientifique, et sur le plan
technique. Or l'économie walrassienne répond m ie u x à ces demandes.
1. Jaffé, 801.
2. Jaffé, 800.
3. T. W. Hutchison : The "marginal révolution" and the decline and fall of english classical
political economy, History ofpolitical economy, 1972, p. 450-451.
4. Voir notamment Bourricaud, 1980. Les chapitres consacrés à l'éducation en France
au XIXè siècle.
— La demande technique (ou de gestion), - C'est l'un des points
centraux de ce travail que d'essayer de montrer l'importance de
l'économie walrassienne sous cet angle peu souvent exploré : ce que
Schumpeter appelle "les résultats de détail dans des domaines fort
divers" (cf. plus haut). Il fallait donc se centrer sur l'économie ap-
pliquée de Walras. Nous avons choisi, plutôt que de l'étudier de
façon générale, de nous focaliser sur un point précis : le problème
des chemins de fer. Deux justifications. Tout d'abord l'importance
du problème au XIXè siècle. A cette époque l'industrie ferroviaire
est l'industrie de pointe, le "phare" de l'économie d'un pays, la
condition sine qua non de son développement. L'ampleur des pro-
blèmes est telle que l'Etat libéral doit intervenir. Ensuite, parce que
l'argumentation de Walras tient dans un article tout à fait remar-
quable, un modèle d'un genre nouveau à l'époque : l'article écono-
mique scientifique.
Quelques rappels tout d'abord : après la fièvre des chemins de
fer, la "railwaymania", durant laquelle on se bat pour acquérir les
actions de ces compagnies aux dividendes miracles, les choses se
gâtent. Les compagnies sont poussées par leur réussite même à
construire de nouvelles lignes au trafic plus faible mais aux infrastruc-
tures (en ouvrages d'art notamment) plus coûteuses. Entrées dans
une phase de rendements décroissants, elles sont mises en péril.
Plusieurs lois se succèdent, dont le fameux plan Freycinet qui vient
en discussion au parlement en juillet 1879. L'Etat coordonne le
développement des compagnies et les aide à compléter un réseau
qui risquait de n'être jamais achevé. Ces problèmes sont bien connus
des historiens économiques. Nous voudrions les aborder ici sous un
autre angle, celui des "outils de gestion"' . La question est alors :
avec quels outils conceptuels les contemporains abordent-ils ces pro-
blèmes, quels types de concepts structurent les décisions prises à
l'époque ? On se servira donc de documents de l'époque.
En septembre 1875 paraît dans le Journal des Economistes la
traduction d'un article anglais de la Fortnightly Rei,ieiv de juillet
1875. Première remarque : il n'est pas si courant de voir dans les
périodiques français des traductions d'articles étrangers, surtout
faites si rapidement après la parution de l'article dans sa langue
originelle. Deuxième remarque : à peu près exactement au même
moment, deux membres du Conseil d'Etat vaudois demandent à
Autre anomalie.
1 voiture de 1ère classe coûte 380 à 400£ et contient 24 voyageurs
1 voiture de 2ème classe coûte 260 à 300£ et contient 50 voyageurs
1 voiture de 3ème classe coûte 225 à 252£ et contient 50 voyageurs
les recettes par mille et par voyageur s'établissent ainsi :
1ère classe : 4 shillings 3 deniers;
2ème classe : 6 shillings 11 deniers;
3ème classe : 4 shillings 2 deniers.
Faut-il, quoique le projet paraisse bien chimérique, r a m e n e r le
n o m b r e de classes à deux ?
Intéressons-nous aux tarifs marchandises. De par la loi, ils de-
vraient être à la disposition des clients (Act de 1873). Cette loi n'est
p o u r t a n t pas respectée. Les seuls tarifs qui circulent sont ceux pu-
.bliés par le railway clearing house (association g r o u p a n t les compa-
gnies, sorte de cartel) et tenus rigoureusement secrets par les c o m p a -
gnies. Ces tarifs sont organisés en cinq grandes classes de marchan-
dises avec des principes de tarification différents. Un exemple : les
poids à peser sont dans la première catégorie, mais les poids à horloge
1. Leroy-Beaulieu (Paul), 1896, p. 670. Pour une comparaison France/U.S.A., cf. Chandler,
1979.
2. J. des E., avril 1978, p. 130.
les faits ont m o n t r é que ce type de situation n'était pas t o u t à fait
irréaliste, il est évident n é a n m o i n s que J a c q m i n n'a jamais lu Cour-
not, ou ne veut pas faire état de cette lecture. Lui qui est, selon
Cheysson, l'inventeur ( p o u r la France) du billet aller-retour et de
l ' a b o n n e m e n t ouvrier, et qui a le premier compris l ' i m p o r t a n c e des
baisses de tarifs, n'envisage à aucun m o m e n t dans le texte le fait
q u ' u n e baisse des tarifs pourrait entrainer une hausse des recettes
des compagnies. S'il a pratiqué les baisses, c'est sans principe théo-
rique, par simple t a t o n n e m e n t " l .
Il est donc évident qu'existe à cette époque une d e m a n d e en
termes d'outils de gestion eu égard aux problèmes des chemins de
fer. Non moins évidente est l'incapacité des économistes littéraires
(on a pris ici les libéraux, on aurait pu prendre t o u t aussi bien les
juristes) à r é p o n d r e à cette d e m a n d e . Deuxième p o i n t : cette de-
m a n d e est s u r t o u t p o r t é e par des ingénieurs qui sont au pouvoir
dans les grandes organisations publiques ou privées. Notre h y p o -
thèse de base est que la théorie walrassienne doit en grande partie
son émergence à cette situation.
L ' é t o n n a n t en effet dans les années 1870-1890 est que, parallè-
lement aux découvertes simultanées de Jevons, Walras, Marshall, o n t
lieu plusieurs redécouvertes de la théorie du m o n o p o l e de C o u r n o t .
Ces découvertes sont souvent, précisément, le fait de praticiens,
d'ingénieurs. Il est possible de citer des noms.
Celui de Cheysson, professeur à l'Ecole des Mines, qui fait pa-
raître en 1887 sa Statistique g é o m é t r i q u e où le problème des tarifs
de chemins de fer est étudié; de Colson, futur professeur à l'Ecole
Polytechnique, qui publie ses Transports et tarifs en 1890; de La
Gournerie, professeur à l'Ecole p o l y t e c h n i q u e lui aussi (mais n o n
d ' é c o n o m i e politique), qui avait proposé en 1880 dans ses E t u d e s
économiques sur l'exploitation des chemins de f e r un schéma très
proche de celui de Cournot2. Ce sont là des professeurs, mais beau-
coup de praticiens, on l'a dit, s'en mêlent. C'est le cas de de Labry ou
Tavernier, du corps des Ponts, de Wickersheimer, du corps des Mines.
Le m o u v e m e n t se retrouve également à l'étranger : en Allemagne,
avec L a u n h a r d t , ingénieur, recteur de la Kônigliche technische
Hochschule de Hanovre, qui réclame lui aussi le bénéfice de la
découverte i n d é p e n d a n t e de l'utilité marginale. Aux Etats-Unis,
1. Abrégé, p. 214.
2. Idem.
les modalités d'organisation de la concurrence par l'Etat là où elle
est possible : industrie, agriculture: l'autre à m o n t r e r c o m m e n t et
p o u r q u o i l'Etat doit intervenir p o u r suppléer aux mécanismes de la
concurrence là où elle se révèle inadaptée. Ce dernier cas est essen-
tiellement celui de la politique monétaire et celui des chemins de
fer. Ce n'est donc pas le résultat le moins surprenant de l'économie
pure walrassienne - ni le moins ignoré - celui qui veut que le mo-
dèle d'équilibre général en libre concurrence conduise à délimiter
strictement le domaine d'application de la concurrence, en en don-
nant une définition beaucoup plus étroite que celle des libéraux et
en fondant ainsi en t o u t e rigueur l'intervention de l'Etat hors de
ce domaine. Il n'est pas exagéré de dire que l'une des grandes consé-
quences de l'économie pure, c'est la théorie du m o n o p o l e .
En matière de chemins de fer, souligne Walras au d é b u t de son
article, les économistes, qu'ils soient libéraux o r t h o d o x e s ou socia-
listes, n ' o n t rien d é m o n t r é . Ils n ' o n t proposé aucune définition,
n ' o n t formulé aucune loi. Les libéraux o n t c o n f o n d u tous les types
de concurrence, concurrence é c o n o m i q u e et sélection naturelle' ,
et se sont c o n t e n t é s d'affirmer que l'Etat est incapable d'assumer
correctement une activité productive en prenant p o u r exemple le
m o n o p o l e des Postes (l'exemple revient souvent en effet chez le
libéraux, n o t a m m e n t dans le Traité de Leroy-Beaulieu).
Or, selon Walras, c'est de d é m o n s t r a t i o n s u r t o u t que nous avons
soif.
Premier point, énonce-t-il, l'Etat a le m o n o p o l e lorsqu'il s'agit
de services publics, c'est-à-dire dans le cas où les besoins sont égaux
p o u r chaque individu en tant que celui-ci a p p a r t i e n t à la c o m m u -
nauté (ex. : la sécurité).
Mais il est certain cas où l'activité productive ne peut être exer-
cée que sous la forme du m o n o p o l e . La distribution de gaz est l'un
d'eux : on ne peut laisser plusieurs compagnies creuser des tranchées
où elles l ' e n t e n d e n t en se faisant une concurrence sauvage. Or u n e
compagnie privée a pour but de maximiser son profit en p r a t i q u a n t
des tarifs adéquats, alors que l'Etat, dans la m ê m e situation, p e u t
vendre au prix de revient. Walras appelle ce cas " m o n o p o l e n a t u r e l " .
Qu'en est-il des chemins de fer ?
Sont-ils un service public ?
Walras, fixant ainsi le modèle de l'article scientifique, dresse
l'état de la question : il fait appel aux maîtres de la science, Smith et
Say, pour rappeler leurs positions sur les voies de c o m m u n i c a t i o n .
Selon Smith, il convient d'installer des péages. En effet : 1/ les
e n t r e p r e n e u r s ne les paient pas, mais les r e p o r t e n t sur le consomma-
t e u r en les r é p e r c u t a n t dans leurs prix de vente; 2/ les consomma-
teurs les paient, certes, mais c o m m e les voies de c o m m u n i c a t i o n , si
elles sont rentables, abaissent les prix des marchandises en facilitant
leur transport, ils s'y r e t r o u v e n t au total. T o u t e la société y trouve
d o n c son c o m p t e , et l'on est certain de ne construire des voies de
c o m m u n i c a t i o n que là où leur rentabilité est assurée. Pour Smith,
elles ne sont d o n c pas u n service public.
Say q u a n t à lui, développe une a r g u m e n t a t i o n différente. Selon
lui, les voies de c o m m u n i c a t i o n font partie de ces établissements
d o n t Smith lui-même indique que, quoique h a u t e m e n t utiles p o u r
la société en général, aucun individu n'a intérêt à en entreprendre
la c o n s t r u c t i o n . Selon Say, même si le m o n t a n t des péages d ' u n
canal ne couvre pas les frais de sa construction, la société peut avoir
globalement intérêt à le construire.
Walras se d o n n e le luxe d'avoir alors cette conclusion : "sur ce
p o i n t on le voit, c o m m e sur d'autres, les "maîtres de la science" ne
sont pas d'accord. Disons t o u t de suite que la thèse de Say nous
paraît fondée j u s q u ' à un certain point, mais q u ' e n m ê m e temps son
exemple nous semble bien mal choisi et son a r g u m e n t a t i o n singu-
lièrement malheureuse "1 .
En effet, explique Walras, les voies de c o m m u n i c a t i o n e n t r e n t
dans la façon des marchandises, et sont donc du domaine de la
capitalisation. Or, sur le marché de la capitalisation également, la
c o n c u r r e n c e d o i t s'exercer : dans le cas indiqué par Say, l'Etat
d é t o u r n e de façon autoritaire un flux d'épargne p o u r le consacrer
à la c o n s t r u c t i o n d' u n canal et la collectivité y trouve un avantage.
Mais elle aurait pu trouver un avantage plus i m p o r t a n t en se dirigeant
sur d ' a u t r e s modalités de capitalisation.
Ainsi d o n c : 1/ les "maîtres de la science" ne sont pas d'accord
entre eux; 2/ celui qui est dans le vrai, Say. fournit une démonstra-
tion grossièrement erronée de sa position (en fait Walras ne le dit
pas clairement, mais l'erreur de Say tient en ce qu'il lui manque une
théorie de l'équilibre général qui distingue plusieurs types de marchés
différents).
A Smith (et à titre p o s t h u m e ) . Walras fait remarquer que les
chemins de fer sont en partie un service public. Ils j o u e n t par exem-
ple, au même titre que les autres voies de c o m m u n i c a t i o n , un rôle
CONCLUSION
A v a n t d e q u i t t e r le p a y s a g e q u e n o u s a v o n s e s q u i s s é , n o u s
v o u d r i o n s y j e t e r u n d e r n i e r r e g a r d . Il s ' a g i s s a i t d e m o n t r e r l ' e s p a c e
dans lequel émerge l'économie walrassienne, expliquant certaines
c a r a c t é r i s t i q u e s d e c e t t e é m e r g e n c e : la m a t h é m a t i s a t i o n d e l ' é c o n o -
mie p r o c è d e l e n t e m e n t en F r a n c e , r e n c o n t r a n t des blocages particu-
lièrement forts, puis s ' i m p o s a n t p e u à p e u c o m m e l ' u n des c o u r a n t s
m a j e u r s d e la s c i e n c e é c o n o m i q u e , s a n s d o u t e c o m m e s o n f o n d e m e n t
théorique.
Ce p a y s a g e n ' a r i e n d ' u n p a r c à la f r a n ç a i s e . N u l g r a n d a x e n e s ' y
d e s s i n e , a u t o u r d u q u e l v i e n d r a i e n t se r a n g e r d e s b o s q u e t s a u x l i g n e s
g é o m é t r i q u e s et a u x a r b r e s s o i g n e u s e m e n t t a i l l é s e n a l i g n e m e n t .
P l u t ô t u n jardin japonais dans lequel u n sentier d é c o u v r e successive-
m e n t u n e série de p o i n t s de v u e . S e l o n la t r a d i t i o n j a p o n a i s e , s e u l s
les e s p r i t s m a u v a i s a i m e n t les lignes r e c t i l i g n e s . O r . le b u t de ce t r a v a i l
é t a i t de m e t t r e e n s c è n e a u t o u r d e l ' é m e r g e n c e d e la m a t h é m a t i s a t i o n
d e l ' é c o n o m i e p l u s i e u r s n i v e a u x d ' a n a l y s e . L ' a n a l y s e d e la d e m a n d e
s o c i a l e ne p e u t ê t r e r e c t i l i g n e : t o u j o u r s elle est m u l t i p l e , d i v e r s e ,
c o n t r a d i c t o i r e . L e s d e m a n d e s p e u v e n t se d i f f é r e n c i e r p a r l e u r n a t u r e ,
m a i s a u s s i p a r les i n s t i t u t i o n s e t les a c t e u r s q u i les p o r t e n t . T o u t e s les
lignes s ' e n t r e c r o i s e n t . L ' E t a t , par e x e m p l e , p r é s e n t e plusieurs t y p e s
d e d e m a n d e s c o n t r a d i c t o i r e s e n t r e elles : u n e d e m a n d e i d é o l o g i q u e .
souvent propre à des courants politiques, une demande technique
de gestion (quels choix pour les biens collectifs ? pour les investisse-
ments ? etc.), une demande scientifique : il y va du prestige national
que les scientifiques français aient une réputation internationale.
C'est que l'Etat n'est qu'une entité abstraite, qui désigne plusieurs
organisations diverses par leur nature, leurs intérêts, la formation des
individus qui les composent. On voit la complexité de la trame.
Il est possible néanmoins de revenir au fil conducteur que nous
avons déroulé : les trois demandes.
1. E. Cheysson, Le rôle social de l'ingénieur, Revue citée, 1er octobre 1897, p. 15. L'idée
est d'ailleurs très ancienne chez les ingénieurs français : que l'on pense à Saint-Simon,
Comte, Leplay, etc.
2. Voir Blaug, 1972.
dans laquelle peu à peu, le pouvoir passe à des techniciens qui o n t
soif de modèles techniques de gestion. Inscrit aussi dans la lignée
d'une aspiration ancienne et p rofond e, celle déjà des m a t h é m a t i c i e n s
français de la fin du XVIIIé et du d é b u t du XIXè siècles : m a t h é m a -
tiser le social. L'économie prend alors l'un des aspects essentiels de
son étrange visage, la plus scientifique des sciences sociales, ou la
moins "scientifique" des sciences exactes.
DEUXIÈME PARTIE
Itinéraire
FORMATION
N é e n 1 8 3 4 , fils d ' A u g u s t e W a l r a s , n o r m a l i e n l i t t é r a i r e , p r o f e s -
seur de p h i l o s o p h i e puis i n s p e c t e u r d ' a c a d é m i e , é c o n o m i s t e a m a t e u r
o n y r e v i e n d r a , L é o n W a l r a s p a s s e s o n b a c è s - l e t t r e s e n 1 8 5 1 . Il
s'inscrit alors en m a t h é m a t i q u e s élémentaires, puis en m a t h é m a t i q u e s
s p é c i a l e s . A l'issue d e ces classes, il o b t i e n t le b a c è s - s c i e n c e s et se
présente aussitôt au concours d'entrée de l'Ecole Polytechnique
( 1 8 5 3 ) . C o m m e il l ' é c r i t l u i - m ê m e : " j ' a v a i s n é g l i g é d e s u i v r e les e x e r -
c i c e s p r é p a r a t o i r e s d ' e n t r a i n e m e n t n o m m é s c o l l e s e t n e f u s p a s dé-
claré admissible. Je r e d o u b l a i m e s m a t h é m a t i q u e s spéciales; m a i s au
lieu d e r e p a s s e r les c o u r s q u e j ' a v a i s d é j à suivis, j e m e p r o c u r a i les
c a h i e r s d u c o u r s d ' a n a l y s e e t d e m é c a n i q u e d e M. D u h a m e l à l ' E c o l e
P o l y t e c h n i q u e , je les é t u d i a i e t m e p l u s à r e c h e r c h e r les o r i g i n e s d e
la g é o m é t r i e a n a l y t i q u e d a n s les o u v r a g e s d e D e s c a r t e s , d e N e w t o n
e t d e L a g r a n g e . J e lus aussi p o u r la p r e m i è r e fois les R e c h e r c h e s s u r
les P r i n c i p e s M a t h é m a t i q u e s d e la T h é o r i e d e s R i c h e s s e s d e C o u r n o t .
E n s u i t e d e c e t t e p r é p a r a t i o n , j e f u s r e f u s é la s e c o n d e fois c o m m e la
première.
Je m e présentai alors à l'Ecole des Mines de Paris et y fus reçu
c o m m e élève e x t e r n e e n 1 8 5 4 . M a i s m e t r o u v a n t d é p o u r v u d e t o u t e s
espèces de goût pour les détails techniques de l'art de l'ingénieur,
j'abandonnai peu à peu les cours de l'Ecole (...)"1 .
L'histoire est belle du jeune génie recalé à Polytechnique pour
s'être plu à lire Lagrange. Mais, écrite des années plus tard, elle
demande à être nuancée. Aux Mines, la scolarité de Walras n'a
rien de brillant. M. Allais, qui fut lui-même professeur dans cette
Ecole, a étudié avec soin le cursus de Walras. Celui-ci devait réussir
au terme de son année d'élève externe une série d'examens pour
rejoindre ainsi la scolarité normale et obtenir par la suite son di-
plôme d'ingénieur. En 1855, il rate ces examens pour la première
fois. Il redouble donc. Nouvel échec. Il triple sans plus de succès.
Au désespoir de ses parents, comme en témoigne une lettre de son
père : "nous désirons bien vivement, ta mère et moi, que tu termines,
cette année, tes cours à l'Ecole des Mines, et notre voeu le plus cher,
c'est que tu les termines convenablement, en recueillant, à la fin de
l'enseignement que tu y as reçu et que tu y reçois encore, les titres,
certificats, attestations qui peuvent te recommander à ceux qui
auront besoin de toi et qui se trouveront conduits à faire appel à
tes connaissances. Tu tromperais cruellement nos espérances si tu
sortais de là comme un fruit sec, et, si perdant le but que tu avais
en y entrant, tu rêvais un autre genre d'existence que l'une ou l'autre
des carrières auxquelles tu te prépares depuis quatre ans"2. C'est
qu'en effet, à cette époque, Léon délaisse les cours de l'Ecole des
Mines pour se consacrer à la littérature. C'est bien en tous cas comme
"un fruit sec", sans diplôme aucun, qu'il sort de ses années d'études.
Le fait, pourtant signalé par M. Allais dans son article : "Léon Walras
pionnier de l'économie mathématique et réformateur méconnu"3,
est souvent occulté dans les biographies de Walras, qu'on présente
même parfois comme un ingénieur civil des Mines.
La chose dépasse le simple niveau de l'anecdote. Elle explique
en partie, d'une part l'impossibilité pour Walras de faire carrière en
France (le système d'éducation français est ainsi fait qu'il n'est pas
particulièrement tendre pour ceux qui ont le mauvais goût d'avoir
du talent alors même que les institutions officiellement chargées de
sélectionner les jeunes talents ne les ont pas retenus). D'autre part,
elle explique le rapport étrange, et souvent peu signalé, de Walras
aux mathématiques. Même pour l'époque en effet, Walras n'est pas
un mathématicien de très haut niveau. Avant d'arriver à Lausanne et
1. Pensées et réflexions. 22 avril 1909. La "caserne" en question est, bien sûr, l'Ecole
Polytechnique.
la Revue Française accepte de publier une nouvelle : "La lettre".
Walras travaille alors à un drame qui ne verra jamais le jour. Il s'inté-
resse aussi aux beaux-arts et fait une étude du salon de 1859 pour le
journal le Bonhomme. Egalement en chantier à l'époque, un traité :
Du sens esthétique: de l'art; et des opinions en matière d'art, dont le
manuscrit est conservé à Lyon.
1858 est l'année décisive. Comme les mystiques notent avec
méticulosité le lieu, la date et l'heure de l'illumination, Walras
raconte : "l'heure la plus décisive de toute ma vie sonna par un soir
de l'été 1858 où, pendant une promenade dans la vallée du Gave de
Pau, mon père m'affirma avec énergie qu'il y avait encore deux
grandes tâches à accomplir pour le XIXè siècle : achever de créer
l'histoire et commencer à créer la science sociale. Il ne soupçonnait
pas alors combien Renan devait lui donner satisfaction sur le premier
point. Le second, qui l'avait préoccupé toute sa vie, le touchait plus
sensiblement encore. Il y insistait avec une conviction qu'il fit passer
en moi. Et ce fut alors que, devant la porte d'une campagne appelée
"Les Roseaux", je lui promis de laisser la littérature et la critique d'art
pour me consacrer entièrement à la continuation de son oeuvre"1 .
Léon décide alors de gagner sa vie en devenant publiciste, spé-
cialisé en économie politique. Il écrit plusieur articles et un livre
réfutant les thèses de Proudhon. Il parvient à entrer à la Presse, le
célèbre journal d'Emile de Girardin, l'inventeur de la presse à bon
marché financée par les annonces publicitaires, et au Journal des
Economistes, fief des orthodoxes. Au total, sa carrière semble alors
en bonne voie. C'est au cours de ces années 1858-1860 qu'il reçoit
sa seconde illumination, dont le récit est structurellement très proche
de celui de la première : "quand je composai ma réfutation de
Proudhon, j'y transcrivis les lois de variation de valeur des capitaux
et des services fonciers, personnels et mobiliers dans une société pro-
gressive telles que mon père les avait fournies dans sa Théorie de la
richesse sociale; mais il m'apparut dès lors que, faite dans le langage
ordinaire, la démonstration de ces lois était insuffisante et que, pour
la rendre rigoureuse, il eût fallu lui donner la forme mathématique
et prouver que, généralement, la valeur était une fonction croissante
de l'utilité et une fonction décroissante de la quantité. Mon livre
une fois publié, j'en adressai un exemplaire à Lambert-Bey, Saint-
Simonien avec lequel j'étais en relations et qui voyait en moi un
disciple à recruter. Quelques temps après, j'allai faire une visite à
1. Jaffé, 42.
politique. Dix ans plus tard, en juin 1870, devenu Chef du Dépar-
tement à l'Instruction publique et réorganisant l'Académie de Lau-
sanne, il me fit une nouvelle visite et m'offrit de créer une chaire
d'économie politique à la faculté de droit si je m'engageais à me
présenter au concours pour l'obtenir. J'acceptai, et c'est ainsi que le
Congrès de l'Impôt réuni à Lausanne en 1860 m'a réellement ouvert
ma carrière".
Deuxième rencontre : Dans la lettre écrite au ministre de l'inté-
rieur pour solliciter l'autorisation de sortir l'Economiste, Walras cite
les noms des futurs rédacteurs du journal. Lui-même devait être
rédacteur en chef et parmi les noms des rédacteurs ordinaires, on
trouve ceux de Marcel Roulleaux et de Jules Ferry.
A cette époque, Walras a donc pour amis un futur président du
Conseil français et un futur président de la Confédération helvétique.
En janvier 1862, Walras, sans diplôme, journaliste raté, en est
réduit à se chercher une place dans les affaires, ce qu'il explique, dans
une lettre de candidature, à un administrateur de la Caisse générale
des Assurances agricoles : "au mois de février dernier, j'étais rédacteur
du journal la Presse pour la partie économique. Des dissentiments
d'opinion étant survenus entre M. Solar, rédacteur en chef de cette
feuille, et moi, je crus devoir me retirer. Nous sollicitâmes alors, M.
Léopold Lesueur, directeur à la Banque des Cautionnements, et moi
de M. le Ministre de l'Intérieur l'autorisation de fonder et publier
un recueil hebdomadaire d'économie politique et sociale en qualité
l'un de gérant, l'autre de rédacteur en chef. Cette autorisation nous
ayant été refusée en raison des circonstances politiques et quoique.
au dire de MM. Imhaus, directeur, et Reboul, chef de division, notre
dossier fût excellent, je résolus d'abandonner la carrière du journa-
lisme et de suivre celle de l'administration et des affaires pour la-
quelle je crois sentir en moi du goût et peut-être quelque aptitude"' .
Vocation de circonstance, on le sent. L'affaire en tous cas ne se fait
pas avec les assurances, mais avec les chemins de fer, en raison de
liens entre Auguste Walras et la famille Say. Walras, désireux de
trouver un emploi qui puisse lui laisser le temps de continuer ses
travaux d'économie politique, entre donc au secrétariat des chemins
de fer du Nord. Commence une carrière difficile, malgré des débuts
prometteurs. Dans une lettre du 25 avril 1864, Auguste se félicite
en effet des possibilités de carrière qui s'offrent à son fils dans "une
administration qui équivaut à un ministère". Pourtant quelques
1. Jaffé, 7 1.
temps plus tard, il s'inquiète de la situation de son fils, travaillant
sept heures d'affilée sans pouvoir se restaurer p o u r un salaire assez
bas de mille huit cents francs à peine en décembre 1863 (en 1872
à Lausanne Walras touchera c o m m e professeur ordinaire 3 6 0 0 francs,
ce qui p o u r l'époque n'était pas extraordinaire). Or p o u r q u e l q u ' u n
qui n'est pas ingénieur, les chemins de fer offrent peu de possibilités
de carrière. Q u a n t aux activités journalistiques parallèles, elles n ' o n t
trouvé pour se réaliser que l ' I n d é p e n d a n t de la Moselle, encore les
r a p p o r t s avec le directeur sont-ils très fluctuants.
Néanmoins, Walras travaille beaucoup puisque c'est à cette date
qu'il essaie de m e n e r à bien, en collaboration avec le polytechnicien
Jules du Mesnil-Marigny, la rédaction d ' u n Traité d ' é c o n o m i e poli-
tique. C'est à cette époque qu'il c o m m e n c e à se plaindre dans ses
lettres à son père de m a u x d o n t il souffrira t o u t e sa vie et qu'il
désigne sous l'expression de "névrose cérébrale".
C'est vers 1864 que s'opère un t o u r n a n t dans sa carrière. Venant
des tentatives allemandes réformistes pour résoudre la question so-
ciale, relayées par le premier professeur d ' é c o n o m i e politique en
faculté de droit, Batbie1 . l'idée de l'association et celle de la coopé-
ration font leur chemin dans l'opinion. Walras assiste avec quelques
uns de ses amis à des conférences de Batbie sur les banques popu-
laires et banques coopératives, et l'idée leur vient d ' e n f o n d e r une.
Le 1 er juillet 1864, la Caisse d ' E s c o m p t e des Associations populaires
est créée. C'est une banque de d é p o t s et de prêts qui a p o u r b u t de
financer les associations et coopératives qui doivent résoudre la ques-
tion sociale : le m o y e n le plus simple en effet de supprimer l'anta-
gonisme entre capitalistes et travailleurs est que ceux-ci deviennent
eux-mêmes propriétaires du capital en s'associant. Le m o u v e m e n t
doit être encouragé par une b a n q u e spécialisée. Walras en devient le
directeur et il semble bien qu'il en soit l'âme. Mais l'équipe dirigeante
est intéressante à étudier : o n y trouve Léon Say, futur ministre des
finances, et à l'époque, administrateur des chemins de fer du Nord,
énorme entreprise2. Un autre directeur est Jules Simon, autre f u t u r
ministre. Le duc Decazes, qui sera plus tard ministre des affaires
étrangères, en est aussi. Ce qui justifie la r e m a r q u e de Bousquet selon
laquelle Walras est un " r a t é " , mais u n raté qui connaît n o m b r e de
1. Pour mémoire, création de sa chaire à Paris en 1863 par le ministre libéral Victor Duruy,
cf. plus haut.
2. Voir Caron (François), 1973.
futurs ministres. Car il faut c o m p t e r Emile Ollivier et Jules Ferry
également. Or Walras est d ' u n milieu social incroyablement inférieur
à ces personnages. C o m m e n t expliquer cette situation ?
De façon assez simple sans d o u t e . Walras pénètre alors l'élite
réformiste, libérale et républicaine de l'opposition à l'Empire, qui
formera par la suite le personnel politique dirigeant de la république
m o d é r é e qui suivra. Et il est probable que cette élite est restreinte
en n o m b r e , regroupée a u t o u r de quelques salons d o n t le plus brillant
est celui de Emile Ollivier. Si Walras s ' i n t r o d u i t dans ce cercle res-
treint, la distance sociale ne s'abolit pas p o u r a u t a n t et elle ne s'abo-
lira pas. D ' a u t a n t que Walras vit alors dans une situation "scanda-
leuse" p o u r l ' é p o q u e qui constitue un fort handicap social : il vit
avec une j e u n e femme de milieu m o d e s t e et qui a eu un enfant
naturel. Il ne l'épousera q u ' e n 1869, après que le couple aura eu une
fille.
T o u j o u r s est-il que Walras semble alors en b o n n e voie. Parallèle-
m e n t à la Caisse, il lance un journal : "le Travail, organe international
des intérêts de la classe laborieuse, revue du m o u v e m e n t coopératif,
publié par MM. Léon Say et Léon Walras" qui durera deux ans de
1866 à 1868. En 1867-1868, il reçoit l'autorisation de faire une
série de conférences sur le m o u v e m e n t c o o p é r a t i f et M. Nizard, le
" m o u c h a r d " envoyé par le ministère de l'Intérieur semble les appré-
cier. Elles paraissent recevoir un certain succès. Le sujet est en effet
à la m o d e , c o m m e le souligne Auguste dans une de ses lettres : "tu
ne pouvais pas t o u c h e r à une question plus actuelle et plus v i v a n t e " ' .
Walras, le J o u r n a l des E c o n o m i s t e s lui-même le reconnaît, est un
o r a t e u r agréable à écouter.
T o u t cela, m a l h e u r e u s e m e n t , se termine mal. A partir de juillet
1868 à ce qu'il semble, la situation financière de la Caisse prend
mauvaise t o u r n u r e . D é b u t 1869, elle est en liquidation. Walras, dans
son autobiographie, rend c o m p t e ainsi de cette suite d'événements :
" e n ma qualité de m e m b r e de la direction de la Caisse d ' e s c o m p t e ,
je ne m a r c h a n d a i pas les avances aux coopératives de c o n s o m m a t i o n ,
de p r o d u c t i o n et de crédit. Malheureusement, ces associations s'obsti-
n è r e n t à poursuivre avant t o u t le bon marché des objets de consom-
m a t i o n et les gros salaires du travail et à se préoccuper m é d i o c r e m e n t
de leur capital et moins encore de celui qu'elles e m p r u n t a i e n t . Au-
cune ne réussit à r e m b o u r s e r ses e m p r u n t s : et. à la fin de 1868, la
Caisse d ' e s c o m p t e d u t liquider après avoir perdu son capital, et en
1. 14 janvier 1865.
imposant, en outre, une perte sensible à ses administrateurs person-
nellement et aussi à la Banque de France qui l'avait aidée dans sa
tentative"1 . Il est possible qu'il y ait eu un problème de fond dans
le m o d e de gestion des associations. Mais l'on sait à partir d'archives
que la liquidation fut entraînée par la faillite quasiment frauduleuse
d ' u n certain Louvot. Un expert c o m p t a b l e fut commis par la Banque
de France qui fit un r a p p o r t accablant p o u r la direction de la Caisse,
m e t t a n t en cause n o n seulement la gestion, mais aussi certaines
pratiques illégales, d o n t plusieurs étaient n o m m é m e n t imputées à
Walras. Ce dernier fit u n contre-rapport détaillé. Affaire remarquable-
m e n t embrouillée, difficile à démêler, l'expert commis par la Banque
de France ayant été lui-même c o n d a m n é en 1881 p o u r un cas de
b a n q u e r o u t e frauduleuse.
Elle c o n n u t u n dernier rebondissement en 1883, lorsque le
Figaro la ressortit au cours d ' u n e campagne de presse m o n t é e contre
Léon Say, ancien ministre des finances " p r e s s e n t i " p o u r revenir aux
affaires. On accusa alors Léon Say d'avoir fait sauver in extremis la
Caisse par la Banque de France et son Gouverneur de l'époque. En
témoignait selon le Figaro le fait que ce Gouverneur, bien qu'ancien
ministre du Second Empire, avait été m a i n t e n u dans ses fonctions au
d é b u t de la Troisième République par Léon Say, alors lui-même
ministre des finances. Ce dernier d e m a n d a à Walras de r é p o n d r e p o u r
lui à la campagne de presse, et Walras envoya une mise au p o i n t au
Figaro2.
En tous cas, la liquidation de la Caisse sonna le glas de l'amitié
entre Walras et Léon Say, et Walras fait de lui le type m ê m e du per-
sonnage qu'il hait :
"développer ceci :
un des faiseurs du cabotinage c o n t e m p o r a i n :
Si M. Say avait vraiment un peu d'esprit et de coeur, on pourrait
s'entendre avec lui, lui laisser prendre une certaine place qui serait
méritée, exercer une certaine influence qui pourrait être bienfaisante.
Mais M. Say a toujours été, est et sera t o u j o u r s u n sot, c'est-à-dire un
h o m m e qui n'est rien et qui veut être tout. Que M. Say ait ou n on
quelque valeur c o m m e politicien, c'est ce que je ne chercherai p o i n t
ici; mais sa valeur c o m m e h o m m e de science est a b s o l u m e n t nulle.
Jamais il n'a éclairé un point d ' é c o n o m i e politique. Il ne dit que des
bêtises. Au surplus, que ferait-il de la science ? Sénateur, académicien,
1 . Jaffé, tome 1, p. 4.
2. Publiée le 17 juin 1883, cf. Jaffé, 557.
président de 96 sociétés, associations, ligues, etc, . . . Il passe son
t e m p s à rouler en fiacre, d'estrade en estrade, de b a n q u e t en b a n q u e t ,
vrai Tartarin de Tarascon e n t o u r é de ses chasseurs de casquettes. Et,
malgré t o u t , M. Say veut être le pontife de l'économie politique,
c o m m e Cousin était le pontife de la philosophie. Dans ses ineptes
résumés présidentiels ( d o n n e r des échantillons), il vous laisse t o m b e r
sur la tête, sans vous avoir compris, ni même lu, quelque e x c o m m u n i -
cation où l'aigreur le dispute à la bêtise, évidemment suffoqué à
l'idée q u ' o n se p e r m e t de ne pas se prosterner devant un h o m m e
c o m m e lui, qui se p r o m è n e avec deux habits d'académicien sur le
dos, consacré grand é c o n o m i s t e par l'Académie des Sciences morales
et politiques, et grand écrivain par l'Académie française. Il faut le
laisser"1 . Au d é b u t de ce texte, libre puisque non destiné à la publi-
cation, se sentent le dépit et la vanité blessée d ' u n e amitié déçue.
Walras avait sans d o u t e b e a u c o u p espéré de son amitié p o u r Say.
La liquidation de la Caisse d ' e s c o m p t e mit un terme définitif à ces
espoirs. Or, par la suite, chaque fois qu'il essaie de diffuser sa pensée
en France, il doit passer par l'une des quatre-vingt seize institutions
d o n t Say est m e m b r e ou président. Walras finit par développer une
sorte de délire de persécution à l'égard de ce personnage doué d' un
étrange d o n d ' u b i q u i t é institutionnelle. Y a-t-il là un fond de vérité ?
Il est difficile de l'établir. Il est certain qu'il vaut mieux avoir p o u r
soi ce type d ' h o m m e , ancien ministre, académicien, professeur au
Collège de France, etc. Il est également certain que pour Say, le
n o m de Walras est lié à de mauvais souvenirs : la faillite de la Caisse
bien sûr, mais aussi, p o u r ce représentant caricatural de l'"establish-
m e n t " , ses f r é q u e n t a t i o n s de jeunesse vaguement socialisantes. Puis
il y a les a t t a q u e s de Walras contre l'économie politique libérale
d o n t Léon Say se pique d ' ê t r e l'un des éléments théoriciens. Walras
est en tous cas persuadé que Say le persécute, par exemple à l'Institut
des Actuaires français.
La situation de Walras en 1869 n'est donc guère reluisante.
Trente-cinq ans, recalé à Polytechnique, romancier raté, journaliste
de m ê m e , b a n q u i e r banqueroutier. Il se fait recueillir par un banquier
qui avait des relations avec la Caisse, mais il n'est plus question p o u r
lui d'avoir assez de loisirs p o u r c o n t i n u e r une "carrière" parallèle
d ' é c o n o m i s t e . Enfin "casé", selon l'expression de sa mère, il régularise
sa situation personnelle et se marie, reconnaissant un fils qui n'est pas
de lui et la fille que le couple a eue quelques années auparavant.
1. Pensées et réflexions.
Sur le plan intellectuel, il n'a rien produit de ce qui fera par la
suite sa célébrité. Lui-même commente avec élégance en 1864 une
situation à tout le moins peu reluisante : "à quinze ans, j'ambition-
nais une grande réputation scientifique, artistique ou littéraire. A
vingt-cinq, j'ai compris que c'étaient un renom éphémère et une
vogue peu durable que ceux où l'on arrive immédiatement et sans
peine durant sa vie, et j'ai voulu travailler pour l'avenir et la prospé-
rité. A trente ans, je jouis du vrai et du beau, j'aime le bien pour eux-
mêmes, et sans me préoccuper d'en tirer parti" (idem). A trente-cinq
ans, employé de banque, l'avenir semble encore plus sombre et la
résignation doit être moins poétique.
En 1870 pourtant, quelque chose comme un miracle : Louis
Ruchonnet vient à Paris offrir la chaire d'économie politique de
l'Académie de Lausanne à Walras.
Or on comprend mal pourquoi. Walras en effet, que l'on relise
sa lettre officielle de candidature, et pour le dire de façon directe,
n'est pas encore Walras. En fait, il n'est encore que le dépositaire,
l'héritier des idées de son père. C'est peut-être plus à Auguste Walras
qu'à Léon que la chaire de Lausanne est attribuée. Il convient alors
de relire la biographie que nous venons d'esquisser en l'éclairant d'une
manière autre : à la lumière des relations entre Walras et son père.
2/ LA CREATION CONTINUEE.
1. Jaffé, 59.
des religieux. On lui demande un certificat de confession; il refuse
et démissionne. Revenu à Paris, il vivote comme précepteur et suit
des cours à l'Ecole de Droit. Le problème du jour est la propriété,
droit sacré pour les bourgeois conservateurs, mise en cause au
contraire par les premiers socialistes, héritiers de certains courants
révolutionnaires, tel le babouvisme. Les cours de droit, étroitement
surveillée et dont toute réflexion philosophique est bannie comme
étant dangereuse en soi, atterrent Auguste Walras par leur faiblesse
intellectuelle. Cherchant un autre justificatif au droit de propriété,
il se tourne alors vers l'économie politique : "qu'on juge si on le
peut, en ce moment, du désappointement que j'éprouvai, lorsque,
ayant entrepris de consulter les pricipaux ouvrages qui traitaient
de l'économie politique, je trouvai chez les divers auteurs auxquels
nous les devons, autant et plus d'obscurité, sur la nature de la ri-
chesse et sur son origine que j'en avais trouvé chez les publicistes.
sur la nature et l'origine de la propriété: lorsque je découvris, au
fond de leur doctrine, des erreurs tout aussi déplorables que celles
qui font du droit naturel un véritable champ de bataille, où toutes
les opinions viennent se combattre et s'entrechoquer: lorsque je crus
apercevoir, entre les différentes écoles d'économistes, des divergences
si remarquables, et. dans les ouvrages d'un seul auteur, des contra-
dictions si palpables, qu'elles me firent soupçonner, avec juste raison,
qu'elles tenaient à une ignorance générale sur les principes de la
science et sur la nature même de l'objet qui sert de base aux théories
économiques î"1 . Nombre de choses s'éclairent lorsque l'on sait que
Léon fut formé en économie à peu près exclusivement par son père.
L'itinéraire de celui-ci peut donc se résumer ainsi (bien que le rac-
courci soit un peu osé) : s'interrogeant sur le fondement de la pro-
priété, il s'avise que les choses appropriables sont celles qui ont une
valeur. Qu'est-ce donc que la valeur ? La science qui prétend ré-
pondre à cette question est l'économie politique. Or celle-ci a deux
réponses prêtes ; la valeur tient à l'utilité ou elle tient au travail.
Aucune de ces deux réponses ne satisfait Auguste : l'air à de l'utilité
et est pourtant sans valeur. La terre a une valeur, mais cette valeur
ne peut venir du travail puisque la terre n'est pas produite par le
travail. D'autre part, si le travail donne la valeur, d'où vient qu'il ait
lui-même une valeur ?2. Auguste propose une solution : la valeur
provient d'une combinaison de l'utilité et de la rareté, c'est-à-dire
1. 20 janvier 1861.
2. Cité par Boson, 1951, p. 31.
l'Instruction Publique. Auguste la sollicite et, dans le doute, com-
mence toujours à travailler sur un cours de littérature consacré à
Corneille. En décembre 1863, il reçoit pourtant son autorisation
pour l'année 1864. Cette année-là. onze cours publics sont autorisés,
dont trois d'économie politique : de Puynode à Paris, Frédéric Passy
à Nice, Auguste Walras à Pau.
Il a alors trois grands projets en train.
En économie politique : "je voudrais couler à fond ma théorie
de la richesse sociale, dont je crois posséder maintenant tous les
éléments, et publier, sous une forme succinte, un Traité d'économie
politique qui enlevât toutes les élucubrations incomplètes ou erro-
nées de nos économistes contemporains, et qui devînt le point de
départ de nouvelles recherches théoriques et pratiques pour les
économistes futurs".
En histoire littéraire, il a pour ambition, à partir de ses idées sur
le beau chez Corneille, d'inaugurer un nouveau type de critique.
En métaphysique, la science la plus générale et la plus fonda-
mentale puisqu'elle s'occupe du phénomène le plus général, l'être,
jugeant qu'elle n'a pas fait de grands progrès depuis Aristote, il
ambitionne de donner enfin la définition de l'existence que le monde
attend depuis deux mille ans1.
Vaste programme, divers, pour un retraité. Enchaîné sa vie du-
rant à un métier qui lui a pris l'essentiel et la saveur de son temps,
cet intellectuel empêché rêve de révolutions d'idées dans tous les
domaines. Il ne verra pas la "révolution marginaliste", mais. pour
reprendre le titre de sa biographie par son fils ("un initiateur en
économie politique : A. A. Walras" - Le titre n'est d'ailleurs pas de
Léon), il lui donnera la première impulsion.
1. 25 juillet 1863.
sans y avoir des occupations régulières, j ' a i suivi p e n d a n t trois ans les
cours de l'Ecole des Mines et n o t a m m e n t ceux de métallurgie, d'ex-
ploitation des Mines et de construction des chemins de fer. Mais, ne
me destinant point à être ingénieur, j'ai négligé de c o m p l é t e r ces
leçons par des études pratiques"1 . En fait, il s'adonne plus à la
littérature qu'à ses cours, et il écrit son roman. Son père, qui le
croyait "casé" selon l'expression qui revient souvent sous sa plume,
apprend avec douleur ses échecs successifs. En 1858, Léon rentre à
Pau pour les vacances d'été : c'est à ce m o m e n t qu'a lieu l'illumina-
tion décrite plus haut. Au cours d ' u n e promenade, Léon p r o m e t à
son père de se consacrer à l'économie politique.
Il s'agit, du moins peut-on l'imaginer n o t a m m e n t à partir d ' u n e
expression échappée à Léon dans l'une de ses lettres, d ' u n e tracta-
tion, d ' u n échange.
Auguste Walras a perdu deux fils et Léon est le seul qu'il ait
conservé. Il est lui-même ce fonctionnaire "enchainé à u n terrible
m é t i e r " 2 , qui rêve de révolutionner l'économie politique alors qu'il
lui est difficile de publier et m ê m e d'écrire tant le temps lui m a n q u e .
Il est courant q u ' u n père veuille t r a n s m e t t r e à son fils ses propres
rêves. D ' a u t a n t que ce fils vient d ' é c h o u e r deux fois à P o l y t e c h n i q u e
et trois fois aux Mines et qu'il veut se consacrer à la littérature. Ce
dernier projet, bien qu'il en parle à son fils avec b e a u c o u p de tact et
de circonspection, il ne le voit pas vraiment bien parti. Il a par contre
un stock d'idées économiques, un lot de projets, u n certain n o m b r e
de relations d o n t Léon pourrait hériter.
Pour sa part, Léon est dans une situation délicate : vingt q u a t r e
ans, aucun diplôme à faire valoir (sauf ses deux bacs, ce qui à l'épo-
que n'est pas t o u t à fait négligeable), s'imaginant r o m a n c i e r et cri-
tique d'art mais n ' a y a n t réussi qu'à publier u n roman, encore fut-ce
à c o m p t e d ' a u t e u r et grâce aux économies de quelques amis. Pour
rester à Paris, il lui faut trouver une o c c u p a t i o n r é mu né ré e et il
souhaiterait pouvoir c o n t i n u e r à exercer son " a r t " . Journaliste lui
conviendrait donc. L ' é c o n o m i e politique, à laquelle il a été initié
par son père au cours de longues et nombreuses discussions sans
d o u t e , qui l'intéresse, pourrait être une b o n n e solution. D ' a u t a n t
qu'elle est la passion de son père et que Léon a besoin du soutien
financier de ce dernier : c'est à cette époque en effet qu'il se m e t en
ménage avec une jeune mère célibataire, d o n t il a caché l'existence à
ses parents (il a une " b o i t e aux lettres" à Paris chez l'un de ses amis).
1. Jaffé, 73.
2. Lettre du 25 février 1859.
Ainsi se décide probablement la vocation d'économiste de Léon
Walras : pour se concilier sa famille et pour pouvoir continuer à
écrire. Mais également par intérêt pour l'économie, évidemment. Si.
1. Jaffé, 1348.
2. Lettre du 1 er avril 1860.
3. 7 janvier 1860.
s'attaque aux économistes, comme le montre le titre du mémoire
qu'il présenta à l'Académie des Sciences morales et politiques en
1849 et qui est à lui seul tout un programme : "Mémoire sur l'origine
de la valeur d'échange - Exposition critique et réfutation des opi-
nions les plus accréditées chez les économistes sur cette question".
Mais le père laisse à son fils en héritage une théorie de la valeur qui
bouleverse les conceptions économiques de l'époque, il lui lègue
également la partie immergée de ses convictions, celle qu'il n'a pu
publier à cause de son appartenance à la fonction publique : "mon
mémoire sur l'origine de la valeur a été lu à l'Institut et inséré au
Moniteur. Mon petit volume de 1849 n'a excité aucune réclamation.
Je l'avais arrêté juste au moment où la théorie de la propriété, qui
s'en déduit rigoureusement, aurait mis le feu aux étoupes"1 . C'est
bien en effet une théorie explosive que Auguste transmet à son fils.
Selon lui, il est juste que l'on laisse à l'individu le produit de ses
facultés personnelles (le fruit de son travail et de son capital, consi-
déré comme du travail accumulé). Il est juste par contre que les
terres, en tant que richesses naturelles non produites, reviennent
à la collectivité dans son ensemble. Le système revient donc à sup-
primer les impôts sur le revenu et sur le capital, en nationalisant la
totalité des terres et en les affermant à des exploitants. Le produit
du fermage doit constituer alors le revenu de l'Etat, ce dernier
n'ayant pas la faculté de percevoir des impôts et devant se contenter
de ce revenu. Cette idée de nationalisation des terres est semble-t-il
dans l'air au XIXè siècle puisqu'on la retrouve chez Spencer et chez
un américain dont les livres font grand bruit : Henry George. Le
lecteur se souvient peut-être que le héros de Résurrection de Tolstoï
la met en pratique, marqué qu'il fut dans sa jeunesse par "l'argumen-
tation lumineuse et irréfutable prouvant l'illégitimité de la propriété
du sol, qu'il avait prise jadis dans Social Statics (ouvrage de Spencer.
H.D.) et dont il avait trouvé, bien après, la brillante confirmation
dans les ouvrages de Henry George"2. Mais à une époque où la
production agricole représentait largement plus de la moitié de la
production nationale et où la propriété agricole était considérée
comme le plus sûr rempart de l'ordre social, il ne faisait pas bon,
pour un fonctionnaire impérial, afficher de telles idées.
Si le père transmet la théorie, il guide également la stratégie. Car
Léon, une fois rentré à Paris avec le parti-pris de faire de l'économie
1. 6 février 1859.
2. Tolstoi, 1951, p. 1000.
politique, a un éventail de positions restreint : les postes d'ensei-
gnants sont en effet en nombre limité ei occupés par les libéraux
orthodoxes. Reste à entrer dans le milieu, à s'y faire peu à peu une
place, en ayant soin de dissimuler ses idées. Il faut, selon Auguste,
que Léon se glisse au Journal des Economistes, se couvrant plus ou
moins du masque d'un orthodoxe, et, une fois dans la place, qu'il
mette peu à peu en lumière les idées du père et du fils, se servant de
l'orthodoxe journal comme d'une tribune pour des théories sociales
avancées. La première publication de Léon relève de cette stratégie
subtile : il s'agit de l'ouvrage L'économie politique et la justice.
Auguste avait en effet projeté en 18581 d'écrire une réfutation des
thèses de Proudhon. N'ayant pas le loisir de mener le projet à bien,
il le repasse à son fils. Le sujet est bien choisi : que Léon attaque les
socialistes en montrant leurs grossières erreurs sur le plan'écono-
mique, et il se conciliera les orthodoxes (les ennemis de mes ennemis
sont mes amis, même s'ils demeurent un peu suspects). Certes, en
lisant bien l'ouvrage, on décèle nettement quelques pointes destinées
aux économistes, mais les Walras se gardent à gauche, ce qui est un
bon point. Cette stratégie porte ses fruits. Après cette manoeuvre en
effet, Léon prend contact avec le Journal des Economistes et propose
à la rédaction une série d'articles s'inspirant de la même stratégie et
intitulés "Les paradoxes économiques". Comme leur nom l'indique,
il s'agit de rectifier les erreurs économiques communément répandues
en les éclairant des lumineux principes de la science. Auguste précise
la nouvelle manoeuvre : "il ne faut pas démasquer d'abord toutes tes
batteries; il faut commencer par de lègères escarmouches, établir les
points incontestables, démolir les erreurs manifestes et ne semer
aucune inquiétude parmi les abonnés. Puisqu'il s'agit d'abord de faire
de la science récréative, il faut faire rire le public aux dépens des
économistes les plus ignorants et les plus arriérés. C'est, je le suppose,
une denrée qui ne peut manquer sur la place de Paris. Tu peux donc
t'amuser pendant quelques temps à leurs dépens, et le Journal des
Economistes ne pourra que s'en trouver bien"2. Nouvelle réussite :
Léon devient un des collaborateurs du Journal, en même temps qu'il
entre à la Presse, on l'a vu. Mais Auguste Walras fait penser à ces
cavaliers qui tirent les rênes alors même qu'ils labourent les flancs
de leur monture à grands coups d'éperons. Sans cesse, il multiplie
les conseils de prudence à son fils, par exemple : "il ne faut pas
1. 17 novembre 1860.
2. 13 février 1860.
3. 21 janvier 1860.
4. Voir plus haut.
petit-fils de l'économiste, Léon Say. Ce dernier fait entrer Walras au
secrétariat des chemins de fer du Nord. Prenant conscience au bout
de quelques temps du statut misérable de sa progéniture, Auguste
l'encourage à reprendre la carrière d'économiste.
En tous cas, les leçons du Congrès de l ' I m p ô t ont été dures
p o u r le père. Il se remet en question et développe sa réflexion sur
cet échec : "voilà précisément la position de M. Baudrillart. Il ne
peut plus modifier ses conceptions. J'ai souvent pensé moi-même
que, si un nouveau système d ' é c o n o m i e politique venait à se pro-
duire, j'aurais b e a u c o u p de peine à q u i t t e r le mien pour embrasser
cette nouvelle doctrine. Peut-être en serais-je incapable. Il est vrai
que je me dis que je ne vois pas de système plus exact et plus complet
que le mien ( . . . ) Mais n'est-ce point une illusion ?". Et derechef :
" p o u r moi je crois faire preuve d ' u n b on esprit philosophique en
disant que, jusqu'ici, je ne connais rien de mieux que mes idées,
en économie politique; que, si je connaissais quelque chose qui me
p a r û t préférable, je l'embrasserais sur le c h a m p : que je ne prétends
pas enchainer l'avenir, et que je crois, au contraire, que la science
est appelée à faire de nouveaux progrès. Mais cette concession est-elle
suffisante ? Y a-t-il là assez de modestie ? " ' . Même analyse après le
Congrès : "M. Garnier, qui est un élève de J. B. Say, s'est trainé
d o u c e m e n t dans le sillon tracé par son maître. Il est intelligent et
bien capable d'apprécier une doctrine; mais il doit voir avec peine
u n e nouvelle économie politique se dessiner à l'horizon, et je ne crois
pas qu'il puisse avoir une grande sympathie p o u r nos idées". C'est
alors l'esquisse d ' u n e nouvelle stratégie que dessine le père p o u r le
fils : "adresse-toi d o n c à des h o m m e s jeunes et d o n t le siège ne soit
pas fait"2 .
Au total, le Congrès est, sur le coup, un cuisant échec p o u r les
deux économistes. Reste la Suisse. Et. chose peu connue, c'est le
père qui, le premier, songe à la chaire de Lausanne : "
" D e t o n côté, ne m a n q u e pas de m'avertir dès que tu auras
reçu l'envoi qui t'a été a n n o n c é de Lausanne.
Et la chaire d ' é c o n o m i e politique, qui est-ce donc qui l'occupe ?
Si j'avais ma retraite, je la demanderais volontiers"3 . Avant de mourir
d'ailleurs, il reviendra à ce projet p o u r le transmettre à son fils : moi-
1. Lettre du 23 juin 1860 : cette lettre est donc écrite avant le Congrès et manifeste une
certaine inquiétude, peu habituelle lorsqu'on connaît les certitudes absolues qui sont le
fait d'Auguste Walras en temps normal.
2. Lettre du 3 septembre 1860.
3. Lettre du 18 mai 1861.
même, si j'avais ton âge, je serais tenté quelquefois d'aller m'établir
en Suisse, à Lausanne ou à Genève. Il est assez dûr de vivre dans un
pays où l'on ne peut ni parler, ni écrire: mais il y a un proverbe qui
dit : "là où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute", et je vois
bien des hommes qui font comme la chèvre"l . Une façon de soutenir
le moral de son fils, dont la vie d'employé aux chemins de fer man-
quait singulièrement de charme. Il aura toutefois la satisfaction de
voir Léon participer à la fondation de la Caisse d'escompte et faire
à Paris une série de conférences avec un certain succès.
Dans une lettre, il avait déclaré : "c'est toi maintenant qui es
mon avenir et ma gloire"2. Et en effet, toute sa vie, Walras se consi-
dérera comme la gloire et l'avenir de son père. Il n'y eut jamais
rupture, mais approfondissement. Le parricide (au sens platonicien)
n'eut pas lieu : les Etudes d'économie sociale (EES), publiées en
1896, sont une reprise des textes de jeunesse de Walras et donc des
idées élaborées par Auguste Walras entre 1830 et 1849 essentielle-
ment. Ces cinquante ans de décalage frappent les lecteurs des EES,
surpris de voir ces idées qui leur paraissent archaïques et démodées,
eu égard aux changements qui ont eu lieu entretemps3. Mais après
tout, dira-t-on, Walras ne doit à son père que la partie la plus caduque
de son oeuvre, celle qui est méconnue4. Si Walras est connu, ce n'est
pas pour ses idées étrangement socialisantes, c'est pour la mathé-
matisation de l'économie sous la forme de l'équilibre général. C'était
à peu près la position de Bousquet : finalement, Auguste aurait eu le
mérite de faire un fils à l'économie politique, et non celui de lui avoir
légué un lot de concepts. Sur ce point, Bousquet rencontre un
contradicteur de taille. En effet, dans la maturité de son âge, lorsque
se présentait un disciple ou un économiste qui lui rendît hommage,
Léon Walras lui faisait présent du plus beau des cadeaux : un exem-
plaire rarissime d'une édition totalement épuisée de l'ouvrage de son
père. Les économistes gratifiés d'un tel présent ne furent pas légion.
Bôhm-Bawerk fut l'un des élus et sa réaction est intéressante : "par
l'envoi que vous m'avez fait du précieux ouvrage de votre père,
vous m'avez réservé une surprise très bien venue. Je feuilletai aussitôt
le livre, en lut quelques chapitres, et y trouvai non pas simplement
1. Jaffé, 791.
2. Jaffé, 875.
3. Walras (Auguste), 1 831, p. 284.
restreinte dans les sciences exactes ( . . . ) J'ai insisté sur ce point de
vue que la valeur échangeable est une grandeur appréciable, comme
la longueur, comme la pesanteur, comme la vitesse. Je n'ai donc pas
repoussé les mathématiques du domaine de la richesse sociale. Au
contraire, j'ai fait un appel sincère et motivé à leur intervention ( . . . ) .
Mais voilà la difficulté : on peut se rendre facilement compte de la
vitesse d'un mobile. Pourquoi cela ? Parce qu'il est facile de trouver
une unité d'espace et une unité de temps. L'espace et le temps étant
bien connus, et facilement mesurables, on peut avoir une idée claire
et nette de la vitesse.
Il n'est pas aussi aisé, tant s'en faut, de calculer la rareté d'un
objet échangeable. Cela provient évidemment de ce qu'il n'est pas
facile de trouver et de constater l'unité besogneuse, non plus que
l'unité d'approvisionnement". Auguste précise ensuite la nature de
la difficulté, il apparaît alors qu'elle tient à ce qu'il ne conçoit les
mathématiques que comptables ou algébriques1 .
Ainsi, mathématisant l'économie, Walras ne fera que réaliser
(et sa réalisation est évidemment originale et remarquable) un projet
paternel. Il ne manquait pas d'ailleurs, en toute occasion, de tirer
son chapeau à ce père exceptionnel : "lorsque dans son cours, il
arrivait au fondateur l'Ecole de Lausanne de prononcer le nom de
son père, il ne le faisait jamais qu'après avoir soulevé, à la grande
joie de ses jeunes et irrespectueux auditeurs, la calotte dont il avait
coutume de se couvrir la tête"2 .
On fera donc cette remarque : en 1870, lorsqu'il présente sa
candidature à la chaire de Lausanne, Walras est avant tout l'héritier
de son père. A cette époque en effet, il n'est porteur que de l'éco-
nomie sociale dont il a hérité et d'un projet — mathématiser l'éco-
nomie — qui était déjà le projet d'Auguste Walras. Mieux, le fait
même de venir à Lausanne est la réalisation d'un rêve paternel.
C'est à Lausanne, dans le cadre de l'Académie (notamment avec
l'aide décisive du professeur de mécanique) qu'il lui est possible de
mener à bien son projet, ce qui fait de lui l'un des pères fondateurs
de l'économie moderne. Avec son arrivée sur les bords du Léman,
1. Cette lettre est citée par extraits en note de l'édition Jaffé (Jaffé, 65) mais, une fois n'est
pas coutume, avec une erreur. Elle est en fait datée du 18 mai 1861. Nous avons déjà
signalé que Jaffé ne reprend pas l'édition des lettres de Auguste à Léon qui avaient été
publiées en 1913-1914 par Georges Renard. La correspondance Jaffé occulte donc
très largement cet aspect essentiel de la vie de Walras. Ses lettres à son père ont été, elles,
perdues lors d'un déménagement durant la guerre de 1870.
2. Antonelli, cité in Boson, 1951, p. 47.
commence véritablement sa carrière propre. Mais le suivra l'avertis-
sement de son père, dernière ligne du testament : "la carrière scien-
tifique est une carrière semée d'épines"'.
1. 12 mars 1865.
Chapitre 6
WALRAS
ET LAUSANNE
1. Jaffé, 64.
2. Jaffé, 136.
3. Le Code des Obligations fixe en effet a dix ans la durée maximale d'un contrat. En pra-
tique, on ne connaît pas de cas de non-renouvellement; mais bien des départs et des dé-
missions.
d'organiser le concours seulement l'année d'après. Walras opte plutôt
pour la procédure du concours immédiat, ce qui lui permettrait
d'être nommé à titre quasi-définitif1 . Les autorités vaudoises accè-
dent à sa demande : le 2 juillet 1870, la chaire d'économie politique
est mise en concours. Chose étonnante, Walras, qui avait trouvé une
place in extremis chez le banquier Hollander juste après la faillite
de la Caisse d'Escompte, envoie sa démission le 30 juillet 1870. A
cette date, le concours est à peine ouvert : Walras manifeste donc
une entière confiance dans son résultat futur, et donc à l'égard de
Louis Ruchonnet2. Or, en août, il devient évident que les armées
françaises refluent sur tous les fronts. Pour le concours, à Lausanne,
deux procédures sont prévues par la loi : les candidats peuvent n'en-
voyer que leurs écrits, ou se présenter en personne et passer des
épreuves écrites et orales. Ruchonnet, plutôt pour respecter la lettre
de la loi et donner le change semble-t-il, a contacté un autre écono-
miste français, Paul Coq, qui a décidé d'être candidat. En raison de
la guerre, ni l'un ni l'autre ne pourront se rendre en Suisse. Le
troisième candidat est un italien, docteur en mathématique, ayant
fait des études d'économie à Genève, ancien ingénieur des chemins
de fer et grand ami de Pareto. Il enseignera par la suite à Bologne.
Walras ne pouvant se rendre à Lausanne, sa lettre de candidature
a une grande importance.
Elle se compose d'une courte biographie, discrète et bien tour-
née, suivie d'une liste des ouvrages et articles. Ils touchent essentielle-
ment aux théories sur l'impôt de Auguste Walras et aux leçons de
Léon sur les associations populaires. Des articles circonstanciels égale-
ment, l'un est par exemple consacré au "socialisme scientifique".
Après cette bibliographie, Walras fait deux remarques stratégiques : il
souligne d'abord sa participation au Congrès de l'Impôt; il insiste
ensuite sur la part qu'il a prise dans le mouvement coopératif. Cette
dernière indication est sans doute destinée à se concilier les radicaux
vaudois.
Enfin, Walras aborde la perspective de son futur cours d'écono-
mie politique à l'Académie et il présente en fait un vaste programme
de recherche.
Il montre les lacunes de l'économie politique libérale, notam-
ment l'aveu qu'elle ne craint pas de faire de son incapacité à définir
la science, puis il propose quelque chose de radicalement neuf : à la
1. Jaffé, 139.
2. Jaffé, 143.
division production/distribution/ consommation, substituer la division
économie pure/ économie appliquée/ économie sociale. Et c'est bien
d'un projet qu'il s'agit puisque selon lui l'économie pure est entière-
ment à construire (sous une forme mathématique), l'économie appli-
quée a été mieux entrevue par les économistes (principe du "laisser
faire") mais elle manque cruellement de rigueur scientifique, quant
à l'économie sociale, elle est elle aussi entièrement à construire. La
division proposée se prête donc, toujours selon le candidat, à un
cours réparti sur plusieurs années.
Point final : "je crois en avoir assez dit pour faire comprendre
peut-être que, quoique jeune encore, je dois cependant à dix années
non interrompues d'études et de publications sur l'économie poli-
tique et sociale, et à quarante années de recherches économiques
poursuivies par mon père, et dont le résultat m'a été communiqué
par lui, d'être en possession d'un fonds assez riche d'idées bien
mûries pour tenter sans trop de témérité l'oeuvre si sérieuse et
si difficile d'un enseignement public de l'économie politique et
sociale"' .
Lettre importante puisqu'elle montre clairement les éléments
sur lesquels le jury va se prononcer. Walras possède à l'époque un
lot de publications qui n'ont fait pour l'essentiel que développer les
idées de son père; il s'appuie sur son activité dans le mouvement
coopératif; il présente ensuite un projet de recherche dont aucun
élément n'est alors réalisé. Il s'agit officiellement de choisir un pro-
fesseur, il se présente plutôt comme un chercheur : le candidat
estime en fait que la science est tout entière à construire.
Le jury se réunit une première fois le 14 octobre 1870. Il est
composé comme suit : Louis Ruchonnet, conseiller d'Etat, président;
Emile Bory-Hollard, avocat, juge, banquier, ancien député au Grand
Conseil (l'assemblée législative vaudoise), par la suite président de
deux compagnies de chemins de fer : c'est un ami de Walras depuis
le Congrès de l'Impôt; Samuel Bury, juge cantonal, il déclare à
Ruchonnet qu'il n'est pas compétent et qu'il n'est pas objectif :
connaissant Walras, il souhaite qu'on le choisisse. Ruchonnet le
délivre de ses scrupules et le maintient; Louis de Miéville, avocat,
a participé au Congrès de l'Impôt; Karl-Viktor Bôhmert, économiste
allemand, professeur à Zurich; Nicolas-Louis-Cyprien Ayer, jour-
naliste, professeur d'économie à Neuchatel; Claude-Marie-Henri
Dameth, économiste français, professeur à Genève.
1. Jaffé, 148.
Le 14 octobre, donc, le jury se réunit. Tous les ouvrages n'ont
p u être lus et l'on reporte la séance au 12 novembre. C'est alors
l'empoignade. Le cas de Tullio Martello est assez vite réglé : il a très
peu publié en économie politique, à peine quelques articles. Le cas
de Paul Coq de même. Celui-ci dispose à son actif d ' u n lot de publi-
cations plus étoffé, ses idées sont bonnes, sauf celle de la création
m o n é t a i r e par les b a n q u e s qui soulève l'opposition de Bory-Hollard,
b a n q u i e r de son état.
Le cas de Walras au contraire déchaîne les passions. Trois des
jurés se p r o n o n c e n t a b s o l u m e n t contre son "socialisme" : de Miéville,
B ô h m e r t , Ayer. L ' u n d ' e n t r e eux ajoute qu'il connaît ses talents
d ' o r a t e u r (souvenir du Congrès) et qu'il craint qu'il ne s'en serve
p o u r c o r r o m p r e la jeunesse vaudoise. Trois sont pour : R u c h o n n e t ,
Bury, Bory-Hollard. D a m e t h déclare que s'il ne partage pas les idées
sociales du candidat, il estime n é a n m o i n s sa valeur : il considère
qu'il faut lui d o n n e r sa chance. Vu la violence des débats, il est
hors de q u e s t i o n de n o m m e r Walras professeur ordinaire c o m m e il
le souhaitait (la chose était d'ailleurs peu courante). A l'unanimité,
le j u r y p r o p o s e au Conseil d ' E t a t de ne pas faire de n o m i n a t i o n
définitive. Par q u a t r e voix contre trois, il décide de n o m m e r Walras
professeur extraordinaire. Il est évident que R u c h o n n e t a dû manoeu-
vrer. D a m e t h , d o n t l'opinion a été intermédiaire et déterminante, est
chargé du r a p p o r t . Il le fait en édulcorant les discussions semble-t-il1 .
M. Boson r e m a r q u e qu'il n'a pas été question des théories m a t h é m a -
tiques de Walras, et q u e le jury s'est focalisé sur ses théories sociales.
Il en déduit que cela infirme en partie les allégations de Walras selon
lesquelles les économistes français l'ont " b l o q u é " à cause de sa
m é t h o d e m a t h é m a t i q u e . Nous proposerions pour n o t r e part une
i n t e r p r é t a t i o n quelque peu différente : s'il n'a pas été question de la
m é t h o d e m a t h é m a t i q u e , c'est qu'elle n'existait pas à l'époque (ou
qu'elle n'existait q u ' à l'état de projet, que R u c h o n n e t par contre
connaissait bien). Aujourd'hui, Walras est connu pour son économie
m a t h é m a t i q u e . A l'époque, il était s u r t o u t p o r t e u r de l'économie so-
ciale de son père (mieux vaudrait dire des idées sociales, car Auguste
n'appréciait guère l'expression " é c o n o m i e sociale"). Par contre, lors-
q u e Walras essaie de diffuser sa pensée en France, de faire émerger
l ' é c o n o m i e m a t h é m a t i q u e , c'est bien de l'économie pure. élaborée
dans les premières années de sa carrière vaudoise, qu'il s'agit.
1. De Miéville, parlant des oppositions aux "erreurs" de Walras : "je regrette que dans le
rapport leur expression ait été singulièrement adoucie".
Début décembre 1870, averti de sa nomination comme profes-
seur extraordinaire, Walras se met en route pour Lausanne, quittant
avec difficulté une France ravagée par la guerre. Le 16 décembre
1870, il fait devant les élèves de l'Académie sa première leçon. L'an-
née scolaire se déroule bien. et Ruchonnet peut le nommer profes-
seur ordinaire par un arrêté du Conseil d'Etat du 24 juillet 1871.
Son salaire est alors de 3600 francs, et c'est celui de la grande majo-
rité des professeurs de l'Académie. Mais, par un décret du 24 sep-
tembre 1872, il est porté à 4000 francs. Rien d'anecdotique dans
cette remarque. La loi de 1869 en effet, dont une partie est consa-
crée à la nouvelle organisation de l'Académie, précise que le salaire
des professeurs peut atteindre le plafond de 4000 francs sur décision
du Conseil d'Etat "dans le but d'appeler à l'Académie ou d'y retenir
des professeurs distingués"l. Walras est donc considéré dès 1872
comme un professeur "distingué", une vedette parmi le corps pro-
fessoral de l'Académie.
Ce statut et ces faveurs, Walras les doit essentiellement à Louis
Ruchonnet. Il est grand temps d'esquisser à grands traits la personna-
lité de ce dernier, et de mettre en lumière les déterminants de cette
amitié entre l'économiste et le ministre.
1. Recueil des lois et autres actes du gouvernement du Canton de Vaud, Tome LXVI, loi
du 12 mai 1869, article 100, Archives Cantonales Vaudoises.
2. Sur Cherbuliez cf. Rappard, 1966.
(l'assemblée législative vaudoise) et il en devient le président en 1866.
Parallèlement à ses activités politiques, il s'occupe de la Société
Industrielle et Commerciale de Lausanne dont il est président en
1863 et 1865. Il élabore les statuts de l'Union Vaudoise de Crédit
et ceux de la Caisse Populaire qui gère l'épargne ouvrière et fait
des prêts. Il complète son oeuvre de militant en fondant la Société
Coopérative de Consommation.
Il donne au parti radical vaudois son organe de presse en fon-
dant la Revue.
Le 9 janvier 1868, il est élu au Conseil d'Etat comme chef du
Département à l'Instruction publique et aux Cultes. Sa tâche princi-
pale est de réorganiser la structure de l'enseignement dans le canton
sur la base des principes de l'école laïque, gratuite et obligatoire,
mais avec une grande tolérance pour les cultes : il n'y aura pas de
séparation de l'Eglise et de l'Etat (la situation n'a pas changé aujour-
d'hui). L'un des aspects de la réforme est la réorganisation de l'Aca-
démie : dix-huit nouvelles chaires sont créées, dont celle d'économie
politique.
En 1874, il démissionne du Conseil d'Etat et reprend son métier
d'avocat. Mais le 3 mars 1881, il est élu au Conseil Fédéral, à Berne1 .
Le 15 décembre 1882, il est élu à la présidence de la Confédération
helvétique pour l'année 1883 (il le sera à nouveau pour 1890). A
plusieurs reprises durant sa carrière politique, étant en charge de la
politique de la Confédération, il négocie avec Jules Ferry, ministre
des affaires étrangères et Président du Conseil de la République
française, dont il a dû faire la connaissance à Saint-Mandé, chez
Walras.
C'est un homme aux idées avancées qui déclare en 1886 : "je
réclame l'assurance sur la maladie et la vieillesse. Je me demande
même si nous n'aurons pas un jour le devoir d'étudier un système
d'assurance contre le plus redoutable des fléaux qui frappe l'ouvrier :
le chômage". Son attitude se résume bien en l'une de ses formules :
"la question sociale ne doit pas être perdue de vue une minute".
Or l'un des moyens de réaliser cet impératif est de développer la
science sociale. C'est ce qu'il exprime dans un discours aux étudiants
de Lausanne : "jeunes gens, de grands problèmes frappent à notre
1. Le Conseil fédéral est depuis 1848 le pouvoir exécutif de la Confédération. Il est compo-
sé de sept membres, et l'un des sept est le président de la C o n f é d é r a t i o n Ruchonnet en
fait partie de 1881 à sa mort. De 1866 à 1881, Ruchonnet avait été membre du Conseil
National, une des deux chambres du pouvoir législatif fédéral.
porte. S'il est des gens qui cherchent à les résoudre par des moyens
violents, c'est peut-être parce que beaucoup n'ont pas cherché à les
résoudre par les moyens de la science". Chose rare, les actes de cet
homme politique s'accordent avec ses idées. En avril 1888, lorsque
le Conseil Fédéral décide d'expulser de Suisse le théoricien marxiste
Bernstein, un des ténors du mouvement, parce qu'il appelait à la
révolution dans les colonnes de son journal, Ruchonnet vote contre
cette mesure et s'en explique : "pour ma part, je crois n'avoir jamais
manqué une occasion soit en public, soit dans mes relations parti-
culières, de recommander aux jeunes gens l'étude des questions
sociales. J'ose dire que j'ai cherché toute ma vie le progrès social
et qu'en ce qui le concerne, le Conseil Fédéral s'est mis en quelque
mesure à la tête du mouvement socialiste par sa loi sur les fabriques,
par son enquête générale sur les accidents, par ses efforts en faveur
du repos du Dimanche des travailleurs ( . . . ) Jamais le Conseil Fédéral
n'a voulu nuire aux partisans de l'étude des questions sociales, aux
hommes de pensée et de recherche, quels que soient leurs buts,
pourvu qu'ils les poursuivent par des moyens légaux".
Chose plus rare encore, Ruchonnet impulse une politique cohé-
rente avec ses idées en essayant d'éviter la centralisation politique
et administrative.
1. Le professeur Giovani Busino nous a signalé que, comme il était de règle et comme il est
toujours de règle, le professeur nouvellement nommé rédige lui-même le discours du
Conseiller d'Etat. Le "discours de R u c h o n n e t " est donc de Walras. Cette remarque, dans
un autre contexte, pourrait ébranler sérieusement la thèse défendue dans ces pages. Nous
n'avons pas, pourtant, modifié notre texte. En effet, Ruchonnet connaissait Walras
personnellement, avait eu l'occasion de discuter longuement avec lui à Paris. Beaucoup
d'éléments biographiques, d'idées, rapprochent les deux hommes ( n o t a m m e n t l'intérêt
pour les associations et les coopératives). Il est donc probable que le discours rédigé par
Walras reflétait assez exactement les positions de Ruchonnet. Par delà la personnalité
de Ruchonnet, il faut souligner la continuité de la politique vaudoise.
évidente, devait faire l'objet de recherches et il insistait sur la parti-
cipation de Walras au mouvement coopératif : "l'auteur de YIdéal
social, le penseur qui, le premier, a cherché et donné la formule des
associations coopératives, nous a paru être celui qui, le mieux,
répondrait à ce que le Conseil d'Etat attend de la chaire qui vient
d'être créée". La demande politique, idéologique et pratique, était
donc très claire vis-à-vis de Walras. de la part des autorités vaudoises.
Ruchonnet précise d'ailleurs les intentions du Conseil d'Etat : "il
faut que la science aborde résolument le problème de l'avenir et
qu'elle parle avec cette liberté entière dont la science a le privilège.
Cette étude, la grande étude aujourd'hui dans le domaine des ques-
tions sociales et économiques, où se fera-t-elle ? Sera-ce dans ces
grandes villes où la matière est brûlante, là où l'on veut une solution
immédiate ? Je ne le pense pas, et je me permets de demander si
notre petite patrie ne serait peut-être pas un sol propice pour la
science sociale. Nous sommes en paix. Nos institutions sont répu-
blicaines. Notre population, dans une générale aisance, n'entend que
l'écho des luttes qui divisent ailleurs les diverses classes de la popu-
lation. N'y a-t-il pas chez nous un milieu dans lequel la libre recher-
che se sentirait à l'aise ? Je le pense, et ce serait une gloire pour notre
pays d'ouvrir une école de laquelle surgirait peut-être des solutions
fécondes pour la paix et le bonheur de l'humanité".
On rendra donc aux autorités vaudoises ce qui leur revient en
constatant que l'"Ecole de Lausanne" n'est pas le résultat d'une
rencontre fortuite entre un français sans diplôme et exilé et un
marquis italien désoeuvré, mais le fruit d'une politique consciente
et tenace du Conseil d'Etat. Sans doute le lecteur aura-t-il remarqué
que Ruchonnet parle de la création d'une école de recherche en
sciences sociales; que, s'il ne nie pas. tout au contraire, les attentes
politiques du Conseil d'Etat, il affirme clairement, probablement
contre les adversaires de la nomination de Walras, l'indépendance de
cette recherche : les autorités vaudoises n'entendent pas imposer les
directions de recherche. Précisons ce point.
Ruchonnet et Walras ont le même âge, le même souci de la ques-
tion sociale, mais souci scientiste d'une solution mûrement élaborée
par la théorie. Ruchonnet, certes, exprime une attente politique
claire, on l'a vu. Or Walras, aussitôt arrivé à Lausanne, usurpe cette
demande puisqu'il se met à son projet de mathématisation de l'éco-
nomie. Ce phénomène d'usurpation est d'ailleurs essentiel aux
sciences sociales : celles-ci en effet rencontrent toujours une de-
mande (ne serait-ce que négative : un gouvernement "demande" à
l'économie de légitimer sa politique é c o n o m i q u e ou, au moins, de
ne pas en m o n t r e r l'incohérence et l'inefficacité). Une réponse
directe et no n usurpée à la d e m a n d e est le propre de la science offi-
cielle ou idéologique (la d e m a n d e peut procéder du pouvoir c o m m e
du contrepouvoir). Le chercheur qui travaille dans les organisations
connaît bien ce p h é n o m è n e : la mise à distance de la d e m a n d e , l'usur-
pation, entraîne u n rapport conflictuel, au moins latent, avec le
demandeur. Walras, très clairement à son tour, y fait allusion dans
son article : " n o u s étions donc, R u c h o n n e t et moi, p a r f a i t e m e n t
d'accord; et cet accord n'avait rien de miraculeux. Nous nous étions
connus quand nous avions tous deux vingt-cinq ans; il était au cou-
rant de tous mes travaux effectués depuis lors; et, q u a n d il m'avait
d e m a n d é de me m e t t r e sur les rangs p o u r enseigner l'économie poli-
tique et sociale dans son pays, il savait e x a c t e m e n t à qui il avait
affaire. J'ai d o n c été appelé et je suis venu à Lausanne n on pas p o u r
chercher et proposer des palliatifs de philanthropie, d'assurance ou
d'association à l'injustice sociale, mais p o u r travailler à poser la
question sociale sur son véritable terrain et, si possible, à la résoudre
scientifiquement. J ' e n suis bien fâché p o u r les personnes que cela
a pu contrarier ou scandaliser; mais ce que j'ai fait, j'avais le droit
absolu, et j'oserai dire, le strict devoir de le faire".
Ce droit et ce devoir, c'est évidemment la liberté de recherche.
Celle-ci fit l'objet d ' u n véritable c o n t r a t avec le Conseil d ' E t a t .
1. Le congrès de l'impôt.
dans le Canton de Vaud ( . . . ) J'ai annoncé, quand je suis venu dans
ce pays il y a vingt et un ans, l'intention de ne pas prendre part aux
discussions politiques ou économiques d'un caractère pratique, en
réclamant, par contre, la liberté la plus absolue pour mon enseigne-
ment théorique. Je me suis très bien trouvé de cet arrangement; et,
comme il a été scrupuleusement observé par les gouvernants, je tiens
à m'y conformer non moins rigoureusement moi-même"' . Lorsqu'il
affirme que le contrat passé fut toujours respecté par les autorités du
canton, sans doute Walras a-t-il en tête un exemple précis, qu'il relate
ailleurs, dans une lettre adressée à un sénateur français chargé de faire
un rapport sur l'enseignement supérieur en Suisse : "j'ai enseigné,
comme je vous l'ai dit, la doctrine de la nationalisation du sol à
Lausanne, dans mon cours d'économie sociale pendant vingt-deux
ans, de deux années l'une. Un jour, vers la fin de cet enseignement,
un membre important du parti dit "libéral" se leva dans le Grand
Conseil pour demander au Chef du Département de l'Instruction
Publique, "si un professeur de l'Université de Lausanne avait le droit
d'enseigner la nationalisation du sol". Celui-ci lui répondit qu'"un
professeur ordinaire de l'Université de Lausanne nommé conformé-
ment aux prescriptions légales avait le droit d'enseigner librement
tout ce qui lui semblait conforme à la Vérité et à la Justice, et que ses
étudiants avaient, de leur côté, le droit d'en prendre et d'en laisser de
ses doctrines". Voilà, à mon sens, en quoi consiste la liberté de l'en-
seignement supérieur sans laquelle il n'y a pas de science"2. Si Walras
insiste souvent sur la totale liberté qu'il trouva en Suisse, sa position
eut d'autres avantages. Tout d'abord Lausanne, comme toutes les
villes de la Confédération, est très cosmopolite ce qui favorise les
contacts avec l'étranger : surtout l'Italie et l'Allemagne. Mais dès
1872, alors qu'il vient de résoudre sur le papier le problème de la
théorie mathématique de l'échange, Walras expose sa doctrine à
Ruchonnet quatre heures durant. Le chef du Département comprend
sans nul doute l'importance de la découverte. C'est à cette époque en
effet que le Conseil d'Etat, sur sa proposition, fait passer le salaire
de Walras de 3600 à 4000 francs suisses, avec ce commentaire (proba-
blement rédigé par Ruchonnet) : " ( . . . ) il est à désirer que ce profes-
seur soit conservé aussi longtemps que possible à notre Académie.
Mais il est à craindre que le traitement qu'il reçoit ne soit pas consi-
déré comme suffisant pour le fixer définitivement au milieu de nous
1. Jaffé, 1043. Ceci dit, et comme en aparté, Walras ne se gêne pas dans sa lettre pour dire
ce qu'il pense de la fiscalité vaudoise . . .
2. Jaffé, 1688.
et que si un appel lui était adressé ou si une occasion d'utiliser ses
connaissances d'une manière plus avantageuses se présentait à lui,
il n'acceptât". Mais le Conseil d'Etat va plus loin. Walras ayant fait
sa découverte, il cherche alors à publier. C'est Ruchonnet en per-
sonne qui, après lui avoir obtenu une augmentation de salaire, lui
trouve un éditeur. Il fait plus encore : l'éditeur en effet est assez
sceptique sur les ventes futures d'un traité d'économie mathémati-
que. Il décide donc de ne publier que la première partie des Eléments,
ne se proposant de publier la seconde partie que si les exemplaires
de la première se vendent. Walras, à nouveau, se tourne vers le
Conseil d'Etat : celui-ci accepte de souscrire pour cent exemplaires,
qu'il laisse à la disposition de Walras. La seconde partie est donc
publiée, et l'économiste dispose d'une centaine d'exemplaires à
envoyer à des collègues étrangers ou à des hommes politiques. La
première édition des Eléments d'Economie politique pure n'eût donc
probablement pas vu le jour, si les autorités vaudoises n'étaient
intervenues de façon décisive.
De la même manière, lorsque Walras, souffrant, demanda à
prendre une retraite anticipée, les autorités furent d'une grande
obligeance. Par la suite, ce sont elles qui organisèrent son Jubilé, face
à une université un peu réticente, comme on le verra.
Walras est bien conscient d'un tel intérêt à lui porté par le
gouvernement vaudois, à qui il témoigne sa reconnaissance : "il faut
vivre et il faut aussi se tenir en communication avec les savants
désintéressés répandus dans le monde entier. Pour moi, j'ai trouvé
dans le canton de Vaud le moyen de satisfaire à cette double condi-
tion de la recherche scientifique en matière de science économique
et sociale"1 . Tout ce qu'un chercheur peut souhaiter : liberté de
recherche et aide matérielle, Walras l'a trouvé à Lausanne.
Sources : Recueil des lois et autres actes du gouvernement du canton de Vaud, 1893.
Archives Cantonales Vaudoises.
1. Jaffé, 479.
Sources :
Ministère de l'Instruction publique et Louis Liard, I.'enseignement supérieur en
des beaux-arts, Statistiques de l'enseigne France, Paris, Armand Colin, tome II, 1893,
ment supérieur 1889-1899. Paris, Impri- p. 378-381 (les chiffres non donnés oscillent
merie nationale, 1900. selon Liard entre 300 et 700).
1. Jaffé, 1080.
2. Jaffé, 1081.
3. On se souvient que la loi de 1890 ne prévoit plus de concours pour les chaires vacantes,
mais une nomination par le Conseil d'Etat après consultation de l'Université.
4. Jaffé, 1101.
5. Jaffé, 140.
de l'Université de Lausanne aux Lausannois. Il s'appelle Borgeaud.
Il est l'auteur d'une étude sur le plébiscite à travers les âges, et ne
s'est jamais occupé d'économie politique"' . On frémit à l'idée
de ce qu'auraient pu faire les autorités vaudoises, à l'évocation de
ces craintes qui agitèrent si longtemps Walras et Pareto. Quelque
autre gouvernement, plus préoccupé de son assise politique et de
son opinion publique, eut pu faiblir. Le silence du Conseil d'Etat,
surtout, était inquiétant. Pareto le comprenait mal et crut à l'échec.
Ce n'est que lorsque Walras lui avoua incidemment que sa démis-
sion n'avait toujours pas été acceptée, que la situation s'éclaira
pour lui : "Je n'en ai pas encore fini avec le règlement de ma retraite
provisoire de deux ans. J'ai écrit le 8 de ce mois (Décembre 1892. H.
D) une lettre de rappel à ce sujet mais à laquelle il n'a pas non plus
été répondu. Ce sont les habitudes du pays ( . . . ) je prends mon parti
de cette vaudoiserie et ne m'en tourmente pas davantage"2. En
fait, la véritable attitude des autorités était plus flatteuse pour lui
qu'il ne le pensait, et elle s'explique très simplement : "Si nous
avons tardé si longtemps à répondre à votre demande de démission
et à prendre une décision relativement à votre pension de retraite,
c'est que nous espérions qu'une amélioration se produirait dans l'état
de votre santé et nous permettrait de vous conserver au nombre des
professeurs de notre Université"3 .
La chose est d'ailleurs confirmée par le remplaçant de Walras
durant sa maladie (remplaçant qui. précision utile, ne semble pas
avoir brigué la chaire) : "je déplore que votre santé laisse toujours
tant à désirer, mais j'ose vous prier de ne point prendre occasion
de cette fatigue momentanée pour dire adieu à l'Université de Lau-
sanne. Je viens d'écrire à M. le président Ruffy et j'ai pris la liberté
de lui dire combien ce serait un vide lamentable sur le tableau des
professeurs de l'Université vaudoise, si votre nom un nom si
respecté en Angleterre, aux Etats-Unis et en Allemagne - venait à
ne plus s'y trouver. - A tout prix il vous faut rester avec vos col-
lègues, cher Monsieur"4 .
En fait, dès qu'elles furent persuadées que Walras ne reprendrait
pas ses cours et qu'elles eurent accepté en conséquence sa démis-
sion, les autorités vaudoises proposèrent la chaire a Pareto. Comme
1. Jaffé, 1123.
2. Jaffé, 1110.
3. Jaffé, 1123, note 2.
4. Jaffé, 1062.
on l'a vu, Eugène Ruffy et le doyen de la faculté de droit se dépla-
cèrent en personne à Fiesole pour faire cette proposition de vive
voix.
Cette succession est essentielle. Tout d'abord, elle maintient la
tradition de l'économie mathématique à Lausanne, ce qui n'était
pas une option politique évidente. Le Conseil d'Etat marquait ainsi
une remarquable suite dans ses idées, sur une période de vingt ans.
Mieux, cette politique allait aller beaucoup plus loin, en soute-
nant les initiatives de Pareto et de quelques autres collègues propo-
sant d'élargir le champ des recherches et de mettre en place à Lau-
sanne un véritable "complexe" de sciences sociales. Il faut suivre ici
l'article de M. Biaudet qui sert de préface au tome des Oeuvres
complètes de Pareto consacré au Jubilé de ce dernier : "Pareto à
Lausanne"l .
C'est le 23 octobre 1894 que Pareto est solennellement intro-
duit dans sa chaire. Dès 1896, élu par ses collègues doyen de la
faculté de droit, il propose d'organiser l'enseignement des sciences
sociales. L'idée fait alors long feu. Mais la mèche poursuit sa combus-
tion lente.
Le 2 décembre 1901 en effet, Pareto revient à la charge et pro-
pose la création d'un diplôme de sciences sociales. Une commission
mixte, faculté de droit/faculté des lettres se réunit et aboutit à un
"règlement pour l'obtention des grades de licencié et de docteur ès-
sciences sociales" (11 juillet 1902).
Peut-être est-il intéressant de donner ici le programme de ces
diplômes.
Les matières obligatoires sont :
1) philosophie générale ;
2) une des langues vivantes enseignées à la faculté des lettres et sa littérature;
3) la sociologie (y compris les systèmes sociaux);
4) l'économie politique (y compris la démographie et l'histoire des doctrines
économiques);
5) les éléments du droit privé et public;
6) l'histoire politique;
les matières à option :
1) une deuxième langue vivante enseignée à la faculté des lettres et sa littéra-
ture ;
2) l'anthropologie (dans ses rapports avec les sciences sociales);
3) l'histoire des religions;
Source : R è g l e m e n t . . . . a r t i c l e s 11 et 12.
1. Depuis 1907, Pareto n'est plus professeur d'économie politique, mais de sciences poli-
tiques et sociales.
célèbres hommes politiques vaudois. En tous cas, il semble qu'ils
n'aient jamais cédé à la tentation de recevoir de la part des écono-
mistes en poste à l'Académie ou à l'Université un soutien immédiat
de leur politique, et jamais sacrifié la réputation internationale de
la recherche vaudoise en en limitant l'indépendance scientifique.
La succession d'un "socialiste", Walras, par un libéral convaincu
et militant, Pareto, témoigne de ce souci de privilégier la recherche
indépendante et rayonnant au plan international.
Walras trouve donc cela à Lausanne. Les autorités vaudoises
trouvent elles aussi leur compte à ce que nous avons présenté comme
un contrat entre l'économiste et elles : non pas un avantage politique
immédiat, mais la célébrité scientifique internationale de l'Ecole
de Lausanne.
Quelques années plus tard, Walras proposait explicitement un
échange semblable à Jules Ferry. Il ne se réalisa pas. C'est le deu-
xième volet, très contrastant, d'un dyptique sur l'économiste et le
pouvoir.
Chapitre 7
L'ÉCONOMISTE
ET LE MINISTRE
1. Sa femme est gravement malade, et meurt peu de temps après en juin 1 879.
2. Jaffé, 431.
lausannois. Au total, Walras se constitue une sorte de dossier sur la
façon dont les sciences sociales sont enseignées dans divers pays
européens.
C'est dire que Walras prépare le terrain avec soin. Car il mène
le siège de Ferry (un siège discret) sur un autre plan. Connaissant
les discussions qui s'élèvent en France sur le problème des chemins
de fer, il appâte l'homme politique en lui signalant son mémoire sur
le sujet, commandé en 1875 par deux Conseillers d'Etat vaudois.
La réponse est immédiate. Ferry lui explique qu'il fait partie du
Conseil Supérieur des voies de communication réuni par le ministre
de l'industrie, Freycinet, pour étudier la question, alors fort contro-
versée et délicate, des chemins de fer. Les débats, selon Ferry, ne
brillent pas par leur clarté, d'où son intérêt pour le texte de Walras :
"votre mémoire sur les chemins de fer dans leurs rapports avec l'Etat
m'allèche prodigieusement ( . . . ) L'étude d'un théoricien de votre
force est un élément nouveau dont je me promets grand profit et
vous vous montrez un vrai et bon ami en la mettant à ma dispo-
sition"' . Ce petit extrait de lettre est l'archétype d'un des rapports
que l'économiste peut entretenir avec le pouvoir. Ceci est d'autant
plus vrai qu'on ne sait pas si Ferry a lu le mémoire de Walras, il n'a
en tous cas jamais fait aucun commentaire sur le fond et Walras
eut toutes les peines du monde à récupérer son manuscrit dont,
dans sa hâte fébrile à l'envoyer à Ferry dès que celui-ci en eut mani-
festé le désir, il n'avait pas fait de copie.
En effet, à peine a-t-il reçu la lettre de Ferry au courrier du
matin, qu'il se précipite dans le premier bureau de poste pour y
confier son précieux manuscrit. Et. rentré chez lui, il prépare la lettre
qu'il méditera durant une semaine entière et dans laquelle il va
répondre aux allusions que Ferry faisait dans la sienne, lorsqu'il
soulignait la confusion règnant alors dans les diverses positions des
économistes sur la question des chemins de fer. Walras, dans sa
réponse, montre les raisons de la crise théorique que connaît l'éco-
nomie politique d'alors et met l'accent du même coup sur les incer-
titudes qui pèsent quant aux principes théoriques devant éclairer
les décisions politiques.
1. Jaffé, 402.
2. Jaffé, 403.
de démarcation nette entre la théorie et la pratique, entre la science
pure et la science appliquée (ou art). Dès lors, on se trouve face aux
faits, chatoyants et confus, sans l'éclairage de principes théoriques
scientifiquement et indépendamment obtenus. C'est particulièrement
vrai pour la question des chemins de fer, ce l'est aussi de toutes les
grandes questions économiques brûlantes de l'époque. Pour expliquer
l'absence de cette distinction fondamentale, Walras remonte à un
niveau institutionnel. Les professeurs d'économie politique en effet1
n'ont qu'un but : déserter leurs chaires pour se faire élire qui séna-
teur, qui député, pour se faire nommer administrateurs des crédits
fonciers ou mobiliers, "pour faire en un mot de la politique ou des
affaires, de la pratique". Cette position institutionnelle n'encourage
pas la recherche. Que faire ?
Freycinet, déclare Walras, se trouve devant une question écono-
mique fondamentale, celle dont la solution détermine le choix d'une
politique en matière de voies de communication. Le ministre de
l'industrie qu'il est sent bien que la théorie économique telle qu'elle
est représentée en France n'est pas au point sur cette question (et
comment le serait-elle, alors qu'elle n'a pas su reconnaître qu'il s'agis-
sait d'un problème d'économie appliquée, indéchiffrable sans la
théorie pure de la détermination des prix sous l'empire du monopole,
et de la théorie pure de la séparation entre services publics et services
privés). Freycinet se trouve même dans la situation étonnante où,
partisan d'une intervention de l'Etat, il est dans le vrai ce qu'a
démontré Walras dans son mémoire - tout en étant attaqué par tous
les économistes orthodoxes de France.
Freycinet a le moyen de débloquer la situation : de son minis-
tère dépendent l'Ecole des Mines et l'Ecole Centrale (dans le cours
de la lettre disparaît rapidement la seconde, et ne reste que l'Ecole
des Mines). Aucune de ces deux écoles, au contraire de celle des
Ponts et Chaussées qui possède l'une des plus vieilles de France, n'est
dotée d'une chaire d'économie politique. La solution apparaît donc
dans sa lumineuse simplicité. Dès à présent, Walras prend date en
annonçant à Ferry que si la chaire était créée, il serait candidat. Il
précise même que contrairement à ce qui se fait aux Ponts, il lui
faut un cours de trois ans - à la rigueur de deux - "pour secouer un
peu la torpeur et la platitude de la science actuelle, et former des
1 - L. W. pense aux libéraux, non aux professeurs des facultés de droit, venant à peine de
s'installer dans leurs chaires.
directeurs de chemins de fer et de canaux qui sachent manoeuvrer
rationnellement un tarif".
Dans ce cas, comme dans le cas des autres "plans" Walras, il
est difficile de porter un jugement tranché sur cette proposition. On
peut toutefois mettre en lumière quelques éléments d'appréciation.
Une telle proposition ne demandait pas, semble-t-il de bouleverse-
ments politiques majeurs : il existait même ce qui fait le bonheur
de l'administrateur en pareil cas, un précédent. On pouvait facile-
ment jouer sur la séculaire rivalité qui unit l'Ecole des Mines à l'Ecole
des Ponts. La meilleure preuve en est qu'une chaire d'économie
politique sera effectivement créée à l'Ecole des Mines de Paris en
1885. La difficulté donc, pour autant qu'il soit possible de l'évaluer,
ne reposait pas véritablement sur la création d'une chaire. Elle aurait
bien plutôt reposé sur le profil de Léon Walras. Car lorsque la chaire
fut créée en 1885, elle échut tout naturellement à un polytechnicien
du Corps des Ponts, Emile Cheysson. Bien plus tard, mais dans le
même ordre d'idées, elle fut occupée par M. Allais, polytechnicien du
Corps des Mines. Il y a fort à parier que si elle avait été créée au mo-
ment où Walras le demandait à Ferry, un ancien élève externe de
l'Ecole des Mines, au cursus d'ailleurs fort médiocre dans cet établis-
sement prestigieux, ayant été auparavant recalé au concours de Poly-
technique, eut eu de grosses difficultés à l'obtenir, tout inventeur
qu'il fût de l'équilibre général.
Toujours est-il que Ferry ne donna pas suite, semble-t-il, à cette
première proposition.
1. L'allusion aux étudiants "assurés" par la sanction du diplôme est essentielle car, à
l'époque, les professeurs, au Collège de France, mais aussi dans les facultés ceci est vrai
surtout de la Sorbonne et des lettres, mais également dans une moindre mesure pour
les autres matières - font leurs cours devant un public " m o n d a i n " en majorité. Le cas
le plus célèbre sera évidemment celui de Bergson. Le prolesseur est alors tenté d'adapter
le contenu et la forme de son cours à son auditoire, ce qui présente un risque élevé dans
le domaine des sciences sociales.
serait profondément regrettable que votre proposition fût adop-
tée. Ne fût-ce qu'à titre d'expérience il faudrait laisser vivre cette
école ( . . . ) Aussi longtemps que la République ne sera pas complè-
tement consolidée, il y aura un intérêt considérable à la maintenir
indépendante comme moyen peu bruyant mais très efficace de
mitiger un nouveau despotisme, et d'en préparer la transformation.
En outre, serait-il bon de la lier aux fluctuations de la politique, et les
avantages qu'elle présente aujourd'hui n'en seraient-ils pas annulés ?
L'école est aujourd'hui hors de page; elle a réussi; il lui a été fait un
don généreux d'un million qui lui a permis de s'établir dans son
propre hôtel, et je ne crois pas du tout que ni ses fondateurs, ni
ses amis éprouvent le moindre désir de la voir sortir de sa position
actuelle, que l'on connaît, pour la lancer dans l'engrenage de la
bureaucratie française qu'elle a pour but de modifier dans l'intérêt
du pays et de l'instruction supérieure en particulier"1 . Il est pro-
bable, remarque Jaffé en note, que Walras avait prévu dans sa pre-
mière version la nationalisation ou la suppression pure et simple.
Il édulcora finalement sa pensée ainsi : "chose curieuse ! Cette insti-
tution existe à Paris : c'est l'école libre des sciences politiques.
Comment l'Etat, qui revendique si hautement ses droits en matière
d'enseignement supérieur, ne rougit-il pas de laisser l'initiative indi-
viduelle lui préparer les administrateurs dont il a une telle pénurie ?
Il n'y aurait donc qu'à laisser fonctionner à Paris l'école existante
et à créer en province des sections de sciences politiques dans les
facultés de droit au fur et à mesure qu'on en aurait les moyens". Le
paradoxe d'un Etat, si préoccupé de son monopole sur l'enseigne-
ment supérieur, si hostile à l'enseignement privé, et si préoccupé par
la formation des hauts fonctionnaires, tolérant qu'une école libre
fournisse le personnel de la haute administration, occupant par la
suite une position de quasi-monopole dans le recrutement de certains
ministères, avait de quoi surprendre. En 1878 pourtant, Boutmy est
l'un des fondateurs de la société de l'enseignement supérieur, amenée
à jouer un grand rôle. En 1880, il est nommé membre du Conseil
supérieur de l'Instruction publique. Quelques années plus tard, lors-
qu'il sera question de créer une licence de sciences politiques dans
les facultés de droit et que Boutmy sentira son école menacée, c'est
directement avec le Président du Conseil de l'époque, Jules Ferry,
qu'il négociera, avec succès d'ailleurs2 .
1. Jatte, 447.
2. Voir Favre (Pierre), "Emile Boutmy et l'Ecole libre des sciences politiques", Revue fran-
çaise de sociologie, juillet-septembre 1981, XXII-3.
En 1878, Walras adresse son article à Ferry. Or en 1879, Grévy
remplaçant Mac-Mahon nomme Waddington Président du Conseil et
Ferry occupe dans ce ministère le poste de ministre de l'Instruction
publique et des Cultes.
1. Jaffé, 429.
pouvoir suivant qu'il s'agit d'accomplir des réformes ou de consolider
des réformes accomplies". Au fur et à mesure que la science se fait,
les extrêmes politiques disparaissent.
Le second type d'avantage est personnel : "il me semble qu'en
vous faisant l'homme de cette idée, vous assurez on ne peut mieux
votre position". Le noeud embrouillé du problème du gouvernement
démocratique et libéral de la France est dénoué. Le mérite en revien-
dra à Jules Ferry : "renom historique"' .
Walras, bien sûr, ne s'oublie pas dans son plan. Il conclut sa
lettre en annonçant à Ferry qu'il est en train de mettre main à un
cours complet d'économie politique : "ce serait assez le cas de vous
offrir le tout si cette offre ne ressemblait peut-être un peu trop à un
prenez-moi donc. Mais après tout je sais que vous appréciez mon
(oeuvre). Pourquoi ne vous ferais-je pas savoir que mon oeuvre est en-
tièrement, quand il vous plaira, à la disposition de votre excellence".
Concrètement, Walras a deux pistes et, entreprenant la recon-
quête des institutions d'enseignement supérieur françaises, il déve-
loppe une double offensive : Paris et Montpellier.
A Montpellier, patrie de Auguste Walras, Léon connaît l'archi-
viste départemental qui est l'un de ses vieux amis : Louis Lacour de
la Pijardière. Ce dernier a retrouvé à Montpellier une autre connais-
sance de Walras, le préfet de l'Hérault du moment, Cazelles. Ce préfet
éclairé, médecin et philosophe, traducteur de Stuart Mill et Spencer,
connaît les oeuvres de Walras. Or, se crée dans la préfecture de
l'Hérault, par un décret du 28 novembre 1878 (l'indication est de
Walras qui a suivi l'affaire de près), une faculté de droit. Le problème
est que le décret ne prévoit pas de chaire d'économie politique.
Cependant, au XIXè siècle, une chaire peut-être assez facilement
créée par souscription municipale. Cazelles semble pouvoir obtenir
assez facilement la création conjointe de la chaire par la municipalité
et l'Etat. Reste un autre problème : faire nommer Walras. Le préfet
en parle alors au recteur de l'Académie de Montpellier, Dumont
(ce nom réapparaîtra plus tard). Dumont semble lui aussi rapidement
acquis à Walras, mais tout doit remonter à Paris : "les autorités lo-
cales te sont acquises", écrit Lacour, "M. Cazelles estime que c'est
fort peu de chose, c'est-à-dire environ 2% dans les chances de réus-
site"2 . Il faut avoir le ministre pour soi. Pour Lacour, la chose ne
présente guère de problème : il ne faut aucun diplôme pour être
1. Jaffé, 446.
2. Jaffé, 445.
35) et. de toute façon, les crédits m a n q u e n t . Il propose la solution
administrative par excellence, le fameux : "écrivez-nous".
Walras écrit donc une lettre de candidature, avec ce c o m m e n -
taire désabusé : "cette manière de faire est la manière française. Elle
est un peu contraire aux moeurs scientifiques que j'ai contractées
à l'étranger et d'après lesquelles les professeurs a t t e n d e n t les appels
sans les solliciter".
Cette lettre de candidature est bien sûr à m e t t r e en parallèle
avec celle que nous avons vu écrite par Walras à R u c h o n n e t . Walras
peut en effet développer l'aspect institutionnel : il a été appelé par
le Conseil d ' E t a t vaudois, il a travaillé durant sa jeunesse avec M.
Léon Say (dont on sait ce qu'il en pense mais qui est à l ' é p o q u e
ministre des finances). Il peut s u r t o u t développer l'aspect scienti-
fique. Car. à ce m o m e n t , Walras est l ' a u t e u r des E l é m e n t s d ' E c o n o -
mie politique pure. Sa découverte fut faite en même temps que celle
de Jevons. "remarquable coïncidence". Mieux Walras se propose de
présenter aux Allemands ébahis l'un des plus beaux livres d ' é c o n o m i e
politique qui aient paru, livre écrit par un Allemand, Gossen. mais
entièrement m é c o n n u par ses compatriotes. Walras essaie par cette
remarque de t o u c h e r la fibre la plus sensible de l'administration
française de l'époque, le nationalisme. L'idée d'avoir en France un
savant que les Allemands eux-mêmes pourraient bien envier, alors
que la science allemande est au XIXè siècle la première au m o n d e ,
devrait secouer la t o r p e u r administrative. Troisième point développé
par Walras : les conséquences p o l i t i q u e m e n t " b o n n e s " de sa doctrine.
En effet, il est amené dans son économie appliquée à limiter l'appli-
cation du laisser faire et il va donc dans le sens de la politique gouver-
nementale.
Belle lettre de candidature, mais de candidature à quoi ? Il ne
peut espérer une chaire en faculté de droit, ni une chaire au Collège
de France. C'est en fait un autre poste qu'il vise. On se souvient que
sous le Second Empire, le libéral Duruy créa l'Ecole Pratique des
Hautes Etudes. Quatre sections ont été effectivement organisées, la
cinquième, celle concernant la science é c o n o m i q u e , ne l'a jamais été,
Duruy ayant été renversé entre-temps. On se souvient également que
dans son article. Walras prévoyait d'organiser la cinquième section
pour y former les professeurs des facultés de sciences politique et
économique. Lui-même songe à diriger la partie é c o n o m i q u e , c'est à
quoi il est candidat.
Or, coup de théâtre. En 1879, au m o m e n t même où Walras
prend le chemin de Paris pour y plaider son dossier, il apprend que le
directeur de l'enseignement supérieur, Du Mesnil, vient d'être rem-
placé par Dumont, l'ancien recteur de l'université de Montpellier,
celui-là même qui était disposé à y accueillir Walras comme profes-
seur de la faculté de droit. Et Dumont, prenant son poste, déclare
haut et fort qu'il veut insuffler un vent de nouveauté dans l'univer-
sité française, qu'il est prêt pour cela à faire moins de cas des di-
plômes que du talent. Propos typiques d'un homme prenant un poste
de responsabilité et s'imaginant pouvoir plier les choses et les hom-
mes à sa volonté, sans voir les mécanismes qui le contraignent et
dont il ne va prendre conscience que peu à peu. Walras en tous cas
prépare une note pour son entrevue avec Ferry1. Il espère en effet
pouvoir rencontrer son ami ministre durant son séjour à Paris.
La note propose à nouveau, dans la continuité des plans précé-
dents, une stratégie. Puisque le Collège de France est occupé par les
Baudrillart et autres Leroy-Beaulieu, gendres et neveux de Say,
Wolowski, Chevalier, etc., puisqu'on n'y fait pas d'économie poli-
tique mais de l'histoire des doctrines, de la philosophie morale, et
puisqu'à cette situation on ne peut rien, il faut déplacer l'enseigne-
ment sérieux de l'économie politique à l'Ecole Pratique. L'argu-
mentation de Walras semble solide : "le cours d'économie politique
de l'Ecole de droit de Paris et celui de l'Ecole des Ponts et Chaussées
sont deux cours élémentaires l'un pour des hommes de loi, l'autre
pour des ingénieurs. Le cours du Collège de France et celui du
Conservatoire des Arts et Métiers sont des conférences ou des séries
de conférences à l'usage des gens du monde et des ouvriers. Il n'y
a pas à Paris, dans l'état actuel des choses, un seul cours où un
homme se destinant à la culture ou à l'enseignement de la science
économique puisse, en deux ou trois ans, le parcourir dans ses prin-
cipes et ses applications à la suite d'un professeur ( . . . ) Il n'y a pas,
dans toute la France, l'équivalent du cours d'économie politique
qu'on trouve dans chacune des universités de l'Allemagne"2. Sur ce
point, Walras est confirmé par toute une série d'articles de l'époque
soulignant l'absurdité qu'il y aurait à nommer dans les facultés de
droit comme professeurs d'économie de jeunes agrégés qui n'ont
reçu aucune formation dans cette discipline. Créer un poste pour
Walras à l'Ecole Pratique ne semble pas requérir un combat politique
lourd, l'argumentation est prête, et l'établissement, qui est une insti-
tution de recherche, convient bien à ses activités. Un pôle pourrait
1. Jaffé, 455.
des sciences politiques ait fait grand chose. Elle a fait des auditeurs
au Conseil d'Etat, mais elle n'a pas fait de science comme en a fait
l'Ecole des hautes études"1 . Du point de vue de Boutmy, on peut
hasarder quelques remarques. Sans doute, tout d'abord, était-il
beaucoup moins enclin que ne le pensait Walras à "marier" son école
avec l'Ecole Pratique. Un tel mariage aurait très bien pu être fatal
à sa création. S'il entretient avec les plus hautes sphères de l'Etat
d'étroits contacts, c'est essentiellement pour assurer l'avenir de son
école qui repose sur son rôle de formation de l'élite administrative,
c'est aussi pour maintenir l'indépendance toujours menacée de
l'école. Deuxième remarque : Pierre Favre2 précise qu'il choisissait
lui-même et avec soin ses professeurs. D'une part, selon leur position
(prestigieuse de préférence) à l'intérieur du système d'enseignement,
d'autre part il les choisissait parmi les hommes qui avaient un double
statut de professeur et de praticien, ce qui demeure, aujourd'hui
encore, une tradition à sciences-pô. Paul Leroy-Beaulieu (dont le
frère Anatole a laissé son nom à un des amphithéâtre de la rue Saint-
Guillaume) fut choisi ainsi. On peut se demander si Walras, sans
diplôme et sans poste prestigieux, chercheur et peu praticien malgré
son expérience passée, aurait été sélectionné par Boutmy.
En dernier ressort (Boutmy n'étant pas à Paris), tout repose sur
Ferry.
Et, en effet, que pense Ferry de toute cette affaire ?
Walras part pour Paris le 12 août 1879, et rencontre Dumont
très rapidement. Puis, un mois durant, il tourne en France, allant de
Chartres où réside sa mère à Douai chez un ami, attendant en fait le
retour de Ferry à Paris. Car si ce dernier est Ministre de l'Instruction
publique, il est également Président du Conseil général des Vosges et,
comme le raconte Maurice Reclus, août est le mois où il se rend dans
son département pour y rencontrer ses électeurs vosgiens. Walras
espère le voir début septembre, mais Ferry n'est pas de retour à ce
moment. Quant à ce que Ferry peut penser de l'affaire, aucune trace
ne s'en trouve (sans doute faudrait-il chercher dans les fonds des
papiers Ferry, qui n'ont toujours pas été dépouillés systématique-
ment). Il existe pourtant peu de chances de trouver quoi que ce soit,
Ferry,n'a probablement pas le temps matériel de s'occuper de l'af-
faire. A ce moment en effet, il est tout à la campagne anticléricale :
"une chose qui m'inquiète particulièrement", écrit Walras, "c'est le
1. Jaffé.457.
2. Idem.
3. Jaffé, 461.
4. Jaffé.462.
paraphrasant Dumas, on pourrait dire qu'il est loisible de violer une
institution, si c'est pour lui faire un enfant. L'économie mathéma-
tique n'était pas un enfant particulièrement désiré par le Ministre.
D'autant que c'est l'époque où Ferry se tourne vers le soutien poli-
tique des classes paysannes, et qu'il serait délicat d'imposer au
Collège, par un coup de force, un homme qui prône la nationalisation
du sol.
La stratégie de Walras est alors la suivante : "le mieux serait
peut-être d'imiter cet homme d'Alphonse Karr qui demandait à la
fois la pairie et un bureau de tabac pour qu'on lui accordât celui-ci
en compensation du refus de l'autre, et de ne pousser l'affaire de la
grosse chaire que pour assurer celle de la petite"l .
Mais de Dumont, Walras ne reçoit aucune nouvelle. A Mont-
pellier, le préfet favorable à Walras, Cazelles, a été muté. Larchey, à
Paris, va voir Dumont. Selon ce dernier, la conclusion est beaucoup
moins proche qu'on ne pouvait l'espérer et aucun délai ne peut être
précisé. Larchey conseille (à nouveau, c'est un leitmotiv important
de la correspondance de Larchey) de faire le voyage de Paris pour
rencontrer Ferry en personne. Cazelles, l'ancien préfet de l'Hérault
promu Chef de la Sureté Générale, fait savoir à Walras qu'il faut
se préparer à "faire grande dépense de visites".
Nous sommes en mars 1880. L'affaire est engagée depuis février
1879. Walras y a consacré beaucoup de temps et un fort investisse-
ment psychologique, qui nuit à la poursuite de ses activités propre-
ment scientifiques. Il fait le point : " ( . . . ) je me vois dans l'alter-
native d'aller à Paris relancer le Ministre ou de ne plus m'occuper
de toute cette affaire. Après deux jours de réflexion, c'est à ce
dernier parti que je m'arrête pour le moment"2 . Le coût personnel
de toutes ces démarches est sans doute énorme, en temps consacré,
en espérances sans cesse déçues et renaissantes. Or Walras, à cette
époque, n'a d'achevé que Les Eléments d'Economie politique pure,
alors que son programme prévoit encore des Eléments d'Economie
appliquée et des Eléments d'Economie sociale (qui d'ailleurs ne
verront pas le jour et auxquels seront substituées des Etudes, recueils
reprenant des textes déjà publiés sous forme d'articles). La santé
de Walras est précaire et il souffre de plus en plus de ce qu'il nomme
une "névrose cérébrale". L'abandon pourrait s'interpréter comme
l'allocation optimale de ressources rares : c'est à faire la théorie
1. Jaffé, 1185.
2. Jaffé,478.
3. Jaffé, 479.
Chapitre 8
1. Jaffé, 479.
Ce qui frappe tout d'abord dans l'attitude de Ruchonnet, c'est
qu'il se déplace à Paris en personne pour recruter un professeur. Il
en sera de même pour le recrutement de Pareto. Il a le temps de
discuter longuement avec celui qu'il a décidé d'embaucher et il sait
donc exactement à qui il a affaire. Le contrat passé entre les deux
hommes est clair : Walras, en tant que professeur à l'Académie a
une obligation de réserve et, en tant qu'étranger, il n'a pas à prendre
part au débat politique cantonal et fédéral; il jouit par contre d'une
totale indépendance scientifique. Ruchonnet accepte d'imposer
comme professeur à l'Académie d'un canton essentiellement agricole,
un théoricien qui prône le rachat des terres par l'Etat. Et le verbe "im-
poser" est à sa place, car le résultat du concours organisé pour pour-
voir la chaire semble connu à l'avance. Ruchonnet a en effet pris soin
de nommer des partisans déclarés de Walras, tel Bory-Hollard.
Ce qui frappe en second lieu, c'est la continuité de la politique
vaudoise quant à l'enseignement et à la recherche en sciences sociales.
Une telle continuité, outre la stabilité politique du canton, est sans
doute à mettre en rapport avec l'importance du poste de chef du
Département à l'Instruction publique et aux Cultes du canton de
Vaud. Parmi ses titulaires successifs en effet se trouvent, comme on
l'a déjà signalé, nombre d'hommes politiques qui ont compté au
niveau de la Confédération : Charles Boiceau en est le Président en
1894, Ruffy en 1898, Marc Emile Ruchet en 1905 et 1911, Camille
Decoppet est Conseiller fédéral de 1912 à 1917, etc. On peut penser
que leur gestion du Département, comprenant la gestion de la répu-
tation internationale de l'Académie puis de l'Université, est un
élément d'appréciation important pour leur carrière. Il y a enjeu, et
enjeu politique, puisque les radicaux vaudois se servaient des ensei-
gnements des sciences sociales pour combattre politiquement leurs
adversaires conservateurs. Pourtant, s'il y a intervention politique
dans les nominations des professeurs, l'indépendance scientifique
de ces derniers est garantie. Il est même étonnant de voir deux
gouvernements radicaux, à vingt ans d'intervalle, nommer d'abord
un économiste connu, non pas tant pour ses travaux d'économie
mathématique qui ne sont alors que des projets plus ou moins nébu-
leux, que pour ses travaux en économie sociale et du fait de sa parti-
cipation au mouvement coopératif, puis, pour le remplacer, nommer
un économiste, mathématicien pour le coup, mais aux idées sociales
diamétralement opposées : un "socialisant", Walras, remplacé par un
ultra-libéral, que Walras avec un certain humour qualifiait d'''anar-
chiste de la chaire".
Le dernier point à relever, c'est que les vaudois ont le temps de
leurs enjeux. En 1872 en effet, alors qu'il vient de résoudre mathé-
matiquement le problème de l'échange de deux marchandises entre
elles, Walras expose sa trouvaille à Ruchonnet durant quatre heures
d'affilée, à grand renfort d'équations. En juin 1883, il lui expédie1
sa Théorie mathématique de la richesse sociale. Il semble bien que
Ruchonnet l'ait lue, quoiqu'il y ait un doute. Aucun doute n'est
permis par contre, lorsque Walras lui envoie une brochure sur le
bimétallisme au moment même où il assiste à une conférence sur les
problèmes de l'Union Latine : débordé de travail, au dire de Walras
lui-même, il prend le temps de lire ce texte économique difficile,
se faisant aider par quelqu'un de compétent pour la partie mathé-
matique.
On voit alors se dessiner le contraste avec la France : Ferry n'a
pas le temps. Fait-il partie d'une commission réunie par Freycinet
sur le problème des chemins de fer et ayant reçu l'article de Walras
étudié plus haut, alors même qu'il avoue être sur cette question en
plein brouillard, il ne lit pas le texte (ni ne le fait lire par un de ses
collaborateurs). Walras qui, dans sa hâte à l'envoyer pour que Ferry
l'ait tout de suite, n'a pas fait de copie, a toutes les peines du monde
à récupérer l'original après plusieurs lettres restées sans réponse. C'est
d'ailleurs un des traits de la correspondance entre les deux hommes :
alors que Ruchonnet répond très ponctuellement à Walras, Ferry ne
répond pas, ou tarde pendant des mois. Le cas se produit au moment
des discussions monétaires sur les problèmes de l'Union Latine. Ferry
est alors Président du Conseil (tout en étant Ministre des affaires
étrangères) et se dit "fort curieux "2 de connaître la brochure de
Walras sur la monnaie. Envoi immédiat de celle-ci par l'économiste.
Mais, de la part du Ministre, plus rien.
Lorsqu'il s'agit d'aider Walras à trouver un poste en France, et
que les obstacles s'accumulent, Ferry ne dispose pas de plus de
temps. Juillet 1879, c'est un ami de Walras qui parle : "en ce mo-
ment, tout est à la campagne anticléricale et le reste des affaires,
même urgentes, en souffre"3. On comprend qu'une politique à long
terme touchant l'enseignement de l'économie, soit difficile à élaborer
dans de telles conditions. On a déjà cité précédemment le texte où
Walras s'inquiète de la tournure que prend la politique Ferry et où
1. Jaffé, 474.
2. Jaffé, 480.
Certes, le ministre pouvait sans doute l'imposer et faire de sa nomi-
nation une nomination politique. Au fil du temps, la valeur des
travaux de Walras aurait effacé le léger opprobe entrainé par ce type
de procédure. Encore eût-il fallu qu'il fût conscient de la valeur de
l'oeuvre de Walras, et que donc il ait consacré un certain temps à
l'étudier. Il eût fallu également que cette nomination, si elle devait
être politique, allât dans le sens de sa politique précisément. Or,
les théories de Walras sur le rachat des terres par l'Etat auraient
choqué le monde paysan que tous les efforts de Ferry tendaient
justement à rallier à la République. Ferry, en en faisant un enjeu
personnel et en y consacrant du temps, aurait sans doute pu résoudre
ce problème compliqué du fait de la rigidité du système d'enseigne-
ment français qui s'accomode mal des individualités françaises dési-
rant rentrer dans leur pays d'origine après avoir mené une partie
de leur carrière à l'étranger, fussent-elles brillantes.
Toujours est-il qu'un des coûts cachés de la campagne anticlé-
ricale portée par le Ministre de l'Instruction publique et des Cultes
fut l'effondrement de la théorie économique française. Le meilleur
théoricien français se trouve à Lausanne, assez isolé, malgré un
disciple des plus brillants : Pareto. Les anglo-saxons, à la suite de
Marshall, s'imposent sur l'échiquier international et font de l'Anglais
la langue officielle de la science économique.
Chapitre 9
STRATÉGIE
ET ÉMERGENCE
1. Voir Feuer (Lewis S.), Einstein et le conflit des générations, Bruxelles, Editions Com-
plexe, 1974.
1/ LA SCIENCE.
1. Jaffé, 16.
2. Voir Jaffé, notamment 211, note 4.
que la maison d'édition Guillaumin, fief des orthodoxes comme on
le sait, paraisse sur la couverture de l'ouvrage. Ceci signifie que,
moyennant une commission, Guillaumin accepte en dépôt pour
Paris un certain nombre d'exemplaires du livre et l'inscrit à son
catalogue, ce qui est un moyen de "réclame" essentiel à l'époque.
Walras voulait traiter sur la même base avec une maison berlinoise,
mais Guillaumin, pour des raisons patriotiques, refuse de voir son
nom accolé à celui d'un prussien. C'est finalement avec une maison
Bàloise que traite Walras pour les pays de langue allemande (il est
d'ailleurs intéressant de constater que Walras se tourne tout d'abord
vers l'Allemagne, et non vers l'Angleterre).
En réglant ses problèmes d'édition, Walras se sens pourtant
désespérément seul. C'est vers le précurseur qu'il se tourne, vers
Cournot : "malgré tout, je suis, dès à présent, convaincu pour ma
part, que, en résumé, nos résultats respectifs se complètent sans se
contredire. Je désire vivement que vous en pensiez de même; car
vraiment la solitude scientifique est pénible à la longue et il serait par-
ticulièrement flatteur pour moi d'être à deux avec un homme de
votre autorité"1 . La situation de Walras vis-à-vis de Cournot est assez
délicate, on le sent d'ailleurs à travers les formules très contournées
de sa lettre. Il se présente, soit comme un plagiaire, soit comme un
novateur irrespectueux de l'oeuvre de son correspondant, dans les
deux cas comme un solliciteur : il s'agit de profiter de l'ombre du
grand homme (vivant, le précurseur d'un découvreur qui se veut
radicalement novateur est un peu encombrant). Il s'agit aussi de
profiter des liens de Cournot avec la maison Hachette, dont le fon-
dateur était le condisciple de Cournot et de Walras père à l'Ecole
Normale, et qui a d'ailleurs accepté de publier les oeuvres de Cournot.
Le portrait qui s'esquisse de Cournot, à lire sa correspondance
avec Walras, est fort attachant. Le vieil homme (il est né en 1801)
est presque aveugle, mais il s'efforce néanmoins de déchiffrer le tra-
vail du jeune économiste. Plutôt que de s'attacher aux différences
qu'il décèle fort bien, ce sont les ressemblances entre les deux ap-
proches qu'il souligne, allant jusqu'à reconnaître que la démarche
du jeune homme est peut-être plus sûre que la sienne. C'est avec une
ironie légère qu'il accepte l'hommage de ce disciple attendu depuis
trente-cinq ans : "pour vous dire le vrai, l'amour-propre m'insinuait
bien déjà "que j'étais le seul écrivain qui, jusqu'ici se fût occupé sérieu-
sement de la question sur laquelle se portent vos dernières recherches";
1. Jaffé, 230.
mais on est si sujet à se faire de ces illusions-là, qu'on est toujours
très flatté quand un suffrage désintéressé et aussi honorable que le
vôtre vient lui donner quelque consistance objectii,e"' . Cournot
s'efforcera d'intercéder pour le jeune Walras chez Hachette, tout
en précisant qu'il y a peu d'espoir : "je dois vous confesser humble-
ment que je suis loin d'être en bonne odeur commerciale dans la
maison Hachette, malgré ma liaison intime avec cette maison depuis
son origine. Les chefs actuels sont peu d'humeur à se charger de livres
qui attendent 35 ans un lecteur sérieux; et il y a longtemps que, pour
ne pas mettre leur complaisance à l'épreuve, j'ai pris le parti d'impri-
mer à mes frais des élucubrations dont le public et même les acadé-
mies ne se soucient guère. Habent sua fata libelli" . Il est vrai que
Cournot avait tout d'abord fait paraître ses Recherches en 1838 et
que le livre fut étouffé. En 1863, pensant le moment plus favorable,
il reprend le texte en en faisant une version moins mathématique.
Nouvel échec, si l'on excepte deux comptes rendus dont l'un de
Walras dans l'Indépendant de la Moselle. Cournot apparaît, dans
ses échanges avec Walras, détaché mais sans amertume : peu disposé
à se lancer dans une nouvelle aventure. Il le fera pourtant par la
suite, en profitant d'ailleurs du renouveau introduit par Walras,
en publiant sa Revue sommaire des doctrines économiques, espérant
pouvoir entrer à l'Académie des sciences morales et politiques. Mais
il meurt en 1877, avant la parution de ce dernier ouvrage.
De ce côté donc, Walras a peu de chose à attendre, hormis la
sympathie du vieil homme. Mais il applique avec détermination la
stratégie qu'il s'est choisie. Que fait un physicien français qui a fait
une importante découverte (mais c'est aussi ce que Auguste Walras
avait fait pour ses travaux sur la nature et l'origine de la valeur) ?
Réponse : une communication à l'Académie.
1. Jaffé, 228.
2. Jaffé, 257.
et j'en ai offert à l'Académie des sciences morales et politiques la
communication qui a été faite dans les séances des 16 et 23 août
derniers. Si je ne craignais de vous faire rire, je dirais que je voulais
(toutes proportions gardées entre les conceptions des plus grands
génies scientifiques et ma petite découverte) prendre à la fois mon
temps pour composer un livre digne de ce nom, comme a fait Newton
pour son calcul des fluxions dans les Principes et, néanmoins, prendre
date, comme a fait Leibnitz pour son calcul différentiel dans la note
des Acta eruditorum"1 .
La communication en elle-même, comme on pouvait s'y at-
tendre, se passe mal. La séance ennuie profondément les académi-
ciens et Walras les choque en disant son papier au lieu de le lire,
comme c'est l'habitude (il lui était difficile de respecter la tradition
dans la mesure où il devait tracer des figures au tableau). L'exposé
est suivi de quelques remarques, de Wolowski et Levasseur essentielle-
ment. Walras réagit très mal aux critiques de Levasseur, estimant
qu'on ne critique pas, au pied levé et sur le champ, un texte aussi
ardu que le sien. En gros, on lui reproche de vouloir mathématiser
l'humain et de méconnaître la liberté du bipède, vieux arguments
que l'on retrouvera. A Wolowski revient la conclusion du débat : "en
prétendant faire de l'économie politique une science exacte, M. L.
Walras en a méconnu le vrai caractère : l'économie politique est une
science morale, qui a pour point de départ et pour but l'homme"2 .
Ces critiques pourtant ne sont pas assassines et il faut noter qu'il
eût été étonnant que la portée de ce premier travail d'économie
mathématique, portant sur l'échange de deux marchandises entre
elles (avec pour exemples le blé et l'avoine), fût comprise d'emblée.
Cournot lui-même, pourtant orfèvre, manifeste le souhait, pour
apprécier le texte à sa juste valeur, d'avoir connaissance des mor-
ceaux qui doivent précéder et le suivre.
Walras brosse pour sa part un tableau relevé de la séance : "l'im-
pression de cette seconde séance confirma celle de la première à
laquelle j'avais assisté le 2 août. Cet Institut est bien le temple de la
phraséologie déclamatoire. Quelque chose de parfaitement indécent,
ce sont d'abord les entrées et sorties rapides des membres qui don-
nent leur signature pour avoir un jeton de présence et s'en vont.
Ceux qui restent coupent distraitement des brochures qu'on leur
1. Jaffé, 235.
2. Séances et travaux de l'Académie des sciences morales et politiques, tome 101, 1er se-
mestre 1874, rubrique : communication des savants étrangers, p. 120.
distribue pour cet usage ou dorment d'un profond sommeil"1 . Il
faut dire que l'exposé pouvait difficilement passionner les auditeurs.
Mais, pour Walras, dans la lignée de Leibnitz et de Newton,
l'important était de prendre date. Quelques temps plus tard, l'ima-
ginaire se mêlait au réel.
1. Jaffé, 240.
2. Jaffé, 280.
3. Elles paraîtront en effet dans le numéro du 15 juin 1874.
il convient d'être un homme comme il faut et j'ai toujours déploré
qu'on pût voir des hommes ayant assez de génie pour inventer le
calcul infinitésimal et n'ayant pas assez de savoir vivre pour se par-
tager décemment cette invention. D'ailleurs, à la lecture de votre
ouvrage, le léger désappointement que j'avais éprouvé en vous trou-
vant déjà installé sur mon terroir a été largement compensé par la
vive satisfaction de voir mes résultats si remarquablement confirmés.
J'ajouterai que c'est une circonstance qui avance selon moi singu-
lièrement l'état de la question que celle de notre rencontre si sponta-
née et si complète dans la même voie. Dans de telles conditions, nous
pouvons, je crois, si nous savons nous entendre, voir changer d'ici
à quelques années la face de l'économie politique"t . Dès sa prépa-
ration au concours de l'Ecole Polytechnique on l'a vu, Walras rêve
de Newton et autres, et l'échec n'a dû qu'exaspérer ce rêve. Admi-
rons la situation, puisqu'en accomplissant l'acte, d'apparente mo-
destie, de reconnaître la priorité de Jevons, il met celui-ci dans la
position de Newton, se plaçant lui-même dans celle de Leibnitz,
se posant ainsi que Jevons à égalité de génie avec les deux scienti-
fiques, mais très supérieurs en savoir-vivre ! La situation offre des
avantages certains : "je suis convaincu que rien ne nous sert mieux
que de nous appuyer moi sur vous et vous sur moi. On ne saurait
croire combien on est peu prophète en son pays et combien un nom
étranger a du prestige. Mais je craindrais, en insistant sur ce point,
de paraître trop vouloir vous faire comprendre combien il est spiri-
tuel et ingénieux de nous faire l'un à l'autre les compliments que les
bons goûts interdisent à chacun de nous de se décerner à lui-même"2 .
L'un et l'autre pourtant ne manqueront pas d'appliquer la méthode.
Essayer, à partir d'une telle situation, de savoir s'il y eut ou non
révolution scientifique, élaboration d'un nouveau paradigme, en éco-
nomie dans les années 1870, ou coïncidence heureuse habilement
exploitée, relève de la gageure. Il est certain que si le phénomène
n'eut quasiment aucune importance aux yeux du milieu des écono-
mistes, alors juristes ou littéraires de formation, étrangers à l'imagi-
naire scientifique, et parfaitement indifférents aux travaux tant de
Jevons que de Walras, il en eut certainement aux yeux des scienti-
fiques. Il paraît toujours en bonne place de nos jours dans les his-
toires de la discipline. Walras signale d'ailleurs une anecdote signi-
ficative de ce point de vue : "le Temps ayant parlé de l'ouvrage de
1. Jaffé, 286.
2. Jaffé, 320.
M. Jevons et du mien, un correspondant, Ingénieur en Chef des
Ponts et Chaussée, lui (a) écrit pour réclamer la paternité de l'idée
de l'application de l'analyse à l'économie politique pure et en parti-
culier de celle de l'expression mathématique de l'utilité en faveur
de feu M. Dupuit, membre du même corps, à raison d'un mémoire
inséré par lui dans les Annales des Ponts et Chaussées en 1844 sous
ce titre : De la mesure de l'utilité des travaux p u b l i c s . Vieux sujet
de querelle entre scientifiques que la paternité d'une découverte; que
l'économie politique commence à connaître de telles polémiques
est bon signe : il n'existe rien de tel en droit ou en philosophie.
Il manquait une chose encore pour faire de l'économie politique
une science : elle avait connu les découvertes fondatrices simultanées
et indépendantes, semblable en cela au calcul infinitésimal; il lui
restait à se trouver des précurseurs.
1. Jaffé, 327.
2. Le mot "invention" ici joue sur les deux significations d'invention et d'inventio.
3. Entwicklung der Gesetze des menschlichen Verkehrs, und der daraus fliessenden Regeln
fur menschliches Handeln, Braunschweig, 1854.
dont ils n'ont nulle connaissance'" . Cet article paraîtra en avril
1885 dans le Journal des Economistes sous le titre : "Un économiste
inconnu : Hermann Henri Gossen". Walras porte en effet un intérêt
particulier à Gossen dans la mesure où celui-ci a très clairement
entrevu les bases de l'économie pure, mais également dans la mesure
où il était de surcroit très proche des thèses walrassiennes en écono-
mie sociale puisqu'il préconisait lui aussi la nationalisation du sol.
L'article de Walras sera d'ailleurs repris dans les Etudes d'Economie
sociale.
Découvertes simultanées, "invention" des précurseurs, restent,
dans l'imaginaire scientifique, l'approfondissement et le dépassement
par les disciples.
1. Jaffé, 419.
l'oeuvre de Walras. La démarche du disciple impressionna forte-
ment le maître. En effet Pareto prit les dernières quantités laissées
constantes par Walras - les coefficients de production - et les fit
varier : "M. Pareto, mon successeur, est un homme de grand talent.
Il s'est, à présent, parfaitement assimilé la théorie mathématique
de l'équilibre économique et de plus, l'a complétée et parachevée
tout récemment en calculant les variations d'utilité correspondantes
aux variations des coefficients de fabrication, les seules quantités que
j'eusse laissées constantes. Il s'est ainsi ménagé la possibilité de résou-
dre scientifiquement les plus grosses questions d'économie politique
appliquée"1 . Superbe avancée en effet que celle qui éclaircit un
point demeuré obscur dans la théorie du maître. Par la suite, Pareto
fera un cours à l'Ecole des Hautes Etudes où il comparera Walras
à Newton, suggérant que la science ne s'est pas arrêtée aux Principia.
Walras remercie officiellement pour la comparaison, mais écrit le
brouillon d'une note incendiaire, où il règle ses comptes avec son
disciple. L'opposition, de personne et de fond, entre un maître et
son disciple est classique, et peu intéressante. Le point qui l'est
davantage est que deux hommes aux idées sociales et politiques
si différentes aient pu, malgré les divergences de détail, se mettre
d'accord sur les principes de l'économie pure, comme sur un diamant
purement scientifique susceptible d'être extrait de la gangue des
polémiques sociales et politiques2. Et il semble bien d'après la
Correspondance, que, sur ce point, une reconnaissance mutuelle
ait subsisté entre les deux hommes par delà les oppositions.
La latitude des opinions politiques autour du modèle qu'est
l'économie pure, le fait qu'elle ait pu être portée d'abord par un
"socialiste", puis approfondie brillamment par un ultra-libéral, a
quelque chose de troublant.
1. Jaffé, 1189.
2. Pour utiliser une métaphore qui est de Pareto lui-même.
long terme. Par contre, il est alors essentiel pour Walras de se ména-
ger une reconnaissance par les scientifiques. Ainsi, lorsque sort la
première édition des Eléments, s'ingénie-t-il à obtenir un compte
rendu de son livre par un ingénieur des Mines (il l'obtient en effet
et c'est ce compte rendu qui fera réagir le corps des Ponts et Chaus-
sées, cf. plus haut). Walras se tourne aussi vers une sommité scienti-
fique de l'époque, Joseph Bertrand, polytechnicien, professeur au
Collège de France, membre de l'Académie des sciences. Ce dernier
fera un compte rendu de la Théorie mathématique de la richesse
sociale, en même temps qu'une analyse des Recherches de Cournot,
en 1883 dans le Journal des Savants. Or la critique de Bertrand
porte moins sur les mathématiques de Walras et Cournot que sur
leurs hypothèses économiques, comme le fait remarquer C. Ménard
dans son livre sur Cournot : "Bertrand veut dénoncer l'irréalisme
qui préside à la théorisation de l'économie"l . Bertrand émet effecti-
vement des critiques très pertinentes sur les hypothèses de compor-
tement des échangistes walrassiens; il pense notamment qu'elles ne
rendent pas compte du comportement réel des commerçants dans
certains types d'échanges. Lorsque Walras va le voir, pour lui présen-
ter ses travaux, Bertrand a une belle définition de l'économie pure :
"il m'a dit, parlant de ma tentative, que je lui faisais l'effet d'entre-
prendre l'hydraulique d'un liquide vaseux. Je lui ai répondu que
c'était bien cela, mais que je faisais abstraction de la vase, c'est-à-dire
de toutes les circonstances perturbatrices de l'échange et de la pro-
duction. Je ne sais si cette réponse l'aura mieux disposé"2. Il ne
semble pas.
Si les critiques de Bertrand sont fort intéressantes, il faut souli-
gner que les exemples choisis par lui, que ses hypothèses n'ont été
rendus possibles qu'après la lecture de Walras et de Cournot. On
peut, autrement dit, critiquer l'équilibre général à partir d'hypothèses
plus complexes ou plus réalistes, mais on se situe alors, il est impor-
tant de le souligner, dans sa lignée : les problèmes soulevés par
Bertrand et auxquels selon lui la théorisation de Walras ne donne
pas de réponse, ces problèmes ne pouvaient pas même être posés dans
le cadre de la pensée héritée des Classiques. Bertrand ne semble pas
être conscient de cette situation, faute de connaître bien l'état de
développement de la discipline à l'époque. En fait, Walras atten-
dait de Bertrand une appréciation sur la possibilité d'appliquer les
Car il e x i s t e une voie lente et une voie rapide pour diffuser les
idées : les premiers disciples de Walras sont des praticiens, souvent
des ingénieurs ayant u n poste dans les affaires. C'est le c a s des dis-
ciples italiens de la première génération, groupés essentiellement
autour de Luigi Bodio, statisticien et. par la suite, directeur de
l'Ufficio centrale di Statistica del Regno. C'est le c a s d u p r e m i e r dis-
2/ STRATEGIE.
1. Jaffé, 966.
dans une société progressive, ce qui est le point de départ de la
combinaison de rachat des terres par l'Etat. On soutiendra ou on
constestera la vérité de la théorie selon qu'on sera partisan ou adver-
saire du rachat"' . Tentation toujours très forte pour un économiste,
que celle qui consiste à mettre en vitrine les conséquences pratiques
de politique économique entrainées par sa théorisation, pour, en
s'appuyant sur le grand public, essayer de forcer les milieux scienti-
fiques à reconnaître la valeur de cette théorisation. Phénomène décrit
par M. Boudon dans son article : "L'intellectuel et ses publics : les
singularités françaises"2. Mais lorsque les conclusions pratiques de
la théorie ont le caractère étrangement révolutionnaire de celles de
Walras, on comprend que les mettre en avant rejaillit terriblement
négativement sur la théorie qui a engendré de tels monstres. Quel-
ques temps plus tard, Walras prend conscience de la situation, et
change de stratégie : " ( . . . ) en matière de propriété foncière mon
opinion est toujours la même ( . . . ) Mais je ne veux pas m'appesantir
sur cette question. Je sais très bien qu'elle est beaucoup trop vaste et
trop brûlante pour permettre une application favorable de mon
système d'économie politique pure; et c'est justement pour cela que
je l'ai laissée de côté ces années dernières pour me cramponner à la
question de la monnaie"3 . On verra que les problèmes monétaires,
relevant de l'économie appliquée, sont en effet un meilleur axe pour
centrer le jeu avec la demande sociale.
3/ LA PERCEE INTERNATIONALE.
1. Jaffé, 519.
2. Boudon (Raymond), 1981.
3. Jaffé, 772.
une école anglaise opposée à une école allemande. Ce n'est là q u ' u n
exemple, parmi les plus frappants. Walras est bien conscient de cette
caractéristique des m a t h é m a t i q u e s : "je ne m ' o c c u p e absolument pas
des non-mathématiciens. Je ne tends qu'à u n e seule chose : a m e n e r
u n certain accord entre m a t h é m a t i c i e n s sur des points f o n d a m e n -
taux"1 . Le texte fait là à nouveau écho à la lettre préface de Copernic
p o u r le De Revolutionibus : "les choses m a t h é m a t i q u e s s'écrivent
p o u r les mathématiciens"2 . En fait les controverses sont vives à l'in-
térieur m ê m e de ce micro-milieu que f o r m e n t les économistes mathé-
maticiens à l'époque3. Le symbole en est le n u m é r o de 1890 de la
Revue d ' E c o n o m i e politique, celui de la quatrième année de cette
revue. Il c o n t i e n t en effet un article du disciple russo-polonais de
Walras, Bortkiewicz, qui est une défense de l ' é c o n o m i e pure walras-
sienne c o n t r e des attaques venant d ' E d g e w o r t h . Mais on trouve dans
le m ê m e n u m é r o un échange de lettres et d'articles, échange polé-
mi que lui aussi, entre Walras d ' u n e part, Auspitz et Lieben de l'autre.
C'est dire q u ' e n 1890 déjà existe u n débat international entre écono-
mistes mathématiciens. Ce débat va aller en s'amplifiant au cours des
années, et Walras est l'un des m o t e u r s de cette d y n a m i q u e . Lorsque
R u c h o n n e t lui a trouvé un éditeur, celui-ci a posé ses conditions. Le
Conseil d ' E t a t du c a n t o n de Vaud a souscrit p o u r cent exemplaires,
nous l'avons vu. Pour le reste, Walras doit se débrouiller. Les auto-
rités vaudoises ayant laissé à sa disposition les cent exemplaires,
Walras les envoie. Il c o m m e n c e alors à p r a t i q u e r le système des
"listes", qu'il pratiquera ensuite t o u t e sa vie. Profitant du caractère
largement international de Lausanne, il se p r o c u r e p o u r chaque pays,
Angleterre, Allemagne, Italie, Hollande, etc., la liste des principaux
économistes et il leur envoie le plus souvent des tirés à part de ses
articles et c o m m u n i c a t i o n s (la Société vaudoise des Sciences natu-
relles, en tirant à plusieurs centaines d'exemplaires ses c o m m u n i c a -
tions, lui rendra un i m p o r t a n t service, même si son prestige n'est
pas celui de l'Institut de France). C'est en grande partie au m o y e n
de ces listes que les liens se tisseront entre économistes m a t h é m a -
ticiens : un des noms de la t o u t e première liste anglaise est Jevons.
Ce m o u v e m e n t de c o n s t i t u t i o n d ' u n milieu international des
économistes fait contraste avec des disciplines voisines, telle la
1. Jaffé, 966.
2. Cité par Kuhn, op. cit., p. 167.
3. Selon Block, J. des E., octobre 1892 - les économistes mathématiciens seraient, au dé-
but des années 1890, une vingtaine en tout. Mais Block a intérêt à sous-estimer le chiffre.
sociologie. Mais ce mouvement ne doit pas masquer le contlit sourd
qui oppose les différentes écoles nationales pour le leadership. Si
Walras est par exemple rapidement traduit en Allemand par son
disciple prussien, ce n'est pas sans mal. Lorsque paraît la traduction
de ses quatre mémoires en effet, la Deutsche Literatur Zeitung
donne cette traduction pour bien faite mais totalement inutile, "la
science allemande n'ayant pas besoin qu'on lui traduise les ouvrages
parus dans d'autres pays" (sic).
Mais c'est en Angleterre que l'échec sera le plus dramatique et
qu'il aura sans doute le plus de conséquences. Walras essaie désespé-
rément de s'y faire traduire, mais sans succès. On lui oppose toujours
le même argument : un livre de mathématiques ne trouvera jamais
assez de lecteurs pour être rentable et, de toute façon, tous les
lecteurs potentiels connaissent le français. C'était effectivement vrai
à l'époque, et les choses se sont inversées. Pour se faire traduire,
Walras ira jusqu'au chantage : à la fin de sa vie, sollicité par Moore,
alors jeune professeur à Columbia, de rédiger son autobiographie, il
décide de n'accepter que si Moore accepte de traduire son Abrégé
des Eléments. Le chantage échoue, et Walras ne sera traduit en
Anglais que par Jaffé, l'école anglaise s'étant assurée le leadership
mondial entretemps, sous la houlette de Marshall, relayée ensuite
par les économistes américains.
1. Jaffé, 645.
2. Jaffé, 698.
1. Jaffé, 754.
2. La différence entre la courbe d'utilité et la courbe de demande.
3. Le premier numéro parut en janvier 1887 et la Revue devint mensuelle à partir de 189 1.
4. Aupetit, 1901.
Il existe en effet en France une agrégation de sciences écono-
miques depuis 1898. Il faut donc à partir de cette date réussir ce
concours pour pouvoir obtenir une chaire. Le style des épreuves
reflète bien celui de l'économie politique dans les facultés de droit :
il s'agit essentiellement d'histoire des doctrines et de problèmes
très institutionnels d'organisation économique, mais surtout, pas
de théorie. A l'oral de 1903, date du second échec de Aupetit, on
trouve les sujets suivants : "En quoi diffèrent les banques d'Algérie,
la banque de la Guadeloupe et la banque d'Indochine ?"' ; "devons-
nous créer et où pourrons-nous créer des colonies cotonières ?"-,
"par quelle sorte de contrats peut-on le mieux assurer la mise en
valeur effective de la terre dans les pays neufs ?"2 , Des sujets, on le
voit, très éloignés de préoccupations théoriques, souvent orientés
sur des questions de législation économique, trahissant bien le rap-
port étroit existant dans l'esprit des examinateurs entre l'économie
et le droit.
Premier échec de Aupetit en 1901. Echec non dramatique : il
semble qu'il soit courant à l'époque de passer l'agrégation deux fois
de suite, parfois plus. Après cet échec, Aupetit entre au service des
études économiques de la banque de France. Il entre également
comme stagiaire à l'Institut des Actuaires français (sur lequel nous
aurons l'occasion de revenir). Puis il annonce à Walras qu'il se pré-
pare à faire un cours d'économie pure à l'Ecole des Hautes Etudes
Sociales3. A l'intention de son disciple, Walras rédige alors un résumé
de son économie, qui sera publié après sa mort par Gaston Leduc
sous le titre d'Abrégé des Eléments d'Economie politique pure.
Mais entretemps, Aupetit se présente pour la deuxième fois à l'agré-
gation en 1903, le concours n'ayant lieu que tous les deux ans. Or.
coup de théâtre, Gide, seul véritable soutien de Walras dans les
facultés de droit et nom prestigieux en leur sein, annonce qu'il se
désiste du jury. L'enjeu est tellement important pour Walras, qu'il
envoie son fils, jeune capitaine dans l'armée française, assister aux
épreuves et lui faire un compte rendu détaillé (qu'il fera dans un
style tout militaire) de la situation. Le jury était composé de cinq
membres. Aupetit a les voix de Villey, un libéral néanmoins ami de
Gide et membre du comité de rédaction de la REP, et de Levasseur
1. C'est par Levasseur que Walras a obtenu ces renseignements sur des délibérations qui
auraient dû rester secrètes.
2. Jaffé, 1583.
3. Gide et Rist, 1909.
qu'une critique remarquable de l'économie pure parut dans la Revue
générale de droit de novembre-décembre 1896. Elle était le fait d'un
ancien étudiant de Gide à Montpellier : Paul Valéry. Lorsque l'on
réfléchit d'ailleurs à sa personnalité et à ses idées, on ne s'étonne
guère que le jeune Valéry se soit intéressé au projet de mathémati-
sation de l'économie et en ait fait une si remarquable critique1 . Il
semble que Walras n'en ait pas eu connaissance.
Mais il rencontra d'autres soutiens dont il eut connaissance par
contre : dans le numéro de août-septembre 1901 de la REP, parut
l'article d'Emile Bouvier, professeur à Lyon, "La méthode mathéma-
tique en économie politique", que nous avons déjà rencontré dans la
première partie de ce travail. Bouvier fit par la suite un livre portant
le même titre. Il faut également citer au moins le nom d'Antonelli, le
premier "walrassien" à réussir l'agrégation de sciences économiques.
1. Jaffé, 1010.
des finances, professeur au Collège de France, etc., membre hono-
raire; Henri Poincaré, un des tout premiers mathématiciens au plan
mondial, membre honoraire également: Alfred Barriol, polytechni-
cien, directeur de l'Institut des finances et des assurances.
L'interlocuteur privilégié de Walras sera Hermann Laurent.
Quelques précisions peuvent être apportées sur l'historique de
l'Institut.
Il y eut d'abord le Cercle des Actuaires, gravitant autour d'un
individu, Hippolyte Charlon, dont on sait peu de choses, si l'on
excepte le fait qu'il est l'auteur d'une Théorie mathématique des
opérations monétaires. Puis en 1890 Charlon étant mort et le Cercle
s'étant peu à peu dissous, est fondé l'Institut des Actuaires français,
dont Hermann Laurent semble être l'organisateur. Le Cercle n'avait
aucune existence légale, alors que l'Institut est reconnu par l'Etat
et consulté par lui sur les questions d'assurances. Pour être accepté
comme membre, il faut passer un certain nombre d'examens en
mathématiques, opérations financières, assurances, économie poli-
tique. L'Institut nomme également des membres honoraires (deux
sont apparus ci-dessus : Léon Say et Henri Poincaré) et des corres-
pondants étrangers, ce dernier cas étant celui de Walras. Il est subven-
tionné par les compagnies d'assurances et joue probablement auprès
des pouvoirs publics un rôle double, d'expertise technique et de
groupe de pression.
Les rapports de Walras avec les Actuaires commencent très tôt :
visiblement, Hermann Laurent a eu connaissance de la communica-
tion faite par Walras à l'Académie des sciences morales et politiques
et cette communication lui a fait impression. De ce point de vue,
la stratégie de Walras s'est donc avérée payante. En septembre 1873,
le mois qui suit la communication, Charlon contacte Walras et lui
ouvre les colonnes du journal du Cercle. L'économiste prend connais-
sance de quelques numéros de ce journal, et il est frappé par la
convergence qu'il décèle entre les travaux des Actuaires et les siens.
En 1876, s'étant fait refuser successivement l'un de ses articles par
plusieurs revues et journaux, il s'adresse à Charlon. La réponse est
décevante : l'article est, selon ce dernier, "hors de la voie pratique et
positive dans laquelle (les actuaires ont) lancé (leur) journal" 1 . Les
actuaires, explique-t-il, ne veulent plus s'occuper d'économie poli-
tique. Les relations entre Walras et le Cercle se distendent, Charlon
meurt, le Cercle se reconstitue en une société des Actuaires à laquelle
1. J affé, 347.
1. Jaffé, 1433.
2. Jaffé, 1380.
3. Laurent (Hermann), 1902.
stratégie dont l'Institut serait le centre. A Dick May, fondatrice de
l'Ecole des Hautes Etudes sociales1, il écrit : "il est certain que vous
trouverez là plus que partout ailleurs les maîtres de vos conférences
et le premier noyau d'auditeurs, (comme aussi) les futurs docteurs
ès-sciences, économistes mathématiciens, en état de professer l'écono-
mique mathématique dans les facultés des sciences"2 . Dans ce but,
il demande au président de l'Institut l'introduction de l'économie
mathématique et de la statistique mathématique dans le programme
des cours faits aux stagiaires. Laurent, de son côté, s'intéresse à
Aupetit que lui a recommandé Walras après qu'il eut raté l'agrégation
et répond à Walras sur la modification des programmes : "j'ai fait la
connaissance du jeune Aupetit dont vous me parlez dans votre lettre
(il a 26 ans !), j'ai lu son Traité sur la monnaie et je me suis mis im-
médiatement en relation avec lui; si je ne me trompe, il y a en lui
l'étoffe d'un savant illustre. Je l'ai vivement engagé à se présenter
à l'Institut des Actuaires et il a subi avec succès l'examen de stagiaire.
Il n'est pas encore très fort en mathématiques, mais il les étudie
en ce moment avec ardeur, et j'espère qu'il en saura bientôt assez
pour en faire de belles applications, car il est remarquablement intel-
ligent, ce sera notre futur président, je l'espère.
Le moment n'est pas encore venu de modifier nos programmes;
Rome ne s'est pas bâtie en un jour. Je suis à l'affût et je guette les
jeunes gens de la trempe d'Aupetit. Le jour où ils seront en majorité
dans notre Institut, nous ferons triompher les doctrines de l'Ecole
de Lausanne et nous fonderons une succursale à Paris; en acceptant
de faire partie de l'Institut des actuaires, je visais ce but auquel je
travaille piano, piano . . . et j'espère réussir"3 . Sélection des jeunes et
théorie du pôle de diffusion : tel est bien le programme de Laurent
au sein de l'Institut des actuaires. Il est difficile d'établir quel fut
exactement le résultat de ce travail. On peut par contre noter le
grand succès connu par l'expression "école de Lausanne", qui ten-
drait à prouver que le livre de Laurent fut lu et commenté. Il convient
en tous cas de ne pas sous-estimer l'importance des actuaires dans
l'émergence de l'économie walrassienne.
Cette émergence, lente et relativement souterraine en ce qu'elle
ne touche pas les établissements d'enseignement, mais le milieu
des ingénieurs, ouvre pourtant la voie à l'institutionalisation de
POSTÉRITÉ
1. Jaffé, 1597.
2. Procès-verbaux du Conseil d'Etat. Département à l'Instruction publique et aux Cultes,
Dossier K XIII, C 1, 1909.
fêter au juste : Walras donnant des signes de vieillesse, le Départe-
ment veut hâter les choses et la date ne correspond à rien, notam-
ment vis-à-vis de la carrière de Walras à Lausanne. Finalement, après
quelques recherches, on décidera de fêter le jour où Walras fit à son
père le serment de consacrer sa vie à l'économie politique (1858-
1908, bien que la cérémonie ait lieu en 1909).
Il y a, dans le choix de l'inscription pour le médaillon, quelque
chose de symbolique. Le dossier des Archives Cantonales, montre
qu'il y eut deux projets :
"A Marie Esprit Léon Walras
Né à Evreux en 1834
Professeur à l'Académie et à l'Université
Principal auteur de la théorie d'économie pure connue sous le nom de
doctrine de l'école de Lausanne.
Ce monument a été dédié à l'occasion de l'avènement de ses 50 ans de
travaux en économie politique et sociale. (1858-1908).
Puis le second projets :
A Marie Esprit Léon Walras
né à Evreux en 1834
Professeur à l'Académie et à l'Université de Lausanne
qui, le premier, a établi les conditions générales de l'équilibre économique
fondant ainsi 1"'Ecole de Lausanne"
Pour honorer 50 ans de travail désintéressé.
1 . Jaffé, 922.
2. Jaffé, 912. Cette remarque est à rapprocher de ce qu'écrit C. Ménard à propos de \1æ--
shall : "La prudence et le sens pédagogique d'un auteur qui, s'il affirmait avec netteté
la valeur de l'instrument mathématique, évitait de heurter le lecteur en renvoyant les
démonstrations en appendice, et se souciait de subordonner la pertinence des conclusions
déduites à la vérification des hypothèse initiales, contribuèrent sans doute beaucoup
(au succès de ses idées)" (C. Ménard, 1978, p. 250). Pareto adoptera également le prin-
cipe des démonstrations mathématique en appendice.
nom l'indique, reprend une partie de la théorie classique et l'intègre
à un modèle plus large. Marshall se présente donc comme un conti-
nuateur des Classiques, un théoricien qui ne nie pas l'apport de
Smith. Ricardo ou Mill que pratiquaient les économistes de l'époque,
mais qui approfondit cet apport en résolvant des problèmes théo-
riques dans lesquels la pensée classique se débattait sans pouvoir les
résoudre et en proposant un nouveau champ de recherches.
Mathématiques à l'arrière-plan, valorisation des prédécesseurs
qui n'exclut pas un approfondissement et une avancée théorique,
chaire prestigieuse à Cambridge et contrôle de l'Economic Journal
par Edgeworth interposé, tels sont les principaux ingrédients de
l'extraordinaire succès des idées économiques de Marshall, dont
témoignent huit éditions des Principles entre 1890 et 1920, et une
traduction française en 1907-19091 .
Walras, à travers une réaction quelque peu névrotique, comprit
bien l'importance du danger : "M. Alfred Marshall, le successeur de
Fawcett à Cambridge, essaie en ce moment2 de s'approprier en An-
gleterre et en Amérique cette théorie que j'ai exposée complètement
de 1874 à 1877 dans mes Elémen ts d'Economie politique pure"3 .
Un signe qui ne permet aucun doute sur l'importance que Marshall
a aux yeux de Walras est qu'il est toujours l'un des premiers destina-
taires des oeuvres que Walras envoie en Angleterre, malgré l'animo-
sité presque délirante que lui porte l'économiste de Lausanne : "il
est pitoyable", écrit-il à Pareto, "de voir Marshall, ce grand éléphant
blanc de l'économie politique, et Edgeworth par (jalousie, inintelli-
gence et mesquinerie - mots rayés dans le manuscrit ) impuissance et
jalousie s'évertuer à remettre en honneur la théorie de Ricardo et Mill
sur le prix des produits"4 .
La position de Marshall n'est d'ailleurs pas dépourvue de toute
ambiguïté. Il est quasiment certain en effet qu'il parvint de façon au-
tonome. comme Walras et Jevons, à l'établissement de son système. Il
dit ne devoir qu'à Cournot, mort depuis longtemps, et il est inattaqua-
ble en cela. Par contre, ayant parfaitement connaissance des travaux
de Jevons et Walras. il ne les cite pratiquement jamais, ce qui contri-
buera sans doute beaucoup à occulter leurs apports vis-à-vis du sien5.
1. Alors que Walras ne sera traduit en anglais qu'après la seconde guerre mondiale.
2. Nous sommes en 1887. Marshall n'a pas encore publié les Principles et n'occupe la chaire
de Cambridge que depuis 1885. H.D.
3. Jaffé,808.
4. Jaffé, 1051.
5. Sur ce point, voir Schumpeter, Histoire de l'Analyse économique. tome III, p. 127.
On voit combien, en tous cas, les caractéristiques personnelles
de Walras le conduisirent à a d o p t e r u n e stratégie radicale, beaucoup
m o i n s habile au plan de l'émergence de sa doctrine, que celle adoptée
par Marshall.
Au total, il convient sans d o u t e de s'interroger sur la stratégie
de Walras et de se d e m a n d e r si cette n o t i o n n'est pas à remettre
t o t a l e m e n t en cause. M. B o u d o n , lors de la soutenance du travail
qui d o n n a lieu à ce livre, clarifiait le problème en s'interrogeant :
Walras fut-il un stratège, ou une sorte de Michaël Kohlhaas, crispé
sur sa position de génie m é c o n n u , sans préoccupation aucune du
mécanisme des rouages institutionnels, des obstacles culturels, inca-
pable de concession, voire d ' u n m i n i m u m de dialogue ?
T o u t d ' a b o r d , et malgré ce qu'il en dit lui-même, Walras n'a pas
une, mais des stratégies. T a n t ô t il essaie de séduire des économistes,
t a n t ô t il les a b a n d o n n e à leur science décrépite p o u r s'adresser uni-
q u e m e n t aux m a t h é m a t i c i e n s ; t a n t ô t il m e t l'accent sur la scienti-
ficité de l'économie pure, t a n t ô t il tente de s'appuyer sur l'économie
appliquée ou sur l ' é c o n o m i e sociale. Ses interlocuteurs sont donc
des économistes ( p l u t ô t étrangers que français), des scientifiques
purs, des ingénieurs (professeurs, gestionnaires publics ou privés),
des h o m m e s politiques. En termes de marketing, il ne se définit
pas de " c i b l e " très précise. Par contre, il manifeste, au milieu de ces
offensives tous azimuts, au moins une t e n d a n c e p r o f o n d e : il s'adresse
de préférence à des jeunes. De fait, nous serions tenté de revenir à
la n o t i o n d ' " i m a g i n a i r e " : ce que Walras entend faire (à la différence
de Marshall), c'est une révolution scientifique. Il cite souvent N e w t o n ,
mais plus encore Harvey et la circulation du sang. Les théories de ce
dernier, aime-t-il à rappeler, mirent plus de trente ans à s'imposer,
et ne s'imposèrent q u ' a u p r è s des jeunes médecins. L'échec institu-
tionnel, l ' i n c o m p r é h e n s i o n r e n c o n t r é e par ses théories, font donc,
en u n sens, partie de sa stratégie. Jaffé semble suggérer qu'à certains
m o m e n t s décisifs, alors qu'il a l'occasion de s'imposer auprès d'u n
milieu scientifique et institutionnel, il se dérobe. C'est surtout vrai
d u congrès de l'Institut International de Statistiques de Rome, en
1887 : parti de Lausanne, il s'arrête à Turin, puis fait demi-tour,
victime d ' u n e crise de ce qu'il appelle lui-même sa "névrose céré-
brale".
Sa stratégie inclut donc, à notre sens, une reconnaissance de
long terme, d é n o t a n t l'espoir d ' u n e reconnaissance c o m m e père
f o n d a t e u r d ' u n e révolution scientifique : d 'où cet extraordinaire
archivage de ses papiers, cette a t t e n t e d'historiens futurs, cette façon
étonnante de se projeter dans un futur post mortem. Face aux éco-
nomistes de sa génération, Walras ne cherchait pas tant à se faire
reconnaître comme un grand économiste, un interlocuteur scienti-
fique, qu'à faire reconnaître sa conceptualisation comme antérieure
aux autres et, si elle n était pas tout à fait antérieure, comme supé-
rieure (c'est le cas avec Jevons). Se pensant sur le modèle des grands
scientifiques des XVIIè, XVIIIè et début du XlXè siècles, il élabore
une stratégie scientifique que l'on peut dire de "postérité". Pendant
ce temps, les Anglais et les Américains sont beaucoup mieux institu-
tionnalisés et la langue de l'économie devient la langue anglaise.
De plus, les facteurs institutionnels pesèrent dans le même sens
que les facteurs personnels.
Deux caractéristiques du système français entravèrent la diffu-
sion et l'émergence de l'économie mathématique.
Tout d'abord la division tranchée dans ce système entre filière
"littéraire" et filière "scientifique". L'économie politique était alors
une discipline littéraire (et juridique) et Walras tente de la mathé-
matiser. Il est, du fait de la séparation entre filières, forcé de rompre
avec le milieu des économistes en place, celui des littéraires et des
juristes. Malheureusement, Walras est trop faible mathématicien,
pour faire de l'économique une branche des mathématiques appli-
quées susceptible d'attirer de jeunes mathématiciens en mal de
spécialisation. Ce, sur le plan strictement universitaire. Restent les
ingénieurs. Mais eux se méfient de la théorie pure, et veulent d'une
économique bien ancrée dans les applications pratiques; ils forment
le milieu que les théories walrassiennes séduisent le plus, mais non
sans une réserve certaine pour la trop grande abstraction de l'équi-
libre général. C'est vrai surtout des professeurs dans les Ecoles, tels
Cheysson et Colson.
Au total, l'équilibre général se retrouve suspendu dans un vide
institutionnel, même si, du fait des ingénieurs, ce n'est pas un vide
parfait.
D'où le rêve de Walras d'une institution qui, en France, connaî-
trait une pluridisciplinarité qui permettrait d'abolir la distinction,
préjudiciable à l'économie, entre "littéraires" et "scientifiques" et
qui serait analogue à celle des facultés de philosophie en Allemagne.
Ce rêve apparaît clairement dans VAutobiographie : "Ue me disais)
que ma carrière avait été celle d'un homme qui s'est trompé de patrie
et a voulu faire une oeuvre d'innovation exigeant la double culture
littéraire et mathématique, philosophique et économique, dans un
pays d'écoles spéciales et de science officielle; que, né dans un pays
d'Universités et de science libre, j'aurais trouvé à la Faculté de
philosophie toutes les disciplines dont j'avais besoin"' .
Deuxième caractéristique du système français : sa rigidité. Par
"rigidité", nous entendrons la quasi-impossibilité de "récupérer" un
individu : un individu que le système a rejeté sans diplôme presti-
gieux, même s'il est l'inventeur d'une théorie brillante, ne parvient
pas au bout du compte à trouver un poste. Tout système d'enseigne-
ment manifeste une certaine rigidité, mais le système français est
sans doute l'un des plus rigides qui soit. En témoignent deux cas : un
individu qui, rejeté par le système, commence, même brillamment,
une carrière à l'étranger, ne réussit quasiment jamais, ou très diffici-
lement, à rentrer en France. Un individu qui, ayant obtenu un di-
plôme dans telle filière, change de filière, ne trouve généralement
de poste ni dans l'une ni dans l'autre filière.
Walras est sans doute le prototype même de l'individu que le
système a rejeté dans sa jeunesse au cours d'un dur procédé de sélec-
tion (concours aux grandes écoles) et qu'il ne parvient pas à "récu-
pérer". Reste la possibilité d'une nomination politique. Mais celle-ci
suppose une étroite convergence de vues, souvent préjudiciable à
l'activité scientifique, entre le pouvoir et le scientifique qu'il nomme.
Cette convergence, du fait de la question du rachat des terres, n'exis-
tait pas entre Ferry et Walras. D'autre part, la volonté ministérielle
se heurte, sans doute beaucoup plus qu'on ne croit, aux mécanismes
mêmes du système. Il est intéressant de constater que Ferry ne fit
rien ou ne put rien faire pour Walras, alors que son ami Georges
Renard, parvint à rentrer à Paris. Georges Renard était rentré premier
("cacique") à l'Ecole Normale. Ayant participé, au milieu des insur-
gés, à la Commune, il fut obligé de s'exiler à Lausanne où il trouva
un poste de professeur à l'Académie. Grâce à l'amitié qui le liait à
divers hommes politiques, notamment Georges Clémenceau, il put
rentrer à Paris comme professeur au Conservatoire, puis au Collège
de France. Il est certain que ses titres universitaires facilitèrent
grandement cette nomination "politique". Le système vaudois, sans
nul doute, était moins rigide que le système français et une volonté
politique rencontrait moins d'obstacles "mécaniques" sur sa route :
un économiste pouvait y être choisi pour son projet scientifique plus
que sur ses diplômes. D'autre part, une attitude fermement définie
par les autorités, une fois une nomination "politique" faite, de laisser
au professeur une entière liberté de recherche, quitte à accepter
1. Jaffé, tome 1, p. 8.
qu'il usurpe la demande à lui adressée par les autorités lors de sa
nomination, rendait les nominations "politiques" sans doute beau-
coup moins délicates et beaucoup moins controversées qu'en France.
Malheureusement, nous ne disposons pas des documents sur le
système institutionnel anglais qui seraient nécessaires pour une
comparaison avec la carrière de Marshall.
Dans le court terme, du fait sans doute, et de la stratégie adop-
tée par Walras, et des caractéristiques propres du système français,
la diffusion des idées walrassiennes est un échec. A long terme, un
changement se fait jour dans la nature scientifique de l'analyse
économique.
D'une part un milieu scientifique professionnel se crée, avec des
journaux, des revues; avec des associations (American Economic
Association en 1885, Royal Economic Society dans les années 1890,
etc.).
D'autre part, phénomène sur lequel on insiste peu généralement,
le style de l'économie change : il n'est que de comparer un article
de Paul Leroy-Beaulieu ou Maurice Block avec l'article de Walras
sur les chemins de fer. A terme, par delà les controverses, entre
néo-classiques ou keynesiens par exemple, un style commun de
communications, d'articles, s'est imposé. Il date de Walras, Marshall
et autres.
Envers le pouvoir également, l'économiste a modifié ses rapports.
Ce que Walras impose à terme (avec d'autres bien sûr), repre-
nant par exemple le modèle de monopole de Cournot, c'est le modèle
technique de prise de décision au sein des grandes organisations
publiques ou privées. Désormais, la légitimation de la décision est
technique, au moins en apparence : "une étude économique a
montré .. Z'1 .
Ce que nous avons appelé le niveau "idéologique" n'est pas
absent non plus : l'économie pèse d'un poids très lourd dans les af-
frontements entre "choix de société".
Ces trois dimensions relevées à travers l'intrigue choisie dans ce
livre, forment une configuration originale de rapports. On les re-
trouve, semble-t-il, dans la démarche de Keynes.
La première phrase de la préface à la première édition anglaise
de la Théorie Générale situe le livre : "ce livre s'adresse surtout à
nos confrères économistes. Nous souhaitons qu'il puisse être intelli-
gible à d'autres personnes. Mais il a pour objet principal l'étude de
1. Keynes, 1979, p. 9.
Bibliographie
Lausanne
Archives cantonales vaudoises :
Biographie de Ruchonnet :
- Cornaz-Vulliet, 1867, JAR, 20.
- Delavigne, 1893, JAR, 17.
- Rossel, 1893, JAR, 26.
- Bonjour, 1936 (manque), JAR, 6.
— Bonjour, not. biogr., JAR, 13.
- Jomini, 1943, JAR, 7.
- Germond, 1948, JAR, 33.
- K XIII :
— 13 procès-verbaux du Département à l'Instruction publique et aux Cultes.
— 14 comptes rendus du Département.
- 35 rapports sur l'Académie 1868-1876.
- 252 cl. procès-verbaux du Conseil d'Etat, Département, 1909 : sur le
médaillon Walras.
—. Agence télégraphique suisse : « Dossier Walras ».
Bibliothèque cantonale et universitaire, Département des Manuscrits :
— Fonds Walras FWI.
— Fonds Ruffy (Eugène). « Discours sur le rachat des chemins de fer »,
is, 2197 (1 liasse).
Licence eden-75-a07094b117ee4638-17a6399bb8c84c6b accordée le 08
juin 2020 à E16-00896799-Hassa,-Hassan
Index des noms
I m p r i m é en F r a n c e
I m p r i m e r i e des Presses Universitaires de F r a n c e
73, a v e n u e R o n s a r d , 41100 V e n d ô m e
N o v e m b r e 1985 — N° 31 168
Collection SOCIOLOGIES
ESSAIS
François BOURRICAUD
Le bricolage idéologique
Essai sur les intellectuels et les passions
démocratiques
Maurice CUSSON
Le contrôle social du crime
Hervé DUMEZ
L'économiste, la Science et le Pouvoir : le cas Walras
Roger GIROD
Politiques de l'éducation
L'illusoire et le possible
Maurice de MONTMOLLIN
Le taylorisme à visage humain
Jean-G. PADIOLEAU
Quand la France s'enferre
La politique sidérurgique de la France depuis 1945
Collection SOCIOLOGIES
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sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.
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