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Scientifique, conseiller du prince,
impliqué dans les débats politiques,
l'économiste occupe une place
centrale et ambiguë entre science
et pouvoir. Hervé Dumez en montre
les racines historiques en s'inté-
ressant au « cas Walras ».
Léon Walras (1834-1910), le
plus brillant des économistes fran-
çais, recalé à Polytechnique et mis
à la porte de l'Ecole des Mines, est
rejeté par les économistes en place.
Il est nommé à Lausanne grâce à
l'intérêt que lui témoigne L. Ru-
chonnet, futur président de la
Confédération helvétique. Malgré
la qualité de son œuvre et l'amitié
de Jules Ferry, il ne parvient pas à
obtenir une chaire en France.
L'étude de sa correspondance mon-
tre l'économiste en proie à l'hosti-
lité du milieu scientifique établi,
cherchant à constituer un nouveau
réseau, dialoguant avec les hommes
politiques, démontrant mathéma-
tiquement la supériorité de la libre
concurrence tout en se déclarant
socialiste.
Aussi le lecteur n'est-il pas sur-
pris de percevoir au fil des pages
la persistance des mécanismes ins-
titutionnels et l'écho de débats, de
controverses qui animent toujours,
aujourd'hui, les milieux intellectuels
et politiques français.

Hervé Dumez travaille au Centre


de Recherche en Gestion de l'Ecole
Polytechnique.
L ' é c o n o m i s t e , la S c i e n c e
e t le P o u v o i r :
le c a s W a l r a s
SOCIOLOGIES
Collection dirigée par Raymond Boudon
et François Bourricaud
Hervé Dumez

L'ÉCONOMISTE,
LA SCIENCE
ET LE POUVOIR :

Le cas Walras

Préface de Henri Guitton

Presses Universitaires de France


ISBN 2 13 039095 1

D é p ô t légal — lre édition : 1985, n o v e m b r e


@ Presses Universitaires de France, 1985
108, boulevard S a i n t - G e r m a i n , 75006 Paris
Sommaire

Remerciements 7

Préface p a r H e n r i Guitton 9

Introduction 15

Méthode 22
Matériaux 29

PREMIÈRE PARTIE

PAYSAGE

C h a p i t r e 1 / La d e m a n d e 33

1 / L ' h y p o t h è s e de la d e m a n d e sociale 33
2 / D é c o n s t r u c t i o n de la d e m a n d e sociale 42

C h a p i t r e 2 / L'offre 51

1 / L'Ecole libérale 51
2 / L ' é c o n o m i e politique des professeurs 69

C h a p i t r e 3 / Les idées w a l r a s s i e n n e s s u r le m a r c h é 83

1 / W a l r a s et les é c o n o m i s t e s 83
2 / Walras et les ingénieurs 97

Chapitre 4 / Conclusion 115


DEUXIÈME PARTIE
ITINÉRAIRE

Chapitre 5 / Formation 127


1 / Portrait de l'économiste en jeune recalé 127
2 / La création continuée 139

Chapitre 6 / U'alr as et Lausanne 153

Chapitre 7 / L' économiste et le ministre (W air as et Ferry) 1"9

Chapitre 8 / Les deux ministres 201

Chapitre 9 / Stratégie et émergence 207


1/ La science 208
2/ Stratégie 221
3/ La percée internationale 222
4/ L'émergence en France : un discret cheminement 227

Chapitre 10 / Postérité 241

Conclusion 245

Bibliographie ^53

Index des noms ^65

Index des matières 2 ^


Remerciemen ts

J'adresse tous mes remerciements à Raymond Boudon qui a


guidé de ses conseils l'élaboration de cet ouvrage.
Aux chercheurs du Centre de Recherche en Gestion de l'Ecole
Polytechnique, et particulièrement à Michel Berry, directeur du
C.R.G., souvent présent dans ces pages.
A J.C. Chamboredon et au laboratoire de sciences sociales de
l'Ecole Normale Supérieure.
A Mmes Claudie Bidard, Levan-Lemesle, à Mme la bibliothécaire
du Musée Social.
A Gilles de Margerie.
Aux personnalités vaudoises qui m'ont aidé dans mes recherches,
et parmi elles :
J.C. Biaudet, professeur honoraire, G. Busino, professeur, à
l'Université de Lausanne.
M. Steiner, directeur des Archives Cantonales Vaudoises.
Melle Kaeser du département des manuscrits de la Bibliothèque
Cantonale et Universitaire de Lausanne.
Enfin, à Claude Riveline, professeur à l'Ecole Nationale Supé-
rieure des Mines de Paris, à qui cet ouvrage doit tant. Qu'il trouve
ici l'expression de toute ma gratitude.
Préface

Préface

Walras a joué un grand rôle dans notre formation. Nous l'avons


tous plus ou moins enseigné. Plusieurs d'entre nous ont écrit des
ouvrages sur lui. Plusieurs thèses de doctorat lui ont été consacrées.
Le regretté William Jaffé a publié son immense correspondance. La
Revue d'Economie Politique l'a souvent évoqué. A Lausanne, nous
avons célébré le centenaire de son premier cours ( 1871). On pourrait
alors poser la question : mais comment peut-on dire de nouvelles
choses sur le maître de Lausanne ? Nous avions l'impression de déjà
bien le connaître, de presque tout savoir sur sa vie, l'incompréhension
qu 'il a suscitée, son admiration pour son père, les traits essentiels de
sa physionomie, l'économie mathématique dont il est l'un des pères.
La lecture du présent ouvrage nous révèle que nous avions
encore beaucoup à apprendre. C'est sous un aspect nouveau que cette
grande figure nous apparaît. Il y a tellement de manières de connaître
un auteur, selon que l'on se livre à une analyse rétrospective ou pros-
pective, selon que l'on se place à l'époque où il a écrit, ou qu 1on l'ap-
précie par rapport à l'époque où nous sommes. Il nous manquait la
perspective sociologique, celle qui nous fait comprendre ce qu 'Hervé
Dumez appelle l'émergence d'une doctrine ou d'une théorie. Il n'est
pas économiste de formation. Je ne m'en attriste pas. Nous n'avons
connu que trop tard les philosophes et les sociologues. Je me suis
réjoui que l'Ecole Normale Supérieure et les facultés de Sciences
Economiques se soient rapprochées pour travailler ensemble et faire
converger leurs recherches. J'en dirais autant de l'Ecole Polytech-
nique et du Centre de Recherche en Gestion où notre auteur, venant
de la rue d'Ulm, est maintenant attaché.
Comment ne relèverait-on pas, avec quelque malice, que Léon
Walras n 'appartenait à aucune des deux grandes Ecoles, ni de la rue
Descartes, ni de la rue d'Ulm où son père y fut en 1820 le condisciple
d'Antoine Augustin Cournot. Lui-même ne fut qu'élève libre à
l'Ecole des Mines.
La thèse de doctorat d'Hervé Dumez s'intitulait : l'émergence
de l'économie mathématique. En paraissant aujourd'hui elle s'appelle
désormais : L'Economiste, la Science et le Pouvoir : le cas Walras.
Walras est en effet un cas singulier, inclassable, inimitable.
Je ne vais pas suivre pas à pas les étapes du livre. Mais puisqu 'il
est question, dans un style imagé, de paysage et d'itinéraire, qu'il
soit permis au préfacier de parcourir lui aussi un itinéraire et de
s'inspirer d'un paysage.
Un auteur et toute son oeuvre s'expliquent-ils par autre chose
que ce qu'il a été lui-même, c'est-à-dire également par les autres :
ceux qui l'ont précédé, ceux qui l'ont entouré, l'atmosphère générale
dans laquelle il a vécu ?
Cette question, on se l'est toujours posée, mais elle est renou-
velée par les sociologues. La réponse que nous donne Hervé Dumez
éclaire toute l'existence de Walras.
Léon est expliqué par Auguste. Ce père qu 'il vénérait a voulu
que son fils réalise ce que lui-même, pensait-il, n 'avait fait que très
imparfaitement. Lui, qui était un littéraire, devinait l'importance
qu'allaient prendre les mathématiques pour l'édification de cette
discipline qui le fascinait : l'économie politique. Ces mathématiques,
il les connaissait mal. L'influence de Cournot est ici certaine.
Mais comment le père ne pouvait-il pas être déçu des échecs de
son fils à Polytechnique et à l'Ecole des Mines. Déçu, mais pas du
tout découragé. Et voici un deuxième trait qui fait comprendre Léon.
Hervé Dumez n'hésite pas à employer les termes désobligeants de
recalé et même de raté. On peut tirer d'événements immédiatement
malheureux une heureuse philosophie de l'existence.
Ceux qui réussissent trop vite ce qu'ils entreprennent, qui ne
sont en particulier jamais refusés aux concours, qui ne connaissent
que des succès, ne sont pas forcément les plus grands.
J'ajoute une troisième remarque qui intéresse plus spécialement
la science économique. Léon Walras, qui demeure un des des créa-
teurs de l'économie mathématique était un médiocre mathématicien.
Il devait être lent à les assimiler. Maurice Allais nous l'a révélé : il avait,
paratt-il, de la peine à comprendre le multiplicateur de Lagrange.
Que dirait-il aujourd'hui à la lecture de celui qui a pour ainsi dire
réécrit toute son Economie Pure dans le langage mathématique
d'aujourd'hui, qu'il serait encore plus incapable de saisir : Gérard
Debreu ?
Ceux qui sont les plus forts en mathématiques le demeureront
toujours mais, à la vérité, ils ne feront peut-être pas progresser la
science économique. Je ne crois pas être le premier à le dire. Ils font
progresser la mathématique; ils construisent des théories qui, pour
l'heure, sont plus des avancées mathématiques que des améliorations
économiques.
Léon Walras a dû être un bon professeur, sachant distinguer et
développer avec rigueur. Il eût aimé se mettre au service de l'Univer-
sité française. Mais les Facultés de Droit n 'étaient guère portées à
accueillir, parmi des juristes, un défenseur d'une économie mathé-
matique. Au surplus, les premiers économistes étaient de tendance
libérale. Ils occupaient tous les postes disponibles.
Il est intéressant de parler des relations de Walras avec l'Aca-
démie des Sciences morales et politiques. Il aurait aimé qu'elle p û t
l'aider à faire carrière mais, là encore, c'était un désir impossible à
satisfaire. L'Académie était sous la coupe des grands libéraux de
l'époque : Baudrillart, Leroy-Beaulieu, Wolowski, Michel Chevalier.
Et cependant, Walras ne la méprisait pas. Durant le mois d'août
1874 (elle siégeait alors au plus fort de l'été), il y donna deux com-
munications. Il a raconté d'une manière pittoresque ses impressions.
Elles sont sévères. Selon qu'on a eu l'honneur d'y pénétrer, ou au
contraire l'amertume de n'en point faire partie, les pensées qu'on
exprime ne sont pas de la même veine. On la loue ou on la dénigre.
Ce qu'il y a de sûr, c'est que les auditeurs de l'époque ne pouvaient
pas deviner la grandeur qu 'allait connaître le nouveau maître.
Ayant été externe à l'Ecole des Mines, et quand on sait que
cette grande Ecole est devenue aujourd'hui une pépinière de nos
meilleurs économistes, on peut se demander : quels furent les rapports
de Walras avec les ingénieurs ? Les pages d'Hervé Dumez sur le
problème des chemins de fer nous apprennent beaucoup, notamment
sur E. Cheysson et C. Colson. On aime retrouver l'influence de
Dupuit, reliée à celle de Cournot. Mais, au fond, Walras a été plus
proprement théoricien qu'ingénieur. Au contraire, Dupuit, partant
de l'économie appliquée aux transports, en tant qu'ingénieur des
Ponts, avait été, par ses connaissances techniques, un des fondateurs
de l'économie marginale.
Je dois enfin rechercher les liens du pouvoir et de la science
économique. C'est un problème qui s'est toujours posé. Sans doute
au temps du mercantilisme le pouvoir et la science étaient associés.
Le terme Reich désigne à la fois la richesse et l'Etat. R n'y a richesse
que par et pour l'Etat, et pas de richesse sans Etat. Le XIXe siècle
a voulu au contraire opérer une dissociation. L'économie politique
a eu la prétention de se transformer en économique, à l'imitation
de la physique. La mathématique fut précisément en partie respon-
sable. Et c'est pourquoi Walras avait, lui aussi, séparé son Economie
Pure de son Economie Appliquée.
Que faut-il donc penser ?
Il convient d'abord de situer Walras par rapport au pouvoir et
lire avec attention les chapitres où Hervé Dumez nous relate les
relations de Walras avec Jules Ferry et Ruchonnet, les deux ministres
qui devaient lui valoir une chaire en France ou en Suisse. S'il a ac-
cepté Lausanne, il ne renonçait pas à Paris, ou même Montpellier.
Nous l'avons déjà noté : malgré ses échecs, il ne se décourageait ja-
mais. Le temps était passé où, à trente-cinq ans, il avait tenté d'être
romancier, puis journaliste et même banquier. A Lausanne, il était
enfin "casé", comme s'en réjouissait sa mère. Mais cela ne l'empê-
chait pas de viser plus haut, grâce à son savoir-faire avec le pouvoir.
Pourquoi pas l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, une chaire à l'Ecole
des Ponts, ou même le Collège de France ? J'ai souvent constaté
qu'on pouvait voir associées, chez des esprits de haute qualité, la
modestie et l'ambition, ou du moins l'audace.
Nous apprenons comme il a souffert de l'échec à l'agrégation de
sciences économiques de son premier disciple français : A. Aupetit.
Lui-même n 'en était plus à ce stade. Il a toujours eu la conscience
secrète qu'il avait fait, plus que tout autre, une grande oeuvre. Ce
n'était pas parce qu'elle était incomprise qu'elle n'était pas, à ses
yeux, une grande oeuvre. C'est pourquoi le problème qui hante la
fin de sa vie est la conservation de tous ses dossiers, pour qu'ils
passent à la postérité.
Mais le cas Walras me pose une question plus large sur le rapport
de la science et du pouvoir.
Le livre que François Fourquet a publié en 1980 pour retracer
l'histoire de la comptabilité nationale et du plan est intitulé : les
comptes de la puissance. Sans doute Walras n'avait aucune idée de la
comptabilité nationale. Il ne s'agissait pas pour lui de mesurer, mais
de dégager les concepts et d'assurer d'abord une connaissance qui
pourrait plus tard seulement donner lieu à des mesures. Mais je me
demande si, pour cette connaissance préalable, il n:v a pas, comme
pour la connaissance subséquente, une volonté cachée, encore

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inconsciente, de puissance. J'aimerais rechercher les relations entre
connaissance et puissance. Fourquet va jusqu'à parler de la libido
cognoscendi qui, à son sens, ne serait qu'une variante de la libido
dominandi.
Pour beaucoup d'entre nous, c'est l'économie pure qui, à elle
seule, fait la grandeur de Walras. Au fond, c'est peut-être le réduire
ou le mutiler. Le réel ne doit pas être éloigné de l'imaginaire.
Sans doute Léon n'oublia pas la promesse solennelle qu'il fit
à son père, au soir d'une promenade dans la vallée du Gave de Pau,
de se consacrer à la théorie économique, encore si balbutiante. Mais
il faut aussi se souvenir qu 'il voulait être une sorte de médecin, un
ingénieur social, un réformateur. Et c'est pourquoi le savant devait
en sa personne être allié au pouvoir. C'est pourquoi l'économie
pure devait se prolonger par une économie appliquée et une écono-
mie sociale. Quitte à savoir si le lien est parfait entre la première et
les deux autres.
Oui, Walras a bien été un cas dans l'histoire de la pensée écono-
mique renouvelée par la pensée sociologique. Dans cette sorte d'in-
trigue qu'il a construite, Hervé Dumez nous l'a bien fait saisir. Il a
même parlé, à la suite de son maître, le professeur Boudon, des
stratégies de Walras, et, d'une manière plus imprévue, il a utilisé la
métaphore du traceur isotopique.
Il s'est enfin permis, dans les dernières lignes, une comparaison
avec Marshall et Keynes — les deux maîtres de Cambridge, qui n'ont
pas été des cas. Ils n'ont pas eu à quitter leur patrie, le succès univer-
sitaire les a toujours grandis. Ils n'ont pas eu à se demander ce que
devait être, dans le drame d'une vie personnelle, la carrière d'un
économiste. Le sait-on du reste mieux aujourd'hui, dans ses relations
avec les autres hommes de science et au contact des hommes du
pouvoir ?
Ce qu'il y a de sûr, c'est que nous sommes reconnaissants à
Hervé Dumez de nous avoir si bien campé son personnage.

Henri GUITTON
Introduction

"Un jour, j'avais envie de raconter une histoire,


ou plutôt : un jour, il y avait une histoire qui avait
envie d'être racontée"
Rabbi Bounan de Pshiskhe.

L'économiste, la Science et le Pouvoir. Le thème se prêterait


volontiers à variations sur l'air, décidément à la mode, des rapports
entre savoir et pouvoir. L'économie, qui oscille depuis sa naissance
entre "économie politique" et "science économique", tenant dans
les sociétés contemporaines une place si importante, appelle ce
développement.
Ceci n'est pourtant pas une dissertation : bien plutôt un récit
exemplaire, au sens des "nouvelles exemplaires" de Cervantès, une
fable, dont la leçon sera laissée en blanc par l'auteur. Au lecteur
de la tirer. Certains personnages rencontrés, des propos cités, des
aperçus touchant au fonctionnement des institutions, françaises
notamment, ne manqueront sans doute pas de lui évoquer quelques
rapprochements avec des faits contemporains. Peut-être percevra-t-il
certaines continuités, certaines rémanences. Des évolutions aussi,
bien sûr. Pour notre part, nous nous en tiendrons à notre histoire.
Ainsi donc, l'économiste : Léon Walras, pour Schumpeter le
plus grand, avec Quesnay et Cournot. Il marque profondément
l'histoire de l'économie; par ses concepts d'une part, puisqu'il décrit
le premier la vie économique sous la forme d'un modèle d'inter-
dépendance de plusieurs marchés en équilibre; d'autre part, par son
style, puisqu'il utilise résolument les mathématiques1 , transformant

1. Reprenant la démarche de Cournot qui avait, le premier formulé mathématiquement les


fondements de la théorie économique. Cf. Ménard (Claude), La formation d'une ratio-
nalité économique : A. A. Cournot, Paris, Flammarion, 1978.

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en profondeur une théorie économique jusqu'alors classée dans les
sciences dites morales et politiques.
La Science. Dès le début du XIXè siècle, avant que ses fonde-
ments ne soient mathématisés, l'économie apparaît comme la plus
scientifique de ces sciences morales et politiques : ayant développé
un type d'analyse rigoureux et original, avec ses hypothèses vérifiées
par l'expérience (notamment historique).
Le "milieu scientifique" est, à l'époque où Walras développe
ses concepts, peu structuré. Etre économiste n'est pas une profession,
au sens sociologique du terme : est économiste quiconque a lu quel-
ques ouvrages (essentiellement Say et Smith) et a été accepté, coopté,
par le milieu. Ce n'est qu'en 1877 que l'économie, entrant comme
matière dans le cursus des facultés de droit, commence à se profes-
sionnaliser : encore ne l'est-elle alors, surtout, que sous la forme
d'une sous-discipline du droit.
Walras proposant de la mathématiser a deux options possibles :
convertir le milieu des économistes, littéraires ou juristes de forma-
tion, aux mathématiques ; ou faire évoluer l'économie vers les mathé-
matiques appliquées. Dans ce deuxième cas, il faut faire basculer le
milieu scientifique.
Le conflit entre Walras et ses contemporains économistes re-
couvre, on le verra, deux conceptions de la Science totalement
opposées.
Le Pouvoir est avant tout représenté par deux personnalités de
premier plan : tout économiste n'a pas la chance de compter au rang
de ses amis proches Jules Ferry, Ministre de l'Instruction publique
puis Président du Conseil, et Louis Ruchonnet, Conseiller d'Etat du
Canton de Vaud puis Président de la Confédération Helvétique.
Mais le dialogue se noue également entre Walras et ce qu'il est
convenu d'appeler des "technocrates" : un futur gouverneur de la
Banque de France, un futur gouverneur de la Banque d'Italie, par
exemple, des ingénieurs occupant des postes dans des ministères ou
de grandes organisations économiques.
Tous ces éléments, sur lesquels une longue et abstruse disser-
tation pourrait se développer, se nouent en une intrigue : car il existe
bien un "cas" Walras.
La pensée de Walras, tout d'abord, est complexe et inclassable
dans des catégories simples. M. Allais a donné l'expression la plus
juste : Walras, encore aujourd'huP est largement "méconnu"2.

1. En témoignent quelques biographies et articles récents.


2. Allais (Maurice), Walras pionnier de l'économie mathématique e t réformateur méconnu.
L'image q u ' e n a retenue la postérité1 est t r o n q u é e : on voit en lui le
père du modèle d'équilibre général, un libéral tenant de la concur-
rence pure et parfaite. A y regarder de plus près, la modélisation de
Walras, comme t o u t e modélisation, m e t en relief les conditions de
validité, de pertinence du modèle. Walras m o n t r e clairement sous
quelles conditions peut opérer la concurrence pure et parfaite. Lors-
que ces conditions ne sont pas remplies et ne peuvent pas l'être,
il convient de développer un autre modèle, celui du c o m p o r t e m e n t
économique en régime de m o n o p o l e . Ainsi Walras est-il, dès les
années 1875, favorable à la nationalisation des chemins de fer ou,
au moins, à leur administration par l'Etat. C'est à l ' é p o q u e une idée
de gauche, et même d ' e x t r ê m e gauche. Ainsi est-il également favo-
rable à la régulation par l'Etat de l'offre de monnaie.
On m é c o n n a î t souvent cet aspect des choses (une telle m é c o n -
naissance tient à une mauvaise c o m p r é h e n s i o n du processus intellec-
tuel qu'est la modélisation) : si Walras établit " s c i e n t i f i q u e m e n t " ,
m a t h é m a t i q u e m e n t , le m a x i m u m d'utilité que p r o c u r e la concur-
rence pure et parfaite, il en définit très rigoureusement (et d o n c de
façon très restrictive) les conditions d'application. Cet aspect de la
théorie é c o n o m i q u e est développé dans son économie appliquée.
Mais il est un autre aspect, encore plus m é c o n n u , de son oeuvre :
l'économie sociale. M. Allais a attiré l ' a t t e n t i o n sur elle, sans éveiller
semble-t-il b e a u c o u p d'échos. P o u r t a n t , sous des dehors q u e l q u e peu
bizarres et archaïques, elle présente un intérêt certain. Walras y pro-
pose principalement de supprimer t o u t i m p ô t et de nationaliser la
propriété foncière. Le budget de l'Etat serait alors assis u n i q u e m e n t
sur la rente foncière et le fermage. En un temps où le rôle de l ' E t a t
est f o r t e m e n t mis en cause, où l'on éprouve, à gauche c o m m e à
droite, le besoin de limiter le volume des prélèvements obligatoires
de façon empirique et étrange (déficit du budget fixé à 3% du PIB,
prélèvements obligatoires fixés à 42, 43 ou 40% du PIB), la réflexion
de Walras est particulièrement intéressante en ce qu'elle s'efforce
de définir a priori la sphère d ' i n t e r v e n t i o n de l ' E t a t et la sphère
d ' a u t o n o m i e de l'individu.
Faute souvent de saisir t o u t e la pensée de Walras dans son arti-
culation, en n ' e n r e t e n a n t que l'aspect " c o n c u r r e n c e pure et par-
faite" et en laissant t o m b e r la réflexion très riche portée sur l'Etat,
o n classe Walras dans des catégories aussi absurdes que celles des
économistes "néo-classiques".

1. Voir plus loin, chapitre 10.


Ce qui nous retiendra dans les pages qui vont suivre, c'est sur-
tout l'aspect inclassable de cette pensée : le père de l'assise scienti-
fique du libéralisme économique, se considérait lui-même comme un
"socialiste scientifique"! . Et ses contemporains ne s'y sont pas trom-
pés : considéré par les libéraux comme un socialiste (Joseph Garnier
l'étrille de belle manière dans le Journal des Economistes après son
intervention au Congrès de l'impôt de Lausanne, le traitant précisé-
ment de "socialiste", accusation extrêmement grave à l'époque),
objet de méfiance pour les socialistes eux-mêmes (les lecteurs de la
Revue Socialiste protestent contre la publication de son article sur le
problème fiscal qui va directement à rencontre des thèses défendues
par la Revue), Walras est perpétuellement en porte-à-faux vis-à-vis des
idées de son temps, quelles qu'elles soient.
Une pensée difficilement classable, par les difficultés qu'elle
rencontre pour s'exprimer — difficultés à se faire éditer, publier,
difficultés rencontrées pour trouver un poste universitaire, etc. -
est un remarquable révélateur des rigidités propres au système
institutionnel dans lequel elle cherche à se faire entendre.
A pensée inclassable, penseur hors statut : c'est le deuxième
élément du "cas" Walras.
Le personnage, en effet, est assez passionnant. Ayant échoué
au concours d'entrée à l'Ecole Polytechnique, entré à l'Ecole des
Mines de Paris comme élève externe, ayant triplé sa classe et en étant
ressorti sans diplôme2, romancier à compte d'auteur et sans succès,
journaliste à la carrière rapidement brisée, banquier banqueroutier,
sa chance est de trouver, malgré ces handicaps et dans des conditions
que l'on étudiera plus loin3, une chaire à l'Académie de Lausanne.
Autodidacte en grande partie (n'ayant eu, plus exactement,
pour seul maître que son père), porteur d'une idée de génie : mathé-
matiser la théorie économique sous la forme d'une interdépendance
de marchés en équilibre. Une telle idée avait d'ailleurs quelque chose
d'étonnant pour cet autodidacte assez piètre mathématicien4, nous
l'avons rapportée à ce que nous avons appelé ¡'''imaginaire'' wal-
rassien.
L'expression est emprunté à Malraux, qui parle d'"imaginaire
culturel" à propos des peintres de l'irréel : une conception de leur

1. "Oui : je dis qu'en fait de science, nous pouvons être hardiment socialiste", Revue
Socialiste, XXIII, Avril 1896, n° 136, p. 394.
2. L'erreur est souvent faite de le croire ingénieur civil des Mines.
3. Voir le chapitre 6.
4. "J'ai appris le calcul différentiel tout seul et n'ai probablement pas su faire un bon choix
entre les diverses méthodes par lesquelles on en établit le fondement", Jaffé, 1010
art, une échelle de valeurs s'impose à eux et domine leur pratique au
point qu'ils la projettent sur ce modèle. Walras, par sa lecture des
grands classiques de la science (Descartes, Newton, Lagrange, etc.),
par ses échecs scolaires aussi, qu'il essaie - dirait-on aujourd'hui -
de "compenser", est profondément marqué par une certaine concep-
tion de la science et de la révolution scientifique : pour lui, le nec
plus ultra est de mathématiser un domaine informe. La notion
d "'imaginaire" entend désigner cette échelle de valeurs, cette concep-
tion de la science qui modèle a priori la pratique scientifique de
Walras, ce projet qui s'impose à lui comme une évidence, hors de la
réalisation duquel il lui semble ne pas pouvoir trouver de salut. Même
si la formation mathématique n'est pas à l'exacte hauteur de ce
projet.
Au total, Walras, socialiste aux yeux des libéraux, libéral aux
yeux des socialistes, piètre mathématicien voulant à toute force
mathématiser l'économie, autodidacte sans diplôme, est cet excellent
révélateur de rigidités des systèmes institutionnels. L'une des tenta-
tions de ce travail fut de se servir des idées de Walras, de sa carrière,
comme d'un traceur isotopique1 : en biologie, on injecte un traceur,
ayant des caractéristiques propres, dans un organisme et l'on suit sa
trajectoire. Ici, on suit l'itinéraire d'un individu atypique (en bref, un
autodidacte sans diplôme et génial) dans un système institutionnel :
ses échecs, ses réussites, éclairent les points de rigidité du système
ou. au contraire, sa souplesse ; mettent en évidence, les pensées et
arrières-pensées, les conceptions sous-jacentes, de ses interlocuteurs
(qu'ils lui soient favorables ou défavorables).
Tout naturellement, cette façon d'écrire l'histoire de Walras
nous amène (lui-même ne manque pas de la faire) à comparer la
manière dont il fut accueilli en Suisse et, il faut bien le dire, rejeté
en France.
Le 16 décembre 1984 fut le cent-cinquantième anniversaire
de la naissance de l'économiste. Si Lausanne, qui, de son vivant,
lui avait attribué une chaire, fêta en grande pompe le centième
anniversaire de son arrivée sur les bords du Léman en 1971, les
milieux français, qui reçurent si mal ses idées, qui ne surent pas,
ou ne voulurent pas, lui trouver un poste d'enseignant dans son
pays d'origine, n'organisèrent rien, à notre connaissance. Mieux,
seuls les Eléments d'économie pure sont disponibles dans une maison
d'édition française : sa correspondance fut éditée par un Américain

1. La métaphore est de Vincent Degot, Réunion interne, CRG.


avec l'aide de l'Académie Royale des Pays-Bas, ses autres ouvrages ne
furent republiés que par une maison italienne.
Difficile de ne pas écrire cette biographie sur l'air allègre de
"aux grands hommes la patrie reconnaissante". Il est vrai que, sur ce
point au moins, le "cas" Walras est moins original que sur d'autres.
Tout ceci pourrait n'être qu'anecdotique, si Walras lui-même n'avait
voulu faire de son propre cas un cas exemplaire.
Si, en effet, la métaphore du traceur convient bien à Walras,
c'est qu'il ne manqua pas de laisser des rayonnages de traces derrière
lui.
Car le chercheur qui se trouve devant l'impressionnant aligne-
ment de cartons que constitue le fonds Walras (FWI) de la biblio-
thèque cantonale et universitaire de Lausanne, département des
manuscrits, est quelque peu effrayé : ce fonds contient 2718 brouil-
lons de lettres de Walras et 2674 lettres de correspondants, sans
compter les papiers divers — articles, livres, notes, etc. La monu-
mentale édition de William Jaffé ne comporte elle-même "que" 931
lettres de Walras (34% du fonds) et 720 lettres de correspondants
(24% du fonds). Il existe un autre fonds Walras à Lyon qui repré-
sente environ la moitié des collections vaudoises en volume.
Nombre de biographes, donc, doivent envier l'historien qui
s'intéresse à cet économiste. Il écrivait beaucoup, et conservait tous
les brouillons de ses lettres. Comme les réponses de ses correspon-
dants. Il prenait soin de classer ces différents papiers : durant l'été
1881 (il lui reste près de trente ans à vivre, et à écrire), il met de
l'ordre dans ses archives et celles de son père : 37 cartons, qu'il entre-
pose avec soin. Il déménage même en 1905 pour les installer plus
commodément : "Je suis toujours aux Brayères". explique-t-il à
Charles Gide, "mais je suis passé au 2è étage du pavillon de l'Ouest
au 3è du pavillon de l'Est où j'ai, avec une plus belle vue, un apparte-
ment plus tranquille et plus commode. Ma fille y sera à l'aise après
moi, grâce au transport que j'ai effectué de mes manuscrits, papiers,
brochures, etc, dans une belle mansarde où elle les tiendra, suivant
mes instructions, à la disposition des savants"1 . Agréable attention
à l'égard des historiens futurs. Pour être bien sùr de la conservation
de son fonds, Walras négocie avec l'Université de Lausanne. Ces
négociations n'aboutissent pas dans l'immédiat, c'est l'une des
raisons qui le poussent à se présenter au prix Nobel : le montant du
prix lui permettrait de s'offrir une petite maison dont le toit pourrait

1. Jaffé, 1587.
abriter en toute sécurité sa correspondance et ses oeuvres, sans
oublier celles de son père. Dernière délicatesse à l'égard de l'historien
futur, il rédige la biographie de ce dernier et la sienne propre.
Or ces deux biographies, dans la manière même dont elles furent
écrites, manifestent la "demande" de l'économiste. A une amie, il écrit
en effet : "Dans les musées et les galeries, les portraits m'intéressent
tout particulièrement. Je n'ai pas eu la prétention de nous peindre en
pied, mon père et moi. Mais j'ai tâché de retrouver ma plume de litté-
rateur pour faire deux croquis vivants se détachant sur ce fond : les
conditions de la philosophie et de l'économie politique et sociale
en France sous la Restauration, Louis Philippe et la Seconde Répu-
blique, et sous le Second Empire et la Troisième République"1 .
Deux portraits d'économistes situés dans un paysage institutionnel.
Il peut bien résumer alors son autobiographie d'une expression qui
lui est chère — "la lutte contre les situations acquises et l'incompé-
tence officielle". La correspondance elle aussi participe de cette
demande. Elle est organisée en effet pour porter témoignage, voire
pour constituer un dossier d'accusation. A Charles-Henri Vergé,
juriste de formation et éditeur des comptes rendus des séances et
travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques, Walras
dévoile ses intentions :

"Monsieur,
Dans la supposition que les historiens de l'économie politique
voudraient bien s'occuper de moi, je tiens à ce qu'il soit parfaitement
établi que, si je n'ai pas été un économiste français, cela n'a pas été
ma faute. A cet effet, je classe avec soin les documents relatifs aux
principaux épisodes de ma carrière; et, quand je m'absente de chez
moi, je les mets en sûreté chez un ami avec mes autres papiers impor-
tants"2 .

Par le volume des papiers laissés derrière lui. Walras serait déjà
un personnage original. Mais cette originalité est encore accentuée
par le fait que, plus que des papiers, ce sont des dossiers qu'il lègue
à la postérité. Plus exactement à un historien qui prendra en charge
sa mémoire et montrera, preuves fournies par Walras à l'appui,
comment les milieux français ont rejeté ses idées, ont tenté de
l'empêcher de se faire entendre.

1. Jaffé, 1615.
2. Jaffé, 806.

Licence eden-75-a07094b117ee4638-17a6399bb8c84c6b accordée le 08


juin 2020 à E16-00896799-Hassa,-Hassan
L'auteur de ce livre, faisant partie du Centre de Recherche en
Gestion de l'Ecole Polytechnique (CRG) n'a donc pas été tout à
fait dépaysé en travaillant sur les fonds laissés par Walras. Le cher-
cheur en gestion, en effet, doit en permanence s'interroger sur la
façon dont la demande, à lui exprimée par l'organisation dans la-
quelle il intervient, influe sur sa pratique, sur sa manière d'analyser
une situation dont il est lui-même partie prenante. Le CRG, qui
procède largement par "études cliniques" engageant le chercheur
sur le terrain, face à des demandes exprimées par divers interlocu-
teurs, a mis au point une pratique par laquelle l'intervenant sur le
terrain est confronté aux autres chercheurs du centre qui le contrai-
gnent à se situer par rapport à ces demandes.
D'une métaphore, on pourrait dire que ce travail est un peu à
l'étude clinique ce que l'approche psychanalytique des grands textes
littéraires est à la cure. En effet, la demande de Walras : décrire sa
carrière dans l'optique de ses démêlés institutionnels avec la France,
milieux officiels et économistes oriente fortement le chercheur. Or,
ne disposant bien souvent que du point de vue de Walras lui-même,
sans que des recoupements soient toujours possibles, il est parfois
difficile de se faire une idée très juste de la situation étudiée.
Néanmoins, qu'un personnage laisse derrière lui une montagne
de papiers divers, organisés en dossiers, attendant qu'un historien
vienne pour écrire sa biographie dans une optique bien particulière,
optique que lui-même a clairement indiquée en rédigeant son auto-
biographie, est étonnant. C'est la dernière facette, et non la moins
intéressante, du "cas" Walras.

Méthode.

A la lumière de ce qui vient d'être dit, précisons à nouveau la


démarche de ce livre.
Bien que quelques chapitres soient consacrés à montrer ce que
les idées de Walras doivent à son père, économiste fécond comme on
le verra, à décrire Walras un peu sous les traits du marginal novateur,
on s'est assez peu intéressé au processus social de production de ses
idées. Il ne s'agit donc pas tant de sociologie de la science que de
sociologie de la diffusion des idées. Qu'il nous soit permis d'évoquer
ici Max Weber : "le message de Mahomet tout comme celui de Yonadav
ben Rékhav ne peuvent "s'expliquer" si l'on fait d'eux le produit de
phénomènes démographiques ou de conditions économiques, bien
que leur contenu ait été fortement codéterminé par ceux-ci. Ils sont
par contre l'expression d'expériences et de desseins personnels. Mais
les moyens intellectuels et sociaux qu'ils utilisèrent, et le fait que
ce soit précisément ce type de création qui rencontra un tel succès,
ne peuvent se comprendre qu'en fonction de ces conditions de vie "1 .
Mutatis mutandis, cette optique est celle que nous avons retenue
pour traiter du cas Léon Walras.
Ce livre est donc focalisé, non pas tant sur les conditions so-
ciales de production d'une doctrine que sur le phénomène social de
sa diffusion, sur l'émergence d'une doctrine.
La méthode adoptée par cette étude s'inspire d'un modèle pré-
senté par R. Boudon2 et F. Bourricaud3 ; elle consiste à concevoir
l'intellectuel comme un producteur opérant sur un marché. Ici,
Walras est appréhendé comme le producteur d'une doctrine ayant
certaines caractéristiques propres dont son auteur joue pour essayer
de la diffuser auprès de tel ou tel groupe, sur tel ou tel marché.
Ce modèle, fiction simplificatrice éclairante, fait de l'émergence
réussie d'une doctrine la conséquence d'une adéquation entre une
offre et une demande, de son échec le résultat d'une inadéquation
entre cette offre et cette demande. Un tel modèle nous a paru pou-
voir nous aider à rendre compte d'une grande partie de la complexité
du phénomène étudié, en nous permettant notamment de mettre
en scène une multiplicité d'acteurs aux stratégies diverses, en un
mot comme nous l'avons dit. de nouer une intrigue.
Concrètement, il a fallu procéder en deux temps : construire
tout d'abord le paysage dans lequel apparaît puis émerge la théorie
walrassienne (première partie : Paysage). Pour ce faire, un état de
la demande a été dressé : nous avons mis en évidence l'existence
d'une demande sociale, nous avons ensuite isolé les éléments contra-
dictoires qui composaient cette demande sociale (chapitre 1): puis,
nous avons étudié l'offre, constituée par deux écoles rivales : l'école
libérale et l"'école historique" (chapitre 2). Il apparaissait à ce mo-
ment que les deux écoles répondaient bien à certains éléments de
la demande, mais pas à d'autres. La théorie walrassienne a alors été
présentée, en situation dans le paysage, avec l'idée qu'elle répondait
(ou essayait de répondre) aux éléments de la demande qui n'étaient
pas pris en compte par les deux écoles littéraires (chapitre 3). Nous

1. Le judaïsme antique, Max Weber, Pion, 1970, p. 121.


2. Effets pervers et ordre social, PU F, 1977.
3. Le bricolage idéologique, PUF, 1980.
avons conclu sur ce paysage en faisant apparaître un milieu nouveau
en tant que d e m a n d e u r vis-à-vis de l'économie politique : les ingé-
nieurs; milieu qui exprime la d e m a n d e de gestion à laquelle Walras
essaye de r é p o n d r e (chapitre 4). En un deuxième temps, une fois le
paysage esquissé, il convenait de décrire et d'analyser la stratégie
a d o p t é e par Walras p o u r faire émerger l'économie m a t h é m a t i q u e
(deuxième partie : itinéraire). La formation de Walras, ses "années
d'apprentissage" était bien sûr essentielle à évoquer, car elle marque
de son e m p r e i n t e le choix stratégique (chapitre 5). Il était intéressant
d ' é t u d i e r avant d ' e n venir à l'émergence dans les milieux scientifique
et gestionnaire, la façon d o n t Walras essaya de s'appuyer p o u r cette
émergence sur le milieu politique : c o m m e n t il réussit à obtenir un
poste en Suisse (chapitre 6), c o m m e n t il échoua dans une tentative
similaire en France (chapitre 7); et quels enseignements pouvaient
être esquissés à partir de la comparaison entre France et Suisse
(chapitre 8). C'est alors que nous avons pu décrire la stratégie adop-
tée par Walras, professeur à l'Académie puis à l'Université de Lau-
sanne, p o u r faire émerger l ' é c o n o m i e m a t h é m a t i q u e au plan interna-
tional et en France (chapitre 9). Enfin, il fallait m o n t r e r brièvement
ce que la postérité a r e t e n u de son oeuvre (chapitre 10), avant de
conclure.
Précisons la chose en m o n t r a n t en quelques phrases c o m m e n t la
situation de Walras, ses " a v e n t u r e s " peuvent être éclairées selon nous.
En France au XIXè siècle, c o m m e dans les autres pays euro-
péens, se développe l'enseignement de l'économie. Il semble que ce
t y p e d'enseignement soit généré presque s p o n t a n é m e n t par le corps
social si l'on en juge par la floraison de cours libres qui ont lieu un
peu p a r t o u t en France, assurés par des amateurs. Le père de Walras
est l'un d'eux. Cet enseignement par ailleurs est introduit dans les
facultés, et, officiellement du moins, dans les lycées et les écoles
primaires. Il semble bien, à é t u d i e r les discours, les articles. les décla-
rations gouvernementales, que l'on puisse employer l'expression :
" d e m a n d e sociale".
Mais la d e m a n d e sociale est, par nature, une demande vague. Ne
le serait-elle pas, elle serait la d e m a n d e de tel ou tel groupe, de telle
ou telle institution. On peut supposer qu'elle émane donc d'instances
sociales diverses c o m m e une cristallisation des demandes de ces
diverses instances. Cette cristallisation a les contours imprécis d'une
sorte de compromis. C'est que les instances sociales ont des notions
précises sur leurs attentes propres, qui ont par contre toute chance
d'être largement contradictoires entre elles (d'une instance à l'autre).
ou au moins difficilement conciliables. La cristallisation de ces
attentes en une "demande sociale" n'est donc le plus souvent qu'un
accord apparent sur une expression, une idée vague. La "demande
sociale" est, par nature, un malentendu.
La tâche d'un chercheur, sur un exemple précis, est alors de la dé-
construire : dégager les différents éléments qui la composent, montrer
les contradictions profondes qui existent entre ces divers éléments.
Au regard du problème Walras, il nous a paru que la "demande
sociale" s'exerçant sur les théories économiques pouvait se décompo-
ser en trois éléments distincts et largement contradictoires entre eux.
Premier type de demande : la demande portée par le milieu uni-
versitaire, la demande académique ou universitaire. Ce milieu est
structuré par des critères d'évaluation, des normes de jugement qui
lui sont propres. Certains travaux parlant d'économie ne sont pas
considérés comme sérieux s'ils ne répondent pas aux normes. Ils sont
alors qualifiés de "journalistiques". Une nouvelle théorie, si elle
entend se présenter sur le marché universitaire, doit donc se situer
par rapport à ces normes, préciser par exemple son rapport à la
tradition, répondre à un certain style, offrir la possibilité de "puzzles"
pour reprendre la notion de Kuhn. La Théorie générale de Keynes a
fourni un magnifique puzzle avec le concept du multiplicateur. Les
théories marginalistes, dont celles de Walras et surtout de Jevons, ont
permis de construire les premiers indices des prix un tant soit peu
utilisables.
Mais à l'époque de Walras, le milieu universitaire des écono-
mistes n'existe pas. Avant la fin des années 1870 en France, le titre
d'économiste ne signifie rien ou presque. Notamment, il ne sanc-
tionne aucune formation précise : tout individu qui a lu un ou deux
livres d'économie, Smith et Say souvent, peut se dire économiste.
Ce sont généralement des publicistes, un peu hommes d'affaires et
quelquefois enseignants occupant les rares chaires existant alors.
Plutôt un groupe de pression, comme on le verra, qu'un milieu uni-
versitaire.
La situation évolue lorsque l'économie politique entre dans les
facultés de droit, puis lorsqu'est créée une agrégation d'économie.
Alors se constitue véritablement un milieu universitaire, mais à
l'ombre de la longue tradition du milieu juridique. Dans ces condi-
tions, on le devine aisément, ce n'est que très lentement que l'écono-
mie en France conquerra son autonomie par rapport au droit. Quant
à une théorie économique de nature mathématique, elle rencontrera
dans son développement une opposition lourdement structurée.
La deuxième des demandes auxquelles doit répondre une
théorie économique est de nature idéologique.
Elle est très forte à l'époque, mais ce sera sans doute l'un des
effets de l'apparition des théories marginalistes à caractère mathé-
matique, que de la reléguer par la suite au second plan. Elle subsiste
pourtant.
Durant le XIXè siècle, de révolution en révolution, les débats
sur l'organisation profonde de la société sont vifs. Tradition libérale
et tradition socialiste s'opposent avec une rare violence sur la répar-
tition entre les sphères d'intervention propres à l'individu et à l'Etat.
L'économie politique, par ses prescriptions en matière d'impôt, en
matière d'organisation de la propriété, est partie prenante de ce
débat. Une théorie économique nouvelle ne peut pas ne pas se situer
par rapport aux deux camps opposés.
Le troisième type de demande pouvant être adressé à une théo-
rie économique, nous l'avons qualifié de demande technique ou
demande de gestion.
Il émane essentiellement des organisations, publiques ou privées.
Il s'agit de problèmes concrets, appelant des décisions qu'il faut
éclairer, ou souvent justifier a posteriori. Comment fixer un tarif de
chemins de fer ? Vaut-il mieux construire une route ou un canal ?
Faut-il stabiliser le cours de la monnaie, à quel niveau et comment ?
Faut-il aligner le montant des contrats d'assurance sur le taux d'in-
térêt ? Quelques exemples de problèmes qui se posent aux organisa-
tions à l'époque de Walras. Après le temps des petites entreprises
à haut niveau de natalité et de mortalité, vient le temps de la montée
des organisations. Les décisions sont alors moins clairement dictées
par le marché ou la routine. Il faut imaginer les structures de l'orga-
nisation, rationaliser le processus de prise de décision. L'homme qui
est au coeur même de ces problèmes est l'ingénieur. Sa place est de
plus en plus prépondérante au sein de l'organisation. Sa demande est
de nature technique : sa formation l'entraîne à vouloir prendre une
décision économique comme l'on construit un pont. Cournot, déjà,
en avait pris conscience qui, parlant de sa première tentative d'écono-
mie mathématique de 1838, écrivait quarante ans plus tard : "Je
comptais surtout sur un nombre honnête de lecteurs dans un siècle
où l'on étudie surtout les mathématiques pour être ingénieur et où
l'on recherche surtout l'état d'ingénieur en vue de se faire admettre
sur un bon pied dans les grands entreprises qui donnent la richesse"' .
décideur qui, par nature, est un "décideur pressé"' , l'économie
1. Revue sommaire des doctrines économiques. Hachette, 1877.
La révolution marginaliste, c'est probablement là qu'il faut la cher-
cher : dans l'invention de modèles de gestion à l'intention des ingé-
nieurs. Eux seuls étant formés au maniement de ces modèles. Depuis
lors, une théorie économique nouvelle doit, pour réussir, répondre
aux problèmes de gestion que rencontre son époque mieux que les
théories anciennes.
Dans ce triple schéma peut sans doute se lire la triple articula-
tion de l'économie politique selon Walras : économie pure (aspect
avant tout scientifique), économie appliquée (aspect technique de
gestion), économie sociale (réorganisation de la société à partir de
la théorie économique). Surtout, la construction de ces trois de-
mandes découle directement de la lecture exhaustive de la corres-
pondance de Walras : il est clair que, pour diffuser ses idées, Walras
s'adresse à plusieurs types d'interlocuteurs bien sériés : économistes
ou scientifiques (il écrit notamment au plus grand mathématicien
de l'époque — Poincaré - pour obtenir sa caution), hommes poli-
tiques et ingénieurs, réformateurs sociaux, etc. Or, de façon très
nette, il mobilise des arguments différents selon l'interlocuteur
auquel il s'adresse. C'est à partir du croisement entre les types d'in-
terlocuteurs et les types d'arguments mobilisés par Walras que nous
avons construit, presque "naturellement" à la lecture de la Corres-
pondance, la typologie des trois demandes. Et cette typologie permet
de reconstruire la cahotante diffusion de la théorie walrassienne.
Sur le plan universitaire, Walras, qui met l'accent sur la nature
mathématique de sa conceptualisation, se heurte à un milieu d'éco-
nomistes littéraires.
Sur le plan idéologique, les idées socialisantes qu'il développe
(son idée de supprimer tous les impôts et de nationaliser les terres,
l'Etat devant tirer ses recettes de la seule rente foncière), heurtent
un ordre social attaché au libéralisme et se sentant menacé par les
idées socialistes.
Sur le plan de la gestion par contre, Walras répond infiniment
mieux que ses prédécesseurs littéraires aux demandes techniques
émanant des ingénieurs occupants de plus en plus les postes de
gestion au sein des organisations publiques et privées.
La radicale originalité de l'économie par rapport aux autres
sciences sociales, selon nous, provient sans doute de l'élaboration
de modèles techniques de gestion. On n'insistera jamais assez sur
l'importance qu'eut l'économie post-walrassienne à cet égard. Au

1 Pour reprendre une expression de M. C. Riveline in Nouvelles approches des processus


décisions : les apports de la recherche en gestion, Futuribles, decembre 1983.
fournit des modèles d'aide à la décision, des paramètres simples
d'évaluation des choix : une légitimation de ces choix d'allure
scientifique. On ne peut aujourd'hui parler d'économie et passer
sous silence le calcul économique. Il naquit en partie avec la théori-
sation walrassienne, poursuivant les travaux de Cournot et de Dupuit.
S'il faut affirmer l'importance des deux dimensions, idéologique et
scientifique, comme composantes de l'originalité radicale de l'écono-
mie, il importe de ne pas oublier la troisième dimension : depuis
Walras (pour prendre un point de repère simple). la science écono-
mique est une extraordinaire machine à simplifier le réel à l'intention
des décideurs. Parmi les sciences sociales, elle seule semble-t-il par-
vient à jouer ce troisième rôle.
Il nous a paru que cette troisième dimension, propre à la disci-
pline économique, émergeait avec Walras et que cette émergence
expliquait l'échec à court terme rencontré par l'économiste dans la
diffusion de sa pensée, et sa réussite à long terme. C'est en tous cas
ce que ce travail essaiera de montrer.
La mise en évidence de cette troisième dimension, essentielle,
de la discipline économique doit beaucoup aux travaux menés dans
les organisations par le Centre de Gestion Scientifique de l'Ecole
des Mines de Paris (CGS) et le Centre de Recherche en Gestion de
l'Ecole Polytechnique (CRG). Les deux centres se sont en effet
interrogés sur le statut du calcul économique dans les processus de
décision au sein des organisations1 . Ce travail peut être considéré
en partie comme un des aspects archéologiques de ces interrogations.
Cependant, comme nous le disions plus haut, l'enjeu de ce
travail n'est pas seulement de nature archéologique. La mathémati-
sation du social est un vieux rêve, que l'on trouve déjà à la fin du
XVIIè siècle et qui se transmet ensuite de génération en génération :
Fermat, Pascal, Bernoulli, Condorcet, Laplace, etc. Or. s'il n'est guère
de science que du mesurable, peu de choses se mesurent dans l'hu-
main, hormis le monde de la production, du commerce et de l'argent.
Parvenir à trouver des lois mathématiques dans ce domaine serait
commencer à aligner les sciences sociales sur les sciences de la nature,
mises en ordre depuis Newton surtout. C'est ce que Walras. après
Cournot et avant Pareto, son disciple et son successeur à Lausanne,

1. Voir n ot a m ment : GRETU (Groupe de Réflexion sur l'Economie des Transports Ur-
bains), Une étude économique a montré . . . , Mythes et réalités des études de transports,
Cujas, 1980. Voir aussi : Le calcul économique ou de l'utilisation des modèles irréalistes,
Fixari D., 1977.
essaie de faire. En ces temps de perplexité et de crise, les interro-
gations des comptables nationaux et des modélisateurs montrent
que ce rêve, mathématiser le social, en faire une science rigoureuse,
n'est pas mort. Il n'est pas indifférent de savoir comment il naquit.
Et de s'interroger sur la façon dont l'émergence de l'économie
mathématique pèse encore sur le statut de la discipline. Cette interro-
gation apparaît en filigrane de ce travail.
Mais revenons à notre histoire . . .

Matériaux.

Le premier matériau utilisé est la Correspondance éditée par Jaffé.


Il faut signaler que les lettres de Auguste Walras à Léon, qui ont été large-
ment citées, surtout dans le chapitre biographique (chapitre 5), ne figurent pas
dans l'édition de Jaffé. Elles ont été publiées par Georges Renard.
Sur Walras à Lausanne, les fonds des Archives Cantonales Vaudoises ont
été consultés. Il y existe un fonds Walras, ainsi qu'un dossier de l'Agence Télé-
graphique Suisse concernant l'économiste.
Au plan bibliographique, il existe un ouvrage de référence, celui de M.
Boson : Léon Walras, fondateur de la politique économique rationnelle, Paris,
Librairie générale de droit et de jurisprudence/ Lausanne, Rouge, 1951. L'ou-
vrage est antérieur à l'édition de la Correspondance, qui jette des éclairages
nouveaux sur plusieurs points importants. Des ouvrages plus récents ont paru
depuis, postérieurs au travail de Jaffé, adoptant le plus souvent les canons de
l'histoire de la pensée économique, avec ce qu 'elle implique de rigueur et d'érudi-
tion. Celui de J. Wolff : Les grandes oeuvres économiques, tome III. Walras;
Pareto, Paris, Cujas, 1981, comporte, en plus d'une analyse de l'ensemble de
l'oeuvre de Walras, une excellente bibliographie et une biographie de l'écono-
miste à laquelle nous nous permettons de renvoyer le lecteur, d'autant qu'elle
présente une image de Walras assez différente de celle que nous en donnons.
L'autre ensemble de matériaux utilisés concerne les économistes contem-
porains de Walras. Le corpus retenu, outre les livres, est essentiellement constitué
par les collections du Journal des économistes (J des E) et de la Revue d'écono-
mie politique (REP). Pour les questions touchant à l'enseignement de l'écono-
mie, notamment dans les facultés de droit, nombre de documents viennent de
la Revue internationale de l'enseignement.
PREMIÈRE PARTIE

Paysage

Dans cette première partie sera mis en place le paysage de l'éco-


nomie politique à l'époque où Walras conçoit et essaie de diffuser
son système. On étudiera la demande adressée à l'économie politique,
et l'offre théorique qui se propose de répondre à cette demande. On
verra comment l'économie walrassienne s'insère dans ce paysage1 .

1. Sur la notion de Paysage, voir H. Dumez, Etude sur la constitution d'un paysage fami-
lier : l'économie et l'économiste. Le cas Walras, à paraître dans Y Année sociologique,
1985.
Chapitre 1

LA DEMANDE

"Eh ! sans doute, parmi ces dames, se discute


Say. ou Bentham".
Eugène Oniéguine. XLII.

1/ L'HYPOTHESE DE LA DEMANDE SOCIALE.

Situer le paysage dans lequel va paraître la théorie walrassienne


suppose que l'on s'intéresse à la d e m a n d e qui peut exister à cette
époque vis-à-vis de l'économie politique. Un indicateur de l'existence
d'une telle d e m a n d e peut se lire dans le d é v e l o p p e m e n t que connaît
d u r a n t t o u t le XIXè siècle l'enseignement de la discipline. On se
centrera ici sur la France.
Il semble q u ' u n m o u v e m e n t puissant et c o n t i n u multiplie les
chaires et les cours t o u t au long du siècle. On peut le suivre à travers
la description q u ' e n fait Emile Levasseur, normalien littéraire initia-
teur de la géographie é c o n o m i q u e , dans un article tiré de sa c o m m u -
nication à la société d ' é c o n o m i e politique de Paris le 6 n o v e m b r e
1882 : "résumé historique de l'enseignement de l'économie politique
et de la statistique"! . A b o n d a m m e n t cité dans l'exposé qui va suivre,
il est néanmoins complété par d ' a u t r e s sources.
Bien que l'histoire de la pensée é c o n o m i q u e française com-
mence bien avant la Révolution, l'enseignement de la discipline ne
semble s'inaugurer qu'avec elle. C o n d o r c e t en effet cite l ' é c o n o m i e

1. Voir J. des E.. Levasseur, 1882.


politique dans son célèbre rapport sur l'éducation. En 1795, lorsque
la Convention crée par décret l'Ecole Normale, elle y place un cours
d'économie confié au mathématicien Vandermonde (Emile Levasseur
qui par la suite assurera le même cours dans le même établissement,
n'en fait pas mention). Ce cours relevait en fait d'un projet plus vaste
puisque, par une loi du 3 Brumaire an IV, la Convention avait prévu
la création d'une Ecole des Sciences économiques. Celle-ci ne vit
jamais le jour et le cours de l'Ecole Normale fut bientôt supprimé.
L'Empire est un intermède. Si en effet Jean-Baptiste Say fait
paraître son célèbre Traité en 1803, sous le Consulat, il entre vite en
conflit avec la politique économique impériale. Napoléon, en ce
domaine comme en d'autres, prise peu les idéologies et Say se fait
manufacturier en province.
La chute de l'Empire le trouve en cet état et la Restauration le
fait, elle, professeur au Conservatoire des Arts et Métiers. Cet établis-
sement n'avait été conçu au départ que comme un musée de l'indus-
trie. Mais Decazes, ministre libéral, préoccupé d'éducation populaire,
fait signer au roi l'ordonnance du 26 Septembre 1819, dont l'article
premier est ainsi rédigé : "il sera établi au Conservatoire des Arts et
Métiers un enseignement public et gratuit pour l'application des
sciences aux arts industriels". Trois professeurs sont nommés le
2 Décembre 1819 : le baron Charles Dupin pour un cours de méca-
nique, Clément Desormes pour la chimie industrielle et Jean Baptiste
Say pour l'économie industrielle. La dénomination de cette dernière
chaire est imposée par le pouvoir: au regard bien sûr de la vocation
industrielle du Conservatoire, mais aussi parce que le mot "politique"
dans l'expression "économie politique" fait peur.
Que l'on nous permette de nous interrompre pour suivre un
instant le devenir de cette chaire. Say l'occupe jusqu'en 1831, date à
laquelle il est nommé au Collège de France. Son successeur, Adolphe
Blanqui, bien qu'il soit le frère du révolutionnaire milite pour les
idées libérales de Say. Il traverse les régimes politiques et meurt en
1856. Le Second Empire est alors antilibéral et laisse donc s'éteindre
la chaire. Il existe pourtant à cette date un cours de législation
industrielle fait par un autre libéral qui parfois laisse dériver son
cours vers les eaux, dangereuses à l'époque, de l'économie politique.
Pour le contrer, le Second Empire a créé un cours d'administration
et de statistique industrielles confié à un protectionniste sûr. Or.
coup de théâtre, dans les années 1860, le Second Empire se fait
libre-échangiste. Les répercussions ne tardent pas à atteindre le
Conservatoire : en 1864, le cours de législation industrielle du libéral
Wolowski devient cours d'économie politique et de législation indus-
trielle. Sept ans plus tard. Emile Levasseur, autre libéral, lui succède.
La Troisième République complètera l'enseignement d'économie
du Conservatoire en 1881 par un cours de droit commercial.
Ce détour avait pour but de montrer deux choses sur lesquelles
nous reviendrons : tout au long du XIXè siècle, les différents régimes
politiques s'intéressent tous à l'enseignement de la discipline, quoi-
qu'avec des arrière-pensées diverses.
Nous avions quitté Say en 1831 alors qu'il était toujours pro-
fesseur au Conservatoire. Mais à cette date, le régime de Juillet le
nomme professeur au Collège de France. Court professorat puisqu'il
meurt en 1832. Il inaugure pourtant une longue tradition d'ensei-
gnement de l'économie dans cette institution. La nomination des
professeurs, après lui, se fait suivant un processus quelque peu
compliqué. En effet, les libéraux de la Monarchie de Juillet ont
rétabli l'Académie des Sciences morales et politiques dont une des
cinq sections est celle d'économie politique et de statistique. Cette
section présente un candidat pour la chaire du Collège à pourvoir.
Parallèlement, le Collège en présente un également et le ministre
choisit entre les deux. A la mort de Say, l'Académie présenta son
gendre, Charles Comte, et le Collège Rossi. Guizot, alors ministre,
choisit ce dernier. Le fait que les deux hommes fussent amis per-
sonnels joua un rôle sans doute non négligeable.
1848 est une date importante pour la chaire du Collège. Elle est
occupée à l'époque par un libéral libre-échangiste, Michel Chevalier,
qui ne ménage pas ses critiques à l'égard d'une république interven-
tionniste et socialisante. Le 8 Mars 1849, soit peu de temps après la
Révolution de Février, un décret institue l'Ecole d'Administration
ancêtre de l'actuelle ENA. Il est alors prévu que le Collège lui serve
de préparation. On y crée cinq chaires : économie générale et sta-
tistique de la population; économie des travaux publics; économie
des finances et du commerce; économie de l'agriculture; économie
des mines, usines, arts et manufactures. On remarque que l'économie
politique a disparu : la République s'est débarrassée de Chevalier,
faisant un chômeur de plus. Pour peu de temps il est vrai. En 1852,
il entre au Conseil d'Etat puis, lorsque le Second Empire se fait
libre-échangiste, devient conseiller économique de l'Empereur. C'est
lui qui propose le traité franco-britannique, le négocie et le signe.
En 1864, il retrouve sa chaire au Collège. Advient la Troisième
République : elle tolère Chevalier, se contentant de le tenir à l'écart.
Sa succession est typique de ce qui se passe au Collège durant
cette période. Vers 1878, sentant l'heure de la retraite approcher,
Chevalier se fait suppléer par son gendre Paul Leroy-Beaulieu. Par
précaution, il a fait nommer celui-ci membre de l'Institut quelques
années auparavant. On ne s'étonnera donc pas qu'en 1879 Paul
Leroy-Beaulieu soit présenté pour succéder à son beau père à la fois
par le Collège et l'Institut. Or. dans des circonstances qui seront
précisées par la suite, Walras a fait acte de candidature auprès du
directeur de l'enseignement supérieur du ministère. Leroy-Beaulieu
est élu bien évidemment, et Walras commente : ''l'homme qui sup-
plée en ce moment M. Michel Chevalier, M. Leroy-Beaulieu est un
homme distingué. Ce n'est pas du tout un professeur d'économie
politique. Il n'a pas fait les études de principes pour cela. Son Traité
de finance est une compilation qui manque absolument de critique
parce qu'il manque absolument de doctrine. Ce n'est qu'un journa-
liste qui se dépense dans deux ou trois journaux ( . . . ) l'Economie
française, le Journal des Débats, la Revue des deux Mondes. Un
journaliste n'est pas un professeur. Mais le Collège de France et
l'Institut n'en sont pas à faire cette distinction. M. Leroy-Beaulieu
qui n'est arrivé à l'Institut et au Collège de France que comme gendre
de Michel Chevalier, comme M. Baudrillart était gendre de M. Say,
comme Léon' était neveu par alliance de M. Wolowski, comme M.
Frédéric Passy est neveu de M. Hippolyte Passy, sait pourtant plus
d'économie politique que MM. Baudrillart. Levasseur et Frédéric
Passy qui n'en savent pas du tout. A côté d'eux il est un aigle"2. Le
texte est évidemment tactique pour Walras, les faits allégués n'en
sont pas moins avérés. A l'époque, un professeur du Collège de
France se fait suppléer, quelquefois durant des années entières,
et son suppléant possède ainsi lors de la succession un avantage
certain sur ses concurrents3.
En 1882, on a donc au Collège de France une chaire d'économie
politique occupée par Leroy-Beaulieu et une chaire d'histoire des
doctrines économiques occupée par Emile Levasseur.
Le Second Empire, en la personne d'un de ses plus célèbres
ministres, Victor Duruy, envisagea aussi de faire enseigner l'écono-
mie politique au sein de l'institution qu'il avait créée par le décret
du 13 Juillet 1868, l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE). En

1. Léon Say, H.D.


2. Jaffé, 453, note 3.
3. Voir Clark (Terry Nichols), 1973
effet, le décret du 30 Janvier 1869 annonçait la création d'une sec-
tion de sciences économiques et le règlement intérieur de la section
figurait en annexe du décret. Le programme devait contenir des
questions d'économie politique, d'étude des institutions écono-
miques, de droit public et administratif, de finances publiques. A
l'imitation des "séminaires" pratiqués alors dans les universités
allemandes et fort admirés, les élèves devaient travailler par groupes.
Malheureusement. le ministre "tomba" avant la discussion de son
projet : celui-ci fut rejeté.
En 1868 toujours, on trouve un cours d'économie politique à
l'Ecole Normale. Le directeur, Bouiller, prie Emile Levasseur de bien
vouloir organiser cet enseignement : le cours est facultatif et gratuit.
Il a lieu le dimanche, jour de repos des élèves, ou le soir à la veillée.
Il rassemble pourtant, selon les années, entre dix et vingt élèves.
Levasseur leur déclare : "s'il est bon que tout homme éclairé ait
quelques notions de ces vérités pour se former un jugement juste
dans les questions sociales, il est indispensable, c'est du moins ma
conviction, qu'un professeur de philosophie et un professeur d'his-
toire en soient pénétrés, le premier parce que les lois de l'économie
politique sont étroitement liées aux lois de la morale sociale qu'il
a mission d'enseigner, l'autre parce qu'elles sont, surtout pour les
temps contemporains, la lumière d'un grand nombre de faits et
d'institutions".
Au moment où la France change une nouvelle fois de régime
pour connaître sa troisième république, l'économie politique est
donc enseignée au Conservatoire des Arts et Métiers, au Collège de
France, et elle est solidement présente à l'Académie des sciences
morales et politiques. La discipline, malgré les intermèdes anti-
libéraux de la Seconde République du Second Empire, est dominée
par l'école libérale héritière de J. B. Say.
Le grand oeuvre des républicains sera l'introduction de l'ensei-
gnement de l'économie politique dans les facultés de droit (ou
plutôt sa généralisation, car Duruy, encore lui, l'avait introduit dans
la faculté de droit de Paris).
Le projet remontait loin dans le temps, et il manifeste, lui aussi,
une certaine continuité entre les différents régimes politiques.
Le ministre Decazes, ministre libéral de la Restauration que l'on
a vu nommer Say au Conservatoire, avait déjà prévu de créer en
même temps une chaire d'économie politique à la faculté de droit
de Paris. Il était sur le point de réaliser le projet lorsqu'il fut renversé.
Sous Louis-Philippe, M. de Lafarelle le reprit dans un mémoire
présenté à l'Académie des Sciences morales et politiques, avec cette
argumentation : "la théorie économique, ainsi amenée au rang des
connaissances populaires, voilà le plus puissant auxiliaire qu'il nous
soit possible de donner à la religion et à la morale". Le ministre de
l'époque fit faire une étude en Allemagne sur l'enseignement des
sciences administratives et camérales, et donna son accord. Le
projet devait être présenté aux Chambres en Février 1848. La Révo-
lution du même nom empêcha qu'on en discute.
Victor Duruy, libéral sous l'Empire, formula un nouveau projet,
plus vaste que les précédents, touchant les facultés de droit et l'EPHE.
Dans les facultés de droit, le ministre avait pour intention de créer
une section nouvelle, section des sciences politiques et administra-
tives. Le texte vint en discussion au Conseil d'Etat le 17 Juillet 1869.
Un moment plus tôt, Duruy avait été renversé et le projet fut re-
poussé.
Vint alors la Troisième République. En 1872, nouveau projet,
de Paul Bert cette fois. Il prévoyait la création d'Universités groupant
trois types de facultés : lettres, sciences, sciences économiques et
politiques et sept types d'écoles (droit, médecine, etc.). Une faculté
de sciences économiques se composait de trois sections : sciences
économiques, sciences politiques, sciences législatives. Sept chaires
composaient la section d'économie politique : deux d'économie
politique proprement dite, une de statistique, une d'histoire des
doctrines, une d'économie industrielle, une d'histoire de l'industrie,
une enfin d'histoire du commerce et de l'agriculture. Le projet,
dédié à Gambetta ne fut jamais présenté au parlement, son auteur
estimant qu'il n'avait aucune chance d'être voté. C'est finalement
par un décret de 1877 qu'est créée une chaire d'économie politique
par faculté de droit. On compte ainsi en 1882 quinze cours d'écono-
mie politique dans les facultés de droit auxquels il faut ajouter cinq
cours ayant lieu dans les facultés libres.
Mais il existe d'autres établissements d'enseignement supérieurs
où existent des cours d'économie politique.
La première école d'ingénieur à en accueillir un est celle des
Ponts et Chaussées. Joseph Garnier, beau-frère d'Adolphe Blanqui,
rédacteur en chef du Journal des Economistes, secrétaire de la
Société d'Economie politique, membre de l'Institut, y est nommé
professeur en 1846. Il est essentiellement connu pour ses Eléments
d'économie politique (1845). Dunoyer, autre économiste, les caracté-
rise ainsi devant l'Académie des Sciences morales et politiques : "je
me plais à reconnaître que la science y est très habilement résumée
et qu'ils se distinguent par une très grande o r t h o d o x i e scientifique".
Rien à craindre donc p o u r les élèves des Ponts, la doctrine qui leur
est enseignée ne pêche pas par originalité. En 1881. Baudrillart
remplace Garnier. Son sujet de prédilection est l'étroite parenté
entre l'économie politique et la morale. A la m ê m e date, Emile
Cheysson, qui lui est ingénieur des Ponts, inaugure un cours de
statistiques. En 1885, ce dernier, déjà professeur à l'Ecole libre des
Sciences politiques' , est n o m m é professeur à l'Ecole des Mines de
Paris.
L'Ecole P o l y t e c h n i q u e p o u r sa part est la dernière à recevoir un
tel enseignement. P o u r t a n t , en 1852, le Conseil des Ponts et Chaus-
sées en avait réclamé la création. Ce n'est q u ' a u début du XXè siècle
que Colson, successeur de Baudrillart aux Ponts, m e n a n t une double
carrière dans son corps d'origine et au Conseil d ' E t a t , sera chargé
de transmettre la théorie é c o n o m i q u e aux jeunes polytechniciens,
parmi lesquels Jacques Rueff.
Si les projets étatiques ne sont jamais parvenus à m e t t r e sur
pied u n complexe de sciences politiques, é c o n o m i q u e s et administra-
tives, l'initiative privée, elle, a réussi à le faire. Sur un appel de Taine
en effet, au lendemain de l ' e f f o n d r e m e n t de 1870-71, B o u t m y crée
l'Ecole libre des Sciences politiques. De 1873 à 1877, on y trouve
u n cours d'histoire des doctrines é c o n o m i q u e s puis Cheysson inau-
gure en 1882 un cours d ' é c o n o m i e appliquée. Emile Levasseur est
ensuite chargé d'enseigner la statistique et Paul Leroy-Beaulieu les
finances publiques.
Autre type d'établissement : l'Ecole supérieure de C o m m e r c e ,
fondée en 1820 par un groupe de libéraux de renom (Laffitte, Périer,
etc.). On y organise cinq ans plus tard un cours d'histoire et d ' é c o n o -
mie industrielle. Joseph Garnier y est b i e n t ô t professeur. L'école
dépend à partir de 1869 de la chambre de c o m m e r c e de Paris qui ne
s'en c o n t e n t e guère : elle la complète en 1881 par les Hautes Etudes
Commerciales. Frédéric Passy et Courcelle-Seneuil en sont les deux
enseignants d ' é c o n o m i e politique, mais divers autres cours enri-
chissent la formation des élèves : entre autres celui de Paul Leroy-
Beaulieu sur les budgets comparés de plusieurs Etats.
L ' é c o n o m i e politique a donc peu à peu conquis l'enseignement
supérieur : facultés, écoles d'ingénieurs, écoles de c o m m e r c e , etc.
Mais la discipline acquiert d ' a u t r e s audiences et pénètre dans le
secondaire et le primaire.

1. Depuis 1882.

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En 1880 en effet, sous le ministère Ferry, elle est intégrée dans les
programmes de la classe de philosophie au niveau des lycées. Un cours
est à nouveau organisé à l'Ecole Normale qui forme les professeurs de
philosophie. Il est confié à Courcelle-Seneuil (Walras avait caressé un
moment l'espoir de se le voir attribué. S'il n'était pas ancien élève,
Courcelle-Seneuil ne l'était pas non plus). Mais ce dernier est un
piètre professeur et les élèves, surchargés de travail par ailleurs, finis-
sent par délaisser complètement cet enseignement. Mal formés donc,
souvent peu intéressés, les professeurs de philosophie relèguent l'éco-
nomie politique dans cette partie du programme que l'on est censé
faire en fin d'année et que l'on ne fait jamais, faute de temps.
Quant à l'école primaire, dès 1846, de Lafarelle avait proposé
qu'on l'y introduisît : "il y avait un point hors de doute", commente
Levasseur dans son articlel, "c'est que des instituteurs possédant des
idées justes sur la matière économique rendraient un service à l'ordre
social en faisant pénétrer ces idées dans le peuple des villes et des
campagnes". Il semble que le mouvement soit issu en partie de la
base puisque, en 1872, c'est le Conseil Général de l'Oise qui souhaite
l'introduction de l'économie politique dans les programmes de
l'école normale de son département. En 1874, il est suivi dans son
initiative par le Conseil Général de Seine et Oise, et le mouvement
s'étend. Ainsi des notions économiques apparaissent-elles dans les
écoles primaires, reprenant le programme des lycées :
— production de la richesse. Les agents de la production : la ma-
tière, le travail, l'épargne, le capital, la propriété;
— circulation et distribution des richesses. L'échange, la monnaie,
le crédit, le salaire et l'intérêt;
— consommation de la richesse : consommations productives et
improductives. La question du luxe. Dépenses de l'Etat. L'impôt.
Le budget. L'emprunt;
Ce n'est pas sans raison, on le voit, que ces notions sont pré-
sentées aux élèves durant les cours d'instruction morale et civique.
Et le succès de l'économie politique déborde largement le
système officiel d'enseignement : conférences publiques et cours
populaires se multiplient.
Il faut citer ici le nom de Frédéric Passy surnommé "l'apôtre
de l'économie politique". Jusqu'au traité de commerce franco-
anglais, le Second Empire ne l'avait pas autorisé à enseigner. Puis
en 1860-61, il fait un cours libre à Montpelliers. De 1861 à 1865,

1. J. des E., Levasseur, 1882.


il se déplace à Bordeaux puis à Nice. 1865-66, il est à Paris, à l'Ecole
Turgot, où il enseigne en compagnie de Garnier, Baudrillart, Batbie,
Courcelle-Seneuil, Levasseur, Wolowski, Paul Coq (futur concurrent
de Walras à la chaire de Lausanne). Peu à peu, les cours libres se
multiplient, organisés par des associations de tout genre : philo-
technique, polytechnique, union de la jeunesse à Paris, société pour
l'enseignement professionnel du Rhône, société industrielle de
Saint-Quentin, etc. Le père de Walras en fait un à Pau, nous y revien-
drons. A l'époque, ces cours sont tenus pour très importants car
gratuits et s'adressant à tous et particulièrement, précise Levasseur,
à "une classe de la population que la société a le plus grand intérêt
à éclairer sur ces matières".
Ce qui frappe au regard des éléments qui viennent d'être fournis
sur le développement des enseignements d'économie politique en
France au XIXè siècle, c'est la continuité de ce développement
malgré, on l'a vu, les fluctuations politiques. Certes, selon que le
nouveau régime politique est libéral et libre-échangiste ou plus inter-
ventionniste, le contenu de la discipline semble devoir se modifier :
lors de la discussion du budget rectifié de 1848, Reynaud précisa
qu'il s'agissait de "remplacer l'économie politique monarchique et
constitutionnelle par une économie politique républicaine". Quel-
ques temps auparavant, un ministre déclarait à Rossi : "nous inaugu-
rons un régime politique nouveau, il nous faut une économie poli-
tique nouvelle". A quoi Rossi répliqua : "vous tombez bien mal, je
ne sais que l'ancienne". Mais on a vu que par delà les chutes succes-
sives et fréquentes des ministères des projets semblables étaient
repris avec persévérance, d'un régime à l'autre. Continuité donc du
développement, et importance : enseignement supérieur dans ses
divers aspects, enseignement secondaire, enseignement primaire,
cours libres. Il semble que l'enseignement de l'économie politique
soit généré par le corps social lui-même, plus que par les différents
gouvernements. C'est ce phénomène que nous avons convenu d'ap-
peler "demande sociale". En 1902, le doyen de la faculté de droit
de Paris parlait au sujet de l'enseignement de l'économie politique
de "tendances très générales et très impérieuses de notre temps".
"Impérieuses" : demande, "générales" : sociale. C'est de plusieurs
lieux en effet que cette demande émane, relayée par diverses insti-
tutions : l'économie politique intéresse l'Etat, les industriels, les
banquiers, les juristes, les philosophes, les ingénieurs, etc. Que l'on
pense à l'un des ouvrages de Say : Cours complet d'économie poli-
tique pratique. Ouvrage destiné à mettre sous les yeux des hommes

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d'Etats, des propriétaires fonciers et des capitalistes, des savans, des
agriculteurs, des manufacturiers, des négocians et en général de tous
les citoyens, l'économie des sociétés, Paris, Guillaumin Ed., 1840.
Le développement de la discipline, son succès, amène à poser
une question : pourquoi Walras, sans nul doute l'économiste français
le plus brillant de sa génération, le seul à avoir laissé en tous cas une
empreinte véritable dans l'histoire de la pensée économique, ne
parvient-il pas à trouver un poste en France, malgré l'amitié que lui
porte le ministre de l'éducation le plus célèbre du XlXè siècle, Jules
Ferry, et pourquoi s'expatrie-t-il à Lausanne, lieu d'où il tentera de
diffuser l'économie mathématique ?
Visiblement, le tableau du paysage que nous avons commencé
de dresser n'est pas complet. En un deuxième temps, nous allons
essayer de "déconstruire" la demande sociale, c'est-à-dire de montrer
qu'elle est composite, agrégat de demandes de natures contradic-
toires. Puis nous essaierons de dresser le tableau de l'offre. Autre-
ment dit, de montrer comment deux écoles d'économistes littéraires
se partagent l'arène théorique et les postes d'enseignement, répon-
dant mieux que la théorie walrassienne à certaines demandes adres-
sées à l'économie politique. Comment par contre, l'approche walras-
sienne répond à une demande à laquelle les économistes littéraires
ne donnent pas, pour leur part, de réponse satisfaisante. Le paysage
sera alors campé dans son ensemble.

2/ DECONSTRUCTION DE LA DEMANDE SOCIALE.

Il s'agit de s'interroger sur la constitution de la demande sociale


et de la soumettre au crible. Non pas, pour l'instant, en essayant de
montrer qu'une multiplicité d'acteurs prônent le développement de
l'économie avec chacun ses enjeux propres, sa stratégie, et donc que
la demande est conflictuelle; ce qui, sans nul doute. est le cas. En un
mot, notre but dans ces pages n'est pas de déconstruire la demande
en la rapportant à des acteurs. On s'efforcera plutôt de montrer
qu'il existe plusieurs demandes, différentes en qualité. On dressera
des types de demandes. Bien évidemment, des acteurs différents se
profileront derrière ces types mais la taxinomie des demandes ne
recoupe pas celle des acteurs : l'Etat par exemple peut avoir divers
types d'exigences vis-à-vis des théories économiques.
Il existe tout d'abord une demande de type idéologique.
Par demande idéologique, nous entendons le fait de vouloir
façonner les mentalités. C'est là un type pur qui, dans la réalité, ne
se rencontre jamais. Ne serait-ce que parce qu'un des moyens de
façonner les mentalités est de se couvrir du manteau de la science.
Et les théories économiques connaissent cette situation de n'être
jamais théories scientifiques pures, mais enjeux de débats sur la
nature et l'organisation de la société. Soyons plus concret.
Au XIXè siècle, la demande idéologique tient sans doute en une
expression : "la question sociale". On sait quelles difficultés pose
l'histoire des mentalités. Mais il est possible d'affirmer que 1848,
puis la Commune, ont sonné le tocsin pour ce que l'on a appelé "la
grande peur des possédants". On pourrait citer ici les Souvenirs de
Tocqueville : "ces théories étaient fort diverses entre elles, souvent
contraires, quelquefois ennemies; mais toutes, visant plus bas que le
gouvernement et s'efforçant d'atteindre la société même, qui lui
sert d'assiette, prirent le nom de socialisme.
Le socialisme restera le caractère essentiel et le souvenir le plus
redoutable de la révolution de Février. La république n'y apparaîtra
de loin que comme un moyen et non un but"' . Deux cas typiques
peuvent être cités.
En février 1848, le père de Walras comme celui de Jules Ferry
sont de fervents républicains. L'un comme l'autre accueillent avec
enthousiasme la jeune révolution. Mais bientôt, les choses changent :
les mouvements socialistes effraient. La réaction de Juin sera vécue
comme un drame, certes, mais aussi comme un soulagement. Et cette
peur court tout au long du siècle. La correspondance du Consul de
France à Genève, conservée aux archives du Quai d'Orsay, la reflète
par les comptes rendus effrayés qu'elle donne des activités de l'Inter-
nationale. Ecrivant à Walras en 1881, un de ses élèves, officier
prussien choqué par les idées sociales avancées de son maître, lui
accorde : "peut-être la révolution sociale dont vous êtes prophète
est inévitable"2 et toute sa lettre manifeste l'inquiétude d'un libéral
vis-à-vis des mouvements sociaux. Walras pour sa part divise les gens
qui pensent en deux : d'un côté ceux qui reconnaissent l'existence
de la question sociale, de l'autre ceux qui la nient.
Touchant à ces problèmes, la demande qui s'exerce sur l'écono-
mie politique est certaine. Lorsqu'en 1864, Victor Duruy annonce
la création d'une chaire à la faculté de droit de Paris, il ouvre ainsi

1. Tocqueville, 1978, p. 1 29.


2. Jaffe, 520.
son rapport à l'Empereur : "Votre Majesté adressait jadis ces paroles
aux exposants de l'industrie nationale : "répandez parmi vos ouvriers
les saines doctrines de l'économie politique" et vous montriez, Sire,
l'obligation pour le gouvernement de propager ces notions nécessaires
dont un ministre anglais disait, à la même époque, qu'elles avaient sauvé
l'Angleterre du socialisme. Cette nécessité proclamée par l'Empereur
il y a quatorze ans, le pays la reconnaît aujourd'hui. L'opinion pu-
blique demande qu'une lacune fâcheuse dans notre système général
d'instruction soit comblée, et plusieurs villes ont déjà réclamé l'ouver-
ture de cours d'économie politique". Il est évident que la demande de
l'opinion publique qui s'était manifestée par l'organisation de cours
libres, n'était pas une demande de modèles économiques technique-
ment élaborés. De même, celle qui veut que l'économie politique soit
intégrée aux programmes de l'école primaire. Lorsque l'écolier lit le
"best-seller" du XIXè siècle qu'est Le tour de la France par deux en-
fants, le récit n'est qu'un prétexte : "En même temps, ce récit place
sous les yeux de l'enfant tous les devoirs en exemples, car les jeunes
héros que nous y avons mis en scène ne parcourent pas la France en
simples promeneurs désintéressés : ils ont des devoirs sérieux à rem-
plir et des risques à courir. En les suivant le long de leur chemin, les
écoliers sont initiés peu à peu à la vie pratique et à l'instruction ci-
vique en même temps qu'à la morale; ils acquièrent des notions
usuelles sur l'économie industrielle et commerciale, sur l'agriculture,
sur les principales sciences et leurs applications" (préface)1 . On a vu
précédemment que l'économie politique, dans les programmes pri-
maires, était liée à l'instruction civique et à la morale : l'accent est mis
d'ailleurs sur des notions charnières, tels le luxe, l'épargne, etc.
Il y a donc une demande propre adressée à l'économie politique,
surtout à l'époque : réguler le fonctionnement de la société en façon-
nant, dès l'enfance, les mentalités —prévenir les révolutions.
Le deuxième type de demande, nous l'appellerons demande
académique ou universitaire.
Il est difficile d'en traiter ici. La demande scientifique est celle
qui émane du milieu scientifique. Elle dépend de la formation de ce
milieu (pour le cas de l'économie, elle est différente selon que les
économistes sont juristes, ingénieurs, philosophes de formation
initiale, selon qu'ils pensent la discipline en référence à la Science,
ou au droit, ou à un art, etc.) et elle dépend de l'état de la discipline
à un instant donné (il y a des demandes portant sur certains pro-
blèmes à résoudre, de théorie ou d'application). Cette demande
1. J. Bruno, 1877.
est donc pour une large part induite : nous l'étudierons en é t u d i a n t
le côté de l'offre. En traçant le portrait des écoles d'économistes,
leur p o s i t i o n n e m e n t concret dans les débats théoriques et en termes
d'institutions qu'elles c o n t r ô l e n t , on pourra construire leur d e m a n d e .
Troisième type : la d e m a n d e technique, ou d e m a n d e de gestion.
Par d e m a n d e technique, on peut entendre en effet d e m a n d e
p o u r des paramètres de gestion' . Dans les Hauteurs Béantes, Alexan-
dre Zinoviev expose bien la chose : " D ' a p r è s ce qu'il avait pu obser-
ver, il y avait deux m o m e n t s décisifs dans l'organisation d ' u n système
de gestion. Premièrement, le choix d ' u n petit n o m b r e de points (de
paramètres, p o u r e m p l o y e r un m o t à la m o d e ) de gestion qui sont
effectivement contrôlés et d o n t la maîtrise permet de c o n t r ô l e r les
aspects les plus i m p o r t a n t s de la vie sociale. D e u x i è m e m e n t , le choix
d ' u n petit n o m b r e d'occasions où l'intervention de l'organe dirigeant
est nécessaire". Zinoviev poursuit : "Qui détermine ces points de
gestion et ces m o m e n t s où il faut intervenir ? Cela ne d é p e n d pas de
considérations plus ou moins cybernétiques, de tentatives de perfec-
t i o n n e m e n t , de recherches de variantes optimales, etc. Cela d é p e n d
de la nature des intérêts, des buts des dirigeants, de leurs r a p p o r t s
avec leurs s u b o r d o n n é s et d ' a u t r e s facteurs sociaux"2 . Certes, mais
p o u r instituer les paramètres, p o u r qu'ils soient socialement acceptés,
il est bon qu'ils paraissent être le plus socialement neutres possible,
le plus "scientifiques". Il ne faut d'ailleurs pas négliger le fait qu'il
existe une illusion " t e c h n i c i s t e " qui consiste à croire en la possibilité
de trouver des paramètres de gestion rigoureusement scientifiques,
à croire en la possibilité d ' u n e ingénierie sociale. Le juste milieu est
d'ailleurs difficile à trouver : un paramètre de gestion induit t o u j o u r s
des effets négatifs, ils convient p o u r t a n t de ne pas négliger p o u r
a u t a n t l'aide qu'il a p p o r t e : un indice des prix est t o u j o u r s criticable,
mais mieux vaut un indice criticable que l'absence d'indice.
Au XIXè siècle, la d e m a n d e technique est particulièrement
forte, et la réponse à cette d e m a n d e particulièrement déficiente : en
u n mot, le calcul é c o n o m i q u e est à inventer.
L'un des foyers de ce type de d e m a n d e est l'Etat.
Comparé au welfare state de l'après seconde guerre mondiale,
l ' E t a t libéral du XIXè siècle semble n'être q u ' u n acteur é c o n o m i q u e
modeste. Mais on aurait t o r t p o u r t a n t de sous estimer son rôle.
D'abord parce q u ' u n e des caractéristiques de l ' E t a t en t a n t que tel

1. Voir au sujet des paramètres de gestion Berry M., Moisdon J. C., Riveline C., Qu'est-ce
que la recherche en gestion ?, 1979.
2. Zinoviev (Alexandre), 1977, p. 197-98.
est le pouvoir de frapper monnaie. Or la monnaie subit au XIXè
une évolution profonde. Egalement parce qu'à cette même époque,
la physionomie de l'Etat se transforme par un processus d'évolution
très difficile. L'Etat de la révolution industrielle doit faire face à
un formidable développement bancaire, à des problèmes monétaires
importants, à la nécessité d'entreprendre de grands travaux (voies
de communication) et donc à la réorganisation de l'impôt, à la
question du rôle des échanges internationaux dans le développement
(libre-échange ou proctectionnisme) : "la période 1870-1914 est
traversée par un profond contraste : d'une part, une évolution sen-
sible vers l'interventionnisme de l'Etat (social plus qu'économique)
entrainant un changement dans le rapport des finances publiques
au produit (ou au revenu) national : alors commence le lent passage
des finances "classiques" aux finances "modernes" (M. Duverger).
D'autre part, une résistance acharnée des autorités publiques, de la
majorité de la "classe politique". des milieux aisés - mais aussi d'une
partie des couches moyennes - à une telle évolution car celle-ci
signifiait à terme une réforme du prélèvement fiscal, donc une
augmentation de la fiscalité"1 . Les incidences économiques, poli-
tiques et sociales de ce phénomène sont bien connues des historiens.
Les aspects techniques, de gestion, sont moins souvent soulignés.
Une histoire de la gestion supposerait que l'on focalise l'attention
sur les processus concrets des décisions prises, sur l'état des connais-
sances qui structuraient les choix.
Les problèmes monétaires et bancaires.
Au XIXè siècle, l'Angleterre a opté pour le monométallisme-or.
En France, la monnaie est définie par rapport à l'or et à l'argent, la
définition est bimétalliste. Outre la France (qui en fait partie), le
bimétallisme régit la politique monétaire de l'Union Latine groupant
Belgique, Suisse, Italie. Grèce. Le rapport entre or et argent est donc
fixé de façon légale. Mais vers 1860, par suite de la découverte de
mines d'or en Californie et en Australie, l'or se déprécie par rapport à
l'argent : le rapport légal est de 15,5 alors que le rapport commercial
tombe à 15,03. Les banquiers britanniques, profitant de l'écart entre
les deux rapports et du régime monométalliste de l'Angleterre.
organisent la spéculation sur une vaste échelle. Après 1870, par
suite cette fois de la découverte de mines d'argent aux Etats-Unis.
le mouvement s'inverse : entre 1860 et 1880 la production mondiale

1. Braudel F. et Labrousse E., 1979, Tome IV : 1er volume, p. 250.


d'argent double. En 1878, les pays de l'Union Latine suspendent
la frappe des écus d'argent.
Parallèlement se développe la monnaie papier. Il apparaît bien
vite, par suite de nombreuses difficultés, qu'une régulation par voie
législative s'impose. Mais faut-il réguler le système par une banque
centrale étatique, comme c'est le cas en Russie, laisser à la banque
centrale son autonomie comme en Angleterre, ou adopter un système
intermédiaire comme en France ou en Allemagne ?
Là aussi, ces faits sont bien connus des historiens de l'économie.
Mais ceux-ci accordent le plus souvent peu de place à la façon des
cadres de pensée à travers lesquels les contemporains les appréhendent.
Lorsque Walras se présente à la chaire de Lausanne, il a, entre
autres concurrents, un certain Paul Coq. Un jury se réunit, sous la
présidence du chef du Département à l'Instruction publique et aux
Cultes qui rédige un rapport sur les candidats; on y peut lire cette
remarque : "il est plusieurs idées de M. Coq qui en matière de banque
et de crédit sont des erreurs. Il exagère la portée du crédit, et repré-
sente la banque comme multipliant les capitaux, contrairement,
dit-il, à tout ce qu'on enseigne. Cette hérésie a fortement déteint
sur son ouvrage intitulé La Monnaie de Banque, qu'il présente
comme son oeuvre capitale". On aimerait à penser que Walras doit
l'obtention de sa chaire au fait que son rival soutenait l'idée, contraire
au bon sens des hommes de l'art (il y avait un banquier au jury),
que les banques créent de la monnaie. Il est difficile en tous cas
d'imaginer comment le système bancaire pouvait être géré et régle-
menté, alors que les banquiers eux-mêmes considéraient comme
hérésie l'idée de la création monétaire par les banques.
Autre exemple frappant. Dans une séance de la société d'écono-
mie politique (discussion du 4 Mai 1895) vient la question suivante :
"de l'influence d'une monnaie dépréciée sur les exportations et les
importations d'un pays". Léon Say, ancien ministre des finances de
la République, à l'époque l'un des experts financiers les plus écoutés
en France, professeur au Collège de France, déclare que la déprécia-
tion d'une monnaie entraine à la fois une exportation de marchan-
dise et une exportation de monnaie. Une politique monétaire cohé-
rente semble difficile à mener avec de tels principes. Des affirmations
de ce genre, outre le problème théorique, ne sont d'ailleurs pas si
étonnantes qu'elles peuvent sembler, eu égard à l'état des statistiques
dont disposaient les décideurs à l'époque. Il y avait notamment
manque d'un indice des prix efficace.
Le protectionnisme est un autre problème technique posé à
l'Etat, bien qu'il ait de forts aspects idéologiques. Faut-il en effet,
comme la Grande-Bretagne, la grande puissance économique de
l'époque, adopter le libre-échange ? Napoléon III en est convaincu
à partir des années 1860. La République hérite du problème vers
1877-78, date à laquelle expirent les traités libre-échangistes signés
par l'Empire. Et parce qu'un gouvernement a tendance à choisir
la politique contraire de celui qui l'a précédé, la République est
tentée par le protectionnisme. Egalement parce que les républicains
de gouvernement qui sont alors au pouvoir commencent à sentir
la nécessité de s'appuyer politiquement sur des groupes hostiles au
libre-échange : paysans, petits artisans, etc. Les arguments théoriques
s'affrontent, dans la lignée des avantages comparatifs ricardiens
ou du protectionnisme prôné par l'école allemande à la suite de
List. Mais techniquement, comment fixer le niveau des tarifs, si l'on
opte pour la protection, sans un modèle de simulation des incidences
de ces tarifs sur l'activité économique ?
Les impôts. Face à la montée des dépenses publiques provoquée
par l'interventionnisme croissant, face aux modifications de structure
de l'économie (importance accrue des salariés), la réforme de la
fiscalité est l'objet de débats constants et particulièrement vifs. Faut-
il abandonner les "quatre vieilles" pour un impôt unique ? Si oui,
faut-il l'asseoir sur le capital ou sur le revenu ? Tel est le sujet du
Congrès de l'impôt de Lausanne et du concours qui le suivit (1860).
Une des questions essentielles est de savoir si tout impôt ne retombe
pas sur la terre en dernier ressort. Le Canton de Vaud se signale ici
par sa politique d'avant-garde puisque, premier pays au monde, il
adopte l'impôt progressif sur le revenu et la propriété. La loi est
votée en 1886 et appliquée dès 18871. L'expérience est célèbre et
Ferry demande à Walras de lui constituer un dossier sur la question.
En 1892, le Ouarterly Journal o f Economies fait la même demande
au sujet du système fiscal vaudois2.
Autre grave problème de technique économique posé à l'Etat :
celui de la construction et de l'exploitation des chemins de fer. On
développera longuement cet exemple lorsque l'on étudiera la théorie
walrassienne comme offre de réponse à la demande technique.
Autre foyer de demande technique : l'entreprise.

1. Rappelons qu'en France, l'impôt sur le revenu n'est voté qu'à la veille de la première
guerre mondiale.
2. Walras s'y refuse pour des raisons de déontologie : il est hostile à cette loi mais ne veut
pas, en tant qu'étranger enseignant à Lausanne, donner officiellement son avis.
Le cas est plus difficile encore à étudier, car l'entreprise est un
système trop délicat p o u r envisager avec légèreté les innovations de
gestion.
En 1885, d u r a n t les vacances, Walras rencontre un ingénieur
chimiste français auquel, discutant avec lui de la crise, il expose ses
théories monétaires. Frappé par les arguments de l'économiste, le
chimiste d e m a n d e à Walras une note sur la question qu'il se propose
de présenter à la Chambre de C o m m e r c e de Paris. L'affaire finale-
m e n t n ' a b o u t i t pas p o u r des raisons difficiles à établir, mais qui
incluent sans doute une méfiance du m o n d e de l'industrie p o u r les
théories économiques nouvelles.
Maffeo Pantaleoni. disciple italien de Walras, en fournit un
exemple. Outre ses travaux en économie pure, il a oeuvré dans les
domaines de la gestion et de la comptabilité. Juriste de f o r m a t i o n , il
était entré dans la carrière professorale. Mais suite à un article viru-
lent sur la politique é c o n o m i q u e du gouvernement italien, il fut
poussé à la démission. Il devint alors directeur d ' u n e firme plus ou
moins contrôlée par le Credito Mobilare. Il connaît d o n c bien les
milieux d'affaires. Dans une lettre de 1890 qu'il adresse à Walras,
alors qu'il vient de prendre la direction du Giornale degli Economisti,
il explique à son c o r r e s p o n d a n t la p r u d e n c e de cette publication
vis-à-vis des théories é c o n o m i q u e s nouvelles : " p o u r ne pas épouvan-
ter les h o m m e s d'affaires qui sont les seuls a b o n n é s " l .
Il y a par contre des secteurs spécialisés qui manifestent une
d e m a n d e de technique é c o n o m i q u e . On a signalé le cas de la b a n q u e ,
celui des chemins de fer, c'est aussi celui des assurances2. D u r a n t des
années, Walras complète son salaire de professeur à l'université de
Lausanne en étant actuaire de la société d'assurance " L a Suisse".
Or le secteur des assurances ( c o m m e d'ailleurs les deux autres) est
u n secteur " p h a r e " , en cette fin du XIXè siècle que Stephan Zweig
appela le " m o n d e de la sécurité" : "le siècle de la sécurité devint
l'âge d ' o r du régime des assurances. L'on assura sa maison contre
le feu et les cambrioleurs, son champ contre la grêle et les orages,
son corps contre les accidents et la maladie, l'on acheta des rentes
viagères afin de pourvoir aux infirmités de l'âge, et l'on déposa dans
le berceau des filles une police qui devait leur assurer une dot. Enfin
les ouvriers s'organisèrent et c o n q u i r e n t de h a u t e lutte un salaire

1. Jaffé, 984.
2. Trois des principaux secteurs où un économiste peut trouver une place à l'époque: trois
secteurs n o ta m m e n t dans lesquels Walras a travaillé.
normalisé et des caisses de maladie. Les domestiques prirent sur leurs
économies une assurance vieillesse et payèrent en avances à une
caisse mortuaire leur propre enterrement"' . Dans ce secteur impor-
tant se posent des problèmes techniques. Walras ne manque pas de
le signaler au président de l'Institut des Actuaires Français : "en
ma qualité d'économiste, je sens l'importance ( . . . ) qu'aurait la théo-
rie rationnelle et mathématique de la détermination des valeurs des
capitaux et revenus, spécialement des capitaux et revenus personnels
et mobiliers pour la détermination des primes d'assurance, taux
d'amortissement et autres objets de la science actuarienne "2 . Dans
une lettre à u n a u t r e a c t u a i r e , il p r é c i s e : "je crois seulement qu'il est
imprudent de la part d'un entrepreneur d'emprunter à très long
terme à intérêts composés sur le p i e d d'un taux constant. A u m ê m e
point de vue, je crois que les compagnies d'assurance sur la vie
devraient être plus libres qu'elles n e le s o n t d'offrir des tarifs plus o u
moins avantageux s e l o n les h a u s s e s o u les baisses d u taux de l'intérêt,
n o n pour les affaires conclues, mais p o u r celles à conclure. Quoiqu'il
en soit, il y a là d e s belles questions que l'économie politique pure
scientifique vous permettra de traiter d'une manière approfondie"' .
A u total, u n tableau des types de d e m a n d e s adressées à l'éco-
no m ie politique à l'époque o ù Walras conçoit ses oeuvres a d o n c été
présenté dans les pages précédentes. Reste à dresser celui de l'offre,
e t à r é a l i s e r la c o n f r o n t a t i o n .

1. Zweig (Stephan), 1982, p. 18-19.


2. Jaffé, 1433.
3. Jaffé, 1520.
Chapitre 2

L'OFFRE

"Ah ces gens qui ne deviennent célèbres qu'en


se disputant avec plus grand qu'eux !"
Rabbi Nahman de Bratzlav.

L'esquisse d ' u n tableau des d e m a n d e s s'exerçant sur l ' é c o n o m i e


p o l i t i q u e a u X I X è s i è c l e v i e n t d ' ê t r e p r é s e n t é s o m m a i r e m e n t d a n s les
pages qui o n t précédé. Reste bien sûr à préciser l'offre qui d o i t y
r é p o n d r e . A v a n t l ' a r r i v é e d e la t h é o r i e w a l r a s s i e n n e r è g n e n t e n
F r a n c e d e u x g r a n d e s é c o l e s t h é o r i q u e s : l ' E c o l e l i b é r a l e et l ' E c o l e
historique.

11 L'ECOLE LIBERALE.

Si l ' o n é c a r t e le p r o b l è m e d e s P h y s i o c r a t e s , c ' e s t a v e c l ' é c o l e


libérale, avec S m i t h , q u ' e s t v é r i t a b l e m e n t n é e l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e .
E n F r a n c e , a v a n t 1 8 7 7 ( d a t e d u d é c r e t d e la I l l è R é p u b l i q u e q u i
i n t r o d u i t la d i s c i p l i n e d a n s les p r o g r a m m e s d e la l i c e n c e e n d r o i t ) .
c e t t e é c o l e d o m i n e le m i l i e u s c i e n t i f i q u e . J e a n B a p t i s t e S a y lui a
d o n n é d è s 1 8 0 3 s o n c a d r e t h é o r i q u e . S o n livre e s s e n t i e l e s t s o u v e n t
désigné d ' u n raccourci, p u i s q u e l'on parle d u Traité de Say' . U n
t e l r a c c o u r c i est p o u r t a n t m a l h e u r e u x , c a r le t i t r e c o m p l e t : T r a i t é
d ' é c o n o m i e p o l i t i q u e o u s i m p l e e x p o s i t i o n d e la m a n i è r e d o n t
s e f o r m e n t , s e d i s t r i b u e n t e t se c o n s o m m e n t les r i c h e s s e s f i x e le

1- Voir Say (Jean Baptiste), 1826, 5è édition.


contenu de la science économique française pour trois quarts de
siècle au moins. L'objet de l'économie politique, c'est la richesse,
ou mieux, ce sont les richesses; car la richesse est une notion aux
multiples connotations, politique, morale, économique, philoso-
phique, etc. Les richesses au contraire se produisent, se distribuent,
se consomment. L'étude de ces trois phénomènes forme les trois
grandes parties de tout livre d'économie politique durant la période.
On rajoutera simplement quelque part (la place exacte en varie d'un
livre à l'autre) l'étude du phénomène de la répartition. Le champ
de l'économie et son objet sont ainsi délimités. Mais également la
nature même de la science : elle est analogue pour Say aux sciences
exactes ou naturelles. En effet, on a vu que les richesses se produi-
sent, se distribuent, se consomment : les réfléchis, sur lesquels Say
insiste, sont là pour montrer que l'économie a affaire à des lois
naturelles, analogues à celles de la physique, pour peu qu'un gouver-
nement n'entende pas se mêler de les perturber. Les richesses, écrit
Say à la première page de son Traité, "sont indépendantes de l'orga-
nisation politique". Ainsi sont esquissés d'un coup les rapports de
l'économie, des sciences exactes, et de l'Etat.
On a là un bon guide pour essayer de synthétiser les positions
des différents auteurs de l'Ecole libérale française au XIXè siècle,
souvent appelée "école orthodoxe". Guide qu'on suivra point par
point.

— L'approche théorique. — Au cours de la période 1870-1900,


s'élève un grand débat sur le nom qu'il convient de donner à la disci-
pline. Car l'expression "économie politique" sent le soufre aux
narines délicates des libéraux : on y voit se profiler trop clairement
l'ombre inquiétante de l'Etat. Smith d'ailleurs donnait à la Richesse
des Nations un double but : chercher les moyens par lesquels puis-
sent s'enrichir l'Etat et les citoyens. Smith est donc attaqué sur deux
plans. Tout d'abord, son projet n'est pas scientifique, il fait de l'éco-
nomie un art tout au plus. Mais, plus grave encore, cet art s'intéresse
un peu trop à l'Etat, même si Smith est un libéral. L'Ecole orthodoxe
se méfie à ce point de l'Etat qu'elle entend pour sa part n'en pas
même prononcer le nom. Elle s'en va donc chercher chez Aristote
un mot barbare : la chrématistique. C'est, chez ce philosophe l'étude
de l'art de gérer un domaine foncier, une propriété agricole. Les
libéraux pensent que les lois économiques peuvent s'appliquer aussi
bien à une tribu primitive qu'à un Etat civilisé. Chrématistique appa-
raît alors comme un terme plus général qu'économie politique, et
moins connoté. On parle parfois aussi d ' " é c o n o m i q u e " , m o t qui
sera rapidement récupéré par l'école m a t h é m a t i q u e . L'Ecole histo-
rique, elle, fait de l ' ' ' é c o n o m i e nationale".
Quel que soit le n o m attribué à la discipline, l'Ecole libérale
entend qu'il suggère une chose : l'existence de lois naturelles. Say
développait déjà cette idée et elle devient au XIXè siècle le Schib-
boleth des libéraux. Dans u n article du J o u r n a l des E c o n o m i s t e s de
Août 1892 intitulé : Les lois naturelles de l'économie politique et
le socialisme, Gustave de P u y n o d e , c o r r e s p o n d a n t de l'Institut,
parle de l'"évidence et universalité" des faits économiques1 , de faits
"les plus universels et les plus co n s ta n t s" 2 . Pour l ' a u t e u r les deux
grandes lois de l'économie politique, lois d é m o n t r é e s de façon évi-
dente par l'observation, sont la propriété privée et la liberté du
travail. Elles seules en effet o n t permis à la civilisation de naître et
de se développer. Paul Leroy-Beaulieu en cite d'autres qui o n t reçu
selon lui l'accord de tous les économistes : "la nécessité du capital,
l'excellence, au point de vue de la p r o d u c t i o n , de la division du
travail, l'utilité sociale de l'épargne et sa supériorité sur la prodigalité,
la fécondité des ressources, au moins n o r m a l e m e n t , de l'initiative
privée, se manifestant soit par l'action isolée, soit par l'action libre-
m e n t combinée des h o m m e s , l'influence sur les prix d ' u n e d e m a n d e
ou d ' u n e offre soit a b o n d a n t e , soit restreinte, etc. "3 .
Face aux critiques de l'Ecole historique selon lesquelles chaque
société a ses lois é c o n o m i q u e s propres, selon lesquelles les lois éco-
nomiques o n t u n cadre d'application national seulement, Leroy-
Beaulieu développe u n argument choc : à la théorie qui explique
(nous sommes au temps de l'aventure coloniale) que l'esclavage seul
peut maintenir en vie les noirs en les contraignant à travailler, ce
qu'ils ne feraient pas n a t u r e l l e m e n t s'ils n ' y étaient contraints, Leroy-
Beaulieu répond4 : "les noirs émancipés, t o u t en f o r m a n t des ci-
toyens d ' u n e qualité u n peu inférieure, ne sont en général t o m b é s ni
dans la mendicité, ni dans l ' é t i o l e m e n t " . En note, il ajoute : " n o u s ne
disons pas que les noirs p o u r r o n t jamais fournir, ni soutenir, u n e
civilisation aussi avancée que celle des blancs, leur capacité cérébrale
pourrait n ' y pas suffire; mais, en tous cas, ils sont sensibles à l'action
des lois économiques et aux mobiles économiques, quoique peut-être

1. Article cité p. 166.


2. Idem, p. 167.
3. Voir Leroy-Beaulieu (Paul), 1896, p. 65.
4. Op. cit., ch. Il : "Le caractère scientifique de l'économie politique et l'universalité des
lois économiques", p. 50.
dans une moindre mesure que nous"' . En chaque esclave de planta-
tion sommeille un homo oeconomicus : les lois économiques sont
donc bien, quod erat demonstrandum. universelles.
D'où la définition que donne Leroy-Beaulieu de la science :
"L'Economique est la science qui constate les lois générales déter-
minant l'activité et l'efficacité des efforts humains pour la produc-
tion et la jouissance des différents biens que la nature n'accorde pas
gratuitement et spontanément à l'homme"2. Selon notre auteur, sa
définition est plus scientifique que les autres dans la mesure où elle
peut s'appliquer aussi bien à une nation qu'à un ménage ou à un
Robinson. Les lois de la division du travail, de la productivité du
capital, de la fécondité de l'épargne s'appliquent, par exemple, à
un Robinson.
Un autre point essentiel pour les libéraux, après les discussions
sur le nom de la science, sur l'existence de lois économiques natu-
relles, est celui des divisions de la science. Le plan de la science ap-
paraît en effet dans tout traité comme groupé autour de quatre
pôles : production, distribution, répartition, consommation. Et ce
plan aura la vie dure. En 1909 en effet, soit plus d'un siècle après
le Traité de Say, Charles Gide, autorité parmi les professeurs d'écono-
mie politique des facultés de droit et opposé sur le fond à l'école
libérale, écrivait pourtant dans l'avant propos de son cours d'Econo-
mie politique, ouvrage de base pour plusieurs générations d'étudiants
français : "quoique consacrée par Jean-Baptiste Say, par Stuart Mill
et par beaucoup d'autres, la classification tripartite ou quadripartite
paraît aujourd'hui surannée. C'est une vieille coupe d'habit qui n'est
plus à la mode et que les jeunes ne veulent plus porter. Cependant,
on n'en a pas encore trouvé d'autre qui fût plus simple et plus com-
mode, ce qui est l'essentiel pour une classification : elle est même
suffisamment scientifique en ce sens qu'elle correspond à certaines
grandes catégories de faits élémentaires - produire, échanger, possé-
der, consommer — et qui, si inextricablement liés qu'ils puissent
être dans la réalité, devront rester nettement distincts à la pensée"' .
A cette division de la science qui paraît aux contemporains de Gide
la plus simple qui soit et dont ils répugnent à se séparer, on ne sau-
rait accorder trop d'importance : en elle. la charpente même de

1. Idem, p. 5 1.
2. Idem, p. 11. C'est nous qui soulignons. La notion de "constatation", notion clef des libé-
raux et qui revient souvent sous la plume de Leroy-Beaulieu, est à l'antipode de la notion
de modèle.
3. Gide (Charles), 1909, Avant-propos.
de l'économie politique libérale est rendue visible. Prenons l'exposé
qu'en donne Maurice Block dans son livre : Les progrès de la science
économique depuis Adam Smith.
Au point de départ de l'économie politique, les besoins. Ceux-ci
sont satisfaits par des biens. A cause de la satisfaction qu'on en tire,
une valeur est attribuée à ces biens. Block poursuit ainsi : "en parlant
des biens et de la valeur, nous avons pu faire pressentir la nécessité
de la production. La production a des facteurs directs : la nature, le
travail, le capital, le crédit et elle a des facteurs indirects, dont le
premier est l'Etat, qui lui fournit la sécurité et d'autres avantages.
D'autres facteurs indirects, c'est-à-dire les moyens de favoriser la
production, sont : la division du travail, la grande et la petite indus-
trie, en tant qu'il s'agit de l'appropriation des instruments et du but
à atteindre, la propriété, et l'on peut ajouter la densité de la popu-
lation.
Voilà donc le produit achevé; il faudra maintenant le mettre à
la portée du consommateur. C'est le commerce qui s'en charge par
la voie des échanges. Il offre la marchandise, et le consommateur
l'achète en en payant la valeur en pièces de monnaie ou aussi par
des combinaisons de crédit qui s'opèrent par l'intermédiaire des
banques. La rapidité de la vente dépend sensiblement du prix auquel
elle est offerte, aussi de la facilité des transports. Il est d'ailleurs
beaucoup de difficultés qui seront aplanies par les lois ou les insti-
tutions du pays. Parmi ces institutions nommons seulement les
écoles commerciales qui, en instruisant les hommes, inspirent ou
du moins guident l'esprit d'entreprise.
Quand la marchandise est vendue et payée, tous ceux qui ont
contribué à la produire doivent recevoir leur part d'indemnité, de
récompense, de paiement. Cette part constitue leur revenu.
La répartition de la valeur des produits de l'industrie humaine
ne se fait pas au hasard, elle est soumise à des règles générales dont
on se plaint peut être beaucoup plus à tort qu'à raison. En tous cas,
selon la nature des produits et selon l'étendue de la production, on
doit, dans la distribution, faire régulièrement leur part à la rente du
sol, aux salaires, aux intérêts des capitaux, aux bénéfices de l'entre-
preneur qui a créé et dirigé l'affaire. Ce sont les premiers ayant
droit, comme on dit dans le langage juridique, mais ce ne sont pas
les seules parties prenantes. Il y a d'abord l'Etat qui réclame, sous
la forme d'impôts - contributions et taxes - le paiement des services
qu'il a rendus à la production, en maintenant la sécurité et le reste.
Il y a ensuite l' assistance publique et privée, car on ne peut pas laisser
mourir de faim son prochain hors d'état de travailler par l'effet de
l'âge, de maladies et infirmités. Enfin, on ne doit pas non plus oublier
les institutions qui se rendent utiles en contribuant à rendre la répar-
tition plus conforme à la justice, ou en assurant l'efficacité durable
de la prévoyance.
La consommation aussi nous fournit matière à réflexion, car
nous ne pouvons pas, pour des raisons que nous avons données plus
haut, la passer sous silence. Il y a à considérer la consommation
privée et la consommation publique et même le luxe"t .
On peut essayer, à partir de ce texte, de donner une idée de ce
qu'est l'économie politique dans l'esprit des libéraux.
Première caractéristique de l'économie politique libérale, elle
est une science simple. Elle est en effet une invitation au voyage,
elle suit les différentes phases du devenir de la marchandise, de sa
naissance à sa mort. La marchandise est d'abord anticipée dans le
besoin humain qui crée la valeur (dans les traités : introduction,
notions générales). Puis elle naît, elle est produite par le concours
des facteurs (Première partie : Production). Elle circule ensuite et
est échangée (Deuxième partie : Circulation; échange). Une fois
échangée, le montant de sa vente est partagé entre les différents
facteurs, directs tels la terre, le travail et le capital, indirects tel
l'Etat (Troisième partie : Répartition). La mort économique enfin
dans le phénomène de la consommation (Quatrième et dernière
partie : Consommation). Ce plan suit donc chronologiquement la
marchandise (en cela, la répartition fait problème car elle ne se
rattache pas exactement chronologiquement aux autres phases.
Du coup, sa place varie d'un traité à l'autre : deuxième ou troisième
position). On a donc affaire à une science dont le plan est simple,
très descriptif, constatant les lois évidentes qui régissent le devenir
des marchandises. Cette vertu de simplicité est essentielle à une
science dont l'une des caractéristiques principales est de pouvoir
se prêter à la vulgarisation. "Nous n'avons pas la prétention", écrit
Paul Leroy-Beaulieu dans son Traité, "que cette division soit philo-
sophiquement la meilleure, mais elle est conforme aux usages, qu'il
est inutile de troubler sans un intérêt sérieux et par pure prétention
à l'originalité; elle offre, d'ailleurs, une grande clarté ce qui, n'en
déplaise à certains critiques hautains, est un bien pour tout ordre
de connaissances et surtout pour celles qui ne sont pas réservées à
un public tout restreint d'initiés"2. Quelques pages plus loin, les

1. Op. cit., p. 79-80. Les mots soulignés dans le texte, le sont par Block lui-même.
2. Op. cit.. p. 95.
"originaux" visés ci-dessus sont identifiés, puisque Leroy-Beaulieu
s'en prend aux Elements o f économies o f industry des époux Mar-
shall, dont le plan est : notions préliminaires; consommation ou de-
mande; production ou offre; équilibre entre demande et offre; valeur
ou distribution et échange. Leroy-Beaulieu commente : "cette divi-
sion est nouvelle et elle peut paraître plus logique et plus symétrique;
on en peut tirer des effets frappants, notamment par cette opposition
de la consommation ou de la demande et de la production ou de
l'offre; mais, n'en déplaise à l'ingénieux auteur anglais, elle nous
paraît présenter les phénomènes, quoiqu'en apparence de façon
plus logique, en réalité beaucoup moins naturelle et moins facile à
suivre'" . Or la science économique doit être simple.
L'économique, deuxième caractéristique de la pensée des libé-
raux, est considérée comme une pars totalis du social.
L'expression est de Leibnitz. Il en donne pour exemple les dif-
férents points de vue que l'on peut avoir sur une ville. Florence par
exemple peut se révéler dans son ensemble, mais d'un point de vue
particulier, des hauteurs de Fiesole. Il y a là à la fois l'élément du
tout et celui de la partie. De la place Michel-Ange, autre panorama,
autre pars totalis.
Or le lecteur contemporain est frappé en lisant le texte de
Block, comme d'autres de la même époque, par le fait que l'auteur
mélange des notions qui pour nous relèvent encore de l'économique,
avec d'autres notions qui nous semblent appartenir à d'autres sphères,
en gros à ce que nous appellerions aujourd'hui le "social". Que l'on
considère les mots qui apparaissent dans le texte, soulignés par
l'auteur. On y trouve pêle-mêle : capital, travail, commerce, pré-
voyance, luxe, propriété, etc. C'est que les libéraux, dans leur dé-
marche, entendent donner une image complète de la société, mais
sous un angle particulier : ils focalisent cette image sur les phéno-
mènes économiques. Joseph Garnier donne à un de ses livres ce
titre révélateur : Traité d'Economie politique - exposé didactique
des principes et des applications de cette science et de l'organisation
économique de la société"2 .
On peut poursuivre l'analyse sur un exemple emprunté à ce
traité même.
Lorsqu'il aborde l'analyse de la répartition, il s'agit pour lui
comme pour tous les classiques d'une répartition entre classes

1. Idem, p. 96.
2. Garnier (Joseph), 1860.
sociales : propriétaires terriens, capitalistes, ouvriers. Le salaire, revenu
de l'ouvrier, comporte, selon Garnier, deux parties : le salaire suffisant
et le salaire réel qui, soumis aux variations de l'offre et de la demande,
oscille autour du niveau du salaire suffisant. Ce dernier comprend :
1) ce qu'il faut pour vivre dans le milieu où l'ouvrier se trouve
et veut rester, sans monter ni descendre dans l'échelle sociale;
2) l'entretien et le renouvellement de ses outils;
3) l'amortissement du capital employé par ses parents, avec
lequel il peut alimenter son enfant, qui le remplacera un jour dans
la société, en admettant que sa compagne se suffise à elle-même;
4) le déchet de sa vieillesse, c'est-à-dire de quoi parfaire à ses
besoins au fur et à mesure que l'âge engourdira ses membres f . . . );
5) un produit net de son travail avec lequel il augmentera sa
famille ou son bien-être, avec lequel il soutiendra sa mère ou son
vieux père, avec lequel il fera la charité à ses semblables, avec lequel
il montera dans l'échelle sociale, etc.1 .
On trouve dans cette analyse du salaire les deux traits relevés
plus haut : l'aspect descriptif et l'aspect englobant des analyses de
l'époque. L'analyse du salaire est proche d'un portrait social de
l'ouvrier. Ici aussi, on trouve une pensée très éloignée de l'utilisation
du modèle. Dans un article paru dans la Revue de métaphysique et
de morale, en Juillet 1904, intitulé significativement : Economie
optimiste et économie scientifique, Charles Rist pouvait donc à
bon droit opposer l'analyse walrassienne en terme de rémunération
des facteurs à l'analyse de l'optimiste Ecole libérale en terme de
répartition entre classes.
Enfin, dernière caractéristique profonde de la théorie écono-
mique libérale, la fusion acceptée du normatif et du descriptif. Que
les libéraux se centrent sur la production ou sur la répartition, ils
en appellent dans les deux cas à des lois naturelles, qui garantissent
le caractère scientifique de la discipline qui les étudie, mais qui
assurent également la meilleure organisation économique possible
de la société. A leurs yeux, la révolution industrielle qu'ils sont en
train de vivre, ce remarquable essor de la production, ne peut venir
que de la suppression des entraves à la liberté du travail, à la sup-
pression des corporations, jurandes et autres freins à la concurrence.
Il n'est selon eux, pour prouver cette thèse, que d'ouvrir les yeux :
l'histoire prouve à foison que les sociétés qui connaissent un essor

1. Op. cit., p. 462.


économique sont celles qui ont remplacé l'intervention de l'Etat et
des groupements sociaux par le laisser-faire. Vérité d'expérience,
constatation historique, mais norme également.

- Les r e c o m m a n d a t i o n s de politique é c o n o m i q u e d é c o u l a n t de la
théorie. - Les libéraux élaborent une doctrine de l'Etat, lui attri-
b u a n t certaines fonctions, lui assignant u n domaine propre. Hors de
ce domaine, il devient i n c o m p é t e n t et nuisible. Dans un article du
J o u r n a l des Economistes d'Avril 1878 : Les chemins de fer et l'Etat,
Jacqmin (directeur des chemins de fer de l'Est, inspecteur général
des Ponts et Chaussées) définit ainsi le rôle de l ' E t a t selon les libé-
raux :
" G ar an t i r à chaque citoyen la sécurité dans ses biens et dans sa
profession;
assurer l'impartiale distribution de la justice;
la défense du pays sur terre et sur mer;
l'exacte répartition des impôts, leur p e r c e p t i o n é c o n o m i q u e ,
leur emploi régulier;
se charger de l'exécution des travaux publics que l'industrie
privée ou les pouvoirs locaux ne sauraient entreprendre.
A nos y e u x c'est assez et c'est déjà bien grand; mais que l ' E t a t
laisse à l'industrie privée t o u t ce qu'elle peut concevoir et accom-
plir"l .
En dehors de cette sphère d ' i n t e r v e n t i o n de l'Etat ainsi délimi-
tée, la concurrence donc. Leroy-Beaulieu en d o n n e cette image,
toujours dans son Traité : "la concurrence est la grande loi n o n
seulement de l'humanité, mais la nature entière, du règne végétal
c o m m e du règne animal. C'est la gloire de l'école scientifique du
XIXè siècle d'avoir découvert le rôle a b s o l u m e n t p r é p o n d é r a n t de
la concurrence, qui est au m o n d e vivant ce qu'est la gravitation au
m o n d e organique"2 . C'est d o n c une loi naturelle dépassant de beau-
coup les frontières de l'humain, et c'est en tant que loi naturelle
qu'elle garantit le caractère scientifique de l'économie politique : " e n
dehors d'elle", poursuit Leroy-Beaulieu, "il n ' y a que chaos, arbi-
traire et fantaisie, i n c e r t i t u d e " 3 . C'avait été p o u r t a n t la grande dé-
couverte de C o u r n o t que d'établir q u ' e n dehors de la concurrence, le
m o n o p o l e pouvait être régi par des lois propres t o u t aussi rigoureuses.

1. J. des E., Jacqmin, 1878, p. 134.


2. Leroy-Beaulieu, 1896, p. 636.
3. Idem.
Une théorie du monopole par contre, est impensable pour les libé-
raux : le monopole ne relève pas de la nature.
Leroy-Beaulieu donne alors les caractéristiques du phénomène :
1) "elle facilite singulièrement le classement des capacités
humaines";
2) "la concurrence constitue le stimulant le plus énergique qui
puisse exister dans l'humanité";
3) "la concurrence facilite et hâte les progrès industriels et leur
propagation; elle abaisse les prix, réduisant les profits exagérés";
4) "la concurrence pousse les capitaux, les produits et les per-
sonnes à se porter le plus rapidement possible vers les lieux et les
emplois où ils peuvent rendre le plus de services";
5) "Mettant en jeu et aux prises toutes les variantes des juge-
ments humains, la concurrence évite mieux que toute les autres
organisations les engouements excessifs et les paniques qui, les uns
et les autres, causent des déperditions de force"' .
L'Etat cantonné dans certaines tâches précisément définies,
la concurrence régnant partout ailleurs, tels sont les maîtres mots
de l'Ecole libérale. Est-il besoin de pousser la théorie plus loin ?

- Une science bloquée ? — A considérer les idées économiques


développées en France au XIXè siècle par les libéraux, l'idée vient
que peu de progrès ont été faits depuis Smith et Say. Dans un de ses
ouvrages récents, Le Passage du Nord-Ouest2, M. Michel Serres pro-
pose un modèle d'histoire des sciences qui, s'il est peut-être discu-
table dans le cas de la physique, semble avoir été écrit en pensant
à la situation de l'économie libérale de l'époque, tant il s'y applique
bien.
M. Serres propose de transposer dans le domaine de l'histoire
des sciences la loi des rendements décroissants. D'abord une explo-
sion, telle la mécanique newtonienne. C'est l'époque où une théorie
relativement simple multiplie les découvertes, s'applique à une série
de problèmes nouveaux. C'est le temps des "génies", sortis d'ailleurs
que des cénacles. Puis vient la deuxième phase, selon M. Serres,
"l'âge des grands Traités"3 . Le passage vaut d'être cité, même un peu
longuement : "ils ne sont pas (les auteurs des traités, H.D.), et d'aussi
loin, des originaux qui livrent, toute neuve, une idée, une théorie ou

1. Leroy-Beaulieu, 1896, pp. 640 à 644.


2. Serres (Michel), 1980.
3. Op. cit., p. 138.
une hypothèse. En toute exactitude, ils présentent des Récapitula-
tions, où l'architectonique a autant de place que l'invention, où la
mise en oeuvre d'un segment d'histoire est aussi importante que la
nouveauté ( . . . ) . Les actes originaux forment le matériel de ces édi-
fices, les manuels scolaires en sont extraits, comme une petite mon-
naie. D'où leur spécificité de présentation : ils sont la mise en ordre,
rhétorique, déductive, cohérente, de l'espace renouvelé par le mo-
ment de l'invention et de l'histoire ainsi produite ( . . . ) . C'est là qu'il
faut lire le paradigme, qui n'est plus, dès lors, une notion vague, au
contraire de ce que le mot signifie, mais qui est un livre. tout bonne-
ment. Montré, publié au grand jour. Si je ne craignais pas le pléo-
nasme, j'écrirai volontiers que la discipline s'y lit à l'état de sys-
tème"1 . Pour la physique, après l'explosion newtonienne, sa mise
en forme par Laplace dans la Mécanique céleste. Enfin, dernier mou-
vement : "le grand traité fait les grandes populations. Grandes écoles
et grandes universités. C'est l'âge des institutions, le savoir se regarde
faire plutôt que de se faire, se parasite, se hiérarchise, se bureaucra-
tise, complexe, énorme, dépensier pour subsister, il ne produit plus
guère. Il célèbre et organise sa célébration. Se réunit pour élire des
présidents. Les parasites de la science grouillent sur l'invention.
Alors, si un espoir demeure, c'est que la science productive et vivante
se place hors de la science. Soit à trouver un individu, qui ne soit pas
formé, bien formé par l'usine, le monopole ou l'administration. La
nouveauté vient alors du barbare"2.
En économie, il y eut Smith. Et la Richesse des Nations est le
texte novateur le plus brouillon qui soit, à l'image des anecdotes qui
circulent sur la vie de l'économiste. Par delà les physiocrates, et
malgré leur génie, il inaugure l'économie politique : à travers un
fouillis d'aperçus remarquables, il défriche un nouveau domaine. Si
l'on met à part Ricardo qui occupe une place originale dans l'histoire
de la discipline et qui est à l'époque abhorré pour son degré d'ab-
straction élevé et ses conclusions pessimistes, on passe à Say en
France et à Stuart Mill en Angleterre.
Jean-Baptiste Say, dans le discours préliminaire qui ouvre son
Traité, résume ainsi la situation à laquelle il se trouve confronté :
"l'ouvrage de Smith n'est qu'un assemblage confus des principes les
plus sains de l'économie politique, appuyés d'exemples lumineux et
des notions les plus curieuses de la statistique, mêlées de réflexions

1. Op. cit.. p. 138-1 39.


2. Op. cit., p. 141 - on verra dans la seconde partie que Walras est ce "barbare" là.
instructives; mais ce n'est pas un traité complet, ni de l'un. ni de
l'autre : son livre est un vaste chaos d'idées justes, pêle-mêle avec
des connaissances positives"!. Plus loin : " c e p e n d a n t on n'avait pas
de véritable Traité d ' é c o n o m i e politique "z. Evidemment, ce Traité
a t t e n d u , Say estime l'avoir d o n n é au public. M. Serres précisait
q u ' u n tel ouvrage assurait une f o n c t i o n essentielle : m e t t r e de l'ordre
dans les connaissances acquises auparavant dans un foisonnement
mal maîtrisé. P r é c é d e m m e n t , n o u s avons essayé de m o n t r e r c o m m e n t
le titre m ê m e d u Traité de Say avait d o n n é à la discipline son ordon-
n a n c e m e n t p o u r la durée du XIXè siècle. Mais après Say, une fois
la vertu du laisser-faire établie et rabachée, l'économie politique
semble bloquée sur le plan t h é o r i q u e . C'est l'âge de ce que M. Serres
appelle la " p e t i t e m o n n a i e " : les manuels scolaires, oeuvres des vulga-
risateurs, fleurissent. Si certains auteurs se d é f e n d e n t de p r a t i q u e r
une science stagnante, d ' a u t r e s en ont conscience et ne s'en forma-
lisent pas o u t r e mesure : "la tâche de l'économie politique est aujour-
d ' h u i remplie o u p e u s'en faut. On ne saurait guère y ajouter que des
controverses dépourvues d ' i n t é r ê t ou des déviations r e d o u t a b l e s " 3 .
Dès lors, que reste-t-il à faire p o u r un é c o n o m i s t e ? Courcelle-Seneuil
y r é p o n d dans u n article du J o u r n a l des E c o n o m i s t e s de septembre
1875 : " p a r dessus t o u t , il faut cultiver les branches collatérales de
la science sociale, l'histoire, la législation, la morale, et travailler sans
relâche à leur avancement. A u t a n t il a pu être utile à la recherche
scientifique d'isoler l'économie politique et d ' é t u d i e r s é p a r é m e n t la
série des p h é n o m è n e s sociaux qui sont de son domaine, autant il
i m p o r t e a u j o u r d ' h u i de c o m b i n e r son étude avec celle des autres
branches de la science et de l'art social. Il semble que dans l'étude
des p h é n o m è n e s é c o n o m i q u e s isolés, les analyses soient arrivées à
leur terme et qu'il n'y ait pas lieu d'espérer de grands progrès dans
cette voie. C'est ce que nous indique l'espèce de stagnation où se
trouve n o t r e science depuis un assez grand n o m b r e d'années, non
s e u l e m e n t en France, mais en Angleterre. Il n'y a d'avenir que dans
des études plus larges, appliquées, non plus à une branche de l'acti-
vité h u m a i n e , mais à son ensemble et dans un art qui ne s'occupe
plus de la richesse seulement, mais du bien-vivre"4. C'est bien là
l ' o p t i o n que prend l'école libérale au cours des ans. Elle réintroduit
certaines notions que Say avait écartées du champ de la discipline.

1. Say (J.B.), 1826, p. 7.


2. La majuscule figure dans le texte p. 37.
3. Courcelle-Seneuil, cité in Boson, 1951, p. 148.
4. J. des E., Courcelle-Seneuil, septembre 1875, p. 322.
Ce mouvement, s'il est d'ailleurs lié au blocage théorique de la disci-
pline, l'est aussi au développement que connaissent les idées socia-
listes que les libéraux combattent. Certaines attaques viennent
d'autres horizons, telles celles qui reprochent à l'économie d'être la
science des besoins égoïstes. Elles définissent alors le "créneau" que
va occuper un libéral, Baudrillart, dont le grand oeuvre consiste à
mettre en lumière les rapports convergents entre l'économie politique
et la morale : il montre que sur des notions comme le travail, le
capital, l'emploi de machines, la division du travail, la propriété, le
mariage monogame, la condamnation du communisme, etc., morale
et économie sont en parfaite harmonie. Voilà les relations avec un
domaine social collatéral étudiées. Un compte rendu laudateur de
l'ouvrage de Baudrillart, Les rapports de l'Economie politique et de
la Morale, paraît dans un numéro de juillet 1883 du Journal des Eco-
nomistes : "M. Baudrillart n'est pas de ceux (et nous l'en louons)
qui pensent que la science économique est une sorte de mathéma-
tique de la richesse reposant sur des combinaisons idéales, une théo-
rie abstraite de la production et des échanges, étrangère à l'homme
intelligent, sensible et libre qui, somme toute, est le but auquel toute
richesse vient d'aboutir, car l'homme travaille moins pour travailler
que pour arriver à la satisfaction des besoins de la nature"' .
Sur le plan "théorique" donc, la science économique libérale
entend ne plus toucher à l'architecture héritée de Say, de peur de
controverses stériles ou d'hérésie, mais simplement progresser par un
élargissement de son champ, mettre les phénomènes économiques
en relation avec l'homme total, creuser les transitions entre l'écono-
mie proprement dite et la morale, l'histoire, la philosophie, le droit,
etc.
Sur le plan des questions pratiques, l'école libérale estime avoir
établi, preuves d'expérience à l'appui, que le laisser-faire/laisser-passer
était le seul critère performant et juste pour la sphère de la produc-
tion et pour celle de la répartition. Chaque nouveau problème n'est
que l'occasion de célébrer encore une fois les vertus de la concur-
rence et de la liberté, et de déclarer péremptoirement au public que
tous les ennuis rencontrés ne tiennent qu'aux entorses faites aux
sacro-saints principes. Il n'est donc nul besoin d'essayer d'inventer
des solutions originales. Pour reprendre un texte célèbre, tout est dit,
et l'on vient trop tard. On l'a vu avec Leroy-Beaulieu, la concurrence
résout tous les problèmes pratiques et hors de ce principe, il n'est

1. J. des E., Lefort, 1883, p. 119. On voit là un des aspects du phénomène d'émergence.
que chaos. Une théorie positive du monople par exemple est impos-
sible dans ce cadre. Joseph Garnier en donne une illustration frap-
pante dans son Traité d'Economie politique sociale ou industrielle :

Monopole Concurrence

indolence du producteur activité, esprit d'invention


dédain pour le consommateur empressement envers le consommateur
retard de l'industrie progrès
cherté des produits bon marché
qualité inférieure qualité supérieure

(Garnier (Joseph), 1880, p. 120)

Aux demandes de l'Etat (demandes techniques ou de gestion) :


vaut-il mieux construire une route, un chemin de fer ou un canal ? A
quels niveaux fixer les différents tarifs ?, etc., l'Ecole libérale n'a
qu'une réponse : "organisez la concurrence et tous les problèmes
techniques disparaîtront d'eux-mêmes".

— Un groupe de pression. — L'expression est également employée


par Mme Levan-Lemesle dans l'un de ses articles1 qui donne de pré-
cieux renseignements complémentaires sur le sujet abordé ici.
Si blocage théorique il y a, l'école libérale le ressent moins
douloureusement qu'il n'y pourrait paraître (mais arrive-t-il souvent
qu'une école scientifique ressente du blocage théorique comme très
douloureux ?). En fait, on l'a vu à propos du texte de Courcelle-
Seneuil, l'école libérale se vante de ce blocage. Il faut s'en expliquer.
Dans le chapitre consacré aux progrès de l'enseignement de
l'économie politique en France, le lecteur a sans doute été frappé
par le nombre d'occurrences de certains noms. Cette impression
peut être concrétisée par la considération de deux pages de garde
d'ouvrages de l'Ecole libérale :

- Traité d'économie politique, sociale ou industrielle par Joseph


Garnier, rédacteur en chef du Journal des Economistes, professeur
d'économie politique à l'Ecole des Ponts et Chaussées, etc., secrétaire
perpétuel de la Société d'économie politique, membre de l'Institut.
Edité chez Garnier frères et Guillaumin.

1. Levan-Lemesle (Lucette), décembre 1977.


- Traité théorique et pratique d'économie politique par Paul
Leroy-Beaulieu, membre de l'Institut, professeur d'économie poli-
tique au Collège de France, directeur de l'Economiste français.
Edition Guillaumin et compagnie, éditeurs de la collection des prin-
cipaux économistes, du Journal des Economistes. du Dictionnaire
d'économie politique, du Dictionnaire du commerce et de la navi-
gation, etc.
On pourrait prendre de nombreux autres exemples, mais tous
les éléments importants sont déjà présents dans ces deux-là. L'Ecole
libérale est groupée autour de la société d'économie politique de
Paris. Elle contrôle l'Institut, du moins la section d'économie poli-
tique et de statistique de l'Académie des sciences morales et poli-
tiques. Or l'Institut a un rôle de conseil auprès du gouvernement
pour la nomination aux chaires du Collège de France. Il n'est donc
guère étonnant que l'Ecole libérale ait pu faire nommer tant des
siens au Collège : Michel Chevalier, Paul Leroy-Beaulieu, Baudrillart,
Levasseur, Léon Say (sans compter les liens familiaux qui unissent
les membres de l'Ecole et qui ont été évoqués plus haut). Il est
certain que l'appartenance à l'Institut donne des facilités pour se
faire éditer. Ce qui pourtant ne pose pas trop de problèmes aux
libéraux. Car si l'Ecole complète également sa domination par
l'occupation d'autres positions d'enseignement (Ecole des Ponts et
Chaussées, Hautes Etudes Commerciales, Conservatoire des Arts et
Métiers, Ecole libre des Sciences politiques, etc.), elle la complète
surtout en contrôlant quasiment toutes les publications économiques
par l'intermédiaire de la librairie Guillaumin. Que ce soient les livres
d'économie, traités, manuels, ouvrages classiques (ceux qui appar-
tiennent à la "Collection des principaux économistes") et Diction-
naire d'économie politique, ou que ce soient les périodiques, tel le
Journal des Economistes, qu'elle complète bientôt par l'Economiste
français, créé en 1873 par Leroy-Beaulieu, ou par le Monde écono-
mique, créé en 1881, journaux consacrés pour leur part plus à l'ac-
tualité économique qu'à la théorie.
On comprend dès lors que Walras, qui n'appartenait pas au
cénacle, ait eu des difficultés pour présenter un mémoire à l'Institut,
pour publier chez Guillaumin, pour écrire dans le Journal des Econo-
mistes, et pour obtenir une chaire. Farouchement opposée à toute
forme de monopole, l'Ecole libérale en détient un sur la pensée
économique. Ce monopole dure jusqu'à la généralisation de l'ensei-
gnement de l'économie politique dans les facultés de droit. Walras,
dans son amertume, perçoit très clairement le lien entre le blocage
de la science et la position institutionnelle de l'Ecole libérale : "il est
clair que des gens qui se repassent les chaires et les fauteuils de père
en fils, beau-père en gendre, etc. ( . . . ) , doivent considérer la science
comme absolument achevée. Autrement, et s'ils admettaient qu'il
pût s'y faire des découvertes, ils seraient obligés de réserver quelques
places aux auteurs de ces découvertes. A quoi il faut ajouter que, ne
pouvant d'ailleurs réfuter ces découvertes, leur seul moyen de les
repousser est de les taire, en faisant abstraction de leur auteur"l .
Walras voit donc bien que l'Ecole libérale assume pleinement le
blocage de la science, et lorsqu'il explique qu'elle tente d'étouffer
les novateurs, nous avons vu qu'en tant que monopoleur elle en avait
parfaitement les moyens. Mais il faut pousser l'analyse plus loin.
A partir de ses positions institutionnelles en effet, l'Ecole ortho-
doxe cherche à faire pression sur les gouvernements et elle essaie
pour ce faire de s'appuyer sur l'opinion publique2. Dans les articles
du Journal des Economistes, dans les séances de la Société d'éco-
nomie politique, véritable "club" des libéraux, séances reproduites
dans le Journal des Econornistes, les problèmes de politique écono-
mique sont discutés et de ces discussions le laisser-faire, précepte
toujours identique sous mille formes diverses, sort toujours vain-
queur; ce que Walras commente ainsi : "je dois vous déclarer qu'après
bientôt 30 ans d'économie politique, je vomis sur l'éternel article
de la Revue des deux Mondes, genre Baudrillart, intitulé : "De l'Eco-
nomie et de l'Economie politique, du journal du droit" ou quelque
chose de cette espèce, marqué au coin d'une actualité si éphémère,
écrit d'un point de vue si étroit, qu'il a vieilli avant la fin des quinze
jours pendant lesquels il traîne sur les tables des cafés. Ce genre est,
du reste, un peu national comme l'Opéra comique et le Vaudeville.
Les Revues allemandes d'Economie politique sont des recueils
contenant surtout des travaux originaux. Et c'est ce qu'elles doivent
être"3.
Il faut d'ailleurs préciser, pour éclairer la notion de groupe de
pression, que les membres de l'Ecole sont étroitement liés aux
milieux d'affaires et, avec des différences selon les régimes politiques
successifs, au personnel politique. Le cas le plus frappant est évidem-
ment celui de Léon Say, administrateur des chemins de fer du Nord
et de diverses sociétés, un moment ministre des finances au début de
la Troisième République, par la suite président du Sénat, appartenant

1. Pensées et réflexions, p. 119.


2. Voir L. Levan-Lemesle, article cité.
3. Jaffé, 759.
à la fois à l'Académie française et à celle des sciences morales et
politiques, professeur au Collège de France, membre de la Société
d'économie politique de Paris, de la Société de statistique, de l'Ins-
titut des Actuaires français, etc.
Action sur le gouvernement, action sur l'opinion publique,
tels sont les objectifs des libéraux.
L'action sur l'opinion publique passe essentiellement par la
vulgarisation de la science économique. L'Ecole libérale a eu son
"apôtre", on l'a vu, en la personne de Frédéric Passy, mais Bau-
drillart, qui a succédé au fauteuil de Tocqueville à l'Académie des
Sciences morales et politiques en 1863, professeur au Collège de
France, ne dédaigne pas le prêche : "A son tour, ainsi qu'on la dit,
l'économie est le meilleur auxiliaire de la morale. Elle prêche le
travail, l'épargne, la fraternité humaine au nom même de l'intérêt
bien entendu. Nous ajouterons que le bien-être que ses enseignements
contribuent à répandre et à faire descendre dans toutes les classes,
donne à l'homme plus de loisir pour cultiver son intelligence, et
l'arracher à l'abrutissement et aux grossières tentations de la mi-
sère"1 . Ce manuel est un résumé du cours que Baudrillart fit au
Collège de France. L'auteur y précise plus loin le rôle de la science,
qui est "de perfectionner et bien souvent de rectifier les notions
communément répandues : c'est ce qu'on comprend parfaitement
dans certains pays comme l'Angleterre. L'économie politique y est
enseignée, même aux ouvriers. Elle y compte une multitude de
chaires; elle y produit un grand nombre de publications populaires"2 .
Baudrillart d'ailleurs ne manque pas de passer aux actes en publiant
une Economie politique populaire, sorte de catéchisme d'économie
politique à l'usage des classes laborieuses, sous-produit d'une série de
conférences, puis en 1885 un manuel d'éducation morale.

- Conclusion sur l'Ecole libérale. - L'Ecole libérale vit donc plus


sur l'héritage de Bastiat, brillant polémiste et vulgarisateur, que sur
celui des grands théoriciens. Elle pratique une science bloquée
("achevée", disent les libéraux), sauf du côté des rapports avec les
disciplines collatérales. Tout ceci est cohérent avec la fonction sociale
que s'est assignée l'Ecole. Pour un groupe de pression en effet, qui
entend peser sur les décisions gouvernementales et sur l'opinion pu-
blique par une vaste campagne de vulgarisation, mieux vaut pouvoir

1. Baudrillart (Henri), 1857, p. 23.


2. Op. cit., p. 2 9.
disposer de la science définitive. Pour ces hommes d'affaires, ces
journalistes accessoirement professeurs que sont les "économistes".
il importe peu que de nouvelles voies de recherche soient ouvertes.
Tout au contraire, les grands principes risqueraient d'être discutés,
nuancés, ébranlés. Baudrillart encore : "la société elle-même a besoin
d'être confirmée et non ébranlée dans la confiance qu'elle accorde
à des vérités fondamentales et salutaires, dont trop d'influences
s'emploient à la dégouter. Cela trace à l'enseignement public son
rôle essentiel, et il est visible qu'il doit subordonner à l'effort d'être
utile par la propagation de vérités acquises, susceptibles de plus d'un
rajeunissement par la nouveauté des applications et par le talent, la
prétention trop souvent décevante à une périlleuse origiiialité"' .
Walras est donc dans le vrai lorsqu'il parle de "cette science rongée
des mites que nous offre le Journal des Eeonomistes"2, mais il ne
porte cette appréciation que parce qu'il se place dans une perspective
radicalement différente de celle des libéraux. Ceux-ci se donnent
pour but d'enfoncer un clou, le laisser-faire, dans les idées du gouver-
nement. de la société et particulièrement des classes laborieuses. Ils
sont organisés pour atteindre ce but et répandre la paix sociale en
vulgarisant l'idée d'une harmonie naturelles entre les intérêts des
diverses classes. Jusque vers 1880. jusqu'à l'entrée effective de la
discipline dans le cursus des études de droit, ils jouissent d'un mono-
pole. Pour assumer leur rôle, il leur faut une science achevée, de
celles qui peuvent fournir les catéchismes : surtout pas de celles qui
prêtent à des remises en cause, à des recherches ou à des développe-
ments nouveaux. Pour être facilement vulgarisée, il faut que cette
science soit simple, évidemment pas mathématique. On voit aussi que
la frontière entre descriptif ou théorique et normatif n'existe pas
pour eux : la science fournit et doit fournir des dogmes. Telles sont
les caractéristiques que nous avons attribuées précédemment à la
"théorie" libérale de cette époque.
Le rapport des hommes et des idées est alors simple et très bien
vu par Walras : "je sais bien ce que l'économie politique a fait pour
M. Say, mais j'ignore complètement ce que M. Say a fait pour l'éco-
nomie politique"3 .
Au total, les libéraux répondent bien à une certaine demande
idéologique (la demande libérale). Cette demande est celle de l'Empire

1. Baudrillart (Henri), Le nouvel enseignement de l'économie politique dans les facultés de


droit, Revue des deux mondes. mai-juin 1885, p. 185.
2. Jaffé, 756.
3. Pensées et réflexions, p. 127.
libéral, beaucoup moins celle de la Troisième République. Ils répon-
dent bien à la demande scientifique d'un milieu universitaire littéraire
et soucieux de vulgarisation. Beaucoup moins bien à celle d'un milieu
universitaire tourné vers la recherche. Quant à la demande technique,
ils l'ignorent purement et simplement : elle ne peut entrer dans leurs
cadres de pensée puisque la concurrence résout d'elle-même tout
problème technique. Il n'est qu'à bien l'organiser. Et que si un pro-
blème surgit, c'est qu'elle ne l'est pas bien. On verra dans l'exemple
des chemins de fer l'incapacité de la pensée libérale à répondre à ce
type de demande. Ce qui sera décisif dans le phénomène d'émergence
de l'économie walrassienne.

2/ L'ECONOMIE POLITIQUE DES PROFESSEURS.

C'est en 1877, quatorze ans après que le Second Empire eut


créé une chaire d'économie politique à la faculté de droit de Paris1 ,
que les Républicains, s'emparant peu à peu des leviers de commande
de l'Etat, font de la discipline une matière d'examen dans le cursus
juridique. Eo ipso, ils créent une chaire par faculté, soit un total
d'une quinzaine.
Les professeurs, alors, entrent en concurrence avec les publi-
cistes. Le style de l'économie politique, son contenu même, se modi-
fient sous l'effet de la demande émanant de l'Etat et sous l'effet des
caractéristiques propres du milieu juridique.

-- La demande de l'Etat. — L'Etat présente une demande à long


terme, de formation, et à court terme une demande de soutien à sa
politique.
L'Etat républicain qui s'installe progressivement après 1870 et
surtout après la crise du 16 mai 1877 a besoin en effet de former
tout un personnel politique et administratif. Ce besoin, ressenti très
tôt, a suscité l'initiative privée et Boutmy a créé l'Ecole libre des
Sciences politiques au lendemain même de la défaite. Cette école
est rapidement devenue une institution reconnue et appréciée par
l'Etat. Mais le personnel politique et administratif se forme égale-
ment dans les facultés de droit (la plupart des élèves de l'Ecole libre
sont d'ailleurs inscrits en même temps à la faculté de droit de Paris).
Celles-ci ont en effet à cette époque un rôle qu'elles ne jouent plus,

1- Voir Levan-Lemesle (Lucette). 1980.


ou dans une plus faible mesure, aujourd'hui. Entre 1870 et 1875,
elles produisent bon an mal an quelques 1 100 licenciés, c'est-à-dire
largement plus que les facultés de lettres (130 licenciés par an) et
les facultés de sciences réunies : c'est dire déjà leur importance
"quantitative" dans le système d'enseignement supérieur. Il faut
pourtant aller plus loin. Louis Liard, directeur de l'enseignement
supérieur au Ministère de l'Instruction publique, donne d'autres
indications pour la fin des années 1880 (il est probable qu'elles
valent pour une durée assez longue et, en tous cas, elles donnent
les orientations politiques des républicains à long terme) : "Des
1400 licenciés mis chaque année en circulation par les facultés de
droit, un tiers à peine s'attache définitivement au barreau ou entre
dans la magistrature, beaucoup recherchent les carrières administra-
tives et les carrières publiques. Il n'est pas indifférent qu'ils y arrivent
mieux préparés que par le passé. Ce n'est indifférent ni pour eux, ni
surtout pour l'Etat"l. Les deux tiers des licenciés en droit se tour-
nent donc vers la politique, l'administration ou les affaires. Ils
répondent ainsi, pour ceux qui se tournent vers l'administration,
au besoin en personnel de cet Etat libéral en croissance qui entend
faire place aux "couches nouvelles", selon l'expression de Gambetta.
Cette situation ouvre à une tension, voire à une crise de l'insti-
tution. En 1870 en effet, une faculté de droit se compose de : deux
chaires de droit romain, trois de droit civil (code Napoléon), une
chaire de procédure civile, une de droit commerciale, une de droit
administratif. On a vu qu'à la faculté de droit de Paris, situation
exceptionnelle, existe de plus une chaire d'économie politique. Il
apparaît que les facultés de droit sont mal adaptées au départ au
rôle nouveau qu'elles sont appelées à jouer. Deux solutions sont
envisageables. L'une consiste à séparer les filières en créant des
facultés spécialisées dans la formation des futurs administrateurs
à côté des anciennes facultés de droit qui, elles, débarassées de ces
"quelques individualités ambitieuses"2 continueront à former les
avocats. L'autre solution consiste à maintenir l'unité des facultés
de droit en aménageant le cursus. Certains juristes estiment que la
séparation est la meilleure solution, les "individualités ambitieuses"
ne les intéressant pas. D'autres craignent, avec juste raison semble-t-il,

1. Liard (Louis), La réforme des facultés de droit, Revue internationale de l'enseignement,


XVIII, 1889, p. 117.
2. Selon l'expression dédaigneuse d'un professeur de droit, expression qui en dit long lors-
qu'on sait que les quelques individualites en question représentent quasiment les deux tiers
des étudiants.
l'affaiblissement des facultés de droit que cette mesure risquerait
d'entrainer. Le gouvernement tranche en faveur du maintien de
l'unité, avec modification progressive du cursus. L'économie poli-
tique entre en 1877 dans les facultés, suivie en 1878 par d'autres
enseignements politico-administratifs : droit constitutionnel com-
paré, droit administratif, droit des gens et histoire des traités, science
financière. Il y a là certainement de la part de l'Etat l'expression d'un
besoin de formation technique pour ses futurs administrateurs, mais
aussi pour ses juristes. Courcelle-Seneuil établit clairement cette
double demande : "l'enseignement des facultés de droit est destiné,
ce nous semble, à former des jurisconsultes qui connaissent, non
seulement le texte de loi et la manière de le comprendre et de l'inter-
préter, mais encore sa raison d'être qui est un idéal au delà, au moyen
duquel ils puissent s'éclairer pour la solution de cas nouveaux et
difficiles. L'enseignement du droit est destiné en outre à former des
gens capables de comprendre et de discuter les lois au point de vue
du législateur. Car on fait et on fera toujours de nouvelles lois, qu'il
est difficile de concevoir et d'apprécier sainement si l'on ne connaît
que des textes et quelques brocards, sans principes généraux "1 . Il
y a donc de la part de l'Etat une double demande de formation en
technique juridique : celle des avocats ou des magistrats et celle des
administrateurs ou des députés. Mais sous la Illè République les
problèmes d'enseignement ne sont jamais des problèmes uniquement
techniques. Cette double demande se conjugue avec une demande,
toujours de long terme, de nature beaucoup plus "idéologique". Liard
la caractérise ainsi : "l'enseignement supérieur est aujourd'hui consi-
déré à bon droit comme une des sources où se forment et d'où
découlent les idées générales qui, se répandent ensuite de couche en
couche, finissent par faire partie du moral de la nation"2 . Demande
idéologique qui conçoit l'économie politique comme une doctrine
à diffuser dans la nation, à partir de l'enseignement supérieur, puis
à travers les enseignements secondaire et primaire, une de ces ma-
tières qu'il est essentiel de transmettre aux écoliers car elle fera d'eux
des citoyens républicains, demande concernant l'instruction civique.
La possibilité de vulgariser la discipline est donc, ici aussi, considérée
comme essentielle.
Hormis cette demande à long terme de formation des esprits, il
existe une demande plus conjoncturelle émanant de l'Etat.

1. Courcelle-Seneuil, L'enseignement de l'économie politique dans les facultés de droit,


Journal des Economistes, mai 1877, p. 177.
2. Liard (Louis), 1889, p. 116.
Tout gouvernement en effet, quel qu'il soit, préfère avoir les
experts économiques pour lui que contre lui. Les Républicains
n'échappent pas à la règle. Or, avant l'introduction de l'économie
dans les facultés de droit, les experts économiques sont les écono-
mistes libéraux en position de monopole. Le laisser-faire, on l'a vu,
est leur leitmotiv, leur scie. Problème : les républicains s'orientent
peu à peu vers une politique économique protectionniste; des consi-
dérations de politique pure en sont surtout la cause. Car la République
modérée réussit à rallier les classes paysannes qui semblaient acquises
à l'Empire. Elles deviennent le soutien des républicains de gouver-
nement débordés sur leur gauche par les radicaux, puis par les socia-
listes : "c'est par là", déclare Ferry, "que notre édifice social est le
plus solide de toute l'Europe, le mieux adapté contre les révolutions
sociales. Les populations des campagnes sont le fond même de la
société française ( . . . ) C'est pour notre société une base solide, et,
pour la République, une assise en granit que ce suffrage universel
des paysans " 1 . Ferry lui-même on le voit, libre-échangiste dans
sa jeunesse, évolue vers une politique d'inspiration protectionniste
sous la pression de son ami Méline et dans l'optique de sa politique
d'appui sur les classes paysannes. Sur le plan des décisions en matière
de chemins de fer également, les républicains sont sans nul doute
plus pragmatiques dans leur recherche de solution concrètes que
les "économistes". Enfin cette période voit l'élaboration, certes
plus timide en France que dans d'autres pays mais réelle néanmoins,
des premières lois sociales. L'Etat intervient donc contre la sauvage
"liberté" du travail.
Il est certain qu'un pouvoir mis dans la situation de conduire
une politique économique, même prudente, qui se heurte aux cri-
tiques virulentes des experts est tenté de susciter une école d'experts
rivale de la première, et plus favorable à sa politique.
Telles sont donc, aux débuts de la Troisième République, les
modifications qui interviennent dans la demande de l'Etat vis-à-vis
de l'enseignement de l'économie politique : une demande de forma-
tion à long terme, plus technique dans le cas de la formation du
personnel politico-administratif, plus idéologique dans le cas de la
diffusion de grandes idées générales qui renforcent la cohésion de
la nation. Avec en toile de fond, ce changement profond dans l'atti-
tude de l'Etat dans sa position vis-à-vis de la politique économique et
sociale lorsque l'on passe du Second Empire libéral à la République

1. Discours de Bordeaux, 30 août 1885, cité in Azéma J.P. et Winock M., 1970, p. 133.
protectionniste et modérément sociale. La demande technique, elle,
demeure inchangée, quoique de plus en plus précise et insistante
au cours du temps (chemins de fer, monnaie, banques, impôts, etc.).

- La demande des professeurs. - Avec l'arrivée sur la scène de


l'économie politique des professeurs de droit, le paysage change en
profondeur. D'abord parce que des professeurs ont un statut, des
attitudes et des mentalités très différents de ceux de journalistes
hommes d'affaires organisés en groupe de pression. Les professeurs
font carrière au sein d'une institution relativement close en ce sens
qu'elle obéit à ses lois propres. Ils ont reçu une formation à haut
degré de professionnalisation (ce qui n'est pas le cas des libéraux : les
"économistes" n'ont a priori reçu aucune formation; peut s'intituler
"économiste" quiconque est accepté par la coterie).
On voit donc se dessiner une certaine demande des professeurs.
D'abord, ils ont une formation de juriste et l'économie doit donc
avoir un certain rapport avec le droit. Par ailleurs, ces professeurs
ont des tâches propres, telle la direction de thèses. Un juriste est de
plus un esprit positif, surtout à cette époque, et il se sent mal à l'aise
vis-à-vis d'une discipline soumise à de violentes controverses théo-
riques. D'où un conflit plus ou moins ouvert au sein de l'institution :
certains sont partisans du repli sur les disciplines traditionnelles donc
très prestigieuses : restons entre juristes et ne nous commettons pas
avec une discipline théorique controversée comme l'est l'économie.
D'autres espèrent profiter de la brise politico-administrative qui
commence à gonfler les voiles des facultés de droit. Ils sont prêts à
sacrifier les vieilles disciplines de prestige un peu poussiéreuses, tel
le droit romain, pour participer, même de loin et en professeurs,
aux débats politiques et sociaux du moment. Mais les normes énon-
cées plus haut restent valables : s'ils choisissent d'adopter une science
"jeunette" comparée au droit romain, il faut au moins que celle-ci
ne soit pas une foire d'empoigne théorique, et qu'elle manifeste une
certaine proximité à l'égard des disciplines juridiques. Et bien qu'il
faille souligner que la plupart des travaux de l'époque ne soient
pas des recherches originales mais bien plutôt des compilations sur
l'histoire des doctrines qui peuvent être multipliées quasiment à
l'infini, il existe sans doute de la part des étudiants comme des
professeurs une certaine soif, on l'a vu, de participation aux débats
contemporains. Les étudiants eux-mêmes, c'est ce que suggère
Charles Rist dans son autobiographie, semblent se désintéresser de
la science libérale, bloquée et sans avenir, pour chercher de nou-
velles voies.

— La rencontre de ces demandes (Etat et professeurs) et d'un


courant intellectuel nouveau. — Vers 1875, presque au moment où
l'économie va s'implanter dans le domaine des juristes, l'école histo-
rique allemande opère une certaine percée intellectuelle. Elle entend
rénover l'économie politique mais aussi le droit, rapprochant ainsi
les deux domaines. Elle bat en brêche la science libérale stagnante,
ouvrant des champs de recherche immenses et en friche, s'affirmant
volontiers protectionniste, attachée à une action sociale de l'Etat,
quasiment sans ligne théorique, très ouverte. Elle vient comme
son nom l'indique d'Outre-Rhin, ce qui, eu égard au prestige de la
Science allemande au XIXè siècle, est un atout majeur, y compris
dans les milieux gouvernementaux français.
Quels en sont les présupposés théoriques ? L'Allemagne, en
raison de sa situation économique resta très réfractaire à l'économie
politique anglaise et à la théorie ricardienne de l'avantage du libre-
échange en terme de coûts relatifs. Frédéric List fut le père de la
théorie protectionniste. Dans son Système national d'Economie
politique publié en 1841, il s'oppose en effet au libre-échange et à
la spécialisation internationale pour les pays non encore développés.
Il affirme également le rôle positif de l'Etat dans le processus de
développement. Tous ces thèmes vont donner lieu à un approfon-
dissement épistémologique de la part de ses héritiers intellectuels.
Ceux-ci proclament en effet que les soi-disant lois de Smith, Say,
Ricardo ou d'autres n'ont aucun caractère universel, en un mot
qu'elles ne sont pas des lois. Il n'existe que des situations écono-
miques, chacune originale : le libre-échangisme anglais ne vaut pas
pour l'économie allemande. L'école historique est donc beaucoup
plus préoccupée de recherches empiriques que l'école libérale per-
suadée une fois pour toutes que la science est faite. Elle est aussi
beaucoup plus préoccupée de solutions sociales puisque la liberté du
travail n'est pas à ses yeux l'universelle panacée. On parlera bientôt
avec dérision de "socialisme de la chaire". Mais au total on retrouve
la ligne de fracture que relevait Molinari dans un texte déjà cité, mais
à propos de l'école libérale : "malgré les différences qui les caracté-
risent, toutes les écoles socialistes, communistes ou collectivistes
s'accordent sur un point : c'est qu'il n'y a pas de lois naturelles
qui règlent et qui déterminent la production et la répartition des
richesses"l . Cette prise de position théorique, un peu radicalisée ici,
selon laquelle il n'existe pas de véritables lois et donc pas de théorie
possible donne lieu à un formidable essor : lorsqu'il n'y a plus ni loi,
ni hypothèse, ni théorie, lorsque seule compte l'histoire, la collection
de faits devient le seul programme et il a l'avantage d'être inépui-
sable, pouvant donner à chacun son territoire. André Liesse, un
libéral, donne une idée polémique mais juste de ce mouvement :
"jamais le "doute économique" érigé en méthode n'avait été aussi
répandu que depuis quelques années. Il nous vient, les néophytes
nous l'ont appris, d'une école considérée comme nouvelle, l'école
historique, jouet importé d'Allemagne pour amuser les faiseurs de
controverses. Cette nouvelle école part de ce principe - elle a du
moins celui-là - que la science économique n'existe pas. L'empi-
risme seul peut guider les peuples dans la voie du progrès par l'amon-
cellement des statistiques et des collections de faits. Quelque chose
comme une minéralogie sociale"2. Nul doute qu'il n'y ait là quelque
chose à voir avec la professionalisation des sciences sociales. Auguste
Comte déjà avait appelé en ce sens : plus de dissertations, mais des
recherches empiriques. C'avait été également le programme de
Leplay. On voit en tous cas les avantages que peuvent en tirer les
professeurs de droit. D'abord, ils attirent les étudiants. Charles Rist,
un des premiers disciples français de Walras et futur gouverneur de
la Banque de France, fit deux thèses (selon le principe de l'époque) :
l'une portait sur la première loi anglaise sur la responsabilité dans les
accidents du travail, l'autre sur la journée de travail de l'ouvrier
français. Il raconte d'autre part qu'en 1898, la faculté de droit de
Paris était presqu'entièrement, au moins au niveau du doctorat,
tournée vers les questions sociales. Ce terrain était donc visiblement,
à terme, un point de convergence entre l'économie et le droit. En
année de licence, précise Rist, le cours d'économie politique est
assuré par un libéral, Beauregard, qui n'a aucun succès auprès des
étudiants. Au contraire, on se bouscule au cours de doctorat assuré
par Cauwès, pâle imitateur de List, qu'il n'avait d'ailleurs pas même
correctement compris au dire de Rist3. Enfin, l'économie conçue
de cette manière n'est plus une discipline théorique à controverses,
ce qui la condamnait largement aux yeux de juristes épris de préci-
sion et de sûreté dans le jugement. Bien plus, cette nouvelle attitude
touche également la sphère juridique pure.

1. Molinari (Gustave de), J des E. décembre 1884.


2 Liesse (André), J des E, janvier 1890.
3. Voir Rist (Charles), Autobiographie, REP, 1956.
Il fallait également et s u r t o u t , avons-nous dit, que l'économie
politique fût proche du droit. Or les d e u x domaines t e n d e n t à
converger sous l'influence de l'école historique. Car en droit s'opère
à l ' é p o q u e une révolution parallèle à celle que connaît l'économie
politique. Le schéma structurel est le même : on part d ' u n e théorie
déductiviste et on la bouleverse par l'approche historique. Le mou-
v e m e n t en Allemagne avait été m e n é en même temps par List en
économie et par Savigny en droit. En France, les modifications dans
le p r o g r a m m e des études de droit vont être l'occasion du changement
d ' a p p r o c h e à l'intérieur de la discipline, comme en témoigne l'article
d ' u n professeur de droit : " q u e l q u e s m o t s sur le rôle de la m é t h o d e
historique dans l'enseignement du d r o i t " . "Ce ne sont pas seulement
des enseignements n o u v e a u x " , explique R a y m o n d Salleilles. "qui
viennent de forcer l'entrée des p r o g r a m m e s de licence : c'est un
esprit nouveau qui semble vouloir les rajeunir. L'enseignement du
droit romain, du droit civil et des branches qui s'y r a t t a c h e n t , passent
p o u r s'en tenir u n i q u e m e n t aux procédés de la m é t h o d e déductive :
c'est la m é t h o d e d'observation, et par c o n s é q u e n t la plus pure mé-
t h o d e historique, qui va faire son apparition dans nos amphithéâtres
avec l ' i n t r o d u c t i o n des nouveaux cours de lic e nc e " ' . L'exemple le
plus f r a p p a n t en est le droit romain. Jusqu'alors le corpus de Justinien
était analysé c o m m e un modèle de logique juridique déductive. Or
on l'étudié désormais c o m m e une "éclosion successive"2, ce qui
d o n n e lieu à u n véritable cours de sciences sociales.
Il en est de m ê m e p o u r le code civil qui jusque là était considéré
c o m m e intouchable, modèle d ' u n e incomparable clarté juridique,
intangible. Dans son article sur l ' i n t r o d u c t i o n de l'économie poli-
tique dans la faculté de droit de Paris, L. Levan-Lemesle écrit : "Le
Code est la "raison écrite", " u n m o n u m e n t définitif et i n a t t a q u a b l e " .
Les études de droit consistent à a p p r e n d r e le texte du Code dans son
ordre de rédaction. Les m é t h o d e s laissent rêveur : le professeur doit
dicter aux étudiants des m o r c e a u x du Code et expliquer ensuite le
texte dicté ( . . . ) Les cahiers de dictée peuvent être contrôlés à t o u t
m o m e n t " 3 (le texte p o r t e sur la période du Second Empire, mais
certains éléments valent encore p o u r la période qui suit, et en tous
cas le r a p p o r t des juristes au Code). C'est ce qui change avec l'intro-
d u c t i o n de la m é t h o d e historique. Il devient en effet évident que

1. Salleilles (Raymond), Revue internationale de l'Enseignement, XIX. 1 890. p. 482.


2. Idem, p. 485.
3. Levan-Lemesle (Lucette), 1980, p. 328.
certains articles du Code tombent peu à peu dans l'obsolescence. De
nouvelles formes de contrat apparaissent qui ne peuvent pas se
ramener à celles prévues : c'est le cas des contrats d'assurance-vie.
Ici, précise Saleilles dans son article, c'est "dans la nature intrinsèque
de l'institution, dans son but économique qu'il faut en chercher les
règles de la conception scientifique"1 . Autre exemple, la responsa-
bilité du patron en matière d'accidents du travail. Il devient de plus
en plus fréquent que l'ouvrier demande à son patron une indemnité.
Le principe de celle-ci ne repose pas forcément sur une faute directe
du patron, mais sur un contrat tacite d'embauche où le patron,
engageant l'ouvrier, fait promesse tacite de le garantir contre les
risques. Le tout repose sur une disposition d'ordre économique,
donc non interprétatif (toujours selon Saleilles) : l'ouvrier désormais
entre dans un processus complexe de division du travail, avec des
machines compliquées à manier qui exigent une direction et des
ingénieurs particulièrement compétents. Les patrons et les ingénieurs
ont l'autorité, l'ouvrier étant déssaisi de l'organisation de son propre
travail, ils ont donc la responsabilité.
Au total, les professeurs de droit mués en professeurs d'éco-
nomie politique trouvent à la théorisation nouvelle — qui est néga-
tion de toute théorisation — un certain nombre de réponses à leurs
demandes : une science qui n'est plus théorique, donc qui laisse peu
de places aux controverses, ce qui rassure les juristes qui, de plus,
peuvent s'y former rapidement; une science en rapport avec le droit,
dans la mesure où le droit est obligé d'évoluer pour suivre les change-
ments économiques, et qui donc peut aider à l'élaboration et à l'in-
terprétation des législations économiques et sociales. Ces professeurs
vont alors pouvoir se grouper en un milieu autour d'une création
de Charles Gide, la Revue d'Economie politique (REP). Le pro-
gramme de celle-ci tourne le dos à celui du Journal des Economistes.
Il ne s'agit pas de l'organe d'un groupe de pression, mais d'une revue
de professeurs, se voulant une revue scientifique, donc ouverte au
débat : "les rédacteurs et les collaborateurs de cette Revue appar-
tiennent à des écoles très diverses, mais unis entre eux par les liens
d'une étroite confraternité professionnelle, ils ont pensé que ces
liens étaient assez forts pour résister aux divergences d'opinion, et
qu'ils pouvaient faire campagne sans avoir besoin d'un chef ni d'un
drapeau"2. Gide a réussi, c'était essentiel, à joindre tous les pro-
fesseurs des facultés de droit. Il s'agit donc d'un périodique qui se

1. Saleilles (Raymond), RIE, 1890, p. 484.


2. REP, premier numéro (1887), "Notre programme".
présente comme une revue de professionnels, de professeurs sinon
de scientifiques. De façon décisive et très habilement, Gide a fait
entrer au comité de rédaction des professeurs libéraux modérés et
ouverts au débat. Le monopole des "économistes" est donc brisé.
Organisés en un milieu universitaire, avec son indépendance,
ses lois propres, les professeurs sont aussi dans une certaine proximité
avec le pouvoir.
On le voit en effet, ils sont beaucoup moins hostiles aux me-
sures sociales que les libéraux. Dans l'ensemble, ils se reconnaissent
assez bien dans la personnalité de Charles Gide. Ce dernier consacre
sa vie, plus encore qu'à l'économie politique proprement dite, à
l'économie sociale. Opposé aux idées révolutionnaires, il prêche infa-
tigablement la coopération et l'association, comme Léon Bourgeois
la solidarité. Il représente assez bien la République à visage social
et sera d'ailleurs nommé après la guerre de 14 au Collège de France.
Du côté des décisions de politique économique, la nouvelle vague
d'économistes est plus proche des options des républicains modérés.
Le 10 décembre 1897, Cauwès, professeur d'économie politique à
la faculté de droit de Paris (dont parlait Rist, cf. plus haut), fonde
la Société d'économie politique nationale. Elle s'oppose bien évi-
demment à la Société d'économie politique des libéraux. Le mot
"national" indique clairement, dans la lignée des idées de List, le
caractère ouvertement protectionniste de l'entreprise. L'ancien
ministre Méline, celui qui fit voter les tarifs protectionnistes de
1892 dits "tarifs Méline". en est le président d'honneur. Emile
Levasseur fait justement remarquer que le courant protectionniste
n'est pas seulement un courant doctrinal, mais également "un parti
d'affaire puissant"l . Cauwès en est le représentant dans l'Université,
Méline au parlement. Il contrôle certains journaux : la République
française, la Réforme économique de Jules Doumergue, l'Economiste
européen de Théry. Des liens très étroits l'unissent à la Société des
agriculteurs de France.
Les professeurs d'économie politique en faculté de droit se
constituent donc en un milieu universitaire, leur formation commune
les y aidant, le milieu se structurant autour de la Revue d'Economie
politique sous l'influence de Charles Gide. Milieu indépendant,
certes, dans la tradition universitaire, mais non sans rapport avec le
pouvoir : il contribue largement à former l'élite politique de la répu-
blique, c'est là sa tâche naturelle de formation, mais il faut également

1. Levasseur (Emile), REP, XIX, 1905, Aperçu de l'évolution des doctrines économiques et
socialistes en France sous la Illè République, p. 884.
signaler que beaucoup d'agrégés ont, à la fin du XIXè siècle, une
activité parallèle d'experts économiques auprès du gouvernement.
|
- Conclusion partielle sur l'adéquation entre l'offre et la de-
mande. - E n ayant pris une vue rapide des deux écoles qui se dis-
putent en France au XIXè siècle le terrain du discours économique,
il est possible de dégager certains traits frappants de la situation, du
i paysage. Essentiellement trois : la saturation du milieu, l'effondre-
i ment de la théorie économique, une demande technique de gestion
non satisfaite.
!
: - La saturation du milieu. - Une école, l'école libérale, a d'abord
! monopolisé tous les lieux possibles : Collège de France, Institut,
! écoles d'ingénieurs, écoles de commerce, Conservatoire, etc. Certains
j noms se retrouvent partout : Léon Say, Baudrillart, Leroy-Beaulieu,
! Levasseur, Garnier, etc.
, Le gouvernement républicain, jouant d'un besoin de formation
! en personnel politique et administratif, choisit alors, non pas de créer
une filière administrative autonome style école nationale d'admi-
! nistration dans la lignée de celle créee par les républicains de 1848,
! mais de créer une option administrative latente dans les facultés de
droit. Le décret qui introduit l'économie politique dans les facultés
de droit crée d'un coup une quinzaine de chaires. Or le milieu univer-
sitaire des juristes est très structuré, notamment autour de l'agréga-
tion de droit. La situation eut été très différente si l'on avait intro-
duit l'économie dans les facultés de lettres, celles-ci ayant été créees
ex nihilo. Le projet était d'ailleurs possible en raison du lien que l'on
établissait à l'époque entre économie politique et philosophie : l'un
j des cours de Walras à Lausanne avait d'ailleurs lieu à la faculté des
1 lettres. Au contraire, le gouvernement ayant créé des chaires en droit
ne peut confier celles-ci qu'à des juristes patentés, agrégé ou, au pire,
docteurs. Les agrégés nommés ne peuvent être que jeunes (les autres
disposant déjà d'une chaire) ou des professeurs en mal de reconver-
sion. Ces derniers, par définition puisqu'ils ont essentiellement
enseigné le droit, auront une formation faible. Quant aux jeunes qui
viennent de passer l'agrégation, ils se sont essentiellement consacrés
aux matières inscrites au programme du concours : de la science
| qu'ils seront chargés d'enseigner, ils auront toute chance de ne pas
savoir un mot ou presque. L'affirmation est bien sûr caricaturale,
mais à peine. Elle est d'ailleurs largement reprise par les libéraux.
! Les juristes se défendent en affirmant qu'un agrégé de droit qui vient
I
de satisfaire à des exigences d'un concours aussi difficile est assez
intelligent pour lire en vitesse Smith, Say et quelques autres afin
de pouvoir commencer un cours dans de brefs délais. Que l'on songe
un instant à ce type de situation : en créant ainsi, d'un coup, une
quinzaine de chaires, on sature en grande partie l'enseignement de
la discipline en le confiant à des gens qui, de par la situation même,
risquent d'être très insuffisamment formés. On a toute chance,
voulant développer l'enseignement d'une discipline d'en organiser
en fait la stagnation dans la médiocrité pour des années, voire des
dizaines d'années. Exemple typique d'effet pervers. Durkheim ne
s'y était d'ailleurs pas trompé. Lorsque le ministère proposa d'ins-
crire la sociologie comme matière d'examen en licence, il s'y opposa
de tout son poids : il craignait, sans doute avec raison, qu'ayant
brutalement besoin d'un lot de professeurs pour enseigner la nouvelle
discipline, on ne prenne les premiers venus en mal de reconversion'.
Après le décret de 1877 en tous cas, l'enseignement de l'écono-
mie est quasiment saturé. Les seuls changements dans la structure
du milieu interviendront lorsque les chaires des écoles d'ingénieurs
seront reprises aux littéraires par les ingénieurs. Cheysson, poly-
technicien du corps des Ponts, se voit créer une chaire à l'Ecole des
Mines de Paris. Colson, lui aussi polytechnicien du corps des Ponts,
prend la succession du moraliste Baudrillart aux Ponts, puis se voit
créer une chaire à l'Ecole Polytechnique. Ne reste en fait comme
possibilité que l'Ecole pratique des hautes Etudes dont la dernière
section, celle d'économie politique, prévue dans le projet du fonda-
teur de l'école, Victor Duruy, n'a jamais été créee après la chute de
Duruy. C'est là que Walras espérait être nommé, comptant sur son
ami Ferry pour ouvrir cette section. On verra, dans la deuxième
partie, l'échec de ce projet.

— L'effondrement de la théorie. - C'est la deuxième conséquence


de la situation française en matière d'enseignement économique. Ce
handicap sera particulièrement long et difficile à rattraper. Non pas
en termes de vivacité de la théorie économique française, mais en
termes de reconnaissance internationale : entre-temps, les anglo-
saxons ont occupé le terrain, imposé leur langue, glané les prix
Nobel. Gide, commentant le livre majeur de Jevons. commence ainsi
son texte : "Les recherches spéculatives sur le principe de la science

1. Par ailleurs, les durkheimiens avaient beaucoup plus de facilité, en tant qu'école à la
théorie et à la pratique solidement définies, à contrôler un milieu flou. Voir Karady
(Victor), 1976.
économique, sont tombées, en France, dans un profond discrédit",
et plus loin : "qu'est-ce que cela : la théorie de l'économie poli-
tique ? On ne veut plus, du moins en France, de théorie économique
et on n'en fait plus. On s'occupe de statistique, de démographie,
de finances, de législation économique, de sociologie peut-être, de
tout ce qui ressemble à l'économie politique sans en être'" .

- Une demande technique non satisfaite. - C'est là un des aspects


essentiels de l'émergence de la théorie walrassienne et nous le déve-
lopperons dans les pages qui suivent à propos de l'exemple des che-
mins de fer.
Une certaine demande émanant de l'Etat ou de quelques sec-
teurs économiques, tel celui des assurances (l'Institut des Actuaires
français sera l'un des foyers de la discrète percée des idées walras-
siennes), celui des banques (Charles Rist sera Gouverneur de la
Banque de France, Stringher Gouverneur de la Banque d'Italie) n'est
satisfaite ni par l'une ni par l'autre école d'économistes trançais.
Cette demande est concrètement portée par des ingénieurs, le sys-
tème des grandes écoles et des grands corps techniques expliquant les
similarités de situation et les liens entre les ingénieurs du privé et du
public. Le système d'enseignement français est pour une dizaine
d'années une masse d'inertie qui ignore largement ce type de de-
mande. La formation économique du personnel administratif et
politique est faible, l'information dont dispose les décideurs est
squelettique et manque désespérément d'une théorie qui puisse
guider efficacement le recueil de données statistiques. Ce sera long-
temps le cas en France, malgré la création par Charles Rist en 1934
de l'Institut scientifique de Recherches économiques et sociales,
subventionné par la Fondation Rockfeller puis intégré par la suite
à la Fondation Nationale des Sciences Politiques, qui formera beau-
coup des plus distingués des économistes français : Divisia, Perroux,
Jeanneney, etc. C'est une des idées chères à M. Raymond Aron que
les mesures économiques prises par le Front Populaire étaient ina-
daptées à la situation économique du pays, mal appréhendée par des
hommes politiques insuffisamment formés sur le plan économique et
ne disposant pas d'informations économiques suffisantes.
Walras, dont la théorie répond mieux à ce type de demande, déve-
loppe tout un travail de percée souterraine qui est lié à cette demande.

1. Gide (Charles), J des E., novembre 1881, p. 180.


Chapitre 3

LES IDÉES WALRASSIENNES


SUR LE MARCHÉ

"Est-il bon ? Il révolte en secret l'amour-


propre; il fait éclore les serviles détracteurs qui lui
opposent la méthode et la rectitude, le sublime des
sots"
Claude Nicolas Ledoux.

Nous avons esquissé, au lon'g des pages qui ont précédé, un


tableau du paysage de la pensée économique française au XIXè siècle
- hommes, idées, institutions - sans y faire apparaître Walras. Nous
essaierons ici d'insérer la théorie walrasssienne dans ce paysage.
Cette insertion doit se faire en deux temps : montrer la rupture
que constituent les idées de Walras dans l'économie telle qu'elle est
pratiquée par l'école libérale ou par l'école historique. Une telle
rupture doit être un des facteurs d'explication du rejet de Walras
par les milieux "scientifiques". Montrer ensuite comment ces idées
viennent combler un manque théorique, viennent répondre à une
demande technique ressentie essentiellement par les ingénieurs.

1/ WALRAS ET LES ECONOMISTES.

Il ne saurait être question de présenter à nouveau l'équilibre


général. D'autres, et combien plus éminents, l'ont fait beaucoup
mieux que nous ne saurions le faire. De plus, tel n'est pas notre objet.
Cette théorie fait désormais partie constitutive de notre représenta-
tion de l'univers économique. Dans son principe au moins, elle nous
est devenue "naturelle". Il nous faut donc inverser plutôt la perspec-
tive et souligner l'écart que présente cette théorie avec la pensée
économique qui la précède et qui se survit en s'y opposant un long
moment.
Cet écart est particulièrement sensible dans ce qu'inaugure
Walras : la modélisation mathématique de l'économie politique.

— Le modèle. — Plus directement que Pareto par la suite, Walras


introduit l'idée de modélisation1 .
La première étape de Walras est de distinguer en économie
politique trois parties, liées à trois critères : le vrai définit le champ
de l'économie pure; l'utile, celui de l'économie appliquée; enfin le
juste définit le domaine de l'économie sociale. Cette dernière s'oc-
cupe essentiellement des problèmes touchant à la répartition, notam-
ment à l'impôt, pour lequel Walras a des vues assez étranges, comme
on le verra par la suite. L'économie appliquée, comme son nom et
son critère propre l'indiquent, s'occupe des mesures de politique
économique : elle fixe à l'Etat certaines tâches économiques - orga-
niser la concurrence dans les domaines où elle est possible; dans les
domaines où elle ne l'est pas, réguler par la politique économique.
Elle est la réponse à ce que nous avons appelé la demande de gestion.
L'économie sociale walrassienne, nous en dirons quelques mots dans
les chapitres consacrés aux rapports de Walras et de son père.
Mais quel contenu Walras donne-t-il à l'économie pure ? La défi-
nition qu'il présente est tranchante : "l'économie politique pure est
essentiellement la théorie de la détermination des prix sous un régime
hypothétique de libre concurrence absolue"2 . A vrai dire, les contem-
porains ont l'impression qu'elle tranche dans le vif et supprime les
trois-quarts de ce qu'on appelle alors l'économie politique, d'un coup
de scalpel conceptuel. Il est certain que l'idée de simplification guide
Walras : c'est un des aspects de la modélisation. A un polytechnicien
ingénieur des Mines, Charles Emile Wickersheimer, qui, ayant lu les
Eléments, était désireux d'en approfondir les idées, Walras (par
ailleurs complexé on le sent par le niveau mathématique de son
interlocuteur) donne ce conseil : "permettez-moi une observation.
J'ai pu élaborer toute cette théorie, quoique très petit mathématicien,

1. Pour l'analyse de la notion de modèle en sciences sociales, voir Boudon (Raymond),


1984, n o t a m m e n t ch. 7.
2. Eléments, préface à la quatrième édition, p. XI.
et en ma qualité de bon économiste, parce que les difficultés ma-
thématiques sont nulles et que, seules, les difficultés économiques
sont sérieuses. Les phénomènes économiques se superposent les
uns aux autres dans un enchevêtrement successif. Et ce n'est qu'à
la condition d'avoir acquis une idée exacte et claire des phénomènes
simples que j'en donne une semblable des phénomènes complexes.
N'allez donc pas trop vite "1 .
Le modèle, donc, est centré sur un objet et des phénomènes
relativement simples, mais non donnés : s'ils sont simples, c'est qu'ils
ont été simplifiés et c'est ce processus qui fait tout le problème. Il
entraine une mise à distance des faits et du concret qui, toujours,
foisonnent en une jungle inextricable. Ce rapport particulier aux
faits, Walras l'exprime par le mot "hypothétique" dans l'expression
"régime hypothétique de libre concurrence absolue". Il l'explicite
clairement : "la méthode mathématique n'est pas la méthode expé-
rimentale, c'est la méthode rationnelle. Les sciences naturelles pro-
prement dites se bornent-elles à décrire purement et simplement
la nature et ne sortent-elles pas de l'expérience ? Je laisse aux natu-
ralistes le soin de répondre à cette question. Ce qui est sûr, c'est que
les sciences physico-mathématiques, comme les sciences mathéma-
tiques proprement dites, sortent de l'expérience dès qu'elles lui ont
emprunté leurs types. Elles abstraient de ces types réels des types
idéaux qu'elles définissent, elles bâtissent a priori tout l'échafaudage
de leurs théorèmes et de leurs démonstrations. Elles rentrent, après
cela, dans l'expérience, non pour confirmer, mais pour appliquer
leurs conclusions ( . . . ) Pour observer cette méthode, l'économie poli-
tique pur doit emprunter à l'expérience des types d'échanges, d'offre,
de demande, de marchés, de capitaux, de revenus, de services produc-
teurs, de produits. De ces types, elle doit abstraire, par définition,
des types idéaux, et raisonner sur ces derniers, pour ne revenir à la
réalité que la science une fois faite et en vue des applications. Nous
avons ainsi sur un marché idéal, des prix idéaux qui seront dans un
rapport rigoureux avec une demande et une offre idéales. Et ainsi
de suite. Ces vérités pures seront-elles d'une application fréquente ?
A la rigueur, ce serait le droit du savant de faire de la science pour
la science, comme c'est le droit du géomètre (et il en use tous les
jours) d'étudier les propriétés les plus singulières de la figure la
plus bizarre, si elles sont curieuses. Mais on verra que ces vérités

1 - Jaffé, 1297.
d ' é c o n o m i e politique pure f o u r n i r o n t la solution des problèmes les
plus i m p o r t a n t s , les plus débattus, et les moins éclaircis d ' é c o n o m i e
politique appliquée et d ' é c o n o m i e sociale"' .
On a peine à s'imaginer a u j o u r d ' h u i le caractère radicalement
novateur d ' u n e telle approche. Elle est en tous cas b e a u c o u p plus
novatrice que l'épistémologie parétienne, celle des " a p p r o x i m a t i o n s
successives" (qui est d'ailleurs en grande partie une machine de
guerre c o n t r e la façon d o n t Walras déduisait de son économie pure
des principes "socialisants" dans son économie sociale). C'est préci-
s é m e n t dans une n o t e qu'il écrivit au cours d ' u n e polémique sourde
avec son successeur, note qu'il n ' e n v o y a pas, que Walras radicalisa
ses idées au p o i n t de se r a p p r o c h e r des positions actuellement dé-
fendues par F e y e r a b e n d 2 , n o t a m m e n t de sa n o t i o n de " c on tr e -
i n d u c t i o n " : "sans d o u t e (le r a i s o n n e m e n t ) et la science ne peuvent
être en c o n t r a d i c t i o n avec l'expérience et les faits. Mais qui connaît
les faits ? La science é n o n c e des vérités que l'expérience ne saura
confirmer ( . . . la p r o p o r t i o n n a l i t é des valeurs aux raretés). Elle se
suffit à elle-même et peut rectifier les faits. (le système de Newton
était en c o n t r a d i c t i o n avec les faits tant q u ' o n n'avait pas expliqué
les p e r t u r b a t i o n s d'Uranus. Qui a complété les faits en trouvant la
planète N e p t u n e ? Le r a i s o n n e m e n t sans l'expérience )"3 . Dans cette
a p p r o c h e assez moderniste de la démarche scientifique (mais issue
sans d o u t e du kantisme par le biais de Vacherot, ancien directeur
de l'Ecole Normale et philosophe préféré de Walras), Walras o b t i e n t
par un disciple interposé le soutien du physicien Duhem. intéressé
par la théorie de l'équilibre é c o n o m i q u e . Si elle n'est pas suivie par
Pareto, elle l'est par un autre disciple italien de Walras, Maffeo
Pantaleoni, appelé par certains " l ' e n f a n t terrible de l'économie
m a t h é m a t i q u e " , qui présente ainsi l ' h y p o t h è s e édonistique, celle
de l ' h o m o oeconomicus : "alors même que l'hypothèse n'aurait pas
la moindre corrélation avec la réalité, les théorèmes qui en découle-
raient n'en seraient pas moins exacts ( . . . ) et quoiqu'inutile dans ce
cas et sans portée pratique, la science ainsi définie n'en serait pas
moins vraie"4 .
Ainsi donc, définition rigoureuse d'un objet, d 'u n groupe res-
treint de p h é n o m è n e s à c o m p r e n d r e ; simplification des p h é n o m è n e s
isolés et, du fait de cette simplification, rapport complexe aux faits.

1. Eléments, p. 30.
2. Feverabend, 1979.
3. Jaffé, 1145, note 8.
4. Principii di economia pura. Barbera, 1889, p. 125.
Tels sont les principes d'une modélisation bien conduite; ce sont en
tous cas ceux de l'économie pure walrassienne.

- Le modèle. Son histoire en économie. - Pour les contempo-


rains de Walras, ce type d'approche en économie est celui de Ricardo.
La chose peut paraître étrange à qui a pratiqué l'histoire de la
pensée économique puisque Ricardo y est placé, après Smith et avec
d'autres (Malthus ou Marx) parmi les Classiques. Mais pour les
contemporains de Walras, nourris de Say, il en va un peu autrement.
Jean-Baptiste Say en effet précise son opinion à propos de
Ricardo dans le discours préliminaire de son Traité : "quelques écri-
vains du XVIIIè siècle et de l'école dogmatique de Quesnay d'une
part, et des économistes anglais de l'école de David Ricardo d'une
autre part, sans employer les formules algébriques trop évidemment
inapplicables à l'économie politique, ont voulu y introduire un genre
d'argumentation auquel je crois, en thèse générale, elle se refuse, de
même que toutes les sciences qui reconnaissent pour fondement
l'expérience : je veux dire l'argumentation qui repose sur des abstrac-
tions. Condillac a remarqué judicieusement qu'un raisonnement
abstrait n'est qu'un calcul avec d'autres signes"' , et, plus loin : "peut-
être est-on fondé à reprocher à David Ricardo de raisonner quelque-
fois sur des principes abstraits auxquels il donne trop de généralité.
Une fois placé dans une hypothèse qu'on ne peut attaquer parce
qu'elle est fondée sur des observations non contestées, il pousse ses
raisonnements jusqu'à leurs dernières conséquences, sans comparer
leurs résultats avec ceux de l'expérience"2 . C'est bien sa propension
à modéliser que reproche Say à Ricardo et la filiation qui existe
entre cette approche et celle de la pensée économique qui naît en
France (ou en Suisse), en Autriche et en Angleterre dans les années
1870, pensée qui pourtant entend rompre avec les concepts ricar-
diens, apparaît claire aux contemporains. Gide lie directement les
deux mouvements dans son Cours : "Ricardo (1817) non moins
célèbre par sa loi de la rente foncière et aussi par l'abus de la mé-
thode abstraite et purement déductive ( . . . ) " . Quelques pages plus
avant, on trouve cette remarque : "la méthode abstraite de Ricardo
revit dans les écoles mathématique et psychologique (l'école autri-
chienne H.D. )"3 .

1. Say (J.-B.), 1826, p. 15.


2. Idem, p. 40.
3. Gide, 1 9 0 9 , p . 11 et p. 19.
C'est bien là une histoire possible, non pas celle de la conceptua-
lisation (Walras et Jevons opposent tous deux leurs concepts à ceux
de Ricardo) mais celle du statut de cette conceptualisation. Substi-
tuer à l'opposition entre les Classiques et les Marginalistes, l'opposi-
tion entre les modélisateurs et les empiriques : Ricardo se trouve
alors dans le même camp que Walras, Jevons ou les autrichiens. Von
Wieser en effet loue Walras d'avoir correctement décrit la méthode
employée par les nouvelles écoles : "elle ne copie pas la nature, mais
nous en donne une représentation simplifiée, qui n'est pas une
représentation fausse, mais qui aiguise notre vision eu égard à la
complexité de la réalité. — Comme le dessin idéal que le géographe
trace sur sa carte est un moyen de se guider efficace plus que trom-
peur, dans la mesure où il suppose en même temps, de la part de
celui qui s'en sert, la capacité de le lire, pour l'interpréter en accord
avec la nature"' .
En fait, cette histoire passerait sans doute par des champs théo-
riques extérieurs à la seule discipline économique et il faudrait alors
écrire une histoire de la modélisation. Quelques exemples peuvent
être donnés, et parmi eux l'un des devanciers de Walras : Gossen.
Curieux personnage que celui de ce fonctionnaire que son travail
intéresse peu, qui se distrait en suivant des cours d'astronomie et
qui décide de modéliser (le mot est anachronique, mais la chose,
elle, ne l'est pas) l'économie. Ayant dégagé deux lois fondamentales,
celle de l'utilité marginale décroissante et celle de l'échange à l'égalité
des utilités marginales, il en déduit une certaine représentation des
phénomènes économiques qu'il publie : ce sera son seul ouvrage
économique. Il faut dire que l'insuccès est total. Il se tourne alors
vers un autre domaine à modéliser, la musique, reprenant un projet
remontant à Rameau, qu'avait salué d'Alembert, puis repris par
exemple par le mathématicien Euler.
Le domaine le plus visible, outre ces deux-ci, est évidemment
celui de la logique : de Leibnitz à Peano et Frege, en passant par
Boole.
Mais, directement en rapport avec les travaux de Walras est la
tentative de modéliser le droit, de bâtir une science pure du droit.
Ce sera le projet d'un des premiers élèves de Walras à la faculté
de droit de Lausanne. Ernest Roguin : "on sait moins que Roguin
dès les premières pages de La Règle de droit, s'est senti encouragé
à bâtir une science pure du droit par l'exemple de l'économie pure

1. Cité in Jaffé, 980, note 3.


et le succès qu'elle avait eu " u n e discipline créée en très grande
partie par n o t r e savant collègue à l'Académie de Lausanne, M. Léon
Walras". En r e p r e n a n t ce thème au d é b u t de son ouvrage principal,
après avoir rappelé qu'il avait été l'élève de Walras dans les années
1872-74, et après avoir réaffirmé les mérites de l'oeuvre de son
maître au point de vue de la science rigoureuse où celui-ci s'était
placé, il redisait sa reconnaissance en ces termes : "nul d o u t e que,
sans que nous nous en rendissions clairement c o m p t e , l'idée de
construire une science pure du droit ait été due, p o u r une partie
qu'il nous est naturellement impossible de préciser, à l'existence de
l'économie pure, et à nos relations amicales avec le principal de ses
créateurs"! .
La logique, la musique, l'économie, le droit, tels p o u r r a i e n t
être quelques jalons pour une histoire de la modélisation au XIXè
siècle. C'est u n des aspects de la théorie walrassienne qui choque
ses contemporains. Ce n'est pas le seul.

— Les mathématiques, ou la science devient "effraJ"ante". - C'est


très tôt, on le verra, que Walras lit C o u r n o t et que cette lecture lui
d o n n e l'idée d ' a p p l i q u e r le r a i s o n n e m e n t m a t h é m a t i q u e à l'écono-
mie. Il est certain en t o u s cas que la m a t h é m a t i s a t i o n était c o n t e n u e
en germe dans l'épistémologie modélisatrice. Et Say, lorsqu'il perçoit
certains développements de Ricardo, la théorie de la rente n o t a m -
m e n t , comme autant de r a i s o n n e m e n t s m a t h é m a t i q u e s déguisés, est
dans le vrai. L'école autrichienne, à la suite de Menger, est à la fois
handicapée et avantagée par sa démarche abstraite, modélisatrice,
mais sans m a t h é m a t i q u e . Handicapée parce que certains p h é n o -
mènes é c o n o m i q u e s sont moins clairement exposés par elle que par
la théorie de l'équilibre, moins facilement appréhendés. Avantagée,
car elle rebute moins les littéraires qui f o r m e n t les gros bataillons
des économistes à l'époque.
Walras quant à lui, t o u t au contraire de Marshall, a d o p t e une
stratégie dure : il m et au premier plan et bien en évidence l'appareil
m a t h é m a t i q u e . Cette stratégie tient sans d o u t e , c o m m e on le verra
dans la seconde partie, à sa biographie : t o u t e sa jeunesse est hantée
par l'histoire des sciences et sur son imaginaire planent les o m b r e s
de Kepler, Newton, Laplace, Lagrange. Walras veut écrire son n o m
à leur suite (et non pas tant à celle des grands économistes, qu'il

1. Bobbio (Norbeto), Le Vaudois Ernest Roguin, sociologue et théoricien du droit, Cahiers


Vilfredo Pareto, nO 19, p. 1 25.
semble assez mal connaître) en créant une science selon ce qu'il
estime être La Science, c'est-à-dire la mathématisation d'un domaine
jusqu'alors informe.
Il choisit donc consciemment - il l'affirme bien haut d'avoir
peu de lecteurs, mais compétents. Il accepte le risque d'"effrayer".
Le premier terrorisé s'appelle Henri Brocher et il est professeur
à l'Académie de Lausanne. Au cours des années qui suivent son arri-
vée à Lausanne et pendant lesquelles il élabore l'économie pure,
Brocher est le seul économiste, semble-t-il que Walras consulte. Il
se confirme d'ailleurs qu'à l'époque le titre d'économiste ne sanc-
tionne pas une profession, mais tout au plus une culture, car Brocher
est en fait professeur de droit romain et de philosophie du droit.
Walras a fait sa connaissance à peine arrivé sur les bords du Léman
et l'homme lui a plu "particulièrement"' . Après son installation et
le début de ses recherches, il semble qu'il ait eu plusieurs discussions
avec lui. Puis un dialogue épistolaire s'engage et les choses se gâtent.
Brocher fait en effet des objections à Walras : "je veux vous faire
l'offre d'une discussion par correspondance. Depuis que j'ai le
plaisir de vous connaître, je vous fais invariablement la même objec-
tion; j'en reçois invariablement la même réponse : "vous n'entendez
rien aux mathématiques". Vous comprenez que par toutes sortes de
raisons, je ne puis ni ne dois accepter des arguments de ce genre ( . . . )
Voici en particulier la faute que vous me faites l'effet de com-
mettre. Vous désignez par P les produits
par F les "facteurs de productions" et vous
posez P = Fn
Vous ne vous apercevez pas que s'il est incontestable qu'un
produit mathématique soit le résultat de la multiplication de ses
facteurs, il est faux qu'un produit économique soit le résultat de la
multiplication des facteurs de la production.
Tout votre système a donc l'air de reposer sur une confusion
entre deux acceptions des mots produit et facteur '2. Walras évidem-
ment n'est pas particulièrement tendre dans sa réponse : "je vous suis
fort obligé de la peine que vous vous voulez bien vous donner pour
m'empêcher d'imprimer des sottises, et j'accepte toutes les discus-
sions que vous pouvez m'offrir dans ce but: mais quant à présent, je
puis vous assurer qu'il n'y a rien de commun entre mon système et
celui qui est exposé dans votre lettre"3 . Walras essaie d'expliquer à

1. Jaffé, 167.
2. Jaffé, 207.
3. Jaffé, 208.
Brocher que ses formules n ' o n t aucun sens. L'échange se poursuit,
et le ton m o n t e . Ceci p o u r m o n t r e r l'obstacle que représentent les
m a t h é m a t i q u e s walrassiennes p o u r les littéraires : obstacle quasi-
m e n t infranchissable (quasiment, car on voit des littéraires, des
jeunes principalement, réussir à s'initier à l'économie m a t h é m a t i q u e
s u r t o u t après que Irving Fisher aura publié sa "brief i n t r o d u c t i o n to
the infinitesimal calculus" à leur intention, texte qualifié par Walras
lui-même d ' " a d m i r a b l e " et que Rist utilise n o t a m m e n t ) . Mais l'ob-
stacle n'est pas seulement de compréhension. Les racines en sont
plus profondes.
Un des étudiants de Walras1 , exprime bien cette dimension : "je
vous remercie infiniment de votre brochure "les équations de la
p r o d u c t i o n " que vous avez eu la bonté de m ' e n v o y e r et qui a été la
cause d ' u n grand dispute cet après midi dans n o t r e société de café
à l'hotel Baur où nous venons ensemble p o u r parler des sciences et
s u r t o u t de la politique. Cette société se compose de M. le professeur
Dr. Contzen, de M. le professeur Kinkel et d ' u n e grande compagnie
de socialistes et économistes politiques de t o u t e couleur. Ce dis-
pute sur vos théories m a t h é m a t i q u e s nous a séparés en deux parties,
moi j'ai appartenu aux défenseurs de vos idées et je crois m ê m e que
je sois sorti vainqueur de cette lutte orale. P o u r t a n t elle m ' a d o n n é
des pensées qu'il me faut vous dire. Voyez — l ' é c o n o m i e politique
est la science la plus populaire, celle qui -- j'ose le dire ne s'occupe
que de la vie pratique et peut se n o m m e r par c o n s é q u e n t la science la
moins scientifique. Ainsi u n de nos sociétaires m'a dit : mais voyez, cet
homme-là nous dépopularise la science politique "2. Belle formule.
Le problème dépasse donc la simple (bien que souvent radicale)
incompréhension des juristes à l'égard des m a t h é m a t i q u e s . Il t o u c h e
en effet au type de d e m a n d e que nous avons qualifié d ' " i d é o l o -
gique" : il est difficile d'écrire u n catéchisme d ' é c o n o m i e politique
à l'aide du calcul intégral, d ' e x p l i q u e r à l'ouvrier tenté par la révolu-
tion que son salaire est égal à la productivité marginale de son travail.
" O n a r e p r o c h é " , écrit un professeur favorable aux idées de Walras,
"à la m é t h o d e m a t h é m a t i q u e d'être abstraite et s u r t o u t technique.
Elle est faite, dit-on, par un petit n o m b r e d ' h o m m e s très forts en
m a t h é m a t i q u e s tandis que la théorie de la richesse sociale doit être
largement divulguée"3. Bouvier cite à l'appui le livre de Block sur

1. Suisse allemand, ce qui explique sa syntaxe un peu défaillante.


2. Jaffé, 351.
3. Bouvier (Emile), REP, 1901.
les progrès de la science é c o n o m i q u e depuis Adam Smith : "une très
petite fraction du public est en état de suivre un exposé de ce genre;
si l'emploi de l'x devait prévaloir, le champ d'action de la science
é c o n o m i q u e se rétrécirait considérablement au grand préjudice de
l ' h u m a n i t é , car t o u t le m o n d e est intéressé à en connaître la théorie
et la p r a t i q u e " l . Bouvier pense q u a n t à lui que le processus de com-
plexification de l'économie politique est plutôt un signe de progrès
scientifique. Il nuance toutefois les choses en distinguant le processus
de recherche scientifique et celui de la vulgarisation, p r e n a n t p o u r
exemple le cours qu'il fait à l'Ecole supérieure de commerce de Lyon
(à des élèves de f o r m a t i o n littéraire à l ' é p o q u e ) où il expose les
grandes conclusions de la théorie de Walras et Pareto sans entrer
dans le détail des d é m o n s t r a t i o n s m a t h é m a t i q u e s .
Il n ' e n reste pas moins que la présentation m a t h é m a t i q u e de
Walras décourage les b o n n e s volontés (et, a fortiori, les mauvaises).
Le problème est soulevé par un ami de Walras, ancien professeur de
m a t h é m a t i q u e à P o l y t e c h n i q u e et obligé de s'exiler en Belgique p o u r
des raisons politiques après l'accession de Napoléon III au trône : "en
qualité d'ancien professeur d'Analyse, je vous approuve fort d'avoir
suivi l'exemple d o n n é par C o u r n o t , en faisant de l'économie poli-
tique une science à base m a t h é m a t i q u e . Mais il ne faut abuser de rien,
m ê m e du calcul, de peur d ' e f f a r o u c h e r le lecteur novice. Vos notions
sur les intégrales définies me semblent un peu rudes ( . . . ) Il ne faut
pas que la science soit effrayante"2 . Walras supprimera d'ailleurs le
passage incriminé (sur les intégrales définies) des éditions ultérieures
des Eléments.

— Conclusion sur Walras et les économistes. E c o n o m i e et idéo-


logie. - On a donc évoqué un certain n o m b r e de réticences (le m o t
est faible) é m a n a n t du milieu des économistes. Ceux-ci craignent de
voir leur science, naguère aisée à vulgariser, devenir technique.
Le J o u r n a l des E c o n o m i s t e s a d o p t e deux stratégies successives
à l'égard de Walras et ce sont deux étapes p o u r l'émergence. Tout
d ' a b o r d le silence : il n'y a pas de c o m p t e rendu des premières édi-
tions des Eléments. En 1883 seulement, Gide y publie un c o m p t e
rendu de la Théorie m a t h é m a t i q u e de la richesse sociale Sans doute
parce que les libéraux ont à cette date perdu leur m onopole et que
Walras a donc pu c o m m e n c e r à se faire connaître. Puis, lorsque ses

1. Block (Maurice), 1890.


2. Ja-ffé, 942.
idées commencent à faire leur chemin, changement de stratégie : le
torpillage, net et sans bavure. Manoeuvre habile, il est confié à un
mathématicien, ou du moins à quelqu'un qui en revendique le titre,
un certain Ott. La démolition s'annonce clairement. Les premiers
disciples italiens de Walras en seront atterrés. Luigi Perozzo, Inspec-
teur à l'Office royal de la Statistique se dit "dégouté"l . Quant à
Pantaleoni, il s'écrie : "vous avez vu les sottises qu'a su dire M. Ott !
Je me suis étonné que le Rédacteur en chef ait passé à l'imprimerie
de pareilles bêtises"2. L'article en fait est important et ce n'est pas
sans raison que nous nous en servirons ici pour conclure sur les
rapports entre Walras et les économistes. Howie a souligné cette
importance dans son livre : The rise o f marginal utility school (1870-
1889), University of Kansas Press, 1960 : "tous ces arguments
donnés par Ott n'ont aucune consistance. Il n'est besoin d'aucun
talent ou d'aucune connaissance spécialisée pour y répondre. Pour-
tant, personne ne le fit dans le Journal des Economistes, et ils res-
tèrent le point de vue définitif de l'école française officielle sur
l'économie marginaliste à la fin des années 1880"3.
Assurément, les arguments de Ott sont légers mais ils n'en sont
pas moins intéressants à étudier dans la mesure où ils se retrouvent
régulièrement (y compris parfois de nos jours) sous une forme ou sous
une autre, à chaque tentative de formalisation en sciences sociales.
L'argument choc, largement commun aux adversaires de Walras,
d'un bord à l'autre, tient dans un avertissement de Block que cite
Bouvier : "on ne met pas la liberté humaine en équation". Sans
doute y a-t-il là une atteinte au sacré. Cette maxime souffre chez Ott
une variante plus "technique", bien que le ton soit solennel : "com-
ment une science qui comprend dans ses investigations l'homme
avec ses facultés morales, intellectuelles et physiques, tous les besoins
humains avec leur variété infinie, les objets capables de satisfaire ces
besoins, le travail sous toutes ses formes diverses et les transforma-
tions qu'il fait subir à ces objets, les règlements de la vie sociale et
individuelle, la propriété, les successions, les contrats, comment une
telle science pourrait-elle être emprisonnée dans les formules étroites
de la démonstration par identité ?"4 . Walras avait essuyé ce type de
réponse très tôt, dès 1862 à ce qu'il semble si l'on en croit ses Pensées
et réflexions : "Quel type ! Le crétin de l'Institut. Le monsieur à

1. Jaffé, 962.
2. Jaffé, 960.
3. Op. cit., p. 199, cité in Jaffé, 960, note 3.
4. Compte rendu des Eléments (...) 2è édition par M. Ott., J. des E., janvier 1890.
Rosette de la légion d'honneur, accumulant quatorze places, ne sa-
chant du reste pas un mot ni de psychologie ni de mathématiques,
qui vous dit que "la liberté ne se laisse pas mettre en équations"' .
Mais le texte de Ott contient une autre dimension : il confirme ce
qui a été dit plus haut sur l'économie comme pars totalis du social
et le refus d'une simplification du type modèle. La leçon qu'en tire
Ott est sans concession : "ces pages interminables d'équations (abou-
tissent) à des conclusions banales que par la méthode ordinaire on
eut démontré en quelques lignes ou au développement d'hypothèses
dépourvues de toute certitude"2. Les conclusions banales : la supé-
riorité du régime de concurrence. Walras construit tout son système
en vue précisément de démontrer cette supériorité et fait de son
théorème sur le maximum d'utilité apporté par la concurrence l'un
des foyers essentiels de son analyse. Mais pour les orthodoxes, cette
supériorité n'a pas à être déduite d'un système d'équation : elle doit
être une vérité d'observation bien visible. Il doit suffire d'ouvrir les
yeux puisque les économistes se proposent d'ouvrir les yeux de
l'opinion, des ouvriers tentés par le socialisme. Que l'on puisse parler
d'un "régime hypothétique de libre concurrence" les fait frémir. A-
t-on jamais vu catéchisme hypothétique ? Block par la suite s'en
prendra à Pareto avec les mêmes arguments : "il ne s'occupe pas
d'économie politique, il fait des mathématiques; seulement, au lieu
de choisir un exemple dans la géométrie ou dans l'astronomie, il le
prend dans l' Economique ( . . . ) J'en conclus qu'il faut réserver les
mathématiques pour les cas où l'on peut s'en passer, et pour les
autres cas, ( . . . ) se borner à observer au lieu de "supposer"3 . Pareto,
dans le numéro suivant du Journal fera d'ailleurs une réponse à
Block, aussi cinglante que savoureuse, avec un humour détaché dont
Walras eût été bien incapable.
Autre réaction critique, celle qui concerne le vocabulaire de
Walras. Ce dernier exemple définit très précisément ce qu'il entend
par rareté : est rare un bien utile et limité en quantité. Il est alors
susceptible de production, d'appropriation et d'échange. Ott est
choqué que Walras puisse donner un sens technique à un vocable
courant.
Il est intéressant de reprendre les différents points exposés ci-
dessus à travers un texte dans lequel Ott, critiquant Walras, expose

1. Pensées et réflexions, p. 108.


2. Article cité, p. 101.
3. Block (Maurice), Revue des principales publications de l'étranger, J. des E . octobre
1892,p.71.
en négatif ce qu'est l'économie pour les économistes de l'époque :
"cette théorie prétendue scientifique de la production me semble,
à moi, ce qu'il y a de plus anti-scientifique en économie politique.
Que dire de cette classification d'objets matériels sous les termes
de capital et de revenu, quand ces mots ne signifient réellement
que des destinations attribuées aux choses, des sortes d'universalités
juridiques ! Que dire surtout du rôle économique attribué à la per-
sonne humaine ravalée au rang des choses et rangée à titre égal entre
la terre et le capital ( . . . ) En réalité, le système de M. Walras, c'est
l'ordre économique renversé. Au lieu d'avoir en vue la société hu-
maine placée en face de la nature et de la nécessité où elle se trouve
pour vivre de transformer le monde physique, de considérer avant
tout le travail qui est le moyen de transformation et la distribution
des produits de ce travail en vue de la prospérité commune qui en
est le but, de constater que les arrangements sociaux les plus propres
à atteindre ces résultats consistent dans la division du travail opérée
librement au gré des individus et dans l'échange également libre des
produits, de reconnaître enfin que les questions de valeur et de prix
n'ont trait qu'aux rapports secondaires issus de ces arrangements,
la science économique pour M. Walras consiste tout entière dans
le problème de la valeur; c'est la valeur qui forme le point initial, le
centre d'où tout part et où tout aboutit. Tout le mouvement écono-
mique ne tend qu'à établir des prix d'équilibre où l'offre soit égale
à la demande. La production, cette "circonstance" qu'on a pu négli-
ger d'abord, n'augmente ou ne diminue que pour atteindre ce prix
d'équilibre et c'est de ce prix que dépend la valeur de tous les services
productifs ! Et tout cela parce qu'on a tenu à appliquer la méthode
mathématique à l'économie politique et que la théorie de la valeur
se prêtait seule jusqu'à un certain point à cette méthode !"l . Dans ce
morceau de bravoure, Ott montre clairement ce que sont ses posi-
tions et celles des économistes. Tout y est. Et d'abord les mots. C'est
la définition par Walras du capital et du revenu qui est en cause. On
sait que Bôhm-Bawerk fournit par la suite une définition plus satis-
faisante sur le plan économique que celle de Walras. Mais rigoureuse
elle aussi, technique. Or cette idée d'une définition technique, faite
dans un cadre conceptuel serré, de choses que chacun peut voir ou
toucher, choque Ott. Philosophos, disait Platon, Philologos. En
sciences sociales, le chercheur bute sans cesse sur le fait qu'il essaie de
théoriser, c'est-à-dire d'établir des rapports entre des concepts, alors

1. Article cité, p. 114.


qu'il ne dispose pour ce faire que des mots employés par tout un
chacun quotidiennement ou presque. La rigueur se défait sans cesse
sous la vie autonome et chatoyante des mots, et le bien connu reste
le plus mal connu — selon la remarque de Hegel. Bien sûr il est pos-
sible de faire ce que firent les sciences exactes : donner aux phéno-
mènes des noms grecs et barbares; mais chacun sait que l"'ophéli-
mité", c'est l'utilité pour Pareto. Retour au problème précédent. Les
mots de l'économiste sont toujours tiraillés entre la rigueur du réseau
conceptuel et la désignation courante. Ce tiraillement est probable-
ment un des aspects essentiels des sciences sociales.
Après les mots, l'homme. Mis en équations, "ravalé". Objet de
savoir, et combien impersonnel ici, objet possible de technique. C'est
la vieille horreur à l'égard des sciences sociales considérées comme
savoir d'autant plus douteux et profanateur qu'il se veut plus précis,
et qu'il peut donner lieu à manipulation : de l'homme connu à
l'homme machine.
Puis enfin, c'est la restriction du champ de l'économie par
Walras (Ott ne tient pas compte du fait que celui-ci annonce au tout
début des Eléments une future économie appliquée et une économie
sociale). On retrouve en effet dans le texte de Ott le plan tradition-
nel de Say. Or dans ce plan, la théorie de l'échange n'occupe la place
que d'une sous-partie de l'une des quatre grandes parties, de celle
intitulée "circulation". Encore cette partie est-elle aux yeux des
Classiques peu de chose en comparaison de la grande partie noyau
de la théorie économique : "la production". Si Ott concède que
l'échange se prêtait dans une certaine mesure à la mathématisation,
c'est au prix selon lui de l'abandon de plus des trois-quarts du do-
maine de l'économie politique. C'est l'architecture même de la
science qui bascule et son domaine qui se rétrécit comme une peau
de chagrin : d'une description de l'humanité au travail pour subvenir
à ses besoins, on passe à un petit corpus d'hypothèses sur les compor-
tements à partir duquel on donne une squelettique idée des phéno-
mènes économiques en faisant abstraction tout d'abord du plus
fondamental d'entre eux, à savoir la production.
Ce sont donc les deux points qui scandalisent les économistes
littéraires, qu'ils soient en fait libéraux, comme Ott, ou juristes : la
simplicité de la pensée par modèle, en même temps que sa mathéma-
tisation complexe.
Ce double mouvement ne permet plus dans l'esprit des écono-
mistes de répondre à la demande idéologique telle qu'elle apparaît
dans les attentes de l'Etat concernant l'enseignement de l'économie

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politique : celui-ci devant partir de l'enseignement supérieur p o u r
descendre ensuite dans le secondaire et le primaire et diffuser ainsi
dans toute la nation. Walras, avec ses équations, " d é p o p u l a r i s e " la
science économique. C'est le fond de l'obstacle à l'émergence, avec
comme compléments, d ' u n e part l'incapacité des littéraires à com-
prendre et à enseigner ces équations et, d ' a u t r e part, c o m m e on le
verra, les idées sociales de Walras. La contrepartie est évidente : la
conceptualisation de Walras permet de faire de la science é c o n o m i q u e
une technique d'aide à la décision, une technique de gestion. Cette
conceptualisation trouve ainsi des auditeurs chez les décideurs : à
l'époque, c o m m e t o u j o u r s a u j o u r d ' h u i dans une large mesure, les
ingénieurs.

2/ WALRAS ET LES INGENIEURS.

S'il s'est agi dans les pages précédentes de préciser, dans le pay-
sage que f o r m e n t la discipline, les h o m m e s qui l'enseignent, les insti-
tutions concernées par son d év elo p p e me n t, ce qui joue dans le sens
d ' u n blocage à l'émergence de l'économie walrassienne, la question
est désormais de m o n t r e r les facteurs qui, au contraire, favorisent
cette émergence. Ils sont liés selon nous à l'arrivée dans le champ
de la discipline d'individus très différents de par leur f o r m a t i o n et
leur statut de ce que pouvait être les économistes littéraires, profes-
seurs en faculté de droit ou libéraux. Ce nouveau groupe, les ingé-
nieurs, a des attentes propres : sur le plan scientifique, et sur le plan
technique. Or l'économie walrassienne répond m ie u x à ces demandes.

— D e m a n d e scientifique : "un principe e x p l i c a t i f u n i q u e " ( S c h u m -


peter). — Qu'il y ait eu ou non une " r é v o l u t i o n marginaliste"l , les
historiens de la pensée é c o n o m i q u e c o n t i n u e n t d ' e n discuter. Mais
dans l'esprit des étudiants et des jeunes professeurs de l'époque, au
moins p o u r quelques uns d ' e n t r e eux et m ê m e p o u r quelques écono-
mistes plus âgés, la chose ne fait aucun doute.
Ce qui frappe avant t o u t , et s u r t o u t chez Walras, c'est, à travers
une h y p o t h è s e de base : l'utilité marginale ( " r a r e t é " p o u r Walras), la
m o n s t r a t i o n de l'ensemble des p h é n o m è n e s é c o n o m i q u e s conçu en
u n système, même s'il a fallu simplifier p o u r ce faire. L'élégance de
la théorie, chose à laquelle des ingénieurs formés à la m é c a n i q u e sont

1. Voir Blaug (Mark), 1972.


particulièrement sensibles, avec d'autres, tient à cela : nombre res-
treint d'hypothèses, longue chaîne de conséquences de lui déduites.
Schumpeter, alors jeune privatdozent d'une vingtaine d'années
ne s'y trompe pas à la première lecture de Walras qu'il fait. L'im-
pression restera inoubliable pour lui. C'est que la théorie de l'équi-
libre général tranche avec ce que nous avons vu du système classique.
Celui-ci est plus descriptif, plus lié à la société économique concrète.
La théorie de la formation des revenus notamment est éclatée : il
existe une théorie de la rente avec ses hypothèses propres (que l'on
pense à Ricardo), une théorie du salaire avec elle aussi ses hypothèses
propres (démographiques et sociales) et une théorie de l'intérêt bàtie
également sur des principes autonomes. C'est que le système clas-
sique repose sur une vision sociale : derrière la rente, il y a la classe
des propriétaires terriens, classe très visible socialement ; derrière le
salaire, les travailleurs et derrière l'intérêt, les capitalistes. Lorsque
l'on dit que les Classiques sont plus descriptifs, on veut dire par là
que le souci de montrer la société à travers la lunette de l'économie,
les empêche de penser par modèles - même si Ricardo. ce qui
explique qu'il soit tellement isolé, a tendance à le faire. Au contraire,
les marginalistes essaient de trouver une hypothèse unique pour
rendre compte de la formation des divers revenus. Schumpeter : "ce
qui a toujours manqué au système classique, une théorie solide des
prix, se construisit sur cette base. Elle fut élaborée en particulier par
v. Bôhm-Bawerk et Walras, pour être, ensuite, soigneusement déve-
loppée. Nous ne pouvons pas en exposer ici le contenu, mais désirons
seulement insister sur ce qu'elle nous a fourni une vue d'ensemble
des processus économiques, à côté de laquelle la théorie classique n'a
plus que la valeur d'un cas très spécial; de plus elle est parvenue à de
nombreux résultats de détail (monopole, incidence de l'impôt,
valeurs internationales, tarifs de transports). L'interaction des indi-
vidus et des fonctions, au sein de l'organisme économique, a été
exposée pour la première fois avec clarté et sur la base d'un principe
explicatif unique. A la vérité, la nouvelle théorie est beaucoup moins
"concrète" que celle des classiques : c'est seulement en rassemblant
des faits, notamment d'ordre statistique, qu'elle peut arriver à cette
précision objective, nécessaire pour obtenir plus qu'une compréhen-
sion générale du processus économique et de son essence"' .
Or, c'était bien le but théorique que c'était fixé Walras : une
théorie de la détermination d'ensemble des prix des produits et des

1. Schumpeter, 1962. L'original a paru en 1914.


prix des services p r o d u c t e u r s sur d e u x marchés distincts mis en
relation par le personnage fonctionnel qu'est l'entrepreneur1 . Car le
principe de l'unité théorique de l'équilibre général selon Walras, la
fonction qui permet de présenter l'équilibre sous la forme d ' u n cir-
cuit (ce que fait Gide dans son c o m p t e rendu de 1883 et S c h u m p e t e r
dans un de ses t o u t premiers livres), c'est l ' e n t r e p r e n e u r : "la défini-
tion de l'entrepreneur est, à m o n sens, (la clef) le noeud de t o u t e
l'économique"2.
Ce manque d'unité théorique du système classique est à l'épo-
que f o r t e m e n t ressenti en Angleterre. Marshall, qui dit n'avoir em-
p r u n t é à personne si ce n'est à C o u r n o t , déclare vouloir m o n t r e r
que : " t h e r e is a u n i t y underlying all the different parts o f the t h e o r y
o f prices, wages and profits". Sur ce plan, les découvertes anglaises
de Jevons et Marshall s'expliquent d o n c : " e n fait, en l'espace de
quelques années, à la fin des années 1860, d é b u t des années 1870, le
système théorique Ricardo-Mill c o n n u t une chute de crédibilité et de
confiance r e m a r q u a b l e m e n t soudaine et rapide, eu égard à la durée de
sa d o m i n a t i o n et au caractère d ' a u t o r i t é d o n t il avait joui en Grande-
Bretagne"3 . Dans une Angleterre libre-échangiste et libérale, l'école
historique, si elle gagne des points sous la direction de son chef
local : Cliffe Leslie, ne parvient pas à s'imposer. Etant d o n n é l'orga-
nisation du système d'enseignement anglais, et le choix stratégique de
Marshall (ne pas effrayer avec les m a t h é m a t i q u e s et se présenter
c o m m e un héritier des Classiques), la nouvelle école s'impose rapide-
m e n t , sur le territoire anglais, puis sur le plan international. L'Anglais
devient la langue officielle de l'économie.
En France au contraire, eu égard à la forte séparation existant
entre formation littéraire et formation scientifique4 , à la stratégie de
Walras (stratégie de "révolution scientifique"), eu égard enfin,
c o m m e on l'a vu, au statut du milieu scientifique peu p r é o c c u p é du
blocage théorique de la discipline, les nouveaux principes émergent
lentement dans le système d'enseignement, avant que les chaires
des écoles d'ingénieurs ne soient occupées par des ingénieurs, le
milieu des économistes français se modifiant alors peu à peu. Par
contre, ces idées progressent chez les ingénieurs en poste dans les
grandes organisations d ' E t a t ou privées.

1. Jaffé, 801.
2. Jaffé, 800.
3. T. W. Hutchison : The "marginal révolution" and the decline and fall of english classical
political economy, History ofpolitical economy, 1972, p. 450-451.
4. Voir notamment Bourricaud, 1980. Les chapitres consacrés à l'éducation en France
au XIXè siècle.
— La demande technique (ou de gestion), - C'est l'un des points
centraux de ce travail que d'essayer de montrer l'importance de
l'économie walrassienne sous cet angle peu souvent exploré : ce que
Schumpeter appelle "les résultats de détail dans des domaines fort
divers" (cf. plus haut). Il fallait donc se centrer sur l'économie ap-
pliquée de Walras. Nous avons choisi, plutôt que de l'étudier de
façon générale, de nous focaliser sur un point précis : le problème
des chemins de fer. Deux justifications. Tout d'abord l'importance
du problème au XIXè siècle. A cette époque l'industrie ferroviaire
est l'industrie de pointe, le "phare" de l'économie d'un pays, la
condition sine qua non de son développement. L'ampleur des pro-
blèmes est telle que l'Etat libéral doit intervenir. Ensuite, parce que
l'argumentation de Walras tient dans un article tout à fait remar-
quable, un modèle d'un genre nouveau à l'époque : l'article écono-
mique scientifique.
Quelques rappels tout d'abord : après la fièvre des chemins de
fer, la "railwaymania", durant laquelle on se bat pour acquérir les
actions de ces compagnies aux dividendes miracles, les choses se
gâtent. Les compagnies sont poussées par leur réussite même à
construire de nouvelles lignes au trafic plus faible mais aux infrastruc-
tures (en ouvrages d'art notamment) plus coûteuses. Entrées dans
une phase de rendements décroissants, elles sont mises en péril.
Plusieurs lois se succèdent, dont le fameux plan Freycinet qui vient
en discussion au parlement en juillet 1879. L'Etat coordonne le
développement des compagnies et les aide à compléter un réseau
qui risquait de n'être jamais achevé. Ces problèmes sont bien connus
des historiens économiques. Nous voudrions les aborder ici sous un
autre angle, celui des "outils de gestion"' . La question est alors :
avec quels outils conceptuels les contemporains abordent-ils ces pro-
blèmes, quels types de concepts structurent les décisions prises à
l'époque ? On se servira donc de documents de l'époque.
En septembre 1875 paraît dans le Journal des Economistes la
traduction d'un article anglais de la Fortnightly Rei,ieiv de juillet
1875. Première remarque : il n'est pas si courant de voir dans les
périodiques français des traductions d'articles étrangers, surtout
faites si rapidement après la parution de l'article dans sa langue
originelle. Deuxième remarque : à peu près exactement au même
moment, deux membres du Conseil d'Etat vaudois demandent à

1. Selon l'expression employée au Centre de Recherche en Gestion de l'Ecole Polytech-


nique. Voir n o t a m m e n t Berry (Michel), 1983.
Walras un mémoire sur le même problème. Walras le rédige, puis
essaie de le faire publier dans le J o u r n a l des Economistes. On le
lui r e f u s e ' .
On reviendra longuement sur le texte de Walras, passons à celui
de Joseph Parsloe "les billets de voyageurs et les tarifs de marchan-
dises sur les chemins de fer anglais".
La question, explique l'auteur, passionne les Anglais. L'essor
des chemins de fer est remarquable et t o u t le m o n d e a p o u r t a n t le
sentiment que les choses ne vont pas c o m m e elles le devraient. On
p e u t affirmer que nulle part on ne r e n c o n t r e autant d'anomalies et
d'inconséquences, en même temps qu'il est d'expérience que, nulle
part également, les abus ne sont d ' u n e réforme plus difficile. L'opi-
nion publique est déroutée.
La première anomalie est signalée par le Metropolitan District
Railway. Cette compagnie a y a n t décidé d'élever ses tarifs s'est
trouvée fort é t o n n é e de voir ses dividendes baisser. Des trains par
ailleurs roulent souvent à moitié vides : faut-il en déduire que les
tarifs doivent baisser et que, les voitures se remplissant, les compa-
gnies verront croître ainsi leurs bénéfices ?

Autre anomalie.
1 voiture de 1ère classe coûte 380 à 400£ et contient 24 voyageurs
1 voiture de 2ème classe coûte 260 à 300£ et contient 50 voyageurs
1 voiture de 3ème classe coûte 225 à 252£ et contient 50 voyageurs
les recettes par mille et par voyageur s'établissent ainsi :
1ère classe : 4 shillings 3 deniers;
2ème classe : 6 shillings 11 deniers;
3ème classe : 4 shillings 2 deniers.
Faut-il, quoique le projet paraisse bien chimérique, r a m e n e r le
n o m b r e de classes à deux ?
Intéressons-nous aux tarifs marchandises. De par la loi, ils de-
vraient être à la disposition des clients (Act de 1873). Cette loi n'est
p o u r t a n t pas respectée. Les seuls tarifs qui circulent sont ceux pu-
.bliés par le railway clearing house (association g r o u p a n t les compa-
gnies, sorte de cartel) et tenus rigoureusement secrets par les c o m p a -
gnies. Ces tarifs sont organisés en cinq grandes classes de marchan-
dises avec des principes de tarification différents. Un exemple : les
poids à peser sont dans la première catégorie, mais les poids à horloge

1. Octobre 1876, Jaffé, 359.


sont dans la deuxième. Par contre, les cuillers en fer et les gobelets
en verre sont ensemble dans la troisième. On comprend mal pour-
quoi, à poids égal, les cuillers en fer coûtent plus cher à transporter
que les poêles à frire, pourquoi les poids à peser et les poids à horloge
sont dans deux catégories différentes, alors que les cuillers et les
gobelets en verre sont dans la même, etc. Lorsqu'une loi est votée
pour bloquer les prix, les compagnies s'en arrangent en faisant passer
les marchandises d'une catégorie à l'autre.
Autre anomalie : la tonne de sucre qui va de Liverpool à Bir-
mingham (97 miles) coûte 17 shillings 8 deniers, mais la même tonne
qui va de Liverpool à Leads (77 miles) coûte 17 shillings 6 deniers.
On peut multiplier les exemples.
Le Parlement s'est senti obliger de légiférer. Comment l'a-t-il
fait ? En faisant tout d'abord confiance à la concurrence. Mais les
compagnies se sont groupées en la clearing house, foyer d'entente.
Selon l'auteur de l'article, les lois n'ont donc eu aucun effet : d'abord
parce que les compagnies se sont groupées, ensuite parce que le parle-
ment était incompétent. De même que les cours de justice qui ont
eu à statuer sur les cas litigieux. En 1854, lord Campbell déclarait
devant la Chambre des Lords : "les cours de justice avaient à se faire
une opinion équitable sur tous les griefs relevés contre l'administra-
tion des chemins de fer qui venaient devant leur juridiction; elles
avaient encore à rendre des arrêts qui deviendraient la règle de cette
administration. Or les juges ont dû reconnaître leur incompétence
en de telles matières, et j'ai dû faire comme eux".
Finalement, un Act de 1872 a créé trois "Railway Commis-
sioners" qui forment un tribunal administratif spécialisé.
Selon l'auteur de l'article, sans doute faudra-t-il à terme envi-
sager l'exploitation par l'Etat.
Le texte est intéressant en ce qu'il permet de mettre en lumière,
sur un problème concret, les éléments d'une demande technique,
demande d'outils, de paramètres de gestion.
D'abord l'opinion publique, relayée par la presse, qui réclame
de l'ordre dans un secteur particulièrement sensible.
L'administration, les tribunaux administratifs, mis en face de
problèmes nouveaux devant lesquels force leur est de constater leur
incompétence.
Les ingénieurs, en France formés dans les grands corps de l'Etat
(François Jacqmin, directeur des chemins de fer de l'Est, René
Tavernier, de Labry, tous trois du corps des Ponts et Chaussées,
Wickersheimer du corps des Mines, pour ne citer que les plus célèbres),
qui s'interrogent sur les principes de la tarification, qu'ils soient
employés par les compagnies ou l'administration.
Schématiquement, le m o u v e m e n t est celui-ci : au fur et à mesure
que les lignes se développent, elles deviennent de moins en moins
rentables. Les compagnies s'effraient alors de la m o n t é e vertigineuse
de leurs charges (dues aux ouvrages d'art et au plus faible trafic de
lignes périphériques) et, p o u r couvrir ces charges, haussent leurs
tarifs. Se faisant, elles d i m i n u e n t le trafic et r e n d e n t leur situation
plus critique encore. Au contraire, p h é n o m è n e q u ' e l l e s j u g e n t étrange,
lorsqu'elles baissent leurs prix pour faire de la p r o m o t i o n en s'atten-
d a n t à subir quelques pertes, elles enregistrent des bénéfices records.
A cette d e m a n d e technique, les économistes littéraires répon-
dent par leurs principes habituels. Incapables de formuler une théorie
de la formation des prix, ils e n t e n d e n t q u ' o n supprime t o u t e ano-
malie par un sain r e t o u r à la concurrence, seul principe acceptable
dans le secteur privé. Et p o u r que concurrence il y ait, il faut frac-
tionner selon eux les grandes compagnies et en créer de petites. Dans
son m o n u m e n t a l ouvrage sur l'histoire de la compagnie des chemins
de fer du Nord, M. Caron écrit : "la mystique des petites compagnies
a d om i né l'histoire ferroviaire de la France de 1868 à 1876"1 . Cette
mystique repose sur le principe de la concurrence et l'idée que les
problèmes des grandes compagnies résultent de leur taille qui les
pousse peu à peu à a d o p t e r un c o m p o r t e m e n t b u r e a u c r a t i q u e proche
de celui de l'Etat. Les idées d ' e n t r e p r e n e u r individuel, de multiplicité
des entreprises et de concurrence sont alors f o r t e m e n t liées. A la
réunion de la Société d ' é c o n o m i e politique d u 6 mai 1878, consacrée
au rachat des chemins de fer2, u n participant déclare : "à une séance
antérieure, M. O. de Labry rappelait un m o t d ' u n des h o m m e s les
plus c o m p é t e n t s en la matière, M. Sauvage, qui fut directeur de la
compagnie de l'Est. Il ne sera pas déplacé de le redire ici : " p o u r que
l'administration d ' u n e compagnie de chemins de fer n ' e x c è d e pas les
forces physiques et intellectuelles d ' u n h o m m e , m ê m e bien doué, il
ne faut pas que son réseau excède 2 0 0 0 k m " . Revenons à ce maxi-
m u m et la majeure partie des faits reprochés aux compagnies ac-
. tuelles disparaîtront"3 .
De temps en temps p o u r t a n t , le réel est par t r o p rebelle aux
théoriciens et ce fut le cas ici. Le thème du f r a c t i o n n e m e n t fit long

1. Caron, 1973, p. 197.


2. Journal des Economistes, mai 1878.
3. J des E., Société d'économie politique, mai 1878.
feu, les faillites des petites compagnies démentant les théories de
la concurrence. Mais à gauche, sous la pression des radicaux et des
socialistes, se développait le thème du rachat contre lequel les libé-
raux devaient trouver de nouveaux arguments. S'il faut admettre,
devant les faits têtus, que les compagnies ne peuvent être fraction-
nées et que, pire, elles ont une fâcheuse tendance à fusionner et à
s'entendre sur les tarifs, les libéraux n'en défendent pas moins le
secteur privé. Ils avancent alors de nouveaux thèmes. Malgré la
concentration, la concurrence demeure : par exemple, entre compa-
gnies, sur certains trajets (Paris-Orléans et Paris-Lyon-Marseille se
font concurrence pour les voyageurs à destination de l'Espagne).
Une autre forme de concurrence oppose les chemins de fer aux
canaux. Or on voit sur ces exemples que le mot concurrence perd
tout sens rigoureux; la "libre-concurrence" walrassienne sera une
tentative pour refaire de la notion un concept. Troisième type d'ar-
gument, qui confirme l'impression selon laquelle l'économie poli-
tique a des contours assez flous pour les libéraux (ou plutôt selon
laquelle Walras "resserre" le champ de la discipline) : "on a plus de
chances ainsi, comme le prouve l'exemple de l'Amérique et de
l'Angleterre, d'avoir plus de tendance au progrès, plus d'efforts,
plus d'inventions heureuses, ne serait-ce que par la diversité des
esprits, quand bien même on se serait entendu pour le partage des
bénéfices matériels"' . La concurrence, même imparfaite, vaut mieux
que le monopole d'Etat.
Nous avons cité précédemment le texte de Jacqmin sur le ra-
chat. L'auteur donne une série d'arguments contre cette politique
qui complète les arguments libéraux contre le monopole d'Etat.
L'Etat producteur, selon lui, c'est le laxisme : "l'impuissance de
l'administration à se plier aux nécessités commerciales ( . . . ) a été
démontrée par l'expérience"2. En effet, les compagnies, soucieuses
de leur survie, savent résister aux pressions du public qui les pousse à
baisser leurs tarifs. Elles prêtent attention à l'amortissement énorme
de leur capital. L'Etat, lui, ne saura résister à ces pressions. D'abord,
la règlementation remplacera la responsabilité : les employés seront
des fonctionnaires. Or les fonctionnaires, précisément, demanderont
des billets gratuits. Le public exigera ensuite que l'on baisse les tarifs.
Les hommes politiques, prenant soin de leur électorat, accepteront
tout : un déficit se creusera qu'il faudra compenser par l'impôt. Si

1. Leroy-Beaulieu (Paul), 1896, p. 670. Pour une comparaison France/U.S.A., cf. Chandler,
1979.
2. J. des E., avril 1978, p. 130.
les faits ont m o n t r é que ce type de situation n'était pas t o u t à fait
irréaliste, il est évident n é a n m o i n s que J a c q m i n n'a jamais lu Cour-
not, ou ne veut pas faire état de cette lecture. Lui qui est, selon
Cheysson, l'inventeur ( p o u r la France) du billet aller-retour et de
l ' a b o n n e m e n t ouvrier, et qui a le premier compris l ' i m p o r t a n c e des
baisses de tarifs, n'envisage à aucun m o m e n t dans le texte le fait
q u ' u n e baisse des tarifs pourrait entrainer une hausse des recettes
des compagnies. S'il a pratiqué les baisses, c'est sans principe théo-
rique, par simple t a t o n n e m e n t " l .
Il est donc évident qu'existe à cette époque une d e m a n d e en
termes d'outils de gestion eu égard aux problèmes des chemins de
fer. Non moins évidente est l'incapacité des économistes littéraires
(on a pris ici les libéraux, on aurait pu prendre t o u t aussi bien les
juristes) à r é p o n d r e à cette d e m a n d e . Deuxième p o i n t : cette de-
m a n d e est s u r t o u t p o r t é e par des ingénieurs qui sont au pouvoir
dans les grandes organisations publiques ou privées. Notre h y p o -
thèse de base est que la théorie walrassienne doit en grande partie
son émergence à cette situation.
L ' é t o n n a n t en effet dans les années 1870-1890 est que, parallè-
lement aux découvertes simultanées de Jevons, Walras, Marshall, o n t
lieu plusieurs redécouvertes de la théorie du m o n o p o l e de C o u r n o t .
Ces découvertes sont souvent, précisément, le fait de praticiens,
d'ingénieurs. Il est possible de citer des noms.
Celui de Cheysson, professeur à l'Ecole des Mines, qui fait pa-
raître en 1887 sa Statistique g é o m é t r i q u e où le problème des tarifs
de chemins de fer est étudié; de Colson, futur professeur à l'Ecole
Polytechnique, qui publie ses Transports et tarifs en 1890; de La
Gournerie, professeur à l'Ecole p o l y t e c h n i q u e lui aussi (mais n o n
d ' é c o n o m i e politique), qui avait proposé en 1880 dans ses E t u d e s
économiques sur l'exploitation des chemins de f e r un schéma très
proche de celui de Cournot2. Ce sont là des professeurs, mais beau-
coup de praticiens, on l'a dit, s'en mêlent. C'est le cas de de Labry ou
Tavernier, du corps des Ponts, de Wickersheimer, du corps des Mines.
Le m o u v e m e n t se retrouve également à l'étranger : en Allemagne,
avec L a u n h a r d t , ingénieur, recteur de la Kônigliche technische
Hochschule de Hanovre, qui réclame lui aussi le bénéfice de la
découverte i n d é p e n d a n t e de l'utilité marginale. Aux Etats-Unis,

1. Voir E. Cheysson, François Jacqmin, directeur des chemins de fer de l E s t , Hachette,


1892.
2. Voir Caron (François), 1973, p. 257-258.
c'est Arthur Twining Hadley, professeur d'économie politique à
Yale qui publie en 1885 : Railroad transportai ion, its history and
its law.
Walras pour sa part rédige son article, "L'Etat et les chemins
de fer", en 1875, sur la demande de deux Conseillers d'Etat vaudois.
Il reprend les résultats de Cournot dans un cadre conceptuel plus
large et, à ce titre, il marque un tournant en produisant le type
même de l'article scientifique en économie. Quiconque a feuilleté
les articles parus dans le Journal des Economistes ou dans la Revue
d'Economie Politique de l'époque sent une rupture de ton et de
pensée. Un tel article, pour cette raison même, modifie en profon-
deur sans doute, les rapports entre l'économiste et l'homme poli-
tique. Enfin, parmi les textes économiques de Walras, il est hors de
doute que l'on a là un de ses chefs d'oeuvre.
Le texte sera classé plus tard par Walras lui-même dans les
études d'économie appliquée. Il faut préciser le statut de celle-ci
face à celui de l'économie pure. Cette dernière consiste à étudier
la formation des prix dans un régime de libre-concurrence, considéré
comme une simple hypothèse : "il importait peu que nous l'eussions
vue : il suffisait à la rigueur que nous l'eussions pu concevoir"l . Il
s'agissait dès lors d'étudier "la nature, les causes et les conséquences"
d'une telle hypothèse. Mais au terme de cette analyse hypothético-
déductive, le statut de l'hypothèse initiale, la libre concurrence, se
modifie : "il se trouve à présent que ces conséquences se résument
en l'obtention, dans certaines limites du maximum d'utilité"2. La
libre concurrence était donc l'hypothèse abstraite et scientifique
au départ de l'économie pure, et, lorsque l'on s'est aperçu qu'elle
était la condition du maximum d'utilité, elle devient une règle
pratique. Ici exactement, au point où la déduction scientifique se
mue en règle normative, cesse l'économie pure et commence l'éco-
nomie appliquée.
L'économie pure transmet à l'économie appliquée sa conclusion
en héritage : la libre concurrence est le régime le plus avantageux.
Reste tout un travail à faire qui consiste à tracer la ligne de démar-
cation entre les cas où la concurrence libre est possible, et donc où
il faut l'organiser (pour Walras en effet. la concurrence n'est pas un
fait naturel, mais le résultat d'un artéfact), et les cas où elle n'est pas
possible et où il faut donc organiser l'intervention de l'Etat. L'écono-
mie appliquée comporte donc deux parties : l'une consiste à préciser

1. Abrégé, p. 214.
2. Idem.
les modalités d'organisation de la concurrence par l'Etat là où elle
est possible : industrie, agriculture: l'autre à m o n t r e r c o m m e n t et
p o u r q u o i l'Etat doit intervenir p o u r suppléer aux mécanismes de la
concurrence là où elle se révèle inadaptée. Ce dernier cas est essen-
tiellement celui de la politique monétaire et celui des chemins de
fer. Ce n'est donc pas le résultat le moins surprenant de l'économie
pure walrassienne - ni le moins ignoré - celui qui veut que le mo-
dèle d'équilibre général en libre concurrence conduise à délimiter
strictement le domaine d'application de la concurrence, en en don-
nant une définition beaucoup plus étroite que celle des libéraux et
en fondant ainsi en t o u t e rigueur l'intervention de l'Etat hors de
ce domaine. Il n'est pas exagéré de dire que l'une des grandes consé-
quences de l'économie pure, c'est la théorie du m o n o p o l e .
En matière de chemins de fer, souligne Walras au d é b u t de son
article, les économistes, qu'ils soient libéraux o r t h o d o x e s ou socia-
listes, n ' o n t rien d é m o n t r é . Ils n ' o n t proposé aucune définition,
n ' o n t formulé aucune loi. Les libéraux o n t c o n f o n d u tous les types
de concurrence, concurrence é c o n o m i q u e et sélection naturelle' ,
et se sont c o n t e n t é s d'affirmer que l'Etat est incapable d'assumer
correctement une activité productive en prenant p o u r exemple le
m o n o p o l e des Postes (l'exemple revient souvent en effet chez le
libéraux, n o t a m m e n t dans le Traité de Leroy-Beaulieu).
Or, selon Walras, c'est de d é m o n s t r a t i o n s u r t o u t que nous avons
soif.
Premier point, énonce-t-il, l'Etat a le m o n o p o l e lorsqu'il s'agit
de services publics, c'est-à-dire dans le cas où les besoins sont égaux
p o u r chaque individu en tant que celui-ci a p p a r t i e n t à la c o m m u -
nauté (ex. : la sécurité).
Mais il est certain cas où l'activité productive ne peut être exer-
cée que sous la forme du m o n o p o l e . La distribution de gaz est l'un
d'eux : on ne peut laisser plusieurs compagnies creuser des tranchées
où elles l ' e n t e n d e n t en se faisant une concurrence sauvage. Or u n e
compagnie privée a pour but de maximiser son profit en p r a t i q u a n t
des tarifs adéquats, alors que l'Etat, dans la m ê m e situation, p e u t
vendre au prix de revient. Walras appelle ce cas " m o n o p o l e n a t u r e l " .
Qu'en est-il des chemins de fer ?
Sont-ils un service public ?
Walras, fixant ainsi le modèle de l'article scientifique, dresse
l'état de la question : il fait appel aux maîtres de la science, Smith et
Say, pour rappeler leurs positions sur les voies de c o m m u n i c a t i o n .
Selon Smith, il convient d'installer des péages. En effet : 1/ les
e n t r e p r e n e u r s ne les paient pas, mais les r e p o r t e n t sur le consomma-
t e u r en les r é p e r c u t a n t dans leurs prix de vente; 2/ les consomma-
teurs les paient, certes, mais c o m m e les voies de c o m m u n i c a t i o n , si
elles sont rentables, abaissent les prix des marchandises en facilitant
leur transport, ils s'y r e t r o u v e n t au total. T o u t e la société y trouve
d o n c son c o m p t e , et l'on est certain de ne construire des voies de
c o m m u n i c a t i o n que là où leur rentabilité est assurée. Pour Smith,
elles ne sont d o n c pas u n service public.
Say q u a n t à lui, développe une a r g u m e n t a t i o n différente. Selon
lui, les voies de c o m m u n i c a t i o n font partie de ces établissements
d o n t Smith lui-même indique que, quoique h a u t e m e n t utiles p o u r
la société en général, aucun individu n'a intérêt à en entreprendre
la c o n s t r u c t i o n . Selon Say, même si le m o n t a n t des péages d ' u n
canal ne couvre pas les frais de sa construction, la société peut avoir
globalement intérêt à le construire.
Walras se d o n n e le luxe d'avoir alors cette conclusion : "sur ce
p o i n t on le voit, c o m m e sur d'autres, les "maîtres de la science" ne
sont pas d'accord. Disons t o u t de suite que la thèse de Say nous
paraît fondée j u s q u ' à un certain point, mais q u ' e n m ê m e temps son
exemple nous semble bien mal choisi et son a r g u m e n t a t i o n singu-
lièrement malheureuse "1 .
En effet, explique Walras, les voies de c o m m u n i c a t i o n e n t r e n t
dans la façon des marchandises, et sont donc du domaine de la
capitalisation. Or, sur le marché de la capitalisation également, la
c o n c u r r e n c e d o i t s'exercer : dans le cas indiqué par Say, l'Etat
d é t o u r n e de façon autoritaire un flux d'épargne p o u r le consacrer
à la c o n s t r u c t i o n d' u n canal et la collectivité y trouve un avantage.
Mais elle aurait pu trouver un avantage plus i m p o r t a n t en se dirigeant
sur d ' a u t r e s modalités de capitalisation.
Ainsi d o n c : 1/ les "maîtres de la science" ne sont pas d'accord
entre eux; 2/ celui qui est dans le vrai, Say. fournit une démonstra-
tion grossièrement erronée de sa position (en fait Walras ne le dit
pas clairement, mais l'erreur de Say tient en ce qu'il lui manque une
théorie de l'équilibre général qui distingue plusieurs types de marchés
différents).
A Smith (et à titre p o s t h u m e ) . Walras fait remarquer que les
chemins de fer sont en partie un service public. Ils j o u e n t par exem-
ple, au même titre que les autres voies de c o m m u n i c a t i o n , un rôle

1. Etudes d'économie politique appliquée, p. 207.


essentiel dans le système de défense d'un pays. Ils sont également
un facteur d'unité nationale par le transport qu'ils assurent des
informations (journaux), des fonctionnaires, des savants.
A Say, il fait remarquer que s'il a raison, c'est en avançant de
fausses raisons. Si l'Etat doit intervenir, c'est parce que les chemins
de fer sont un cas de monopole naturel. Deux circonstances expli-
quent cette situation : 1/ les frais d'installation sont tels que seul
un petit nombre de très grosses compagnies peut les assumer; 2/ les
capitaux sont difficiles à rémunérer. Ici, Walras s'appuie sur les tra-
vaux de Dupuit, ingénieur des Ponts ayant appliqué la méthode de
Cournot aux voies de communication. Cette référence est essen-
tielle puisqu'elle oppose, sur un problème technique, l'argumentation
d'un ingénieur à celle des "théoriciens".
Walras vient de montrer, au travers de la démonstration de l'in-
cohérence de ses devanciers illustres, que l'Etat était fondé à intervenir.
Deuxième étape de l'article scientifique, l'étude statistique qui
éclaire et confirme les conclusions théoriques. Walras se sert ici d'une
étude faite en 1863 sur les compagnies françaises par un certain
Gustave Marqfoy : "de l'abaissement des tarifs de chemin de fer en
France". Par chance, Marqfoy connaît les travaux de Cournot. Il sait
donc que, si le public a intérêt à payer son titre de transport au prix
de revient, les compagnies, elles, ont intérêt à fixer leurs tarifs au
prix assurant le produit net maximum, évidemment supérieur au prix
de revient et indépendant des frais fixes. Telle est, résumée à l'ex-
trême, la théorie de Cournot.
Marqfoy, s'appuyant sur ces conclusions, étudie le comporte-
ment des compagnies. Il calcule que les tarifs voyageurs au kilomètre
donnent une moyenne de 7,66 centimes. Or il établit que le prix de
revient doit s'établir à 0,66 centime. Les prix des tarifs voyageurs ne
baissent pas malgré cet écart. Par contre, les prix de transport des
marchandises ont baissé : de 1851 à 1862, les recettes ont alors
augmenté de 7% pour les voyageurs et de 142% pour les marchan-
dises. La théorie du monopole est donc confirmée, mais les compa-
gnies, qui l'ignorent, sont incapables de trouver le point de produit
net maximum, dont elles ne soupçonnent pas l'existence. D'ailleurs,
les comptes rendus des assemblées d'actionnaires montrent que la
distinction frais fixes/frais variables n'est pas maîtrisée.
La théorie de Cournot suggère aussi que la situation de mono-
pole se caractérise par des prix multiples. Walras reprend alors des
informations, qui confirment l'article de Parsloe cité plus haut, sur la
véritable "jungle" que constituent les tarifs à l'époque.
Selon lui, cette situation est grave. D'une part, elle bouleverse le
jeu naturel de la concurrence en rapprochant ou en éloignant artifi-
ciellement telle ou telle région. On dirait aujourd'hui qu'elle crée
des distorsions dans l'aménagement du territoire. Or. cela serait ac-
ceptable, toujours selon Walras, s'il existait là une visée générale
venant de l'Etat. Résultant de l'incurie des compagnies, la chose
est inacceptable. D'autre part, une telle situation bouleverse l'équi-
libre des voies de communication entre elles. Les compagnies mani-
pulent certains tarifs (les marchandises notamment) avec l'intention
évidente de tuer les canaux. Là aussi, il ne s'agit pas d'une décision
d'intérêt général, mais de l'expression d'intérêts particuliers.
"La conclusion des réflexions qui précèdent", écrit Walras, "est
assez évidente. L'Etat peut et doit intervenir dans l'industrie des
chemins de fer, et cela à un double titre :
1/ parce que le service des chemins de fer, en ce qui concerne le
transport des services ou produits d'intérêt public, est lui-même
un service public:
2/ parce que le service des chemins de fer, en ce qui concerne le
transport des services ou produits d'intérêt privé, est un monopole
naturel et nécessaire qui. comme monopole privé, ne serait fondé
ni en droit, ni en intérêt et qui. par conséquent, doit être érigé en
monopole d'Etat économique"l .
Walras donne ici une conclusion économique, qui reste ouverte
à une solution politique. Car l'Etat est face à une alternative : soit
exploiter le réseau existant au prix de revient, dans l'intérêt présent
des consommateurs; soit l'exploiter au prix correspondant au produit
net maximum et employer les gains à installer de nouvelles lignes,
moins rentables. "Dans le premier mode, les transports seraient à
plus bas prix et l'achèvement du réseau un peu moins rapide dans
le pays. Dans le second, les transports seraient plus chers et l'achève-
ment du réseau plus rapide"2 .
L'économiste établit donc, sur le plan théorique et sur le plan
statistique, l'existence d'un produit net maximum. A partir de là,
et s'il a contribué à l'éclaircir, il n'entend pas prétendre régler techni-
quement le débat politique. Walras parle "en (son) état de médecin
social ou, pour mieux dire, de professeur de médecine sociale"3.
L'originalité de l'économie walrassienne, et de l'économie telle qu'on

1. Etudes d'économie politique appliquée, p. 223.


2. Op. cit., p. 225.
3. Jaffé, 1435.

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va la pratiquer à sa suite, avec plus ou moins de bonheur, apparaît
alors en pleine lumière : en aucun cas, la dimension politique du
problème n'est niée. Bien au contraire : c'est parce qu elle est isolée
de la dimension p r o p r e m e n t é c o n o m i q u e , qu'elle est en fait pleine-
m e n t reconnue.
Cela nous amène à la fin de l'article. Car il est évident que p o u r
Walras, la discussion é c o n o m i q u e est close. P o u r t a n t , il poursuit.
L'économiste en effet engage une polémique avec les libéraux. Sur
quoi reposent leurs arguments ? Sur "l'éternelle objection tirée de
la prétendue incapacité de l'Etat à faire aucune affaire"' : là où des
individus intéressés font du bénéfice, le fonctionnaire négligent
laisse le déficit s'installer.
La réponse de Walras est en deux temps. D'une part, il envisage
le problème sous un angle technique. Alors, le m o n o p o l e est un
c o m p o r t e m e n t é c o n o m i q u e modélisable et l'on peut faire abstraction
de la réalité sociologique qu'il recouvre. S'il s'agit de maximiser, un
ingénieur, qu'il soit à la tête d ' u n e compagnie privée ou qu'il soit
fonctionnaire, est capable de le faire. L'analyse walrassienne dégage
un modèle de c o m p o r t e m e n t , une fonction. Ce n'est pas le cas des
libéraux (ou, en général, des économistes littéraires) qui s'intéressent
à des figures sociales concrètes : le capitaliste, le propriétaire foncier,
le fonctionnaire, etc. D'autre part, Walras en vient à la réalité sociale
de l'Etat et, curieusement, il m a r q u e clairement ce faisant les limites
de l'homo oeconomicus : "la considération et l ' h o n n e u r sont, il faut
le reconnaître, des mobiles d'activités naturels à l ' h o m m e aussi bien
que le désir de gagner b e a u c o u p d ' a r g e n t " 2 . Il faut et il suffit que la
presse soit libre, que les magistrats soient intègres, et les ingénieurs
habiles et bien formés.
La conclusion définitive (ou presque, dans la mesure où l'article
est suivi d ' u n e n o t e ) est la suivante : "ce n'est pas à la science propre-
m e n t dite, mais à une étude plus spéciale de p é n é t r e r dans ces détails.
La science p r o p r e m e n t dite a rempli son office, dans un pays o ù l'on
croit que les bons principes sont la base des applications heureuses
et qu'il n ' y a pas contradiction entre la théorie et la pratique, q u a n d
elle a fixé ces principes "3 .
Cet article nous a paru être fondamental. D ' a b o r d parce qu'il est
remarquable de clarté, de c o n s t r u c t i o n : parce qu'il pose le m o d è l e

1. Op. cit., p. 228.


2. Op. cit., p. 229.
3. Op. cit., p. 232.
de l'article économique scientifique, tel que nous le connaissons
aujourd'hui.
Une tradition s'y dessine, avec des ancêtres, des "maîtres fonda-
teurs", par définition dépassés par le progrès de la science : Smith et
Say. Avec un précurseur, Dupuit, manifestant les insuffisances pro-
pres à celui qui n'est que le précurseur. Les économistes publicistes
et politiciens y sont mis au rancart, n'apparaissant qu'après la dé-
monstration économique, ravalés au rang de journalistes uniquement
préoccupés de problèmes concrets, pourvus à peine d'un vernis
scientifique, incapables de s'élever au niveau du raisonnement. Aus-
sitôt qu'apparus, évacués de l'arène scientifique.
Cet article modifie également la perception que l'on peut avoir
de l'économie pure. Profondément, elle n'est élaborée que pour
mettre en lumière les hypothèses restrictives sur lesquelles elle repose
et limiter en fait son champ d'application. Pour ses contemporains,
Walras n'établit pas tant la supériorité de la libre concurrence sur une
base scientifique, qu'il ne la limite à un domaine restreint, recon-
naissant ainsi le fondement du monopole d'Etat : régulation de la
monnaie, et monopoles naturels. Ce double mouvement est parfai-
tement conscient chez Walras, et il précise clairement sa pensée dans
l'Abrégé : "lorsqu'un principe est scientifiquement établi, la première
chose que l'on peut faire, en conséquence, c'est de discerner immé-
diatement les cas où il s'applique et ceux où il ne s'applique pas"l .
En cela, l'économiste a parfaitement saisi le fonctionnement épisté-
mologique du modèle : un modèle est par essence une simplification
qui éclaire un phénomène pour autant que celui qui le manie en pré-
cise nettement les conditions d'applications. La mise en évidence de
ces conditions est peut-être plus importante encore que la construc-
tion du modèle lui-même.
Ayant tracé clairement la frontière entre le domaine de la
liberté économique et celui de l'intervention de l'Etat, l'économiste
ne se substitue pas à ce dernier dans le processus de décision. Il lui
fournit une analyse technique devant l'aider. Bien sûr, cette situation
est idéale, et la réalité plus prosaïque. L'économiste est sans cesse
tenté de se substituer au politique et de lui imposer une solution
"technique". Mais cette confusion des deux domaines n'est pas une
fatalité. Ce qui garantit la possibilité d'une séparation, ce sont les
positions et les rôles sociaux des individus.
Après Walras en effet (et durant son existence), la fonction
d'économiste se professionalise. L'économiste devient professeur ou

1. Op. cit., p. 215.


chercheur. Walras avait d'ailleurs perçu l'importance de cette dimen-
sion quand il affirmait à Ferry que s'il trouvait un poste en France,
il se consacrerait uniquement à sa tâche de chercheur, sans se lancer
dans les débats politiques comme les libéraux. S'il est évident que
l'économiste peut se glisser facilement dans le monde politique,
il n'en reste pas moins qu'il y a là désormais deux milieux distincts
avec leurs normes propres. On peut être un bon économiste et un
piètre ministre (peut-être fut-ce le cas de Schumpeter), ou l'inverse.
Mais la figure de l'économiste maître Jacques, à la fois journaliste,
président de diverses sociétés, ministre, professeur se voulant grand
théoricien, comme le fut Léon Say, disparaît peu à peu. Différents
milieux se constituent avec chacun ses critères propres d'évaluation
et de professionalisation, professeurs, économistes, chercheurs,
journalistes, hommes politiques, dont les différents rôles sont mieux
précisés, bien que les rapports entre les uns et les autres soient
étroits et le passage de l'un à l'autre aisé.
Le milieu des économistes commence par exemple à se structu-
rer à ce moment, en même temps qu'il devient international. Les
grands journaux, les grandes revues se créent alors, l'american eco-
nomic association également, etc. Walras est associé à ce mouvement,
comme nous le verrons dans la seconde partie. Mais il est temps de
jeter un dernier regard sur le paysage composé dans les pages qui
ont précédé.

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Chapitre 4

CONCLUSION

"Quelle puissance établie marquait une entre-


prise aussi profondément qu'aujourd'hui la technique
personnelle d'un ingénieur ?"
Le fil de l epée.

A v a n t d e q u i t t e r le p a y s a g e q u e n o u s a v o n s e s q u i s s é , n o u s
v o u d r i o n s y j e t e r u n d e r n i e r r e g a r d . Il s ' a g i s s a i t d e m o n t r e r l ' e s p a c e
dans lequel émerge l'économie walrassienne, expliquant certaines
c a r a c t é r i s t i q u e s d e c e t t e é m e r g e n c e : la m a t h é m a t i s a t i o n d e l ' é c o n o -
mie p r o c è d e l e n t e m e n t en F r a n c e , r e n c o n t r a n t des blocages particu-
lièrement forts, puis s ' i m p o s a n t p e u à p e u c o m m e l ' u n des c o u r a n t s
m a j e u r s d e la s c i e n c e é c o n o m i q u e , s a n s d o u t e c o m m e s o n f o n d e m e n t
théorique.
Ce p a y s a g e n ' a r i e n d ' u n p a r c à la f r a n ç a i s e . N u l g r a n d a x e n e s ' y
d e s s i n e , a u t o u r d u q u e l v i e n d r a i e n t se r a n g e r d e s b o s q u e t s a u x l i g n e s
g é o m é t r i q u e s et a u x a r b r e s s o i g n e u s e m e n t t a i l l é s e n a l i g n e m e n t .
P l u t ô t u n jardin japonais dans lequel u n sentier d é c o u v r e successive-
m e n t u n e série de p o i n t s de v u e . S e l o n la t r a d i t i o n j a p o n a i s e , s e u l s
les e s p r i t s m a u v a i s a i m e n t les lignes r e c t i l i g n e s . O r . le b u t de ce t r a v a i l
é t a i t de m e t t r e e n s c è n e a u t o u r d e l ' é m e r g e n c e d e la m a t h é m a t i s a t i o n
d e l ' é c o n o m i e p l u s i e u r s n i v e a u x d ' a n a l y s e . L ' a n a l y s e d e la d e m a n d e
s o c i a l e ne p e u t ê t r e r e c t i l i g n e : t o u j o u r s elle est m u l t i p l e , d i v e r s e ,
c o n t r a d i c t o i r e . L e s d e m a n d e s p e u v e n t se d i f f é r e n c i e r p a r l e u r n a t u r e ,
m a i s a u s s i p a r les i n s t i t u t i o n s e t les a c t e u r s q u i les p o r t e n t . T o u t e s les
lignes s ' e n t r e c r o i s e n t . L ' E t a t , par e x e m p l e , p r é s e n t e plusieurs t y p e s
d e d e m a n d e s c o n t r a d i c t o i r e s e n t r e elles : u n e d e m a n d e i d é o l o g i q u e .
souvent propre à des courants politiques, une demande technique
de gestion (quels choix pour les biens collectifs ? pour les investisse-
ments ? etc.), une demande scientifique : il y va du prestige national
que les scientifiques français aient une réputation internationale.
C'est que l'Etat n'est qu'une entité abstraite, qui désigne plusieurs
organisations diverses par leur nature, leurs intérêts, la formation des
individus qui les composent. On voit la complexité de la trame.
Il est possible néanmoins de revenir au fil conducteur que nous
avons déroulé : les trois demandes.

— La demande idéologique. - Une théorie économique, par la


force des choses, touche aux rouages de la société. Elle n'est pas
libre d'en faire abstraction. A l'époque, le grand débat est entre
libéralisme et socialisme. Et les théories économiques ne sont pas
libres de ne pas se situer face à ce débat. Elles peuvent en effet jouer
le rôle de discours lubrifiants des rouages de la machine sociale ou,
au contraire, à partir d'observations, vouloir jouer celui de grains
de sable remettant en cause l'organisation de la machinerie. Une telle
dimension est toujours présente là où théorie économique il y a.
Mais elle peut être plus ou moins mise en avant. Cette dimension
est volontairement très présente aux deux écoles littéraires qui se
partagent le terrain au XIXè siècle en France. Dans les deux cas,
on prône une théorie simple, accessible à tous, bien que se parant
des plumes de la science, qui doit contribuer à permettre le bon
fonctionnement de la société en montrant aux foules les avantages
économiques évidents de l'organisation sociale de l'époque. Avec
un accent plus ou moins libéral ou plus ou moins réformiste selon
l'une ou l'autre école. Mais la dimension technique fait peur aux
littéraires : parce qu'elle ne correspond pas à leur formation certes,
mais aussi parce qu'elle risque de mettre en cause la simplicité
canonique de la discipline. Il s'agit de ne pas "dépopulariser" l'éco-
nomie.

- La demande scientifique. - Les caractéristiques d'une discipline


portent la marque de la composition du milieu scientifique qui la
pratique. Avant l'entrée de l'économie dans les facultés de droit, le
"milieu scientifique" de l'économie est une coterie de libéraux, sise
autour de l'héritage de Say et Bastiat. constituée en groupe de
pression, fortement soudée par des liens de famille et d'intérêts et
jouissant d'un quasi-monopole sur la discipline. L'économie est
alors une science achevée, soucieuse de ne pas remettre en question
les préceptes libéraux par d'intempestives recherches. Puis l'économie
entre en faculté de droit. Toujours littéraire, elle se pense alors dans
son rapport au droit : elle se méfie des querelles théoriques que les
juristes n'apprécient guère, elle se veut positive, tournée vers l'étude
des législations et des institutions, éclairant le législateur et le ma-
gistrat sur l'évolution des pratiques économiques et permettant au
corpus juridique de s'adapter. Elle attire les étudiants tournés vers
les grands problèmes sociaux qui font l'objet de débats, leur fournit
de vastes terrains de recherche sans difficultés théoriques.
Dans un pays comme la France où la séparation entre "litté-
raires" et "scientifiques" est aussi marquée, l'économie est alors
tout à fait du côté des littéraires : le symbole de cette situation est
que les cours d'économie faits à l'Ecole des Ponts et Chaussées,
première école d'ingénieurs à recevoir ce type d'enseignement, sont
assurés par des littéraires (Joseph Garnier et Baudrillart). L'un des
premiers ingénieurs à enseigner sera Emile Cheysson, pour qui est
créée une chaire d'économie en 1885 à l'Ecole des Mines de Paris,
comme on l'a vu. Puis Colson remplace Baudrillart aux Ponts et
enseigne par la suite à Polytechnique.
Cette entrée des ingénieurs dans le milieu scientifique de l'éco-
nomie est sans doute un événement majeur pour l'histoire de la
discipline. En France, étant données les caractéristiques du système
d'enseignement, elle entraine une sorte de divorce entre une écono-
mie qui continue d'être enseignée à des littéraires purs (un tel type
de cours se retrouve de nos jours à l'Institut d'Etudes Politiques
de Paris) et un autre style d'économie, très sophistiquée sur le plan
mathématique (que l'on trouve aujourd'hui à l'Ecole Polytechnique).
C'est cette situation, très marquée en France mais sensible dans
les autres pays, qui sert de toile de fond à ce travail sur Walras.

— La demande technique. Entrée, et apothéose, de l'ingénieur. —


Selon Walras, l'économie pure ne mènerait-elle à aucune application
pratique, qu'il resterait néanmoins un intérêt purement scientifique
à la pratiquer. Une telle déclaration ne se comprend que dans le
contexte évoqué dans les pages qui précèdent, que sur fond du
"paysage". Walras entend inaugurer une nouvelle pratique de l'éco-
nomie. Il s'agit de bien séparer les genres, y compris pour le pro-
fesseur. En témoigne l'anecdote narrée par Roguin, l'un des premiers
élèves de Walras à l'Académie de Lausanne, celui-là même qui entre-
prit de bâtir une science pure du droit : "J'ai été un de vos premiers
élèves, il y a plus de trente-cinq ans ( . . . ) Nous avions peine à vous
suivre à la hauteur de vos abstractions ( . . . ) Nous vous envoyâmes un
jour une députation pour vous demander de traiter davantage des
problèmes particuliers et contemporains. Vous reçûtes nos ambassa-
deurs avec infiniment de bonne grâce et vous leur montrâtes que la
connaissance des principes économiques est indispensable pour la
solution des questions sociales. A partir de ce moment, nous avons
suivi vos leçons avec un redoublement de zèle ( . . . )"1 . L'économiste
devient professeur, chercheur. On l'a vu, Walras se définit comme un
"professeur de médecine sociale "2 .
Mais il faut se garder de croire que l'économie devient simple
discours de chaire. Car la réponse à la demande technique est sans
doute l'un des éléments majeurs du bouleversement de la pratique
de la discipline, et Walras ne manquera pas, on le verra, de faire de
cet aspect de sa théorisation l'un des axes de sa stratégie.
Jusqu'au milieu du XIXè siècle en effet, la demande technique
concerne essentiellement des aspects législatifs et politiques. Il est
peu d'ouvrages de Ricardo, comme le fait remarquer Keynes, qui
n'aient pas été tournés vers la résolution de questions pratiques.
Après tout, les Principes sont une machine incroyablement élaborée
et brillante faite pour aboutir à cette conclusion qu'il faut abolir
les Corn Laws. Du côté de la production par contre, une connais-
sance élaborée des principes économiques est moins nécessaire qu'un
certain flair.
Mais ce qui se développe au cours du XIXè siècle, ce sont les
premières "grandes" organisations dont la compagnie de chemins
de fer est l'archétype. "Grandes" non pas au sens actuel du terme,
mais au sens où elles marquent une rupture avec les structures de
l'époque3. Comme le fait remarquer Chandler : "peu d'innovations
technologiques entraînèrent de plus grands changements organisa-
tionnels que les chemins de fer"4. L'Etat lui-même connaît des
évolutions de ce type : il lui faut gérer l'incidence économique d'un
nouvel impôt, d'un tarif douanier, de décisions de politique moné-
taire, amorcer l'esquisse d'une politique industrielle, et au moins
d'une politique d'équipement (plan Freycinet).
Or le personnage clef de ces nouvelles organisations est l'in-
génieur.

1. Supplément à la Gazette de I.ausanne du 11 juillet 1909


2. Jaffé, 1435.
3. Cf. plus haut, le texte cité sur le fractionnement des compagnies.
4. Chandler ( Alfred. Jr), 1979, p. 1.
M. Caron dans son ouvrage décrit la situation de la compagnie
des chemins de fer du Nord entre les années 1860 et 1880 : "alors
que les membres les plus influents du Comité, Saint Didier et Léon
Say, s'occupaient de plus en plus exclusivement des relations exté-
rieures de la Compagnie, soit avec l'Etat soit avec les petites compa-
gnies, la gestion interne passa entièrement dans la main des ingé-
nieurs, qui vis-à-vis du tout puissant Comité ont des réactions de
plus en plus autonomes"! . Ce phénomène touche l'organisation en
profondeur. L'investissement par exemple, explique M. Caron, était
auparavant perçu dans les milieux financiers comme un intolérable
accroissement de capital contre lequel il fallait lutter. Peu à peu
les ingénieurs modifient cette vision, en multipliant les études tech-
niques. En 1872, une de ces études essaie d'évaluer le gain d'exploi-
tation qui serait réalisé en réduisant les frais de manutention à La
Chapelle par la construction d'un embranchement entre La Chapelle-
Charbon et la ligne principale. Le rôle des ingénieurs est tel que se
met en place une "conférence des ingénieurs" au sein de la Compa-
gnie. Et lorsque le père de Walras essaya de placer son fils dans un des
bureaux de cette même compagnie (cf. Deuxième partie), Léon
Say le mit en garde : "la carrière des chemins de fer a bien peu
d'avenir pour les personnes qui ne sont pas ingénieurs"2 . M. Caron
conclut : "au total les éléments innovateurs dans la direction de la
Société ne sont pas, tant en matière d'investissement que de progrès
technique, les financiers du Conseil, ni les hauts fonctionnaires du
Comité, mais les ingénieurs chefs de service ou sous-chefs de service
qui, il est vrai, agissaient de la sorte en raison de la pression constante
que les financiers du Conseil exerçaient sur eux. afin qu'ils amé-
liorent les résultats financiers des services, dont ils assuraient la
gestion"3 .
A ces ingénieurs placés aux endroits décisifs des grandes organi-
sations économiques, la science économique de l'époque, si elle peut
répondre à leurs options idéologiques qu'elles soient libérales ou
socialisantes, n'a, quant à leurs décisions de gestion, rien à dire. Il est
évident pour eux, par exemple, que le simple "laisser-faire" en ma-
tière de chemins de fer n'est pas une panacée. Comme La Gournerie,
professeur à Polytechnique, l'écrit en 1880 : "des sommes énormes
ont été dépensées par la concurrence"4. C'est l'époque où, on l'a

1. Caron (François), 1973, p. 242.


2. Léon Say à Auguste Walras, Jaffé, 97.
3. Op. cit., p. 244.
4. Caron (François), 1973, p. 215.
vu, se multiplient les redécouvertes des théories de Cournot ou
Dupuit.
Cette montée des ingénieurs dans les sommets où se prennent
les décisions, liée à la montée des grandes organisations, se retrouve
dans l'administration. En 1834, Thiers, s'inspirant du service central
de statistiques du Board of Trade britannique, regroupe les différents
services de statistiques des ministères français. Le mouvement est
ancien en France puisqu'il a commencé sous l'Ancien Régime,
confirmant ainsi les thèses de Tocqueville. Il est vrai qu'à l'époque,
"statistique" veut dire : données descriptives sur l'Etat, sans arrière
plan mathématique. Au XIXè siècle, la matière s'enseigne dans les
facultés de droit et le premier professeur français de statistiques,
Fernand Faure, professeur et député, ne produit en trente-deux ans
de carrière qu'un fin manuel, très élémentaire. Mais là aussi a lieu
un divorce. Car les bureaux de statistique des ministères passent
peu à peu dans les mains des ingénieurs qui, reprenant les recherches
des grands mathématiciens français, Condorcet, Laplace, Gauss,
tendent à mathématiser les données sociales. Le plus célèbre d'entre
eux est de Foville. Ce n'est là que l'exemple le plus évident du rôle
joué par les ingénieurs dans la haute administration et le développe-
ment étatique dans le sens de l'intervention économique de l'Etat.
Cette importance accrue du pouvoir des ingénieurs dans les
organisations publiques et privées, est l'un des facteurs clefs de
l'émergence de l'économie walrassienne. Il nous faut dès lors com-
prendre en quoi l'équilibre général, mathématisation de l'économie,
a pu les fasciner.
L'idéal-type de l'ingénieur est donné par Jules Verne dans l'Ile
Mystérieuse. Il s'agit de Cyrus Smith.
Nous avons peu de renseignements sur lui avant qu'on ne le voie
s'échouer, lui et ses compagnons, sur l'île Lincoln. Jules Verne pré-
cise seulement que les autorités nordistes lui avaient confié la direc-
tion des chemins de fer de l'Union, poste particulièrement straté-
gique lors de la guerre de Sécession. C'est après le naufrage (ou plutôt
l'amérissage) que le lecteur voit Cyrus Smith à l'oeuvre. Ce qui frappe
d'emblée, c'est qu'il est homme de savoir, et il serait plus juste de
dire homme de savoirs. Ses connaissances touchent à des domaines
aussi divers que la construction navale, la sidérurgie, le textile, la
chimie, la géographie, etc. Mais ce n'est pas là science pour la science.
Smith, en tant qu'ingénieur, est un metteur en oeuvre de savoirs,
il sait les adapter aux matériaux imparfaits que le sort a déposé
entre les mains des colons (que l'on pense à la pile électrique que
Smith fabrique pour le télégraphe qui relie Granite House au Corral).
L'ingénieur applique des savoirs à une matière brute, imparfaite,
en partie seulement malléable. Autre point, la mise en oeuvre de
ces savoirs se fait sous la direction de l'ingénieur, mais elle se fait
en équipe : Robinson Crusoë n'est pas ingénieur, il est seul. Smith,
quant à lui, est l'âme d'une petite équipe et organisateur de la colonie
suivant les capacités de chacun. Il dessine par exemple les plans de
la chaloupe le Bonadventure, mais c'est Pencroff, le marin, qui la
réalise. L'ingénieur gère la répartition des tâches et coordonne les
activités.
Dans un article de Louis Armand "son métier prédispose-t-il
l'ingénieur à la gestion des affaires publiques ?"1, on retrouve la
description de ces caractéristiques propres à l'ingénieur : travail de
matériaux imparfaits à l'aide de savoirs exacts, et identification à
l'organisation d'une double manière : parce que l'ingénieur travaille
toujours en équipe, et parce qu'il organise le travail de l'équipe.
On peut dès lors comprendre la fascination de l'ingénieur
pour les idées walrassiennes.
Tout d'abord dans la mesure où la mathématisation de l'éco-
nomie fait de celle-ci un savoir analogue à ceux qui constituent la
culture propre de l'ingénieur : celui-ci, à lire les Eléments d'Econo-
mie politique pure, a le sentiment de lire une application particulière
d'un cours de mécanique. Walras procède en effet par étapes bien
définies du simple au complexe : théorie de l'échange de deux mar-
chandises entre elles; théorie de l'échange de plusieurs marchandises
entre elles, abstraction faite du phénomène de la production; théorie
de la production, abstraction faite du phénomène de la capitalisation;
théorie de la capitalisation et du crédit: théorie de la monnaie. Le
tout en référence à un concept de physique : l'équilibre, et sous une
forme mathématique. Il y a donc là une forme de savoir très en rap-
port avec la culture de l'ingénieur. D'autant que la théorie walras-
sienne est superbement agencée et produit un effet esthétique à ne
pas sous-estimer. Roguin, juriste, le fait remarquer : "c'est ce carac-
tère de grandeur et de beauté sereine que toutes les opinions sont
obligées de reconnaître à votre doctrine. L'autre jour, en Espagne,
nous nous en entretenions un ami et moi. et nous la comparions à
la chaîne glacée de la Sierra Nevada, s'élevant d'une blancheur
immaculée au dessus de l'ardente plaine de Grenade"2. Beaucoup

1. Armand (Louis), 1964.


2. Supplément à la Gazette de Lausanne du I l juillet 1909, Lausanne, ATS, "dossier
Walras".
d'ingénieurs ressentent encore mieux cet aspect des choses que le
juriste, même s'ils expriment leurs impressions de façon moins
fleurie.
Mais il y a chez eux une fascination d'une autre nature. Ayant
appris à appliquer des savoirs rigoureux à des matières informes, ils
apprécient que l'aspect social de leur rôle tombe également sous la
mise en forme d'un savoir de rigueur. Car il est dans le rôle même de
l'ingénieur de gérer et d'organiser. Cheysson, premier professeur
d'économie politique à l'Ecole des Mines, le précisait dans une confé-
rence reprise dans un numéro de La Réforme sociale : "tout en res-
tant un ingénieur technique et un commerçant, il doit se doubler
d'un ingénieur social "1 . Les nouvelles théories permettent de struc-
turer l'organisation et les comportements par une rationalisation
issue de modèles techniques. C'est rapprocher la gestion, qui fait
partie du rôle même de l'ingénieur, de ses autres pratiques : utiliser
des savoirs, les adapter à une situation concrète en organisant les
éléments de cette situation et en coordonnant les activités d'individus
aux caractéristiques diverses. La gestion économique devenue une
technique, un calcul économique est ainsi rendue homogène à l'art
de l'ingénieur : pouvoir calculer le rendement économique d'un
pont, comme on calcule la résistance des matériaux qui constitueront
ce même pont. Fascination de l'ingénieur, rigoureusement inverse à
l'aversion des économistes littéraires qui voient la liberté humaine
mise en équation.
Peut-être n'y eut-il pas, pour les historiens de la pensée écono-
mique de "révolution marginaliste"2. Il est pourtant certain que ce
mouvement coïncida avec un mouvement qui dépasse largement le
cadre de l'histoire de la pensée, avec une nouvelle approche des
problèmes économiques. Mouvement lié, en France surtout, à la
montée des ingénieurs.
Ici se met en place le dernier élément du paysage qui voit
l'émergence de l'économie walrassienne. Emergence difficile en tant
qu'elle se heurte aux milieux économistes de l'époque, rompant avec
le style littéraire de la discipline. Mouvement puissant pourtant,
en tant qu'il s'inscrit dans un mouvement beaucoup plus large que le
simple cadre de l'histoire de la pensée économique. Inscrit dans un
ensemble de mutations, telle l'apparition de la grande organisation

1. E. Cheysson, Le rôle social de l'ingénieur, Revue citée, 1er octobre 1897, p. 15. L'idée
est d'ailleurs très ancienne chez les ingénieurs français : que l'on pense à Saint-Simon,
Comte, Leplay, etc.
2. Voir Blaug, 1972.
dans laquelle peu à peu, le pouvoir passe à des techniciens qui o n t
soif de modèles techniques de gestion. Inscrit aussi dans la lignée
d'une aspiration ancienne et p rofond e, celle déjà des m a t h é m a t i c i e n s
français de la fin du XVIIIé et du d é b u t du XIXè siècles : m a t h é m a -
tiser le social. L'économie prend alors l'un des aspects essentiels de
son étrange visage, la plus scientifique des sciences sociales, ou la
moins "scientifique" des sciences exactes.
DEUXIÈME PARTIE

Itinéraire

Le paysage esquissé, il convient de suivre Walras dans son itiné-


raire, de voir c o m m e n t le processus d'émergence de l'économie
m a t h é m a t i q u e est m a r q u é par les aventures personnelles de son
inventeur et par sa stratégie.
On c o m m e n c e r a par un portrait de Walras en 1870, date à
laquelle il se présente au concours organisé par les autorités vaudoises
en vue de pourvoir d 'u n professeur la chaire d ' é c o n o m i e politique
nouvellement créée à l'Académie de Lausanne.
Walras est alors âgé de trente-six ans. Son trajet, on va le voir,
n'est guère brillant. Bousquet n'y va pas par quatre chemins : " u n
fait mérite selon moi d'être relevé dans la biographie de Walras : en
1870, à trente-six ans, Walras, selon moi, est socialement et écono-
m i q u e m e n t un " r a t é " qui vit d ' u n bien m o d e s t e emploi, c h i c h e m e n t
rémunéré, qui a fait de mauvaises affaires et n'a nullement p e r c é " ' .

1. REP, Bousquet, 1971, p. 468.


Chapitre 5

FORMATION

"S'il est vrai, comme le dit Alfred de Vigny,


qu'une belle vie soit "une pensée de la jeunesse
réalisée dans l'âge mûr", aucune vie n'aura été plus
belle que la mienne"
Walras.

1/ PORTRAIT DE L'ECONOMISTE EN JEUNE RECALE.

N é e n 1 8 3 4 , fils d ' A u g u s t e W a l r a s , n o r m a l i e n l i t t é r a i r e , p r o f e s -
seur de p h i l o s o p h i e puis i n s p e c t e u r d ' a c a d é m i e , é c o n o m i s t e a m a t e u r
o n y r e v i e n d r a , L é o n W a l r a s p a s s e s o n b a c è s - l e t t r e s e n 1 8 5 1 . Il
s'inscrit alors en m a t h é m a t i q u e s élémentaires, puis en m a t h é m a t i q u e s
s p é c i a l e s . A l'issue d e ces classes, il o b t i e n t le b a c è s - s c i e n c e s et se
présente aussitôt au concours d'entrée de l'Ecole Polytechnique
( 1 8 5 3 ) . C o m m e il l ' é c r i t l u i - m ê m e : " j ' a v a i s n é g l i g é d e s u i v r e les e x e r -
c i c e s p r é p a r a t o i r e s d ' e n t r a i n e m e n t n o m m é s c o l l e s e t n e f u s p a s dé-
claré admissible. Je r e d o u b l a i m e s m a t h é m a t i q u e s spéciales; m a i s au
lieu d e r e p a s s e r les c o u r s q u e j ' a v a i s d é j à suivis, j e m e p r o c u r a i les
c a h i e r s d u c o u r s d ' a n a l y s e e t d e m é c a n i q u e d e M. D u h a m e l à l ' E c o l e
P o l y t e c h n i q u e , je les é t u d i a i e t m e p l u s à r e c h e r c h e r les o r i g i n e s d e
la g é o m é t r i e a n a l y t i q u e d a n s les o u v r a g e s d e D e s c a r t e s , d e N e w t o n
e t d e L a g r a n g e . J e lus aussi p o u r la p r e m i è r e fois les R e c h e r c h e s s u r
les P r i n c i p e s M a t h é m a t i q u e s d e la T h é o r i e d e s R i c h e s s e s d e C o u r n o t .
E n s u i t e d e c e t t e p r é p a r a t i o n , j e f u s r e f u s é la s e c o n d e fois c o m m e la
première.
Je m e présentai alors à l'Ecole des Mines de Paris et y fus reçu
c o m m e élève e x t e r n e e n 1 8 5 4 . M a i s m e t r o u v a n t d é p o u r v u d e t o u t e s
espèces de goût pour les détails techniques de l'art de l'ingénieur,
j'abandonnai peu à peu les cours de l'Ecole (...)"1 .
L'histoire est belle du jeune génie recalé à Polytechnique pour
s'être plu à lire Lagrange. Mais, écrite des années plus tard, elle
demande à être nuancée. Aux Mines, la scolarité de Walras n'a
rien de brillant. M. Allais, qui fut lui-même professeur dans cette
Ecole, a étudié avec soin le cursus de Walras. Celui-ci devait réussir
au terme de son année d'élève externe une série d'examens pour
rejoindre ainsi la scolarité normale et obtenir par la suite son di-
plôme d'ingénieur. En 1855, il rate ces examens pour la première
fois. Il redouble donc. Nouvel échec. Il triple sans plus de succès.
Au désespoir de ses parents, comme en témoigne une lettre de son
père : "nous désirons bien vivement, ta mère et moi, que tu termines,
cette année, tes cours à l'Ecole des Mines, et notre voeu le plus cher,
c'est que tu les termines convenablement, en recueillant, à la fin de
l'enseignement que tu y as reçu et que tu y reçois encore, les titres,
certificats, attestations qui peuvent te recommander à ceux qui
auront besoin de toi et qui se trouveront conduits à faire appel à
tes connaissances. Tu tromperais cruellement nos espérances si tu
sortais de là comme un fruit sec, et, si perdant le but que tu avais
en y entrant, tu rêvais un autre genre d'existence que l'une ou l'autre
des carrières auxquelles tu te prépares depuis quatre ans"2. C'est
qu'en effet, à cette époque, Léon délaisse les cours de l'Ecole des
Mines pour se consacrer à la littérature. C'est bien en tous cas comme
"un fruit sec", sans diplôme aucun, qu'il sort de ses années d'études.
Le fait, pourtant signalé par M. Allais dans son article : "Léon Walras
pionnier de l'économie mathématique et réformateur méconnu"3,
est souvent occulté dans les biographies de Walras, qu'on présente
même parfois comme un ingénieur civil des Mines.
La chose dépasse le simple niveau de l'anecdote. Elle explique
en partie, d'une part l'impossibilité pour Walras de faire carrière en
France (le système d'éducation français est ainsi fait qu'il n'est pas
particulièrement tendre pour ceux qui ont le mauvais goût d'avoir
du talent alors même que les institutions officiellement chargées de
sélectionner les jeunes talents ne les ont pas retenus). D'autre part,
elle explique le rapport étrange, et souvent peu signalé, de Walras
aux mathématiques. Même pour l'époque en effet, Walras n'est pas
un mathématicien de très haut niveau. Avant d'arriver à Lausanne et

1. Autobiographie, Jaffé, tome I, p. 2.


2. Lettre du 19 février 1858.
3. Allais (Maurice), 1964.
de se faire donner des cours par le professeur de mécanique à l'Aca-
démie, Piccard, il n'a jamais entendu parler des techniques de maxi-
misation, ce qui paraît étonnant de la part du père de l'économie
mathématique. Jaffé note à ce sujet : "on peut même se demander si
Léon Walras, qui arriva à Lausanne avec pratiquement aucune forma-
tion mathématique excepté en géométrie analytique élémentaire, fut
capable de saisir plus que les simples aspects algébriques et géomé-
triques de l'explication de Piccard, bien qu'il apparaisse clairement,
à travers les notes écrites en marge, qu'il en comprit aussitôt les im-
plications économiques"' . Ceci est confirmé par un échange de
correspondance plus tardif avec Maurice d'Ocagne, polytechnicien
ingénieur des Ponts et professeur à l'Ecole Polytechnique. Ce dernier
accuse réception d'un mémoire mathématique de Walras et formule
deux remarques :
" l ) p a g e 4. Vous dites : "la première de nos trois équations,
. . . , est une fonction implicite..."
Il y a là une fâcheuse confusion; une équation (expression ana-
lytique de la loi qui unit plusieurs variables) ne doit pas être confon-
due avec une fonction (c'est-à-dire une de ces variables considérée
comme dépendante des autres en vertu précisément de cette équa-
tion).
(...)
2) page 6. La définition de la différentielle est incorrecte. La
différentielle de la fonction dy n'est pas l'accroissement A y de la
fonction lorsqu'il devient plus petit que toute quantité donnée"2 .
Walras accepte ces remarques et ajoute ceci : "j'ai appris le
calcul différentiel tout seul et n'ai probablement pas su faire un bon
choix entre les diverses méthodes par lesquelles on en établit le fon-
dement"3 . Pareto était incontestablement un mathématicien plus
brillant que Walras et ce dernier le reconnut toujours, sans céder sur
ce point au ressentiment qu'il éprouvait à la fin de sa vie pour son
successeur.
Les lignes qui précèdent n'ont évidemment pas pour but de
critiquer la modélisation mathématique de Walras, bien que chacun
s'accorde à reconnaître que celle de Pareto lui est nettement supé-
rieure. Ce n'est pas sur ce point que portent nos remarques, mais
bien plutôt sur la position personnelle de Walras vis-à-vis du milieu
des ingénieurs et vis-à-vis des mathématiques. Recalé à Polytechnique

1. Jaffé, 211, note 4.


2. Jaffé, 1009.
3. Jaffé, 1010.
et aux Mines, Walras se trouve sa vie durant dans la position caracté-
ristique de fascination et de mépris mélangés envers les diplômés de
ces établissements prestigieux du système d'éducation français, qui
seuls peuvent l'aider à diffuser ses idées. Un exemple frappant et
intéressant parce qu'il est extrait de réflexions personnelles, formant
comme un journal intime où Walras exhale son ressentiment en toute
liberté : "pays d'andouilles, Chine de l'Occident, où l'on n'est rien
si l'on s'est librement formé soi-même, où l'on est tout à condition
d'être allé se faire laminer dans un boiton de l'Etat et de cirer les
bottes de politiciens et d'académiciens, où Descartes, Fermât, Pascal,
d'Alembert (mathématicien et philosophe) n'auraient pas la permis-
sion d'ouvrir des voies nouvelles (géométrie analytique, calcul diffé-
rentiel, cycloi'de, dynamique) faute d'avoir appris ses mathématiques
dans une caserne, en uniforme militaire, avec colles d'entrée et colles
de sortie, etc."1 . Les rapports avec les ingénieurs français seront
assez difficiles parfois, on le comprend.
Il est certain également, cela se sent dans ce texte que le fait
d'avoir mathématiser un domaine informe est pour Walras quelque
chose comme une revanche personnelle, ce qui explique que l'ap-
pareil mathématique soit un aspect de son oeuvre sur lequel il ne peut
transiger : l'équilibre général n'est pas seulement une théorisation
économique, c'est, et ce doit être, "une voie naturelle" pour les
mathématiques. Ce trait aura une grande influence sur la stratégie
adoptée par Walras : la différence saute aux yeux, lorsqu'on consi-
dère la stratégie de Marshall par exemple (on y reviendra).

— Les années 1856-1858. — Peu à peu raconte Walras dans son


Autobiographie, il délaissa les cours de l'Ecole des Mines pour se
consacrer à la littérature, à la critique d'art, à la philosophie, et à
l'économie politique. Mais il donne peu d'indications sur cette
période de sa vie que l'on peut pourtant reconstituer par recou-
pements. Ayant accroché au clou le rêve du bicorne, c'est en Balzac
qu'il s'imagine alors, écrivain dont il relira les oeuvres toute sa vie
et qu'il connaît fort bien. En juillet 1857, il envoie à la Revue des
deux mondes, l'une des plus célèbres revues parisiennes de l'époque,
le manuscrit d'un roman intitulé Francis Sauveur qui lui est rapide-
ment retourné. C'est finalement à compte d'auteur qu'il le fait
publier, après avoir emprunté le montant des frais à quelques jeunes
admirateurs enthousiasmes, et amis de l'auteur. Deux ans plus tard,

1. Pensées et réflexions. 22 avril 1909. La "caserne" en question est, bien sûr, l'Ecole
Polytechnique.
la Revue Française accepte de publier une nouvelle : "La lettre".
Walras travaille alors à un drame qui ne verra jamais le jour. Il s'inté-
resse aussi aux beaux-arts et fait une étude du salon de 1859 pour le
journal le Bonhomme. Egalement en chantier à l'époque, un traité :
Du sens esthétique: de l'art; et des opinions en matière d'art, dont le
manuscrit est conservé à Lyon.
1858 est l'année décisive. Comme les mystiques notent avec
méticulosité le lieu, la date et l'heure de l'illumination, Walras
raconte : "l'heure la plus décisive de toute ma vie sonna par un soir
de l'été 1858 où, pendant une promenade dans la vallée du Gave de
Pau, mon père m'affirma avec énergie qu'il y avait encore deux
grandes tâches à accomplir pour le XIXè siècle : achever de créer
l'histoire et commencer à créer la science sociale. Il ne soupçonnait
pas alors combien Renan devait lui donner satisfaction sur le premier
point. Le second, qui l'avait préoccupé toute sa vie, le touchait plus
sensiblement encore. Il y insistait avec une conviction qu'il fit passer
en moi. Et ce fut alors que, devant la porte d'une campagne appelée
"Les Roseaux", je lui promis de laisser la littérature et la critique d'art
pour me consacrer entièrement à la continuation de son oeuvre"1 .
Léon décide alors de gagner sa vie en devenant publiciste, spé-
cialisé en économie politique. Il écrit plusieur articles et un livre
réfutant les thèses de Proudhon. Il parvient à entrer à la Presse, le
célèbre journal d'Emile de Girardin, l'inventeur de la presse à bon
marché financée par les annonces publicitaires, et au Journal des
Economistes, fief des orthodoxes. Au total, sa carrière semble alors
en bonne voie. C'est au cours de ces années 1858-1860 qu'il reçoit
sa seconde illumination, dont le récit est structurellement très proche
de celui de la première : "quand je composai ma réfutation de
Proudhon, j'y transcrivis les lois de variation de valeur des capitaux
et des services fonciers, personnels et mobiliers dans une société pro-
gressive telles que mon père les avait fournies dans sa Théorie de la
richesse sociale; mais il m'apparut dès lors que, faite dans le langage
ordinaire, la démonstration de ces lois était insuffisante et que, pour
la rendre rigoureuse, il eût fallu lui donner la forme mathématique
et prouver que, généralement, la valeur était une fonction croissante
de l'utilité et une fonction décroissante de la quantité. Mon livre
une fois publié, j'en adressai un exemplaire à Lambert-Bey, Saint-
Simonien avec lequel j'étais en relations et qui voyait en moi un
disciple à recruter. Quelques temps après, j'allai faire une visite à

1. Autobiographie, Jaifé, tome I, p. 2.


Lambert-Bey, rue de Tournon, dans la maison de l'éditeur Douniol.
Il me reçut quoiqu'au lit et souffrant d'une colique néphrétique; il
avait lu mon ouvrage avec soin et m'en fit une critique vigoureuse.
Il admettait bien que la libre concurrence fût un moyen de déter-
miner des quantités fabriquées de produits et des prix de ces pro-
duits; mais il n'admettait pas, ou du moins il n'acceptait pas comme
démontré par les économistes ni par moi, que ces quantités et ces
prix fussent les seuls ni les meilleurs possibles. Je me défendis de
mon mieux contre cet ingénieur des mines qui, disait-on, entré le
premier à Polytechnique, en était sorti le premier; mais je n'avais
pas achevé de descendre l'escalier que je m'étais avoué à moi-même
qu'il avait raison. Je demeurai je ne sais combien de temps cloué par
l'intensité de mes réflexions devant l'étalage de Douniol, les yeux
fixés sur un volume à couverture bleue dont je n'ai jamais lu le titre;
enfin je m'en allai en disant : "Evidemment ! Il faudrait prouver que
la libre concurrence procure le maximum d'utilité". J'étais ramené à
l'économie mathématique"' .
Vers 1860, c'est encore avec un polytechnicien, Jules du Mesnil-
Marigny, que Walras fait ses premiers essais d'économie mathéma-
tique; mais en 1862 se produit une rupture entre les deux hommes.
Il faut revenir à 1860 cependant, puisque c'est l'année de la
tenue à Lausanne du Congrès de l'Impôt.

— 1860 : Lausanne une première fois. — Les radicaux arrivés au


pouvoir dans le canton de Vaud décidèrent de s'attaquer au problème
de l'impôt, problème de société essentiel au XIXè siècle. En radicaux
éclairés, ils décidèrent de réunir un Congrès de l'Impôt, suivi d'un
concours pour récompenser le meilleur projet d'imposition pour le
canton. Walras participa à l'un et à l'autre.
Sous la direction de son père, comme on le verra, il se prépare
longtemps à l'avance. Il prépare le brouillon d'un texte qu'il lit, à la
surprise générale des congressistes, lors de la séance du 26 juillet. Il
y attaque la proposition d'impôt sur le capital faite par Emile de
Girardin (le patron de la Presse, on s'en souvient ) et celle de Joseph
Garnier d'un impôt sur le revenu. En l'espace d'une séance, il se met
donc à dos ses deux principaux employeurs, ce qui mettra un terme
rapide à sa carrière de journaliste économique. Par contre, bien
qu'étant l'un des plus jeunes congressistes, il s'impose par la remar-
quable clarté de son élocution. Si ses idées choquent (ce sont celles

1. Etudes d'Economie Appliquée, p. 466.


de son père), sa façon de les présenter impressionne et la réaction
des autorités vaudoises est quasiment immédiate :
"Mon cher Walras,
C'est à la course que je vous écris deux mots pour vous dire que
peu de jours après votre départ, le Conseil d'Instruction Publique vous
a présenté comme professeur au Conseil d'Etat"' . C'est que, durant
le Congrès, fidèle à la stratégie de son père, il n'a pas dévoilé ses bat-
teries, se contentant de mettre brillamment en lumière les faiblesses
d'argumentation de ses adversaires. Mais avant de le nommer, le
Conseil d'Etat lui demande de participer au concours qui suit le
congrès. Or. dans son mémoire "de l'impôt dans le canton de Vaud",
Walras dessine plus nettement son projet : il s'agit de supprimer toute
forme d'impôt personnel en assurant à l'Etat un revenu provenant de
la nationalisation du sol. Projet singulièrement révolutionnaire,
surtout eu égard à l'importance de l'agriculture à l'époque, notam-
ment en Vaud. Le mémoire obtient un quatrième accessit au concours
(il n'y eut pas de premier prix), mais il ne fut plus question dans
l'immédiat de la chaire de l'Académie.
Au total, le bilan du Congrès est sévère pour Walras. Accusé par
Garnier, rédacteur en chef du Journal des Economistes, de socia-
lisme, il s'est fermé la porte de cet organe où il n'était entré qu'à
grand peine. La direction de la Presse change et, n'ayant que peu
d'affinités avec la nouvelle équipe de direction, Walras quitte égale-
ment ce journal. Il ne lui reste qu'une ultime solution : fonder son
propre journal; il la tente. Au début de l'année 1861, il adresse au
ministre de l'intérieur une lettre sollicitant l'autorisation de faire
paraître l'Economiste, hebdomadaire de trente pages, jurant haut et
fort de ne pas faire de politique (condition de survie d'un journal
sous le Second Empire). Autorisation refusée. Fin de la carrière
journalistique. Moment sombre.
Il faut pourtant signaler deux rencontres qui à court terme ne
sortent pas Walras d'embarras, mais qui seront importantes pour la
suite.
Dans les Souvenirs du Congrès de Lausanne, Walras écrit : "un
jeune avocat qui avait assisté aux séances du Congrès dans la tribune
publique, et qui n'avait pas eu l'occasion de faire ma connaissance
à Lausanne, vint me voir à Paris, après mon retour, pour me dire
combien il en avait été frappé. Nous sympathisâmes avec la vivacité
de notre âge. Il s'appelait Louis Ruchonnet et avait la vocation

1. Jaffé, 42.
politique. Dix ans plus tard, en juin 1870, devenu Chef du Dépar-
tement à l'Instruction publique et réorganisant l'Académie de Lau-
sanne, il me fit une nouvelle visite et m'offrit de créer une chaire
d'économie politique à la faculté de droit si je m'engageais à me
présenter au concours pour l'obtenir. J'acceptai, et c'est ainsi que le
Congrès de l'Impôt réuni à Lausanne en 1860 m'a réellement ouvert
ma carrière".
Deuxième rencontre : Dans la lettre écrite au ministre de l'inté-
rieur pour solliciter l'autorisation de sortir l'Economiste, Walras cite
les noms des futurs rédacteurs du journal. Lui-même devait être
rédacteur en chef et parmi les noms des rédacteurs ordinaires, on
trouve ceux de Marcel Roulleaux et de Jules Ferry.
A cette époque, Walras a donc pour amis un futur président du
Conseil français et un futur président de la Confédération helvétique.
En janvier 1862, Walras, sans diplôme, journaliste raté, en est
réduit à se chercher une place dans les affaires, ce qu'il explique, dans
une lettre de candidature, à un administrateur de la Caisse générale
des Assurances agricoles : "au mois de février dernier, j'étais rédacteur
du journal la Presse pour la partie économique. Des dissentiments
d'opinion étant survenus entre M. Solar, rédacteur en chef de cette
feuille, et moi, je crus devoir me retirer. Nous sollicitâmes alors, M.
Léopold Lesueur, directeur à la Banque des Cautionnements, et moi
de M. le Ministre de l'Intérieur l'autorisation de fonder et publier
un recueil hebdomadaire d'économie politique et sociale en qualité
l'un de gérant, l'autre de rédacteur en chef. Cette autorisation nous
ayant été refusée en raison des circonstances politiques et quoique.
au dire de MM. Imhaus, directeur, et Reboul, chef de division, notre
dossier fût excellent, je résolus d'abandonner la carrière du journa-
lisme et de suivre celle de l'administration et des affaires pour la-
quelle je crois sentir en moi du goût et peut-être quelque aptitude"' .
Vocation de circonstance, on le sent. L'affaire en tous cas ne se fait
pas avec les assurances, mais avec les chemins de fer, en raison de
liens entre Auguste Walras et la famille Say. Walras, désireux de
trouver un emploi qui puisse lui laisser le temps de continuer ses
travaux d'économie politique, entre donc au secrétariat des chemins
de fer du Nord. Commence une carrière difficile, malgré des débuts
prometteurs. Dans une lettre du 25 avril 1864, Auguste se félicite
en effet des possibilités de carrière qui s'offrent à son fils dans "une
administration qui équivaut à un ministère". Pourtant quelques

1. Jaffé, 7 1.
temps plus tard, il s'inquiète de la situation de son fils, travaillant
sept heures d'affilée sans pouvoir se restaurer p o u r un salaire assez
bas de mille huit cents francs à peine en décembre 1863 (en 1872
à Lausanne Walras touchera c o m m e professeur ordinaire 3 6 0 0 francs,
ce qui p o u r l'époque n'était pas extraordinaire). Or p o u r q u e l q u ' u n
qui n'est pas ingénieur, les chemins de fer offrent peu de possibilités
de carrière. Q u a n t aux activités journalistiques parallèles, elles n ' o n t
trouvé pour se réaliser que l ' I n d é p e n d a n t de la Moselle, encore les
r a p p o r t s avec le directeur sont-ils très fluctuants.
Néanmoins, Walras travaille beaucoup puisque c'est à cette date
qu'il essaie de m e n e r à bien, en collaboration avec le polytechnicien
Jules du Mesnil-Marigny, la rédaction d ' u n Traité d ' é c o n o m i e poli-
tique. C'est à cette époque qu'il c o m m e n c e à se plaindre dans ses
lettres à son père de m a u x d o n t il souffrira t o u t e sa vie et qu'il
désigne sous l'expression de "névrose cérébrale".
C'est vers 1864 que s'opère un t o u r n a n t dans sa carrière. Venant
des tentatives allemandes réformistes pour résoudre la question so-
ciale, relayées par le premier professeur d ' é c o n o m i e politique en
faculté de droit, Batbie1 . l'idée de l'association et celle de la coopé-
ration font leur chemin dans l'opinion. Walras assiste avec quelques
uns de ses amis à des conférences de Batbie sur les banques popu-
laires et banques coopératives, et l'idée leur vient d ' e n f o n d e r une.
Le 1 er juillet 1864, la Caisse d ' E s c o m p t e des Associations populaires
est créée. C'est une banque de d é p o t s et de prêts qui a p o u r b u t de
financer les associations et coopératives qui doivent résoudre la ques-
tion sociale : le m o y e n le plus simple en effet de supprimer l'anta-
gonisme entre capitalistes et travailleurs est que ceux-ci deviennent
eux-mêmes propriétaires du capital en s'associant. Le m o u v e m e n t
doit être encouragé par une b a n q u e spécialisée. Walras en devient le
directeur et il semble bien qu'il en soit l'âme. Mais l'équipe dirigeante
est intéressante à étudier : o n y trouve Léon Say, futur ministre des
finances, et à l'époque, administrateur des chemins de fer du Nord,
énorme entreprise2. Un autre directeur est Jules Simon, autre f u t u r
ministre. Le duc Decazes, qui sera plus tard ministre des affaires
étrangères, en est aussi. Ce qui justifie la r e m a r q u e de Bousquet selon
laquelle Walras est un " r a t é " , mais u n raté qui connaît n o m b r e de

1. Pour mémoire, création de sa chaire à Paris en 1863 par le ministre libéral Victor Duruy,
cf. plus haut.
2. Voir Caron (François), 1973.
futurs ministres. Car il faut c o m p t e r Emile Ollivier et Jules Ferry
également. Or Walras est d ' u n milieu social incroyablement inférieur
à ces personnages. C o m m e n t expliquer cette situation ?
De façon assez simple sans d o u t e . Walras pénètre alors l'élite
réformiste, libérale et républicaine de l'opposition à l'Empire, qui
formera par la suite le personnel politique dirigeant de la république
m o d é r é e qui suivra. Et il est probable que cette élite est restreinte
en n o m b r e , regroupée a u t o u r de quelques salons d o n t le plus brillant
est celui de Emile Ollivier. Si Walras s ' i n t r o d u i t dans ce cercle res-
treint, la distance sociale ne s'abolit pas p o u r a u t a n t et elle ne s'abo-
lira pas. D ' a u t a n t que Walras vit alors dans une situation "scanda-
leuse" p o u r l ' é p o q u e qui constitue un fort handicap social : il vit
avec une j e u n e femme de milieu m o d e s t e et qui a eu un enfant
naturel. Il ne l'épousera q u ' e n 1869, après que le couple aura eu une
fille.
T o u j o u r s est-il que Walras semble alors en b o n n e voie. Parallèle-
m e n t à la Caisse, il lance un journal : "le Travail, organe international
des intérêts de la classe laborieuse, revue du m o u v e m e n t coopératif,
publié par MM. Léon Say et Léon Walras" qui durera deux ans de
1866 à 1868. En 1867-1868, il reçoit l'autorisation de faire une
série de conférences sur le m o u v e m e n t c o o p é r a t i f et M. Nizard, le
" m o u c h a r d " envoyé par le ministère de l'Intérieur semble les appré-
cier. Elles paraissent recevoir un certain succès. Le sujet est en effet
à la m o d e , c o m m e le souligne Auguste dans une de ses lettres : "tu
ne pouvais pas t o u c h e r à une question plus actuelle et plus v i v a n t e " ' .
Walras, le J o u r n a l des E c o n o m i s t e s lui-même le reconnaît, est un
o r a t e u r agréable à écouter.
T o u t cela, m a l h e u r e u s e m e n t , se termine mal. A partir de juillet
1868 à ce qu'il semble, la situation financière de la Caisse prend
mauvaise t o u r n u r e . D é b u t 1869, elle est en liquidation. Walras, dans
son autobiographie, rend c o m p t e ainsi de cette suite d'événements :
" e n ma qualité de m e m b r e de la direction de la Caisse d ' e s c o m p t e ,
je ne m a r c h a n d a i pas les avances aux coopératives de c o n s o m m a t i o n ,
de p r o d u c t i o n et de crédit. Malheureusement, ces associations s'obsti-
n è r e n t à poursuivre avant t o u t le bon marché des objets de consom-
m a t i o n et les gros salaires du travail et à se préoccuper m é d i o c r e m e n t
de leur capital et moins encore de celui qu'elles e m p r u n t a i e n t . Au-
cune ne réussit à r e m b o u r s e r ses e m p r u n t s : et. à la fin de 1868, la
Caisse d ' e s c o m p t e d u t liquider après avoir perdu son capital, et en

1. 14 janvier 1865.
imposant, en outre, une perte sensible à ses administrateurs person-
nellement et aussi à la Banque de France qui l'avait aidée dans sa
tentative"1 . Il est possible qu'il y ait eu un problème de fond dans
le m o d e de gestion des associations. Mais l'on sait à partir d'archives
que la liquidation fut entraînée par la faillite quasiment frauduleuse
d ' u n certain Louvot. Un expert c o m p t a b l e fut commis par la Banque
de France qui fit un r a p p o r t accablant p o u r la direction de la Caisse,
m e t t a n t en cause n o n seulement la gestion, mais aussi certaines
pratiques illégales, d o n t plusieurs étaient n o m m é m e n t imputées à
Walras. Ce dernier fit u n contre-rapport détaillé. Affaire remarquable-
m e n t embrouillée, difficile à démêler, l'expert commis par la Banque
de France ayant été lui-même c o n d a m n é en 1881 p o u r un cas de
b a n q u e r o u t e frauduleuse.
Elle c o n n u t u n dernier rebondissement en 1883, lorsque le
Figaro la ressortit au cours d ' u n e campagne de presse m o n t é e contre
Léon Say, ancien ministre des finances " p r e s s e n t i " p o u r revenir aux
affaires. On accusa alors Léon Say d'avoir fait sauver in extremis la
Caisse par la Banque de France et son Gouverneur de l'époque. En
témoignait selon le Figaro le fait que ce Gouverneur, bien qu'ancien
ministre du Second Empire, avait été m a i n t e n u dans ses fonctions au
d é b u t de la Troisième République par Léon Say, alors lui-même
ministre des finances. Ce dernier d e m a n d a à Walras de r é p o n d r e p o u r
lui à la campagne de presse, et Walras envoya une mise au p o i n t au
Figaro2.
En tous cas, la liquidation de la Caisse sonna le glas de l'amitié
entre Walras et Léon Say, et Walras fait de lui le type m ê m e du per-
sonnage qu'il hait :
"développer ceci :
un des faiseurs du cabotinage c o n t e m p o r a i n :
Si M. Say avait vraiment un peu d'esprit et de coeur, on pourrait
s'entendre avec lui, lui laisser prendre une certaine place qui serait
méritée, exercer une certaine influence qui pourrait être bienfaisante.
Mais M. Say a toujours été, est et sera t o u j o u r s u n sot, c'est-à-dire un
h o m m e qui n'est rien et qui veut être tout. Que M. Say ait ou n on
quelque valeur c o m m e politicien, c'est ce que je ne chercherai p o i n t
ici; mais sa valeur c o m m e h o m m e de science est a b s o l u m e n t nulle.
Jamais il n'a éclairé un point d ' é c o n o m i e politique. Il ne dit que des
bêtises. Au surplus, que ferait-il de la science ? Sénateur, académicien,

1 . Jaffé, tome 1, p. 4.
2. Publiée le 17 juin 1883, cf. Jaffé, 557.
président de 96 sociétés, associations, ligues, etc, . . . Il passe son
t e m p s à rouler en fiacre, d'estrade en estrade, de b a n q u e t en b a n q u e t ,
vrai Tartarin de Tarascon e n t o u r é de ses chasseurs de casquettes. Et,
malgré t o u t , M. Say veut être le pontife de l'économie politique,
c o m m e Cousin était le pontife de la philosophie. Dans ses ineptes
résumés présidentiels ( d o n n e r des échantillons), il vous laisse t o m b e r
sur la tête, sans vous avoir compris, ni même lu, quelque e x c o m m u n i -
cation où l'aigreur le dispute à la bêtise, évidemment suffoqué à
l'idée q u ' o n se p e r m e t de ne pas se prosterner devant un h o m m e
c o m m e lui, qui se p r o m è n e avec deux habits d'académicien sur le
dos, consacré grand é c o n o m i s t e par l'Académie des Sciences morales
et politiques, et grand écrivain par l'Académie française. Il faut le
laisser"1 . Au d é b u t de ce texte, libre puisque non destiné à la publi-
cation, se sentent le dépit et la vanité blessée d ' u n e amitié déçue.
Walras avait sans d o u t e b e a u c o u p espéré de son amitié p o u r Say.
La liquidation de la Caisse d ' e s c o m p t e mit un terme définitif à ces
espoirs. Or, par la suite, chaque fois qu'il essaie de diffuser sa pensée
en France, il doit passer par l'une des quatre-vingt seize institutions
d o n t Say est m e m b r e ou président. Walras finit par développer une
sorte de délire de persécution à l'égard de ce personnage doué d' un
étrange d o n d ' u b i q u i t é institutionnelle. Y a-t-il là un fond de vérité ?
Il est difficile de l'établir. Il est certain qu'il vaut mieux avoir p o u r
soi ce type d ' h o m m e , ancien ministre, académicien, professeur au
Collège de France, etc. Il est également certain que pour Say, le
n o m de Walras est lié à de mauvais souvenirs : la faillite de la Caisse
bien sûr, mais aussi, p o u r ce représentant caricatural de l'"establish-
m e n t " , ses f r é q u e n t a t i o n s de jeunesse vaguement socialisantes. Puis
il y a les a t t a q u e s de Walras contre l'économie politique libérale
d o n t Léon Say se pique d ' ê t r e l'un des éléments théoriciens. Walras
est en tous cas persuadé que Say le persécute, par exemple à l'Institut
des Actuaires français.
La situation de Walras en 1869 n'est donc guère reluisante.
Trente-cinq ans, recalé à Polytechnique, romancier raté, journaliste
de m ê m e , b a n q u i e r banqueroutier. Il se fait recueillir par un banquier
qui avait des relations avec la Caisse, mais il n'est plus question p o u r
lui d'avoir assez de loisirs p o u r c o n t i n u e r une "carrière" parallèle
d ' é c o n o m i s t e . Enfin "casé", selon l'expression de sa mère, il régularise
sa situation personnelle et se marie, reconnaissant un fils qui n'est pas
de lui et la fille que le couple a eue quelques années auparavant.

1. Pensées et réflexions.
Sur le plan intellectuel, il n'a rien produit de ce qui fera par la
suite sa célébrité. Lui-même commente avec élégance en 1864 une
situation à tout le moins peu reluisante : "à quinze ans, j'ambition-
nais une grande réputation scientifique, artistique ou littéraire. A
vingt-cinq, j'ai compris que c'étaient un renom éphémère et une
vogue peu durable que ceux où l'on arrive immédiatement et sans
peine durant sa vie, et j'ai voulu travailler pour l'avenir et la prospé-
rité. A trente ans, je jouis du vrai et du beau, j'aime le bien pour eux-
mêmes, et sans me préoccuper d'en tirer parti" (idem). A trente-cinq
ans, employé de banque, l'avenir semble encore plus sombre et la
résignation doit être moins poétique.
En 1870 pourtant, quelque chose comme un miracle : Louis
Ruchonnet vient à Paris offrir la chaire d'économie politique de
l'Académie de Lausanne à Walras.
Or on comprend mal pourquoi. Walras en effet, que l'on relise
sa lettre officielle de candidature, et pour le dire de façon directe,
n'est pas encore Walras. En fait, il n'est encore que le dépositaire,
l'héritier des idées de son père. C'est peut-être plus à Auguste Walras
qu'à Léon que la chaire de Lausanne est attribuée. Il convient alors
de relire la biographie que nous venons d'esquisser en l'éclairant d'une
manière autre : à la lumière des relations entre Walras et son père.

2/ LA CREATION CONTINUEE.

"La Providence m'a distribué un père véritablement supérieur et


admirable"1 . Jamais de toute sa vie, Walras ne se départira de cette
conviction.
Antoine Auguste Walras naît à Montpellier en 1801 d'une fa-
mille, dira son fils, "très honorable, très catholique, très royaliste".
Après de bonnes études, il entre en 1821 à l'Ecole Normale, comme
littéraire. Il y est condisciple de Hachette, fondateur de la maison
d'édition, et de Cournot. A l'époque, littéraires et scientifiques
suivent un cursus en partie commun et Walras père connaît donc bien
Cournot. Leur scolarité est pourtant brutalement interrompue : en
1822 en effet, l'évêque Frayssinous, alors Grand Maître de l'Univer-
sité et partisan d'un cléricalisme actif, ferme l'Ecole, à cause de
l'esprit libéral qui y règne. Les élèves se dispersent alors et Auguste
Walras se retrouve en Province, régent de divers collèges dirigés par

1. Jaffé, 59.
des religieux. On lui demande un certificat de confession; il refuse
et démissionne. Revenu à Paris, il vivote comme précepteur et suit
des cours à l'Ecole de Droit. Le problème du jour est la propriété,
droit sacré pour les bourgeois conservateurs, mise en cause au
contraire par les premiers socialistes, héritiers de certains courants
révolutionnaires, tel le babouvisme. Les cours de droit, étroitement
surveillée et dont toute réflexion philosophique est bannie comme
étant dangereuse en soi, atterrent Auguste Walras par leur faiblesse
intellectuelle. Cherchant un autre justificatif au droit de propriété,
il se tourne alors vers l'économie politique : "qu'on juge si on le
peut, en ce moment, du désappointement que j'éprouvai, lorsque,
ayant entrepris de consulter les pricipaux ouvrages qui traitaient
de l'économie politique, je trouvai chez les divers auteurs auxquels
nous les devons, autant et plus d'obscurité, sur la nature de la ri-
chesse et sur son origine que j'en avais trouvé chez les publicistes.
sur la nature et l'origine de la propriété: lorsque je découvris, au
fond de leur doctrine, des erreurs tout aussi déplorables que celles
qui font du droit naturel un véritable champ de bataille, où toutes
les opinions viennent se combattre et s'entrechoquer: lorsque je crus
apercevoir, entre les différentes écoles d'économistes, des divergences
si remarquables, et. dans les ouvrages d'un seul auteur, des contra-
dictions si palpables, qu'elles me firent soupçonner, avec juste raison,
qu'elles tenaient à une ignorance générale sur les principes de la
science et sur la nature même de l'objet qui sert de base aux théories
économiques î"1 . Nombre de choses s'éclairent lorsque l'on sait que
Léon fut formé en économie à peu près exclusivement par son père.
L'itinéraire de celui-ci peut donc se résumer ainsi (bien que le rac-
courci soit un peu osé) : s'interrogeant sur le fondement de la pro-
priété, il s'avise que les choses appropriables sont celles qui ont une
valeur. Qu'est-ce donc que la valeur ? La science qui prétend ré-
pondre à cette question est l'économie politique. Or celle-ci a deux
réponses prêtes ; la valeur tient à l'utilité ou elle tient au travail.
Aucune de ces deux réponses ne satisfait Auguste : l'air à de l'utilité
et est pourtant sans valeur. La terre a une valeur, mais cette valeur
ne peut venir du travail puisque la terre n'est pas produite par le
travail. D'autre part, si le travail donne la valeur, d'où vient qu'il ait
lui-même une valeur ?2. Auguste propose une solution : la valeur
provient d'une combinaison de l'utilité et de la rareté, c'est-à-dire

1. Walias (Auguste), De la nature de la richesse et de l'origine de la valeur. 1831, p. 54.


2. Argument repris bien plus tard, comme le signale Boson (Boson, 1951), par Bohm-
Bawerk et Pareto.
de la limitation en quantité. L'air n'a pas de valeur parce qu'il est
utile, mais non limité en quantité. La terre, comme le travail, ont
une valeur parce qu'ils sont à la fois utiles et rares.
En 1830, la révolution libérale permet à Auguste de réintégrer
l'Université : il devient professeur de rhétorique à Evreux. Il se marie
en 1833 et Léon naît un an plus tard. C'est en 1831 qu'est parue De
la nature de la richesse... En 1835, Auguste demande un congé
pour préparer l'agrégation de philosophie. Finalement, ce congé dure
quatre ans : c'est que l'économie politique est devenue sa passion
et que toute autre activité commence à lui peser. Il enseigne la philo-
sophie de 1838 à 1847 parce que sa femme le presse de se remettre
à travailler. En 1847, il est nommé inspecteur d'académie. Mais
arrive la Révolution et le personnel du régime précédent est a priori
suspect. On le mute, il refuse, ce qui lui sert de prétexte pour de-
mander un nouveau congé et se livrer ainsi à sa passion intellectuelle
pour l'économie. Il écrit beaucoup mais ne publie pas, de crainte que
ses idées ne lui entrainent quelques nouveaux accidents de carrière.
Il lit seulement à l'Académie des Sciences morales et politiques un
mémoire sur l'origine de la valeur (Léon fera de même en 1874 pour
son mémoire sur la théorie mathématique de l'échange de deux mar-
chandises entre elles). Sa famille, une fois encore, le sollicite et il
reprend le métier d'inspecteur en 1850, l'exerçant jusqu'en 1862,
date de sa retraite. Durant les quatre ans qu'il lui reste à vivre, il
déploie une activité intense. Il lui faut en effet rattraper le temps
perdu : "que je regrette, aujourd'hui, d'être entré dans l'administra-
tion ! Cela m'a fait perdre dix belles années de ma vie, dix années
que je ne trouverai plus pour le travail de l'intelligence"! . D'autant
que ses activités intellectuelles ont toujours été suspectes à ses chefs
et qu'il n'a pas pu publier ses travaux, si ce n'est ses conclusions sur
la valeur qui, si elles heurtaient de front les milieux économistes de
l'époque, étaient politiquement anodins. Son fils raconte qu'il fut
pourtant convoqué un jour par son ministre, inquiet : "qu'est-ce
qu'on me dit ? que vous vous occupez d'économie politique ? Il ne
vous manquerait plus que d'être libre-échangiste "2 .
Dès sa retraite prise, il rêve de faire un cours libre d'économie
politique. Or, si pour faire un cours libre de littérature, il suffit de
faire une déclaration au maire, il faut, pour faire un cours libre
d'économie politique, une autorisation du Conseil Supérieur de

1. 20 janvier 1861.
2. Cité par Boson, 1951, p. 31.
l'Instruction Publique. Auguste la sollicite et, dans le doute, com-
mence toujours à travailler sur un cours de littérature consacré à
Corneille. En décembre 1863, il reçoit pourtant son autorisation
pour l'année 1864. Cette année-là. onze cours publics sont autorisés,
dont trois d'économie politique : de Puynode à Paris, Frédéric Passy
à Nice, Auguste Walras à Pau.
Il a alors trois grands projets en train.
En économie politique : "je voudrais couler à fond ma théorie
de la richesse sociale, dont je crois posséder maintenant tous les
éléments, et publier, sous une forme succinte, un Traité d'économie
politique qui enlevât toutes les élucubrations incomplètes ou erro-
nées de nos économistes contemporains, et qui devînt le point de
départ de nouvelles recherches théoriques et pratiques pour les
économistes futurs".
En histoire littéraire, il a pour ambition, à partir de ses idées sur
le beau chez Corneille, d'inaugurer un nouveau type de critique.
En métaphysique, la science la plus générale et la plus fonda-
mentale puisqu'elle s'occupe du phénomène le plus général, l'être,
jugeant qu'elle n'a pas fait de grands progrès depuis Aristote, il
ambitionne de donner enfin la définition de l'existence que le monde
attend depuis deux mille ans1.
Vaste programme, divers, pour un retraité. Enchaîné sa vie du-
rant à un métier qui lui a pris l'essentiel et la saveur de son temps,
cet intellectuel empêché rêve de révolutions d'idées dans tous les
domaines. Il ne verra pas la "révolution marginaliste", mais. pour
reprendre le titre de sa biographie par son fils ("un initiateur en
économie politique : A. A. Walras" - Le titre n'est d'ailleurs pas de
Léon), il lui donnera la première impulsion.

- Père et fils. — Léon, après son baccalauréat ès-lettres, rêve de


Polytechnique. Alors inspecteur en Province, son père le laisse faire
sa préparation à Paris. Le fils échoue deux fois. Guère enthousiasmé
par la perspective de laisser son fils seul à Paris et sans occupation.
Auguste accepte néanmoins à condition que Léon s'inscrive aux
Mines, ce qui ne sourit guère à ce dernier pour qui Polytechnique,
visiblement, représentait autre chose qu'une école d'ingénieurs : "je
suis ancien élève externe de l'Ecole des Mines", écrira plus tard Léon
à un dirigeant des chemins de fer du Nord susceptible de l'engager,
"A partir de 1854, mon père désirant que je ne fusse pas seul à Paris

1. 25 juillet 1863.
sans y avoir des occupations régulières, j ' a i suivi p e n d a n t trois ans les
cours de l'Ecole des Mines et n o t a m m e n t ceux de métallurgie, d'ex-
ploitation des Mines et de construction des chemins de fer. Mais, ne
me destinant point à être ingénieur, j'ai négligé de c o m p l é t e r ces
leçons par des études pratiques"1 . En fait, il s'adonne plus à la
littérature qu'à ses cours, et il écrit son roman. Son père, qui le
croyait "casé" selon l'expression qui revient souvent sous sa plume,
apprend avec douleur ses échecs successifs. En 1858, Léon rentre à
Pau pour les vacances d'été : c'est à ce m o m e n t qu'a lieu l'illumina-
tion décrite plus haut. Au cours d ' u n e promenade, Léon p r o m e t à
son père de se consacrer à l'économie politique.
Il s'agit, du moins peut-on l'imaginer n o t a m m e n t à partir d ' u n e
expression échappée à Léon dans l'une de ses lettres, d ' u n e tracta-
tion, d ' u n échange.
Auguste Walras a perdu deux fils et Léon est le seul qu'il ait
conservé. Il est lui-même ce fonctionnaire "enchainé à u n terrible
m é t i e r " 2 , qui rêve de révolutionner l'économie politique alors qu'il
lui est difficile de publier et m ê m e d'écrire tant le temps lui m a n q u e .
Il est courant q u ' u n père veuille t r a n s m e t t r e à son fils ses propres
rêves. D ' a u t a n t que ce fils vient d ' é c h o u e r deux fois à P o l y t e c h n i q u e
et trois fois aux Mines et qu'il veut se consacrer à la littérature. Ce
dernier projet, bien qu'il en parle à son fils avec b e a u c o u p de tact et
de circonspection, il ne le voit pas vraiment bien parti. Il a par contre
un stock d'idées économiques, un lot de projets, u n certain n o m b r e
de relations d o n t Léon pourrait hériter.
Pour sa part, Léon est dans une situation délicate : vingt q u a t r e
ans, aucun diplôme à faire valoir (sauf ses deux bacs, ce qui à l'épo-
que n'est pas t o u t à fait négligeable), s'imaginant r o m a n c i e r et cri-
tique d'art mais n ' a y a n t réussi qu'à publier u n roman, encore fut-ce
à c o m p t e d ' a u t e u r et grâce aux économies de quelques amis. Pour
rester à Paris, il lui faut trouver une o c c u p a t i o n r é mu né ré e et il
souhaiterait pouvoir c o n t i n u e r à exercer son " a r t " . Journaliste lui
conviendrait donc. L ' é c o n o m i e politique, à laquelle il a été initié
par son père au cours de longues et nombreuses discussions sans
d o u t e , qui l'intéresse, pourrait être une b o n n e solution. D ' a u t a n t
qu'elle est la passion de son père et que Léon a besoin du soutien
financier de ce dernier : c'est à cette époque en effet qu'il se m e t en
ménage avec une jeune mère célibataire, d o n t il a caché l'existence à
ses parents (il a une " b o i t e aux lettres" à Paris chez l'un de ses amis).

1. Jaffé, 73.
2. Lettre du 25 février 1859.
Ainsi se décide probablement la vocation d'économiste de Léon
Walras : pour se concilier sa famille et pour pouvoir continuer à
écrire. Mais également par intérêt pour l'économie, évidemment. Si.

de façon caractéristique, il "omet" de dire dans son autobiographie


qu'il continue à écrire durant quelques temps, il semble bien qu'il
ne tarde pas, et sans regrets, à abandonner la littérature. Guidées de
loin, commencent alors les difficiles années d'apprentissage du métier
de publiciste économique : "il y aura cet été quarante ans que, au
cours d'une promenade faite le soir dans la vallée du Gave de Pau,
devant la porte d'une villa que je vois encore comme si j'y étais et
qui s'appelait "Les Roseaux". mon père consentit sans difficulté
à me laisser suivre ma vocation d'écrivain et que, de mon côté, je lui
promis spontanément de me consacrer à l'économie politique et
sociale et non à la littérature proprement dite. Je revins à Paris me
mettre à la composition de mon premier ouvrage: et j'ai les lettres
que mon père m'écrivait à ce moment, les notes qu'il me fournissait
à titre de collaboration, lettres et notes dans lesquelles respire la
joie d'un prisonnier communiquant par un soupirail avec un compa-
gnon de captivité qui s'est évadé"1 .
Léon se voit clairement assigner ses objectifs : "imagine toi
qu'avec les idées que tu as dans la tète, tu es appelé à prendre et à
porter le sceptre de l'économie politique. De tous ceux qui s'occu-
pent aujourd'hui de cette science, les uns. et c'est le plus grand
nombre, n'y entendent absolument rien: les autres, dépourvus de
toute originalité et de toute invention, ressassent, à perte de vue. les
idées qu'ils ont empruntées à leurs maîtres, et s'obstinent à défendre
des théories qui les laisseraient à sec, s'ils avaient le bon esprit de s'en
défaire. Notre doctrine est la seule large, élevée, complète"2 .
Quelle est donc cette doctrine ?
Premier point, essentiel si l'on se souvient des passages de notre
première partie consacrés à la configuration de la science économique
de l'époque ; elle n'a que faire de la sacro-sainte division de Say.
"J'espère bien ( . . . ) qu'on renoncera à nous parler de la division in-
troduite par J. B. Say, de la Production, de la Distribution et de la
C o n s o m m a t i o n de la richesse. Cette division a fait son temps"3.
Cette affirmation correspond à la partie émergante de l'oeuvre de
Auguste Walras, c'est-à-dire à celle qu'il a publiée et qui porte sur la
nature de la valeur (utilité et limitation en quantité). Par elle, le père

1. Jaffé, 1348.
2. Lettre du 1 er avril 1860.
3. 7 janvier 1860.
s'attaque aux économistes, comme le montre le titre du mémoire
qu'il présenta à l'Académie des Sciences morales et politiques en
1849 et qui est à lui seul tout un programme : "Mémoire sur l'origine
de la valeur d'échange - Exposition critique et réfutation des opi-
nions les plus accréditées chez les économistes sur cette question".
Mais le père laisse à son fils en héritage une théorie de la valeur qui
bouleverse les conceptions économiques de l'époque, il lui lègue
également la partie immergée de ses convictions, celle qu'il n'a pu
publier à cause de son appartenance à la fonction publique : "mon
mémoire sur l'origine de la valeur a été lu à l'Institut et inséré au
Moniteur. Mon petit volume de 1849 n'a excité aucune réclamation.
Je l'avais arrêté juste au moment où la théorie de la propriété, qui
s'en déduit rigoureusement, aurait mis le feu aux étoupes"1 . C'est
bien en effet une théorie explosive que Auguste transmet à son fils.
Selon lui, il est juste que l'on laisse à l'individu le produit de ses
facultés personnelles (le fruit de son travail et de son capital, consi-
déré comme du travail accumulé). Il est juste par contre que les
terres, en tant que richesses naturelles non produites, reviennent
à la collectivité dans son ensemble. Le système revient donc à sup-
primer les impôts sur le revenu et sur le capital, en nationalisant la
totalité des terres et en les affermant à des exploitants. Le produit
du fermage doit constituer alors le revenu de l'Etat, ce dernier
n'ayant pas la faculté de percevoir des impôts et devant se contenter
de ce revenu. Cette idée de nationalisation des terres est semble-t-il
dans l'air au XIXè siècle puisqu'on la retrouve chez Spencer et chez
un américain dont les livres font grand bruit : Henry George. Le
lecteur se souvient peut-être que le héros de Résurrection de Tolstoï
la met en pratique, marqué qu'il fut dans sa jeunesse par "l'argumen-
tation lumineuse et irréfutable prouvant l'illégitimité de la propriété
du sol, qu'il avait prise jadis dans Social Statics (ouvrage de Spencer.
H.D.) et dont il avait trouvé, bien après, la brillante confirmation
dans les ouvrages de Henry George"2. Mais à une époque où la
production agricole représentait largement plus de la moitié de la
production nationale et où la propriété agricole était considérée
comme le plus sûr rempart de l'ordre social, il ne faisait pas bon,
pour un fonctionnaire impérial, afficher de telles idées.
Si le père transmet la théorie, il guide également la stratégie. Car
Léon, une fois rentré à Paris avec le parti-pris de faire de l'économie

1. 6 février 1859.
2. Tolstoi, 1951, p. 1000.
politique, a un éventail de positions restreint : les postes d'ensei-
gnants sont en effet en nombre limité ei occupés par les libéraux
orthodoxes. Reste à entrer dans le milieu, à s'y faire peu à peu une
place, en ayant soin de dissimuler ses idées. Il faut, selon Auguste,
que Léon se glisse au Journal des Economistes, se couvrant plus ou
moins du masque d'un orthodoxe, et, une fois dans la place, qu'il
mette peu à peu en lumière les idées du père et du fils, se servant de
l'orthodoxe journal comme d'une tribune pour des théories sociales
avancées. La première publication de Léon relève de cette stratégie
subtile : il s'agit de l'ouvrage L'économie politique et la justice.
Auguste avait en effet projeté en 18581 d'écrire une réfutation des
thèses de Proudhon. N'ayant pas le loisir de mener le projet à bien,
il le repasse à son fils. Le sujet est bien choisi : que Léon attaque les
socialistes en montrant leurs grossières erreurs sur le plan'écono-
mique, et il se conciliera les orthodoxes (les ennemis de mes ennemis
sont mes amis, même s'ils demeurent un peu suspects). Certes, en
lisant bien l'ouvrage, on décèle nettement quelques pointes destinées
aux économistes, mais les Walras se gardent à gauche, ce qui est un
bon point. Cette stratégie porte ses fruits. Après cette manoeuvre en
effet, Léon prend contact avec le Journal des Economistes et propose
à la rédaction une série d'articles s'inspirant de la même stratégie et
intitulés "Les paradoxes économiques". Comme leur nom l'indique,
il s'agit de rectifier les erreurs économiques communément répandues
en les éclairant des lumineux principes de la science. Auguste précise
la nouvelle manoeuvre : "il ne faut pas démasquer d'abord toutes tes
batteries; il faut commencer par de lègères escarmouches, établir les
points incontestables, démolir les erreurs manifestes et ne semer
aucune inquiétude parmi les abonnés. Puisqu'il s'agit d'abord de faire
de la science récréative, il faut faire rire le public aux dépens des
économistes les plus ignorants et les plus arriérés. C'est, je le suppose,
une denrée qui ne peut manquer sur la place de Paris. Tu peux donc
t'amuser pendant quelques temps à leurs dépens, et le Journal des
Economistes ne pourra que s'en trouver bien"2. Nouvelle réussite :
Léon devient un des collaborateurs du Journal, en même temps qu'il
entre à la Presse, on l'a vu. Mais Auguste Walras fait penser à ces
cavaliers qui tirent les rênes alors même qu'ils labourent les flancs
de leur monture à grands coups d'éperons. Sans cesse, il multiplie
les conseils de prudence à son fils, par exemple : "il ne faut pas

1. Voir la lettre du 19 février 1858.


2. Lettre du 1er avril 1860.
perdre de vue les conseils que je t'ai donnés plusieurs fois : il faut
apporter, dans ton rôle de novateur, t o u t e la prudence et la cir-
conspection désirables. Il y a une manière de dire les choses qui les
rend inoffensives"1 . Mais sans cesse également, il fulmine contre
les incohérences théoriques des o r t h o d o x e s . Il conseille à Léon de
se concilier les libéraux : " t u ferais bien d ' e n t r e t e n i r de b o n n e s
relations avec MM. Baudrillart, Peyrat, Taxile, D e l o r d " 2 , mais
il n'a cure de m o n t r e r en même temps c o m b i e n il les méprise :
" q u a n t à l'économie politique de M. Baudrillart, je m ' e n soucie
c o m m e d ' u n zeste de citron. Moi qui ai suivi, sans succès et sans
aucun profit, p e n d a n t deux ans, les cours de M. Rossi, que veux-tu
que je retire de ses deux pâles et incolores successeurs, MM. Chevalier
et Baudrillart ?"3. On c o m p r e n d la position psychologique et insti-
tutionnelle difficile dans laquelle se débat Léon d u r a n t ces années.
C'est le Congrès de Lausanne qui dénoue, avec brutalité, cette
situation.
En effet, dès qu'il a connaissance de l'annonce du Congrès,
Auguste entrevoit la possibilité (enfin offerte) d'exposer, par son fils
interposé, sa solution de la question sociale. S'il ne renonce pas
explicitement à la stratégie de p r u d e n c e qu'il a lui-même mis au
point, il ne se rend pas c o m p t e (ou ne veut pas se rendre c o m p t e )
des risques qu'il fait courir à son fils. Dans une lettre du 12 juin
1860, il conseille à ce dernier de préparer un texte en vue d ' u n e
lecture publique à Lausanne : il joint un brouillon à sa lettre. Il reste
alors un mois avant l'ouverture du Congrès, et Léon se me t aussitôt
au travail, développant le canevas fourni par son père. Le texte qu'il
lira à la séance du 27 juillet4 est donc largement le fait d'Auguste
Walras. Ce que Léon d'ailleurs proclame h a u t e m e n t . Or l'affaire.
comme on pouvait s'en d o u t e r , tourne mal. Joseph Garnier. rédac-
teur en chef du J o u r n a l des Economistes et d i r e c t e m e n t a t t a q u é par
Léon dans le texte lu à Lausanne, fait un c o m p t e rendu du Congrès
dans les colonnes du J o u r n a l qui exécute le jeune h o m m e de belle
manière, faisant planer sur lui l'accusation de socialisme. Dès lors,
la collaboration de Léon au J o u r n a l est remise en cause. Et c o m m e
l'équipe dirigeante de la Presse change à ce m o m e n t , la carrière
journalistique de Léon prend fin brutalement.
C'est Auguste encore qui se charge de trouver une place à son
fils. Ayant été l'ami de Jean-Baptiste Say, il r e c o m m a n d e Léon au

1. 17 novembre 1860.
2. 13 février 1860.
3. 21 janvier 1860.
4. Voir plus haut.
petit-fils de l'économiste, Léon Say. Ce dernier fait entrer Walras au
secrétariat des chemins de fer du Nord. Prenant conscience au bout
de quelques temps du statut misérable de sa progéniture, Auguste
l'encourage à reprendre la carrière d'économiste.
En tous cas, les leçons du Congrès de l ' I m p ô t ont été dures
p o u r le père. Il se remet en question et développe sa réflexion sur
cet échec : "voilà précisément la position de M. Baudrillart. Il ne
peut plus modifier ses conceptions. J'ai souvent pensé moi-même
que, si un nouveau système d ' é c o n o m i e politique venait à se pro-
duire, j'aurais b e a u c o u p de peine à q u i t t e r le mien pour embrasser
cette nouvelle doctrine. Peut-être en serais-je incapable. Il est vrai
que je me dis que je ne vois pas de système plus exact et plus complet
que le mien ( . . . ) Mais n'est-ce point une illusion ?". Et derechef :
" p o u r moi je crois faire preuve d ' u n b on esprit philosophique en
disant que, jusqu'ici, je ne connais rien de mieux que mes idées,
en économie politique; que, si je connaissais quelque chose qui me
p a r û t préférable, je l'embrasserais sur le c h a m p : que je ne prétends
pas enchainer l'avenir, et que je crois, au contraire, que la science
est appelée à faire de nouveaux progrès. Mais cette concession est-elle
suffisante ? Y a-t-il là assez de modestie ? " ' . Même analyse après le
Congrès : "M. Garnier, qui est un élève de J. B. Say, s'est trainé
d o u c e m e n t dans le sillon tracé par son maître. Il est intelligent et
bien capable d'apprécier une doctrine; mais il doit voir avec peine
u n e nouvelle économie politique se dessiner à l'horizon, et je ne crois
pas qu'il puisse avoir une grande sympathie p o u r nos idées". C'est
alors l'esquisse d ' u n e nouvelle stratégie que dessine le père p o u r le
fils : "adresse-toi d o n c à des h o m m e s jeunes et d o n t le siège ne soit
pas fait"2 .
Au total, le Congrès est, sur le coup, un cuisant échec p o u r les
deux économistes. Reste la Suisse. Et. chose peu connue, c'est le
père qui, le premier, songe à la chaire de Lausanne : "
" D e t o n côté, ne m a n q u e pas de m'avertir dès que tu auras
reçu l'envoi qui t'a été a n n o n c é de Lausanne.
Et la chaire d ' é c o n o m i e politique, qui est-ce donc qui l'occupe ?
Si j'avais ma retraite, je la demanderais volontiers"3 . Avant de mourir
d'ailleurs, il reviendra à ce projet p o u r le transmettre à son fils : moi-

1. Lettre du 23 juin 1860 : cette lettre est donc écrite avant le Congrès et manifeste une
certaine inquiétude, peu habituelle lorsqu'on connaît les certitudes absolues qui sont le
fait d'Auguste Walras en temps normal.
2. Lettre du 3 septembre 1860.
3. Lettre du 18 mai 1861.
même, si j'avais ton âge, je serais tenté quelquefois d'aller m'établir
en Suisse, à Lausanne ou à Genève. Il est assez dûr de vivre dans un
pays où l'on ne peut ni parler, ni écrire: mais il y a un proverbe qui
dit : "là où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute", et je vois
bien des hommes qui font comme la chèvre"l . Une façon de soutenir
le moral de son fils, dont la vie d'employé aux chemins de fer man-
quait singulièrement de charme. Il aura toutefois la satisfaction de
voir Léon participer à la fondation de la Caisse d'escompte et faire
à Paris une série de conférences avec un certain succès.
Dans une lettre, il avait déclaré : "c'est toi maintenant qui es
mon avenir et ma gloire"2. Et en effet, toute sa vie, Walras se consi-
dérera comme la gloire et l'avenir de son père. Il n'y eut jamais
rupture, mais approfondissement. Le parricide (au sens platonicien)
n'eut pas lieu : les Etudes d'économie sociale (EES), publiées en
1896, sont une reprise des textes de jeunesse de Walras et donc des
idées élaborées par Auguste Walras entre 1830 et 1849 essentielle-
ment. Ces cinquante ans de décalage frappent les lecteurs des EES,
surpris de voir ces idées qui leur paraissent archaïques et démodées,
eu égard aux changements qui ont eu lieu entretemps3. Mais après
tout, dira-t-on, Walras ne doit à son père que la partie la plus caduque
de son oeuvre, celle qui est méconnue4. Si Walras est connu, ce n'est
pas pour ses idées étrangement socialisantes, c'est pour la mathé-
matisation de l'économie sous la forme de l'équilibre général. C'était
à peu près la position de Bousquet : finalement, Auguste aurait eu le
mérite de faire un fils à l'économie politique, et non celui de lui avoir
légué un lot de concepts. Sur ce point, Bousquet rencontre un
contradicteur de taille. En effet, dans la maturité de son âge, lorsque
se présentait un disciple ou un économiste qui lui rendît hommage,
Léon Walras lui faisait présent du plus beau des cadeaux : un exem-
plaire rarissime d'une édition totalement épuisée de l'ouvrage de son
père. Les économistes gratifiés d'un tel présent ne furent pas légion.
Bôhm-Bawerk fut l'un des élus et sa réaction est intéressante : "par
l'envoi que vous m'avez fait du précieux ouvrage de votre père,
vous m'avez réservé une surprise très bien venue. Je feuilletai aussitôt
le livre, en lut quelques chapitres, et y trouvai non pas simplement

1. Lettre du 8 décembre 1864.


2. Lettre du 21 juin 1861.
3. Jaffé signale le cas d'un américain, Seligman, faisant le compte rendu des EES dans le
Political Science Quarterly de septembre 1897. Jaffé, 1272, note 11.
4. Pour reprendre l'expression très juste de M. Allais dans le titre de son article : "Léon
Walras pionnier de l'économie mathématique et réformateur méconnu".
une "curiosité scientifique", comme vous me l'annonciez, mais
une des oeuvres les plus intelligentes et les plus originales d'éco-
nomie nationale, qui occupe certainement l'une des toutes pre-
mières places de la littérature de cette époque".1 Il n'y a pas de
raison de douter de la sincérité de cette déclaration, Bôhm-Bawerk
ignorant sans doute le détail des relations entre Walras et son père et
donnant dans la suite de la lettre des détails sur les chapitres qui
l'ont intéressé. Jaffé donne aussi la réaction de Wicksteed, assez
analogue2.
Mais il y a plus. Lorsque l'on feuillette l'ouvrage de Auguste
Walras : "De la nature .. on ne saurait qu'être frappé par l'intitulé
du chapitre XVIII : "idée précise de la rareté — la richesse propre-
ment dite est une grandeur appréciable. - L'économie politique est
une science mathématique ( . . . ) " . Auguste fait dans ée chapitre une
comparaison entre la vitesse, rapport entre l'espace et le temps, et
la rareté, rapport entre la somme des besoins et la somme des biens
limités. Ce texte est souvent cité dans les biographies de Walras.
Celui qui le suit à quelques pages d'intervalle, l'est moins souvent :
"une assez belle tâche restera toujours offerte à ceux qui voudront
s'occuper sérieusement du bien-être matériel des peuples et des
particuliers (: élever) l'économie politique au rang des sciences
exactes . . ,"3. Walras fera des années plus tard des recherches sur les
études de son père et l'on retrouvera le "bulletin" de ce dernier dans
les archives du lycée de Montpellier. Pour 1820, on a les résultats
suivants : mathématiques élémentaires, composition de mathéma-
tiques - deuxième prix; Philosophie - prix d'excellence; composi-
tion de philosophie — premier prix. L'auteur des recherches fait
remarquer à Walras qu'à cette époque il n'y avait pas de cours de
mathématiques en classe de rhétorique : Auguste suivait donc les
cours de mathématiques élémentaires en auditeur libre, et avec succès
semble-t-il. Ce qui l'a empêché de réaliser son projet de mathémati-
sation de l'économie, c'est un niveau trop faible de mathématiques
qui le fait buter sur une difficulté qu'il expose à son fils lorsque celui-
ci fait ses propres premières tentatives de mathématisation avec du
Mesnil-Marigny : "vous êtes de trop bons mathématiciens, M.
Dumesnil et toi, pour que je vous cherche querelle sur ce terrain.
J'aime passionnément les mathématiques, quoique je n'en sache pas
aussi long que j'en voudrais savoir; ma compétence est donc assez

1. Jaffé, 791.
2. Jaffé, 875.
3. Walras (Auguste), 1 831, p. 284.
restreinte dans les sciences exactes ( . . . ) J'ai insisté sur ce point de
vue que la valeur échangeable est une grandeur appréciable, comme
la longueur, comme la pesanteur, comme la vitesse. Je n'ai donc pas
repoussé les mathématiques du domaine de la richesse sociale. Au
contraire, j'ai fait un appel sincère et motivé à leur intervention ( . . . ) .
Mais voilà la difficulté : on peut se rendre facilement compte de la
vitesse d'un mobile. Pourquoi cela ? Parce qu'il est facile de trouver
une unité d'espace et une unité de temps. L'espace et le temps étant
bien connus, et facilement mesurables, on peut avoir une idée claire
et nette de la vitesse.
Il n'est pas aussi aisé, tant s'en faut, de calculer la rareté d'un
objet échangeable. Cela provient évidemment de ce qu'il n'est pas
facile de trouver et de constater l'unité besogneuse, non plus que
l'unité d'approvisionnement". Auguste précise ensuite la nature de
la difficulté, il apparaît alors qu'elle tient à ce qu'il ne conçoit les
mathématiques que comptables ou algébriques1 .
Ainsi, mathématisant l'économie, Walras ne fera que réaliser
(et sa réalisation est évidemment originale et remarquable) un projet
paternel. Il ne manquait pas d'ailleurs, en toute occasion, de tirer
son chapeau à ce père exceptionnel : "lorsque dans son cours, il
arrivait au fondateur l'Ecole de Lausanne de prononcer le nom de
son père, il ne le faisait jamais qu'après avoir soulevé, à la grande
joie de ses jeunes et irrespectueux auditeurs, la calotte dont il avait
coutume de se couvrir la tête"2 .
On fera donc cette remarque : en 1870, lorsqu'il présente sa
candidature à la chaire de Lausanne, Walras est avant tout l'héritier
de son père. A cette époque en effet, il n'est porteur que de l'éco-
nomie sociale dont il a hérité et d'un projet — mathématiser l'éco-
nomie — qui était déjà le projet d'Auguste Walras. Mieux, le fait
même de venir à Lausanne est la réalisation d'un rêve paternel.
C'est à Lausanne, dans le cadre de l'Académie (notamment avec
l'aide décisive du professeur de mécanique) qu'il lui est possible de
mener à bien son projet, ce qui fait de lui l'un des pères fondateurs
de l'économie moderne. Avec son arrivée sur les bords du Léman,

1. Cette lettre est citée par extraits en note de l'édition Jaffé (Jaffé, 65) mais, une fois n'est
pas coutume, avec une erreur. Elle est en fait datée du 18 mai 1861. Nous avons déjà
signalé que Jaffé ne reprend pas l'édition des lettres de Auguste à Léon qui avaient été
publiées en 1913-1914 par Georges Renard. La correspondance Jaffé occulte donc
très largement cet aspect essentiel de la vie de Walras. Ses lettres à son père ont été, elles,
perdues lors d'un déménagement durant la guerre de 1870.
2. Antonelli, cité in Boson, 1951, p. 47.
commence véritablement sa carrière propre. Mais le suivra l'avertis-
sement de son père, dernière ligne du testament : "la carrière scien-
tifique est une carrière semée d'épines"'.

1. 12 mars 1865.
Chapitre 6

WALRAS
ET LAUSANNE

"De la suite dans les idées des administrateurs,


c'est ce que rarement on rencontre"
Claude Nicolas Ledoux.

Dans les biographies de Walras figure le plus souvent un para-


graphe ou un chapitre sur Walras à Lausanne. C'est finalement laisser
dans l'ombre un aspect de l'événement : considérer l'importance qu'il
a pour Walras, mais non celle qu'il a pour Lausanne. Dans les pages
qui vont suivre, l'événement sera traité comme un contrat passé entre
l'économiste et les autorités vaudoises qui l'accueillent, contrat où
l'une et l'autre parties trouvent leur avantage.
Pour Walras, son arrivée en Vaud durant l'hiver 1870-1871
pourrait être caractérisée en référence au jeu positionnel dans une
partie d'échecs : un "coup libératoire", pour employer l'expression
d'Aaron Nimzowitch. Au cours de certaines ouvertures en effet, les
noirs sont dans une position défavorable et étriquée tant qu'ils n'ont
pas joué l'un de leurs pions en e6. Mais un tel coup ne peut être joué
prématurément, sous peine de catastrophe : il doit être préparé, lon-
guement, patiemment, par le développement stratégique des pièces
noires. Lorsque ce développement est achevé, le coup e6 est rendu
possible. Une fois effectué, la position des noirs est aussitôt déblo-
quée, si étriquée qu'elle ait été auparavant. Des possibilités straté-
giques s'ouvrent alors pour les noirs, et alors seulement.
Walras, avant Lausanne, se développe intellectuellement, mûrit
son projet théorique, comme on l'a vu. Mais ce qui lui fait défaut,
et cruellement, ce qui l'empêche de le réaliser, c'est la position. La
nomination à Lausanne est le "coup libératoire" qui lui donne enfin
une position favorable : à peine arrivé, et quoique devant mettre sur
pied son cours pour les étudiants en droit de l'Académie, il se consa-
cre à la réalisation de son projet. En 1871-1872, grâce à l'aide de son
collègue Piccard, professeur de mécanique à l'Académie, il est en
possession de sa théorie mathématique de l'échange de deux mar-
chandises entre elles, première étape de la construction théorique
d'ensemble qu'est l'équilibre général.
Cette arrivée à Lausanne, favorable au développement de la
théorie walrassienne, est aussi l'instant fondateur de l'Ecole de
Lausanne. En 1893, Vilfredo Pareto succède à Walras. Pour l'histoire
de la pensée économique, voilà ce qu'est l'Ecole de Lausanne : une
rencontre intellectuelle entre deux individus particulièrement bril-
lants, l'un français, l'autre italien qui, par un concours de circons-
tances heureuses et variées ayant pour cadre enchanteur la douceur
accueillante des rives du Léman, devint son continuateur. C'est
oublier que l'éclosion de l'Ecole de Lausanne, l'arrivée de Walras et
son remplacement par Pareto, est le résultat le plus visible d'une
politique universitaire d'une rare continuité. Un des buts des pages
qui vont suivre est de mettre en lumière la politique universitaire
suivie par le Conseil d'Etat vaudois et plus particulièrement le Dépar-
tement à l'Instruction publique et aux Cultes (souvent appelé par
nous dans la suite "le Département"). Pour éclairer le lecteur sur
ce point, il est utile de préciser que l'exécutif vaudois (le Conseil
d'Etat), comme celui des autres cantons de la Confédération, et
comme celui de la Confédération elle-même, est collégial et formé
de sept membres. Chaque conseiller d'Etat est le chef d'un départe-
ment. Celui de l'Instruction est l'un d'eux.
On étudiera successivement les deux aspects de l'"échange" qui
a lieu entre Walras et les autorités vaudoises. Mais il convient tout
d'abord de préciser les circonstances de la nomination.

— La nomination. —On dispose sur ce point d'un chapitre du livre


de M. Boson (déjà cité), d'un article de Gaston Leduc : "Aux origines
de l'Ecole de Lausanne"' et de la Correspondance qui complète
utilement ces deux premières sources. Des indications précieuses
m'ont été fournies également par les professeurs Jean-Charles Biaudet
et Giovani Busino, que je remercie.
Le premier contact avec Lausanne eut lieu au Congrès de l'Im-
pôt. A court terme, Walras n'en retire pas grand chose, si ce n'est un

1. REP, mai-juin 1971.


quatrième accessit au concours, pour son mémoire "De l'impôt dans
le canton de Vaud". Le prix est de trois cents francs suisses1 . Par
contre, de retour en France, sa carrière journalistique est arrêtée net
du fait du qualificatif de "socialiste" que Garnier a accolé à son nom
dans un article du Journal des Economistes. Le Congrès porte pour-
tant ses fruits dix ans plus tard grâce à l'amitié de Louis Ruchonnet,
entre-temps devenu Chef du Département (cf. plus haut).
Il est intéressant de préciser le processus de la nomination.
Ruchonnet a assisté au Congrès comme auditeur. Visiblement,
comme beaucoup — et parmi eux des "ennemis" de Walras, il a été
impressionné par l'assurance et la clarté de ce dernier. Impressionné
également par l'originalité des idées qu'il développe. Ruchonnet, qui
n'est alors qu'un tout jeune avocat, ne se contente pas de cette seule
impression : il fait le voyage à Paris. uniquement pour venir discuter
avec Walras semble-t-il. Discussion longue et approfondie. Il n'est
donc aucun doute possible : Ruchonnet sait exactement à quoi s'en
tenir quant aux idées socialisantes des Walras, père et fils, et, sans
doute sans véritablement y souscrire, il les juge intéressantes. Après
cette visite de Ruchonnet à Paris, les deux hommes se séparent
durant dix ans.
Ruchonnet entame pour sa part une carrière politique dans les
rangs du parti radical vaudois. Dix ans plus tard, devenu conseiller
d'Etat en charge du Département, il n'a pas oublié, chose étonnante
de la part d'un homme politique. Décidant d'une réforme de l'Aca-
démie incluant la création d'une chaire d'économie politique, il refait
le voyage à Paris pour rencontrer Walras une nouvelle fois. Ce dernier
n'est pas surpris de recevoir cette visite dans la mesure où son ami
Jules Ferry l'avait mis au courant de la création possible d'une chaire
à Lausanne2. Ruchonnet propose à Walras, sans doute au cours de ce
repas, la chaire de Lausanne. La procédure à suivre est la suivante :
un concours est ouvert, le candidat retenu est alors nommé profes-
seur extraordinaire pour un an (maximum trois). Au bout d'un an, et
s'il a fait ses preuves, il est nommé professeur ordinaire pour huit/dix
ans renouvelables3. Le problème est que l'organisation du concours
prend quatre mois. Ceci supposerait donc que la rentrée scolaire se
fasse sans que le professeur soit nommé. Ruchonnet propose donc à
Walras de le nommer professeur extraordinaire dès la rentrée, et

1. Jaffé, 64.
2. Jaffé, 136.
3. Le Code des Obligations fixe en effet a dix ans la durée maximale d'un contrat. En pra-
tique, on ne connaît pas de cas de non-renouvellement; mais bien des départs et des dé-
missions.
d'organiser le concours seulement l'année d'après. Walras opte plutôt
pour la procédure du concours immédiat, ce qui lui permettrait
d'être nommé à titre quasi-définitif1 . Les autorités vaudoises accè-
dent à sa demande : le 2 juillet 1870, la chaire d'économie politique
est mise en concours. Chose étonnante, Walras, qui avait trouvé une
place in extremis chez le banquier Hollander juste après la faillite
de la Caisse d'Escompte, envoie sa démission le 30 juillet 1870. A
cette date, le concours est à peine ouvert : Walras manifeste donc
une entière confiance dans son résultat futur, et donc à l'égard de
Louis Ruchonnet2. Or, en août, il devient évident que les armées
françaises refluent sur tous les fronts. Pour le concours, à Lausanne,
deux procédures sont prévues par la loi : les candidats peuvent n'en-
voyer que leurs écrits, ou se présenter en personne et passer des
épreuves écrites et orales. Ruchonnet, plutôt pour respecter la lettre
de la loi et donner le change semble-t-il, a contacté un autre écono-
miste français, Paul Coq, qui a décidé d'être candidat. En raison de
la guerre, ni l'un ni l'autre ne pourront se rendre en Suisse. Le
troisième candidat est un italien, docteur en mathématique, ayant
fait des études d'économie à Genève, ancien ingénieur des chemins
de fer et grand ami de Pareto. Il enseignera par la suite à Bologne.
Walras ne pouvant se rendre à Lausanne, sa lettre de candidature
a une grande importance.
Elle se compose d'une courte biographie, discrète et bien tour-
née, suivie d'une liste des ouvrages et articles. Ils touchent essentielle-
ment aux théories sur l'impôt de Auguste Walras et aux leçons de
Léon sur les associations populaires. Des articles circonstanciels égale-
ment, l'un est par exemple consacré au "socialisme scientifique".
Après cette bibliographie, Walras fait deux remarques stratégiques : il
souligne d'abord sa participation au Congrès de l'Impôt; il insiste
ensuite sur la part qu'il a prise dans le mouvement coopératif. Cette
dernière indication est sans doute destinée à se concilier les radicaux
vaudois.
Enfin, Walras aborde la perspective de son futur cours d'écono-
mie politique à l'Académie et il présente en fait un vaste programme
de recherche.
Il montre les lacunes de l'économie politique libérale, notam-
ment l'aveu qu'elle ne craint pas de faire de son incapacité à définir
la science, puis il propose quelque chose de radicalement neuf : à la

1. Jaffé, 139.
2. Jaffé, 143.
division production/distribution/ consommation, substituer la division
économie pure/ économie appliquée/ économie sociale. Et c'est bien
d'un projet qu'il s'agit puisque selon lui l'économie pure est entière-
ment à construire (sous une forme mathématique), l'économie appli-
quée a été mieux entrevue par les économistes (principe du "laisser
faire") mais elle manque cruellement de rigueur scientifique, quant
à l'économie sociale, elle est elle aussi entièrement à construire. La
division proposée se prête donc, toujours selon le candidat, à un
cours réparti sur plusieurs années.
Point final : "je crois en avoir assez dit pour faire comprendre
peut-être que, quoique jeune encore, je dois cependant à dix années
non interrompues d'études et de publications sur l'économie poli-
tique et sociale, et à quarante années de recherches économiques
poursuivies par mon père, et dont le résultat m'a été communiqué
par lui, d'être en possession d'un fonds assez riche d'idées bien
mûries pour tenter sans trop de témérité l'oeuvre si sérieuse et
si difficile d'un enseignement public de l'économie politique et
sociale"' .
Lettre importante puisqu'elle montre clairement les éléments
sur lesquels le jury va se prononcer. Walras possède à l'époque un
lot de publications qui n'ont fait pour l'essentiel que développer les
idées de son père; il s'appuie sur son activité dans le mouvement
coopératif; il présente ensuite un projet de recherche dont aucun
élément n'est alors réalisé. Il s'agit officiellement de choisir un pro-
fesseur, il se présente plutôt comme un chercheur : le candidat
estime en fait que la science est tout entière à construire.
Le jury se réunit une première fois le 14 octobre 1870. Il est
composé comme suit : Louis Ruchonnet, conseiller d'Etat, président;
Emile Bory-Hollard, avocat, juge, banquier, ancien député au Grand
Conseil (l'assemblée législative vaudoise), par la suite président de
deux compagnies de chemins de fer : c'est un ami de Walras depuis
le Congrès de l'Impôt; Samuel Bury, juge cantonal, il déclare à
Ruchonnet qu'il n'est pas compétent et qu'il n'est pas objectif :
connaissant Walras, il souhaite qu'on le choisisse. Ruchonnet le
délivre de ses scrupules et le maintient; Louis de Miéville, avocat,
a participé au Congrès de l'Impôt; Karl-Viktor Bôhmert, économiste
allemand, professeur à Zurich; Nicolas-Louis-Cyprien Ayer, jour-
naliste, professeur d'économie à Neuchatel; Claude-Marie-Henri
Dameth, économiste français, professeur à Genève.

1. Jaffé, 148.
Le 14 octobre, donc, le jury se réunit. Tous les ouvrages n'ont
p u être lus et l'on reporte la séance au 12 novembre. C'est alors
l'empoignade. Le cas de Tullio Martello est assez vite réglé : il a très
peu publié en économie politique, à peine quelques articles. Le cas
de Paul Coq de même. Celui-ci dispose à son actif d ' u n lot de publi-
cations plus étoffé, ses idées sont bonnes, sauf celle de la création
m o n é t a i r e par les b a n q u e s qui soulève l'opposition de Bory-Hollard,
b a n q u i e r de son état.
Le cas de Walras au contraire déchaîne les passions. Trois des
jurés se p r o n o n c e n t a b s o l u m e n t contre son "socialisme" : de Miéville,
B ô h m e r t , Ayer. L ' u n d ' e n t r e eux ajoute qu'il connaît ses talents
d ' o r a t e u r (souvenir du Congrès) et qu'il craint qu'il ne s'en serve
p o u r c o r r o m p r e la jeunesse vaudoise. Trois sont pour : R u c h o n n e t ,
Bury, Bory-Hollard. D a m e t h déclare que s'il ne partage pas les idées
sociales du candidat, il estime n é a n m o i n s sa valeur : il considère
qu'il faut lui d o n n e r sa chance. Vu la violence des débats, il est
hors de q u e s t i o n de n o m m e r Walras professeur ordinaire c o m m e il
le souhaitait (la chose était d'ailleurs peu courante). A l'unanimité,
le j u r y p r o p o s e au Conseil d ' E t a t de ne pas faire de n o m i n a t i o n
définitive. Par q u a t r e voix contre trois, il décide de n o m m e r Walras
professeur extraordinaire. Il est évident que R u c h o n n e t a dû manoeu-
vrer. D a m e t h , d o n t l'opinion a été intermédiaire et déterminante, est
chargé du r a p p o r t . Il le fait en édulcorant les discussions semble-t-il1 .
M. Boson r e m a r q u e qu'il n'a pas été question des théories m a t h é m a -
tiques de Walras, et q u e le jury s'est focalisé sur ses théories sociales.
Il en déduit que cela infirme en partie les allégations de Walras selon
lesquelles les économistes français l'ont " b l o q u é " à cause de sa
m é t h o d e m a t h é m a t i q u e . Nous proposerions pour n o t r e part une
i n t e r p r é t a t i o n quelque peu différente : s'il n'a pas été question de la
m é t h o d e m a t h é m a t i q u e , c'est qu'elle n'existait pas à l'époque (ou
qu'elle n'existait q u ' à l'état de projet, que R u c h o n n e t par contre
connaissait bien). Aujourd'hui, Walras est connu pour son économie
m a t h é m a t i q u e . A l'époque, il était s u r t o u t p o r t e u r de l'économie so-
ciale de son père (mieux vaudrait dire des idées sociales, car Auguste
n'appréciait guère l'expression " é c o n o m i e sociale"). Par contre, lors-
q u e Walras essaie de diffuser sa pensée en France, de faire émerger
l ' é c o n o m i e m a t h é m a t i q u e , c'est bien de l'économie pure. élaborée
dans les premières années de sa carrière vaudoise, qu'il s'agit.

1. De Miéville, parlant des oppositions aux "erreurs" de Walras : "je regrette que dans le
rapport leur expression ait été singulièrement adoucie".
Début décembre 1870, averti de sa nomination comme profes-
seur extraordinaire, Walras se met en route pour Lausanne, quittant
avec difficulté une France ravagée par la guerre. Le 16 décembre
1870, il fait devant les élèves de l'Académie sa première leçon. L'an-
née scolaire se déroule bien. et Ruchonnet peut le nommer profes-
seur ordinaire par un arrêté du Conseil d'Etat du 24 juillet 1871.
Son salaire est alors de 3600 francs, et c'est celui de la grande majo-
rité des professeurs de l'Académie. Mais, par un décret du 24 sep-
tembre 1872, il est porté à 4000 francs. Rien d'anecdotique dans
cette remarque. La loi de 1869 en effet, dont une partie est consa-
crée à la nouvelle organisation de l'Académie, précise que le salaire
des professeurs peut atteindre le plafond de 4000 francs sur décision
du Conseil d'Etat "dans le but d'appeler à l'Académie ou d'y retenir
des professeurs distingués"l. Walras est donc considéré dès 1872
comme un professeur "distingué", une vedette parmi le corps pro-
fessoral de l'Académie.
Ce statut et ces faveurs, Walras les doit essentiellement à Louis
Ruchonnet. Il est grand temps d'esquisser à grands traits la personna-
lité de ce dernier, et de mettre en lumière les déterminants de cette
amitié entre l'économiste et le ministre.

— Louis Ruchonnet. -- Il naît en 1834, et il est donc exactement


du même âge que Walras. C'est à l'Académie de Lausanne qu'il fait
ses études, suivant les cours de l'économiste Cherbuliez, qu'il caracté-
rise ainsi dans son journal : "fameux genevois, professeur à Paris,
la seule illustration de notre Académie"2. Durant ses études, Ru-
chonnet milite dans une société d'étudiants d'esprit démocratique :
l'"Helvetia". Il y fait une série de conférences sur des sujets sociaux
à la mode : les chemins de fer en Suisse, les ateliers nationaux et leurs
dangers, la peine de mort, la création d'une université, la propriété
littéraire (sujet alors très à la mode sur lequel Walras fit également
un article), le paupérisme, le système pénitentiaire, etc. Il obtient son
diplôme d'avocat en 1858.
Comme le souligne Walras, il avait la tête politique : dès 1857, il
était entré dans un cercle radical. Les trois composantes de la réussite
en Suisse durant ces années-là se trouvaient donc en lui réunies :
petit-fils, fils de franc-maçon et franc-maçon lui-même, adhérent à
1"'Helvetia", radical enfin. Il est rapidement élu au Grand Conseil

1. Recueil des lois et autres actes du gouvernement du Canton de Vaud, Tome LXVI, loi
du 12 mai 1869, article 100, Archives Cantonales Vaudoises.
2. Sur Cherbuliez cf. Rappard, 1966.
(l'assemblée législative vaudoise) et il en devient le président en 1866.
Parallèlement à ses activités politiques, il s'occupe de la Société
Industrielle et Commerciale de Lausanne dont il est président en
1863 et 1865. Il élabore les statuts de l'Union Vaudoise de Crédit
et ceux de la Caisse Populaire qui gère l'épargne ouvrière et fait
des prêts. Il complète son oeuvre de militant en fondant la Société
Coopérative de Consommation.
Il donne au parti radical vaudois son organe de presse en fon-
dant la Revue.
Le 9 janvier 1868, il est élu au Conseil d'Etat comme chef du
Département à l'Instruction publique et aux Cultes. Sa tâche princi-
pale est de réorganiser la structure de l'enseignement dans le canton
sur la base des principes de l'école laïque, gratuite et obligatoire,
mais avec une grande tolérance pour les cultes : il n'y aura pas de
séparation de l'Eglise et de l'Etat (la situation n'a pas changé aujour-
d'hui). L'un des aspects de la réforme est la réorganisation de l'Aca-
démie : dix-huit nouvelles chaires sont créées, dont celle d'économie
politique.
En 1874, il démissionne du Conseil d'Etat et reprend son métier
d'avocat. Mais le 3 mars 1881, il est élu au Conseil Fédéral, à Berne1 .
Le 15 décembre 1882, il est élu à la présidence de la Confédération
helvétique pour l'année 1883 (il le sera à nouveau pour 1890). A
plusieurs reprises durant sa carrière politique, étant en charge de la
politique de la Confédération, il négocie avec Jules Ferry, ministre
des affaires étrangères et Président du Conseil de la République
française, dont il a dû faire la connaissance à Saint-Mandé, chez
Walras.
C'est un homme aux idées avancées qui déclare en 1886 : "je
réclame l'assurance sur la maladie et la vieillesse. Je me demande
même si nous n'aurons pas un jour le devoir d'étudier un système
d'assurance contre le plus redoutable des fléaux qui frappe l'ouvrier :
le chômage". Son attitude se résume bien en l'une de ses formules :
"la question sociale ne doit pas être perdue de vue une minute".
Or l'un des moyens de réaliser cet impératif est de développer la
science sociale. C'est ce qu'il exprime dans un discours aux étudiants
de Lausanne : "jeunes gens, de grands problèmes frappent à notre

1. Le Conseil fédéral est depuis 1848 le pouvoir exécutif de la Confédération. Il est compo-
sé de sept membres, et l'un des sept est le président de la C o n f é d é r a t i o n Ruchonnet en
fait partie de 1881 à sa mort. De 1866 à 1881, Ruchonnet avait été membre du Conseil
National, une des deux chambres du pouvoir législatif fédéral.
porte. S'il est des gens qui cherchent à les résoudre par des moyens
violents, c'est peut-être parce que beaucoup n'ont pas cherché à les
résoudre par les moyens de la science". Chose rare, les actes de cet
homme politique s'accordent avec ses idées. En avril 1888, lorsque
le Conseil Fédéral décide d'expulser de Suisse le théoricien marxiste
Bernstein, un des ténors du mouvement, parce qu'il appelait à la
révolution dans les colonnes de son journal, Ruchonnet vote contre
cette mesure et s'en explique : "pour ma part, je crois n'avoir jamais
manqué une occasion soit en public, soit dans mes relations parti-
culières, de recommander aux jeunes gens l'étude des questions
sociales. J'ose dire que j'ai cherché toute ma vie le progrès social
et qu'en ce qui le concerne, le Conseil Fédéral s'est mis en quelque
mesure à la tête du mouvement socialiste par sa loi sur les fabriques,
par son enquête générale sur les accidents, par ses efforts en faveur
du repos du Dimanche des travailleurs ( . . . ) Jamais le Conseil Fédéral
n'a voulu nuire aux partisans de l'étude des questions sociales, aux
hommes de pensée et de recherche, quels que soient leurs buts,
pourvu qu'ils les poursuivent par des moyens légaux".
Chose plus rare encore, Ruchonnet impulse une politique cohé-
rente avec ses idées en essayant d'éviter la centralisation politique
et administrative.

— Walras et Ruchonnet. — A la fin de sa vie, au moment où il jette


un regard rétrospectif sur sa carrière, voulant sans doute rendre
hommage à celui qui l'avait aidé de façon si efficace, décisive et
constante, Walras rédige spontanément un article intitulé : "Ruchon-
net et le socialisme scientifique" qu'il utilisera le jour de son Jubilé
et qui précise les rapports qui unirent les deux hommes.
Walras cite notamment des extraits intéressants du discours que
fit le Conseiller d'Etat lorsqu'il l'introduisit officiellement dans sa
chaire, en tant que professeur ordinaire en 18721 . Ruchonnet
constatait alors l'importance de la question sociale, et s'inquiétait
du risque de violence. La solution pacifique, selon lui, non encore

1. Le professeur Giovani Busino nous a signalé que, comme il était de règle et comme il est
toujours de règle, le professeur nouvellement nommé rédige lui-même le discours du
Conseiller d'Etat. Le "discours de R u c h o n n e t " est donc de Walras. Cette remarque, dans
un autre contexte, pourrait ébranler sérieusement la thèse défendue dans ces pages. Nous
n'avons pas, pourtant, modifié notre texte. En effet, Ruchonnet connaissait Walras
personnellement, avait eu l'occasion de discuter longuement avec lui à Paris. Beaucoup
d'éléments biographiques, d'idées, rapprochent les deux hommes ( n o t a m m e n t l'intérêt
pour les associations et les coopératives). Il est donc probable que le discours rédigé par
Walras reflétait assez exactement les positions de Ruchonnet. Par delà la personnalité
de Ruchonnet, il faut souligner la continuité de la politique vaudoise.
évidente, devait faire l'objet de recherches et il insistait sur la parti-
cipation de Walras au mouvement coopératif : "l'auteur de YIdéal
social, le penseur qui, le premier, a cherché et donné la formule des
associations coopératives, nous a paru être celui qui, le mieux,
répondrait à ce que le Conseil d'Etat attend de la chaire qui vient
d'être créée". La demande politique, idéologique et pratique, était
donc très claire vis-à-vis de Walras. de la part des autorités vaudoises.
Ruchonnet précise d'ailleurs les intentions du Conseil d'Etat : "il
faut que la science aborde résolument le problème de l'avenir et
qu'elle parle avec cette liberté entière dont la science a le privilège.
Cette étude, la grande étude aujourd'hui dans le domaine des ques-
tions sociales et économiques, où se fera-t-elle ? Sera-ce dans ces
grandes villes où la matière est brûlante, là où l'on veut une solution
immédiate ? Je ne le pense pas, et je me permets de demander si
notre petite patrie ne serait peut-être pas un sol propice pour la
science sociale. Nous sommes en paix. Nos institutions sont répu-
blicaines. Notre population, dans une générale aisance, n'entend que
l'écho des luttes qui divisent ailleurs les diverses classes de la popu-
lation. N'y a-t-il pas chez nous un milieu dans lequel la libre recher-
che se sentirait à l'aise ? Je le pense, et ce serait une gloire pour notre
pays d'ouvrir une école de laquelle surgirait peut-être des solutions
fécondes pour la paix et le bonheur de l'humanité".
On rendra donc aux autorités vaudoises ce qui leur revient en
constatant que l'"Ecole de Lausanne" n'est pas le résultat d'une
rencontre fortuite entre un français sans diplôme et exilé et un
marquis italien désoeuvré, mais le fruit d'une politique consciente
et tenace du Conseil d'Etat. Sans doute le lecteur aura-t-il remarqué
que Ruchonnet parle de la création d'une école de recherche en
sciences sociales; que, s'il ne nie pas. tout au contraire, les attentes
politiques du Conseil d'Etat, il affirme clairement, probablement
contre les adversaires de la nomination de Walras, l'indépendance de
cette recherche : les autorités vaudoises n'entendent pas imposer les
directions de recherche. Précisons ce point.
Ruchonnet et Walras ont le même âge, le même souci de la ques-
tion sociale, mais souci scientiste d'une solution mûrement élaborée
par la théorie. Ruchonnet, certes, exprime une attente politique
claire, on l'a vu. Or Walras, aussitôt arrivé à Lausanne, usurpe cette
demande puisqu'il se met à son projet de mathématisation de l'éco-
nomie. Ce phénomène d'usurpation est d'ailleurs essentiel aux
sciences sociales : celles-ci en effet rencontrent toujours une de-
mande (ne serait-ce que négative : un gouvernement "demande" à
l'économie de légitimer sa politique é c o n o m i q u e ou, au moins, de
ne pas en m o n t r e r l'incohérence et l'inefficacité). Une réponse
directe et no n usurpée à la d e m a n d e est le propre de la science offi-
cielle ou idéologique (la d e m a n d e peut procéder du pouvoir c o m m e
du contrepouvoir). Le chercheur qui travaille dans les organisations
connaît bien ce p h é n o m è n e : la mise à distance de la d e m a n d e , l'usur-
pation, entraîne u n rapport conflictuel, au moins latent, avec le
demandeur. Walras, très clairement à son tour, y fait allusion dans
son article : " n o u s étions donc, R u c h o n n e t et moi, p a r f a i t e m e n t
d'accord; et cet accord n'avait rien de miraculeux. Nous nous étions
connus quand nous avions tous deux vingt-cinq ans; il était au cou-
rant de tous mes travaux effectués depuis lors; et, q u a n d il m'avait
d e m a n d é de me m e t t r e sur les rangs p o u r enseigner l'économie poli-
tique et sociale dans son pays, il savait e x a c t e m e n t à qui il avait
affaire. J'ai d o n c été appelé et je suis venu à Lausanne n on pas p o u r
chercher et proposer des palliatifs de philanthropie, d'assurance ou
d'association à l'injustice sociale, mais p o u r travailler à poser la
question sociale sur son véritable terrain et, si possible, à la résoudre
scientifiquement. J ' e n suis bien fâché p o u r les personnes que cela
a pu contrarier ou scandaliser; mais ce que j'ai fait, j'avais le droit
absolu, et j'oserai dire, le strict devoir de le faire".
Ce droit et ce devoir, c'est évidemment la liberté de recherche.
Celle-ci fit l'objet d ' u n véritable c o n t r a t avec le Conseil d ' E t a t .

— Le contrat. — On verra t o u t d ' a b o r d ce q u ' e n tire Walras, puis ce


q u ' e n tirent les autorités vaudoises.
" N o t r e Congrès1 se réunissait dans la salle du Grand Conseil. Le
25 juillet, au matin, j o u r de sa première séance, j'étais d e b o u t devant
une fenêtre ouvrant sur le Valentin, envahi par u n s e n t i m e n t de
soulagement et d'espérance indéfinissable p o u r moi, mais q u ' à côté
de moi Emile de Girardin exprima catégoriquement en s'écriant :
"ici, on respire l'air de la liberté !" La liberté scientifique ! Voilà ce à
quoi j'aspirais et ce que je devais trouver sans réserve dans ce pays".
Cette liberté fut semble-t-il m o n n a y é e lors de l'arrivée de Walras
à Lausanne, et même peut-être avant, c o m m e en témoigne une lettre
du 10 février 1892 : " J ' a i reçu hier votre lettre du 27 janvier et me
hâte de vous exprimer m o n vif regret de ne pouvoir accepter la pro-
position flatteuse que vous m ' y faites de rédiger p o u r le Quarterly
J o u r n a l o f E c o n o m i e s une é t u d e des effets de l'impôt progessif

1. Le congrès de l'impôt.
dans le Canton de Vaud ( . . . ) J'ai annoncé, quand je suis venu dans
ce pays il y a vingt et un ans, l'intention de ne pas prendre part aux
discussions politiques ou économiques d'un caractère pratique, en
réclamant, par contre, la liberté la plus absolue pour mon enseigne-
ment théorique. Je me suis très bien trouvé de cet arrangement; et,
comme il a été scrupuleusement observé par les gouvernants, je tiens
à m'y conformer non moins rigoureusement moi-même"' . Lorsqu'il
affirme que le contrat passé fut toujours respecté par les autorités du
canton, sans doute Walras a-t-il en tête un exemple précis, qu'il relate
ailleurs, dans une lettre adressée à un sénateur français chargé de faire
un rapport sur l'enseignement supérieur en Suisse : "j'ai enseigné,
comme je vous l'ai dit, la doctrine de la nationalisation du sol à
Lausanne, dans mon cours d'économie sociale pendant vingt-deux
ans, de deux années l'une. Un jour, vers la fin de cet enseignement,
un membre important du parti dit "libéral" se leva dans le Grand
Conseil pour demander au Chef du Département de l'Instruction
Publique, "si un professeur de l'Université de Lausanne avait le droit
d'enseigner la nationalisation du sol". Celui-ci lui répondit qu'"un
professeur ordinaire de l'Université de Lausanne nommé conformé-
ment aux prescriptions légales avait le droit d'enseigner librement
tout ce qui lui semblait conforme à la Vérité et à la Justice, et que ses
étudiants avaient, de leur côté, le droit d'en prendre et d'en laisser de
ses doctrines". Voilà, à mon sens, en quoi consiste la liberté de l'en-
seignement supérieur sans laquelle il n'y a pas de science"2. Si Walras
insiste souvent sur la totale liberté qu'il trouva en Suisse, sa position
eut d'autres avantages. Tout d'abord Lausanne, comme toutes les
villes de la Confédération, est très cosmopolite ce qui favorise les
contacts avec l'étranger : surtout l'Italie et l'Allemagne. Mais dès
1872, alors qu'il vient de résoudre sur le papier le problème de la
théorie mathématique de l'échange, Walras expose sa doctrine à
Ruchonnet quatre heures durant. Le chef du Département comprend
sans nul doute l'importance de la découverte. C'est à cette époque en
effet que le Conseil d'Etat, sur sa proposition, fait passer le salaire
de Walras de 3600 à 4000 francs suisses, avec ce commentaire (proba-
blement rédigé par Ruchonnet) : " ( . . . ) il est à désirer que ce profes-
seur soit conservé aussi longtemps que possible à notre Académie.
Mais il est à craindre que le traitement qu'il reçoit ne soit pas consi-
déré comme suffisant pour le fixer définitivement au milieu de nous

1. Jaffé, 1043. Ceci dit, et comme en aparté, Walras ne se gêne pas dans sa lettre pour dire
ce qu'il pense de la fiscalité vaudoise . . .
2. Jaffé, 1688.
et que si un appel lui était adressé ou si une occasion d'utiliser ses
connaissances d'une manière plus avantageuses se présentait à lui,
il n'acceptât". Mais le Conseil d'Etat va plus loin. Walras ayant fait
sa découverte, il cherche alors à publier. C'est Ruchonnet en per-
sonne qui, après lui avoir obtenu une augmentation de salaire, lui
trouve un éditeur. Il fait plus encore : l'éditeur en effet est assez
sceptique sur les ventes futures d'un traité d'économie mathémati-
que. Il décide donc de ne publier que la première partie des Eléments,
ne se proposant de publier la seconde partie que si les exemplaires
de la première se vendent. Walras, à nouveau, se tourne vers le
Conseil d'Etat : celui-ci accepte de souscrire pour cent exemplaires,
qu'il laisse à la disposition de Walras. La seconde partie est donc
publiée, et l'économiste dispose d'une centaine d'exemplaires à
envoyer à des collègues étrangers ou à des hommes politiques. La
première édition des Eléments d'Economie politique pure n'eût donc
probablement pas vu le jour, si les autorités vaudoises n'étaient
intervenues de façon décisive.
De la même manière, lorsque Walras, souffrant, demanda à
prendre une retraite anticipée, les autorités furent d'une grande
obligeance. Par la suite, ce sont elles qui organisèrent son Jubilé, face
à une université un peu réticente, comme on le verra.
Walras est bien conscient d'un tel intérêt à lui porté par le
gouvernement vaudois, à qui il témoigne sa reconnaissance : "il faut
vivre et il faut aussi se tenir en communication avec les savants
désintéressés répandus dans le monde entier. Pour moi, j'ai trouvé
dans le canton de Vaud le moyen de satisfaire à cette double condi-
tion de la recherche scientifique en matière de science économique
et sociale"1 . Tout ce qu'un chercheur peut souhaiter : liberté de
recherche et aide matérielle, Walras l'a trouvé à Lausanne.

— Lausanne et Walras. — On trouve pourtant à Lausanne, les


mêmes types de demandes que l'on a essayé de dégager dans la pre-
mière partie. La demande idéologique, par exemple, s'exprime de
la même façon qu'en France : en 1880, le chef du Département de
l'époque demande à Walras son avis sur un petit manuel d'économie
(rédigé par un Français, un certain J. Lescarret) : Simples notions
d'économie politique à l'usage de l'enseignement primaire. La de-
mande technique également, et à plusieurs reprises, notamment en
1889. Walras est alors nommé expert dans une commission qui se

1. "Cournot et l'économie mathématique", Gazette de Lausanne, 13 juillet 1905.


réunit à Berne, au niveau fédéral donc, pour étudier le projet de
révision de la loi du 8 mars 1881 sur l'émission et le remboursement
des billets de banque.
Mais notre thèse dans ce chapitre, est que la demande exercée
à l'égard de l'économiste entre dans un projet plus vaste des autorités
vaudoises, ce qui explique en partie le respect mutuel du contrat. Ce
projet comprend la transformation de l'Académie en l'Université de
Lausanne, et la création d'un pôle de recherche en sciences sociales.
On comprend alors comment Walras vint à Lausanne, et surtout
pourquoi, et en vue de quoi, les autorités vaudoises désignèrent
Pareto pour lui succéder.

— De l'Académie à l'Université. - C'est par la loi du 12 mai 1869


que l'Académie est l'objet d'une première réforme, menée par
Ruchonnet. Dix-huit chaires nouvelles sont créées, dont celle d'éco-
nomie politique.
L'Exposé des motifs du projet de loi sur l'instruction publique
supérieure1 précise l'esprit de la loi nouvelle. Elle se fixe plusieurs
objectifs : la constitution d'écoles supérieures pour les filles, l'égalité
des études littéraires et scientifiques, la création d'une école com-
merciale et d'une école industrielle (où le professeur d'économie de
la faculté de droit donnera un cours). Le statut de la discipline est
précisé lui aussi : "quant à l'économie politique, il n'y a qu'une opi-
nion aujourd'hui sur son importance, et le Conseil d'Etat, persuadé
que notre école de droit doit former non seulement des jurisconsultes
mais aussi des administrateurs, tient à faire étudier avec soin cette
science dans sa théorie et dans son application pratique"2. On re-
trouve ici la double fonction des facultés de droit de l'époque : for-
mer des juristes et des administrateurs (le personnel politique égale-
ment).
L'article 78 de ladite loi délimite les fonctions de l'Académie :
"L'Académie a pour but de former des hommes pour des carrières
qui exigent une instruction supérieure et d'entretenir dans le pays
une culture scientifique et littéraire". Elle est pour ce faire constituée
de cinq facultés : faculté de lettres, faculté de sciences, de médecine,
de droit et de théologie. Pour donner une idée de sa taille, précisons
qu'elle comptait en 1871, lorsque Walras prend ses fonctions, cin-
quante-six étudiants au total.

1. Archives Cantonales Vaudoises, dossier K, XIII, 35.


2. Op. ci!., p. 16.
Mais la réforme de l'Académie n'est qu'une étape, l'objectif des
autorités vaudoises est la création d'une Université, rêve, en France,
de la Troisième République tout aussi bien.
On se souvient que Ruchonnet, encore étudiant, faisait devant
l'"Helvetia" assemblée des conférences sur le thème de l'université.
C'est en effet l'époque des diverses "classifications des sciences",
celle de Comte par exemple, c'est aussi l'époque de la maturation de
l'idée de nation, conduisant à la montée du nationalisme. Aux fran-
çais de 1870-1871, la victoire de la Prusse paraît être celle de l'Uni-
versité allemande : les ministres envoient les jeunes normaliens faire
des voyages d'étude Outre-Rhin (Durkheim est l'un d'eux).
En Suisse, le grand thème du moment est celui de l'Université
Fédérale. On le trouve par exemple dans un ouvrage de Edouard
Secrétan. L'idée en est que fusionnent toutes les facultés cantonales
pour former une entité unique au niveau de la Confédération qui
grouperait les professeurs, les étudiants et les crédits. Secrétan aborde
à travers ce thème tous les problèmes rencontrés par les facultés
européennes en cette deuxième moitié du XIXè siècle. Lui font
écho par exemple, les articles que Louis Liard, directeur de l'ensei-
gnement supérieur au ministère de l'Instruction Public français,
publiera dans la Revue Internationale de l'Enseignement.
Secrétan commence par déplorer le statut singulièrement bas
des professeurs : "pour ceux qui ont besoin de gagner du pain, cette
carrière est déjà signalée comme la plus misérable de toutes"' . On
peut en avancer l'explication suivante : "par le double effet du déve-
loppement de l'industrie et des institutions démocratiques, les
carrières littéraires ont perdu beaucoup de leur prestige"2 . En géné-
ral, les facultés ont peu de moyens et les bibliothèques, par exemple,
n'ont que des fonds squelettiques. Si les professeurs gagnent des
sommes dérisoires, ils sont de plus dépendants des gouvernements
cantonaux : "non seulement donc, les ressources sont plus que mé-
diocres, mais l'esprit de parti empêche très souvent d'utiliser celles
qu'on possède"3 . Secrétan cite le cas d'un érudit empêché de faire un
cours libre à Berne, parce que conservateur. La solution serait donc
de regrouper les facultés et leurs moyens financiers, d'assurer aux
professeurs un salaire décent et l'indépendance dans leurs recher-
ches : ici, Secrétan évoque le modèle allemand et le professeur

1. Op. cit., p. 12.


2. ldem, p. 14.
3. Idem, p. 14.
d'université d'Allemagne respecté comme un notable, bien payé,
jouissant d'une parfaite indépendance.
On retrouve ces thèmes en négatif dans la réforme qui fait de
l'Académie l'Université de Lausanne par la loi du 10 mai 1890.
Le statut des professeurs est d'abord sensiblement amélioré. La
loi de 1869 prévoyait une fourchette de salaires allant de 3200 à
4000 francs, avec la possibilité pour le Conseil d'Etat d'augmenter
ce dernier chiffre du quart "dans le but d'appeler à l'Académie ou
d'y retenir des professeurs distingués"l . En 1880, comme on le verra,
pour retenir Walras à Lausanne, la clause est utilisée et son salaire
porté à 5000 francs. L'article 18 de la loi de 1890 augmente la
fourchette qui devient 4000 à 5000 francs avec possibilité pour le
Conseil d'Etat de doubler le chiffre inférieur dans le cas de profes-
seurs distingués. Ce qui permet d'attirer à Lausanne des célébrités.
Pareto est par exemple nommé professeur avec un salaire de 5000
francs dès son arrivée2. Quant à l'indépendance, nous avons vu com-
ment elle avait été garantie à Walras. Il faut pourtant noter que
l'université n'est pas libre du choix des professeurs : "lorsqu'une
place de professeur est vacante, le Conseil d'Etat la repourvoit en
s'adressant à des hommes avantageusement connus par des travaux
ou par des cours publics sur l'objet à enseigner. L'avis de l'Université
est requis ( . . . ) " 3 . Pour Pareto, c'est Eugène Ruffy en personne, le
chef du Département, qui, accompagné du doyen de la faculté de
droit, se rend à Fiesole où demeure Pareto pour lui proposer de
prendre la succession de Walras.
La loi de 1890 présente un autre aspect important. Celle de
1868, on l'a vu, présentait ainsi les fonctions de l'Académie : "l'Aca-
démie a pour but de former des hommes pour des carrières qui
exigent une instruction supérieure et d'entretenir dans le pays une
culture scientifique et littéraire" (article 78). L'article premier de la
loi de 1890 ajoute une troisième fonction : "l'Université a pour but
de préparer aux carrières qui exigent une instruction supérieure,
d'entretenir dans le pays une culture scientifique et littéraire et de
concourir au développement de la science en général". C'est donc,

1. Loi du 12 mai 1869, article 100.


2. Le professeur Biaudet signale que c'était là une entorse à la politique habituelle du
Conseil d'Etat. Celui-ci en effet embauchait généralement les professeurs à un salaire
inférieur au salaire plafond, se réservant ainsi une marge de manoeuvre pour des augmen-
tations en cours de carrière. Notamment dans le but de retenir des professeurs illustres
à Lausanne.
3. Loi du 10 mai 1890, article 19.
pour l'Académie de Lausanne, entre 1869 et 1890 qu'apparaît une
fonction nouvelle : la recherche.
Cette notion va d'ailleurs s'appliquer en premier lieu aux
sciences sociales. Mais avant d'en venir à ce point, on essaiera de
donner une image un peu concrète de l'Académie, devenue par la
sute l'Université de Lausanne.

— Tableau d'une Université. - Dans la Revue Internationale de


l'Enseignement de 1891, tome XXII, Jacques Parmentier, délégué
par l'Université de Poitiers aux fêtes qui, à Lausanne, célèbrent la
création de l'Université, rend compte de son voyage dans un article :
"Deux universités suisses : Fribourg et Lausanne".
Parmentier donne tout d'abord un chiffre : au semestre d'hiver
1890-91, Lausanne comptait 186 étudiants "c'est bien moins qu'à
Poitiers". Un autre point différencie Lausanne et Poitiers : "Lau-
sanne se compose de quatre facultés, droit, sciences, lettres et méde-
cine, d'une faculté de théologie et d'une faculté technique. L'ensei-
gnement y est plus complet que dans nos grands centres mêmes, par
conséquent plus universel, et plus digne de constituer une Université
dans le vrai sens du mot. Comme dans toutes les universités suisses,
il y existe une chaire de pédagogie, alors que celle-ci ne commence à
s'installer en France qu'ici et là" (on sait que Durkheim est nommé
à Bordeaux en 1887 chargé de cours en science sociale et éducation.
H.D.). Le canton de Vaud, poursuit Parmentier compte 300 000
habitants alors que Poitiers et sa région en comptent 2,8 millions,
soit à peu près la population suisse de l'époque. "C'est au dehors que
Lausanne et Fribourg espèrent trouver du renfort. Leur ambition
est de devenir universités internationales ( . . . ) Aussi voyez quels ef-
forts de propagande ! Les fêtes de Lausanne ont eu pour but assuré-
ment d'honorer la science; mais elles ont été aussi une grandiose et
majestueuse réclame en faveur de l'Université ( . . . ) Les autorités uni-
versitaires et civiles n'ont laissé repartir leurs hôtes que chargés de
journaux, de brochures, et de volumes, documents riches d'enseigne-
ment sur les avantages qu'offre leur Université pour toutes les bran-
ches du savoir humain"' . Et il est vrai, ajoute Parmentier, qu'il est
plus soùvent question de Lausanne que de Poitiers dans la Revue
Internationale de l'Enseignement. "Un jeune agrégé de l'Ecole
Normale m'a dit que pour l'attirer à Fribourg, M. Decurtins lui avait

1. Un normalien, dépêché à Lausanne pour y représenter la rue d'Ulm, a effectivement


déposé plusieurs brochures à la bibliothèque de l'Ecole Normale.
fait offrir 6 0 00 francs par an p o u r c o m m e n c e r . A Lausanne, à ce
q u ' o n m ' a assuré, le professeur ne trouve pas une rémunération en
r a p p o r t avec sa science et sa peine. Il arrive t o u t au plus vers la fin
de sa carrière au t r a i t e m e n t du titulaire français à son d é b u t " . Ceci
est confirmé par Walras lui-même qui, passé en 1880 à 5000 francs
(salaire plafond de l'Académie), se voyait offrir à Paris un poste à
6 0 0 0 francs, mais qu'il n'eut jamais1 . Dernière remarque de Parmen-
tier : "les Universités de Lausanne et de Fribourg ne d é p e n d e n t de
personne. La loi leur reconnaît la qualité de personne civile avec les
avantages qui en découlent. Elles s'administrent et se gouvernent
elles-mêmes, et règlent leur enseignement avec une liberté absolue".

Sources : Recueil des lois et autres actes du gouvernement du canton de Vaud, 1893.
Archives Cantonales Vaudoises.

Quelques chiffres de comparaison avec la France (pour 1893-94) :


Total des examinés Total des étudiants par
en fac. de droit université (toutes fac.)
Paris 6800 10 000
Aix 678 ••■
Bordeaux 735 1950
Caen 523
Dijon 331
Grenoble 333
Lille 347 1000
Lyon 578 1800
Montpellier 571 1300
Nancy 302
Poitiers 574 • ..
Rennes 541
Toulouse 863 ...
Alger 251 ...

1. Jaffé, 479.
Sources :
Ministère de l'Instruction publique et Louis Liard, I.'enseignement supérieur en
des beaux-arts, Statistiques de l'enseigne France, Paris, Armand Colin, tome II, 1893,
ment supérieur 1889-1899. Paris, Impri- p. 378-381 (les chiffres non donnés oscillent
merie nationale, 1900. selon Liard entre 300 et 700).

Autres chiffres : total des étudiants en France 1893 : 24 565


étudiants étrangers en France 1432
Pour les facultés de droit
total des étudiants français : 8776
total des étudiants étrangers : 326

Ces chiffres appellent un certain nombre de remarques : ils


montrent clairement l'extraordinaire importance des facultés de droit
dans la formation des élites à l'époque (le phénomène est particu-
lièrement frappant pour Paris), ou au moins pour une certaine frac-
tion des élites. Ils soulignent également la taille très "provinciale"
de l'Université de Lausanne, qui ne peut guère se comparer à Paris
bien entendu, mais pas non plus aux universités des grandes villes
de province : Lyon, Bordeaux, Lille ou Montpellier. La comparaison
n'est possible qu'avec Caen ou Poitiers. Pourtant, comme le montrait
Parmentier, il existe alors de nettes différences qualitatives : les
divers enseignements sont plus harmonieusement répartis à Lausanne,
et l'on verra que la politique du Département tend à renforcer cet
aspect de l'Université vaudoise. Un autre point frappant est l'ouver-
ture internationale de celle-ci qui cette fois, si elle ne se compare
évidemment pas à celle de Poitiers ou Caen, ne présente aucune
comparaison possible même avec Paris. Durant la période 1869-1890,
les étudiants vaudois ne représentent que les trois cinquièmes de la
population estudiantine, les Confédérés un cinquième, et les étran-
gers le dernier cinquième. Mais le plus généralement, au semestre
d'été, les étudiants étrangers sont largement plus nombreux que les
Vaudois'. Les chiffres détaillés pour le semestre d'été 1911, sans
doute, avant la guerre de 1914, l'apogée de l'ouverture internationale
de Lausanne, se trouvent dans Pages d'histoire lausannoise. Bourgeois
et habitants, par B. van Muyden :
semestre d'été 1911 : 1227 étudiants dont 203 Vaudois, 151 Confédérés,
873 étrangers. Ces derniers se décomposent comme suit :

1. Source : L'Académie de Lausanne 1537-1890. Esquisse historique, par H. Vuilleurmier,


doyen de la Faculté de Théologie de l'Université de Lausanne, in "Discours et leçons pro-
noncés à l'ouverture des cours du premier semestre de l'Université de Lausanne, octobre
1890.
267 Russes, 224 Allemands, 20 étudiants de l'Amérique centrale et du
Sud, 14 de l'Autriche Hongrie, 124 Bulgares, 2 Chinois, 15 Egyptiens, 6 Espa-
gnols, 6 venant des U.S.A., 20 Français, 32 Anglais, 25 Grecs, 4 Hollandais,
26 Italiens, 2 Norvégiens, 16 Perses, 3 Portugais, 11 Roumains, 2 Serbes, 54
Turcs.

On c o m p r e n d que les d e u x plus célèbres économistes continen-


taux, la brillante Ecole autrichienne mise à part, aient pu se retrouver
à Lausanne, bien que l'un fût français et l'autre italien. Les autorités
vaudoises en effet t e n d e n t à attirer les étudiants étrangers en accueil-
lant des professeurs de talent (quelquefois interdits d'enseignement
dans leur propre patrie, c o m m e c'est le cas, et de Walras, et de
Pareto). La légendaire et séculaire rivalité entre Genève et Lausanne
j o u e u n rôle m o t e u r dans cette d y n a m i q u e : Lausanne reçoit Walras
et Pareto, et Genève s " ' o f f r e " Maffeo Pantaleoni qui en profite pour
exiger u n salaire de luxe1 . Cette rivalité Genève-Lausanne, augmentée
du désir probable du gouvernement vaudois de faire appuyer sa poli-
tique, d é t e r m i n e la politique de d é v e l o p p e m e n t des sciences sociales
au sein de l'Université, objet de tant de soins, et, a u t o u r d'elle, l'arri-
vée de Walras, si elle n'en est sans doute pas t o u t à fait le point de
départ, en est l'un des temps forts et le soubassement.

— Les sciences sociales à Lausanne. — La première étape impor-


t a n t e de ce d é v e l o p p e m e n t est donc l'arrivée de Walras à Lausanne
avec le projet de construire l'économie pure, mais aussi d'enseigner
l ' é c o n o m i e appliquée et l'économie sociale, ce qui élargit le domaine
de la science é c o n o m i q u e aux questions sociales. Walras fait carrière
à Lausanne2. La deuxième étape essentielle est son r e m p l a c e m e n t par
Vilfredo Pareto.
Dans les années 1890 en effet, Walras, ayant de plus en plus de
problèmes de santé, d e m a n d e un congé. Dans son esprit, il s'agit
d ' u n e simple manoeuvre : il désire en fait une mise à la retraite défi-
nitive. C'est le 2 juillet 1892 que Walras d e m a n d e à Eugène Ruffy,
alors chef du D é p a r t e m e n t , un de ses anciens élèves à l'Académie,
avocat et d a u p h i n de Louis R u c h o n n e t , futur président de la Confé-
d é r a t i o n lui aussi, sa mise à la retraite anticipée pour raisons médi-
cales. Or, en juin 1891, Maffeo Pantaleoni lui avait présenté un jeune
ingénieur italien s'intéressant à l'économie politique : le marquis

1. Voir Giovanni Busino, "Maffeo Pantaleoni et l'enseignement de l'économie politique à


Genève au début du XXè siècle", Cahiers Vilfredo Pareto, no 19.
2. On étudiera sa carrière scientifique dans l'un des chapitres suivants.
Vilfredo Pareto. Celui-ci avait rendu visite à Walras, écrit quelques
articles d'économie mathématique. Pantaleoni, apprenant la volonté
du professeur de Lausanne de se retirer, réagit aussitôt : "je voudrais
aussi vous demander s'il dépend de vous d'empêcher que votre chaire
ne tombe dans les mains d'un économiste qui ne sache le premier
mot de mathématiques et appartienne encore à l'ancienne école, et,
en général, je serais bien aise de savoir de quelle façon l'Académie
pourvoie aux chaires vacantes, parce que j'insiste auprès de M. le
marquis Pareto pour le décider à se présenter au concours, si un
concours aura lieu"' . Walras, immédiatement : "votre idée était déjà
la mienne"2. En fait, les choses sont assez compliquées : Walras a en
effet juré ses grands dieux un moment auparavant qu'il ne s'occu-
perait pas de sa succession. Puis l'idée de voir un économiste littéraire
le remplacer l'a fait changer d'avis. Il pense alors en premier lieu à
l'un de ses premiers et plus proches disciples, un Polonais installé en
Russie et faisant ses études en Allemagne : Ladislas von Bortkiewicz.
Celui-ci n'étant pas libre, Walras se rabat alors sur Pareto. Après la
lettre de Pantaleoni, il se mobilise pour suggérer le nom de Pareto au
Conseil d'Etat3 . Nous sommes en novembre 1892 et les manoeuvres
vont durer jusqu'en avril 1893, le Conseil d'Etat ne se prononçant
pas. Walras perçoit deux dangers : une nomination "politique" : "je
ne sache pas encore qu'on ait donné ou promis ma chaire à quelque
tartempion radical, comme on peut le craindre"4. Curieusement,
cette crainte fait exactement écho à celle que manifestait Bory-Hollard,
lorsque, vingt ans auparavant, Walras postulait pour la chaire de Lau-
sanne : " ( . . . ) je me préparais à vous écrire qu'il y a une place vacante à
notre Académie ( . . . ) Ce que vous me dites de votre conversation avec
Ruchonnet ne confirme que trop ce que je pensais. Ruchonnet est en
relations avec la démocratie ou plutôt avec la coterie concessionnaire
de l'exploitation démocratique; or cette coterie ne lui recommandera
jamais qu'un des siens, du moins si la place est bonne"5 . On a vu plus
haut ce qu'il en fut en réalité. Deuxième danger que Walras prévoit
dans le cas de sa propre succession, l'opinion publique nationaliste
locale : "Pour vider le fond de mon sac, j'ajouterai que j'ai entendu
parler récemment d'un candidat qu'on vous opposerait dans le parti

1. Jaffé, 1080.
2. Jaffé, 1081.
3. On se souvient que la loi de 1890 ne prévoit plus de concours pour les chaires vacantes,
mais une nomination par le Conseil d'Etat après consultation de l'Université.
4. Jaffé, 1101.
5. Jaffé, 140.
de l'Université de Lausanne aux Lausannois. Il s'appelle Borgeaud.
Il est l'auteur d'une étude sur le plébiscite à travers les âges, et ne
s'est jamais occupé d'économie politique"' . On frémit à l'idée
de ce qu'auraient pu faire les autorités vaudoises, à l'évocation de
ces craintes qui agitèrent si longtemps Walras et Pareto. Quelque
autre gouvernement, plus préoccupé de son assise politique et de
son opinion publique, eut pu faiblir. Le silence du Conseil d'Etat,
surtout, était inquiétant. Pareto le comprenait mal et crut à l'échec.
Ce n'est que lorsque Walras lui avoua incidemment que sa démis-
sion n'avait toujours pas été acceptée, que la situation s'éclaira
pour lui : "Je n'en ai pas encore fini avec le règlement de ma retraite
provisoire de deux ans. J'ai écrit le 8 de ce mois (Décembre 1892. H.
D) une lettre de rappel à ce sujet mais à laquelle il n'a pas non plus
été répondu. Ce sont les habitudes du pays ( . . . ) je prends mon parti
de cette vaudoiserie et ne m'en tourmente pas davantage"2. En
fait, la véritable attitude des autorités était plus flatteuse pour lui
qu'il ne le pensait, et elle s'explique très simplement : "Si nous
avons tardé si longtemps à répondre à votre demande de démission
et à prendre une décision relativement à votre pension de retraite,
c'est que nous espérions qu'une amélioration se produirait dans l'état
de votre santé et nous permettrait de vous conserver au nombre des
professeurs de notre Université"3 .
La chose est d'ailleurs confirmée par le remplaçant de Walras
durant sa maladie (remplaçant qui. précision utile, ne semble pas
avoir brigué la chaire) : "je déplore que votre santé laisse toujours
tant à désirer, mais j'ose vous prier de ne point prendre occasion
de cette fatigue momentanée pour dire adieu à l'Université de Lau-
sanne. Je viens d'écrire à M. le président Ruffy et j'ai pris la liberté
de lui dire combien ce serait un vide lamentable sur le tableau des
professeurs de l'Université vaudoise, si votre nom un nom si
respecté en Angleterre, aux Etats-Unis et en Allemagne - venait à
ne plus s'y trouver. - A tout prix il vous faut rester avec vos col-
lègues, cher Monsieur"4 .
En fait, dès qu'elles furent persuadées que Walras ne reprendrait
pas ses cours et qu'elles eurent accepté en conséquence sa démis-
sion, les autorités vaudoises proposèrent la chaire a Pareto. Comme

1. Jaffé, 1123.
2. Jaffé, 1110.
3. Jaffé, 1123, note 2.
4. Jaffé, 1062.
on l'a vu, Eugène Ruffy et le doyen de la faculté de droit se dépla-
cèrent en personne à Fiesole pour faire cette proposition de vive
voix.
Cette succession est essentielle. Tout d'abord, elle maintient la
tradition de l'économie mathématique à Lausanne, ce qui n'était
pas une option politique évidente. Le Conseil d'Etat marquait ainsi
une remarquable suite dans ses idées, sur une période de vingt ans.
Mieux, cette politique allait aller beaucoup plus loin, en soute-
nant les initiatives de Pareto et de quelques autres collègues propo-
sant d'élargir le champ des recherches et de mettre en place à Lau-
sanne un véritable "complexe" de sciences sociales. Il faut suivre ici
l'article de M. Biaudet qui sert de préface au tome des Oeuvres
complètes de Pareto consacré au Jubilé de ce dernier : "Pareto à
Lausanne"l .
C'est le 23 octobre 1894 que Pareto est solennellement intro-
duit dans sa chaire. Dès 1896, élu par ses collègues doyen de la
faculté de droit, il propose d'organiser l'enseignement des sciences
sociales. L'idée fait alors long feu. Mais la mèche poursuit sa combus-
tion lente.
Le 2 décembre 1901 en effet, Pareto revient à la charge et pro-
pose la création d'un diplôme de sciences sociales. Une commission
mixte, faculté de droit/faculté des lettres se réunit et aboutit à un
"règlement pour l'obtention des grades de licencié et de docteur ès-
sciences sociales" (11 juillet 1902).
Peut-être est-il intéressant de donner ici le programme de ces
diplômes.
Les matières obligatoires sont :
1) philosophie générale ;
2) une des langues vivantes enseignées à la faculté des lettres et sa littérature;
3) la sociologie (y compris les systèmes sociaux);
4) l'économie politique (y compris la démographie et l'histoire des doctrines
économiques);
5) les éléments du droit privé et public;
6) l'histoire politique;
les matières à option :
1) une deuxième langue vivante enseignée à la faculté des lettres et sa littéra-
ture ;
2) l'anthropologie (dans ses rapports avec les sciences sociales);
3) l'histoire des religions;

1. Vilfredo Pareto, Oeuvres complètes. Tome XX : Le Jubilé du Professeur Pareto, 1975.


4) la statistique;
5) la législation sociale;
6) la géographie (dans ses rapports avec les sciences sociales):
7) la science des finances;
8) le droit international public ou privé;
9) le droit administratif;
10) la théorie générale du droit pénal;
II) l'ethnopsychie.

Source : R è g l e m e n t . . . . a r t i c l e s 11 et 12.

Une école de sciences sociales est ensuite créée par la loi du


15 mai 1911, dont le programme reprend les mêmes matières à
quelques changements mineurs près1. Parallèlement, la loi de 1911
crée une Ecole des Hautes Etudes Commerciales.
Alors qu'en France, la licence de sciences économiques, dis-
tincte de la licence de droit, ne sera instituée qu'à la fin des années
1950, cinq licences sont créées à Lausanne en 1913 : commerce et
banque, administration générale, transports (essentiellement centrée
sur des cours d'exploitation des chemins de fer), douanes, assurances.
Ce mouvement s'est fait à partir de la chaire de Walras. devenue
ensuite celle de Pareto. Par exemple, la licence assurances (trans-
formée en 1919 en licence ès-sciences commerciales et actuarielles)
ouvre par la suite à un certificat d'études supérieures, mathématiques
financières et technique des assurances, ouvert aux étudiants de la
faculté des sciences.
Remarquable continuité dans leur politique, donc. de la part des
autorités vaudoises, depuis le discours de Ruchonnet accueillant
Walras comme professeur ordinaire à l'Académie. Celle-ci tout
d'abord transformée en Université, puis un pôle de sciences sociales
créé à Lausanne. Une telle continuité fut sans doute rendue possible
d'une part par la stabilité politique du canton, d'autre part par
l'enjeu que représentait le poste de chef du Département dans le
cursus honorum suisse. En témoignent les carrières des Conseillers
d'Etat en charge du Département ; Ruchonnet. Eugène Ruffy. Marc-
Emile Ruchet furent élus dans la suite de leur carrière présidents de
la Confédération Helvétique. Généralement d'ailleurs, ils se succè-
daient dans leurs différents postes. La gestion du Département
était donc un critère de jugement essentiel pour la carrière des plus

1. Depuis 1907, Pareto n'est plus professeur d'économie politique, mais de sciences poli-
tiques et sociales.
célèbres hommes politiques vaudois. En tous cas, il semble qu'ils
n'aient jamais cédé à la tentation de recevoir de la part des écono-
mistes en poste à l'Académie ou à l'Université un soutien immédiat
de leur politique, et jamais sacrifié la réputation internationale de
la recherche vaudoise en en limitant l'indépendance scientifique.
La succession d'un "socialiste", Walras, par un libéral convaincu
et militant, Pareto, témoigne de ce souci de privilégier la recherche
indépendante et rayonnant au plan international.
Walras trouve donc cela à Lausanne. Les autorités vaudoises
trouvent elles aussi leur compte à ce que nous avons présenté comme
un contrat entre l'économiste et elles : non pas un avantage politique
immédiat, mais la célébrité scientifique internationale de l'Ecole
de Lausanne.
Quelques années plus tard, Walras proposait explicitement un
échange semblable à Jules Ferry. Il ne se réalisa pas. C'est le deu-
xième volet, très contrastant, d'un dyptique sur l'économiste et le
pouvoir.
Chapitre 7

L'ÉCONOMISTE
ET LE MINISTRE

"Ceux qui connaissent le labyrinthe inextri-


cable des décisions, savent que les administrateurs
entravent souvent les projets les mieux concertés. La
Providence, toujours économe, ne leur donne pas
toujours le nécessaire. Celui qui ne voit que le mo-
ment (et c'est le plus grand nombre) craint de porter
d'avance le fardeau des dépenses que l'industrie pro-
voque, que l'avenir propose".
"Déjà les mémoires intéressés encombrent les
cartons; les échos impuissants fatiguent les voûtes
ministérielles; l'inertie, fille abrutie de l'obstacle, les
neutralise. Il falloit un nouveau moteur pour guider
la marche toujours lente des résolutions".
Claude Nicolas Ledoux.

Dans ce chapitre sera illustré l'un des thèmes souvent déve-


loppés au centre de recherche en gestion de l'Ecole Polytechnique1 ,
la dialectique complexe et douloureuse qui oppose volonté et mé-
canisme. Où l'homme détenteur d'un pouvoir visible et admiré se
prend les pieds dans un entrelacs de rêts mal visibles. Volonté ap-
paremment toute puissante et butant sur un ensemble de méca-
nismes qui ne se laissent ni soulevés, ni même contournés. Un monde
où ça s'administre, ça se gère plutôt qu'on ne gère ou n'administre.
Où la volonté qui voulait prendre les problèmes de front, changer
les choses, ne dispose pas du temps nécessaire au combat administra-
tif, à la lutte nécessaire pour hâter les mécanismes ronronnants. Le
temps se passe en d'autres travaux, d'autres enjeux.

1. Voir Berry!Moisdon/Riveline, 1979.


Léon Walras et Jules Ferry se rencontrent pour la première fois
aux alentours de 1861. Walras a vingt-sept ans, Ferry en a vingt-neuf.
Ce dernier, issu d'une famille de robins. est avocat et journaliste.
Ayant passé sa licence en droit dix ans auparavant, il avait songé à
entrer dans l'administration. Le coup d'Etat l'en a dissuadé : fils d'un
républicain, il n'était pas question pour lui de servir l'Empire. Il
s'inscrit alors au barreau de Paris et fréquente la "Conférence Molé" :
c'est alors un groupe de jeunes avocats qui s'initie à la politique et
c'est l'un des lieux privilégiés où se forme le futur personnel politique
de la Troisième République. On y discute tout naturellement de
questions économiques et sociales. Par des amis, tel Marcel Roulleaux.
le jeune avocat prend contact avec le positivisme. Il écrit dans la
Gazette des Tribunaux et commence à donner en 1863 des articles
économiques dans la Presse, journal créé par Emile de Girardin et
auquel, nous l'avons vu plus haut, Walras participe à la même époque.
Mais depuis 1857 surtout, avec l'entrée au Corps législatif de cinq
républicains, Ferry se passionne pour la politique. En compagnie
d'un groupe de jeunes gens, dont fait également partie Gambetta,
il est assidu aux séances et applaudit chaudement les interventions
des "cinq". Il est l'ami intime d'Emile Ollivier, coqueluche de la
jeunesse républicaine, gendre de Lizst, très introduit dans les milieux
politiques et artistiques, mais qui fera l'erreur de se compromettre
avec l'Empire finissant. Walras, là aussi poussé par son père, fré-
quente lui aussi Ollivier.
Aux élections de 1863, le parti républicain remporte un franc
succès, notamment à Paris. Ferry rédige pour Thiers un dossier sur
les irrégularités commises par l'administration d'Empire au cours des
élections. En 1864, il est condamné pour avoir tenu une réunion
publique, et cette condamnation lui vaut surtout une popularité
certaine. En 1865, il entre comme journaliste au Temps et participe
à Berne à un Congrès de l'Association Internationale pour le Progrès
des Sciences Sociales. Avocat politique et journaliste, telles sont
alors ses principales occupations. De 1866 à 1868, il développe et
enflamme la polémique lancée par Léon Say contre Haussmann. Sa
popularité croit encore, surtout à Paris. Maurice Reclus note : "bien
avant l'ouverture de la campagne électorale de 1869, Jules Ferry
avait préparé sa candidature législative à Paris"l .
Avant de voir comment Walras et Ferry collaborent en 1869, il
est bon de se reporter quelques années auparavant et de se pencher
sur les sources de cette amitié.

1. Reclus (Maurice), 1947.


La première trace que nous ayons trouvée des rapports entre les
deux hommes est une lettre éditée par Jaffé et déjà citée' . Walras
on s'en souvient, ayant quitté le Journal des Economistes et la Presse,
décide de fonder son propre journal : l'Economiste, et sollicite une
autorisation du Ministre de l'Intérieur. Cette autorisation lui est
refusée. On a vu précédemment que dans la liste des rédacteurs
ordinaires (par opposition au rédacteur en chef : Léon Walras)
apparaissaient les noms de Jules Ferry et de Marcel Roulleaux,
grand ami de Ferry et rédacteur au Journal des Economistes que
Walras vient de quitter. On vient de résumer brièvement la carrière
de Ferry, on sait également que Walras est, entre 1866 et 1868,
directeur de la Caisse d'Escompte des Associations populaires. Si l'on
excepte des raisons de sympathies difficiles à apprécier, tel l'âge,
un goût commun pour les activités artistiques (Walras a été critique
d'art et Ferry est toute sa vie un peintre amateur), etc, deux choses
rapprochent les deux hommes : les idées et les positions.
Des idées en commun. Tous deux ont été frappés, et choqués,
par la Révolution de 1848. Le père de Ferry, d'abord enthousiasmé
par février, s'est vite effrayé des tendances socialisantes de la Répu-
blique. Le frère de Jules affirmera plus tard que c'est à cette époque
que le futur homme d'Etat acquiert le goût de l'ordre et le dégoût
des révolutions sociales, qu'il conservera toute sa vie. Quant à Walras.
1848 lui apparaît comme une "magnifique leçon de choses" avec
deux enseignements principaux : 1/ il faut faire des réformes avant
que ne se déclenchent les révolutions; 2/ toute réforme, avant d'être
entreprise politiquement, doit avoir été mûrie scientifiquement2.
Chez les deux hommes se retrouve le même traumatisme occasionné
par le socialisme brouillon qui, selon eux, menaca l'ordre social au
premier semestre de 1848. Ferry, comtiste, se tourne alors vers les
problèmes d'éducation. Walras, scientiste, plutôt vers la construction
de la science sociale, à partir des idées à lui transmises par son père.
Mais Ferry s'est lui aussi intéressé à l'économie politique. Il l'a ap-
prise essentiellement dans Stuart Mill et il est, dans sa jeunesse, un
partisan déclaré du libre-échange et de la libre concurrence. Emile
Ollivier précise dans ses souvenirs : "il était autant que nous (les cinq
députés républicains du Corps Législatif de 1863. H.D.) libéral et
constitutionnel, affranchi de l'autorité des bonzes creux de 1848, plus
libre-échangiste que nous; c'est lui qui me conduisit chez Cobden"3 .

1. Il existe peut-être d'autres documents dans le fonds Walras de Lyon.


2. Jaffé, 1602.
3. Cité in Reclus (Maurice), 1947, p. 25.
Libre-échangiste à l ' é p o q u e (ce n'est que sous l'intluence de son
ami Méline, et avec l'évolution politique de la Troisième République,
que ses idées suivront un cours différent), il n'est pas pour autant
hostile à u n certain interventionnisme de l'Etat. Sous sa plume,
sans d o u t e dans la lignée de la pensée comtienne, on trouve, à l'égard
des libéraux, des expressions que les Walras, père et fils, n'eussent
pas reniées : "ces vulgarisateurs de troisième ou de quatrième main,
qui ressassent, à l ' o m b r e du grand Adam Smith, des abstractions
usées et de vaines f o r m u l e s " ' . C o m m e Stuart Mill, Ferry distingue
p o u r sa part, la science é c o n o m i q u e , p o r t a n t sur des lois naturelles,
de l'art, application concrète des grands principes, ce qui le rap-
proche de la distinction walrassienne entre économie pure et écono-
mie appliquée. De Marcel Roulleaux, il écrit avec la plus vive sympa-
thie : "il a d m e t la grande industrie c o m m e un fait nécessaire, abou-
tissant à une classe d ' e n t r e p r e n e u r s , ou, c o m m e disait Auguste
C o m t e , de chefs industriels. Il n'engage pas contre cette tendance
générale, qui opère à la façon d ' u n e force mécanique, une lutte
impensable et dérisoire. Mais, plus sage et plus pratique, il cherche
à c o n s t i t u e r le contrepoids. Ce contrepoids, il est, d ' u n e part dans
une action croissante de l'opinion, agent de la moralité sociale, sur
les chefs industriels : l'étude de la société anglaise offre à cet égard
de précieux exemples. Ce contrepoids est d ' a u t r e part dans l'organi-
sation collective et l'éducation croissante des masses ouvrières".
L'organisation collective, c'est le droit de coalition, d'association.
Walras et Ferry sont alors caractéristiques de ce G a m b e t t a qualifiera
par la suite d ' " o p p o r t u n i s m e " . Mot que Ferry détestait, substituant
à " o p p o r t u n i s t e s " , le m o t de "Républicains de g o u v e r n e m e n t " :
républicains libéraux, sociaux mais non socialistes, opposés au laisser
faire, athées et anticléricaux (Ferry plus que Walras). Ils appartien-
nent à un groupe politique qui fournira les cadres de la Troisième
République, qui donnera à son histoire sa couleur propre. Simple
anomalie, les idées de Walras sur le rachat des terres par l'Etat. A
cette é p o q u e , elles n ' o n t peut-être pas choqué Ferry outre mesure
(s'il en a eu connaissance) : les paysans étaient alors le plus sûr sou-
tien de l'Empire. Par contre, des années plus tard, lorsque Ferry sera
aux affaires et que Walras essaiera d ' o b t e n i r un poste en France, les
choses a u r o n t changé. A ce m o m e n t en effet, les paysans sembleront
à Ferry le r e m p a r t de la République contre les radicaux et les socia-
listes. Dans une lettre à sa femme, en 1878. Ferry écrit : "je crois

1. Extrait de son article nécrologique consacré à Marcel Roulleaux.


plus que jamais à la République des paysans"1 . Dans ce c o n t e x t e
donc, les idées économiques de Ferry évoluent elles aussi : "les
idées de Ferry inclinaient plutôt au libre-échange qui avait été
la doctrine de sa jeunesse, comme celle de tous les Républicains
défendant le plus large idéal possible de liberté. Il sut p o u r t a n t en
sacrifier une partie aux intérêts p e r m a n e n t s de la classe rurale qu'il
importait de défendre et de rétablir"2. Ferry se rallia donc aux
thèses d' u n de ses amis, Jules Méline, père des tarifs qui p o r t e n t
son n o m et qui plongèrent la France dans le protectionnisme.
Malgré cette dissension qui n'interviendra en fait que b e a u c o u p
plus tard, Walras et Ferry ont donc dans leur jeunesse des idées très
proches. Leurs positions les ont également rapprochées.
Il a été signalé en effet que Ferry c o m m e n ç a très tôt à faire
campagne à Paris. en vue de la d é p u t a t i o n au Corps Législatif, bien
avant la campagne électorale de 1869. Or Walras. étant directeur de
la Caisse d ' E s c o m p t e de 1866 à 1868 et militant du m o u v e m e n t
coopératif, on l'a vu, est en c o n t a c t avec le milieu des ouvriers et
des artisans de la capitale. Ceux-ci sont j u s t e m e n t les électeurs poten-
tiels de Ferry. L'économiste va donc servir en quelque sorte d'agent
électoral au jeune h o m m e politique. Et Ferry est élu. Son premier
c o n t a c t avec l'assemblée est h o u l e u x : il p r o v o q u e un scandale par un
discours sur les candidatures officielles. Ce scandale fait, il s'éloigne
p r u d e m m e n t de Paris et c'est à Lausanne qu'il va passer quelques
jours, assistant à un congrès (encore un) de la ligue de la paix et de la
liberté. Il est probable que c'est là qu'il apprend la création de la
chaire d ' é c o n o m i e politique de l'Académie. Il pense alors à Walras
qui vient de l'aider dans sa campagne. Rencontre-t-il R u c h o n n e t à
ce m o m e n t ? Toujours est-il que lorsque R u c h o n n e t vient à Paris
proposer à Walras de faire acte de candidature, Walras organise un
dîner à Saint-Mandé auquel il convie Ferry. Par la suite, le Président
de la Confédération et le Président du Conseil c o n d u i r o n t une série
de négociations entre la Suisse et la France.
En 1870 donc, les deux amis se séparent p o u r m e n e r à bien
chacun son projet : Walras se dirige vers Lausanne p o u r y fonder
l'économie scientifique, fidèle au serment qu'il avait fait à son père
en 1858. Ferry, jeune d é p u t é , déclare salle Molière, le 10 avril 1870 :
"je me suis fait un serment : entre t o u t e s les nécessités du t e m p s pré-
sent, entre tous les problèmes, j'en choisirai u n auquel je consacrerai

1. Cité in Reclus, 1947, p. 136.


2. Maurice Pottecher, cité in Reclus, 1947, p. 142.
tout ce que j'ai d'intelligence, tout ce que j'ai d'âme, de coeur, de
puissance physique et morale : c'est le problème de l'éducation du
peuple".
Durant les années qui suivent l'installation de Walras à Lausanne
et au cours desquelles il met au point la théorie de l'équilibre général,
s'avance la carrière de Ferry. Nul doute que notre économiste ne
l'observe avec intérêt, surtout après la crise du 16 mai 1877 qui voit
les Républicains s'emparer des rênes du char de l'Etat. Ferry est alors
un parlementaire influent, un chef de groupe un moment président
de la commission des tarifs douaniers. A l'automne 1877 justement
Walras vient à Paris et prend part à un dîner chez Ferry. On y parle
entre autres d'un des problèmes du moment, la réforme des facultés
de droit et l'introduction dans ces facultés de droit de l'économie
politique (décret du 26 mars 1877). La conversation n'est pas dénuée
d'arrière-pensées de la part de Walras. A cette époque en effet, pour
des raisons personnelles1 et pour des raisons de carrière, Walras
songe sérieusement à rentrer en France. Ferry l'encourage à le tenir
au courant de ses écrits. Quelques mois plus tard, justement, Walras
prend, sous un pseudonyme, une chronique dans la Gazette de Lau-
sanne, la "chronique de la quinzaine". Le rythme de parution de
cette chronique en donne bien le style : il ne s'agit pas de textes sur
l'actualité brûlante, non plus que de textes théoriques bien sûr, mais
des réflexions sur les grands problèmes du moment, politiques, éco-
nomiques ou sociaux au sens large, abordés au détour d'évènements
d'actualité. L'occasion est bonne et Walras les enverra très régulière-
ment à Ferry. L'une des premières, on s'en doute, celle du 23 février
1878, est consacrée à l'organisation de l'éducation. Déjà quelques
mois plus tôt, Walras avait rédigé un petit mémoire sur le sujet qui
deviendra par la suite un article, auquel nous reviendrons. Par la
Correspondance éditée par Jaffé, nous savons que Walras travaille
le sujet de 1877 à 1879. Travail très consciencieux, comme toujours
chez Walras : en 1878, à un de ses premiers disciples, un Néerlandais,
il demande des renseignements sur l'enseignement des sciences mo-
rales et politiques dans son pays. En février 1879. la même demande
est adressée à Jevons pour l' Angleterre2 . Quant à l'Allemagne, toutes
les discussions de l'époque font référence à l'enseignement des
"sciences camérales" dont la tradition remonte à un passé lointain
et il est facile de se renseigner sur son organisation dans le milieu

1. Sa femme est gravement malade, et meurt peu de temps après en juin 1 879.
2. Jaffé, 431.
lausannois. Au total, Walras se constitue une sorte de dossier sur la
façon dont les sciences sociales sont enseignées dans divers pays
européens.
C'est dire que Walras prépare le terrain avec soin. Car il mène
le siège de Ferry (un siège discret) sur un autre plan. Connaissant
les discussions qui s'élèvent en France sur le problème des chemins
de fer, il appâte l'homme politique en lui signalant son mémoire sur
le sujet, commandé en 1875 par deux Conseillers d'Etat vaudois.
La réponse est immédiate. Ferry lui explique qu'il fait partie du
Conseil Supérieur des voies de communication réuni par le ministre
de l'industrie, Freycinet, pour étudier la question, alors fort contro-
versée et délicate, des chemins de fer. Les débats, selon Ferry, ne
brillent pas par leur clarté, d'où son intérêt pour le texte de Walras :
"votre mémoire sur les chemins de fer dans leurs rapports avec l'Etat
m'allèche prodigieusement ( . . . ) L'étude d'un théoricien de votre
force est un élément nouveau dont je me promets grand profit et
vous vous montrez un vrai et bon ami en la mettant à ma dispo-
sition"' . Ce petit extrait de lettre est l'archétype d'un des rapports
que l'économiste peut entretenir avec le pouvoir. Ceci est d'autant
plus vrai qu'on ne sait pas si Ferry a lu le mémoire de Walras, il n'a
en tous cas jamais fait aucun commentaire sur le fond et Walras
eut toutes les peines du monde à récupérer son manuscrit dont,
dans sa hâte fébrile à l'envoyer à Ferry dès que celui-ci en eut mani-
festé le désir, il n'avait pas fait de copie.
En effet, à peine a-t-il reçu la lettre de Ferry au courrier du
matin, qu'il se précipite dans le premier bureau de poste pour y
confier son précieux manuscrit. Et. rentré chez lui, il prépare la lettre
qu'il méditera durant une semaine entière et dans laquelle il va
répondre aux allusions que Ferry faisait dans la sienne, lorsqu'il
soulignait la confusion règnant alors dans les diverses positions des
économistes sur la question des chemins de fer. Walras, dans sa
réponse, montre les raisons de la crise théorique que connaît l'éco-
nomie politique d'alors et met l'accent du même coup sur les incer-
titudes qui pèsent quant aux principes théoriques devant éclairer
les décisions politiques.

— Le premier plan Walras2. - La crise théorique dans laquelle se


débat l'économie politique tient essentiellement selon lui à l'absence

1. Jaffé, 402.
2. Jaffé, 403.
de démarcation nette entre la théorie et la pratique, entre la science
pure et la science appliquée (ou art). Dès lors, on se trouve face aux
faits, chatoyants et confus, sans l'éclairage de principes théoriques
scientifiquement et indépendamment obtenus. C'est particulièrement
vrai pour la question des chemins de fer, ce l'est aussi de toutes les
grandes questions économiques brûlantes de l'époque. Pour expliquer
l'absence de cette distinction fondamentale, Walras remonte à un
niveau institutionnel. Les professeurs d'économie politique en effet1
n'ont qu'un but : déserter leurs chaires pour se faire élire qui séna-
teur, qui député, pour se faire nommer administrateurs des crédits
fonciers ou mobiliers, "pour faire en un mot de la politique ou des
affaires, de la pratique". Cette position institutionnelle n'encourage
pas la recherche. Que faire ?
Freycinet, déclare Walras, se trouve devant une question écono-
mique fondamentale, celle dont la solution détermine le choix d'une
politique en matière de voies de communication. Le ministre de
l'industrie qu'il est sent bien que la théorie économique telle qu'elle
est représentée en France n'est pas au point sur cette question (et
comment le serait-elle, alors qu'elle n'a pas su reconnaître qu'il s'agis-
sait d'un problème d'économie appliquée, indéchiffrable sans la
théorie pure de la détermination des prix sous l'empire du monopole,
et de la théorie pure de la séparation entre services publics et services
privés). Freycinet se trouve même dans la situation étonnante où,
partisan d'une intervention de l'Etat, il est dans le vrai ce qu'a
démontré Walras dans son mémoire - tout en étant attaqué par tous
les économistes orthodoxes de France.
Freycinet a le moyen de débloquer la situation : de son minis-
tère dépendent l'Ecole des Mines et l'Ecole Centrale (dans le cours
de la lettre disparaît rapidement la seconde, et ne reste que l'Ecole
des Mines). Aucune de ces deux écoles, au contraire de celle des
Ponts et Chaussées qui possède l'une des plus vieilles de France, n'est
dotée d'une chaire d'économie politique. La solution apparaît donc
dans sa lumineuse simplicité. Dès à présent, Walras prend date en
annonçant à Ferry que si la chaire était créée, il serait candidat. Il
précise même que contrairement à ce qui se fait aux Ponts, il lui
faut un cours de trois ans - à la rigueur de deux - "pour secouer un
peu la torpeur et la platitude de la science actuelle, et former des

1 - L. W. pense aux libéraux, non aux professeurs des facultés de droit, venant à peine de
s'installer dans leurs chaires.
directeurs de chemins de fer et de canaux qui sachent manoeuvrer
rationnellement un tarif".
Dans ce cas, comme dans le cas des autres "plans" Walras, il
est difficile de porter un jugement tranché sur cette proposition. On
peut toutefois mettre en lumière quelques éléments d'appréciation.
Une telle proposition ne demandait pas, semble-t-il de bouleverse-
ments politiques majeurs : il existait même ce qui fait le bonheur
de l'administrateur en pareil cas, un précédent. On pouvait facile-
ment jouer sur la séculaire rivalité qui unit l'Ecole des Mines à l'Ecole
des Ponts. La meilleure preuve en est qu'une chaire d'économie
politique sera effectivement créée à l'Ecole des Mines de Paris en
1885. La difficulté donc, pour autant qu'il soit possible de l'évaluer,
ne reposait pas véritablement sur la création d'une chaire. Elle aurait
bien plutôt reposé sur le profil de Léon Walras. Car lorsque la chaire
fut créée en 1885, elle échut tout naturellement à un polytechnicien
du Corps des Ponts, Emile Cheysson. Bien plus tard, mais dans le
même ordre d'idées, elle fut occupée par M. Allais, polytechnicien du
Corps des Mines. Il y a fort à parier que si elle avait été créée au mo-
ment où Walras le demandait à Ferry, un ancien élève externe de
l'Ecole des Mines, au cursus d'ailleurs fort médiocre dans cet établis-
sement prestigieux, ayant été auparavant recalé au concours de Poly-
technique, eut eu de grosses difficultés à l'obtenir, tout inventeur
qu'il fût de l'équilibre général.
Toujours est-il que Ferry ne donna pas suite, semble-t-il, à cette
première proposition.

— Intermède. — En septembre 1878, Walras propose à la Revue


des deux mondes son article : "De la culture et de l'enseignement des
sciences morales et politiques". L'article n'est pas retenu, et sera
accepté par la Bibliothèque Universelle en 1879. Il est intéressant par
ce qu'il révèle des idées de Walras et de sa connaissance des milieux
français.
Il est urgent, selon lui, d'organiser l'enseignement des sciences
morales et politiques, suivant deux axes que nous pouvons définir
ainsi (H.D.) : changer les rôles et changer les institutions. Changer le
rôle de l'économiste, c'est "professionnaliser" le milieu sous peine de
choc en retour : "le savant qui se fait homme politique en introdui-
sant lui-même ses idées dans les faits heurte des intérêts égoïstes et
hargneux qui, au premier moment de réaction, se vengent sur la
science même en restreignant sa liberté. Or sans liberté absolue, il n'y
a plus de science". Le lecteur se souvient sans doute de la première
partie de ce travail, où les exemples abondent de changements de
régimes ou de majorités qui provoquèrent des bouleversements dans
l'enseignement de l'économie politique. Que l'on se souvienne
notamment de la double carrière d'économiste et d'homme politique,
très mouvementée, de Michel Chevalier. Il importe donc pour Walras
de séparer clairement les genres et les rôles, d'une part la carrière
politique, de l'autre la carrière scientifique, cette séparation devant
pouvoir garantir l'indépendance du "scientifique" : "une chaire de
professeur à obtenir par son travail et son mérite, des auditeurs
assurés par les exigences du diplôme, voilà la seule subvention et le
seul appui à donner à l'homme de science"' .
Il convient aussi, toujours pour Walras, après avoir séparé les
rôles, de changer les institutions. C'est contre la dichotomie toute
française qui existe entre littéraires et scientifiques qu'il faut réagir.
Il faut regrouper les facultés de lettres et les facultés des sciences et
instituer des cours communs (où l'on retrouve le modèle allemand);
faire de l'Ecole Polytechnique une faculté proprement technique,
organiser dans les facultés de droit une section de sciences politiques
préparant aux carrières de la fonction publique. L'Ecole Normale
continuera à former les professeurs de lettres et de science cependant
que la cinquième section de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes,
enfin organisée, formera les professeurs de sciences politique et
économique.
Plan ambitieux, et qui traduit une certaine méconnaissance du
paysage institutionnel français (qui s'explique si l'on se souvient que
Walras a quitté la France en 1870). Une telle méconnaissance se
révèle sur un point. Walras ignore le poids grandissant de l'Ecole
Libre des Sciences Politiques. Lorsqu'il adresse son article au rédac-
teur de la Bibliothèque Universelle, il s'attire cette remarque : "je
regrette aussi ce que vous dites à la fin de l'école de M. Boutmy.
Non seulement cela indisposera contre le reste de l'article un
nombre de personnes plus grand peut-être que vous ne le pensez et
parmi elles des personnages influents en matière d'instruction pu-
blique, dont l'opinion avantageuse serait d'un grand poids pour l'ac-
complissement des réformes que vous proposez, mais je crois qu'il

1. L'allusion aux étudiants "assurés" par la sanction du diplôme est essentielle car, à
l'époque, les professeurs, au Collège de France, mais aussi dans les facultés ceci est vrai
surtout de la Sorbonne et des lettres, mais également dans une moindre mesure pour
les autres matières - font leurs cours devant un public " m o n d a i n " en majorité. Le cas
le plus célèbre sera évidemment celui de Bergson. Le prolesseur est alors tenté d'adapter
le contenu et la forme de son cours à son auditoire, ce qui présente un risque élevé dans
le domaine des sciences sociales.
serait profondément regrettable que votre proposition fût adop-
tée. Ne fût-ce qu'à titre d'expérience il faudrait laisser vivre cette
école ( . . . ) Aussi longtemps que la République ne sera pas complè-
tement consolidée, il y aura un intérêt considérable à la maintenir
indépendante comme moyen peu bruyant mais très efficace de
mitiger un nouveau despotisme, et d'en préparer la transformation.
En outre, serait-il bon de la lier aux fluctuations de la politique, et les
avantages qu'elle présente aujourd'hui n'en seraient-ils pas annulés ?
L'école est aujourd'hui hors de page; elle a réussi; il lui a été fait un
don généreux d'un million qui lui a permis de s'établir dans son
propre hôtel, et je ne crois pas du tout que ni ses fondateurs, ni
ses amis éprouvent le moindre désir de la voir sortir de sa position
actuelle, que l'on connaît, pour la lancer dans l'engrenage de la
bureaucratie française qu'elle a pour but de modifier dans l'intérêt
du pays et de l'instruction supérieure en particulier"1 . Il est pro-
bable, remarque Jaffé en note, que Walras avait prévu dans sa pre-
mière version la nationalisation ou la suppression pure et simple.
Il édulcora finalement sa pensée ainsi : "chose curieuse ! Cette insti-
tution existe à Paris : c'est l'école libre des sciences politiques.
Comment l'Etat, qui revendique si hautement ses droits en matière
d'enseignement supérieur, ne rougit-il pas de laisser l'initiative indi-
viduelle lui préparer les administrateurs dont il a une telle pénurie ?
Il n'y aurait donc qu'à laisser fonctionner à Paris l'école existante
et à créer en province des sections de sciences politiques dans les
facultés de droit au fur et à mesure qu'on en aurait les moyens". Le
paradoxe d'un Etat, si préoccupé de son monopole sur l'enseigne-
ment supérieur, si hostile à l'enseignement privé, et si préoccupé par
la formation des hauts fonctionnaires, tolérant qu'une école libre
fournisse le personnel de la haute administration, occupant par la
suite une position de quasi-monopole dans le recrutement de certains
ministères, avait de quoi surprendre. En 1878 pourtant, Boutmy est
l'un des fondateurs de la société de l'enseignement supérieur, amenée
à jouer un grand rôle. En 1880, il est nommé membre du Conseil
supérieur de l'Instruction publique. Quelques années plus tard, lors-
qu'il sera question de créer une licence de sciences politiques dans
les facultés de droit et que Boutmy sentira son école menacée, c'est
directement avec le Président du Conseil de l'époque, Jules Ferry,
qu'il négociera, avec succès d'ailleurs2 .

1. Jatte, 447.
2. Voir Favre (Pierre), "Emile Boutmy et l'Ecole libre des sciences politiques", Revue fran-
çaise de sociologie, juillet-septembre 1981, XXII-3.
En 1878, Walras adresse son article à Ferry. Or en 1879, Grévy
remplaçant Mac-Mahon nomme Waddington Président du Conseil et
Ferry occupe dans ce ministère le poste de ministre de l'Instruction
publique et des Cultes.

— Le deuxième plan Walras' . - Walras, apprenant la nouvelle,


réfléchit durant huit jours, puis envoie au nouveau ministre une
lettre de félicitation qui est surtout une lettre de proposition.
La couleur est annoncée d'emblée : "j'ai pensé à vous toute
cette semaine, et plus j'y pense, plus je me convaincs qu'il vous
fallait de toute nécessité, d'ici à peu de temps, vous manifester non
seulement par une façon supérieure de traiter les affaires courantes
mais par quelqu'idée grandiose qui fût de nature à caractériser un
ministère, à saisir l'attention, à enlever tous les suffrages". On se
doute de l'idée en question : il s'agit d'organiser l'enseignement des
sciences morales et politiques. Walras reprend alors le projet exposé
dans son article, en le modifiant un peu. S'appuyant sur l'ensei-
gnement des sciences camérales en Allemagne, et de la faculté de
sciences sociales existant à cette époque déjà à Genève, c'est une
sorte d'Ecole Nationale d'Administration, mais décentralisée, que
Walras propose de créer. A Paris serait instituée une Ecole de sciences
politiques, "englobant, s'il y a lieu, l'école libre de M. Boutmy", en
province une ou deux facultés de sciences politiques, dans un premier
temps. Pour ce qui concerne les élèves, on laisserait aux facultés de
droit les futurs avocats et l'on attirerait les futurs cadres de la haute
administration. Et comme les établissements créés prépareraient aux
grands Corps : diplomatie, Conseil d'Etat, Cour des Comptes, etc..
les étudiants attirés seraient parmi les meilleurs. Du côté des profes-
seurs, on instituerait une agrégation des sciences politiques ou quel-
que autre recrutement "donnant des garanties". Walras semble avoir
dans l'idée un contrat passé avec les professeurs, de la nature de celui
qu'il a passé avec les autorités vaudoises : apolitisme contre indépen-
dance de recherche.
Un tel projet, réalisé présenterait deux types d'avantage. Le
premier est politique : la science sociale et politique se développant,
le socialisme et le radicalisme empiriques disparaissent du même
coup : "il n'y aura plus en présence que les deux partis nécessaires à
tout régime représentatif et parlementaire, celui des républicains
progressistes et celui des républicains conservateurs alternant au

1. Jaffé, 429.
pouvoir suivant qu'il s'agit d'accomplir des réformes ou de consolider
des réformes accomplies". Au fur et à mesure que la science se fait,
les extrêmes politiques disparaissent.
Le second type d'avantage est personnel : "il me semble qu'en
vous faisant l'homme de cette idée, vous assurez on ne peut mieux
votre position". Le noeud embrouillé du problème du gouvernement
démocratique et libéral de la France est dénoué. Le mérite en revien-
dra à Jules Ferry : "renom historique"' .
Walras, bien sûr, ne s'oublie pas dans son plan. Il conclut sa
lettre en annonçant à Ferry qu'il est en train de mettre main à un
cours complet d'économie politique : "ce serait assez le cas de vous
offrir le tout si cette offre ne ressemblait peut-être un peu trop à un
prenez-moi donc. Mais après tout je sais que vous appréciez mon
(oeuvre). Pourquoi ne vous ferais-je pas savoir que mon oeuvre est en-
tièrement, quand il vous plaira, à la disposition de votre excellence".
Concrètement, Walras a deux pistes et, entreprenant la recon-
quête des institutions d'enseignement supérieur françaises, il déve-
loppe une double offensive : Paris et Montpellier.
A Montpellier, patrie de Auguste Walras, Léon connaît l'archi-
viste départemental qui est l'un de ses vieux amis : Louis Lacour de
la Pijardière. Ce dernier a retrouvé à Montpellier une autre connais-
sance de Walras, le préfet de l'Hérault du moment, Cazelles. Ce préfet
éclairé, médecin et philosophe, traducteur de Stuart Mill et Spencer,
connaît les oeuvres de Walras. Or, se crée dans la préfecture de
l'Hérault, par un décret du 28 novembre 1878 (l'indication est de
Walras qui a suivi l'affaire de près), une faculté de droit. Le problème
est que le décret ne prévoit pas de chaire d'économie politique.
Cependant, au XIXè siècle, une chaire peut-être assez facilement
créée par souscription municipale. Cazelles semble pouvoir obtenir
assez facilement la création conjointe de la chaire par la municipalité
et l'Etat. Reste un autre problème : faire nommer Walras. Le préfet
en parle alors au recteur de l'Académie de Montpellier, Dumont
(ce nom réapparaîtra plus tard). Dumont semble lui aussi rapidement
acquis à Walras, mais tout doit remonter à Paris : "les autorités lo-
cales te sont acquises", écrit Lacour, "M. Cazelles estime que c'est
fort peu de chose, c'est-à-dire environ 2% dans les chances de réus-
site"2 . Il faut avoir le ministre pour soi. Pour Lacour, la chose ne
présente guère de problème : il ne faut aucun diplôme pour être

1. Jaffé, 453, note 3.


2. J a f f é , 4 3 9 .
n o m m é au Collège de France, il n'en faut aucun pour les cours spé-
cialisés en faculté. Lacour cite à l'appui l'exemple de la faculté de
lettres de Montpellier d o n t l'une des chaires a été attribuée à un
receveur des postes simple bachelier, une autre à un bachelier égale-
m e n t , une troisième à un simple licencié. Conclusion : "si l'on veut
de toi, si tu n'effraies pas les faiblards du ministère, ta n o m i n a t i o n
est assurée"1 . En fait, L a c o u r c o m m e t sans nul d o u t e une erreur
d ' a p p r é c i a t i o n en c o m p a r a n t faculté de droit et faculté de lettres.
Ces dernières se créent t o u t juste à l'époque et il n'existe aucun
milieu scientifique structuré. T o u t au contraire, les facultés de droit
o n t des traditions séculaires et le milieu des juristes est beaucoup
plus f o r t e m e n t structuré, ne serait-ce que par l'agrégation de droit.
Walras a p o u r sa part une appréciation plus juste de la situation : "je
ne d o u t e pas plus de la s y m p a t h i e de M. Cazelles que de l'amitié de
Ferry, mais je me d e m a n d e sérieusement s'ils a u r o n t à eux deux
assez d ' a u t o r i t é n o n p o u r faire établir la chaire d ' u n c o m m u n accord
par la ville et par l'Etat, mais p o u r y faire n o m m e r un h o m m e qui
n'est ni agrégé de droit, ni d o c t e u r en droit. Et p o u r t a n t là est la
question. Veut-on des parchemins ou veut-on de l'économie poli-
tique ?"2.
Il ne reste en fait q u ' u n e seule solution : accepter un poste de
chargé de cours (on ne peut être titularisé que par l'agrégation) avec
t ou te f oi s u n salaire de professeur titulaire. On voit mal ce que Walras
gagnerait à q u i t t e r son poste de professeur en titre à l'Académie de
Lausanne p o u r se retrouver chargé de cours à Montpellier. A moins
qu'il ne s'agisse d ' u n e position d ' a t t e n t e . A t t e n t e d'une occasion qui
se présenterait à Paris.
Car Walras vise en fait autre chose que Montpellier : il entrevoit
la possibilité d ' u n "enseignement d'avant-garde", selon son expres-
sion.
A Paris, Walras est servi par un autre de ses amis. Etienne
L o r é d a n Larchey, en charge de la Bibliothèque de l'Arsenal. Ce
dernier, a p p r e n a n t que Walras cherche à revenir à Paris, s'en va tout
b o n n e m e n t d e m a n d e r au directeur de l'enseignement supérieur du
ministère. Du Mesnil, la création d'une chaire au Collège de France.
Du Mesnil, semble-t-il, connaît Walras. mais se retranche derrière les
obstacles administratifs : il y a déjà trop de chaires au Collège (34 à

1. Jaffé, 446.
2. Jaffé, 445.
35) et. de toute façon, les crédits m a n q u e n t . Il propose la solution
administrative par excellence, le fameux : "écrivez-nous".
Walras écrit donc une lettre de candidature, avec ce c o m m e n -
taire désabusé : "cette manière de faire est la manière française. Elle
est un peu contraire aux moeurs scientifiques que j'ai contractées
à l'étranger et d'après lesquelles les professeurs a t t e n d e n t les appels
sans les solliciter".
Cette lettre de candidature est bien sûr à m e t t r e en parallèle
avec celle que nous avons vu écrite par Walras à R u c h o n n e t . Walras
peut en effet développer l'aspect institutionnel : il a été appelé par
le Conseil d ' E t a t vaudois, il a travaillé durant sa jeunesse avec M.
Léon Say (dont on sait ce qu'il en pense mais qui est à l ' é p o q u e
ministre des finances). Il peut s u r t o u t développer l'aspect scienti-
fique. Car. à ce m o m e n t , Walras est l ' a u t e u r des E l é m e n t s d ' E c o n o -
mie politique pure. Sa découverte fut faite en même temps que celle
de Jevons. "remarquable coïncidence". Mieux Walras se propose de
présenter aux Allemands ébahis l'un des plus beaux livres d ' é c o n o m i e
politique qui aient paru, livre écrit par un Allemand, Gossen. mais
entièrement m é c o n n u par ses compatriotes. Walras essaie par cette
remarque de t o u c h e r la fibre la plus sensible de l'administration
française de l'époque, le nationalisme. L'idée d'avoir en France un
savant que les Allemands eux-mêmes pourraient bien envier, alors
que la science allemande est au XIXè siècle la première au m o n d e ,
devrait secouer la t o r p e u r administrative. Troisième point développé
par Walras : les conséquences p o l i t i q u e m e n t " b o n n e s " de sa doctrine.
En effet, il est amené dans son économie appliquée à limiter l'appli-
cation du laisser faire et il va donc dans le sens de la politique gouver-
nementale.
Belle lettre de candidature, mais de candidature à quoi ? Il ne
peut espérer une chaire en faculté de droit, ni une chaire au Collège
de France. C'est en fait un autre poste qu'il vise. On se souvient que
sous le Second Empire, le libéral Duruy créa l'Ecole Pratique des
Hautes Etudes. Quatre sections ont été effectivement organisées, la
cinquième, celle concernant la science é c o n o m i q u e , ne l'a jamais été,
Duruy ayant été renversé entre-temps. On se souvient également que
dans son article. Walras prévoyait d'organiser la cinquième section
pour y former les professeurs des facultés de sciences politique et
économique. Lui-même songe à diriger la partie é c o n o m i q u e , c'est à
quoi il est candidat.
Or, coup de théâtre. En 1879, au m o m e n t même où Walras
prend le chemin de Paris pour y plaider son dossier, il apprend que le
directeur de l'enseignement supérieur, Du Mesnil, vient d'être rem-
placé par Dumont, l'ancien recteur de l'université de Montpellier,
celui-là même qui était disposé à y accueillir Walras comme profes-
seur de la faculté de droit. Et Dumont, prenant son poste, déclare
haut et fort qu'il veut insuffler un vent de nouveauté dans l'univer-
sité française, qu'il est prêt pour cela à faire moins de cas des di-
plômes que du talent. Propos typiques d'un homme prenant un poste
de responsabilité et s'imaginant pouvoir plier les choses et les hom-
mes à sa volonté, sans voir les mécanismes qui le contraignent et
dont il ne va prendre conscience que peu à peu. Walras en tous cas
prépare une note pour son entrevue avec Ferry1. Il espère en effet
pouvoir rencontrer son ami ministre durant son séjour à Paris.
La note propose à nouveau, dans la continuité des plans précé-
dents, une stratégie. Puisque le Collège de France est occupé par les
Baudrillart et autres Leroy-Beaulieu, gendres et neveux de Say,
Wolowski, Chevalier, etc., puisqu'on n'y fait pas d'économie poli-
tique mais de l'histoire des doctrines, de la philosophie morale, et
puisqu'à cette situation on ne peut rien, il faut déplacer l'enseigne-
ment sérieux de l'économie politique à l'Ecole Pratique. L'argu-
mentation de Walras semble solide : "le cours d'économie politique
de l'Ecole de droit de Paris et celui de l'Ecole des Ponts et Chaussées
sont deux cours élémentaires l'un pour des hommes de loi, l'autre
pour des ingénieurs. Le cours du Collège de France et celui du
Conservatoire des Arts et Métiers sont des conférences ou des séries
de conférences à l'usage des gens du monde et des ouvriers. Il n'y
a pas à Paris, dans l'état actuel des choses, un seul cours où un
homme se destinant à la culture ou à l'enseignement de la science
économique puisse, en deux ou trois ans, le parcourir dans ses prin-
cipes et ses applications à la suite d'un professeur ( . . . ) Il n'y a pas,
dans toute la France, l'équivalent du cours d'économie politique
qu'on trouve dans chacune des universités de l'Allemagne"2. Sur ce
point, Walras est confirmé par toute une série d'articles de l'époque
soulignant l'absurdité qu'il y aurait à nommer dans les facultés de
droit comme professeurs d'économie de jeunes agrégés qui n'ont
reçu aucune formation dans cette discipline. Créer un poste pour
Walras à l'Ecole Pratique ne semble pas requérir un combat politique
lourd, l'argumentation est prête, et l'établissement, qui est une insti-
tution de recherche, convient bien à ses activités. Un pôle pourrait

1. Jaffé, 453, note 3.


2. Jaffé, 455, note 6, note pour l'entrevue avec Dumont.
se développer autour de cet enseignement et constituer une solide
école française d'économistes : "cela se fera sans bruit. Les jour-
naux soi-disants légers et les journaux soi-disant sérieux ne diront
rien. On fera peu à peu des élèves qui à leur tour seront des pro-
fesseurs. Dans dix ans la France apprendra de l'Europe que la science
économique française règne sans conteste.
On dira que cela fut préparé il y a dix ans par Léon Walras, ami
de Jules Ferry. Renom historique"' .
Walras, ainsi armé de ses notes, se rend chez Dumont tout
d'abord : "quant à Ferry, je crois pouvoir compter sur lui le jour où
on lui demanderait sa signature pour terminer une affaire bien pré-
parée"2 . Or Dumont, le lecteur se souvient sans doute que c'est lui
qui avait fait des déclarations sur sa volonté de renouveler l'université
française en faisant foin des diplômes pourvu qu'on ait le talent,
soulève un obstacle administratif incontournable selui lui : l'Ecole
Pratique est, comme son nom l'indique, une école pratique. C'est-à-
dire qu'on n'y fait pas des cours mais des répétitions ou des confé-
rences, les cours théoriques devant avoir lieu dans d'autres établisse-
ments (il semble que cette mesure ait eu pour but d'éviter que l'Ecole
Pratique n'entrât en concurrence avec d'autres institutions d'ensei-
gnement supérieur; or le projet de Walras est justement d'établir une
concurrence avec le Collège de France). Certes, explique Dumont,
cette mesure n'est pas respectée par la section des sciences histo-
riques et philologiques, qui dispense des cours théoriques, mais
Dumont, justement, regrette cette exception et ne pense pas qu'on
doive poursuivre dans cette voie. Chose remarquable, si Walras brigue
un poste à l'Ecole Pratique, c'est précisément en référence à la réus-
site de cette section, dont le prestige est internationalement reconnu,
comme il l'indiquait dans sa note pour son entrevue avec Ferry :
"L'Ecole des Hautes Etudes est, de tous les établissements d'ensei-
gnement supérieur français, celui qui a le meilleur renom en Europe
parce que c'est celui où la science se fait le plus sérieusement. Cette
réputation est due tout particulièrement aux travaux de la section
des Sciences historiques et philologiques. Après dix ans d'existence le
Directeur adjoint des études historiques de cette section, M. Gabriel
Monod,- a pu créer, avec l'aide de ses collègues et de ses élèves,
une Revue historique qui fait autorité et dont les Allemands di-
sent : "nous n'avons rien de meilleur en Allemagne"3. Il semble

1. Jaffé, ' ' 3, note 3.


2. Jaffé, 454.
3. Jaffé, 453, note 3.

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bien que Walras ait eu effectivement raison, mais que pour un direc-
teur de l'enseignement supérieur, le prestige international d'une
institution soit une chose, et que les règles bureaucratiques qui
règlent l'équilibre subtil entre les divers établissements qu'il a à gérer
en soient une autre. C'est passablement découragé, donc, que Walras
ressort de cette première entrevue. Or. quelques temps après, il
rencontre à Paris Philippe de Clermont, l'une de ses connaissances et
le sous-directeur de la section des sciences physico-chimiques de
l'Ecole Pratique. Celui-ci lui affirme que les sections de l'école sont
cloisonnées et que le fonctionnement et l'organisation internes de
chaque section sont indépendants de ceux des autres sections. Selon
lui : "le Ministre (est) absolument libre d'organiser la section nou-
velle comme il le (juge) à propos"l . Tout repose donc sur Ferry.
Au total, si l'on résume la situation : Walras peut obtenir un
poste de chargé de cours dans une faculté de droit. Mais ce poste ne
peut être qu'un poste d'attente puisque Walras, n'étant ni agrégé ni
docteur en droit, ne peut être titularisé. A l'Ecole Pratique, il ne peut
faire que les répétitions d'un cours théorique qu'il doit faire dans
un autre établissement d'enseignement supérieur. Lequel ? Non pas
la faculté de droit (problème précédent). Aucune chaire n'est libre
ailleurs (Collège de France, école des Ponts, Conservatoire, etc.).
Dumont, en désespoir de cause, ne voit plus qu'une solution, et elle
est intéressante : l'Ecole libre des Sciences Politiques. Curieux para-
doxe que celui qui voit un gouvernement hostile aux écoles libres
se tourner vers elles lorsqu'il a un cas atypique à traiter, un cas que
les règles bureaucratiques en vigueur dans le système officiel d'ensei-
gnement qu'il gère lui-même ne permettent pas de traiter. Voilà qui
jette un certain éclairage sur les procédures permettant l'innovation
voulue par le pouvoir politique et bloquée par les règles bureaucra-
tiques de l'administration. Walras pense qu'il faudrait alors proposer
à Ferry l'organisation de la cinquième section de l'Ecole Pratique en
y associant Boutmy et son école. Boutmy, selon les calculs de Walras,
devrait sauter sur cette occasion qui lui est offerte d'associer son
école privée à l'un des établissements d'enseignement supérieur les
plus prestigieux de l'Etat. Ceci dit, de son point de vue, c'est là un
pis aller, car il a bien compris (ou peut-être cela ne lui appparaîtra-t-il
aussi nettement que plus tard, mais on a déjà vu des réticences de sa
part vis-à-vis de l'Ecole libre) que l'esprit de sciences-pô ne correspon-
dait pas à ses projets propres : "je ne vois pas que cette Ecole libre

1. Jaffé, 455.
des sciences politiques ait fait grand chose. Elle a fait des auditeurs
au Conseil d'Etat, mais elle n'a pas fait de science comme en a fait
l'Ecole des hautes études"1 . Du point de vue de Boutmy, on peut
hasarder quelques remarques. Sans doute, tout d'abord, était-il
beaucoup moins enclin que ne le pensait Walras à "marier" son école
avec l'Ecole Pratique. Un tel mariage aurait très bien pu être fatal
à sa création. S'il entretient avec les plus hautes sphères de l'Etat
d'étroits contacts, c'est essentiellement pour assurer l'avenir de son
école qui repose sur son rôle de formation de l'élite administrative,
c'est aussi pour maintenir l'indépendance toujours menacée de
l'école. Deuxième remarque : Pierre Favre2 précise qu'il choisissait
lui-même et avec soin ses professeurs. D'une part, selon leur position
(prestigieuse de préférence) à l'intérieur du système d'enseignement,
d'autre part il les choisissait parmi les hommes qui avaient un double
statut de professeur et de praticien, ce qui demeure, aujourd'hui
encore, une tradition à sciences-pô. Paul Leroy-Beaulieu (dont le
frère Anatole a laissé son nom à un des amphithéâtre de la rue Saint-
Guillaume) fut choisi ainsi. On peut se demander si Walras, sans
diplôme et sans poste prestigieux, chercheur et peu praticien malgré
son expérience passée, aurait été sélectionné par Boutmy.
En dernier ressort (Boutmy n'étant pas à Paris), tout repose sur
Ferry.
Et, en effet, que pense Ferry de toute cette affaire ?
Walras part pour Paris le 12 août 1879, et rencontre Dumont
très rapidement. Puis, un mois durant, il tourne en France, allant de
Chartres où réside sa mère à Douai chez un ami, attendant en fait le
retour de Ferry à Paris. Car si ce dernier est Ministre de l'Instruction
publique, il est également Président du Conseil général des Vosges et,
comme le raconte Maurice Reclus, août est le mois où il se rend dans
son département pour y rencontrer ses électeurs vosgiens. Walras
espère le voir début septembre, mais Ferry n'est pas de retour à ce
moment. Quant à ce que Ferry peut penser de l'affaire, aucune trace
ne s'en trouve (sans doute faudrait-il chercher dans les fonds des
papiers Ferry, qui n'ont toujours pas été dépouillés systématique-
ment). Il existe pourtant peu de chances de trouver quoi que ce soit,
Ferry,n'a probablement pas le temps matériel de s'occuper de l'af-
faire. A ce moment en effet, il est tout à la campagne anticléricale :
"une chose qui m'inquiète particulièrement", écrit Walras, "c'est le

1. Pensées et réflexions, juin 1883.


2. Favre, 1981.
genre de politique adoptée par mon ami Ferry. Le suprême inconvé-
nient, selon moi, de la politique de lutte religieuse, de pérégrination
provinciale, d'inaugurations de statues à grand orchestre, de lettres
et discours polémiques, c'est qu'elle est absolument incompatible
avec la politique de réforme qui me paraît la seule sérieuse et effi-
cace. On a opposé la manière douce à la manière forte; j'opposerais
volontiers, quant à moi, la manière silencieuse à la manière bruyante,
la politique des actes à celle des phrases"l .
C'est donc sans avoir pu voir Ferry que Walras s'en retourne à
Lausanne : "je m'aperçois que je me laisse un peu aller à l'impression
de découragement que je ne manque jamais de rapporter de mes
séjours en France"2 . De Lausanne, il se tient au courant des fluctua-
tions politiques françaises par l'intermédiaire de son ami Larchey.
Début décembre 1879, nouveau rebondissement : Michel
Chevalier meurt et sa chaire au Collège de France est donc à pour-
voir. Walras écrit aussitôt à Dumont pour faire acte de candidature.
Il reprend ses thèmes favoris : il sera un professeur, ne briguera aucun
mandat politique, ne cumulera pas plusieurs chaires, ne se fera pas
suppléer. Par contre, il réclame une totale indépendance scientifique
et, pour la première fois par écrit au cours des négociations menées
avec la France, par scrupule sans doute, il fait allusion à sa théorie
sur le rachat des terres par l'Etat3 .
D'illusions, il ne s'en fait pas trop : "le fait est que la chose est,
sinon impossible, du moins bien difficile. Michel Chevalier, qui ne
faisait plus son cours depuis, je crois, deux ou trois ans, se faisait
suppléer par son gendre Leroy-Beaulieu qu'il avait déjà fait nommer
membre de l'Institut, qui est professeur à l'Ecole des sciences poli-
tiques, rédacteur du Journal des Débats et de la Revue des deux
mondes, rédacteur en chef de l'Economiste français. Ces gaillards qui
vous occupent deux chaires, écrivent dans trois journaux, sont de
l'Institut, et briguent la députation ou le Sénat, sont très forts en
France"4 . On sait que la nomination au Collège se faisait sur présen-
tation d'un nom par l'Institut et présentation d'un autre nom par le
Collège, avec choix du gouvernement. En l'espèce, Leroy-Beaulieu
fut présenté et par l'Institut et par le Collège, comme on l'a vu. Le
gouvernement avait la possibilité, semble-t-il, de passer outre. Il eût
fallu pourtant que les enjeux fussent particulièrement forts. En

1. Jaffé.457.
2. Idem.
3. Jaffé, 461.
4. Jaffé.462.
paraphrasant Dumas, on pourrait dire qu'il est loisible de violer une
institution, si c'est pour lui faire un enfant. L'économie mathéma-
tique n'était pas un enfant particulièrement désiré par le Ministre.
D'autant que c'est l'époque où Ferry se tourne vers le soutien poli-
tique des classes paysannes, et qu'il serait délicat d'imposer au
Collège, par un coup de force, un homme qui prône la nationalisation
du sol.
La stratégie de Walras est alors la suivante : "le mieux serait
peut-être d'imiter cet homme d'Alphonse Karr qui demandait à la
fois la pairie et un bureau de tabac pour qu'on lui accordât celui-ci
en compensation du refus de l'autre, et de ne pousser l'affaire de la
grosse chaire que pour assurer celle de la petite"l .
Mais de Dumont, Walras ne reçoit aucune nouvelle. A Mont-
pellier, le préfet favorable à Walras, Cazelles, a été muté. Larchey, à
Paris, va voir Dumont. Selon ce dernier, la conclusion est beaucoup
moins proche qu'on ne pouvait l'espérer et aucun délai ne peut être
précisé. Larchey conseille (à nouveau, c'est un leitmotiv important
de la correspondance de Larchey) de faire le voyage de Paris pour
rencontrer Ferry en personne. Cazelles, l'ancien préfet de l'Hérault
promu Chef de la Sureté Générale, fait savoir à Walras qu'il faut
se préparer à "faire grande dépense de visites".
Nous sommes en mars 1880. L'affaire est engagée depuis février
1879. Walras y a consacré beaucoup de temps et un fort investisse-
ment psychologique, qui nuit à la poursuite de ses activités propre-
ment scientifiques. Il fait le point : " ( . . . ) je me vois dans l'alter-
native d'aller à Paris relancer le Ministre ou de ne plus m'occuper
de toute cette affaire. Après deux jours de réflexion, c'est à ce
dernier parti que je m'arrête pour le moment"2 . Le coût personnel
de toutes ces démarches est sans doute énorme, en temps consacré,
en espérances sans cesse déçues et renaissantes. Or Walras, à cette
époque, n'a d'achevé que Les Eléments d'Economie politique pure,
alors que son programme prévoit encore des Eléments d'Economie
appliquée et des Eléments d'Economie sociale (qui d'ailleurs ne
verront pas le jour et auxquels seront substituées des Etudes, recueils
reprenant des textes déjà publiés sous forme d'articles). La santé
de Walras est précaire et il souffre de plus en plus de ce qu'il nomme
une "névrose cérébrale". L'abandon pourrait s'interpréter comme
l'allocation optimale de ressources rares : c'est à faire la théorie

1. Jaffé, 462. La "petite chaire" est celle de l'Ecole Pratique.


2. Jaffé, 472.

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économique qu'il décide d'employer son énergie, plutôt qu'à faire
antichambre. C'est aussi le conseil qu'il donnera bien plus tard à
son successeur, Pareto, sur le point de venir faire une conférence
à Paris sur l'équilibre général (1894) : "A ce propos, je saisis l'oppor-
tunité de vous dire en ami : ne vous excitez, ne vous énervez point.
Dans le rude métier que vous allez faire après moi, il faut réserver
ses efforts pour l'invention et ne pas trop se mettre en souci de la
propagation des théories. Autrement et si on a toujours les nerfs
tendus pour le travail et pour la lutte, on tombe vite dans un état
très misérable"' .
Le dernier épisode de ces rapports entre Walras et les autorités
politico-administratives françaises, est, de façon significative, suisse.
Le 9 avril 1880, Walras en effet adresse, aux autorités vaudoises
cette fois, un mémoire dans lequel il leur expose sous un jour très
favorable (vraiment favorable) ses démarches en France. En conclu-
sion, il demande le salaire de 5 000 francs, maximum prévu par la
loi de 1869 pour retenir un professeur distingué à l'Académie. Léga-
lement, la décision dépend du Conseil d'Etat. Le 15 avril (en un
temps record donc), sous l'influence directe semble-t-il de Louis
Ruchonnet, le Conseil d'Etat fixe effectivement le salaire de Walras
à la somme sus-mentionnée. Il fut simplement stipulé que Walras
s'engageait (par oral) à mettre fin à ces démarches pour rentrer en
France. Il pouvait alors remercier Ruchonnet : "plus j'avance dans
ma carrière et plus je reconnais combien un chercheur enfoncé,
comme je le suis, dans son oeuvre scientifique a besoin pour en venir
à bout de l'appui d'un homme placé comme vous l'êtes pour lui
aplanir bien des difficultés. Et quand je vois aujourd'hui combien
peu un ami de vingt ans comme Ferry, de l'estime et de l'affection
duquel (je n'ai guère eu l'idée de douter) et qui est Ministre, est en
état de m'aider dans mon propre pays, je mesure exactement la
chance que j'ai eue de vous rencontrer sur ma route"2 . Avec son ami
Lacour, le ton est un peu plus mélancolique : "ma situation ainsi est
bien plus sûre et bien mieux définie que celle qu'on voulait me faire.
Mais je n'ai pas la grande influence scientifique que m'aurait donnée
l'Ecole des hautes Etudes. J'ai seulement toute chance de mener à
bien la rédaction et la publication de mon traité d'économie poli-
tique et sociale "3 .

1. Jaffé, 1185.
2. Jaffé,478.
3. Jaffé, 479.
Chapitre 8

LES DEUX MINISTRES

Les points de ressemblance entre Ruchonnet et Ferry sont nom-


breux. Les deux hommes ont sensiblement le même âge, puisque
Ferry est né en 1832 et Ruchonnet en 1834. Ils ont fait les mêmes
études, études de droit, et sont tous deux avocats. Leurs idées de
jeunesse sont identiques : républicains préoccupés de la question
sociale, non pas socialistes mais mêlés au mouvement coopératif et
associationniste. Membres tous deux de la franc-maçonnerie. Leurs
carrières sont très semblables : chargés au gouvernement de l'ins-
truction publique, ils accèdent dans leurs pays respectifs aux plus
hautes charges de l'Etat, l'un comme Président de la Confédéra-
tion, l'autre comme Président du Conseil. Les deux hommes ont
donc le même profil, la même carrière, le même univers culturel. Il
n'est pas étonnant qu'ils aient eu le même projet politique : organiser
l'école laïque, gratuite et obligatoire; développer l'enseignement des
sciences sociales (c'est sous Ferry que l'économie politique entre
dans le programme des lycées) pour éviter l'explosion sociale.
Leur amitié pour Walras est certaine, et il semble que ce soit lui
qui les ait présentés l'un à l'autre : lorsque Ruchonnet vient à Saint-
Mandé proposer à Walras la chaire de Lausanne, Ferry est présent.
Leur comportement, en tant que ministres, à l'égard de l'écono-
miste, est pourtant différent. Lorsque Walras eut renoncé à rentrer
en France, il épilogua amèrement sur "le contraste de l'empressement
que l'on (lui) témoignait (en Suisse) et la nonchalance avec laquelle
on (1') accueillait (en France)"l .

1. Jaffé, 479.
Ce qui frappe tout d'abord dans l'attitude de Ruchonnet, c'est
qu'il se déplace à Paris en personne pour recruter un professeur. Il
en sera de même pour le recrutement de Pareto. Il a le temps de
discuter longuement avec celui qu'il a décidé d'embaucher et il sait
donc exactement à qui il a affaire. Le contrat passé entre les deux
hommes est clair : Walras, en tant que professeur à l'Académie a
une obligation de réserve et, en tant qu'étranger, il n'a pas à prendre
part au débat politique cantonal et fédéral; il jouit par contre d'une
totale indépendance scientifique. Ruchonnet accepte d'imposer
comme professeur à l'Académie d'un canton essentiellement agricole,
un théoricien qui prône le rachat des terres par l'Etat. Et le verbe "im-
poser" est à sa place, car le résultat du concours organisé pour pour-
voir la chaire semble connu à l'avance. Ruchonnet a en effet pris soin
de nommer des partisans déclarés de Walras, tel Bory-Hollard.
Ce qui frappe en second lieu, c'est la continuité de la politique
vaudoise quant à l'enseignement et à la recherche en sciences sociales.
Une telle continuité, outre la stabilité politique du canton, est sans
doute à mettre en rapport avec l'importance du poste de chef du
Département à l'Instruction publique et aux Cultes du canton de
Vaud. Parmi ses titulaires successifs en effet se trouvent, comme on
l'a déjà signalé, nombre d'hommes politiques qui ont compté au
niveau de la Confédération : Charles Boiceau en est le Président en
1894, Ruffy en 1898, Marc Emile Ruchet en 1905 et 1911, Camille
Decoppet est Conseiller fédéral de 1912 à 1917, etc. On peut penser
que leur gestion du Département, comprenant la gestion de la répu-
tation internationale de l'Académie puis de l'Université, est un
élément d'appréciation important pour leur carrière. Il y a enjeu, et
enjeu politique, puisque les radicaux vaudois se servaient des ensei-
gnements des sciences sociales pour combattre politiquement leurs
adversaires conservateurs. Pourtant, s'il y a intervention politique
dans les nominations des professeurs, l'indépendance scientifique
de ces derniers est garantie. Il est même étonnant de voir deux
gouvernements radicaux, à vingt ans d'intervalle, nommer d'abord
un économiste connu, non pas tant pour ses travaux d'économie
mathématique qui ne sont alors que des projets plus ou moins nébu-
leux, que pour ses travaux en économie sociale et du fait de sa parti-
cipation au mouvement coopératif, puis, pour le remplacer, nommer
un économiste, mathématicien pour le coup, mais aux idées sociales
diamétralement opposées : un "socialisant", Walras, remplacé par un
ultra-libéral, que Walras avec un certain humour qualifiait d'''anar-
chiste de la chaire".
Le dernier point à relever, c'est que les vaudois ont le temps de
leurs enjeux. En 1872 en effet, alors qu'il vient de résoudre mathé-
matiquement le problème de l'échange de deux marchandises entre
elles, Walras expose sa trouvaille à Ruchonnet durant quatre heures
d'affilée, à grand renfort d'équations. En juin 1883, il lui expédie1
sa Théorie mathématique de la richesse sociale. Il semble bien que
Ruchonnet l'ait lue, quoiqu'il y ait un doute. Aucun doute n'est
permis par contre, lorsque Walras lui envoie une brochure sur le
bimétallisme au moment même où il assiste à une conférence sur les
problèmes de l'Union Latine : débordé de travail, au dire de Walras
lui-même, il prend le temps de lire ce texte économique difficile,
se faisant aider par quelqu'un de compétent pour la partie mathé-
matique.
On voit alors se dessiner le contraste avec la France : Ferry n'a
pas le temps. Fait-il partie d'une commission réunie par Freycinet
sur le problème des chemins de fer et ayant reçu l'article de Walras
étudié plus haut, alors même qu'il avoue être sur cette question en
plein brouillard, il ne lit pas le texte (ni ne le fait lire par un de ses
collaborateurs). Walras qui, dans sa hâte à l'envoyer pour que Ferry
l'ait tout de suite, n'a pas fait de copie, a toutes les peines du monde
à récupérer l'original après plusieurs lettres restées sans réponse. C'est
d'ailleurs un des traits de la correspondance entre les deux hommes :
alors que Ruchonnet répond très ponctuellement à Walras, Ferry ne
répond pas, ou tarde pendant des mois. Le cas se produit au moment
des discussions monétaires sur les problèmes de l'Union Latine. Ferry
est alors Président du Conseil (tout en étant Ministre des affaires
étrangères) et se dit "fort curieux "2 de connaître la brochure de
Walras sur la monnaie. Envoi immédiat de celle-ci par l'économiste.
Mais, de la part du Ministre, plus rien.
Lorsqu'il s'agit d'aider Walras à trouver un poste en France, et
que les obstacles s'accumulent, Ferry ne dispose pas de plus de
temps. Juillet 1879, c'est un ami de Walras qui parle : "en ce mo-
ment, tout est à la campagne anticléricale et le reste des affaires,
même urgentes, en souffre"3. On comprend qu'une politique à long
terme touchant l'enseignement de l'économie, soit difficile à élaborer
dans de telles conditions. On a déjà cité précédemment le texte où
Walras s'inquiète de la tournure que prend la politique Ferry et où

1. Ruchonnet est alors Président de la Confédération.


2. Jaffé, 6 3 0 .
3. Jaffé, 442.
il oppose la manière "silencieuse" (sans doute pense-t-il à la Suisse)
à la manière "bruyante". Alors que c'était Ruchonnet qui s'était
déplacé pour recruter Walras, il faut en France solliciter un emploi
en envoyant des lettres de candidature, des notes, en faisant anti-
chambre. Ferry, fatigué probablement par son activité politique
"voyante", à un ami de Walras : "Mais je voudrais qu'il vînt causer
avec moi de tout cela; il m'a envoyé des notes, mais cela ne suffit
pas. Il faut que nous en causions. Est-ce qu'il ne viendra pas à Paris ?"' .
La scène se passe en mars 1880; rappelons qu'à l'été 1879, Walras a
attendu pendant un mois le retour de Ferry à Paris. En mars 1880,
le professeur s'apprête à entamer son cours du semestre d'été à
l'Académie. Il n'est donc pas disponible. S'il se rendait à Paris sur
le champ, il y trouverait bien Ferry, mais non Dumont, à ce moment
en Bretagne pour une tournée d'inspection. L'ami de Walras précise,
après que Walras a définitivement renoncé à toute nouvelle démarche
pour rentrer en France : "J'avais dit à Lehr que rien de sérieux ne
pouvait se traiter ni se terminer dans la région supérieure par voie
de correspondance. Il eût fallu non seulement que vous vissiez Ferry,
mais que vous vous tinssiez toujours prêt à lui rappeler personnelle-
ment l'exécution de sa promesse. Non parce qu'il est léger, mais
parce que tous les ministres sont ainsi. Je vois qu'à Lausanne on a
plus de maturité et plus de flair"2 .
L'explication, "tous les ministres sont ainsi", n'est pas satisfai-
sante : un ministre est par définition même de sa fonction un person-
nage "débordé" mais, quand l'enjeu est important, un ministre sait
trouver le temps.
Walras l'avait bien senti, qui essayait de faire de sa nomination
à une chaire parisienne un enjeu de carrière pour Ferry. Il parle, on
l'a vu, du "renom historique" que le ministre pourrait se voir attri-
buer à la suite de l'organisation par ses soins de l'enseignement de
l'économie politique. Mais Ferry a plutôt choisi de consacrer son
temps à la campagne anticléricale. Etait-il d'ailleurs libre de son
choix ?
Un autre élément a joué. Ruchonnet avait toute latitude de
nommer à l'Académie un homme de talent, mais sans véritable di-
plôme. Il n'en allait pas de même pour Ferry, eu égard à l'étroitesse
de la marge de manoeuvre du système français sur ce point : la
France est le pays du diplôme, et Walras en manquait singulièrement.

1. Jaffé, 474.
2. Jaffé, 480.
Certes, le ministre pouvait sans doute l'imposer et faire de sa nomi-
nation une nomination politique. Au fil du temps, la valeur des
travaux de Walras aurait effacé le léger opprobe entrainé par ce type
de procédure. Encore eût-il fallu qu'il fût conscient de la valeur de
l'oeuvre de Walras, et que donc il ait consacré un certain temps à
l'étudier. Il eût fallu également que cette nomination, si elle devait
être politique, allât dans le sens de sa politique précisément. Or,
les théories de Walras sur le rachat des terres par l'Etat auraient
choqué le monde paysan que tous les efforts de Ferry tendaient
justement à rallier à la République. Ferry, en en faisant un enjeu
personnel et en y consacrant du temps, aurait sans doute pu résoudre
ce problème compliqué du fait de la rigidité du système d'enseigne-
ment français qui s'accomode mal des individualités françaises dési-
rant rentrer dans leur pays d'origine après avoir mené une partie
de leur carrière à l'étranger, fussent-elles brillantes.
Toujours est-il qu'un des coûts cachés de la campagne anticlé-
ricale portée par le Ministre de l'Instruction publique et des Cultes
fut l'effondrement de la théorie économique française. Le meilleur
théoricien français se trouve à Lausanne, assez isolé, malgré un
disciple des plus brillants : Pareto. Les anglo-saxons, à la suite de
Marshall, s'imposent sur l'échiquier international et font de l'Anglais
la langue officielle de la science économique.
Chapitre 9

STRATÉGIE
ET ÉMERGENCE

"Avant que l'on couronne un premier effort,


avant qu'un succès triomphe de l'habitude et soit
passé en loi, que d'entraves à écarter ! Que de lances
à rompre !"
Claude Nicolas Ledoux.

Ici, le fil du récit se centrera sur la stratégie de Walras à l'égard


des milieux scientifiques, puisque l'on vient de voir dans les chapitres
précédents les rapports que l'économiste entretint avec des hommes
politiques. C'est donc au début des années 1870 que nous retrouvons
Walras. Sa stratégie scientifique, que nous allons nous attacher à
essayer de décrire, est fortement marquée par ce que nous savons de
sa biographie avant 1870 : Walras est un ingénieur raté, recalé à
Polytechnique, ayant rêvé sur les ouvrages des grands scientifiques
(Descartes, Newton, Lagrange). s'étant reconverti en économie après
avoir été formé dans cette discipline presque exclusivement par son
père, un économiste amateur n'ayant que mépris pour les écono-
mistes libéraux orthodoxes : un ensemble de caractéristiques qui
contribue à faire de Walras un marginal novateur, ressemblant un peu
à la description que Feuer fait d'Einstein 1 . Ensemble de caractéris-
tiques qui détermine la stratégie adoptée par l'économiste pour
présenter et diffuser sa découverte.

1. Voir Feuer (Lewis S.), Einstein et le conflit des générations, Bruxelles, Editions Com-
plexe, 1974.
1/ LA SCIENCE.

Que faire lorsque, jeune professeur à l'Académie de Lausanne,


on est en possession d'une théorie géniale qui mathématise l'écono-
mie en utilisant le concept d'équilibre ? Quelle stratégie adopter à
l'égard des milieux scientifiques ?
Walras, dont on a rappelé les grandes caractéristiques biogra-
phiques de jeunesse, adopte une stratégie de guerre totale, de table
rase. De même que Newton fit naguère entrer la physique dans le
domaine de la science, il considère que, lui, Walras, a transformé
l'économie, autrefois discipline littéraire et bavarde, en science
rigoureuse et mathématique : une nouvelle branche de la mécanique.
Le 12 mars 1908, il pousse un cri de victoire (quelque peu excessif) :
"j'ai écrit cet hiver un morceau intitulé Economique et Mécanique
dans lequel j'établis la similitude de ces deux disciplines et qui
pourra servir d'introduction au volume Doin' . Ainsi nous voilà
classés officiellement dans les Mathématiques appliquées''7. Le
texte fait écho, que la référence soit consciente ou non, à la lettre
préface de Copernic pour le De Revolutionibus que Kuhn commente
ainsi : "les mathématiques de Copernic le distinguent de ses prédé-
cesseurs, et c'est en partie à cause des mathématiques que son oeuvre,
à la différence de celles de ses prédécesseurs, inaugure une révolu-
tion"3 . Ceci, c'est très exactement l'imaginaire walrassien : recalé à
Polytechnique, ce temple de la science française, il lui faut accomplir
une révolution scientifique, c'est-à-dire mathématiser un domaine
informe. Ce faisant, il choisit de heurter de plein fouet les écono-
mistes de son temps : il est assez désagréable en effet (voire franche-
ment inacceptable) de s'entendre dire que toutes les théories que
l'on a enseignées ne forment qu'un magma pseudo-scientifique, que
la science vient de naître et qu'il faut, pour prendre le train scienti-
fique en marche et alors qu'on est littéraire de formation, se mettre
aux mathématiques.
Une telle stratégie suppose deux points d'appui : si la reconnais-
sance ne peut venir des économistes que l'on heurte de front, elle
doit alors venir des scientifiques eux-mêmes. A cet égard, l'accueil
bienveillant que Poincaré réservera à l'équilibre général sera essentiel
pour Walras. Si les économistes en place ne se convertissent pas, il
faut d'autre part faire école, et attirer les jeunes à la nouvelle théorie.

1. Editeur d'une encyclopédie scientifique.


2. Jaffé, 1680.
3. Thomas S. Kuhn, La révolution copernicienne, Fayard, 1973, p. 168.
en laissant s'éteindre le milieu des économistes littéraires de sa belle
mort (cela peut prendre du temps, comme on le verra). Un troisième
point est important : Walras est installé à Lausanne, et cette position
l'encourage et l'aide à développer sa stratégie sur le plan interna-
tional. La situation française ne lui laisse guère, d'ailleurs, d'autre
choix.
L'invention d'une discipline scientifique, les jeunes, la constitu-
tion d'un milieu international, le jeu avec les institutions et les de-
mandes, telles sont les composantes de la stratégie walrassienne qu'il
s'agit d'analyser.

— L'invention d'une science. L'imaginaire et le réel. — Toute sa


vie, Walras est hanté par l'histoire pieuse des grandes découvertes
scientifiques. A vingt-cinq déjà, il compare la théorie de la propriété
qu'il a héritée de son père aux lois de Kepler et de Newton1 . Tout
son comportement, toute sa stratégie, vont se calquer sur le compor-
tement, la stratégie types d'un grand inventeur scientifique. Bénéfi-
ciant de surcroit de circonstances troublantes, il va si bien brouiller
les cartes que la nature de la discipline économique en sera marquée
très fortement et que son épistémologie en sera particulièrement
difficile à faire : l'imaginaire et le réel s'entrelacent en un écheveau
délicat à dévider.

— La base de départ. Solitude. — Walras revendique pour précur-


seurs son père et Cournot. Il s'est formé au cours de discussions avec
le premier et de lectures du second. C'est durant les premières années
de son installation à Lausanne qu'il élabore sa théorie, après plusieurs
tentatives infructueuses faites à Paris. Il n'est aidé dans ses recherches
que par les professeurs scientifiques de l'Académie : nous avons
signalé plus haut le rôle décisif joué par Antoine Paul Piccard, profes-
seur de mécanique à l'Académie2. Il n'a demandé l'avis, nous l'avons
vu, que d'un seul "économiste" : Brocher (cf. première partie p. 90-
91). Une fois la théorie au point, Ruchonnet lui a trouvé un éditeur
vaudois, assez peu enthousiaste et acceptant sans doute plutôt pour
Ruchonnet que pour Walras. Cet éditeur ne publie qu'une moitié des
Eléments, et le Conseil d'Etat vaudois doit souscrire pour cent exem-
plaires afin d'aider à l'édition. Tout ceci pour rappeler l'étroitesse de
la base de départ de Walras. Un seul petit succès : Walras a obtenu

1. Jaffé, 16.
2. Voir Jaffé, notamment 211, note 4.
que la maison d'édition Guillaumin, fief des orthodoxes comme on
le sait, paraisse sur la couverture de l'ouvrage. Ceci signifie que,
moyennant une commission, Guillaumin accepte en dépôt pour
Paris un certain nombre d'exemplaires du livre et l'inscrit à son
catalogue, ce qui est un moyen de "réclame" essentiel à l'époque.
Walras voulait traiter sur la même base avec une maison berlinoise,
mais Guillaumin, pour des raisons patriotiques, refuse de voir son
nom accolé à celui d'un prussien. C'est finalement avec une maison
Bàloise que traite Walras pour les pays de langue allemande (il est
d'ailleurs intéressant de constater que Walras se tourne tout d'abord
vers l'Allemagne, et non vers l'Angleterre).
En réglant ses problèmes d'édition, Walras se sens pourtant
désespérément seul. C'est vers le précurseur qu'il se tourne, vers
Cournot : "malgré tout, je suis, dès à présent, convaincu pour ma
part, que, en résumé, nos résultats respectifs se complètent sans se
contredire. Je désire vivement que vous en pensiez de même; car
vraiment la solitude scientifique est pénible à la longue et il serait par-
ticulièrement flatteur pour moi d'être à deux avec un homme de
votre autorité"1 . La situation de Walras vis-à-vis de Cournot est assez
délicate, on le sent d'ailleurs à travers les formules très contournées
de sa lettre. Il se présente, soit comme un plagiaire, soit comme un
novateur irrespectueux de l'oeuvre de son correspondant, dans les
deux cas comme un solliciteur : il s'agit de profiter de l'ombre du
grand homme (vivant, le précurseur d'un découvreur qui se veut
radicalement novateur est un peu encombrant). Il s'agit aussi de
profiter des liens de Cournot avec la maison Hachette, dont le fon-
dateur était le condisciple de Cournot et de Walras père à l'Ecole
Normale, et qui a d'ailleurs accepté de publier les oeuvres de Cournot.
Le portrait qui s'esquisse de Cournot, à lire sa correspondance
avec Walras, est fort attachant. Le vieil homme (il est né en 1801)
est presque aveugle, mais il s'efforce néanmoins de déchiffrer le tra-
vail du jeune économiste. Plutôt que de s'attacher aux différences
qu'il décèle fort bien, ce sont les ressemblances entre les deux ap-
proches qu'il souligne, allant jusqu'à reconnaître que la démarche
du jeune homme est peut-être plus sûre que la sienne. C'est avec une
ironie légère qu'il accepte l'hommage de ce disciple attendu depuis
trente-cinq ans : "pour vous dire le vrai, l'amour-propre m'insinuait
bien déjà "que j'étais le seul écrivain qui, jusqu'ici se fût occupé sérieu-
sement de la question sur laquelle se portent vos dernières recherches";

1. Jaffé, 230.
mais on est si sujet à se faire de ces illusions-là, qu'on est toujours
très flatté quand un suffrage désintéressé et aussi honorable que le
vôtre vient lui donner quelque consistance objectii,e"' . Cournot
s'efforcera d'intercéder pour le jeune Walras chez Hachette, tout
en précisant qu'il y a peu d'espoir : "je dois vous confesser humble-
ment que je suis loin d'être en bonne odeur commerciale dans la
maison Hachette, malgré ma liaison intime avec cette maison depuis
son origine. Les chefs actuels sont peu d'humeur à se charger de livres
qui attendent 35 ans un lecteur sérieux; et il y a longtemps que, pour
ne pas mettre leur complaisance à l'épreuve, j'ai pris le parti d'impri-
mer à mes frais des élucubrations dont le public et même les acadé-
mies ne se soucient guère. Habent sua fata libelli" . Il est vrai que
Cournot avait tout d'abord fait paraître ses Recherches en 1838 et
que le livre fut étouffé. En 1863, pensant le moment plus favorable,
il reprend le texte en en faisant une version moins mathématique.
Nouvel échec, si l'on excepte deux comptes rendus dont l'un de
Walras dans l'Indépendant de la Moselle. Cournot apparaît, dans
ses échanges avec Walras, détaché mais sans amertume : peu disposé
à se lancer dans une nouvelle aventure. Il le fera pourtant par la
suite, en profitant d'ailleurs du renouveau introduit par Walras,
en publiant sa Revue sommaire des doctrines économiques, espérant
pouvoir entrer à l'Académie des sciences morales et politiques. Mais
il meurt en 1877, avant la parution de ce dernier ouvrage.
De ce côté donc, Walras a peu de chose à attendre, hormis la
sympathie du vieil homme. Mais il applique avec détermination la
stratégie qu'il s'est choisie. Que fait un physicien français qui a fait
une importante découverte (mais c'est aussi ce que Auguste Walras
avait fait pour ses travaux sur la nature et l'origine de la valeur) ?
Réponse : une communication à l'Académie.

--- Communication, - Walras, qui est alors en train de rédiger ses


Eléments, explique ses motivations : "mon but était de soumettre
la théorie dont il s'agit au public compétent, de réunir peut-être à
l'avance quelques adhérents, et tout au moins de préparer la discus-
sion de mon livre lorsqu'il paraîtra. M'étant engagé d'autre part à
aller cette année voir ma mère en France, j'ai fait de cette théorie
mathématique de l'échange de deux marchandises entre elles, un
résumé intitulé : Principe d'une théorie mathématique de l'échange

1. Jaffé, 228.
2. Jaffé, 257.
et j'en ai offert à l'Académie des sciences morales et politiques la
communication qui a été faite dans les séances des 16 et 23 août
derniers. Si je ne craignais de vous faire rire, je dirais que je voulais
(toutes proportions gardées entre les conceptions des plus grands
génies scientifiques et ma petite découverte) prendre à la fois mon
temps pour composer un livre digne de ce nom, comme a fait Newton
pour son calcul des fluxions dans les Principes et, néanmoins, prendre
date, comme a fait Leibnitz pour son calcul différentiel dans la note
des Acta eruditorum"1 .
La communication en elle-même, comme on pouvait s'y at-
tendre, se passe mal. La séance ennuie profondément les académi-
ciens et Walras les choque en disant son papier au lieu de le lire,
comme c'est l'habitude (il lui était difficile de respecter la tradition
dans la mesure où il devait tracer des figures au tableau). L'exposé
est suivi de quelques remarques, de Wolowski et Levasseur essentielle-
ment. Walras réagit très mal aux critiques de Levasseur, estimant
qu'on ne critique pas, au pied levé et sur le champ, un texte aussi
ardu que le sien. En gros, on lui reproche de vouloir mathématiser
l'humain et de méconnaître la liberté du bipède, vieux arguments
que l'on retrouvera. A Wolowski revient la conclusion du débat : "en
prétendant faire de l'économie politique une science exacte, M. L.
Walras en a méconnu le vrai caractère : l'économie politique est une
science morale, qui a pour point de départ et pour but l'homme"2 .
Ces critiques pourtant ne sont pas assassines et il faut noter qu'il
eût été étonnant que la portée de ce premier travail d'économie
mathématique, portant sur l'échange de deux marchandises entre
elles (avec pour exemples le blé et l'avoine), fût comprise d'emblée.
Cournot lui-même, pourtant orfèvre, manifeste le souhait, pour
apprécier le texte à sa juste valeur, d'avoir connaissance des mor-
ceaux qui doivent précéder et le suivre.
Walras brosse pour sa part un tableau relevé de la séance : "l'im-
pression de cette seconde séance confirma celle de la première à
laquelle j'avais assisté le 2 août. Cet Institut est bien le temple de la
phraséologie déclamatoire. Quelque chose de parfaitement indécent,
ce sont d'abord les entrées et sorties rapides des membres qui don-
nent leur signature pour avoir un jeton de présence et s'en vont.
Ceux qui restent coupent distraitement des brochures qu'on leur

1. Jaffé, 235.
2. Séances et travaux de l'Académie des sciences morales et politiques, tome 101, 1er se-
mestre 1874, rubrique : communication des savants étrangers, p. 120.
distribue pour cet usage ou dorment d'un profond sommeil"1 . Il
faut dire que l'exposé pouvait difficilement passionner les auditeurs.
Mais, pour Walras, dans la lignée de Leibnitz et de Newton,
l'important était de prendre date. Quelques temps plus tard, l'ima-
ginaire se mêlait au réel.

- De l'activité scientifique : la déception et le triomphe. — Mal-


heureusement, la déception suivit presque aussitôt. Walras avait en
effet envoyé des mémoires à divers économistes étrangers, lorsqu'il
reçut, moins d'un an après sa communication, une lettre fort cour-
toise qui n'en exprimait pas moins la revendication claire de la
priorité dans la découverte. L'auteur est anglais, professeur à Man-
chester et ses travaux en économie mathématique n'ont pas jusqu'ici
retenu l'attention. Il s'appelle Jevons. La première réaction de Walras
est un profond découragement, une amère déception. Mais la lettre
de Jevons est accompagnée d'un article résumant ses travaux. Walras
se prend d'un doute, reprend un peu courage et se plonge dans la
Theory o f political Economy : "comme je l'avais deviné par l'examen
de son résumé, il me paraît avoir passé complètement à côté du
problème de la détermination des prix courants d'équilibre sur le
marché. Pour être absolument franc et sincère, je vous avouerai que
je n'en suis pas fâché parce que cela laisse toute sa valeur à mon
livre où cette question est traitée spécialement et complètement. Nos
deux ouvrages se confirment l'un l'autre et se complètent ainsi, sans
se nuire"2. Il est d'ailleurs frappant que l'oeuvre de Jevons n'ait
effectivement pas reçu, dans l'histoire de la discipline, une place
équivalente à celle de Walras, Pareto ou Marshall. Voilà donc Walras
quelque peu réconforté.
Et aussitôt frappé par le parti extraordinaire que l'on peut tirer
de l'événement : le réel rejoint l'imaginaire.
Expliquant son itinéraire personnel à Jevons, c'est-à-dire sa
méditation des oeuvres de son père et de Cournot, il établit que les
deux découvertes sont indépendantes et quasiment simultanées,
bien qu'il reconnaisse explicitement la priorité de Jevons. Il propose
alors à l'économiste anglais une publication de leurs deux premières
lettres dans le Journal des Economistes3. Que l'on s'imagine en fait
la joie de Walras : "j'estime qu'avant même d'être un grand savant,

1. Jaffé, 240.
2. Jaffé, 280.
3. Elles paraîtront en effet dans le numéro du 15 juin 1874.
il convient d'être un homme comme il faut et j'ai toujours déploré
qu'on pût voir des hommes ayant assez de génie pour inventer le
calcul infinitésimal et n'ayant pas assez de savoir vivre pour se par-
tager décemment cette invention. D'ailleurs, à la lecture de votre
ouvrage, le léger désappointement que j'avais éprouvé en vous trou-
vant déjà installé sur mon terroir a été largement compensé par la
vive satisfaction de voir mes résultats si remarquablement confirmés.
J'ajouterai que c'est une circonstance qui avance selon moi singu-
lièrement l'état de la question que celle de notre rencontre si sponta-
née et si complète dans la même voie. Dans de telles conditions, nous
pouvons, je crois, si nous savons nous entendre, voir changer d'ici
à quelques années la face de l'économie politique"t . Dès sa prépa-
ration au concours de l'Ecole Polytechnique on l'a vu, Walras rêve
de Newton et autres, et l'échec n'a dû qu'exaspérer ce rêve. Admi-
rons la situation, puisqu'en accomplissant l'acte, d'apparente mo-
destie, de reconnaître la priorité de Jevons, il met celui-ci dans la
position de Newton, se plaçant lui-même dans celle de Leibnitz,
se posant ainsi que Jevons à égalité de génie avec les deux scienti-
fiques, mais très supérieurs en savoir-vivre ! La situation offre des
avantages certains : "je suis convaincu que rien ne nous sert mieux
que de nous appuyer moi sur vous et vous sur moi. On ne saurait
croire combien on est peu prophète en son pays et combien un nom
étranger a du prestige. Mais je craindrais, en insistant sur ce point,
de paraître trop vouloir vous faire comprendre combien il est spiri-
tuel et ingénieux de nous faire l'un à l'autre les compliments que les
bons goûts interdisent à chacun de nous de se décerner à lui-même"2 .
L'un et l'autre pourtant ne manqueront pas d'appliquer la méthode.
Essayer, à partir d'une telle situation, de savoir s'il y eut ou non
révolution scientifique, élaboration d'un nouveau paradigme, en éco-
nomie dans les années 1870, ou coïncidence heureuse habilement
exploitée, relève de la gageure. Il est certain que si le phénomène
n'eut quasiment aucune importance aux yeux du milieu des écono-
mistes, alors juristes ou littéraires de formation, étrangers à l'imagi-
naire scientifique, et parfaitement indifférents aux travaux tant de
Jevons que de Walras, il en eut certainement aux yeux des scienti-
fiques. Il paraît toujours en bonne place de nos jours dans les his-
toires de la discipline. Walras signale d'ailleurs une anecdote signi-
ficative de ce point de vue : "le Temps ayant parlé de l'ouvrage de

1. Jaffé, 286.
2. Jaffé, 320.
M. Jevons et du mien, un correspondant, Ingénieur en Chef des
Ponts et Chaussée, lui (a) écrit pour réclamer la paternité de l'idée
de l'application de l'analyse à l'économie politique pure et en parti-
culier de celle de l'expression mathématique de l'utilité en faveur
de feu M. Dupuit, membre du même corps, à raison d'un mémoire
inséré par lui dans les Annales des Ponts et Chaussées en 1844 sous
ce titre : De la mesure de l'utilité des travaux p u b l i c s . Vieux sujet
de querelle entre scientifiques que la paternité d'une découverte; que
l'économie politique commence à connaître de telles polémiques
est bon signe : il n'existe rien de tel en droit ou en philosophie.
Il manquait une chose encore pour faire de l'économie politique
une science : elle avait connu les découvertes fondatrices simultanées
et indépendantes, semblable en cela au calcul infinitésimal; il lui
restait à se trouver des précurseurs.

— Archéologie scientifique : l" 'invention" des précurseurs2.


Walras a deux précurseurs, on le sait, son père et Cournot. On a vu
qu'il fallait ajouter à la liste des économistes mathématiciens le nom
de Dupuit. Mais Jevons va systématiser la recherche archéologique
en imaginant de constituer une bibliographie des précurseurs. Il est
particulièrement à même de mener cette tâche à bien puisque, dans
la biographie qu'il a faite de lui, Keynes explique que Jevons avait
comme loisir principal le fait de collectionner les ouvrages écono-
miques rares et anciens, loisir qui tournait à la manie au sens psycho-
pathologique du terme : à sa mort, sa collection comprenait plusieurs
dizaines de milliers de volumes, selon Keynes toujours. La Biblio-
graphie des ouvrages relatifs à l'application des mathématiques à
l'économie politique paraît avec quelques ajouts de Walras dans le
Journal des Economistes de décembre 1878. Le premier titre (la
liste est chronologique) est celui de l'ouvrage d'un ingénieur français,
Isnard, et date de 1781. Mais Walras et Jevons retrouvent surtout
la trace d'un auteur allemand, Gossen, dont le livre3, paru en 1854,
était depuis tombé complètement dans l'oubli. Eu égard à la situation
de la science européenne à ce moment, cette découverte est une
aubaine pour un français : "pour ma part, je me fais une fête de
consacrer à cet essai un article spécial et de révéler à ces messieurs
les Allemands qui savent tout, un livre lumineux publié chez eux et

1. Jaffé, 327.
2. Le mot "invention" ici joue sur les deux significations d'invention et d'inventio.
3. Entwicklung der Gesetze des menschlichen Verkehrs, und der daraus fliessenden Regeln
fur menschliches Handeln, Braunschweig, 1854.
dont ils n'ont nulle connaissance'" . Cet article paraîtra en avril
1885 dans le Journal des Economistes sous le titre : "Un économiste
inconnu : Hermann Henri Gossen". Walras porte en effet un intérêt
particulier à Gossen dans la mesure où celui-ci a très clairement
entrevu les bases de l'économie pure, mais également dans la mesure
où il était de surcroit très proche des thèses walrassiennes en écono-
mie sociale puisqu'il préconisait lui aussi la nationalisation du sol.
L'article de Walras sera d'ailleurs repris dans les Etudes d'Economie
sociale.
Découvertes simultanées, "invention" des précurseurs, restent,
dans l'imaginaire scientifique, l'approfondissement et le dépassement
par les disciples.

— Le disciple : reprise et dépassement de l'oeuvre du maître. -- Les


rapports entre Walras et Pareto se dégradèrent rapidement une fois
Pareto devenu successeur de Walras à l'Université de Lausanne et
Walras, en retraite, publiant son économie sociale. Le maître était
une espèce de "socialiste", le disciple, une espèce de libéral à la limite
de l'anarchisme. La tension monta peu à peu. Il est pourtant à noter
que Walras reconnut toujours, même dans ses moments de mauvaise
foi la plus amère, les mérites de Pareto sur le plan économique. Il fut
toujours conscient, et continua à l'avouer à l'occasion, que Pareto
lui était très nettement supérieur au niveau de la formation mathé-
matique.
Mais, au tout début de leurs rapports, au moment où le jeune
disciple faisait ses premières armes en publiant ses tout premiers
articles d'économie mathématique, puis plus tard, alors que Pareto
venait de lui succéder, Walras dut sans doute à Pareto ses plus grandes
joies de professeur et de maître.
On a vu dans la première partie de ce travail comment Walras
construit son économie pure. Il progresse pas à pas en simplifiant les
phénomènes, en faisant abstraction à chaque étape de certains pro-
cessus, qu'il élucide ensuite à l'étape suivante : échange de deux mar-
chandises entre elles; échange de plusieurs marchandises entre elles,
abstraction faite du phénomène de la production: la production.
abstraction faite du crédit; etc. Or, Pareto, préoccupé bien avant de
connaître Walras par le problème du libre-échange (c'est pour avoir
été libre-échangiste qu'il eut des ennuis avec le gouvernement italien),
après avoir lu l'économie pure, revint à ce problème en continuant

1. Jaffé, 419.
l'oeuvre de Walras. La démarche du disciple impressionna forte-
ment le maître. En effet Pareto prit les dernières quantités laissées
constantes par Walras - les coefficients de production - et les fit
varier : "M. Pareto, mon successeur, est un homme de grand talent.
Il s'est, à présent, parfaitement assimilé la théorie mathématique
de l'équilibre économique et de plus, l'a complétée et parachevée
tout récemment en calculant les variations d'utilité correspondantes
aux variations des coefficients de fabrication, les seules quantités que
j'eusse laissées constantes. Il s'est ainsi ménagé la possibilité de résou-
dre scientifiquement les plus grosses questions d'économie politique
appliquée"1 . Superbe avancée en effet que celle qui éclaircit un
point demeuré obscur dans la théorie du maître. Par la suite, Pareto
fera un cours à l'Ecole des Hautes Etudes où il comparera Walras
à Newton, suggérant que la science ne s'est pas arrêtée aux Principia.
Walras remercie officiellement pour la comparaison, mais écrit le
brouillon d'une note incendiaire, où il règle ses comptes avec son
disciple. L'opposition, de personne et de fond, entre un maître et
son disciple est classique, et peu intéressante. Le point qui l'est
davantage est que deux hommes aux idées sociales et politiques
si différentes aient pu, malgré les divergences de détail, se mettre
d'accord sur les principes de l'économie pure, comme sur un diamant
purement scientifique susceptible d'être extrait de la gangue des
polémiques sociales et politiques2. Et il semble bien d'après la
Correspondance, que, sur ce point, une reconnaissance mutuelle
ait subsisté entre les deux hommes par delà les oppositions.
La latitude des opinions politiques autour du modèle qu'est
l'économie pure, le fait qu'elle ait pu être portée d'abord par un
"socialiste", puis approfondie brillamment par un ultra-libéral, a
quelque chose de troublant.

— L'ultime reconnaissance : verrouillage. — Si la stratégie adoptée


par Walras est bien celle que nous avons décrite : faire de l'économie
une branche des mathématiques appliquées (bien que sa position ait
fluctué au gré des rapports avec ses disciples : visant Edgeworth no-
tamment, il fera remarquer que les grands économistes mathéma-
ticiens selon lui ont été ceux qui étaient les moins bons mathéma-
ticiens, tels Jevons - ou lui), on comprend que la reconnaissance par
les économistes ait été difficilement envisageable, si ce n'est à très

1. Jaffé, 1189.
2. Pour utiliser une métaphore qui est de Pareto lui-même.
long terme. Par contre, il est alors essentiel pour Walras de se ména-
ger une reconnaissance par les scientifiques. Ainsi, lorsque sort la
première édition des Eléments, s'ingénie-t-il à obtenir un compte
rendu de son livre par un ingénieur des Mines (il l'obtient en effet
et c'est ce compte rendu qui fera réagir le corps des Ponts et Chaus-
sées, cf. plus haut). Walras se tourne aussi vers une sommité scienti-
fique de l'époque, Joseph Bertrand, polytechnicien, professeur au
Collège de France, membre de l'Académie des sciences. Ce dernier
fera un compte rendu de la Théorie mathématique de la richesse
sociale, en même temps qu'une analyse des Recherches de Cournot,
en 1883 dans le Journal des Savants. Or la critique de Bertrand
porte moins sur les mathématiques de Walras et Cournot que sur
leurs hypothèses économiques, comme le fait remarquer C. Ménard
dans son livre sur Cournot : "Bertrand veut dénoncer l'irréalisme
qui préside à la théorisation de l'économie"l . Bertrand émet effecti-
vement des critiques très pertinentes sur les hypothèses de compor-
tement des échangistes walrassiens; il pense notamment qu'elles ne
rendent pas compte du comportement réel des commerçants dans
certains types d'échanges. Lorsque Walras va le voir, pour lui présen-
ter ses travaux, Bertrand a une belle définition de l'économie pure :
"il m'a dit, parlant de ma tentative, que je lui faisais l'effet d'entre-
prendre l'hydraulique d'un liquide vaseux. Je lui ai répondu que
c'était bien cela, mais que je faisais abstraction de la vase, c'est-à-dire
de toutes les circonstances perturbatrices de l'échange et de la pro-
duction. Je ne sais si cette réponse l'aura mieux disposé"2. Il ne
semble pas.
Si les critiques de Bertrand sont fort intéressantes, il faut souli-
gner que les exemples choisis par lui, que ses hypothèses n'ont été
rendus possibles qu'après la lecture de Walras et de Cournot. On
peut, autrement dit, critiquer l'équilibre général à partir d'hypothèses
plus complexes ou plus réalistes, mais on se situe alors, il est impor-
tant de le souligner, dans sa lignée : les problèmes soulevés par
Bertrand et auxquels selon lui la théorisation de Walras ne donne
pas de réponse, ces problèmes ne pouvaient pas même être posés dans
le cadre de la pensée héritée des Classiques. Bertrand ne semble pas
être conscient de cette situation, faute de connaître bien l'état de
développement de la discipline à l'époque. En fait, Walras atten-
dait de Bertrand une appréciation sur la possibilité d'appliquer les

1. Ménard, 1978, p. 267.


2. Jaffé, 396.
mathématiques à l'économie, et celui-ci porte en fait le débat sur les
hypothèses économiques, brouillant ainsi les cartes.
Une caution inespérée, et susceptible de balayer l'argument
selon lequel il serait impossible par principe d'appliquer les mathé-
matiques à l'économie, viendra finalement de Henri Poincaré. Profi-
tant en effet de ce qu'il était membre d'honneur de l'Institut des
Actuaires français dont lui-même est membre également, Walras
envoie en 1901 au prestigieux scientifique la quatrième édition des
Eléments, en lui demandant son avis sur la démarche qui consiste à
mener un raisonnement mathématique sur des grandeurs non mesu-
rables. Poincaré donne son approbation à la définition de la rareté
et à la méthode suivie. En avril 1909, Walras écrit son article "Econo-
mique et Mécanique", qu'il fait suivre de la lettre de Poincaré' . Or
Poincaré est à l'époque le phare de la science française, polytechni-
cien, ingénieur en chef des Mines, professeur à la faculté des sciences.
membre de l'Académie des sciences, internationalement reconnu.
Sa caution obtenue, la stratégie de Walras est "verrouillée".
L'économiste mathématicien a d'ailleurs une autre idée en tête.
En 1906 en effet, il parachève son offensive en obtenant un appui,
encore plus clair que celui de Poincaré, de la part d'Emile Picard,
enseignant à l'Ecole Normale et à la faculté des sciences, également
membre de l'Institut. Son idée se fait jour alors : "(M. Picard) a pour
élèves des aspirants licenciés, docteurs ou agrégés, susceptibles de
s'intéresser à une science nouvelle qui leur offrirait, si elle triomphait,
des travaux à faire et des positions à occuper"2. L'appui de grands
scientifiques à la discipline commençant à émerger, cherchant à
s'institutionaliser, devrait pouvoir attirer quelques jeunes gens bril-
lants, avides de problèmes neufs et "porteurs", selon l'expression
actuelle.
La réflexion sur les jeunes est au coeur même de la stratégie de
Walras.

— Les jeunes. Du "pôle de diffusion". — On se souvient que le


problème remonte là aussi à Auguste Walras. Voyant en effet les dif-
ficultés rencontrées par son fils auprès des économistes installés, il
en donnait l'explication et le conseil subséquent : "M. Garnier, qui
est un élève de J.-B. Say, s'est traîné tout doucement dans le sillon
tracé par son maître. Il est intelligent et bien capable d'apprécier une

1. Donnée par Jaffé, 1496.


2. Jaffé, 1641.
doctrine; mais il doit voir avec peine une nouvelle économie poli-
tique se dessiner à l'horizon, et je ne crois pas qu'il puisse avoir une
grande sympathie pour nos idées. Adresse-toi donc à des hommes
jeunes et dont le siège ne soit pas fait"' . Le conseil reste pertinent
bien après la mort du père : si la stratégie adoptée consiste à prendre
de front le milieu des économistes, sans pouvoir espérer leur conver-
sion, la seule solution est d'attirer les jeunes et d'attendre que les
anciens disparaissent au rythme de la nécrologie des économistes
installés : "je connais assez l'histoire de la science pour ne pas ignorer
que quand Harvey émit la doctrine de circulation du sang aucun
médecin de plus de 30 ans ne s'y rallia; et mon parti est pris de
c o m p t e r surtout s u r la g é n é r a t i o n q u i n o u s suivra"2 .

La place idéale dans la structure d'enseignement français selon


Walras, celle qu'il espérait obtenir de Ferry : professeur à l'Ecole
Pratique, reflète bien sa s t r a t é g i e vis-à-vis d e s j e u n e s . Il s ' a g i t p o u r lui
d'attirer de jeunes étudiants de valeur, qui deviendraient ensuite, à
leur tour, des professeurs d'économie politique en facultés de droit.
Ce faisant, Walras jouirait d'un quasi-monopole sur la formation des
économistes. Poste clef, on le comprend, que celui qui contrôle la
formation de ceux qui seront appelés par la suite à former à leur
tour.

Car il e x i s t e une voie lente et une voie rapide pour diffuser les
idées : les premiers disciples de Walras sont des praticiens, souvent
des ingénieurs ayant u n poste dans les affaires. C'est le c a s des dis-
ciples italiens de la première génération, groupés essentiellement
autour de Luigi Bodio, statisticien et. par la suite, directeur de
l'Ufficio centrale di Statistica del Regno. C'est le c a s d u p r e m i e r dis-

ciple allemand, élève de Walras à Lausanne et officier prussien du


génie, d'un tout premier disciple, néerlandais celui-ci, employé au
ministère des finances des Pays-Bas, d'un disciple suisse, employé
dans u n bureau de statistique à Berne, etc. Quelques disciples, tou-
chés par le h a s a r d de leurs lectures, p u i s d i s p e r s é s d a n s le m o n d e des
affaires o u les complexes administratifs, telle est la v o i e lente, celle

qu'on pourrait appeler "saupoudrage". Créer au sein des structures


d'enseignement o u de recherches ce que l'on pourrait appeler en
paraphrasant M. Perroux des "pôles de diffusion" où l'on forme
quelques jeunes triés sur le volet qui, par la s u i t e , obtiendront des
postes à l'extérieur du pôle, mais toujours à l'intérieur du système

1. Lettre du 3 septembre 1860.


2. Jaffé, 709.
d'enseignement ou de recherche, et qui donc formeront d'autres
jeunes à leur tour, telle est la voie la plus sûre et la plus efficace.
Walras est bien conscient de ce problème des jeunes à attirer.
C'est pourquoi il rêve d'un poste à l'Ecole pratique, c'est également
la raison pour laquelle il se réjouit tant, dans les années 1890, de
l'apparition de disciples devenant professeurs : Pareto, Bortkiewicz,
pour les premiers d'entre eux. C'est enfin pourquoi l'échec à l'agré-
gation de sciences économiques de son premier disciple français
en passe de devenir professeur, Aupetit, l'atteint si profondément.
Mais il faut voir maintenant comment Walras essaie de diffuser
sa doctrine en jouant avec les institutions.

2/ STRATEGIE.

"Je crois qu'en science comme à la guerre, il faut de la stratégie.


Napoléon ne se battait jamais que sur un seul point et toujours avec
toutes ses forces. Je tâche d'en faire de même"' . Belle, et sans doute
fausse analogie : la stratégie du scientifique tient sans doute plus de
l'art, subtil et virevoltant, que les Espagnols opposèrent au dit
Napoléon sous le nom de guerilla. Et Walras, qui n'était certes pas un
maître, essaya toute sa vie de se battre sur plusieurs fronts à la fois,
de diverses manières, dans l'espoir de faire avancer ses idées.
Sur deux fronts : le front international et sa patrie (inutile de
préciser qu'au X!Xè siècle, et notamment pour Walras, le mot a un
sens fort). Partagé entre les deux, un peu à la façon dont Hannibal
le fut lorsque Scipion eut débarqué sur la terre d'Afrique.
De diverses manières : selon l'interlocuteur, Walras met en avant
tel ou tel point. L'épisode stratégique le plus lamentable se déroule
au moment où, désespéré de ne trouver aucun écho, pas même une
critique digne de ce nom, sur son économie mathématique, il décide
de mettre en avant ses théories sociales sur la nationalisation du sol,
pour provoquer des réactions : "vous êtes du petit nombre des esprits
capables de spéculation désintéressée et scientifique, et vous avez pu
saisir l'intérêt qu'a par elle-même une théorie mathématique et rigou-
reuse de la détermination des prix sous ce régime hypothétique de
libre concurrence absolue; mais vous verrez que cette théorie ne sera
lue et discutée sérieusement que le jour où l'on aura reconnu qu'elle
aboutit, entre autres choses, aux théories de la plus-value de la rente

1. Jaffé, 966.
dans une société progressive, ce qui est le point de départ de la
combinaison de rachat des terres par l'Etat. On soutiendra ou on
constestera la vérité de la théorie selon qu'on sera partisan ou adver-
saire du rachat"' . Tentation toujours très forte pour un économiste,
que celle qui consiste à mettre en vitrine les conséquences pratiques
de politique économique entrainées par sa théorisation, pour, en
s'appuyant sur le grand public, essayer de forcer les milieux scienti-
fiques à reconnaître la valeur de cette théorisation. Phénomène décrit
par M. Boudon dans son article : "L'intellectuel et ses publics : les
singularités françaises"2. Mais lorsque les conclusions pratiques de
la théorie ont le caractère étrangement révolutionnaire de celles de
Walras, on comprend que les mettre en avant rejaillit terriblement
négativement sur la théorie qui a engendré de tels monstres. Quel-
ques temps plus tard, Walras prend conscience de la situation, et
change de stratégie : " ( . . . ) en matière de propriété foncière mon
opinion est toujours la même ( . . . ) Mais je ne veux pas m'appesantir
sur cette question. Je sais très bien qu'elle est beaucoup trop vaste et
trop brûlante pour permettre une application favorable de mon
système d'économie politique pure; et c'est justement pour cela que
je l'ai laissée de côté ces années dernières pour me cramponner à la
question de la monnaie"3 . On verra que les problèmes monétaires,
relevant de l'économie appliquée, sont en effet un meilleur axe pour
centrer le jeu avec la demande sociale.

3/ LA PERCEE INTERNATIONALE.

— Le milieu universitaire. — Walras fut en relation, c'était nouveau


pour l'époque, avec tous les économistes de la période qui laissèrent
un nom dans l'histoire de la théorie économique : en Allemagne,
Auspitz et Lieben; en Suède, Wicksell; en Angleterre, Jevons, Edge-
worth, Marshall; aux Etats-Unis, Fisher, Clark, Moore; en Italie,
Pantaleoni, Barone; etc. Cette constitution progressive d'un milieu
international d'économistes doit sans doute beaucoup au processus de
mathématisation : Sakharov faisait remarquer récemment que les
équations sont justes sur tous les continents. Or, avant la génération de
Walras (et le mouvement continue par la suite), l'économie connaît

1. Jaffé, 519.
2. Boudon (Raymond), 1981.
3. Jaffé, 772.
une école anglaise opposée à une école allemande. Ce n'est là q u ' u n
exemple, parmi les plus frappants. Walras est bien conscient de cette
caractéristique des m a t h é m a t i q u e s : "je ne m ' o c c u p e absolument pas
des non-mathématiciens. Je ne tends qu'à u n e seule chose : a m e n e r
u n certain accord entre m a t h é m a t i c i e n s sur des points f o n d a m e n -
taux"1 . Le texte fait là à nouveau écho à la lettre préface de Copernic
p o u r le De Revolutionibus : "les choses m a t h é m a t i q u e s s'écrivent
p o u r les mathématiciens"2 . En fait les controverses sont vives à l'in-
térieur m ê m e de ce micro-milieu que f o r m e n t les économistes mathé-
maticiens à l'époque3. Le symbole en est le n u m é r o de 1890 de la
Revue d ' E c o n o m i e politique, celui de la quatrième année de cette
revue. Il c o n t i e n t en effet un article du disciple russo-polonais de
Walras, Bortkiewicz, qui est une défense de l ' é c o n o m i e pure walras-
sienne c o n t r e des attaques venant d ' E d g e w o r t h . Mais on trouve dans
le m ê m e n u m é r o un échange de lettres et d'articles, échange polé-
mi que lui aussi, entre Walras d ' u n e part, Auspitz et Lieben de l'autre.
C'est dire q u ' e n 1890 déjà existe u n débat international entre écono-
mistes mathématiciens. Ce débat va aller en s'amplifiant au cours des
années, et Walras est l'un des m o t e u r s de cette d y n a m i q u e . Lorsque
R u c h o n n e t lui a trouvé un éditeur, celui-ci a posé ses conditions. Le
Conseil d ' E t a t du c a n t o n de Vaud a souscrit p o u r cent exemplaires,
nous l'avons vu. Pour le reste, Walras doit se débrouiller. Les auto-
rités vaudoises ayant laissé à sa disposition les cent exemplaires,
Walras les envoie. Il c o m m e n c e alors à p r a t i q u e r le système des
"listes", qu'il pratiquera ensuite t o u t e sa vie. Profitant du caractère
largement international de Lausanne, il se p r o c u r e p o u r chaque pays,
Angleterre, Allemagne, Italie, Hollande, etc., la liste des principaux
économistes et il leur envoie le plus souvent des tirés à part de ses
articles et c o m m u n i c a t i o n s (la Société vaudoise des Sciences natu-
relles, en tirant à plusieurs centaines d'exemplaires ses c o m m u n i c a -
tions, lui rendra un i m p o r t a n t service, même si son prestige n'est
pas celui de l'Institut de France). C'est en grande partie au m o y e n
de ces listes que les liens se tisseront entre économistes m a t h é m a -
ticiens : un des noms de la t o u t e première liste anglaise est Jevons.
Ce m o u v e m e n t de c o n s t i t u t i o n d ' u n milieu international des
économistes fait contraste avec des disciplines voisines, telle la

1. Jaffé, 966.
2. Cité par Kuhn, op. cit., p. 167.
3. Selon Block, J. des E., octobre 1892 - les économistes mathématiciens seraient, au dé-
but des années 1890, une vingtaine en tout. Mais Block a intérêt à sous-estimer le chiffre.
sociologie. Mais ce mouvement ne doit pas masquer le contlit sourd
qui oppose les différentes écoles nationales pour le leadership. Si
Walras est par exemple rapidement traduit en Allemand par son
disciple prussien, ce n'est pas sans mal. Lorsque paraît la traduction
de ses quatre mémoires en effet, la Deutsche Literatur Zeitung
donne cette traduction pour bien faite mais totalement inutile, "la
science allemande n'ayant pas besoin qu'on lui traduise les ouvrages
parus dans d'autres pays" (sic).
Mais c'est en Angleterre que l'échec sera le plus dramatique et
qu'il aura sans doute le plus de conséquences. Walras essaie désespé-
rément de s'y faire traduire, mais sans succès. On lui oppose toujours
le même argument : un livre de mathématiques ne trouvera jamais
assez de lecteurs pour être rentable et, de toute façon, tous les
lecteurs potentiels connaissent le français. C'était effectivement vrai
à l'époque, et les choses se sont inversées. Pour se faire traduire,
Walras ira jusqu'au chantage : à la fin de sa vie, sollicité par Moore,
alors jeune professeur à Columbia, de rédiger son autobiographie, il
décide de n'accepter que si Moore accepte de traduire son Abrégé
des Eléments. Le chantage échoue, et Walras ne sera traduit en
Anglais que par Jaffé, l'école anglaise s'étant assurée le leadership
mondial entretemps, sous la houlette de Marshall, relayée ensuite
par les économistes américains.

— Le milieu politique. — La France, depuis le franc germinal,


connaît au XIXè siècle un régime monétaire bimétalliste. C'est égale-
ment le cas des pays qui, comme elle, font partie de l'Union Latine
(Belgique, Italie, Suisse, Grèce). Le système fonctionne jusqu'à ce
que des découvertes de mines d'or ou d'argent modifient profondé-
ment les parités commerciales entre les deux métaux. la différence
entre les parités commerciales et les parités officielles suscitant un
vaste mouvement de spéculation internationale. En 1878, les pays
de l'Union Latine suspendent la frappe des écus d'argent dans des
conditions telles qu'on peut parler d'un véritable monométallisme-or.
Après cette date et jusque dans les années 1885, le problème reste
important et les conférences monétaires se succèdent sans grands
apports. Or, au début de 1881, Walras établit une théorie mathé-
matique du bimétallisme. Il s'agit de définir le franc par rapport à
l'or seul et de charger l'Etat de régulariser la valeur de la monnaie
en jouant d'un billon d'argent régulateur : si la valeur de la monnaie
monte, on frappe une certaine quantité d'argent: si au contraire elle
descend, on retire une partie de l'argent en circulation. On a alors
quatre figures possibles (Walras qualifie son système de "quadrige
monétaire") : monométallisme-or; bimétallisme; billon régulateur;
monométallisme-argent. On comprend qu'il s'agit en fait d'introduire
l'idée, assez révolutionnaire à l'époque, que l'Etat doit contrôler
l'offre de monnaie pour éviter les fluctuations du niveau général des
prix.
Une conférence monétaire internationale devant s'ouvrir le 19
avril 1881, Walras envoie son mémoire à un certain nombre de cor-
respondants, mais surtout à Louis Ruchonnet, qui faisait partie de
la délégation suisse et à qui il demande de l'introduire au beau milieu
de la conférence pour y faire une communication. La chose, on s'en
doute, n'eut pas de suite. En 1884, c'est à Ferry que s'adresse Walras,
puis derechef à Ruchonnet. Et comme son projet de régulation de la
valeur de la monnaie suppose que les fluctuations de cette valeur
soient suivies rigoureusement sur le plan statistique, il s'adresse aux
statisticiens des ministères français (celui des Affaires étrangères,
puisque Ferry cumule ce ministère et la Présidence du Conseil) et
italiens. En Suisse, il mène ses recherches avec la collaboration d'un
de ses anciens élèves de l'Académie devenu chef d'un bureau de sta-
tistiques à Berne. Le projet de l'économiste était de faire des suivis
statistiques parallèles et cohérents dans les divers pays de l'Union
Latine afin d'y voir plus clair sur les fluctuations monétaires dans
un premier temps, afin d'y remédier dans un second temps.
Le projet, très ambitieux, et qui ne fut pas soutenu par une
volonté politique (qui aurait dû être internationale), ne put aboutir.

— Théoriciens, administrateurs et réformateurs : les statisticiens. —


Il est toutefois intéressant de creuser ce rapport avec les statisticiens.
Les premiers disciples de Walras en effet furent les ingénieurs italiens
occupant les postes de statisticiens dans les ministères du Royaume.
La structure italienne était jeune, toute nouvelle après l'unité juste
obtenue. Dans les ministères, une équipe de jeunes administrateurs,
ingénieurs de formation pour nombre d'entre eux, s'interrogeait sur
le développement économique du Royaume nouvellement créé et
était à l'affut de modèles économiques pouvant justifier et guider
une intervention de l'Etat dans l'économie que chacun sentait néces-
saire et à laquelle ces jeunes administrateurs aspiraient à participer.
Cette situation explique sans doute l'excellent accueil que reçurent
les théories économiques nouvelles. Parmi les premiers intéressés se
trouvent Bodio, futur directeur de l'office royal de statistique et
Stringher, futur gouverneur de la banque d'Italie.
Cette situation de développement international de la statistique
est en phase avec la stratégie de Walras. Celui-ci en effet met au point
sa théorie monétaire au début des années 1880, on l'a vu. Cette
partie de l'économie appliquée qui est une réponse directe (mais
assez révolutionnaire et controversée pour l'époque, rappelons-le),
Walras va en faire son cheval de bataille. Elle lui semble être l'illustra-
tion pratique la meilleure de son système d'économie pure, dans le
domaine de la politique économique. Or, elle comporte un volet
statistique essentiel. Car si l'Etat doit intervenir directement dans
la stabilisation de l'offre monétaire, il lui faut pouvoir disposer de
statistiques précises sur les fluctuations en valeur de la monnaie.
C'est à quoi avait réfléchi Jevons, et c'est pourquoi il avait travaillé
sur la constitution des indices des prix. Mais il meurt en 1882, et
Walras reprend son idée en essayant de la faire avancer dans le milieu
des statisticiens.
Il tente de se servir pour ce faire de l'Institut international de
statistiques, créé en 1885. Il comporte cent membres auxquels s'ad-
joignent des membres associés en nombre limité et choisis dans des
domaines scientifiques voisins et auxiliaires de la statistique. En fait,
essentiellement dans le domaine économique. L'un des buts pro-
clamés par l'Institut est d '''appeler l'attention des gouvernements
sur des questions à résoudre par l'observation statistique et demander
des renseignements sur des matières qui ne sont pas encore traitées
ou ne sont pas suffisamment traitées par les statistiques" (article 1).
Walras saute sur l'occasion pour présenter ou essayer de présenter
un article intitulé "desiderata statistiques", qui demande aux statisti-
ciens des différents pays de mettre au point un indice des prix et
de suivre les fluctuations des diverses monnaies. Elu membre associé
en 1886, il compte se rendre à la première réunion de l'Institut à
Rome au printemps 1887. C'était sans doute l'occasion rêvée pour
lui de se faire reconnaître sur le plan international, et cette communi-
cation aurait pu être décisive. Mais les obstacles vont s'accumuler.
Tout d'abord, la direction du jeune Institut ne veut pas effrayer :
c'est l'époque où les statisticiens sont encore en majorité des litté-
raires ou des juristes de formation; les ingénieurs colonisent peu à
peu les bureaux de statistiques, mais le mouvement est très pro-
gressif. Ensuite, les statisticiens sont des praticiens qui craignent
assez la théorie pure. Finalement, Walras prend la route de Rome et,
pris d'une crise névrotique à Turin, rebrousse chemin et rentre à
Lausanne. Névrose d'échec semble-t-il. face à une réussite dont le
contour s'esquissait assez nettement : c'est en tous cas l'interpré-
tation qu'en suggère Jaffé.

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Par la suite, Walras essaie de faire reconnaître l'importance des
travaux de Pareto sur les échanges internationaux, notamment
auprès de son ancien élève devenu chef du bureau fédéral de la
statistique commerciale de Berne, A. Simon.
En France, Walras propose à Cheysson, professeur d'économie
politique (sciences-pô, puis l'Ecole des Mines) et statisticien de
valeur, une alliance : Walras ferait la théorie et Cheysson réaliserait
le travail statistique. La collaboration (probablement peu voulue par
Cheysson sous cette forme) tourne mal lorsque Walras s'aperçoit
que Cheysson vient de réinventer la courbe de débit de Cournot,
sans citer le maître, probablement parce qu'il ne connaît pas ses
travaux - scandale proprement incroyable aux yeux de Walras.
Il n'en reste pas moins que cet aspect de la stratégie de Walras
fut important. Il est certain que, pour les statisticiens, en fait pour
la génération montante d'ingénieurs-statisticiens, l'équilibre général
et les applications pratiques qui en découlent en termes d'économie
appliquée forment une approche des phénomènes économiques
qui converge avec leur pratique propre, bien mieux en tous cas que
la théorisation héritée des classiques.
En France notamment, parmi les premiers à, ne serait-ce que,
parler des travaux de Walras, se trouvent des statisticiens, tels Cheys-
son ou de Foville (statisticien au ministère des finances et professeur
à sciences-pô et au Conservatoire).
Aux Etats-Unis, l'un des premiers disciples, Moore, s'efforça
essentiellement de rendre le système walrassien opératoire sur le plan
statistique, si l'on s'en réfère à ce qu'en dit Schumpeter dans son
History o f Economic Analysis.
Il y eut là tout un jeu tourné vers la demande technique, plutôt
que vers la demande spécifiquement scientifique.

4/ L'EMERGENCE EN FRANCE : UN DISCRET CHEMINEMENT.

On a fort parlé, déjà, des rapports de Walras à son pays d'ori-


gine. On ne parlera ici, succintement, que du cheminement lent de
ses idé.es, que de leur émergence progressive, et du blocage universi-
taire dont elles furent pour longtemps victimes.

— La "Revue d'Economie Politique". — L'émergence d'une doc-


trine suppose un support possible. La Revue d e c o n o m i e Politique,
joua ce rôle, bien que fort timidement par certains aspects, pour les
idées de Walras.
En cette fin de siècle, en France, le gros de l'enseignement de
l'économie politique se concentre, on l'a vu, dans les facultés de
droit. Walras suit donc d'un oeil attentif ce qui s'y passe. Cet ensei-
gnement, par l'adoption dans une certaine mesure de la "méthode
historique", par l'attention qu'il porte aux questions sociales et par
son soutien à un interventionnisme - très modéré - de l'Etat,
s'oppose aux thèses de l'Ecole libérale. Et comme, universitairement
surtout, les ennemis de nos ennemis sont nos amis, Walras peut
espérer un soutien de ce côté, malgré le caractère mathématique de
sa démarche. Tout va passer par la personne de Charles Gide. Ce
dernier est professeur d'économie politique en faculté de droit,
surtout tourné vers les problèmes sociaux et faisant en fait de l'éco-
nomie sociale plus que politique, très lié au milieu coopératif comme
Walras. Leur collaboration va se faire sur un point précis. Walras a
toujours pensé à monter une revue internationale, qu'il pensait
appeler Annales de Sciences sociales. Il était malheureusement trop
seul pour mener le projet à bien. Or. les professeurs d'économie
politique se trouvaient dans une position difficile : ils avaient en face
d'eux le monopole scientifique du Journal des Economistes, organe
de l'Ecole libérale. On leur déniait même (puisqu'ils n'avaient fait
que des études de droit) toute véritable compétence sur les sujets
économiques. Il leur fallait donc un organe par lequel ils pussent
s'informer sur le mouvement scientifique international autre que
libéral, qui donc pût leur servir de légitimation scientifique, et dans
lequel ils pussent publier. Dans une lettre à Walras d'avril 1885, Gide,
qui s'était vu refuser plusieurs de ses articles par le Journal des
Economistes. écrit à Walras : "il est bien malheureux qu'il n'y ait pas
une Revue d'Economie politique en langue française ouverte aux
idées critiques ! Ne pourrait-on pas la fonder ?"' .
L'idée est lancée et Walras ne la laisse pas échapper. D'ailleurs,
Gide se rend en vacances à Lausanne à l'été 1885 et la chose se dé-
cide alors. Gide va très bien mener l'affaire puisqu'il prône une revue
totalement ouverte aux diverses écoles, prenant bien soin de nommer
au comité de rédaction des libéraux et des "socialistes de la chaire",
une revue internationale également, d'une "neutralité absolue"2. Il
s'agit selon lui de toucher les deux ou trois cents personnes qui, en
France, s'occupent d'économie politique. Le style est donc empreint
de ce public potentiel : Gide déclare chercher des articles sur les

1. Jaffé, 645.
2. Jaffé, 698.

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mouvements d'idées plutôt que sur les faits' . Il y aura ainsi un
affrontement entre Gide et Walras sur le style de la Revue. Attaqué
par Auspitz et Lieben sur un point technique' , Walras envoie une
note à la REP pour se défendre. Gide hésite devant cette note : elle
est en effet d'une haute technicité, notamment mathématique,
comporte des planches de courbes (ce qui est un gros obstacle à
l'époque, et que Walras rencontrera souvent, car ces planches coûtent
très cher à imprimer, et sont difficiles à réaliser par des gens qui n'en
ont pas l'habitude), et commence in medias res, sans petite intro-
duction littéraire. Selon Gide, ce n'est ni un article de fond, ni un
article bibliographique. Et il a raison : c'est une note scientifique
typique, telle qu'on peut en lire aujourd'hui dans les revues spécia-
lisées. Ce que Walras essaie d'expliquer à Gide. Cet accrochage entre
les deux amis est essentiel et symbolique : c'est le moment même
où l'économie politique change de style, où elle passe du style d'une
discipline "littéraire" à une discipline "scientifique". La révolution
marginaliste est aussi (et surtout ?) cela : l'adoption d'un "style"
nouveau.
Toujours est-il qu'avec la naissance de la Revue d'Economie
politique3 prend fin le monopole du Journal des Economistes et
Walras trouve ainsi le moyen de diffuser, fût-ce difficilement parfois
et à doses homéopathiques, ses idées auprès du public des écono-
mistes universitaires français. Il faut noter d'ailleurs qu'il jouait un
"double jeu" : il envoyait d'abord, au moins au début, ses articles
au Journal des Economistes, malgré tout plus prestigieux et plus lu,
puis les adressait ensuite, en cas de refus, à la REP.

— L '''affaire Aupetit". - En mai 1901, Walras reçoit un exem-


plaire de la thèse de doctorat es-sciences économiques que vient de
soutenir à Paris Albert Aupetit. Le titre en est : "Essai sur la théorie
générale de la monnaie"4. Dans les premières pages de l'ouvrage,
Aupetit résume très correctement la théorie de l'équilibre général.
Walras ne se sent plus de joie : après l'apparition de Pareto, c'est le
premier disciple susceptible de devenir professeur en faculté, mais
c'est surtout le premier disciple français. Aupetit passe une première
fois l'agrégation de sciences économiques en 1901, et il échoue. On
avance pour motif vraisemblable son jeune âge.

1. Jaffé, 754.
2. La différence entre la courbe d'utilité et la courbe de demande.
3. Le premier numéro parut en janvier 1887 et la Revue devint mensuelle à partir de 189 1.
4. Aupetit, 1901.
Il existe en effet en France une agrégation de sciences écono-
miques depuis 1898. Il faut donc à partir de cette date réussir ce
concours pour pouvoir obtenir une chaire. Le style des épreuves
reflète bien celui de l'économie politique dans les facultés de droit :
il s'agit essentiellement d'histoire des doctrines et de problèmes
très institutionnels d'organisation économique, mais surtout, pas
de théorie. A l'oral de 1903, date du second échec de Aupetit, on
trouve les sujets suivants : "En quoi diffèrent les banques d'Algérie,
la banque de la Guadeloupe et la banque d'Indochine ?"' ; "devons-
nous créer et où pourrons-nous créer des colonies cotonières ?"-,
"par quelle sorte de contrats peut-on le mieux assurer la mise en
valeur effective de la terre dans les pays neufs ?"2 , Des sujets, on le
voit, très éloignés de préoccupations théoriques, souvent orientés
sur des questions de législation économique, trahissant bien le rap-
port étroit existant dans l'esprit des examinateurs entre l'économie
et le droit.
Premier échec de Aupetit en 1901. Echec non dramatique : il
semble qu'il soit courant à l'époque de passer l'agrégation deux fois
de suite, parfois plus. Après cet échec, Aupetit entre au service des
études économiques de la banque de France. Il entre également
comme stagiaire à l'Institut des Actuaires français (sur lequel nous
aurons l'occasion de revenir). Puis il annonce à Walras qu'il se pré-
pare à faire un cours d'économie pure à l'Ecole des Hautes Etudes
Sociales3. A l'intention de son disciple, Walras rédige alors un résumé
de son économie, qui sera publié après sa mort par Gaston Leduc
sous le titre d'Abrégé des Eléments d'Economie politique pure.
Mais entretemps, Aupetit se présente pour la deuxième fois à l'agré-
gation en 1903, le concours n'ayant lieu que tous les deux ans. Or.
coup de théâtre, Gide, seul véritable soutien de Walras dans les
facultés de droit et nom prestigieux en leur sein, annonce qu'il se
désiste du jury. L'enjeu est tellement important pour Walras, qu'il
envoie son fils, jeune capitaine dans l'armée française, assister aux
épreuves et lui faire un compte rendu détaillé (qu'il fera dans un
style tout militaire) de la situation. Le jury était composé de cinq
membres. Aupetit a les voix de Villey, un libéral néanmoins ami de
Gide et membre du comité de rédaction de la REP, et de Levasseur

1. Sujet tiré par Aupetit.


2. Sujets communiqués à Walras par son fils, Jaffé, 1558.
3. Institution privée ayant pour but de développer l'étude des sciences sociales en marge
de l'Université; Durkheim, Bouglé, Tarde, Ferdinand Buisson y enseignèrent Cf Clark
(Terry Nichols), 1973.
(cf. première partie). Les trois autres membres du jury ont voté
contre, et parmi eux Perreau, qui remplaçait Gide' . Aupetit est
recalé.
Il est étonnant de voir, à travers sa correspondance, combien
Walras fut affecté par l'événement et combien profond fut son
effondrement. Il reprit la plume et compléta son autobiographie
par le récit amer de ce nouvel échec. Gide, troublé, se sentit obligé
de se déplacer jusqu'à Lausanne pour justifier son attitude. L'expli-
cation qu'il en donna, selon Walras, ne manque pas d'intérêt : "M.
Gide s'était retiré. Par quel motif l'avait-il fait ? C'est ce qu'il a cru
devoir m'expliquer lui-même ici en mai dernier de la façon suivante :
1° il considérait mon disciple comme un sujet plein de talent pour
lequel il devait voter, et il tenait un de ses concurrents (celui qui a
été reçu le premier) pour une non-valeur, à tel point qu'il l'avait
engagé à renoncer au professorat en lui offrant son appui pour
obtenir une place dans la magistrature. Et dans de telles dispositions,
il s'était demandé si en conscience, il pouvait faire partie du jury !
2° il lui avait paru dur d'abréger ses vacances ! Je n'ai rien répondu
à de telles raisons"2 .

Finalement, les idées de Walras progressèrent très lentement


d a n s le m i l i e u u n i v e r s i t a i r e f r a n ç a i s .
C'est autour de Charles Rist, jeune et brillant agrégé, que le
c h e m i n e m e n t se fit tout d'abord. Dans la R e v u e d e M é t a p h y s i q u e e t
de Morale de juillet 1904, il fit paraître u n article en deux parties
consacré à l'oeuvre de Walras et intitulé : " E c o n o m i e optimiste et
économie scientifique". Walras, malgré une grosse erreur qu'il signala
à Rist, apprécia cet article. Puis, la dernière grande joie d e sa v i e f u t
de recevoir un exemplaire de la première édition de YH i s t o i r e des

Doctrines économiques depuis les P h y s i o c r a t e s jusqu'à nos jours de


Gide et Rist3, ouvrage qui fut longtemps à l'université française un
peu ce que l'History o f economic Analysis de S c h u m p e t e r fut aux
milieux anglo-saxons, et qui, sous l'influence de Rist surtout, fai-
sait une certaine place aux théories de Walras et Pareto. Walras
en rédigeait un compte rendu pour la Gazette de Lausanne lorsqu'il
mourut.

Il est à signaler, dans le cadre de ces quelques pages consa-


crées au discret cheminement de Walras dans les facultés de droit,

1. C'est par Levasseur que Walras a obtenu ces renseignements sur des délibérations qui
auraient dû rester secrètes.
2. Jaffé, 1583.
3. Gide et Rist, 1909.
qu'une critique remarquable de l'économie pure parut dans la Revue
générale de droit de novembre-décembre 1896. Elle était le fait d'un
ancien étudiant de Gide à Montpellier : Paul Valéry. Lorsque l'on
réfléchit d'ailleurs à sa personnalité et à ses idées, on ne s'étonne
guère que le jeune Valéry se soit intéressé au projet de mathémati-
sation de l'économie et en ait fait une si remarquable critique1 . Il
semble que Walras n'en ait pas eu connaissance.
Mais il rencontra d'autres soutiens dont il eut connaissance par
contre : dans le numéro de août-septembre 1901 de la REP, parut
l'article d'Emile Bouvier, professeur à Lyon, "La méthode mathéma-
tique en économie politique", que nous avons déjà rencontré dans la
première partie de ce travail. Bouvier fit par la suite un livre portant
le même titre. Il faut également citer au moins le nom d'Antonelli, le
premier "walrassien" à réussir l'agrégation de sciences économiques.

— L'Ecole Normale Supérieure. — Walras eut beaucoup de rap-


ports avec cette institution. Affectifs tout d'abord. Son père était
normalien, et Léon eut un moment l'idée de venir à Paris faire une
conférence rue d'Ulm sur l'économie pure pour le centenaire de son
père. Un des exemplaires de la bibliothèque de l'Ecole porte d'ail-
leurs une dédicace de la main de Walras. Et, l'économie pure, puis-
qu'elle ne doit qu'à Walras père et à Cournot, doit tout à cette véné-
rable institution. Walras fut également à Lausanne un ami très proche
de Georges Renard, ancien cacique, ayant dû s'exiler en Suisse pour
avoir participé à la Commune. A la différence de Walras, il put
rentrer à Paris comme professeur au Conservatoire, puis au Collège
de France, sa nomination ayant été facilitée par ses amitiés poli-
tiques, celle de Clemenceau notamment.
Mais il n'y a pas que le seul plan affectif qui relie Walras à
l'Ecole. Car celle-ci, seul lieu de l'enseignement supérieur français
où littéraires et scientifiques se côtoient, lui semble l'endroit idéal
pour faire émerger l'économie nouvelle. L'idéal serait la collaboration
d'un normalien philosophe, d'un normalien historien et d'un norma-
lien mathématicien2.

1. Jaffé la donne en 1298, note 1.


2. Après tout, l'équilibre général est né de l'accouplement de la méthode mathématique
d'un normalien scientifique, Cournot, avec les concepts économiques d'un normalien
littéraire, Auguste Walras. Et il n'y a là pour Walras aucun hasard : l'Ecole est le seul
établissement qui présente le même phénomène de pluridisciplinarité que les facultés
de philosophie allemandes. Or, cette confrontation de diverses formations est essen-
tielle à la pratique de l'économie politique.
C'est par le neveu de Renard, Georges Weulersse, jeune norma-
lien en histoire qui se spécialise par la suite dans l'histoire de la
pensée des physiocrates, que Walras entre en contact avec l'Ecole.
Mais c'est un normalien en philosophie qui fera pour la Revue
Socialiste le compte rendu des Etudes d'Economie sociales : Charles
Péguy. Là aussi, il n'est guère étonnant que le jeune Péguy se soit
intéressé au "socialisme" de Walras. Malheureusement, ce dernier
ne parvint pas à attirer un normalien en mathématiques, bien qu'il
ait fait des efforts pour en trouver un susceptible de faire un cours
d'économie pure à l'Ecole des Hautes Etudes sociales.
Sans doute cela fut-il dû à un problème essentiel, qui explique
en partie l'échec relatif de la stratégie de Walras : il choisit de faire
une innovation "scientifique". Malheureusement, son niveau en
mathématiques est assez faible, ce qu'avait bien vu un économiste
italien du ministère des finances. Il proposait à Walras l'adoption
d'un système d'équations très performant et d'une haute technicité
mathématique, qui aurait eu l'avantage de pouvoir attirer de jeunes
mathématiciens de talent, qui se seraient trouvés en terrain connu,
tout en découvrant un domaine totalement vierge susceptible de
nombreuses applications nouvelles' . Mais le niveau de Walras en
mathématiques était assez faible en raison de ses études insuffisantes,
comme nous l'avons vu, et les mathématiques présentées dans ses
ouvrages devaient paraître singulièrement frustes et peu intéressantes
à un normalien mathématicien, formé aux recherches les plus ab-
struses et ésotériques2.
Finalement, un des premiers exposés sur l'économie pure ayant
eu lieu en France fut celui de Péguy, dans le cadre de la conférence
de philosophie de l'Ecole normale. Péguy en envoya le texte à Walras,
qui n'en fut guère enchanté.
Tels sont les points essentiels de la lente émergence des idées
walrassiennes dans le système universitaire français. Mais, plus souter-
rain, plus méconnu, se produisait un phénomène d'émergence dans
le milieu des ingénieurs français. Derrière la lente émergence univer-
sitaire, se jouait un jeu avec la demande de gestion émanant surtout
de ce milieu. Un des foyers principaux en fut l'Institut des Actuaires
français.

1. Lettre de Perozzo, Jaffé, 962.


2. Les économistes mathématiciens d'ailleurs, se reconnaissent plus dans les oeuvres de
Pareto, que dans celles de Walras. C'est le cas notamment de M. Allais.
— Les ingénieurs. — Walras sait d'emblée que le milieu des ingé-
nieurs est celui de tous qui sera le plus réceptif à ses idées. Tout le
problème consiste à l'atteindre. Walras suit plusieurs lignes d'ap-
proche. L'une est celle des listes. Il y a là un m o y e n très simple :
ayant envoyé un exemplaire de ses travaux à un polytechnicien (on
ne sait dans quelles circonstances), et en ayant reçu une réponse
encourageante, Walras lui d e m a n d e de lui envoyer un annuaire des
anciens élèves de l'Ecole Polytechnique avec, cochés dans la marge,
les noms de ceux qui pourraient être intéressés par l'économie pure.
L ' o p é r a t i o n réussit en partie et Walras recueille quelques corres-
p o n d a n t s , mais en ordre dispersé.
Par contre, une de ses plus belles réussites pour essayer de
t o u c h e r les ingénieurs en tant que milieu est la c o m m u n i c a t i o n qu'il
fait le 17 o c t o b r e 1890, en tant qu'invité, à la Société des ingénieurs
civils de Paris. Par la suite, le texte de cet exposé figurera en appen-
dice à la première partie des dernières éditions des Eléments, sous
le titre : " T h é o r i e géométrique de la d é t e r m i n a t i o n des prix". Mais,
à c o u r t terme, il est publié dans le bulletin de la société : Mémoires
et c o m p t e s rendus des travaux de la Société des ingénieurs civils,
janvier 1891. Or ce bulletin publiait à vingt-cinq mille exemplaires
(chiffre d o n n é par Walras) et était donc très largement diffusé parmi
les ingénieurs. Bouffée d'enthousiasme chez Walras, dans une lettre
adressée à Bortkiewicz qui venait de lui a n n o n c e r qu'il renonçait à
choisir l ' é c o n o m i e pure c o m m e s u p p o r t de carrière1 : " h e u r e u s e m e n t
l'avenir de ma m é t h o d e (est assuré) dans la génération qui arrive.
Ma c o m m u n i c a t i o n (à la société des ingénieurs civils) faite à Paris
l ' a u t o m n e dernier m'a mis en r a p p o r t avec les jeunes ingénieurs civils
et ingénieurs de l'Etat tous bons m a t h é m a t i c i e n s et en état de me lire
avec facilité. J ' e n ai plusieurs et de fort distingués sur la liste de mes
adhérents qui se chargeront d'effectuer dans l'Economie politique
la révolution qui la transformera des gâchis en science organisée"2.
Vis-à-vis de ce milieu aussi reparaît le problème des jeunes, et Walras
relève une de ses erreurs stratégiques, dans une lettre à Maurice
d'Ocagne, polytechnicien et professeur à l'école des Ponts et Chaus-
sées : "j'avais essayé plusieurs fois et depuis un certain nombre
d'années déjà d'intéresser à mes travaux des membres du corps des
Ponts et Chaussées et des Mines, mais, je m'étais adressé à des hom-
mes trop âgés, de situations trop faites et ayant plus ou moins des

1. Il sera professeur de statistiques.


2. Jaffé, 1027.
attaches avec les économistes influents de nos jours. C'est tout ré-
cemment que j'ai eu l'idée et l'occasion d'envoyer quelques exem-
plaires de mon dernier petit mémoire (cité plus haut. H.D.) à des
hommes plus jeunes, plus actifs et plus indépendants; et je vois que
j'obtiendrais ainsi des résultats beaucoup plus agréables" 1 .
Mais, la diffusion des idées walrassiennes auprès des ingénieurs
passe essentiellement par le Cercle, puis l'Institut des Actuaires
français.
Les rapports entre Walras et les Actuaires français sont un des
points qu'éclaire l'édition de la Correspondance par Jaffé, d'une
lumière nouvelle. Dans les biographies de Walras, en effet, ce point
apparaît souvent comme le symbole même de l'échec de Walras : le
grand économiste doit se contenter du bulletin des Actuaires pour
publier - dérisoire. Il y a là un effet de perspective trompeur que
l'on essaiera de corriger dans les pages qui suivent. L'Institut des
Actuaires français n'est pas la petite société misérable que l'on
pourrait croire.
Il faut d'abord rappeler la citation de Stefan Zweig faite dans
la première partie de ce travail, et qui montrait la fin du XIXè siècle
sous les traits de la sécurité et de l'assurance. Le secteur est alors
un secteur de pointe.
Il faut ensuite souligner le rôle qu'il joue vis-à-vis de l'économie
politique. Car les compagnies d'assurance furent un des lieux privi-
légiés où les économistes trouvèrent à s'embaucher durant cette
période. On pourrait citer bien des exemples, tel celui de James
Laughlin, économiste américain, professeur à Harvard et directeur
d'une compagnie d'assurance; et, bien sûr, celui de Walras lui-même
qui occupait le poste d'actuaire de la compagnie La Suisse. Au sein
de ces sociétés, les économistes collaborent avec des mathématiciens
et des ingénieurs.
Tous ces éléments concourent à éclairer la situation des ac-
tuaires à l'époque. L'impression se confirme lorsque l'on considère,
toujours à partir de la Correspondance, le statut des membres de
l'Institut.
Par exemple : Hermann Laurent, polytechnicien, examinateur
à l'Ecole Polytechnique, co-fondateur de l'Institut et vice-président;
Pierre Paul Guyesse, polytechnicien, professeur à l'Ecole Polytech-
nique, égyptologue à l'Ecole des Hautes Etudes, député et ministre
des colonies en 1890 et en 1910, président. Léon Say, ancien ministre

1. Jaffé, 1010.
des finances, professeur au Collège de France, etc., membre hono-
raire; Henri Poincaré, un des tout premiers mathématiciens au plan
mondial, membre honoraire également: Alfred Barriol, polytechni-
cien, directeur de l'Institut des finances et des assurances.
L'interlocuteur privilégié de Walras sera Hermann Laurent.
Quelques précisions peuvent être apportées sur l'historique de
l'Institut.
Il y eut d'abord le Cercle des Actuaires, gravitant autour d'un
individu, Hippolyte Charlon, dont on sait peu de choses, si l'on
excepte le fait qu'il est l'auteur d'une Théorie mathématique des
opérations monétaires. Puis en 1890 Charlon étant mort et le Cercle
s'étant peu à peu dissous, est fondé l'Institut des Actuaires français,
dont Hermann Laurent semble être l'organisateur. Le Cercle n'avait
aucune existence légale, alors que l'Institut est reconnu par l'Etat
et consulté par lui sur les questions d'assurances. Pour être accepté
comme membre, il faut passer un certain nombre d'examens en
mathématiques, opérations financières, assurances, économie poli-
tique. L'Institut nomme également des membres honoraires (deux
sont apparus ci-dessus : Léon Say et Henri Poincaré) et des corres-
pondants étrangers, ce dernier cas étant celui de Walras. Il est subven-
tionné par les compagnies d'assurances et joue probablement auprès
des pouvoirs publics un rôle double, d'expertise technique et de
groupe de pression.
Les rapports de Walras avec les Actuaires commencent très tôt :
visiblement, Hermann Laurent a eu connaissance de la communica-
tion faite par Walras à l'Académie des sciences morales et politiques
et cette communication lui a fait impression. De ce point de vue,
la stratégie de Walras s'est donc avérée payante. En septembre 1873,
le mois qui suit la communication, Charlon contacte Walras et lui
ouvre les colonnes du journal du Cercle. L'économiste prend connais-
sance de quelques numéros de ce journal, et il est frappé par la
convergence qu'il décèle entre les travaux des Actuaires et les siens.
En 1876, s'étant fait refuser successivement l'un de ses articles par
plusieurs revues et journaux, il s'adresse à Charlon. La réponse est
décevante : l'article est, selon ce dernier, "hors de la voie pratique et
positive dans laquelle (les actuaires ont) lancé (leur) journal" 1 . Les
actuaires, explique-t-il, ne veulent plus s'occuper d'économie poli-
tique. Les relations entre Walras et le Cercle se distendent, Charlon
meurt, le Cercle se reconstitue en une société des Actuaires à laquelle

1. J affé, 347.

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juin 2020 à E16-00896799-Hassa,-Hassan
Walras n'est pas convié. Lui-même considérera toujours avoir été
"débarqué "1 sous l'influence de Léon Say. Il est très difficile d'éta-
blir si Walras souffrait d'un délire de persécution à l'égard de Say,
lui attribuant systématiquement tous les déboires qu'il rencontrait
en essayant de diffuser ses idées dans des sociétés savantes françaises,
dont Say faisait systématiquement partie (Société d'économie
politique, Société de statistique, Actuaires, Académie, etc.), ou si
Léon Say joua réellement un rôle dans les divers échecs de Walras,
compte tenu du fait qu'il existait depuis la faillite de la Caisse d'Es-
compte un lourd contentieux entre les deux anciens amis. Certains
éléments avancés par Walras paraissent pourtant assez troublants.
Toujours est-il que Hermann Laurent fonde l'Institut des
Actuaires français en 1890, dont Walras ne fait pas partie, et qu'il
reprend contact avec le professeur de Lausanne en 1898. Constata-
tion troublante, Léon Say meurt en 1896. A ce moment, l'orienta-
tion de l'Institut s'est modifiée : "le but de la société a été à l'origine
l'étude des questions concernant l'assurance et la mutualité; le cercle
de nos études s'est élargi et aujourd'hui nous cherchons à donner à
l'économie politique des bases réellement scientifiques"2. On voit
que la convergence des recherches de Walras et de celles des Actuaires
s'est encore accentuée. En conséquence, Laurent propose de nommer
Walras correspondant étranger (en 1899). La proposition arrive à
l'intéressé par l'intermédiaire de Pareto, que connaît Laurent.
En février 1900, Walras envoie aux actuaires une communica-
tion qui sera publiée dans leur Bulletin, puis les choses s'accélèrent.
En effet, bien que, étrangement, Laurent ait tout d'abord déclaré
devant les Actuaires que la théorie walrassienne supposait que l'on
pût mesurer l'utilité, ce qui lui semblait inadmissible, Laurent, sans
doute détrompé, se fait le partisan résolu de l'économie pure, inven-
tée par Walras et continuée par Pareto. En juin 1900, il fait un exposé
sur l'Ecole de Lausanne, et il semble qu'il soit l'inventeur de l'ex-
pression, qu'il reprend d'ailleurs dans un petit livre édité en 1902 :
Petit Traité d'économie politique rédigé conformément aux principes
de l'Ecole de Lausanne3. Walras, eu égard aux profondes dissensions
qui existaient entre Pareto et lui sur les questions de politique éco-
nomique et sociale, apprécie peu, d'ailleurs, l'expression. Sensible
pourtant aux efforts de Laurent, il élabore aussitôt une nouvelle

1. Jaffé, 1433.
2. Jaffé, 1380.
3. Laurent (Hermann), 1902.
stratégie dont l'Institut serait le centre. A Dick May, fondatrice de
l'Ecole des Hautes Etudes sociales1, il écrit : "il est certain que vous
trouverez là plus que partout ailleurs les maîtres de vos conférences
et le premier noyau d'auditeurs, (comme aussi) les futurs docteurs
ès-sciences, économistes mathématiciens, en état de professer l'écono-
mique mathématique dans les facultés des sciences"2 . Dans ce but,
il demande au président de l'Institut l'introduction de l'économie
mathématique et de la statistique mathématique dans le programme
des cours faits aux stagiaires. Laurent, de son côté, s'intéresse à
Aupetit que lui a recommandé Walras après qu'il eut raté l'agrégation
et répond à Walras sur la modification des programmes : "j'ai fait la
connaissance du jeune Aupetit dont vous me parlez dans votre lettre
(il a 26 ans !), j'ai lu son Traité sur la monnaie et je me suis mis im-
médiatement en relation avec lui; si je ne me trompe, il y a en lui
l'étoffe d'un savant illustre. Je l'ai vivement engagé à se présenter
à l'Institut des Actuaires et il a subi avec succès l'examen de stagiaire.
Il n'est pas encore très fort en mathématiques, mais il les étudie
en ce moment avec ardeur, et j'espère qu'il en saura bientôt assez
pour en faire de belles applications, car il est remarquablement intel-
ligent, ce sera notre futur président, je l'espère.
Le moment n'est pas encore venu de modifier nos programmes;
Rome ne s'est pas bâtie en un jour. Je suis à l'affût et je guette les
jeunes gens de la trempe d'Aupetit. Le jour où ils seront en majorité
dans notre Institut, nous ferons triompher les doctrines de l'Ecole
de Lausanne et nous fonderons une succursale à Paris; en acceptant
de faire partie de l'Institut des actuaires, je visais ce but auquel je
travaille piano, piano . . . et j'espère réussir"3 . Sélection des jeunes et
théorie du pôle de diffusion : tel est bien le programme de Laurent
au sein de l'Institut des actuaires. Il est difficile d'établir quel fut
exactement le résultat de ce travail. On peut par contre noter le
grand succès connu par l'expression "école de Lausanne", qui ten-
drait à prouver que le livre de Laurent fut lu et commenté. Il convient
en tous cas de ne pas sous-estimer l'importance des actuaires dans
l'émergence de l'économie walrassienne.
Cette émergence, lente et relativement souterraine en ce qu'elle
ne touche pas les établissements d'enseignement, mais le milieu
des ingénieurs, ouvre pourtant la voie à l'institutionalisation de

1. Sur Dick May, voir notamment Clark (Terry Nicols), 1973.


2. Jaffé, 1472.
3. Jaffé, 1530.
l'économie mathématique, qui fut plus tardive. Elle advint lorsque les
chaires des écoles d'ingénieurs françaises furent occupées par les
ingénieurs eux-mêmes, ce qui ne fut pas le cas au début : elle com-
mença avec la nomination de Emile Cheysson à l'Ecole des Mines
(1885) puis avec celle de Colson aux Ponts et à Polytechnique par la
suite. Elle se réalisa pleinement plus tard encore, notamment lorsque
M. Allais fut nommé professeur à l'Ecole des Mines.
Chapitre 10

POSTÉRITÉ

Avant de conclure notre réflexion sur l'émergence de l'éco-


nomie mathématique, il convient de quitter Walras en relatant son
ultime échec et en méditant sur l'image laissée par lui à la postérité.

- L'ultime échec. - Le grand problème qui hante Walras à la fin


de sa vie est la conservation de ses papiers. Relativement ruiné par
les sommes qu'il a dépensées pour diffuser sa pensée (Jaffé en donne
le détail et montre comment Walras dilapida son bien en publiant
et en envoyant tous azimuts ses publications), il cherche à trouver
une solution, notamment financière. En 1905, il lui vient une idée :
"j'éprouve, depuis que je m'occupe de mettre mes livres et mes
papiers en ordre, une grande difficulté provenant de ce que je n'ai
pas les moyens de les loger de mon vivant, et moins encore après
moi, comme il le faudrait pour qu'ils fussent à la disposition de mon
école future. Un homme dans ma situation aurait vraiment besoin
d'être propriétaire de sa petite maison afin de pouvoir la laisser à
ses enfants d'abord, puis à la ville ou à son Université. Sous l'in-
fluence de cette préoccupation et de la nouvelle que la Norvège se
séparait de la Suède en partie pour être libre-échangiste tout à son
aise, l'idée m'est venue de prendre l'espèce de billet de loterie que
voici. C'est un Comité du Parlement norvégien qui décerne celui
des cinq prix Nobel qui se donne pour "l'oeuvre de la paix". J'ai
rédigé une note expliquant comment mon ouvrage aboutissait, par
la suppression de tous les impôts, au libre-échange absolu et à la
paix universelle dans un avenir à poursuivre, comme idéal, par
l'humanité. Trois de mes collègues et amis, dûment qualifiés, ont fait
de cette note une lettre me proposant pour le prix de la paix. Et, si
je vis jusqu'en décembre 1906, j'aurai peut-être de quoi laisser Aline
chez elle avec toutes mes paperasses"' . Walras s'appuie d'ailleurs sur
un précédent : on sait peu en général que la première année du
Nobel, 1901, vit un économiste français couronné du Nobel de la
paix. Il s'agissait de Frédéric Passy dont les apports à la science
économiques ne sont pas véritablement passés à la postérité. S'il y
eut un économiste français couronné, il n'y en eut pas deux. En
1906, Théodore Roosevelt fut couronné. En 1907, ce furent un
juriste français, Louis Renault et un ancien garibaldien, Theodoro
Moneta. A la loterie, Walras n'avait décidément pas de chance.

— L'hommage en bronze. — En juillet 1908, Ernest Roguin et


Boninsegni (remplaçant de Pareto à la chaire d'économie de Lau-
sanne) se rendent chez Walras pour annoncer que l'Université s'ap-
prête à lui rendre hommage. Au cours d'une cérémonie, il y aura
échange de discours et un médaillon de bronze à l'effigie de Walras
sera apposé sur l'un des murs de l'ancienne Académie. Walras pense
tout d'abord qu'il s'agit d'une manoeuvre destinée à remonter le
prestige de l'Université de Lausanne, alors entamé par une campagne
de presse en Allemagne. Sa deuxième pensée est pratique. Le mo-
ment tombe bien en effet puisqu'il vient de rédiger un article intitulé
"Ruchonnet et le socialisme scientifique", qu'il pourra lire en cette
occasion.
Ce n'est que près d'un an plus tard, le 10 juin 1909, qu'eut lieu
la cérémonie.
Ce jubilé fut décidé par le Conseil d'Etat, semble-t-il, ce qui va
dans le sens de la thèse présentée dans un des chapitres précédents.
Il existe en effet aux Archives Cantonales Vaudoises2, une lettre du
recteur de l'Université, d'un enthousiasme très modéré : "la commis-
sion universitaire, en principe, déclara être favorable à cette alloca-
tion exceptionnelle quoiqu'inattendue et ne rimant à aucun anni-
versaire quelconque, l'âge avancé de M. Walras légitimant cette préci-
pitation dans une certaine mesure". Le recteur explique alors que le
coût du médaillon, 1 000 francs suisses, dépasse les crédits possibles
de l'université. Celle-ci se décharge donc de la dépense sur le Conseil
d'Etat. Le recteur a d'ailleurs raison de souligner qu'on ne sait quoi

1. Jaffé, 1597.
2. Procès-verbaux du Conseil d'Etat. Département à l'Instruction publique et aux Cultes,
Dossier K XIII, C 1, 1909.
fêter au juste : Walras donnant des signes de vieillesse, le Départe-
ment veut hâter les choses et la date ne correspond à rien, notam-
ment vis-à-vis de la carrière de Walras à Lausanne. Finalement, après
quelques recherches, on décidera de fêter le jour où Walras fit à son
père le serment de consacrer sa vie à l'économie politique (1858-
1908, bien que la cérémonie ait lieu en 1909).
Il y a, dans le choix de l'inscription pour le médaillon, quelque
chose de symbolique. Le dossier des Archives Cantonales, montre
qu'il y eut deux projets :
"A Marie Esprit Léon Walras
Né à Evreux en 1834
Professeur à l'Académie et à l'Université
Principal auteur de la théorie d'économie pure connue sous le nom de
doctrine de l'école de Lausanne.
Ce monument a été dédié à l'occasion de l'avènement de ses 50 ans de
travaux en économie politique et sociale. (1858-1908).
Puis le second projets :
A Marie Esprit Léon Walras
né à Evreux en 1834
Professeur à l'Académie et à l'Université de Lausanne
qui, le premier, a établi les conditions générales de l'équilibre économique
fondant ainsi 1"'Ecole de Lausanne"
Pour honorer 50 ans de travail désintéressé.

C'est le second projet, celui de A. Bonnard, de la Gazette de


Lausanne, qui fut choisi. Pour la postérité, Walras restera l'inventeur
de l'équilibre général, et l'on oubliera, comme on l'a oubliée sur le
bronze, l'économie sociale.
Pourtant, son discours de Jubilé, consacré à Ruchonnet, était
essentiellement axé sur cet aspect de son oeuvre, ce qui scandalisa
Pareto.
L'effet de perspective qui gomma peu à peu tout un aspect de
la pensée de Walras, son économie appliquée et son économie sociale,
faussant ainsi le véritable caractère de sa pensée, la faisant pencher
du seul côté du libéralisme et de l'économie pure, était déjà en germe
dans le choix de l'inscription qui figure sur le médaillon.
Conclusion

Au terme d'une fable, le lecteur en attend la morale. Comme il a


été dit, elle ne sera pas donnée par l'auteur. Tout juste peut-être
esquissée.
L'intrigue en effet, le "cas" Walras, devait illustrer un thème
plus général. En forçant à peine le trait, on pourrait dire que Walras
a inauguré une nouvelle configuration des rapports entre l'écono-
miste, la Science et le Pouvoir.
Il a développé une conception propre de la science économique,
de la scientificité en économie, qui heurte le milieu "scientifique" de
l'époque et ne parvient pas à trouver une place institutionnelle.
Longuement, nous avons présenté sa stratégie dans les pages qui
ont précédé. Son originalité ressort de la comparaison avec celle
adoptée par Marshall. Deux choix fondamentaux opposent ces deux
types de stratégie :

nn Les mathématiques. — L'intention de Walras est de faire de


l'économie une science, ce qui équivaut, dans son "imaginaire", à
la mathématiser. Ce n'est qu'une fois le modèle mathématique éla-
boré, et donc la science faite, qu'il faudra s'occuper de vulgariser
l'économie nouvelle. Dans ses Eléments, qu'il calque sur le modèle
des textes scientifiques, Walras met donc la structure mathématique
très en avant et très en relief. Il rend ainsi, selon l'expression d'un
de ses correspondants (cf. plus haut), la science "effrayante".
Ce n'est pas le cas de Marshall, qui s'en explique à Walras lui-
même :
"Cher Monsieur,
Je dois vous remercier très cordialement pour votre nouvelle
édition des Eléments d'écon. pol. Personnellement, je m'en tiens à
l'idée, que je pense vous avoir indiquée il y a quelques temps, selon
laquelle les mathématiques dans un traité d'économie doivent être
placées à l'arrière-plan. Mais le plus souhaitable est, je crois, que dif-
férents chercheurs empruntent des routes différentes. Je me réjouis
beaucoup de voir que vous-même faites avancer la voie de la mathé-
matique pure avec la plus grande capacité et la grande énergie qui
sont les vôtres"l .

Grâce à cette approche, Marshall réussit à se faire lire d'un


public que Walras rebute. Pantaleoni constate par exemple, dans
une lettre adressée à Walras, que la conceptualisation de Marshall
accroche bien les étudiants et qu'en conséquence il l'a retenue dans
son cours et dans son manueP . La micro-économie telle qu'elle est
enseignée aujourd'hui au débutant en économie est d'ailleurs le plus
souvent directement issue des Principles.

— Le rapport à la tradition. - C'est le deuxième point de diver-


gence entre Walras et Marshall. Walras choisit de heurter de front
le milieu des économistes, en proclamant totalement caduques les
théories qu'ils professent. Un compte rendu des Eléments paru en
1889 dans le Journal o f Royal statistical Society, rédigé par un
anonyme sans doute proche des idées de Marshall le lui reproche
clairement. Car ce dernier, pour sa part, eut une démarche toute
différente. Il présenta, de façon remarquable, son système et sa
théorie de la valeur sous la forme d'une confrontation entre la courbe
de demande et la courbe d'offre. Son image, dans les Principles, est
celle des ciseaux. Il est absurde de se demander laquelle des deux
lames coupe la feuille de papier : c'est l'action conjointe des deux
qui permet de couper. De même, c'est l'action conjointe de l'offre
et de la demande qui produit le phénomène de la valeur. Ce faisant,
tout au contraire de la stratégie révolutionnaire de Walras (ou de
Jevons), Marshall invente la pensée "néo-classique" qui, comme son

1 . Jaffé, 922.
2. Jaffé, 912. Cette remarque est à rapprocher de ce qu'écrit C. Ménard à propos de \1æ--
shall : "La prudence et le sens pédagogique d'un auteur qui, s'il affirmait avec netteté
la valeur de l'instrument mathématique, évitait de heurter le lecteur en renvoyant les
démonstrations en appendice, et se souciait de subordonner la pertinence des conclusions
déduites à la vérification des hypothèse initiales, contribuèrent sans doute beaucoup
(au succès de ses idées)" (C. Ménard, 1978, p. 250). Pareto adoptera également le prin-
cipe des démonstrations mathématique en appendice.
nom l'indique, reprend une partie de la théorie classique et l'intègre
à un modèle plus large. Marshall se présente donc comme un conti-
nuateur des Classiques, un théoricien qui ne nie pas l'apport de
Smith. Ricardo ou Mill que pratiquaient les économistes de l'époque,
mais qui approfondit cet apport en résolvant des problèmes théo-
riques dans lesquels la pensée classique se débattait sans pouvoir les
résoudre et en proposant un nouveau champ de recherches.
Mathématiques à l'arrière-plan, valorisation des prédécesseurs
qui n'exclut pas un approfondissement et une avancée théorique,
chaire prestigieuse à Cambridge et contrôle de l'Economic Journal
par Edgeworth interposé, tels sont les principaux ingrédients de
l'extraordinaire succès des idées économiques de Marshall, dont
témoignent huit éditions des Principles entre 1890 et 1920, et une
traduction française en 1907-19091 .
Walras, à travers une réaction quelque peu névrotique, comprit
bien l'importance du danger : "M. Alfred Marshall, le successeur de
Fawcett à Cambridge, essaie en ce moment2 de s'approprier en An-
gleterre et en Amérique cette théorie que j'ai exposée complètement
de 1874 à 1877 dans mes Elémen ts d'Economie politique pure"3 .
Un signe qui ne permet aucun doute sur l'importance que Marshall
a aux yeux de Walras est qu'il est toujours l'un des premiers destina-
taires des oeuvres que Walras envoie en Angleterre, malgré l'animo-
sité presque délirante que lui porte l'économiste de Lausanne : "il
est pitoyable", écrit-il à Pareto, "de voir Marshall, ce grand éléphant
blanc de l'économie politique, et Edgeworth par (jalousie, inintelli-
gence et mesquinerie - mots rayés dans le manuscrit ) impuissance et
jalousie s'évertuer à remettre en honneur la théorie de Ricardo et Mill
sur le prix des produits"4 .
La position de Marshall n'est d'ailleurs pas dépourvue de toute
ambiguïté. Il est quasiment certain en effet qu'il parvint de façon au-
tonome. comme Walras et Jevons, à l'établissement de son système. Il
dit ne devoir qu'à Cournot, mort depuis longtemps, et il est inattaqua-
ble en cela. Par contre, ayant parfaitement connaissance des travaux
de Jevons et Walras. il ne les cite pratiquement jamais, ce qui contri-
buera sans doute beaucoup à occulter leurs apports vis-à-vis du sien5.

1. Alors que Walras ne sera traduit en anglais qu'après la seconde guerre mondiale.
2. Nous sommes en 1887. Marshall n'a pas encore publié les Principles et n'occupe la chaire
de Cambridge que depuis 1885. H.D.
3. Jaffé,808.
4. Jaffé, 1051.
5. Sur ce point, voir Schumpeter, Histoire de l'Analyse économique. tome III, p. 127.
On voit combien, en tous cas, les caractéristiques personnelles
de Walras le conduisirent à a d o p t e r u n e stratégie radicale, beaucoup
m o i n s habile au plan de l'émergence de sa doctrine, que celle adoptée
par Marshall.
Au total, il convient sans d o u t e de s'interroger sur la stratégie
de Walras et de se d e m a n d e r si cette n o t i o n n'est pas à remettre
t o t a l e m e n t en cause. M. B o u d o n , lors de la soutenance du travail
qui d o n n a lieu à ce livre, clarifiait le problème en s'interrogeant :
Walras fut-il un stratège, ou une sorte de Michaël Kohlhaas, crispé
sur sa position de génie m é c o n n u , sans préoccupation aucune du
mécanisme des rouages institutionnels, des obstacles culturels, inca-
pable de concession, voire d ' u n m i n i m u m de dialogue ?
T o u t d ' a b o r d , et malgré ce qu'il en dit lui-même, Walras n'a pas
une, mais des stratégies. T a n t ô t il essaie de séduire des économistes,
t a n t ô t il les a b a n d o n n e à leur science décrépite p o u r s'adresser uni-
q u e m e n t aux m a t h é m a t i c i e n s ; t a n t ô t il m e t l'accent sur la scienti-
ficité de l'économie pure, t a n t ô t il tente de s'appuyer sur l'économie
appliquée ou sur l ' é c o n o m i e sociale. Ses interlocuteurs sont donc
des économistes ( p l u t ô t étrangers que français), des scientifiques
purs, des ingénieurs (professeurs, gestionnaires publics ou privés),
des h o m m e s politiques. En termes de marketing, il ne se définit
pas de " c i b l e " très précise. Par contre, il manifeste, au milieu de ces
offensives tous azimuts, au moins une t e n d a n c e p r o f o n d e : il s'adresse
de préférence à des jeunes. De fait, nous serions tenté de revenir à
la n o t i o n d ' " i m a g i n a i r e " : ce que Walras entend faire (à la différence
de Marshall), c'est une révolution scientifique. Il cite souvent N e w t o n ,
mais plus encore Harvey et la circulation du sang. Les théories de ce
dernier, aime-t-il à rappeler, mirent plus de trente ans à s'imposer,
et ne s'imposèrent q u ' a u p r è s des jeunes médecins. L'échec institu-
tionnel, l ' i n c o m p r é h e n s i o n r e n c o n t r é e par ses théories, font donc,
en u n sens, partie de sa stratégie. Jaffé semble suggérer qu'à certains
m o m e n t s décisifs, alors qu'il a l'occasion de s'imposer auprès d'u n
milieu scientifique et institutionnel, il se dérobe. C'est surtout vrai
d u congrès de l'Institut International de Statistiques de Rome, en
1887 : parti de Lausanne, il s'arrête à Turin, puis fait demi-tour,
victime d ' u n e crise de ce qu'il appelle lui-même sa "névrose céré-
brale".
Sa stratégie inclut donc, à notre sens, une reconnaissance de
long terme, d é n o t a n t l'espoir d ' u n e reconnaissance c o m m e père
f o n d a t e u r d ' u n e révolution scientifique : d 'où cet extraordinaire
archivage de ses papiers, cette a t t e n t e d'historiens futurs, cette façon
étonnante de se projeter dans un futur post mortem. Face aux éco-
nomistes de sa génération, Walras ne cherchait pas tant à se faire
reconnaître comme un grand économiste, un interlocuteur scienti-
fique, qu'à faire reconnaître sa conceptualisation comme antérieure
aux autres et, si elle n était pas tout à fait antérieure, comme supé-
rieure (c'est le cas avec Jevons). Se pensant sur le modèle des grands
scientifiques des XVIIè, XVIIIè et début du XlXè siècles, il élabore
une stratégie scientifique que l'on peut dire de "postérité". Pendant
ce temps, les Anglais et les Américains sont beaucoup mieux institu-
tionnalisés et la langue de l'économie devient la langue anglaise.
De plus, les facteurs institutionnels pesèrent dans le même sens
que les facteurs personnels.
Deux caractéristiques du système français entravèrent la diffu-
sion et l'émergence de l'économie mathématique.
Tout d'abord la division tranchée dans ce système entre filière
"littéraire" et filière "scientifique". L'économie politique était alors
une discipline littéraire (et juridique) et Walras tente de la mathé-
matiser. Il est, du fait de la séparation entre filières, forcé de rompre
avec le milieu des économistes en place, celui des littéraires et des
juristes. Malheureusement, Walras est trop faible mathématicien,
pour faire de l'économique une branche des mathématiques appli-
quées susceptible d'attirer de jeunes mathématiciens en mal de
spécialisation. Ce, sur le plan strictement universitaire. Restent les
ingénieurs. Mais eux se méfient de la théorie pure, et veulent d'une
économique bien ancrée dans les applications pratiques; ils forment
le milieu que les théories walrassiennes séduisent le plus, mais non
sans une réserve certaine pour la trop grande abstraction de l'équi-
libre général. C'est vrai surtout des professeurs dans les Ecoles, tels
Cheysson et Colson.
Au total, l'équilibre général se retrouve suspendu dans un vide
institutionnel, même si, du fait des ingénieurs, ce n'est pas un vide
parfait.
D'où le rêve de Walras d'une institution qui, en France, connaî-
trait une pluridisciplinarité qui permettrait d'abolir la distinction,
préjudiciable à l'économie, entre "littéraires" et "scientifiques" et
qui serait analogue à celle des facultés de philosophie en Allemagne.
Ce rêve apparaît clairement dans VAutobiographie : "Ue me disais)
que ma carrière avait été celle d'un homme qui s'est trompé de patrie
et a voulu faire une oeuvre d'innovation exigeant la double culture
littéraire et mathématique, philosophique et économique, dans un
pays d'écoles spéciales et de science officielle; que, né dans un pays
d'Universités et de science libre, j'aurais trouvé à la Faculté de
philosophie toutes les disciplines dont j'avais besoin"' .
Deuxième caractéristique du système français : sa rigidité. Par
"rigidité", nous entendrons la quasi-impossibilité de "récupérer" un
individu : un individu que le système a rejeté sans diplôme presti-
gieux, même s'il est l'inventeur d'une théorie brillante, ne parvient
pas au bout du compte à trouver un poste. Tout système d'enseigne-
ment manifeste une certaine rigidité, mais le système français est
sans doute l'un des plus rigides qui soit. En témoignent deux cas : un
individu qui, rejeté par le système, commence, même brillamment,
une carrière à l'étranger, ne réussit quasiment jamais, ou très diffici-
lement, à rentrer en France. Un individu qui, ayant obtenu un di-
plôme dans telle filière, change de filière, ne trouve généralement
de poste ni dans l'une ni dans l'autre filière.
Walras est sans doute le prototype même de l'individu que le
système a rejeté dans sa jeunesse au cours d'un dur procédé de sélec-
tion (concours aux grandes écoles) et qu'il ne parvient pas à "récu-
pérer". Reste la possibilité d'une nomination politique. Mais celle-ci
suppose une étroite convergence de vues, souvent préjudiciable à
l'activité scientifique, entre le pouvoir et le scientifique qu'il nomme.
Cette convergence, du fait de la question du rachat des terres, n'exis-
tait pas entre Ferry et Walras. D'autre part, la volonté ministérielle
se heurte, sans doute beaucoup plus qu'on ne croit, aux mécanismes
mêmes du système. Il est intéressant de constater que Ferry ne fit
rien ou ne put rien faire pour Walras, alors que son ami Georges
Renard, parvint à rentrer à Paris. Georges Renard était rentré premier
("cacique") à l'Ecole Normale. Ayant participé, au milieu des insur-
gés, à la Commune, il fut obligé de s'exiler à Lausanne où il trouva
un poste de professeur à l'Académie. Grâce à l'amitié qui le liait à
divers hommes politiques, notamment Georges Clémenceau, il put
rentrer à Paris comme professeur au Conservatoire, puis au Collège
de France. Il est certain que ses titres universitaires facilitèrent
grandement cette nomination "politique". Le système vaudois, sans
nul doute, était moins rigide que le système français et une volonté
politique rencontrait moins d'obstacles "mécaniques" sur sa route :
un économiste pouvait y être choisi pour son projet scientifique plus
que sur ses diplômes. D'autre part, une attitude fermement définie
par les autorités, une fois une nomination "politique" faite, de laisser
au professeur une entière liberté de recherche, quitte à accepter

1. Jaffé, tome 1, p. 8.
qu'il usurpe la demande à lui adressée par les autorités lors de sa
nomination, rendait les nominations "politiques" sans doute beau-
coup moins délicates et beaucoup moins controversées qu'en France.
Malheureusement, nous ne disposons pas des documents sur le
système institutionnel anglais qui seraient nécessaires pour une
comparaison avec la carrière de Marshall.
Dans le court terme, du fait sans doute, et de la stratégie adop-
tée par Walras, et des caractéristiques propres du système français,
la diffusion des idées walrassiennes est un échec. A long terme, un
changement se fait jour dans la nature scientifique de l'analyse
économique.
D'une part un milieu scientifique professionnel se crée, avec des
journaux, des revues; avec des associations (American Economic
Association en 1885, Royal Economic Society dans les années 1890,
etc.).
D'autre part, phénomène sur lequel on insiste peu généralement,
le style de l'économie change : il n'est que de comparer un article
de Paul Leroy-Beaulieu ou Maurice Block avec l'article de Walras
sur les chemins de fer. A terme, par delà les controverses, entre
néo-classiques ou keynesiens par exemple, un style commun de
communications, d'articles, s'est imposé. Il date de Walras, Marshall
et autres.
Envers le pouvoir également, l'économiste a modifié ses rapports.
Ce que Walras impose à terme (avec d'autres bien sûr), repre-
nant par exemple le modèle de monopole de Cournot, c'est le modèle
technique de prise de décision au sein des grandes organisations
publiques ou privées. Désormais, la légitimation de la décision est
technique, au moins en apparence : "une étude économique a
montré .. Z'1 .
Ce que nous avons appelé le niveau "idéologique" n'est pas
absent non plus : l'économie pèse d'un poids très lourd dans les af-
frontements entre "choix de société".
Ces trois dimensions relevées à travers l'intrigue choisie dans ce
livre, forment une configuration originale de rapports. On les re-
trouve, semble-t-il, dans la démarche de Keynes.
La première phrase de la préface à la première édition anglaise
de la Théorie Générale situe le livre : "ce livre s'adresse surtout à
nos confrères économistes. Nous souhaitons qu'il puisse être intelli-
gible à d'autres personnes. Mais il a pour objet principal l'étude de

1. Voir GRETU, 1980.


questions théoriques difficiles et il ne traite qu'à titre subsidiaire
l'application aux faits"' . Keynes, appartenant et en quelle posi-
tion - au milieu universitaire, situe son livre par rapport à ce milieu.
Les discussions où il s'oppose aux grands maîtres de la science sont là
pour marquer son appartenance à la Tradition, partie constitutive de
ce milieu.
Quant à la demande technique, la Théorie Générale tend à ré-
pondre au problème de gestion publique le plus dramatique de
l'époque : les millions de chômeurs que comptaient alors les écono-
mies occidentales. Là où la théorie classique parlait de chômage de
friction, la Théorie Générale parle d'équilibre de sous-emploi. Elle
invente un modèle d'action étatique : la relance, en l'appuyant sur
des concepts théoriques élaborés, tel le multiplicateur.
La réponse à la demande idéologique, très impérative en ces
temps de crise sociale, est bien présente. On la trouve notamment
dans l'un des derniers chapitres du livre : "Notes finales sur la philo-
sophie sociale à laquelle la théorie générale peut conduire". Au cours
de ces dernières pages, Keynes situe ses idées par rapport au libéra-
lisme et au socialisme. Il explique que seule une intervention limitée
de l'Etat sur le plan économique est susceptible, selon lui, de sauver
la société libérale.
A des gouvernements affolés par l'ampleur de la crise et aux-
quels les économistes libéraux ne savent que répéter : il est urgent de
ne rien faire, la Théorie Générale, estampillée d'un brillant label
universitaire, garantissant que seule l'intervention pouvait sauver la
société libérale, fournissait un modèle technique de gestion de l'éco-
nomie nationale. Ou peut-être, une simple caution scientifique à la
nécessité sociale de l'intervention de l'Etat. Théorie économique
nouvelle, elle répondait ainsi, en temps de crise, aux trois demandes
fondamentales qui sont, selon nous, adressées à la discipline écono-
mique.
L'économiste est devenu ce personnage original qui, avec plus
ou moins de bonheur à chaque fois, fait une communication au
congrès annuel de l'American Economie Association, prend position
publiquement sur tel ou tel choix de société, et, s'appuyant sur des
modèles d'aide à la décision, joue le rôle de conseiller (technique)
du prince.

1. Keynes, 1979, p. 9.
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Walras (Léon), nous nous permettrons de renvoyer à la Correspondance
éditée par Jaffé, qui comporte une bibliographie complète des œuvres de
Walras (op. cit., t. III, p. 515). Dans notre texte le numéro X dans
« (Jaffé X) » indique le numéro de la lettre dans la Correspondance, et
non la page.
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Revue d'Economie politique (REP)


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Revue Internationale de l'enseignement (RIE)


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Liard (Louis). « La reforme de la licence en droit », t. 18, 1889, p. 113.
Parmentier (Jacques), « Deux Universités suisses : Fribourg et Lausanne »,
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Saleilles (Raymond). « Quelques mots sur le rôle de la méthode historique
dans l'enseignement du droit », t. 19, 1890, p. 482.
— « Fondement et développement du droit : quelques vues émises à propos
d'un livre récent », t. 22, 1891, p. 39.

Lausanne
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Biographie de Ruchonnet :
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- Delavigne, 1893, JAR, 17.
- Rossel, 1893, JAR, 26.
- Bonjour, 1936 (manque), JAR, 6.
— Bonjour, not. biogr., JAR, 13.
- Jomini, 1943, JAR, 7.
- Germond, 1948, JAR, 33.
- K XIII :
— 13 procès-verbaux du Département à l'Instruction publique et aux Cultes.
— 14 comptes rendus du Département.
- 35 rapports sur l'Académie 1868-1876.
- 252 cl. procès-verbaux du Conseil d'Etat, Département, 1909 : sur le
médaillon Walras.
—. Agence télégraphique suisse : « Dossier Walras ».
Bibliothèque cantonale et universitaire, Département des Manuscrits :
— Fonds Walras FWI.
— Fonds Ruffy (Eugène). « Discours sur le rachat des chemins de fer »,
is, 2197 (1 liasse).
Licence eden-75-a07094b117ee4638-17a6399bb8c84c6b accordée le 08
juin 2020 à E16-00896799-Hassa,-Hassan
Index des noms

AFTALION ( A . ) , 81, 2 5 3 , 2 6 1 . BERT (P.), 38.


ALEMBERT (J. d ' ) , 8 8 , 1 3 0 . B E R T R A N D (J.), 2 1 8 , 2 5 4 .
ALLAIS ( M . ) , 1 0 , 16, 17, 1 2 8 , 149, 187, BIAUDET ( J . - C . ) , 1 5 4 , 1 6 8 , 1 7 5 , 2 5 4 .
233, 239, 253, 261. BIDARD-FRANGNE ( C . ) , 2 5 4 .
ANTONELLI (E.), 151, 2 3 2 . BLANQUI ( A d o l p h e ) , 3 4 , 3 8 .
ARISTOTE, 5 2 , 1 4 2 . BLAUG ( M . ) , 9 7 , 122, 254.
ARMAND (L.), 121, 253. BLOCK ( M . ) , 5 5 , 5 6 , 5 7 , 9 1 , 9 2 , 9 3 , 9 4 ,
ARON (R.), 81. 223, 251, 254, 260.
A U P E T I T ( A . ) , 12, 2 2 1 , 2 2 9 - 2 3 2 , 2 3 8 , 2 5 3 . BOBBIO ( N . ) , 8 9 , 2 5 4 .
AUSPITZ ( R . ) , 2 2 2 , 2 2 3 , 2 2 9 . BODIO (L.), 2 2 0 , 2 2 5 .
AYER ( L . C . ) , 157, 158. BOHM BAWERK (E. von), 95, 98, 140,
AZÉMA (J.-P.), 7 2 , 2 5 3 . 149, 150.
BÔHMERT (K. V . ) , 157, 158.
BARONE (E.), 222. BOICEAU ( C . ) , 2 0 2 .
BARRIOL ( A . ) , 2 3 6 . BOMPAIRE ( F . ) , 254.
BASTIAT ( F . ) , 6 7 , 116. BONINSEGNI ( P . ) , 2 4 2 .
BATBIE ( A . P . ) , 4 1 , 1 3 5 . BONNARD (A.), 243.
BAUDRILLART ( H . ) , 11, 3 6 , 39, 41, 63, BOOLE ( G . ) , 88.
65, 66, 67, 68, 7 9 , 80, 117, 147, 148, BORGEAUD (C.), 174.
194, 253, 260. BORTKIEWICZ (L. von), 173, 221, 223,
BEAUREGARD ( P . ) , 7 5 . 234, 254, 261.
BEN D A V I D (J.), 2 5 3 . BORY-HOLLARD (E.), 157, 158, 173, 2 0 2 .
BENTHAM (}.), 3 3 . BOSON ( M . ) , 29, 6 2 , 140, 141, 151, 154,
BERGSON ( H . ) , 1 8 8 . 158, 254.
BERNOULLI ( D . ) , 2 8 . BOUDON (R.), 23, 84, 222, 248, 254.
BERNSTEIN ( E . ) , 1 6 1 . BOUGLÉ ( C . ) , 2 3 0 .
BERRY ( M . ) , 4 5 , 1 0 0 , 1 7 9 , 2 5 3 . BOUILLER, 3 7 .
BOUNAN DE PSHISKHE (Rabbi), 15. 165, 209, 210, 211, 212, 215, 218, 227,
BOURGEOIS (L.), 78. 232, 247, 251, 255.
BOURRICAUD (F.), 23, 99, 254. COUSIN (V.), 138.
BOUSQUET (G. H.), 125, 135, 149, 254,
260, 261. DAMETH (H.), 157-158.
BOUTMY (E.), 39, 69, 188, 189, 190, 196, DEBREU (G.), 11.
197. DECAZES (duc), 34, 37, 135.
BOUVIER (E.), 91, 92, 93, 232, 254, 262. DECOPPET (C.), 202.
BRAUDEL (F.), 46, 254. DECURTINS, 170.
BROCHER (H. de LA FLÉCHÈRE), 90, 91, DEGOT (V.), 19.
209. DELORD, 147.
BRUNO (}.), 44, 254. DENIS (H.), 255.
BUISSON (F.), 230. DESCARTES (R.), 19, 127, 130, 207.
BURY (S.), 157. DESORMES (C.), 34.
BUSINO (G.), 154, 161, 172, 254. DIVISIA (F.), 81.
DOIN, 208.
CAMPBELL (Lord), 102. DOUMERGUE (J.), 78.
CARON (F.), 103, 105, 119, 135, 254. DOUNIOL, 132.
CAUWÈS (P.), 75, 78, 255, 262. DUHEM (M.), 86.
CAZELLES (E. H.) 191, 192, 199. DUMAS (A.), 199.
CERVANTÈS, 15. DUMEZ (H.), 31, 255.
CHAILLEY-BERT (J.), 255, 260. DUMONT (L.), 191, 194, 195, 196, 198,
CHANDLER (A. Jr), 104, 105, 118, 255. 199, 204.
CHARLON (H.), 236. DUNOYER (J.), 38.
CHERBULIEZ (A. E.), 159. DUPIN (C.), 34.
CHEVALIER (M.), 11, 35, 36, 65, 147, 188, DUPUIT (J.), 11, 28, 109, 112, 120, 215.
194, 198. DURKHEIM (E.), 80, 167, 169, 230.
CHEYSSON (E.), 11, 39, 80, 105, 117, 122, DURUY (V.), 36, 37, 38, 43, 80, 135, 193.
187, 227, 239, 249, 255, 260. DUVERGER (M.), 46.
CIRILLO (R.), 255.
CLARK (J. B.), 222, 255. EDGEWORTH (F. Y.), 217, 222, 223, 247.
CLARK (T. N.), 36, 230, 238, 255. EINSTEIN (A.), 207.
CLEMENCEAU (G.), 232, 250. EULER (L.), 88.
CLERMONT (P. de), 196.
COBDEN (R.), 181. FAURE (F.), 120.
COLSON (C.), 11, 39, 80, 105, 117, 239, FAVRE (P.), 189, 197, 255.
249. FAWCETT, 247.
COMTE (C.), 35. FERMAT, 28, 130.
CONDILLAC (abbé de), 87. FERRY (J.), 12, 16, 40, 42, 43, 72, 80, 113,
CONDORCET (A.-N.), 28, 33, 120. 134, 136, 155, 160, 177; chap. 7,
CONTZEL (K. W. H.), 91. chap. 8, 220, 225, 250, 255.
COPERNIC (N.), 208, 223. FEUER (L. S.), 207, 255.
COQ (P.), 41, 47, 156, 158. FEYERABEND (P. A.), 86, 255.
CORNEILLE, 142. FISHER (I.), 91, 222.
COSSA (L.), 255. FIXARI (D.), 28, 255.
COURCELLE-SENEUIL (J. G.), 39, 40, 41, FOUCAULT (M.), 255.
62, 64, 71, 255, 260. FOURQUET (F.), 12, 13.
COURNOT (A. A.), 10, 11, 15, 26, 28, 59, FOVILLE (A. de), 120, 227, 255.
89, 92, 99, 105, 106, 109, 120,127, 139, FRAYSSINOUS (Mgr.), 139.
FREGE ( G . ) , 88. JOURDAN (A.), 257, 262.
FREYCINET ( C . d e SAULCES DE), 1 0 0 , 1 1 8 , JUSTINIEN, 7 6 .
186, 203.
KARADY ( V . ) , 8 0 , 2 5 7 .
GAMBETTA (L.), 3 8 , 7 0 , 180, 182. KARR (A.), 199.
G A R N I E R (J.), 18, 3 8 , 3 9 , 4 1 , 5 7 , 5 8 , 6 4 , KEPLER (J.), 8 9 , 209.
7 9 , 117, 132, 133, 147, 148, 155, 2 1 9 ,
KEYNES ( J . - M . ) , 13, 25, 118, 215, 251,
256, 261. 252, 257.
GAULLE ( C . d e ) , 115. KINKEL, 9 1 .
GAUSS, 120.
KOHLHAAS ( M i c h a ë l ) (personnage de
G E O R G E ( H . ) , 145. Kleist), 248.
GÉRARD (Cl.), 256. K U H N ( T . S.), 25, 208, 2 2 3 , 257.
G I D E ( C . ) , 20, 54, 77, 78, 8 0 , / 8 1 , 87, 9 2 ,
2 2 8 , 2 2 9 , 2 3 0 , 2 3 1 , 2 3 2 , 2.16. 2 6 1 . 2 6 2 .
LABROUSSE ( E . ) , 4 6 , 2 5 4 .
G I R A R D I N (E. d e ) , 131, 132, 163, 180. LABRY ( O . d e ) , 1 0 2 , 1 0 3 , 1 0 5 .
GIRAULT (A.), 256, 263. L A C O U R ( L . d e LA PIJARDIÈRE), 1 9 1 , 1 9 2 ,
GIRIN (J.), 2 5 6 . 200.
GLASSON (E.), 2 5 6 , 263. LAFARELLE ( d e ) , 3 7 , 4 0 .
GODELIER ( M . ) , 256. LAFFITTE, 3 9 .
GOSSEN ( H . H . ) , 8 8 , 193, 2 1 5 , 2 1 6 , 2 5 6 . LAGRANGE ( d e ) , 10, 19, 8 9 , 127, 128, 2 0 7 .
GOURNERIE (de LA), 105, 119. LAMBERT-BEY, 1 3 1 , 1 3 2 .
GRANGER (G.-G.), 256.
LAPLACE ( P . S . c o m t e d e ) , 2 8 , 6 1 , 8 9 , 1 2 0 .
G R É V Y (J.), 1 9 0 . LARCHEY (L.), 192, 199.
GUILLAUMIN ( G . ) , 6 4 , 65, 210. LARNAUDE (F.), 2 5 7 , 263.
GUITTON ( H . ) , 2 5 6 (et p r é f a c e ) .
LAUGHLIN (J.-L.), 235.
GUIZOT, 35.
LAUNHARDT ( C . F. W . ) , 105.
GUYESSE ( P . P . ) , 2 3 5 . LAURENT ( H . ) , 2 3 5 , 2 3 6 , 2 3 7 , 2 3 8 , 2 5 7 .
LAVELEYE ( E . d e ) , 2 5 7 .
HACHETTE, 139, 2 1 0 , 211.
LAZARD ( M . ) , 257, 2 6 2 .
HADLEY ( A . T . ) , 106.
LECUYER ( B . - P . ) , 2 5 7 .
HALBWACHS ( M . ) , 2 5 6 , 2 6 2 .
LEDOUX ( C . - N . ) , 83, 153, 179, 207, 257.
HANNIBAL, 2 2 1 .
LEDUC ( G . ) , 154, 2 3 0 , 2 6 2 .
HARVEY ( W . ) , 2 2 0 , 2 4 8 .
L E F O R T (J.), 6 3 , 2 5 7 , 2 6 1 .
HAUSSMANN ( b a r o n ) , 180.
LEIBNITZ ( G . W . ) , 5 7 , 8 8 , 2 1 2 , 2 1 3 , 2 1 4 .
HEGEL ( G . W . F.), 96.
LEMAINE ( G . ) , 2 5 7 .
HENRY (C.), 256.
LEPLAY ( F . ) , 7 5 , 122.
H O L L A N D E R (}.), 1 5 6 .
LERMINIER ( E . ) , 2 5 7 .
Ho\%'IE ( R . S.), 9 3 , 2 5 6 .
L E R O y - B E A U L I E U ( P . ) , 11, 3 6 , 3 9 , 5 3 , 5 4 ,
HUTCHISON (T. W . ) , 99, 256.
56, 57, 5 9 , 60, 63, 65, 7 9 , 104, 107,
IMHAUS, 1 3 4 . 194, 197, 198, 251, 257.

ISNARD ( N . ) , 2 1 5 . LESCARRET (J.), 165.


LESLIE ( C . ) , 9 9 .
JACQMIN ( F . ) , 5 9 , 1 0 2 , 1 0 4 , 1 0 5 , 2 5 6 , 2 6 1 . L E S O U R D (J. A . ) , 2 5 6 .
JAFFÉ ( W . ) , 9 , 2 0 , 2 9 , 1 2 9 , 1 4 9 , 1 5 1 , 1 8 9 , LESUEUR ( L . ) , 1 3 4 .
224, 226, 241, 248, 256, et p a s s j m . LEVAN-LEMESLE ( L . ) , 6 4 , 6 6 , 6 9 , 7 6 , 2 5 7 ,
JEANNENEY ( J . - M . ) , 8 1 . 258.
JEVONS (S.), 25, 80, 88, 99, 105, 184, LEVASSEUR ( E . ) , 3 3 , 3 4 , 3 5 , 3 6 , 3 7 , 3 9 ,
213, 214, 215, 217, 222, 223, 226, 246, 40, 41, 65, 78, 79, 212, 230, 231, 258,
247, 2 4 9 , 257. 261, 262.
LIARD (L.), 70, 71, 167, 258, 263. PARETO (V.), 28, 84, 86, 92, 94, 96, 98,
LIEBEN (R.), 222, 223, 229. 129, 140, 154, 156, 166, 168, 172, 173,
LIESSE (A.), 75, 258, 261. 174, 175, 176, 177, 200, 202, 205, 213,
LIST (F.), 48, 74, 75, 76, 78. 216, 217, 221, 227, 229, 231, 233, 237,
LIZST (F.), 180. 242, 243, 246, 258, 261.
LOUIS-PHILIPPE, 21, 37. PARMENTIER (J.), 169, 171, 258, 263.
LOUVOT (P.), 137. PARSLOE (J.), 101, 109, 258, 261.
PASCAL (B.), 28, 130.
MAC-MAHON, 190. PASSY (F.), 36, 39, 40, 67, 142, 242.
MALRAUX (A.), 18, 258. PASSY ( H . ) , 36.
MALTHUS (T. R . ) , 87. PEANO ( G . ) , 88.
MARQFOY ( G . ) , 109. PÉGUY (C.), 233, 258.
MARSHALL (A.), 13, 57, 89, 99, 105, 130, PÉRIER (C.), 39.
205, 213, 222, 224, 245, 246, 247, 248, PEROZZO (L.), 93.
251, 258. PERREAU ( H . ) , 231.
MARTELLO (T.), 158. PERROUX (F.), 81, 220, 258.
MARX (K.), 87. PEYRAT (A.), 147.
MATALON (B.), 257. PICARD (E.), 219.
MAY (D.), 238. PICCARD (A.), 129, 154, 209.
MÉLINE (J.), 72, 78, 182, 183. PIROU ( G . ) , 258, 262.
MÉNARD (C.), 15, 218, 246, 258. PLATON, 95.
MENGER (K.), 89. POINCARÉ ( H . ) , 27, 208, 219, 236.
MESNIL (A. d u ) , 192, 194. POTTECHER (M.), 183.
MESNIL MARIGNY (J. d u ) , 132, 135, 150. POUCHKINE (A.), 33.
MIÉVILLE (L. d e ) , 157, 158. PROST (A.), 258.
MILL (J. S.), 54, 6 1 , 9 9 , 181, 182, 191, 247. PROUDHON (J.), 131, 146.
MOISDON (J.-C.), 45, 179, 253. PUYNODE ( G . de), 53, 142, 258, 261.
MOLINARI ( G . de), 74, 75, 258, 261.
MONETA (T.), 242. QUESNAY (F.), 15, 87.
MONOD ( G . ) , 195.
MOORE ( H . L.), 222, 224, 227. RAMEAU (J.-P.), 88.
MORISHIMA ( M . ) , 258. RANDALL (C.), 258.
MUYDEN ( V a n ) , 171. RAPPARD (W.), 159, 258.
REBOUL, 134.
NAHMAN DE BRATZLAV ( R a b b i ) , 51. RECLUS (M.), 180, 181, 183, 197, 258.
NAPOLÉON, 34, 221. RENAN (E.), 131.
NAPOLÉON III, 48, 92. RENARD (G.), 29, 151, 232, 250.
NEWTON (sir L), 1 9 , 2 8 , 89, 127, 207, 208, RENAULT (L.), 242.
209, 213, 214, 217, 248. REYNAUD, 41.
NICOLLET (C.), 258. RICARDO (D.), 61, 74, 87, 88, 89, 98, 118,
NIMZOWITCH (A.), 153, 258. 247.
NIZARD, 136. RIST (C.), 58, 73, 75, 78, 81, 91, 231,
256, 259, 262.
OCAGNE ( M . d ' ) , 129, 234. RIVELINE (C.), 27, 45, 179, 253, 259.
OLLIVIER (E.), 136, 180, 181. ROBIQUET (P.), 259.
O T T (A.), 93, 94, 95, 96, 258, 261. ROCKFELLER, 81.
ROGUIN (E.), 88, 89, 117, 121, 242.
PANTALEONI (M.), 49, 86, 93, 172, 173, ROOSEVELT (T.), 242.
222, 246, 258. R o s s i (P.), 35, 41, 147.
ROULLEAUX (M.), 134, 180, 181, 182. TAINE (H.), 39.
RUCHET (M.-E.), 176, 202. TARDE (G.), 230.
RUCHONNET (L.), 12, 16, 133, 139; TAVERNIER (R.), 102, 105.
c h a p . 6, 183, 193, 200; c h a p . 8, 209,
TAXILE, 147.
223, 225, 243, 263. THÉRY (E.), 78.
RUEFF (J.), 39, 259, 262. THIERS (A.), 120, 180.
RUFFY (E.), 168, 172, 174, 175, 176, 202, TOCQUEVILLE (A.), 43, 67, 120, 259.
263. TOLSTOÏ (L.), 145, 259.

SAINT-DIDIER, 119. VACHEROT (E.), 86.


SAINT-MARC ( H . de), 259, 262. VALÉRY (P.), 232, 259.
SAINT-SIMON, 122. VANDERMONDE, 34.
SAKHAROV (A.), 222. VERGÉ (C.-H.), 21.
SALEILLES (R.), 76, 77, 259, 263. VERNES (J.), 120, 259.
SAUVAGE, 103. VEYNE (P.), 259.
SAVIGNY, 76. VIGNY (A. de), 127.
SAY (J.-B.), 16, 25, 33, 34, 35, 37, 41, 51, VILLEY (E.), 230, 259, 263.
52, 53, 54, 60, 61, 62, 63, 74, 80, 87, VUILLERMIER, 171.
89, 96, 107, 108, 109, 112, 116, 144,
147, 148, 194, 219, 259.
WADDINGTON (W.), 190.
SAY (L.), 36, 47, 65, 66, 68, 79, 113, 119,
135, 136, 137, 138, 148, 180, 193, 194,
WALRAS (Aline), 242.
235, 236, 237, 259, 261. WALRAS (Auguste), 29, 41, 119 ; chap. 5,
156, 209, 210, 211, 215, 219, 232, 259,
SCHALLER (F.), 259, 263. 260.
SCHUMPETER (J. A.), 15, 98, 99, 100,
113, 227, 231, 247, 259.
WALRAS (Léon), voir index des matières.
SCIPION, 221.
WEBER (M.), 22, 260.
SECRÉTAN (C.), 259.
WEULERSSE (G.), 233.
SECRÉTAN (E.), 167, 168, 259.
WHITAKER (J. K.), 260.
SELIGMAN (E. R. A.), 149.
WICKERSHEIMER (E.), 84, 102, 105.
SERRES (M.), 60, 62, 259.
WICKSELL (K.), 222.
SIMIAND (F.), 259.
WICKSTEED (P. H.), 150.
SIMON (A.), 227.
WIESER (F. von), 88.
SIMON ().), 135.
WINOCK (M.), 72, 253, 260.
SMITH (A.), 16, 25, 51, 52, 55, 60, 61, 74,
WOLFF (J.), 29, 260.
80, 87, 92, 107, 108, 112, 182, 247. WOLOWSKI (R.), 11, 35, 36, 41, 194, 212
SOLAR (F.), 134.
SPENCER (H.), 145, 191. ZINOVIEV (A.), 45, 260.
STRINGHER (B.), 81, 225. ZWEIG (S.), 49, 50, 235, 260.
Index des matières

Académie (puis Université) de Lau- — demande technique, ou de gestion,


sanne, 24, 89, 90, 128-129, 134, 139, 26-28, 45-49, 81, 97, 116, 123, 165-
151 ; chap. 6, 170-172, 192, 202, 209, 166, 251-252;
216, 250; — assurances, 49-50, 235, voir Ins-
— et les sciences sociales, 172-176; titut des Actuaires français;
- jubilé de Walras, 242-243. - Chemins de fer, 48, 100-113;
Académie des Sciences morales et poli- — impôts, 48;
tiques (Institut de France), 11, 21, — libre - échangisme / protection-
35, 36, 37, 38, 79, 141, 198, 212-213, nisme, 48, 72, 181-183, 216,
223. 241;
— monnaie, 45-47, 224-225.
Caisse d'associations populaires, 135-
138, 149, 183. Ecole Centrale, 186.
Chemins de fer, voir demande tech- Ecole des Hautes Etudes, 217, 230.
nique. Ecole des Mines de Paris, 10, 11, 18, 39,
Collège de France, 12, 34, 35, 36, 37, 79, 117, 122, 186, 227;
79, 188, 192-193, 194, 195, 196, 198, - Walras et les Mines, 127, 128, 130,
218, 250. 142, 143.
Conservatoire des Arts et Métiers, 34, Ecole des Ponts et Chaussées, 12, 38, 39,
35, 37, 79, 194, 250. 79, 117, 186, 187, 194, 196.
Ecole libre des Sciences politiques
Demande sociale, 24-25; chap. 1 (no- (Sciences-Pô), 39, 117, 188-189, 190,
tamment, 41). 196-197, 227.
Demandes (hypothèse des trois —), 25, Ecole Normale supérieure, 10, 34, 37,
28, voir Conclusion; 40, 139, 188 , 219, 232-233, 250.
— demande académique ou univer- Ecole Polytechnique, 10, 18, 39, 79,
sitaire, 25, 44-45, 251-252; 117, 127, 187, 188;
— demande idéologique, 26, 42, 43, - Walras et l'X, 127, 128, 130, 142,
71, 96-97, 115-116, 165, 251-252; 214, 234.
Ecole Pratique des Hautes Etudes, 12, journal des Economistes, 66, 68, 92-93,
36, 37, 38, 188, 193, 194-196, 197, 199, 213, 228,
200, 220, 221. — Léon Walras et le /. des E., 131,
Ecole supérieure de Commerce de Paris, 133, 146, 147, 155, 181, 229.
39.
Economie politique : Modèle, 84-87;
- Ecole libérale, 23, 51, 69; — histoire du modèle en économie,
— conception de la science, 52-59, 87-89.
99, 60-64;
— recommandations de politique Prix Nobel, 20-21, 241-242.
économique, 59-60;
— groupe de pression, 64-67;
— Professeurs en faculté de droit, 23, Revue d'Economie politique, 9, 77-78,
69-79 ; 223, 227-229, 232.
— conception de la science, 73-77;
— Ecole historique allemande, 74- Science (conceptions de la —), voir
75; Economie Politique, Walras A. et L.
— Enseignement de l'écon. pol., 24, Société Vaudoise de Science naturelle,
41 ; chap. 1 ; 223.
— Econ. pol. et pouvoir, 16, 162-163, Statisticiens, voir Ingénieurs, Institut
163-65; chap. 6, chap. 7, chap. 8, international de Statistique.
179, 185, 250-251.
Economie walrassienne, voir Walras; Walras (Auguste) :
— économie pure, 27, 84-87, 121-122, — opposition à l'Ecole libérale, 114-
132; 145;
— économie appliquée, 17, 27, 226, — nationalisation du sol, 145;
voir chemins de fer; — économie et mathématique, 150-
— économie sociale, 17, 27, 233. 151.
Walras (Léon), voir Economie poli-
Facultés de droit, 37, 38, 43, 51, 69-71, tique;
140, 170, 184, 191, 192, 193, 220, 228, — économie et mathématique, 128-
230, 231. 130, 89-92 ;
— imaginaire scientifique, 18-19, 128-
Ingénieurs, 97-113; chap. 4, 117-123; 130, 208-221, 248 ;
— statisticiens, 225-227, 234-239. - modèle, 84-87 ;
Institut des Actuaires français, 138, 219, — stratégie scientifique, 221-239, 248-
230, 233, 235-239. 249;
Institut international de Statistiques, — comparaison des stratégies de
226, 248. Marshall et Walras, 245-247.
Collection SOCIOLOGIES

Marc MAURICE, François SELLIER


et J e a n - J a c q u e s SILVESTRE
Politique d'éducation et organisation Industrielle en
France et en Allemagne
Wolfgang J. MOMMSEN
Max Weber et la politique allemande (1890-1920)
Serge MOSCOVICI
Psychologie des minorités actives
Robert A. NISBET
La tradition sociologique
Mancur OLSON
Logique de l'action collective
Jean-G. PADIOLEAU
L'Etat au concret
Jean-G. PADIOLEAU
« Le Monde » et le « Washington Post »
Thomas C. SCHELLING
La tyrannie des petites décisions
Georg SIMMEL
Sociologie et épistémologie
Georg SIMMEL
Les problèmes de la philosophie de l'histoire
Jean STOETZEL
Les valeurs du temps présent : une enquête euro-
péenne

I m p r i m é en F r a n c e
I m p r i m e r i e des Presses Universitaires de F r a n c e
73, a v e n u e R o n s a r d , 41100 V e n d ô m e
N o v e m b r e 1985 — N° 31 168
Collection SOCIOLOGIES

ESSAIS

François BOURRICAUD
Le bricolage idéologique
Essai sur les intellectuels et les passions
démocratiques
Maurice CUSSON
Le contrôle social du crime
Hervé DUMEZ
L'économiste, la Science et le Pouvoir : le cas Walras
Roger GIROD
Politiques de l'éducation
L'illusoire et le possible
Maurice de MONTMOLLIN
Le taylorisme à visage humain
Jean-G. PADIOLEAU
Quand la France s'enferre
La politique sidérurgique de la France depuis 1945

Collection SOCIOLOGIES

Gérard ADAM, Jean-Daniel REYNAUD


Conflits du travail et changement social
Daniel BELL
Les contradictions culturelles du capitalisme
Raymond BOUDON
Effets pervers et ordre social
Raymond BOUDON
La place du désordre
François BOURRICAUD
L'individualisme institutionnel
Essai sur la sociologie de Talcott Parsons
Mohamed CHERKAOUI
Les changements du système éducatif en France
(1950-1980)
Augustin COCHIN
L'esprit du jacobinisme
Lewis A. COSER
Les fonctions du conflit social
Roger DAVAL
Logique de l'action individuelle
Willem DOISE
L'explication en psychologie sociale
Robert FRANCÈS
L'idéologie dans l'université
Alain GIRARD
L'homme et le nombre des hommes
Albert O. HIRSCHMAN
Les passions et les intérêts
Justifications politiques du capitalisme avant son
apogée
Christopher JENCKS
L'inégalité
Influence de la famille et de l'école en Amérique
Jean-Claude LAMBERTI
Tocqueville et les deux démocraties
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juin 2020 à E16-00896799-Hassa,-Hassan

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