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Illustration de couverture : © David Gilson

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christophe Rosson

L’édition originale de cet ouvrage a paru chez Disney Press, sous le titre :
DISNEY CHILLS: PART OF YOUR NIGHTMARE

©2020, Disney Enterprises, Inc.


© Hachette Livre, 2020, pour la traduction française et présente édition.
Hachette Livre, 58 rue Jean Bleuzen, 92170 Vanves.

ISBN : 978-2-01-628533-6
L’eau glacée enveloppe Shelly tandis que la jeune fille s’enfonce dans les
profondeurs.
Elle évolue dans ce qui ressemble à des algues. Une pirouette lui permet
enfin de s’arrêter dans une grotte sous-marine obscure.
Shelly se met à nager, toujours en apnée, sans trop savoir où elle va. Une
seule chose compte : trouver une issue, de l’air. Malheureusement, les
algues s’enroulent autour de ses chevilles comme des chaînes.
— Va-t’en… fais demi-tour ! prononce une toute petite voix.
La jeune fille regarde mieux les algues et y découvre… des visages. Son
cœur s’emballe, l’air lui manque déjà. Ce ne sont pas des algues mais des
formes de vie fanées, des créatures grisâtres, aux yeux cireux et à la bouche
tordue. Ces choses ne ressemblent à rien de ce qu’elle a pu étudier ou
observer dans l’aquarium.
Brusquement, une énorme boule en cristal l’engloutit, et la fille pousse
un cri muet. Dans la foulée, l’eau s’échappe de la boule, et Shelly peut enfin
respirer.
— Au secours ! Je veux sortir ! s’égosille-t-elle en tapant contre la
surface incurvée.
Tout lui apparaît déformé. C’est tout juste si Shelly distingue les contours
de la grotte sous-marine. Des bouteilles sont alignées contre les murs. Il y a
aussi là des anémones de mer et les yeux de ces… drôles de choses. Shelly
retient son souffle quand elle voit passer devant elle une silhouette énorme
et boursouflée.
— Tu as perdu quelque chose, ma chérie ?
La voix qui vient de parler était grave et chaude. C’est bien celle que
Shelly a entendue dans la chambre de son petit frère.
— Ne fais pas ta timide, insiste la voix.
Un tentacule jaillit de la pénombre et vient toquer contre le verre.
Effrayée, Shelly se recroqueville sur elle-même.
— Qu-qu’est-ce que vous voulez ? prononce-t-elle dans un souffle.
— O n se rassemble et on m’écoute, jeunes gens !
M. Aquino s’adresse à sa classe de sixième, de la Triton Bay Middle
School. Les élèves se réunissent autour de l’aquarium.
— Qui parmi vous peut me dire comment s’appelle cet animal marin ?
demande le professeur en désignant une grande créature élégante.
Shelly ne peut s’empêcher de lever la main et de répondre :
— C’est une tortue luth.
— Exact, Shelly, confirme M. Aquino. Et qui peut me dire ce qui pousse
ces tortues à manger des sacs plastique ?
— Leur bêtise ! réplique Normie Watson. Trop débiles, ces poissons !
Quelques ricanements fusent.
— Les tortues sont des reptiles, pas des poissons, corrige le professeur.
Et elles n’ont rien de débile. Bien au contraire ! Quelqu’un d’autre a une
idée ?
Shelly est bien contente que M. Aquino ait recadré Normie. Elle suit les
évolutions de la tortue qui passe devant les maquettes du bateau pirate et du
coffre au trésor qui forment le décor de l’aquarium. La créature contourne
un trident rouillé planté dans le sable blanc.
Shelly lève de nouveau la main, puisque personne n’a encore répondu à
la question du professeur, et celui-ci l’interroge.
— Les tortues de mer confondent les sacs plastique avec les méduses,
leur principale source de nourriture, déclare-t-elle.
— Encore exact, Shelly, lui sourit M. Aquino.
Le reste de la classe grogne tout bas. Kendall, la nouvelle meilleure amie
de Shelly, mime le mot geek avec ses lèvres. Attina et Alana, les jumelles
qui complètent leur petit groupe, se mettent à glousser. Kendall a de longs
cheveux blonds qui lui enveloppent les épaules comme dans une publicité
pour du shampooing, et des yeux bleu-vert qui évoquent l’océan. Les
jumelles, elles, ont les mêmes boucles auburn coiffées en carré asymétrique,
les mêmes yeux marron. Les trois filles portent les mêmes tenues
sportswear décontracté de chez Ever After – une boutique située dans le
centre-ville de Triton Bay, la petite ville pittoresque du bord de mer où elles
vivent. Autre point commun : les trois filles sirotent des cafés glacés dans
des gobelets en plastique dotés de deux pailles chacun.
Je n’aurais pas dû lever la main, se reproche Shelly.
Il faut dire que les ados populaires apprécient les geeks à peu près autant
que du poisson pourri. Shelly a dû changer d’établissement à la rentrée.
Avec sa mère et son petit frère Dawson, six ans, elle vient de quitter leur
grande demeure avec vue sur l’océan pour une maison de ville en bordure
des canaux. La jeune fille a mis des mois à se faire de nouvelles amies.
Et puis un jour, Kendall l’a invitée à venir déjeuner à la table de son petit
groupe. Shelly s’est ensuite rapidement liée avec les trois filles. Et rien,
absolument rien, ne peut gâcher le bonheur qu’elle éprouve en compagnie
de Kendall, Attina et Alana. Pas même le fait que son père ait quitté le
domicile familial pour s’installer dans un appartement miteux. Ni la mort de
Bubulle, le poisson rouge de Dawson, qu’il a fallu jeter dans les toilettes
huit jours plus tôt. Parce que rien n’est plus horrible que de ne pas avoir
d’amis dans la vie.
— Excellente réponse, Shelly, la félicite M. Aquino avec un clin d’œil.
— Excellente réponse, Shelly, se moque Normie. Elle n’a aucun mérite
en plus…
Tout le monde sait que les parents de Shelly sont les propriétaires du
Triton Bay Aquarium. Mais il y a longtemps qu’ils ne s’y montrent plus
ensemble.
Shelly suit M. Aquino et le reste de la classe qui se dirigent vers un
nouvel aquarium. Au passage, elle aperçoit son reflet dans la vitre du grand
réservoir. Ses longs cheveux châtains aux pointes blondies par les heures
passées sur le ponton à nourrir les dauphins ; ses sourcils et ses iris d’un
brun plus foncé que sa peau bronzée. Mais ce qu’elle aime le plus chez elle,
ce sont ses longues jambes toniques qui font d’elle une nageuse hors pair.
M. Aquino montre alors une paille en plastique aux collégiens et
demande :
— L’un de vous peut-il me dire ce que c’est que ceci ?
Shelly se retient de lever la main. Pas question que Kendall la traite
encore de geek…
— Euh, moi je dirais que c’est une paille, déclare Normie. J’ai droit à des
points en plus, monsieur ?
La classe entière éclate de rire.
Nos éponges sont plus intelligentes que toi, Normie, râle Shelly en
secouant la tête.
— Une paille, oui, confirme M. Aquino. Une paille en plastique que j’ai
ramassée sur la plage ce matin. (Il marque une pause.) Les scientifiques ont
trouvé des restes de plastique dans les estomacs de quatre-vingt-dix pour
cent des oiseaux marins et cinquante pour cent des tortues de mer.
Shelly sent sa gorge se nouer. Elle est bien placée pour le savoir, en tant
qu’ancienne présidente du Club de Protection des Animaux Marins. En
début d’année, elle a proposé à M. Aquino de créer une section du Club au
collège. C’était avant qu’elle devienne amie avec Kendall.
— Elle semble bien inoffensive… poursuit le professeur tandis qu’une
raie passe derrière lui. Et pourtant, cette petite paille peut tuer une tortue de
mer, ou polluer nos précieux océans.
— La paille qui tue, murmure Kendall en agitant son gobelet et ses deux
pailles vers Attina et Alana. Attention, les Pailles Sanguinaires attaquent !
Les jumelles gloussent puis boivent une gorgée de café.
Shelly, elle, fait la grimace.
Quant à M. Aquino, il finit par rendre les armes :
— OK. Je vous laisse le choix : le bassin des dauphins ou la boutique de
souvenirs.
— La boutique de souvenirs ! s’écrient d’une même voix les élèves.
Shelly n’a même pas ouvert la bouche. Elle veut aller voir les dauphins…
Malheureusement, ça ne va pas être possible aujourd’hui…
Fais tout pour t’intégrer, s’encourage Shelly en rejoignant ses nouvelles
copines.
— Non mais sérieux, quoi, râle Kendall avant de boire une gorgée de
café avec ses deux pailles. Déjà qu’on n’a plus droit aux sacs plastique,
maintenant il faudrait dire adieu aux pailles ?
— J’hallucine, embraie Attina en tripotant son bandeau pailleté (le même
que porte sa sœur, mais en rose et non en bleu). Tout ça pour des poissons,
pff…
— Hashtag NoyonsLesPoissons, ajoute Alana.
Et les trois filles se tournent vers Shelly, guettent son commentaire.
— C’est clair… se contente de marmonner celle-ci.
— Grave, sourit Kendall. Hé, Shells, on t’adore même si tu es un peu
Miss Je-sais-tout.
Alana et Attina gloussent. Shelly se contente de sourire et de lâcher un
« Euh, merci ».
Après quoi les quatre adolescentes rattrapent le reste de la classe qui se
dirige vers la boutique de souvenirs. Shelly jette un coup d’œil vers
l’entrée. Elle remarque les nouvelles alarmes installées sur les portes.
Quelques jours plus tôt, elle a surpris un coup de fil de son père à la police :
il se plaignait de récentes tentatives d’effraction.
Mais Shelly et ses amies se retrouvent dans un couloir étroit percé de
hublots qui ne laissent filtrer qu’une faible lumière, et devant lesquels
passent des créatures marines.
— Hé, qui c’est ce garçon ? demande Kendall en donnant un petit coup
de coude à Shelly.
Shelly regarde dans la même direction qu’elle et avise un adolescent d’à
peu près leur âge, qui sert de guide à un groupe de touristes. Il a des
cheveux noirs bouclés et des yeux verts. Un grand sourire aux lèvres, il
parle avec enthousiasme.
— Oh, c’est juste Enrique, déclare Shelly avec un haussement d’épaules.
— Juste Enrique ? réplique Kendall. En mode coup de foudre, là.
— Mais carrément, approuvent Attina et Alana.
Shelly ne voit que le garçon gentil qui partage sa fascination pour la vie
marine. Le Triton Bay Aquarium forme une grande famille dont Enrique
fait partie.
— Son grand frère, Miguel, étudie la biologie marine à l’université,
ajoute-t-elle. Il effectue un stage chez nous, et Enrique vient parfois nous
donner un coup de main. Perso, je le trouve un peu zinzin. Avec un côté…
geek, aussi.
Ces derniers mots lui ont échappé.
— Un geek, tu dis ? fait Kendall, la moue aux lèvres. Bof, pas grave.
Au même instant, une silhouette gélatineuse s’approche du hublot situé
derrière Kendall. Une silhouette qui se déplace comme une araignée
gigantesque, mais beaucoup plus vite.
Attina glapit et lâche son gobelet.
Alana pointe du doigt le hublot et lance :
— Kendall, attention !
Une fraction de seconde plus tard, un tentacule visqueux se jette contre le
hublot.
— A u secours ! Un monstre ! s’époumone Kendall.
Dans la panique, elle presse son gobelet… son café glacé gicle… son petit
haut rose de créateur et son pantalon de yoga sont instantanément maculés
d’auréoles marron.
Attina et Alana s’écartent elles aussi du hublot en hurlant. La réaction des
trois filles effraie Shelly davantage que le tentacule ou la créature marine à
laquelle il appartient.
— On se calme, déclare-t-elle. Ce n’est que Queenie, notre pieuvre
géante du Pacifique. Elle ne ferait pas de mal à une mou…
Au même instant, un autre tentacule heurte le hublot, et les filles crient de
nouveau. Mais pas Shelly. Et la pieuvre disparaît dans un épais nuage
d’encre noire.
— Pas de mal à une mouche ? s’étrangle Kendall. M’enfin elle vient de
m’attaquer !
— Je dirais plutôt que tu lui as fait peur, nuance Shelly. Les pieuvres
crachent de l’encre uniquement lorsque quelque chose les effraie.
— Mais regarde dans quel état elle m’a mise, la coupe Kendall. En plus,
j’aurais pu être grièvement blessée, je te ferais dire.
Shelly se mord la langue pour ne pas répondre. Elle voit mal comment
une tache de café glacé pourrait blesser qui que ce soit.
Kendall se met alors à toquer contre le hublot – un geste strictement
interdit par le règlement du Triton Bay Aquarium.
— Tu m’entends, mocheté ? lance-t-elle à la pieuvre. Je vais me plaindre
au collège. L’an prochain, il n’y aura pas de visite, point barre.
Shelly en a une boule au ventre. Sans les visites scolaires, impossible de
régler toutes les factures, de nourrir les animaux, et de verser les salaires.
Aujourd’hui, le Triton Bay Aquarium accueille des élèves de toutes les
écoles des environs. C’est pour ainsi dire un jour férié, à Triton Bay. Shelly
repère un groupe de collégiens de Little River, et reconnaît parmi eux Judy
Weisberg.
Judy est entourée par les autres nageuses de l’équipe de Little River –
l’équipe rivale.
Elle est grande pour son âge. Elle a fait couper court ses cheveux noirs
frisés pour ne pas être gênée avec son bonnet de natation. Bronzée, elle a
les joues constellées de taches de rousseur. Elle a dû nager au grand air tout
l’été afin de se préparer pour la nouvelle saison, observe Shelly. Elle, entre
la séparation de ses parents et le déménagement, c’est à peine si elle a eu le
temps de tremper un orteil.
Les copines de Judy ricanent en montrant du doigt Shelly, dont les joues
s’embrasent de nouveau. L’an dernier, Shelly a fini deuxième du cinquante
mètres nage libre au championnat régional. Derrière Judy…
Shelly finit par détourner son regard des nageuses de Little River. Elle
doit se reconcentrer sur Kendall. À la première plainte d’un visiteur, le
Triton Bay Aquarium risque de mettre la clé sous la porte. Et une plainte
signée Kendall Terran vaudrait double. Ou triple. Sa mère siège au conseil
municipal et son père dirige l’association de parents d’élèves. Si Kendall
met sa menace à exécution, le collège annulera la visite annuelle au Triton
Bay Aquarium, et d’autres établissements risquent d’en faire autant.
Shelly doit à tout prix rattraper le coup – l’avenir de sa famille en
dépend.
— Hé, les filles, dit-elle en se forçant à sourire. Le snack a un tout nouvel
espace café.
— Ils font des expressos ? demande Attina, soudain intéressée.
— Et des latte ? enchérit sa jumelle. Des mokas ?
— Yes, yes et yes, assure Shelly. Et en cette saison, ils ont même des
doubles latte.
Elle agrémente l’info d’un grand sourire.
Hélas, Kendall fait aussitôt la grimace.
— Hmpf, avoue-t-elle, j’ai atteint le plafond de ma carte bancaire, c’est
trop nul.
Shelly fouille ses poches et en sort quelques billets et de la monnaie. Cet
argent, c’est ce que Dawson a gagné cet été en tenant un petit stand de
limonade. Ce matin, elle lui a promis de lui acheter un poisson rouge pour
remplacer Bubulle. Cela dit, ce n’est pas un poisson rouge qui va rendre
heureuses ses copines.
Alors elle se force de nouveau à sourire, agite les billets devant les trois
filles et annonce :
— C’est moi qui offre !
— Hashtag YesLatte ! claironne Alana en brandissant le poing.
— Hashtag ToutesAuCafé, embraie Attina.
— Shells, tu nous sauves la vie ! conclut Kendall en prenant celle-ci par
le bras et en l’entraînant vers le snack.
Quelques instants plus tard, Shelly et ses amies récupèrent leurs doubles
latte pendant que leurs camarades pillent la boutique de souvenirs.
— Tu devrais boire avec deux pailles, Shells, intervient Kendall. C’est
grave mieux.
Shelly a l’habitude de boire directement au gobelet – ou mieux,
d’apporter une tasse et une paille en métal réutilisables, qu’elle nettoie
ensuite avec un pinceau très fin. Elle accepte quand même les deux pailles –
dans leur emballage papier – que lui tend Kendall.
— Merci, prononce-t-elle en se la jouant décontractée.
Comme si elle buvait avec deux pailles tous les jours. C’est donc avec
une pointe de culpabilité au creux du ventre qu’elle déballe les pailles et les
glisse dans le couvercle en plastique du gobelet. Elle entend encore la voix
nasillarde de M. Aquino : Cette petite paille peut tuer une tortue de mer, ou
polluer nos précieux océans.
Mais elle chasse ces pensées, et sirote son latte. La boisson emplit sa
bouche beaucoup plus vite à cause des pailles, et le mélange sucré-amer-
acide sur sa langue la fait tousser.
— Trop choute… commente Kendall avec un gloussement.
Attina et Alana, elles, se concentrent sur leurs cafés glacés, qu’elles ont
presque déjà à moitié engloutis.
— T’inquiète, ajoute Kendall, tu t’y feras vite.
— Hashtag CopinesPourLaVie ! gazouillent en chœur les jumelles en
brandissant leurs gobelets.
— Nouvelles copines pour la vie, précise Kendall en passant un bras sur
les épaules de Shelly.
Celle-ci est aux anges. Elle s’est enfin fait de nouvelles amies. Mieux :
elle s’est liée avec les filles les plus populaires du collège. Elle-même n’a
jamais été populaire…
Kendall, Attina et Alana finissent leurs latte puis jettent leurs gobelets
dans une poubelle écoresponsable. Shelly, elle, préfère savourer encore un
peu sa boisson. En plus, il y en a beaucoup trop pour elle. Et les quatre ados
se retrouvent enfin au grand air.
— C’est trop cool, hein, sur la terrasse ? s’extasie Shelly.
Il n’est pas encore 17 heures, pourtant il fait déjà sombre. Le soleil se
couche, ses derniers rayons teintent le ciel et l’océan de tons rosés. Shelly
promène son regard sur les bassins extérieurs. Leur eau déborde et va se
mêler à celles, obscures et infinies du Pacifique. Ces bassins à débordement
sont une exclusivité du Triton Bay Aquarium, qui permet de conserver sur
place de grands spécimens, comme les baleines blanches.
Kendall, elle, observe l’océan, les sourcils froncés.
— Moi ça me fait flipper, confie-t-elle. On ne sait même pas ce qu’il y a,
là-dessous…
— Des tas de créatures toutes plus fantastiques les unes que les autres !
enchaîne Shelly. Enfin, pour ceux que ça intéresse.
— Beurk-beurk-beurk, rien que d’y penser, ça me dégoûte, grimace
Kendall.
Shelly se détourne afin de mieux contempler les vagues, tout en
s’efforçant de ne pas réagir. Une brise légère agite ses nattes, et l’air iodé
est pour elle comme un parfum. Elle ne peut hélas pas avouer à ses amies
combien elle aime l’océan, ou que cette terrasse est son refuge préféré.
Shelly repère Judy Weisberg et ses copines qui se dirigent vers le bassin
des dauphins avec un employé du Triton Bay Aquarium. Ce dernier jette
des poissons aux dauphins qui attendent la bouche ouverte.
— Regardez, les filles de Little River, commente Kendall en montrant du
doigt le petit groupe.
— Vous êtes au courant ? chuchote Attina. Il y a une réunion de natation
demain.
Alana bat des mains et s’exclame :
— Madame Greeley a dit qu’on aurait de nouveaux maillots !
— Exact, confirme Attina en pouffant avec sa jumelle. Comme ça, on
pourra écraser Little River de façon stylée.
— Nouveaux maillots, embraie Kendall. Nouvelle saison. Par contre, il y
a une chose qui ne change pas.
— De quoi tu parles ? la relance Shelly en évitant le regard mauvais que
lui adresse Judy.
Elle a hâte de participer à sa première compétition dans son nouveau
collège, et surtout d’avoir une nouvelle chance de battre Judy Weisberg.
L’équipe de la Triton Bay Middle School, c’est du sérieux. Les
entraînements sont beaucoup plus nombreux que dans son ancien
établissement. Chaque jour, après les cours, les nageurs se retrouvent dans
un grand bassin couvert, où Mme Greeley leur attribue des exercices après
qu’ils ont enchaîné quelques longueurs pour s’échauffer. C’est pour cela
que Shelly n’a pas ouvert de section du Club de Protection des Animaux
Marins au collège. Enfin, entre autres…
— Ce qui ne va pas changer, précise Kendall avec un sourire, c’est que je
vais encore finir sur la plus haute marche du podium.
— Ah ! OK, fait Shelly.
Kendall est la nageuse la plus rapide, forcément. Dans son ancienne
école, cette place revenait à Shelly. Mais à l’époque, ses camarades et elle
s’entraînaient dans une piscine à ciel ouvert, ou dans l’océan. Dans une
piscine couverte, c’est différent. L’odeur de chlore y est plus forte. L’eau
trop calme. Sans le moindre souffle d’air pour l’agiter, ni aucun courant
pour pousser les nageuses vers l’arrivée. Lors des nouveaux entraînements,
Shelly a réalisé des temps moins bons. Kendall l’a battue chaque fois. Dans
son ancienne école, elle écrasait la concurrence ; à la Triton Bay Middle
School, elle va devoir se battre. Et elle est déterminée à le faire. D’autant
que, pour couronner le tout, Judy Weisberg la domine toujours de plusieurs
secondes.
— C’est clair, approuve Alana. En brasse, tu es grave imbattable,
Kendall.
— Carrément, ajoute Attina. Tu es trop la meilleure nageuse de Triton
Bay.
— J’avoue, reprend Kendall. La meilleure, et donc la plus populaire.
Nous devons coûte que coûte battre Little River et remporter le
Championnat régional de natation cette année. Mes parents ont promis de
nous offrir une fiesta de folie en cas de victoire !
Si tout cela est vrai, alors Shelly est loin de figurer sur la liste des
nageuses populaires.
Laissant ses copines discuter de la compétition du lendemain, elle
s’avance sur la passerelle qui surplombe la barrière qui sépare les bassins de
l’océan. Tout à coup, un détail attire son regard. Shelly grimpe sur la plate-
forme qui domine le Pacifique et scrute les eaux bleu-noir qui bouillonnent
en contrebas. Deux yeux s’ouvrent dans ces eaux sombres.
Des yeux qui produisent une lumière jaune étrange.
Qu’est-ce que ça peut bien être ? s’interroge Shelly en se penchant pour
mieux voir, les pieds calés contre le bord de la passerelle. Celle-ci est étroite
et dépourvue de rambarde. Techniquement, la jeune fille n’est pas censée
s’y aventurer mais elle ne s’en prive jamais, malgré les mises en garde de
son père. Shelly plisse les paupières. Les yeux jaunes captent son regard. Ils
se mettent à briller plus fort. Elle sursaute et recule. Elle n’a jamais rien vu
de pareil. Elle ferme les paupières. Lorsqu’elle les rouvre, les yeux
mystérieux ont disparu.
Ç’a peut-être été une hallucination. Après tout, il fait déjà bien sombre,
Shelly a du mal à voir. Elle passe en revue ce qu’elle connaît des créatures
marines : aucune ne possède des yeux brillants. Certes, certaines méduses
produisent leur propre lumière – grâce à la bioluminescence, une réaction
chimique –, mais elles ne possèdent pas des yeux comme ceux que Shelly
vient de voir. Des yeux qui brillent. L’adolescente pose son regard sur le
fond de latte qui reste dans son gobelet. Trop de café… conclut-elle.
Mais au même instant, quelque chose l’agrippe par le bras.
Shelly fait un bond et pivote sur elle-même, manquant de perdre
l’équilibre sur la passerelle.
Ce n’est heureusement que Kendall, qui l’a attrapée pour ne pas qu’elle
bascule dans le vide.
— Ouf, j’ai cru que tu allais faire le grand plongeon, dit Kendall. Ça ne
va pas, la tête, de te pencher comme ça ? Tu imagines l’horreur, si tu étais
tombée ?
— Euh… merci, fait Shelly. J’avais cru voir quelque chose dans l’eau.
Elle s’efforce de calmer sa respiration. Son cœur tambourine contre sa
cage thoracique à la pensée des yeux dans l’eau.
Attina et Alana s’avancent prudemment pour ne pas glisser.
— Sérieux, Shells, je ne t’en veux pas de vouloir des frissons, mais il y a
d’autres moyens, ajoute Kendall en tapotant des ongles le gobelet de Shelly.
Après quoi elle pointe un doigt vers l’océan, dont les vagues se fracassent
contre la barrière et aspergent les filles d’une eau glacée. Et elle dit :
— Vas-y, tu peux le jeter.
— Hein ? s’étouffe Shelly. De quoi ?
Elle n’en croit pas ses oreilles. Son regard balance entre son gobelet à
deux pailles et les pancartes qui fleurissent alentour :

PRIÈRE DE NE PAS LAISSER DE DÉTRITUS.

LES CONTREVENANTS S’EXPOSENT


À UNE AMENDE DE 500 DOLLARS.

— Jette-le, insiste Kendall. Je parie que tu n’oseras jamais.


Les jumelles gloussent avant d’entonner d’une même voix :
— Jette-le ! Jette-le !
Mais Shelly secoue la tête et déclare :
— Non, ça va. Je le mettrai au recyclage quand on rentrera.
Et elle sait, à l’instant même où elle prononce le mot recyclage, que ses
nouvelles copines ne vont pas apprécier son idée.
— Attends, embraie aussitôt Kendall. Tu as peur de quoi, là ? De te faire
choper ? Tu n’as même pas le droit de faire ce que tu veux ici ? Genre, je
croyais que tes parents étaient les patrons ?
— Je confirme, ses parents sont les boss, ici, indique Attina.
— C’est clair, tu es chez toi, Shelly, ajoute Alana. Tout le monde est au
courant.
— L’océan n’appartient à personne, affirme Shelly d’une voix douce.
Elle serre le poing autour de son gobelet. Le plastique se déforme et lui
pique la paume.
— Ou plutôt, nuance-t-elle, il appartient à tout le monde.
Kendall roule les yeux tandis que les jumelles pouffent.
— Tu ne vas quand même pas me faire croire que tu t’inquiètes pour ces
gros débiles de poissons ? En plus, ça leur fera les pieds. Non mais regarde
l’état dans lequel est mon nouveau haut.
Elle tire sur le tissu, agrandit les taches de café.
Shelly plisse le front, de nouveau sur la défensive.
— Ha ! J’en étais sûre ! s’exclame Kendall. Toi tu es l’amie de toutes ces
petites horreurs des mers !
— Dis pas de bêtises, proteste Shelly d’une voix qui ne la convainc pas
elle-même.
— Alors prouve-le, la défie Kendall.
Attina et Alana observent cette dernière d’un regard plein de malice.
Une boule dans la gorge, Shelly tend le bras au-dessus de l’océan. Prête à
lâcher son gobelet. Quelques mètres en contrebas, les vagues écument,
heurtent la barrière qui sépare les bassins de l’océan.
Un million de pensées affluent dans sa tête. Ce n’est jamais qu’un petit
gobelet, hein ? Un pauvre gobelet inoffensif. Et puis ça arrive à tout le
monde, de laisser traîner des détritus, non ? Sans compter qu’elle ne
recommencera jamais. Une fois, rien qu’une fois, promis. Pourtant,
ses doigts refusent de lâcher le gobelet. Shelly songe à Queenie, à la tortue
luth, aux dauphins dans leur bassin, et à toutes les créatures
marines du Triton Bay Aquarium. Mais elle chasse bien vite ces pensées.
Un coup d’œil à ses copines qui l’observent avec comme des paillettes sur
les pupilles.
— Plus vite, l’amie des poissons, insiste Kendall avec une moue. Largue
le gobelet, qu’on en finisse !
Comme Shelly ne réagit pas, Kendall pousse un soupir, tourne les talons
et s’en va. Les jumelles lui emboîtent le pas. Shelly sent que la situation lui
échappe. Son cœur s’emballe.
Intègre-toi à tout prix. Cette pensée l’aide à desserrer les doigts, un par
un, et à lâcher son gobelet. Celui-ci est emporté par la brise et s’échoue
dans l’océan, où il dérive au gré des vagues. Shelly se tourne vers ses
amies, qui la gratifient de sourires aussi chaleureux que sincères.
— Bien joué, Shells ! la félicite Kendall en la pressant contre son cœur.
Je n’ai jamais douté de toi.
— Euh, merci, glousse Shelly.
Attina et Alana l’enlacent à leur tour, et les trois filles se lancent dans une
série de « Hip-hip-hip… hourra ! ».
Victoire totale. Kendall, Attina et Alana considèrent à présent Shelly
comme une véritable amie.
— Hé, qu’est-ce que vous diriez si on venait visiter l’aquarium chaque
année avant la première compète, propose Kendall. Ce serait comme une
tradition.
Shelly sent son estomac se nouer, mais elle reprend également espoir :
Kendall ne va pas se plaindre, et le collège ne va pas annuler les sorties
scolaires. Alors elle hoche la tête.
— Super, embraie Kendall, venez, on rentre.
Et elle entraîne le petit groupe.
Shelly, elle, culpabilise toujours. Elle jette un petit coup d’œil vers
l’océan. Là, sur une vague ourlée de blanc, elle repère son gobelet, quand
tout à coup… quelque chose jaillit de l’eau et l’entraîne vers le fond. On
aurait dit un tentacule noir. Shelly bat des paupières. Mais le gobelet a bel et
bien disparu, tout comme la chose qui l’a saisi.
— Vous avez vu ça ? lance-t-elle à ses amies.
Mais Kendall et les jumelles sont déjà à la porte.
— Dépêche, lui renvoie Kendall. À moins que tu préfères passer la nuit
avec les poissons.
Shelly n’a pas le temps de réagir, qu’un drôle de bruit lui parvient. Une
espèce de rire. Plutôt maléfique. Un rire bientôt étouffé par un autre bruit :
comme un rugissement aquatique. Un rugissement qui grossit. Shelly avise
au loin une vague énorme surgie de nulle part. Trois bons mètres de haut.
Elle se dirige vers la passerelle.
À toute allure.
Shelly pousse un cri à l’instant où la vague la heurte en pleine face. Elle
bascule dans le vide, plonge dans l’océan. Elle est ensuite emportée dans un
tourbillon de bulles et d’eau noire qui s’engouffre dans son nez, sa bouche,
ses oreilles.
Shelly s’efforce de remonter vers la surface, vers la lueur faible qu’elle
discerne, elle se démène dans l’eau glacée mais le courant sous-marin est
trop puissant. Elle lutte quand même de toutes ses forces, avalant au
passage de l’eau salée. Les poumons en feu, elle a besoin de reprendre de
l’air immédiatement. Elle va se noyer !
Mais soudain, quelque chose s’enroule autour de sa cheville.
Quelque chose de visqueux. De froid.
La chose serre fort.
Et l’entraîne vers le fond.
S
— helly ! lance une voix familière. Réveille-toi !
La première chose que Shelly remarque, c’est le froid glacial. La seconde,
c’est que tous ses muscles sont en compote. Elle tousse, crache un jet d’eau
de mer, puis s’écroule sur le sable humide et entrouvre les yeux.
Un visage inquiet est penché sur elle. Enrique.
— Shelly… tout va bien ? lui demande-t-il.
Ses boucles noires lâchent une averse d’eau salée, ses vêtements trempés
moulent son corps.
— Ou-oui, répond Shelly d’une voix rauque.
— J’ai cru que je t’avais perdue, embraie Enrique.
Il aide Shelly à se relever.
Celle-ci se tord la cheville dans le mouvement. Il est plus fort qu’il n’en a
l’air, songe-t-elle. Un rapide coup d’œil lui permet de constater que le bas
de la jambe de son pantalon est déchiré, et qu’elle a la peau boursouflée et
rouge. Qu’est-ce qui m’est arrivé ? s’interroge-t-elle. La tête lui tourne un
peu.
Elle observe son nouvel environnement. Les vagues défilent au clair de
lune derrière elle.
Comment ai-je atterri sur cette plage ? se demande-t-elle.
— Qu’est-ce qui t’a pris de monter sur la passerelle ? enchaîne Enrique.
Miguel m’a interdit d’y aller. C’est trop dangereux.
Shelly fouille sa mémoire embrumée. La passerelle… le gobelet en
plastique…
— Tu as eu de la chance que j’aie été dans le coin, indique Enrique en
essorant le bas de son tee-shirt. Je m’occupais des dauphins quand j’ai
entendu les cris de tes copines. Et quand je me suis retourné, j’ai vu une
vague énorme qui s’abattait sur toi.
Voilà, se rappelle Shelly. La vague.
— Ne t’en fais pas pour tes amies, elles n’ont rien, ajoute Enrique avec
un petit sourire. Elles sont juste un peu choquées.
Les souvenirs se précisent. Les yeux brillants. La vague qui l’arrache à la
passerelle. Elle qui tente de remonter à la surface mais qui est attirée vers le
fond, et puis… plus rien.
— T-tu m’as sauvée, bégaie-t-elle. Merci.
— Pas de quoi, répond Enrique. Coup de bol pour toi, je prépare le
concours de maître-nageur.
— C’est clair… approuve Shelly. Et encore merci. Au fait, M. Aquino et
le reste de la classe, ils sont où ?
— Dans le car. Oh ! J’allais oublier ! (Enrique plonge une main dans la
poche de son jean.) Quand je t’ai attrapée, tu tenais ça.
Il montre une coquille de nautile. Shelly la prend. Elle en caresse le bord.
L’émail lisse et jaune qui vire au rose forme une spirale parfaite.
— Trop bizarre, commente-t-elle.
— Pourquoi ? la relance Enrique.
— Je… je ne me rappelle pas l’avoir ramassée.
— Tu n’as rien ! s’exclame Kendall en s’engageant sur la plage avec
Attina et Alana.
Shelly fourre aussitôt la coquille dans sa poche.
— Non mais tu as vu la taille de cette vague ? embraie Attina.
— Tu aurais trop pu te noyer ! note Alana.
— C’est clair, répond Shelly, ravie que ses amies se soient inquiétées.
— Et Enrique t’a carrément sauvé la vie, Shells, reprend Kendall.
— Les grandes vagues, ça arrive parfois, acquiesce le garçon. Dans le
sillage d’un paquebot, par exemple, ou à la suite d’un séisme sous-marin ou
d’une éruption volcanique sous-marine. Bref, Shelly a eu de la chance. Ç’a
aurait pu se terminer plus mal.
— Qu’est-ce que je disais, les filles, observe Kendall avec un haussement
d’épaules. Voilà précisément pourquoi on nage uniquement en bassin.
L’océan est dangereux. Cette fois c’est sûr, je vais dire à ma mère d’annuler
la sortie à l’aquarium pour l’an prochain.
Shelly n’a pas la force de discuter. Elle n’a qu’une envie : s’allonger.
Au même instant, M. Aquino déboule sur la plage. Sitôt qu’il aperçoit
Shelly, il ouvre de grands yeux inquiets.
— Shelly ! lance-t-il. Que t’est-il arrivé ? Pourquoi es-tu trempée comme
ça ?
— J’étais sur la passerelle… et une vague gigantesque m’a emportée,
avoue-t-elle d’une voix encore rauque. Heureusement, Enrique a pu me
sauver.
— Cette sortie est grave dangereuse, je le répète, râle Kendall.
— Allons trouver tes parents, décide le professeur. Je suis sûr qu’ils
voudront te ramener chez toi.
Shelly n’a pas envie de causer des soucis à ses parents.
— Non, ça va, proteste-t-elle. Ce n’est pas un petit plongeon qui va me
traumatiser.
— Comme tu voudras. Mais va au moins te sécher.
Après avoir remercié Enrique, M. Aquino aide Shelly à regagner le
Triton Bay Aquarium. Shelly se retourne vers l’océan. C’est alors qu’elle
les voit : les deux fameux yeux jaunes qui brillent. Et qui la scrutent.
Mais ensuite, les yeux se séparent, chacun nage dans une direction
différente, jusqu’à ce que les deux soient engloutis par les vagues sombres.
Shelly sort le nautile de sa poche et le serre dans sa main. Des frissons lui
parcourent tout le corps.
Ses camarades de classe sont déjà remontés dans le car, prêts à rentrer au
collège, où sa mère est censée la récupérer après l’entraînement de natation.
Shelly cherche du regard Enrique. Elle ne distingue que sa silhouette dans
la pénombre, mais elle voit qu’il lui adresse un signe de la main. Il m’a
sauvée, se dit-elle. Elle préfère ne pas penser à ce qui serait arrivé s’il
n’était pas intervenu.
Sans explication, Kendall se lève de la place qu’elle occupe à côté de
Shelly et va s’installer à l’avant du car, imitée en silence par les jumelles.
Shelly ne comprend rien à ce comportement, mais elle espère que ce n’est
pas lié à sa mésaventure, ni à Enrique.
Si ça se trouve, j’ai pollué l’océan pour rien, regrette-t-elle.
Elle est cependant décidée à se rabibocher avec ses nouvelles amies à la
première occasion. Pour l’instant, un peu de solitude lui fera du bien.

— Shelly, tu as pu l’acheter ? lance Dawson à la seconde même où


Shelly entre dans la cuisine.
Sa mère, elle, va directement s’enfermer dans sa chambre.
— Lâche-moi, râle Shelly, à bout de forces.
Elle promène son regard dans la cuisine. L’évier déborde de vaisselle
sale. La poubelle demande à ce qu’on la sorte. L’aquarium de Dawson,
tapissé d’algues, est posé sur le comptoir. Il va falloir le nettoyer avant d’y
installer son nouvel occupant.
— Bon, il est où, le poisson rouge ? relance Dawson.
Shelly doit improviser.
— Alors, euh, je ne t’ai pas vraiment pris un poisson rouge, tu vois,
annonce-t-elle.
Il faut à tout prix éviter qu’il fasse une scène, si elle ne veut pas être
privée de portable ou de sortie, et louper la compétition de natation du
lendemain.
— Sérieux ? Tu as pris un autre poisson ? s’étonne Dawson. Mais il me
manque trop, Bubulle, à moi. C’était le plus génial des poissons rouges.
Shelly culpabilise à mort. Elle aime les animaux – tous les animaux –
mais elle doit bien reconnaître que Bubulle n’a jamais rien eu de très
intéressant… Il ne faisait pas grand-chose de ses journées. Sa plus grande
aventure, ç’a été le grand plongeon dans les toilettes de la maison. Mais là,
il était déjà mort…
— Pas un poisson, non, reprend Shelly. (Comme Dawson se décompose,
elle enchaîne très vite :) Quelque chose d’encore mieux. Et que tu n’auras
même pas à nourrir. Tu ne seras même pas obligé de nettoyer son aquarium.
Dawson fait la moue et demande :
— Un animal de compagnie qui ne mange rien et ne salit rien, ça existe ?
— Et qui ne mourra pas, ajoute Shelly.
— Un poisson vampire ?
— Mais non, enfin.
— OK, je donne ma langue au chat : tu m’as pris quoi ?
— Regarde…
Shelly sort le nautile de sa poche. La coquille brille sous la lampe de la
cuisine.
Le regard de Dawson s’illumine lui aussi.
— Cool ! Un coquillage ! J’adore !
Il s’en empare aussitôt et le presse contre son cœur.
Shelly pousse un soupir de soulagement. Sauvée. Il ne lui reste plus qu’à
dîner, puis se trouver une tenue pour demain, mais ses pensées sont déjà
tournées vers la compétition de natation. Elle se prépare un sandwich à la
dinde qu’elle fonce manger dans sa chambre, puis elle sort ses affaires pour
demain, les étale sur un coffre à côté de sa commode, et éteint la lumière.
À la seconde où elle pose la tête sur son oreiller, Shelly s’endort. Sa
chambre se dématérialise, l’obscurité emporte la jeune collégienne. La
sortie au Triton Bay Aquarium, la vague géante, la quasi-noyade,
l’intervention d’Enrique… tout ça l’a épuisée.
Mais ses rêves ne sont pas de tout repos non plus. Elle nage dans la
piscine du collège, sauf qu’elle n’avance pas, alors que ses concurrentes la
doublent sans peine. Elle reconnaît Judy, puis Kendall.
Shelly se réveille en criant : « Non, il faut absolument que je gagne ! »
Elle respire profondément puis consulte son réveil : 22 heures.
— Ce n’était qu’un rêve, murmure-t-elle.
Elle referme déjà les yeux, va pour se rallonger…
Lorsqu’elle remarque la lumière étrange. Qui palpite. Jaune. Anormale.
Comme des coups de flash qui trouent la nuit. Ça vient de la chambre
d’en face. Celle de Dawson. Shelly bat des paupières et se rassoit dans son
lit. A-t-elle des visions ? Mais non, la lumière est bien là. Les flashs pulsent
toujours. Shelly se pince. Pas de doute, elle est bien réveillée. Et cette
lumière est bien réelle.
Fascinée, Shelly descend de son lit. Pose les pieds sur la moquette. Sa
couverture, trempée de sueur après son cauchemar, glisse par terre. La jeune
fille frémit, comme si un vent froid venu de l’océan l’avait frappée. Il flotte
dans sa chambre une odeur de sel et d’algues – sans doute à cause des
canaux voisins. Shelly a à présent la chair de poule. La faute au froid,
certes, mais aussi à la peur qui vient de s’emparer d’elle. Et la lumière
clignote toujours. Sans un bruit, sans un mot, Shelly s’en approche.
Quand elle passe dans le couloir, la lumière devient plus forte. Ses orteils
s’enfoncent dans la moquette épaisse que sa mère a installée quand ils ont
emménagé. Un petit détail pour personnaliser ce nouveau domicile. La
porte de la chambre de sa mère, au bout du couloir, est entrouverte. Shelly
se tâte pour aller la réveiller. Mais ces derniers temps, lorsqu’elle tente
d’attirer son attention, elle a surtout l’impression de l’agacer.
La porte de Dawson est fermée. La lumière filtre par les contours du
cadre et le trou de la serrure.
D’ordinaire, Shelly préfère éviter de mettre les pieds dans la chambre de
cette petite bernacle. Là, elle hésite. Prend une longue inspiration. Se pince
le nez en prévision de la forte odeur de poisson. Puis elle ouvre la porte.
À la faveur des pulsations lumineuses, Shelly inspecte la chambre de son
cadet. Elle fait un pas, puis recule. Ses pieds nus ont rencontré de l’eau
froide. Des flaques qui mènent jusqu’au lit de Dawson.
— Dawson ? chuchote Shelly.
Aucune réponse.
Elle scrute la petite chambre. Partout, des jouets éparpillés. Le contenu
du placard se déverse sur la moquette, preuve que Dawson a essayé – sans
enthousiasme – d’obéir à l’ordre de leur mère : range ta chambre, ou gare à
toi ! Dawson dort, roulé en boule dans son lit. Les cheveux en pétard à force
d’avoir bougé dans tous les sens. Un filet de bave sur le menton.
Et dans sa main, la source de cette étrange lumière.
Le nautile.
Sa spirale jaune et rose brille de plus en plus fort.
Intriguée, Shelly s’approche. Quand elle tend la main, le bout de ses
doigts est illuminé par la drôle de lueur. Comme en réaction à sa présence,
les pulsations accélèrent et gagnent en intensité – à tel point que Shelly doit
plisser les paupières. Mais lorsqu’une voix lui parvient, elle se fige
carrément.
— Ma chère, ma douce enfant. Avance donc. N’aie pas peur.
Une voix chaude et amicale, aussi profonde que l’océan lui-même. Un
rire semble également émaner de la coquille.
— Euh… bonsoir ? murmure Shelly, incapable de détourner ses yeux du
nautile.
— Je t’en prie, ma chérie… prends-le. C’est moi qui te l’ai offert. Allons.
Prends-le. Prends-le !
Shelly touche le nautile.
Et tombe à travers le plancher.
L’eau glacée enveloppe Shelly tandis que la jeune fille s’enfonce dans les
profondeurs.
Elle évolue dans ce qui ressemble à des algues. Une pirouette lui permet
enfin de s’arrêter dans une grotte sous-marine obscure.
Shelly se met à nager, toujours en apnée, sans trop savoir où elle va. Une
seule chose compte : trouver une issue, de l’air. Malheureusement, les
algues s’enroulent autour de ses chevilles comme des chaînes.
— Va-t’en… fais demi-tour ! prononce une toute petite voix.
La jeune fille regarde mieux les algues et y découvre… des visages. Son
cœur s’emballe, l’air lui manque déjà. Ce ne sont pas des algues mais des
formes de vie fanées, des créatures grisâtres, aux yeux cireux et à la bouche
tordue. Ces choses ne ressemblent à rien de ce qu’elle a pu étudier ou
observer dans l’aquarium.
Brusquement, une énorme boule de cristal l’engloutit, et elle pousse un
cri muet. Dans la foulée, l’eau s’échappe de la boule, et Shelly peut enfin
respirer.
— Au secours ! Je veux sortir ! s’égosille-t-elle en tapant contre la
surface incurvée.
Tout lui apparaît déformé. C’est tout juste si Shelly distingue les contours
de la grotte sous-marine. Des bouteilles sont alignées contre les murs. Il y a
aussi là des anémones de mer et les yeux de ces… drôles de choses. Shelly
retient son souffle quand elle voit passer devant elle une silhouette énorme
et boursouflée.
— Tu as perdu quelque chose, ma chérie ?
La voix qui vient de parler était grave et chaude. C’est bien celle que
Shelly a entendue dans la chambre de son petit frère.
— Ne fais pas ta timide, insiste la voix.
Un tentacule jaillit de la pénombre et vient toquer contre le verre.
Effrayée, Shelly se recroqueville sur elle-même.
— Qu-qu’est-ce que vous voulez ? prononce-t-elle dans un souffle.
Brusquement, le tentacule noir reparaît et se déroule pour révéler un
gobelet vide.
Shelly savait bien qu’elle n’aurait pas dû le jeter à l’eau. Que cela ne se
fait pas. Pourtant, elle a cédé.
— J-je m’excuse, bégaie-t-elle. Je ne voulais pas !
— Tu as pris mon océan pour un… comment dites-vous déjà, vous autres
Terriens ? Pour une décharge ?
Shelly a le cœur qui bat à cent à l’heure.
Mais la voix s’adoucit. D’où vient-elle ? D’une créature dotée de
tentacules et de… parole ?
— Tu n’as rien à craindre, mon enfant. Je suis ici pour venir en aide aux
âmes malheureuses comme toi. Des âmes qui ont des problèmes à résoudre.
C’est mon rôle !
Elle part d’un rire sombre et un peu moqueur.
— Que m’est-il arrivé ? en profite pour demander Shelly. Où suis-je ?
Sous ses pieds, elle distingue à peine l’espèce de piédestal qui supporte la
boule.
— Tu es une pauvre âme malheureuse, répond la voix. D’où ta présence
ici, vois-tu ? Ma chérie, fais confiance à Tata Ursula.
Un nouvel éclair traverse la grotte.
Shelly s’écarte de la paroi en verre et s’assoit, les jambes repliées contre
la poitrine. Mais où a-t-elle donc atterri, bon sang ? Rêve-t-elle ? Comment
s’est-elle retrouvée là ? Ses souvenirs sont confus, mais elle revoit le nautile
qui brille dans le noir.
— Ursula… demande-t-elle. Vous pourriez me faire sortir ?
— En temps utile, réplique l’intéressée. Mais d’abord, dis-moi ce que tu
désires encore plus que cela ?
Prise au dépourvu, Shelly réfléchit avant de répondre :
— Être heureuse ?
— Vraiment ? Soit. Je suis une femme très occupée. Formule ton souhait,
qu’on en finisse.
— Mon souhait ? s’étrangle Shelly. Vous pouvez l’exaucer ?
Ce rêve étrange n’a ni queue ni tête. Est-ce seulement un rêve ?
— Mais bien sûr, petite sotte, assure Ursula. Parle, je t’écoute.
— Mais qui… commence Shelly avec une pointe de peur. Enfin, qu’est-
ce que vous êtes, au juste ?
— Oh, la bonne question que voilà, ma chérie. D’aucuns m’appellent la
sorcière des mers.
Shelly plisse les yeux pour tenter d’apercevoir sa geôlière dans le noir.
Une ombre se déplace. Elle entrevoit ce qui ressemble à des cheveux blancs
et des tentacules noirs qui ondulent.
— D’autres m’appelaient la protectrice de Triton Bay, mais bien des
lunes ont passé depuis.
— Et donc… vous êtes une sorcière… ou une protectrice ? veut clarifier
Shelly.
— Les deux ! Le croiras-tu ? Allons, pressons, formule ton souhait.
Sans se l’expliquer, Shelly a le sentiment que cette voix la comprend.
— Un souhait… ?
Elle ferme les yeux. Que désire-t-elle plus que tout ? Retrouver sa famille
unie ? Être populaire ?
Rien n’est pire que de ne pas avoir d’amis. Pas question de revivre ce
calvaire.
Et pour s’assurer de gagner des points de popularité, il existe bien un
moyen. Il lui faut battre Judy Weisberg demain, et ainsi aider son équipe à
remporter le trophée.
Shelly rouvre les yeux et déclare :
— Je veux être la nageuse la plus rapide de Triton Bay, afin que nous
remportions la compétition face à Little River.
— Oh, ma chérie, la natation c’est mon rayon, réplique la voix.
La forme noire fuse de nouveau devant la boule de cristal. Brusquement,
une image est projetée sur la surface incurvée du verre. Comme un film.
Shelly se voit en train de participer à la compétition. En position sur son
plot, elle plonge, devance sans peine ses concurrentes de l’école rivale, et
remporte le cent mètres nage libre. Avec plusieurs longueurs d’avance sur
Judy Weisberg.
Les images se figent ensuite pour lui montrer la remise des médailles :
elle-même sur la plus haute marche du podium, Kendall et ses copines qui
l’acclament avec Mme Greeley. Elle voit aussi dans les gradins ses parents,
fiers d’elle, et Dawson qui s’égosille.
Tout à coup, sa mère a un geste insensé. Elle se tourne vers le père de
Shelly et le serre contre sa poitrine.
Ce souhait peut tout arranger !
— Vous sauriez faire tout ça ? demande Shelly.
— Bien sûr, ma chérie, affirme Ursula. Et bien plus encore.
La vision réapparaît dans le verre.
Shelly caresse l’image de sa famille réunie. Elle touche les visages
euphoriques de ses amies, sa médaille d’or. Puis la scène s’estompe de
nouveau.
— Non, attendez ! glapit Shelly. Refaites-moi voir !
— Pour ça, ma chérie, il n’y a qu’un seul moyen, déclare Ursula.
— C’est tout ce que je veux ! Aidez-moi, par pitié !
— Du calme, mon enfant. Je peux t’aider, naturellement – si tu paies le
prix.
— Je vous en supplie. Je ferai tout ce qu’il faudra, assure Shelly.
— Tout ce qu’il faudra, hein ? Voilà qui me plaît.
Un rouleau de parchemin se matérialise devant Shelly, à l’intérieur de la
boule. Il flotte dans le vide, et dégage la même lumière étrange que le
nautile. Lorsqu’il se déroule, un stylo plume en forme de squelette de
poisson apparaît. Shelly lit le texte écrit en belles lettres.
— C’est un… contrat ? demande-t-elle.
Et elle relit les mots :

PAR CE DOCUMENT, J’ACCORDE À URSULA,


LA SORCIÈRE DES MERS, UNE FAVEUR À PRÉCISER
ULTÉRIEUREMENT, EN ÉCHANGE DE QUOI JE DEVIENS
LA NAGEUSE LA PLUS RAPIDE, À TOUT JAMAIS.

— Signe, je n’ai pas que cela à faire, la presse Ursula.


Une boule dans la gorge, Shelly appuie la plume du stylo sur la page,
dont la lumière dorée se met à onduler.
— Brave petite ! l’encourage Ursula.
L’adolescente hésite tout à coup, se mord la lèvre.
— De quelle faveur s’agit-il, au juste ? Qu’est-ce que vous attendez de
moi ?
— Oh, ma toute belle, chaque chose en son temps, réplique Ursula d’une
voix inquiète.
Elle se déplace dans les ombres tel un nuage de fumée noire. Une
fraction de seconde, ses yeux brillent de voracité.
— Un grand pouvoir m’a été dérobé par une personne qui t’est proche,
révèle-t-elle. Sans lui, je ne puis être une protectrice des mers. Tout ce que
je veux, c’est que ce pouvoir me soit rendu… mais chaque chose en son
temps.
— Un grand pouvoir ? De quoi parlez-vous ? la relance Shelly.
— Tss, tss. Tu nous fais perdre un temps précieux. Tu veux être la
nageuse la plus rapide, oui ou non ? D’autres pauvres âmes malheureuses
seraient prêtes à tuer pour être à ta place. Et pas qu’une.
Shelly étudie le contrat, pèse le pour et le contre. Elle ne voit aucun mal à
rendre à sa propriétaire ce qu’on lui a volé. En même temps, un détail la
chiffonne. Sa mère lui répète toujours de ne jamais agir précipitamment.
— Vous permettez que je réfléchisse ? réclame-t-elle.
— Que tu réfléchisses ? gronde Ursula, sans une once de gentillesse à
présent. À quoi bon, mon enfant ? Si tu ne veux pas formuler de souhait, je
te libère et te laisse quitter ma grotte à la nage, en espérant qu’aucune
créature ne t’en empêche. C’est tout ce que tu mérites, pour avoir jeté des
déchets toxiques dans mon domaine.
— Je m’excuse, bredouille Shelly en parcourant de nouveau le contrat. Je
vous en supplie, accordez-moi un jour, c’est tout ce que je demande.
Le parchemin émet une lumière intense avant de disparaître. Une
obscurité quasi complète envahit la grotte.
— Comme il te plaira, ma chérie. Tu as vingt-quatre heures pour revenir
signer ce contrat, faute de quoi il sera considéré nul et non avenu. C’est
une occasion unique, elle ne se représentera pas.
Six tentacules noirs se collent à la boule de cristal, qui se fissure.
L’eau de mer s’engouffre à l’intérieur, étouffe le cri que pousse Shelly.
Shelly se réveille, à moitié étouffée, les mains crispées autour de sa gorge.
Petit à petit, le cauchemar relâche sa sinistre emprise sur elle, et la jeune
fille peut se rasseoir. Ses yeux s’habituent à la lumière de l’aube qui filtre à
travers les rideaux de sa chambre. Son oreiller et son pyjama sont trempés.
L’espace d’un instant, elle craint que son rêve n’en ait pas été un, et que son
lit soit mouillé par l’eau de mer. Mais elle s’aperçoit soudain qu’elle est en
nage.
— Ce n’était rien qu’un rêve, halète-t-elle. Un cauchemar… pas la
réalité.
L’alarme stridente de son téléphone la fait sursauter. Elle la coupe d’un
geste sec puis se rallonge et tente de se rappeler son rêve. Elle se souvient
d'avoir suivi une étrange lumière clignotante qui l’a conduite dans la
chambre de Dawson… Le nautile émettait une lumière jaune… Et quand
elle l’a touché, elle a été téléportée dans une grotte sous-marine obscure…
où Ursula lui a offert un souhait.
Je veux être la nageuse la plus rapide. Elle se le rappelle clairement. Sauf
que ce n’est pas réel, se raisonne-t-elle.
Rassurée, Shelly va examiner son reflet dans le miroir de son placard.
Elle n’a pas l’air fiévreuse. Elle passe les mains dans ses cheveux emmêlés,
sans rien en ressortir d’extraordinaire.
Elle enfile son jogging rose puis se tourne vers son lit. Et c’est là qu’elle
le voit. Elle en a la chair de poule.
— Non, c’est impossible, souffle-t-elle.
Elle accourt à sa table de nuit, bat des paupières – elle croit halluciner.
Mais non, elle a beau cligner des yeux, il est bien là, à côté de sa lampe en
forme de sirène.
Le nautile.
Celui de la plage.
Celui de son cauchemar.
Comment a-t-il pu atterrir dans sa chambre ?
Elle l’étudie de près. Une flaque d’eau s’est formée autour. Dawson a dû
une fois de plus venir fouiner dans sa chambre. Mais bien sûr ! Et il l’aura
oublié par erreur.
Shelly hésite. La dernière fois qu’elle a touché le nautile, dans son rêve,
c’est ce geste qui l’a transportée jusque dans un repaire sous-marin,
vraiment. Shelly ne veut pas risquer que cela se reproduise. Ni que Dawson
subisse le même sort. Alors elle fourre la main dans une chaussette pour se
protéger, et jette la coquille au fond du panier de linge sale.
Sur ce, elle fonce se préparer un bol de céréales à la cuisine. Quelques
instants plus tard, la voix de Dawson retentit :
— Mamaaan, je retrouve plus ma coquille !
Et il déboule dans la cuisine, l’air indigné. Dawson porte un tee-shirt à
rayures, un pantalon kaki et il a un drap rouge noué autour du cou en guise
de cape. Il a le teint bronzé et les yeux marron de sa sœur, mais ses cheveux
bruns sont tout en zigzags : il se les est coupés tout seul récemment… à la
grande horreur de leur mère. Depuis, il n’a plus le droit de jouer avec les
ciseaux. Les mains sur les hanches, Dawson se cale devant son aînée et
ajoute :
— Je parie que c’est Shelly qui me l’a volée !
L’accusée lui renvoie un regard assassin et se récrie :
— Même pas vrai. En plus, je ne te l’aurais pas donnée si j’avais voulu la
garder pour moi.
— Ben si, rétorque Dawson. Parce que c’est une coquille spéciale. Et que
toi tu es une grosse égoïste.
Shelly roule les yeux.
— Tu l’auras sûrement perdue dans l’espèce de décharge qui te sert de
chambre.
Leur mère entre à son tour dans la cuisine, sa sacoche en bandoulière.
— Vous m’expliquez ? réclame-t-elle.
— M’man, Shelly m’a volé mon coquillage, pleurniche Dawson. Et elle
fait que dire que c’est pas vrai !
— Je n’ai rien volé du tout, rétorque Shelly. À tous les coups, il l’a perdu.
— Sale menteuse !
— Shelly, s’interpose leur mère, as-tu pris ce coquillage ? Sans le faire
exprès, peut-être ?
La jeune fille hausse les épaules, ne sachant trop quoi répondre. A-t-elle
oui ou non volé ce nautile ? Pendant une crise de somnambulisme ? Ou bien
Dawson est-il allé fouiner dans sa chambre et l’y a-t-il laissé ? Shelly n’est
sûre que d’une chose : elle n’a pas intérêt à se faire punir. À quelques
heures de la grande compétition…
Shelly n’a pas le temps de répondre, que sa mère consulte sa montre et
soupire :
— Je vais être en retard au travail. Arrêtez de vous chamailler tout le
temps, vous deux. Excusez-vous, et tout de suite.
— C’est bon, je m’excuse, prononce Shelly qui culpabilise sincèrement.
Je promets de mieux me comporter.
Après que leur mère les a embrassés, et alors qu’elle se dirige vers la
porte, Shelly s’adresse à Dawson d’une voix toute douce :
— Hé, Bonhomme, c’est l’heure d’aller à l’école. Bon, écoute… je
t’aiderai à chercher ta coquille ce soir, OK ? Et on pourra peut-être en
profiter pour ranger un peu ta chambre ? Ça te va ?
— Ça me va. Merci. Je t’aime, Shelly.
— Moi aussi, Dawson, assure-t-elle en lui ébouriffant les cheveux. Et
maintenant, on fonce !
Elle va récupérer son sac à dos, et repère au passage qu’une tache s’est
formée par terre au niveau de sa porte.
Des traces de pas humides sont visibles entre la chambre de Dawson et la
sienne.
Il aura sûrement oublié de se sécher après la douche, estime Shelly.
Mais elle n’en est pas entièrement convaincue. Son cauchemar lui revient
en mémoire.
« Tu as vingt-quatre heures pour revenir… C’est une occasion unique,
elle ne se représentera pas. »

La sonnerie retentit ; Shelly descend du car au pas de course et se précipite


vers le portail de la Triton Bay Middle School.
Elle se fraie un chemin dans le couloir bondé, en espérant que personne
ne la remarque. Son ancienne école lui manque : un établissement privé,
plus modeste et plus tranquille. Shelly se rend tout droit à son casier,
guettant en chemin Kendall et les jumelles. Elle a bien besoin de voir ses
amies. Malheureusement, elle ne les aperçoit nulle part.
— Courage, murmure-t-elle en composant le code secret de son cadenas.
Elle tire pour l’ouvrir. Raté. Depuis son entrée au collège, elle est obligée
de changer de salle entre deux cours, alors elle stresse à l’idée d’oublier son
code. Elle essaie de nouveau. Clic. Le cadenas s’ouvre, la porte du casier
aussi.
Et un monceau de poissons pourris se déverse dans le couloir, sous le
regard des élèves qui passent par là. Des poissons ainsi que des pailles, des
sacs et des bouteilles en plastique, des gobelets usagés… Bref, le genre de
déchets que la marée rejette sur les plages.
La puanteur est insoutenable, Shelly est à deux doigts de vomir. Pire :
elle marche sur un poisson, perd l’équilibre et s’écrase dans un cri. Les
autres élèves observent la scène, tandis que le déluge de poissons se
poursuit, recouvrant peu à peu Shelly.
Celle-ci s’efforce de se dégager mais le flot continu est trop puissant.
Dans le couloir, tous les regards sont à présent tournés vers elle.
— Hé, matez Miss Poisson ! s’esclaffe Normie en donnant des coups de
coude à ses copains.
— Ils ne sont p-pas à m-m-moi ! bégaie Shelly.
Elle parvient à se relever, et se cramponne à la rangée de casiers pour ne
pas retomber dans la masse de poissons pourris.
Elle n’y comprend rien. Son ennemie jurée, Judy Weisberg, a-t-elle
monté ce canular pour l’intimider avant le grand rendez-vous ? Ce soir,
Shelly et elle doivent s’affronter dans le cent mètres nage libre. Judy est
célèbre pour ce genre de coups spectaculaires. Une vraie légende. Certes
mais… où Judy aurait-elle pu se procurer tous ces poissons ? Ceux-ci
ressemblent à ceux qui servent au nourrissage des dauphins, au Triton Bay
Aquarium. Et aussi, comment Judy aurait-elle pu les fourrer dans son casier
sans se faire repérer ? Comment aurait-elle pu se procurer la combinaison
du cadenas, surtout ?
— Miss Poisson ! Miss Poisson ! scandent les élèves.
Shelly rougit. Elle est à présent trempée d’un jus de poisson nauséabond.
Elle recule. Le fait que sa famille soit propriétaire du Triton Bay Aquarium
n’arrange rien. Au contraire.
Et les moqueries continuent :
— Miss Poisson ! Shelly sort qu’avec des poissons !
— Hé, y a du thon-mayo à la cantine, miam-miam !
Shelly n’a jamais autant voulu disparaître. Ses joues sont comme de la
lave en fusion crachée par un volcan sous-marin. Elle ouvre la bouche pour
répliquer mais la referme aussitôt, ne sachant pas vraiment quoi dire.
— Regardez-la, on dirait trop un poisson sorti de l’eau ! lance un
fanfaron, déclenchant l’hilarité générale.
C’est alors que Kendall apparaît, flanquée d’Attina et d’Alana, toutes
trois vêtues de pantalons de yoga et de tee-shirts de marque. Elles fixent
Shelly. Kendall a l’air inquiète. Son petit nez charmant est néanmoins plissé
à cause de l’odeur immonde.
Et tout à coup, elle s’adresse au troupeau de moqueurs :
— Bande de losers ! Vous n’avez rien de mieux à faire que des blagues à
deux balles ?
Les jumelles embraient :
— C’est clair, hashtag LosersDeChezLosers, enchérit Alana.
— Arrêtez de jouer les gros nazes et fichez la paix à notre copine, conclut
Attina avec un ricanement.
Notre copine, songe Shelly. Et à ce mot, une chaleur se propage dans tout
son corps.
C’est donc officiel, elles sont bien amies.
La seconde sonnerie retentit, la foule se disperse, chacun court rejoindre
sa salle de classe. Shelly s’effondre contre son casier. Des larmes brûlantes
coulent sur ses joues. Cette journée s’annonce comme la plus horrible de
toute sa vie – et elle ne fait que commencer.
Heureusement, Kendall vient l’enlacer et la rassurer :
— Ne te bile pas pour ce bazar, c’est sûrement un sale coup de Judy. On
lui donnera une bonne leçon ce soir. Cette année, le trophée régional est à
nous. Tu vas écraser cette peste à plates coutures.
— Merci, Kendall, répond Shelly en reniflant. Tu as grave raison.
— Hashtag Victoire, pépie Attina.
— Hashtag ChampionnesRégionales, plutôt, rectifie sa jumelle.
— Et on t’aidera à nettoyer tout ça plus tard, promet Kendall. Je ne suis
pas capitaine de l’équipe de natation pour rien ! Je rameuterai tout le
monde, ça ira vite. Tu n’es pas seule, Shelly. On est là pour toi.
— Merci, répète l’intéressée.
Et elle suit ses trois copines, ravie de leur soutien. Attina lui propose
même de lui prêter un sweat-shirt. Toutefois, elle sent aussi son ventre se
nouer. Elle ne peut pas laisser Judy la battre encore. Elle ne peut pas risquer
de décevoir Kendall. Pas après ce que celle-ci vient de faire pour elle.
Shelly doit remporter cette course, coûte que coûte. Cette victoire lui
permettra de conserver ses amies, et de prouver ce qu’elle vaut. Et aussi de
se venger de Judy et de sa farce nauséabonde. Shelly jette un dernier coup
d’œil à son casier, devant lequel un tombereau de poissons pourris et de
détritus « parfument » le couloir.
Son cauchemar lui revient. Le gobelet qu’elle a jeté dans l’océan. La
sorcière des mers. Le contrat et la proposition d’exaucer un souhait. Mais
elle ferme les yeux pour s’éclaircir les idées. Le canular n’est en rien lié à
ce cauchemar. C’est juste Judy Weisberg qui cherche à la déstabiliser.
Je vais lui montrer, à cette pimbêche, se promet Shelly. Et après ça, tout
s’arrangera.
Shelly jaillit de son plot à la seconde même où le buzzer retentit.
Ses bras fendent la surface tandis que ses jambes battent en rythme. Elle
devine le bonnet violet de Judy Weisberg dans la ligne d’eau voisine.
Bonnet qui apparaît chaque fois que sa concurrente tourne la tête pour
respirer. Shelly compte ses propres mouvements de bras. Un, deux. Puis
inspire.
Et à mesure qu’elle progresse dans le bassin, les enjeux de cette course se
bousculent dans son esprit : battre Judy, conserver ses amies. Et elle
n’arrive pas à chasser de ses pensées l’image des poissons morts se
déversant de son casier. La colère monte en elle, la pousse à se dépasser.
Elle réentend la voix de Kendall. Cette année, le trophée régional est à
nous. Tu vas écraser cette peste à plates coutures. Shelly doit gagner, pour
Kendall et pour ses coéquipières. Pour son école. Mais le plus important
c’est qu’elle doit gagner pour elle-même.
Un, deux. Puis inspire.
Shelly donne tout ce qu’elle a, ses quatre membres évoluent en parfaite
harmonie. Hélas, après la première culbute, elle commence à perdre de la
vitesse. Il lui reste encore trois longueurs à faire, mais elle a déjà les bras en
compote. Et ses jambes donnent aussi des signes de fatigue.
Une conséquence de sa quasi-noyade de la veille ? Des souvenirs atroces
viennent la déconcentrer. Le cauchemar. Le nautile. Le contrat. La dispute
avec Dawson. Les poissons morts et les détritus. Elle n’arrive pas à se
concentrer, à tenir le rythme des autres nageuses.
Notamment de Judy.
Le bonnet violet s’éloigne de plus en plus.
Du nerf, tu peux le faire ! s’encourage-t-elle. Elle tourne la tête pour
inspirer mais avale à la place une gorgée d’eau qui manque l’étouffer.
Les trois dernières longueurs sont un calvaire. Shelly fait tout ce qu’elle
peut pour rattraper Judy mais ne réussit qu’à perdre encore du temps. Le
bonnet violet a à présent vingt-cinq mètres d’avance.
Et quand Shelly tape le bout du bassin et ressort la tête de l’eau, elle ne se
donne même pas la peine de lire le tableau d’arrivée. Judy a gagné la course
avec une avance folle. Elle-même a terminé dernière. Bonne dernière.
Démoralisée, épuisée, Shelly sort de l’eau. Elle tremble de froid. Derrière
elle, Judy fête sa victoire avec ses coéquipières. Leurs cris de joie
l’assomment un peu plus.
Judy lui adresse un sourire glacial et un commentaire ironique :
— Tu auras plus de chance la prochaine fois. Et si ça se trouve tu ne
pueras pas le poisson.
Les nageuses de Little River éclatent de rire.
Shelly rougit à mort. Le coup des poissons dans son casier venait bien de
Judy.
Elle cherche du regard ses copines pour puiser dans leurs yeux du
réconfort. Kendall, Attina et Alana sont assises sur leur banc avec le reste
de l’équipe, emmitouflées dans leurs serviettes. Derrière elles, dans les
gradins, ce ne sont que visages fermés et conversations lugubres. Shelly
s’approche du banc d’un pas hésitant, pour récupère une serviette.
— Le fiasco de ouf, commente Kendall. Je déteste perdre, vous n’avez
même pas idée.
— C’est l’horreur, ajoute Attina.
— Hashtag Chlorreur, ajoute Alana.
Mais personne ne rit.
Shelly a envie de disparaître. En bonne capitaine d’équipe, Kendall prend
chaque course très à cœur, même celles auxquelles elle ne participe pas.
— Et je déteste surtout perdre une compétition entière, confie Kendall à
ses coéquipières. Les filles de Little River vont nous le rappeler jusqu’à
notre mort.
Shelly passe une serviette autour de ses épaules et demande :
— Comment ça, on a perdu la compète ?
— Regarde le panneau des scores, réplique Kendall.
Shelly découvre le total des points marqués par Triton Bay et Little
River. En terminant dernière de sa course, elle a empêché son équipe de
remporter la compétition, malgré la victoire de Kendall dans le cinquante
mètres brasse, et les première et deuxième places des jumelles dans le cent
mètres dos. Shelly est au fond du trou.
— Prochain rendez-vous dans une semaine, les filles ! lance
Mme Greeley, la coach de natation, pour tenter de remotiver ses troupes.
Elle observe les adolescentes à travers les verres épais de ses lunettes.
Ses dreadlocks encadrent son visage.
— On va s’entraîner dur. D’ici là, tâchez de vous reposer.
Shelly regagne le vestiaire avec ses coéquipières dégoûtées et Coach
Greeley.
Elle voudrait être seule.
Kendall enfile un ensemble sport décontracté hors de prix et noue les
lacets de ses tennis. Les jumelles se tiennent à ses côtés, déjà prêtes à partir,
scotchées à leurs portables.
— Hé, Kendall, intervient Shelly en remontant la fermeture Éclair de sa
veste de survêtement. Je m’en veux vraiment d’avoir perdu. C’est la
dernière fois que je laisse Judy me battre.
La capitaine fronce les sourcils, mais ses traits s’adoucissent très vite.
— OK. Tu as de la chance : comme l’a dit la coach, on a encore une
possibilité. Triton Bay peut encore remporter le trophée régional cette
année.
— Grave, c’est le seul but de Kendall dans la vie, précise Alana.
— Hashtag Victoire, confirme sa jumelle. En cas de victoire, on a prévu
une fiesta de malades mentaux.
— Exact, reprend Kendall. Mes parents nous l’ont promis. Alors ne viens
pas tout gâcher, Shelly. Vu ?
La malheureuse se force à sourire et répond :
— J’étais dans un mauvais jour, c’est tout. La prochaine fois, je vais tout
déchirer.
— On se retrouve dehors, a conclu Alana.
Rien n’est pire que de décevoir ses amies.
Elle est prête à tout pour ne plus jamais éprouver cette sensation.
Kendall, Alana et Attina récupèrent leurs sacs et partent avec les autres
nageuses. Shelly reste seule, assise sur un banc. Elle visualise la prochaine
compétition, le bonnet violet de Judy qui s’éloigne. Elle doit trouver le
moyen de nager plus vite. Elle se dirige vers les lavabos, tourne les
robinets, s’asperge la figure. Il se produit alors un phénomène étrange.
L’eau… elle a un goût salé. Comme celle de l’océan.
Son odeur évoque celle de l’océan quand le vent souffle du large. Ce
n’est pourtant pas possible ! Et l’odeur s’intensifie. Shelly entend même les
cris des mouettes.
À pas lents, elle s’éloigne du lavabo, le goût du sel encore sur la langue.
C’est alors qu’une voix familière résonne dans le vestiaire pourtant
désert.
— Tic-tac, tic-tac, ma chérie !
Shelly pivote sur elle-même. Son cœur s’emballe.
— Qui… qui a parlé ? demande-t-elle.
— Vingt-quatre heures, rappelle Ursula. C’est notre accord. Le terme est
proche.
Mais ça ne se peut pas, tente de se raisonner Shelly. J’ai fait un
cauchemar !
— Tu te sens peut-être comme un poisson hors de l’eau, dis-moi ?
reprend Ursula. Mais je peux y remédier – je peux t’aider à remporter ta
prochaine grande course. Aurais-tu oublié ton souhait ?
Les lavabos débordent, des flaques se forment aux pieds de Shelly. La
jeune fille veut s’enfuir mais quelque chose la cloue sur place. La sorcière
des mers, celle de son cauchemar, a promis de lui exaucer un souhait, n’est-
ce pas ? Et si ce n’avait pas été un rêve… ?
Shelly revoit en mémoire le contrat, rédigé en lettres d’or sur un
parchemin. Cinq mots lui reviennent : la nageuse la plus rapide.
Elle tient peut-être sa chance, après tout ?
Finies les défaites contre Judy Weisberg et Little River. Elle ne décevra
plus Kendall. Mieux : en devenant la nageuse la plus rapide de son équipe,
Shelly aidera son amie à atteindre son grand objectif. Remporter le trophée
régional, et organiser une fête d’enfer.
Ce souhait peut tout arranger.
— Vous… vous pouvez m’aider à gagner ma prochaine course ?
bredouille-t-elle.
— Tout à fait, ma chérie, confirme Ursula. À condition que tu me rendes
visite avant qu’il soit trop tard.
— Mais… comment puis-je faire pour vous trouver ?
Shelly a posé cette question face à son propre reflet, dans le miroir
embué du vestiaire. Elle a l’impression de devenir toquée.
— Comment faire pour retourner dans votre grotte ?
Hélas, la voix ne lui répond pas.
Les robinets se ferment sans prévenir. L’eau s’écoule par la bonde du sol.
L’odeur de l’océan disparaît. Envolée, la voix étrange et désincarnée.
En revanche, une spirale a été tracée dans la buée du miroir. Une spirale
qui évoque à Shelly…
Le nautile ! Mais bien sûr !
Il lui suffirait de toucher la coquille pour que celle-ci la transporte au
repaire sous-marin d’Ursula…
Shelly inspire à fond. Elle sait ce qu’elle a à faire.
Se dépêcher – avant que le délai soit écoulé.

Le soir même, après avoir dîné avec ses coéquipières, Shelly rentre chez
elle, raccompagnée par la maman de Kendall. Sitôt qu’elle a refermé la
porte, elle file dans sa chambre. Elle doit récupérer la coquille de nautile et
retourner dans la grotte d’Ursula à temps pour formuler son souhait. Elle se
jette littéralement sur son panier de linge sale et se met à le fouiller, à la
recherche d’un corps dur. Malheureusement, elle ne rencontre que des
vêtements chiffonnés. Elle plonge les mains plus en profondeur, parvient au
fond du panier. En vain.
Aucune trace du nautile.
— Où est-il ? s’interroge-t-elle, frustrée, en pivotant sur elle-même.
Elle n’aura pas d’autre chance de tout arranger. Elle doit à tout prix
retrouver cette coquille. Petit coup d’œil à sa pendule. Plus d’une heure
s’est écoulée depuis sa sortie du vestiaire. Elle interroge ses souvenirs. Au
matin, elle était encore perturbée par son cauchemar – ce cauchemar qui,
apparemment, n’en avait pas été un. Mais elle se revoit nettement cacher le
nautile dans le panier avant de partir à l’école.
C’est alors qu’elle découvre le mot scotché à son miroir.
Le message rédigé de la main maladroite de Dawson :

À : SHELLY

DE : DAWSON

JE SAVAIS QUE TU L’AVAIS VOLÉ, GROSSE ÉGOÏSTE ! JE L’AI, JE LE G ARDE !

— Dawson ! Tu l’as mis où ? hurle Shelly à son miroir en arrachant le


mot.
Ses joues brûlent de colère. Certes, elle n’est pas censée avoir cette
coquille en sa possession. Techniquement, elle appartient à son frère. Elle la
lui a offerte. Mais lui, de son côté, n’avait pas le droit d’entrer dans sa
chambre sans sa permission. Dawson a beaucoup de qualités, mais la
créativité n’en fait pas partie. Le nautile doit forcément se trouver dans sa
chambre.
Et Shelly doit mettre la main dessus, coûte que coûte. Elle ne peut pas
décevoir encore une fois Kendall et ses amies. La sorcière des mers doit
l’aider à remporter sa prochaine course. Alors elle court à la chambre de
Dawson et en pousse la porte. Heureusement, le garnement passe la nuit
chez leur père.
Le sol est jonché de tas d’habits sales. À tel point que Shelly n’aperçoit
même pas la moquette en dessous. Des jouets sont aussi éparpillés là, prêts
à la blesser si jamais elle pose le pied dessus. Shelly farfouille dans ces
affaires sans trouver trace du nautile. Elle tente ensuite sa chance dans le
placard, mais celui-ci est tellement bourré de jouets que la manœuvre est
perdue d’avance. D’ailleurs, dès qu’elle ouvre la porte, c’est l’avalanche.
Dawson n’a sûrement pas caché la précieuse coquille à l’intérieur. Il n’y a
pas de place.
Shelly regarde sous le lit. Sur le bureau. Dans les tiroirs. Elle inspecte la
table de nuit.
Toujours rien.
— Où es-tu ? marmonne-t-elle en essuyant la sueur sur son front.
Son regard se tourne vers la pendule de Dawson, elle écarquille les yeux.
Bientôt 10 heures. Shelly n’a plus beaucoup de temps pour retrouver le
nautile et retourner dans la grotte d’Ursula.
Dawson a-t-il emporté le nautile chez leur père ? Si oui, elle est fichue.
Mais soudain, une idée lui vient. Shelly en reste bête : si Dawson a
récupéré la coquille, celle-ci l’a peut-être transporté chez Ursula.
Un début de panique l’envahit quand, tout à coup, son regard se pose sur
l’étagère. L’ancien aquarium de Bubulle, tout crasseux, trône sur le niveau
supérieur. Shelly s’en empare immédiatement et… bingo ! Le nautile est
bien caché au fond.
— Ouf, sauvée ! Te voilà ! fait l’adolescente en sortant la coquille de
l’eau croupie.
Le contact avec sa peau n’a aucune conséquence.
— Vous disiez qu’il me ramènerait chez vous ! s’écrie Shelly. C’est bon,
je l’ai retrouvé ! Je suis prête à dire mon souhait !
Et elle serre le nautile très fort dans son poing.
Elle crie encore, agite la coquille.
La peur monte en elle.
Est-il trop tard ?
Non – elle repense à son rêve. Shelly a demandé un délai d’un jour, et la
sorcière des mers le lui a accordé. Or il ne s’est pas encore écoulé une
journée entière. Il lui reste quelques minutes. Elle en est certaine.
— Bon allez, quoi… chuchote-t-elle au nautile. Pourquoi tu ne fais rien ?
Elle se sent vraiment ridicule. Si quelqu’un la voyait, elle passerait pour
une cinglée.
— J’abandonne, cède-t-elle. Tout ce que je voulais, c’était être la
nageuse la plus rapide…
Sitôt qu’elle a prononcé ces mots, la coquille produit son étrange lumière
jaune.
Puis, dans un éclair, Shelly se retrouve à plonger dans l’océan, toujours
plus profond. L’eau s’engouffre dans sa bouche, inonde sa gorge, emplit ses
poumons. Shelly étouffe, cherche de l’air. Elle se sent sur le point de
s’évanouir quand, aussi brusquement que si on avait actionné un
interrupteur, le calvaire cesse et elle peut respirer de nouveau.
Shelly tousse et regarde alentour. Elle est encore une fois prisonnière de
la boule de cristal. Elle a donc regagné le repaire d’Ursula. Elle avise
d’ailleurs une silhouette imposante qui évolue dans le noir, comme l’autre
nuit.
— Je… c’est moi, je… je suis revenue ! prononce-t-elle en luttant contre
la peur qui lui donne envie de hurler. Je viens signer le contrat. Je veux être
la nageuse la plus rapide.
Un court silence. Seulement troublé par les mouvements des ombres et
des drôles de tentacules.
Après quoi la voix d’Ursula retentit :
— En es-tu sûre, mon enfant ? C’est une décision qui t’engage. Tu ne
pourras pas revenir en arrière ensuite.
Shelly prend une longue inspiration avant de répondre d’une voix qu’elle
s’efforce de maîtriser :
— Je suis sûre, oui. Je veux être la nageuse la plus rapide de mon équipe.
J’en ai besoin. Et vous avez promis de m’aider.
Le silence se fait encore. On n’entend que le léger vrombissement du
courant océanique qui tournoie dans la grotte.
Puis ces mots :
— Comme tu le souhaites, mon enfant.
Aussitôt, le contrat se matérialise dans la boule de cristal, au-dessus de
Shelly. Le stylo en forme de squelette de poisson apparaît dans sa main. Ce
stylo émet une lumière dorée. Sa pointe luit d’une encre dorée elle aussi.
Shelly le place au-dessus du contrat.

PAR CE DOCUMENT, J’ACCORDE À URSULA,


LA SORCIÈRE DES MERS, UNE FAVEUR À PRÉCISER
ULTÉRIEUREMENT, EN ÉCHANGE DE QUOI JE DEVIENS
LA NAGEUSE LA PLUS RAPIDE, À TOUT JAMAIS.

Shelly entend des voix stridentes qui montent de l’eau. D’où exactement,
elle ne saurait le dire, et ça ne les rend que plus inquiétantes.

— Ne fais pas ça !
—… tu vas le regretter
—… pas lui faire confiance
—… elle prend, elle prend, et c’est tout.

— Désolée, mais j’en ai vraiment besoin, chuchote Shelly, pour elle-


même plutôt que pour ces voix.
Elle pose la plume du stylo sur le parchemin.
— Je n’ai pas le choix, ajoute-t-elle.
Et elle écrit son prénom sous la ligne.
Le parchemin brille intensément. Puis il s’enroule, disparaît dans un
éclair pour réapparaître de l’autre côté de la boule. Un tentacule noir s’en
empare, le déroule, puis écrit un nom sous la ligne située sous celle de
Shelly :

Ursula

— Oh oui, tu vas être la nageuse la plus rapide, glousse la sorcière des


mers. Un vrai poisson !
Une lumière émeraude emplit la grotte, suivie par le grondement grave
du tonnerre. Les courants océaniques se renforcent. La boule de cristal se
dissout et l’océan s’empare une fois de plus de Shelly, l’étouffe, l’expulse
du repaire sous-marin d’Ursula. Et dans le mouvement qui l’emporte, la
jeune fille entend un gloussement grave qui la fait frissonner de peur.
— Tâche de ne pas oublier notre marché. Quand tu auras remporté ta
course, tu devras revenir me voir. Tu me dois une faveur. Je t’ai donné
quelque chose, tu devras me donner quelque chose en retour.
Shelly regrette déjà son geste…
… mais elle se ressaisit très vite.
Je devais signer le contrat, se rappelle-t-elle. Je n’avais pas le choix.
Elle ne peut pas se permettre de perdre la prochaine course. Autrement,
elle risque de perdre ses amies et de se retrouver isolée à l’école, forcée de
déjeuner seule, de passer les intercours seule, de tout devoir faire seule.
Rien, absolument rien n’est pire que de ne pas avoir d’amies.
Enfin…
Shelly se réveille dans sa chambre, allongée par terre, les mains crispées
autour de sa gorge.
Ses poumons aspirent l’air mais quelque chose ne va pas. Elle n’arrive pas à
se l’expliquer. Il lui faut plus de temps pour absorber l’oxygène nécessaire.
Quand elle a repris son souffle et que sa vision est redevenue nette, elle
inspecte sa chambre. La lumière du matin filtre à travers les rideaux. Pas
bien réveillée et très groggy, elle titube jusqu’à son placard pour y choisir
une tenue. Une fois habillée, elle s’installe face au miroir pour se coiffer.
Elle se demande combien de temps il va lui falloir pour dompter cette
tignasse. Mais lorsqu’elle relève la masse emmêlée, son souffle se coupe, et
elle recule.
— C’est quoi, ça ? lance-t-elle à son reflet.
Elle se rapproche du miroir pour mieux voir. Des fentes parallèles strient
les côtés de son cou. Quand elle inspire, elles s’écartent – à sa plus grande
horreur. Mon cou ! Qu’est-ce qui m’est arrivé ?
S’est-elle blessée pendant la compétition de natation ? Non, aucun
souvenir ne lui revient.
La veille encore, son cou était normal. Elle en est certaine.
— Qu’est-ce qui m’est arrivé ? chuchote-t-elle, les yeux rivés sur ses
nouvelles fentes.
Une porte claque dans le couloir. Shelly sursaute. Elle est en retard.
Elle trouve une écharpe oubliée dans son placard après un séjour en
famille au ski. Bien trop chaude pour les hivers doux de la Californie, mais
suffisamment épaisse pour offrir un excellent camouflage. Elle l’enroule
déjà autour de son cou…
… quand la porte de sa chambre s’ouvre.
— Maman, elle me l’a encore chipé !
Dawson.
Leur père a dû le déposer à l’instant, et le garçon a foncé voir son nautile,
forcément. Là, il grimace de colère.
— Dehors ! crie Shelly en lui claquant la porte au nez.
Son regard se pose sur sa table de nuit, où trône le nautile. Elle s’empare
de la coquille et la fourre dans son placard. Dawson ne doit la récupérer
sous aucun prétexte ; cette chose possède des pouvoirs étranges. Sans
compter que Shelly a une dette envers la sorcière des mers, et que le nautile
va lui être indispensable pour s’en acquitter.
Pas de chance pour elle, Dawson bloque la porte avec son pied.
— Tu n’as pas le droit d’entrer dans ma chambre ! tonne Shelly.
D’une main, elle s’efforce de fermer la porte, tout en essayant d’enrouler
l’écharpe de l’autre.
Mais soudain, le clic-clac des escarpins de leur mère se fait entendre. La
moquette du couloir étouffe le bruit – leur mère se rapproche.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demande-t-elle. Shelly, ouvre, s’il te plaît.
De mauvaise grâce, elle se recule.
Comme Dawson pousse toujours de toutes ses forces contre le battant, la
porte s’ouvre violemment et le garçon s’écroule à plat ventre dans la
chambre de sa sœur. Leur mère entre à son tour, inspecte la pièce. Elle aide
ensuite Dawson à se relever et adresse un regard noir à Shelly.
— Vous pouvez m’expliquer, tous les deux ? réclame-t-elle.
Shelly n’a pas le temps de répondre, que Dawson pleurniche :
— Mais c’est elle, elle m’a encore pris ma coquille spéciale, maman ! Je
l’ai retrouvée dans sa chambre hier, et je l’avais cachée dans mon aquarium.
Et là elle a encore disparu !
Shelly culpabilise. Il a vu juste. Elle lui a bien chipé une seconde fois son
nautile. Mais elle ne peut pas le lui rendre, pas maintenant.
Alors elle s’agenouille devant Dawson :
— Écoute, Bonhomme, lui dit-elle, je suis désolée mais je crois qu’il a
disparu pour de bon.
Dawson renifle et cesse de gémir.
— C’est pas juste, s’indigne-t-il.
— Je vais t’acheter un nouveau poisson pour ton aquarium. Un vrai !
Comme Bubulle.
— Avec une bande noire aussi ?
Bubulle avait en effet une bande noire distinctive sur le flanc.
— Avec une bande noire et tout, assure Shelly.
Sa mère se penche vers elle, un sourire de soulagement aux lèvres.
— Merci, Shell. Je suis fière de toi. (Puis elle consulte sa montre.) Et
maintenant, activez, ou vous allez rater le car. Et Shelly, ma puce, veille
aussi à ce que Dawson récupère ses devoirs dans la cuisine.
La mère embrasse ses petits sur le crâne, puis observe un peu mieux
Shelly et lui demande :
— Pourquoi portes-tu cette écharpe ?
— C’est la dernière mode, ment la jeune fille.
— Les jeunes, je te jure, rigole sa mère en regagnant le couloir.
Shelly ramasse ses affaires, récupère les devoirs de Dawson dans la
cuisine puis l’aide à nouer ses lacets. Et enfin ils quittent la maison, dont
Shelly ferme la porte à clé.

Pourvu que personne ne remarque qu’elle porte une écharpe à l’intérieur de


l’école. D’autant que ce n’est pas son seul problème.
Elle doit encore s’occuper du « jus de poisson » dans son casier. La
veille, elle a jeté les poissons pour éviter que la puanteur empire, mais il lui
faut terminer le travail. Malheureusement, quand elle arrive devant son
casier, une nouvelle tuile l’attend. Quelqu’un a tagué deux mots sur la
porte :

MISS POISSON

Qui a bien pu faire ça ?


Shelly retient son souffle le temps de composer la combinaison de son
cadenas. Elle redoute l’immonde odeur de poisson pourri. Mais quand la
porte s’ouvre, elle constate que son casier ne sent pas du tout le poisson.
Étrange. Comment l’odeur a-t-elle pu s’envoler ? Les livres et les stylos
qu’elle garde dans son casier sont même secs, intacts, sans la moindre trace
du passage des poissons et des détritus. Une fois le choc passé, Shelly
pousse un soupir de soulagement. À quoi bon stresser pour la disparition de
cette puanteur ?
Elle devrait plutôt s’en réjouir, non ?
Une voix familière retentit alors dans le couloir.
— Relax, on a nettoyé ton casier, déclare Kendall en s’avançant, Alana et
Attina dans son sillage. On est venues en avance pour te faire la surprise.
(Elle fixe du regard le message tagué et ajoute :) Ça, par contre, on n’a pas
pu l’effacer.
— T’inquiète, on a prévenu la principale, ajoute Alana.
— Exact, sourit sa jumelle. Elle va le faire effacer et ton casier sera
repeint ce week-end. Comme neuf. Et même mieux, si ça se trouve !
— Vous avez nettoyé mon casier… toutes les trois ? fait Shelly.
Le geste de ses amies la touche. Elles la soutiennent toujours, même
après sa défaite qui leur a coûté la compétition.
— Forcément, nunuche, confirme Kendall. Tu avais besoin de nous. (Un
nouveau coup d’œil au tag, et elle peste :) Judy et les filles de Little River,
c’est vraiment des truies.
— Hashtag Truies, abonde Alana.
— Tu crois vraiment que c’est un coup de Judy ? hésite Shelly.
— Obligé, assure Kendall comme si c’était une évidence. Qui d’autre
aurait pu faire un truc aussi débile ? Je parie qu’elles ont fait ça pour fêter
leur victoire d’hier.
— Euh… t’as raison, c’est clair, réplique Shelly, une main contre son
écharpe.
Ses amies ne doivent voir son cou sous aucun prétexte.
— Par contre, tu sais ce que ça signifie, hein ? la relance Kendall.
— Comment ça, ce que ça signifie ? doute Shelly.
Les traits de son amie se durcissent et elle précise :
— Une raison de plus pour prendre notre revanche à la prochaine
course !
Les jumelles éclatent de rire.
— Hashtag Revanche, claironne Attina.
Kendall passe un bras sous celui de Shelly et l’entraîne vers leur salle de
classe.
— Tiens, au fait, trop bizarre, le coup de l’écharpe, lui dit-elle avec un
clin d’œil. Mais… il y a de l’idée. Pas vrai, les filles ?
Attina et Alana font oui de la tête.
Quand les quatre amies pénètrent dans la salle de classe, Shelly frissonne
de bonheur. Ses amies sont bien là pour elle. Elles tiennent à elle. Comme la
fois où elle a failli se noyer. Elles n’ont pas apprécié qu’on se moque d’elle.
Elles sont même allées jusqu’à nettoyer le bazar à sa place. La compétition
de la veille et le casier empoissonné n’ont été que deux coups de
malchance. Et puis, grâce à son souhait, rien de tout cela ne se reproduira
jamais.
Dans la foulée ou presque, M. Aquino prend la parole.
— Aujourd’hui, annonce-t-il, nous allons étudier l’anatomie des
poissons.
Il éteint les plafonniers et lance une vidéoprojection. Un poisson rouge
apparaît à l’écran.
Shelly s’efforce de se concentrer mais elle n’arrête pas de toucher son
écharpe pour s’assurer qu’elle est en place. Et tout à coup, une boulette de
papier mouillé la frappe en pleine joue. Elle tourne la tête. Normie lui mime
un bisou.
Miss Poisson, ajoute-t-il en silence. Ses copains du dernier rang ricanent.
Ils ont dû découvrir la dernière farce de Judy. Shelly se tasse sur elle-même,
morte de honte.
M. Aquino braque son pointeur laser sur le cou du poisson rouge et
demande :
— Comment s’appelle cette partie ?
Shelly en reste bouche bée. Le laser montre les fentes situées dans le cou
du poisson. Elle sait parfaitement de quoi il s’agit. Mais ce n’est pas cela
qui la met dans tous ses états.
Elle glisse une main sous son écharpe, se tâte le cou, caresse les fentes.
Comme personne ne répond, M. Aquino se tourne vers les élèves.
— Shelly, tu veux bien nous éclairer ?
L’intéressée reste muette. La bouche sèche, comme si elle avait englouti
des boules de coton. Elle retire la main de sous son écharpe. Les mots de la
sorcière des mers lui reviennent en mémoire, et les pièces du puzzle se
mettent en place : Oh oui, tu vas être la nageuse la plus rapide. Un vrai
poisson !
Ursula l’a dotée de branchies ! Pourtant, ce n’est pas ce qu’elle avait en
tête. Une seconde boule de papier la frappe à la joue.
Miss Poisson, mime encore Normie.
Le silence s’étire.
Shelly a du mal à respirer. Sa poitrine se comprime. Ses poumons sont en
feu. Depuis que les fentes sont apparues sur son cou, respirer lui est pénible.
Et ce n’est pas le fruit de son imagination. C’est lié aux branchies. Elle en
est certaine.
— Shelly, tu te sens bien ? s’inquiète M. Aquino.
La jeune fille, elle, ne pense qu’à son cou, à Normie, au surnom atroce
dont il l’a affublée, et à la réaction de ses copines si elles découvrent ses
nouveaux attributs.
— Euh… je peux aller aux toilettes ? parvient-elle à prononcer.
Et elle s’empare du passe avant de sortir en coup de vent. Aux toilettes,
elle commence par s’assurer qu’elle est bien seule. Par chance, c’est le cas.
Alors, à gestes lents, elle retire son écharpe. Elle respire profondément et
regarde ses branchies s’ouvrir et se fermer.
Ça pourrait être sympa à observer – si elle ne les avait pas au cou.
Comme à la suite d’une expérience loufoque.
Elle s’apprête à les toucher quand elle entend un bruit.
Un bruit qui provient des cabinets.
Une espèce de pataugement.
— O-Ohé… bégaie Shelly en repassant aussitôt son écharpe. Il y a
quelqu’un ?
Aucune réponse. Le bruit semble venir du premier box. La porte en est
entrebâillée. Shelly s’approche et l’ouvre en grand. Confirmation : le bruit
sort bien de cette cuvette.
Shelly retient son souffle et regarde à l’intérieur.
Elle manque s’étouffer.
Un poisson rouge flotte là, parfaitement immobile.
Sans pouvoir l’affirmer, Shelly trouve qu’il ressemble énormément à
Bubulle. Mais alors… comment a-t-il atterri là ? Elle reconnaît la bande
noire sur son flanc. C’est bien Bubulle.
Shelly s’approche encore. Réflexion faite, ce n’est probablement pas
Bubulle. Rien ne ressemble plus à un poisson rouge qu’un autre poisson
rouge.
— Au secours ! Ton frère m’a jeté dans les toilettes !
La voix stridente provient du poisson. Shelly fait un bond.
Elle constate ensuite qu’il a le corps boursouflé et dans un état de
décomposition avancé.
Ses yeux pâles et morts fixent la jeune fille.
Celle-ci recule lentement.
— Non, c’est impossible, raisonne-t-elle. Les poissons ne parlent pas.
Pourtant, ce spécimen-ci s’écrie :
— Tu es comme moi maintenant ! Et toi aussi tu vas mourir.
Shelly claque le couvercle des toilettes.
Elle a le souffle court, l’adrénaline fuse dans ses veines – la peur
l’envahit.
Et le poisson s’égosille toujours.
— Toi aussi tu vas mourir !
Les yeux rivés sur la cuvette, Shelly sort du box.
Et percute la personne qui se tenait derrière elle.
Shelly se retourne instantanément et se retrouve nez à nez avec…
Kendall ?
— Hé, on se faisait du souci, déclare celle-ci.
Shelly prend une bouffée d’air et bredouille :
— Ah, vraiment ?
Son cœur cogne toujours très fort.
Kendall entend-elle le poisson, elle aussi ? Shelly jette un rapide coup
d’œil vers la cuvette. Elle se crispe. Elle guette la voix suraiguë qui
s’échappait de sous le couvercle.
— Oui, et M. Aquino m’a envoyée te chercher, embraie Kendall.
Elle entortille ses cheveux et étudie ses lèvres impeccablement
maquillées dans le miroir crasseux.
— Je crois qu’il s’est mis à stresser quand tu n’as pas répondu direct à sa
question. En mode geek.
— Quelle question ? fait Shelly, la tête ailleurs.
Les yeux rivés sur la cuvette.
— Non, sans blague, tu te sens bien ? la presse Kendall en se tournant
vers elle. On dirait que tu as vu un fantôme. C’est à cause de Normie et du
surnom débile qu’il t’a donné ?
— Non. C’est rien. Tout va bien.
Et soudain, Shelly se rappelle : son cou. Elle s’assure que l’écharpe est en
place, au cas où elle aurait glissé pendant son épisode de panique.
Pendant qu’elle parlait à un poisson rouge mort.
Kendall rive son regard sur le cou de son amie, puis plisse les yeux.
— Bon mais sérieux, quoi : tu m’expliques, pour l’écharpe ? Elle est
choute, je ne dis pas, mais il fait genre 20 °C…
Shelly sent sa bouche s’assécher.
— Ah, euh, c’est juste euh… ben… j’avais un peu mal à la gorge ce
matin. Du coup ma mère a insisté pour que je me couvre.
Le mensonge lui est venu spontanément.
Une petite tension s’installe. Kendall a-t-elle gobé l’histoire ?
— Les mères et le style, je te jure, finit-elle par ricaner. Tu aurais dû voir
ce que la mienne m’a acheté chez Ever After, l’autre jour. Depuis, je ne la
laisse plus faire du shopping pour moi.
Shelly se force à rire – elle a pourtant toujours la bouche sèche et le cœur
en mode marteau piqueur. Son écharpe la démange et lui tient trop chaud.
Elle commence à transpirer.
Kendall glousse encore, secoue la tête et se dirige vers les cabinets.
Rectificatif : vers le cabinet.
— Non ! glapit Shelly en se jetant devant elle pour lui bloquer le passage.
N’entre pas !
Kendall la toise d’un drôle d’air.
— Et pourquoi pas ? Les WC sont dégueu, je sais, mais bon, quand faut y
aller.
Sur ce, elle écarte Shelly et ouvre la porte.
Shelly se prépare au pire : l’instant où Kendall va découvrir Bubulle.
Mais elle n’entend rien d’autre que le bruit du loquet qui se ferme, du
couvercle qui se soulève, et de Kendall qui s’assoit.
Le poisson mort a disparu.
Comment est-ce possible ? Comment tout cela est-il possible ?
Shelly resserre son écharpe et sort en courant.

— Fabuleux ! s’exclame Coach Greeley en arrêtant son chrono à l’instant


où Shelly tape le bord du bassin.
La nageuse relève la tête et retire ses lunettes.
— J’ai fait combien ? demande-t-elle.
Par précaution, elle reste dans l’eau jusqu’au cou. C’est la première fois
qu’elle s’essaie à la brasse, sur une proposition de Coach Greeley, au cas où
l’équipe aurait besoin d’elle pour le relais quatre fois quatre nages. La
brasse est la spécialité de Kendall ; le crawl celle de Shelly.
— C’est mieux qu’un record personnel, embraie Coach Greeley en
consultant ses fiches. Tu viens de battre le record de l’école !
Shelly n’en croit pas ses oreilles.
— Le record de l’école ? Vous êtes sûre ?
Le cadeau de la sorcière des mers ne lui apparaît soudain plus comme
une malédiction. Cela dit… elle risque d’être disqualifiée pour triche si
quelqu’un découvre ses branchies. Shelly va devoir trouver la parade.
— Bon, ce n’est pas un temps officiel, nuance Coach Greeley en le
notant sur une fiche. On ne peut donc pas le faire homologuer. Mais tu as
bien battu l’ancien record de trente secondes. Attends voir… (Elle parcourt
ses fiches.) Un record établi l’an dernier par Kendall.
Shelly ne peut réprimer un sourire. Le marché passé avec la sorcière des
mers est une sacrée bonne opération – malgré les branchies. Elle sort de
l’eau et va rejoindre Coach Greeley.
Kendall tape le bord du bassin. Elle a le visage rougi par l’effort, elle
halète. Elle a terminé deuxième mais très loin de Shelly. Les jumelles
arrivent ensuite, elles aussi essoufflées.
Coach Greeley secoue la tête.
— Je ne me l’explique pas, Shelly, dit-elle en étudiant son chronomètre
comme s’il était cassé. Tu es métamorphosée, aujourd’hui. Dis-nous ton
secret !
L’intéressée se passe une serviette autour du cou, hausse les épaules et
sourit, en espérant que la coach s’en contentera. Mais quand elle découvre
les regards avides de ses amies, elle déclare :
— L’entraînement…
Coach Greeley sourit elle aussi puis enchaîne :
— Kendall, bien joué. Mais tu devras faire mieux ! Shelly vient de battre
ton record officiel. Incroyable, non ?
Kendall plisse les yeux, puis les écarquille quand elle enlace Shelly.
— Je t’avais grave sous-estimée, affirme-t-elle. Tu nages ultra vite !
Cette fois c’est sûr : le trophée régional est à nous !
— Tu as même battu Kendall dans sa spécialité, ajoute Attina. Genre,
première mondiale.
Kendall lui adresse un regard noir, mais s’empresse de sourire et
d’ajouter :
— Shelly est une brasseuse-née.
Celle-ci est tout émoustillée par sa performance, mais plus encore par les
compliments de Kendall.
Elle a hâte de se mesurer aux filles de Little River, et en particulier à
Judy Weisberg, lors de la prochaine compétition.
Elle va voir ce qu’elle va voir, Judy.

— Je vous avais bien dit que je pouvais faire mieux, fanfaronne Shelly en
regagnant le vestiaire avec ses amies.
— En tant que capitaine, je suis hyper fière de toi, lui sourit Kendall.
Shelly a l’impression d’être en position de force, dans leur amitié :
comme si c’était Kendall qui l’admirait, et pas l’inverse.
Attina et Alana hochent la tête.
— Merci, répond Shelly.
— Pas de quoi, assure Kendall.
Elle rabat ses cheveux en arrière et se dirige vers les douches. Alana lui
emboîte le pas mais Attina reste en retrait, l’air embêté.
— Écoute, je ne devrais rien te dire, confie-t-elle à Shelly. Mais tu
devrais faire gaffe, avec Kendall. Elle veut que tu gagnes, c’est clair – mais
pas contre elle, tu vois ?
— Comment ça ? réplique Shelly en plissant le front.
— Kendall est la meilleure nageuse de Triton Bay. Tout le monde le sait.
Elle est la capitaine de l’équipe. Si tu bats encore ses temps, tu vas tout
détruire.
— Tout détruire ?
— Oui. Attends. Tu l’écrases à l’entraînement ? Dans sa spécialité ? Tu
pulvérises son record ? Et ensuite tu te pavanes comme si c’était toi la
capitaine ? Genre maintenant tu es meilleure brasseuse qu’elle ?
Shelly sent son ventre se nouer. Ses branchies s’évasent, elle craint le
pire.
— Ce n’est pas ce que je voulais, assure-t-elle. J’essayais juste de lui
faire plaisir. Et de faire ce que la coach attend de moi, ce qui est le mieux
pour l’équipe !
Attina fronce les sourcils et affirme :
— Disons que c’est un sujet sensible, donc… attention.
— Moi tout ce que je veux c’est gagner – aider l’équipe à remporter le
trophée. Pour que Kendall puisse organiser sa méga-fête.
— Tu es nouvelle, je me doute que tu ne comprends pas tout. Mais pour
Kendall c’est énorme, tout ça. Si tu la bats dans la prochaine course, elle ne
l’oubliera jamais. Crois-moi. Je te le dis parce que je suis ton amie.
Sur ce, Attina va se doucher, laissant Shelly en plan. Celle-ci n’a qu’une
envie : rentrer chez elle au plus vite, et pleurer. Mais elle se force à aller
prendre sa douche. Elle entre dans un box sans avoir retiré son maillot de
bain, et fait couler l’eau.
— À quoi ça sert d’être la meilleure nageuse, si Kendall doit me détester
ensuite ? marmonne-t-elle sous l’eau brûlante.
Les amies ne sont plus censées se réjouir des succès de leurs amies ?
s’interroge-t-elle.
Elle prend son flacon de shampooing. L’eau crépite sur sa peau. Elle
croyait que devenir la nageuse la plus rapide l’aiderait à conserver ses
amies… Et en plus, elle est désormais affublée de branchies. Elle regrette
presque d’avoir signé ce contrat avec Ursula.
Est-il trop tard pour tout annuler ?
Elle réentend soudain la sorcière déclarer : « Tu ne pourras pas revenir
en arrière ensuite. »
Comme un robot, elle verse du shampooing dans la paume de sa main –
sauf que c’est un liquide noir, épais et visqueux qui sort du flacon et
dégouline le long de son bras.
Shelly retient son souffle et lâche le flacon.
— Nom de…
L’espèce de vase coule toujours, noircit l’eau. Shelly songe à une marée
noire, dans l’océan. Elle regarde sa main souillée. Elle a beau la frotter sous
l’eau brûlante, la tache noire ne s’en va pas.
Et la voix de la sorcière des mers résonne dans sa tête : « Tu ne pourras
pas changer d’avis. »
Un gloussement immonde emplit les douches. « Tu voulais être la
nageuse la plus rapide ! »
Shelly s’enveloppe d’une serviette et sort de son box comme un boulet de
canon, croise Kendall et les jumelles déjà rhabillées. Elle s’efforce de
dissimuler sa main, en espérant que les filles ne remarquent pas la tache
noire.
— Un problème ? lui demande Kendall tout en se démêlant les cheveux.
— Du tout ! assure Shelly d’une voix plus aiguë qu’elle ne l’aurait
souhaité. Je… je vais être en retard pour le dîner !
Elle enfile son survêtement par-dessus son maillot et s’éclipse.
Le rire de la sorcière des mers la suit jusqu’au parking, où sa mère
l’attend dans sa voiture. Mais dès qu’elle monte à l’intérieur et claque la
portière, il s’arrête.
Qu’est-ce qui m’arrive ? Je perds la boule ?
Et qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ?
Shelly espère que le dîner lui permettra de se changer les idées.
Les emballages de plats à emporter jonchent la table de la cafétéria du
Triton Bay Aquarium. La salle est ornée de peintures murales représentant
des poissons, des tortues de mer, des dauphins, des récifs coralliens et autres
merveilles de la vie marine. Les fenêtres qui percent les murs du sol au
plafond donnent sur l’océan, où le soleil plonge à l’horizon. La nuit va
bientôt tomber. Shelly, Dawson et leur père ont prévu de se faire livrer des
plats chinois à l’aquarium.
Hélas, leur père a été retenu par une fuite dans un bassin et a oublié de
passer la commande. Shelly a donc pris les choses en main : elle a récupéré
le menu du restaurant et la carte de crédit de son père. Quand le livreur
arrive, la petite famille est morte de faim. Dawson commence même à
tambouriner des doigts sur la table. Shelly lui donne immédiatement le
carton de lo mein ainsi que des baguettes, bien que le garçon préfère encore
manger avec les doigts.
— Désolé pour le dîner, s’excuse leur père en attaquant son poulet aux
légumes.
— Pas grave, lui assure Shelly en se servant les crevettes kung pao, son
plat préféré.
— Le lo mein on dirait trop des spaghettis, commente Dawson en
ingurgitant bruyamment des nouilles. J’adore !
— Régale-toi, mon grand, fait le père.
Shelly enfourne deux crevettes mais elle manque aussitôt de vomir.
Dégoûtée, elle les recrache.
— Qu’y a-t-il, ma puce ? s’inquiète son père.
— Shelly va gerber ! s’esclaffe Dawson.
La jeune fille repousse son plat et se sert du riz nature. Son ventre
gargouille. Qu’est-ce qui m’arrive ? s’interroge-t-elle. Elle qui raffole
d’habitude des fruits de mer. Quelque chose lui dit que cette réaction aussi
est liée à son souhait.
En tout cas, ça ne l’étonnerait pas.
— Ça me fait vraiment plaisir qu’on soit réunis, les petits, déclare leur
père en levant les yeux de son plat. Honnêtement, la semaine, je me sens un
peu seul, même avec tous nos amis marins pour me tenir compagnie.
— Nous aussi tu nous manques, papa, avoue Shelly.
Elle essuie bien vite une larme et finit son riz.

Le repas terminé, pendant que son père retourne réparer le bassin qui fuit, et
que Dawson se défoule dans l’aire de jeu interactive, Shelly va se promener
dans le dédale des couloirs de l’aquarium. Elle a l’impression d’évoluer
dans un autre monde : sauvage, exaltant, inconnu et libre. C’est son petit
paradis sur terre… mais ce soir, ses problèmes lui gâchent le plaisir.
Shelly inspecte les couloirs, déserts et mal éclairés. Le Triton Bay
Aquarium est fermé, pourtant bon nombre d’employés et de dresseurs
travaillent encore : certains s’occupant du ménage, d’autres des animaux.
En général, la jeune fille aime mesurer le pH des bassins avec son père, ou
nourrir les dauphins, mais là elle a envie d’être seule.
Elle presse son front contre l’aquarium de Queenie.
— Si seulement tu pouvais me parler… souffle-t-elle.
Et la pieuvre paraît la comprendre, car elle s’approche de la paroi en
verre, ses huit tentacules ondulant dans l’étrange lumière qui filtre à travers
le bassin.
— Tu vois, j’ai des tas de problèmes, poursuit Shelly, apaisée par les
mouvements gracieux de Queenie. Mais je ne peux en parler à personne…
et cette solitude est atroce.
— Hé, Shelly, la forme ?
La voix fait sursauter l’adolescente, qui se détend très vite ensuite.
Ce n’est qu’Enrique.
— Hé, salut, lui répond-elle en s’efforçant de paraître zen alors qu’il
vient de la surprendre en train de parler à une pieuvre.
— Moi aussi j’aime leur parler, tu sais, lui confie le garçon avec un
sourire complice. (Il se met à observer Queenie, puis il ajoute :) Je pense
qu’ils nous comprennent. Ou alors je me fais des idées. Tu en penses quoi ?
Que peut-elle lui révéler, au juste… ? Qu’au fond de l’océan, certaines
formes de vie marine peuvent en effet comprendre les êtres humains ?
— Oui, moi aussi j’y crois, affirme-t-elle.
— C’est clair. (Enrique scrute l’écharpe de Shelly.) Je ne te vois plus trop
en ce moment.
— Ah, euh, les compètes de natation ont repris, c’est pour ça, explique-t-
elle. (Le sourire lui revient aussitôt, ses soucis oubliés.) Aujourd’hui j’ai
battu un record à l’entraînement.
— Cool, félicitations ! sourit Enrique. Ravi d’apprendre que tu as fait des
progrès depuis ton plongeon dans l’océan. Je blague, hein.
Leurs regards se croisent – Enrique soutient celui de Shelly. Celle-ci se
rappelle comment il l’a sauvée de la noyade. Mais sa main se porte de
nouveau à son écharpe. Elle ne peut pas prendre le risque qu’Enrique, ou
qui que ce soit, découvre ses branchies. Elle les sent bouger.
— Oui, euh, OK, bredouille-t-elle. Bon, ben, il faut que j’aille aider mon
père à colmater une fuite.
Et sur ce, elle prend la poudre d’escampette, laissant Enrique seul avec
Queenie.
Pourquoi est-elle toujours aussi mal à l’aise en présence de ce garçon ?
Elle l’aime bien, pourtant.
Hélas, elle trouve toujours le moyen de gâcher leurs rencontres.
Comme dirait Attina, elle finit toujours par agir de façon… hashtag
TropNaze.
Qu’est-ce qui va bien pouvoir lui arriver, encore ?

La fuite colmatée, Shelly, Dawson et leur père rentrent à l’appartement de


celui-ci pour regarder un dessin animé.
— Allez, c’est l’heure, tout le monde au lit, annonce plus tard leur père
en éteignant le téléviseur.
— Tu es le papa le plus génial de tout l’univers, lui sourit Dawson.
— Et toi le bonhomme le plus génial, réplique son père en lui ébouriffant
les cheveux. Et maintenant, va te brosser les dents. On a une grosse journée
qui nous attend, demain, à l’aquarium.
— Comme au bon vieux temps, lance Shelly depuis la cuisine.
Elle a toujours adoré ces week-ends en famille à l’aquarium. Leur
tradition à eux.
— Exact, comme au bon vieux temps, lui sourit son père.
Shelly s’engage dans le couloir quand elle se rappelle qu’elle est censée
dormir dans la même chambre que Dawson. Et que la nuit, celui-ci respire
uniquement par la bouche. Quand ils se sont brossé les dents, mis en
pyjama et glissés dans leurs lits respectifs, elle scrute le plafond.
— C’est super, non ? chuchote Dawson dans le noir. Ça fait trop soirée
pyjama !
Shelly tourne la tête vers lui et répond :
— Hum, mouais. Grave.
Elle se retient de justesse de rouler les yeux. Elle sait que les récents
changements ont dû être une épreuve pour son cadet.
— Ça te dit qu’on se raconte des histoires qui font peur ? propose-t-il,
tout foufou. Rex m’en a dit une qui parle de monstres des mers qui
s’appellent des sirènes et qui attirent les marins avec leurs jolies chansons
pour les dévorer !
— J’adore écouter tes histoires, mais ce soir je suis vannée, s’excuse
Shelly.
Et elle ne ment pas. Elle a du mal à garder les yeux ouverts. La journée a
été très longue. Et les précédentes aussi. Elle a hâte de passer un samedi
tranquille à l’aquarium.
— OK, accepte Dawson d’une voix triste. C’est bête que Bubulle ne soit
pas avec nous. Lui il restait toujours réveillé super tard. Jusqu’à ce que…
Jusqu’à ce qu’il parte vivre dans un océan meilleur, complète Shelly
dans sa tête. Elle s’en veut d’être désagréable. Mais elle ferme les yeux,
pressée de s’endormir.
Plic… ploc… plic…
Shelly se réveille en sursaut. Combien de temps a-t-elle dormi ? Elle
l’ignore. Il doit être minuit passé. Dawson ronfle près d’elle. Est-ce lui qui
l’a réveillée ?
Elle tend l’oreille.
Plic… ploc… plic… Le bruit n’est pas fort mais il lui tape sur les nerfs.
Elle se lève, traverse l’appartement au radar. Elle a vu juste : le robinet de
la cuisine goutte. Mais lorsqu’elle veut le fermer, le filet grossit. Et grossit
encore. Intriguée, Shelly tourne le robinet dans l’autre sens – l’eau coule
toujours. Elle allume la lumière, s’approche pour mieux voir. C’est alors
qu’un liquide noir jaillit du robinet.
Cela ne ressemble pas à de l’eau, d’ailleurs. Plutôt à… de l’encre de
calmar.
Comme celle qui est sortie de son flacon de shampooing, dans le
vestiaire.
Et ce liquide menace de déborder de l’évier.
C’est alors que des algues surgissent par la bonde et s’enroulent autour
du cou de Shelly. Elles serrent, attirent sa tête vers le liquide noir immonde.
Shelly se débat, tente d’arracher les plantes visqueuses. Elle voudrait
crier mais c’est tout juste si elle arrive à respirer. Et la voilà qui se retrouve
la tête sous l’eau. Dans une eau polluée sur laquelle flottent des détritus.
Elle tente de respirer par ses branchies mais des sacs plastique les lui
obstruent. Bientôt, elle voit des étoiles. Et une voix résonne dans ses
oreilles.
« Pauvre âme malheureuse ! N’oublie pas notre marché… ou gare à
toi ! »
Shelly pousse un cri dans l’eau noire.
Le père de Shelly allume toutes les lampes de la cuisine.
— Hé, qu’est-ce qui se passe ? Je t’ai entendue crier.
Il est en pyjama, les cheveux en pétard.
Shelly se tourne vers lui, en panique, et porte une main à son cou. Ses
branchies sont à découvert. Par chance, son père n’est pas bien réveillé, et il
ne remarque rien d’anormal. La jeune fille a failli se noyer dans l’évier mais
celui-ci est bizarrement vide à présent : sans une goutte d’encre noire ni
l’ombre d’un détritus.
— Je, euh… j’ai dû faire du somnambulisme, bredouille-t-elle.
— Tu te sens bien ? s’inquiète son père.
— Non. Euh, je veux dire, oui. Tout va bien, oui.
Shelly s’efforce de calmer sa respiration. Son père va remplir un verre au
robinet, elle se fige, glacée d’horreur.
Mais l’eau qui sort est claire.
Elle pousse un soupir de soulagement quand son père avale la première
gorgée. Après quoi il observe son verre à la lumière de la lampe et sourit :
— Je ne comprends pas les gens qui achètent des filtres. L’eau du robinet
est pure – et elle a très bon goût.
Shelly lui rend son sourire puis se frotte les yeux et déclare :
— Exact. Bon, ben, je retourne me coucher, moi.

Shelly ne ferme pas l’œil de la nuit. Elle guette le plic, ploc, plic du robinet
de la cuisine. Elle repense aux algues qui lui ont plongé la tête dans l’eau
polluée. Lorsque enfin le matin arrive, Shelly rejette ses couvertures, se
passe les mains dans les cheveux et… a une drôle de sensation. Ses cheveux
s’accrochent entre ses doigts. Elle retire ses mains et les observe. Sa
mâchoire se décroche. Non. Ce n’est pas possible.
Elle a les mains palmées.
En panique, Shelly regarde ses pieds.
Palmés, eux aussi.
Une bande de peau fine et translucide s’étire entre ses doigts, entre ses
orteils. Terrorisée, Shelly attend que Dawson se lève et sorte de la chambre,
après quoi elle fonce fouiller le placard de son père. Elle y trouve une
vieille paire de gants de travail. De quoi dissimuler ses difformités, comme
avec l’écharpe. Shelly sait que l’ensemble lui donne une allure ridicule,
mais heureusement ses parents et son frère ne la jugent jamais sur ses goûts
vestimentaires.
— C’est la nouvelle mode ? glousse son père lorsqu’elle entre dans la
cuisine. Au lycée, j’ai eu ma période grunge : je portais les chaussures de
chantier et les chemises de bûcheron de mon père.
Et il donne à sa fille une tape dans le dos. Shelly craint que son écharpe
glisse et révèle ses branchies.
— Ravi de voir que mes vieux gants sont encore utiles, ajoute le père
avec un clin d’œil.

Une fois n’est pas coutume, Shelly trouve le Triton Bay Aquarium sinistre.
Autant que la nuit blanche qu’elle vient de passer.
Au lieu de bavarder avec les employés, ou d’aider à nourrir les dauphins,
les requins et ses autres animaux préférés, elle veut se cacher. Les tunnels
situés sous le grand bassin lui paraissent parfaits. Elle s’engage dans un
couloir obscur. L’endroit n’est éclairé que par la lumière étrange qui filtre à
travers l’eau et projette des ombres surnaturelles. Poissons et autres
animaux marins fusent devant les hublots. Les mots Miss Poisson lui
reviennent en mémoire. Elle s’efforce de les chasser.
— Ils ont peut-être raison, finit-elle par murmurer à son reflet dans un
hublot. Ma place est ici.
Elle presse son front contre la vitre. Elle se sent seule et incomprise. Tous
les poissons qui passent devant elle lui rappellent ce qu’elle est en train de
vivre. Son regard se fixe sur la maquette du bateau pirate englouti et sur le
trident. Ce dernier est rouillé, couvert de bernacles, mais en dessous Shelly
repère un éclat doré.
Elle plisse les yeux pour mieux voir.
L’éclat revient.
Un flash. Doré.
Puis brusquement un tentacule heurte la vitre du hublot.
Shelly sursaute.
Ce n’est que Queenie. Cette fois au moins, Shelly sait qu’elle ne perd pas
la tête. Queenie n’est pas le fruit de son imagination. La sorcière des mers,
elle… non, ce ne peut pas être un personnage réel. Et pourtant, comment
expliquer que Shelly ait des branchies et les doigts et les orteils palmés ?
Elle frissonne. La pieuvre passe devant le hublot comme pour la saluer. Ses
longs tentacules ondulent.
— Coucou, Queenie, fait Shelly. (Au point où elle en est, cette pieuvre
est pratiquement sa meilleure amie.) Tu comprends ce qui m’arrive ?
La créature marine semble s’agiter comme pour signifier « non ».
Mais Shelly sait que ce n’est qu’un effet d’optique provoqué par l’eau.
— Moi non plus, souffle-t-elle. Ce n’est pas ce que je voulais… Enfin,
pas vraiment.
Après s’être assurée qu’elle est seule dans le passage, elle ôte lentement
un gant et étudie sa main. Ses doigts sont toujours palmés. Quand elle
touche ces nouvelles bandes de peau, elle a l’impression de toucher une
partie de son corps. Elle les pince – ça lui fait mal. Les larmes lui montent.
Dans la pénombre du couloir, elle s’effondre contre l’aquarium et replie ses
jambes contre sa poitrine. Sans remarquer la personne qui l’observe.
Une personne qui a entendu tout ce qu’elle a dit.
— Hé, Shelly, tu te sens mal ?
Enrique.
Shelly renfile son gant puis se lève et se tourne vers lui. La honte et la
peur se disputent dans son ventre.
— Tu es là depuis quand ? questionne-t-elle.
— Pas longtemps, affirme le garçon. Juste assez pour voir que tu ne vas
pas fort.
— Non, je vais bien. Je suis juste un peu fatiguée.
Enrique fronce les sourcils, manifestement inquiet. Shelly sait qu’elle a
l’air ridicule avec ses gants de travail. Elle voudrait bien se confier mais le
risque est trop grand. Personne ne doit découvrir ses « petits
changements ».
— Il faut que j’y aille, conclut Shelly.
Et elle s’éclipse, abandonnant Enrique.
Shelly passe une serviette autour de son cou et fourre ses mains sous ses
bras.
Puis elle sort du vestiaire et fonce au bassin pour la grande compétition.
Personne ne doit apercevoir ses attributs de poisson. Kendall lui adresse un
regard interloqué mais ne dit rien. Elle est concentrée sur sa course. La
revanche contre Little River. Shelly va affronter Judy Weisberg dans le cent
mètres nage libre. Avec comme objectif ultime le trophée régional de
Bayside. Mais pour l’instant, elle peut encore se détendre. La première
course est pour Kendall : la brasse. Judy y participe aussi, et Shelly compte
bien encourager sa capitaine. Elle s’apprête à s’asseoir sur le banc, quand
Coach Greeley l’interpelle :
— Shelly, en piste !
Elle indique le plot du milieu.
La jeune fille sent son ventre se nouer.
— Mais je ne suis pas brasseuse, se défend-elle.
— Après ta performance de folie d’hier, si !
Shelly se tourne vers Kendall, qui affiche une mine plus noire que noire.
— Ah, euh, d’accord, cède Shelly.
Et elle monte sur le plot.
Elle va devoir faire en sorte de battre Judy mais sans vexer Kendall.
OK. C’est jouable. Il lui suffit de ne jamais perdre de vue ses deux
concurrentes pendant la course. Par chance, sa ligne d’eau est située entre
les leurs.
Sa stratégie en tête, Shelly inspire profondément et se tourne vers Judy
Weisberg.
— Bonne chance, Miss Poisson, lui lance celle-ci. Tu vas en avoir
besoin.
— Cette fois tu ne me battras pas, lui réplique Shelly sans retirer sa
serviette.
La sonnerie retentit.
Shelly rejette sa serviette et plonge. Elle fend l’eau plus vite que jamais ;
ses branchies lui apportent tout l’oxygène dont elle a besoin ; ses mains et
ses pieds palmés la propulsent à une allure folle.
Une allure un peu trop folle, pour tout dire.
Shelly voudrait ralentir mais ça lui est impossible. Elle a beau faire, elle
accélère et accélère encore. Comme si son corps ne lui obéissait plus. Elle
se met à paniquer.
Qu’est-ce qui l’empêche de ralentir ? Avec horreur, Shelly comprend.
Elle a souhaité devenir la nageuse la plus rapide. Et la sorcière des mers a
exaucé son vœu. Elle est désormais incapable de nager lentement. Quoi
qu’elle fasse, elle sera toujours la plus rapide. À tout jamais.
Après la première bascule, elle a déjà plusieurs brassées d’avance sur
Judy et les autres. Après la deuxième, elle a une longueur de bassin
d’avance. Elle nage plus vite qu’aucun être humain n’en a jamais été
capable. Arrivée au terme de la course, ses concurrentes loin derrière elle,
Shelly tape contre le bord du bassin et s’immobilise.
Je peux donc arrêter de nager, constate-t-elle avec soulagement. Elle
consulte le panneau d’affichage et ouvre de grands yeux – de joie et
d’horreur. Elle vient d’établir un nouveau record, et elle a atteint son double
objectif de battre Judy et de terminer première, mais… ce n’est pas comme
ça qu’elle voulait gagner. Elle se rappelle les paroles d’Attina. Kendall va
être furieuse qu’elle ait pulvérisé son record en compétition officielle.
Alors, laissant les spectateurs incrédules scruter le panneau d’affichage, elle
sort de l’eau et passe sa serviette sur ses épaules. Le moral à zéro, comme si
elle avait perdu. Elle va s’asseoir sur le banc, d’où elle regarde les autres
nageuses terminer la course.
Coach Greeley accourt vers elle.
— Excellent, Shelly ! s’exclame-t-elle. Nouveau record de l’école ! Et
officiel, cette fois ! Tu as même battu celui réalisé à l’entraînement. Ça me
laisse sans voix ! Sans voix !
— Merci, répond Shelly, toute penaude.
Laissant la coach prendre des notes sur ses fiches, elle se tourne vers ses
coéquipières. Celles-ci sont ressorties de l’eau et se précipitent vers elle,
aussi euphoriques que les spectateurs. Shelly note au passage que ses
parents ne sont pas dans les gradins.
Et que Kendall ne jubile pas. Au contraire.
Leurs regards se croisent. Celui de Kendall est dur et noir. Alana et
Attina ont elles aussi la mine lugubre. Elles savent que Shelly a battu le
record de Kendall. Et que cette fois, comme l’a observé la coach, c’est
officiel.
La coach, justement, lui donne une bonne tape dans le dos avant de
lancer au reste de l’équipe :
— J’ai l’impression qu’on a une nouvelle championne à Triton Bay !
Kendall bout de rage. Shelly en a des sueurs froides. Quand elle a
formulé son souhait à Ursula, c’était uniquement pour ne pas perdre ses
nouvelles amies. Hélas, Kendall la déteste. Et les jumelles ne vont pas
tarder à l’imiter.
— Shelly, mais où vas-tu ? l’interpelle Coach Greeley.
La jeune fille se réfugie dans le vestiaire, en larmes. Elle veut se changer
en vitesse, avant que ses coéquipières ne la rejoignent. Elle doit enfiler ses
gants et passer son écharpe. Personne ne doit la voir sans son déguisement –
personne.
Shelly enfile un premier gant mais, dans sa précipitation, elle fait tomber
le second. Elle se penche pour le ramasser, lorsqu’un pied se pose dessus.
Elle lève les yeux. Kendall observe sa main nue, ses doigts palmés.
Une grimace de dégoût aux lèvres, elle crache :
— C’est quoi, ça ? Tu as triché ?
Shelly arrache le gant de sous le pied de la capitaine et l’enfile.
— Non, se récrie-t-elle. Pas du tout !
Kendall plisse les yeux et enchaîne :
— Je te trouve bizarre, là. En plus, comment as-tu osé t’engager dans ma
course ?
— Hein ? Je croyais que tu voulais qu’on gagne. Qu’on batte Little River.
Eh bien j’ai gagné. On a gagné ! Peu importe qui termine première, du
moment qu’on remporte le trophée, non ?
— Le trophée, on s’en fiche. Toi tu as juste voulu frimer. Et les
frimeuses, elles n’ont pas d’amies… Les tricheuses non plus !
Ces mots dits, elle sort du vestiaire comme une furie.
Shelly a l’impression qu’une méduse vient de la piquer en plein cœur.

Shelly reste cachée dans les douches jusqu’à ce que toutes les filles soient
parties, après quoi elle regagne le vestiaire en titubant. Lorsqu’elle ouvre
son casier pour en retirer son sac de sport, elle sent le coquillage qu’elle y a
laissé. Le nautile qui a tout déclenché. Les mots Miss Poisson résonnent
toujours dans son crâne.
Son corps se transforme en poisson. Le phénomène va-t-il s’inverser un
jour ?
Shelly sort la coquille de son sac et l’observe. Puis, sur un coup de tête,
elle la jette à la poubelle. Il lui semble qu’un poids vient de lui être ôté des
épaules. Bon débarras, se dit-elle. Et elle retourne au bassin. Le visage
dégoûté de Kendall ne quitte pas son esprit. Elle le revoit comme si elle
l’avait en face d’elle. Sa mère doit l’attendre sur le parking, à cette heure. Il
fait sombre autour du bassin, l’éclairage est éteint. Seules brillent encore les
lumières immergées, qui projettent des ombres ondulantes et étranges sur
les murs. Shelly longe le bassin.
Soudain, du coin de l’œil, elle voit une forme obscure fuser dans l’eau.
Le mouvement crée une vague qui traverse la longueur du bassin. Shelly se
fige. Son cœur cogne fort.
— Ohé… fait-elle en scrutant l’eau. Il y a quelqu’un ?
C’est alors qu’elle la revoit. Il y a bien une chose dans le bassin.
Shelly se penche sur l’eau bleu-vert.
Des yeux brillants la fixent. Elle recule en titubant puis prend ses jambes
à son cou.
Hélas, un gros tentacule noir jaillit du bassin et la saisit par la cheville.
— Non ! Lâchez-moi ! crie-t-elle en fichant ses ongles dans le tentacule
pour tenter de s’en libérer.
Mais le membre l’entraîne vers le bassin, où les yeux brillants et l’ombre
inquiétante l’attendent. Shelly se rapproche de l’eau malgré les efforts
qu’elle déploie pour résister. Un ricanement résonne alors dans la salle. La
sorcière des mers.
— Stop ! réclame Shelly tout en continuant de lutter contre le tentacule.
Mais ce dernier ne relâche pas la pression, et l’attire toujours. Les yeux
observent la fille sans battre des paupières. Shelly ne va plus tarder à
basculer dans l’eau.
— Tu as oublié notre marché ! ricane Ursula. Tu me dois une faveur !
— J’annule tout ! s’époumone Shelly alors que le tentacule lui enserre
davantage encore la cheville. Je ne pensais pas ce que j’ai souhaité !
— Impossible, ma chérie ! Viens dans mon repaire… ou gare à toi !
Shelly se débat toujours, pilonne le tentacule, qui finit par lâcher prise et
regagner le bassin. Elle en profite pour fuir à toutes jambes. La sorcière des
mers ne pourra pas la suivre sur la terre ferme – n’est-ce pas ? Je rêve, se
dit Shelly. C’est la seule explication possible. Rien de tout ça n’est réel.
Néanmoins, une fois sur le parking, elle inspecte sa cheville. Et avise des
rougeurs là où les ventouses du tentacule l’ont agrippée. Elle se frotte
délicatement, en grimaçant.
Puis elle monte à l’arrière du monospace de sa mère, encore tout
engourdie par ce qu’elle vient de vivre. Sa cheville l’élance. Sa meilleure
amie la prend pour un monstre. Et le pire, c’est que… Kendall a raison. Elle
est bien un monstre. Et une tricheuse. Elle ne mérite pas le record qu’elle
vient d’établir. Ni d’avoir des amies. Et tandis que le véhicule quitte le
parking, Shelly se met à contempler l’océan.
Une pensée l’obsède. Elle doit trouver le moyen d’arrêter toute cette
folie, une bonne fois pour toutes. Elle pressent que la reine des mers ne va
pas abandonner comme ça. Shelly a réussi à lui échapper – mais elle aura
peut-être moins de chance la prochaine fois.
Shelly retourne à la piscine à vélo dans la soirée. Elle panique. Les
ricanements de la sorcière des mers résonnent toujours dans sa tête.
« Tu as oublié notre marché ! Tu me dois une faveur ! »
Shelly doit mettre un terme au petit jeu de cette créature. Pour cela, elle
doit retrouver le nautile et s’en servir pour se rendre dans le repaire de la
sorcière. Là, elle découvrira ce qu’Ursula attend d’elle.
Shelly redouble d’efforts. Une brise vive la fait frissonner lorsqu’elle
accroche son vélo au râtelier puis se dirige vers la piscine de l’école. Hélas,
elle trouve la porte fermée. Elle aurait dû s’y attendre, vu l’heure.
La jeune fille fait le tour du bâtiment jusqu’à atteindre la fenêtre du
vestiaire des filles. Elle s’y hisse, l’ouvre et se glisse à l’intérieur. Aussitôt
après, elle court fouiller la poubelle dans laquelle elle a jeté la coquille…
mais la trouve vide !
— Quelle idiote, marmonne-t-elle entre ses dents.
Puisque l’agent d’entretien a vidé les poubelles, Shelly doit aller
inspecter la benne dehors. Elle ressort par la même fenêtre, la referme, puis
va trouver la benne à ordures. La puanteur lui agresse les narines sitôt
qu’elle soulève le couvercle. Elle se pince le nez et farfouille les détritus
jusqu’à ce qu’elle repère une faible lueur.
La coquille ? Shelly se penche un peu plus, manque de basculer dans les
ordures et finit par sentir sous ses doigts les contours du nautile. Au même
instant, la sensation terrifiante l’envahit – sensation d’être aspirée par
l’océan, entraînée vers le repaire d’Ursula. Dès qu’elle y est arrivée, elle
presse son visage contre la paroi de la boule de cristal.
— Tu en as mis, du temps, dis-moi, roucoule Ursula.
— Je veux annuler mon souhait ! s’écrie Shelly. Je ne veux plus être la
nageuse la plus rapide ! Je ne veux plus de branchies ni de palmes nulle
part !
Elle jette le nautile de toutes ses forces. Comme par magie, la coquille
franchit la paroi en verre puis repart en sens inverse, rentre dans la boule de
cristal – avec un compagnon.
Le gobelet en plastique et les deux pailles que Shelly a jetés à la mer !
La jeune fille observe ces déchets. Que signifie tout ce cirque ? Elle les a
jetés dans le Pacifique, et voilà qu’ils lui reviennent ? Elle s’assoit et se met
à sangloter.
— Je m’en veux d’avoir signé. Si seulement je pouvais revenir en
arrière…
Un gloussement résonne dans les ténèbres.
— Impossible, ma chérie ! Tu as signé le contrat !
L’ombre d’un corps gigantesque doté de tentacules flotte devant la boule
de cristal.
— Mais je ne voulais pas que ça se passe comme ça, se défend Shelly, le
ventre noué. Je vous en supplie, arrêtez tout. Je me transforme en poisson !
— Et comment croyais-tu devenir la nageuse la plus rapide, allons ?
ricane Ursula.
— Par pitié, faites que ça cesse. Je ferai tout ce que vous voudrez !
— Tout ce que je voudrai, ma chérie ?
— Oui, je le jure. Tout !
— Pauvre âme malheureuse… souffle Ursula. Tu ne pouvais pas mieux
tomber.
Shelly reprend espoir.
— Dites-moi ce que j’ai à faire, embraie-t-elle, et je le ferai.
— Dans ce cas, dit la sorcière, je veux que tu m’apportes le trident qui se
trouve dans l’aquarium que possède ta famille.
— Le vieux trident ? veut clarifier Shelly. Celui du grand bassin ?
M’enfin, c’est un faux, une bricole pour amuser les touristes. Je ne vois pas
en quoi il peut vous intéresser.
— J’ai l’impression que tu n’as pas envie de m’aider… soupire Ursula.
— Non, ce n’est pas ce que je voulais dire ! Je vais vous l’apporter, bien
sûr. Mais je m’étonne que vous le vouliez. Ou que vous ne puissiez pas le
récupérer par vous-même. Avec tous vos pouvoirs… Pourquoi faire appel à
moi ? Moi je… je ne suis personne.
— Au contraire, s’exaspère Ursula, tu es la personne tout indiquée. Tu
connais le système de sécurité du complexe.
— Et qu’est-ce qui vous fait dire que je réussirai ?
— Vous avez confiance en Shelly, pas vrai, mes belles ? demande Ursula.
Aussitôt, deux murènes passent devant la boule de cristal. Chacune a sur
le front un œil jaune brillant – comme ceux que Shelly a vus dans l’océan !
La jeune fille a un mauvais pressentiment.
— Je ne vois toujours pas en quoi ce trident peut vous intéresser, insiste-
t-elle.
— Cela ne te regarde en rien, réplique la sorcière. Ta mission consiste
simplement à le faire sortir de cet aquarium. Ta vie reprendra ensuite son
cours normal. Adieu les branchies. Adieu les palmes. Et maintenant, ma
chérie, plus de questions. Tu n’auras pas de seconde chance. Si tu échoues,
tu te transformeras en poisson… pour toujours !
— Je n’échouerai pas ! s’étrangle Shelly. Promettez-moi que vous
annulerez mon souhait, et je vous apporte le trident.
— Tu as quarante-huit heures, ma chérie, annonce la sorcière des mers
de sa voix grave. Passé ce délai, il sera trop tard pour annuler ton souhait.
Ses effets deviendront permanents. M’as-tu comprise ?
Shelly est abattue à l’idée de commettre un vol dans le grand aquarium
de ses parents mais… elle n’a pas le choix.
— Oui, j’ai compris, répond-elle. Je vais récupérer le trident et vous
l’apporter.
Un gloussement grave émane des ténèbres.
— Ne me déçois pas… ou gare à toi !
— Q u’a-t-il de si important, ce trident ? s’interroge Shelly.
Elle scrute l’objet à travers la paroi épaisse de l’aquarium, au milieu des
touristes qui s’extasient. Il faut dire qu’un requin passe juste devant les
premiers rangs – effet garanti !
Shelly, elle, reste de marbre. Ce squale est inoffensif ; il fait peur à voir,
ça s’arrête là.
Et puis, elle a d’autres chats à fouetter.
Elle ne quitte pas des yeux le trident, s’efforce d’analyser tout ce que la
sorcière lui a dit. Le trident est rouillé et couvert de bernacles. Ses piques
pointent vers le plafond. Derrière lui, un coffre au trésor déborde de fausses
pierres précieuses et pièces d’or. Du moins, Shelly pense qu’elles sont
fausses. C’est alors qu’elle se rappelle… L’autre jour… L’éclat doré qu’a
émis le trident. Elle a cru à une illusion d’optique. Et si elle s’était
trompée ?
Une épave de bateau pirate domine la scène. Le jour qui filtre à travers
l’eau éclaire les moindres détails. Le trident a vraiment tout d’un bout de fer
rouillé. Mais la jeune fille repère un nouvel éclat doré quand la lumière se
modifie. Non, elle n’a pas la berlue.
Le trident est peut-être magique. Si oui, que compte en faire la sorcière ?
Et comment a-t-il atterri entre les mains des parents de Shelly, à la base ?
Sur ce, Enrique apparaît derrière elle. Son seau de poissons à la main, il
part nourrir les dauphins.
Sitôt qu’il aperçoit Shelly, il s’inquiète :
— Qu’est-ce qui t’arrive ? On dirait que tu as vu un fantôme.
Shelly se mord la lèvre. Elle ne peut pas lui révéler la vérité… si ? Il
croira qu’elle se fait des idées. Il risque même de se moquer d’elle.
— C’est bon, dis-moi, insiste Enrique avec un sourire espiègle. Je sais
garder un secret, promis-juré. Les dauphins me racontent tous leurs
cancans, et je n’ai jamais rien répété.
— Les dauphins cancanent ? ne peut s’empêcher de sourire Shelly.
— Carrément, pire que les dames du club de lecture de mon père. (Une
pause.) Bon, écoute, je te vois tout le temps à l’aquarium. Et depuis
quelques jours tu… tu es différente.
— Différente ? sursaute Shelly. (Elle craint qu’il ait tout découvert.)
Comment ça ?
— Nerveuse. Renfermée. Tu m’évites en permanence. Avant, tu n’avais
peur de rien. C’est ce que j’aimais le plus chez toi. Mais là, j’ai l’impression
qu’il s’est passé un truc. Depuis la fois où je t’ai sauvée de la noyade.
Shelly hésite. Enrique a vu juste : tout a commencé le jour où elle a jeté
son gobelet débile à la mer, et où cette vague immense l’a ensuite emportée.
Doit-elle lui faire confiance ? Un détail l’en empêche : le visage dégoûté de
Kendall quand elle a aperçu sa main palmée.
— Je ne vois pas ce que ça peut te faire, lui renvoie-t-elle. Ce ne sont pas
tes affaires.
— Entre geeks, il faut bien qu’on se serre les coudes, sourit le garçon.
— Prouve-moi que tu es un geek. Comment s’appelle ce poisson ?
Shelly montre un spécimen orange orné de trois bandes blanches.
— Un poisson-clown, répond du tac au tac Enrique.
— Correct. Et quelles sont ses caractéristiques ?
— Le poisson-clown entretient une relation dite symbiotique avec
l’anémone de mer. Les tentacules de l’anémone sont toxiques, mais pas
pour lui. Au contraire, elles le protègent des prédateurs.
Shelly glousse. Enrique est bien un geek, comme elle. L’espace d’un
instant, ses soucis s’envolent, mais ils reviennent aussi vite qu’une murène
en furie. La jeune fille jette un coup d’œil circulaire, puis baisse la voix.
— Bon, déclare-t-elle, c’est vrai. Il est arrivé un truc… Mais tu dois me
promettre de ne pas me prendre pour une folle.
— Croix de bois, croix de fer.
— Et on ne peut pas en parler ici. Il faudrait un endroit plus discret.
Enrique soulève son seau et conclut :
— Je sais où. Suis-moi.

Shelly et Enrique sortent sur la terrasse du Triton Bay Aquarium, celle qui
donne sur l’océan. Les vagues roulent au loin, sous une masse de nuages
qui s’amoncèlent. Apparemment, une tempête se prépare sur le Pacifique.
Le vent froid du large ébouriffe les cheveux des deux adolescents et les
asperge d’embruns – une odeur dont Shelly raffole mais qui lui rappelle
trop un personnage maléfique.
Au lieu de rester au milieu des touristes, Enrique entraîne son amie
derrière le bassin des dauphins, dans les coulisses réservées aux dresseurs.
Le garçon jette une poignée de poissons aux dauphins, qui s’attroupent
devant lui. Enrique tapote Mermy sur la tête.
— Tout beau, le complimente-t-il.
Mermy glapit puis saisit un poisson au vol.
— Il est superbe, oui, confirme Shelly en oubliant un instant ses ennuis.
Les dauphins lui font cet effet-là. Et elle ne l’admettrait pour rien au
monde mais… Enrique aussi. Shelly se rappelle encore la naissance de
Mermy, au printemps dernier. Une naissance en captivité, c’est un grand
événement.
— Tu te rappelles la fois où il a chipé la casquette de mon frère ?
demande Enrique à Shelly en jetant un nouveau poisson.
Elle glousse et répond :
— J’en ai entendu parler, oui. Il la lui a carrément arrachée de la tête pour
ensuite parader avec dans tout le bassin.
— Exact. Miguel n’a pas trop apprécié, tu peux me croire. Elle était quasi
neuve.
— Les risques du métier, sourit Shelly en regardant les dauphins
déjeuner. Tu sais, je me demande parfois s’ils ne sont pas plus intelligents
que nous. Plus sensibles, ça c’est sûr. (Elle tapote le flanc de Mermy.) Ça se
voit à leurs yeux.
En réaction, le dauphin émet un bruit à mi-chemin entre le ronronnement
et le glapissement.
Enrique tourne la tête vers Shelly. Leurs regards se croisent.
— C’est marrant que tu dises ça, confie le garçon avec un sourire de
travers. Je pensais être le seul à l’avoir remarqué.
Quand Enrique a fini de nourrir les dauphins, Shelly l’entraîne sur la
passerelle qui surplombe les bassins, où ils s’assoient les jambes dans le
vide. Elle observe les gants qui dissimulent ses mains palmées. Elle a
toujours son écharpe autour du cou.
— Hé, fait Enrique, ça ne peut pas être aussi grave que ça…
— Tu n’as pas idée, soupire Shelly.
— Je t’écoute. Je ne te jugerai pas, promis. C’est par rapport à tes
parents ?
Shelly fait non de la tête.
— Tu vas me traiter de geek ou de Miss Poisson, comme les autres… se
désole-t-elle.
— J’aime bien les geeks. Surtout ceux qui se passionnent pour la biologie
marine.
Shelly hésite encore.
Puis elle se tourne vers Enrique. Son regard doux, ses fossettes aux joues.
Il n’est pas comme les autres. Et elle non plus. Shelly se sent bien, avec lui.
Elle se dit qu’il va peut-être la comprendre…
Le ventre noué d’angoisse, elle se force à tout déballer :
— Bon, alors voilà. J’ai vu quelque chose, tu as raison, mais ce n’était
pas un fantôme.
— Tu me rassures…
— Non, c’était une sorcière. Et pas n’importe laquelle. Une sorcière des
mers.
Shelly guette le moment où Enrique va éclater de rire, la traiter de folle
ou se moquer d’elle. Leurs regards se rivent l’un sur l’autre.
— Une vraie ? relance le garçon. Et elle t’a accordé un souhait ?
— Hein ? manque s’étrangler Shelly. Tu es au courant ?
— Ne me dis pas que tu n’as jamais lu les vieux contes de fées…
— Quels contes de fées ?
— Quand j’étais petit, mon grand-père nous racontait des histoires pas
croyables pour nous endormir. Il était pêcheur.
— Des histoires de sorcières des mers ?
— Entre autres, oui. Mais pour moi c’étaient des inventions.
— Elle existe pour de vrai, frémit Shelly. Et je confirme, elle m’a accordé
un souhait. Tu vas me trouver débile, mais je voulais devenir la nageuse la
plus rapide.
— Le jour où tu es tombée à la mer… veut clarifier Enrique. C’est là que
ça s’est produit ?
Shelly hoche la tête. Elle inspire à fond pour se calmer, puis elle retire
l’écharpe qui dissimule ses branchies.
Le garçon semble fasciné. Il étudie son cou, regarde ses branchies
s’écarter et se refermer. Il reste un long moment sans rien dire. Shelly
commence à regretter sa décision.
Quand enfin Enrique reprend la parole, il tente de plaisanter :
— Un peu hardcore, ton nouveau piercing…
Shelly roule les yeux. Enrique enchaîne :
— C’est bien ce que je crois ?
— Des branchies, oui, affirme-t-elle.
— Et euh… tu respires avec, et tout ?
— Je peux respirer sous l’eau maintenant, en effet. Quand je nage, je sors
quand même la tête, mais ça ne m’est plus indispensable pour respirer.
— Le truc de malade ! Shelly, tu possèdes un superpouvoir… La classe !
— Mouais, on peut le voir comme ça. Mais attends, il y a autre chose.
Elle retire ses gants, puis se déchausse et ôte ses chaussettes. Elle écarte
ses doigts et ses orteils pour montrer à son ami ses palmes.
Enrique ouvre des yeux comme des soucoupes.
— Purée, c’est pas une blague.
Un petit sourire espiègle, et il prend ensuite Shelly par surprise en… se
jetant à la mer.
Shelly court voir si son ami remonte à la surface. Elle ne l’aperçoit nulle
part. Mais tout à coup, il surgit au milieu des flots et s’écrie :
— J’adore la nature ! Allez, Superpoisson, montre-moi ce que tu sais
faire !
Shelly plonge dans le bassin aux dauphins, elle reste un long moment
immergée puis refait surface derrière Enrique en s’écriant :
— Bouh !
Le garçon sursaute puis sourit.
— Shelly, c’est hallucinant…
— Du coup, tu… tu ne me trouves pas dégoûtante ?
— Bon, pour être honnête, ça me fait un peu bizarre. On ne rencontre pas
une créature mi-ado mi-poisson tous les jours, hein ? Mais dégoûtante,
non ! Carrément pas, même.
— Tu es sérieux ?
— Absolument. Je n’ai jamais rien vu d’aussi cool.
— Hmpf… Pour moi c’est plutôt un cauchemar.
— Un cauchemar ? Attends, tu respires sous l’eau ! Et tu nages hyper
vite, aussi, je parie.
— C’est clair. J’ai défoncé les autres nageuses, à ma dernière compète.
J’ai même pulvérisé le record officiel.
— Trop forte.
Shelly hoche la tête. Elle apprécie son triomphe à sa juste valeur pour la
première fois.
— Mais j’imagine qu’il y a un hic, la relance Enrique.
— Ce serait trop long à expliquer. En résumé, si je n’aide pas la sorcière
des mers à s’emparer du trident, je me transformerai en poisson pour
toujours.
Enrique reste bête cinq secondes. Puis il reprend la parole.
— Attends voir… Pourquoi le trident ? À quoi pourrait-il bien lui servir ?
Écoute, je crois que tu ferais mieux de tout me raconter. Depuis le début.
Sans rien omettre.
Les deux adolescents se dirigent vers la plage, qu’ils empruntent pour
retourner au Triton Bay Aquarium. Et Shelly en profite pour tout dévoiler :
le gobelet jeté à la mer ; le nautile et le cauchemar ; le souhait, le contrat
signé, les branchies.
— Quelle histoire, dis donc… commente ensuite Enrique.
— Tu ne me crois pas, devine Shelly.
— Oh que si. En plus, c’est trop loufoque pour que tu l’aies inventé. Et je
te rappelle que j’ai déjà entendu parler de la sorcière des mers…
— Eh, si ça se trouve, tes vieilles histoires vont nous être utiles ?
— Exact. Je repense à un vieux mythe dont nous parlait mon grand-père.
La sorcière hantait des marins égarés dans une tempête…
— Mais encore…
Enrique va peut-être trouver une solution qui évitera à Shelly de voler le
trident.
Malheureusement, il secoue la tête et avoue :
— C’était il y a très longtemps. Désolé mais je ne me souviens presque
de rien.
— OK… dit Shelly, dépitée. Merci quand même.
— Attends, j’ai une idée. La bibliothèque de l’université possède des
archives sur Triton Bay. De vieux livres, des documents originaux. Mon
frère m’en a parlé. On pourrait aller effectuer des recherches ?
— Une idée 100 % geek, ça, sourit Shelly. Et assez géniale, je dois dire.
— Grave, approuve Enrique en levant les pouces.
— Qui sait, on y apprendra peut-être des choses sur la sorcière des mers
– elle a dit qu’elle s’appelait Ursula.
— Et on trouvera peut-être le moyen d’enrayer ta métamorphose. Enfin,
euh… j’adore les poissons, hein, mais je te préfère en être humain…
À cet instant précis, le vent forcit. La foudre frappe l’océan – une lumière
émeraude vive. Une lumière surnaturelle. Shelly guette le grondement du
tonnerre qui accompagne toujours la foudre. Au lieu de ça, c’est un
gloussement qui monte des vagues. Un rire de plus en plus sonore.
— Tu as entendu ? s’étouffe Enrique. Qu’est-ce que c’était ?
Une boule dans la gorge, Shelly parvient à répondre :
— La sorcière des mers. Je parie qu’elle nous épiait.
Les deux ados s’éloignent du rivage. Le rire s’estompe.
— Nous devons agir, décide Enrique malgré la peur qui se lit sur ses
traits.
— Oui, confirme Shelly, les mains tremblantes. Et surtout, agir vite.
— T u as ce qu’il faut ? demande Shelly à Enrique.
Le garçon vient de la rejoindre au niveau du râtelier à vélos du Triton Bay
Aquarium, le lendemain matin.
Shelly stresse comme jamais : au réveil, elle a constaté que sa peau a pris
un éclat verdâtre. Pire : des écailles se forment sur ses bras. Elle les
dissimule sous un sweat-shirt dans les manches duquel elle enfonce aussi
ses mains. Le temps presse. Shelly angoisse. Si Enrique a échoué dans sa
première mission, le reste de l’opération tombe à l’eau…
Heureusement, il lui adresse un clin d’œil et déclare :
— C’est dans la poche.
Un sourire aux lèvres, il sort une carte de sa… poche, justement. C’est la
carte d’étudiant de son frère Miguel. Le blason de la Triton Bay University
– un trident et une sirène – figure dans le coin supérieur droit.
— Notre billet pour les archives locales, poursuit Enrique. Finissons-en
avant que Miguel remarque que je la lui ai chipée.
— Attends… tu ne l’as pas prévenu ? s’inquiète Shelly.
— J’aurais dû lui expliquer qu’une sorcière des mers était en train de
transformer mon amie en poisson. J’ai préféré éviter.
— Bien vu, sourit Shelly.
— Bon, Miguel en a encore pour deux heures au Triton Bay Aquarium ;
plus vite on revient, mieux ce sera.
Les deux ados grimpent sur leurs vélos, Enrique démarre. Shelly
s’apprête à le suivre, quand elle avise deux silhouettes, elles aussi à vélo,
qui approchent. L’instant d’après, elles s’arrêtent à côté de Shelly dans un
tourbillon de poussière. La jeune fille en reste bouche bée.
— Attina ? Alana ? Qu’est-ce que vous fabriquez là ? s’étouffe-t-elle.
— Ben, disons qu’on te trouve bizarre ces derniers temps, déclare Alana
avec un petit sourire. Comme l’autre jour, quand tu t’es précipitée dans le
vestiaire après la dernière course. Et aussi, il y a ce truc que Kendall nous a
dit.
— Ouais, comme quoi tu aurais triché, explicite Attina. Et que tu te
transformais peut-être en poisson.
— Elle nous a parlé de tes mains palmées, reprend Alana. Ce qui
expliquerait tes super-pouvoirs de na- geuse…
— Du coup, on a décidé de te suivre, avoue Attina, l’air penaud. C’est
que… on s’inquiétait pour toi. On est amies, quand même.
— Mais euh… et pour Kendall ? bredouille Shelly. Elle me déteste
maintenant…
Attina lève les yeux au ciel et pousse un long soupir.
— Bon, tu vois, on ne l’a jamais plus aimée que ça, confesse-t-elle. Il n’y
a pas qu’avec toi qu’elle se la joue petite cheffe et tyran…
— Ouais, et ça nous saoule, précise Alana.
— En plus, comme je disais, on est amies. Et entre amies, on se serre les
coudes.
Enrique a fait demi-tour et vient de rejoindre les trois filles, un large
sourire aux lèvres.
— Alors, qu’est-ce qui se passe ? leur lance-t-il.
Les jumelles sourient à leur tour et battent des cils.
Shelly est aux anges.
— Enrique, je te présente mes… copines, déclare-t-elle. Elles viennent
nous donner un coup de main.
— Ça n’est pas de refus, approuve Enrique. Plus on est de fous, plus on
rit !

La Triton Bay University se trouve de l’autre côté de la baie, par rapport au


Triton Bay Aquarium. Les bâtiments sont perchés au sommet d’une falaise
dominant l’océan. Shelly a le vertige quand elle plonge son regard en
contrebas. Les quatre ados rangent leurs vélos au râtelier, après quoi Shelly
et Enrique résument la situation aux jumelles.
— Une sorcière des mers ? fait Attina. Genre, comme dans les vieilles
légendes ?
— Exact, confirme Shelly en écartant son écharpe pour montrer ses
branchies.
D’abord choquées, les jumelles paraissent très vite fascinées.
— Non mais trop cool, s’extasie Alana. En mode espionnes, quoi !
Les étudiants vont et viennent sur le campus, leurs sacs remplis de livres
à l’épaule, leurs sacoches pour ordinateur portable en bandoulière. Dans le
ciel, les mouettes et les pélicans guettent des proies dans l’océan, et
plongent parfois pour les pêcher. L’université est renommée pour sa faculté
de biologie marine. Shelly rêve d’y étudier depuis qu’elle est toute petite.
Le ventre noué d’angoisse, elle renfonce ses mains dans les manches de son
sweat. Elle n’aurait jamais cru que sa première visite à la bibliothèque
universitaire se déroulerait dans ces conditions…
Enrique s’assure que personne ne les observe, puis les quatre intrus se
dirigent vers la bibliothèque.
— OK, dit Shelly aux jumelles. Vous restez dehors pour monter la garde,
ça marche ?
— Au moindre doute, envoyez-nous un SMS, ajoute Enrique. Ou si vous
repérez mon frère.
— Comptez sur nous ! répondent en chœur Attina et Alana.
Puis elles s’installent sur un banc et s’efforcent de se fondre dans le
décor.
Enrique passe la carte de son frère dans le lecteur optique de l’entrée.
Shelly adresse un dernier regard à l’océan : une tempête semble se préparer.
Après ce qui paraît durer une éternité, le scanner émet un bip. La loupiote
verte s’allume. La porte s’ouvre dans un cliquetis.
Enrique se tourne à son tour vers l’océan et déclare :
— Cette tempête n’a pas l’air bien naturelle.
— C’est Ursula, affirme Shelly d’une voix lugubre.
— Dépêchons, embraie Enrique en tirant la porte.
Shelly et lui pénètrent dans un couloir bien éclairé.
— Suis-moi, décide Enrique en prenant Shelly par la main.
Et il suit les pancartes jusqu’à trouver une porte marquée :

ACCÈS RÉSERVÉ

AUX ÉTUDIANTS & AU PERSONNEL

Enrique scanne la carte d’étudiant de son frère.


La porte s’ouvre, et les deux amis se hâtent d’entrer. La salle des archives
est éclairée par des chandeliers. D’immenses fenêtres donnent sur l’océan.
Une pièce magnifique, tout en panneaux de bois ancien et étagères garnies
de livres du sol au plafond.
Une poignée d’étudiants, plongés dans leurs recherches, travaillent sur
leurs ordinateurs portables.
C’est surnaturel. On n’entend que le cliquetis des touches de clavier.
— Vite, par ici, chuchote Enrique en entraînant Shelly vers le fond de la
salle.
Ils s’enfoncent entre les étagères. Plus ils avancent, plus il fait sombre, et
plus les rayonnages sont couverts de poussière. Ils sont apparemment dans
une partie peu fréquentée de la bibliothèque. Enrique s’arrête devant une
porte sur laquelle est fixée une plaque en bronze :

ARCHIVES HISTORIQUES – TRITON BAY

— On y est, annonce le garçon en glissant la carte de son frère dans le


scanner.
La porte s’ouvre dans un bip. De l’autre côté, l’éclairage est éteint, mais
il s’allume dès qu’ils entrent, grâce à un capteur de mouvement. Cette salle
sent encore plus la poussière et le vieux papier. Les livres entreposés là sont
d’ailleurs bien plus anciens que dans le reste du bâtiment.
Enrique s’installe à un ordinateur pour consulter le catalogue
électronique. Il lui faut pour cela un nom d’utilisateur et un mot de passe.
Shelly plisse le front.
— Comment on va faire ? s’inquiète-t-elle.
Enrique arque un sourcil. Il tape l’initiale du prénom de son frère suivie
de leur nom de famille, puis il tente un mot de passe.
— Croisons les doigts… chuchote-t-il en appuyant sur la touche Entrée.
Shelly et lui retiennent leur souffle.
L’instant d’après, un moteur de recherche s’affiche à l’écran.
— Tu sais pirater les ordis ? s’extasie Shelly.
— J’aimerais bien, lui sourit le garçon. C’est juste que Miguel utilise le
même mot de passe tout le temps…
Il tape une série de mots dans la barre de recherche : sorcière mers,
Triton Bay, mythe, marins. L’icône de recherche tournoie une fraction de
seconde, après quoi les résultats envahissent l’écran. Shelly les parcourt
rapidement. Son cœur se serre lorsqu’elle découvre le titre d’un des
documents archivés :

LA SORCIÈRE DES MERS ET LE TRIDENT


— Clique sur celui-ci, ordonne-t-elle en montrant la ligne.
Enrique s’exécute.
Il s’agit d’un vieux conte de fées local. Shelly le lit à voix haute :
— « Il était une fois un trident d’une grande puissance, qui appartenait au
roi Triton. Ce trident conférait au roi le pouvoir de contrôler l’océan et
toutes les créatures qui y vivent. Quiconque possédait ce trident devenait
sans délai la créature la plus puissante des mers, et pouvait semer le chaos
dans le monde entier. Voilà pourquoi la sorcière des mers était prête à tout
pour s’en emparer. Une nuit, elle tenta d’assassiner le roi Triton et de lui
arracher son trident. Mais le monarque battit la sorcière au terme d’une
bataille formidable, et il entama le pouvoir de son adversaire. Le roi savait
toutefois que la prudence s’imposait, avec ce personnage, alors, armé de
son trident, il lui jeta un sortilège qui la confina aux eaux de Triton Bay. La
baie devint ainsi sa prison, où elle allait passer le restant de ses jours. »
Enrique prend le relais :
— « Mais le roi n’était toujours pas satisfait. Alors il jeta un sort au
trident, pour le mettre à l’abri et empêcher qu’il tombe entre de mauvaises
mains. À en croire les légendes, Triton n’aurait révélé à personne
l’emplacement exact de la cachette. »
— Mais nous avons percé le secret, affirme Shelly en levant les yeux de
l’ordinateur.
— La sorcière des mers est incapable de quitter la baie. Le Triton Bay
Aquarium est bâti sur la terre ferme. Elle ne peut donc pas récupérer le
trident.
— Il est caché… sans être caché… explicite Shelly. Camouflé, plutôt.
— Brillante idée. Tout le monde croit que c’est une décoration en toc.
— Et la sorcière veut s’en emparer pour rompre le sortilège et pouvoir
quitter la baie ?
— Possible, approuve Enrique. Mais elle pourra surtout contrôler l’océan
et toutes les créatures qui y vivent. Tu imagines ?
— Ça risque d’être… dévastateur…
Shelly ne peut en dire plus. Enrique et elle sont déjà assez effrayés
comme ça. Elle retrousse ses manches, révélant ses écailles vert argenté.
— En même temps, se désespère-t-elle, je n’ai pas le choix, si ? Je suis
en train de me transformer en poisson. Et il n’existe qu’une façon d’inverser
la malédiction.
Tout à coup, les lumières vacillent. Les deux ados regardent alentour.
Dehors, le vent forcit, des éclairs zèbrent le ciel, la foudre frappe l’océan.
Le portable de Shelly sonne brusquement – Enrique et elle sursautent.
Elle le sort de sa poche et montre l’écran à son ami :

NOUVEAU MESSAGE

DE : ATTINA
TEMPÊTE APPROCHE ! ÉNORME ! LUMIÈRE BIZARRE
DANS OCÉAN ! REVENEZ VITE !!!

— Je n’aime pas ça, maugrée Shelly.


Elle court aussitôt à une fenêtre, colle son front à la vitre. Au pied de la
falaise, l’océan bouillonne, les vagues atteignent des hauteurs surnaturelles.
D’énormes nuages gris s’amoncèlent dans le ciel, traversés d’éclairs. La
foudre s’abat soudain dans l’océan, dans un flash aveuglant. Les lampes de
la salle vacillent toujours.
Et tout à coup, un objet percute la fenêtre à quelques centimètres de la
tête de Shelly.
Shelly bondit en arrière, s’écarte de la fenêtre.
Son cœur cogne comme un sourd, sa respiration s’emballe – ses branchies
s’agitent sous son écharpe. L’objet qui vient de heurter la vitre rebondit. Un
simple gobelet en plastique.
Comme celui qu’elle a jeté à la mer.
D’autres gobelets, ainsi que des bouteilles et des pailles, pilonnent la
fenêtre. Il pleut des détritus en plastique sur tout le campus !
Ursula…
Un éclair illumine Triton Bay. Mais aussitôt après, au lieu du tonnerre,
c’est un gloussement qui retentit. Une étincelle fuse à travers la
bibliothèque et grille le réseau électrique. L’écran que consultaient Shelly et
Enrique vire au noir. Les lampes de la salle s’éteignent.
Shelly se tourne vers Enrique et affirme :
— C’est Ursula, elle est sur notre piste !
— Ne traînons pas dans le coin, filons, décide Enrique.
À ces mots, il prend Shelly par la main et l’entraîne vers la porte.
La tempête a plongé la bibliothèque entière dans le noir. Les deux
complices courent donc sans rien voir.
Un éclair strie le ciel, suivi par un rire hystérique qui résonne dans toute
la baie. Les livres pleuvent sur Shelly et Enrique. Ceux-ci pressent le pas.
Ensemble, ils franchissent le couloir d’entrée puis déboulent dehors.
— Enfin ! s’écrie Attina en courant à leur rencontre, Alana sur ses talons.
Les jumelles ont l’air terrorisé.
Mais soudain la tempête se calme, les nuages se dissipent puis
disparaissent.
— J’hallucine, là… fait Alana, le teint blême.
— Grave, enchérit sa sœur. Il pleuvait du plastique, genre. Et vous avez
vu ces espèces d’yeux qui brillaient dans l’océan ?
— Oui, répond Shelly. C’est Ursula. Elle ne voulait pas qu’on découvre
la légende.
— Exact, approuve Enrique. Elle a besoin du trident. Lui seul lui
permettra de rompre le sortilège et de quitter cette baie.
— Et elle ne reculera devant rien pour l’obtenir, assure Shelly, le ventre
noué.
Alana la regarde droit dans les yeux et comprend :
— Tu es son seul espoir.
— Et si elle réussit… commence Attina sans arriver à terminer sa phrase.
Le reste de la bande sait que la sorcière deviendra un monstre absolu si
elle s’échappe de sa prison. Shelly se mord la lèvre. Elle inspire à fond et
sent ses branchies s’écarter.
— Mais si je ne lui viens pas en aide, rappelle-t-elle, je vais me
transformer en poisson. Pour toujours.
Les quatre jeunes échangent des regards inquiets. Enrique prend ensuite
la main de Shelly entre les siennes. Il observe les écailles qu’on devine sous
la manche.
— On ne te laisse pas tomber, affirme-t-il. Dis ce que tu attends de nous.
— Écoutez… hésite Shelly. Ça devient trop dangereux. Je vous envoie un
SMS si j’ai besoin de vous. Mais je crois que vous feriez mieux de rentrer
vous mettre à l’abri. Je ne risque rien. Promis. Je ne supporterais pas qu’il
vous arrive malheur. Et merci pour tout ce que vous avez fait. Ça me touche
énormément. Sérieux.
À contrecœur, les jumelles acquiescent et repartent à vélo. Shelly se
retrouve seule avec Enrique. Et lorsqu’elle veut lui répéter de partir, il
insiste :
— Moi, je reste.
— Et il est inutile que je proteste ? croit saisir Shelly.
— Tu captes au quart de tour… une vraie geek !

Shelly couche son vélo sur la plage avant de rejoindre Enrique qui s’engage
sur la jetée. Elle a l’impression d’évoluer en bordure de l’univers. L’océan
noir semble ne pas avoir de fin.
— Tu es sûr qu’on ne risque rien ? frémit-elle en jetant un coup d’œil en
contrebas.
— On a franchi les limites de la ville, explique Enrique avec un sourire
de travers. Or la sorcière ne peut quitter la baie, tu te rappelles ? Perso, je
viens ici quand j’ai besoin de réfléchir ou d’être seul. En plus, la vue est à
tomber.
Il montre du doigt les lumières de leur petite ville du bord de mer.
Deux jours plus tôt encore, Triton Bay leur paraissait être le paradis sur
terre. Désormais, Shelly connaît une vérité plus sombre. Leur ville est
hantée par une présence maléfique emprisonnée dans la baie.
À moins qu’elle ne soit pas réellement emprisonnée, justement…
— À ton avis, ton frère a remarqué que tu lui avais chipé sa carte ?
demande-t-elle.
Enrique l’a rapportée à Miguel avant de se rendre à la jetée.
— M’étonnerait, estime-t-il. Il était trop occupé à aider les dresseurs de
dauphins.
— Je n’aurais jamais dû essayer de changer, dit-elle. C’était une grosse
erreur.
— Qu’est-ce qui t’a poussée à le faire ? la relance Enrique.
— Quand j’ai changé d’école, je me suis retrouvée sans une seule amie.
C’était l’horreur. Après, j’ai réussi à m’en faire, mais j’ai eu peur de les
perdre si je ne remportais pas la prochaine course.
— C’est pour ça que tu as formulé ce souhait.
— Voilà… Maintenant je trouve ça bête, mais sur le coup je voulais
impressionner Kendall. Une grosse erreur, je le redis.
Enrique adresse un regard compatissant à Shelly, puis il secoue la tête,
visiblement attristé.
— Moi je n’appelle pas ça de l’amitié, affirme-t-il. Des vrais amis, ils
t’aiment comme tu es.
— Je sais, réplique Shelly, les larmes aux yeux. Et crois-moi, j’ai payé
cher pour l’apprendre. J’en suis la première victime. J’ai gagné la course,
c’est vrai, mais depuis Kendall me déteste. La cata totale.
Néanmoins, Attina et Alana sont venues l’aider, aujourd’hui. Shelly n’a
donc pas tout perdu.
— Moi, en tout cas, je suis ton ami, reprend Enrique.
Et Shelly sait qu’il est sincère, qu’il l’aime, même avec ses branchies, ses
membres palmés et ses plaques d’écailles.
Au même instant, un éclair vert strie le ciel au-dessus de Triton Bay, et la
foudre frappe l’océan. Cette fois, Shelly voit une image dans le flash.
Enrique… qui rapetisse et se transforme en une des créatures étranges et
pathétiques enfermées dans le repaire d’Ursula.
Elle secoue la tête. Cette image est un avertissement : la sorcière des
mers lui déconseille de la doubler. Pire : Enrique est lui aussi en danger,
maintenant.
Comme elle l’a redouté…
— Viens, on rentre, décide Shelly, soudain frigorifiée.
Elle ne se sentira plus en sécurité nulle part.
— Tu as un plan ? l’interroge Enrique en lisant la terreur dans ses yeux.
— Demain, prononce la jeune fille.
Elle sait qu’elle n’a plus le choix. Elle ne peut infliger un sort aussi
horrible à son ami. Ils vont donc devoir voler le trident. C’est la seule
solution.
— Rendez-vous au Triton Bay Aquarium après le coucher du soleil,
conclut-elle. Et à nous le trident.
Le badge de sécurité de secours est accroché à un porte-clés orné d’une
sole en mousse jaune et bleu.
Shelly l’a chipé dans le bureau de sa mère la veille au soir. Elle le passe
dans le lecteur puis glisse la clé dans la serrure. Ce nouveau système de
sécurité la terrifie. Son père l’a installé à la suite d’une série de tentatives de
cambriolage étranges. La police a soupçonné une bande de jeunes, mais
Shelly se demande à présent si ce ne serait pas un coup… d’Ursula. Elle
retient son souffle puis tourne la clé. La serrure s’ouvre, la porte aussi.
— Bien joué, prononce Enrique en levant les pouces.
Ils se faufilent par l’entrée latérale puis enfilent le couloir conduisant au
grand aquarium. L’éclairage principal est éteint mais les bassins restent
éclairés par la lumière bleu-vert qui fait danser de drôles d’ombres sur les
murs, le plafond et le sol. Après la fermeture, il règne là un grand calme –
un peu menaçant, toutefois. Enrique et Shelly ne croisent même pas un
employé. La sorcière des mers les observe, par contre – s’ils échouent, elle
le saura.
Tout à coup, Shelly suffoque, comme si ses poumons n’absorbaient pas
assez d’oxygène. Voyant qu’elle ne tient pas son rythme, Enrique se tourne
vers elle.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? s’inquiète-t-il.
— J’ai… du mal… à respirer, parvient-elle à déclarer. Comme si… mes
poumons… avaient arrêté… de fonctionner…
Enrique l’entraîne vers un bassin.
— Vite ! J’ai une idée, annonce-t-il.
— Comment… ça ? halète Shelly. Où tu… m’emmènes ?
— Ça vient peut-être de tes branchies, estime Enrique en soulevant le
couvercle d’un bassin. Les poissons ne peuvent pas respirer hors de l’eau,
tu te rappelles ? Or tu es en train de te transformer en…
— En poisson, complète pour lui Shelly.
Les paroles de Bubulle-zombie lui reviennent : Toi aussi tu vas mourir !
— On tente le coup, décide Enrique.
Et son amie plonge aussitôt la tête dans l’eau.
À l’instant où l’eau de mer pénètre dans ses branchies, c’est comme si
elle pouvait respirer de nouveau. Respirer pour de vrai. Ses poumons
cessent peu à peu de la torturer. Mais quand Shelly ressort la tête de l’eau,
elle paraît terrifiée.
Enrique rive son regard sur le sien et dit :
— Ça signifie que…
— Qu’il ne nous reste plus beaucoup de temps, termine pour lui Shelly
dans un souffle minuscule.
Elle tourne ensuite les yeux vers le grand aquarium qui domine le hall. À
l’intérieur, le requin de récif contourne le trident pour se rapprocher de
l’épave de bateau pirate.
Enrique regarde dans la même direction que sa complice.
— On fait comment, pour s’en emparer ? demande-t-il.
— J’ai des super-pouvoirs, ne l’oublie pas… réplique Shelly.
Dans la foulée, elle ôte son écharpe et ses gants. Ses mains n’ont presque
plus rien d’humain.
— Ça progresse vachement, hein ? commente Enrique.
— J’ai l’impression que ça accélère, confirme-t-elle.
Ses poumons se compriment, à l’agonie.
— On y va, lance Shelly. (Elle entraîne son ami vers le grand aquarium.)
Je dois replonger au plus vite, ou bien je risque encore d’étouffer.
Les deux ados dévalent un escalier qui s’enfonce dans les entrailles du
complexe. L’endroit est réservé au personnel. On se croirait dans une usine.
La nuit, c’est encore plus sinistre. Les coulisses du Triton Bay Aquarium se
composent d’échafaudages métalliques, d’échelles rouillées et d’autres
équipements. Shelly guide Enrique jusqu’à une échelle fixée au grand
aquarium. La lumière de ce dernier se déverse sur eux tandis qu’ils
s’engagent sur la passerelle qui surplombe l’eau. Shelly plonge son regard
en contrebas : l’eau qui ondule, illuminée par l’éclairage artificiel. Il y a des
requins dans cet aquarium, mais elle n’en a pas vraiment peur.
— Il y a quand même un truc qui m’embête, intervient Enrique.
Il danse d’un pied sur l’autre, visiblement inquiet.
— Je t’écoute, le relance Shelly en retirant le sweat à capuche qu’elle
porte par-dessus son maillot de bain.
— J’ai comme l’impression que la sorcière des mers savait que le
sortilège allait t’aider à lui rapporter le trident. Parce que, une fois
transformée en poisson, tu n’aurais aucun mal à évoluer dans l’aquarium. Je
me dis qu’elle a peut-être tout prévu depuis le début.
— Possible, acquiesce Shelly, une boule dans la gorge.
— Cette sorcière est un être maléfique et… d’une intelligence diabolique.
Elle t’a piégée.
Shelly lui remet un masque à oxygène et des palmes.
— Tiens, fait-elle. Vu que tu ne possèdes pas mes super-pouvoirs…
Enrique éclate de rire et enfile le masque. Shelly ouvre l’arrivée
d’oxygène. Enrique lève les pouces. Ensemble, ils s’avancent sur la
passerelle. Le sol est glissant et étroit. Shelly n’a jamais plongé dans ce
grand aquarium. L’opération s’annonce dangereuse, entre les requins, les
autres animaux, sans parler des risques liés à l’utilisation du masque à
oxygène. C’est une mission pour des professionnels chevronnés, mais
Shelly possède certains avantages. Enrique et elle se tiennent à présent au-
dessus du bateau pirate. Shelly le distingue sans peine.
— Quand faut y aller, dit-elle en plongeant dans le grand aquarium.
Enrique l’imite avec moins de grâce – la faute à son équipement. Shelly,
elle, est pratiquement un poisson désormais.
Elle s’enfonce facilement, dépasse l’épave et le coffre au trésor factice.
Le trident est là, devant elle, planté dans le sable.
Enrique se porte à sa hauteur. D’instinct, il veut empoigner le trident,
mais Shelly l’en empêche juste à temps. L’objet vient en effet de produire
une décharge électrique qui aurait pu le griller.
— Laisse-moi faire, réclame-t-elle.
Bizarrement, sa voix est claire et limpide sous l’eau.
Le garçon hoche la tête.
Et soudain, d’autres voix retentissent.
— Ne la crois pas… elle ment !
Mais Shelly regarde alors ses pieds – qui ont presque fini de se
transformer en nageoires –, puis Enrique, que la sorcière a également
menacé. Elle doit annuler le sortilège à tout prix. Et pour cela, rendre
service à Ursula.
Elle saisit le trident.
L’objet semble ancré dans le sable mais elle le dégage sans difficulté.
Aucune décharge électrique ne la frappe.
Par contre, les bernacles se décrochent brusquement, révélant l’arme
dorée, étincelante, qu’est le trident.
Shelly perçoit l’immense puissance – mais aussi le danger – qui émane
de cet antique artefact.
C’est alors que les alarmes retentissent. Le retrait du trident a dû les
déclencher. Enrique et Shelly doivent s’éclipser avant que la police arrive.
Le garçon stresse visiblement. Son amie et lui remontent vers la surface…
mais son tuyau d’oxygène s’accroche à l’épave de bateau pirate… et se
débranche ! Pour couronner le tout, le requin de récif fonce en direction de
Shelly !
Le squale semble agité. Comme possédé. Une lumière émeraude
surnaturelle brille dans ses yeux. Cela est-il lié au sortilège que le roi Triton
a jeté pour que personne ne s’empare du trident ?
Toujours est-il que le requin fond sur l’arme, la gueule ouverte.
Shelly veut se porter au secours de son ami, quand soudain le requin
mord le trident. Il manque le lui arracher des mains, mais la jeune fille tient
bon. Pendant ce temps, Enrique tente toujours de rejoindre la surface.
Shelly redoute qu’il n’y parvienne pas sans son aide. Mais si elle lâche le
trident pour aller à sa rescousse, alors le sortilège qui l’accable deviendra
permanent.
Elle s’agrippe de toutes ses forces au trident. Pitié, au secours ! prie-t-
elle.
Et brusquement, elle sent le pouvoir du trident monter dans le manche et
exploser dans une gerbe de lumière verte qui projette le requin à plusieurs
mètres de distance. Le squale se remet hélas très vite, et prend Enrique
pour cible.
Shelly pivote dans sa direction et s’élance vers son ami. Elle l’empoigne
une fraction de seconde avant que le requin ne parvienne à lui croquer le
torse. Mais ils ne sont pas tirés d’affaire. Le prédateur se prépare déjà à
repartir à l’assaut.
Shelly sent alors un objet s’échapper de sa poche : le nautile. La petite
coquille coule au fond du bassin, à côté du coffre au trésor. Shelly part déjà
la récupérer, lorsque le requin fond sur Enrique et elle. Réagissant au quart
de tour, elle passe un bras sous les aisselles d’Enrique, et remonte fissa à la
surface. Son ami a les yeux fermés. Il a un besoin urgent d’oxygène. Le
requin est sur leurs talons et gagne du terrain.
Shelly veut accélérer mais, même avec ses capacités de poisson, Enrique
et le trident la ralentissent trop. Elle bat des jambes de toutes ses forces, ses
nageoires semblent agripper l’eau. Et la jeune fille fend enfin la surface et
grimpe à l’échelle, où elle entraîne Enrique jusqu’à la passerelle. Le requin
surgit de l’eau un dixième de seconde plus tard, et manque engloutir la
jambe d’Enrique.
Le trident atterrit sur la passerelle dans un cliquetis métallique.
Les alarmes résonnent toujours, l’éclairage d’urgence clignote.
— Du nerf ! lance Shelly à son ami. Réveille-toi.
Elle le secoue.
Enrique lui a sauvé la vie quelques jours plus tôt. Elle ne peut pas le
laisser mourir comme ça !
Le garçon se met à tousser, puis il bascule sur le côté et crache de l’eau
de mer. Il inspire ensuite par saccades, puis plus profondément.
— Les sept mers du globe soient louées, dit Shelly avec soulagement. Tu
m’as flanqué une de ces frousses !
Enrique tousse encore puis demande :
— Tu as le trident ?
— Oui. Mais j’ai dû déclencher les alarmes. Ne traînons pas !
Shelly aide Enrique à se relever ; le garçon titube plus qu’il ne marche
sur la passerelle.
Ils regagnent la sortie au plus vite, dans le vacarme des alarmes, mais ils
trouvent la porte fermée. Shelly tente de l’ouvrir avec les clés et le badge de
sécurité. Rien n’y fait.
— On est coincés, annonce Enrique. Sans doute une mesure de sécurité.
La police va sûrement débarquer…
— La police… ou mes parents…
Shelly sait que le temps presse. Sortie de l’eau, elle a déjà du mal à
respirer. Elle ne peut pas prendre le risque de rester coincée à l’air libre, ni
d’être surprise par ses parents. D’autant qu’Enrique et elle n’ont plus
beaucoup de temps pour rapporter le trident à Ursula.
D’un instant à l’autre, ils risquent d’être pris sur le fait. Et alors, il sera
trop tard pour… pour tout.
— On décide quoi ? s’étrangle Shelly.
Impossible de ressortir par où ils sont entrés. Respirer lui est de plus en
plus pénible. Ses idées s’embrouillent. Sa main se crispe autour du trident.
— Et la coquille ? demande Enrique. Celle qui t’a conduite au repaire
d’Ursula…
— Je l’ai perdue dans l’aquarium, quand le requin t’a attaqué.
Les deux amis se tournent vers l’aquarium. Le squale décrit des cercles
autour de la coquille. Il serait trop dangereux de retourner la chercher.
Shelly interroge du regard Enrique. Elle lit dans ses yeux la question qui la
hante :
Que faire ?
Les alarmes résonnent toujours dans l’aquarium.
Shelly jette un rapide coup d’œil à Enrique. Lui aussi est terrifié. La jeune
fille cherche désespérément une issue – mais elle n’en trouve pas, ils sont
coincés.
Et soudain, un rire hystérique retentit dans le complexe, accompagné par
la voix de la sorcière des mers.
— Ne me déçois pas, ma chérie ! Le temps presse ! Donne-moi ce
trident !
Une fraction de seconde, Shelly visualise Enrique transformé en créature
marine.
— Non ! réplique-t-elle.
Une idée vient de lui traverser l’esprit. Une idée folle. Elle prend Enrique
par la main, tout en tenant le trident de l’autre. Elle sent le pouvoir qui
vrombit dans l’arme.
— Sur la terrasse ! s’écrie-t-elle. C’est la seule issue !
Ils courent à l’escalier, gravissent les marches deux par deux et
débouchent sur la terrasse. Un vent puissant balaie l’océan. Les dauphins
tournent en rond dans leur bassin. Ils savent qu’il se passe quelque chose
d’anormal.
Dans le ciel, une tempête se prépare – et pas n’importe laquelle : une
tempête surnaturelle. Des éclairs vifs zèbrent les ténèbres, illuminent les
nuages, tandis que l’océan s’agite. Au loin, Shelly avise les yeux jaunes des
murènes. Les deux créatures évoluent dans deux directions différentes. La
sorcière des mers épie les adolescents.
— Suis-moi, insiste Shelly en entraînant Enrique sur la passerelle qui
domine l’océan.
La même passerelle d’où elle a jeté son gobelet et ses pailles, l’autre jour.
Là aussi où une vague gigantesque l’a happée.
Je n’aurais pas dû jeter ce gobelet à la mer, songe-t-elle. Je m’en veux.
Elle a retenu la leçon. Et plutôt deux fois qu’une. L’océan n’est pas une
poubelle. Si seulement elle n’avait pas cédé à la pression de ses amies…
rien de ce qui s’est passé ensuite ne serait arrivé. Shelly espère de tout son
cœur qu’il n’est pas déjà trop tard pour tout corriger.
Les vagues éclaboussent la passerelle. Shelly sent le goût de l’eau de mer
sur sa langue, son parfum dans ses narines. Le trident calé dans une main,
elle scrute l’océan aux vagues écumeuses. Le vent forcit, agite encore plus
l’océan. Shelly sent le pouvoir du trident se diffuser dans son corps. Elle se
rappelle l’effet qu’il a eu sur le requin.
— Dépêche, plonge ! la presse Enrique à côté d’elle, malmené par le vent
et la pluie. Descends dans son repaire. Donne-lui le trident. C’est le seul
moyen d’arrêter cette folie.
Shelly ne demande pas mieux mais… quelque chose l’en empêche.
— Non, c’est trop risqué, affirme-t-elle. Je ne peux pas lui remettre ce
trident.
— Tu rigoles ? M’enfin, tu n’as pas le choix !
— Tu as bien vu ce que le trident a fait au requin, non ? Ursula l’utilisera
sûrement pour faire le mal… tout le monde va souffrir.
Enrique promène son regard sur Triton Bay, où il a toujours vécu, et où
habitent tous ceux qu’il aime. Puis il se retourne vers Shelly, la mine grave.
— Tu as raison, convient-il. Mais si tu ne le fais pas, nous ne pourrons
pas inverser le sortilège. Et tu te transformeras en poisson définitivement.
Shelly est morte de peur à cette idée. Perdre sa famille, ses amies… Mais
si elle donne le trident à la sorcière des mers, celle-ci aura alors le pouvoir
de tyranniser toutes les personnes auxquelles elle tient – ses parents ;
Dawson ; Enrique et son frère Miguel ; M. Aquino ; Attina et Alana. Et
même Kendall et Judy Weisberg.
Plutôt mourir… Elle a déjà commis une erreur – en jetant un détritus à la
mer, en laissant d’autres personnes prendre des décisions à sa place. Alors
maintenant, elle est décidée à faire le bon choix. Quitte à tout perdre.
Elle n’aura pas d’autre chance.
Shelly descend de la passerelle et s’éloigne de l’océan, le trident toujours
en main.
— Je ne peux pas le lui confier ! crie-t-elle pour couvrir le vacarme des
éléments. Je dois agir pour le bien de Triton Bay, protéger la ville, comme
mes parents. Je me suis montrée égoïste, l’autre jour. Je ne recommencerai
pas.
Enrique rive son regard sur le sien. Bien que tourmenté, il parvient à
esquisser un sourire. Shelly voit qu’il comprend sa décision, même si lui
aussi va se retrouver perdant, quelque part.
— J’ai toujours su que tu n’étais pas comme les autres, commence-t-il.
Mais soudain, un tentacule noir jaillit de l’océan et s’enroule autour de
son torse. Le garçon ouvre de grands yeux terrorisés, puis le tentacule
l’arrache à la passerelle et le plonge dans l’océan.
Juste avant que les vagues l’engloutissent, il capte le regard de Shelly et
hurle.
Après quoi il disparaît.
Shelly tente de rattraper Enrique, hélas en vain.
Le tentacule l’a emporté.
Ursula.
Shelly plonge à sa poursuite. Elle doit à tout prix sauver son ami. À
l’instant où elle pénètre dans l’eau, ses branchies lui permettent de respirer
librement. L’adrénaline fuse dans ses veines ; son cœur martèle sa poitrine.
L’image d’Enrique se transformant en pauvre âme malheureuse lui vient à
l’esprit.
Pas question de laisser la sorcière des mers s’en prendre à son ami. C’est
elle qui a commis l’erreur initiale. Enrique a simplement voulu lui donner
un coup de main. Dans l’eau noire, Shelly distingue deux yeux jaunes
brillants – les murènes. Elle ne doit surtout pas les perdre de vue. Avec un
peu de chance, ces bêtes vont la conduire au repaire d’Ursula. Pourvu
qu’elle arrive à temps pour sauver Enrique…
Le trident rivé à une main, elle nage à toute allure, s’enfonce toujours
plus profondément dans les eaux glacées. Ses mains et ses pieds palmés
décuplent ses forces tandis que ses branchies oxygènent son corps. Dans sa
tête, elle revoit sans cesse l’instant où le tentacule a emporté Enrique dans
l’océan. Ce garçon n’est pas comme elle. Il ne peut pas respirer sous l’eau.
Et enfin, après ce qui lui a paru durer une éternité, Shelly aperçoit
l’entrée de la grotte d’Ursula : l’exosquelette d’une créature marine
gigantesque, à la gueule béante garnie de dents acérées.
Elle franchit le seuil sans prêter l’oreille aux voix étranges qui la mettent
encore en garde :
— Ne lui donne pas le trident ! Elle deviendra trop puissante !
Quelque chose tente de lui agripper une jambe mais Shelly se dégage et
poursuit son effort.
— Désolée, murmure-t-elle sans savoir à qui elle s’adresse ou même si
quelqu’un l’entend. Je dois sauver mon ami.
Lorsqu’elle pénètre dans l’antre ténébreux, elle avise la boule de cristal.
Enrique gît à l’intérieur. Elle craint qu’il soit mort, tant il est inerte.
Elle va cogner contre la boule, mais le verre est trop résistant. Du reste,
elle n’a pas intérêt à la briser, vu qu’elle est emplie d’air et non d’eau.
— Enrique, réveille-toi ! crie-t-elle en tambourinant sur le verre. Ne me
fais pas ça, ne meurs pas !
Hélas, le garçon ne réagit pas. Il ne respire même pas.
Mais soudain, sa poitrine se met à bouger imperceptiblement.
Il respire de nouveau.
Cela dit, il demeure prisonnier…
— Ursula ! Je suis là ! s’annonce Shelly. (Elle pivote sur elle-même afin
de localiser la sorcière des mers.) J’ai fait ce que vous vouliez. Je vous
apporte le trident ! Venez le chercher – et tâchez de tenir votre promesse.
Elle brandit l’arme antique. Un courant électrique la parcourt. Ce trident
possède une immense puissance, une très vieille puissance, une redoutable
puissance. Mais Shelly n’a qu’une idée en tête : sauver Enrique.
Alors elle n’a pas le choix.
Lentement, une silhouette démesurée sort de l’ombre. La sorcière des
mers se révèle enfin dans toute sa splendeur. Sa tête et son torse sont ceux
d’un être humain, mais le bas de son corps est celui d’une pieuvre noire.
Ses tentacules ondulent autour d’elle, lui confèrent une allure menaçante.
Ursula sourit de toutes ses dents brillantes. Ses lèvres sont maquillées d’un
rouge sang, et elle a une chevelure blanche en pointes.
— Ma chérie, glousse-t-elle. Tu as réussi. Comme je l’avais pressenti.
Shelly fiche le trident devant la sorcière, dans le sable.
— Tenez, il est à vous ! C’est ce que vous vouliez, non ? Prenez-le, et
respectez votre promesse. Rendez-moi mon corps humain, et relâchez mon
ami ! Il n’a rien à voir dans tout ça. Il est innocent !
Ursula sourit de nouveau en s’emparant du trident. À la seconde où sa
main griffue touche l’arme, une décharge électrique pénètre dans son bras et
se diffuse en elle. Ses yeux pétillent d’une lumière jaune tandis que tout son
être crépite.
— Le sort de protection est rompu ! triomphe-t-elle. Le trident est à moi
– rien qu’à moi !
Le courant océanique se renforce, remue l’antre de la sorcière. Shelly
lutte pour ne pas être emportée. Des éclairs courent le long du trident doré.
— Vite ! presse Shelly. Inversez le sortilège ! Et libérez mon ami !
— Tu l’auras voulu, ma chérie ! réplique Ursula.
Elle pointe le trident sur la jeune fille.
Une décharge électrique jaillit des trois pointes et frappe la pauvre
innocente en pleine poitrine. La douleur envahit tout son corps, avant de
s’estomper. Un soulagement immense se répand en elle.
La sorcière des mers a tenu sa promesse.
Shelly inspecte ses mains, guettant la métamorphose. Hélas, ses membres
sont toujours des nageoires. Ses branchies demeurent en place – elle perçoit
leurs mouvements. Et soudain, un phénomène horrible se produit. Shelly
sent ses jambes se souder l’une à l’autre, se changer en queue.
Ursula l’observe, un sourire féroce aux lèvres, une murène enroulée à
chaque bras.
— Tu m’appartiens désormais ! ricane-t-elle en agitant le trident.
— Mais nous avions un accord, se défend Shelly d’une voix stridente.
Le rire d’Ursula repart de plus belle. La sorcière toise sa victime avec
une pointe de pitié. Le blanc de ses yeux brille dans l’obscurité.
— Oh, ma chérie… il ne peut y avoir accord que si un contrat est signé.
— Je ne vous suis pas, bredouille Shelly, sa voix ressemblant à celle de
Bubulle.
— Pas de contrat… pas d’accord.
— Vous n’êtes qu’une menteuse ! Vous vous êtes moquée de moi !
— Je n’ai pas menti, ma chérie, non. Ce sont les affaires, voilà tout. (Un
clin d’œil, et Ursula déroule le contrat, au bas duquel la signature de Shelly
luit en lettres d’or.) Tu es désormais la nageuse la plus rapide… pour
toujours.
Shelly veut répondre mais aucun son ne sort de sa bouche.
La dernière chose qu’elle voit, c’est Ursula qui brandit le trident et lui
adresse un sourire mauvais.
— Oh, ne t’en fais donc pas, ma chérie, roucoule la sorcière d’un ton
affecté. Tu m’as été fort utile.
Shelly tente de hurler mais ne parvient à émettre que de minuscules
bulles.
— Vois-tu, conclut Ursula, j’ai un projet bien précis, pour toi…
TRITON BAY TRIBUNE
LE TRITON BAY AQUARIUM
REND HOMMAGE
À SHELLY ANDERSON

Six mois se sont écoulés depuis que Shelly Anderson, une collégienne de
notre ville, a disparu le jour même où une effraction a été constatée au
Triton Bay Aquarium. Sa disparition demeure un mystère, même si la
police estime que les deux événements sont liés.
Les affiches signalant sa disparition jaunissent et se déchirent sur les
poteaux téléphoniques et les façades de Triton Bay. Aucun témoin ne s’est
manifesté, malgré la récompense de 10 000 dollars offerte à toute personne
apportant un indice qui permettrait de retrouver Shelly Anderson.
Cette semaine, les autorités de Californie ont officiellement classé
l’affaire.
Et au milieu de cette tempête, l’aquarium de la famille Anderson tente de
surmonter l’épreuve, perché au-dessus de l’océan tel un château.
Aujourd’hui n’était pas un jour comme les autres.
Les parents de Shelly, propriétaires de l’établissement, avaient pris place
devant la grande attraction en compagnie de leur fils, Dawson. Ensemble,
ils s’apprêtaient à découper le ruban turquoise tendu le long d’un
gigantesque bassin protégé par un rideau.
La journée était placée sous le signe du souvenir de l’adolescente
disparue, mais aussi de la célébration.
« Soyez toutes et tous les bienvenus à l’inauguration de notre grande
attraction… » a lancé M. Anderson aux spectateurs avec un large sourire.
D’une pression de la main, il a ensuite passé la parole à son épouse.
« La disparition de notre fille nous attriste au plus haut point, a prononcé
Mme Anderson, mais nous gardons l’espoir de la revoir un jour. »
« Un donneur anonyme a financé nos travaux, a enchaîné M. Anderson.
Nous dédions les résultats à Shelly. Nous t’aimons fort, ma puce. Et nous
t’aimerons toujours. Nous espérons que tu finiras par rentrer à la maison. »
Les spectateurs ont applaudi dans une atmosphère très digne. L’émotion
était palpable. Un groupe de jeunes gens, sans doute des amis de Shelly, ont
fondu en larmes.
Une adolescente parmi eux, Kendall Terran, a par la suite déclaré :
« Shelly était ma meilleure, meilleure amie. » Quelques sanglots, et elle
ajoutait : « Vous m’avez bien comprise ? Genre, hashtag PourLaVie. Ah, et
je précise, je suis aussi capitaine de l’équipe de natation. »
Un autre ami de la disparue, un garçon qui répond au nom d’Enrique,
assistait à la cérémonie avec son frère aîné. Quand nous l’avons interrogé, il
a affirmé ne garder aucun souvenir de la nuit fatidique. Enrique a été
retrouvé le lendemain matin, échoué sur la plage. Il semblerait qu’il ait
perdu la mémoire.
Tout ce qu’il sait, c’est que son amie a disparu.
« Et maintenant, sans transition… » a repris M. Anderson.
Son épouse, son fils et lui-même ont coupé le ruban à l’aide d’une paire
de ciseaux surdimensionnée.
Le rideau s’est écarté.
Derrière eux, dans le grand bassin, une statue en bronze représentant
Shelly se dressait là où se tenait autrefois le trident volé. Un petit poisson
vert slalomait autour de la tête de la statue, puis il a foncé vers la vitre de
l’aquarium.
Lorsqu’il l’a heurtée, le jeune frère de la disparue, Dawson, s’est
approché de lui.
Le garçon tenait dans la main une drôle de coquille en forme de spirale.
Un souvenir de sa sœur, a-t-il déclaré par la suite. Cette coquille avait été
retrouvée au fond du bassin le lendemain de la disparition de Shelly.
Dawson a collé son visage à la vitre, face au poisson, puis lui a dit :
« Ohé, petit poisson, ça te dirait de venir vivre dans mon aquarium ?
Maman, je me suis trouvé un nouveau poisson de compagnie ! »
Mme Anderson a hoché la tête, la petite famille s’est réunie. Au terme de
cette cérémonie apaisée, les invités sont allés déposer des fleurs au pied du
grand aquarium, en hommage à l’adolescente portée disparue.
Ce livre est le fruit d’un travail d’équipe. Il n’aurait jamais pu voir le jour
sans Eric Geron. Eric, tu es le meilleur éditeur dont un auteur puisse rêver –
ainsi qu’un être d’une grande humanité. J’ai adoré travailler avec toi. Sur
un projet aussi flippant, en plus. Merci de m’avoir proposé cette série.
Comme toujours, merci à mon agent, Deborah Schneider, qui sait si bien
défendre mes intérêts. Merci à Studios of Key West, qui m’a accueillie en
résidence – c’est chez eux que me sont venues pas mal des idées qui
figurent dans ce livre, et que je me suis inspirée de l’océan ; merci au
Vermont Studio Center, ainsi qu’à Joj, qui m’a fait découvrir la Provence,
où j’ai pu relire ce texte. Je tiens également à remercier mon grand-père,
Robert Rogers, qui a travaillé comme consultant musique pour Walt Disney
sur Fantasia et d’autres projets. Je sais que tu serais fier de moi. Enfin, un
grand merci à mes parents, qui ont choisi de me faire voir Bambi comme
tout premier dessin animé – début de ma grande histoire d’amour avec
Disney. Et je confirme, j’ai toujours préféré les méchants, chez Disney.
Écrire ce livre, c’est la réalisation d’un rêve de gosse, une gosse qui était
fan de livres d’épouvante. J’espère que vous prendrez du plaisir avec cette
délicieuse série, chers lecteurs.

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