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Rêverie Du Quinze Août Lecture
Rêverie Du Quinze Août Lecture
QUINZE-AOÛT
RÊVERIE DU
QUINZE-AOÛT
Alexandre Papadiamantis
TRADUIT DU GREC PAR RENÉ BOUCHET
Les textes de ce recueil ont paru pour la première fois
aux éditions Hatier en 1993, à l’exception de trois nouvelles
inédites : La Dernière Filleule, Nuit de carnaval
et Rêverie du Quinze-Août.
* Le texte grec joue sur la double acception du mot havra, qui désigne
à la fois une synagogue et un attroupement bruyant. (N.d.T.)
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la faute des prêtres, puisqu’ils étaient les serviteurs des
marguilliers ? Ces marguilliers qu’ils avaient surnom-
més les « éteignoirs » à cause de leur manie d’éteindre
les cierges des fidèles alors qu’ils n’étaient qu’à moitié
consumés, ces marguilliers qui couraient supplier les
puissants pour être nommés à cette fonction, comme
s’il s’était agi d’un gagne-pain, et qui ne l’assumaient
le plus souvent que par gloriole et vanité, et fort rare-
ment par piété sincère, c’étaient ces marguilliers-là
qui avaient la haute main sur les prêtres, les chantres
et le sacristain. Et voilà qu’ils venaient de lancer la
mode de faire célébrer deux offices, « à l’occidentale »,
jusque dans les plus petites églises d’Athènes, à la
manière des boulangers qui font deux fournées, ou
des pêcheurs qui sortent en mer deux fois par jour.
Et les mêmes obligeaient les prêtres, comme s’ils
n’avaient que cela à faire, à étouffer leur conscience
et à bafouer la religion en officiant sans veilles, sans
heures et sans matines. Ils en étaient venus à mépri-
ser le livre inspiré du saint psalmiste, faute contre la
religion qui, même s’ils avaient eu par ailleurs toutes
les vertus, suffisait à elle seule à les damner. Voyant
cela, le pauvre moine se comparait en conscience à
ces prêtres qui avaient en outre charge d’âmes, et il se
trouvait cent fois meilleur qu’eux.
Il n’avait pas tort.
Et que dire des pasteurs du peuple élu, de ceux
qui tondent les brebis du Seigneur pour le royaume
modèle ? Ce sont eux les principaux, sinon les seuls
responsables du relâchement actuel. N’est-ce pas eux
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qui, pour un peu de monnaie ou de renommée, ont
bradé leur indépendance, leur dignité au profit du
pouvoir politique ? N’est-ce pas eux qui réduisent leur
action à la pompe des cérémonies ? Respectent-ils
seulement le rituel avec une scrupuleuse exactitude ?
Ils disent des messes à la mémoire des défunts le
dimanche, pour ménager la vanité stupide d’individus
incultes et vulgaires, quand tout le monde sait que de
telles messes ne peuvent normalement être célébrées
que le samedi ou les autres jours de la semaine. Ils
acceptent qu’on écourte les offices et qu’on supprime
en douce tout rituel dans l’Église. N’est-ce pas eux
qui signent des encycliques sur des prescriptions et
des règlements ecclésiastiques qu’ils sont ensuite les
premiers à enfreindre de manière éhontée ? N’est-ce
pas eux qui, après avoir tant de fois formellement
interdit toute innovation dans la musique religieuse,
ont stupidement toléré une parodie de représentation
théâtrale qui a souillé de la manière la plus grossière
l’ensemble des églises de la capitale ? N’est-ce pas eux
qui par encyclique ont interdit la célébration à domi-
cile des baptêmes et des mariages, et qui courent célé-
brer baptêmes et mariages en voiture dans tous les
foyers ? N’est-ce pas eux qui ont consenti à ce qu’une
multitude de moines soient nommés desservants dans
nos villes ? Et pour quelle raison accorderait-on aux
prêtres le droit de se marier, si les moines n’étaient
pas destinés aux monastères, n’avaient pas fait vœu de
rester chastes et de fuir le monde ? N’est-ce pas eux,
ces hommes instruits, qui supportent d’entendre de
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monstrueux solécismes pendant l’office, quand ils ne
les commettent pas eux-mêmes ? N’est-ce pas eux qui
donnent l’ordination aux individus les plus incultes et
les plus vils, en cédant aux pressions de leurs protecteurs
plutôt que d’obéir à Dieu ? Qui peut croire qu’ils soient
insensibles à l’argent et qu’ils n’encourent pas la terrible
accusation de simonie, quand on en voit qui laissent,
à leur mort, une fortune à leurs neveux ? N’est-ce pas
eux, les pasteurs du peuple élu du Seigneur, qui, pre-
nant pour prétexte la cérémonie annuelle de la tonsure,
parcourent villages et couvents en veillant à mainte-
nir dans un rigoureux équilibre, comme les deux pla-
teaux voisins d’une même balance, leur bedaine et leur
escarcelle ? Avec de tels principes, de tels sentiments,
un tel comportement, comment est-il possible qu’ils
dirigent convenablement les affaires ecclésiastiques de
ce pays ? N’est-il pas temps que la Grande Église du
Christ songe à retirer à sa sœur cadette de Grèce une
indépendance qu’elle ne lui a accordée que par condes-
cendance et sous conditions ?*
Samuel ne se faisait pas toutes ces réflexions, mais
quel est l’auteur qui n’a pas quelquefois substitué ses
propres pensées à celles de son héros ? Que le lecteur
nous pardonne d’avoir, nous aussi, introduit quelques
idées personnelles parmi les sentiments de ce pauvre
moine. Nous nous empressons de déclarer que de tels
propos ne portent pas atteinte à l’autorité de l’Église,
* Cette phrase désigne l’ivresse et tire son origine d’un usage monastique :
le jour de la fête du monastère, les moines cénobites n’ont jamais le
temps de s’asseoir à la table commune, de crainte de ne pouvoir servir les
innombrables pèlerins ; mais le lendemain, jour où l’on célèbre un office
solennel pour le repos de l’âme des fondateurs du monastère, ils trouvent
enfin, eux aussi, le temps de banqueter. (N.d.A.)
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– Qu’est-ce que tu lui veux ? interrogea une voix de
femme.
C’était la voisine Costaina, sans sa quenouille. Elle
s’était couchée à huit heures et avait eu son comptant de
sommeil. Une fois réveillée, elle était venue à la fenêtre,
pour voir et mieux entendre. Yannis lui répondit :
– Ma belle-mère est au plus mal. Il faut lui don-
ner la communion. Mais impossible de savoir où est
fourré le moine.
– Il doit être chez les « femmes de pope », s’em-
pressa de répondre Costaina.
– Quelles « femmes de pope » ? demanda Yannis
en feignant l’étonnement.
Costaina ne répondit pas directement mais, après
un court silence, elle poursuivit :
– Qui sait ? Elles l’ont peut-être caché chez elles ?
Des fois qu’on le leur env ierait, qu’on voudrait le leur
prendre !
– Qu’est-ce que c’est que ces femmes de pope ? Je
ne comprends rien à ce que tu me racontes, dit Yannis
qui, bien au contraire, avait tout compris d’emblée,
parce qu’il n’ignorait rien des relations auxquelles fai-
sait allusion la femme à sa fenêtre.
– Il sera tombé dans un guet-apens, que je te dis,
insista Costaina. Frappe fort là-dessus et tu sauras, et
elle montra la porte de la vieille Tassou.
– Je ne peux quand même pas tambouriner sur la
porte de gens que je ne connais pas, dit Yannis.
– Quelle affaire ! dit Costaina. Allons, mon ami, tu
ne sais pas faire semblant ? Inventer un prétexte ? Tu n’as
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qu’à dire que tu ne l’as pas trouvé chez lui, que tu as cru
qu’il était parti dans une chapelle en dehors de la ville,
et que tu veux demander à la vieille s’il ne lui a pas laissé
la clé de l’église. Après tout, c’est elle la sacristaine.
Yannis le maraîcher trouva le plan de la femme
admirable. Il hésitait pourtant à le mettre en pratique.
– J’irai plutôt, se dit-il après avoir réfléchi un
moment, frapper à la porte du père Pavlinos. Il habite
tout près d’ici. Et, de toute façon, comme ça, il sera
au courant.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Le père Pavlinos, en tant
que desservant, se trouva avoir la clé que gardait d’or-
dinaire le sacristain. Il se leva et partit donner la com
munion à l’agonisante. Yannis n’osa pas lui demander
comment il se faisait qu’exceptionnellement ce soir-là il
avait la clé, ni ce qu’était devenu le moine. Il dut atten
dre le matin pour apprendre, en même temps que tout
le quartier, que le moine était déjà parti, après avoir
renoncé à sa charge de sacristain.
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Et, de fait, la soirée était déjà bien avancée quand,
à la nuit tombée, Siniora arriva avec sa vieille mère et
ses quatre enfants, accompagnée d’autres femmes, des
voisines ou des parentes. Elle n’avait plus vu son mari
depuis plusieurs mois, depuis qu’il était parti habiter
seul, par mortification, dans une chambre misérable
qu’il appelait « ma cellule » et où il vivait comme un
moine. Elle s’approcha timidement de lui, en bais-
sant les yeux. Frangoulas, qui se tenait de l’autre côté
du portail de l’église, feignit de regarder ailleurs, de
suivre une conversation que deux ou trois paysans
avaient engagée sur leurs récoltes.
Siniora entra dans la chapelle, se prosterna, alluma
des cierges et baisa les icônes. Elle ressortit peu après,
s’approcha de son mari et le salua d’un air réservé.
Celui-ci lui tendit la main et embrassa affectueuse-
ment ses enfants.
La nuit venait de tomber. On chanta l’Angélus.
Quand les fidèles, assis par groupes sur l’herbe ou
sur les ruines alentour, eurent mangé le frugal repas
de carême, Frangoulis fit trois fois le tour de l’église en
frappant sur un rythme trochaïque, puis iambique, la
simandre de bois qu’il avait hâtivement fabriquée de
ses propres mains, sur le modèle de celles que l’on voit
dans les monastères.
Les deux fils de Frangoulas, et cinq ou six autres
galopins, montèrent aussitôt sur le toit de l’église, en
grimpant au-dessus du portail, et se mirent à frapper
comme des fous, sans relâche et sans pitié, la petite
cloche à moitié fêlée suspendue par deux pièces de bois
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fourchues. Frangoulas, le chantre Dimitros et Panayo-
tis, le fils d’Andonitsa (un brave paysan, toujours prêt
à aller visiter toutes les chapelles de l’île et à pourvoir
à leur entretien, à tel point que la municipalité avait dû
se résigner à le nommer marguillier à vie de toutes les
églises isolées dans la campagne), durent donner de la
voix, réprimander et admonester les garnements pour
qu’ils cessent de faire sonner la cloche et finissent par
descendre du toit. Le père Nicolas put alors chanter
l’introït, et l’office de nuit commença.
Ce soir-là, Frangoulas était dans de si bonnes dis-
positions que, pendant huit heures d’affilée, il avait
tout chanté et récité, depuis le « Dieu, prends pitié » au
début des complies, jusqu’au « Que ton nom soit loué »
à la fin de l’office, en tant que chantre placé à la droite
du prêtre, laissant tout juste à Dimitros, le chantre
de gauche, le soin de psalmodier un petit hymne,
pour lui éviter de s’assoupir. Il avait chanté seul « Le
Dieu souverain », dans les huit modes de l’octoèque,
sous prétexte que Dimitros « ne trouvait pas facile-
ment le ton juste », autrement dit qu’il ne pouvait
pas passer d’un ton à l’autre d’une voix naturelle sans
rompre l’harmonie. À la fin des vêpres, il avait lu,
seul aussi, le Synaxaire et, sans même reprendre son
souffle, il avait, seul encore, entonné les six psaumes
des matines. Il avait psalmodié les hymnes assis, le
Polyéléos, les anabathmoi et les prokeiména, puis les
hymnes « Rehaussée de gloire divine » et « J’ouvrirai
la bouche » en entier. Il avait dit les Laudes, la Doxo-
logie, avait lu les Heures et la Communion pour tous
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ceux qui s’y étaient préparés. Et pendant l’office, il
avait repris tous ces hymnes, avec les Béatitudes, le
Trisagion, le Chant chérubique, l’hymne « Toutes les
générations », l’antienne de la Communion, etc.*
Le vieux Frangoulas se souvenait de tout cela
comme si c’était la veille, alors que quinze années
déjà s’étaient écoulées depuis lors. Il se rappelait cer-
tains petits incidents assez drôles qui s’étaient produits
pendant la procession, peu avant minuit, au moment
où l’on sortait l’icône de l’église. Comme les femmes
tenaient serrés contre leur corps de gros cierges que
Panayotis, le mari d’Andonitsa, ce zélé serviteur de
la cérémonie, avait réunis en gerbes ou entrelacés, les
cierges avaient flambé comme une torche et avaient
failli mettre le feu à la chasuble et à la barbe du pope.
À court d’expédient, Panayotis avait saisi ces volumi-
neuses gerbes de cierges allumés et, pour les éteindre,
les avait jetées à terre et piétinées de ses galoches. Les
femmes avaient mal pris la chose et protesté qu’il était
sacrilège de piétiner des cierges.
LA DERNIÈRE FILLEULE . . . . . . . . . . . . . . . 7
NUIT DE CARNAVAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16
LE MOINE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
LA VOIX DE L’OGRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
RÊVERIE DU QUINZE-AOÛT . . . . . . . . . . . . 101
LE CHANT FUNÈBRE DU PHOQUE . . . . . 120
LE MORT VOYAGEUR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125
λογοτεχνία
À paraître :
A Couple of Comedians, Don Carpenter
Retenir les bêtes, Magnus Mills
Tumble Home, Amy Hempel
The Bear Went Over the Mountain, William Kotzwinkle
RÊVERIE DU QUINZE-AOÛT
d’Alexandre Papadiamantis
a été achevé d’imprimer en mai 2014
sur les presses de l’imprimerie Pulsio.
Éditions Cambourakis
GRAPHISME : SYLVAIN LAMY
2, rue du Marché-Popincourt
F-75011 Paris
www.cambourakis.com