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RÊVERIE DU

QUINZE-AOÛT
RÊVERIE DU
QUINZE-AOÛT
Alexandre Papadiamantis
TRADUIT DU GREC PAR RENÉ BOUCHET
Les textes de ce recueil ont paru pour la première fois
aux éditions Hatier en 1993, à l’exception de trois nouvelles
inédites : La Dernière Filleule, Nuit de carnaval
et Rêverie du Quinze-Août.

© Éditions Cambourakis, 2014


pour la traduction française.
LA DERNIÈRE FILLEULE

S’il y eut jamais une honnête femme qui connut


un ménage bien tenu, ce fut sans conteste Sofoula,
l’épouse de Constandis, vénérable maîtresse de mai-
son de soixante-dix ans qui habitait une bourgade du
bord de mer dans une île de l’Égée.
On l’appelait communément Sarandanou, et bien
des gens supposaient que ce nom lui avait été donné
parce qu’elle avait de l’esprit (nous) comme quarante
(saranda), réputation qu’on ne jugeait point surfaite.
Mais d’autres prétendaient que le mot avait été
formé par abréviation de Sarandanonou, autrement
dit « marraine » (nona) de quarante filleules et fil-
leuls.
Si elle n’était pas encore parvenue à ce chiffre, elle
n’en était certainement plus très loin : il ne lui man-
quait plus que deux ou trois unités, et elle comptait
bien atteindre sans tarder le total de quarante. Il faut
bien reconnaître qu’au début elle avait accepté de bap-
tiser cinq ou six nouveau-nés du voisinage, comme le
font d’ordinaire toutes les mères de famille. Mais une
fois qu’il fut connu et avéré qu’elle avait la main heu-
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reuse, toutes ses voisines, toutes ses parentes, proches
ou lointaines, se mirent à l’assiéger.
Elle avait acquis la réputation d’obtenir que tous
les enfants qu’elle tenait sur les fonts baptismaux res-
taient en vie. Et il est aussi important de trouver une
marraine dont « les filleuls restent en vie » qu’un
prêtre dont « les exorcismes prennent ».
Sofoula, toutefois, supportait cette corvée de bonne
grâce. Il est vrai qu’en ce temps-là la layette qu’offraient
parrain et marraine, une tunique et un capuchon orné
d’une croix, ainsi que la menue monnaie qu’ils jetaient
aux gamins des rues, une pluie printanière de pièces
d’un ou deux centimes, ne revenait qu’à dix piastres
en tout et pour tout.
Sofoula ressemblait à une consciencieuse jardinière
qui ne se contente pas de planter ses fleurs, mais qui
se soucie de les entretenir et de les arroser. Elle aimait
ses enfants spirituels comme ses propres enfants, du
fond du cœur, les choyait, les gâtait et veillait à leur
éducation.
Constandis, qui était le plus bougon des hommes
de la bourgade, ne partageait pas cette faiblesse de son
épouse.
– Eh bien, bravo ! Continue donc à les gâter, tous
ces filleuls !… Ne te prive surtout pas, tu as de quoi
faire, pauvre idiote !…
Sofoula ne s’inquiétait guère de ces coups de sang de
son mari qui savait être aussi, à ses heures, un homme
débonnaire. Et puis, Constandis se montrait rarement
au bourg. Depuis qu’il avait cessé de naviguer, il s’oc-
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cupait exclusivement de la culture de ses terres. Tous
les matins, il enfourchait son robuste mulet, partait
pour les champs et n’en revenait qu’après le coucher du
soleil.
Cette année-là, vers 184?, Sofoula en était à son
trente-neuvième filleul. Il ne lui en manquait plus
qu’un pour atteindre le total de quarante et avoir la
conscience tranquille. Elle baptisait indistinctement
filles et garçons, mais veillait à fournir des notices
précises aux prêtres et aux confesseurs, par crainte
de damner son âme si jamais advenait plus tard une
union entre un de ses filleuls et une de ses filleules.
Chaque année, le jeudi saint, une grande activité
régnait dans la cour de la maison. Sofoula se retroussait
les manches jusqu’aux coudes et, toute seule, pétrissait
autant de koulouria aux œufs qu’elle avait de filleules et
de filleuls, trente-neuf… Et elle devait en faire autant
pour ses petits-enfants et ses arrière-petits-enfants, qui
n’étaient pas en reste.
Il lui fallait confectionner au total plus de soixante-
dix koulouria, sans compter les plus gros qu’elle prépa-
rait pour les marraines de ses enfants, ses nièces, ses
cousines.
On entendait, ce jour-là, l’essaim des filleuls, des
filleules et des petits-enfants bourdonner autour des
massifs de fleurs de la cour. Dès trois heures de l’après-
midi, quand Constandis se levait de sa sieste de mauvais
poil, enfilait son pantalon de drap, se coiffait de son
imposant fez tunisien, saisissait sa grande chibouque
à l’embout d’ambre comme s’il avait tenu un sceptre,
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accrochait à sa ceinture sa profonde tabatière de soie
et descendait au café humer la brise marine, dès cette
heure-là la vaste cour carrée était prise d’assaut et
dévastée par les filleuls et les arrière-petits-enfants.
Les enfants du quartier pensaient jouir d’un bonheur
suprême et d’un plaisir sans nom s’ils parvenaient à se
faufiler dans la cour de Sofoula, qu’ils considéraient
comme un lieu fabuleux. Plusieurs d’entre eux pas-
saient la tête dans les interstices des planches de la
porte fermée, verrouillée de l’intérieur par les filleuls
jaloux pour en interdire l’accès à ceux qui n’étaient
pas en tenue de cérémonie. D’autres, plus audacieux,
escaladaient le mur et, de là, sautaient à l’intérieur de
la cour. Mais malheur à eux s’ils n’échappaient pas à
la vigilance des privilégiés. Mordus, pincés, ils finis-
saient par en être chassés.
Le jeudi saint de l’année 185?, toutes les filleules
et tous les filleuls étaient rassemblés dans la cour de
Sofoula. Le plus âgé d’entre eux était déjà un jeune
homme de vingt ans ; quant à la plus jeune, c’était une
petite fille de deux ans à qui sa marraine avait donné
son propre prénom. Cette fillette était le quarantième
enfant spirituel de Sofoula.
Cet appoint tant attendu pour atteindre le nombre
fatidique avait enfin vu le jour, et la petite fille était la
préférée de Sofoula. La marraine nourrissait de grandes
ambitions pour l’avenir de cette fillette. Constandis lui-
même, parmi tous les filleuls et filleules, ne supportait
que cette petite. Quant à l’amour que Sofoula avait
pour elle, il touchait à la folie.
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Ce jour-là, Sofoula s’était enfermée dans la grande
pièce du rez-de-chaussée et pétrissait la pâte. Quelques-
uns des enfants faisaient le siège de sa porte en l’épiant.
Mais la plupart jouaient bruyamment à cache-cache
autour de l’énorme pressoir, près du moulin à huile,
tandis que d’autres s’ébattaient avec de grands éclats
de voix le long des grilles du jardin et près du puits.
La petite Sofoula qui, comme nous l’avons dit,
avait tout juste deux ans, poussait des cris joyeux,
gazouillait comme toute une nichée d’hirondelles
et courait, elle aussi, derrière les autres enfants. Sa
marraine chercha d’abord à la garder auprès d’elle,
mais la fillette, qui ne tenait plus en place, demanda
à sortir.
– Marraine, est-ce que je peux aller jouer, moi aussi ?
– Et à quoi veux-tu jouer ?
– À cachette, marraine, balbutia la petite.
– Les petites filles ne jouent pas à cachette, lui dit
sa marraine sur un ton sévère.
La fillette ne dit mot, mais se renfrogna. Remar-
quant sa mauvaise humeur, la marraine appela sa ser-
vante, Athinio, une jeune fille de vingt ans, qui était,
elle aussi, une de ses filleules, et lui confia la petite en lui
recommandant une extrême vigilance.
Mais Athinio s’empressa d’oublier la recommanda-
tion de sa patronne et, comme quatre ou cinq voisines
s’étaient assises sur le banc de pierre (et nous savons
combien pour les femmes oisives il n’est de plus grand
plaisir que la conversation), elle alla les rejoindre et
laissa la petite Sofoula s’ébattre en toute liberté.
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Comme si cela ne suffisait pas, sa patronne lui ayant
demandé d’aller puiser de l’eau au puits, elle négligea,
en allant y remplir la cruche, d’en refermer l’ouverture
qu’elle avait trouvée fermée, et laissa le puits grand
ouvert. Une imprudence que n’aurait jamais commise
Sofoula, ou toute autre femme de bon sens. Sans doute
la vieille Sofoula avait-elle fait cent fois cette recom-
mandation à sa servante, mais Athinio n’était pas de
ces femmes qui avec le temps deviennent capables
d’attention.
Leur passionnante conversation battait son plein
quand les femmes assises sur le banc de pierre enten-
dirent soudain un claquement sec, comme celui d’un
corps qui tombe à l’eau, et en même temps un cri étouf-
fé, puis un second, plus fort.
Elles se levèrent d’un bond. Mais, avant même
qu’elles aient esquissé le moindre mouvement, la porte
du rez-de-chaussée s’ouvrit bruyamment et Sofoula,
éperdue, nu-pieds et bras nus, les mains couvertes de
farine, accourut vers le puits en criant :
– La petite ! La petite !
Par ce pressentiment propre aux natures aimantes,
Sofoula avait aussitôt compris que sa petite filleule
était tombée dans le puits. Et elle ne s’était pas trom-
pée.
Pendant qu’elle courait, la petite Sofoula avait vu
que l’orifice du puits était ouvert, s’en était approchée,
s’était agrippée à la basse margelle de bois, avait aper-
çu à la surface de l’eau le reflet de sa tête blonde, de
son visage d’ange, s’était mise à lui sourire, s’était un
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peu trop penchée, et elle avait glissé sur la planche
polie par le fréquent frottement de la corde et était
tombée la tête la première à l’intérieur du puits.
Les femmes, et Athénio avec elles, accoururent
derrière Sofoula en écartant et en agitant frénétique-
ment les bras.
– Un seau ! Une seille ! hurlait la vieille Sofoula
affolée.
– Un grappin ! s’écria aussi Athinio, toute tourne-
boulée (comme si c’était le récipient avec lequel on
puise l’eau qui était tombé dans le puits).
– Un grappin pour t’y accrocher, sale bête ! lui cria
Sofoula en lui décochant un regard féroce. Tu m’as
noyé cette enfant.
La vieille femme n’avait pas tardé à comprendre que
l’inattention de sa servante était la cause de l’accident.
– Marraine, je vais descendre moi-même dans le
puits, lui dit Athinio.
Et comme on tardait à trouver un seau (on sait bien
que dans les circonstances dramatiques les gens perdent
la tête), comme les femmes couraient en tous sens et
qu’entre-temps la petite se noyait, Sofoula acquiesça à
la proposition d’Athinio. Du reste, elle la savait assez
adroite pour ce genre de besogne, comme pour toutes
les tâches généralement dévolues aux hommes.
Athinio retroussa donc sa jupe au-dessus des genoux
et, posant ses pieds dans les renfoncements de la paroi
du puits qu’elle connaissait bien (et que l’on ménage
exprès chaque fois qu’on en creuse un), elle descendit
jusqu’à la surface de l’eau.
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Elle ne vit nulle part la fillette.
L’eau avait une profondeur égale à la taille d’un
homme, et Athinio ne pouvait aller plus bas. Mais on
avait entre-temps trouvé le seau, que l’on fit descendre
jusque dans les mains de la jeune fille. Elle saisit la
corde et se mit à faire tourner le récipient dans l’eau.
Sofoula poussait des cris de douleur et se lacérait
les joues. La douceur de l’espérance avait déserté son
cœur…
Finalement, le seau heurta un corps qui remontait.
La petite parvint à la surface, mais elle était déjà morte.
Sa tête était affreusement contusionnée. Dans sa
chute violente, elle avait heurté les pierres de la paroi
et, assommée par le choc, elle avait avalé une telle
quantité d’eau que son corps n’avait pu remonter rapi-
dement à la surface.

Aussi longtemps qu’elle vécut, Sofoula ne put se


consoler de ce malheureux accident. C’était justement
sa dernière filleule !…
Elle conserva avec une scrupuleuse superstition
toute son affection à cette innocente petite morte.
Pendant les quelques années où elle fut encore en vie,
elle ne manquait jamais de préparer pour la malheu-
reuse enfant, tous les jeudis saints, la petite figurine
en brioche et, le dimanche de Pâques, le matin, et à
ce moment-là seulement, à son retour de la messe,
elle ouvrait le puits, resté désormais à l’abandon, et y
jetait la figurine et les œufs teints en rouge de la petite
Sofoula.
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Cette brave femme assurait que l’eau exhalait alors
un inexplicable parfum, comme un encens d’âme pure
qui s’élevait vers l’Homme Dieu, vers le Créateur.
(1888)
NUIT DE CARNAVAL

Si Spyros Vergoudis n’avait été un étudiant sérieux,


et si jamais il n’avait su comment passer son temps,
pendant ces jours de vacances de carnaval, il aurait
pu, assis à sa fenêtre, s’employer à observer et écouter
ce qui se passait autour de lui. Sa fenêtre ne donnait
pas sur la rue, mais sur une vaste cour de plan irrégu-
lier, dont les murs d’inégale hauteur fermaient l’accès
à l’une des plus anciennes maisons de la vieille ville,
sur les pentes de l’Acropole, près de l’église du Saint-
Sépulcre*. Les locataires du rez-de-chaussée, Catingo
Christaina et sa sœur célibataire Frosso, la vieille Van-
ghéli Lémonou et sa fille Yoryaina, Stamatoula Yémé-
nitsa et sa fille adoptive Maroussa, ne cessaient de se
disputer pour des vétilles, presque trois fois par semaine.
Lémonou, qui occupait le logement du milieu, s’en pre-
nait un jour à l’une de ses deux voisines, le lendemain
à l’autre, tantôt au moindre prétexte, tantôt sans pré-
texte du tout. Et les jours fériés, au lieu de trouver
matière à dire du mal d’autres femmes qui passaient
devant la cour ou qui restaient tranquillement chez

* Ainsi nommée parce qu’il s’agit d’une dépendance du Saint-Sépulcre


de Jérusalem.
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elles, elles préféraient encore se chamailler entre elles.
Si jamais l’une des trois, la sœur de l’une ou la fille de
l’autre, s’endimanchait, il y en avait toujours une pour
garder sa tenue de tous les jours et avoir ainsi une
bonne raison de dénigrer sa pimpante voisine, sous
prétexte qu’ « elle ne savait pas s’habiller » : « Regar-
dez-moi ça ! Elle s’est pomponnée comme une jeune
mariée. Quelle touche ! Elle ne se voit pas ! » Les jours
de semaine, elles faisaient la lessive, tantôt à deux, tan-
tôt à trois, et n’avaient pas assez de tout l’espace de la
buanderie et de la cour pour étendre leur linge propre.
Souvent, la vieille Vanghéli Lémonou s’en prenait à sa
voisine de droite ou de gauche, la traitait de bonne à
rien, de godiche, de mauvaise ménagère, de souillon,
elle allumait la mèche la première, puis tout à coup
elle s’apaisait, souriait, prétendait qu’elle avait du pain
sur la planche, d’autres chats à fouetter et mieux à
faire que de répondre à leurs critiques. D’autres fois,
Stamatoula Yéménitsa, à son tour, prêtait l’oreille
aux cancans de l’une, débinait l’autre, puis jouissait de
leur querelle à son aise en s’en tenant soigneusement
à l’écart. Elles se disputaient pour trois fois rien, pour
une bassine posée de travers dans la buanderie, pour
quelques gouttes d’eau chaude renversées par terre,
pour une poignée de cendre tombée dans la panière.
Un jour, la vieille Vanghéli s’emporta contre Catingo
Christaina, parce que cette dernière se vantait de se
faire payer vingt centimes les chemises empesées, et
la traita de « traînée » et de « souillure », une autre fois
ce fut Catingo qui menaça Maroussa, la fille adoptive
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de Stamatoula, une fillette d’à peine treize ans, en la
qualifiant de « sale bâtarde » parce qu’elle l’avait vue
se laver les mains près de la panière remplie de linge
propre. C’est ainsi que nos trois pauvres femmes pas-
saient leur temps dans la vaste cour de cette ancienne
demeure.
Ce même soir, si Spyros Vergoudis avait décidé de
rester dans sa chambre, à l’étage, d’éteindre sa lampe
et de se tenir derrière la fenêtre qui donnait à l’est
pour épier les allées et venues des invités, ou encore
de coller son oreille au trou de la serrure de sa porte
pour écouter les bruits, les voix, les chuchotements, il
aurait eu de quoi faire. C’est là qu’était l’entrée prin-
cipale par où lui aussi accédait à sa modeste chambre,
l’entrée officielle par où passaient, par centaines,
tous les parents, amis et familiers de la maison. Et
s’il avait voulu se déplacer un instant et s’approcher
de l’autre fenêtre de sa chambre, celle qui donnait au
sud, il aurait pu apercevoir l’autre entrée, l’entrée de
service attenante à la cuisine, où Mme Zakharias, la
maîtresse de maison, passait le plus clair de son temps
à fumer ses cigarettes à son aise. La maison se prêtait
bien aux parties de cache-cache et autres jeux. Deux
individus, le premier poursuivi par le second, ou se
poursuivant l’un l’autre sans que l’on pût savoir lequel
était aux trousses de l’autre, pouvaient, des jours et
des nuits durant, entrer et sortir plusieurs fois par les
deux portes sans que l’un parvînt à apercevoir l’autre.
Et si notre étudiant était revenu à la fenêtre don-
nant à l’est ou vers sa petite porte pour surveiller l’en-
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trée principale, il aurait, dès la nuit tombée, entendu
frapper toutes les cinq ou dix minutes. Un léger
bruit de pas résonnait alors à l’intérieur, accompagné
d’un froufrou de robe, la porte s’ouvrait, les visiteurs
entraient, et l’on entendait alors des bonsoirs, des
salutations, des civilités, et quelquefois des embras-
sades… entre femmes, comme les descendantes d’Ève
ont pris la pénible habitude d’en échanger depuis que
nos mœurs se sont occidentalisées. Je me hâte d’ajou-
ter, pour rassurer mon lecteur, que les mœurs de la
famille en question, légères en apparence, étaient en
réalité fort sévères. Mais ce foyer naviguait dans cet
entre-deux vague et incertain, dans ce crépuscule
entre tradition et innovation qui, comme tout crépus-
cule, ne peut durer mais recule devant l’avancée de la
nuit et s’achemine inexorablement vers les ténèbres.
C’étaient sans conteste des gens bienveillants, pré­
venants, chaleureux. Ils connaissaient la moitié de la
ville, et s’ils avaient laissé passer un jour sans élargir
le cercle de leurs relations, leurs deux filles y auraient
vu une journée perdue.
Et puis, on était en plein carnaval et tout le monde
au-dehors s’amusait. Dès la nuit tombée, l’étudiant,
seul dans sa chambre, entendait par-delà la cour des
cris, des chants, des accords de guitare. Si le petit hall
était resté quelques minutes sans visiteurs, si ce jeune
homme farouche avait osé, en empruntant le vieil
escalier de pierre, aller jusqu’à la galerie qui reliait
la maison au mur de la cour et s’il avait approché sa
tête du guichet fermé par des barreaux, comme celui
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d’une porte de prison, pour regarder en contrebas, il
aurait aperçu, sur le pavé de cette rue en pente, par
groupes de deux, de quatre, de six, de nocturnes gui-
taristes exhalant « par les cordes et les flûtes* » leurs
plaintes sempiternelles contre la cruauté des deux
jouvencelles. Car tous les jeunes gens du quartier, et
bon nombre d’autres venus des quatre coins de la ville,
étaient épris des deux sœurs. Certains d’entre eux
aimaient Melpo, d’autres préféraient Coula** ; mais
la plupart étaient amoureux des deux à la fois. Plu-
sieurs appartenaient au cercle des amis de la maison,
mais si, à la suite d’un menu malentendu, ils étaient
provisoirement tombés en disgrâce ou si, en raison
de l’affluence des visiteurs, il n’y avait plus de place
pour eux au cours d’une soirée, ils prenaient leur gui-
tare, leur mandoline, leur harmonica, et cherchaient à
endormir leurs peines de cœur au son de la musique.

Ce jour-là, pendant la dernière semaine du car-


naval, le nombre des familiers de la maison s’était,
comme toujours, encore accru de quelques invités.
Parmi d’autres était venu un jeune sous-officier blond
à la moustache en croc introduit par un lointain cou-
sin de la famille. Par malchance, les deux jeunes filles
étaient absentes. Elles étaient sorties en compagnie de
deux nièces de leur mère pour faire quelques courses,

* Psaume 150, 4. (N.d.T.)


** Melpo et Coula sont les diminutifs des prénoms Melpomène et
Kyriacoula utilisés plus loin dans le récit. (N.d.T.)
20
rue Ermou. Il n’y avait à la maison que leur mère,
qui fumait sa cigarette dans la cuisine, la bonne qui
balayait les deux escaliers et une partie de la cour, celle
qui n’était pas du ressort des trois blanchisseuses, et le
maître des lieux, M. Zakharias, un vieil original qui
vivait des maigres rentes de ses deux habitations et de
ses trois boutiques et dont on aurait dit, à l’entendre
maugréer, gronder et crier sans arrêt : « Voilà un père
bien sévère ! » C’étaient pourtant son épouse et ses
deux filles qui dirigeaient la maison, et les éclats de
voix du vieil homme entraient par une oreille et res-
sortaient par l’autre. On n’y voyait jamais les quatre
fils de la famille. Le cadet s’était marié à dix-huit ans
sans l’autorisation de ses parents, le benjamin passait
ses journées dans une famille dont il préférait la fré-
quentation à celle de son lycée, l’aîné était employé de
banque et, nourri par les siens, dépensait son salaire
ailleurs, enfin son puîné était sergent dans l’infante-
rie. Même le témoin de mariage des parents, le seul à
s’être installé dans ce logis comme s’il avait été chez
lui sous prétexte qu’il n’avait pas de famille, alors que
cet homme sans scrupules avait fait trois bâtards à
une pauvre femme dont il avait abusé, était absent
de la maison et vaquait à ses occupations à l’heure
de la visite du sous-officier. À son grand déplaisir, M.
Zakharias fut obligé d’honorer en personne la visite
de ce cousin qui amenait avec lui le jeune militaire.
Le blond porteur d’épée avait déjà vu les deux sœurs
dans une boutique : un de ses amis les lui avait mon-
trées, en faisant d’elles un éloge ambigu. Les deux
21
jeunes filles lui avaient plu. Puis il les avait revues au
cours d’une promenade, et son compagnon les avait
saluées en lui indiquant qu’elles étaient ses cousines.
Le sous-officier lui dit alors :
– On prétend qu’elles sont très sociables et que
leur maison est ouverte aux visiteurs.
– Si le cœur t’en dit, je peux te présenter à elles, lui
répondit le cousin. Elles seront très heureuses de faire
ta connaissance. Elles ont un frère sergent.
Et, dès le lendemain, il le conduisit chez elles.
Le sous-officier, qui s’attendait à découvrir deux
frais minois, perdit tous ses moyens en se retrouvant
tout à coup face au visage renfrogné et à la barbe
blanche de M. Zakharias, et ne sut comment engager
la conversation. Obligé de lui accorder quelques mots,
le vieil homme lui montra le panorama qui, depuis sa
fenêtre, s’offrait aux regards sur tout ce secteur de la
ville et sur l’olivaie voisine :
– Monsieur le sous-officier, nous avons de ce côté-
là une vie magnifique.
– Assurément, répondit le militaire, et il mar-
monna en lui-même : « Vous avez surtout deux vies
magnifiques. »
Puis ils se turent quelques minutes.
– J’ai appris que vous aviez un fils dans l’armée,
reprit le sous-officier.
– Oui, répondit M. Zakharias, qui s’étonna de
ne pas avoir pensé à mentionner la chose le premier.
Il n’a pas voulu respecter l’isage et, dès la fin de son
service militaire, il est resté dans l’armée. Il n’a plus
22
qu’à attendre de l’avancement ! Du moins s’il a de la
chance, parce qu’au point où l’armée a été réduite par
ces satanés partis… Tous ces politiciens, ces dépités,
ont ruiné le pays. Ils peuvent bien aller au diable ! Ils
ne valent pas la corde pour les pendre ! Encore que je
les amènerais bien tous à la potence… J’en ai connu, à
mon époque, des jiteux qui, à c’ jour que je vous parle, ont
pris di galon et sont colonel ou commandant ! Qu’est-ce
que j’ai pu regretter de ne pas être entré dans l’armée
du temps d’Othon ! À c’t’heure, je serais colonel !
– À ce que je vois, tu aurais au moins une qualité
pour le devenir, lui dit le cousin en faisant allusion au
travestissement phonétique que le bon vieillard faisait
subir au lexique.
– C’est ce que tout le monde dit, ajouta en souriant
le sous-officier. Évidemment, depuis tout ce temps, tous
les sexagénaires seraient colonels, et tous les septuagé-
naires généraux. Seulement, qui travaillerait et paie-
rait des impôts pour verser toutes ces soldes ? Bien sûr,
continua le sous-officier, l’armée avait, et a toujours du
reste, ses bons côtés. Sauf que, selon toute apparence,
ajouta-t-il avec philosophie, ces bons côtés-là sont aussi
des épreuves auxquelles les Grecs d’aujourd’hui ont
précisément le plus grand mal à se faire. Voilà pourquoi
nous voyons tout le monde fuir l’armée et considérer le
jour de la quille comme un jour de fête. Et pourquoi
si peu de gens ont la patience et la volonté nécessaires
pour suivre une carrière militaire.
– Et quels sont ces bons côtés, si je puis me per-
mettre ? demanda M. Zakharias.
23
– Une vie régulière, la discipline, l’endurcissement,
les manœuvres, les corvées, la rudesse de l’armée en
général, la grossièreté même… quelquefois aussi une
bonne claque… les règles en usage qui valent plus que
le règlement écrit.
– Et quelles sont ces règles en isage ? demanda le
maître de maison.
– Par exemple, quand on arrête un déserteur… le
passer à tabac…
– Ah bon ! C’est donc ça ! s’exclama M. Zakharias…
La méthode me paraît plitôt barbare, mais elle ne me
déplaît pas. Le tabac, comme dit l’autre, « instruit les
âmes à la verti ».
À ces mots, il soupira, en songeant peut-être à ses
quatre fils.
– Et puis, poursuivit le sous-officier, il y a bien
d’autres tourments… Toutes les petites bêtes de la
campagne grecque, l’hôpital militaire, les brimades, les
garde-à-vous à n’en plus finir… Le trou, les arrêts de
rigueur pendant huit jours, quinze jours, les minarets…
– Les minarets ! Ah non, pas ça ! Et pourquoi pas
les muezzins ? s’exclama le maître de maison.
– Les minarets vous surprennent, monsieur Zakha-
rias ?
– Dans l’armée, ce qu’on appelle un minaret, c’est
un mois aux arrêts*, dit le cousin dans un éclat de rire.
– Ah, c’est donc ça ! fit M. Zakharias. Dans ce cas,
ça diffère.

* Jeu de mots entre minares (« minaret ») et minas (« mois »). (N.d.T.)


24
On entendit à ce moment-là un bruit de pas dans
le hall. C’étaient les deux jeunes filles qui reve-
naient de la rue Ermou, en compagnie des deux
nièces. Elles entrèrent dans la pièce, sveltes et gra-
cieuses, vêtues avec une élégance originale, coiffées
d’un chapeau extravagant à plumet rouge, la brune
Melpomène, petite, potelée, pâle, sentimentale et
romantique, la blonde Kyriacoula, grande, mince,
élancée, au regard vif et sensuel, aux yeux d’une
couleur indéfinissable qui semblaient raconter quan-
tité d’histoires. Malicieuse, volage, ironique, capable
de séduire par ses manières et de dépiter par ses
paroles, d’enjôler par le regard et de déchirer avec la
langue, elle avait plusieurs dizaines de prétendants,
qu’elle berçait tous d’illusions et qu’elle menait tous
en bateau.
On fit les présentations. Le sous-officier, séduit par
les deux jeunes filles, ne savait sur laquelle jeter son
dévolu. Il se retira au bout d’une demi-heure, sous le
charme, avec une invitation à venir à une des soirées de
la dernière semaine du carnaval, quand on donnait une
réception et un bal chaque soir.

Le dernier soir de cette seconde semaine de carna-


val de l’année 188?, on dansa tant chez M. Zakharias
qu’on put craindre de voir le parquet vermoulu de la
vieille maison s’écrouler sur la tête de Christaina, de
Vanghéli Lémonou et de Stamatoula Yéménitsa, ce
qui aurait été le seul moyen de mettre fin à tout jamais
à leurs querelles quotidiennes.
25
La porte du côté du couchant ne cessait de s’ouvrir
et de se fermer. On entrait par couples ou par groupes,
hommes et femmes, visages découverts et visages mas-
qués. La porte grinçait sur ses gonds, le parquet gémis-
sait, le couloir résonnait, la salle de réception bruissait
de la foule des invités. Les deux demoiselles de la mai-
son n’arrêtaient pas de courir toutes les trois minutes
vers la porte pour accueillir les nouveaux arrivants ou
pour raccompagner ceux qui partaient, de revenir dans
la salle pour faire honneur à ceux qui restaient, d’aller
de pièce en pièce pour échanger quelques mots avec les
plus intimes. Et le bal ne s’arrêtait que pour reprendre
dix minutes plus tard. Coula dansait comme si elle
avait eu des ailes aux pieds, choisissant ses cavaliers
d’un signe de la tête, accordant ses danses à la manière
d’une reine. Melpo acceptait toutes les invitations, par
compassion, par crainte de repousser une demande. La
cour et la cage d’escalier étaient baignées de lumière
et de toutes les fenêtres sortaient des airs de musique,
comme si toute la maison n’avait été qu’une gigan-
tesque cymbale résonnant harmonieusement jusqu’aux
faubourgs de la vieille ville. Et quand par hasard ces
accents musicaux marquaient une pause, on entendait,
au-delà de la cour, la mélancolique sérénade des gui-
taristes du quartier qui, pour une raison ou une autre,
n’avaient pas été conviés à gravir les marches de cette
accueillante et bruyante demeure. Alors, Coula fixait
vaguement son regard humide sur le vide, tandis qu’on
entendait Melpo murmurer entre ses dents : « Ah, les
malheureux ! »
26
Si Spyros Vergoudis, notre pauvre étudiant de
première année à la faculté des lettres, étendu sur sa
couche, avait eu quelque velléité d’aller dans le monde,
il n’en avait, de toute façon, pas les moyens.
Il est vrai que les deux jeunes filles l’avaient invité à
prendre part aux réjouissances de la soirée, mais com-
ment aurait-il pu, timide, sans expérience du monde,
mal vêtu comme il était, se mêler à tant d’inconnus ?
Et puis, il nourrissait un tendre sentiment amoureux
pour l’une d’elles, Coula, et il était jaloux ; il n’aurait
pas supporté de la voir danser avec tant d’hommes…
lui qui ne savait pas danser les danses venues d’Eu-
rope ! Il avait dîné à sept heures, et comme ce soir-là
les cafés avaient fermé plus tôt et qu’il avait ressenti
un léger mal de dents, il s’était retiré vers huit heures
dans sa chambre, avec ce vague à l’âme que tout
étranger éprouve au fond de lui pendant ces journées-
là. Mais une fois rentré chez lui, il avait aussitôt senti
son chagrin se dissiper : il rêvait à présent étendu
sur sa couche et se consolait en se disant qu’il était
sans conteste le plus heureux des hommes, puisque,
sans assister à aucune, il participait à trois ou quatre
festivités en même temps. Il entendait le vacarme
indescriptible de la maison, qui à lui seul valait
bien trois ou quatre fêtes et, bercé par les chants,
la musique et les danses, il dansait lui aussi sans le
vouloir avec son lit. Quand ensuite le bal fit une pause,
il entendit la chanson mélancolique et les accords de
guitare qui montaient de la rue et, oubliant son propre
sort, il se demanda : « Ces malheureux n’ont-ils pas
27
d’autre endroit où faire carnaval ? » Puis il se dit,
en poursuivant le fil de ses pensées : « Ils pourraient
sans doute fêter le carnaval ailleurs, mais ils préfèrent
contempler les fenêtres illuminées. » Il entendait aussi
chanter et danser dans deux maisons voisines. Il pre-
nait donc part à toutes les festivités sans y être pré-
sent. Et il se disait : « De toute manière, pour profiter
au mieux de la musique et la danse, il faut les appré-
cier de loin. De près, le bruit assourdissant empêche
le jugement. » Soudain, il sentit étrangement dans
ses dents endolories comme un fourmillement et,
se souvenant de la fable, il murmura : « Ce sont des
raisins encore verts*. »
Mais il entendit alors sous son lit un autre vacarme,
une autre fête. On dansait le syrtos et le kalamatianos,
on chantait le « Foulard noir » et le « Moulin de ma
tante Condylo ».
Au rez-de-chaussée, juste au-dessous de chez lui,
habitaient Stamatoula Yéménitsa et sa fille adop-
tive Maroussa. Ce soir-là, apparemment, les trois
femmes avaient fait la paix et ses voisines du des-
sous avaient décidé de fêter carnaval en compagnie
de Lémonou, de Christaina, de Frosso, de Yoryaina
et de son mari. Et voilà que, le dîner achevé, elles
avaient ouvert la danse, cinq femmes avec un seul
homme et trois jeunes enfants. Rentré relativement
tôt de la gargote où il avait dîné, Spyros venait à

* Allusion à la fable d’Ésope, Du renard et des raisins, reprise par


Phèdre et par La Fontaine. (N.d.T.)
28
peine d’arriver dans sa chambre et d’éclairer la pièce
quand il avait entendu frapper discrètement à sa
porte. Le hall était encore calme, les flots d’invi-
tés n’avaient pas encore commencé à déferler. Spy-
ros pensa que Mme Zakharias venait lui renouveler
l’invitation que ses filles lui avaient déjà faite. Il se
hâta d’ouvrir. Mais il s’était trompé, ce n’était pas la
maîtresse de maison. C’était Maroussa, la fille adop-
tive de Stamatoula, une jolie brunette de quatorze ans
aux yeux noirs, coiffée d’un fichu blanc. Il se souve-
nait d’elle telle qu’il l’avait connue deux ans plus tôt,
quand il était lycéen et logeait dans une chambre du
voisinage, comme d’une fillette noiraude, d’un lai-
deron au visage chiffonné, d’une vraie petite gitane,
et voilà que maintenant elle avait changé du tout au
tout, qu’elle était devenue belle. C’était la troisième
fois que la petite montait chez lui. Elle était déjà
venue deux fois prendre et rapporter son linge quand
sa mère adoptive l’avait lavé. Aussi Spyros se dit-il
qu’une fois de plus elle était venue chercher des vête-
ments, et il s’apprêtait à lui demander : « Ta mère
va faire la lessive demain, un lundi pur* ? » Mais la
fillette le devança et lui dit :
– Monsieur Spyros, ma mère vous fait dire que
si ça vous chante… vous êtes le bienvenu chez nous
pour qu’on fête carnaval ensemble…
Spyros ne s’attendait pas à cette invitation, et il
répondit sans réfléchir :

* Premier jour du carême de Pâques, férié en Grèce. (N.d.T.)


29
– Je te remercie, mais j’ai déjà mangé, j’ai déjà fêté
carnaval. Salue-la de ma part.
La fillette reprit :
– Ma mère a dit que, même si vous avez mangé,
vous pouvez venir plus tard, quand nous danserons…
– C’est très genil, dit le jeune homme en souriant.
Et qui sera de la fête ?
– Il y aura ma mère et moi, Christaina, Frosso,
Vanghéli, Yoryaina avec son mari et leurs enfants,
Nikos, Tassos et Antonakis.
– Que de monde ! dit Spyros, étonné. Vous voilà
donc rabibochées avec Christaina et Vanghéli ?
– Nous ne sommes plus fâchées…
– Tant mieux… Donne le bonjour à ta mère, ça
m’aurait fait bien plaisir d’être des vôtres… mais j’ai
mal aux dents et je vais me coucher de bonne heure.
Il voulait dire oui, mais il disait non. Il ne lui
paraissait pas convenable d’aller « faire carnaval » chez
sa blanchisseuse, et il aurait eu du reste des scrupules
de conscience : la fréquentation de tant de femmes,
jeunes qui plus est, n’aurait pas été sans danger pour lui
et, s’il avait accepté l’invitation, son intention n’au-
rait pas été innocente. Il aurait préféré embrasser à la
dérobée la jeune fille que sa mère adoptive envoyait
imprudemment chez lui, mais il n’était guère auda-
cieux, et pas du tout dissolu.
Il congédia la fillette sans la toucher et s’étendit,
en philosophe, sur sa dure couche d’étudiant. Il était
content d’avoir vaincu la tentation, il était tranquille
à présent, presque heureux. Les trois belligérantes du
30
rez-de-chaussée avaient donc fait la paix et s’étaient
réunies pour fêter la dernière nuit de carnaval. Encore
heureux qu’elles aient été assez astucieuses pour choi-
sir le logis de Stamatoula comme lieu de leurs réjouis-
sances, juste sous sa chambre : au moins, si le plan-
cher de l’étage s’effondrait subitement sous le poids
des danseurs, elles pouvaient espérer s’en tirer, sauf si
les murs s’écroulaient aussi, car alors il n’y aurait de
salut pour personne. « Quelles belles et innocentes
coutumes que celles du peuple grec, se disait Spyros.
Voilà que trois familles en bisbille tout au long de
l’année décident de se réconcilier le dernier jour du
carnaval pour fêter ensemble cette nuit où l’on mange
traditionnellement du fromage. Pour les uns (mais
qu’y faire ?), la vie est un perpétuel carnaval, pour les
autres, c’est un long et triste carême. Heureusement
qu’ils finissent par en voir le terme ! Qu’au moins cette
nuit de carnaval soit pour eux comme une oasis dans
le désert ! » Lui aussi était un voyageur dans la vanité
du monde. Pour lui aussi la vie était une interminable
montée, un chemin escarpé, un long carême. Quand
en verrait-il le bout ? Peut-être était-il effrayé par les
fantômes de son imagination, mais il augurait mal de
son avenir ; le seul avantage était qu’il philosophait
par avance sur tout ce qui pourrait lui arriver.
Il fut tiré de ses rêveries par une voix chevrotante de
vieillard, mêlée au bruit de la danse qui se faisait sous
son logis, chez Stamatoula.
Cette voix rauque, à l’accent bien particulier, chan-
tonnait :
31
Ils vont t’apprendre ce qu’est la vie
Ces moines que le diable envie !

Spyros reconnut aussitôt cette voix. C’était celle


du vieil Andonis, le mari de Vanghéli, qu’elle avait
depuis longtemps chassé de chez elle. « Tiens, le vieil
Andonis est donc de retour ? » songea le jeune étu-
diant. Il se souvenait que, quelques mois auparavant,
alors que le vieil homme était malade, Vanghéli, qui
avait plus d’un grief contre lui, s’était exclamée :
– Il ne lui manquait plus que ça, le pauvre ! Il a
pris un rhume… faut dire qu’il a perdu ses souliers… à
part ça, il veut fumer une cigarette !…
Mais quand il fut un peu remis et qu’il ne voulut
pas se mettre au travail, sa vieille épouse lui donna ses
propres pantoufles et le mit à la porte en disant : « Qu’il
aille chercher à gagner sa croûte ! » Et voilà que le vieil-
lard, après avoir traîné Dieu sait où pendant des mois
et trimé pour vivre, s’était avisé, pendant cette période
de carnaval, de revenir chez sa vieille épouse pour faire
la paix avec elle… peut-être même lui apportait-il aussi
quelques espèces sonnantes et trébuchantes.
Le distique de carnaval du vieil Andonis fut repris
aussitôt après par une douce voix de jeune fille, que
Spyros reconnut également. C’était celle de Frosso, la
sœur de Christaina. Il était tombé amoureux, quelque
temps auparavant, de cette pâle et frêle jeune fille,
pauvre et travailleuse, l’avait aimée comme à présent
il aimait Coula, d’un amour platonique. Il l’avait
même si peu approchée qu’au début il ignorait jusqu’à
32
son nom. Il entendait, dans l’appartement du bout,
au rez-de-chaussée, deux prénoms féminins, Frosso
et Catina. Il avait pensé que Frosso était Christaina
et Catina sa sœur. Et dans les vers qu’il avait écrit sur
elle (car, hélas ! il écrivait des vers, qu’heureusement
il ne publiait pas), il la nommait, en toute bonne foi,
Catina :

Tu as dû, Catina, causer bien des tourments


Pour attirer sur toi tous leurs envoûtements
Et faire ainsi siffler leurs langues de vipère.
Tu ne méritais pas une pareille guerre !

Inclinée vers le sol, tu paraissais prier


La dure Destinée de te prendre en pitié.
Ta peine, ton malheur et la vie que tu mènes,
Ta sueur, ton labeur ne t’ont valu que haines.

Tu devrais te marier ! Car, dans notre pays,


Catina, sache-le, les pauvres se marient.
Se marieront aussi tes sinistres voisines
Qui en ville partout sans cesse te débinent.

Hier, j’ai vu dans la rue une amie de ta mère,


Une femme rangée qui, de sa bouche amère,
A répandu sur toi tout son fiel à grands flots.
Oublie la jalousie de telles viragos !

Il faisait allusion, dans le deuxième quatrain, au


métier de la jeune fille, qui aidait sa sœur à laver le
33
linge. Quant à l’ « amie » de la dernière strophe, il
s’agissait peut-être de Vanghéli Lémonou. Il est à
remarquer que la jeune fille ne s’était pas mariée, mais
qu’elle avait été fiancée à un petit patron de taverne
qui, ayant appris qu’elle était sans le sou, l’avait délais-
sée en l’exposant inutilement aux commérages. Mais
Spyros, qui avait dès le début considéré ce mariage
comme certain et écrit dans ses vers que la jeune fille
ferait bien de se marier, fut aussi peiné par la rupture
qu’il l’avait été par les fiançailles, car il avait entre-
temps cessé de l’aimer pour s’éprendre de Coula, dont
on ne savait si elle était éprise de quelqu’un, mais dont
on pouvait en tout cas être sûr qu’il ne s’agissait pas
de lui… Pourtant, cette nuit-là, en dépit du caractère
satirique de la chanson, cette voix juvénile l’avait ému
aux larmes… Et il échafaudait dans son imagination
toute une idylle, toute une vie commune – totalement
irréalisable – avec cette jeune blanchisseuse qui ne
paraissait pas insensible aux tendres sentiments.

Il fut soudain tiré de cette vision par de vifs éclats


de voix qui s’élevèrent dans la salle de réception de
M. Zakharias, au milieu des chuchotements, le chant
et la danse s’interrompant brusquement. Il entendit
distinctement deux mots qui, hurlés dans la fureur et
l’indignation, couvrirent tout ce tapage et suscitèrent
un long silence : « goujat » et « malotru ».
Il tendit l’oreille. Mais il n’entendait plus rien. Au
bout de quelques secondes seulement, il perçut les
pas précipités de deux ou trois personnes qui déva-
34
laient l’escalier de la petite entrée. Il bondit de son
lit et courut à la fenêtre. Mais ceux qui avaient des-
cendu l’escalier avaient déjà tourné au coin du mur
qui fermait la maison au sud et, un instant plus tard,
il entendit seulement le bruit que firent les fuyards en
ouvrant et fermant le portail de la cour.
Dans la salle de réception, il ne percevait plus que
des conversations dont il ne discernait pas le moindre
mot. Que s’était-il passé ? Comme il n’était pas très
curieux, cela lui importait peu. Il fit pourtant diverses
conjectures sur la raison d’un tel esclandre et, plongé
dans ces supputations, mais bercé par les chants et
les danses, il céda au sommeil. Même sa mère, dans
son enfance, ne l’avait jamais bercé aussi voluptueu-
sement que, ce soir-là, le vacarme et la liesse de tout
le quartier.
Ce n’est que plusieurs jours plus tard qu’il apprit
de sa blanchisseuse, Stamatoula, qui était toujours au
courant de tout, que « pendant le bal, là-haut, l’offi-
cier, le moustachu blond, s’était mis en colère contre
un homme qui portait un masque… parce qu’il avait
batifolé avec une fille… une cousine des demoiselles de
la maison, rien que ça !… une nièce de Mme Zakha-
rias… qui était venue au bal avec sa sœur… et avec
un monsieur qui, à ce qu’on dit, est son futur… Ces
gens-là se marient, que veux-tu, ils ne sont pas comme
nous… Et ils feront des enfants… Croissez et multi-
pliez ! ».
Notons que nul ne savait pourquoi Stamatoula
s’était séparée de son mari. En tout cas, elle se plaisait
35
toujours à prétendre qu’elle n’avait jamais été mariée.
C’était une femme de trente-cinq ans, grande, maigre,
toute en os, mais qui n’en avouait jamais plus de vingt-
cinq. Stamatoula poursuivit :
« Un autre homme qui n’a pas voulu ôter son
masque l’a, paraît-il, lutinée, lui aussi, là-haut, pen-
dant le bal… alors l’officier, le moustachu blond, a
dégainé son épée, a voulu l’embrocher et l’a traité de
goujat… mais le type qui ne voulait pas enlever son
masque a pris ses jambes à son cou… et il a détalé
avec deux autres venus avec lui… l’attitude de l’offi-
cier, le moustachu blond, a fait forte impression…
il s’est fait une réputation de bravoure… et les deux
filles de madame sont tombées amoureuses de lui…
mais il ne sait pas laquelle choisir… Tu veux que je
te dise, d’ici Pâques, je crois que nous aurons droit
au mariage de Coula avec l’officier, le moustachu
blond… Ces gens-là se marient, que veux-tu !… »

Le soir où Stamatoula fit ce récit à Spyros, le jeune


homme rêva qu’il perdait une molaire, celle qui lui fai-
sait mal depuis si longtemps. Et avant même Pâques,
où furent célébrées les noces de Coula et du jeune offi-
cier, il cessa définitivement d’avoir mal aux dents.
(1892)
LE MOINE

Chaque fois que s’ouvrait la porte de la petite mai-


son qui, à l’ouest, faisait face au portail de l’église,
on voyait apparaître dans l’embrasure deux frêles et
pâles jeunes filles, l’une assez mignonne et l’autre
presque laide, qui pointaient le bout de leur nez dans
l’entrebâillement et regardaient avec curiosité les pas-
sants et les menus évé­nements de la rue, comme le
font les filles pauvres quand elles n’ont pas de travail
ou quand, dans cer­taines périodes, une paresse avant
tout imaginaire leur descend de la tête dans les bras
ou dans la taille. On pouvait alors apercevoir derrière
elles le visage rond et rubicond d’une femme plus
âgée, mais point encore trop ridée, qui devait être la
mère de ces demoiselles et semblait avoir été plus jolie
en son temps que ne l’étaient aujourd’hui ses deux
filles.
C’est alors que, de l’autre côté de la rue, Costaina,
une de leurs voisines qui aimait à cancaner, s’excla­
mait :
– Tiens, voilà les femmes de pope !
En entendant ces mots, le passant venu d’un autre
37
quartier, dont le hasard avait guidé les pas jusque
là, se retournait tout surpris vers cette femme mûre
qui, de­bout elle aussi sur le pas de sa porte, filait une
énorme quenouille entourée d’une épaisse pelote de
laine. Il n’arrivait pas à comprendre comment trois
femmes de pope habitaient sous le même toit, surtout
dans une ville où l’on s’acheminait insidieusement et
en toute illégalité vers la suppression du mariage des
prêtres.
Mais Costaina s’enfermait dans un silence cir-
conspect, serrait les lèvres et prenait le visage fermé
de la sphinx au moment où elle laisse cruellement
ses victimes trouver dans les affres, quand elles le
peuvent, la solution de l’énigme qu’elle vient de leur
soumettre.

Un soir, le père Samuel, après avoir chanté les vêpres


comme à l’accoutumée, sortit sur le parvis de l’église,
qu’il laissait régulièrement ouverte une bonne heure
après l’office dans l’espoir qu’un passant vienne offrir
un cierge. C’était un homme encore jeune, qui n’avait
pas quarante ans. Il était venu du mont Athos pour
soigner une ophtalmie et, grâce à un arrangement
provisoire, il avait été engagé comme sacristain dans
une église pa­roissiale d’Athènes. Mais il avait guéri,
des années s’étaient écoulées, et il avait continué à
occuper cette place, tout en se proposant de retourner
le plus vite possi­ble au monastère de sa pénitence, mais
sans jamais s’y résoudre. Il avait gagné la confiance
des marguilliers de l’église, qui prétendaient n’avoir
38
jamais rencontré un homme d’une telle piété et des
mains aussi pures. Il avait acquis l’estime de toute la
paroisse. Un seul fidèle, un voisin qui habitait près
de l’église, à l’angle de la première rue, taquinait le
malheureux moine, le tarabustait sans relâche. C’était
Yannis, le maraîcher, un corpulent quinquagénaire,
un ancien commerçant qui avait mis un peu d’argent
de côté, un homme ma­rié, un père de famille. Il avait
quelque instruction et lisait assidûment la littérature
religieuse. Il avait aussi le fâcheux défaut de se mêler
des affaires des autres.
Sitôt qu’ils se rencontraient dans la rue ou devant
l’église, le moine, un petit homme blond, doux et affa­
ble, le saluait toujours d’un humble sourire, mais Yan­nis
le maraîcher se contentait de lui dire, pour toute salu-
tation : « Pourquoi es-tu venu, mon frère ? » Ou bien :
« Es-tu venu par nécessité ou sous la con­trainte ? » ou
de lui adresser quelque autre remarque du même goût.
Il s’agissait toujours de formules emprun­tées à la
cérémonie de la tonsure du moine, faite de questions
et de réponses, par lesquelles il rappelait au pauvre
sacristain ses vœux et ses obligations. Le père Samuel
répondait quelquefois par un sourire résigné, d’autres
fois il s’emportait, mais sans prendre la mouche, et dis-
simulait tant bien que mal sa gêne et son exaspération.
Yannis, lui, ne semblait pas se lasser de ses plaisante-
ries.
Ce soir-là, donc, Yannis, qui avait aperçu le moine
en passant, le salua d’un signe de la tête et l’aborda en
ces termes :
39
– Prends les ciseaux et remets-les-moi.
Il faisait allusion, une nouvelle fois, à la cérémonie
de la tonsure du moine, appelé office de l’habit angéli­
que, au cours duquel, pour bien signifier que le novice
s’engage de son plein gré, sans contrainte, dans la vie
monastique, le prêtre l’invite trois fois à lui remettre
les ciseaux de sa propre main. Puis il les repose à deux
reprises sur la table et ne procède à la tonsure que
lorsqu’ils lui ont été remis pour la troisième fois.
Cette fois, le moine s’emporta plus que d’ordinaire,
sans doute parce que, en ce dimanche du mois de mai,
la petite place de l’église n’était pas complètement
déserte. Les insinuations de Yannis risquaient de ne
pas passer inaperçues, et cela effraya peut-être le père
Samuel. Des enfants jouaient çà et là, des jeunes gens
discutaient à quelques pas de là. Il y avait même Cos­
taina, assise sans sa quenouille devant la porte de sa
maison, en face de l’église, et un peu plus loin, debout
sur le seuil, celles qu’elle appelait les femmes de pope.
– Tu veux que je te dise, lança le moine avec une
colère contenue, il y a un proverbe qui prétend : « Qui
a la barbe a le peigne. »
– Je le connais, père Samuel, répondit Yannis, et j’en
connais même un autre : « Qui aime bien châtie bien. »
Le moine se rembrunit et ne répliqua pas. Mais
Yan­n is, qui au fond était un brave homme, ajouta,
plutôt pour le consoler :
– Ne te souviens-tu pas de ce que dit saint Jean
Chrysostome ? Je ne suis pas très instruit et tu en sais
certainement plus que moi en la matière. Il dit, je
40
crois : « Préfère les verges de tes amis aux baisers de
tes enne­mis. »
– Je ne sache pas qu’il ait jamais dit cela, déclara le
moine en se butant.
– Comment ça, il ne l’a pas dit ? insista benoîtement
Yannis. Je viens de te dire que je ne suis pas très ins­truit,
mais j’ai tout de même fait deux ans de collège, et de
mon temps, on n’avait pas honte, comme aujourd’hui,
d’enseigner la parole des Pères de l’Église. Le Discours
à Eutrope, crois-moi, on me l’a ap­pris, et si tu permets
que je te cite le texte que nos maî­tres nous faisaient
apprendre par cœur, voilà ce qu’il dit : « Ne t’ai-je pas
affirmé, puisque tu me reproches sans cesse de te dire
la vérité, que je t’aime plus que ceux qui te flattent,
qu’en te critiquant je m’intéresse plus à toi que ceux
qui sont complaisants ? N’ai-je pas ajouté à ces paroles
que des blessures causées par des amis sont plus sup-
portables que des baisers, même spontanés, donnés
par des ennemis ? Si tu supportais mes coups, leurs
baisers n’enfanteraient pas pour toi la mort. Car les
blessures qui te viennent de moi apportent la santé,
tandis que leurs baisers ont déposé le germe d’une
maladie incurable*. »
– Je reconnais bien là le grand Chrysostome, dit
le moine.
– Je sais, et c’est bien la raison pour laquelle je
l’invoque moi aussi. Chapeau bas ! Je me prosterne

* Saint Jean Chrysostome, Discours à Eutrope, Migne P. G. 52,


391d.(N.d.T.)
41
devant lui, dit Yannis en accompagnant son propos
du geste. Je ne t’ai pas dit ça par méchanceté, mais
puisque tu le prends mal, je te promets que doréna-
vant je ne t’adres­serai plus la parole. Mais il y a une
chose que je veux te dire : nous les gens du peuple,
les gens simples, mets-toi bien ça dans la tête, nous
accordons plus d’im­portance aux mots qu’aux faits.
Mais, toi, en quoi les mots te dérangent-ils ? En quoi
est-ce que je te gêne si je n’ai pas ma langue dans ma
poche ? Considère seulement les faits. Que te dit ta
conscience ? Est-elle pure ? Dans ce cas, tu n’as rien
à craindre des mots. Maintenant, excuse-moi, mon
frère, je ne te redirai jamais plus rien sur ce sujet.
– C’est par sa patte que l’agneau est accroché,
conclut le moine par un autre proverbe*.
Yannis passa son chemin et alla retrouver ses
compagnons de conversation et de boisson, avec qui
il prenait tous les soirs son apéritif avant de rentrer
dîner chez lui.
À peine avait-il tourné le dos que la vieille Tas-
sou (la mère des deux filles que Costaina surnom-
mait « les femmes de pope », une femme de cin-
quante ans au vi­sage rubicond, et point trop ridée)
s’approcha du moine, lui souhaita une bonne soirée,
entra dans l’église, se signa et, s’arrêtant près du banc
d’œuvre (car elle s’occupait volontiers des œuvres de
la paroisse), elle se tourna vers le moine, debout à côté

* Le proverbe signifie : « À chacun son destin ». Il faut comprendre : « À la


boucherie, chaque agneau est accroché par sa propre patte. » (N.d.T.)
42
d’un montant du portail, et lui dit :
– Dis-moi, Samuel, qu’est-ce qu’il t’a raconté ?
– Qui ça ?
– Yannis le maraîcher.
– Toujours les mêmes choses, tu n’es pas au cou-
rant ?
– Qu’est-ce que ça veut dire, ces questions qu’il te
pose sans arrêt ?
– Quelles questions ?
– Il te dit : « Pourquoi es-tu venu chez nous, mon
frère ? », « Es-tu toujours dans le deuil et dans la
gêne ? », et bien d’autres choses encore.
– Quelle affaire ! Chacun est libre de dire ce qu’il
veut.
– Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce qu’il
a à te dire ça ?
– Il a l’air de vouloir me dire…, répondit le moine,
rouge de confusion, que… de… d’être sur mes gardes
et de servir l’Église avec zèle.
– Mais ne la sers-tu pas mieux que personne ?
– C’est vrai… Mais qu’y faire ?… Les gens sont
ainsi… On ne peut pas contenter tout le monde…
À cet instant, deux enfants du quartier firent
irrup­tion dans l’église, l’un de quinze ans, l’autre de
quatorze, nu-pieds, sales et dépenaillés. De la fumée
sortait encore de leurs narines : l’un venait de jeter sa
cigarette avant d’entrer, l’autre l’avait laissée allumée
sur un re­bord de marbre devant le portail et comptait
bien la reprendre en sortant. Nos deux joyeux drilles
firent ré­sonner le pavement sous leurs pas et hélèrent
43
Samuel avec cet accent d’Athènes si caractéristique :
– Hé ! le moine ! Ho, le moine ! Sors-nous le bap-
tistère…
– Vite ! Vite ! dit l’autre.
– Qu’y a-t-il, les enfants ?
– On a un baptême. Prépare tout l’attirail.
– Prépare les encensoirs et tout le saint-frusquin,
ajouta le second.
– Fais fissa !
C’étaient les deux enfants de chœur qui aidaient
le moine à transporter le petit baptistère portatif dans
les foyers pour les baptêmes. C’étaient eux aussi qui,
les jours de fête, et quelquefois même les autres jours,
assommaient les paroissiens en sonnant les cloches à
toute volée pendant un temps infini. Ils passaient la
plupart de leurs nuits à la belle étoile à allumer des feux
au chevet de l’église et débauchaient des gamins plus
jeunes et plus innocents, qui mouraient d’envie de les
fréquenter.
Samuel alla chercher derrière l’autel les vêtements
sa­cerdotaux, le bréviaire, les saintes huiles, l’encen-
soir, confia le baptistère aux deux garnements et les
suivit jusqu’à la maison où l’on devait célébrer le bap-
tême. Il laissa à Tassou le soin de fermer l’église. Au
moment de partir, la femme lui glissa à l’oreille :
– Nous te verrons ce soir ? Les filles ont quelque
chose à te dire.
Le moine répondit : « Je viendrai » et, en se retour­
nant, il vit en face de lui, fixé sur lui, le regard de Cos-
taina, un regard plein de suspicion et de malveillance.
II

Les amis avec qui Yannis le maraîcher avait l’habi­


tude de trinquer, Grigorakis, Thanassis et Pandélakis,
étaient tous trois de bons vieux boute-en-train. Ils
s’étaient réunis ce soir-là dans la boutique de l’épicier
Cossaropoulos, avaient commandé quelques anchois
et un maquereau salé comme amuse-geules, et siro-
taient leur vin blanc résiné. Ils évitaient systématique-
ment l’eau-de-vie de mastic ou tout autre alcool, et
se conten­taient généralement de deux ou trois verres
de vin cha­cun, tous les soirs avant le dîner. C’étaient
de bons bourgeois qui se lamentaient sur la situation
des affaires publiques et remettaient chaque fois sur le
tapis les mêmes sujets politiques, sociaux, religieux,
et même parfois scientifiques. En cette belle soirée de
mai, ils met­taient tous de l’eau dans leur vin, à l’excep-
tion de Pan­délakis qui ne voulait pas entendre parler
d’une chose pareille. Il buvait pur même par temps de
canicule.
C’est qu’il tenait pour vrais tous les proverbes, le
vieux Pandélakis, sauf le distique : « Pendant les mois
sans r, mets de l’eau dans ton verre. » Celui-là, il ne
45
fallait pas lui en parler. Il affirmait même qu’il avait
connu autrefois un instituteur porté sur la bouteille
qui, pour faire mentir ce dicton, pour en montrer
toute l’ab­surdité, avait imaginé et entrepris d’ajou-
ter le préfixe re aux noms de mois sans r. De mai, il
avait fait remets, de juin, rejoins, d’août, regoûte… Et
là s’étaient arrêtées les acrobaties philologiques de
l’audacieux maître d’école.
Quand Yannis se présenta, la conversation du soir
allait déjà bon train. Ce soir-là, comme presque tou­
jours le dimanche, où chacun rapportait ses impres-
sions de la messe du matin, le sujet portait sur la reli-
gion.
Ils n’appartenaient pas tous à la même paroisse. Le
dimanche matin, chacun communiait dans la sienne,
et ils se retrouvaient le soir au même endroit pour déni-
grer les prêtres, les chantres, les marguilliers, et surtout
les prélats.
– Tiens, Yannis, viens donc. Sois le bienvenu parmi
nous, dit Grigorakis. Qu’en dis-tu, mon frère ?
– De quoi s’agit-il ?
– Petit, apporte-nous un litre et un verre de plus,
commanda Thanassis.
Yannis s’installa sur le quatrième côté de la table.
– C’est bien aimable de votre part, messieurs.
– Nous nous chicanons à propos de notre église,
dit Grigorakis. Voilà un domaine où tu es plus calé
que nous. Mon ami Thanassis est une tête de mule. Il
soutient, et il ne veut pas en démordre, que le froc des
moines, « l’habit monastique » comme on dit, n’est pas
46
mentionné dans l’Évangile, et que si le saint-synode
veut bien leur accorder l’autorisation de se marier, ils se
marieront tous.
– Et le saint-synode, il faut le marier, lui aussi ? dit
Pandélakis.
– L’observation, pour être irrévérencieuse, n’en est
pas moins pertinente, fit remarquer Yannis. Naturel-
lement, à ce compte-là, les premiers qu’il faut marier,
ce sont les pré­lats.
– Tu as bien compris maintenant, Thanassis, mon
ami ? reprit Grigorakis sur un ton triomphant. Tu as bien
compris, cette fois, que tu nous racontais des sa­lades ?
– Comment ça, j’ai bien compris ? Il me faut du
temps pour comprendre, c’est vrai, répondit Thanassis
quelque peu agacé, mais quand j’ai compris quelque
chose, je l’ai bien compris, Grigorakis.
Grigorakis riait sous cape.
– Un peu de patience, messieurs. Voilà ce qu’il en
est, si vous voulez bien m’écouter, dit Yannis.
– Bien sûr ! Quand même ! Puisqu’on t’a dit que tu
en savais plus que nous trois, répondit Grigora­kis. Un
homme instruit comme toi !
– En attendant, buvons un coup, proposa Pandé-
lakis.
– Ça, volontiers.
Et ils trinquèrent.
Yannis entendit sans protester Grigorakis le compli­
menter sur son instruction. Il est vrai qu’il connaissait
plus que tout autre les charmes de la modestie quand
elle se teinte d’ironie, et lorsqu’il avait affirmé au père
47
Samuel, quelques instants auparavant, qu’il avait fait
deux ans de collège, il n’avait pas dit toute la vérité. Il
avait aussi été au lycée et comme, en outre, il aimait
lire, il avait développé sa réflexion per­sonnelle. Du
reste, la nature l’avait pourvu d’un solide jugement.
– Eh bien, parle, nous t’écoutons, dit Grigorakis.
– Moi, je ne risque pas d’écouter, dit Thanassis.
– N’écoute pas, puisque tu préfères te contrarier
pour rien. Petit, apporte donc un peu de coton, que
nous lui bouchions les oreilles.
– Cessez de vous chamailler, reprit Yannis, laisse
parler Grigorakis, Thanassis. Eh bien, voilà. Formu­
lons le sujet en quelques mots, messieurs. Si j’ai bien
compris, la question était de savoir si à notre époque il
faut qu’il y ait des moines, ou non. C’est bien ça ?
– Tout juste.
– Voilà donc en deux mots. Êtes-vous d’avis, mes-
sieurs, que nous restions dans l’orthodoxie, ou pensez-
vous qu’il faille nous convertir au protestantisme ?
– Ah ça, jamais ! dit Grigorakis.
– Qu’est-ce que tu as dit ? Que nous devenions pro­
testants ? dit Pandélakis. Il ne manquerait plus que ça.
– Et pourtant, je vous assure, nous y allons tout
droit. Voulez-vous que je vous dise ce que professe
notre Église sur le mariage et sur le célibat, ou que
nous échangions simplement nos opinions person-
nelles, « enseignements et préceptes d’êtres humains »,
en étant « à la fois trompeurs et trompés* » ?

* Deuxième épître à Timothée, 3, 13. (N.d.T.)


48
– Dis-nous ce qu’en pense notre Église.
– Si vous voulez que nous restions dans le dogme,
voilà ce qu’il en est. Supposez que je sois aujourd’hui
célibataire et que j’entende le rester, que je quitte la
ville, que je monte au sommet de l’Hymette où je pos­
sède un terrain, que j’y construise un cabanon, que je
m’habille en noir, de vêtements de crin, de bure ou de
jonc tressé, peu importe, que je vive en cultivant la terre
ou que je me nourrisse de salades des champs, et que je
me consacre à la prière, en limitant mes relations avec la
société des hommes. Est-ce qu’en cela je vous dé­range,
vous ? S’il s’avère que je vous importune, vous-mêmes,
ou bien vos femmes ou vos troupeaux, alors vous avez le
droit, vous, la cité, vous, la société, de me réprimer par
des lois, de me punir avec sévérité. Si au contraire je ne
vous gêne pas, vous pouvez me critiquer, me railler, me
mépriser, mais vous ne pouvez pas vous opposer à ma
volonté. Voilà comment est née la vie monastique. Car,
bien entendu, si j’agis de la sorte, il est probable qu’un
autre voudra m’imiter, puis un autre encore. C’est ainsi
que peu à peu se sont créés les monastères.
– Les anciens, je crois, ne considéraient-ils pas
le mariage comme obligatoire ? reprit Grigorakis.
– Il se peut bien qu’il y ait eu dans l’Antiquité des
cités qui avaient de pareilles lois, à caractère social
et familial. Mais ces cités avaient aussi le Caïade et
le Bara­thre*. Et on y précipitait tous les bons à rien.

* Gouffres où, dans l’Antiquité, on précipitait les condamnés, le Barathre


à Athènes, le Caïade à Sparte. (N.d.T.)
49
Les socié­tés modernes, au contraire, les sociétés chré-
tiennes, re­connaissent comme principe fondamental le
libre arbitre, la liberté absolue de la volonté. Il y a des
individus qui ne peuvent pas se marier (les ma­lades,
les infirmes, les impuissants, et ceux qui sont inaptes
au travail), mais il y a aussi ceux qui ne veulent pas se
marier. Et le respect de la liberté individuelle nous
interdit de les y obliger.
Le problème du mariage et du célibat, voyez-vous,
est une grave question, c’est un des problèmes les plus
dif­fi ciles qu’ait à résoudre la société. N’agissons pas
comme des barbares, refusons de faire violence aux
hommes. Est-ce que vous en rencontrez beaucoup, à
notre époque, des gens mariés qui soient contents de
leur sort ? Voyez-vous que le mariage soit chose facile,
comme il devrait l’être, en tant que pain quotidien
de notre vie sociale, en tant qu’institution fondamen-
tale ? On en est bien loin. À moins que les seuls céli-
bataires d’aujourd’hui soient les moines ?
Rendons d’abord le mariage possible pour ceux qui
désirent se marier, et nous aurons bien le temps ensuite
d’y obliger ceux qui ne le désirent pas. Ouvrons d’abord
la porte à ceux qui veulent entrer, et attendons plus tard
pour forcer la main à ceux qui ne le veulent pas.
Voilà ce qu’il en est. Et celui qui, en Orient ou en
Occident, abolira l’état monastique n’est pas encore né.
Luther n’aurait pas osé le faire dans le nord et dans
l’ouest de l’Europe, s’il n’avait pas été moine lui-même
et s’il n’avait pas désiré épouser une nonne.
Voilà à peu près, Thanassis, ce que commande le
50
Christ, si l’on se fie à l’Évangile, et n’écoute pas les
bavardages des protestants. Le Christ a dit : « Qu’entre
celui qui peut entrer », et Il a déclaré que la vie parfaite
n’est pas accessible à tous, mais à ceux à qui « cela a été
donné ».* Il entendait par là la chasteté et la pauvreté
qui sont le fondement de la vie monastique.
Tu vas me dire qu’aujourd’hui la vie monastique a
dégénéré. Mais qu’est-ce qui n’a pas dégénéré ? Toutes
les anciennes institutions sont bonnes, mais toutes
ont été corrompues par le vice et l’ignorance. La vie
monastique a beau avoir dégénéré, et elle peut bien
dégénérer encore, jamais, je le répète, jamais tu n’au-
ras le droit d’empêcher autrui de rester célibataire, de
fuir le monde et de porter le froc.
Le seul droit qu’ait l’État, en se faisant l’auxiliaire
de l’Église, c’est d’obliger les moines qui ont oublié
leur promesse sacrée et qui ont quitté leur monastère
pour revenir dans le monde, de les obliger, dis-je, à
regagner leur retraite.
– Ah ! béni soit celui qui t’a donné le jour ! s’excla­
ma Grigorakis.
– Ah ! là, nous y sommes, dit Pandélakis. Bravo,
mille fois bravo ! Voilà qui est parler. Nous boirons
bien un petit coup, tout de même ?
– Buvons.
Et ils trinquèrent.
– Pauvres de nous, tout ce que nous sommes capa­
bles de faire, reprit Yannis en se léchant les babines,

* Matthieu, 19, 11-12. (N.d.T.)


51
c’est de nous attabler pour boire, et nous avons la pré­
tention de résoudre les problèmes les plus graves.
– Après tout, la boisson donne des idées, dit Pandé­
lakis.
– Ça dépend de ce qu’on a dans la cervelle, dit Gri­
gorakis. Mon ami Thanassis, il n’y a pas de risque que
ça lui donne des idées.
– Tu peux parler, espèce de débauché, dit Thanassis.
– À ce que je vois, je vous ai assommés, reprit
Yan­n is. Deux mots encore pourtant sur la question
particulière des monastères en Grèce, puisque nous y
sommes conduits par ma conclusion sur le maintien
des moines dans les couvents. On a dit et écrit bien
des choses sur les monastères grecs, qui connaissent
une décadence religieuse et un relâchement moral
sans précédent. Eh bien, moi je pense que la princi-
pale raison de leur décadence est la scandaleuse ingé-
rence de l’État et de personnalités laï­ques dans les
affaires monastiques. Une preuve a contrario est que
la situation des monastères est relativement meilleure
dans les régions de la Grèce encore asservies*. Pour
ne pas m’étendre sur ce sujet, je vais vous dire le fond
de ma pensée : l’État, de concert avec l’Église, ferait
bien de réduire le nombre des monastères à quarante
ou cin­quante, les plus grands et les plus importants
de ceux qui existent, et d’y concentrer l’ensemble des
moines. Et de ne pas confisquer la richesse des autres,
* En 1892, date de la publication de cette nouvelle, la Crète et tout
le nord de la Grèce actuelle étaient encore sous domination turque.
(N.d.T.)
52
comme l’a fait jadis, en commettant un sacrilège, la
vice-royauté bavaroise*. Il suffit que ces institutions
demeurent en tant que dépendances des quarante ou
cinquante qui subsistent, que leurs églises soient cor-
rectement entretenues, et que l’excédent, à supposer
qu’il y en ait un, soit déposé dans une caisse ecclésias-
tique commune pour l’aide aux prê­tres et aux moines
nécessiteux ou malades. Dans ces quarante ou cin-
quante monastères, il faut, bien enten­du, imposer une
règle de vie en communauté d’une grande sévérité,
une véritable vie monastique. Et d’abord interdire aux
femmes d’y entrer, et même de s’en approcher à moins
d’un mille. Vous me direz : « Qui veut trouve. » Peu
importe : les monastères resteront des monastères,
même si tel ou tel moine, en tant qu’indi­v idu, tombe
dans le péché. Le monastère est la redoute du moine :
à lui ensuite d’avoir la volonté de la défendre. L’essen-
tiel est de ne pas introduire des marraines de bap-
tême ou de mariage, des femmes de fermiers dans des
lieux consacrés. Les sous-préfets, les percepteurs et
les maires accompagnés de leur « dame » n’ont rien
à faire dans les cellules réservées aux hôtes, et sur-
tout pas à s’y goberger. C’est tout. Mais il faut aussi
respecter scrupuleusement la liturgie, selon le rituel
ancien, avec les veilles et les matines, avec les psaumes

* Le prétendant désigné au trône de Grèce, le futur roi Othon,


étant trop jeune pour régner, le pays fut dirigé, de 1833 à 1837, par
des régents bavarois, dont le célèbre Armansperg, qui ordonna la
fermeture des monastères dont le nombre de moines était jugé insuf­
fisant. (N.d.T.)
53
et les répons. Que l’on impose aux cénobites la règle
de vie du moine, qui exige table commune et jeûne
rigou­reux. Voilà le fond de ma pensée, et j’estime que
mon jugement est à peu de chose près tout ce qu’il y
a de plus juste.
– Je le partage entièrement, dit Grigorakis.
Pandélakis commanda une deuxième bouteille.
Après l’avoir bue, ils sortirent tous les quatre et se
séparèrent. La nuit était déjà tombée.

Cette nuit-là, quand vers onze heures il revint dans


sa cellule, le moine se mit à se laver la bouche à grande
eau. Il éprouvait une étrange sensation, comme un
goût de terre sur les lèvres, comme une odeur de terre
dans les narines. Étrange. Cela ne vérifiait-il pas ce
que dit la Genèse : « Alors Dieu modela l’homme avec
la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine
de vie et l’homme devint un être vivant* » ?
Et pourtant le père Samuel n’avait pas encore failli
à tous ses devoirs, au moins à ses devoirs de sacris-
tain. C’était un honnête et fidèle serviteur de l’Église,
c’est ce qu’assuraient du moins les marguilliers. En
tant qu’homme il avait mené une vie honnête, et en
tant que moine il s’était bien conduit jusqu’à ce jour,
autant qu’il est possible pour un moine brinquebalé
dans le monde de bien se conduire. Ce soir-là, il s’était
rendu dans les deux foyers où l’on célébrait un bap-
tême, parce que son devoir l’y appelait. Il se déplaçait

* Genèse 2,7. (N.d.T.)


54
aussi pour les mariages, où il apportait l’Évangile et
les vêtements sacerdotaux et où il accomplissait toutes
ses tâches de sacristain, de serviteur de la paroisse
et de ses prêtres. À l’église, il mettait le plus grand
empressement à se dé­vouer aux prêtres, aux fidèles et
aux marguilliers, et il rendait à ces derniers quelques
petits services domesti­ques. Il ne montrait pas moins
d’empressement à l’égard des dévotes qui, à l’heure de
la messe, entraient parfumées dans l’église, en cha-
peau à plumes et un éventail à la main. Il passait sou-
vent dans leurs rangs, leur offrait un siège, écoutait
leurs remerciements. Jamais jusqu’à ce jour il n’avait
péché, au-delà de quelques frôlements involontaires
dus à la cohue des jours d’affluence, comme pendant
la semaine sainte ou lors d’autres fêtes. Elles parais-
saient si innocentes, si chastes, si indifférentes ! À
l’évidence, elles ne soupçonnaient même pas que sous
le froc du moine pût se cacher quelque odeur de chair.
La plupart d’entre elles n’étaient pas fâchées d’un tel
contact involontaire, et toutes ne fuyaient pas le com-
merce des hommes.
Était-il du reste le seul moine ? Les jours de semaine,
quand aucun fidèle n’entrait s’y recueillir, l’église res-
semblait à un monastère. On y voyait dans le chœur, à
droite, le père Arsénios et l’archimandrite Griyendios, à
gauche, l’ancien higoumène* Pavlinos et le pope Ando-
* L’archimandrite est un prêtre célibataire ou veuf qui appartient au
second degré de la hiérarchie de l’Église orthodoxe (dont les prêtres sont
mariés et les prélats, anciens moines, ne le sont pas) ; l’higoumène est le
supérieur d’un monastère de rite orthodoxe. (N.d.T.)
55
nis, tous quatre desservants de la paroisse. Ce dernier
avait eu une épouse, mais il était veuf désormais et, au
fond, son état ne différait pas de celui des trois autres. Il
y avait eu autrefois le pope Yannis, desservant et marié,
mais les marguilliers, à qui il ne plaisait pas, l’avaient
chassé et remplacé par l’ancien higoumène Pavlinos.
Ils se tenaient tous quatre dans le chœur, et la nef
prenait alors l’apparence vénérable d’un monastère.
Mais ils jetaient de temps en temps un coup d’œil vers
la porte, pour le cas où une paroissienne viendrait rece-
voir une bénédiction. Car celui qui était le desservant
de la pa­roisse de cette femme était bien capable de quit-
ter les vêpres pour aller lui donner la bénédiction en
toute hâte, de peur que les trois autres ne lui ravissent
sa paroissienne. Et quand, après les vêpres, ils com-
mençaient à se quereller pour le partage de la recette en
se traitant mutuellement de rapiats et de rapaces, alors
l’église n’avait plus l’apparence d’un monastère, mais
(que Dieu me pardonne !) d’une synagogue. C’était
une autre sorte de synagogue* quand ils allaient don-
ner l’extrême-onction à domicile, se partageant tous
les quatre les prières, les bénédictions et les lectures
de l’Évangile, parlant et récitant tous en même temps,
comme s’ils avaient été pressés d’expédier au plus vite
le malade dans l’au-delà.
Était-ce finalement la faute du pauvre moine, lui
qui n’était qu’un simple serviteur des prêtres ? Était-ce

* Le texte grec joue sur la double acception du mot havra, qui désigne
à la fois une synagogue et un attroupement bruyant. (N.d.T.)
56
la faute des prêtres, puisqu’ils étaient les serviteurs des
marguilliers ? Ces marguilliers qu’ils avaient surnom-
més les « éteignoirs » à cause de leur manie d’éteindre
les cierges des fidèles alors qu’ils n’étaient qu’à moitié
consumés, ces marguilliers qui couraient supplier les
puissants pour être nommés à cette fonction, comme
s’il s’était agi d’un gagne-pain, et qui ne l’assumaient
le plus souvent que par gloriole et vanité, et fort rare-
ment par piété sincère, c’étaient ces marguilliers-là
qui avaient la haute main sur les prêtres, les chantres
et le sacristain. Et voilà qu’ils venaient de lancer la
mode de faire célébrer deux offices, « à l’occidentale »,
jusque dans les plus petites églises d’Athènes, à la
manière des boulangers qui font deux fournées, ou
des pêcheurs qui sortent en mer deux fois par jour.
Et les mêmes obligeaient les prêtres, comme s’ils
n’avaient que cela à faire, à étouffer leur conscience
et à bafouer la religion en officiant sans veilles, sans
heures et sans matines. Ils en étaient venus à mépri-
ser le livre inspiré du saint psalmiste, faute contre la
religion qui, même s’ils avaient eu par ailleurs toutes
les vertus, suffisait à elle seule à les damner. Voyant
cela, le pauvre moine se comparait en conscience à
ces prêtres qui avaient en outre charge d’âmes, et il se
trouvait cent fois meilleur qu’eux.
Il n’avait pas tort.
Et que dire des pasteurs du peuple élu, de ceux
qui tondent les brebis du Seigneur pour le royaume
mo­dèle ? Ce sont eux les principaux, sinon les seuls
respon­sables du relâchement actuel. N’est-ce pas eux
57
qui, pour un peu de monnaie ou de renommée, ont
bradé leur indépendance, leur dignité au profit du
pouvoir politique ? N’est-ce pas eux qui réduisent leur
ac­tion à la pompe des cérémonies ? Respectent-ils
seule­ment le rituel avec une scrupuleuse exactitude ?
Ils di­sent des messes à la mémoire des défunts le
dimanche, pour ménager la vanité stupide d’individus
incultes et vulgaires, quand tout le monde sait que de
telles messes ne peuvent normalement être célébrées
que le samedi ou les autres jours de la semaine. Ils
acceptent qu’on écourte les offices et qu’on supprime
en douce tout rituel dans l’Église. N’est-ce pas eux
qui si­gnent des encycliques sur des prescriptions et
des règle­ments ecclésiastiques qu’ils sont ensuite les
premiers à enfreindre de manière éhontée ? N’est-ce
pas eux qui, après avoir tant de fois formellement
interdit toute innovation dans la musique religieuse,
ont stupidement toléré une parodie de représentation
théâtrale qui a souillé de la manière la plus grossière
l’ensemble des églises de la capitale ? N’est-ce pas eux
qui par encyclique ont interdit la célébration à domi-
cile des baptêmes et des mariages, et qui courent célé-
brer baptêmes et mariages en voiture dans tous les
foyers ? N’est-ce pas eux qui ont consenti à ce qu’une
multitude de moines soient nommés desservants dans
nos villes ? Et pour quelle raison accor­derait-on aux
prêtres le droit de se marier, si les moines n’étaient
pas destinés aux monastères, n’avaient pas fait vœu de
rester chastes et de fuir le monde ? N’est-ce pas eux,
ces hommes instruits, qui supportent d’entendre de
58
monstrueux solécismes pendant l’office, quand ils ne
les commettent pas eux-mêmes ? N’est-ce pas eux qui
don­nent l’ordination aux individus les plus incultes et
les plus vils, en cédant aux pressions de leurs protecteurs
plu­tôt que d’obéir à Dieu ? Qui peut croire qu’ils soient
insensibles à l’argent et qu’ils n’encourent pas la terrible
accusation de simonie, quand on en voit qui laissent,
à leur mort, une fortune à leurs neveux ? N’est-ce pas
eux, les pasteurs du peuple élu du Seigneur, qui, pre-
nant pour prétexte la cérémonie annuelle de la tonsure,
par­courent villages et couvents en veillant à mainte-
nir dans un rigoureux équilibre, comme les deux pla-
teaux voisins d’une même balance, leur bedaine et leur
escar­celle ? Avec de tels principes, de tels sentiments,
un tel comportement, comment est-il possible qu’ils
dirigent convenablement les affaires ecclésiasti­ques de
ce pays ? N’est-il pas temps que la Grande Église du
Christ songe à retirer à sa sœur cadette de Grèce une
indépendance qu’elle ne lui a accordée que par condes-
cendance et sous conditions ?*
Samuel ne se faisait pas toutes ces réflexions, mais
quel est l’auteur qui n’a pas quelquefois substitué ses
propres pensées à celles de son héros ? Que le lecteur
nous pardonne d’avoir, nous aussi, introduit quelques
idées personnelles parmi les sentiments de ce pauvre
moine. Nous nous empressons de déclarer que de tels
propos ne portent pas atteinte à l’autorité de l’Église,

* Allusion au statut d’Église autocéphale accordé par le Patriarcat à


L’Église de Grèce au XIXe siècle. (N.d.T.)
59
mais expriment simplement la peine que nous éprou­
vons devant une telle situation.

Cependant, Samuel, après s’être lavé et relavé la


bouche sans venir à bout de cette étrange odeur, som-
bra dans une sorte de profonde rêverie. Il voyait par la
pen­sée son couvent niché au pied de l’Athos, ce vieil-
lard sourcilleux coiffé tantôt d’un bonnet blanc, tan-
tôt de la calotte noire. C’est de ces hauteurs que s’abat,
dans l’obscurité de nuits infinies, la tempête chargée
d’innombrables tonnerres, c’est sur ce sommet que
l’éclair ne cesse de parer de rouge les neiges éternelles,
sur cette paroi sans faille que viennent s’émousser
les traits les plus acérés de Phébus et que l’incessante
fulgurance des éclairs semble un clignement de l’œil
vigilant de la divine Providence. Il voyait une aurore
printanière. On chantait matines, comme à l’accou-
tumée, dans l’église principale du couvent. Tous les
frères, qui étaient plus de cent, s’y étaient rassemblés
et se tenaient immobiles dans les stalles, tous revêtus
de leur froc, de leur calotte au long voile, de leur cha-
suble ornée de croix. Il voyait au-dehors, peinte sur le
mur du narthex, l’icône allégorique du moine crucifié,
à l’image de notre Seigneur Jésus, et les diables, avec
leurs piques, leurs épées et leurs arcs, en train de frap-
per et de transpercer le moine couché sur la croix. En
même temps, il se rap­pelait la bénédiction funèbre que
l’on chante pendant les obsèques des moines : « … Ils
ont soulevé la croix comme un joug et m’ont suivi dans
la foi. » Aussitôt après lui revenait en mémoire le ser-
60
vice funèbre des moines, et il voyait le mort enveloppé,
cousu dans son froc, comme un nouveau-né dans ses
langes, le visage voilé, des croix brodées de fil rouge sur
la poi­trine et sur les genoux. Les vers de l’Amômos lui
revenaient à l’esprit :
« Qu’elle est douce à mon palais, ta promesse, plus
que le miel à ma bouche ! Aussi, j’aime tes comman-
dements, plus que l’or et la topaze. Et j’observerai ta
loi à tout jamais, pour les siècles des siècles*. » Et il
retrouvait le souvenir des versets graduels : « La vie
est heureuse aux solitaires, portés par les ailes de
l’amour divin. » Puis il entrait dans l’église et voyait
tous les frères immobiles, rassemblés en cercle. Près
des saintes portes** se tenait un jeune homme de vingt
ans, aux che­veux blonds, à la barbe naissante, la tête
et les pieds nus, à peine vêtu, en chemise et en panta-
lon, debout face à l’icône de notre Seigneur Jésus, les
mains croisées et les yeux baissés, en signe de péni-
tence et d’humilité. Les portes de l’autel s’ouvraient
pour laisser le passage à l’officiant. Il venait de revê-
tir tous ses habits sacerdo­taux, avec son étole de soie
blanche brodée de séra­phins, sa chasuble couverte
de croix à ramages, tête nue sous son voile noir qui
retombait sur ses épaules, et il tenait entre ses mains,
enveloppé sous la chasuble, le saint Évangile, debout

* Psaumes 118 (119), 103, 127. (N.d.T.)


** Dans toutes les églises orthodoxes, la nef est séparée du sanctuaire par
une cloison en bois ou en marbre, appelée iconostase, percée d’une porte
à double battant, d’où elle tire son nom pluriel de « saintes portes ».
(N.d.T.)
61
sur les marches de l’iconostase. À droite du chœur
se présentait l’higoumène, le parrain du futur moine,
qui allait l’assister pendant la cérémonie de la tonsure.
Alors le premier chœur chantait : « Hâte-toi de m’ou-
vrir tes deux bras paternels ; prodigue de ma vie, j’en
dissipais le fruit. » Puis commençaient les questions et
les réponses, celles que justement Yannis le maraîcher
se plaisait maintenant à rappeler à Samuel, comme :
« Pourquoi es-tu venu, mon frère ? » « T’engages-tu
dans ce monastère et dans la pénitence jusqu’à ton
dernier souffle ? » interrogeait le prêtre. Et le novice
qui deman­dait la tonsure répondait : « Oui, mon père,
avec l’aide de Dieu. »
Le prêtre reprit avec sévérité, exhortant le novice à
mûrir sa décision : « Vois ce vers quoi tu viens, ce à quoi
tu adhères, ce à quoi tu renonces. » Le novice assura
qu’il ne venait pas « par nécessité ou par contrainte,
mais de sa propre initiative ». On procéda ensuite à
la triple présentation des ciseaux, après quoi le prêtre
cou­pa la chevelure du novice en forme de croix, avant
de lui remettre un à un les insignes et les pièces de
l’habit monastique, ajoutant à chaque présentation :
« Notre frère (un tel) reçoit le pallium, la ceinture, le
scapulaire, les sandales, etc. » Alors celui qui n’était
plus désormais un novice et qui se tenait à moitié nu
devant l’icône du Christ se revêtit devant tous des sym-
boles de l’habit monastique. Le ci-devant Spyridon (ou
encore Sotirios, Stylianos ou Stamatios) prit le nom de
Samuel.
Une fois que fut célébrée la divine eucharistie
62
et que le novice eut reçu les saints mystères, l’higou-
mène demanda au cuisinier de préparer des beignets
et au cellérier d’apporter une bouteille de raki. Il vou-
lait réchauffer le cœur des frères. Puisque c’était le seul
mariage, la seule joie du moine sur cette terre, la com-
munauté devait, elle aussi, se réjouir en priant pour le
moine qui venait d’être tonsuré. « Que nos vœux
l’ac­compagnent et qu’il contente Dieu et les hommes. »
Voilà de quoi se souvenait le pauvre Samuel, et nul
autre que lui ne l’avait vécu. Ce soir-là, il revenait de
la petite maison où habitaient celles que leur voisine
Costaina appelait « les femmes de pope ». Il était entré
chez elles vers neuf heures, après avoir accompagné les
popes pour les baptêmes à domicile. Là, dans la mai-
sonnette, il avait trouvé les deux pâles jeunes filles,
l’une, le laide­ron, anémique, presque rachitique, et
l’autre, maigre mais jolie. Il y avait aussi leur mère,
cette femme plus que mûre, mais encore fraîche et
point trop ridée. Cela faisait déjà un an que le moine
était, sans le vouloir, entré en relation avec elles.
C’étaient de pauvres femmes qui faisaient des ménages
et lui avaient obligeamment proposé leurs services
pour l’aider à nettoyer et à ranger l’église. Le pauvre
sacristain leur donnait un peu de son modeste salaire
et de son casuel. Naturellement, il ne pouvait éviter de
s’entretenir avec elles.
III

Son habit de moine ne les gênait pas le moins du


monde : elles n’étaient pas à une audace près, puis­
qu’elles avaient été élevées, Dieu merci, dans la capitale
de la Grèce, où ni les préjugés ni les idées vieux jeu
n’ont droit de cité. Petit à petit, elles se mirent aussi à
s’introduire dans la petite cellule qu’habitait le moine.
Puis leur mère au visage rubicond presque sans rides
prit l’habitude de les accompagner. Elles commen-
cèrent alors à se plaindre : il n’était jamais venu,
lui, prendre une seule fois un café chez elles, il se
montrait farouche, et autres récriminations. Fina-
lement, pour ne pas être importuné davantage, le
moine leur rendit visite, bien décidé à ne pas renouve­
ler l’expérience. Mais comme leurs doléances conti-
nuaient de plus belle, il le fit une deuxième, puis une
troisième fois, et, deux mois plus tard, il en était arri-
vé à deux visites par jour. Les jeunes filles semblaient
nourrir des sentiments fraternels à son égard et ne
laissaient pas paraître la moindre méfiance ou la
moindre malice. Embarrassé, contrarié, le pauvre
moine souffrait le martyre. Mais il faisait front, il
64
ne faillissait pas. Non, jusqu’à ce dimanche soir par
lequel a commencé notre humble récit, il n’avait abso-
lument pas failli. Jusque-là il s’était prémuni, puisque
à ces heures-là, avant minuit, il devait se tenir dans
sa cellule. En effet, la paroisse était très peuplée. Si
jamais il fallait donner la communion à un agoni-
sant, le baptême à un nouveau-né en danger, ou une
bénédic­tion à une femme prise subitement du mal
d’enfant, c’est à lui que les paroissiens s’adresseraient
pour ouvrir l’église et aller chercher un prêtre. Et
qu’adviendrait-il s’ils ne trouvaient pas le sacristain
dans sa cellule ?
Ce soir-là, après qu’il eut longuement discuté avec
les jeunes filles, et non moins longuement avec leur
mère, les deux sœurs lui racontèrent que leur voisine
Costaina leur lançait des regards soupçonneux, ne
cessait de les décrier, et osait même médire de lui, le
moine ; et tout cela, disaient-elles, parce qu’elle voyait
d’un œil jaloux leurs relations innocentes. Leurs rela-
tions innocentes ? Sans doute était-ce ce que le moine
pensait en conscience, ce qu’elles pensaient elles aussi.
Car enfin, en quoi pouvaient-ils bien avoir péché ? Ne
se compor­taient-ils pas honnêtement ? Pourtant leur
mère au visage épargné par les rides avait ce soir-là
les joues plus rouges que d’ordinaire. Voici pourquoi.
Après avoir invité le moine en lui annonçant sur un ton
plein de mystère que ses filles avaient quelque chose
à lui dire (ce « quelque chose » était ce qui concernait
la voisine Costaina), elle prit soin d’acheter un peu de
vin résiné à offrir à son hôte. Elle en but elle-même un
65
verre et demi (ses joues, du même coup, prirent la cou-
leur du rouget dans la poêle, ses rides se firent encore
plus discrètes), le moine en but, lui aussi, deux verres,
et les filles un de­mi-verre chacune. Le moine, ce soir-
là, écoutait les deux sœurs avec les yeux plus qu’avec
les oreilles. Il avait le regard fixé sur les lèvres d’où
sortaient ces paroles. Comme s’il avait voulu boire les
mots, lécher ces lèvres d’où ils jaillissaient. Il avait
l’impression que ces mots prenaient une autre signifi-
cation, une signification se­crète, qu’ils n’avaient plus
leur sens courant, explicite. Il répondait au hasard,
par des lieux communs et des monosyllabes. Sous
la lumière de la lampe, les deux sœurs paraissaient
presque belles. L’une d’elles surtout, la plus jolie. Son
teint diaphane, déjà ambré par le so­leil, se colorait.
Dans le feu de la conversation, sous l’effet de l’alcool,
toutes deux s’étaient animées. Et les mouvements
divers des muscles du visage, les sourires, les rires,
les poses, les gestes, et, par-dessus tout, le né­gligé de
leur tenue d’intérieur, tout contribuait à les rendre
différentes, méconnaissables. Elpiniki portait un fin
chemisier d’une blancheur éclatante qui lui laissait les
bras nus jusqu’aux coudes. Catina un corsage échan-
cré auquel manquait le bouton du haut et qui lais­sait
voir la peau nue de sa gorge, de sa poitrine.
La vieille, pendant ce temps, avait remarqué que
la proximité des deux jeunes filles, la conversation
engagée avec elles avaient excité le moine, et un sen-
timent de peur confuse s’était éveillé en elle. Non,
ce n’était pas là le genre de ses filles. Quant à elle,
66
puis­qu’elle trouvait quelque avantage dans l’amitié du
moine, elle ne voulait pas laisser passer l’occasion ;
sans compter qu’elle avait pour lui de la sympathie,
des égards, comme beaucoup de femmes à qui les
hommes célibataires inspirent des pensées pures et
généreuses, sinon désintéressées. Sans foyer ni famille
à Athènes, ne mènent-ils pas, dans une chambre gla-
cée, une vie monotone, en payant un loyer de quinze
ou vingt drachmes qui leur évite simplement d’avoir
à coucher à la belle étoile ? Mais les « vieux gar­çons »,
les « laïcs », les « civils », comme disait Tassou, ne
lui inspiraient pas la même compassion : la plupart
d’entre eux avaient la place publique pour famille et
un banc au soleil pour foyer, ils passaient le plus clair
de leur temps dans les cafés, chez les marchands de
vin, et en d’autres lieux encore moins recomman-
dables. Au moine, toute distraction, tout délassement
de ce genre étaient interdits. Il devait rester chez lui
et se rendre partout où les prêtres l’appelaient. C’est
pourquoi cette femme d’un certain âge aux joues
rubicondes s’apitoyait sincèrement sur son sort, s’était
laissée attendrir, comme elle disait. Il ne lui était
jamais venu à l’esprit que le père Samuel pouvait très
bien « jeter son froc aux or­ties », enlever une de ses
filles, s’enfuir avec elle en pleine nuit, lui passer la
bague au doigt, en se dispen­sant au besoin de la béné-
diction d’un pope. D’autres mères étaient peut-être
capables de mijoter un coup pa­reil. Mais elle, tout
inculte qu’elle était, avec sa foi qui n’était pourtant
pas à toute épreuve, ce qui n’avait rien d’étonnant,
67
vu l’état pitoyable de notre société et de notre Église,
non, elle ne l’aurait pas supporté. Pour rien au monde
elle n’aurait consenti à passer pour une « excommu-
niée » aux yeux des gens. Elle connaissait, dans un
autre quartier de la ville, une femme dont l’une des
filles avait épousé un moine. Que le diable l’emporte !
Seigneur Jésus, sauve-nous, aie pitié de nous ! Après
avoir donné son consentement à ce mariage illégi-
time, cette femme lui avait paru ne plus être elle-
même, comme si elle avait changé de nature, comme
si elle s’était métamorphosée. Elle avait tout l’air
d’une « excommuniée ». La misérable ! Et elle n’avait
même pas eu honte ! Son regard était devenu féroce,
son visage avait enflé et pris une couleur de cendre, et
sa mâchoire s’était déformée, comme si elle avait été
possédée par un esprit malin. Le père Samuel, qui
n’avait jamais quitté le froc, lui avait raconté l’histoire
d’un de ses « frères » qui, quelques années plus tôt,
avait été diacre dans un monastère du mont Athos.
Une fois vêtu à Athènes, après avoir lui-même quit-
té le mont Athos, il l’avait inopinément rencontré, un
beau matin, la barbe rasée, en chapeau et en costume,
vêtu à l’européenne. S’agissant d’un autre que lui, le
père Samuel ne l’aurait peut-être pas reconnu, mais
lui, il le connaissait trop bien. « Qu’est-ce qui t’est
arrivé, père Siméon ? Te voilà beau ! Qu’est-ce qui
s’est passé, mon frère ? » « Qu’est-ce que tu veux, je ne
me voyais pas vivre en froc dans le monde ! » « Et tu
ne pouvais pas faire pénitence, comme tu me l’avais
dit ? » « Chacun a son juge… » Trois jours plus tard, il
68
apprenait que ce Siméon s’était marié. Le père Samuel
se demanda comment il s’était trouvé un prêtre pour
le marier et si le prêtre avait agi par ignorance ou en
connaissance de cause. Et voilà qu’il apprenait en
outre que le mariage n’avait pas été célébré selon le
rite de l’Église d’Orient, mais par un de ces préten-
dus évangélistes qui prospè­rent sur le corps couvert
de plaies et de cicatrices de cette Église d’Orient. Le
moine défroqué était entré dans un cercle, près de la
Porte d’Hadrien, où il vivait en léchant les fonds de
marmite de ces gens-là. Le père Samuel se signa plu-
sieurs fois, des deux mains. Ainsi donc l’es­prit malin
qui était d’abord sorti de cet homme s’en était allé
trouver « sept autres esprits plus malins que lui », puis
était revenu avec eux s’établir définitivement dans son
cœur. Épargne-nous, Seigneur !
Pendant que la vieille femme se remémorait tout
ce qu’elle avait entendu raconter par le moine, celui-
ci se leva de sa chaise pour aller se coucher, et elle le
raccompagna sans lumière jusqu’à la porte. Les deux
filles restèrent dans la pièce du fond de la maison où
l’on s’était réuni. Là, dans l’obscurité, la vieille femme
s’approcha tout près du moine et, comme enflammée
par le peu de vin qu’elle avait bu, elle se mit à lui
parler à l’oreille, à lui chuchoter des paroles presque
incohérentes, dont il ne retint que cette phrase per-
fide : « Tu as gâché ta jeunesse ! » Pourquoi donc cette
femme déjà mûre, aux joues rubicondes, s’était-elle
approchée si près du moine ? Pourquoi lui avait-elle
parlé ainsi ? Peut-être… pour faire un rempart à
69
ses filles, qu’elle voulait garder honnêtes et irrépro­
chables. Mais elle avait fait un rempart de son corps,
un rempart vivant, de chair et de sang. Au moment
où, accablé de mélancolie et de solitude, le moine
lui souhaita une bonne nuit, la vieille Tassou prit
machinalement sa main dans la sienne. Le souffle de
cette femme mûre, de cette femme plantureuse, lui
brûla la joue… et une mèche de cheveux qui dépassait
de son fichu lui effleura le front. Ce fut tout. Quand il
reprit le chemin de sa cellule, près de l’église, il garda
un long moment la sensation du contact de la chair, et
sentit comme une odeur de terre, cette odeur que l’on
sent quand on exhume, pour leur transfert, les osse-
ments d’un défunt. « Tu es terre, et tu retourneras à la
terre. » Spontanément il se mit à se laver la bouche, le
visage, les mains. « Et Dieu créa l’homme en prenant
une poi­gnée de terre. »
L’enfer ici, l’enfer là-bas ! Le ver qui ronge sans
répit et le feu éternel ! La géhenne ! Les lamentations
et les grincements de dents !
Il eut beau repasser dans sa mémoire les vitraux
rouge et bleu de l’église byzantine, ses absidioles
obs­cures, les saints mélancoliques de ses fresques, l’or
et l’argent des icônes et des châsses, les flamboiements
du couchant à travers les vitraux, les lueurs mysté-
rieuses de l’aurore, le pépiement des moineaux dans
les cyprès gi­gantesques, l’opulence de la nature et la
douceur du climat, l’immensité profonde des châ-
taigneraies, il ne pouvait détacher son esprit du pâle
visage des jeunes filles, de la blancheur de leur tenue
70
négligée, de la tresse qui leur tombait sur la nuque, de
leurs bras frêles et de leurs mains délicates, de leurs
doigts effilés, de leur gorge de lys, de leurs yeux mouil-
lés, de leurs cernes bleutés, de leurs regards tendres
et innocents. Elles re­venaient le hanter, prendre de
force possession de son cœur. Et, plus étrangement,
leur mère, qui avait voulu faire de son corps un bou-
clier vivant pour défendre leur vertu, devenait tout à
coup pour le pauvre moine une vipère*, un basilic, un
serpent qui dressait la tête, qui se déroulait, qui sifflait
et cherchait à lui mordre la bouche… cette bouche qui
exhalait une odeur de terre et de chair.
De part et d’autre, ses deux filles devenaient floues,
incertaines, prenaient une apparence vaporeuse, oniri­
que, se métamorphosaient. Et bientôt de petites
ailes sortaient de leurs épaules, leurs mains disparais­
saient, leur cou s’allongeait, leur visage s’aiguisait et
prenait la forme d’un groin : elles se transformaient
en monstres menaçants. Au milieu d’elles, la vieille
changeait une nouvelle fois de visage, sa bouche s’ou­
vrait comme un puits, ses membres s’effaçaient. Elle
n’était plus qu’une bouche, une bouche béante prête à
avaler. Elle était la porte de l’enfer, et ses filles les deux
dragons qui veillaient à ne laisser aucun des damnés
sortir de la géhenne.
Le moine tressaillait d’effroi sur sa couche, se réveil­
lait en tremblant, puis retombait dans la torpeur de son

* Le texte grec comporte un jeu de mots intraduisible, le même terme


(aspis) signifiant à la fois bouclier et vi­père. (N.d.T.)
71
sommeil. Il voyait l’échelle mystique sur laquelle les
moines s’élèvent vers l’au-delà, vers l’abstinence, vers
la contemplation, vers le paradis. Il voyait, dans les
airs, les formes ténébreuses des démons, qui empê-
chaient les moines de parvenir là-haut. Il voyait que
son âme, étreinte par l’angoisse, incapable de monter,
lui échappait et risquait de tomber dans la bouche de
la vieille. Il voyait dans le ciel, étagés sur les degrés,
les registres redoutables, les balances, les livres gigan-
tesques, tenus grands ouverts par des anges au visage
affable, et les démons qui ti­raient rageusement les
balances vers le bas. Il voyait une multitude de moines
précipités des degrés de l’échelle céleste. Il s’apitoyait
sur ces malheureux et, de ses jambes chancelantes, de
ses mains sans force, il es­sayait désespérément de se
cramponner aux barreaux les plus bas. Mais soudain
un démon fuligineux qui avait le visage de l’une des
jeunes filles, surgissant des airs, l’attrapait par le bord
de son froc et se mettait à le tirer de toutes ses forces,
à le tirer avec acharnement pour le faire dégringoler.
Ses mains tremblantes étaient sur le point de lâcher le
montant incliné de l’échelle. Une se­cousse nerveuse
le réveilla subitement.
– L’enfer ici, l’enfer là-bas ! murmura le moine en
se signant.

Le lendemain, avant midi, le moine Samuel se


rendit chez le métropolite et y resta environ une demi-
heure. Puis, après avoir déjeuné, il alla voir chez
eux, l’un après l’autre, chacun des marguilliers et des
72
prêtres de l’église. Il fit ensuite venir un voisin qui
avait une car­riole et qui se trouvait libre tôt dans la
journée. Il lui adressa quelques mots que l’autre écou-
ta avec étonne­ment.
– Mais pourquoi à une heure pareille, mon père ?
lui demanda-t-il.
– Je veux que personne ne le sache, répondit Samuel.
Je t’en prie, pas un mot là-dessus.
– Et les marguilliers, ils sont au courant ?
– Ne t’en fais pas, j’ai arrangé mon affaire.
– Pourquoi te soucier des gens ? Qu’est-ce que ça
change qu’ils te voient ? insista le pro­priétaire de la car-
riole.
– Ce ne sont pas les gens qui me soucient, c’est moi.
Je le sais, à présent.
L’homme ne parut pas convaincu.
– Si ça ne te dérange pas trop, pour en avoir le cœur
net, tu n’as qu’à aller te renseigner chez le marguillier
Yannis Riyitsas. Mais, je t’en prie, à part lui, pas un
mot à personne jusqu’à demain.
Le propriétaire de la carriole s’éloigna, lui donnant
l’assurance par un signe de la tête qu’il s’exécuterait et
garderait le secret.
Quelques instants plus tard se présenta la vieille
Tas­sou, le cauchemar de la nuit précédente.
– Qu’est-ce qui se passe ? On ne t’a pas vu aujour­
d’hui, Samuel ! lui dit-elle.
– Que veux-tu ? Je n’ai pas arrêté de courir, j’avais tel-
lement de choses à faire, répondit sèchement le moine.
– Où es-tu allé ?
73
– Chez le métropolite, et chez un tas de gens.
– Qui ça ?
– Oh, une personne, une autre, dit le moine sans
entrain.
– Et pourquoi chez le métropolite ? Il y a un pro-
blème ?
– Je t’expliquerai une autre fois, dit le moine en
fixant son regard ailleurs.
– On a des secrets, Samuel, à ce que je vois, fit la
vieille rougeaude.
– Tu parles, des secrets, moi… De toute façon…
nous en reparlerons une autre fois.
Au même moment revint le propriétaire de la car­
riole. Il fit, de loin, un signe de la tête pour dire qu’il
s’était rendu chez le marguillier, qu’il s’était rensei-
gné et que sa méfiance était levée.
– On m’a dit que tu avais passé la main, finit-il par
lui crier, que tu étais en règle.
– Chut ! fit le moine, en mettant son doigt sur ses
lèvres.
Mais la vieille entendit ce que l’homme venait de
dire, et, dès qu’il eut disparu, elle se hâta d’interroger
le moine.
– Qu’est-ce qu’il te raconte ? Qu’est-ce que c’est
que cette histoire de « passer la main », d’« être en
règle » ?
– Mais rien, répondit le moine. Il veut sans doute
dire que… que je passe à la main… que je remette
de la main à la main l’argent des cierges… aux mar­
guilliers, comme chaque fois.
74
– Tu me sembles tout drôle aujourd’hui, dit la
vieille rougeaude, soupçonneuse. Il ne t’est pas venu
l’idée de nous quitter, Samuel ?
– De vous quitter ? Pas du tout ! répondit le moine
avec force.
– Faudrait pas qu’on te perde, mon pauvre Samuel.
Gare ! Maintenant que nous te connaissons, ça nous
fe­rait vraiment beaucoup de peine.
– Mais qu’est-ce que tu racontes là ?… Je ne dis pas,
il se peut que je parte un jour… Je te l’ai déjà dit plu-
sieurs fois… Mais c’est pas si facile de partir, tu sais.
– C’est que nous nous sommes attachées à toi,
comme toi tu t’es attaché à nous, ajouta la vieille.
– C’est vrai, dit Samuel. Et je ne vous souhaite que
du bien. Mais pour un moine, vois-tu, il faut bien tôt
ou tard regagner son lieu de pénitence…
– On verra ça d’ici quelques années, quand tu
auras pris de l’âge…
– Quand ce sera la volonté de Dieu…
La vieille se tut quelques instants, puis elle reprit :
– Quels bons moments nous avons passés, hier
soir ! Les filles ont été ravies de cette soirée avec toi…
Quand te revoyons-nous, Samuel ?
– Oh ! un de ces soirs, laissons passer quelques jours.
La vieille remarqua que, de l’autre côté de la rue,
Costaina l’espionnait, sa petite quenouille à la main.
Elle s’éloigna.

Au plus profond de la nuit, vers minuit, quelqu’un


vint frapper à la porte de la petite cellule.
75
– Hé ! Ho ! le moine ! Samuel ! père Samuel !
Personne ne répondit.
– Samuel ! père Samuel ! Hé ! Ho ! le moine !
Rien ne montrait que l’appel avait été entendu à
l’in­térieur. Il n’y avait pas de lumière à la fenêtre.
– Il a le sommeil sacrément lourd, le moine, ce soir,
dit celui qui frappait à la porte. Il a dû arroser la fête
des Fondateurs*.
Il porta la lanterne qu’il tenait à la main à la hauteur
de la fenêtre de la cellule, et son visage fut alors éclairé.
C’était un homme entre deux âges, corpulent, la barbe
bien taillée. C’était Yannis le maraîcher en personne.
Il continua à frapper bruyamment à la porte, et même
à la fenêtre du rez-de-chaussée, grommelant entre ses
dents :
– Pourquoi es-tu venu, mon frère ?
Puis il se remit à crier à tue-tête.
Les cris et les coups à la porte firent grincer discrète­
ment et s’entrebâiller une fenêtre de la maison voisine.
Une tête apparut dans l’ouverture. En entendant ce
lé­ger grincement, Yannis se retourna et entrevit la tête
qui se penchait dans l’obscurité.
– Où a bien pu passer le moine ? demanda-t-il. Il est
parti quelque part ?

* Cette phrase désigne l’ivresse et tire son origine d’un usage mo­nastique :
le jour de la fête du monastère, les moines cénobites n’ont jamais le
temps de s’asseoir à la table commune, de crainte de ne pouvoir servir les
innombrables pèlerins ; mais le lendemain, jour où l’on célèbre un office
solennel pour le repos de l’âme des fondateurs du monastère, ils trouvent
enfin, eux aussi, le temps de banqueter. (N.d.A.)
76
– Qu’est-ce que tu lui veux ? interrogea une voix de
femme.
C’était la voisine Costaina, sans sa quenouille. Elle
s’était couchée à huit heures et avait eu son comptant de
sommeil. Une fois réveillée, elle était venue à la fenê­tre,
pour voir et mieux entendre. Yannis lui répondit :
– Ma belle-mère est au plus mal. Il faut lui don-
ner la communion. Mais impossible de savoir où est
fourré le moine.
– Il doit être chez les « femmes de pope », s’em-
pressa de répondre Costaina.
– Quelles « femmes de pope » ? demanda Yannis
en feignant l’étonnement.
Costaina ne répondit pas directement mais, après
un court silence, elle poursuivit :
– Qui sait ? Elles l’ont peut-être caché chez elles ?
Des fois qu’on le leur en­v ierait, qu’on voudrait le leur
prendre !
– Qu’est-ce que c’est que ces femmes de pope ? Je
ne comprends rien à ce que tu me racontes, dit Yannis
qui, bien au contraire, avait tout compris d’emblée,
parce qu’il n’ignorait rien des relations auxquelles fai-
sait allusion la femme à sa fenêtre.
– Il sera tombé dans un guet-apens, que je te dis,
insista Costaina. Frappe fort là-dessus et tu sauras, et
elle montra la porte de la vieille Tassou.
– Je ne peux quand même pas tambouriner sur la
porte de gens que je ne connais pas, dit Yannis.
– Quelle affaire ! dit Costaina. Allons, mon ami, tu
ne sais pas faire semblant ? Inventer un prétexte ? Tu n’as
77
qu’à dire que tu ne l’as pas trouvé chez lui, que tu as cru
qu’il était parti dans une chapelle en dehors de la ville,
et que tu veux demander à la vieille s’il ne lui a pas laissé
la clé de l’église. Après tout, c’est elle la sacristaine.
Yannis le maraîcher trouva le plan de la femme
ad­mirable. Il hésitait pourtant à le mettre en pratique.
– J’irai plutôt, se dit-il après avoir réfléchi un
moment, frapper à la porte du père Pavlinos. Il habite
tout près d’ici. Et, de toute façon, comme ça, il sera
au courant.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Le père Pavlinos, en tant
que desservant, se trouva avoir la clé que gardait d’or-
dinaire le sacristain. Il se leva et partit donner la com­
munion à l’agonisante. Yannis n’osa pas lui demander
comment il se faisait qu’exceptionnellement ce soir-là il
avait la clé, ni ce qu’était devenu le moine. Il dut atten­
dre le matin pour apprendre, en même temps que tout
le quartier, que le moine était déjà parti, après avoir
renoncé à sa charge de sacristain.

À dix heures du soir, le propriétaire de la carriole


l’avait amenée devant la cellule. Dès la tombée de la
nuit, le père Samuel avait préparé ses quelques affaires.
Il les y avait chargées, y était monté, et ils étaient partis
pour le Pirée. Tout le quartier était endormi et per-
sonne ne les avait vus, en dehors de quelques vauriens
qui traî­naient dans les rues et avaient cru que le moine
se rendait dans une chapelle en dehors de la ville.
Il n’avait pas cédé aux pressions des marguilliers qui
lui avaient demandé de rester quelques jours encore,
78
le temps de lui trouver un successeur. Il avait hâte
de par­tir, de peur d’avoir, le lendemain, à se repentir
d’être resté. Il avait, dès le matin, sollicité du métro-
polite un passeport ecclésiastique. Les marguilliers
avaient été navrés.
Il s’était embarqué sur le premier bateau à vapeur
en partance pour Salonique et, avec un sentiment de
sou­lagement dont il avait été le premier surpris, il
avait regagné, au mont Athos, le lieu de sa pénitence.
(1892)
LA VOIX DE L’OGRE

Un soir, Cratira Diomaina, une vieille fille d’une


bonne quarantaine d’années, resta passer la nuit dans
la modeste cabane qu’elle possédait sur le domaine
où elle travaillait toute la journée à la cueillette des
olives. À la tombée du jour, elle y rangeait provisoi-
rement les sacs pleins à ras bord, en attendant que le
lendemain des mulets transportent la récolte au pres-
soir de Dimos Maniatis, en contrebas, dans le hameau
de Khécria. Mais une nuit où des olives étaient dans
la cabane, elle resta sur place pour se prémunir contre
toute tenta­tive de vol, événement pourtant fort rare
dans le pays.
Dans ce modeste abri, elle parvenait à se délasser
et à dormir jusqu’au matin, fatiguée d’avoir couru la
cam­pagne et de s’être dépensée sans relâche au milieu
de ses champs. La vieille fille possédait un domaine
d’une vaste étendue, mais lourdement hypothéqué.
C’étaient sa joie et sa consolation, son attente et son
espoir, que de parvenir un jour enfin, par le labeur
accumulé au fil des ans, à s’acquitter de cette dette
– qui lui collait à la peau comme une teigne et se mul-
80
tipliait comme de la vermine. Aussi courait-elle de
vigne en verger, de verger en olivaie. Elle s’acquit-
tait seule, sans trêve ni repos, de tous les travaux des
champs qui s’imposaient selon les heures ou les sai-
sons, comme ont l’habitude de le faire les femmes de
chez nous : le sulfatage, l’épamprage, la vendange et
surtout la cueillette des olives qui occupe plusieurs
mois d’automne et d’hiver.
Ce soir-là, elle n’était pas seule, mais en compa-
gnie de son neveu Cotsos, le fils de sa sœur, un garçon
de treize ans. Cet enfant n’était pas seulement le fruit
des douleurs de sa sœur, il était le fruit de leur dou-
leur à toutes deux. Cratira était restée orpheline avec
sa jeune sœur. Elle avait vite vieilli. Au début, elle
n’avait sans doute pas voulu se marier et, plus tard,
elle n’avait probable­ment pas trouvé chaussure à son
pied. Mais, telle une bonne mère, elle avait marié et
doté elle-même sa sœur.
Elle lui céda la moitié de la propriété qui lui reve-
nait et, comme le prétendant exigeait aussi une somme
en liquide, elle hypothéqua l’autre moitié auprès d’usu-
riers de l’endroit pour emprunter trois mille drachmes.
Après le mariage, l’époux, un marin, passa quelques
mois d’hiver à la maison. Puis il s’embarqua un jour de
fé­vrier sur son bateau et prit le large.
Sofoula se retrouva enceinte. Au bout de neuf mois,
son mari, qui lui avait rendu une brève visite pendant
l’été, se trouvait toujours en mer. Il fallut at­tendre la fin
du neuvième mois, après le premier appa­reillage, pour
que la jeune femme mette au monde son enfant, Cot-
81
sos, non pas exactement au neuvième mois révolu, mais
neuf mois et trois jours après le départ de son époux.
C’est alors que les vieilles du quartier et de tout
le village se mirent à tenir un compte scrupuleux des
mois, des semaines, des jours et même des heures.
« Tant de jours en février, plus trente et un en mars,
ça nous fait tant… plus trente en avril… » La suite
à l’avenant. Quand elles eurent additionné tous les
mois jusqu’en octobre, elles calculèrent qu’il restait
encore dix-sept jours de novembre pour arriver à neuf
mois justes. Pourtant Sofoula n’avait pas accouché le
dix-sept, mais le vingt du mois, non pas le deux cent
soixante-dixième jour, mais le deux cent soixante-
treizième à compter du départ de son époux.
De là un scandale, la calomnie, puis le retour de
l’époux et le divorce. Le bruit courut que Sofoula avait
conçu cet enfant avec son jeune oncle, un parent qui
de temps à autre proposait ses services de protecteur
aux deux orphelines. Ce n’était donc pas seulement un
adultère, mais un inceste.
– Nous sommes tombés bien bas !… C’est Somare
et Gomare ! dit un bon vieillard en secouant la tête.
– Peuple de Sodome et peuple de Gomorrhe, rec-
tifia Anagnostakis, le mari d’Evyénistra, chantre à
l’église Notre-Dame.
– Dieu va nous anéantir, mon enfant ! conclut une
vieille femme.
Cratira ne crut pas un instant à la culpabilité de sa
sœur, et ne voulut pas y regarder de plus près. Elle pré­
féra rester dans l’ignorance et tabler sur l’innocence.
82
Elle invita seulement son confesseur à la « diriger » et
de­manda au père Ioachim, un moine errant un peu
parti­culier, de l’éclairer de ses « bonnes paroles ». Elle
tendait à penser que les trois jours de trop étaient une
bévue de la nature ou une erreur dans le décompte des
jours, car, après tout, les lois créées par le Très-Haut
n’étaient sûrement pas aussi strictes et mesquines que
les regis­tres des usuriers ou les calculs des vieilles du
quartier. Un gynécologue de la capitale qui avait eu
connaissance de l’histoire avait déclaré, disait-on, que
dans de très rares cas le fœtus pouvait rester quelques
jours de plus dans le ventre de la mère, en raison d’une
atonie ou d’une affection idiopathiques.
En fin sophiste, l’avocat de la jeune femme pro-
posa de prendre pour critères de la fidélité conjugale
les concours de circonstances ainsi que les inconvé-
nients liés à la profession du mari, au lieu de se fon­der
sur le caractère de l’accusée, sur sa conviction intime,
ou sur son intérêt bien compris… En procédant ainsi
on voyait bien que les femmes de paysans et de ber-
gers ne devaient d’être considérées comme fidèles
qu’à la pré­sence de leur époux et à l’impossibilité de
ce décompte des mois et des jours dont, en s’autori-
sant des circons­tances, on accablait abusivement les
femmes de marins.
L’homme de loi ajouta que l’on trouvait dans les
Saintes Écritures « pendant ces jours-là Élisabeth con­
çut* », ce qui signifiait l’un de ces jours-là, ou autour

* Luc, 1, 25. (N.d.T.)


83
de ces jours-là, et n’impliquait pas que la mère de saint
Jean-Baptiste avait conçu tel jour précisément.
À cet argument biblique l’avocat de la partie adverse
rétorqua que le texte exact de l’évangéliste n’était pas
« pendant ces jours-là », mais « après ces jours-là Éli-
sabeth conçut ». Et, pour parer au premier argument
en forme de syllogisme du représentant de la défense,
l’avocat du plaignant fit remarquer que la justice
humaine, comme nous le savons tous, est nécessai-
rement imparfaite. Fallait-il pour cela en faire son
deuil, faire une croix dessus ? Admettre le raisonne-
ment de la partie ad­verse, cela revenait à déconsidérer
de fait la justice, à la vouer à l’impuissance. Quand on
condamnait quelqu’un pour un vol, un meurtre ou un
adultère avéré, tout le monde savait bien qu’on avait
toujours vu, qu’on voyait encore et qu’on verrait tou-
jours bon nombre de voleurs, d’assassins ou d’adul-
tères échapper aux rigueurs de la justice humaine.
Cela n’était pas une raison pour ne pas condamner
les hommes jugés coupables de ces crimes. « Quand
je te trouverai, alors je te jugerai*. » Dans sa défense
de l’humanité, la justice punissait dès aujourd’hui les
coupables qu’on lui livrait et ne faisait que différer ses
rigueurs pour ceux qui, provisoirement, parvenaient
à lui échapper. Mais si demain on venait à mettre la
main sur eux…
Prenant à son tour la parole sur un ton sarcas-
tique, le représentant de la défense fit remarquer avec

* Palladios, Apophtegmes des Pères, PG 65, 404, note 56. (N.d.T.)


84
subtilité que si l’on suivait dans ses conclusions la
dialectique de l’accusation, la justice aurait l’air de
conseiller, et même de prescrire aux femmes tentées
par le péché : « Regardez-y à deux fois si par hasard
vous désirez prendre un amant, faites-le pendant que
votre mari est sur place, et surtout pas pendant qu’il
voyage. » Mais selon l’avocat du plaignant, une telle
recommandation était bien superflue : les filles d’Ève
n’avaient pas besoin d’une leçon sur ce chapitre (rires
dans l’assistance).
Après bien des procédures, le divorce fut enfin
pro­noncé. Pendant toute cette période, Sofoula fut
livrée aux affres de l’angoisse et exposée à l’impi-
toyable médi­sance des hommes. Puis elle vécut avec
son unique en­fant auprès de sa sœur, comme avant
son mariage, mère sans époux et veuve sans décès…
Par bonheur, quand elle eut élevé son fils, elle tomba
malade et dépé­rit peu à peu, pour mourir, jeune et belle
encore, quinze ans plus tard. Elle n’eut pas à regretter
d’abandonner son Cotsos sur l’océan de la vie, exposé
aux flèches de la calomnie.
En grandissant, cet enfant de la douleur était deve-
nu vigoureux et élancé, intrépide et téméraire. Avant
même l’adolescence il avait l’allure d’un jeune homme
fait. Il avait montré d’incroyables dispositions à grim-
per aux arbres. Il escaladait les rochers, les falaises, les
sommets, tout ce qui pouvait tenir à distance la médi-
sance, l’inso­lence et l’envie des autres enfants. Car
ils saisissaient le moindre prétexte, ou se passaient
tout simplement de prétexte, pour lancer contre lui
85
le terme injurieux qui lui rappelait sa bâtardise. De
dos de préférence, rarement de face : Cotsos avait la
main lourde, et s’il en avait attrapé un dans le feu de
la colère, il lui aurait brisé les os à coups de poing.
Il gambadait çà et là comme un chevreau et mon­
tait sur les rochers et les arbres, en grand gamin
vigoureux qu’il était, partout où il pensait échapper
à l’écho du mot funeste ; mais l’écho lui parvenait
plus fort en­core sur ces hauteurs, le pourchassait dans
toutes ses retraites…
– Va te cacher quelque part dans un trou, mon
enfant. Au moins ils ne te verront plus, ils ne t’enten-
dront plus…, lui dit un jour une vieille voisine, per-
fide et revêche.
Et sa destinée, qui l’avait bercé depuis l’enfance
avec le chant du malheur, devait l’emporter pour
le cacher tout au fond des entrailles de la terre, pour
qu’ils ne le voient plus et qu’il ne les voie plus, pour
qu’ils ne l’en­tendent plus et qu’il ne les entende plus…
Alors qu’il avait quinze ans, il avait grimpé un jour
sur un arbre très haut, un peuplier en forme de cyprès,
de ceux dont on fait les mats de navire. Cotsos allait
parvenir au sommet, quand un enfant qui l’avait sou-
vent importuné vint à passer en courant au pied de
l’arbre. L’occasion était trop belle de crier au jeune
garçon qui escaladait l’insulte habituelle…
Quelques secondes après, Cotsos tombait d’une
hau­teur de vingt mètres et s’écrasait à terre. Il s’était
lâché d’une main et avait décoché vers le bas un regard
courrou­cé. Apparemment, l’injure que l’enfant lui avait
86
lan­cée l’avait exaspéré plus que de mesure et lui avait
fait lâcher prise… Le pauvre Cotsos ne survécut que
quel­ques heures, sans connaissance, avant de rendre
l’âme…

Quand il entendit, ou plutôt quand il prêta atten-


tion pour la première fois à ce nom qu’un garçon lui
jeta à la figure avant de détaler, au cours d’une partie
de palet qui avait dégénéré en dispute, Cotsos avait
environ dix ans. Il devina que le mot devait avoir une
signification malveillante et s’élança à la poursuite de
l’enfant, sans parvenir pourtant à le rattraper. Celui-ci
se réfugia dans le quartier du haut du village et s’enten-
dit avec deux gamins de son âge. Forts de leur position
dominante, ils se mirent tous les trois à jeter des pierres
sur Cotsos et l’obligèrent à battre en retraite.
Il se précipita chez sa mère.
– Dis-moi, maman, qu’est-ce que ça veut dire,
« bâtard » ?
Sofoula pâlit et bredouilla :
– Où as-tu… entendu… ça ?
– C’est Yannis, le fils de Famélo, on était en train
de jouer, on s’est disputés, il est parti en courant et il a
crié : « Bâtard, bâtard ! » J’ai pas pu le rattraper. Sans
quoi, il en aurait vu… Dis-moi, maman, qu’est-ce que
ça veut dire, ce mot-là ?
– Que la langue leur tombe !… La peste soit de
ces morveux ! marmonna Cratira, se portant par ses
impréca­tions au secours de sa sœur.
– Dis-moi, maman, ou toi, ma tante, ce qu’il veut
87
dire, ce mot-là ! demandait l’enfant à cor et à cri, en
ta­pant du pied.
Alors sa tante se lança, sans s’en rendre compte,
dans une explication qui contredisait les malédictions
qu’elle venait de proférer.
– Eh bien, comme ils voient que tu es blond, tes
cheveux leur font dire que tu ressembles à un âne, un
âne bâté… C’est pour ça qu’ils t’appellent « bâtard »…
Cotsos ne s’en laissa pas conter. Cratira dut revenir
à la charge.
– C’est comme le fils de Boulina, qui a les cheveux
roux, on l’appelle Poil de carotte… Et Yorgos, le fils de
Mélakhro, le moricaud, on l’appelle Noiraud… Tu as
compris, maintenant ?
Le gamin commençait à se sentir rassuré, plus
séduit par la douceur de la voix de sa tante que per-
suadé par la teneur de ses propos.
– C’est comme Nikos, le fils de Condoula, qu’on
appelle Le Miel parce qu’il a, à ce qu’on dit, la même
couleur que les vaches, dit Cotsos.
– C’est ça, tout à fait ça, approuva Cratira.
– Et Mikhalis Coronios, qu’on appelle Griset, comme
les chevreaux.
– Tout juste, c’est ça.
Cotsos se calma sur le moment. Mais il avait remar-
qué qu’on lui décochait ce nom avec beaucoup plus de
méchanceté qu’on n’en manifestait d’ordinaire à l’égard
de ceux qu’on appelait Le Miel ou Griset. Peu de temps
après, il entreprit sa tante en tête à tête.
– Dis donc, ma tante… Tu peux me dire pourquoi
88
mon père a quitté maman ? Pourquoi il a pris une autre
femme ?
– C’est pas tes oignons, ne va pas fourrer ton nez
dans ces choses-là, lui répondit Cratira, essayant de
dissimuler son embarras par la dureté de ses paroles.
– Pourquoi c’est pas mes oignons ? répéta Cotsos,
au bord des larmes. Ils m’appellent « bâtard » parce
que j’ai pas de père, et pas à cause de la couleur de mes
che­veux, comme tu me disais…
Alors Cratira réfléchit un moment et, avec la sagesse
que lui conférait son âge, elle jugea qu’il était vain
de cacher la vérité à son neveu. En cette époque de
relâ­chement des mœurs, les enfants apprenaient tout
pré­maturément. Même si elle se taisait, le gamin en
saurait bientôt beaucoup plus qu’il ne devait en savoir,
qu’il l’apprît par les autres enfants du village ou par
des conversations entendues dans la rue ou sur la
place.
– Écoute-moi, mon petit Cotsos. Quand elle t’avait
dans son ventre, ta mère est tombée malade et elle
n’a pas pu te mettre au monde au moment voulu…
Ma­lade comme elle était, avec toi dans son ventre,
elle criait pendant son sommeil : « Mon enfant ! mon
en­fant ! » Et depuis ta naissance, aujourd’hui encore,
elle est toujours malade et n’arrête pas de crier nuit
et jour : « Mon enfant ! mon enfant ! » Tu ne vois pas
tout l’amour qu’elle a pour toi, toute la peine, tout le
chagrin qu’elle a dû endurer pour t’élever ?… Quand
la maladie s’est déclarée, avant de te mettre au monde,
elle t’a gardé dans son ventre deux ou trois jours
89
de trop. Alors les vieilles du quartier, ces mauvaises
langues qui ne lais­sent rien passer, ont compté les mois
et les jours, et elles ont prétendu que ta mère ne t’avait
pas fait avec son mari qui était en mer depuis neuf
mois… puisque tu étais resté dans son ventre ces deux
ou trois jours de trop… Ton père – je ne veux pas dire
du mal de lui, mais il m’en a fait voir, celui-là… – m’a
obligée à hypothéquer tout mon bien et à lui verser
trois mille drachmes en espèces. Il réclamait à cor et
à cri : « Je veux la somme, la somme ! » Et jusqu’à la
dernière mi­nute il a refusé de se marier si je ne lui
versais pas cet argent… Aussi quand j’ai eu donné à
ta mère la moitié de mes terres, la part qui lui reve-
nait, j’ai bien été obligée d’hypothéquer ma part à
moi pour lui trou­ver cette somme… Bref, alors ton
père a cru tous ces racontars et a dit qu’il ne te recon-
naissait pas… Mais toi, comme tous les orphelins, tu
as Dieu pour père, et tu dois aimer ta mère qui ne
t’a fait aucun mal et qui a enduré tant de peine et
de souffrance pour t’élever… Montre-toi raisonnable
et gentil. Qui manque à ses de­voirs envers Dieu le
trouve sur son chemin. À supposer que ta mère t’ait
conçu avec quelqu’un d’autre, de toute façon, toi, tu
n’y es pour rien, et il ne faut pas qu’on t’embête avec
ça. Mais bon, ce sont des enfants, ils ne t’en veulent
pas, ils ne savent pas ce qu’ils font… Sois raisonnable
et gentil de ton côté, et tu verras qu’il n’en sortira que
du bien pour toi… Que Dieu t’accorde de faire ton
chemin, de devenir un honnête homme, et ceux qui
t’injurient aujourd’hui viendront un jour te faire des
90
courbettes… Et toi tu les regarderas de haut… Que le
Christ te bénisse, mon petit Cotsos, et veille à ne pas
faire de peine à ta mère qui t’aime tant.… Si jamais tu te
butes comme un enfant, son cœur en sera tout meurtri.

Ce soir d’automne, Cratira était donc restée avec


son neveu dans son olivaie. Ils s’étaient enfermés dans
la petite cabane pour y passer la nuit. Le domaine joux-
tait un bois vaste et profond, planté de chênes gigan-
tesques.
À l’orée du bois, au sud-est de l’olivaie, se trou-
vait, au milieu de ruines, une grotte, ou un souterrain,
d’une forme et d’une structure curieuses, qu’on appelait
l’Antre de l’Ogre. Il débutait par une ouverture dans
un rocher qui avait servi de pierre d’angle à l’un des
bâtiments en ruine. Puis il s’élevait à l’intérieur de ce
même rocher, haut et conique, qui constituait le point
culminant de la montagne. On disait qu’on entendait
quelquefois à l’intérieur de la grotte un son étrange, un
grand bruit. Les bâtisses en ruine étaient au nombre de
trois ou quatre.
La caverne, disait-on, remontait sur plusieurs mètres
dans le creux du rocher, jusqu’au sommet, où elle
dé­bouchait sur une issue. On racontait encore qu’au
temps jadis s’y terrait un ogre et qu’il y cachait son
trésor. La nuit, des Maures, ses esclaves, veillaient
comme des bergers sur cet étrange cheptel.
Tout autour de ces ruines, la nuit aussi, apparais-
saient une multitude d’esprits, de revenants, de fan-
tômes. Depuis ces ruines, le lit d’un torrent, sombre et
91
étroit, s’enfonçait vers le vallon en contrebas. Il y avait,
plus bas dans cette ravine, près des racines d’un arbre
séculaire, une fontaine où l’on pou­vait boire avec un
gobelet fixé par une chaîne et un anneau à même le
tronc. On l’appelait communément la Source Froide,
moins parce que l’eau en était glacée – une eau que
beaucoup ne buvaient pas par crainte d’être ensorce-
lés – qu’en raison de l’environnement, de l’air humide
et de l’ombre épaisse de cette petite gorge. Bien des
vieilles femmes d’autrefois, nées au début du siècle,
avaient coutume, chaque fois qu’il leur fallait emprun-
ter ce passage, de saluer cette fontaine ancienne d’une
formule consacrée :
– Salut à toi, la Source Froide, et bonne fortune !
Quelques-unes disaient « ma pauvre Source Froide »,
et d’autres, par euphémisme, « la Bonne Source ».
Ce site et ses parages, les ruines et la ravine, étaient
infestés, le jour, de néréides*, et, la nuit, d’esprits et
de fantômes.
Beaucoup racontaient avoir aperçu, assis près de
la Source Froide, un Maure en train de fumer sa
chibouque. Toutes sortes de gens, des paysans, des ber-
gers, des ber­gères, avaient été envoûtés en passant près
de la Source Froide « à la male heure ». La femme de
Cambanakhmakis, une bergère mère de dix enfants,
avait été frappée en pleine nuit d’aphasie et de paralysie.
* Dans les croyances traditionnelles de la Grèce moderne, les néréides
sont des esprits féminins qui apparaissent toujours auprès des cours
d’eau et qui sont censés envoûter ceux qui les perçoivent, en particulier
en leur faisant perdre l’usage de la parole. (N.d.T.)
92
Cotsos, cet enfant du malheur, avait appris auprès
de sa tante à aimer la campagne et il l’accompagnait
souvent quand elle allait aux champs. Sa mère restait
à la maison. Elle souffrait physiquement depuis son
accouchement et avait été atteinte moralement par la
diffa­mation qui s’était acharnée contre elle. Sa sœur,
elle, était pour ainsi dire une paysanne.
Dans la campagne Cotsos aimait tout : les mon-
tagnes et les bois, les sources, les ruisseaux et les ruines,
jusqu’aux fantômes eux-mêmes. L’affront que les enfants
de son âge lui jetaient à la figure l’avait rendu quasiment
misanthrope. Rebuté par l’attitude de ses camarades de
classe, il avait cessé de fréquenter l’école : les ramener
à la raison aurait été pour lui une tâche insurmon-
table, même s’il avait pris l’habitude de les dénoncer
au maître, ce que les enfants condamnaient comme la
dernière des trahisons. Il n’avait donc d’autre ressource
que de les quereller sans cesse et de leur donner une
dérouillée – quand il ne la prenait pas lui-même.
À la suite d’une dernière algarade, au cours de
laquelle il avait battu deux ou trois de ses camarades,
ses victimes le « mouchardèrent ». Il ne voulut pas,
de son côté, rapporter à l’instituteur l’injure que les
autres lui avaient décochée. Si bien que la colère du
maître s’abattit sur lui sans ménagement.
Non seulement l’instituteur lui flanqua une « volée »
de sa fine baguette qui laissait des traces cuisantes,
mais il fut « exclu à titre provisoire ». Sa tante se pro-
posa en vain, puisqu’il ne voulait pas « moucharder »,
pour aller dénoncer au maître les autres enfants qui
93
« lui donnaient des noms d’oiseaux ». Cotsos trans-
forma de son propre chef cette exclusion temporaire
en désertion permanente, et ne mit plus les pieds à
l’école. Il avait alors treize ans.
Une fois déjà, Cotsos avait reçu une « volée » de
l’instituteur sans être dans son tort – alors qu’une
autre fois, à l’inverse, il avait échappé à une puni-
tion qu’il méritait. Mais le père Ioachim, le moine
errant, lui avait été alors de bon conseil. Il lui avait
dit qu’en ce bas monde, « nous ne sommes pas tou-
jours punis pour les fautes que nous avons com-
mises » et avait essayé de lui expliquer le sens de la
maxime : « Il y a beaucoup de coupables, mais aucune
victime. »

Il apprit donc à aimer la solitude, les ruines, et


même les esprits et les fantômes. Eux au moins ne lui
voulaient aucun mal, ne lui avaient fait aucun mal !
Ils ne lui avaient jamais jeté à la figure, ni décoché
par-derrière, l’abominable affront qui l’excluait de la
société des hommes.
Cotsos éprouvait un désir profond, une curiosité
irré­sistible. Il voulait essayer de s’introduire dans
l’ouver­ture de cette grotte qui semblait s’enfoncer
sous terre, mais qui s’élevait ensuite jusqu’au sommet
du rocher. Cet Antre de l’Ogre exerçait sur lui un
puissant at­trait. Il avait déjà fait une première tenta-
tive, de jour. Mais sa tante, qui l’avait à l’œil, avait
couru le rechercher et l’avait ramené auprès d’elle.
– Tu as voulu aller dans l’antre de l’Ogre ? Ne fais
94
pas ça, mon enfant !… Dieu te garde d’une pareille
folie !…
– Est-ce qu’il y a un ogre là-dedans, ma tante ?
– Sait-on jamais ? Et tu pourrais te cogner quelque
part… Dans le noir, va savoir sur quels rochers tu
t’écorcherais les pieds… Et s’il t’arrivait quelque
chose ?… Si tu étais saisi d’épouvante, de panique ?…
On dit qu’un bruit inquiétant résonne dans cette
grotte dès qu’on s’y aventure.
Cotsos parut entendre le conseil de sa tante et s’en
revint avec elle à l’olivaie. Mais son désir et sa curio-
sité n’avaient fait que croître.
Il avait entendu les enfants et les vieilles du vil-
lage raconter que l’ogre qui habitait jadis l’endroit
pouvait faire la fortune d’un homme. Cela dépen-
dait de son humeur, de son bon vouloir. Mais, dans
le cas contraire, le plus fréquent, il pouvait agresser
et estropier à tout jamais l’audacieux visiteur. L’ogre
avait accumulé tout un tas de piastres, un nombre
incalculable de pièces d’or, qu’un Maure, la nuit, fai-
sait danser près de l’entrée de la grotte et scintiller
à la clarté de la lune. Cotsos rêvait de déjouer l’at-
tention du Maure et de ravir autant de pièces qu’il
le pourrait pendant que l’autre les ferait danser. Avec
ce trésor il lèverait d’abord l’hypothèque qui pesait
sur les terres de sa tante, cette hypothèque qui lui
arrachait des larmes. Il laisserait ensuite aux deux
femmes assez d’argent pour vivre dans l’aisance, se
fe­rait construire un « grand navire, un trois-mâts »,
parti­rait en voyage et en rapporterait « des sacs pleins
95
d’écus ». Car il avait entendu raconter que les bateaux
qui étaient montés dans la mer Noire pendant la
guerre de Crimée avaient rempli leurs cales d’écus, et
qu’on les avait dis­tribués « par sacs entiers » aux asso-
ciés, au maître d’équipage, aux matelots, et même au
mousse… Ces écus redoreraient son blason auprès de
ses ennemis d’aujourd’hui et les enfants envieux vien-
draient, comme disait sa tante, lui faire des courbettes.

Cette nuit-là, après s’être mis au lit, il s’assura que


sa tante, recrue de fatigue, dormait profondément. Il
se le­va discrètement, ouvrit la porte avec une extrême
pré­caution. Il prit sur lui une boîte d’allumettes, un
gros morceau de cierge, referma la porte sans faire de
bruit, et partit en courant vers l’Antre de l’Ogre.
La lune venait de se lever, un croissant de lune.
Il était près de minuit. Il ne tarda pas à arriver aux
ruines.
Il s’enfonça au milieu des bâtiments délabrés, par-
vint à l’entrée du souterrain, craqua une allumette
et s’éclai­ra de sa bougie. Il fit le signe de la croix et
pénétra dans l’orifice. Cotsos était large d’épaules,
mais l’ouverture laissait amplement le passage à un
homme. Il sentit un air froid et humide lui balayer le
visage. Il marchait sur de la poussière ou du sable. Il
baissa la tête, se courba.
Il fit quelques pas en avant. Il ne voyait rien qu’une
paroi noire, presque lisse, comme si elle avait été polie,
et il entendait venir de l’intérieur un bruit indistinct,
comme un bourdonnement de mouches ou un léger
96
battement d’ailes de petits oiseaux. Il distinguait aussi
des formes confuses, semblables à ces amas de cire
que font les cierges allumés ou à ces glaçons qui, par
temps de gel, pendent aux gouttières des toits.
Soudain il ne put plus avancer. La paroi, qui jus­
qu’alors formait une voûte au-dessus de sa tête, sem-
blait s’abaisser jusqu’au sol et lui barrait la route.
Alors Cotsos promena la bougie çà et là pour trou-
ver un passage, mais un courant d’air s’abattit sur la
flamme et l’éteignit brusquement.
Au même moment, Cotsos entendit, ou crut entendre
une voix caverneuse, sourde et menaçante, qui provenait
des profondeurs de la grotte.
Il lui sembla que la voix disait :
– Bâ… tard ! Bâ… tard !

Ainsi même les fantômes connaissaient son mal-


heur ! Même les esprits avaient trouvé le défaut de la
cuirasse ! Et l’ogre mêlait sa voix aux vociférations des
garne­ments !

Cotsos prit la fuite. Dans l’obscurité, en revenant


vers l’entrée de la grotte, à la recherche d’un rayon de
lune assez bienveillant pour éclairer son chemin, il don­
na un violent coup de tête contre la voûte du rocher. Il
eut soudain un vertige.
Ah ! s’il avait pu se cogner la tête quelques instants
auparavant, quand il entrait dans l’Antre de l’Ogre…
Ou plutôt il aurait fallu se cogner la tête bien avant…
avant même de naître. À ce moment se présenta à son
97
imagination la face à la fois souriante et grimaçante du
moine errant, le père Ioachim. C’est lui qui autrefois lui
avait parlé de la naïve curiosité des disciples du Christ,
quand ils demandent qui, de l’aveugle de naissance ou
de ses parents, a péché pour qu’il soit né aveugle.
Et Cotsos était, lui, plus qu’aveugle de naissance :
il était condamné de naissance.

Une fois remis de son étourdissement, il revint,


trem­blant et frissonnant auprès de sa tante et la trouva
debout. Elle s’était réveillée en sursaut et n’avait plus
trouvé son neveu à ses côtés.
Saisie d’étonnement et d’épouvante, elle se leva et
alla ouvrir la porte. Elle soupçonnait Cotsos, cette tête
brûlée, d’être parti du côté des ruines et de l’Antre de
l’Ogre. Elle se mit à crier son nom :
– Cotsos !… Où es-tu ?
Sans même avoir fini de s’habiller, les pieds nus,
elle s’apprêtait, après un moment d’hésitation, à courir
le rejoindre, quand elle le vit venir à elle. Il était pâle
sous la clarté de la lune, pâle sous le coup de l’émotion.
– Qu’est-ce qui t’arrive ?… Où es-tu allé ?
– Rien… C’est rien, ma tante, calme-toi.
– Je t’avais bien dit de ne pas aller à l’Antre de
l’Ogre. Dis-moi… qu’est-ce qui t’est arrivé ?
– J’ai entendu une voix.
– Une voix… Tu as dû entendre le bruit qui en sort la
nuit, à ce qu’on raconte. Tu as sans doute eu une grosse
frayeur ?… Signe-toi, mon petit… Viens dormir, et la
prochaine fois tâche de ne pas être aussi imprudent.
98
– La voix que j’ai entendue…
– La voix… Eh bien, que disait-elle ?
– Elle disait…
– Oui, que disait-elle ?
– Elle disait : « Bâtard ! »
Cratira eut un pincement au cœur, mais ne put
retenir un éclat de rire. Elle se mit à expliquer la chose
à son neveu :
– Voilà ce qu’on entend quand on a l’audace d’aller
dans l’Antre de l’Ogre en pleine nuit… On raconte
que le bruit qui résonne dans la grotte a la particula-
rité de renvoyer au visiteur le nom de son chagrin…
C’est l’objet de sa peine qu’il dit à chacun, avec une
voix d’homme, paraît-il… Si on se fie aux propos de
nos anciens, parce que de nos jours personne n’aurait
l’idée d’aller se fourrer dans cette caverne. Toi, tu as
cru entendre : « Bâtard ! » Mais si j’y étais allée, moi,
je croi­rais avoir entendu : « Les dettes ! Les dettes ! »,
parce que c’est ça qui me chagrine. Si c’était ta mère
qui y était allée, elle entendrait tinter dans ses oreilles :
« L’enfant ! L’enfant ! » Et si c’était ton satané père, il
en­tendrait lui aussi une voix lui crier : « La somme !
La somme ! » Voilà ce que c’est, la voix de l’ogre.
Quelques jours après la mort tragique de l’enfant,
les deux sœurs, affligées, en grand deuil – la mère
livide, affaiblie au point de pouvoir à peine mar­cher
(elle devait mourir quelques semaines plus tard), la
tante amaigrie, ravinée, défaite – partirent de bon
matin à la campagne. Elles y rencontrèrent Ioachim,
le moine errant.
99
Il les salua de la tête d’un air empreint de com-
passion et s’adressa à la mère qui venait de perdre son
enfant :
– Allons ! Courage, Sofoula ! Qu’y faire, ma pauvre ?
Là-haut, dans l’autre monde, parmi tous les gens que tu
verras, tu retrouveras ton petit Cot­sos… C’est comme
ça, ma pauvre !… Bien sûr, tu pourrais dire que le jour
de sa mort a été un jour maudit ! Mais le jour maudit,
c’est celui du péché, Sofoula ! Eh oui ! C’est la rançon
du péché… Voilà pourquoi saint Théodore Stoudite a
dit : « Que ta droite, Seigneur… me protège des intri-
gues qui m’assaillent. »
Puis, quand Sofoula, en pleurs, eut tourné la tête, le
moine dit à sa sœur aînée :
– Supposons, Cratira, qu’elle soit innocente… Elle
irait grossir les rangs des martyrs… Quoi qu’il en soit,
je crois que Dieu lui accordera sa miséricorde.
Et comme elle le regardait avec perplexité, le religieux
reprit à voix basse, de crainte que Sofoula ne l’en­tende :
– Des deux jours, celui où une créature a succombé
à la tentation et a mis au monde une autre créature,
et l’autre, celui où cette seconde créature s’est tuée
en tombant de l’arbre, c’est le premier jour – puisque
sans lui le second n’aurait jamais existé – qui est le jour
maudit, Cratira !
(1904)
RÊVERIE DU QUINZE-AOÛT

Au milieu des ruines et des décombres d’an-


ciennes habitations, parmi les figuiers et les mûriers
aux fruits rouges, sur un rivage escarpé du nord-ouest
de l’île, en un lieu désert d’où devait surgir la nuit
toute une foule de fantômes, de simulacres d’âmes
lasses, d’ombres qui reviennent, dit-on, de la prairie
d’asphodèles pour faire entendre dans la solitude leurs
vaines lamentations sur leur éphémère séjour d’autre-
fois en ce bas monde, se dressait encore la petite église
de Notre-Dame de Précla. Il n’y avait plus, sur toute
l’étendue de ce plateau, le long de cette côte abrupte,
une maison qui tînt encore debout et qui pût offrir
un toit et un asile. Seule avait subsisté la petite église
devant laquelle Frangoulis Frangoulas, le vieux soli-
taire, avait construit un appentis ou une cabane, plu-
tôt qu’une maison, s’aménageant avec le bois et les
pierres qu’il avait pu trouver parmi ces ruines un abri
de fortune où fumer tranquillement sa chibouque au
bec d’ambre.
Chose rare en ce pays, cette église était une pro-
priété privée, vestige d’une ancienne institution reli-
gieuse. Elle appartenait au vieux Frangoulas. Ce
vénérable vieillard, qui portait la panoplie du parfait
101
notable – un beau fez tunisien, un pantalon de drap,
un large ceinturon brodé, une longue chibouque à
l’embout d’ambre, un long comboloï *, d’ambre lui aussi,
dans la main gauche –, n’était pas si âgé que cela :
il avait tout au plus cinquante-cinq ans. C’était un
descendant de la plus vieille famille du pays. Il était
depuis sa tendre enfance alerte et svelte, il avait la
taille fine, la peau mate, les traits prononcés, d’épais
sourcils, un nez proéminent, des lèvres épaisses et
charnues… Il était féru de musique, qu’elle fût sacrée
ou profane, et il devait à sa voix sonore et pathétique
d’avoir été naguère, jusqu’à un âge avancé, à la fois
chantre et chanteur.
Il avait épousé par amour une jeune et belle femme,
la pâle et délicate Siniora, avec qui il avait vécu plus
de vingt-cinq ans et qui lui avait donné quatre fils
et trois filles. Mais maintenant qu’il était parvenu au
seuil de la vieillesse, il ne vivait plus avec elle. Les
époux s’étaient déjà séparés une première fois, après
avoir eu leurs quatre premiers enfants, deux fils et
deux filles. Cette première séparation n’avait duré que
quelques mois. Ils s’étaient réconciliés, avaient repris
la vie commune et avaient eu deux autres enfants, un
fils et une fille. Mais était survenue une deuxième
rupture, qui avait duré plus d’un an, suivie d’une
deuxième réconciliation. C’est alors qu’était né leur
* Le comboloï est un court chapelet de perles d’ambre ou de bois d’oli-
vier que les hommes, en Grèce, gardent dans la main et dont ils se
servent comme passe-temps en le triturant, en l’égrenant, en le fai-
sant glisser entre leurs doigts. (N.d.T.)
102
dernier fils. Les époux n’avaient pas tardé à se sépa-
rer de nouveau, durablement cette fois. En dépit de
plusieurs tentatives de réconciliation, cette dernière
rupture durait depuis trois ans et demi. Il n’y avait
plus à craindre la naissance d’autres enfants. Siniora
avait désormais plus de quarante ans.
En cette soirée du 13 août 186?, Frangoulas était
assis seul dans la cour qui précédait la chapelle, devant
la petite maison qu’il s’était construite, à fumer sa
chibouque et à rêver. La fumée qui s’échappait du
fourneau de sa pipe s’élevait en volutes bleutées, et ses
pensées semblaient les suivre et se perdre avec elles
dans l’immensité, dans l’infini du ciel. Mais à quoi
songeait-il ?
À son épouse, sans doute, avec qui il s’était brouil-
lé, à ses enfants, qu’il ne voyait plus que rarement.
Pour la première fois de sa vie, il venait de connaître
des difficultés économiques. Frangoulas était un
grand propriétaire. Il possédait plusieurs olivaies,
plusieurs vignobles et d’innombrables champs. Le blé
qu’il utilisait pour ensemencer aurait suffi, à lui seul,
à le dispenser d’acheter du pain pendant une année
entière pour lui-même et pour sa famille. Les bonnes
années, ses oliviers lui procuraient de substantiels
revenus. Mais comme il ne travaillait jamais seul, les
frais, comme il disait, le « mettaient sur la paille » ! Et
puis, la famille s’étant multipliée, les besoins s’étaient
accrus eux aussi. Plus les dépenses augmentaient, plus
les recettes diminuaient. Il y eut alors les mauvaises
années, des années de disette, de misère, de calamité.
103
Pour la première fois, il dut avoir recours à de légers
emprunts. Il n’aurait jamais imaginé qu’une petite che-
nille pût anéantir des récoltes entières. Il s’était alors
adressé à un usurier du pays.
Ces hommes-là étaient un produit d’importation.
Lorsqu’ils avaient trouvé refuge dans le pays, au début
du siècle, en ces temps de malheurs et de tourments
qu’avaient été la guerre d’indépendance et les années
qui l’avaient précédée, personne n’avait prêté atten-
tion à eux, n’avait accordé à leur présence la moindre
importance.
Mais comme les gens du pays ne se souciaient que
de leurs terres, ces nouveaux venus, à l’image des juifs
– de ceux qui le sont par la naissance ou de ceux qui le
sont par l’esprit –, n’avaient plus eu de soins que pour
l’argent. Ils avaient ouvert des ateliers, des magasins,
et s’étaient enrichis par le commerce. Ensuite (on a vu
cela de tout temps et on le voit encore aujourd’hui),
était venu le moment où les autochtones avaient eu
besoin de liquidités. Ils avaient alors commencé à
hypothéquer leurs terres et, à la génération suivante,
l’argent était revenu aux prêteurs, et avec l’argent les
terrains.
Jusqu’alors, Frangoulis Frangoulas avait été épar-
gné par de tels tracas : il n’avait jamais eu de soucis
d’argent. Mais, ces derniers temps, il avait eu besoin
de deux emprunts, puis d’un troisième, que les prê-
teurs lui avaient accordés de bonne grâce, en exigeant
toutefois qu’ils fussent gagés sur ses meilleures terres,
dont chacune, selon sa propre estimation, devait bien
104
valoir le double de la somme empruntée. Mais, hélas !
ce n’était pas là son seul malheur…
Frangoulis Frangoulas ne portait plus son beau fez
tunisien. Il n’était plus coiffé que d’un bonnet noir,
comme les hommes en portent à la maison. Il est
vrai que, ce jour-là, il était à la campagne, mais si on
l’avait rencontré la veille sur le marché, on aurait pu
constater que son fez était teint en noir… Il était en
deuil depuis peu.
« Ah ! c’était la plus douce des filles, et il a fallu
que je la perde ! »
Le vieux Frangoulis se lamentait, et il avait de
bonnes raisons de gémir. Sa fille préférée, la troisième,
la plus jeune, née pendant un retour de flamme entre
deux séparations, était morte quelques mois plus tôt.
Elle avait à peine treize ans…
Et il était venu auprès de la Vierge pour pleurer et
dire sa peine. La chapelle de Notre-Dame de Précla
lui appartenait. C’était une jolie petite église, ornée
de belles icônes, en particulier celle de la Vierge de
Précla qui lui avait valu son nom, d’une iconostase en
bois sculpté et doré, d’un lustre et de chandeliers de
bronze, de veilleuses en argent. Le propriétaire gar-
dait toujours sur lui la grosse et lourde clé de la solide
porte de chêne, car il ne restait jamais très longtemps
sans rendre visite à sa Sainte Vierge. Fort heureu-
sement, il n’y avait pas encore de vandales dans les
parages.
C’était l’avant-veille de la fête de la Dormition de
la Vierge qu’on devait célébrer dans cette église. De
105
toute l’île, des familles entières, des dizaines de pèle-
rins et de dévots allaient affluer, et avec eux le pope
Nicolas, beau-père de l’un de ses enfants. Pour sa
peine, le pope recevait un thaler* de Frangoulas et il
empochait, en outre, quelques pièces que les femmes
lui donnaient pour prononcer le nom de leurs défunts.
Tout le reste, offrandes, pain bénit, recette de la
vente des cierges, revenait à Frangoulas en tant que
maître des lieux…
Ce jour-là, il attendait une fois de plus leur venue…
et songeait qu’un jour déjà, dans sa jeunesse, après sa
première rupture avec sa femme, cette même fête de
la Dormition de la Vierge avait été le prétexte à une
réconciliation entre les époux. C’est après ces retrou-
vailles qu’étaient nés son troisième fils et Coumbo, la
fille que le vieux Frangoulas pleurait aujourd’hui…
« Ah ! c’était la plus douce des filles, et il a fallu
que je la perde ! »
C’était moins la séparation de sa femme – qu’il
aimait tendrement du reste – qu’il déplorait aujourd’hui
que la perte cruelle de cette fille, qu’il n’espérait plus
retrouver que dans l’autre monde… Il était éprouvé,
touché jusqu’au fond du cœur… Et il se souvenait
qu’autrefois, les chrétiens plongés, comme lui, dans
la tristesse venaient, pendant ces mêmes jours, se
recueillir dans la chapelle de Notre-Dame de Précla
* Avant l’introduction de la drachme comme monnaie nationale, la
Grèce connut le thaler, qui s’était imposé en même temps que la dynas-
tie bavaroise. Le mot resta ensuite en usage pour désigner une pièce de
cinq drachmes.(N.d.T.)
106
pour y trouver, par l’abstinence, la prière et les can-
tiques, réconfort et consolation… Jadis, avant la guerre
d’indépendance de 1821, quand le village aujourd’hui
en ruine était encore habité, tous les fidèles des deux
paroisses de l’île venaient, pendant la première quin-
zaine d’août, entendre psalmodier les litanies à la Vierge
dans l’humble chapelle de Notre-Dame de Précla…
Frangoulas posa sa chibouque que, dans la distrac-
tion de ses rêveries de fumeur, il avait peu à peu laissée
s’éteindre, et il se mit à psalmodier sans même s’en
rendre compte. Il disait le grand canon de la supplica-
tion à la Vierge, cet hymne émouvant où s’expriment
les peines et les tourments d’une âme, et il enchaî-
nait par d’autres hymnes, tout aussi émouvants, dans
lesquels un empereur grec, combattu, pourchassé,
encerclé par les Latins, les Arabes et même par les
siens, confie à la Vierge les tourments et les persécu-
tions que lui infligent ces hordes (ou, comme il dit,
ces nuées) de barbares.
Quand il eut dit tous les tropaires qu’il savait par
cœur, il haussa peu à peu la voix sans le vouloir et se
mit à entonner ces vers immortels :

Apôtres rassemblés des confins de la terre,


Ensevelissez-moi près de Gethsémani
Et toi, le Fils de Dieu, accueille mon esprit.

Puis il supplia par son chant la Vierge d’intercéder


en sa faveur auprès de Dieu, « pour ne pas être blâmé
pour ses actions, en présence des anges »… En ce
107
temps-là, ces prières avaient le privilège et le pouvoir
de faire verser des larmes, quand les hommes avaient
encore assez de sentiment pour pleurer…
Le vieux Frangoulas croyait et pleurait… Oui,
cet homme sensible aimait, péchait et se repentait…
Il aimait la religion, il aimait son épouse, il aimait
ses enfants, il aspirait encore à la vie conjugale, mais
aussi à la vie monacale. Il avait jadis aimé de tout son
cœur sa chère Siniora… et il l’aimait encore. Mais en
dépit de son amour, de sa tendresse, il n’en était pas
moins enclin à s’entêter et prompt à s’emporter. Ah,
les hommes sont loin d’être parfaits !
Ces derniers temps, il avait en outre connu des
soucis d’argent, l’amertume de se voir dépossédé et
déclassé, les pressions et les menaces des usuriers, qui
ne cessaient de lui réclamer sur tous les tons « le prêt et
les intérêts, le prêt et les intérêts ». Il sortait de quatre
années de mauvaises récoltes pendant lesquelles ses
oliviers n’avaient quasiment pas produit. Leurs fruits
avaient été atteints par une maladie inconnue, sans
doute pour punir les propriétaires de leurs péchés.
Les olives avaient jauni, noirci, s’étaient couvertes de
taches et avaient fini par tomber avant l’heure. Quan-
tité d’exploitations, de terres, de fermes, de proprié-
tés, de grands domaines, des fiefs entiers pour ainsi
dire, menaçaient de tomber aux mains des usuriers.
La terre pouvait produire ou non, les arbres donner
ou non des fruits, les intérêts n’arrêtaient pas de cou-
rir pour autant. Le capital, lui, ne cessait de produire,
de faire des enfants. La terre féconde a cessé d’enfan-
108
ter, dit saint Basile, lorsque l’improductif s’est mis à
produire…
Frangoulis songeait à tout cela et il en avait les
larmes aux yeux, et le cœur meurtri. Il n’espérait
plus et ne souhaitait plus la venue de Siniora le len-
demain pour la fête. C’était un pèlerinage qu’elle
faisait jadis chaque année, du temps où ils s’enten-
daient encore et vivaient encore ensemble. Depuis,
elle n’était plus venue qu’une seule fois, à une époque
où ils étaient déjà séparés, quinze ans auparavant…
La seule chose qui comptait pour lui, désormais,
c’était la présence, invisible mais radieuse, à cette
fête de l’âme de Coumbo, cette jeune vierge inno-
cente…
Sa rêverie le ramenait quinze ans en arrière, avant
la naissance de Coumbo. La Vierge leur avait fait don
de cette fleur délicate, et c’était la Vierge encore qui
l’avait cueillie et l’avait reprise auprès d’elle, lui épar-
gnant la souillure des vanités de ce monde… C’est à
cette époque que les époux avaient eu leur première
dispute, leur première brouille, et connu leur pre-
mière séparation. Frangoulis, cet homme coléreux,
irascible et violent, était déjà monté de la bourgade
habitée jusqu’à l’ancien village abandonné dans la
citadelle, dont subsistaient quelques maisons et qui
n’était pas encore devenu un champ de ruines. Il était
venu, comme à présent, à la chapelle de Précla deux
ou trois jours avant la fête, s’était assis devant la petite
église et avait fumé sa longue chibouque à l’embout
d’ambre. Mais il était coiffé de son fez rouge, alors
109
qu’il portait désormais un bonnet noir… Frangoulis
avait alors quarante ans, et il en avait à présent cin-
quante-cinq… À cette époque, il était certes buté et
emporté, mais surtout profondément amoureux de sa
femme. Il ne cherchait que la provocation et il était
toujours prêt à pardonner. Et à aimer… À présent, il
n’y avait plus en lui ni entêtement ni courroux, et il
aimait Siniora, était attaché à elle, mais, plus encore,
il pleurait sa fille, Coumbo, la douce Coumbo !
Quand le père Nicolas était arrivé, la veille du
Quinze-Août, accompagné de toute une foule de fidèles
venus pour la fête, il s’était planté devant le chambranle
du portail de l’église et lui avait confié d’un air mysté-
rieux :
– Je crois que tu vas avoir de la visite.
– Comment ça, mon père ? lui avait demandé Fran-
goulas, le sourire aux lèvres, car il avait tout deviné
d’emblée.
– Tu vas voir arriver toute la tribu… Prends garde
à ne pas faire de bêtises, Frangoulis. Ne fais pas ton
cabochard…
Par le mot « tribu », le pope entendait à l’évidence
la famille de Frangoulas ; ou peut-être seulement les
deux plus grands de ses quatre enfants, car on ne pou-
vait trimbaler les deux petits sans leur mère pendant
trois heures de marche. Frangoulis voulut en avoir le
cœur net.
– Et leur mère viendra avec eux ?
– Sans doute… Enfin, je crois, dit le pope.

110
Et, de fait, la soirée était déjà bien avancée quand,
à la nuit tombée, Siniora arriva avec sa vieille mère et
ses quatre enfants, accompagnée d’autres femmes, des
voisines ou des parentes. Elle n’avait plus vu son mari
depuis plusieurs mois, depuis qu’il était parti habiter
seul, par mortification, dans une chambre misérable
qu’il appelait « ma cellule » et où il vivait comme un
moine. Elle s’approcha timidement de lui, en bais-
sant les yeux. Frangoulas, qui se tenait de l’autre côté
du portail de l’église, feignit de regarder ailleurs, de
suivre une conversation que deux ou trois paysans
avaient engagée sur leurs récoltes.
Siniora entra dans la chapelle, se prosterna, alluma
des cierges et baisa les icônes. Elle ressortit peu après,
s’approcha de son mari et le salua d’un air réservé.
Celui-ci lui tendit la main et embrassa affectueuse-
ment ses enfants.
La nuit venait de tomber. On chanta l’Angélus.
Quand les fidèles, assis par groupes sur l’herbe ou
sur les ruines alentour, eurent mangé le frugal repas
de carême, Frangoulis fit trois fois le tour de l’église en
frappant sur un rythme trochaïque, puis iambique, la
simandre de bois qu’il avait hâtivement fabriquée de
ses propres mains, sur le modèle de celles que l’on voit
dans les monastères.
Les deux fils de Frangoulas, et cinq ou six autres
galopins, montèrent aussitôt sur le toit de l’église, en
grimpant au-dessus du portail, et se mirent à frapper
comme des fous, sans relâche et sans pitié, la petite
cloche à moitié fêlée suspendue par deux pièces de bois
111
fourchues. Frangoulas, le chantre Dimitros et Panayo-
tis, le fils d’Andonitsa (un brave paysan, toujours prêt
à aller visiter toutes les chapelles de l’île et à pourvoir
à leur entretien, à tel point que la municipalité avait dû
se résigner à le nommer marguillier à vie de toutes les
églises isolées dans la campagne), durent donner de la
voix, réprimander et admonester les garnements pour
qu’ils cessent de faire sonner la cloche et finissent par
descendre du toit. Le père Nicolas put alors chanter
l’introït, et l’office de nuit commença.
Ce soir-là, Frangoulas était dans de si bonnes dis-
positions que, pendant huit heures d’affilée, il avait
tout chanté et récité, depuis le « Dieu, prends pitié » au
début des complies, jusqu’au « Que ton nom soit loué »
à la fin de l’office, en tant que chantre placé à la droite
du prêtre, laissant tout juste à Dimitros, le chantre
de gauche, le soin de psalmodier un petit hymne,
pour lui éviter de s’assoupir. Il avait chanté seul « Le
Dieu souverain », dans les huit modes de l’octoèque,
sous prétexte que Dimitros « ne trouvait pas facile-
ment le ton juste », autrement dit qu’il ne pouvait
pas passer d’un ton à l’autre d’une voix naturelle sans
rompre l’harmonie. À la fin des vêpres, il avait lu,
seul aussi, le Synaxaire et, sans même reprendre son
souffle, il avait, seul encore, entonné les six psaumes
des matines. Il avait psalmodié les hymnes assis, le
Polyéléos, les anabathmoi et les prokeiména, puis les
hymnes « Rehaussée de gloire divine » et « J’ouvrirai
la bouche » en entier. Il avait dit les Laudes, la Doxo-
logie, avait lu les Heures et la Communion pour tous
112
ceux qui s’y étaient préparés. Et pendant l’office, il
avait repris tous ces hymnes, avec les Béatitudes, le
Trisagion, le Chant chérubique, l’hymne « Toutes les
générations », l’antienne de la Communion, etc.*
Le vieux Frangoulas se souvenait de tout cela
comme si c’était la veille, alors que quinze années
déjà s’étaient écoulées depuis lors. Il se rappelait cer-
tains petits incidents assez drôles qui s’étaient produits
pendant la procession, peu avant minuit, au moment
où l’on sortait l’icône de l’église. Comme les femmes
tenaient serrés contre leur corps de gros cierges que
Panayotis, le mari d’Andonitsa, ce zélé serviteur de
la cérémonie, avait réunis en gerbes ou entrelacés, les
cierges avaient flambé comme une torche et avaient
failli mettre le feu à la chasuble et à la barbe du pope.
À court d’expédient, Panayotis avait saisi ces volumi-
neuses gerbes de cierges allumés et, pour les éteindre,
les avait jetées à terre et piétinées de ses galoches. Les
femmes avaient mal pris la chose et protesté qu’il était
sacrilège de piétiner des cierges.

* La liturgie orthodoxe distingue les hymnes « assis », pendant lesquels


on est assis, des hymnes « acathistes », littéralement : « non assis », qui
imposent la position debout. Le Polyéléos, littéralement : le « Très-
Miséricordieux », est un hymne constitué par le psaume 135 (134). Les
anabathmoi (au singulier : anabathmos), littéralement : « degrés »
ou « marches », sont des odes fondées sur les psaumes 119 à 133. Les
prokeiména (au singulier : prokeiménon) sont des psaumes chan-
tés avant une lecture de l’Évangile ou de l’Ancien Testament, comme
l’indique l’étymologie (littéralement : « placés avant »). La Doxologie
et le Trisagion sont les équivalents du Gloria et du Sanctus de la litur-
gie catholique. (N.d.T.)
113
On avait alors entendu l’un des hommes présents à
la cérémonie, le fils d’un riche notable du pays, un des
futurs créanciers de Frangoulas qui, disait-on, songeait
à se présenter aux élections municipales, prétendre
qu’il fallait faire des économies… « Mais oui, parfaite-
ment, économiser les cierges », parce que « la nuit allait
être longue… Ce serait bientôt l’équinoxe »…
Mais les femmes, qui s’y connaissaient plus que lui
en économies de bouts de chandelle, n’avaient pas com-
pris pourquoi il fallait lésiner sur les cierges, puisque,
de toute façon, une fois achetés et payés, ils étaient des-
tinés à brûler en l’honneur de la Vierge. L’une d’elles,
une petite vieille, s’était mise à raconter à sa voisine un
miracle qu’elle avait appris en entendant à l’église la vie
de saint Démétrios : ce saint avait sévèrement répri-
mandé un sacristain qui, à Salonique, avait la manie
d’éteindre les cierges à peine allumés. « Frère Oné-
sime, avait dit le saint, laisse donc brûler les cierges
offerts par les chrétiens ; garde-toi d’un tel péché… »
Au même moment s’était produit un autre inci-
dent. Tandis que le pope récitait de longues litanies,
en citant les noms des vivants et des morts que ses
pieuses ouailles lui avaient dictés depuis le début de la
soirée, Frangoulis s’était mis à répéter à trois reprises le
Kyrie Éléison de sa grosse voix de chantre fervent. Sur
le coup, Dimitros avait paru vexé, peut-être parce que
Frangoulis ne lui laissait pas le loisir de dire le moindre
cantique : à peine commençait-il à chanter que Fran-
goulis l’accompagnait avec fougue et lui ravissait le
premier rôle, en couvrant de sa forte voix de tête son
114
faible fredonnement. Aussi s’était-il enhardi à lui faire
une remarque :
– Chante plus bas, et plus discrètement, Frangoulis.
Si tu ne chantes pas le Kyrie Éléison plus bas, on n’en-
tend plus les noms, et les femmes veulent les entendre.
Il n’avait pas tout à fait tort. Les femmes exigeaient,
en effet, d’entendre distinctement tous les noms qu’elles
avaient fait inscrire par le pope. Elles voulaient qu’ils
parvinssent jusqu’aux oreilles de Dieu, de la Vierge, du
monde entier. Chacune d’elles souhaitait « entendre ses
noms » et les reconnaître dans la longue liste récitée.
Sans quoi, elles en auraient voulu au pope qui, s’il vou-
lait continuer à recevoir des offrandes de pain bénit,
avait tout intérêt à être en bons termes avec ses parois-
siennes.
Argyri, l’aînée des enfants de Frangoulas, une
gamine de douze ans à la fois sage et malicieuse, qui se
tenait à côté de son père, se dressa alors sur la pointe des
pieds pour lui glisser dans le creux de l’oreille :
– Papa, laisse Dimitros chanter le Kyrie Éléison.
Ces propos agirent sur Frangoulis comme une sou-
daine inspiration, et lui rendirent un précieux service.
Comme il se refusait à obéir à l’admonestation presque
insolente de Dimitros et ne voulait pas laisser paraître
sa colère, il se tourna vers ce bon vieillard et lui dit :
– Vas-y, Dimitros, dis-nous quarante fois le Kyrie
Éléison.
Alors, le père Dimitros qui, tout vieux qu’il était,
n’en avait pas pour autant assimilé la liturgie à la perfec-
tion et qui ne savait donc pas très bien à quel moment
115
on dit trois fois ou quarante fois le Kyrie Éléison, le répéta
quarante fois, si bien que le pope dut se précipiter pour
débiter rondement les derniers noms. Et pour psalmo-
dier en harmonie avec le chantre, il se mit à dire avant
l’heure : « … pour nous préserver de la famine, de la
peste, des tremblements de terre, des inondations, des
incendies et des massacres », et toute la suite de la litanie.

À la fin de l’office, le pope, Frangoulis et sa famille,


ainsi que quelques amis, s’étaient installés pour dîner
et passer un moment ensemble. Ce même soir, Fran-
goulis, rendu à des sentiments plus tendres et plus
pacifiques, revenait sous le toit familial en compagnie
de son épouse et de ses enfants.
Coumbo naquit moins d’un an plus tard. Cette
adorable créature grandit et fut élevée sous le regard
de son père, dont elle devint la joie et la consolation.
Elle était non seulement d’une intelligence précoce,
mais avait aussi une autre particularité remarquable : un
caractère de femme mûre à un âge d’enfant. Quelques
années plus tard, au moment de la deuxième sépara-
tion de ses parents, Coumbo, qui avait alors huit ans,
ne cessait d’aller voir son père dans la « cellule » qu’il
habitait sur les hauteurs, à l’extrémité du village, et de
lui prodiguer des marques d’affection.
Elle était la seule à accepter l’autorité paternelle de
bonne grâce, alors que les autres enfants ne venaient
jamais voir leur père qui, de ce fait, l’appelait « ma
petite fille docile ». Elle lui rendait des visites quoti-
diennes et n’avait de cesse de lui demander :
116
– Papa, je t’en prie, reviens à la maison. Ne nous
laisse pas orphelins, comme dit maman, alors que tu
es en vie.
Un jour, elle arriva en courant, toute joyeuse, et lui
dit, hors d’haleine :
– Tu sais, papa, Argyro va se marier… Reviens
à la maison. Comme dit maman, ce n’est pas conve-
nable que vous soyez séparés quand notre Argyro va
se marier… Le fiancé pourrait très mal le prendre !…
Frangoulas se laissa convaincre et se réconcilia
avec son épouse. Ils fiancèrent Argyro et la marièrent
quelques mois plus tard… Survint ensuite la troisième
rupture de ce vieux couple, après la naissance d’un der-
nier-né, au moment où l’aînée se mariait.
Coumbo avait maintenant treize ans ; elle ne cessait
d’aller voir son père et de l’exhorter à se réconcilier avec
sa mère.
Un jour, elle lui dit d’une voix empreinte de tris-
tesse :
– Tu sais, papa, je ne vais plus pouvoir venir te voir
dans ta cellule. Dans notre quartier, quand je passe
dans la rue, j’entends de méchantes femmes qui disent :
« Tiens, voilà la fille à la femme de Frangoulis, que
son mari a laissé tomber… » Je ne peux plus supporter
ça, papa…
Et, de fait, trois jours s’écoulèrent sans que Coum-
bo reparût dans la cellule de son père. Le quatrième
jour, elle revint toute pâle, la mine défaite. Elle avait
l’air malade.
– Qu’est-ce qui t’arrive, ma fille ? lui dit son père.
117
– Tu sais, papa, si tu ne reviens pas, lui répondit-
elle sur un ton brusque et tranchant, en pleurant et en
étouffant des sanglots, je vais mourir de chagrin !…
– Ma fille, je reviens tout de suite, lui répondit
Frangoulis.
Il regagna son foyer dès le lendemain. Mais la petite
jeune fille était vraiment tombée malade. Elle avait une
forte fièvre. Quand, pour lui faire plaisir, son père vint
lui annoncer à son chevet qu’il s’était raccommodé avec
sa mère, il était déjà trop tard. La frêle enfant, frap-
pée d’un mal inconnu, n’était plus qu’une fleur fanée,
et aucun remède ni aucun soin ne purent la ramener
dans ce monde où tout passe. Elle s’endormit sans
angoisse et sans souffrance et rendit l’âme en mur-
murant, comme un oiseau qui pépie :
– Papa ! papa ! Maman et toi, vous ferez dire une
messe à la Sainte Vierge… Tous les deux ensemble…
Sur ces mots, elle expira.
Frangoulis versa toutes les larmes de son corps et
demeura inconsolable. Sa femme aussi… Puis il se
retira, et continua à pleurer dans le désert de sa soli-
tude…
Cette ultime séparation fut plutôt amicale. Siniora,
qui voyait que son vieil époux souhaitait vivre en soli-
taire, en prit son parti. Frangoulis se rappelait le der-
nier vœu de Coumbo : « Maman et toi, tous les deux
ensemble. » Mais il avait eu un nouvel accès d’entê-
tement. Il avait trouvé que les deux sœurs de la dis-
parue, la sœur mariée et la cadette, n’avaient pas eu
autant de chagrin qu’il eût fallu et qu’elles n’avaient pas
118
pleuré l’infortunée Coumbo comme elle le méritait.
Et, depuis lors, parvenu « au seuil de la vieillesse* », il
vivait seul. Il se remémorait le verset du psaume : « Ne
me rejette pas au temps de ma vieillesse… Ne m’aban-
donne pas, vieilli et chargé d’ans**. »
Voilà pourquoi nous le retrouvons ce jour-là, veille
de la Dormition de la Vierge, assis devant la petite
église, en train de fumer avec mélancolie sa chibouque
à l’embout d’ambre… et de penser à ses fâcheux créan-
ciers, qui lui ont extorqué entre-temps le meilleur de
ses terres : une colline entière, plantée d’une olivaie,
d’une vigne, d’un verger, avec une source, un torrent et
un moulin à eau – tout en psalmodiant des mélodies
plaintives pour la Vierge :
Sainte Vierge, comme un essaim d’abeilles autour d’un
cierge le tourbillon de la vie a volé autour de mon corps***.
Aspirant sur le tard, de tout son cœur, à la vie
monacale, il invoquait à voix haute « la douceur des
anges et la joie des affligés », attendant de la Vierge
assistance et salut :
Soutiens-moi, sauve-moi
des tourments éternels***.
(1906)

* Iliade, X, v. 60 sq. (N.d.T.)


** Psaumes 70, 9, 18. (N.d.T.)
*** Vers tirés du grand canon dit Paraclétique. (N.d.T.)
LE CHANT FUNÈBRE DU PHOQUE

Au pied de la falaise que viennent mouiller les


vagues, là où s’incline, au levant, le chemin qui part
du moulin à vent de Mamoyannis, face au cimetière,
près de cette saillie du rivage qu’en raison de sa forme
les garnements du village appellent la Coquille, quand,
pendant tout l’été, ils plongent du matin au soir dans
ces parages, descendait la vieille Loucaina, une pauvre
femme accablée par les deuils. Elle portait un bal-
luchon sous son bras, car elle allait laver ses draps de
laine au rivage et les rincer à la petite source dite L’Eau-
Amère, qui suinte goutte à goutte du rocher d’ardoise
avant d’aller se perdre paisiblement dans les flots. Elle
descendait le sentier à pas lents et chantonnait d’un
mince filet de voix un triste chant funèbre, la main en
visière contre son front pour éviter d’être éblouie. En
face, le soleil se couchait au­-dessus de la montagne, et
ses derniers rayons, qui ve­naient caresser devant elle
la petite enceinte du cime­tière, faisaient resplendir de
blancheur les tombes pas­sées à la chaux.
Elle se rappelait les cinq enfants qu’elle avait
perdus l’un après l’autre, voilà bien des années déjà,
quand elle était encore jeune, et qu’elle avait ensevelis
dans ce champ de la mort, dans ce jardin de la misère.
120
Deux filles et trois garçons, tous fauchés dans leur âge
le plus tendre par la mort impitoyable.
Et voilà qu’elle venait de perdre son mari et que ne
lui restaient plus que deux fils, émigrés l’un et l’autre.
Le premier était parti, lui avait-on dit, pour l’Australie
et n’avait plus envoyé de lettres depuis trois ans. Elle
ne savait pas ce qu’il était devenu. Le second, le plus
jeune, était marin en Méditerranée et se souvenait
encore d’elle de temps à autre. Il lui restait enfin une
fille, mariée et mère d’une demi-douzaine d’enfants.
Loucaina lui consacrait sa vieillesse : c’est pour elle
qu’elle descendait le chemin, qu’elle allait laver sur le
rivage et rincer à L’Eau-Amère vêtements et couver-
tures.
La vieille femme s’agenouilla à l’extrémité du rocher
plat rongé par la mer et se mit à laver son linge. À sa
droite s’inclinait en pente douce et régulière la colline
que surmonte le cimetière et que dévalent inlassable­
ment, vers la mer qui engloutit tout, des morceaux de
bois pourris qu’on déterre quand on exhume et trans­
porte des ossements, des restes d’escarpins dorés ou
de chemisiers brodés ensevelis avec les jeunes femmes
qui les ont portés, des mèches de cheveux blonds et
bien d’autres dépouilles de la mort. À sa droite, juste
au-dessus de sa tête, dans un petit renfoncement de
la roche, s’était assis un jeune berger qui venait de
rentrer du pâ­t urage avec son troupeau. Sans songer au
caractère lu­g ubre de l’endroit, il avait tiré son chalu-
meau de son sac et s’était mis à jouer une mélodie pas-
torale pleine de gaieté. Le son du pipeau avait mis fin
121
au chant funèbre de la vieille. Entre-temps, le soleil
s’était couché et les paysans, qui à cette heure-là reve-
naient des champs, cherchaient du regard ce musicien
qu’ils entendaient mais ne voyaient pas, caché der-
rière les buissons, tapi au creux de la falaise.

Une goélette, toutes voiles dehors, tirait des


bordées dans le port. Mais elle n’arrivait pas à
prendre le vent et à franchir le cap qui ferme la rade
à l’est. Un phoque qui venait chercher sa pitance
dans les parages, en eau profonde, entendit peut-être
le chant funèbre que mur­murait la vieille, mais fut
surtout charmé par le son du pipeau du jeune berger.
Il s’approcha de la côte, sur les bas-fonds et, là, se
laissa séduire par la musique et ber­cer par les flots.
Une fillette de neuf ans, l’aînée des petites-filles de la
vieille, Acrivoula, que sa mère avait peut-être envoyée
par là, ou qui, plus probable­ment, avait échappé à sa
vigilante surveillance, avait appris que sa grand-
mère était en train de laver le linge sur le rivage, et
elle était venue la rejoindre pour jouer un peu dans
les vagues. Mais, comme elle ne savait pas que le
chemin partait du moulin de Mamoyannis, en face
du cimetière, elle se dirigea vers l’endroit où elle avait
entendu le son du pipeau et tomba sur le jeune berger
qui s’y cachait. Quand elle l’eut écouté et contemplé
à loisir, elle aperçut, à la faible lueur du crépuscule,
un sentier escarpé qui descendait en pente raide vers
la mer et pensa qu’il s’agissait du chemin par où était
venue sa grand-mère. Elle s’engagea dans cette pente
122
abrupte pour aller la rejoindre sur le rivage. La nuit
venait de tomber.
Quand elle eut fait quelques pas, la fillette vit que
le sentier devenait encore plus escarpé. Elle poussa
un cri et essaya de rebrousser chemin en remontant
la pente. Elle se retrouva au sommet d’un rocher qui
avançait en saillie au-dessus de la mer et qui avait la
hauteur de deux hommes. C’était une nuit sans lune,
le ciel s’était obscurci et des nuages cachaient les
étoiles. En dépit de tous ses efforts, elle ne parvint
pas à retrouver le chemin par où elle était venue. Elle
reprit la pente et essaya de descendre vers le rivage.
Soudain elle glissa et tomba à la mer. L’eau était aussi
profonde que le rocher était haut. Une douzaine de
pieds environ. Le son du chalumeau couvrit le cri
qu’elle poussa en tombant. Le berger entendit bien un
grand bruit, mais de là où il était il ne voyait ni la base
du rocher, ni l’extrémité du rivage. Du reste, il n’avait
pas prêté attention à la fil­lette et ne s’était pas aperçu
de sa présence.

À la nuit tombée, la vieille Loucaina fit son ballot


de linge et remonta le chemin pour rentrer chez elle.
Elle était à mi-pente quand elle entendit un claque-
ment sur l’eau. Elle se retourna et sonda l’obscurité du
regard, du côté où se trouvait le berger.
– Ce sera notre joueur de pipeau, dit-elle, car elle
connaissait le berger. Ça ne lui suffit pas de réveiller
les morts avec sa musique. Il faut encore qu’il s’amuse
à jeter des pierres dans la mer… Un vrai sauvage !
123
Et elle poursuivit son chemin.

La goélette continuait à tirer des bordées dans le


port et le jeune berger à souffler dans son chalumeau,
dans le silence de la nuit.
Quand il sortit de l’eau, sur les bas-fonds, le phoque
trouva le petit corps tout gonflé d’eau de la pauvre Acri-
voula. Il se mit à tourner autour d’elle et à entonner un
chant funèbre, avant de s’occuper de sa pitance du soir.
Ce chant funèbre du phoque a été traduit en lan-
gage humain par un vieux pêcheur versé dans la langue
de ces animaux. Il disait à peu près ce qui suit :

Pleurons tous la petite Acrivoula,


Petite-enfant chérie de Loucaina.
D’algues sera sa robe de mariage,
On lui fera sa dot de coquillages…
La vieille pleure, avez-vous entendu ?
Les cinq enfants qu’elle a jadis perdus.
C’est comme si ne trouvaient jamais fin
La peine et le chagrin des humains.
(1908)
LE MORT VOYAGEUR

Quand on découvrit le noyé au pied du rocher du


cimetière, entre la grande plage et le chantier naval,
le soleil ne s’était pas encore couché, ou caché plutôt,
derrière la montagne voisine. Les autorités locales – le
juge de paix de l’ancien tribunal et le brigadier de gen­
darmerie qui faisait office de commissaire – déclarè­
rent qu’il fallait le laisser toute la nuit sans sépulture :
les médecins devaient l’autopsier pour vérifier s’il
s’agissait bien d’une noyade.
C’était vraiment un brave homme que ce pauvre
Costas Stamatakis. Il avait, semble-t-il, demandé à la
Vierge à la Balançoire la grâce d’être enseveli dans la
terre de sa petite île, là-haut, sur le rocher battu par
les flots, où la vague paraît adresser aux défunts une
mystérieuse ber­ceuse. Et la Vierge avait exaucé son
humble prière. Car depuis le moment où le naufrage
l’avait livré à la mer, où il avait lutté avec la mort de
toute la force de son âme simple, il n’avait cessé un
instant de regarder la petite église solitaire, sur le ver-
sant occidental de la belle île. C’est là que resplendis-
sait de blancheur le vieux monastère retiré que l’on
voyait poindre parmi les pins et les châtaigniers, posé
sur une herbe épaisse. C’est là, au-dessus de l’anse
125
magnifique d’Assélino, que le soleil répandait la dou-
ceur de ses derniers rayons, avant d’enfermer ces joyaux
dans l’écrin de la mer.
À l’heure où la petite cloche appelait les bergers
de la montagne à la prière – une prière qu’ils se gar-
daient bien de dire, se contentant d’un signe de croix
quand ils savaient encore le faire –, à l’heure où le
père Éphraïm, le confesseur, allait, avec l’aide du frère
servant Mikhaïas, célébrer les vêpres, le vieux moine
descendait les quelques marches qui conduisaient à la
fontaine, pour jouir une fois encore de la douce mélan-
colie de la soli­tude, en ce lieu qu’il avait lui-même
appelé son « coin de paradis ». Le marbre de la fon-
taine, l’arrivée de la conduite, le bassin, tout avait été
rongé par l’eau. C’est à peine si l’on pouvait encore
lire l’inscription à moitié effacée que l’abbé Dionys-
sios, le célèbre ascète, avait jadis gravée dans la pierre :

Passant, quand tu te laves les mains et les pieds


Et quand tu rafraîchis ton visage en son eau
Délicate et limpide,
En te désaltérant à la belle fontaine,
Souviens-toi de celui, le moine Dionysios,
Qui jadis l’a bâtie.

Accroché au versant de la montagne, tout près du


sommet, se dressait encore fier et haut le pin millé-
naire. C’est dans ses branches qu’on avait découvert
autrefois, bercée par le vent, l’icône resplendissante de
la Vierge. Il faisait penser à un homme dont on n’au-
126
rait jamais coupé, sa vie durant, la chevelure. Depuis
plus de trois cents ans personne n’avait osé lever la
main pour ôter ne fût-ce qu’une aiguille à cet arbre
gigantesque. Il gardait, depuis des temps immémo-
riaux, tous ses cônes, tous ses fruits, accrochés par
milliers à chacune de ses branches. Et c’est là qu’on
avait trouvé, un beau matin de 1600 et quelques,
comme la tradition l’atteste, l’icône de la Vierge.
Comme elle avait les traits d’une jeune fille et qu’elle
ne tenait pas le Christ enfant dans ses bras, on avait
vu en elle la Vierge de la Présentation, cette « génisse
de trois ans » qui entre dans le temple de Dieu. Et la
chapelle de ce petit ermitage, qui était alors le der-
nier monastère construit dans l’île, avait été consacrée
à la Présentation de la Vierge. Devant cette étrange
découverte, les fidèles de l’époque avaient pensé à une
fillette innocente et sen­sible qui aurait cédé au désir
de se balancer, de se laisser bercer, suspendue aux
plus hautes branches de l’arbre, et on l’avait appelée la
Vierge à la Balançoire.

C’était ce vieil ermitage, éclatant de blancheur


sur le vert profond du vallon, niché au creux d’une
gorge découpée d’arêtes et de ravines qui donne
sur la mer, que le noyé avait eu en face de lui, pen-
dant le long périple qui, des jours entiers, l’avait
conduit depuis les rivages abrupts du Pélion et de
l’Ossa jusqu’au pied de la colline où le blanc cime-
tière de sa petite patrie domine la mer et où la vague
indomptable vient offrir aux ro­c hers son rugissant
127
hommage. Son bateau, une grande barque, une
sorte de caïque, faisait la navette entre Salonique
et Zagora*, en emportant chaque fois une nouvelle
cargaison. À bord, deux frères, Yannis et Costandis**
Stamatakis, et leur fournisseur qui s’était embarqué
avec eux. Ils transportaient des pommes, des patates et
des châ­taignes pour les juifs de Salonique. Ceux-ci leur
confiaient au retour une cargaison de légumes secs qui,
depuis un an ou deux, avaient eu le temps de moisir, à
l’exception d’une partie plus fraîche, pour la montre.
La barque était la propriété de Yannis, le cadet,
qui en était aussi le capitaine. C’était tout ce qu’il
possédait ici-bas. Quant à Costas, il n’avait jamais
rien eu à lui. Il avait pris un jour une épouse et avait
eu d’elle un enfant. Puis l’enfant était mort, encore au
sein de sa mère, l’épouse s’était tuée, je crois bien, en
se jetant de son balcon dans un accès de démence. De
ce jour il avait voulu garder sa liberté : il savait désor-
mais ce qu’il en coûtait de l’aliéner. La tête basse, il
fumait, buvait son café et ne parlait pas. Jamais un
mot ne sortait de sa bouche. À plus de cinquante ans,
il accompagnait son frère cadet, bourlinguait avec lui
sans rechigner, dans la plus totale résignation. Yan-
nis, qui avait, lui, moins de cinquante ans, était père
d’une demi-douzaine d’enfants.

* Bourgade du versant égéen du Pélion, à l’ouest de l’île de Skiathos.


(N.d.T.)
** Le même personnage est appelé ailleurs Costas, diminutif de Cos-
tandis. (N.d.T.)
128
C’étaient des victimes parmi tant d’autres de l’usure
à trente-six pour cent, « l’intérêt fait le capital », ce qui
est devenu banal (que l’on me pardonne cette rime
involon­taire). L’usurier est un mendiant brutal, et le
mendiant, quelquefois, un usurier sournois. Allez savoir
lequel de ces deux monstres est le plus vorace ! Les prêts
à la grosse et le trente-six pour cent avaient depuis
long­temps ruiné la marine du pays et asservi sa popu-
lation. Le sort, la destinée, la vocation des deux frères,
c’était de sillonner la mer, d’affronter sa colère, d’en
subir le gros temps, au péril de leur vie, d’« aller tous
les jours à la mort, comme les moutons à l’abattoir* ».
Un jour enfin leurs tourments prirent fin. Une nuit de
fin novembre, nuit de pleine lune, nuit d’ouragan et de
tempête. Le premier paquet de mer ébranla la barque
de la quille au mât, le deuxième la submergea, le troi-
sième, le plus violent, eut la pitié de lui porter le coup
de grâce : il l’engloutit.

L’endroit où la barque sombra n’était éloigné que


de quelques milles de la terre ferme. Yannis était un
excel­lent nageur. Il n’avait gardé que sa chemise et son
cale­çon. Il nagea tant et si bien qu’il parvint jusqu’aux
ro­chers de la côte, jusqu’au rivage escarpé du lieu-dit
La Ruelle. Il se cogna, se blessa, mais tuméfié, transi, à
demi­noyé, il finit par toucher terre. Le jour commen-
çait à se lever. Quand la barque disparut sous les flots,
le ciel prit ses couleurs d’aurore, « pour le repentir du

* Psaumes 43 (44), 23 ; Romains 8,36. (N.d.T.)


129
noyé », comme on dit, ou tout simplement pour éclai-
rer l’épave. Yannis regarda partout, à droite, à gauche,
au­-dessus et en dessous de lui : il ne vit nulle part ni
homme ni maison. Engourdi et hébété, il ressentait la
vie comme un rêve étrange. N’apercevant ni chemin ni
sentier, il se mit à escalader la falaise abrupte. Il glis-
sait, s’agrippait comme un fou aux broussailles, tom-
bait, se relevait. Il parvint enfin au sommet. Ceux qui,
plus tard, vinrent voir de leurs propres yeux le tracé
de son escalade désespérée se signèrent en découvrant
cette paroi à pic. Un jeune instituteur du village voisin
ne put contenir son émotion et éclata en sanglots. Le
rescapé lui-même, quand il voyait par où il était passé,
n’en croyait pas ses yeux.
Il tomba sur des bergers charitables qui se firent
un plaisir de l’accueillir dans leur cabane. Ils le
réchauffè­rent, le ranimèrent, lui donnèrent une cape,
d’épaisses chaussettes et des galoches. Ces braves
gens passèrent au peigne fin tous les rivages alen-
tour dans l’espoir d’y trouver une épave, un corps
ou même un homme encore en vie. Rien, nulle part.
Le propriétaire de la cargaison, le né­gociant Stathis,
avait disparu « corps et biens ». Costas était aussi
bon marin, aussi bon nageur que son frère Yannis.
Pourquoi ne l’avait-on pas revu ? Vers où avait-il pu
se diriger ? Malgré lui, en dépit de son chagrin, le
survivant se disait qu’après tout, si jamais son frère
s’était noyé alors que lui s’en était tiré, la mer, dans
son indulgence, semblait pour une fois avoir fait un
bon choix. C’est qu’il avait une épouse et cinq ou six
130
enfants, tandis que l’autre était « seul au monde » !…
Bien des gens, en tout cas, se firent plus tard cette
réflexion à voix haute, et en particulier, quand ils
apprirent le drame, tous ceux qui connaissaient la
situation des deux frères.

Quand, au bout de neuf ou dix jours, le naufragé


fut de retour dans sa patrie, goûtant en « revenant »,
comme sorti de l’au-delà, la chaleur de son pauvre
foyer, le jour même de son retour, vers le soir, se pro-
duisit un événe­ment assez extraordinaire.
Des paysans qui rentraient à pied de leurs champs,
en passant près de la longue plage, au-delà du chan-
tier na­val, virent en contrebas de l’enceinte du cimetière
com­munal un cadavre boursouflé, à moitié recouvert de
sel, et qui n’exhalait pas d’odeur infecte. Qui était-ce ?
Un étranger ? Un inconnu ? Non. Ils le connaissaient
bien, c’était un de leurs compatriotes. Tous ceux qui le
virent le reconnurent. C’était Costandis, le fils Stama-
takis, qui habitait sur les hauteurs de la bourgade.
Ils allèrent annoncer la nouvelle à ses frères, à Yan­
nis, le rescapé, et à Yorgos, le benjamin, qui venait de
rentrer d’Amérique. Les deux hommes accoururent,
le reconnurent, fondirent en larmes. Il gisait sur un
haut-fond, pas très loin des rochers bas du rivage :
ses pieds reposaient sur le sable, sa tête et son buste
étaient en­core bercés par les vagues. Ils firent prévenir
les autorités avant de le toucher, demandèrent à des
proches d’apporter des draps et des vêtements pour
couvrir sa dépouille.
131
On vit enfin arriver le brigadier de la gendarme-
rie et le juge de paix du tribunal aujourd’hui disparu.
Une foule de curieux et de badauds accompagnait
ces personnages officiels. Chacun, alors, se perdit en
conjectures. Est-ce que Yannis n’avait pas ra­mené son
frère mort avec lui quand il était arrivé, la veille au
matin, sur le Caphérée, avant de le jeter ni vu ni connu
sur le rivage ? Première conjecture incongrue. Deu-
xième soupçon plus vrai­semblable : un pêcheur dans
sa barque, ou un passeur dans son bac, avait très bien
pu trouver le noyé flottant à la surface de la mer, à des
milles de là, et, pris de pitié, ramener ce malheureux
voyageur pour qu’on lui donne une sé­pulture chré-
tienne. Après l’avoir transporté, il l’avait laissé près
du rivage, comme un enfant abandonné. Un mort
exposé *, si l’on peut dire, comme un bâtard, en vue de
l’autre monde…
Mais pourquoi se serait-il donné la peine de le
transporter jusque-là pour le laisser et partir à la
dérobée ? À quoi rimait ce procédé de contreban-
dier** ? À l’évidence, ceux qui suivaient ce raisonne-
ment soutenaient que l’homme avait eu peur d’avoir
des ennuis avec les auto­rités et les pouvoirs publics

* Allusion à la coutume antique, appelée exposition (ekthésis en


grec), d’abandonner dans la nature les enfants nés d’une union illégi-
time, comme on le voit dans le mythe d’Œdipe. (N.d.T.)
** En Grèce, au xixe siècle, les contrebandiers, pour déjouer la surveil-
lance des douaniers, avaient l’habitude d’abandonner sur un rivage
retiré la marchandise que leurs complices venaient ensuite emporter.
(N.d.T.)
132
de l’endroit. « Approche un peu, mon gaillard. Où
as-tu fait cette trouvaille ? Com­ment l’as-tu trimbalé
jusqu’ici ? Qu’as-tu à nous racon­ter ? Comment a-t-il
cassé sa pipe ? À quel endroit l’as-tu déniché exac-
tement ? Tu n’as rien remarqué d’autre ? Tu ne l’as
pas fouillé ? Il n’avait rien sur lui ? Il n’y avait per-
sonne dans les parages ? D’après toi, on l’a tué ? Tu ne
sais rien d’autre ?… Enfin, voyons, comment l’as-tu
amené jusqu’ici ? » Autant de questions derrière les­
quelles on pouvait deviner des arrière-pensées mal
dissimulées : « Ce ne serait pas toi qui l’aurais tué ?
qui l’aurais noyé ?… Et qui nous l’aurais ramené pour
t’en tirer blanc comme neige ?… Ne crois pas que tu
vas nous refaire, mon gaillard. Nous sommes tous des
Grecs. »

Le doute ne put être dissipé. Les plus soupçonneux


ne s’en laissèrent pas conter. Le peuple, lui, le peuple
pur et authentique, crut au miracle. « C’était un brave
homme. Il n’a pas demandé grand-chose. Au moment
où il allait se noyer, il a seulement prié la mère de
Dieu de lui accorder de reposer dans la terre de sa
patrie et de ne pas le laisser en pâture aux poissons.
Et la Vierge mira­culeuse dont le noyé avait en face de
lui le vieux mo­nastère, sur la verte colline couverte de
pins gigantes­ques où on l’avait jadis trouvée, telle une
innocente pe­tite fille, en train de se balancer, oui, la
Vierge a exaucé son humble supplique. »
L’homme avait rendu son dernier souffle en
s’enfonçant sous les flots, puis le corps était remon-
133
té à la surface et, poussé par les vagues, il « avait
mis le cap vers le sud », comme disait son frère. Il
avait vogué des milles et des milles, vogué jusqu’au
carrefour des mers, jusqu’à cette large passe qui
sépare les Spo­rades, l’Artémision et le promontoire
de Sèpia, porte du golfe Pagasétique*. Là, il avait
longtemps hésité, poussé d’un côté par les cou-
rants, de l’autre par les vents de terre ou les brises
marines, et il s’était finalement laissé emporter par
le vent d’est et le sirocco. En mort navigateur, sans
jamais s’enfoncer dans les profondeurs. Les vagues
semblaient avoir pris en pitié cet ancien marin, et
dou­cement, délicatement, elles l’escortaient dans
son der­n ier voyage. Les poissons, autour de lui,
trouaient l’écume de leurs bonds, esquissaient un
mouvement d’approche et s’éloignaient de plus
belle, comme repoussés par une puissance invisible.
Les dauphins l’évi­taient avec respect, les phoques
restaient tapis dans leur antre au fond de l’eau, les
requins s’écartaient sur son passage. Comme s’il
avait gardé à même le corps boussole et gouvernail,
le mort voyageur n’avait jamais perdu le cap. Il avait
parcouru encore huit à dix milles, longeant toute la
côte sud de sa petite île, puis il avait viré de bord.
Il avait mis le cap vers le nord et il était enfin entré
dans le port de sa patrie…
* L’Artémision est le cap situé à l’extrémité septentrionale de l’île
d’Eubée. Le promontoire de Sèpia lui fait face au nord, du côté du
continent, en Magnésie. Le golfe Pagasétique s’ouvre un peu plus à
l’ouest. (N.d.T.)
134
Il avait dû parcourir, pendant tous ces jours-là, une
quarantaine de milles. Il ne hâtait pas son voyage, il
prenait tout son temps. Il n’allait pas à la noce, il allait à
son enterrement. Il ne put s’approcher d’aucune crique
solitaire, ne s’arrêta dans aucune baie retirée, sur
aucun des rivages déserts de son île. Il ne fit halte sur
aucun récif, aucun banc de sable, aucune plage. Il se
dirigea tout droit vers la colline du cimetière marin,
à l’ouest de la bourgade, aborda sur la petite grève,
et arrêta là son voyage. Il avait mené une existence
discrète, humble et modeste. Il entendait, à sa mort,
ne donner de tracas à personne. À quoi bon le trans-
porter chez lui, à l’église, le promener sur la place du
village ? Il ne voulait pas de ces obsèques communes.
Il suffisait de trouver deux bonnes âmes pour l’aider
à faire encore quelques pas, pour creuser les deux ou
trois empans de terre qui l’accueilleraient – deux âmes
qui gagneraient là leur salut. Et si le pope Stamos, le
pope Grigoris, ou encore le père Ioachim, le moine
errant, venaient dire sur sa dépouille le Cum animis,
ce serait parfait. Pour le reste, il s’en remettait à Dieu.

Pourtant, une fois que le mort fut transporté dans


l’enceinte du cimetière, les autorités déclarèrent que le
coucher du soleil n’était pas un moment propice pour
pratiquer l’autopsie, qui devait assurer s’il s’agissait
réel­lement d’une noyade. Il fallait donc qu’il reste
sans sépul­t ure, toute la nuit jusqu’au matin.
Cette nuit-là, dans le petit café d’Alexis Dimos,
une joyeuse équipe discutait tombes et cadavres. Dakis
135
Angoudis paria avec Takis Patakis qu’il se faisait fort
d’aller à minuit au cimetière, d’y entrer seul, d’y passer
une heure entière à la belle étoile, près du noyé, près du
mort sans sépulture. Car le malheureux, voyez-vous,
connaissait le sort posthume de l’Ajax porte-fouet de
Sophocle. Après le drame de sa mort, un autre drame
se jouait autour de sa mise au tombeau. Heureusement,
notre joyeuse bande était faite de ces forts en gueule
qui n’ont pas conscience de l’impiété de leurs propos.
Enfin le matin se leva sur un nouveau jour, et
les médecins arrivèrent… « Pour les morts feras-tu
des merveilles ? Des médecins se lèveront-ils pour te
louer* ? » En vain les proches du défunt protestèrent
que la cause du décès était ici évidente, incontestable,
attestée par un témoin.
Deux heures plus tard prenait fin ce tourment inu-
tile, et le mort était rendu à la terre. On l’ensevelit dans
le coin du cimetière qui était le plus proche de la mer.

Ne m’abandonne pas sans pleurs ni sépulture,


Ô toi qui viens ici, mais pour mon corps prépare
Une tombe tout près de la mer sans souillure.**
(1910)

* Psaumes 87 (88), 11. (N.d.T.)


** Odyssée XI, 72-75. (N.d.T.)
TABLE

LA DERNIÈRE FILLEULE . . . . . . . . . . . . . . . 7
NUIT DE CARNAVAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16
LE MOINE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
LA VOIX DE L’OGRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
RÊVERIE DU QUINZE-AOÛT . . . . . . . . . . . . 101
LE CHANT FUNÈBRE DU PHOQUE . . . . . 120
LE MORT VOYAGEUR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125
λογοτεχνία

Les Enfants du Pirée, Kostas Moursélas


L'Île d'Ouranitsa, Alexandre Papadiamantis
La Caisse, Aris Alexandrou
Rêverie du Quinze-Août, Alexandre Papadiamantis
Le Peintre et le Pirate, Còstas Hadziaryìris
literature

15 serial killers, Harold Jaffe


Fan Man, William Kotzwinkle
Plage, Robert Steiner
Marchand de liberté, Stanley Elkin
Sex for the millennium, Harold Jaffe
L’Oiseau Canadèche, Jim Dodge
Un sale type, Stanley Elkin
Motorman, David Ohle
Not Fade Away, Jim Dodge
Sale temps pour les braves, Don Carpenter
La Seconde Vie de Preminger, Stanley Elkin
La Contrée immobile, Tom Drury
Au commencement était la fin, Stanley Elkin
Mais qui a tué Harry ?, Jack Trevor Story
La Promo 49, Don Carpenter
Ordures, Stephen Dixon
Québec Bill Bonhomme, Howard Frank Mosher
Le Roi, Donald Barthelme
La Fin du vandalisme, Tom Drury
Les Feux de l'orchidée, Rikki Ducornet
Neige, Anna Kavan
Sur le départ, Magnus Mills
Strass et Paillettes : Souvenir, Don Carpenter
Le Brigand bien-aimé, Eudora Welty
Un chien dans le moteur, Charles Portis

À paraître :
A Couple of Comedians, Don Carpenter
Retenir les bêtes, Magnus Mills
Tumble Home, Amy Hempel
The Bear Went Over the Mountain, William Kotzwinkle
RÊVERIE DU QUINZE-AOÛT
d’Alexandre Papadiamantis
a été achevé d’imprimer en mai 2014
sur les presses de l’imprimerie Pulsio.

Éditions Cambourakis
GRAPHISME : SYLVAIN LAMY

2, rue du Marché-Popincourt
F-75011 Paris
www.cambourakis.com

Dépôt légal : juin 2014.


ISBN : 978-2-36624-092-4
Imprimé en Bulgarie.

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