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Le droit d’avoir le choix

Un vacarme assourdissant, une odeur nauséabonde, des corps qui jonchent le sol au
point de ne plus même y voir la plate-forme de la locomotive de type G12… voici la situation dans
laquelle je me suis malencontreusement retrouvé.
Scellé dans une camisole de force, je me retrouve là, assis parmi d’autres prisonniers
prussiens de la Confédération de l’Allemagne du Nord. J’ai chaud, faim, soif, mal, je suis fatigué.
Cependant, à ma plus grande surprise, mon hémorragie s’est arrêtée pendant que j’étais endormi.
Quelle chance ! Saletés de Calmüser… Si vous saviez ce qui vous attend… Le kaiser restaurera la
grandeur de la Prusse, c’est une certitude.
Après un petit moment de faiblesse, j’aperçois du coin de l'œil, glissés derrière un mince
rideau des outils d’agriculture. La pelle et la bêche vétustes seront sûrement les objets utilisés pour
creuser les tombes des malheureux qui auront passé l’arme à gauche avant la destination finale. Mis à
part l’odeur cadavérique intenable, un silence de mort règne dans le compartiment où je suis
négligemment installé. Les respirations pantelantes de mes camarades patriotes me soulèvent
l’estomac, si bien que je feins de régurgiter la faible ration militaire reçue la veille. C’est deux, quatre,
huit, douze, treize corps qui s’offrent à ma vue.
Une silhouette se distingue néanmoins de cette masse. Il s’agit d’un enfant, un gamin
haut comme trois pommes et fin comme une allumette. Je mettrais ma main estropiée à couper qu’il ne
tiendra pas 24h de plus. Enfin dieu soit loué, je ne suis plus le seul mortel vivant dans ce compartiment,
pour le moment. Je lui demande son prénom, il s’appelle Sergej. Il n’a pas l’air très loquace. Le contraire
serait d’ailleurs surprenant au vu de la situation dans laquelle nous nous trouvons.
Plus le temps passe, et plus ce silence assourdissant m’insupporte. Il m’enrage ! Ô
diable ! Comment ai-je pu être si sot ?! Je n’aurai jamais dû incorporer ce régiment pour mener cette
guerre. A vrai dire, ce n’est pas comme si on m’avait laissé le choix ; quoi que, me direz-vous, nous
avons toujours le choix… enfin, c’est ce que je pensais…

Deux jours ont passé, et le petit Sergej a succombé à ses blessures la nuit dernière.
Les sous-officiers se sont occupés d’évacuer le corps du pauvre souillon ainsi que du reste de la
cargaison. Les subordonnés français nous dirigent vers les portes de sortie, aboutissant à ce que
je suppose être le quai d’une gare française dans une petite campagne, au vu des drapeaux
tricolores affichés en grand sur les écriteaux. Là, se trouvent des affiches typiques de propagande
de Calmüser, révélant une femme à la tête d’une horde de citoyens grégaires, appelant à la
mobilisation des parisiens, tous agglutinés les uns aux autres. “Louise Michel appelle à la
mobilisation générale”... intéressant, ces individus se laissent dicter par le sexe féminin… Quelle
situation grotesque, c’est dégradant.
Un peu plus loin, un homme âgé, assis seul sur son banc, lève les yeux de son journal,
m’adressant un signe de tête. Il a l’air bon. Je lui donnerais bien huit fois dix printemps, peut-être
un peu moins. Il me fait penser à papy Hentz, cet ange parti trop tôt. Mon ange parti beaucoup trop
tôt.
Au loin, au-delà des vastes étendues ravagées par les tirs d’artillerie lourde, nous constatons avec
stupeur les dégâts provoqués par les combats destructeurs : les châteaux ne sont plus que ruines,
les toitures sont délabrées et laissent apercevoir des vitres brisées par la violence des impacts.
Ses habitants y ont sûrement péri, à moins qu’ils aient eu le temps de s'échapper à la dernière
minute. Au fond, je me sens responsable du malheur de ces personnes, mais finalement, je ne suis
qu’un pion qu’on a utilisé pour arriver à ses fins. Je suis un simple soldat, un soldat manipulable
sans objectif, une simple tour sur l’échiquier…
Lorsque les troupes nous guident vers notre prochain moyen de locomotion direction la
mort, je pense à mes proches que je vais laisser dans l’ignorance et l’appréhension. Je suis
condamné, je vais mourir. Dans combien de temps ? Je l’ignore, mais c’est certain. De la peur, de
la panique voire de l’angoisse, voilà ce que je ressens, même si je suis censé y être préparé, la
réalité est dure. Personne n’est jamais prêt à mourir, même celui qui cherche à mettre fin à ses
jours. Au fond, qui sait ce qu’il se passe après la mort ? Personne. Quelqu’un en est-il déjà
revenu ? Jamais. Personne ne peut souhaiter expérimenter quelque chose dont il n’a pas
conscience, étant donné que l’on a conscience que de ce que l’on connaît. Enfin, ce n’est que mon
avis, je n’ai pas la science infuse.
Nous avons mis trois heures entre la station service et la prison de la capitale. Située
en plein cœur de Paris dans le 12e arrondissement selon les dires, la prison Mazas est en fait une
maison d’arrêt cellulaire. En rentrant dans le bâtiment insalubre, nous sommes séparés avec le
peu de prisonniers vivants qu’il reste. D’un côté sont dirigés les jeunes, de l’autre les vieillards.
Puis, le geôlier nous explique machinalement le règlement de la bâtisse : tous les prisonniers sont
isolés dans leur cellule de jour comme de nuit, sans contact avec les autres prévenus. Les seules
occupations qui nous sont octroyées sont des travaux d’intérêts lucratifs pour les sociétés
partenaires à la prison, comme des travaux d’écriture, de papeterie, de métaux, des corvées de
légumes et autres travaux forcés. Voyons le bon côté des choses, au moins nous aurons le temps
de profiter d’un peu de temps libre avant la sentence finale.
Après les explications du responsable, nous sommes tous dirigés dans nos cellules
respectives. A ma plus grande surprise, il y a un lit avec un tissu ! Je m'étais déjà préparé
mentalement à dormir à même le sol avec comme seule compagnie des rats d'égout. J’observe le
reste de la pièce avec étonnement, tout semble étrangement satisfaisant pour une prison de
soldats de guerre, bien que je n’en ai jamais fréquenté. C’est lorsque que je me retourne pour
m’adresser au geôlier que je comprends. Son fusil Spencer est braqué sur moi, et en un instant, il
abaisse le levier de sous garde ; la cartouche fuse. On a toujours le choix. Il a choisi de tirer, et ma
mort résulte de son choix.

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