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HACHETTE
CHAPITRE PREMIER
LA GRANDE ROUTE D'ESPAGNE
Depuis, une heure, Tidou roulait en tête, traînant son chien dans une
remorque, derrière son vélomoteur, quand il freina et mit pied à terre.
« Gnafron! passe-moi la carte.
— Que veux-tu voir? Pas d'erreur possible, nous sommes bien sur la
Nationale 9.
— Je sais.
Tu cherches un endroit où dresser la tente pour la nuit?
— Non, autre chose.
Tidou prit la carte, la déploya et calcula tout haut :
« Encore une quinzaine de kilomètres jusqu'à Perpignan. Trente et
un de Perpignan à la frontière. En somme, nous approchons de
l'Espagne... et il n'est que sept heures.
— D'accord, fit la Guille, mais le soir tombe. 11 nous faudrait encore
deux heures pour arriver là-haut. Nous risquerions de trouver la
frontière fermée.
— Sûrement pas. Le col du Perthus est ouvert en permanence. C'est
indiqué sur le guide. En roulant de nuit, nous serons à San Miguel
demain matin, à la première heure. Un jour de vacances de plus, ça en
vaut la peine, non? »
Gnafron et Bistèque approuvèrent.
« Pour mon compte, reprit la Guille, ça ne m'emballe pas. Nous avons
assez roulé, je suis éreinté. On étouffait sur la route. A la sortie de
Narbonne, j'ai cru tomber d'insolation.
— Raison de plus. Le Tondu a révisé nos éclairages, rien à craindre
de ce côté-là... et demain matin, en arrivant à San Miguel, plouf!
— D'accord, approuva chaudement Gnafron, le « petit » Gnafron,
comme on l'appelait, parce qu'il oubliait de grandir.
« D'accord moi aussi, enchaîna Bistèque. Nous avons vraiment eu
trop chaud. Dire qu'hier matin, en quittant Lyon, on aurait supporté un
pull-over. »
Et, la main sur l'épaule de la Guille :
« Allons, mon vieux, un peu plus d'énergie. Es-tu réellement si
fatigué?... Tu as peur de rouler de nuit sur les routes d'Espagne? »
La Guille sourit, désarmé.
« A trois contre un, je ne fais pas le poids. C'est entendu, en route
pour l'Espagne... tout de même pas avant de casser la croûte.
— Bien sûr, fit Tidou. D'ailleurs, je me suis arrêté ici parce que
j'avais aperçu ce petit bois. Nous y serons plus au frais qu'au bord de la
route.
Ils poussèrent leurs vélomoteurs jusque-là et se laissèrent tomber
sur l'herbe roussie de ce pays qui porte bien son nom. Puis, conscient de
ses responsabilités, Bistèque, le fils d'un garçon boucher, en sa qualité
de chef cuisinier, s'occupa du pique-nique. Cependant, personne n'avait
très faim. Il avait fait si chaud toute la journée sur ces routes plates du
Languedoc, sans aucun ombrage... Et puis, pour tout dire, privée de
deux de ses membres, réduite à quatre, la bande manquait un peu
d'entrain.
La veille, les Compagnons étaient venus d'une traite de Lyon à
Nîmes et avaient couché aux environs de cette ville, en pleine garigue.
Au cours de cette première étape, ils n'avaient rencontré le soleil que du
côté de Montélimar, de célèbre mémoire, pour eux. Mais depuis le matin,
ce même soleil, tant souhaité, les avait poursuivis de ses rayons de feu
sans leur faire un instant la grâce de se fourrer derrière un nuage.
Jamais la Guille, le fantaisiste la Quille, toujours dans la lune, ne
l'aurait cru si accablant au mois de septembre.
Les Compagnons partaient à cette époque un peu tardive parce que,
au mois d'août, ils avaient Ira vaille, afin de se faire de l'argent de poche
pour des vacances en Espagne.
C'était Mady qui avait proposé cette expédition; Mady, la seule fille
de l'équipe des Compagnons de la Croix-Rousse, une fille merveilleuse,
sans manières, pleine d'enthousiasme et de dynamisme. L'idée lui était
venue, un soir, alors que tous les six se trouvaient réunis dans leur
fameuse « caverne » de la rampe des Pirates, un ancien atelier de
tisserand où ils avaient l'habitude de se rencontrer.
« La moitié des Lyonnais va passer ses vacances en Espagne, avait-
elle déclaré. Pourquoi pas nous? Après tout, ce n'est pas si loin. Rien ne
nous oblige à descendre jusqu'à Séville ou Malaga. Une camarade de
lycée, qui est allée là-bas, avec ses parents, m'a parlé de coins
merveilleux sur la Costa Brava, près de la frontière française... mais
naturellement, il ne faudrait pas choisir le mois d'août, à cause de la
grosse chaleur et de la cohue sur les plages. »
L'équipe avait applaudi, le Tondu le premier, toujours prêt à trouver
« formidables » (c'était son mot) les projets de Mady.
Hélas! c'était trop beau. En ce soir du 2 septembre, au moment de
franchir la frontière, manquaient précisément Mady et le Tondu. La
mère de Mady relevant d'une petite intervention en clinique avait
encore besoin de soins, chez elle. Quant au Tondu, il avait prétexté ne
pas être assez riche à cause d'une interruption dans son travail, pendant
la première quinzaine d'août. En réalité, ce n'était pas la vraie raison,
l'équipe faisant bourse commune dans toutes ses expéditions. Il n'avait
pas voulu laisser Mady seule, persuadé que sa mère guérirait vite et
que, quelques jours plus tard, il pourrait entraîner la jeune fille en
Espagne et rejoindre la bande.
« Non, non et non ! avait déclaré Mady pour ne pas compromettre
l'expédition. Que personne ne m'attende. Je ne veux pas que vous
gâchiez vos vacances à cause de moi. Si je peux laisser maman, je
prendrai le train. J'ai consulté les horaires. Le direct Lyon-Barcelone
passe à quelques kilomètres de San Miguel. Pour qui me prenez-vous?
Je ne suis pas assez grande pour me débrouiller ?
— Je te connais, avait répondu le Tondu. Si nous partons tous sans
toi, tu ne te décideras pas à nous rejoindre. Ta mère trouvera un
prétexte, même si tu ne lui es plus indispensable. Elle est très gentille,
mais un peu trop mère-poule. Alors, je reste et je t'attends.
Tidou, le chef de l'équipe, un Provençal dont la famille était venue se
fixer à Lyon, avait hésité. Partir seulement à quatre ne l'emballait pas.
Cependant, le Tondu avait eu raison de rester. Il forçait ainsi la main de
Mady qui viendrait, dès que sa mère serait guérie, et alors
commenceraient vraiment les vacances.
Il faisait bon dans le petit bois de chênes verts. Très vite, les langues
se délièrent. Naturellement, les Compagnons se mirent à parler de
l'Espagne, un pays qui leur était inconnu et, par là, plein de mystère. Ils
ne connaissaient pas un traître mot d'espagnol, mais, leur avait-on dit,
tout le monde, en Catalogne, parlait plus ou moins le français.
A neuf heures, Tidou donna le signal de départ. La nuit était
complètement tombée, pas très sombre, cependant, à cause du ciel
dégagé. Une demi-heure plus lard, l'équipe traversait Perpignan, qui lui
parut une très grande ville, peut-être parce que, selon la coutume
catalane, toute la population se prélassait à la terrasse des cafés.
Puis, elle s'engagea sur la grande route menant à la frontière. Pour
nombre de Français, les vacances se terminaient. Les voitures venant
d'Espagne étaient nombreuses, surchargées de bagages, remorquant des
bateaux, des caravanes. En revanche, peu de circulation dans l'autre
sens. Tous phares allumés, les Compagnons se suivaient, en file
indienne, Tidou fermant la marche, la remorque de son cher Kafi munie
d'un feu rouge, comme il se devait.
« Le col est-il haut? s'inquiéta la Guille. J'ai peur pour mon moteur; il
tire mal.
— Ne te tracasse pas, répondit Bistèque. C'est à peine un col. Juste
trois cents mètres d'altitude... et ensuite, la descente jusqu'à la mer. »
En effet, la route ne donnait presque pas l'impression de monter et
les lacets n'étaient guère accusés. Simplement, de part et d'autre de
la chaussée, la végétation devenait plus fournie, à l'approche de la
montagne.
Et tout à coup, l'équipe déboucha, sans presque s'y attendre, dans le
village du Perthus, formé d'une seule rue, à cheval sur la France et
l'Espagne.
« Déjà! s'exclama le « petit » Gnafron. Décidément, il n'y a plus de
Pyrénées. Je ne sais pas qui a dit ça, mais c'est bien vrai. »
II allait foncer, comme toujours, quand un bras l'arrêta :
« Police! »
Tous descendirent de machine. Les formalités de passage ne leur
étaient pas étrangères. Ils les avaient connues pour entrer en
Angleterre1 et en Mogambie2. Cependant, passer d'un pays à l'autre est
toujours impressionnant. La conscience tranquille, ne transportant rien
en fraude, ils présentèrent leurs papiers : carte d'identité, autorisation
des parents, assurance pour leur machine, certificat de vaccination pour
Kafi. Tidou, Gnafron et Bistèque, déjà libérés, se présentaient quelques
pas plus loin, à la douane, sous l'œil amusé des douaniers
qui regardaient Kali tirer la langue dans sa remorque, quand ils
s'aperçurent que la Guille ne suivait pas.
« Que se passe-t-il? fit Tidou; il a des difficultés? »
Ils revinrent en arrière. La Guille paraissait affolé. Il retournait ses
poches, l'une après l'autre, explorait son portefeuille, se tâtait en faisant
la grimace.
« L'autorisation de mes parents, je ne la retrouve plus.
— Tu es sûr de l'avoir emportée? fit Tidou. Etourdi comme tu es, tu
l'as peut-être laissée à Lyon.
— Non, je suis sûr que je l'avais ce matin, glissée avec les autres
papiers dans une poche de mon portefeuille, celle-ci. »
Pour mieux chercher, il avait couché son vélomoteur sur la route et
vidait sac et sacoches avec l'espoir de retrouver la précieuse feuille.
Peine perdue. Alors, se tournant vers le policier en uniforme :
« Je vous jure que je l'avais. Mes camarades peuvent le certifier. Ils
l'ont vue.
— C'est vrai, approuva Tidou ; il nous l'a montrée avant de quitter
Lyon. »
Et d'expliquer :
« Nous partons tous quatre passer trois semaines près d'ici à San
Miguel. Vous pensez bien que l'un d'entre nous ne se serait pas risqué...
- Impossible! coupa le policier.
- Il vous promet, sitôt à San Miguel, d'écrire chez lui pour obtenir une
nouvelle autorisation, pour le retour.
Impossible... De toute façon, la police espagnole de la Junquera le
refoulerait.
- Pourtant, fît Gnafron. Nous ne pouvons pas, comme ça, laisser notre
camarade!
- Débrouillez-vous pour retrouver l'autorisation... ou que votre
camarade s'en fasse faire une autre. »
Puis, avisant deux voitures qui ralentissaient à l'approche du
contrôle.
« Ne restez pas là. Dégagez la route!... »
CHAPITRE II
LA GUIGNE!...
C'était la catastrophe. Sur le coup, Tidou s'emporta presque.
« Voyons, la Guille, où l'as-tu mis, ton papier? As-tu cherché partout?
S'il était dans ton portefeuille, il ne s'est pas envolé!
- Je... je ne comprends pas », bredouillait la Guille, les mains
tremblantes, fouillant ses poches pour la vingtième fois.
Invités par le policier à s'éloigner, ils rangèrent leurs machines en
bordure de la rue et la Guille remballa ses affaires tandis que les autres,
par acquit de conscience, vidaient leurs sacs. Bien, Désespéré, le
malheureux la Guille se lamentait :
« C'est ma faute; je ne sais jamais où j'ai la tête. Tant pis pour moi.
Filez, ne m'attendez pas. -Ah! non, coupa Tidou, pas question de partir
sans toi. Si tu ne peux pas passer la frontière, nous restons en France.
Tu vas entrer dans un café, téléphoner à tes parents. Demain matin, ils
retourneront au commissariat, posteront aussitôt la nouvelle
autorisation que tu auras peut-être après-demain. Tu n'as qu'à leur dire
de l'adresser au café.
« Malheureusement, fit la Guille, consterné, mes parents ont quitté
Lyon ce matin pour partir dans le Jura et je n'ai pas leur adresse. Mon
père avait encore quelques jours de congé à prendre. »
Décidément, l'équipe jouait de malchance. Cependant, l'intrépide
Gnafron, jamais sans resource, proposa une solution :
« C'est simple! Passons la frontière sans tambour ni trompette... pas
ici, bien sûr, c'est impossible, mais plus loin, par un sentier
de montagne. Après tout, quel mal faisons-nous? Nous ne sommes pas
des contrebandiers.
- Non, trancha Tidou, c'est trop risqué. Nous ne connaissons pas le
pays. Les passages doivent être gardés.
- Jetons tout de même un coup d'œil sur la carte.
Ils consultèrent celle qu'ils avaient emportée. Certains sentiers de
montagne étaient marqués, escaladant la frontière, mais étaient-ils
faciles, praticables pour des vélomoteurs et la remorque de Kafi?
« De toute façon, déclara Tidou, nous ne pouvons pas -nous
embarquer, en pleine nuit, dans cette aventure. A mon avis, nous ferions
mieux de nous présenter de nouveau, ici, demain matin. Nous n'aurons
pas affaire au même policier. Son remplaçant se montrera peut-être plus
coulant.
- Bonne idée, approuva Bistèque, mais pour le moment, que décides-
tu?
- Nous ne pouvons pas passer la nuit ici. Tout à l'heure, en montant,
j'ai aperçu un bois, près d'un petit pont de pierre sous lequel doit passer
un ruisseau. »
Ils ramassèrent leurs affaires et remontèrent sur leurs machines,
Tidou en tête, et descendirent à faible allure, pour retrouver le bois.
Celui-ci n'avait pas fait trois ou quatre kilomètres qu'il donna un coup
de frein.
« C'est là! »
L'équipe mit pied à terre. Un petit pont de pierre enjambait cil effet
un ruisseau et, sur la droite, se dessinait, dans la nuit assez claire, un
bois de pins. Quelques pas plus bas, s'embranchait un chemin pierreux
qui s'enfonçait dans le bois. Ils s'y engagèrent, à pied, car la chaussée
était à peine carrossable. A deux cents mètres de la route, ils
découvrirent une sorte de clairière, idéale pour camper.
« N'allons pas plus loin, déclara Tidou. Nous serons bien là, avec de
l'eau à proximité. Nous ne pouvions pas tomber mieux. »
Rapidement, à la lueur d'une lampe de poche, ils entreprirent le
montage de la tente.
« C'est ma faute, répétait la Guille, en s'activant, c'est ma faute! »
Pour se racheter, il aidait ses camarades de son mieux mais, dénué
de sens pratique, nerveux, il se trompait de piquets, butait contre les
sacs. Se prenant un pied dans une corde, il s'étala de tout son long sur le
lapis d'aiguilles de pin.
Il était déjà onze heures quand les quatre camarades s'étendirent
pour dormir, Kati à côté de Tidou, comme d'habitude. Cependant le
brave chien-loup devinait quelque chose d'insolite. Il avait vu son maître
s'emporter, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Etait-ce grave? Tendant la
tête vers lui, il semblait l'interroger :
« Qu'y a-t-il?... Pourquoi as-tu l'air ennuyé? »
Enfin, le premier, Bistèque poussa un profond soupir et s'endormit. A
leur tour, épuisés par la chaleur et leurs émotions, Tidou et Gnafron
sombrèrent dans le sommeil. Seul, la Guille ne parvenait pas à trouver
le repos. Il se tournait et se retournait sur son sac de couchage,
cherchant encore, mentalement, où il avait bien pu fourrer le fameux
papier. Cependant, peu à peu, ses pensées devinrent floues et bientôt le
silence de la tente ne fut plus troublé que par cinq respirations, celles
lentes et régulières des garçons, celle rapide, presque haletante de Kafi
qui souffrait de la chaleur sous son épaisse fourrure.
Dans son sommeil, Tidou rêvait au projet de Gnafron de passer
clandestinement la frontière
et se voyait déjà aux prises avec des douaniers qui les pourchassaient
quand il se sentit tirer par la manche. Sur le coup, en plein rêve, il crut
réellement qu'un douanier venait de l'attraper et se secoua pour lui
échapper. Le douanier tenait bon. Réveillé en sursaut, il se dressa sur
son sac de couchage. C'était Kafi qui lui tirait le bras.
« Eh bien, Kafi, tu ne peux pas me laisser dormir? »
Il se recoucha, mais le brave chien le tira de nouveau, poussant de
petits grognements caractéristiques.
« Qu'y a-t-il?... Tu as entendu du bruit? Ce n'est rien. Couche-toi et
dors, toi aussi. »
Kafi insistait. Il n'eut de cesse que Tidou ne se lève pour le conduire
hors de la tente. Alors, le chien tendit l'oreille puis se tourna vers son
maître avec l'air de dire :
« Tu n'entends pas? »
Sans en attendre la permission, il s'élança, à travers le bois. Kafi
n'était pas méchant. Jamais, de, lui-même, il n'aurait attaqué quelqu'un,
sauf sur l'ordre de ses maîtres, pour les défendre. Cependant, par
précaution, Tidou le rappela.
« Ici, Kafi! Ici!... »
Au bout de quelques instants, le chien revint vers la tente, mais pas
seul. Deux silhouettes s'avançaient derrière lui, à peine discernables,
dans l'ombre. Tidou braqua la lampe de poche qu'il avait prise avant de
quitter la tente et reconnut deux douaniers en uniforme.
« Ne cherchez pas à nous éblouir, lança une voix dure. Que faites-
vous ici avec un chien? »
Tidou abaissa sa lampe. A leur tour, les deux hommes allumèrent la
leur. Constatant qu'ils avaient affaire à un garçon de quatorze ou quinze
ans, ils reprirent.
« Que fais-tu ici, en pleine nuit... Contrebande?»
Tidou montra la tente, les vélomoteurs entassés à côté.
« Nous sommes quatre camarades qui passons la nuit là, faute
d'avoir pu entrer en Espagne, ce soir.
- Pas de papiers?
- Si, sauf l'un d'entre nous qui a perdu l'autorisation de ses parents.
On l'a refoulé à la frontière. »
Les douaniers ne paraissaient pas commodes. Devant leur air
inquisiteur, Kafi découvrit ses crocs. Réveillés par les voix, les autres
Compagnons sortirent de la tente.
« Que se passe-t-il? » demanda Gnafron en se frottant les yeux.
Et, ne se souvenant plus très bien où il était.
« Quoi? Nous sommes à la frontière?
- Non, répondit un des douaniers, d'une voix sèche, mais dans la zone
interdite.
- Quelle zone?
- Nous n'avons pas à vous donner d'explications. Vos papiers! »
Le ton était impératif. Les Compagnons s'exécutèrent. Chacun
présenta sa carte d'identité.
« Voyez, expliqua Tidou, nous sommes de Lyon, du quartier de la
Croix-Rousse. Nous fréquentons le même lycée... Nous sommes partis...
— Suffit! Démontez votre tente et filez.
— Oh! protesta Bistèque, vous allez nous permettre de finir la nuit
ici. Nous ne faisons pas de mal.
— Zone interdite... Estimez-vous heureux de vous en tirer à bon
compte. »
Les Compagnons comprirent l'inutilité d'insister. Sous le regard des
douaniers, ils démontèrent leur tente en maugréant. Puis, reprenant
leurs machines, regagnèrent, à pied, la grande route. Gnafron était
furieux.
« Zone interdite! bougonnait-il, zone interdite! Qu'est-ce que cela
signifie? Sommes-nous en France, oui ou non?... Et pourquoi nous
demander nos papiers? Ce n'est pas le travail des douaniers. En
revanche, ils n'ont même pas jeté un coup d'œil dans nos sacs. »
Puis, pris d'un accès de fureur à retardement :
« Nous n'allons tout de même pas redescendre jusqu'à Perpignan! Au
diable les douaniers et leur zone interdite! Arrêtons-nous dans le
prochain bois que nous rencontrerons et s'ils viennent encore nous
déloger, nous verrons bien. »
Tidou était furieux, lui aussi. Gnafron avait raison, ils s'arrêteraient
au premier endroit propice pour achever leur nuit si mal commencée.
Ils remontèrent sur leurs machines, et un kilomètre plus loin,
découvrirent un nouveau boqueteau de pins, en bordure de la route.
« Cette fois, ne perdons pas de temps à remonter la tente, la nuit est
tiède, nous nous glisserons simplement dans nos sacs de couchage, à la
belle étoile. »
Un quart d'heure plus tard, tous quatre étaient installés, côte à côte.
Il était une heure du matin mais personne n'avait plus sommeil.
« Zone interdite! continuait de bougonner Gnafron. Il existe, à la
frontière suisse, ce qu'on appelle la zone franche, qui sert je ne sais à
quoi, mais il n'est pas interdit d'y dormir... Vous ne trouvez pas que ces
douaniers avaient un drôle d'air?
- Pas sympathique, en tout cas, reprit Tidou... et Kafi ne s'y est pas
trompé. Il avait
une façon de frémir des babines qui en disait long.
- Bah! fit Bistèque, ça ne veut rien dire. Les douaniers sont comme
les gendarmes ou les agents. C'est leur métier de soupçonner tout le
monde.
La Guille, lui, ne disait rien, ou plutôt il pensait :
« C'est encore ma faute. Tout ça ne serait pas arrivé si je n'avais pas
perdu mon papier. Je porte la guigne à l'équipe. Qui sait ce qu'il va
encore nous arriver! »
Ils discutèrent un moment, pas très « chauds » à présent pour
envisager un passage clandestin de la frontière et se demandant ce
qu'ils allaient faire, au petit jour.
« Au fond, conclut Bistèque, parce que Mady n'est pas avec nous, rien
ne marche comme nous voulons. Le Tondu a eu raison de l'attendre.
C'est elle qui nous porte chance. »
Enfin, le ton de la discussion baissa. L'air fraîchissant un peu, ils
s'enfoncèrent dans leurs sacs de couchage et se turent. Bientôt on
n'entendit plus que les ronflements de plus en plus espacés des voitures
sur la route d'Espagne.
« Nous sommes trop près de la Nationale, pensa Tidou, les autos vont
nous empêcher de dormir. Nous en avons pourtant bien besoin. »
II s'enfonça davantage dans son sac, jusqu'aux oreilles pour ne plus
rien entendre, mais il n'était pas assoupi depuis dix minutes qu'un
hurlement de pneus, suivi d'un bruit de ferraille en cascade, le tira
brutalement de la torpeur qui commençait à l'envahir. Il se leva en hâte
:
« Vous avez entendu?... Une auto qui vient de manquer un virage et
de capoter. »
Gnafron, Bistèque et la Guille étaient déjà debout, eux aussi.
« Décidément, il est dit que nous ne passerons pas la nuit tranquilles.
Ce doit être grave... Allons voir. »
CHAPITRE III
DEUX COUPS DE FEU DANS LA NUIT
En débouchant sur la route, les Compagnons ne virent tout d'abord
rien et n'entendirent aucun bruit. Mais Kafi, lui, avait l'oreille fine.
Bondissant par-dessus le fossé, il entraîna ses maîtres de l'autre côté de
la chaussée et disparut dans un champ de maïs. Lampe de poche au
poing, tous quatre se précipitèrent derrière lui et découvrirent une
voiture couchée Sur le côté, une de ses roues avant tournant encore. Une
seule personne à l'intérieur, le conducteur, qui essayait de s'extirper de
son siège et n'y parvenait pas. Tidou tenta d'ouvrir la portière avant.
Elle était faussée. Alors, il demanda à l'inconnu :
- Etes vous blessé?
- Je... je ne sais pas... Je ne crois pas.
Venant à la rescousse, Gnafron et la Guille aidèrent Tidou à
débloquer, la portière et, avec précaution, ils dégagèrent le conducteur.
Autant qu'ils purent en juger, celui-ci était jeune : une vingtaine'
d'années, peut-être moins. Une barbe noire encadrait son visage mince.
A peine debout, il se tâta pour s'assurer qu'il n'avait rien de cassé.
« Un miracle que je ne me sois pas tué! » fit-il.
Un miracle, en effet, car la voiture avait frôlé un énorme platane et,
après un bond par-dessus le fossé, fait plusieurs tonneaux avant de
s'arrêter dans le champ de maïs, à une trentaine de mètres de la route.
« Pourquoi rouliez- vous si vite? demanda le Tondu. J'ai entendu vos
pneus crier dans le virage. Vous deviez dépasser le cent à l'heure.
- Je... je ne me rendais pas compte, bredouilla le garçon qui
paraissait hébété. Je... j'étais pressé. »
Jetant un regard consterné vers sa voiture, il soupira :
« Elle est fichue... pas le moteur; il tournait encore; c'est moi qui l'ai
arrêté, mais la carrosserie!... »
II se passa la main sur le front. Puis, au passage d'une auto sur la
route, il tressaillit.
« Je n'aurais pas dû... murmura-t-il.
- Pas dû, quoi? » demanda Gnafron. La question parut l'embarrasser.
« Je voulais dire que je n'aurais pas dû aborder ce virage si vite. Mais
j'aurais voulu arriver à Villeurbanne à huit heures, ce matin, pour
reprendre mon travail.
- A Villeurbanne?... Dans la banlieue de Lyon? Nous sommes
Lyonnais, tous les quatre, de la Croix-Rousse. »
L'inconnu ne réagit pas. Il continuait de regarder vers la route d'un
air bizarre, comme s'il guettait le passage d'un nouveau véhicule pour
faire de l'auto-stop.
« Je... je pourrais peut-être abandonner ma