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Texte 8- Antigone de Anouilh- Le bonheur - Parcours crise personnelle, crise familiale.

1 CRÉON. [...] Marie-toi vite, Antigone, sois heureuse. La vie n'est pas ce que tu

2 crois. C'est une eau que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs

3 doigts ouverts. Ferme tes mains, ferme tes mains, vite. Retiens-la. Tu verras, cela

4 deviendra une petite chose dure et simple qu'on grignote, assis au soleil. Ils te diront

5 tout le contraire parce qu'ils ont besoin de ta force et de ton élan. Ne les écoute pas.

6 Ne m'écoute pas quand je ferai mon prochain discours devant le tombeau d'Etéocle.

7 Ce ne sera pas vrai. Rien n'est vrai que ce qu'on ne dit pas… Tu l'apprendras, toi aussi,

8 trop tard, la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue à vos pieds, un outil

9 qu'on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. Tu vas

10 me mépriser encore, mais de découvrir cela, tu verras, c'est la consolation dérisoire de

11 vieillir ; la vie, ce n'est peut-être tout de même que le bonheur.

12 ANTIGONE, murmure, le regard perdu. Le bonheur…

13 CRÉON, a un peu honte soudain. Un pauvre mot, hein ?

14 ANTIGONE. Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-

15 elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il qu’elle fasse elle aussi, jour par

16 jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-

17 elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en

18 détournant le regard ?

19 CRÉON, hausse les épaules. Tu es folle, tais-toi.

20 ANTIGONE. Non, je ne me tairai pas ! Je veux savoir comment je m'y prendrais,

21 moi aussi, pour être heureuse. Tout de suite, puisque c'est tout de suite qu'il faut

22 choisir. Vous dites que c'est si beau, la vie. Je veux savoir comment je m'y prendrai

23 pour vivre.

24 CRÉON. Tu aimes Hémon ?

25 ANTIGONE. Oui, j'aime Hémon. J'aime un Hémon dur et jeune ; un Hémon

26 exigeant et fidèle, comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui

27 avec leur usure, si Hémon ne doit plus pâlir quand je pâlis, s'il ne doit plus me croire

28 morte quand je suis en retard de cinq minutes, s'il ne doit plus se sentir seul au monde

29 et me détester quand je ris sans qu'il sache pourquoi, s'il doit devenir près de moi le

30 monsieur Hémon, s'il doit apprendre à dire « oui », lui aussi, alors je n'aime plus

31 Hémon.

32 CRÉON. Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.

33 ANTIGONE. Si, je sais ce que je dis, mais c'est vous qui ne m'entendez plus. Je
34 vous parle de trop loin maintenant, d'un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec

35 vos rides, votre sagesse, votre ventre. (Elle rit.) Ah ! je ris, Créon, je ris parce que je te

36 vois à quinze ans, tout d'un coup ! C'est le même air d'impuissance et de croire qu'on

37 peut tout. La vie t'a seulement ajouté ces petits plis sur le visage et cette graisse autour

38 de toi.

39 CRÉON, la secoue. Te tairas-tu, enfin ?

40 ANTIGONE. Pourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que tu sais que j'ai raison ? Tu

41 crois que je ne lis pas dans tes yeux que tu le sais ? Tu sais que j'ai raison, mais tu ne

42 l'avoueras jamais parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment

43 comme un os.

44 CRÉON. Le tien et le mien, oui, imbécile !

45 ANTIGONE. Vous me dégoûtez tous, avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il faut

46 aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent. Et cette

47 petite chance pour tous les jours, si on n'est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout

48 de suite, et que ce soit entier ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et

49 me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. Je veux être sûre de tout

50 aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand j'étais petite ou mourir.

51 CRÉON. Allez, commence, commence, comme ton père !

52 ANTIGONE. Comme mon père, oui ! Nous sommes de ceux qui posent les

53 questions jusqu'au bout. Jusqu'à ce qu'il ne reste vraiment plus la plus petite chance

54 d'espoir vivante, la plus petite chance d'espoir à étrangler. Nous sommes de ceux qui

55 lui sautent dessus quand ils le rencontrent, votre espoir, votre cher espoir, votre sale

56 espoir !

57 CRÉON. Tais-toi ! Si tu te voyais en criant ces mots, tu es laide.

58 ANTIGONE. Oui, je suis laide ! C'est ignoble, n'est-ce pas, ces cris, ces sursauts,

59 cette lutte de chiffonniers. Papa n'est devenu beau qu'après, quand il a été bien sûr,

60 enfin, qu'il avait tué son père, que c'était bien avec sa mère qu'il avait couché, et que

61 rien, plus rien ne pouvait le sauver. Alors, il s'est calmé tout d'un coup, il a eu comme

62 un sourire, et il est devenu beau. C'était fini. Il n'a plus eu qu'à fermer les yeux pour ne

63 plus vous voir. Ah ! vos têtes, vos pauvres têtes de candidats au bonheur ! C'est vous

64 qui êtes laids, même les plus beaux. Vous avez tous quelque chose de laid au coin de

65 l'œil ou de la bouche. Tu l'as bien dit tout à l'heure, Créon, la cuisine. Vous avez des

66 têtes de cuisiniers !
Antigone est une pièce tragique de Jean Anouilh. Comportant un seul acte, elle a été représentée pour
la première fois en février 1944, alors que la France était occupée par l'Allemagne nazie. C'est une
réécriture moderne de la pièce de Sophocle dramaturge grec du Vème siècle avant Jésus-Christ.
Anouilh donne à la jeune fille grecque qu’avait légué Sophocle les traits de l’héroïne antérieure,
cependant elle et Créon deviennent également les représentants d’une humanité qui vacille pour avoir
vu s’écrouler toutes ses croyances.
La question posée par cette pièce, fidèle aux exigences du genre tragique, est donc celle du
destin : Antigone peut-elle échapper à celui qu'on lui a réservé ? Mais Anouilh pose également la
question du bonheur. Lorsque l'héroïne s'oppose à la loi de son oncle Créon, ce dernier tente de
convaincre sa nièce que le bonheur est possible ; ce que refuse d'entendre Antigone, enfermée dans
son destin tragique. C'est l'enjeu du passage qui nous occupe ici. Nous poserons donc la
problématique suivante En quoi cet extrait présente-t-il la vision tragique d'un bonheur
inaccessible ? A l’occasion du dialogue entre Créon et Antigone qui devient rapidement un
affrontement nous verrons dans un premier temps la supériorité de Créon sur Antigone, de la ligne 1 à
11; puis de la ligne 12 à 31 comment Antigone « prend le pouvoir », et enfin de la ligne 32 à 66
comment Antigone affirme sa supériorité sur Créon en confirmant sa quête d’absolu.

Dans l’extrait, présenté Antigone et Créon s’affrontent sur la question du bonheur. Créon pense avoir
convaincu Antigone de renoncer à mourir.

Dans la première partie de l’extrait Créon incarne une sorte de figure paternelle. Les moments de
domination sont perceptibles par la longueur des répliques. Au début, il est celui qui parle le plus
longtemps. Il prodigue de multiples conseils sur le mode impératif : La référence au mariage (ligne1):
« Marie-toi, vite, Antigone, sois heureuse » », indique une conception traditionnelle du bonheur, en
lien avec le personnage de Créon qui se veut incarner la sagesse au travers de l'expérience.
(ligne3) « Ferme tes mains, ferme tes mains, vite. Retiens-la. ». De fait, avec la vieillesse vient la
sagesse. C'est le rôle qu'il remplit et qui découle directement de la posture paternelle qu'il tente
d'atteindre. Ainsi multiplie-t-il les phrases à valeur de vérité générale : (ligne1/2), « La vie n'est pas
ce que tu crois. »(Ligne11) « La vie, ce n'est peut-être tout de même que le bonheur ». La description
de la vie faite par Créon relève également du « petit » (lignes 3 et 4) « Tu verras cela deviendra une
petite chose dure et simple qu’on grignote » qu’il s’agisse de l’adjectif petite, ou du verbe grignoter qui
suggère également métaphoriquement « Manger la vie par tout petits morceaux, du bout des
dents».Cette vision du bonheur se caractérise également par, l'accumulation, que l'on trouve dans
l'une de ses répliques lignes 8 à 9 : « la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue à vos
pieds, un outil qu'on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. » Pour
Créon, la vie mérite d’être vécue pour savourer ces petites joies. Ces instants fugitifs de contentement.

D'abord peu loquace, l'irruption du mot « bonheur » (ligne11) dans le discours de Créon provoque la
colère d'Antigone. C'est à partir de là qu'Antigone, contre toute attente, domine le dialogue que l'on lit.
Antigone investit en conséquence le rôle opposé, celui de l'adolescente rebelle et réfractaire, emplie
d'idéaux qui vont à l'encontre de la réalité qu'on lui impose.
En effet, Le basculement est souligné par la répétition du terme « bonheur » (ligne 12) mot d’abord
murmuré, puis repris ligne 14, comme s'il avait été un choc dans la primaire indifférence d'Antigone.
Comme un révélateur, c’est à ce moment là que la fatalité du destin d’Antigone se réactive. Ce
n’est pas un hasard si elle utilise soudainement le futur, elle a du mal à visualiser celui-ci tel que
Créon veut lui faire partager c’est ainsi que de la ligne 14 à 18 Antigone n’est pas capable de se
l’approprier elle utilise donc le pronom personnel « elle » «au lieu de « je », « Quel sera-t-il, mon
bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il
qu’elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ?
Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en
détournant le regard ? » Elle ne peut s’identifier à cette jeune femme qui devrait faire des compromis.
Pour elle, le bonheur ne peut pas se réduire à des instants, à des joies fugaces. Elle ne conçoit pas
le bonheur comme parcellaire, fragmenté, mais comme quelque chose d’entier, d’absolu. Si elle
doit transgresser ses propres valeurs, alors elle ne peut pas être heureuse. Pour Antigone, l’état de
bonheur ne peut pas s’accompagner de compromissions pour elle le bonheur c’est l’intégrité, le fait de
rester fidèle à soi-même, à ses valeurs, en toutes circonstances. Antigone est-elle condamnée par
son destin tragique à rester une enfant avec la pureté de la jeunesse ? En outre, le temps futur pour
lequel milite Créon, à partir duquel émergera le bonheur, n'est rien pour Antigone.
Son impulsion vient du fait qu'elle connaît son destin (thème incontournable dans une tragédie) :
elle est condamnée à mourir, digne héritière de son père. Aussi n'a-t-elle aucun intérêt à se projeter
dans le futur brandi comme un « espoir » par Créon.

A partir de la ligne 19. Créon révèle son impuissance par sa gestuelle il hausse les épaules mais il est
également touché par ce qu’elle dit quand il déclare « Tu es folle, tais-toi », il n’a pas d’arguments à
opposer à ce qu’explique sa nièce. Son impératif « tais-toi » indique qu’il ne préfère pas entendre cette
vérité car elle le dérange. Créon reconnaît implicitement qu’Antigone a raison. Il évoque la folie « tu es
folle » car si tout le monde raisonnait comme la jeune fille alors l’exercice du pouvoir serait très
différent, voire même impossible. En effet, celui ou celle qui l’exerce ne peut se fonder uniquement sur
ses propres valeurs, car celles-ci vont parfois à l’encontre de l’intérêt de certaines parties importantes
ou influentes de la population. Dans le cas présent si Créon avait accepté que Polynice ait des
funérailles dignes, il aurait ainsi montré que ceux qui s’élevaient contre l’ordre établi pouvaient le faire
sans craindre quoi que ce soit, ce qui aurait mis en cause son pouvoir. La condamnation à mort de
toute personne honorant ce « traitre à la nation » est une façon de faire régner l’ordre à Thèbes, de
décourager ceux qui voudraient s’emparer du pouvoir sans légitimité. Antigone argumente en fonction
de la morale (religieuse notamment) tandis que Créon se fonde sur l’exercice pragmatique (qui
concerne la pratique) du pouvoir, pas toujours très moral. C’est pourquoi il considère que le
raisonnement de la jeune femme s’apparente à la folie : ils n’ont pas le même cadre de pensée.

A la ligne 19 c’est la première fois que Créon demande à sa nièce de se taire mais il va réitérer aux
lignes 32 et 39. Il est en fait incapable de répliquer et ordonne à son interlocutrice de se taire. Ceci
témoigne, à l’inverse de son assurance précédente, de son incapacité à maîtriser le flot verbal
qu'Antigone lui impose. Ces paroles-là n'ont aucune force argumentative. Cette répétition montre
l’intensité de son malaise, parce qu’il est lui-même sans doute pétri de culpabilité : il sait qu’il a un
comportement amoral et cela lui pèse. Mais il l’accepte comme « un mal nécessaire » dans l’exercice
du pouvoir. Il fait un compromis avec lui-même en acceptant de renier ses propres valeurs pour
adopter celles qui sont nécessaires à l’exercice du pouvoir. Antigone le lui rappelle avec sa volonté de
rester intègre envers et contre tout, et c’est douloureux pour le vieil homme. Il reconnait
implicitement qu’il n’est pas heureux en se reniant ainsi, et donc que sa version du bonheur fait de
petites choses est peu convaincante. C’est pour cela qu’il demande à Antigone de se taire : ce qu’elle
dit le renvoie à son propre malheur, et ça lui est insupportable.

Ligne 24 Créon tente de sortir de la situation inconfortable dans laquelle il se trouve en changeant de
sujet, afin d’argumenter à partir d’un nouvel angle, l’amour. « Tu aimes Hémon ? » demande-t-il à
Antigone. Il espère que la jeune fille acceptera de vivre pour profiter du bonheur qu’elle pourrait
expérimenter avec Hémon, son fils. Mais la jeune fille ne se laisse pas détourner de son idée : elle la
poursuit en invoquant l’intégrité d’Hémon. Lignes 25 et 26 « J’aime un Hémon dur et jeune ; un Hémon
exigeant et fidèle, comme moi ». Les adjectifs « exigeant » et « fidèle » indiquent qu’elle aime le jeune
homme parce qu’il partage ses valeurs d’exigence envers elle-même et de fidélité à ce qu’il est, c'est-
à-dire d’intégrité. Dans la suite de sa réplique, elle émet cependant des réserves lignes 26 et 27 « si
votre vie, votre bonheur doivent passer par lui avec leur usure »signifie qu’elle craint que Hémon
change pour accepter, lui aussi, des compromissions. De plus, elle dépeint un amour passion qui se
doit d’être entier et ne peut se satisfaire de petits bonheurs éphémères. Elle le résume dans la phrase
lignes 30 et 31 « s’il doit apprendre à dire « oui », lui aussi, alors je n’aime plus Hémon. Antigone est
en effet « celle qui dit non » celle qui oppose un refus aux règles établies, parce qu’elles ne sont pas
morales. Les figures de style dans les répliques d'Antigone sont au service de son
argumentation :

Lignes 25 à 31 « Oui, j'aime Hémon. J'aime un Hémon dur et jeune; un Hémon exigeant et fidèle,
comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur usure, si Hémon ne doit
plus pâlir quand je pâlis, s'il ne doit plus me croire morte quand je suis en retard de cinq minutes, sil ne
doit plus se sentir seul au monde et me détester quand je ris sans qu'il sache pourquoi, sil doit devenir
près de moi le monsieur Hémon, s'il doit appendre à dire «oui», lui aussi, alors je n'aime plus Hémon.

Le chiasme de la réplique : « Oui, j'aime Hémon. [...] alors je n'aime plus Hémon. » qui traduit son
intransigeance et surtout, sa conviction : elle préfère ne pas aimer plutôt que d'accepter un potentiel
changement chez son amant
L'anaphore du « si », formulation de l'hypothèse, qui accentue l'effet terrible et sentencieux de ses
paroles. La conclusion par le « alors », formule qui se veut d'apparence logique (comme une formule
mathématique : « Si A vaut 2 et B vaut 3, alors A+B = 5 »), ajoutant à l'aspect sentencieux et
convaincu de son discours.

Alors que Créon demande pour la 2ème fois à Antigone de se taire, elle va opposer la vieillesse de
Créon à sa jeunesse et à celle d’Hémon. Quand elle dit lignes 33/34 « « Je vous parle de trop loin
maintenant», elle signifie par là que Créon a oublié la vigueur et la tendance idéaliste de la jeunesse,
qu’il a lui-même vécu trop de compromis, à renoncer à trop de choses, pour être capable de se
souvenir de ce qu’est la volonté absolue d’intégrité des personnes jeunes. Il vit en quelque sorte dans
un autre monde, dans un cadre théorique.

Lignes 34/35 « Je vous parle de trop loin maintenant , d’un royaume où vous ne pouvez plus entrer,
avec vos rides, votre sagesse, votre ventre »dit-elle. Les rides et le ventre sont les attributs physiques
de la vieillesse, tandis que la sagesse en est l’attribut mental. Cependant elle dresse le portrait d’un
homme qui manque d’envergure, de hauteur « avec vos rides, avec votre sagesse, avec votre
ventre » : la sagesse est dévalorisée puisqu’elle est associée aux rides et au ventre. Il ne s’agit pas
d’une sagesse à laquelle Antigone adhère. Ce royaume d'où elle parle n'est autre que celui de la Mort,
celui où elle se trouve déjà (on notera l'utilisation du présent dans « je vous parle »). Telle une vraie
héroïne tragique, elle est morte encore vivante.

Antigone, parce qu’elle est jeune, est idéaliste et n’a pas encore appris à se plier aux exigences de la
vie en société. Elle n’a pas eu à vivre les renoncements qui accompagnent toute existence qui se
prolonge. Elle peut encore penser qu’i est encore possible de vivre en accord avec ses idées et ses
valeurs, parce-que, devant sa première expérience de compromis elle n’a pas cédé. Puis Antigone se
moque de lui parce qu’elle pense ensuite qu’il a toujours été vieux en quelque sorte lignes 35/37 :
« Ah je ris Créon, je ris parce-que je te vois à quinze ans, tout d’un coup ! C’est le même air
d’impuissance et de croire qu’on peut tout ». La jeune fille se place en position de supériorité car elle
se montre plus lucide qui son vieil oncle, qui croit « qu’on peut tout », c'est-à-dire concilier des choses
inconciliables, comme le bonheur et l’intégrité. Créon est celui qui porte son destin comme un poids
(« le même air d’impuissance ») comme s’il n’avait pas le choix, alors que pour Antigone le choix est
toujours possible, y compris le choix de mourir.

En réponse ligne 39 Créon pour la 3ème fois lui demande de se taire mais en plus il la secoue
physiquement. Lignes 40/41 La réponse d’Antigone s’effectue sous forme de trois questions, dont elle
n’attend pas de réponses elle affirme que son oncle sait qu’elle a raison, ce sont des questions
réthoriques.

Lignes 42/43 « parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os. »
Antigone animalise donc Créon en le considérant comme un chien. Elle le considère comme un chien
qui est prêt à tout, comme n’importe quelle bête, pour satisfaire son propre bien-être. Un animal
soumis à ses instincts et non un homme libre, capable de défendre ses idéaux. Ligne 46 « On dirait
des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent. » la comparaison hommes/chiens se généralise et ne
s’adresse plus qu’à Créon.

Ligne 44 Créon ne sait plus comment récupérer le pouvoir, comment convaincre. Il insulte sa nièce
d’imbécile, n’ayant plus d’arguments. Il utilise un registre de langue familier . Il est en position
inférieure : on peut remarquer la brièveté de ses répliques. D’autre part, il n’oppose aucun argument à
Antigone ne faisant que rebondir sur le mot employé par la jeune fille ligne 44 « le tien et le mien ».
Cela peut également être perçu comme une tentative de rapprochement .

Ligne 47 Antigone énonce son impulsivité de l’envie qui contraste avec la vision à long-terme de son
oncle: « Moi, je veux tout, tout de suite ». Le pronom personnel moi en début de phrase isolé par la
virgule insiste sur la position qu’elle prend à l’inverse de Créon. L’exagération de l’emploi du mot tous
et tout ligne 45 à 49 utilisé 2 et 4 fois indique l’absence de concession.
Ligne 51 Créon n’a rien du roi tel qu’on se le représente , à nouveau il utilise un registre de langue
familier « commence, commence, comme ton père ! » ou répétant le même ordre au début et à la fin
de l’échange : lignes 32 et 39 « Te tairas-tu », « tais-toi », preuve qu’il n’arrive pas à imposer le
silence.

Ligne 57 Créon utilise le mot « laide » pour qualifier Antigone, elle assume ce qualificatif de « laide »
parce qu’il correspond à son attitude : elle veut tout, même ce qui n’est pas convenable, même si cela
peut choquer. Au moins, elle n’aura pas trahi sa dignité.

Ligne 59 Antigone juge nécessaire de rappeler à Créon la malédiction qui règne sur les Labdacides,
en évoquant son père. Elle le fait de façon attendrissant , elle appelle son père « Papa » et rappelle ce
qu’il a enduré. Elle termine par l’évocation de sa perte de vue.

Métaphore lignes 65/66 Dans sa conception du bonheur totalement opposée à celle de Créon ;
Antigone emploie la métaphore du cuisinier pour lui montrer son manque d’envergure ; Créon lui avait
parlé de la politique comme de la cuisine. Elle reprend cette métaphore et va plus loin puisqu’elle la
transforme en insulte. Ligne 66 « Tu l’as bien dit tout à l’heure, Créon, la cuisine. Vous avez des têtes
de cuisiniers ! »

Nous avons donc ici deux visions du bonheur qui s’affrontent. Mais est-ce réellement deux visions
différentes ou deux âges qui s'opposent, plutôt que deux visions ? - La conception d'Antigone reste
figée car Antigone ne vieillira pas, touchée par la fatalité de sa lignée et sa mort prochaine.
Néanmoins, avec quelques années de plus, peut-être rejoindrait-elle Créon dans sa vision du bonheur.
Créon et Antigone nous montrent bien à travers cette joute verbale que chacun est en quête d'un
même bonheur mais que celui-ci diffère selon l'âge. Enfant on le vit pleinement sans même se poser
de questions ; à l'âge adolescent on le veut entier, sans concession. Avec l'âge, l'expérience et la
maturité, on s'aperçoit que le bonheur est partout présent autour de nous pour qui sait le saisir. Dans
ce passage, Antigone ne le comprend pas encore. Il lui faudra attendre d'être face à la mort pour le
comprendre enfin comme en témoigne ces deux répliques : « Créon avait raison… », « Je le
comprends seulement maintenant combien c'était simple de vivre… ». On voit très clairement dans
cette scène un basculement. Antigone assume définitivement son geste et ses conséquences. Elle
défie ouvertement Créon et lui crie en plein visage sa médiocrité.

En 1961, Jean Anouilh dit avoir écrit sa pièce avec « la résonance de la tragédie que nous étions alors
en train de vivre » et il s’est toujours affirmé comme du côté des résistants. A quel rapport de force les
spectateurs de 1944 ont-ils pu penser en assistant à ce duel verbal ? → Créon pourrait représenter la
France de Pétain, qui, au nom de la tranquillité, de la garantie d’un certain bonheur, bafoue des
principes, des idées. Antigone représenterait alors les Résistants.

Ouverture Cette analyse peut être encore étayée par la lecture de la fin de la pièce où
Antigone avouera finalement : « Je le comprends seulement maintenant combien c'était
simple de vivre... »

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