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Comptes rendus des séances de

l'Académie des Inscriptions et


Belles-Lettres

Otton III et Sylvestre II, l'empereur et le pape de l'an mil. Leur rêve
de renouveau dans l'unité
Monsieur Francis Rapp

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Rapp Francis. Otton III et Sylvestre II, l'empereur et le pape de l'an mil. Leur rêve de renouveau dans l'unité. In: Comptes
rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 143ᵉ année, N. 4, 1999. pp. 1215-1223;

doi : https://doi.org/10.3406/crai.1999.16077

https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1999_num_143_4_16077

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OTTON III ET SYLVESTRE II,

L'EMPEREUR ET LE PAPE

DE L'AN MIL.

LEUR RÊVE DE RENOUVEAU

DANS L'UNITÉ

PAR

M. FRANCIS RAPP

MEMBRE DE L'ACADÉMIE

Dans un conte intitulé La Saint- Silvestre de l'an 1000, Emile Geb-


hart met en scène les Romains, « persuadés que le monde touchait
à son heure suprême, s'acheminant vers la sombre forteresse où
les deux vicaires de Dieu, les deux rois de la terre, le pape et
l'empereur veillaient et priaient ». Alors que le souverain, Otton III,
maîtrisait difficilement son anxiété, le pontife, Sylvestre II,
« observait tranquillement l'infaillible marche du temps sur des
miroirs jusqu'à ce qu'apparût le signe des étoiles, annonçant que
l'an 1000 avait passé et n'était plus qu'un mauvais rêve ». Pour une
fois, Gebhart, historien averti, avait laissé courir son imagination.
Rien ne nous incite à penser que la panique s'était emparée, cette
nuit- là, de la foule romaine et qu'Otton III avait été gagné par cet
effroi. Plus que les terreurs de l'an mil dont l'existence reste à
démontrer, c'était à ses grandeurs qu'il était sensible. Avec le pape,
son vieux maître, il avait forgé de vastes projets et ces plans étaient
en train de prendre forme : Rome retrouvait sa place au cœur d'un
Empire dont une politique habile et ferme reculait les frontières et
qui rassemblait, sans en abolir la diversité, une famille de peuples
chrétiens. Aux deux artisans de cette renaissance, le monde ne
pouvait paraître qu'habité par les espoirs et l'enthousiasme de
l'adolescence.

Otton avait alors un peu plus de vingt ans, mais il avait vécu des
événements si dramatiques, et subi des épreuves si rudes que
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« toute son existence avait été marquée par une anormale


précipitation des âges de l'homme ». Son père, avant de s'engager dans
une entreprise périlleuse, la guerre contre les Sarrazins, avait
pris la précaution de le faire élire roi par les grands de l'Empire.
Les solennités du couronnement eurent lieu le jour de Noël 983, à
Aix-la-Chapelle. Or, le 7 décembre, Otton II était mort subitement
et la nouvelle ne fut annoncée que le lendemain de la cérémonie à
cet enfant de trois ans, qui fit d'emblée l'expérience de difficultés
énormes. Son cousin, le duc de Bavière, l'enleva, le fit garder à
vue, puis se fit proclamer roi par ses partisans. La réaction de ses
adversaires fut prompte et ferme. L'archevêque de Mayence
réussit à ranimer le loyalisme chancelant des ducs et des comtes. Dès
la fin du mois de juin 984, le duc fit sa soumission et le petit roi fut
remis à sa mère, l'impératrice Theophano, qui devait exercer sur
son fils une influence considérable et, probablement, l'initier à ce
qu'était alors dans l'Empire d'Orient la mission du souverain, tout
ensemble prêtre et roi ; elle était la nièce de l'empereur Jean Tzi-
miskes. En 972 à douze ans, elle avait épousé Otton II, qu'Otton le
Grand venait d'associer à son pouvoir. Cette étrangère, considérée
d'abord avec méfiance par les Allemands, que la subtilité des
Grecs déconcertait, sut s'imposer très vite, tant son intelligence
était vive et son caractère ferme. Son époux fit d'elle la consors
regni, la corégnante. Veuve à 23 ans, elle fit preuve d'une
détermination telle qu'elle exerça la régence seule, tenant éloignée du
pouvoir la reine -mère, Adélaïde, qui pourtant ne manquait ni de
caractère, ni d'expérience. Theophano prit le titre d'« empereur
auguste, par la grâce de Dieu » afin de bien montrer qu'elle
entendait régner avec la même vigueur qu'un homme. Elle prit à cœur
l'éducation d'Otton ; un comte saxon reçut la mission de
l'aguerrir ; un clerc, Bernard, fut chargé de l'initier aux lettres et de
former ses mœurs ; un Grec de Calabre, Philagathos lui inculqua la
langue d'Homère. Mais le métier de roi ne s'apprend pas dans les
livres. L'impératrice tint à faire d'Otton, tout jeune encore, un
homme de terrain. Les monarques de cette époque étaient
itinérants ; par nécessité, car aucune ville n'était assez riche pour
nourrir leur cour en permanence ; par devoir, car le souverain devait se
montrer au plus grand nombre de sujets possible pour gagner ou
raffermir leur fidélité. Otton et sa mère sillonnèrent la Saxe et la
Rhénanie en tous sens. Le roi n'avait que six ans quand il prit part
à la campagne menée contre les Slaves de l'Est, que la mort
d'Otton II avait incités à ravager les marches orientales du royaume.
Lorsqu'en 991 Theophano mourut, Otton III avait tout juste onze
ans, mais déjà un caractère suffisamment forgé pour qu'il pût se
soustraire à l'influence de sa grand'mère Adélaïde, qui dut se tenir
l'empereur et le pape de l'an mil 1217

en marge de la politique. En 994, ayant atteint l'âge de la majorité,


Otton III prit en main seul les rênes du gouvernement. L'exercice
du pouvoir par Otton différa sensiblement de celui de ses
prédécesseurs. Certes, il tenait d'eux le sens de l'autorité ; il savait être
sévère et dur, il lui arriva de se montrer cruel, mais il était d'un
tempérament complexe, celui qu'ont parfois les sang-mêlé. La
rusticité saxonne lui déplaisait, la finesse grecque, reçue de sa
mère, méritait au contraire d'être constamment enrichie. Les
problèmes intellectuels le passionnaient et les clercs, ses maîtres,
l'avaient introduit aux profondeurs de l'univers spirituel. Idéaliste,
il ne restait pas insensible aux appels de l'aventure mystique.
Enfin, la maturation accélérée que lui avaient imposée les
événements de son enfance ne lui avaient pas cuirassé le cœur. Il avait
besoin d'amitiés, des amitiés qu'il avait le don de bien choisir et
qu'il cultivait avec soin. Doté de cette personnalité riche, trop
riche même, il alourdit encore l'héritage qu'il avait reçu de ses
aïeux en lui assignant une ambition que les premiers empereurs
avaient ignorée.
Telle qu'elle lui avait été laissée, la tâche d'Otton était
accablante. Le pays dont il était le souverain s'étendait de l'Elbe et de
la Baltique au Tibre, voire plus au sud encore. Or ses limites
étaient contestées. A l'Ouest, les derniers Carolingiens et les
premiers Capétiens se résignaient difficilement à la perte de la
Lorraine. Menacées dans leur indépendance, les tribus slaves
multipliaient les incursions dans les terres de l'Est. En Italie, les droits
de l'empereur se heurtaient à ceux dont se prévalaient le pape et
Byzance. A l'intérieur des frontières vivaient des populations très
différentes, à beaucoup de points de vue, ne parlant pas la même
langue, n'ayant pas le même niveau de civilisation. Ceux que nous
appelons les Allemands n'avaient que très imparfaitement le
sentiment de constituer une nation : Otton se disait le roi des Francs,
des Saxons, des Bavarois et des Souabes. L'unité de cet
assemblage hétéroclite était assurée par ce qui subsistait des structures
de l'Etat carolingien. Otton III régnait, en effet, sur des territoires
jadis gouvernés par Charlemagne ; à la Francia orientalis de Louis
le Germanique, issue du partage de Verdun en 843, Otton le
Grand avait ajouté la Lorraine et l'Italie. Mais le cadres
carolingiens étaient désarticulés ; des ducs avaient pris la tête des entités
ethniques et tendaient à se comporter en chefs autonomes.
Lorsqu'à l'extinction de la lignée germanique de la famille
carolingienne, le duc de Saxe fut couronné, ils furent tentés de lui
rappeler qu'il était leur élu et que leur obéissance était sujette à de
graves éclipses. Aussi Otton Ier et ses successeurs choisirent- ils de
s'appuyer sur les prélats, qui disposaient du savoir indispensable à
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tout gouvernement et que leur condition de célibataires préservait


des ambitions dynastiques. La chapelle royale devint la pépinière
des évêques et des abbés. Cette alliance avec l'Église renforçait le
caractère religieux d'un souverain dont le sacre faisait un
lieutenant de Dieu, comme l'avait été jadis David. Lorsqu'en 962,
l'occasion se présenta de faire revivre l'Empire, en déshérence depuis
près de 40 ans, Otton Ier la saisit ; cette dignité, la plus haute qui fût
dans l'ordre politique, devait accroître son autorité. Mais le prix de
cet honneur était élevé. L'aristocratie romaine n'avait que mépris
pour les barbares du nord et le Saint-Siège, dont elle désignait les
détenteurs, revendiquait des privilèges qu'il prétendait tenir de
Constantin. Il ne faisait pas bon de rester à Rome ; il n'était pas
question d'en faire une capitale de l'Empire. La Ville éternelle ne
servait que de décor au couronnement impérial.
Lorsqu'au printemps de 996 Otton III partit pour Rome
chercher la couronne, il n'avait pas plus que ses prédécesseurs
l'intention de s'y fixer. Il avait trop à faire au nord des Alpes, ne fût-ce
que pour mettre à la raison les tribus slaves. Mais les choses ne se
passèrent pas comme il les avait prévues. D'abord, à peine avait-il
atteint Pavie qu'il apprit la mort de Jean XV qui devait le sacrer.
Comme si l'évêque de Rome était un simple prélat de son Église
d'État, Otton III choisit son successeur parmi ses chapelains, un
chapelain de race princière, il est vrai, son cousin Bruno, qui prit
le nom de Grégoire V et procéda le 21 mai 996 au sacre. Sur une
nature aussi sensible que celle du jeune souverain, l'imposante
cérémonie ne pouvait manquer de produire des effets profonds et
durables. Rome entra dans sa vie ; il en devint amoureux ; les
souvenirs de la grandeur d'autrefois y étaient partout présents ; les
Romains « pleuraient la ville humiliée, puissante mère devenue
pauvre fille » ; à la nostalgie se mêlait le désir tenaillant de lui
rendre sa jeunesse. Le choc produit par ces émotions ne laissa
plus l'esprit d'Otton en repos. De retour à Aix-la-Chapelle, il
réfléchit longuement à l'œuvre de Charlemagne, le rénovateur,
« gouverneur de l'Empire chrétien » ; ayant désormais, lui aussi,
pris place dans la lignée des détenteurs de l'autorité suprême, il ne
pouvait pas se borner à gérer l'héritage ; il se sentait tenu de
l'enrichir. De la rencontre entre les idées et les sentiments qui
bouillonnaient dans l'esprit d'Otton et la personnalité de Gerbert
d'Aurillac naquit un projet d'une force et d'une netteté
grandioses. L'archevêque de Reims qui venait à Rome pour obtenir la
confirmation de ses droits, passait, à raison sans doute, pour le
cerveau le plus brillant de son temps. On ne prête qu'aux riches,
sans doute a-t-on trop prêté à Gerbert, qui a fini par entrer dans la
légende, une légende noire. Peut-être n'inventa-t-il pas de nou-
l'empereur et le pape de l'an mil 1219

veaux outils mathématiques, mais il se servait en virtuose de ceux


qui existaient; toutes les disciplines du quadrivium le
passionnaient, l'astronomie, la musique, la géométrie, l'arithmétique. Il
était un excellent professeur, ayant acquis à l'école de Cicéron la
maîtrise du discours. On le rencontrait aussi dans l'entourage des
grands qui appréciaient ses dons de diplomate. Il n'avait pas été
étranger à l'élection de Hugues Capet. Otton III fît sa
connaissance à Rome, lors du couronnement ; il lui demanda d'abord de
lui lisser l'intelligence et de l'assouplir. Mais Gerbert avait de plus
hautes ambitions. Il comprit qu'il pourrait être l'Aristote d'un
nouvel Alexandre, le Boèce d'un Théodoric civilisé. Dans la
préface d'un livre sur « le Raisonnable et le Raisonner », il inscrivit ce
que devait être le programme d'Otton : « Nôtre, nôtre est l'Empire
romain ! L'Italie, la Gaule et la Germanie lui donnent ses forces et
les royaumes des Scythes ne lui manquent pas. Tu es bien nôtre,
César, empereur auguste des Romains, qui né du sang le plus
prestigieux des Grecs, surpasses les Grecs par l'Empire,
commandes aux Romains en vertu de l'hérédité, distances les uns et
les autres par le génie et l'éloquence. » Ses origines grecques
étaient pour Otton le signe de sa vocation ; à lui de reprendre à
Constantinople ce qui jadis avait fait la force de l'Empire tout
entier et de renouveler ainsi la puissance de Rome.
Des événements dramatiques le contraignirent à s'atteler à sa
tâche sans tarder. Le patrice Crescent, chef de l'aristocratie
romaine, avait chassé Grégoire V et l'avait remplacé par Philaga-
thos, celui que naguère Theophano avait chargé d'apprendre le
grec à son fils. Dès que la guerre contre les Slaves lui en laissa le
loisir, Otton III se rendit dans la Ville éternelle et punit les
rebelles avec une impitoyable dureté, Philagathos, dégradé, subit
d'atroces mutilations. Crescent, délogé du Château Saint-Ange,
fut décapité. Après avoir ainsi taillé, Otton entreprit sur le champ
de recoudre. La bulle qui devait à l'avenir sceller ses diplômes
porta la devise qu'il s'était choisie : Renovatio imperii Romanorum.
Ce renouveau se ferait dans le respect de l'héritage carolingien :
sur l'envers de la bulle figurait Charlemagne, dont en l'an 1000
Otton III devait retrouver la tombe dans la chapelle palatine
d'Aix- la- Chapelle ; mais la restauration de l'Etat annoncée devait
faire revivre le plus d'éléments possible de la Rome impériale.
Alors que la Donation de Constantin interdisait à l'empereur de
résider dans la ville du successeur de Pierre, Otton se fit aménager
une demeure sur le Palatin, l'antique séjour des Césars.
Habituellement simple au point de se porter à la rencontre de ses amis, il
instaura un cérémonial où se mêlèrent les réminiscences antiques
et les emprunts aux rites byzantins ; l'empereur prit ses repas sur
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une estrade, séparé des autres convives. Le personnel aulique fut


renouvelé, associant des membres de l'aristocratie romaine, de
préférence issus de lignages rivaux des Crescent, et des nobles
allemands. Les fonctions urbaines, jusqu'alors à la nomination du
pape, furent redistribuées et des hommes de confiance se virent
attribuer les plus importantes, le commandement de la milice, la
préfecture de la ville en particulier. La mort de Grégoire V en 991
permit à l'empereur de placer sur le trône de saint Pierre Gerbert
d'Aurillac, que son origine obscure n'avait donc pas empêché
d'accéder à la plus haute dignité de l'Eglise. Il prit le nom de
Sylvestre II, ce qui signifiait qu'Otton tenait la place de Constantin,
celui-là même qui avait fait bénéficier Sylvestre Ier de la fameuse
Donation. Mais si les acteurs prenaient les mêmes noms, ce n'était
pas pour jouer la même pièce. Tout au contraire, le nouveau
Constantin entendait reprendre ce que l'ancien avait offert au
Sylvestre d'autrefois. Au soir de la Saint-Silvestre de l'an 1000 le texte
était prêt ; Otton III y affirmait que la Donation de Constantin
était falsifiée, que l'incurie des papes l'avait complètement
dévalorisée. Le pape et l'empereur gouverneraient ensemble la
chrétienté, présidant côte à côte les synodes et les diètes, mais, comme
le disait un collaborateur très cher d'Otton, Léon de Verceil : « si
le pape réforme le monde, il le fait sous la puissance de César. » A
Rome, Sylvestre n'était guère plus indépendant d'Otton que ne
l'était à Constantinople le patriarche du basileus. Otton III au seuil
du deuxième millénaire pouvait se dire qu'une étape importante
était franchie. Une nouvelle bulle fut adoptée ; la devise, dans sa
brièveté, sonnait comme un coup de trompette : Aurea Borna, De
nouveau la gloire avait doré le front de Rome d'un de ses rayons.
Constantin s'était qualifié d'isapostolos, égal des apôtres. Otton
se proclamait esclave des apôtres, servus apostolorum, représentant
direct de Pierre et responsable, non seulement de son patrimoine,
mais de l'Église dans son ensemble. L'Empire et la chrétienté,
pour lui, c'était tout un. Non content de les protéger, il considérait
qu'il avait l'obligation de les faire grandir. Obligation d'autant plus
ardente qu'une passion de pénitent l'attisait. En 996, Otton n'avait
pas seulement fait la connaissance de Gerbert ; il avait aussi
rencontré l'archevêque de Prague, Adalbert, que l'hostilité de la
famille régnant en Rohème avait contraint à chercher refuge dans
le couvent des saints Boniface et Alexis sur l'Aventin. Adalbert y
avait découvert sa véritable vocation missionnaire. Une amitié
profonde était née entre lui et l'empereur; au cours de longues
conversations, ils s'étaient ouverts aux appels de l'aventure
mystique. Adalbert partit pour le pays de la basse Vistule, où très vite
il trouva la mort. Otton garda toujours précieusement le souvenir
l'empereur et le pape de l'an mil 1221

de cet ami. Les aspirations religieuses que celui-ci avait éveillées


furent renforcées par deux autres maîtres spirituels, Nil de Ros-
sano, qui reprocha sévèrement à l'empereur d'avoir si cruellement
puni Philagathos, et Romuald, le futur fondateur des Camaldules,
qui fut le confident et le conseiller d'Otton. L'empereur était
convaincu qu'il était urgent d'agir : la chrétienté s'enlisait dans la
médiocrité. Certes, personne ne connaîtrait jamais ni l'heure, ni le
jour, ni même l'année du jugement dernier, mais le Seigneur
pouvait venir à l'improviste ; il ne fallait pas qu'il trouvât son serviteur
endormi. La meilleure façon d'éliminer les scories qui souillaient
l'Église et de la réformer, n'était-ce pas de l'entraîner dans
l'entreprise enthousiasmante de l'évangélisation ? Otton, afin de mener
cette action avec la ferveur nécessaire, avait à cœur de lutter en lui-
même contre tout ce qui portait la marque du péché ; il faisait
retraite dans une grotte près de Saint- Clément, peut-être l'ancien
temple de Mithra. Le choix de ce lieu n'était pas dépourvu de
signification ; à deux pas de là reposait la dépouille de saint
Cyrille, l'apôtre du monde slave, envoyé avec son frère Méthode
par le basileus. Or, entre les principes qui régissaient l'action
missionnaire de Byzance et ceux qu'appliqua le fils de Theophano, la
similitude est frappante. Aux nouvelles chrétientés, il était accordé
rapidement l'autonomie des structures ecclésiastiques. De même,
était respectée l'indépendance des États dont les chefs avaient
reçu le baptême ; mais des liens fondés souvent sur la compater-
nité les incorporaient à la famille des souverains chrétiens. Otton
III prit ainsi le risque d'irriter les prélats allemands de Magde-
bourg, de Mayence ou de Salzbourg qui comptaient bien
soumettre à leur autorité les terres nouvellement christianisées.
La Pologne bénéficia la première de cette politique audacieuse.
Tout au début de l'an mil, l'empereur se mit en route vers
Gniezno, la ville où le duc Boleslas le Vaillant avait déposé la
dépouille d'Adalbert, rachetée par ses soins à ses meurtriers.
Otton, en pèlerin, pieds nus, vint se recueillir sur la tombe de son
ami, puis, comme le titre de servus Christi qu'il avait pris pour la
circonstance le lui commandait, il fit œuvre apostolique. Avec
l'accord de Sylvestre II, il érigea Gniezno en métropole à laquelle
furent rattachés trois évêchés suffragants, Kolobrzeg, Wroclav et
Cracovie. L'Église polonaise était donc soustraite à l'obédience
germanique. Quant à Boleslas, en signe du pacte d'amitié qui le
liait à Otton, il reçut une réplique de la Sainte Lance ; un instant,
il porta la couronne de l'empereur qui l'appela « frère et coopéra-
teur de l'Empire, ami et allié du peuple romain ». Tout à la fois
libres et fidèles, l'Église et l'État polonais avaient ainsi trouvé leur
place dans la chrétienté.
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II en alla de même pour la Hongrie, qui, à peine un demi-


siècle plus tôt, inspirait encore à ses voisins, harcelés par les raids
des cavaliers magyars, de très vives craintes. Adalbert, au cours
d'une première entreprise missionnaire, avait confirmé la
conversion du roi, puis baptisé son fils, Waïc, à Cologne en présence
d'Otton III qui fut le parrain du néophyte. Celui-ci prit le nom
d'Etienne et battit les adversaires du christianisme dans son pays.
Comme en Pologne, toujours en accord avec Sylveste II, Otton fit
acte d'empereur : une province ecclésiastique fut créée,
garantissant l'autonomie de l'Eglise hongroise ; la royauté d'Etienne fut
reconnue solennellement et le sacre eut lieu le 15 août 1001. Pas
plus que Boleslas, Etienne n'était le tributaire d'Otton, mais il lui
était attaché par les liens solides de la filiation spirituelle. Les
limites de la chrétienté, grâce à ces deux actes solennels, avaient
été reculées jusqu'à la Vistule d'un côté, jusqu'aux Carpathes de
l'autre. Le christianisme progressait aussi le long de la côte dal-
mate sous l'impulsion de Venise encouragée par Sylvestre, Venise
dont le doge avait noué dès 996 des liens spirituels avec Otton,
parrain de son fils avant d'être celui de sa fille, Venise à la
charnière des deux espaces, le grec et le latin.
Ce que pensait Otton dans la nuit de la Saint- Silvestre de l'an
mil, nous ne le savons pas, évidemment. Etait-il anxieux, comme
le croyait Gebhart ? N'était- il pas en droit de croire que la
réalisation de ses projets était en bonne voie ? La subtilité grecque
héritée de sa mère, il l'avait soigneusement cultivée, recourant pour ce
faire au génie de Gerbert. Aux yeux des Byzantins, il ne passerait
plus pour un barbare ; il avait adopté leurs principes et leur style
de gouvernement. Il s'apprêtait à demander la main d'une
princesse porphyrogenète. Peut-être succèderait-t-il un jour au basi-
leus qui n'avait pas de descendant mâle ? Les deux morceaux de
l'Empire brisé par les invasions seraient ressoudés et Rome serait
de nouveau la tête du monde, caput mundi. N'était-il pas juste
qu' Otton fut représenté dans un évangéliaire, trônant dans une
mandorle, la main du Seigneur sortant de la nuée pour le bénir,
flanqué de rois, agréant l'hommage de Rome, de la Gaule, de la
Germanie et de la Slavie ? N'était-il pas en train d'assurer l'unité
du monde chrétien sans en altérer la diversité ?
La roche tarpéienne n'est guère plus éloignée du Palatin que le
Capitole. En novembre 1000 déjà, Tivoli s'était soulevé ; les
Romains prirent la mansuétude dont fit preuve Otton envers les
rebelles pour de la faiblesse ; ils se révoltèrent à leur tour, vers le
20 janvier 1001. L'empereur eut beau les haranguer, rappelant
qu'il avait quitté sa patrie pour eux et négligé ses Allemands ; il ne
les apaisa pas vraiment. Il quitta donc Rome. Quelque chose de
l'empereur et le pape de l'an mil 1223

vital en lui s'était brisé. Il envisagea d'abdiquer, ne s'accordant


que trois ans pour réparer les erreurs dont l'échec de sa politique
romaine avait révélé la gravité. Puis il se ressaisit, remit tous ses
plans sur le métier, dépêchant l'évêque de Milan à Constantinople
pour chercher la princesse, sa fiancée. Avant la fin de l'automne, il
partit en campagne, mais il ne put reprendre la Ville éternelle. Un
accès de malaria le terrassa : à peine plus de 21 ans d'une vie
particulièrement intense l'avaient épuisé. Sa mort, le 24 janvier 1002,
creusa dans le cœur de ses amis un vide si vertigineux qu'ils
crurent avoir enterré les mirabilia mundi, toutes les merveilles du
monde. Le pape ne lui survécut qu'un peu plus d'un an : entre
Otton et Gerbert, la symbiose avait été complète ; l'une des deux
moitiés de Dieu ne pouvait pas vivre sans l'autre. Henri II, le
successeur d'Otton, replaça le centre de gravité de l'Empire au nord
des Alpes et Rome ne fut plus que le théâtre du couronnement. La
Realpolitik reprenait ses droits. Mais le rêve de renouveau dans
l'unité devait tôt ou tard resurgir : il est l'une des plus
passionnantes expressions de l'espérance humaine. Qu'il ait réglé l'action
commune d'un souverain généreux et de son vieux maître, n'est-
ce pas l'une des grandeurs de l'an mil ?

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