Vous êtes sur la page 1sur 2

PIEP SEMESTRE 2

LA PEUR
PRESENTATION DE LA NOTION
MONTAIGNE – ESSAIS I, XVIII De la peur (1580)

“Je fus frappé de stupeur, mes cheveux se dressèrent, et ma voix s’arrêta dans ma gorge.”
Je ne suis pas bon naturaliste, (qu’ils disent) et ne sais guère par quels ressorts la peur agit en nous ;
mais tant y a que c’est une étrange passion ; et disent les médecins qu’il n’en est aucune qui
emporte plutôt notre jugement hors de sa due assiette. De vrai, j’ai vu beaucoup de gens devenus
insensés de peur ; et aux plus rassis, il est certain, pendant que son accès dure, qu’elle engendre de
terribles éblouissements. Je laisse à part le vulgaire à qui elle représente tantôt les bisaïeux sortis du
tombeau, enveloppés en leur suaire, tantôt des loups garous, des lutins et des chimères. Mais, parmi
les soldats même, où elle devrait trouver moins de place, combien de fois a-t-elle changé un
troupeau de brebis en escadron de corselets ? des roseaux et des canes en gens d’armes et lanciers ?
nos amis en nos ennemis ? et la croix blanche à la rouge ?
Lorsque M. de Bourbon prit Rome, un porte-enseigne, qui était à la garde du bourg Saint-Pierre, fut
saisi d’un tel effroi à la première alarme, que, par le trou d’une ruine il se jeta, l’enseigne au poing,
hors la ville, droit aux ennemis, pensant tirer vers le dedans de la ville ; et à peine enfin, voyant la
troupe de M. de Bourbon se ranger pour le soutenir, estimant que ce fut une sortie que ceux de la
ville fissent, il se reconnut, et, tournant tête rentra par ce même trou, par lequel il était sorti plus de
trois cents pas avant en la campagne.
Il n’en advint pas du tout si heureusement à l’enseigne du capitaine Juille, lorsque Saint-Pol fut pris
sur nous par le comte de Bures et M. du Reu ; car, étant si fort éperdu de la frayeur de se jeter à tout
son enseigne hors de la ville par une canonnière, il fut mis en pièces par les assaillants. Et au même
siège fut mémorable la peur qui serra, saisit et glaça si fort le cœur d’un gentil-homme, qu’il en
tomba raide mort par terre à la brèche, sans aucune blessure.
Pareille peur saisit parfois toute une multitude. En l’une des rencontres de Germanicus contre les
Allemands, deux grosses troupes prirent d’effroi deux foules opposites ; l’une fuyait d’où l’autre
partait. Tantôt elle nous donne des ailes aux talons, comme aux deux premiers ; tantôt elle nous
cloue les pieds et les entrave, comme on lit de l’empereur Théophile, lequel, en une bataille qu’il
perdit contre les Agaréniens, devint si étonné et si transi, qu’il ne pouvait prendre parti et s’enfuir :
“Tant la peur s’effraye même du secours” jusques à ce que Manuel, l’un des principaux chefs de son
armée, l’ayant tirassé et secoué comme pour l’éveiller d’un profond somme, lui dit :
“Si vous ne me suivez, je vous tuerai ; car il vaut mieux que vous perdiez la vie, que si, étant
prisonnier, vous veniez à perdre l’Empire.”
Lors exprime-t-elle sa dernière force, quand pour son service elle nous rejette à la vaillance qu’elle
a soustraite à notre devoir et à notre honneur. En la première juste bataille que les Romains
perdirent contre Hannibal, sous le consul Sempronius, une troupe de bien dix mille hommes de pied
ayant pris l’épouvante, ne voyant ailleurs par où faire passage à sa lâcheté, s’alla jeter au travers le
gros des ennemis, lequel elle perça d’un merveilleux effort, avec grand meurtre de Carthaginois,
achetant une honteuse fuite au même prix qu’elle eût eu d’une glorieuse victoire. C’est ce de quoi
j’ai le plus de peur que la peur.
Aussi surmonte-t-elle en aigreur tous autres accidents.
Quelle affection peut être plus âpre et plus juste, que celle des amis de Pompée, qui étaient en son
navire, spectateurs de cet horrible massacre ? Si est-ce que la peur des voiles égyptiennes, qui
commençaient à les approcher, l’étouffa, de manière qu’on a remarqué qu’ils ne s’amusèrent qu’à
hâter les mariniers de diligenter et de se sauver à coups d’aviron ; jusques à ce qu’arrivés à Tyr,
libres de crainte, ils eurent loi de tourner leur pensée à la perte qu’ils venaient de faire, et lâcher la
bride aux lamentations et aux larmes, que cette autre plus forte passion avait suspendues.
“Alors la peur m’arrache du Cœur tout mon Courage.”
Ceux qui auront été bien frottés en quelque estour de guerre, tout blessés encore et ensanglantés, on
les ramène bien le lendemain à la charge. Mais ceux qui ont conçu quelque bonne peur des ennemis,
vous ne les leur feriez pas seulement regarder en face. Ceux qui sont en pressante crainte de perdre
leur bien, d’être exilés, d’être subjugués, vivent en continuelle angoisse, en perdant le boire, le
manger et le repos ; là où les pauvres, les bannis, les serfs vivent souvent aussi joyeusement que les
autres. Et tant de gens qui de l’impatience des pointures de la peur se sont pendus, noyés et
précipités, nous ont bien appris qu’elle est encore plus importune et insupportable que la mort.
Les Grecs en reconnaissent une autre espèce qui est outre l’erreur de notre discours, venant, disent-
ils, sans cause apparente et d’une impulsion céleste. Des peuples entiers s’en voient souvent saisis,
et des armées entières. Telle fut celle qui apporta à Carthage une merveilleuse désolation. On n’y
oyait que cris et voix effrayées. On voyait les habitants sortir, de leurs maisons, comme à l’alarme,
et se charger, blesser et entre-tuer les uns, les autres, comme si ce fussent ennemis qui vinssent à
occuper leur ville. Tout y était en désordre et en tumulte ; jusques à ce que, par oraisons et
sacrifices, ils eussent apaisé l’ire des dieux. Ils nomment cela terreurs paniques.

Vous aimerez peut-être aussi