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Etrigane_House

Présente

Une nouvelle de la Terre des Huit

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~1~
Edgar Morhan, comme à son habitude, remettait le laboratoire en ordre à la fin de la journée.
Méthodique, il posait les instruments à leur emplacement prévu, par type, puis il les rangeait par taille. A
l’aide d’un chiffon humide, il nettoyait l’établi qu’il avait utilisé presque toute la journée, n’hésitant pas à
revenir plusieurs fois sur certaines traces tenaces laissées par des graisses ou des réactifs très colorés. Il
réajustait de temps à autres le monocle qu’il portait devant son œil droit d’un geste machinal dont il n’était
même plus conscient.
A cette heure de la journée, ses collègues étaient partis depuis un bon moment. Il entendait les pas
de quelques étudiants dans les couloirs. C’étaient eux qui en général s’en allaient les derniers. Il ôta la chemise
de travail, longue et grise, qui protégeait ses vêtements pendant la journée et alla l’accrocher dans la petite
remise qui se trouvait juste à côté de la salle.
Il soupira, comme si une grande fatigue l’accablait soudainement. Il retira son monocle pour se
frotter les deux yeux avec son pouce et son index, puis il secoua la tête comme pour se ressaisir après un
étourdissement. Enfin, il reposa son monocle devant son œil. L’appareil fit tourner automatiquement
quelques lentilles dans un léger bruissement de rouages métalliques, puis s’immobilisa.
Edgar Morhan enfila sa redingote gris anthracite puis il éteignit les lumières les unes après les autres
avant de quitter la salle. Il se dirigea vers la sortie du bâtiment, perdu dans ses pensées, se contentant d’un
petit hochement de tête quand un étudiant qu’il croisait le saluait, et il marqua un léger temps d’arrêt
constatant, une fois dehors, que la nuit était tombée.
Arrivé de nuit, il repartait de nuit.
Il n’avait donc pas vu la lumière naturelle de toute la journée. Un des quatre cercles de son monocle
bougea d’un quart de tour dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, lui permettant de mieux y voir
dans la pénombre. Derrière lui, les Sphères de Dreevan luisaient, parcourues régulièrement par des arcs
énergétiques violets qui crépitaient mystérieusement, comme animés d’une vie propre. Leur présence,
malgré toutes ces années, avait toujours quelque chose de puissamment irréel.
Devant le scientifique s’étalait la ville.
Oxminster ne dormait jamais vraiment, comme en témoignaient les milliers de points de lumière
qui composaient un tableau à la fois féérique et rationnel tant les rues décrivaient un damier aux parallèles
et aux perpendiculaires presque parfaites.
Edgar Morhan, saisi d’un frisson, releva le col de son manteau et se dirigea vers le funiculaire qui
allait le faire descendre en plein cœur de la ville. Il dut l’attendre quelques minutes avant qu’il ne fît son
apparition, puis il l’emprunta, comme tous les jours. Il semblait perdu dans ses pensées et ne pas prêter
attention à cette prouesse technologique faite de câbles, de rouages, de poulies et, bien sûr, de l’indispensable
pulsion apportée par la corsénite.
Une fois arrivé à destination, il marcha pendant une vingtaine de minutes avant de retrouver la
silhouette familière du bâtiment dans lequel il vivait. Oxminster était la seule ville sur tout le continent où
des personnes vivaient dans le même bâtiment, sur différents étages, et les autres provinces regardaient cette
singularité comme une aberration qui leur paraissait à la limite de l’inconcevable.
Il grimpa des escaliers extérieurs jusqu’au troisième étage, puis il retrouva enfin son logis. Il fut
accueilli par un silence absolu et se dirigea directement vers un grand salon au mobilier sommaire après
avoir accroché son manteau près de l’entrée. Il alluma une étrange lampe à huile qui formait un long rectangle
et une lumière douce et pâle rendit un peu ses couleurs à la pièce. La lampe était posée sur un bureau
encombré de notes et de documents. Il prit quelques feuillets qu’il alla déposer avec soin sur le bras d’un
fauteuil très large et très profond qui faisait face aux grandes fenêtres du salon, puis il revint vers le bureau.

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Il soupira, puis il fouilla dans la minuscule poche de son gilet d’où il extirpa une petite clé argentée.
Il se pencha sur le bureau et introduisit la clé dans la serrure d’un tiroir dont la largeur était presque aussi
grande que le meuble. Il y eut un petit déclic.
Edgar Morhan observa quelques instants le contenu du tiroir ouvert. Quatre rangées de six fioles
miniatures se trouvaient sur la gauche, disposées avec une extrême méticulosité. Chacune contenait quelques
millilitres d’un liquide vert foncé. Deux boîtes fines en bois de chêne occupaient la partie droite du tiroir.
Le scientifique en attrapa une qu’il posa sur le bureau et il ouvrit lentement le couvercle, révélant une
seringue en verre à la pointe qu’on devinait très fine sous la capsule qui la protégeait. Il saisit ensuite une
des petites fioles dont il ôta le couvercle d’un geste précautionneux, et après avoir préparé sa seringue, il en
plongea la pointe dans le liquide vert et épais avant d’actionner le piston qui transvasa la totalité de la
substance d’un contenant à l’autre.
Puis il posa lentement la seringue chargée sur le bureau et replaça avec soin la fiole et la boite dans
le tiroir qu’il referma et bloqua d’un tour de clé. Quand tous ces gestes, qui avaient quelque chose de rituel,
furent accomplis, il déboutonna la manche gauche de sa chemise et la remonta jusqu’au bras. Il prit
délicatement la seringue, appuya très légèrement sur le piston pour faire jaillir une infime quantité de liquide,
supprimant tout risque de bulle d’air, puis il planta l’aiguille d’un geste rapide et sec dans son bras, et appuya
progressivement mais en une seule fois sur le piston afin de vider entièrement le contenu de la seringue.
Il rejoignit ensuite son fauteuil, dans lequel il se cala confortablement, et il prit en mains les feuillets
qu’il avait posés auparavant. Il passa les premiers très vite, comme s’ils les connaissaient déjà parfaitement,
et s’arrêta à la neuvième page, qu’il contempla en fronçant les sourcils. Du bout des doigts, il caressa la
surface du document, qui ressemblait à un arbre généalogique.
Deux larmes apparurent dans le coin de ses yeux avant de s’écouler lentement sur ses joues. Il fut
pris d’un violent soubresaut et rejeta la tête en arrière en poussant un cri qu’il s’efforça d’étouffer.
Il agrippa d’une main le bras du fauteuil et le serra très fort. Dans ses yeux marrons chatoyaient des
reflets vert brillant et ses pupilles s’étaient énormément dilatées.
Il demeura ainsi en état de tension extrême pendant une très longue minute, puis tout son corps se
détendit brutalement. Sa tête dodelina doucement à droite et à gauche et il reporta son attention sur ses
documents avec des yeux brumeux à demi clos.
Il finit par s’endormir dans son fauteuil, devant les toits de la ville qui formaient un tapis aux
couleurs bigarrées derrière les fenêtres du salon.

~2~
Les rayons du soleil s’attardèrent d’abord sur l’angle d’un tapis, puis ils progressèrent lentement,
dans une reptation lumineuse et inexorable, pour atteindre le flanc du fauteuil, qu’ils se mirent alors à gravir
méthodiquement. Lorsqu’ils atteignirent le visage d’Edgar Morhan, celui-ci se réveilla brusquement. Ebloui,
il plaça sa main droite devant ses yeux plissés et injectés de sang. Il se leva du fauteuil et s’en éloigna de
quelques pas, mais il se mit alors à tanguer, comme s’il était pris d’un violent vertige, et dut s’agripper au
bord du bureau. Il ferma les yeux quelques instants et se mit à inspirer et à expirer profondément, sans
bouger.
Au bout de quelques instants, il se redressa et se dirigea tout droit vers une petite pièce attenante à
l’éclairage moins violent. Il actionna un levier au bout d’une cuve fixée en hauteur et de l’eau s’écoula d’un
robinet directement dans un lavabo ovale en cuivre. Il se pencha en avant et s’aspergea le visage à de
nombreuses reprises, en poussant parfois de petits râles qui ressemblaient à un soulagement.
Après avoir terminé ses ablutions, il changea tous ses vêtements et ce fut en homme neuf qu’il
quitta l’immeuble pour se rendre vers le funiculaire. Les Sphères bourdonnaient plus que d’ordinaire ce jour-

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là. Les arcs énergétiques qui parcouraient leur surface semblaient nerveux, agités, ils crépitaient dans l’air
avec une certaine agressivité. Edgar Morhan entra directement dans la troisième sphère pour rejoindre sa
salle de travail. Il marchait tête baissée dans les couloirs, comme s’il préférait éviter les regards, et il ferma
un peu précipitamment la porte une fois arrivé à destination, en prenant le soin de la fermer à clé derrière
lui.
Il se rendit aussitôt dans le petit vestiaire attenant, posa son pardessus sur le porte-manteau et enfila
sa chemise de travail. De retour dans la salle, il se dirigea de nouveau vers la porte d’entrée, posa la main sur
la clenche et l’actionna, comme pour s’assurer que la porte ne s’ouvrirait pas.
Il soupira puis il rejoignit son laboratoire privé, placé à l’opposé des fenêtres. Du matériel en tout
genre était entreposé partout, sans organisation apparente. On pouvait trouver là des matières premières
indispensables, du bois, du fer, une multitude d’outils aux formes plus ou moins complexes, mais aussi des
composants végétaux ou minéraux issus de différentes provinces, ainsi que des livres, beaucoup de livres,
pour la plupart annotés et envahis de marque-pages aux couleurs bigarrées. Le scientifique poussa des pots
contenant des plantes envahissantes, puis il s’agenouilla et posa six doigts à des endroits bien précis du mur
qui se trouvait là. Il pressa ses doigts avec une force mesurée, calculée, dans une simultanéité parfaite.
Un déclic se fit entendre et une trappe s’ouvrit instantanément. Sans plus attendre, Edgar Morhan
extirpa de la cache un gros bloc gris qui faisait penser à du granit. Il le posa sur un établi, ôta le cadenas qui
le maintenait fermé, et retira précautionneusement tout ce que renfermait le conteneur insolite, en le posant
sur un tissu épais qui se trouvait juste à côté.
Un de ces objets évoquait un gant. La matière dont il était constitué ne ressemblait à rien de connu
pour ce type de fourniture. Il était totalement transparent, et sa surface lisse et froide faisait penser à du
verre, du verre qui aurait eu la particularité d’être aussi souple qu’un textile. Le scientifique l’examina un
moment, les sourcils froncés, puis il introduisit un fil métallique très fin dans une cavité à peine plus grosse
qu’une tête d’épingle aménagée sur le bord du gant, à un endroit proche du poignet. Il l’enfonça d’au moins
quinze centimètres, puis il s’assura que la tige de fer ne bougeait pas. Ensuite, il enfila le gant.
Sa respiration était devenue quelque peu saccadée. Il ferma les yeux un instant, comme pour se
rasséréner, puis il ouvrit un petit mouchoir qu’il avait posé à portée de main et contempla les pierres de
corsénite qui se trouvaient dedans. Elles n’étaient plus à l’état de minerai. Manifestement, elles avaient déjà
subi le Traitement Pouvhler qui avait libéré leur potentiel car elles crépitaient de l’intérieur, parcourues de
minuscules éclairs violets, fins, horriblement puissants, et chaotiques. Il en attrapa une à l’aide d’une pince
en bois et il la déposa délicatement dans une Cage de Révélation miniature. La pierre se mit à tournoyer
dans la cage, silencieusement, à une vitesse qui devint rapidement folle.
Edgar Morhan prit une profonde inspiration, puis il saisit le fil métallique qui sortait du gant et le
relia à la Cage par une ouverture extrêmement étroite. Tout d’abord, il ne se passa rien de particulier. Mais
très vite il y eut comme un crépitement, léger, à peine audible, mais bien réel aux oreilles du scientifique
attentif. Des lueurs étranges parcoururent la surface du gant transparent, des nervures mauves électrifiées,
puis des éclats lumineux produisirent des flashs blancs qui donnaient l’impression d’absorber l’apparence
de la pièce tout en la reflétant. Ce fut alors que l’impossible se produisit, sous les yeux écarquillés d’Edgar
Morhan lorsqu’il se rendit compte qu’on ne voyait plus sa main, ni le gant.
Abasourdi, il bougea les doigts, et il perçut alors comme une distorsion quasiment imperceptible,
comme une brume de chaleur, au moment où le gant chargé à la corsénite s’adaptait en quelques fractions
de seconde aux modifications de son environnement visuel.
Sa main était devenue invisible.
Un sourire apparut sur les lèvres du scientifique, en même temps que deux larmes qui coulèrent
lentement sur son visage. Il enleva le fil qui reliait la Cage au gant, et sa main réapparut en crépitant
doucement.

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« J’ai réussi », dit-il d’une voix faible et dénuée de toute vanité. Son intonation faisait davantage
penser au soulagement qui peut suivre une très longue période d’efforts intensifs, finalement récompensés.
Il ôta le gant et le posa sur l’établi avec délicatesse. Il traversa la pièce pour se retrouver devant son
bureau. Il se laissa choir dans le fauteuil avec un petit rire, avant d’ouvrir un tiroir et d’en extirper un verre,
ainsi qu’une bouteille. Il se servit une grande rasade d’alcool de prune dorée de Delsemine et leva son verre
devant lui.
« Père, dit-il lentement. Je vais peut-être enfin pouvoir comprendre. »
Il ferma les yeux. Et dans un souffle, il ajouta :
« Que s’est-il passé à Dolente, père ? »

~3~
« Vous savez, monsieur, cette laine est très rare, et elle vient de très loin. Les temps sont durs en ce
moment, il y a beaucoup d’agitation sur les routes commerciales du sud des Hespres. Il faut parfois faire des
détours considérables et s’acquitter de taxes qui n’existaient pas il y a encore deux mois ! Nous autres
commerçants, nous sommes tellement à la merci de toutes les turpitudes qui bouleversent les provinces ! »
Edgar Morhan regardait l’homme droit dans les yeux. Puis son regard se porta sur ses doigts ornés
de bagues lourdes et brillantes, sa chemise blanche bouffante épaisse du meilleur lin de Vernillane, la rondeur
de ses joues bien rouges qui trahissait une alimentation trop riche au quotidien.
« Je suis scientifique, dit-il d’une voix glaciale, je ne suis pas un noble-né dont les parents croulent
sous les pièces d’or. Si vous m’aidez, vous aidez le monde. »
Le négociant eut un large sourire.
« Oh, soyez certain cher client que je tire mes prix au minimum pour vous ! Descendre encore ces
tarifs reviendrait pour moi à perdre de l’argent, et je suis convaincu que vous comprenez bien que cela ne
me mènerait pas loin dans l’existence.
- Vous me proposez cette laine pour un prix qui dépasse le double de ce que vous avez réclamé la
dernière fois, cela n’est pas acceptable, je n’ai pas cet argent. »
L’autre prit un air malheureux.
« Vous m’en voyez navré, mon ami, peut-être une autre fois en ce cas ».
Il commençait à tourner les talons mais il fut arrêté par Edgar.
« Attendez !
- Oui ? Je vous écoute mon brave, vous avez toute mon attention.
- Est-ce que je peux vous montrer un produit un peu, euh, particulier ? Peut-être cela pourrait-il
servir d’échange. »
En une seconde, l’expression du visage du négociant changea complètement. Son sourire s’effaça
et quelque chose de dur, de dangereux, apparut dans ses yeux.
« Avec quelques efforts de part et d’autre, on peut toujours parvenir à surmonter tous les obstacles,
n’est-ce pas ? »
Edgar Morhan serra fortement les mâchoires et ne répondit rien.

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Ils se donnèrent rendez-vous le soir même, dans une succursale des sphères qui se trouvait dans la
zone est de la ville. A cette heure de la journée, jamais personne ne se trouvait ici.
Le scientifique avait amené avec lui une épaisse mallette en cuir marron, qu’il posa sur une table
devant le négociant. L’homme l’ouvrit et eut du mal à contenir sa curiosité devant les fioles au liquide vert,
foncé et épais, impeccablement alignées dans la mallette.
« Je les fais moi-même, dit Edgar Morhan avec dans la voix une nuance presque imperceptible de
colère.
- Intéressant, s’enthousiasma le négociant. Quel est leur effet ?
- Essayez, vous verrez par vous-même. »
L’homme n’était pas venu seul. Trois hommes de confiance l’accompagnaient.
« Frensca, dit-il d’un air autoritaire, il faut qu’on vérifie ça, au travail mon garçon ».
Le jeune homme s’assit sur une chaise après avoir pris une seringue, puis il s’injecta la substance
verdoyante sans aucune hésitation. Le négociant l’observa avec beaucoup d’attention, ses yeux
s’écarquillèrent lorsqu’il vit son homme de main tomber sur le sol.
Frensca levait les mains en direction du plafond, ses yeux noyés dans des éclats verts incandescents.
Il riait et bredouillait des mots insensés de manière décousue, et il finit par se perdre dans la contemplation
ébahie de tout ce qui l’entourait, comme s’il eût redécouvert le monde entièrement, sous des angles qu’il
n’avait jamais simplement pu imaginer jusqu’ici. Il entreprit ensuite d’inventer un nouveau langage, et se mit
à élaborer des associations de syllabes étonnamment poétiques, sous le regard sidéré du négociant.
« Je vois, balbutia-t-il en jetant un drôle de regard au scientifique. En complément du paiement
habituel, j’accepte de vous céder la laine.
- Non, fit simplement Morhan. Je ne suis pas stupide, vous allez tirer une fortune de ce produit,
probablement à la Nouvelle Etole. Elles suffiront à payer la laine. »
L’homme le dévisagea. Il affecta un air peu convaincu, que soutint son interlocuteur, puis il céda.
« Très bien, c’est entendu ».
Edgar Morhan hocha la tête, comme s’il n’avait plus l’intention de prononcer la moindre parole
devant le négociant. Il hocha de nouveau la tête quand l’autre lui proposa de livrer la laine directement aux
Sphères dès le lendemain. Il récupérerait la mallette à ce moment-là.

En rentrant chez lui, tard dans la nuit, Edgar posa soigneusement son manteau, comme à son
habitude. Puis il s’attarda dans le salon, debout, immobile, regardant autour de lui d’un air incertain. Puis,
subitement, il attrapa le tisonnier posé près de la cheminée et il se mit à fracasser tout ce qui se trouvait
devant lui. Les miroirs volèrent en éclats, les meubles subirent des assauts violents ruinant définitivement
leur surface polie, il frappa contre les murs, contre les lampes, il lacéra les tableaux accrochés aux murs,
déchira tentures et rideaux, il brisa plusieurs chaises.
Quand il s’arrêta, extenué, en sueur, haletant comme une bête ivre de sa propre rage, des larmes
abondantes coulèrent sur son visage dévasté. Il se précipita vers les dossiers qu’il gardait précieusement et
s’effondra dans son fauteuil. Il chercha frénétiquement un dessin représentant un homme à l’air digne et ses
sanglots s’intensifièrent quand il finit par le trouver.
« C’est pour toi, père, murmura-t-il, brisé. C’est pour toi. Il le faut. Cela n’arrivera jamais plus ».
Il étreignit le portrait contre sa poitrine et demeura prostré dans le fauteuil toute la nuit.

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~4~
Edgar Morhan avait tiré les rideaux dans son espace de travail, même si ses fenêtres ne présentaient
aucune sorte de vis-à-vis avec quoi que ce fût. Avec une lenteur qui avait quelque chose de processionnel, il
enfilait ce qui ressemblait à une combinaison intégrale, en commençant par les jambes, puis les bras. Il
agissait avec une grande rigueur, prenait le temps d’effectuer chaque geste, chaque mouvement, avec
minutie. Provenant de chaque membre, de chaque zone corporelle, des filaments métalliques parcouraient
son corps, dessinant sur lui comme une trame étonnamment géométrique. Ils furent tous reliés à une Cage
de Révélation dans laquelle une pierre de corsénite d’une grande pureté tournait à une vitesse folle. Il y eut
des grésillements, des arcs violets chargés d’une étrange odeur d’ozone, puis tout fut silencieux.
Edgar Morhan avait disparu.
Avec prudence, il se dirigea vers la porte de son étude, qu’il déverrouilla et qu’il ouvrit. Puis il avança
dans les couloirs et prit la direction de la salle de restauration qui se trouvait non loin. A cette heure de la
journée, il y aurait facilement une quinzaine de personnes qui traineraient encore là après le repas, discutant
presque exclusivement de recherches, de découvertes et d’hypothèses en tous genres.
En entrant dans la salle, personne ne sembla le remarquer. Il passa juste à côté d’une table de quatre
personnes, se pencha en avant pour les regarder de près. Tout le monde continuait à discuter sans tenir
compte de sa présence. Il poursuivit son expérience en se rendant près de deux personnes qui terminaient
leurs repas. Il tendit la main et renversa la carafe d’eau qui se trouvait sur la table. Un des deux hommes
poussa un juron en se levant précipitamment afin d’éviter que l’eau ne lui coulât sur les jambes.
« Quel idiot ! s’exclama-t-il. J’ai dû la poser de travers sur quelque chose. »
Edgar reprit sa traversée de la salle. Il repéra une jeune scientifique qui mangeait seule à une table.
Il décida alors d’aller s’asseoir en face d’elle et de la regarder. A plusieurs reprises, elle sembla troublée,
comme si quelque chose agaçait son regard. Elle se frottait alors les yeux, se disant probablement qu’elle
voyait un peu flou et qu’elle ferait mieux de prendre un peu de repos.
Il la laissa tranquille et retourna dans sa salle d’étude.
Une fois en sécurité, porte fermée, il dissocia les filaments métalliques de la Cage et l’illusion de son
invisibilité disparut aussitôt avec quelques grésillements mécontents.
« J’ai réussi, père, murmura-t-il avec une émotion visible. J’ai réussi. »
Il se défit de son accoutrement, et rangea tout son matériel avec un soin maniaque dans un grand
sac hermétiquement fermé. La journée de travail aux Sphères était loin d’être terminée mais il quitta les lieux
en prenant son temps, comme s’il eût profité une dernière fois de sa présence en ces murs qu’il connaissait
à la perfection depuis le temps qu’il travaillait ici.
Une fois à l’extérieur de l’établissement, il s’arrêta et regarda le ciel un moment, en respirant
profondément. Puis, toujours d’un pas tranquille, il se dirigea vers le funiculaire, qui le ramena fidèlement
en ville. Au lieu de prendre la direction habituelle pour retrouver son logement, il héla un fiacre mécanique
et demanda à être déposé à l’entrée de la rue des Charmes. Une fois sur place, il arpenta la rue, toujours de
ce même pas tranquille, comme si rien ne le pressait plus désormais.
Il entra dans le relais de la Guilde des Francs Voyageurs d’Oxminster et se retrouva dans un vaste
hall, meublé avec beaucoup de goût. Des groupes étaient parsemés dans la grande salle, discutant avec
vivacité. Edgar Morhan se dirigea tout droit vers le premier guichet disponible, où l’attendait une femme
très jeune aux beaux cheveux roux assemblés en un haut-chignon complexe. Elle lui adressa un grand
sourire.
« Que puis-je pour vous, monsieur ? demanda-t-elle d’une voix cristalline.

7
- Eh bien, je souhaiterais savoir si je peux encore m’inscrire pour un trajet, demain, en direction de
Vernillane.
- Oh, cela ne devrait poser aucun problème, monsieur, nous avons toujours beaucoup de départs
pour Vernillane, ils sont pratiquement nos voisins ! Attendez, je vérifie, est-ce qu’une heure vous arrangerait
particulièrement ?
- Je souhaiterais partir assez tôt, si cela est encore possible, je sais que je m’y prends un peu tard.
- Je vais vous dire ça tout de suite, monsieur ! »
Elle s’empara d’un classeur épais, en cuir, qu’elle ouvrit à la section qui correspondait au jour
suivant, et elle passa en revue d’une main rapide, habituée, les différentes diligences proposées par la Guilde.
Après ces vérifications rapides, elle reporta son regard sur le scientifique et lui sourit de nouveau.
« Alors, je peux vous proposer un départ pour 6 heures du matin ! Sinon, il me reste un départ à
10h30. Après, ce sera l’après-midi.
- Le départ de 10h30 conviendra parfaitement chère dame ».
Les joues de la jeune employée rougirent adorablement.
« Formidable, dit-elle avec engouement. Je vous prépare votre billet tout de suite. »
Edgar Morhan s’acquitta de la somme, une vingtaine de deniers, et remercia la jeune femme en ne
pouvant s’empêcher de lui sourire à son tour. Puis il poursuivit ses activités en ville en visitant plusieurs
boutiques, achetant du matériel nécessaire à tout voyageur, et lorsqu’il prit enfin le chemin de son logement,
l’après-midi touchait déjà à sa fin.
Il retrouva son salon, dans un état chaotique depuis la nuit où il avait tout fracassé avec son
tisonnier, et il entreprit alors de rassembler les affaires dont il avait besoin dans une seule valise assez facile
à transporter. Une fois prêt, il alla la poser près du porte-manteau, avec des gestes toujours aussi soigneux
et méticuleux, avant d’ouvrir son tiroir secret dans le salon pour en extirper la boite habituelle. Il ne restait
plus qu’une seule dose dans le coffret, les autres avaient été placées dans une boite métallique rembourrée
au cœur de sa valise.
Il chargea la seringue avec lenteur. Son visage exprimait un air serein que peu de monde lui avait vu
un jour. Il eut un tressaillement presque imperceptible des lèvres quand la seringue s’enfonça dans son bras.
Le liquide vert, sombre, couleur émeraude, quitta le réservoir pour se diffuser dans son corps.
Il attendit quelques instants, les deux mains appuyées sur le bord du meuble abimé par les coups
qu’il avait reçus. Et il eut un violent soubresaut, qui secoua tout son corps et lui arracha un cri. Il jeta la tête
en arrière en serrant les mâchoires. Un long frisson d’extase montait le long de sa colonne vertébrale, avant
d’aller s’emparer de sa nuque et de venir envelopper toute sa boîte crânienne, la plongeant dans un cocon
vaporeux qui fit perdre toute consistance au monde tangible qui l’entourait.
Edgar chancela et avança tant bien que mal, tel un bateau ivre, jusqu’à son fauteuil, dans lequel il
s’effondra. Le moelleux du cuir l’accueillit avec délice et il se laissa aller complètement contre le dossier.
« Père, dit-il en articulant les syllabes avec difficulté. Il faut qu’il y ait une raison à tout cela, n’est-ce
pas ? Il faut bien qu’il y ait une raison, il y a toujours une raison ».
Des paillettes vertes luminescentes s’étaient invitées dans ses yeux, et son regard se perdit bientôt
au-delà des fenêtres, sur les toits de la ville. Son souffle devint très lent, apaisé. Il plongea alors dans un
sommeil profond.

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~5~
La Guilde des Francs Voyageurs était connue pour sa recherche de l’excellence. Les voitures qu’elle
proposait étaient toujours tirées par des chevaux exceptionnels, sélectionnés avec soin et traités comme des
rois. L’habitacle des diligences était incroyablement spacieux et agréable. Depuis plusieurs années déjà, les
directeurs de la Guilde s’étaient rapprochés des scientifiques d’Oxminster afin de développer des
technologies uniques, qui s’étaient avérées très onéreuses mais qui avaient contribué à asseoir la réputation
des Francs Voyageurs sur tout le continent. Ainsi, des suspenseurs spéciaux, conçus avec des alliages
particulièrement travaillés, supprimaient pratiquement tous les cahots de la route en maintenant une égalité
quasiment parfaite dans l’équilibre du véhicule. Des microparticules de corsénites avaient été disséminées
dans des lampes à suspension, qui permettaient de disposer d’une lumière douce et agréable pendant les
trajets. Cela avait permis aux voyageurs de lire ou de se livrer à toute autre occupation le temps d’effectuer
la route. Les sièges eux-mêmes avaient fait l’objet d’un travail particulier, afin de présenter une assise parfaite
et de préserver le dos, ce qui évitait aux voyageurs d’arriver à destination complètement fourbus.
Huit personnes en tout se trouvaient dans la diligence d’Edgar Morhan. Une mère accompagnée de
ses deux fils, un de chaque côté, s’efforçait de contenir leur excitation en leur parlant à voix basse, leur
expliquant qu’il allait falloir bien se tenir pendant la grande soirée familiale qui les attendait. Un jeune
homme, probablement noble, arborait une mine sombre, et jetait des petits coups d’œil furtifs autour de lui,
comme s’il craignait que quelqu’un pût le reconnaître. Deux jeunes soldats se trouvaient là, discutant
tranquillement, ils retournaient vraisemblablement à Vernillane après un repos qu’ils avaient choisi de passer
dans le Duché de Dorngéir. La dernière personne était une vieille femme, très osseuse, qui paraissait fragile
et dont les yeux fatigués ne semblaient plus discerner grand-chose.
Edgar se cala le plus confortablement possible contre le dossier de la banquette, puis il laissa sa tête
s’incliner sur le côté afin de contempler le paysage qui défilait derrière la vitre. Cela faisait longtemps qu’il
n’avait pas quitté Oxminster, et même si son visage ne trahissait aucun sentiment particulier, ses yeux étaient
plus ouverts que d’habitude, plus brillants aussi.
Ils furent arrivés aux Espérance dès le milieu de l’après-midi. Même un cavalier seul, à cheval, ne
pouvait rivaliser avec la rapidité de la Guilde. Les personnes qui en avaient les moyens ne pouvaient même
plus concevoir de se déplacer autrement, et peu de monde se faisait une idée exacte de la fortune actuelle
des Francs Voyageurs.
Une pause bienvenue se produisit dans le relais de la Guilde des Espérances. Edgar Morhan fut le
deuxième dehors, et il attendit la vieille dame afin de lui prêter sa main et de l’aider.
« Voilà, ma chère, voilà, disait-il avec autant de gentillesse que de vigueur. Tenez fermement ma
main, faites un pas, très bien, vous vous en sortez à merveille ! »
Il fit signe aux employés de la Guilde qu’il allait s’occuper d’elle et il l’accompagna à l’intérieur du
relais, où une collation les attendait déjà. Avec patience et méthode, il fit s’installer la vieille dame à une table
le plus confortablement possible et amena jusqu’à ses mains ridées par les ans une tasse de thé à l’odeur
captivante ainsi que deux petites brioches dont la rondeur faisait plaisir à voir.
« Ma bonne dame, dit-il d’une voix toujours douce et forte à la fois. Vous vous êtes embarquée
dans une drôle d’aventure ! N’êtes-vous pas téméraire d’ainsi entreprendre seule un voyage dans votre
condition ? »
La vieille dame eut un petit rire amusé tout en émiettant maladroitement une brioche.
« Vous avez raison, mon bon monsieur, dit-elle d’une voix un peu éraillée mais non dénuée
d’humour et de lucidité. On pourrait aller jusqu’à dire que c’est une folie ! »
Visiblement amusé, le scientifique reprit de plus belle :

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« Surtout ne me répondez pas si ma question est indiscrète, mais pourrai-je vous demander le motif
d’un tel déplacement, c’est tout de même curieux ! »
La dame mâchouillait laborieusement un bout de brioche, mais cela ne l’empêcha pas de sourire de
nouveau. Elle déglutit difficilement, et avala une bonne gorgée de thé pour aider à faire descendre la
nourriture que ses vieilles dents n’avaient pas suffisamment mastiquée.
« Vous savez, dit-elle ensuite d’un ton assez guilleret. Je ne suis pas idiote, je sais très bien que je
vais bientôt mourir ! Alors, il faut absolument que je la voie une dernière fois. Oui, une dernière fois.
- Que vous la revoyiez, ma bonne dame, mais de qui parlez-vous ? »
Elle entoura la tasse fumante de ses deux mains, appréciant visiblement la chaleur du récipient.
Une émotion singulière se lut sur son visage ancien, même si son sourire ne s’était pas effacé.
« Je parle de Dolente, monsieur. »
Edgar Morhan se décomposa. Ses mains se mirent à trembler et il eut un instant le souffle coupé.
« Dolente ? répéta-t-il à grand peine, le teint livide.
- Oui, mon bon monsieur. Même avec mes yeux d’aujourd’hui, je suis sûr que je verrai la Cathédrale
d’Argent. Comment ne pas la voir, je vous le demande ? »
Le scientifique ne pouvait plus prononcer une seule parole. La gorge complètement nouée, il se
contentait de serrer ses deux mains, si fort que ses doigts devenaient blancs.
« Monsieur ? »
Il eut un regard en direction de son bras, sondant avec des yeux paniqués, par-dessus le tissu de son
habit, la zone dans laquelle il pouvait planter une aiguille. Une double dose, peut-être, quitte à pleurer des
larmes vertes pendant les trois jours qui suivraient. Quitte à sentir son cerveau se consumer et s’abîmer dans
un néant salvateur.
« Monsieur ? »
Il se mit à inspirer par le nez, profondément, avant d’expirer lentement par la bouche, essayant ainsi
de rétablir un rythme cardiaque supportable. La tête lui tournait, il se sentait en manque d’oxygène. Il voulait
du vert, du vert dans ses veines, comme un feu glacé destructeur et apaisant.
« Monsieur, est-ce que vous avez un souci ? »
Il se fit violence pour répondre car il avait senti de l’inquiétude dans la voix de la vieille dame.
« Ne vous inquiétez pas, prononça-t-il d’une voix rauque. Cela m’arrive parfois, un souci de
respiration.
- Oh, vous m’en voyez navrée mon bon monsieur. Voulez-vous que j’appelle à l’aide ?
- N-non, non, merci, ça va aller, merci beaucoup. Je pense que je vais remonter en voiture, je vous
prie de m’excuser. Je vous envoie un membre de la Guilde pour vous aider ».
Il se leva, se raccrocha au bord de la table, et gagna la porte du relais d’un pas incertain.
Il demeura devant l’établissement pendant un long moment, respirant l’air à pleins poumons en
fermant les yeux, puis il regagna la diligence, qui repartit une demi-heure plus tard. Les jeunes soldats lui
avaient adressé un regard un peu soupçonneux en remontant à bord du véhicule. Quant à la vieille dame,
aidée par le personnel de la Guilde, elle retrouva sa place, de nouveau silencieuse. Edgar Morhan n’osait

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même pas la regarder, comme s’il se sentait honteux de son comportement au relais. Réconfortés par la
pause dans le relais, la plupart des passagers ne tardèrent pas à s’endormir.

~6~
La diligence fut accueillie par une Vernillane grincheuse, humide et froide. Les passagers n’avaient
rien pu voir par les fenêtres avant d’arriver à destination car une brume épaisse recouvrait les terres
environnantes. Les conditions climatiques avaient retardé le voyage, si bien que la diligence était arrivée à la
nuit tombée plutôt qu’en fin d’après-midi. Cela sembla convenir à Edgar Morhan qui prit ses affaires sans
un mot pour personne et s’éloigna au plus vite, comme s’il fuyait quelque chose, en s’enfonçant dans les
rues noires de la grande ville.
Il marcha tête basse, levant le nez à intervalles réguliers uniquement pour vérifier la présence d’une
enseigne. La première qu’il croisa portait le nom de « La Corne Ecarlate » et il s’engouffra immédiatement
dans le bâtiment.
L’auberge était animée. Des hommes avinés chantaient à une table, au fond de la salle, en suivant
les accords plus ou moins inspirés d’un ménestrel de fortune. Partout sur les tables étaient posées des cornes
remplies d’une bière à l’odeur forte, des cornes qui avaient la particularité d’être entièrement rouges et qui
avaient donné leur nom à cet endroit. Le bruit des conversations mélangées, des cris, des grands discours
alcoolisés qui se pensaient spirituels, agressa aussitôt le scientifique qui se dépêcha d’aller trouver le patron
de l’auberge. Il paya une chambre double pour la nuit, déclina la proposition d’un souper et prit
immédiatement l’escalier qui menait à l’étage.
Quand il referma la porte de sa chambre derrière lui, il resta adossé contre le panneau pendant
plusieurs minutes, les yeux fermés, en luttant pour retrouver un souffle régulier et paisible. Puis il posa avec
soin sa valise sur le sol, l’ouvrit et saisit rapidement, trop rapidement, un petit coffret en bois de chêne
décoré. La vue des fioles vertes qui se trouvaient à l’intérieur dilata ses pupilles de convoitise. Un
soulagement passa sur son visage au moment où il attrapa une des fioles.
Il la porta devant ses yeux, la fit bouger, observant avec amour le mouvement lent et majestueux
du liquide couleur d’émeraude. Il brillait d’un éclat sombre, et Edgar Morhan admirait ses mille nuances de
vert, d’autant plus belles qu’elles n’avaient rien de naturel. Il se fit violence et reposa la fiole dans sa boîte,
qu’il referma et qu’il cacha dans la valise, à sa place.
« Cela suffira, dit-il d’une voix très basse. Cela suffira. Voilà. Calme-toi. Voilà, c’est bien ».
Il s’assit sur le bord du lit, constatant avec une grimace la mauvaise qualité du matelas. Il chercherait
une autre auberge le lendemain. Pour cette nuit, cet endroit, malgré les bruits, les odeurs, la médiocrité des
fournitures, serait amplement suffisant. Dormir était son seul souhait.
Il se réveilla le lendemain en milieu de matinée. Son dos protesta quand il se leva et le scientifique
adressa un regard mauvais à ce lit qui redéfinissait les limites de l’inconfort. Descendant directement avec
sa valise, il s’en alla en adressant un simple hochement de la tête au patron, qui lui rendit vaguement son
salut. Edgar Morhan retrouva les rues de la ville, et fut surpris de constater que le temps s’était avisé de
changer du tout au tout. Un soleil doux inondait Vernillane d’une lumière réconfortante, faisant ressortir la
beauté des rues pavées, des façades hautes aux grandes fenêtres miroitantes, des arcs complexes et des
entrelacs de pierres des bâtiments les plus anciens.
Le scientifique ne pouvait s’empêcher de regarder partout autour de lui. Il n’était pas venu en ce
lieu depuis une éternité et le contraste avec la moderne élégance d’Oxminster était frappant. Il constata que
les rues s’élargissaient à mesure qu’on approchait du palais central des Neregny, qui à ce qu’on disait étaient
entrés en conflit avec la famille Broscat. Les maisons et les bâtiments devenaient de plus en plus

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impressionnants également, témoignant de la richesse et de la puissance de la Baronnie depuis la chute du
Tyran.
Il ne fallut guère de temps à Edgar pour trouver une auberge digne de ce nom. La nuit coûtait sans
doute cher mais cela n’avait pas vraiment d’importance car il allait repartir très rapidement. L’endroit
s’appelait « La Chrysalide » et l’intérieur était magnifique. Très lumineuse, la pièce principale était occupée
en son centre par une verrière de forme sphérique qui abritait des plantes et des oiseaux, directement éclairés
par les rayons du soleil, car cette verrière se prolongeait jusqu’au toit, comme si le bâtiment avait été édifié
autour d’elle. Les nappes, toutes blanches, étaient impeccablement dressées sur des tables rondes, et le
mobilier s’avérait aussi sobre que somptueux, dans une volonté d’approfondir les dimensions de la pièce par
un minimalisme très subtil.
L’homme qui accueillit le scientifique était d’âge mûr. Il arborait une fière moustache aux extrémités
incurvées et se tenait très droit. Edgar réserva deux nuits.
« Puis-je vous demander quelque chose ?
- Avec plaisir monsieur.
- Est-ce que la Guilde des Francs Voyageurs s’aventure en direction du nord ?
- Hélas non, monsieur. Je pense que la Guilde finira par étendre son réseau aux quatre coins du
continent, mais pour le moment, leur réseau part de Vernillane en direction des Chaînes de Myakriss à l’est,
en direction d’Oxminster au sud, et vers Brumaire et la Nouvelle Etole à l’ouest. Rien de plus pour le
moment. Où souhaitez-vous vous rendre exactement ? »
Edgar Morhan eut un temps d’arrêt, comme un battement de cœur manqué, et une ombre passa
sur son visage. Il inspira deux fois, regarda son interlocuteur droit dans les yeux, puis il réussit à prononcer :
« A Dolente ».
L’employé hocha la tête avec un air soudainement grave.
« La route pour Dolente n’est pas commode, dit-il en parlant d’une voix plus basse sans même s’en
rendre compte. Etant donnée l’importance de ce lieu, je pense que la Guilde proposera bientôt ses services
pour aller là-bas, mais en attendant que cela devienne une réalité, la route est longue et assez mal aisée. Si
vous le souhaitez, monsieur, je peux vous recommander une compagnie de transports qui, bien que moins
extraordinaire que les Francs Voyageurs, pourrait vous emmener jusqu’à Dolson, ce qui vous rapprocherait
considérablement de votre objectif.
- C’est vraiment très aimable à vous, j’accepte avec grand plaisir, je peux même dire que vous me
faciliteriez considérablement la tache en me rendant ce service, merci beaucoup.
- C’est un plaisir monsieur, je vais faire le nécessaire. »
Edgar Morhan approuva d’un signe de la tête et offrit un sourire à cet homme si aimable et efficace.
Il se rendit ensuite dans sa chambre et fut saisi par la différence avec l’endroit dans lequel il avait
passé la précédente nuit. L’impression de calme et de propreté qui se dégageait de la pièce représentait
exactement ce dont il avait besoin, et ce fut avec plaisir qu’il posa ses affaires avant de s’allonger sur le lit
confortable. Il ferma les yeux quelques instants et se laissa imprégner par le confort de ce lieu apaisant.
Il demeura ainsi sans bouger pendant une vingtaine de minutes, puis il se décida à quitter son lit et
sa chambre. L’homme qui l’avait renseigné peu de temps avant était toujours là, s’affairant en salle.
« Oserais-je vous importuner encore une fois ? demanda le scientifique en esquissant un sourire.
- Je ne vois pas d’importun ici, monsieur, répondit l’autre avec galanterie. Je vous écoute avec plaisir.

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- Je cherche une boutique bien précise, elle s’appelle « L’Avenir du Monde ». En avez-vous déjà
entendu parler ?
- Bien sûr, monsieur, cette boutique est très connue, c’est la seule de Vernillane à proposer des
objets venus de Dorngéir. Pour la trouver, il vous suffit de remonter la rue, de prendre la troisième à droite
puis tout de suite à gauche, en longeant la rue des Ghaspes, vous déboucherez alors sur une petite place. Ici
se trouvent plusieurs échoppes, dont celle des Merveilles de Dorngéir.
- Je vous remercie beaucoup ».
Edgar Morhan sortit de l’auberge et suivit exactement les indications de l’employé. La douceur de
l’air était telle qu’on avait le sentiment d’avoir littéralement changé de saison depuis la veille, et déambuler
dans les belles rues de Vernillane avait quelque chose de très plaisant.
Le scientifique trouva la petite place sans aucune difficulté. La façade de la boutique qu’il cherchait
était d’un vert foncé qui lui rappela la couleur de ses fioles. Elle était très bien entretenue et l’impression de
luxe qui s’en dégageait ne trompait pas, il semblait évident que ce genre d’échoppe s’adressait à une clientèle
aisée, capable non seulement de s’intéresser aux bizarreries issues des cerveaux fertiles des Ingénieurs
d’Oxminster, mais aussi de pouvoir se les offrir car les prix étaient indécents.
Une clochette émit un petit son cristallin quand il ouvrit la porte de la boutique, et Edgar Morhan
entra, découvrant un lieu sombre et sophistiqué, où le velours se disputait aux moquettes épaisses. Une
jeune femme se trouvait derrière le comptoir. Elle avait d’adorables joues toutes rondes, joliment rouges,
des yeux marrons très doux et un teint très pâle. Ses cheveux blonds étaient relevés en un large chignon, ce
qui mettait en valeur son front et ses tempes.
« Bonjour, monsieur. Que puis-je pour vous ? »
Edgar l’observa un court instant, comme s’il réfléchissait à toute allure, et il finit par dire :
« Ma damoiselle, serait-il possible de rencontrer Arnolan ? »
La jeune femme parut surprise.
« Oh, eh bien, euh, vous le connaissez peut-être ?
- On peut dire ça, oui, mais voilà longtemps que nous ne nous sommes vus. Dites-lui que c’est
Edgar Morhan qui vient le voir, cela devrait évoquer quelque chose pour lui.
- D’accord, je vais voir ce que je peux faire ! »
Elle tapota sur une petite cloche qui se trouvait sur le comptoir et, quelques instants plus tard, une
deuxième employée fit son apparition. La vendeuse lui demanda de surveiller la boutique quelques instants,
puis elle disparut par une salle qui se trouvait à l’arrière et dont l’accès était coupé par un rideau en velours
pourpre. Il s’écoula plus d’un quart d’heure avant qu’elle refît son apparition. Elle tenait par le bras un
homme âgé, un peu voûté, et l’aidait à marcher. Quand l’homme leva les yeux sur Edgar, il sembla
instantanément ému aux larmes. Il remercia la jeune femme pour son aide et se dirigea tout droit vers le
scientifique, qui fit également trois pas dans sa direction.
Ils s’étreignirent.
Sans quitter ses bras, l’homme nommé Arnolan regarda intensément Edgar. Il caressa d’une main
légère son visage, ses cheveux. « Mon garçon », répétait-il avec une affection visible. Les deux employées les
regardaient, quelque peu médusées. Lorsque le vieil homme eut repris contenance, il se tourna vers elles et
leur dit en souriant mais avec une voix encore tremblante d’émotion :

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« C’est le fils de mon meilleur ami, décédé hélas il y a bien longtemps maintenant. Il a connu des
jours difficiles et j’ai essayé de partager sa douleur avec lui. Ce jeune homme est une personne importante
pour moi, mes chéries. »
L’attitude des deux filles changea complètement. Elles contournèrent le comptoir pour se mettre
devant Edgar et chacune d’entre elles lui prit une main, avant d’effectuer une petite révérence pleine
d’élégance. Elles semblaient par cet acte accomplir une sorte de rituel, dont la signification échappait au
scientifique, qui se contenta de les regarder faire en inclinant lentement la tête, en signe de respect.
« Viens avec moi », fit le vieil homme revigoré.
Il lui fit passer le rideau en velours, et l’entraîna dans les entrailles de la boutique. Ils rejoignirent
une pièce tout au fond, dans laquelle ils purent s’installer confortablement. Sans tenir aucun compte de
l’heure, car il était encore assez tôt, le vieil homme servit deux verres de vin, en tendit un à Edgar et trinqua
avec lui.
« Quel bonheur de te voir, mon garçon.
- Oui, ça fait du bien de se revoir après tout ce temps ».
Arnolan approuva d’un hochement de tête et soupira d’aise, puis son regard devint aussitôt plus
sombre, préoccupé.
« Tu as donc finalement décidé d’aller là-bas ? dit-il avec une réticence visible.
- Il est temps pour moi de le faire. Tu savais que cela finirait par arriver.
- J’ai longtemps espéré que tu laisses cela derrière toi, que tu viennes t’installer par ici, près de moi,
et que tu t’autorises à vivre. »
Edgar ne répondit pas. Le vieil homme le regarda dans les yeux et eut un sourire un peu forcé,
rempli de compassion et de compréhension.
« Je ne souhaite pas te faire la morale, dit-il avec plus de légèreté, ni essayer de t’expliquer la paix
que l’on ressent entre les bras d’une femme ou devant le sourire innocent d’un bébé. Je sais que tu
fonctionnes différemment, et je respecte cela. Par-dessus tout, je respecte ta douleur, mon garçon, tu le sais.
Je la partage en grande partie, encore aujourd’hui, et cela, tu le sais aussi.
- Oui.
- Alors je ne vais pas jouer le mauvais rôle du vieil homme raisonnable qui prétend dicter sa conduite
à une personne plus jeune. Je vais te dire que je suis là, et te demander ce que je peux faire pour toi, parce
qu’en définitive, c’est tout ce qui importe.
- Merci. Merci infiniment. »
Les deux hommes s’offrirent une longue rasade de vin, et demeurèrent un bon moment silencieux,
profitant simplement de la présence l’un de l’autre.
« C’est une belle boutique que tu as développée là, fit Edgar. Je n’en connaissais que le nom, je suis
heureux de la découvrir enfin.
- J’en suis fier ! s’exclama le vieillard. Je ne m’en occupe plus désormais. Les deux adorables
bambines que tu as vues sont en fait les nouvelles gérantes ! Ce sont mes petites filles, et ne te fie pas à leur
allure bienveillante, elles sont redoutables en affaires ! »
Le sourire du scientifique s’élargit.
« Ce sont aussi deux adorables personnes, ajouta Arnolan, aimantes et respectueuses. Elles ont été
émues tout à l’heure quand elles ont finalement compris qui tu étais.

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- Ta santé est-elle bonne ?
- J’ai connu des jours meilleurs ! Mes jambes me font défaut mais je suis heureux d’avoir toute ma
tête. Ma vue a beaucoup baissé également et mon cœur s’emballe parfois. Mais bon, je tiens bon comme tu
peux le voir, le vieux bateau vogue encore !
- Tant mieux, je suis heureux d’entendre ça, tu es mon deuxième père. »
Le vieil homme eut un sourire plein de tendresse.
« Je sais que tu ne vas pas rester longtemps, dit-il avec gravité. Si tu as quitté Oxminster, ce n’est
pas pour traîner ici, à Vernillane. Alors dis-moi, est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?
- Eh bien, j’ai appris que la Guilde n’avait pas encore étendu son réseau en direction du nord. C’était
une mauvaise surprise pour moi car l’importance qu’a pu prendre ce lieu de pèlerinage depuis des années
m’avait laissé penser que ce serait le cas.
- Oh, ils en parlent sérieusement mon garçon, ils en parlent, mais ce n’est pas encore fait.
- Cela signifie que les déplacements sur les routes, dans cette direction, n’ont pas fait l’objet de
l’expertise et des interventions des groupes de sécurité des Francs Voyageurs. Elles n’ont pas le Sigle
d’Approbation Ennevar. Est-ce qu’il y a quelque chose à craindre ?
- Eh bien, jusqu’aux Mines de Ramburac, il n’y a aucun problème. C’est après que les complications
peuvent survenir. Avant et après le Pont des Juiles, les maraudeurs qui hantent les Chaînes des Joliophes
organisent souvent des raids sur la route, à la recherche de butin sur les voyageurs qui rejoignent le nord. Ils
sont sans pitié.
- Les forces qui stationnent à Helsinker ne font donc rien pour empêcher cela ?
- Oh, ils envoient quelques patrouilles, de temps à autres, mais ce n’est pas leur vocation première.
Ils ne sont pas là pour cela alors il ne faut pas vraiment compter sur eux.
- Oui, je comprends.
- Tu n’as pas d’arme, n’est-ce pas ?
- Je pense qu’on peut en effet dire ça ».
Le vieil homme actionna une cloche, et une de ses deux petites filles fit son apparition presque
aussitôt. Elle s’approcha d’Arnolan et lui prit la main.
« Juliette, ma chérie, lui dit-il en souriant. Veux-tu bien empaqueter pour notre ami un Pistolet
Gessmore ainsi qu’une dizaine de recharges ?
- Bien sûr, grand père. Je m’en occupe tout de suite. »
La jeune femme adressa un petit signe de tête à Edgar et prit la direction de la réserve afin
d’accomplir ce qui venait de lui être demandé.
« Je n’ai qu’une seule demande, fit le noble vieillard. Je souhaite que tu passes me voir après, quand
tu auras fait ce que tu dois faire, afin de me raconter tout cela, et de me rassurer, car je vais m’inquiéter,
comme tu t’en doutes, je vais beaucoup m’inquiéter.
- Je t’en fais la promesse, mon cher Arnolan. »
Edgar Morhan déjeuna avec celui qui avait pris soin de lui à la mort de son père et passa une partie
de l’après-midi en sa compagnie, après quoi il regagna son auberge, en éprouvant des sentiments
contradictoires, mélange de joie, de mélancolie, d’inquiétude, de regrets et de réconfort.

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~7~
Après avoir effectué le trajet entre Oxminster et Vernillane avec la Guilde quelques jours plus tôt
seulement, le contraste était saisissant. Les passagers étaient cahotés en tous sens, la moindre aspérité sur la
route provoquait un tremblement généralisé de la diligence et la qualité médiocre des assises ne compensait
en rien les caprices du chemin.
Edgar Morhan prenait son mal en patience.
Il avait à peine jeté un regard aux autres passagers et ne souhaitait aucun échange avec eux, d’aucune
sorte. Le départ avait été compliqué car il avait refusé catégoriquement que sa valise soit attachée avec les
autres à l’extérieur et il avait fallu batailler pour obtenir le droit de l’avoir avec lui dans l’habitacle du véhicule,
sous son siège.
Il sentait le poids et le contact froid du pistolet Gessmore caché sous sa veste, et ses yeux ne
quittaient presque jamais la fenêtre. Il se trouvait dans un état de concentration extrême depuis des
kilomètres, après avoir dépassé les Mines de Ramburac, et l’angoisse qu’il ressentait effaçait toute trace de
fatigue. Le décor terne constitué de plaines interminables laissait parfois deviner la silhouette imposante de
la Chaîne des Joliophes dans le lointain. Cette partie de la Baronnie représentait un véritable désert d’herbes,
pratiquement dénué de toute présence humaine, sans le moindre village à la ronde. Il paraissait évident à
beaucoup de monde que les dirigeants de cette province devraient veiller, dans un futur proche, au
développement de ce secteur en concentrant leurs efforts pour en faire des zones attractives. Le vide qui
s’étalait entre Vernillane et le reste de la Baronnie était clairement déraisonnable et freinerait la puissance de
cette province tant que ce problème ne serait pas réglé d’une façon ou d’une autre.
Ce fut juste avant la traversée du Pont des Juiles que l’attaque se produisit.
La diligence fut coupée dans son élan si brutalement que les passagers perdirent leur équilibre et
volèrent un peu partout dans l’habitacle du véhicule, à l’exception d’Edgar, dont la tension s’était
bizarrement accentué quelques kilomètres en amont, comme s’il avait senti l’embuscade arriver.
Il y eut des cris, des bruits de ferraille, et, bientôt, la porte de la diligence s’ouvrit à la volée.
Un homme brun aux yeux bleu-ciel fit son apparition et, alors qu’il s’apprêtait à dire quelque chose,
il se retrouva avec le canon d’un Pistolet Gessmore juste devant son nez. Il n’eut que le temps d’esquisser
un geste de défense car Edgar Morhan, sans aucune espèce d’hésitation, tira immédiatement.
Le résultat fut abominable.
Les pistolets de Dorngéir n’étaient pas faits pour tirer à cette distance. Alimentée par le micro-
moteur interne à l’arme, qui fonctionnait grâce à quelques graines de corsénite encapsulées dans une Cage
de Révélation réduite à l’extrême, la décharge énergétique n’eut pas le temps de prendre forme. Elle jaillit
du canon de manière brute, juste devant le visage du maraudeur.
Ses yeux furent instantanément dissous, sa langue dans sa bouche fut pulvérisée et son nez se trouva
réduit en cendres. Ses tympans implosèrent dans ses oreilles, tandis que la moitié de son visage avait fondu,
la peau emportée par la déflagration énergétique laissant voir en partie le squelette sous les muscles et les
tendons. Le malfrat fut projeté en arrière, il tomba de la diligence et se retrouva sur le dos, dans la poussière
du chemin. Il semblait donner l’impression de vouloir hurler, mais, dépourvu de langue et la gorge brûlée,
son cri et sa souffrance ne purent être exprimés. Aveugle, sourd et muet, en état de choc profond, il demeura
sur le sol et perdit connaissance.
Pendant ce temps, sans se préoccuper de lui, Edgar Morhan avait placé une deuxième charge dans
le pistolet. Il descendit de la diligence au moment où un comparse du maraudeur découvrait ce qui venait
de lui arriver. Son glaive à la main, il leva les yeux en direction du scientifique, qui tira sans se poser de
question. Cette fois, la distance était suffisante pour que la décharge énergétique pût prendre forme et une
odeur d’ozone très forte emplit l’atmosphère tandis qu’un trait bleuté jetait un éclair rectiligne d’une intensité

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folle. En regardant le bras armé du bandit se disloquer et tomber au sol, Edgar comprit alors que son vieux
renard de deuxième père avait dû donner des instructions à ses petites filles. Les charges énergétiques qu’on
lui avait confiées n’étaient pas normales, elles devaient être le fruit d’un développement expérimental,
probablement illégal. La cartouche d’énergie vide avait sauté sur le côté automatiquement et le scientifique
était déjà en train de la changer après en avoir pris une troisième à sa ceinture.
Le bandit qui venait de voir son bras être arraché hurlait à s’en déchirer les poumons. Le sang
jaillissait de son épaule comme un geyser rouge incontrôlable. Il se mit à courir dans la plaine mais, cent
mètres plus loin, il s’écroula dans l’herbe et ne fit plus le moindre mouvement.
Edgar avançait en direction du bruit à l’avant de l’attelage. Un des deux conducteurs de la diligence
se battait à l’épée contre un maraudeur, l’autre, blessé mortellement, agonisait sur le sol. Un quatrième bandit
se trouvait en l’air, sur la diligence, il s’acharnait à défaire les liens qui maintenaient les bagages des passagers.
Sans doute avait-il décidé de laisser ses complices se débrouiller devant la tournure des événements,
préférant emporter quelque butin en désespoir de cause avant de s’enfuir à toutes jambes.
Le maraudeur aux prises avec le conducteur tournait le dos à Edgar, qui marchait lentement et
prudemment dans sa direction. Une fois à sa hauteur, il colla le canon du Pistolet Gessmore sur le bas de
son dos. Comprenant ce qui se passait, l’autre préféra se rendre. Il jeta son épée plus loin et leva les bras.
« D’accord, c’est bon, d’accord, c’est vous qui… »
Edgar tira. A cette distance, la déflagration énergétique prit forme pratiquement sur le corps même
du maraudeur. Ses organes internes furent carbonisés immédiatement et répandirent dans l’air une atroce
odeur de viande et de viscères cuits à l’excès qui surpassa l’odeur d’ozone caractéristique du pistolet. Le
bandit s’écroula, mort sur le coup, et, tandis qu’Edgar chargeait de nouveau son arme, un cri retentit devant
lui.
C’était le conducteur. Le scientifique s’aperçut avec confusion que la charge avait traversé le corps
du bandit pour venir le toucher, lui. Le pourpoint et la chemise de l’homme avaient été calcinés, laissant la
place à un énorme trou, tout rond. Son ventre était à l’air libre, brûlé au troisième degré. La peau rougie
formait déjà des cloques géantes, et la douleur semblait difficile à supporter. Embarrassé mais soulagé après
avoir compris que les jours de cet homme n’étaient pas en danger, Edgar reporta son attention sur le dernier
maraudeur qui était descendu de la diligence. Ayant renoncé à l’idée d’emporter un quelconque butin, il
s’était mis à courir dans l’herbe, de toute la vitesse dont il était capable. Edgar tendit le bras, ferma un œil
pour mieux viser, et tira. Le trait bleu toucha le bandit à l’épaule. Ce dernier ne s’arrêta pas de courir pour
autant, malgré la souffrance terrible qui devait l’accabler. Méthodiquement, le scientifique s’empara d’une
nouvelle cartouche qu’il chargea avec soin avant de tendre le bras de nouveau. Puis, il marqua un temps
d’arrêt, comme saisi d’une hésitation, et son bras s’abaissa.
Il voulut alors porter assistance au conducteur, qui s’éloigna de lui en hurlant.
« Vous êtes fou ! Vous êtes complètement fou ! »
Edgar s’agenouilla à côté du deuxième conducteur et chercha son pouls. Hélas, l’homme n’avait pas
survécu à ses blessures. Il retourna alors dans la diligence, ouvrit sa valise et fouilla dans un compartiment
protégé qui se trouvait vers l’arrière et qui contenait plusieurs remèdes. Il parvint à dénicher un Baume de
cicatrisation des Brûlures sans trop déranger le reste de ses affaires et retourna voir le conducteur, qui s’était
assis par terre et sanglotait.
Il posa un genou sur le sol et lui tendit le baume.
« Appliquez ceci tout de suite, cela devrait soulager efficacement la douleur ».
D’abord réticent, l’homme finit par appliquer le baume en grande quantité et il en ressentit
visiblement les bienfaits presque aussitôt, même si la brûlure demeurait sévère et laisserait inévitablement
des cicatrices.

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Edgar attendit qu’il fût quelque peu rasséréné avant de lui dire :
« Croyez bien que je suis désolé de dire cela, mais il ne faut pas qu’on reste ici, on ne sait pas si le
fuyard ne pourrait pas revenir avec du renfort. C’est dangereux ».
Le conducteur le regarda, éberlué, et se redressa doucement. Il contempla la scène autour de lui
comme s’il était prisonnier d’un cauchemar.
« Je sais que c’est épouvantable, fit le scientifique d’une voix ferme. Mais vous ne m’enlèverez pas
de l’esprit que nous serions tous morts si je n’avais pas fait cela. Il faut partir ».
Ils repartirent dans les vingt minutes qui suivirent. Les passagers, en état de choc, n’osaient pas
regarder Edgar, qui semblait les effrayer autant que les maraudeurs qui les avaient agressés. Certains
pleuraient, un autre demeurait prostré, se murmurant des choses à lui-même.
Le scientifique choisit de les ignorer.

~8~
Quand ils arrivèrent à Dolson, dans un état d’épuisement avancé, le soir tombait doucement sur la
petite ville. Il s’était passé plusieurs jours depuis le raid des maraudeurs, des journées affreusement longues
pendant lesquelles personne n’avait eu le cœur de parler. Les esprits restaient hantés par cet événement
tragique et certaines visions s’avéraient particulièrement difficiles à oublier ou à assimiler.
Après avoir rapporté plusieurs fois les faits dans le détail aux autorités locales, en compagnie des
passagers et du conducteur, Edgar se retrouva enfin dans une des auberges de Dolson. Dénicher une place
s’était avéré particulièrement difficile car, par un hasard de dates, la petite ville accueillait un tournoi d’un
jeu de plus en plus couru sur le continent qui s’appelait « le Jeu de la Truite ». La popularité grandissante de
ce jeu de dés attirait de nombreuses personnes et les auberges étaient pleines.
Le scientifique avait toujours détesté les jeux de hasard, néanmoins, ce soir-là et malgré la fatigue,
il eut envie d’aller faire un tour en salle pour se changer les idées après l’horrible traversée de la Province
depuis Vernillane.
L’ambiance dans l’auberge était impressionnante. Des rires, des cris, des encouragements, fusaient
de toutes parts. Certains mauvais perdants quittaient l’auberge avec des mines sombres, d’autres se
retrouvaient dans la rue pour passer leur frustration de joueur déçu en remplaçant les dés par des coups de
poing rageurs. Les aubergistes avaient prévu des fûts de bière en conséquence et la boisson couleur ambrée
coulait à flots, entraînant un délice de moustaches mousseuses et de rots inspirés.
Une sommité de ce jeu était présente ce soir-là, il s’agissait de Joseph Dargin surnommé « Bite-au-
Carré ». Connu manifestement pour sa capacité à rester impassible après avoir découvert discrètement le
résultat de son premier jet de dés sous son gobelet, ses adversaires ne parvenaient pas à « lire » son jeu et
ses expressions de visage. Il manipulait si bien la partie, dosait si bien ses attaques, ses relances, ses
« voyures », que le battre s’avérait très difficile.
La personne qui lui faisait face à ce moment-là suait à grosses gouttes, et tentait désespérément de
deviner le jeu du dénommé Joseph. Un homme d’âge mûr, très maigre, fort édenté, et définitivement saoul,
s’adressa à Edgar.
« Regarde-moi ça, c’t’enclume va se faire ratiboiser le fond d’son porte-monnaie ! Le gars Joseph
va tellement y mettre au carré qu’avant la fin de c’te soirée, l’autre aura l’fion aussi large que l’entrée des
Mines de Ramburac ! Ah ah ! »

18
Joseph Dargin demanda une relance de trois dés pour son deuxième jet, l’autre en conclut
immédiatement qu’il avait obtenu un fort mauvais premier lancer et se dit qu’il ne devait pas laisser passer
cette occasion. Il éleva la mise, mais l’autre suivit sans broncher.
L’édenté poursuivait sa diatribe, imperturbable.
« L’aura tellement plus rin à bouffer après ça qu’y devra r’tourner téter les nichons de sa mère ! L’est
pas près de r’voir le con d’une fille après ça, y crèvera avec son oiseau à la main. Ah ah ! »
Bite-au-Carré obtint un deux, un quatre et un cinq sur son deuxième lancer de dés. En tournoi, les
règles permettaient aux joueurs de miser de grosses sommes, et c’est précisément ce que fit son adversaire.
Au moment de révéler les résultats, ce dernier leva son gobelet et tout le monde put admirer un puissant
Brelan de 6. Imperturbable, Joseph Dargin leva à son tour son gobelet, qui contenait un trois et un six. Avec
une grande suite à « 2-3-4-5-6 », le champion l’emporta et empocha toute la mise de son adversaire effaré.
« A y est ! s’exclama joyeusement l’édenté. L’a l’trou de balle de r’fait ! ».
Sidéré par l’atmosphère qui régnait dans la salle, par la passion très vive que ces jets de dés
entraînaient et par le langage incroyablement imagé de son voisin, Edgar suivit le tournoi plus longtemps
qu’il ne l’avait prévu initialement, jusqu’au moment où la fatigue accumulée finit par peser sur lui trop
lourdement. Il prit alors la direction de sa chambre.
Le bruit engendré par le tournoi l’empêcha dans un premier temps de s’endormir, mais cela n’avait
pas d’importance. Au contraire, après les épreuves traversées, ce fond sonore avait quelque chose de si
rassurant et de si banal qu’il en était agréable. Edgar trouva le sommeil vers quatre heures du matin et dormit
d’une traite jusqu’au lendemain midi.
Quand il descendit dans la salle principale, les employés de l’auberge étaient encore à pied d’œuvre
pour ranger, récurer et parfois même rafistoler des chaises qui avaient été mises à mal pendant le tournoi de
Truite. Le travail pour remettre tout en ordre était colossal mais les patrons des auberges de Dolson ne se
plaignaient pas car ils n’avaient jamais gagné autant d’argent de leur vie. L’avènement du Jeu de la Truite
aurait vraisemblablement des conséquences pour le futur du village et ils étaient aux premières loges pour
en profiter.
Edgar alla trouver un serveur.
« Excusez-moi de vous déranger, est-ce que je peux vous poser une question ?
- Je vous écoute monsieur, lui répondit le serveur tout en continuant à nettoyer une table collée à
la bière.
- Est-ce qu’il existe des moyens d’effectuer le trajet vers Dolente de façon assez commode ?
- Si par « commode », vous voulez dire « rapide », alors non, monsieur.
- D’accord, en ce cas, comment font les gens qui veulent se rendre là-bas alors ?
- Ils prennent la Voie des Pèlerins. »
Le serveur ne semblait pas franchement enclin à la conversation, Edgar le laissa à son ouvrage et
sortit de l’auberge. Il se disait qu’on pouvait trouver facilement ce qu’on cherchait dans une ville de cette
taille, et il avait raison. En moins d’une demi-heure, il s’arrêtait devant une grande bâtisse en bordure de la
ville devant laquelle un insigne récent avait été planté maladroitement dans le sol. Il s’agissait de la Voie des
Pèlerins. Beaucoup de chevaux et de nombreuses carioles se trouvaient dans un immense enclos attenant,
et une vingtaine de personnes attendaient déjà sur place.

19
Le scientifique fut accueilli par une femme aux longs cheveux roux bouclés qui portait une simple
robe blanche en lin, très longue. Son regard très doux avait quelque chose d’un peu lointain et un sourire
pâle mais constant flottait sur ses lèvres fines.
« Chère Dame, dit-il après s’être éclairci la gorge. Voici donc le moyen de rejoindre Dolente ?
- Oui, cher pèlerin, dit-elle d’une voix un peu évaporée. Il suffit de venir ici et de monter sur une
des Charrettes d’Infâmie pour se rendre Là-Bas. »
Edgar la regarda, un peu abasourdi par ce qu’il venait d’entendre. Il la trouvait de plus en plus
étrange, comme sous l’emprise d’une drogue quelconque. Il jeta un coup d’œil aux gens qui étaient présents,
ils avaient déjà commencé à grimper dans une charrette. Ils se tenaient serrés, la tête orientée vers le sol, et
ils tournaient le dos à la route.
« Pardon ? bredouilla-t-il. Une quoi ?
- Une Charrette d’Infâmie, cher pèlerin.
- De quoi s’agit-il ? »
La femme plongea son regard dans le sien, ses yeux brillaient et le scientifique y discerna cette fois
autre chose que de la douceur.
Du fanatisme.
« Personne n’est digne de se rendre Là, pèlerin, dit-elle d’une voix très légèrement cinglante.
Personne n’est digne, mais l’insecte n’est-il pas attiré par la lumière de manière irrésistible ? L’Infâme n’a-t-
il pas le droit de pouvoir contempler le Pur afin de se rappeler qu’il n’est rien ? Peut-être qu’en contemplant
la Grandeur avec une humilité vraie, on peut espérer s’élever quelque peu de notre torrent de boue ».
Edgar Morhan serra les dents. Il luttait contre une envie soudaine de gifler cette femme. Il aurait
voulu lui expliquer que la grandeur réside dans le combat que mènent les obscurs et les petits pour donner
un sens à leur vie, un poids à leurs actions, pour la volonté farouche, et peut-être inutile, de vouloir apporter
une contribution, même très modeste, à l’édification d’un monde en devenir qui repose sur des multitudes
mortelles et vulnérables, bien plus que sur des idoles sanctifiées ne demandant rien de mieux qu’on
s’agenouillât devant elles au nom d’une prétendue pureté qui, quand bien même elle serait possible, ne
présenterait aucun intérêt véritable.
Il renonça. Lucide, il savait que le genre de personne qui lui faisait face ne pouvait en aucun cas être
raisonnée, incapable de simplement envisager le fait qu’elle pût avoir tort.
Au lieu de cela, il demanda :
« Y a-t-il d’autres moyens de se rendre à Dolente ? »
Elle le foudroya du regard.
« Ceux dont la vanité abjecte les empêche d’utiliser les Charrettes y vont généralement à cheval. Il
y a des écuries à Dolson, mais peu de chevaux sont à vendre, et le prix est très élevé.
- Je vois. Combien coûte un trajet en charrette ?
- Il n’y a pas de prix, les pèlerins donnent ce qu’ils souhaitent, cela suffit à faire fonctionner la Voie
des Pèlerins, et nous n’avons pas besoin de plus.
- D’accord. Puis-je vous poser encore une question ?
- Je vous écoute.
- Est-ce qu’il faut craindre des attaques de maraudeurs sur la route ?

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- Non, il n’y en a jamais eu. La plupart des pèlerins se rendent Là sans rien, certains souhaitent
même être nus, comme à leur naissance. Les pillards n’auraient aucun intérêt à attaquer et le terrain est trop
dégagé, peu propice aux embuscades.
- Les chevaux ont tout de même une valeur ».
Il sentit l’agacement dans le regard de la femme.
« Peut-être, mais ce n’est jamais arrivé, dit-elle sèchement. Dalimestielle veille sur les pèlerins.
- Vous avez sûrement raison », répondit-il en ayant du mal à masquer l’ironie dans sa phrase.
Il lui adressa un signe de tête pour prendre congé d’elle et s’éloigna.
En revenant à l’auberge, il en arriva vite à la conclusion qu’il n’avait pas le choix, même si cela ne
lui plaisait pas. Dans l’éventualité où un cheval aurait été proposé à la vente, il n’aurait pas eu les moyens de
l’acheter de toutes façons. Cela le remplissait de colère, mais il allait devoir utiliser ces odieuses charrettes et
il ne pouvait qu’espérer que la Guilde des Francs Voyageurs, un jour prochain, vînt proposer ses services
dans ce secteur afin de contrecarrer cette folie et de rationnaliser les déplacements.
Il résista ce soir-là à l’envie dévorante d’utiliser une de ses fioles, mais il voulait rester en pleine
possession de ses moyens et se contenta de boire quelques verres avant de chercher un sommeil qui le fuyait
trop souvent depuis quelques temps.

~9~
Le jour du départ, au moment de monter dans la Charrette d’Infâmie, Edgar ne put s’empêcher de
dévisager toutes les personnes qui se trouvaient embarquées avec lui. Leurs origines n’étaient pas faciles à
discerner, d’autant que beaucoup d’entre eux portaient une simple robe blanche. Il lui parut néanmoins
évident que la plupart de ces gens étaient de condition modeste, cela se voyait aux traits du visage, creusés
et ridés par l’habitude du travail, ou encore l’état approximatif de leur dentition. Après tout, les gens fortunés
disposaient de leurs propres attelages et n’avaient pas besoin de passer par un dispositif aussi affligeant pour
se rendre à Dolente.
La Charrette d’Infâmie s’ébranla quand ils furent douze passagers, ses essieux émirent une plainte
grinçante au moment de démarrer puis elle se mit à avancer, laborieusement. Assez rapidement, elle rattrapa
des pèlerins qui avaient quitté Dolson plus tôt le matin et qui marchaient sur le côté de la route, tête basse.
Edgar regardait avec curiosité ces hommes et ces femmes, parfois pieds nus, qui avaient décidé
d’infliger cette douleur à leur corps au nom d’une élévation mystique qui lui échappait complètement. Il fut
particulièrement frappé par la vision d’un homme qui portait sur chacune de ses épaules deux énormes sacs
en bandoulière remplis de pierres grisâtres. Son visage un peu livide n’était qu’un rictus de souffrance noyé
dans une sueur épaisse qui détrempait ses cheveux et sa chemise. Il paraissait douteux au scientifique que
cet homme pût parvenir vivant devant les portes de la Cité-Etat dans de telles conditions, et il se demanda
combien de personnes déjà avaient perdu la vie dans leur recherche d’un absolu inaccessible.
Dans sa charrette, une petite fille encadrée étroitement par ses parents regardait partout autour
d’elle. Elle essayait de croiser le regard des personnes qui se trouvaient là, visiblement inquiète. C’était sans
doute la première fois qu’elle effectuait un pèlerinage et son esprit encore jeune devait se perdre dans des
dizaines de questions angoissantes. Edgar aurait eu envie de lui parler, de lui raconter d’où il venait, de
l’importance des sphères, de la science, de l’envie de comprendre le monde et son fonctionnement. Il aurait
voulu lui conseiller de vivre sa vie loin de ces pratiques avilissantes et obscures, de chercher à définir petit à
petit ce à quoi elle déciderait de donner de l’importance le temps de son existence.
Il se contenta de lui adresser un demi-sourire d’encouragement et de réconfort, mais elle reçut
immédiatement une légère tape derrière la tête, qui l’incita à baisser le regard en direction du sol. Elle

21
tressaillit discrètement et ce fut pratiquement tout son buste qui se pencha en avant. Il perçut les larmes
dans ses yeux qu’elle s’efforçait de retenir, et il se mordit les lèvres de rage contenue.
Quelques kilomètres plus loin, ils furent doublés par un attelage extrêmement luxueux. Quatre
chevaux tiraient à vive allure une calèche en bois laqué noir. La capote avait été relevée pour protéger les
trois passagers du soleil et de la poussière du chemin. Ils passèrent trop vite pour qu’Edgar pût les observer
de manière détaillée, mais il distingua nettement des toilettes raffinées, des chapeaux avec voilures, du
velours d’un vert magnifique. Ainsi, des familles particulièrement riches se rendaient à Dolente. Le
scientifique ne put s’empêcher de se demander ce que des telles personnes pouvaient bien aller faire là-bas.
Il ne parvenait pas à se les imaginer en train de se livrer à ces absurdes actes de dévotion béate auxquels il
avait déjà assisté devant certains pèlerins.

Le reste du trajet se déroula sans incident notable. Il fut surtout long, éprouvant nerveusement par
le silence complet qui régna durant ces heures interminables de progression lente. Eprouvant également par
l’inconfort de la charrette, qui ne s’arrêta pas une seule fois, et dans laquelle il fallut vaguement dormir en
demeurant assis. Tout avait été prévu pour que les passagers de la Charrette d’Infâmie souffrissent eux aussi,
certes moins que ceux qui voyageaient à pied, mais suffisamment pour avoir le sentiment d’être épuisés, le
dos brisé, étourdis de froid et d’attente, au moment d’arriver à destination.
Quand le véhicule s’arrêta, Edgar se redressa péniblement. Ses jambes étaient engourdies. Il les
secoua afin de retrouver des sensations puis il descendit et il se retourna.
La fatigue et l’agacement du voyage disparurent instantanément.
La plupart des pèlerins éclatèrent en sanglots et tombèrent à genoux devant les portes de Dolente.
Edgar sentait son cœur battre puissamment dans sa poitrine. Son esprit scientifique était peut-être
un des plus affûtés qu’on pouvait concevoir, mais ce qu’il voyait lui coupait le souffle et faisait descendre un
long frisson le long de son échine.
Les portes de Dolente.
Hautes d’environ trente mètres, d’une largeur invraisemblable, elles se dressaient, altières et
inaltérables, écrasant par leur seule présence tout ce qui pouvait se prétendre imposant dans ce monde. Elles
luisaient d’un éclat laiteux et métallique, créant, projetant devant elles une sorte de halo qui éclipsait tout le
reste.
Assiah et Meviah, les deux vantaux de la légende, étaient parcourus de gravures ésotériques sur
toute leur hauteur. Mélange d’éléments graphiques et textuels, personne, pas même les plus grands
spécialistes, n’avait jamais pu comprendre, voire interpréter, leur signification. Des dizaines d’ouvrages
avaient été écrits, remplis d’hypothèses et d’exégèses qui se contredisaient tellement que cet ensemble
finissait par ne plus avoir aucun sens.
Les pèlerins les plus fanatiques s’étaient jetés sur le sol, face contre terre, et demeuraient ainsi en
émettant des sons inarticulés, d’autres avaient perdu connaissance et gisaient par terre sans que personne ne
s’occupât d’eux. Edgar Morhan avança en direction des portes, fasciné. La nature miraculeuse de ce qui se
trouvait devant lui ne faisait pas l’ombre d’un doute, mais pour lui, il s’agissait d’abord et avant tout d’un
miracle technologique.
De quel atelier improbable pouvait bien sortir une telle réalisation ? Comment déplacer une masse
aussi invraisemblable ? Quelles forces, quels leviers, pouvaient bien actionner les gonds géants qui s’étalaient
sur une telle hauteur ?
Assiah et Meviah.

22
Les deux figures étaient représentées dans des proportions gigantesques au milieu de chaque vantail.
Assiah, à gauche, une figure masculine aux traits extraordinairement fins qui se tenait debout, un bras tendu,
et qui observait d’un air grave une sphère flottant juste au-dessus de sa main gauche. Meviah, à droite, une
femme divine aux longs cheveux ondulés, la tête doucement inclinée sur le côté. Les bras très légèrement
relevés, elle offrait la paume de ses deux mains, comme pour inviter quelqu’un à venir contre elle.
Edgar aurait pu les observer pendant des heures tant la profusion des détails était captivante, mais
des cris l’arrachèrent à sa contemplation.
« Elles vont s’ouvrir ! », hurla un individu en plaçant ses deux mains sur son crâne.
Le scientifique n’y avait pas prêté garde, mais les lueurs étranges qui parcouraient les portes s’étaient
mises à pulser. Leur rythme était similaire à celui des battements d’un cœur au repos. Une pulsation lente et
calme, profonde.
Un grand silence tomba sur la foule quand les vantaux commencèrent à bouger.
Sans un bruit, à peine dans un souffle, les portes de Dolente s’ouvrirent.
Edgar découvrit alors le niveau zéro de la ville. Conformément à ce qu’il avait pu lire, ce niveau
initial servait en quelque sorte de socle, c’était le seul à ne pas être construit sur une plateforme. On
reconnaissait sans problème la structure globale d’une ville ordinaire, avec ses rues et ses bâtiments, mais la
comparaison s’arrêtait là. Toute la ville-basse était organisée en étoile autour du point central que représentait
le gigantesque pilier d’élévation, seul moyen d’accéder aux niveaux supérieurs. Les bâtiments et les maisons,
d’un blanc immaculé, étaient surmontés de toits en ardoise bleu-nuit dont les quatre coins étaient légèrement
incurvés. Edgar n’en prit conscience qu’au bout d’un certain temps, mais une des choses les plus frappantes
était sans doute le silence qui régnait ici.
Aucun passant ne déambulait dans les rues, aucun enfant ne jouait ou ne riait dehors, aucun
marchand ne vantait la qualité de ses marchandises. Il se rendit compte alors qu’il n’y avait pas la moindre
échoppe, pas le moindre commerce. Il fronça les sourcils en se rendant compte qu’il n’y avait pas non plus
d’auberge. Il comprit deux choses simultanément. La première était la raison de la présence des tentes
géantes qui avaient été aménagées en grand nombre à trois-cents mètres des portes par les pèlerins, il n’y
avait en effet aucun moyen de dormir à l’intérieur de la ville. La deuxième, c’était que tous les habitants de
la basse-ville travaillaient exclusivement au fonctionnement de Dolente, probablement sans aucun système
de rémunération. Leur mode de vie, leur fonctionnement, étaient différents. Les portes de Dolente étaient
restées fermées pendant des siècles parce que la ville se suffisait à elle-même et n’avait aucunement besoin
de l’extérieur.
Un visiteur n’avait donc pratiquement rien à faire ici, à part regarder le prodige et, bien sûr, se mettre
dans la file pour emprunter l’élévateur sous étroite surveillance et aller rendre visite au bâtiment le plus
admiré sur tout le continent. Certes, les portes de Dolente s’étaient ouvertes autrefois, et elles continuaient
de le faire, accueillant des éléments extérieurs en son sein, mais la ville demeurait totalement inaccessible par
bien des aspects.
Edgar Morhan se plaça dans la file, le cœur battant, et attendit patiemment de se retrouver sur la
fameuse plateforme d’élévation, qui faisait passer le célèbre funiculaire d’Oxminster pour un jouet d’enfant
en comparaison. Certaines personnes poussèrent un petit cri quand la plateforme commença son ascension
verticale. Edgar admira de gigantesques rouages et engrenages, qui malgré leur taille, étaient aussi précis que
la plus fine des horlogeries. Il observait aussi, discrètement, les hommes qui « encadraient » la visite. On ne
voyait pas leur visage, caché derrière un étrange heaume-miroir, et ils portaient une armure brillante qui
donnait l’impression d’être aussi souple que solide. Ils se tenaient de manière très droite, parfaitement
immobiles, à intervalles réguliers sur tout le périmètre de la plateforme. Le scientifique ne put s’empêcher
de remarquer leur nombre, trente, pour quinze visiteurs. Un frisson de malaise parcourut son dos.

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L’ascension dura moins de dix minutes. Après avoir rejoint le premier niveau, les pèlerins furent
dirigés par leurs accompagnateurs qui leurs firent traverser une grande place occupée en son centre par une
fontaine avant d’emprunter une très large avenue bordée d’arbres magnifiques. Rapidement, tout le monde
put discerner ce qui se trouvait au bout de cette avenue et certains se mirent alors à pleurer.
Dalimestielle, la Cathédrale d’Argent, les attendait.
Une femme trop émue ne tenait plus sur ses jambes, deux pèlerins se positionnèrent à côté d’elle
pour l’aider à avancer en la portant à moitié. L’édifice, à mesure qu’ils avançaient, se révélaient à eux.
Les yeux grands ouverts, Edgar regardait, absorbait, s’abîmait, dans la contemplation de ce qui se
trouvait devant lui.
L’édifice, gigantesque, déployait vers l’arrière ses arcs-boutants sur les côtés avec une amplitude
phénoménale. Ils étaient reliés à des pinacles si élevés qu’il fallait se courber en arrière pour les observer sur
toute leur hauteur. La façade de la Cathédrale formait un triptyque voûté et chaque paroi du grand portail
était chargé de sculptures si détaillées qu’elles semblaient réelles. Mais le regard était aussitôt attiré par ce qui
se trouvait au-dessus de la grande porte. La rosace brillait de mille feux au milieu de la blancheur argentée
des murs. Ses vitraux colorés, chatoyants, devaient exploser de luminosité si on les regardait à l’intérieur.
Edgar longea des yeux la flèche du transept, se demandant jusqu’où elle pouvait bien se déployer.
La Cathédrale d’Argent semblait attirer à elle la lumière du soleil. Les murs luisaient parfois d’un
éclat presque aveuglant, et il était très difficile d’en détacher le regard tant cela constituait un spectacle
fascinant. La plupart des pèlerins se trouvaient à genoux. Beaucoup pleuraient, submergés par une émotion
qu’ils ne parvenaient pas à contenir.
Il y eut un murmure lorsque la grande porte s’ouvrit.
Un groupe de neuf femmes quitta la Cathédrale. Elles étaient entièrement vêtues de blanc et
portaient de magnifiques masques d’or sur le visage. Elles marchaient avec grâce, dans une synchronisation
presque parfaite.
Edgar se pencha discrètement en direction de son voisin, qui comme lui était resté debout.
« Avez-vous une idée de qui il s’agit ? demanda-t-il à voix basse.
- Oui. C’est la Sororité des Opales. On les appelle parfois les Opalines, elles sont très mystérieuses.
- Elles vont et viennent comme elles l’entendent dans la Cathédrale ?
- Je ne le pense pas. J’ai entendu dire plusieurs fois qu’elles sont autorisées à parcourir la nef jusqu’à
la Croisée, mais qu’elles ne peuvent pas aller au-delà, même pas dans le transept. Je ne sais pas si c’est vrai.
- Elles entrent et sortent tous les jours ?
- A chaque fois que je suis venu, j’ai toujours fini par les voir, oui.
- Merci beaucoup ».
Le groupe eut le droit de rester une heure devant Dalimestielle, après quoi les hommes qui les
encadraient les raccompagnèrent jusqu’à l’élévateur, qui cette fois les ramena au niveau zéro. Un autre
groupe attendait en bas, et Edgar se demanda combien de personnes ils faisaient ainsi circuler avant de
refermer les portes de Dolente.
Une fois l’extérieur, il se mit aussitôt en quête d’un endroit où passer la nuit. Il marcha jusqu’à se
retrouver au beau milieu des tentes qui étaient montées un peu partout. Il découvrit alors que certaines de
ces installations étaient tenues par des pèlerins qui proposaient un hébergement gratuit à ceux qui le
souhaitaient, alors que d’autres, plus intéressés, avaient compris qu’il y avait là de l’argent à gagner et ils
louaient des tentes plus petites et plus confortables, dont certaines étaient individuelles.

24
Edgar n’hésita pas à mettre le prix qu’il fallait et ce fut avec un certain plaisir qu’il découvrit une
yourte individuelle suffisamment haute pour tenir debout à l’intérieur. Il s’allongea pour réfléchir à la
manière dont il allait s’y prendre pour faire ce qu’il voulait faire depuis toutes ces années, mais la fatigue
accumulée le fit glisser dans un sommeil profond sans même qu’il s’en aperçût.

~10~
Comme cela peut arriver parfois, l’esprit d’Edgar avait poursuivi son travail pendant la nuit, si bien
qu’en se réveillant le lendemain, il savait ce qu’il allait faire, de manière ferme et définitive. Il sortit de la
yourte afin de vérifier ce qui se passait autour de lui. De nouvelles charrettes avaient déjà fait leur apparition
et déversaient leur lot quotidien de pèlerins émus. Dans le campement géant, des personnes déjeunaient en
discutant tranquillement, d’autres priaient debout devant un arbre, avec une ferveur si intense qu’on la
devinait même de dos.
Edgar voulut acheter quelque chose à manger mais un groupe de quatre pèlerins lui proposa
spontanément de s’installer et de partager ce qu’ils avaient préparé. Il les remercia après avoir accepté leur
offre.
« Qu’est-ce que tu disais, Jurdel ?
- Je disais que j’aimerais voir, juste une fois, la porte d’Egentine ».
Edgar sentit son cœur se mettre à battre la chamade dans sa poitrine.
« Oui, ça doit être quelque chose, hein ?
- On devrait pouvoir la voir, je trouve, après tout, ce sont des gens du continent qui l’ont créée. Ils
étaient dix.
- C’est ça, dix. Et celui qui coordonnait tout ça venait d’Oxminster. »
Edgar serra les dents, il ne pouvait plus rien avaler et la tête lui tournait.
« J’ai jamais bien compris ce qui était arrivé après. Il y en a qui sont morts, c’est bien ça ?
- Oui, quatre sont morts dans les six mois qui ont suivi la construction de la porte. C’est fou. Je ne
sais pas si…
- Excusez-moi. »
Edgar se leva, un peu chancelant. Il s’excusa une deuxième fois et s’éloigna du groupe pour
retourner directement dans la yourte. Il s’était juré de n’en rien faire mais il attrapa une fiole dans le sac
allégé qu’il avait emmené avec lui pour venir ici et il s’injecta une dose du liquide vert avec des gestes
saccadés, qui trahissaient une urgence à laquelle il ne pouvait faire face.
Il grimaça, resta assis en tailleurs pendant vingt minutes, puis le produit fit son effet et il se laissa
aller en arrière. Des larmes coulaient avec abondance sur son visage mais la crise de panique avait été stoppée
nette par la drogue. Il leva les deux bras en l’air.
« Père », murmura-t-il en sentant venir des sanglots irrépressibles. Il se tourna sur le ventre pour
enfouir sa tête dans l’oreiller qui se trouvait là et il pleura pendant deux heures sans s’arrêter, gémissant dans
l’oreiller pour que personne ne l’entendît. Puis, aidé par son allié couleur émeraude, il s’endormit.
Il se réveilla tranquillement trois heures plus tard. Sa tête lui donnait un peu l’impression de flotter
mais il se sentait bien. Sa respiration était redevenue régulière et paisible, son cœur battait à un rythme
normal. Il se leva, attendit quelques instants pour s’assurer que tout allait bien, puis il fouilla dans son sac et
en extirpa un paquet soigneusement préparé.

25
Il l’ouvrit avec lenteur, et regarda la combinaison qu’il lui avait fallu tant d’années à mettre au point,
pliée avec une attention maniaque, enfermant en son centre la minuscule Cage de révélation ainsi que trois
pierres de corsénite extrêmement pures.
Ce fut avec une lenteur proche du rituel qu’il enfila la combinaison miroitante. Après quoi il
accrocha contre sa poitrine son pistolet Gessmore, fixé grâce à une lanière en cuir qui passait par son épaule,
et il glissa deux recharges énergétiques dans sa ceinture. Par précaution, il déposa dans un emplacement de
sa ceinture une fiole et une seringue.
Ensuite, il respira profondément. Les yeux fermés, il inspira par le nez et expira par la bouche
longuement, s’efforçant de faire le vide dans son esprit, s’obligeant à écarter l’idée que son invention allait
lui faire défaut et ne pas fonctionner correctement.
Il relia tous les fils à la Cage de Révélation et, après une légère hésitation, il y plaça une pierre de
corsénite. Instantanément se déclencha une série de crépitements, des petites étincelles luminescentes
jaillirent, tombant sur le sol en éclats argentés. Tout se mit à briller comme des miroirs devant un astre, puis,
subitement, tout s’apaisa.
Edgar retint son souffle et se faufila par l’ouverture de la yourte.
Dehors, des pèlerins étaient rassemblés en différents groupes. Un d’entre eux stationnait devant les
Portes de Dolente, attendant une ouverture prochaine. Le scientifique passa en plein milieu de la zone de
campement, épiant les réactions des gens qui se trouvaient là.
Il fut soulagé de constater que personne ne lui accordait la moindre attention.
Il se positionna près du groupe qui attendait l’ouverture des portes et il attendit.
Son cœur se mit à battre plus rapidement quand les deux vantaux s’écartèrent mais il était déterminé
et avança avec le groupe sans hésiter. Il se fondait tellement dans le décor que personne n’avait conscience
de sa présence. C’était une expérience à la fois troublante et intéressante. Mais il redoutait les hommes
équipés avec les heaumes-miroirs. Qui pouvait savoir ce dont ils étaient capables, eux ou leurs équipements ?
Après tout, il n’avait jamais vu une tenue comme la leur, et ils pourraient aussi bien le détecter dès qu’ils le
verraient.
Ses craintes se dissipèrent dès qu’il stationna près d’un groupe qui attendait l’élévateur. Les hommes
en blanc se trouvaient là, et aucun d’entre eux ne réagit à la présence d’Edgar. Il suivit de près le dernier qui
monta sur la plateforme mobile et fit la même chose dès qu’ils se trouvèrent au premier étage.
Ce fut ainsi qu’il se tint, pour la deuxième fois en deux jours, devant la Cathédrale d’Argent de
Dolente. Une chose fut néanmoins très différente car il ne prit pas l’élévateur avec le reste du groupe quand
ils repartirent après le temps qui était accordé à tous les groupes de pèlerins. Il attendait que les Sœurs
Opalines fassent leur apparition, seul dans sa combinaison, seul devant Dalimestielle alors qu’il venait du
continent et qu’il n’avait aucunement le droit de se trouver ici.
Elles ne quittèrent la Cathédrale qu’une heure et demie plus tard.
Il s’agissait toujours d’un groupe de neuf personnes, qui se mit à arpenter la rue avec un pas réglé
au millimètre, suivi de près par un Edgar parfaitement invisible. Environ quatre-cents mètres plus loin, elles
débouchèrent sur une place très vaste occupée en son centre par une superbe statue de la Dame.
Elles s’arrêtèrent toutes en même temps. Puis, sans échanger un mot, chacune des Sœurs s’en alla
dans une direction différente, comme si elles exécutaient une chorégraphie inconnue dont la signification
demeurait obscure. Un instant désarçonné, Edgar dut prendre une décision rapide. Etant toutes vêtues de
leur longue robe blanche et portant le masque en or de la Sororité, il était impossible de les distinguer, à part
bien sûr par la taille. Il se mit alors à suivre l’une d’entre elles totalement au hasard.

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La situation était si étrange qu’il s’efforçait de ne pas trop y réfléchir pour éviter de céder à la peur.
Il se trouvait à Dolente, dans un secteur interdit, seule personne sans doute sur tout le continent à avoir
foulé ce sol des pieds. Il était invisible grâce à une invention qu’il avait mis des années à développer. Et il
suivait une Sœur jurée de la Sororité des Opales. Tout cela était fou et il en avait parfaitement conscience.
Il sentit son Pistolet Gessmore contre sa poitrine. Au plus profond de lui, il espérait ne pas avoir à
s’en servir, mais il lui fallait des réponses et il les obtiendrait, par la menace si nécessaire.
La Sœur s’enfonçait dans les rues de Dolente et elle finit par atteindre une zone pleine de verdure.
Là, elle s’arrêta devant une maison comme toutes les autres, blanche, le toit garni des tuiles bleues
caractéristiques. La demeure était de taille modeste mais dotée d’un charme indéniable. De beaux parterres
de fleurs et de plantes s’étalaient entre l’allée centrale et l’entrée de la maison.
Elle ouvrit directement, sans avoir recours à une clé, et le scientifique, qui se tenait prêt, parvint à
se glisser derrière elle au moment où elle entra. Elle resta immobile quelques instants, troublée, comme si
des visions décalées s’étaient reflétées devant ses yeux l’espace d’une courte seconde, et elle avait senti un
faible déplacement d’air. Elle se pencha légèrement en avant, tourna la tête à gauche et à droite, puis elle
haussa les épaules et referma la porte.
Elle suivit un couloir, tourna sur sa droite et se retrouva dans un agréable salon, au mobilier
confortable, dont les couleurs rouge-orangé s’accordaient parfaitement avec le bois sombre.
Elle s’assit sur l’extrême bord d’un fauteuil en cuir rouge foncé et pencha la tête en avant. Elle
demeura ainsi un moment, sans bouger, puis, alors qu’Edgar s’apprêtait à agir en révélant sa présence, elle
se mit à sangloter. Il s’interrompit, pris de court par l’émotion de cette femme. Ses pleurs s’accentuèrent et
bientôt, elle plaça ses deux mains sur son masque tandis que ses épaules tremblaient, secouées par la force
des sanglots.
Ce fut à ce moment que deux petits coups toquèrent à la porte d’entrée, aussitôt suivis du bruit de
la porte qui s’ouvrait. Une voix féminine se fit entendre.
« Salomé ? Salomé, tu es bien là ? »
Une deuxième Sœur fit bientôt son apparition dans le salon. Elle portait elle aussi la robe blanche
et le masque. En voyant sa semblable assise en train de pleurer, elle cria presque : « Salomé, non ! ».
Elle se précipita et se mit à genoux devant la Sœur. Elle lui prit aussitôt les mains.
« Non, non, ma Salomé, tu le sais, je ne supporte pas de te voir souffrir ! »
Entre deux sanglots, la Sœur parvint à murmurer ces mots : « C’est dur, Isaline, c’est trop dur ».
La dénommée Isaline la fit se lever en la tenant par les mains, puis elle la prit dans ses bras avec une
tendresse immense et des précautions infinies, comme si elle prenait contre elle ce qu’elle avait de plus
précieux au monde.
« Je sais, Salomé, je sais que c’est dur, mais tu es forte, tu vas tenir et on trouvera des solutions.
- Je ne sais pas ».
Isaline attrapa les ficelles de son masque et les dénoua, puis elle le jeta négligemment sur le sol.
Edgar découvrit alors le visage d’une femme blonde aux cheveux épais et assez courts, dont les yeux dorés
brûlaient de passion. Elle chercha du bout des doigts les rubans qui retenaient le masque de Salomé et les
défit d’un geste sûr et rapide. Elle ôta doucement le masque en or et le laissa tomber par terre à côté du sien.
Le visage de Salomé frappa Edgar par sa beauté et la finesse de ses traits. Elle était très pâle et portait ses
cheveux bruns coupés en un carré plongeant qu’il n’avait jamais vu sur aucune femme du continent. Ses
yeux, d’un bleu crépusculaire, étaient simplement magnifiques, même noyés de larmes.

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Isaline prit ce beau visage entre ses mains, délicatement, puis, avec douceur, elle vint poser ses lèvres
sur celles de Salomé et elle l’embrassa lentement. Puis elle donna de minuscules coups de langue sur les
larmes encore présentes sur ses joues.
« Elle n’avait rien fait de mal, murmura Salomé. Elle voulait – elle voulait juste savoir.
- Oui. Esther a toujours été très curieuse. Nous n’avons pas le droit d’approcher la Porte, notre
Sœur le savait, elle fait partie du transept, cela nous est interdit.
- Mais pourquoi, enfin ? Pourquoi ? s’emporta Salomé. Qu’y a-t-il donc de si grave qui puisse
justifier tout cela ?
- Je ne sais pas, amour ».
Ces paroles eurent l’effet d’une gifle dans la figure pour Edgar. Il comprit que les sœurs ne lui
seraient d’aucune aide, pour la simple raison qu’elles n’étaient pas assez élevées dans la théocratie, et qu’en
définitive, elles n’auraient pas les réponses aux questions précises qu’il se posait.
« Je veux partir, dit Salomé d’une voix brisée. Je veux partir très loin. »
Isaline serra les dents.
« Je ferai tout pour réaliser ton rêve, tout. Me voudras-tu à tes côtés ?
- Toujours. Je t’aime Isaline ».
Les yeux d’Isaline se remplirent instantanément de larmes après avoir entendu cette phrase,
prononcée avec une sincérité absolue. Elle porta lentement ses mains derrière sa nuque et défit les nœuds
de sa robe, qu’elle laissa glisser le long de son corps. Elle se retrouva entièrement nue.
« Je suis à toi, amour de ma vie ».
Salomé, sans quitter des yeux la Sœur jurée, dénoua à son tour les nœuds de sa robe, qui tomba à
ses pieds presque aussitôt.
« Ta chair est spirituelle », lui dit-elle avec émotion.
« Ta chair est spirituelle », lui répondit Isaline.
Elles se contemplèrent un long moment, se touchant du regard, électrifiant l’espace qui les séparait
de promesses caressantes et enivrantes.
Edgar s’était tourné depuis un bon moment déjà, sidéré et embarrassé comme il ne l’avait jamais
été dans sa vie. Au moment où il se décida à partir, les deux femmes gémissaient doucement, l’une contre
l’autre, dans une sensualité à fleur de peau, humide et délicieuse.
Il actionna la porte d’entrée le plus discrètement possible et s’en alla dans un souffle.
Déconcerté, il marcha dans les rues en réfléchissant à ce qu’il venait d’entendre, aux implications
qu’il croyait deviner à travers les mots. En définitive, il prit la décision de retourner à la Cathédrale d’Argent,
il lui fallait approcher du cœur du problème, afin de jauger les choses par lui-même, peut-être récolter des
indices, observer, comprendre.
Il se positionna tout près des portes de l’édifice légendaire et attendit.
Un homme finit par se présenter alors que le jour commençait à décliner. Il était très grand et portait
une longue robe noire parcourue de motifs verts. L’homme s’immobilisa quelques instants près de l’entrée
et les portes s’ouvrirent.
Cette fois, Edgar se faufila à l’intérieur en premier, rapide, efficace et silencieux.

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Ce qu’il découvrit à l’intérieur dépassait l’entendement.
La nef, gigantesque, laissait voir plus loin le chœur et l’autel qui se trouvaient au fond. Les piliers
sur les côtés, montaient à des hauteurs invraisemblables, rejoignant des voûtes si majestueuses qu’elles en
donnaient le tournis quand on les regardait d’en bas. Les vitraux, disséminés un peu partout, captaient encore
la lumière du jour et leurs mille couleurs chatoyantes semblaient vivre d’elles-mêmes, magnifiées par un art
pictural édifiant qui n’avait aucun équivalent sur le continent.
Edgar avançait lentement en regardant partout autour de lui.
Il y avait tant de choses à voir qu’il aurait pu rester là pendant des mois, à tout détailler. Mais il
n’était pas venu jusqu’ici pour admirer la Cathédrale, bien au contraire, alors il finit par accélérer quelque
peu le pas et se retrouva bientôt dans la Croisée du transept. Il tourna la tête d’un côté puis de l’autre et son
sang se figea dans ses veines en regardant vers la droite.
La Porte d’Egentine se trouvait là.
Le cœur d’Edgar se mit à battre à tout rompre. Il fut saisi d’un vertige et eut la sensation étrange de
sentir la circulation de son propre sang dans toutes ses veines. Il ferma les yeux, se contraignit à respirer
lentement. Une injection n’était pas possible. Il le savait. Il lui fallait faire preuve de force et de courage.
Il avança dans l’aile est du transept, les jambes tremblantes, le souffle court.
Quelques mètres plus loin, il s’arrêta. Il se tenait devant la Porte.
Elle semblait à la fois construite en bois et en métal. Sa surface était parcourue de centaines de
rouages entremêlés dans une espèce de toile d’araignée mécanique incroyablement complexe. Edgar
remarqua la présence d’au moins trente verrous. Des ornements argentés brillaient en décrivant des
arabesques nobles et raffinées. C’était un objet d’une complexité démente, un chef d’œuvre d’ingénierie dont
on ne verrait probablement jamais l’équivalent nulle part. Que renfermait cette porte ? Qu’est-ce qui pouvait
justifier une telle débauche de moyens, de temps, de sacrifices ?
Edgar pleurait.
Sans se préoccuper de savoir si quelqu’un pouvait le voir ou pas, il décrocha les fils de la Cage de
Révélation. Sa combinaison crépita furieusement après une utilisation aussi longue et cessa presque aussitôt
de produire son mirage, le rendant de nouveau visible. Il l’enleva, sans quitter la porte du regard.
« Père, murmura-t-il d’une voix très basse. Ce que tu as fait est grand. »
Il ne pouvait plus retenir ses larmes qui coulaient abondamment sur ses joues. Les émotions qui le
traversaient étaient intenses. Bouleversé, il regardait cette porte, avec une haine affectueuse qui le déchirait.
« Père, dit-il encore. Tu ne pouvais pas savoir, tu ne pouvais pas savoir qu’ils te tueraient… »
Eprouvé, épuisé, à la fois soulagé et désespéré, il tendit la main vers la porte.
« Père ».
Toucher cette porte serait comme caresser son visage, renouer enfin, après tant d’années de
séparation et de souffrance, un contact, un lien qui lui avait fait défaut toute sa vie.
Sa main se posa sur la surface tiède de la Porte d’Egentine avec douceur.
Il sentit à peine les douze aiguilles qui se plantèrent aussitôt dans sa paume et ses doigts,
simultanément, avant de se rétracter sans faire un bruit. Il regarda sa main en fronçant les sourcils, discerna
douze petits points rouges et sentit un liquide à la fois chaud et glacial se répandre dans son bras, remontant
à toute allure vers son épaule et se diffusant dans tout son corps.
Il recula de trois pas.

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Une douleur épouvantable le traversa, s’emparant de chaque muscle, de chaque os, de chaque nerf.
Il tomba à genoux, voulut hurler mais n’y parvint pas. C’était comme si une lame folle, après l’avoir dépecé
vivant, se plaisait maintenant à sectionner chaque partie de son corps, taillant dans la chair à vif.
Il s’écroula sur le sol et fut pris de convulsions.
Dans un effort suprême, il parvint à tourner la tête en direction de la porte, comme pour y voir le
visage de son père, et il s’immobilisa complètement.
Pendant quelques minutes, il n’émit plus qu’un souffle rauque, une respiration atrocement sifflante,
puis il mourut ici, par terre, tué par le chef d’œuvre ultime d’un père qu’il avait tant aimé et qui lui avait
tellement manqué.

Etrigane House, 2022

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