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CHAMBARLHAC Les Révoltes Logiques 1975 1981
CHAMBARLHAC Les Révoltes Logiques 1975 1981
LES RÉVOLTES
LOGIQUES, 1975-1981
Vincent Chambarlhac
2013/1 N° 49 | pages 30 à 43
ISSN 0980-2797
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-revue-des-revues-2013-1-page-30.htm
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À l’hiver 1975 paraît la première livraison des Révoltes logiques, aux éditions
Solin ; quinze suivront jusqu’en 1981. La revue doit son nom par antiphrase au
poème de Rimbaud, « Démocratie » :
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3. Jacques Rancière, « Les révoltes logiques » in La chair des mots. Politiques de l’écriture, Paris :
Galilée, 1998, p. 83-84.
4. François Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des années 80, Paris : La Découverte, 2006.
5. Le Doctrinal de sapience est la revue d’un collectif de philosophes, attachés à la défense de la
discipline dans le contexte – notamment – de la loi Haby. Cf. Christopher I. Fynsk, « Legacies of
May : On the Work of Le Doctrinal de Sapience » in MLN, Vol. 93, no 5, Comparative Literature
(Déc. 1978), p. 963-971.
6. Geneviève Fraisse, « À Contre-Temps », in Genre & Histoire , no 2 | Printemps 2008, mis en
ligne le 13 juillet 2008, consulté le 20 juillet 2012, http://genrehistoire.revues.org/index233.html
7. Geneviève Fraisse, Jean Borreil, Jacques Rancière, « Le Centre de Recherches sur les Idéologies
de la Révolte, définition des objectifs… », Le Doctrinal de Sapience, no 1, Troyes, Printemps 1975.
8. Ariane Revel, Les Révoltes Logiques. Un cas de collectif de recherche, entre 1975 et 1985,
Mémoire de Master 2, Paris 1, soutenu en septembre 2010.
9. Jacques Rancière, La leçon d’Althusser, Paris : Gallimard « Idées », 1974, p. 217-218.
10. Vincent Chambarlhac, « Les deux cultures : l’histoire du socialisme dans l’affrontement
partisan », Séminaire « Marx au XXIe siècle », 10 décembre 2011, http://vimeo.com/33533944 .
Consulté le 25/03/2012. À paraître.
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comme dans une frange plus familière aux fondateurs des Rl, l’essor de la « Nouvelle
philosophie » à partir des cendres du maoïsme. Contre une recomposition en
cours du politique et un premier récit de Mai qui se tisserait, les Rl choisissent la
révolte pour embrasser l’arc des significations des luttes et maintenir le caractère
intempestif de ces années d’insubordination ouvrière11. Elles sont, contre l’époque
et les récits qu’elle tisse, une «petite machine de guerre » :
« Le retour et le déplacement que ces pages [des Rl] proposaient obéis-
saient alors à une exigence simple dans son principe même si elle impliquait
dans la pratique une bataille sur plusieurs fronts : éviter que la liquidation
d’une certaine pensée de la révolution ne dispense de comprendre les enjeux,
complexités et contradictions de deux siècles d’histoire militante12. »
L’allusion du programme du CRIR aux « chercheurs sauvages » précise la
situation des Rl entre militance et recherche scientifique. CRIR et Rl se découpent
dans l’horizon tôt caduc d’une histoire télévisuelle de la révolte chaperonnée par
Jean-Paul Sartre, dans la lignée sans doute du livre cosigné avec Pierre Victor (Benny
Levy), et Philippe Gavi, On a raison de se révolter (1974). Simone de Beauvoir
brosse rapidement le projet et l’échec de cette série télévisuelle, évoquant au
passage les réunions avec de jeunes chercheurs et historiens à leur domicile, la
production de documents et d’archives de la révolte13. Le CRIR participe sans
doute de cette impulsion ; il s’inscrit également dans le mouvement plus ample
de production d’une histoire par le bas. Ici les Rl voisinent avec Les Cahiers du
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11. Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 1968. Essai d’histoire politique des
usines, Rennes : PUR, 2007.
12. Jacques Rancière, « Les gros mots » in Les scènes du peuple, Paris : Horlieu, 2003, p. 9.
13. Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux, Paris : Folio, 1987.
14. Vincent Chambarlhac, Du passé faisons table rase ? Séminaire « Vandales et vandalismes
(époque moderne et contemporaine) », Centre Georges Chevrier (CGC), 1er février 2012. Dispo-
nible en version audio sur le site du CGC :
http://tristan.u-bourgogne.fr/UMR5605/manifestations/11_12/12_02_01.html
l’archive ouvrière15. Toutes ces initiatives participent d’un fonds commun où l’histoire
éclaire les enjeux du présent, est donc politique ici et maintenant. La singularité
des Rl, face au Forum-histoire, tient à son impulsion originelle, la philosophie, et
sa pratique spécifique de l’archive. C’est donc une « philosophie féroce » qui anime
la pratique de l’histoire ouvrière au sein des Rl.
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20. « “Révoltes logiques”. La contre-histoire », entretien publié dans L’âne, no 1, 1981, consulté
le 6/8/2012 sur le site :
http://horlieu-editions.com/introuvables/les-revoltes-logiques/entretien-l-ane.pdf
21. Annales, année 1977, volume 32, p. 4.
22. Emmanuel Leroy-Ladurie, « Jdanov à Pékin », Le Monde, 14 mai 1976. Vincent Chambarlhac,
Du passé faisons table rase ?, séminaire « Vandales et vandalismes (époque moderne et contemporaine) »,
CGC, 1/2/2012. Disponible en version audio sur le site du Centre Georges Chevrier :
http://tristan.u-bourgogne.fr/UMR5605/manifestations/11_12/12_02_01.html
Revenant sur Montaillou, village occitan (1976) comme sur l’enquête d’André
Burguière Bretons de Plozévet (1975), Jean Borreil fustige :
« […] les ethnographes en mal de terrain ou historiens à la recherche des
longues durées paysannes – ce qui revient quasiment au même – [qui] commen-
cent à investir ce qui, pour eux, n’est dans le meilleur des cas que “territoire” et
objet d’étude. Dans le meilleur des cas en effet : la colonie nous a rendus méfiants
sur le rôle exact des ethnologues et la neutralité de leur belle histoire.23 »
L’analyse de l’historien vaut pour le collectif des Rl discours d’ordre, succédant
à celui du colonisateur ou de l’inquisiteur dont les archives, prises dans leur séria-
lité, nourrissent la recherche. Ce refus de la sérialité, construit la pratique singulière
de l’archive par le collectif, attentive aux irrégularités, à l’émergence d’individualité,
de subjectivité, propres à restituer les scènes de paroles de la révolte. Cette position
d’un faire de l’histoire se déploie sur deux fronts. Le premier récuse la logique des
grands récits du marxisme contemporain sur la conscience de classe, le mouvement
ouvrier, où grèves et révoltes s’enchaînent dans une perspective téléologique24 ; le
second oppose à l’histoire scientifique du mouvement ouvrier telle que mise en
œuvre par l’emblématique revue qu’est Le Mouvement social une autre manière
d’entendre les luttes, de se saisir des identités ouvrières de classe et/ou de genre.
À l’occasion du numéro 100 de la revue, le collectif des Rl, invité à participer à une
table ronde des historiens, livre sa position dans un bref article, Deux ou trois choses
que l’historien social ne veut pas savoir25. L’article vaut réquisitoire contre l’histoire
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Le pari des Révoltes logiques, plus que l’interrogation d’une mémoire popu-
laire esquissée en 1975, repose sur la distance :
27. « La revue Les Révoltes logiques regroupait des philosophes soucieux du travail d’archive,
notamment celle du XIXe siècle ; le Groupe d’études féministes créait l’histoire des femmes dans une
perspective d’interdisciplinarité, représentée surtout par la littérature et la sociologie. […] C’est
comme si ces disciplines apportaient un réel, un sol où enraciner des problématiques. L’histoire
serait-elle le garant d’une vérité possible, au moins d’une vérification, au même titre que l’histoire
des sciences pour la philosophie dans les années 1970 ? L’althussérisme, dans sa version radicale,
celle de l’épistémologie et de l’histoire des sciences, proposait en effet de lire des textes scientifiques
à côté des grands textes philosophiques, montrait comment l’histoire des sciences était une clé pour
la philosophie. La référence historique serait par conséquent un indice de vérité, à la fois comme
réel et comme garantie. » Geneviève Fraisse , « À Contre-Temps » in Genre & Histoire [en ligne],
no 2 | Printemps 2008, mis en ligne le 13 juillet 2008, Consulté le 20 juillet 2012 :
http://genrehistoire.revues.org/index233.html
28. Jacques Rancière, « Les gros mots », in Les scènes du peuple, Paris : Horlieu, 2003, p. 15.
« […] d’un savoir qui ne peut être ni la science disant enfin la vérité
sur l’État et la Révolution, le prolétariat, le socialisme et le Goulag ; ni la
voix en personne des exclus et des sans-voix ; à tout le moins le maintien
d’une ironie, d’une distance du savoir à lui-même qui faisant écho à ce qui
n’arrive pas à être représenté, nous empêche au moins d’étouffer sous ce
qui est aujourd’hui insupportable : non pas le discours des Droits de
l’Homme, mais le discours des compétences.29 »
Cette citation intervient en 1980, au moment où la revue connaît des diffi-
cultés toujours plus grandes, quand déjà (1978), les Cahiers du Forum-histoire ont
disparu. Bientôt, une courte phrase vaudra épitaphe de la revue, en janvier 1981 :
« Révoltes logiques est née des illusions et des désillusions de l’après 68
et du refus des différentes formes de retour aux traditions que ces désillusions
entraînaient bien souvent.30 »
Dans l’intervalle (1975-1981), les Rl incarnent une manière, un positionne-
ment devant l’époque, devant la digestion de Mai 68 et de ses idéaux. La publica-
tion du numéro spécial en 1978 intitulé Les Lauriers de mai, l’illustre. À l’origine,
les textes devaient figurer dans la revue Les Temps modernes :
« Ce dossier [Les Lauriers de mai] devait constituer un numéro spécial
des Temps modernes. Ce projet n’a pu être mené à son terme en raison du
refus tardif opposé par la rédaction de cette revue à l’article “La légende des
philosophes”. Celui-ci essayait, conformément à l’orientation générale du
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29. Jacques Rancière, « La révolte impensable », in Les Révoltes logiques, no 12, été 1980, p. 88.
30. Révoltes logiques, no 13, janvier 1981.
31. Avertissement des Révoltes logiques pour l’encart sur Les lauriers de mai, 1er trimestre 1979.
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32. « Politiques du voyage », in Les Révoltes logiques, no 14/15, Été 1981, p. 2-3.
33. Je reprends ici une hypothèse forgée précédemment lors d’une intervention sur la presse
alternative. Cf. Vincent Chambarlhac, intervention du 21 janvier 2012, colloque « La presse alter-
native, entre la culture de l’émancipation et les chemins de l’utopie », Lyon : Cedrats. À paraître.
34. Contrairement à la lecture implicite des Rl que propose Kristin Ross (Mai 68 et ses vies
ultérieures, Bruxelles : Complexe / Monde Diplomatique, 2005).
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Conclure donc. Les Révoltes logiques naissent de Mai (68), meurent à l’abord
de mai (81), le collectif fonctionne jusqu’en 1985. L’antépénultième livraison de
la revue s’ouvre sur la publication de l’exposé de soutenance de Jacques Rancière,
un court avertissement le précède :
« Sa publication n’entend pas ouvrir dans les Révoltes logiques une ru-
brique des discours de réception mais indiquer un parcours où se réfléchissent
un certain nombre de question qui motivent l’expérience de la revue et des
étapes de son cheminement.37 »
Le texte voisine avec un appel à soutenir la revue en quatrième de couverture ;
à sa manière cette proximité anticipe sur la fin proche de la revue. Collectif militant
de chercheurs, la revue ne survit pas à l’entre-deux-mais mais forme le socle de tra-
vaux futurs. La thèse de Jacques Rancière – La nuit des prolétaires – s’est écrite aux
feux de la revue, d’autres travaux s’enracinent dans ce terreau : la charge contre les
Annales qu’est Les noms de l’histoire, Le goût de l’archive d’Arlette Farge notamment38.
La revue est là palimpseste, peu citée avant que les éditions Horlieu n’en exhument
quelques textes39 à partir de 2003. Le silence qui la recouvre masque son apport à
l’histoire sociale notamment tardivement reconnu par Antoine Prost au prix d’une
distorsion significative ; le travail de Jacques Rancière accompagnant pour lui le
tournant de l’histoire sociale à l’histoire culturelle40. L’étrangeté actuelle des Rl,
tout comme son caractère de palimpseste, tient à la dynamique même de la revue.
Militante plus qu’académique, c’est sur ce second sol qu’elle réussit, bousculant les
modèles épistémologiques. Cette réussite signifie l’échec du dessein même des Rl sur
son avers politique. Elle dit aussi comment d’une proximité avec l’archive construite
par l’expérience et la réflexion antérieure, sur l’établissement maoïste notamment,
naît un gain heuristique. Dans leur brièveté et en leur moment politique, les Rl
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37. Jacques Rancière, « Le Prolétaire et son double ou le Philosophe inconnu », in Les Révoltes
logiques, no 13, Hiver 1981.
38. Jacques Rancière, La nuit des prolétaires, Paris : Fayard, 1981. Également, Jacques Rancière,
Les noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris : Le Seuil, 1992 et Arlette Farge, Le goût de
l’archive, Paris : Le Seuil, 1989.
39. Jacques Rancière, Les scènes du peuple, Paris : Horlieu, 2003. Le site des éditions Horlieu
édite également quelques éléments de l’histoire des Révoltes logiques :
http://horlieu-editions.com/introuvables/introuvables.html
40. Antoine Prost, « La centralité perdue de l’histoire ouvrière », in Autour du Front populaire,
Paris : Le Seuil, 2006, p. 13.