Vous êtes sur la page 1sur 15

« NOUS AURONS LA PHILOSOPHIE FÉROCE ».

LES RÉVOLTES
LOGIQUES, 1975-1981

Vincent Chambarlhac

Ent'revues | « La Revue des revues »

2013/1 N° 49 | pages 30 à 43
ISSN 0980-2797
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-la-revue-des-revues-2013-1-page-30.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Ent'revues.


© Ent'revues. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)

© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)


l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)
RdR49Revoltes_RdeR42 26/02/13 10:52 Page30 © Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)
RdR49Revoltes_RdeR42 26/02/13 10:52 Page31

Vincent CHAMBARLHAC

« Nous aurons la philosophie féroce »


Les Révoltes logiques, 1975-1981

À l’hiver 1975 paraît la première livraison des Révoltes logiques, aux éditions
Solin ; quinze suivront jusqu’en 1981. La revue doit son nom par antiphrase au
poème de Rimbaud, « Démocratie » :

« Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous


massacrerons les révoltes logiques.
« Aux pays poivrés et détrempés ! – au service des plus monstrueuses
exploitations industrielles ou militaires
« Au revoir ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons
la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la
crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route !1 »

« Démocratie » appartient aux poèmes politiques de Rimbaud ; écrit aux


© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)

© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)


lendemains de la Commune, il porte la marque de son contexte quand « politique
et histoire semblaient achevées, condamnées à être celles des Vainqueurs2 ». Prendre
comme titre l’un ses vers dit le contexte qui préside à la naissance de la revue, soit
le retour à l’ordre après Mai 68, une forme de restauration. Les Révoltes logiques
auront contre ce contexte, « la philosophie féroce » en toute logique rimbaldienne
décryptée, après-coup, par Jacques Rancière, l’une de ses chevilles ouvrières :
« … révolte logique. Le texte, on le sait, dit : “Nous massacrerons les
révoltes logiques.” Ce “nous” dont le patois étouffe le tambour, c’est celui
des “soldats du bon vouloir”, des armées coloniales de la démocratie qui
s’en vont aux pays poivrés et détrempés. Mais, bien sûr, nous entendons
derrière le “nous” de majesté par lequel le poète se fait lui aussi massacreur
de révoltes logiques, met fin à l’insurrection de son poème. (…)
1. Arthur Rimbaud, « Démocratie », Les Illuminations.
2. Frédéric Thomas, « Rimbaud bolchevik » in Arthur Rimbaud, Poèmes politiques, Bruxelles :
Aden, 2012, p. 40.

LA REVUE DES REVUES NO 49 31


RdR49Revoltes_RdeR42 26/02/13 10:52 Page32

Vincent CHAMBARLHAC

Rimbaud a pris la langue au sérieux, il a pris “la réalité des choses”


au sérieux. (…) Il a dit par avance adieu aux avant-gardes, aux ciseleurs
de poèmes et aux chefs des partis de l’avenir glorieux, après avoir tenu sa
partie, fait résonner le chant de l’obscure infortune dans la révolte logique
de ses vers et de ses proses .3 »
La courte trajectoire de la revue affirme cet adieu au gauchisme de Mai 68
dans l’une de ses variantes maoïstes. Au « on a raison de se révolter » de la Gauche
prolétarienne, la revue substitue l’attention portée à la révolte. Elle forme le
contrepoint de ce retournement intellectuel des années 1970, prélude aux muta-
tions de la décennie 80 toutes entières vouées à la conjuration de Mai 684. Est-elle
pour autant, comme l’affirme Kristin Ross, l’une des vies ultérieures de Mai ?
Sans doute, ou peut-être, dans l’horizon d’une histoire conceptuelle de Mai.
À cette lecture, on objectera qu’au plus près de ce que fut la revue, il s’agit moins
de Mai et davantage d’une réflexion sur les lendemains d’un événement : un
choix de l’intempestif, un refus de la continuité, soit la logique de la révolte
contre la logique de la généalogie et ses discours d’ordre. Dans l’écart de la revue
avec sa postérité intellectuelle, une époque se scande, toujours plus irréductible
à ce Mai qui la précéda, toujours plus mélancolique pour qui l’aborde à rebours.

Situer une revue.


© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)

© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)


Le premier numéro des Révoltes logiques (Rl) paraît à l’hiver 1975 aux éditions
Solin, la revue est l’émanation du Centre de Recherche sur les Idéologies de la
Révolte (CRIR). Un court texte collectif paru dans Le Doctrinal de Sapience (lui-
même édité par les éditions Solin5) au printemps 1975 manifeste de manière pro-
grammatique les ambitions de ce centre créé en novembre 1974 par Jacques
Rancière, Jean Borreil auxquels s’adjoint rapidement Geneviève Fraisse. Le CRIR
est lié au département de philosophie de Paris VIII où travaille Jacques Rancière6,
semble rattaché à la chaire d’Histoire des systèmes de pensée du Collège de France

3. Jacques Rancière, « Les révoltes logiques » in La chair des mots. Politiques de l’écriture, Paris :
Galilée, 1998, p. 83-84.
4. François Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des années 80, Paris : La Découverte, 2006.
5. Le Doctrinal de sapience est la revue d’un collectif de philosophes, attachés à la défense de la
discipline dans le contexte – notamment – de la loi Haby. Cf. Christopher I. Fynsk, « Legacies of
May : On the Work of Le Doctrinal de Sapience » in MLN, Vol. 93, no 5, Comparative Literature
(Déc. 1978), p. 963-971.
6. Geneviève Fraisse, « À Contre-Temps », in Genre & Histoire , no 2 | Printemps 2008, mis en
ligne le 13 juillet 2008, consulté le 20 juillet 2012, http://genrehistoire.revues.org/index233.html

32 LA REVUE DES REVUES NO 49


RdR49Revoltes_RdeR42 26/02/13 10:52 Page33

LES RÉVOLTES LOGIQUES (1975-1981)

tenue par Michel Foucault. L’amarrage universitaire renseigne peu la dynamique


de fondation de la revue. Signé de Jacques Rancière, Jean Borreil, Geneviève
Fraisse, le programme dans Le Doctrinal de sapience s’achève sur l’urgence de la
nécessité d’un bulletin afin de diffuser les travaux du CRIR et surtout multiplier
les échanges « notamment avec les chercheurs “sauvages”»7. Les Rl seront ce bulle-
tin. Le collectif de la revue8 à l’origine comprend, outre Jean Borreil, Geneviève
Fraisse et Jacques Rancière, Pierre Saint-Germain, Michel Soulerie, Patrick Vauday,
Patrice Vermeren. Sept donc, rejoints par Serge Cosseron, Stéphane Douailler,
Christine Dufrancatel, Arlette Farge, Daniel Lindenberg, Philippe Hoyau, Danielle
Rancière.
Le contexte renseigne davantage la dynamique de naissance des Rl. Elle tient
à l’effondrement du maoïsme que symbolisent les funérailles de Pierre Overney
(4 mars 1972) ; la revue paraît dans la foulée de la publication par Jacques Rancière
de La leçon d’Althusser (1974). Le philosophe donne là quitus de l’althussérisme
de sa jeunesse incapable de se saisir de la pluralité des luttes de la décennie 1970.
Lip vaut symbole de ce que ce marxisme ne peut étreindre :
« L’affaire Lip, si elle a révélé la profondeur que pouvait atteindre la
subversion dans la pratique et la pensée de ces ouvrier(e)s et employé(e)s
qu’on disait si respectueux, a aussi montré l’impuissance radicale des mou-
vements gauchistes à propager cette subversion, à en faire le principe de
formes nouvelles d’organisation de la révolte. Début sans doute d’une figure
© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)

© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)


nouvelle de la subversion mais fin en tout cas des grands discours totalisa-
teurs du gauchisme. Fin, si l’on veut, de l’opposition des petits mondes
communistes au grand. Le temps de la concurrence est fini, le temps de la
récupération peut enfin se déployer.9 »
Ce temps déployé de récupération, que dénonce également le programme du
CRIR, vise autant le travail de refondation intellectuelle du Parti socialiste à partir
du rimbaldien Changer la vie (1974) dont la dynamique accouche en 1977 du
discours de Michel Rocard sur les « deux cultures » où Marx se ravaude à partir
de Proudhon et Jaurès10, que les tentatives d’élucidation de Mai 68 par le PCF,

7. Geneviève Fraisse, Jean Borreil, Jacques Rancière, « Le Centre de Recherches sur les Idéologies
de la Révolte, définition des objectifs… », Le Doctrinal de Sapience, no 1, Troyes, Printemps 1975.
8. Ariane Revel, Les Révoltes Logiques. Un cas de collectif de recherche, entre 1975 et 1985,
Mémoire de Master 2, Paris 1, soutenu en septembre 2010.
9. Jacques Rancière, La leçon d’Althusser, Paris : Gallimard « Idées », 1974, p. 217-218.
10. Vincent Chambarlhac, « Les deux cultures : l’histoire du socialisme dans l’affrontement
partisan », Séminaire « Marx au XXIe siècle », 10 décembre 2011, http://vimeo.com/33533944 .
Consulté le 25/03/2012. À paraître.

LA REVUE DES REVUES NO 49 33


RdR49Revoltes_RdeR42 26/02/13 10:52 Page34

Vincent CHAMBARLHAC

comme dans une frange plus familière aux fondateurs des Rl, l’essor de la « Nouvelle
philosophie » à partir des cendres du maoïsme. Contre une recomposition en
cours du politique et un premier récit de Mai qui se tisserait, les Rl choisissent la
révolte pour embrasser l’arc des significations des luttes et maintenir le caractère
intempestif de ces années d’insubordination ouvrière11. Elles sont, contre l’époque
et les récits qu’elle tisse, une «petite machine de guerre » :
« Le retour et le déplacement que ces pages [des Rl] proposaient obéis-
saient alors à une exigence simple dans son principe même si elle impliquait
dans la pratique une bataille sur plusieurs fronts : éviter que la liquidation
d’une certaine pensée de la révolution ne dispense de comprendre les enjeux,
complexités et contradictions de deux siècles d’histoire militante12. »
L’allusion du programme du CRIR aux « chercheurs sauvages » précise la
situation des Rl entre militance et recherche scientifique. CRIR et Rl se découpent
dans l’horizon tôt caduc d’une histoire télévisuelle de la révolte chaperonnée par
Jean-Paul Sartre, dans la lignée sans doute du livre cosigné avec Pierre Victor (Benny
Levy), et Philippe Gavi, On a raison de se révolter (1974). Simone de Beauvoir
brosse rapidement le projet et l’échec de cette série télévisuelle, évoquant au
passage les réunions avec de jeunes chercheurs et historiens à leur domicile, la
production de documents et d’archives de la révolte13. Le CRIR participe sans
doute de cette impulsion ; il s’inscrit également dans le mouvement plus ample
de production d’une histoire par le bas. Ici les Rl voisinent avec Les Cahiers du
© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)

© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)


Forum-histoire animés par Jean Chesneaux, à la fondation concomitante. Contre
la parole du maître et les logiques généalogiques ces revues se proposent la pratique
d’une histoire par le bas, où les statuts académiques n’ont pas lieu d’être : cher-
cheurs amateurs, militants, et chercheurs académiques se côtoient dans le Larzac
lors des rencontres du Forum-histoire. Jean Chesneaux théorise cette position
dans son manifeste Du passé faisons table rase ressenti par l’histoire scientifique
du mouvement ouvrier comme un véritable pamphlet14. Au ras des Rl, ce même
positionnement se retrouve dans l’animation du séminaire sur la parole ouvrière
où l’élève, Alain Faure, guide le maître, Jacques Rancière, dans le dédale de

11. Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 1968. Essai d’histoire politique des
usines, Rennes : PUR, 2007.
12. Jacques Rancière, « Les gros mots » in Les scènes du peuple, Paris : Horlieu, 2003, p. 9.
13. Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux, Paris : Folio, 1987.
14. Vincent Chambarlhac, Du passé faisons table rase ? Séminaire « Vandales et vandalismes
(époque moderne et contemporaine) », Centre Georges Chevrier (CGC), 1er février 2012. Dispo-
nible en version audio sur le site du CGC :
http://tristan.u-bourgogne.fr/UMR5605/manifestations/11_12/12_02_01.html

34 LA REVUE DES REVUES NO 49


RdR49Revoltes_RdeR42 26/02/13 10:52 Page35

LES RÉVOLTES LOGIQUES (1975-1981)

l’archive ouvrière15. Toutes ces initiatives participent d’un fonds commun où l’histoire
éclaire les enjeux du présent, est donc politique ici et maintenant. La singularité
des Rl, face au Forum-histoire, tient à son impulsion originelle, la philosophie, et
sa pratique spécifique de l’archive. C’est donc une « philosophie féroce » qui anime
la pratique de l’histoire ouvrière au sein des Rl.

Faire de l’histoire ouvrière (1975-1981) ?16

Le projet intellectuel originel des Révoltes logiques porte la marque de Foucault.


Son manifeste s’ouvre sur une interrogation initiale déclinée de manière archéo-
logique : quelle mémoire aurons-nous ?17 Le propos s’inscrit clairement dans les
topiques de cette décennie qui enfante l’année du patrimoine, incline Pierre Nora
a consacrer son séminaire de l’EHESS aux « Lieux de mémoire »18. Le question-
nement des Rl introduit un constat : aujourd’hui, il n’y a plus guère de mémoire
populaire. Rapidement cette quasi absence se lie à la question de l’archive et de
son lieu d’enregistrement : l’État, le Parti, la littérature populaire sont rapidement
congédiés. Le premier ne connaît ni la révolte ouvrière, ni la révolte paysanne
quand le second norme l’archive dans l’horizon d’une perpétuelle autojustification
de sa ligne politique ; quant à la littérature populaire elle s’est justement écrite
contre les textes et les chansons qui formulaient l’histoire populaire au siècle dernier.
Malgré l’imprécision du terme mémoire populaire, la référence aux luttes et aux
© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)

© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)


réseaux de paroles spécifie la position tenue. Importe aux auteurs des Rl la prise
de parole des acteurs contre sa codification par les discours politiques comme la
mise en archive. L’engagement politique des Rl se marque ici à l’origine : l’enjeu
serait de retrouver une histoire des formes concrètes des consciences de classe, pour
répondre à une question évidemment militante : où en sommes-nous avec le vieux
rêve de l’émancipation ouvrière, sur lequel se sont construites les théories et les politiques
de la révolution ?19 La naïveté archéologique du dessin initial s’estompe peu à peu,
15. Cf. la préface de Jacques Rancière à la nouvelle édition de La Parole ouvrière, Paris : La
Fabrique, 2007.
16. L’ensemble de ce paragraphe reprend des propositions déjà travaillées lors d’une journée
d’étude organisée par le Centre Georges Chevrier (Ub, CNRS 5605) dont une première version
est parue sous format électronique : Vincent Chambarlhac, Faire retour (Les Révoltes logiques,
Mai 68 et ses vies antérieures). dissidences, no 3, Printemps 2012, 5 mars 2012. Revue électronique
disponible sur Internet : http://revuesshs.ubourgogne.fr/dissidences/document.php?id=1864 .
17. Sauf exception – indiquée par une référence en note – les citations qui suivent sont toutes
extraites des 2e et 3e de couverture des Rl, no 1, Hiver 1975.
18. François Dosse, Pierre Nora. Homo historicus, Paris : Perrin, 2011.
19. Rl, no 2, Printemps/été 1976, p. 4.

LA REVUE DES REVUES NO 49 35


RdR49Revoltes_RdeR42 26/02/13 10:52 Page36

Vincent CHAMBARLHAC

au fil de la pratique de la revue : la mémoire populaire des luttes, catégorie forte-


ment teintée des propositions du Forum-histoire cesse d’être opératoire au sein des
Rl au profit d’une réflexion plus resserrée sur de brefs épisodes où se manifestent
des identités, des altérités20...
De 1975 à 1981, les articles des Rl embrassent l’histoire ouvrière – singuliè-
rement la séquence 1830-1848 –, les révoltes d’enfants, la question du féminisme
au XIXe siècle, l’espace de la rue au XVIIIe siècle, le trimard, l’écrit des colporteurs…
Ces thématiques se nourrissent de l’air du temps (Lip, le Larzac, les mutineries à
Clairvaux…) et inscrivent clairement la revue dans le champ d’une histoire sociale
alors à son acmé. Les revues académiques mesurent alors la singularité du projet.
Les Annales croquent ainsi la 3e livraison :
« Des analyses solidement marquées du sceau de l’idéologie qui ont
parfois le charme de la bande dessinée, mais un goût très sain du document
et de bonnes pistes de recherches, sur le travail des enfants au XIXe siècle et
les instituteurs-artisans face à la politique de Guizot.21 »
La concision du commentaire mérite que l’on s’y attarde. Contrairement au
sort réservé aux propositions de Jean Chesneaux et du Forum-histoire expédié en
un court renvoi à l’article du Monde d’Emmanuel Leroy-Ladurie – « Jdanov à
Pékin » –22, les Annales reconnaissent à demi-mot les Rl comme une consœur en
histoire. Deux précautions spécifient cette reconnaissance : la question de l’idéo-
logie qui marque l’engagement militant de la revue, vaut frontière, et la remarque
© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)

© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)


sur la BD concomitante à la sortie d’une histoire de France en bande dessinée.
Dans l’ordre des revues d’histoire, les Annales concèdent un strapontin aux Rl pour
ce « goût très sain du document ». La critique désigne alors à demi-mot qu’autour
du faire de l’histoire se noue la controverse puisque la revue augure d’une pratique
hétérodoxe. Le programme du CRIR, comme l’ensemble de la production des Rl,
se donne en grande partie comme adversaire l’École des Annales, tenants d’une
« histoire immobile » – celle des mentalités – qui, par le triptyque de Faire de
l’histoire en 1974 propose à ses lecteurs d’entrer dans l’atelier de la discipline.
L’histoire pratiquée par les Rl révoque la pratique de l’histoire des mentalités.

20. « “Révoltes logiques”. La contre-histoire », entretien publié dans L’âne, no 1, 1981, consulté
le 6/8/2012 sur le site :
http://horlieu-editions.com/introuvables/les-revoltes-logiques/entretien-l-ane.pdf
21. Annales, année 1977, volume 32, p. 4.
22. Emmanuel Leroy-Ladurie, « Jdanov à Pékin », Le Monde, 14 mai 1976. Vincent Chambarlhac,
Du passé faisons table rase ?, séminaire « Vandales et vandalismes (époque moderne et contemporaine) »,
CGC, 1/2/2012. Disponible en version audio sur le site du Centre Georges Chevrier :
http://tristan.u-bourgogne.fr/UMR5605/manifestations/11_12/12_02_01.html

36 LA REVUE DES REVUES NO 49


RdR49Revoltes_RdeR42 26/02/13 10:52 Page37

LES RÉVOLTES LOGIQUES (1975-1981)

Revenant sur Montaillou, village occitan (1976) comme sur l’enquête d’André
Burguière Bretons de Plozévet (1975), Jean Borreil fustige :
« […] les ethnographes en mal de terrain ou historiens à la recherche des
longues durées paysannes – ce qui revient quasiment au même – [qui] commen-
cent à investir ce qui, pour eux, n’est dans le meilleur des cas que “territoire” et
objet d’étude. Dans le meilleur des cas en effet : la colonie nous a rendus méfiants
sur le rôle exact des ethnologues et la neutralité de leur belle histoire.23 »
L’analyse de l’historien vaut pour le collectif des Rl discours d’ordre, succédant
à celui du colonisateur ou de l’inquisiteur dont les archives, prises dans leur séria-
lité, nourrissent la recherche. Ce refus de la sérialité, construit la pratique singulière
de l’archive par le collectif, attentive aux irrégularités, à l’émergence d’individualité,
de subjectivité, propres à restituer les scènes de paroles de la révolte. Cette position
d’un faire de l’histoire se déploie sur deux fronts. Le premier récuse la logique des
grands récits du marxisme contemporain sur la conscience de classe, le mouvement
ouvrier, où grèves et révoltes s’enchaînent dans une perspective téléologique24 ; le
second oppose à l’histoire scientifique du mouvement ouvrier telle que mise en
œuvre par l’emblématique revue qu’est Le Mouvement social une autre manière
d’entendre les luttes, de se saisir des identités ouvrières de classe et/ou de genre.
À l’occasion du numéro 100 de la revue, le collectif des Rl, invité à participer à une
table ronde des historiens, livre sa position dans un bref article, Deux ou trois choses
que l’historien social ne veut pas savoir25. L’article vaut réquisitoire contre l’histoire
© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)

© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)


sociale pratiquée par la revue et la prétention d’extraterritorialité au politique que
son titre, comme la qualité universitaire de ses plumes, laisse supposer. Si l’historien
social n’a pas à être orthodoxe, c’est que son objet l’est pour lui, écrit le collectif. Chaque
recherche en histoire sociale procède alors d’un déjà su par quoi l’exploration de
telle question de l’histoire du mouvement ouvrier ne peut, dans l’instant de son
résultat, que confirmer l’ordre des discours politiques ou statuer sur l’état d’avan-
cement du parti, de l’État par rapport au déjà là de la réflexion contemporaine26.
23. Jean Borreil, « À propos de quelques livres parus récemment », Rl, no 3, Automne 1976, p. 88.
24. En ce sens, la revue est l’un des lieux du débat sur la crise du marxisme autour de 1975.
Outre les travaux de Michaël Christofferson (Les intellectuels contre la gauche, Marseille : Agone,
2009), le séminaire du Groupe de Recherche Marxiste (ENS, Ulm) a depuis peu revisité cette crise.
25. Collectif Révoltes logiques, « Deux ou trois choses que l’historien social ne veut pas savoir »,
in Le Mouvement social, no 100, Juillet / Septembre 1977, p. 21-30.
26. Sur ce point, la critique porte sur la question de la sexualité et le PCF des années trente
(François Delpla, « Les communistes français et la sexualité » in Le Mouvement social, no 91, Avril / Juin
1975), sur l’utilisation de la linguistique qui n’a d’autre objet que de « garantir ce que l’on sait déjà ». La
critique vise notamment l’article d’Antoine Prost, « Combattants et politiciens. Le discours symbolique
sur la politique dans l’entre-deux-guerres », in Le Mouvement social, no 85, Octobre / Décembre 1973.

LA REVUE DES REVUES NO 49 37


RdR49Revoltes_RdeR42 26/02/13 10:52 Page38

Vincent CHAMBARLHAC

La critique aboutit enfin au rapport de l’historien social à l’archive, à sa lecture


positiviste qui lui interdit alors de prendre en compte les politiques de l’archive,
identifiant ainsi la mémoire d’État qui collecte, ordonne, à la mémoire du peuple.
La mémoire ouvrière n’est plus que ce qu’en conserve l’État, ce qu’il en dit par
le canal de la recherche universitaire. Par opposition, les Rl plaident pour une
histoire qui « soit en chaque instant rupture, questionnable seulement d’ici, seulement
politiquement ».
La singularité du projet des Rl se mesure donc dans le frottement avec les
revues d’histoire. Elle est double. Devant l’archive, le collectif propose un ques-
tionnement sur l’acte même d’archiver, l’ordre que celui-ci implique et les ruses
alors des témoins comme des historiens pour faire entendre une subjectivité.
Ces politiques de l’archive sont toujours plus au cœur du travail de la revue dont
la réflexivité se nourrit politiquement de l’époque, attribuant à l’histoire selon
Geneviève Fraisse, des vertus égales à l’effet de l’histoire des sciences sur la philo-
sophie dans la décennie 1960 pour nourrir de nouvelles problématiques27. Faire
de l’histoire est pour la revue un acte de recherche et un acte politique :
« Plus qu’à constituer une encyclopédie, les études menées dans Les
Révoltes logiques visaient à déplacer les termes du débat présent, à interve-
nir à cette jointure de l’opinion militante et de la scène universitaire où se
déterminaient les formes de la décomposition et de la recomposition de la
figure ouvrière révolutionnaire.28 »
© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)

© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)


S’inscrire en contrepoint.

Le pari des Révoltes logiques, plus que l’interrogation d’une mémoire popu-
laire esquissée en 1975, repose sur la distance :

27. « La revue Les Révoltes logiques regroupait des philosophes soucieux du travail d’archive,
notamment celle du XIXe siècle ; le Groupe d’études féministes créait l’histoire des femmes dans une
perspective d’interdisciplinarité, représentée surtout par la littérature et la sociologie. […] C’est
comme si ces disciplines apportaient un réel, un sol où enraciner des problématiques. L’histoire
serait-elle le garant d’une vérité possible, au moins d’une vérification, au même titre que l’histoire
des sciences pour la philosophie dans les années 1970 ? L’althussérisme, dans sa version radicale,
celle de l’épistémologie et de l’histoire des sciences, proposait en effet de lire des textes scientifiques
à côté des grands textes philosophiques, montrait comment l’histoire des sciences était une clé pour
la philosophie. La référence historique serait par conséquent un indice de vérité, à la fois comme
réel et comme garantie. » Geneviève Fraisse , « À Contre-Temps » in Genre & Histoire [en ligne],
no 2 | Printemps 2008, mis en ligne le 13 juillet 2008, Consulté le 20 juillet 2012 :
http://genrehistoire.revues.org/index233.html
28. Jacques Rancière, « Les gros mots », in Les scènes du peuple, Paris : Horlieu, 2003, p. 15.

38 LA REVUE DES REVUES NO 49


RdR49Revoltes_RdeR42 26/02/13 10:52 Page39

LES RÉVOLTES LOGIQUES (1975-1981)

« […] d’un savoir qui ne peut être ni la science disant enfin la vérité
sur l’État et la Révolution, le prolétariat, le socialisme et le Goulag ; ni la
voix en personne des exclus et des sans-voix ; à tout le moins le maintien
d’une ironie, d’une distance du savoir à lui-même qui faisant écho à ce qui
n’arrive pas à être représenté, nous empêche au moins d’étouffer sous ce
qui est aujourd’hui insupportable : non pas le discours des Droits de
l’Homme, mais le discours des compétences.29 »
Cette citation intervient en 1980, au moment où la revue connaît des diffi-
cultés toujours plus grandes, quand déjà (1978), les Cahiers du Forum-histoire ont
disparu. Bientôt, une courte phrase vaudra épitaphe de la revue, en janvier 1981 :
« Révoltes logiques est née des illusions et des désillusions de l’après 68
et du refus des différentes formes de retour aux traditions que ces désillusions
entraînaient bien souvent.30 »
Dans l’intervalle (1975-1981), les Rl incarnent une manière, un positionne-
ment devant l’époque, devant la digestion de Mai 68 et de ses idéaux. La publica-
tion du numéro spécial en 1978 intitulé Les Lauriers de mai, l’illustre. À l’origine,
les textes devaient figurer dans la revue Les Temps modernes :
« Ce dossier [Les Lauriers de mai] devait constituer un numéro spécial
des Temps modernes. Ce projet n’a pu être mené à son terme en raison du
refus tardif opposé par la rédaction de cette revue à l’article “La légende des
philosophes”. Celui-ci essayait, conformément à l’orientation générale du
© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)

© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)


collectif Révoltes logiques, de substituer aux débats d’opinion sur la nouvelle
philosophie l’ébauche d’une analyse sur ce qui, dans l’histoire du mouvement
maoïste et de ses rapports avec les intellectuels en fondait la possibilité.
L’expérience prouve que cette démarche rencontre plus d’obstacles que
l’expression des opinions, si violentes soient-elles. L’héritage gauchiste – et
maoïste en particulier – entretient aujourd’hui un certain nombre de formes
de maîtrise idéologiques et politiques. Et le refus d’ouvrir des discussions et
des interrogations sur cet héritage ne peut que renforcer un monopole qui
interdit l’analyse de notre histoire.31 »
Plus que la rupture avec la revue sartrienne, qui se consomme ici sur l’autel
de la nouvelle philosophie et de ses maîtres-penseurs, importe ici le possessif « notre
histoire ». De manière contingente, il indique la grande familiarité du collectif

29. Jacques Rancière, « La révolte impensable », in Les Révoltes logiques, no 12, été 1980, p. 88.
30. Révoltes logiques, no 13, janvier 1981.
31. Avertissement des Révoltes logiques pour l’encart sur Les lauriers de mai, 1er trimestre 1979.

LA REVUE DES REVUES NO 49 39


RdR49Revoltes_RdeR42 26/02/13 10:52 Page40

Vincent CHAMBARLHAC

avec la mouvance maoïste et sartrienne ; pour l’ensemble de la production éditoriale


des Rl, le possessif signifie la familiarité des auteurs avec leurs objets de recherche
en militants. L’éditorial de l’ultime livraison – Politiques du voyage – l’explicite
sans ambages :
« […] on a préféré user d’un détour, faire jouer une étrangeté qui est
celle des voyageurs plus que du spectacle… […] »
« On a préféré ici prolonger un autre itinéraire ; celui de cette enquêtrice
qui repasse comme sociologue sur les chemins de la militante ; déchirement
toujours vivace, question maintenue, voyage interminable…32 »
Les Rl font retour sur des épisodes historiques33 qui seraient autant de scènes,
sinon semblables, posant les mêmes problématiques que Mai 68 et ses suites firent
peser sur la politique gauchiste. « Politiques du voyage » prend d’ailleurs comme
motif de couverture Cavalerie rouge de Casimir Malevitch, un tableau qui fait
retour : retour du peintre, père du suprématisme, au figuratif ; retour métapho-
rique de l’idée de révolution : inversant le sens occidental de la lecture, la cavalerie
revient sur ses pas. Ce motif du retour vaut que l’on s’y attarde. Il convertit le
parcours du militant en itinéraire de recherche, indiquant autant une mutation
des regards (du motif politique au questionnement scientifique) que l’immersion
des préoccupations gauchistes de ces (ex)-militants dans l’archive. L’étrangeté que
l’on fait jouer tient de cette configuration. Elle n’est pas sans rappeler l’établisse-
ment maoïste que d’aucuns connurent dans le collectif : la procédure d’enquête
© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)

© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)


est analogue dans sa tentative d’identification quand l’archive dit le deuil d’une
proximité populaire contemporaine, et l’irrémédiable distance que les procédures
mêmes de sa conservation crée. Ce dessein des Rl, progressivement affiné et dé-
gondé du registre généalogique de la mémoire populaire de 1975 à 1981, ne vise
pas à établir des vies antérieures de Mai, ou des fulgurances qui l’annonceraient34.
Il ne s’agit pas là d’interroger Mai, de questionner l’événement et mesurer sa
résistance aux récits qui tendent à le digérer, le codifier ; la topique du parcours
devenu itinéraire s’embarrasse finalement peu de ce deuil, de ce constat. De
l’événement, les Rl retiennent la fulgurance de la révolte, affirmée dès l’éditorial
du premier numéro :

32. « Politiques du voyage », in Les Révoltes logiques, no 14/15, Été 1981, p. 2-3.
33. Je reprends ici une hypothèse forgée précédemment lors d’une intervention sur la presse
alternative. Cf. Vincent Chambarlhac, intervention du 21 janvier 2012, colloque « La presse alter-
native, entre la culture de l’émancipation et les chemins de l’utopie », Lyon : Cedrats. À paraître.
34. Contrairement à la lecture implicite des Rl que propose Kristin Ross (Mai 68 et ses vies
ultérieures, Bruxelles : Complexe / Monde Diplomatique, 2005).

40 LA REVUE DES REVUES NO 49


© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)
RdR49Revoltes_RdeR42 26/02/13 10:52 Page41 © Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)
RdR49Revoltes_RdeR42 26/02/13 10:52 Page42

Vincent CHAMBARLHAC

« Révoltes logiques voudrait simplement réentendre ce que l’histoire


sociale a montré, restituer dans ses débats et ses enjeux la pensée d’en bas.
L’écart entre les généalogies officielles de la subversion – par exemple
“l’histoire du mouvement ouvrier” – et ses formes réelles d’élaboration, de
circulation, de réappropriation de résurgence.
La disparité des formes de la révolte.
Ses caractères contradictoires.
Ses phénomènes internes de micro-pouvoirs.
Son inattendu.35 »
Faire entendre, permettre un savoir sur ces scènes de révoltes que recouvrent
les interprétations ultérieures, politiques et/ou scientifiques. En ce sens, les Rl
sont évidemment filles de ce temps de restauration que sont les années 70 quand
se retournent les idéaux de Mai. Le sel de cette position heuristique à la jointure
du militant tient du paradoxe. L’élan militant de questionnement de l’histoire
par l’époque (le féminisme, les grèves d’écoliers, le mouvement ouvrier…) est un
travail au ras de l’archive sur les contradictions de l’événement révolutionnaire.
Refusant toute hiérarchie, toute antécédence, il brise autant la sérialité de « l’histoire
immobile » que le compromis des années 70 autour de Mai pour travailler :
« […] la capacité de se réapproprier toutes ces images, forgées dans les
luttes et les rêves ouverts par Mai et qui, lentement et à mesure même que
ces luttes et ces rêves s’effilochaient, ont envahi tout le tissu de cet imaginaire
© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)

© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)


social que gèrent les publicitaires et qu’apprennent à gérer les politiques.36 »
Chemin faisant, les Rl fraient la voie à d’autres interprétations scientifiques
de l’histoire sociale, ouvrière. À sa manière, la revue complique singulièrement
la frontière weberienne du savant et du politique.

Une revue palimpseste ?

Conclure donc. Les Révoltes logiques naissent de Mai (68), meurent à l’abord
de mai (81), le collectif fonctionne jusqu’en 1985. L’antépénultième livraison de
la revue s’ouvre sur la publication de l’exposé de soutenance de Jacques Rancière,
un court avertissement le précède :

35. Éditorial, Les Révoltes logiques, no 1, Hiver 1975.


36. Jacques Rancière, « Le compromis culturel historique », Les Lauriers de mai ou les chemins
du pouvoir 1968-1978, numéro spécial des Révoltes logiques, Février 1978, réédité in Jacques Ran-
cière, Les scènes du peuple, Paris : Horlieu, 2003, p. 253-254.

42 LA REVUE DES REVUES NO 49


RdR49Revoltes_RdeR42 26/02/13 10:52 Page43

LES RÉVOLTES LOGIQUES (1975-1981)

« Sa publication n’entend pas ouvrir dans les Révoltes logiques une ru-
brique des discours de réception mais indiquer un parcours où se réfléchissent
un certain nombre de question qui motivent l’expérience de la revue et des
étapes de son cheminement.37 »
Le texte voisine avec un appel à soutenir la revue en quatrième de couverture ;
à sa manière cette proximité anticipe sur la fin proche de la revue. Collectif militant
de chercheurs, la revue ne survit pas à l’entre-deux-mais mais forme le socle de tra-
vaux futurs. La thèse de Jacques Rancière – La nuit des prolétaires – s’est écrite aux
feux de la revue, d’autres travaux s’enracinent dans ce terreau : la charge contre les
Annales qu’est Les noms de l’histoire, Le goût de l’archive d’Arlette Farge notamment38.
La revue est là palimpseste, peu citée avant que les éditions Horlieu n’en exhument
quelques textes39 à partir de 2003. Le silence qui la recouvre masque son apport à
l’histoire sociale notamment tardivement reconnu par Antoine Prost au prix d’une
distorsion significative ; le travail de Jacques Rancière accompagnant pour lui le
tournant de l’histoire sociale à l’histoire culturelle40. L’étrangeté actuelle des Rl,
tout comme son caractère de palimpseste, tient à la dynamique même de la revue.
Militante plus qu’académique, c’est sur ce second sol qu’elle réussit, bousculant les
modèles épistémologiques. Cette réussite signifie l’échec du dessein même des Rl sur
son avers politique. Elle dit aussi comment d’une proximité avec l’archive construite
par l’expérience et la réflexion antérieure, sur l’établissement maoïste notamment,
naît un gain heuristique. Dans leur brièveté et en leur moment politique, les Rl
© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)

© Ent'revues | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 191.190.197.215)


invitent à concevoir une histoire éditoriale et politique de l’histoire ouvrière.

37. Jacques Rancière, « Le Prolétaire et son double ou le Philosophe inconnu », in Les Révoltes
logiques, no 13, Hiver 1981.
38. Jacques Rancière, La nuit des prolétaires, Paris : Fayard, 1981. Également, Jacques Rancière,
Les noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris : Le Seuil, 1992 et Arlette Farge, Le goût de
l’archive, Paris : Le Seuil, 1989.
39. Jacques Rancière, Les scènes du peuple, Paris : Horlieu, 2003. Le site des éditions Horlieu
édite également quelques éléments de l’histoire des Révoltes logiques :
http://horlieu-editions.com/introuvables/introuvables.html
40. Antoine Prost, « La centralité perdue de l’histoire ouvrière », in Autour du Front populaire,
Paris : Le Seuil, 2006, p. 13.

Vous aimerez peut-être aussi