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Les Éditions du Boréal

4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) H2J 2L2

www.editionsboreal.qc.ca
Les Secrets

de Magellan
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

La Marque des lions, Boréal, coll. « Inter », 2002.

La Caravane des 102 lunes, Boréal, coll. « Inter », 2003.

La Déesse noire, Boréal, coll. « Inter », 2004.

Les Tueurs de la déesse noire, Boréal, coll. « Inter », 2005.

Trente-neuf, Boréal, coll. « Inter », 2008.

Cahokia, Boréal, coll. « Inter », 2016.

Dans la série Le Siècle des malheurs

Pistolero, Boréal, coll. « Inter », 2018.

Indochine, Boréal, coll. « Inter », 2018.

Plutonium, Boréal, coll. « Inter », 2019.

Ténèbres, Boréal, coll. « Inter », 2019.

Cicatrices, Boréal, coll. « Inter », 2020.

Dans la série Exploratus

Les Grossièretés de Jacques Cartier, Boréal, coll. « Junior », 2021.

Visitez le site Internet de l’auteur à : camillebouchard.com

Courrier électronique : camillebouchard2000@yahoo.ca


Camille Bouchard

Les Secrets

de Magellan
EXPLORATUS 2

Boréal
© Les Éditions du Boréal 2022

e
Dépôt légal : 2 trimestre 2022

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada : Dimedia

Diffusion et distribution en Europe : Interforum

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et de Bibliothèque et Archives

Canada

Titre : Exploratus / Camille Bouchard.

Noms : Bouchard, Camille, auteur. | Camille. Secrets de Magellan.

Collections : Boréal junior ; 124.

Description : Mention de collection : Boréal junior ; 124 | Sommaire incomplet : 2. Les secrets de Magellan.

Identifiants : Canadiana (livre imprimé) 20200097067 | Canadiana (livre numérique) 20200097075 | ISBN

9782764627143 (vol. 2) | ISBN 9782764637142 (PDF : vol. 2) | ISBN 9782764647141 (EPUB : vol. 2)

Classification : LCC PS8553.O756 E97 2021 | CDD C843/.54—dc23


À Fanny,

ma nièce
L’Église dit que la Terre est plate, mais je sais qu’elle est

ronde, parce que j’ai vu son ombre sur la Lune, et je

crois plus en une ombre qu’en l’Église.

Citation attribuée à

FERNAND DE MAGELLAN
Prologue

Salut, ami lecteur ou amie lectrice. Je m’appelle Charles-

Antoine. J’ai onze ans. Je sais que tu as pris ce livre pour lire

mes aventures, sauf que tu n’as pas idée à quel point ça me

soulage ! Il m’arrive des trucs trop bizarroïdes. Avec toi à mes

côtés, ce sera plus facile de passer au travers des complications

qui me tombent dessus.

J’ignore qui tu es exactement, alors je t’appellerai « toi qui

lis ». D’accord ? C’est simple et neutre, et ça suppose que tu

peux être un gars, une fille, un jeune, un vieux, un

extraterrestre ou un raton laveur – on ne sait jamais. Alors, toi

qui lis, je te souhaite la bienvenue.

Je me présente : je suis un garçon normal. En tout cas, je

l’étais avant le début de toutes ces histoires. Je ne suis ni grand,

ni petit, ni beau, ni laid, ni brun, ni blond. Je suis entre tout ça,

quoi !

J’habite une petite maison vert pomme dans le village de Cap

aux Goélands sur la Côte-Nord. Devant notre perron, il y a le

fleuve Saint-Laurent, et dans la cour, la forêt boréale.

Je n’ai pas de frère ni de sœur, pas de chat ni de chien, pas de

maladie ni de poux… On dirait que je n’ai rien, mais j’ai tout

ce qu’il me faut. J’ai un vélo, une chambre, un lit, un garde-

robe, des vêtements et, surtout, des parents chouettes – sauf

des fois, mais bon, ce sont des parents.

Ma mère travaille comme préposée aux bénéficiaires dans

une résidence pour personnes âgées, et mon père est

camionneur. Il arrive que maman ait des quarts de soir et que

papa reste sur la route durant plusieurs jours. Dans ces cas-là,

c’est mon grand-oncle, le frère de ma grand-mère maternelle,

qui s’occupe de moi. Il vit avec nous. Il se prénomme Lionel,

mais moi, je l’appelle Nonk, car, lorsque j’étais petit, je ne

parvenais pas à prononcer « mon oncle » au complet. Le


diminutif lui est resté. Et Nonk, il est super-ultra-méga-hyper-

giga-cool. Enfin, pour un vieux. Parce qu’il a au moins cent

soixante ans. Bon, disons deux fois moins, mais comme c’est

un ancien professeur d’histoire à l’université et qu’il connaît les

noms et les destins de plein de personnages morts depuis

longtemps, on a l’impression qu’il a été à l’école avec eux.

Nonk et moi, on s’amuse bien. Avec Marisol aussi, des fois.

Elle, c’est ma voisine. On est dans la même classe. Elle a de

longs cheveux châtains, des yeux noirs, des joues roses, deux

rangées de dents toutes neuves, des doigts de pianiste et des

pieds de ballerine. Ce n’est pas de sa faute, mais elle ne

ressemble pas du tout à Ember-Crocodile ni à Becky-Dents-de-

Sabre, mes lutteuses préférées.

Finalement, toi qui lis, si j’y pense bien, je ne dois pas être un

garçon si normal. La personne que j’aime le plus au monde

avec mes parents, c’est un grand-oncle qui a l’air d’avoir connu

Jules César, et ma meilleure amie est une fille qui joue du piano

et danse le ballet.

Sauf que ce n’est pas ça le plus étonnant.

Il y a quelque temps, Nonk a hérité d’un vieux domaine qui

appartenait à de lointains cousins : les Vanderauvleminx. Mes

parents ne les connaissaient même pas. Alors, mon grand-

oncle et moi, on est allés en Colombie-Britannique pour en

prendre possession. Tu sais ce que j’ai trouvé dans l’ancienne

maison ? Oui, bon, si tu as lu le premier tome de cette série, ce

n’est pas un secret pour toi. Mais si tu commences la série avec

ce roman, je te l’apprends : je suis tombé sur un coffret portant

l’inscription « Exploratus ».

À l’intérieur, il contient de petits tiroirs qui renferment une

collection très, très, très, très particulière : des morceaux de

tissu ayant appartenu à des explorateurs célèbres. D’où le nom.

Jusque-là, ça n’a pas l’air très excitant, mais attention !

Chacun de ces bouts de coton, de soie, de lin, de chanvre ou de


laine enveloppe un sablier magique. Oui, oui, magique.

Crois-le ou non, toi qui lis, quand le sablier est retourné, la

personne à qui a appartenu le morceau d’étoffe apparaît à côté

de nous, en chair et en os ! Comme un fantôme ! Mais pas avec

un grand drap blanc sur la tête, ou couvert de chaînes, ou

translucide et qui passe au travers des murs. Un fantôme qui a

l’air aussi vrai que toi et moi. Alors tu te doutes bien que j’ai

rapporté le coffret à Cap aux Goélands.

D’ailleurs, tu te demandes sûrement ce qui arriverait si,

mettons, je faisais apparaître un gros pirate sanguinaire qui

voudrait me découper en morceaux avec son sabre. Dans ce

cas, je peux coucher les ampoulettes sur le côté pour arrêter

l’écoulement des grains de sable. Ça renvoie aussitôt le fantôme

dans son univers.

C’est plutôt chouette, hein ?


1

La catastrophe, la catastrophe !

Tu commences ce chapitre juste au bon moment, toi qui lis. Je

suis en train de courir dans les couloirs de l’école pour me

rendre au local de musique. Je sais, je sais : on est censés

marcher dans les corridors. Mais j’ai reçu un texto de

Marisol… Tiens, je te le montre :

« Viens vite. C’est la catastrophe. »

Donc, pas de niaisage. J’étais à la bibliothèque en attendant

ma camarade. Elle a un cours de piano qui se termine plus tard

le mardi. Comme sa mère vient la chercher en voiture, j’en

profite pour monter avec elles.

me
— On ne court pas dans l’école ! me lance M Isabelle, la

prof de musique, alors qu’elle passe devant moi en direction de

la sortie. Moi aussi, aujourd’hui, je suis pressée et, pourtant, tu

le vois, je marche.

Je ralentis. Elle disparaît à l’angle du couloir.

Je me remets à courir.

C’est rare que je sois si désobéissant, mais je t’avoue que je

suis très inquiet, toi qui lis. De quelle catastrophe Marisol

peut-elle bien parler ? Est-ce que, sans le faire exprès, elle

aurait révélé à quelqu’un le secret de l’Exploratus qu’on s’est

me
juré de garder entre Nonk, elle et moi ? À M Isabelle, par

exemple ? À ses parents ? À des camarades de l’école ?

C’est difficile de gérer un secret ! Il faut toujours faire

attention à ce qu’on dit, ne pas mentir, mais ne pas révéler ce

qu’on sait non plus. Le plus compliqué, c’est avec mes parents.

Ils le voient tout de suite quand je cache quelque chose. Une

chance que Nonk est là : comme il est très vieux, il a pas mal

plus d’expérience que moi dans les cachotteries !


Tiens, la semaine dernière, justement ! Nonk et moi, on

placotait avec Samuel de Champlain dans le salon. Tout à coup,

papa est rentré du travail plus tôt que prévu. On l’a entendu

essuyer ses bottes sur le paillasson. On a à peine eu le temps de

retourner le sablier pour faire disparaître le fantôme quand la

porte s’est ouverte. On a eu chaud.

J’arrive au local de musique tout essoufflé, toi qui lis. Marisol

est en train de placer les livres de solfège dans l’armoire. Elle ne

semble pas se soucier du classement et case le tout pêle-mêle en

ronchonnant. À côté, le couvercle est déjà refermé sur le clavier

du piano.

— Marisol ! Qu’est-ce qui se passe ?

Elle ne me regarde même pas et manipule ses cahiers en

répétant :

— C’est la catastrophe, la catastrophe !

— Quoi, ça ? L’Exploratus ? Tu as révélé le secret à

quelqu’un ?

Elle se tourne enfin vers moi.

— Hein ? Mais non ! Je te parle de notre travail d’équipe en

histoire. C’est la catastrophe, la catastrophe !

— En… en histoire ? Tu parles de nos oraux du cours

d’univers social ? Ce n’est pas à cause de l’Exploratus ?

— D’où tu sors cette idée ?

En réalité, toi qui lis, je pense que je me suis inventé cette

peur tout seul. C’est à cause du texto dramatique de Marisol,

aussi. Elle aurait dû se douter que je m’inquiéterais ! Mais je

suis trop soulagé pour être fâché. Je réplique donc

simplement :

— T’en fais pas, on va avoir une bonne note. Je sais que les

présentations de Justin et Justine n’étaient pas terribles, mais la

tienne était super et…


— Non ! Ce n’était pas super !

Il faut que je t’explique, toi qui lis : dans le volet Histoire du

cours d’univers social, nous avons un travail à exécuter qui

consiste à présenter à la classe un ou plusieurs personnages

illustres. Ce devoir compte aussi pour la note en français, vu

qu’on doit préparer une version écrite de notre oral.

me
M Valentine, notre enseignante, a formé des groupes de

quatre. Chaque membre du groupe doit préparer son propre

exposé. Pour nous motiver, elle a annoncé que l’équipe qui

aura cumulé la meilleure moyenne recevra quatre bons d’achat

pour des costumes d’Halloween gratuits chez Zombies,

Princesses & Cie. Marisol m’a promis de se déguiser en Ember-

Crocodile si je me transforme en Casse-Noisette. Au début, je

n’étais pas très chaud à cette idée, mais la pensée de voir mon

amie toujours si délicate se prendre pour une lutteuse aux

cheveux vert fluo, ça me fait trop rigoler.

Justin et Justine, des jumeaux aux notes moyennes, mais

gentils quand même, sont dans le même groupe que nous. Ils

ont produit leur travail la semaine dernière, l’un sur Bonnie,

e
l’autre sur Clyde, des bandits américains du XX siècle.

Sincèrement, c’était tout mêlé, leur affaire. Ils pensaient que

Bonnie et Clyde étaient des jumeaux comme eux, alors que, en

fait, c’étaient deux amoureux. En plus, ils ont dit qu’une

femme qui travaille dans un café s’appelle une cafetière, et ils

ont confondu bouquet de géraniums avec bouquet d’uranium.

me
M Valentine leur a mis une très mauvaise note.

Pour remonter la moyenne de notre équipe, il faut

absolument que Marisol et moi, eh bien, on pète des scores !

— Et je me suis plantée ! se désole Marisol.


2

Tête-de-Chou et Mayonnaise

Marisol ressemble à un chien battu. Je ne comprends pas sa

détresse, son exposé m’a pourtant paru très bon ! Elle a parlé

du danseur Vaslav Nijinski, c’était chouette. Je demande :

— Pourquoi dis-tu que tu as…

— Salut, les deux vers de terre !

Grenouille !

Marisol et moi, on sursaute en même temps. Je pivote sur un

talon en direction de la porte où je vois la face crampée de

Christophe-Tête-de-Chou.

— Comme ça, vous avez tout foiré ? ricane-t-il.

Appuyé contre le cadre de la porte, il nous observe en

compagnie de son meilleur ami, Valère-Mayonnaise. (Oui,

bon, on se donne des surnoms comme ça, à l’école, sans raison.

Ne cherche pas à comprendre.) Je lui demande :

— De quoi tu parles, Tête-de-Chou ?

Puis je me tourne vers Marisol.

— Et toi ? Comment peux-tu savoir que tu as raté ta

me
présentation ? M Valentine te donnera ton résultat

seulement demain.

Mon amie répond en accentuant son expression

catastrophée :

me
— M Valentine était avec ma prof de piano lorsque je suis

entrée pour mon cours. C’est là qu’elle m’a dit que ma

présentation était bourrée d’erreurs.

— Ah bon ?

Elle se penche vers moi et chuchote dans mon oreille :


— J’ai trop attendu avant de commencer mon travail. Puis,

avec mes leçons de piano, de ballet et de chant, j’ai fini par

manquer de temps. C’est mon grand frère qui a accepté de

monter le document pour moi en échange de tous mes desserts

de la semaine. Je n’ai pas vérifié son affaire et puis… voilà.

La voix de Valère-Mayonnaise résonne dans mon dos :

— C’est ça, dites-vous des secrets. Mais nous autres, en tout

cas, on a eu de super notes.

Tête-de-Chou jette un regard en coin à son complice en

grognant :

— Mais ça, c’est surtout à cause de ma présentation sur

Christophe Colomb. Parce que, toi, ton truc sur Cléopâtre qui

aurait connu Jésus, c’était plutôt pourri. Surtout que tu avais

mis un uniforme de Napoléon pas rapport.

Valère hausse les épaules en esquissant une moue boudeuse.

— Ce n’est pas encore fini ! les défie Marisol en pointant nos

deux rivaux de son index menaçant – comme le fait parfois

Ember-Crocodile à Becky-Dents-de-Sabre. On a même une

sacrée chance de vous dégommer.

— Ah ouais ? se moque Christophe. Je me demande

comment.

C’est maintenant vers mon nez que pointe l’index de

Marisol, mais elle regarde toujours les deux autres. Elle grince :

— Charles-Antoine n’a pas encore fait sa présentation. Ce

sera demain. Et il a préparé un exposé génial qui va nous faire

remporter le grand prix. Alors ne réservez pas trop tôt vos

costumes d’Halloween, parce que vous allez perdre !

Oups ! toi qui lis ! Je sens qu’on va se rendre ridicules. Parce

que, sincèrement, j’ignore encore de quel personnage

historique je vais parler. Je pensais improviser rapidement un

petit quelque chose ce soir en écoutant un documentaire sur la


chaîne Historia. Ce n’est pas mon meilleur coup, je sais, mais

j’étais certain que la note de Marisol suffirait amplement à faire

gagner notre équipe…

— Ah ouais ? répète Christophe en perdant un peu de son

assurance et en me jetant un œil mauvais. J’ai bien hâte

d’entendre ça, moi, cet « exposé génial ».

Il ricane faussement, puis il indique à son complice de le

suivre. Les deux zigotos s’engagent dans le couloir en lançant

un dernier :

— À demain, les vers de terre !

Je me tourne vers Marisol en levant les mains en direction du

plafond.

— Mais pourquoi tu leur as dit ça ? Je n’ai même pas

commencé à…

— Je sais, je sais ! m’interrompt une fois de plus mon amie

en grimaçant. Je suis désolée. Mais moi, la face arrogante de

Christophe-Tête-de-Chou… plus capable.

— Marisol ! En le provoquant, tu lui as justement donné des

munitions pour que sa victoire soit encore plus éclatante.

— C’est pour ça qu’il ne faut pas qu’il gagne !

— Mais… comment ?

Elle pointe de nouveau son index vers mon visage et

répond :

— Je ne sais pas. Mais on a intérêt à trouver quelque chose,

parce que, là, c’est vrai qu’on va avoir l’air niaiseux !


3

Le scaphandrier

Nous voilà au soir, toi qui lis, et je ne sais toujours pas sur quel

personnage faire ma recherche. Trou noir total. Je ne peux

certainement pas blâmer Marisol d’avoir mis le sort de notre

équipe sur mes épaules, car, moi aussi, j’avais misé sur la

qualité de son travail pour remporter le grand prix.

— Tu as l’air d’un scaphandrier qui a oublié d’emporter sa

bonbonne d’oxygène.

Grenouille ! Je sursaute encore. Je suis devenu nerveux, on

dirait. Je n’ai pas entendu Nonk s’approcher de la porte de ma

chambre que j’avais laissée entrebâillée.

— Reviens à la surface, blague-t-il.

Je ris un peu. C’est vrai que je dois avoir l’air nono comme

ça, à fixer le vide, la bouche ouverte. Je réplique :

— Je cherche un sujet pour mon oral en histoire.

— Je n’ai pas le temps de t’aider, je vais m’enfermer au sous-

sol. J’ai été invité par l’université à une visioconférence avec des

étudiants.

Je remarque que mon grand-oncle tient son ordinateur

portable sous le bras et que des écouteurs pendouillent sur sa

poitrine. Je dis :

— Tu penses que je te demanderais d’exécuter mon devoir à

ma place ? Je ne suis pas un tricheur.

Évidemment, j’évite de préciser que Marisol, par contre…

— Tu crois que j’accepterais ? réplique Nonk. J’aimerais

mieux te voir couler… comme le scaphandrier sans sa

bonbonne.

Je ris encore, mais sans conviction. Il s’informe :


— Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi tu sembles aussi

débiné ?

Bon, je ne te répéterai pas l’histoire depuis le début, toi qui

lis, tu connais déjà mon problème. Je mets oncle Lionel au

courant de ma négligence et du défi lancé par Marisol.

Il soupire, tapote le cadre de la porte avec son index comme

si ça l’aidait à réfléchir, puis dit :

— Dommage que tu aies tardé. Hier ou avant-hier, on aurait

pu faire venir un personnage de l’Exploratus qui nous aurait

raconté sa vie. Ça t’aurait permis de parler de ce sujet sous un

angle original jamais abordé dans les livres d’histoire. Là, c’est

sûr que tu aurais obtenu une super note.

— En tout cas, ce soir, c’est impossible : papa et maman

sont là. Tu as une idée, vite comme ça, à me suggérer ?

Il se gratte la tête et répond :

— Je ne sais pas trop… Samuel de Champlain ? Tu le

connais, on l’a…

— Déjà abordé par un autre élève.

— Oh. Christophe Colomb ? Cléopâtre ? Jules César ?

— Pareil.

— Fernand de Magellan ?

— C’est qui, ça ?

— Celui qui…

Il s’interrompt, car son téléphone se met à sonner dans sa

poche. Tout en s’en emparant et en pianotant sur l’écran avec

son pouce, il reprend :

— Fernand de Magellan est le navigateur qui a monté la

première flotte à accomplir le tour du monde. C’était

e
au XVI siècle. Il… Attends… Oh ! salut, Éric ! Oui, oui, je suis

presque prêt. Je m’apprêtais justement à me brancher.


« Ma-gel-lan », prononcent les lèvres muettes de Nonk. Il

lève le pouce en l’air pour m’encourager, puis disparaît dans le

couloir.

Fernand de Magellan.

Je tape rapidement le nom dans la barre de recherche de

mon navigateur. Je lis en diagonale les informations qui

apparaissent : « Explorateur d’origine portugaise… nom

véritable, Fernão de Magalhães… né en 1480… mort

en 1521… naviguait pour le roi d’Espagne… »

Tu te poses la même question que moi, toi qui lis ? Est-ce

que ce nom se trouve dans l’Exploratus ? Il me semble, mais je

ne m’en souviens pas trop. Il y en a tellement ! Par curiosité,

allons voir.

Je prends le temps de fermer la porte de ma chambre. Je ne

voudrais pas que, en passant par hasard dans le couloir,

maman ou papa m’aperçoive penché sur le coffret. J’ouvre

l’Exploratus qui fait entendre son « ploc » habituel. Les

panneaux tombent un à un et je suis émerveillé, comme

chaque fois, de le voir se déployer, pareil à une fleur qui éclot.

J’approche mon visage des minuscules tiroirs alignés à

l’intérieur et je lis en vitesse les noms gravés sur les plaquettes.

Bingo ! Le voilà : Fernand de Magellan.

J’ouvre le compartiment, je trouve le tissu et je le saisis entre

mes doigts. Je devine les formes arrondies des ampoulettes

enrobées dedans. Et si ?…

Grenouille, toi qui lis ! Il me vient une sacrée idée !

Mais je ne suis pas certain qu’elle soit réalisable…

Je saisis mon téléphone et j’appelle Marisol.

— Tu es occupée ?

— J’écoute l’opus 66 tout en travaillant mes entrechats.

Marisol dit parfois des phrases dont je ne comprends que les


verbes. Je présume qu’elle écoute de la musique en dansant le

ballet. Je ne perds pas de temps à m’informer de ce détail :

— Pour l’oral en histoire, demain, penses-tu qu’on a le droit

de faire plus que juste parler devant les autres en pointant des

villes sur une carte ancienne ?

— Tête-de-Chou s’est déguisé en Christophe Colomb.

— Et Valère-Mayonnaise en Napoléon, c’est vrai. Pour un

exposé sur Cléopâtre et Jésus-Christ.

— Quelle nouille !

— Marisol, j’ai envie d’utiliser l’Exploratus pour faire

apparaître un des personnages. Fernand de Magellan. C’est un

explorateur.

— Tu veux inviter un fantôme à l’école ?

— Ce serait original, non ?

— Mais notre secret ? Tu as promis à ton grand-oncle que…

— T’inquiète, le coffret va rester caché. J’évoquerai le

spectre dans le couloir quand tout le monde sera en classe et je

l’inviterai à entrer au début de mon exposé. J’ai le droit, tu

penses ?

me
— Comment tu vas expliquer à M Valentine que tu es

accompagné d’un personnage historique mort depuis des

siècles ?

— Je ne mentirai pas : je dirai que c’est Fernand de

me
Magellan et je l’interviewerai. M Valentine s’imaginera

simplement que c’est quelqu’un que je connais et que je lui ai

demandé de jouer le rôle du personnage historique pour

rendre la rencontre plus dynamique. Tu crois que c’est permis,

oui ou non ?

— En tout cas, ce n’est pas interdit dans les directives. Ça

peut très bien s’inclure au point « procédé explicatif à la


discrétion de l’élève ». Mais pour la version écrite, tu feras

quoi ?

— Je retranscrirai de mémoire les grandes lignes de la

me
présentation et je donnerai mon travail à M Valentine avant

la fin de la journée.

J’attends quatre ou cinq bonnes secondes, puis Marisol lance

enfin :

— Ça pourrait marcher.

— Je le crois aussi.

— Apportes-en tout de même deux ou trois.

— Deux ou trois quoi ?

— Des sabliers. Mettons que celui que tu as choisi ne

fonctionne pas ou que l’explorateur refuse de coopérer…

— Oh ! c’est vrai que ça serait embêtant ! Je pourrais vérifier

ce soir si Magellan est partant, mais avec mes parents à la

maison, c’est un peu risqué.

— Alors ne prends pas de risque : apporte toute la boîte.


4

Le petit débarras

Ce matin, quand j’arrive en classe, je transporte l’Exploratus

me
camouflé sous une serviette de plage. M Valentine est en

train d’écrire sur le tableau interactif. Je m’empresse d’aller la

voir pour obtenir une permission dont j’ai absolument besoin

si je veux maintenir secrète l’existence du coffret.

— Madame ? Avant ma présentation orale, je peux utiliser le

petit débarras ?

Elle cesse d’écrire, jette un œil sur mon paquet mystérieux,

puis me regarde en soulevant un seul sourcil. Elle demande :

— Le local vide à côté de la classe ? Qu’est-ce que tu veux

fabriquer là ?

— Ça fait partie du point « procédé explicatif à la discrétion

de l’élève ». Il y en a qui se sont habillés avec des vêtements

d’époque fabriqués par leurs parents – comme Tête-de… je

veux dire comme Christophe et Valère ; d’autres se sont

maquillés ou ont apporté de vieux objets ; moi, j’ai besoin de

laisser… euh… du matériel dans le débarras et d’aller le

chercher au moment de ma présentation.

Elle semble hésiter, alors je m’empresse de préciser :

— Ce n’est rien qui soit défendu dans vos directives. Juré.

Évidemment, toi qui lis ! Tu te doutes bien qu’il n’y a aucune

clause qui interdit de déposer un coffret rempli d’ampoulettes

ensorcelées dans le local à côté et d’y évoquer des fantômes

e
tout droit sortis du XVI siècle.

me
M Valentine me fait languir encore un peu, mais c’est

probablement juste pour la forme. Elle finit par hausser les

épaules et par déclarer :

— D’accord. Mais ça compte sur le temps qui t’est alloué. Et


si tu fais quoi que ce soit qui n’est pas convenable ou qui

s’apparente à de la tricherie, tu obtiendras zéro, et c’est toute

ton équipe qui en souffrira.

Elle termine sa mise en garde en se tournant vers les pupitres

de Marisol, Justin et Justine, les paupières plissées dans une

expression de menace apocalyptique.

Les deux jumeaux, qui n’ont aucune idée de ce que je

prépare, enfoncent la tête dans leurs épaules.

Mon fardeau sous le bras, je disparais.

Je ne décris pas le débarras, toi qui lis, c’est juste un étroit

local de rangement. Il y a de vieilles chaises empilées près de la

porte, alors c’est là que je dépose l’Exploratus.

La cloche sonne au moment où je reviens à mon pupitre.

me
M Valentine donne à la classe quelques directives pour la

journée, puis annonce que les exposés reprennent

immédiatement.

— Charles-Antoine est notre prochain participant, précise-

t-elle en me désignant de la main. Jeune homme, si tu veux

bien venir en avant…

Sous les regards anxieux des jumeaux et devant le pouce levé

de Marisol, je quitte ma chaise. Du coin de l’œil, je note les airs

narquois de Tête-de-Chou et de Mayonnaise, à l’arrière de la

classe.

Je me présente à l’avant et j’annonce :

— Bonjour. Mon exposé portera sur l’homme que tout le

monde considère comme le plus grand explorateur marin de

tous les temps. J’ai juste besoin de trente secondes, pas plus, et

je reviens.

me
Je me tourne vers M Valentine et je demande :

— Je peux y retourner ? Dans le petit débarras ?


— Trente secondes, pas plus.

Je me précipite dans le local voisin. Je dégage rapidement

l’Exploratus de la serviette de plage et je soulève le couvercle.

Le coffret fait entendre son ploc caractéristique, les côtés

s’ouvrent, les tiroirs se déploient…

Je repère immédiatement la plaquette gravée « Fernand de

Magellan ». Le tissu est un bout d’étoffe rugueuse qui vient

peut-être d’un pantalon. Je retire le sablier, le retourne, observe

les étincelles briller dans le local sans lumière…

— Salut, gamin !

Pet de grenouille ! Pourquoi les fantômes de l’Exploratus

surgissent-ils parfois dans mon dos ?

Je pivote sur mes talons. Fernand de Magellan est assez

grand et très costaud. Il a des cheveux foncés, longs jusqu’aux

épaules, et une barbe fournie, légèrement frisée. Il porte une

chemise sans boutons avec un col largement ouvert. J’aperçois

de gros poils noirs sur sa peau burinée. Son pantalon, qui

s’arrête en dessous des genoux, ressemble à celui d’un pyjama.

Il est pieds nus.

Avant de le laisser s’étonner avec les sempiternelles « Où

suis-je ? Qui êtes-vous ? », je m’empresse d’expédier les

présentations :

— Bonjour ! Je m’appelle Charles-Antoine. Vous n’êtes pas

chez les Vanderauvleminx, vous êtes à mon école. Je veux vous

interviewer devant ma classe pour le cours d’univers social. Ne

me dites pas non, j’ai trop besoin de vous.

— Hein ? Ah. Euh… Une entrevue ? Tu t’appelles comment,

déjà ?

— Charles-Antoine. Les historiens ont raison, pas vrai ?

Vous êtes bien le plus grand explorateur navigateur de tous les

temps ?
Il inspire bruyamment en redressant les épaules et réplique :

— Ça, oui ! Il n’y en a pas de plus grands que moi.

— Merveilleux !

Je saisis son gros avant-bras de marin et je l’entraîne avec

moi hors du petit débarras.

— Venez vite, on nous attend ! Je veux que vous racontiez

me
vos aventures extraordinaires à M Valentine et à tous mes

camarades de classe !
5

Le plus grand des navigateurs

me
Dans la classe, le bureau de M Valentine est situé en avant,

dans le coin le plus éloigné de la porte. Quand je rentre, elle y

est assise. Tu devrais voir sa tête, toi qui lis, alors qu’elle

aperçoit le solide gaillard qui m’accompagne ! Elle ouvre les

yeux aussi grands que le globe terrestre sur l’étagère. Pour un

peu, ses cornées se mettraient à rouler de l’est vers l’ouest.

— Charles-Antoine ! pousse-t-elle comme si elle exhalait

tout l’air de ses poumons. Tu as… tu as un invité ?

— Il n’est écrit nulle part que je n’ai pas le droit, madame !

J’ai réagi très rapidement, car tu comprends bien, toi qui lis,

que j’avais prévu une réaction du genre.

À l’arrière, j’entends des murmures et je reconnais même les

grommellements de Christophe et Valère qui ronchonnent :

— On avait le droit aux invités ?

— Avoir su, j’aurais demandé à ma sœur de venir faire

l’exposé à ma place !

me
Je ne laisse pas le temps à M Valentine de revenir

totalement de sa surprise. Je me tourne sans délai vers la classe,

je désigne le spectre de la main et je déclare :

— Pour mon travail sur les personnages historiques,

j’aimerais vous présenter le plus grand navigateur de tous les

temps.

J’inspire un bon coup pour annoncer le nom de mon invité

quand… Grenouille ! Un poids énorme s’abat sur mes

épaules !

C’est le bras de Magellan. Ceux qui pensent que les fantômes

ne sont que des formes vaporeuses et immatérielles seraient


bien surpris de se trouver à ma place.

— Charles-Antoine, déclare l’explorateur, je ne te connais

pas encore, mais c’est évident que tu es un gentil garçon. Par

contre, tu es impoli.

Je ne sais pas trop quoi répliquer, alors je balbutie :

— H… hein ? Ah, bon. Désolé, je ne voulais pas…

L’homme me contourne et s’approche du bureau de notre

enseignante. Marisol et moi, on échange un air interrogateur.

— Madame, commence le spectre avec une voix onctueuse,

vous êtes la seule adulte ici et c’est à vous, en tout premier lieu,

que je dois offrir mes hommages.

Et le voilà qui s’incline dans une sorte de minirévérence.

me
M Valentine réagit avec un petit roucoulement, les lèvres

pincées et un sourire un peu nono. C’est bien la première fois

que je la vois se comporter comme ça.

— S’il m’avait été possible de paraître devant vous

autrement attriqué que dans ces vulgaires habits de marin, je

me serais fait un devoir de revêtir des tissus à la hauteur de

votre beauté.

Non, ce n’est pas vrai ! Je tourne vers Marisol un regard

catastrophé. Derrière elle, je remarque les visages à la fois

surpris et réjouis de l’équipe de Christophe et Valère. Je pivote

me
de nouveau pour faire face à M Valentine et à mon invité.

Grenouille, toi qui lis ! Ma prof a les yeux dans la graisse de

bines pendant que Magellan, tout à sa révérence, lui embrasse

le dessus des doigts.

— Vous êtes d’une beauté que l’on prêterait à une reine,

voire à une sirène, dit le spectre d’une voix roucoulante. Vos

joues sont pareilles à des pommes de jardin, votre chevelure

ondule comme des vagues sur une rivière. Nulle femme en

aucun pays où j’ai mis les pieds ne saurait prétendre à la


lumière que distille votre regard et à la douceur que supposent

vos lèv…

— Excusez-moi !

Je viens de l’interrompre, car là, sérieusement, ça n’a plus

rien à voir avec ma présentation. Magellan lève un sourcil

me
interrogateur, tandis que M Valentine semble tout à coup

revenir à la réalité.

— Je ne veux pas dépasser le temps alloué pour mon exposé,

alors, s’il vous plaît, vous vous ferez des câlins plus tard.

— V… voyons, Charles-Antoine ! balbutie mon enseignante

en se redressant sur sa chaise. Je ne… Nous ne…

— Ah ! c’est qu’il a raison, le coquin ! riposte mon invité.

J’ai un devoir à remplir. Charles-Antoine m’a tiré du néant, je

lui dois bien un petit service en retour.

me
— Du néant ? s’étonne M Valentine.

Mon cerveau carbure à un milliard de tours par minute pour

trouver une réplique, mais c’est le fantôme qui est le plus

rapide.

— Il vous expliquera.

Puis le costaud cambre le dos et balaie la classe du regard. Il

s’arrête un instant sur le tableau interactif qui présente une

carte du monde…

— Jolie, cette mappemonde lumineuse, murmure-t-il.

… s’étonne un peu de la diversité des origines de mes

camarades de classe…

— Hum… on mêle les mahométans aux chrétiens, dans ce

lieu ? Il y a des juifs, aussi ?

… et, sans attendre de réponse, se tracasse en constatant que

les garçons et les filles se côtoient.

— Ciboulette ! C’est quoi, cette école où on mélange les


sexes ? Vous n’êtes plus des enfants ! C’est déplacé, presque

scandaleux. Qui dirige ici ? Des moines ou des nonnes ?

J’interviens :

— On parlera de ça plus tard. Pour l’instant, vu qu’on n’a

pas beaucoup de temps, j’aimerais bien qu’on commence

l’entrevue.

me
Je jette un regard rapide à M Valentine, croyant qu’elle

froncera les sourcils, agacée par les remarques de mon invité,

mais… non. Pas du tout. Au contraire, même. Elle sourit, bien

adossée à sa chaise. Soit elle est encore sous le charme des

paroles de Magellan, soit ça l’amuse de voir le « comédien »

invité jouer pleinement son rôle.

Sans m’attarder plus longtemps, bien campé à côté du

spectre, je déclare à toute la classe :

— J’ai le très grand honneur de vous présenter le premier

navigateur à avoir accompli une circumnavigation du globe,

c’est-à-dire à avoir entièrement fait le tour de la Terre avec son

navire. Son expédition a duré trois ans, de 1519 à 1522.

Marisol s’empresse déjà d’applaudir, ce qui entraîne toute la

me
classe. M Valentine n’est pas en reste. Mon invité, les yeux

fermés, s’incline doucement en affichant un demi-sourire.

Quand les acclamations s’essoufflent, je poursuis :

— Mes amis, voici le grand, le splendide, l’extraordinaire

capitaine… Fernand de Magellan !

Et les battements de mains reprennent de plus belle.

Sauf que…

Sauf que, toi qui lis, le spectre n’a pas l’air content. Mais pas

du tout.

Il me regarde avec des yeux encore plus ronds que ceux de

me
M Valentine tantôt. Ses sourcils sont relevés jusque sous son
toupet, sa mâchoire se serre, son visage est rouge, et ses lèvres

tremblotent.

Il balbutie :

— Que… Comment m’as-tu appelé ?

Je déglutis péniblement, car il a vraiment l’air fâché. Je

réponds en bégayant à mon tour :

— Fer… Fernand de Magellan. C’est bien votre nom ?

— Mais pas du tout, crotte de cheval !

Je reconnais les éclats de rire de Christophe et Valère au fond

de la classe. Je me retiens de regarder dans leur direction.

— Fernand de Magellan n’a jamais, jamais, jamais réussi à

terminer son tour du monde ! gronde le spectre qui est

tellement en colère, maintenant, que je vois palpiter de grosses

veines dans son cou. Cet imbécile de Portugais s’est fait

massacrer par les indigènes sur l’île de Mactan. Ça, c’est en

Asie, ciboulette ! Aux Philippines ! Ce vieux bouc avait effectué

à peine plus de la moitié du périple !

Là, toi qui lis, des tas de questions se bousculent dans ma

tête : pourquoi un morceau de tissu ayant appartenu à cet

inconnu se trouve-t-il dans l’Exploratus sous le nom de

Magellan ? Comment les Vanderauvleminx peuvent-ils avoir

fait cette erreur ? Pourquoi même mon grand-oncle historien

s’imagine que Magellan est le premier à avoir accompli une

circumnavigation ? Et est-ce que je vais quand même avoir une

bonne note ?

Mais la vraie question, ce n’est pas moi qui la pose : c’est

Marisol. Elle a repris ses esprits beaucoup plus rapidement que

tout le monde. La voilà debout derrière son pupitre et, son

index tremblant d’appréhension en direction du spectre, elle

demande :

— Mais vous ? Vous êtes qui, vous ?


6

Primus circumdedisti me

Est-ce que j’ai besoin de te décrire la scène, toi qui lis ? Non, tu

as assez d’imagination pour te figurer les airs ahuris de mes

camarades de classe, qui oscillent entre l’amusement et

me
l’inquiétude. Moi, je n’ose pas me tourner vers M Valentine,

mais, comme toi, je peux deviner sa stupéfaction.

Magellan – enfin, le spectre dont le bout de tissu est rangé

dans le tiroir de Magellan – grince en plissant les yeux comme

pour contenir sa colère. Je l’entends murmurer :

— Maudits Vanderauvleminx qui n’ont toujours pas inscrit

mon nom à la place de celui de ce foutu Portugais ! Ils

m’avaient pourtant promis…

La voix de Marisol s’élève de nouveau au-dessus des

murmures des autres élèves :

— Hein ? Vous êtes qui, vous, si vous prétendez avoir

accompli l’exploit à la place de Fernand de Magellan ?

— C’est… c’est une bonne question, fait remarquer

me
M Valentine.

Mon invité inspire avec force, il se campe solidement sur ses

jambes pour se tourner vers l’enseignante et il déclare :

— Je m’appelle Juan Sebastián Elcano, madame. J’étais

maître d’équipage sur l’un des cinq navires de l’expédition de

Magellan. Mais après les naufrages, les combats, les mutineries,

les maladies et les noyades, au fil des mois, j’ai gravi les

échelons et je me suis retrouvé capitaine de la Victoria, le seul

des vaisseaux qui est parvenu à rentrer en Espagne après avoir

accompli le tour de la planète. Je suis le plus grand navigateur

de tous les temps !

Justin et Justine, qui croient dur comme fer que j’ai orchestré
la mise en scène avec ce rebondissement, se lèvent, pareils à des

ressorts, et commencent à applaudir. Ils sont réellement fiers

de moi. Marisol, comprenant aussitôt le profit à tirer de leur

réaction, les imite dans la seconde qui suit.

L’enthousiasme du reste de la classe est plus mitigé. La

moitié des élèves tapent timidement des mains.

— J’ai d’ailleurs un blason du roi Charles d’Espagne pour

prouver ce que je viens de dire ! poursuit Elcano. On y a

dessiné un globe terrestre avec la phrase latine « Primus

circumdedisti me ».

— Ça veut dire quoi ? s’étonne Marisol.

Elcano se tourne vers elle. Il peine à contenir sa colère quand

il réplique :

— Voyons, c’est facile ! Ça signifie « Vous êtes le premier à

avoir voyagé autour de moi ». Coudonc, vous n’apprenez pas

le latin, ici ? C’est quoi, cette école de paysans ?

Pendant quelques secondes, un drôle de silence flotte dans la

classe, personne ne sachant trop comment réagir. Moi le

premier. Pourtant, je devrais reprendre le contrôle de

me
l’échange, puisque c’est mon exposé oral. Mais M Valentine

ne semble pas m’en tenir rigueur. Je l’entends murmurer pour

elle-même :

— Merveilleux. C’est merveilleux, cette petite mise en scène.

Puis, trouvant sans doute que je prends trop de temps pour

demander à Elcano de poursuivre, c’est elle qui s’en charge :

— Puisqu’on a un petit peu de misère à suivre, cher

monsieur, si vous nous racontiez votre histoire à partir du

début ? Pas trop dans le détail, quand même, car le temps

alloué à la présentation de Charles-Antoine est déjà pas mal

entamé. N’empêche, nous sommes tous curieux de mieux

comprendre la méprise historique que vous mentionnez.


Il lui décoche un sourire mielleux. Il ne manquerait plus que

mon enseignante tombe amoureuse d’un des fantômes de

l’Exploratus !

Je fais un rapide tour d’horizon, toi qui lis. Tous les élèves

ont les yeux fixés sur Elcano. Même Christophe-Tête-de-Chou

et Valère-Mayonnaise. Marisol lève les deux pouces vers moi,

tandis que les jumeaux affichent leur expression la plus béate.

Mon équipe est confiante, donc, jusque-là, ça marche.

Elcano est face à la classe. Il inspire bruyamment, encore une

fois, embrasse son public du regard, puis sa grosse voix de

marin emplit la pièce.


7

L’odyssée

Elcano est un formidable conteur. Il s’aide de larges gestes et de

mimiques impossibles pour raconter ses aventures. On s’y

croirait !

— Fernand de Magellan était le commandant du navire

amiral. Autrement dit, c’était lui, le big boss de la bande

d’aventuriers dont je faisais partie. Sauf que ce gars-là, c’était

un foutu Portugais et notre expédition était financée par

er
Charles I , mon roi, celui de l’Espagne*. C’était très insultant

pour les excellents officiers espagnols qui s’entassaient sur les

bâtiments d’être menés par un capitaine général** qui n’était

même pas espagnol.

Elcano se tourne vers moi et, une main sur le coin de la

bouche comme s’il me confiait un secret, dit à voix haute :

— Il faut préciser que le pauvre Magellan a tenté des tas de

fois de convaincre son propre roi de parrainer son expédition.

Sauf que le souverain portugais, il ne pouvait pas le sentir,

Magellan. Il l’a envoyé péter dans les fleurs, comme on dit.

Là, Elcano éclate de rire, mais, se souvenant tout à coup de

me
M Valentine derrière lui, il se retourne et dit :

— Oh ! pardon !

— Je vous en prie, je vous en prie, réplique l’enseignante.

Et la voilà qui rigole, les doigts sur les lèvres et les joues

rouges. Grenouille ! On a l’air vraiment zozo quand on a un

béguin. J’espère que ça ne m’arrivera jamais.

— On est partis d’Espagne en septembre 1519 sur quatre

caraques et une petite caravelle***, reprend Elcano. Elles

étaient armées et équipées en vivres pour deux ans. À bord, on

était environ deux cent soixante gars, sans aucune femme,


c’était interdit.

— Pourquoi ? demande une élève de la classe sans lever la

main.

— Paraît que ça porte malheur. Moi, je dis plutôt que c’est

parce que la présence des femmes attise la jalousie entre les gars

et que ça finit en bagarres. Ça s’est vu. Mais bon. Ce qui est sûr,

c’est que les navires étaient de vraies tours de Babel. Au milieu

des marins, timoniers, gabiers, menuisiers, cuisiniers, calfats, et

cetera, on pouvait entendre parler castillan, basque, breton,

portugais, français, flamand, génois, sicilien, grec… et d’autres,

je ne sais plus. On aurait dit une petite Europe à voiles.

« Magellan commandait la plus grande caraque. Les autres

navires étaient sous la responsabilité de bons capitaines

espagnols. Et c’est là que les problèmes ont commencé. Car ce

foutu Portugais ne donnait aucune information à ses officiers.

Ceux-ci devaient se contenter de suivre son bateau et d’obéir à

ses ordres. Tu parles ! C’est typique des Portugais, ça :

dissimuler et tromper. Prenez les cartes maritimes, par

exemple. C’est normal qu’on les cache aux navigateurs des

autres pays, car il faut protéger les routes commerciales et

rentabiliser les explorations. Ça devient des secrets d’État. Mais

au Portugal, c’est comme si on menaçait la vie du roi. Les

espions surpris à voler des cartes ou à diffuser les informations

qui s’y trouvent, eh bien, ils se font torturer et mettre à

mort ! »

Si tu entendais les réactions des élèves, toi qui lis, tu

comprendrais à quel point ils sont estomaqués. Moi aussi,

d’ailleurs. Les quatre membres de l’équipe de Christophe-Tête-

de-Chou ont les yeux rivés sur Elcano. Je ne les ai jamais vus

attentifs comme ça de toute ma vie. Je lance un coup d’œil

me
rapide en direction de M Valentine et je constate avec plaisir

qu’elle aussi se captive pour le récit de Magel… enfin, d’Elcano.

Ce dernier poursuit :
— Personne ne comprenait pourquoi Magellan n’utilisait

pas le tracé habituel et les courants que nous connaissions pour

traverser l’Atlantique. On filait plein sud, puis plein sud-ouest,

alors qu’il aurait fallu mettre cap à l’ouest ! C’était effrayant de

ne pas savoir vers où on se dirigeait.

— Est-ce que vous aviez peur de tomber au bout de

l’océan ? demande Valère sans avoir levé sa main, lui non plus.

Dans votre temps, tout le monde pensait que la Terre était

plate, non ?

J’entends de petits rires fuser ici et là. Elcano reprend, mais

avec une note d’irritation dans la voix.

— Tu es ignorant, toi, ou tu fais semblant ?

La rigolade s’accentue, mais au détriment de Valère, cette

fois.

— S’il y a toujours eu des imbéciles pour croire que la Terre

est plate, poursuit le fantôme, ça n’a jamais été les hommes de

mer. Il suffit de regarder un navire filer vers l’horizon pour

comprendre qu’on vit sur un globe. Si la Terre était plate, les

bateaux qui s’éloignent disparaîtraient à notre vue en

rapetissant jusqu’à devenir des points minuscules. Or, à mesure

que la distance augmente, les bâtiments donnent plutôt

l’impression de sombrer dans la mer. Pourquoi ? Eh bien, parce

que la courbe de la planète les dissimule peu à peu à notre

regard. Voilà ! Faut vraiment avoir le cerveau dans la graisse de

phoque pour ne pas comprendre ça.

Elcano toussote, puis reprend son récit. Il parle de complots

parmi les capitaines espagnols pour se débarrasser de

Magellan. Il imite à la perfection les expressions de peur,

d’espoir, de désespoir, de surprise, de colère et de joie à mesure

qu’il retrace les grandes lignes de son aventure. J’interviens

parfois pour demander une précision, mais pas trop. De temps

à autre, mes camarades de classe continuent à lancer des

questions comme ça, sans lever la main. Puisque


me
M Valentine ne s’interpose jamais pour calmer

l’enthousiasme des élèves, je présume qu’elle approuve et je

peux espérer la meilleure note possible.

Marisol a calculé que, pour battre l’équipe de Christophe et

Valère, il fallait que j’obtienne au moins… dix-neuf sur vingt !

Ce n’est pas gagné d’avance.

er
* Charles I d’Espagne sera mieux connu quelques années plus tard sous le nom de

Charles Quint, empereur du Saint Empire romain germanique. C’était le monarque

le plus puissant de son époque.

** En Espagne, à l’époque coloniale, le grade de capitaine général était réservé aux

chefs des armées royales. Dans le cas de Magellan, le titre pouvait être comparé à

celui d’amiral de flotte.

*** Anciens navires à voiles. La caraque date du Moyen Âge. C’est le premier type de

navire européen à pouvoir voyager en haute mer. La caravelle est arrivée par après,

soit à la Renaissance, plus grande et mieux adaptée encore pour la traversée des

océans.
8

La carte mystérieuse

La voix grave d’Elcano résonne sur les murs de la classe.

— Au début, on pensait que le roi du Portugal avait envoyé à

nos trousses des navires armés et que c’était pour ça que

Magellan suivait une route inhabituelle. Mais, plus tard, j’ai

découvert autre chose : parmi les deux douzaines de cartes que

le capitaine général consultait en secret dans sa cabine, il y en

avait une qui était plutôt mystérieuse et dont les origines

étaient inconnues. Le roi d’Espagne avait été mis au courant de

son existence, de même que quelques cosmographes à la cour,

mais pas nous, les officiers qui participaient à l’expédition.

Je demande :

— Pourquoi Magellan ne vous disait rien ?

— Parce que ce foutu Portugais voulait garder ses secrets

pour lui ! Voilà pourquoi ! réplique Elcano avec du feu dans les

yeux.

— Et c’était quoi, cette carte ? s’informe Marisol.

— Elle venait d’un certain Niccolo dei Conti, répond

Elcano. Ce gars-là avait exploré l’Orient et les îles aux épices*.

Il aurait eu accès, je ne sais pas trop comment, à un portulan**

tracé des années auparavant par des navigateurs chinois, et il

l’aurait recopié. Mais si vous voulez mon avis, ce foutu bout de

parchemin, il avait dû être inspiré par…

Elcano prend une grande bouffée d’air pour donner plus de

poids à ses paroles avant de conclure :

— Par un démon !

Tu entends les murmures dans la classe, toi qui lis ? Euh…

non, c’est vrai. Mais je peux te le confirmer : tout le monde

laisse échapper un souffle apeuré.


Elcano renchérit :

— Il n’y a pas d’autre explication. Car la carte de dei Conti,

recopiée du portulan chinois, indiquait déjà l’emplacement du

détroit qui permet de passer de l’océan Atlantique à l’océan

Pacifique… et tout ça avant même que quelqu’un l’ait jamais

franchi !

Et Elcano adopte une pause théâtrale pendant qu’on reste là,

toute la classe et moi, à le fixer sans réagir.

— Ben quoi ? Ça ne vous fait pas flipper ?

Je réplique :

— C’est que… on n’est pas très calés en géographie.

Elcano ronchonne, les dents serrées, en se tournant vers le

tableau interactif où brille la carte de l’Amérique.

— C’est quoi, cette école de crotte où on n’apprend ni le

latin ni la géographie ?

Il place l’index sur la pointe de l’Amérique du Sud et il

gronde :

— Là ! Ce petit bras de mer qui traverse le continent : on

l’appelle depuis des centaines d’années le « détroit de

Magellan ». Mais je le jure sur la tête de mon cheval, ce n’est

pas ce foutu Portugais qui l’a découvert. Même si on est les

tout premiers navigateurs à l’avoir franchi, le passage était déjà

indiqué sur une carte.

— Impossible ! lance Marisol en se levant de sa chaise. Si

une carte indiquait le détroit, c’est que quelqu’un l’avait

franchi avant vous.

— Ou que le dessinateur a eu un coup de chance en

inventant un canal qui existe vraiment, suppose Justin, un

doigt sur les lèvres.

— Peut-être que la carte recopiée par dei Conti venait de

Chinois qui étaient déjà passés par la pointe sud de l’Amérique,


avance une camarade à deux pupitres de Marisol.

— Impossible ! riposte Elcano avec une irritation

grandissante dans la voix.

— Mais pourquoi ?

— Parce qu’on est les premiers !

me
J’entends M Valentine se racler la gorge derrière moi, puis

demander avec délicatesse :

— Et si vous poursuiviez votre histoire, monsieur Elcano ?

C’est trop exaltant. Ne vous arrêtez pas en si bon chemin.

Oh là là ! toi qui lis ! Ces petites phrases soignées qu’elle

utilise !

— Oui, madame, acquiesce mon invité en se frottant la

poitrine d’une main pour indiquer qu’il se calme. Votre sagesse

égale votre beauté. Vous avez raison. Poursuivons… Notre

grande aventure, la circumnavigation, avait aussi des impératifs

commerciaux. Il nous fallait rejoindre l’Asie et aborder les îles

aux épices afin de rapporter en Espagne, au nez et à la barbe du

Portugal, des clous de girofle, des noix de muscade, du poivre

et d’autres merveilles. Surtout que l’expédition commençait à

coûter cher : on avait perdu un navire dans un naufrage, et un

deuxième avait viré de bord pour s’en retourner par

l’Atlantique.

— Ah bon ? s’étonne Marisol. Comment ça ?

— Il y a eu une mutinerie, parce que les hommes ne

croyaient plus en notre mission. Ils sont revenus en Espagne, ce

qui nous a forcés à poursuivre l’expédition à trois navires. Ils

n’avaient pas complètement tort, les pauvres : si Magellan avait

un portulan pour indiquer le détroit, il n’avait rien pour nous

guider une fois dans le Pacifique. Il avait calculé que, à partir

du bras de mer que nous venions de franchir, les îles aux épices

ne devaient se trouver qu’à quelques jours de navigation. Il se

trompait, et pas juste un peu, crotte de bœuf !


Depuis qu’Elcano a repris son récit, toi qui lis, j’ai de la

difficulté à me concentrer sur ce qu’il raconte. C’est que son

histoire de route maritime qui aurait été tracée avant que

quiconque soit passé par là, ça ne tient pas debout. Je ne crois

pas au démon cartographe. Et toi ?

Tout à coup, il me vient une idée.

Je ne sais pas si ça va servir mon exposé, mais une chose est

sûre, ça va assouvir mes doutes.

Discrètement, je recule de deux pas pour m’approcher du

bureau de mon enseignante. Je me penche vers elle et je

murmure :

— Madame ?

— Hm ? réplique-t-elle sans quitter Elcano des yeux.

— J’ai besoin de retourner dans le petit débarras. Ça ne me

prendra pas plus de…

— Oui, oui, vas-y, si c’est pressant.

Elle n’a pas l’air de m’avoir vraiment écouté.

Toujours le plus discrètement possible, je passe à pas menus

derrière Elcano qui continue de raconter son histoire avec

agitation.

— Nos navires ont mis plus de trois mois à traverser le

Pacifique Sud, ciboulette ! Quatre-vingt-dix-huit jours

exactement ! Les conditions à bord étaient épouvantables. On

n’avait plus d’eau, on mangeait des biscuits pleins de vers et on

se trouvait chanceux quand on pouvait attraper un rat et le

dévorer entier, entrailles comprises ! Plusieurs de nos hommes

sont morts avant qu’on croise enfin une île et qu’on puisse se

ravitailler.

Je sors du local sous les yeux bien ronds de Marisol.

* Les îles Moluques, en Indonésie.


** Carte marine de la Renaissance.
9

La mort de Magellan

J’ai laissé la porte de la classe entrebâillée, ce qui fait que, dans

le débarras, j’entends la voix d’Elcano qui poursuit son récit.

— On a abordé une île appelée « Cebu* ». Après tous ces

mois en mer, ça faisait drôlement du bien de poser le pied à

terre. Humabon, le roi de la place, nous a accueillis à bras

ouverts. Magellan s’est lié d’amitié avec lui. Ils s’entendaient à

merveille, tous les deux. Trop, même. Le royaume de Cebu était

en guerre contre le souverain de Mactan, une île voisine, et

Magellan, pour impressionner son nouveau copain, s’est vanté

de pouvoir venir facilement à bout du rival d’Humabon avec

une poignée d’hommes armés de fusils.

Tout en écoutant distraitement Elcano, je passe en revue les

plaquettes sur les tiroirs de l’Exploratus : Ibn Battuta… Vaz

Teixeira… Ermak Timofeïevitch… Zheng He… Ah ! voilà !

Zheng He ! C’est le nom chinois que j’avais déjà repéré. Cet

explorateur saura peut-être me renseigner sur le portulan qui a

été recopié par dei Conti. À condition qu’ils aient vécu à la

même époque, évidemment.

J’ouvre le tiroir et j’en extirpe le morceau de tissu. Il est joli

et très doux. Ce doit être de la soie. Je déballe le sablier et le

place entre mon pouce et mon index.

Dans la pièce voisine, Elcano continue de raconter :

— Magellan et quelques hommes sont donc allés se battre

contre les indigènes sur Mactan. Et vous savez quoi ? Cet

imbécile de Portugais s’est fait massacrer. Comme je vous dis :

mas-sa-crer. Quelques rares survivants sont parvenus à fuir

dans les canots en abandonnant derrière eux les blessés et les

cadavres. Si vous voulez mon avis, celui que tout le monde

considère comme le premier à avoir effectué une

circumnavigation, eh bien, il a fini sa vie comme un gros


niaiseux. Il a laissé sa peau sur une île d’Asie et n’est jamais

revenu à son point de départ.

Je retourne le sablier de Zheng He de manière à ce que les

grains se mettent à s’écouler. Comme d’habitude, des étincelles

pétillent…

Mais rien ne se produit.

Je tourne sur moi-même : je suis toujours seul. On dirait

que ça n’a pas marché. Pourtant, les grains s’écoulent, je le vois

bien.

Pendant que je me creuse la tête, la voix d’Elcano continue

de me parvenir :

— Magellan a été remplacé par les nouveaux capitaines

Barbosa et Serrano. Mais, au bout de quelques jours, ce traître

d’Humabon les a fait tuer. Il était temps qu’on quitte Cebu et

qu’on se remette à la recherche des îles aux épices. Sauf que,

maintenant, on était si peu nombreux qu’on ne pouvait plus

naviguer sur trois navires. On en a gardé seulement deux, le

Trinidad et la Victoria.

Je pose le sablier de Zheng He près de celui d’Elcano sur la

pile de chaises. Les grains s’écoulent parfaitement bien.

Pourquoi le spectre n’apparaît pas ?

Je me détourne, étire le cou vers le couloir, des fois que…

Pet de grenouille !

Toi qui lis, j’ai l’impression que mon cœur vient de sauter

quatre dents comme la transmission pourrie de la vieille

voiture de Nonk. Tu devrais voir le géant qui se trouve devant

moi !

Je comprends qu’il ne soit pas apparu dans le débarras.

Impossible pour lui de s’y tenir sans se recroqueviller. Zheng

He mesure plus de deux mètres et pèse au moins deux cents

kilos !
De toute évidence, avec ses yeux bridés et ses pommettes

hautes, il est chinois… ou du moins, asiatique. Un bonnet

carré chapeaute sa tête. Il est super bien habillé, avec une large

robe au tissu brillant, pleine de broderies et d’ornements. Ses

épaules sont recouvertes d’une cape magnifique. On dirait un

roi.

Campé droit sur ses jambes, les bras croisés, il balaie le

corridor du regard. Quand il m’aperçoit, il incline un peu la

tête et salue :

— Bonjour, madame Vanderauvleminx !

— Hein ? Non, je ne suis pas… Je m’appelle Charles-

Antoine.

— Vous vous ressemblez tous, les Européens.

— Je ne suis pas européen. Je suis…

— Ha ! ha ! ha ! Je te niaise. Je vois bien que tu es un petit

garçon.

Son rire est aussi grand que lui. Ça résonne dans le corridor,

toi qui lis, t’as pas idée ! Cela a dû s’entendre jusqu’au

secrétariat. Elcano, dans la classe à côté, se tait un instant,

interloqué par le vacarme. Mais, heureusement, il reprend son

récit peu après. Je me dis qu’il faut faire vite si je ne veux pas

que mon exposé dérape dans tous les sens.

Je chuchote donc à Zheng He :

— Je m’excuse de vous tirer comme ça du néant, mais à

quelle époque avez-vous vécu ?

— Avant l’Exploratus, tu veux dire ?

— Évidemment.

— Selon le calendrier occidental ?

— Oui, monsieur Zheng He. Je ne sais rien du calendrier

chinois.
e
— Je suis mort un peu avant la moitié du XV siècle.

Je jubile.

— C’est parfait ! Vous connaissez sûrement la réponse aux

questions qu’on se pose, ma classe et moi.

— Ah bon ? Et on est où, là ?

Je le lui explique aussi vite que possible, en chuchotant

toujours pour ne pas distraire Elcano qui est en train de

terminer son histoire. Si tu étais avec moi, toi qui lis, tu

pourrais entendre l’Espagnol raconter :

— Avec le Trinidad et la Victoria, on a sillonné les mers

d’Asie. On a fini par repérer les îles aux épices et on a rempli les

cales de trésors de l’Orient. Le roi d’Espagne allait être content.

Mais entre-temps, on avait perdu tellement d’officiers, en proie

aux maladies ou aux blessures, que je me suis retrouvé

capitaine de la Victoria. Puis des mosus de navires portugais

ont arraisonné le Trinidad, tandis que, moi, j’ai réussi à les

éviter. J’ai guidé mon bateau avec précaution sur toutes les

mers d’Asie et dans l’océan Indien. Quand j’ai enfin bouclé la

boucle et que je suis revenu en Espagne, vous savez combien de

marins il me restait sur les deux cent soixante hommes

embauchés par Magellan au départ ?

Une élève lance au hasard :

— Cent soixante-quinze !

— Non, rétorque Elcano. Moins que ça.

— Cent cinquante ? se risque Christophe-Tête-de-Chou.

— Cent vingt-cinq ? suppose plutôt Valère-Mayonnaise.

La voix d’Elcano gronde comme le tonnerre :

— Dix-huit, crotte de bœuf ! On n’était plus que dix-huit

pauvres marins parmi tous ceux qui étaient partis trois ans

plus tôt !
La moitié de la classe retient son souffle, plusieurs poussent

un hoquet de surprise, j’entends des cris refoulés qui

me
ressemblent à des couinements de souris, M Valentine laisse

échapper un « Wooah ! » d’effroi, mais tout ça n’a rien à voir

avec la déclaration d’Elcano.

Je viens d’entrer dans la pièce en compagnie du colosse

Zheng He.

* Aux Philippines.
10

Le grand amiral de la flotte au trésor

Zheng He doit baisser la tête pour passer la porte. Je me

demande si, sous sa longue robe, il ne porte pas des bottes à

hauts talons ou des échasses. Il est tellement grand ! Imagine

l’effet qu’il provoque, toi qui lis. Plusieurs élèves, dont Marisol,

ressemblent à des émojis avec leurs yeux ronds et leur bouche

grand ouverte. Christophe-Tête-de-Chou place les mains sur

son crâne en signe d’étonnement total, tandis que son

camarade se cache à demi derrière son pupitre.

me
M Valentine s’est enfoncée dans sa chaise en agrippant les

appuie-bras. On dirait qu’elle s’apprête à s’enfuir. Décidément,

je lui en fais vivre, des émotions contradictoires, aujourd’hui !

J’espère que ça ne nuira pas à ma note.

J’annonce :

— Madame Valentine, mes amis, permettez-moi de vous

présenter M. Zheng He, un explorateur chinois qui a navigué

e
durant la première moitié du XV siècle. Si vous effectuez le

calcul, c’était une centaine d’années avant Fernand de

Magellan et M. Elcano. Je le laisse vous en dire plus lui-même.

— Ah oui ? s’étonne Zheng He. Drette comme ça ?

Puis il hausse les épaules et il souffle :

— OK.

me
Il se tourne vers M Valentine, toujours accrochée à ses

appuie-bras, et incline le corps en guise de salutation. Il répète

la même chose avec Elcano, puis parcourt la classe du regard en

toussotant, un poing devant sa bouche.

— Mes jeunes amis, lance-t-il avec une voix encore plus

forte que celle d’Elcano, je suis Zheng He, comme l’a si bien

indiqué Charles-Antoine. Je suis aussi le grand amiral de la


flotte au trésor, celle du divin Ming Yongle*, le plus éminent

empereur chinois de tous les temps.

— Flotte au trésor ? s’étonne Justine. C’est quoi, ça ?

— Des bateaux remplis de richesses, qu’est-ce que tu crois ?

répond le géant. On les distribuait aux peuples des pays

lointains en échange d’autres trésors qu’on rapportait ensuite

chez nous. Par exemple, une fois, j’ai rapporté à Beijing une

girafe capturée en Afrique. Mes compatriotes capotaient.

Personne n’avait jamais vu une pareille bête.

Je me permets d’intervenir :

— C’était en quelle année ?

— C’était à ma quatrième expédition. Selon le calendrier

occidental, vers 1414 ou 1415, je crois.

Elcano lève un doigt pour indiquer qu’il veut ajouter quelque

chose. Il dit :

— Oh ! c’est plus d’un siècle avant que je fasse le tour de la

Terre avec la Victoria, ça ! Vous êtes allé en Afrique ? Bravo !

— Vous êtes Fernand de Magellan ? s’étonne Zheng He.

Je note que les mâchoires d’Elcano se serrent une fois de

plus. Il réplique entre ses dents :

— Non, je ne suis pas un misérable Portugais. Je suis le

capitaine Elcano, officier de Sa Majesté le roi Charles

d’Espagne. Je suis le premier navigateur au monde à avoir

accompli une circumnavigation.

— Tu me tires la pipe ou quoi ? pouffe le Chinois en

tutoyant l’Espagnol. Ma flotte a fait le tour de la Terre bien

avant vous autres, les Occidentaux ! Ça m’étonne même que

vos petits bateaux d’enfants aient été capables de tenir la mer

pour parcourir une si longue distance.

La poitrine d’Elcano se gonfle sous l’insulte. Je vois ses

poings se serrer, ses mâchoires se crisper davantage. Furieux,


l’Espagnol crache :

— Tu sauras, grand amiral, que nos caravelles et nos

caraques ont été inventées par des ingénieurs admirables ! Ce

sont des navires merveilleux qui non seulement tiennent bien

la mer, mais, grâce à leurs vergues mobiles, peuvent orienter les

voiles et aller dans la direction souhaitée, peu importe d’où

vient le vent. C’est pourquoi je suis le capit…

— Ouais, oh ! vos voilures ! l’interrompt Zheng He en

envoyant une main par-dessus son épaule pour montrer qu’il

n’est pas impressionné. D’abord, ce ne sont pas les Espagnols,

mais les Portugais qui les ont conçues. Ensuite, ça ne vient pas

de leur génie « admirable », mais plutôt des boutres arabes

dont ils se sont inspirés. Voilà ! Et vos navires ne sont rien

comparés à nos jonques immenses et à nos mâtures gréées de

lattes en bambou qui…

— Oui, merci ! C’est très intéressant.

C’est moi qui viens d’intervenir, toi qui lis, car je trouve que

la présentation n’a plus rien à voir avec mon exposé. Je dis :

— La question que nous nous posons ici concerne les cartes

que Fernand de Magellan avait en sa possession lorsqu’il a

entrepris sa circumnavigation. Il paraît que le détroit

permettant de passer de l’Atlantique au Pacifique était déjà

indiqué sur un portulan chinois. Est-ce que ?…

— Est-ce que les Chinois avaient exploré et identifié ce

passage avant Magellan ? poursuit Zheng He à ma place. Oui,

bien sûr. Ce n’était pas moi, mais un des amiraux qui

naviguaient directement sous mon autorité : Hong Bao. À

cette époque, nous avions entrepris le plus grand voyage

d’exploration jamais réalisé autour du monde. On s’était divisé

la planète en cinq groupes, tous sous ma responsabilité. Au

total, on était deux cent cinquante navires, dont soixante

bateaux-trésors de neuf mâts. De vraies villes flottantes !

Chacun de ces navires aurait pu embarquer vingt caraques ou


caravelles. Des merveilles de technologie marine ! Hong Bao a

exploré la pointe de l’Amérique du Sud, et ses cartographes ont

dessiné le détroit. C’était en 1421… peut-être en 1422, je ne

suis plus certain.

— Vous mentez ! intervient Elcano, le visage rouge de colère.

Vous…

— Oui, ça expliquerait la fameuse carte secrète de

Magellan ! s’enthousiasme Marisol qui vient de bondir sur ses

pieds. Les Chinois sont revenus chez eux, et leurs récits de

voyage ont circulé en Asie. Niccolo dei Conti, qui se trouvait là,

a recopié les portulans, il les a…

— Sans doute, dit Zheng He en plissant les lèvres. Les

Européens avaient des espions parmi les marchands arabes et

vénitiens qui commerçaient en Asie. Le roi du Portugal ou

Magellan lui-même a pu obtenir copie du portulan de Hong

Bao. Tout comme mon copain Christophe Colomb, plusieurs

années avant Magellan, a profité de nos connaissances pour

effectuer son premier voyage vers le Nouveau Monde.

Avec un grand sourire qui lui traverse le visage de part en

part, le Chinois me regarde, me fait un clin d’œil et dit :

— Je l’ai rencontré une fois chez les Vanderauvleminx,

Christophe Colomb. Chic garçon. Mais ce Nouveau Monde,

franchement, quelle niaiserie ! Les Occidentaux ont eu bien du

mal à comprendre qu’il puisse exister un continent qui n’était

pas mentionné dans leur sainte Bible.

Il revient poser le regard sur Elcano avant de reprendre :

— Un certain Toscanelli avait envoyé à Colomb une carte

copiée, elle aussi, de l’un de nos portulans. On n’en faisait pas

des secrets d’État, nous.

Elcano se frotte énergiquement le visage avec une main,

comme si cela l’aidait à absorber l’information. Zheng He

poursuit :
— L’amiral qui a exploré les Antilles et la mer des Caraïbes –

et qui était sous mon commandement, ne l’oublions pas –

s’appelle Zhou Wen. Brave homme, lui aussi.

— Mais c’était en quelle année, ça ? demande Elcano,

complètement déconfit, les bras ballants de chaque côté de lui.

Pas en 1421, comme pour l’autre ?

Zheng He plisse les lèvres et réfléchit un instant avant de

répondre :

— Hmm… Zhou Wen était en Amérique autour de cette

année-là, oui. Christophe Colomb y est allé soixante et onze

ans plus tard. On n’est pas de la même génération, lui et moi.

À l’autre bout de la classe, c’est au tour de Tête-de-Chou de

bondir sur ses pieds. Les mains dans les airs, arborant une

expression aussi catastrophée que celle d’Elcano, il s’exclame :

— Wô, minute ! Christophe Colomb, c’est mon sujet, pas

celui de Ver-de-Terre ! Et Colomb, c’est le premier explorateur

qui a découvert l’Amérique. Il…

— Il n’a rien découvert du tout !

C’est encore moi qui viens d’intervenir, toi qui lis. Ça

m’énerve, ce genre de déclarations. Je précise :

— Mes ancêtres autochtones vivaient en Amérique depuis

des dizaines de milliers d’années avant l’arrivée des Européens.

Alors, hein ! Si quelqu’un a découvert l’Amérique, ce sont les

Premières Nations, pas les navigateurs portugais, ni les

Espagnols, ni les Français, ni…

J’arrête là parce que je suis vraiment en train de m’énerver,

toi qui lis.

— On va en avoir le cœur net ! lance tout à coup Marisol.

Je la vois quitter son pupitre et se diriger vers la porte de la

classe.

— Euh… où tu vas, comme ça, Marisol ? s’ébroue


me
M Valentine.

— J’ai juste besoin de trente secondes, madame, réplique

mon amie sans ralentir. Je reviens avec Christophe Colomb.

* Il est parfois reconnu comme Zhu Di, le nom qu’il portait avant sa prise du

pouvoir en Chine.
11

L’amiral de la mer océane

Bon, eh bien, toi qui lis, je n’ai pas eu le temps de retenir

Marisol. Et comme tu le sais, elle a appris à se servir de

l’Exploratus et de ses ampoulettes.

me
Je me tourne vers M Valentine qui est maintenant debout

à son bureau. Un peu soucieux, je demande :

— Madame, ça ne va pas nuire à la note de mon exposé si je

n’ai pas pu retenir Marisol de s’en mêler ? Vu qu’elle est dans

mon équipe ? Madame ?

L’enseignante a de la difficulté à détacher son regard de mes

deux invités. Son expression oscille entre la fascination et la

crainte. Je me demande si elle s’inquiète de la présence

imposante des deux personnages ou si elle redoute d’être

chicanée par la direction pour avoir laissé un de ses élèves

perturber les cours avec des hôtes bruyants et, disons-le, un

peu mal engueulés – surtout le capitaine Elcano.

— Zheng He ! Ha ! ha ! ha ! Salut, grosse face de

maringouin !

Grenouille !

me
M Valentine n’a même pas encore réagi à ma question, toi

qui lis, et voilà que, déjà, Marisol revient dans la classe

accompagnée de Christophe Colomb.

— Christophe ! Espèce de ouistiti !

Et les deux hommes se jettent dans les bras l’un de l’autre en

s’échangeant des tapes dans le dos. Christophe Colomb, qui est

beaucoup plus petit que Zheng He, donne l’impression de se

faire aplatir comme une crêpe. L’Européen est vêtu du même

genre de costume que portent les danseurs de ballet qu’adore

Marisol : une blouse à grandes manches et des collants en


guise de pantalon. Il est chaussé de longues bottes rabattues à

la hauteur du genou. C’est loin d’être aussi somptueux que les

vêtements quasi royaux de Zheng He, mais c’est pas mal plus

soigné que la tenue de marin d’Elcano.

La classe en entier retient son souffle, attendant de voir ce

qui va se passer. Cela devrait me donner une note parfaite au

point « capacité à intéresser son auditoire ».

me
M Valentine me dévisage, l’air de dire : « Mais combien

d’invités as-tu cachés dans le débarras ? » J’avoue qu’il y en a

beaucoup, toi qui lis, et je commence à craindre de perdre le

contrôle. Si ça dérape, je ne pourrai pas faire disparaître trois

personnes comme ça devant tout le monde. Il faudra que je

trouve un prétexte pour les emmener dans le couloir et les

retourner dans leurs limbes sans témoins.

— Je n’ai pas eu le temps de tout expliquer à Colomb, me

chuchote rapidement Marisol en passant à côté de moi. Mais il

a paru ravi d’être là quand j’ai mentionné Zheng He.

Puis elle file vers son pupitre.

Je prends une grande inspiration. Je ne sais plus comment

continuer.

— Alors, tu t’es remis de tout le vin que tu as bu au dernier

souper chez les Vanderauvleminx ? le taquine Zheng He en

donnant une tape encore plus forte dans le dos de Colomb.

— Et toi ? Si je m’en souviens bien, tu avais pratiquement

mangé le gigot d’agneau à toi tout seul et tu n’arrêtais pas de

roter !

Et les voilà qui rient aux éclats, l’un les mains sur la poitrine,

me
l’autre se tapant sur les cuisses. M Valentine se rassoit sans

un mot, les yeux ronds fixés sur les explorateurs, visiblement

dépassée par l’ampleur que revêt mon exposé.

— Viens ici, mon pote, annonce Zheng He à Colomb. Je te

présente Juan Sebastián Elcano, un capitaine sous les ordres de


Fernand de Magellan, mais le seul à avoir pu ramener en

Espagne ce qui restait de son expédition.

Il semble bien que les navigateurs ne se préoccupent plus de

moi.

— Je suis vraiment honoré de vous rencontrer, capitaine !

dit Elcano à Colomb en s’inclinant avec respect. J’ai souvent

entendu parler de vos exploits, mais je n’ai jamais eu l’occasion

de vous croiser.

— Je ne suis plus un simple capitaine, rectifie Colomb.

Depuis ma découverte de l’Amérique, je porte le titre

d’« amiral de la mer océane ».

— Je l’avais dit ! Je le savais ! J’avais raison ! Vous avez

découvert l’Amérique !

Celui qui vient de s’énerver comme ça, c’est évidemment

Tête-de-Chou. De nouveau, il est debout derrière son pupitre

et, cette fois, il sautille comme un ballon de basketball qu’on

drible.

— Charles-Antoine m’a obstiné, mais moi, je le savais que

vous aviez découvert notre continent. Je suis votre plus grand

fan, M. Colomb ! Je m’appelle Christophe, moi aussi ! Comme

vous ! C’est cool, hein ? Christophe et Christophe.

On dirait que ce nono a oublié que c’est une mise en scène et

qu’il pense se trouver pour de vrai devant l’explorateur.

Oui, je sais, toi qui lis, c’est exactement ça. Sauf que Tête-de-

Chou, il n’est pas au courant pour l’Exploratus. Donc il n’est

pas censé croire qu’un homme mort depuis plus de cinq cents

ans vient d’apparaître dans sa classe.

— Je rêve moi aussi de partir en bateau pour découvrir des

nouveaux mondes ! s’énerve-t-il encore. Christophe et

Christophe trouvant l’Atlantide, ce serait trooop cool !

me
— Euh… Christophe, s’interpose M Valentine en se
redressant légèrement, tu peux poser des questions aux invités

de Charles-Antoine, mais tu ne peux pas intervenir pendant

son exposé.

Tête-de-Chou lui jette un regard contrarié, puis il affiche

une grimace de bébé boudeur. Cependant, il se rappelle

aussitôt être en présence de son idole. Il se redonne vitement

un air digne et il s’assoit sans plus rouspéter.


12

Les gros rires

me
En regardant les trois fantômes à tour de rôle, M Valentine

dit :

— Je veux bien tolérer que Charles-Antoine ait pris

l’initiative d’illustrer son exposé avec des… hum… figurants,

mais je trouve qu’il y a beaucoup de digressions et d’apartés

depuis le début. Vous êtes là pour l’aider dans son travail, pas

pour cabotiner.

Elle me regarde et m’avertit :

— Charles-Antoine, tu es responsable de tes invités. Tes

notes en dépendent…

Puis elle jette un œil menaçant à Marisol, Justin et Justine

avant de conclure :

— Et celles de toute ton équipe aussi.

Elcano inspire bruyamment en prenant une expression

me
admirative. M Valentine fait comme si elle ne l’avait pas

remarqué et elle poursuit :

— Selon ce que j’ai compris, on affirme que des portulans

chinois, recopiés par des cartographes européens, auraient

permis aux navigateurs portugais et espagnols de se rendre en

Amérique puis de faire le tour du monde. Est-ce bien ce qui…

Elcano l’interrompt en s’emparant d’une de ses mains et

déclare :

— Madame ! Votre autorité ! On ne s’attend pas à une telle

force chez un petit oiseau de votre délicatesse. Vous ne m’en

charmez que davantage.

Colomb, la mine stupéfaite, se tourne à demi vers Zheng He.

D’un seul côté de la bouche, il demande :


— Il lui chante la pomme ou quoi ?

— Il est amouraché d’aplomb, on dirait, réplique le Chinois

avec un haussement d’épaules.

me
Pendant qu’Elcano continue de couvrir M Valentine de

compliments, Colomb s’étonne :

— En passant, les Vanderauvleminx, ils sont ici ?

Je ne sais pas ce que Marisol a eu le temps de lui expliquer,

alors je m’inquiète de voir surgir le sujet de l’Exploratus. Je

m’empresse donc de couper court :

— Amiral Colomb, on vous a invité ici aujourd’hui pour

vous demander de confirmer une rumeur.

Il prend un air las et me répond avec une question :

— Pas celle qui affirme que j’ai atteint l’Amérique grâce à

une carte recopiée d’un portulan chinois, j’espère ?

J’avoue, toi qui lis, que je suis un peu surpris. Je réplique :

— Ben… euh… oui, justement.

— C’est encore lui qui vous a raconté ça ? demande-t-il avec

une moue ennuyée et le pouce pointant en direction de Zheng

He.

Colomb se positionne devant l’amiral de la flotte au trésor,

les bras croisés, les sourcils froncés, et dit :

— Arrête de colporter ces balivernes ! Mes informations

venaient de Toscanelli, un très grand cartographe italien.

Zheng He riposte d’un ton moqueur :

— Ha ! Ton grand cartographe, parlons-en ! Il avait mal

calculé la circonférence de la Terre, ce qui fait que, lorsque tu as

atterri en Amérique, tu te croyais en Inde.

— Ouais, ho ! On s’est trompés sur ce coup-là, mais on avait

raison de penser qu’en filant vers l’ouest on pouvait faire le


tour de la planète.

— C’est sûr, puisque vos informations venaient de nos

propres explorations !

Colomb plisse les lèvres en hochant la tête, puis il dit :

— Ça, ce n’est pas sûr. Il faudrait le demander à Toscanelli, à

dei Conti, à Magellan, aux rois du Portugal et d’Espagne et à

tous les cartographes comme…

Pendant que Christophe Colomb énumère une série de

noms qui me sont complètement inconnus, je m’aperçois que

me
M Valentine n’écoute plus. Elle est toujours à regarder

Elcano qui lui murmure je ne sais trop quoi depuis tout à

l’heure.

Je crois qu’il vaut mieux que je mette fin à tout ce cirque.

Après tout, même si ça ne s’est pas déroulé comme prévu, ma

présentation est plutôt réussie : j’ai abordé le sujet de Magellan

et de sa circumnavigation, j’ai épaté mon enseignante et j’ai

captivé les élèves de la classe. J’ai sûrement déjà obtenu le

maximum de points que je pouvais espérer pour mon oral,

qu’importe ce que les trois hommes pourraient ajouter.

Conclusion : il est temps d’entraîner mes invités dans le

débarras pour les renvoyer dans leurs limbes.

Christophe Colomb finit d’énumérer sa liste de noms

pendant que Zheng He grommelle :

— On se fout que vous ayez été influencés ou non par nos

portulans, les jonques chinoises ont fait le tour de la planète

avant les navires européens. Point.

me
Les deux hommes se tournent vers M Valentine, chacun

espérant trouver un appui, mais ils s’étonnent de la voir

maintenant tout alanguie devant les yeux doux d’Elcano.

Colomb soupire d’impatience, pendant que Zheng He pivote

vers les élèves en soulevant les sourcils plusieurs fois de suite

pour se moquer. Évidemment, tout le monde éclate de rire.


Colomb, en s’adressant à Zheng He, mais avec une voix

suffisamment forte pour être entendu par tous, déclare :

— L’amour, c’est comme le beurre de pinotte. Si t’en tartines

trop épais, ça finit par lever le cœur.

Cette fois, en plus de toute la classe, c’est le gros rire

tonitruant de Zheng He qui éclate. Quelle voix, toi qui lis ! Le

livre doit vibrer dans tes mains.

Marisol et moi, on échange un regard très inquiet. De quelle

façon ramener ces trois comiques dans le couloir sans paraître

les brusquer ?

Je toussote pour attirer sur moi l’attention des explorateurs

me
et de M Valentine, et je…

— QU’EST-CE QUI SE PASSE ICI ?

Pet de grenouille !

La voix a tonné dans la classe comme une explosion. Mon

cœur refait le coup de la vieille transmission pourrie. Les rires

se taisent aussitôt. Les trois navigateurs sursautent et se

tournent d’un bloc en direction de la porte que Marisol avait

laissée entrouverte.

Dans l’embrasure, il y a le gros visage rouge, grimaçant et

contrarié de M. Gauthier, le directeur de l’école.


13

L’énervement du directeur

— On se croirait au carnaval, bon sang ! On vous entend rire

jusqu’au bout du corridor !

M. Gauthier est encore plus barbu qu’Elcano. Ses poils

commencent au milieu de ses joues et tombent en une grosse

touffe sur sa poitrine. Ça ne paraîtrait pas trop qu’il est rouge

de colère, puisqu’on ne voit pas beaucoup de peau, mais

comme il est complètement chauve…

— Madame Valentine, vous pourriez avoir l’obligeance de

fermer la porte pour ne pas déranger les classes voisines ! Il me

semble qu’on…

Il s’interrompt brusquement, toi qui lis, car Zheng He vient

de se tourner vers l’entrée dans un mouvement ample, ce qui

fait tournoyer sa robe autour de lui. C’est très imposant, tu

peux me croire.

M. Gauthier se met à balbutier :

— Je… hum… j’aurais aimé être avisé que des invités…

Je…

— Bonjour, mon brave ! salue l’explorateur chinois. Je vous

trouve bien culotté de nous interrompre comme ça, sans vous

présenter. Moi, je m’appelle Zheng He, grand amiral de la flotte

au trésor du divin empereur Ming Yongle.

J’échange un regard catastrophé avec Marisol.

— Et moi, Christophe Colomb, amiral de la mer océane,

vice-roi et gouverneur général des Indes. Je me permets de

vous présenter le brave capitaine Juan Sebastián Elcano, officier

de la flotte de Fernand de Magellan, et premier navigateur à

avoir… je veux dire : premier navigateur européen à avoir

effectué une circumnavigation. Je ne vous présente pas


mademoiselle, puisque, de toute évidence, à votre façon

cavalière de vous adresser à elle, vous la connaissez déjà.

M. Gauthier reste un instant interdit, hochant doucement la

tête en se mordillant les lèvres. Puis il déclare :

— Je vois. Des animateurs pour le cours d’univers social.

C’est bien ça, madame Valentine ?

— Oui, monsieur, répond l’enseignante avec une voix

d’oisillon tombé du nid. C’est Charles-Antoine qui a jugé utile,

sans me prévenir, d’engager des… intervenants pour sa

présentation orale.

— Charles-Antoine ? Tiens donc ! lance le directeur en

tournant vers moi un regard que j’aurais préféré voir se poser

ailleurs. Et comment sont-ils entrés à l’école, dis-moi ?

— À l’école ?

J’ai répété, car je ne savais pas quoi répliquer. Je ne peux

quand même pas lui expliquer que je les ai fait apparaître par

magie, dans le petit débarras, à côté.

— Il est interdit aux inconnus de circuler dans

l’établissement sans permission préalable. Tu as obtenu une

permission préalable, Charles-Antoine ?

— Permission préalable ?

Oh là là ! que je me sens dans mes petits souliers !

— Comment ont-ils pénétré dans l’école sans se faire

remarquer par la secrétaire à l’entrée ?

— À l’entrée ?

— Tu les as introduits subrepticement ?

Sub… quoi ? Pas question que je répète ce mot-là.

— Secrètement ? s’énerve M. Gauthier qui comprend à mon

air ahuri que je n’ai pas saisi. Discrètement ? Sans tambour ni

trompette ? En catimini ? Au nez et à la barbe de la secrétaire ?


— La secrétaire porte une barbe ? s’étonne faussement

Zheng He. Elle ne doit pas être jolie !

— Oh ! ça va, les blagues ! s’impatiente de nouveau

M. Gauthier en s’adressant à l’amiral chinois. Vous êtes entrés

ici illégalement, tous les trois, et je pourrais appeler la police !

me
Il jette un regard furieux à M Valentine, puis il se tourne

vers la porte en faisant un grand geste du bras. Il ordonne :

— Suivez-moi !

me
Personne ne bouge. M Valentine demande avec la même

petite voix d’oisillon que tantôt :

— Euh… qui… qui vous suit ?

— Tous !

— Toute la classe ?

M. Gauthier pousse un soupir sonore. Il grogne en pivotant

de nouveau vers mon enseignante :

— Pas toute la classe, tête d’autruche ! Les trois rigolos !

Vous, vous reprenez votre cours comme si de rien n’était et en

essayant d’être un peu plus professionnelle !

me
Comme si de rien n’était ? Pauvre M Valentine ! Il vient de

la traiter d’autruche devant tous les élèves !

Je balaie rapidement le local du regard. Marisol a les dents

serrées ; Justin et Justine sont morts de frousse, plaqués contre

le dossier de leur chaise ; les autres élèves semblent partagés

entre la peur et l’étonnement ; même Christophe et Valère

paraissent désolés pour notre enseignante que tout le monde

appré…

— Charles-Antoine !

Je sursaute. Le directeur me fait signe avec son index qui

gratte le vide.

— Toi aussi, tu viens avec moi !


14

Deux petits mots

Tu peux imaginer la trouille que je ressens, toi qui lis, pendant

que j’emboîte le pas à mes trois invités et que nous sortons de

la classe sur les talons du directeur. Je n’ose même pas regarder

Marisol en passant devant son pupitre.

— Comment ça se fait que cette porte ne soit pas fermée ?

Je manque de me frapper à Elcano, arrêté pile devant moi.

Mais ce n’est pas lui qui a parlé, c’est le directeur qui vient de

remarquer la porte entrebâillée du débarras. Il grommelle

quelque chose contre le concierge. Je me sens obligé de me

porter à sa défense :

— C’est moi, monsieur. J’y ai mis du matériel pour mon

exposé. Je…

— Je ne veux pas le savoir. Ferme-la !

— D’ac… d’accord, je ne parle plus.

— La porte, je veux dire ! Ferme la porte du débarras !

— Oh.

Que je suis bête ! Je suis tellement affolé que je n’arrive plus à

réfléchir comme il faut. Par contre, je ne suis pas assez

engourdi du cerveau pour oublier l’Exploratus, tout près. Je me

dis que, avant de refermer la porte, je pourrais tenter de

récupérer les sabliers enchantés et faire disparaître

discrètement les explorateurs.

Mais comment y parvenir sans que le directeur s’aperçoive

que mes trois invités ne le suivent plus ? Je pourrais inventer

qu’ils ont quitté l’école en douce. Qu’ils ont fui la police.

Qu’ils…

J’ai l’impression que mon cerveau boucane à force de

réfléchir.
Il me faut entrer dans le local, saisir les ampoulettes, revenir,

objecter que… Non, plutôt pousser les navigateurs à entrer

avec moi sous prétexte qu’ils ont… que je…

Que je quoi, grenouille ?

— Elle pleure.

C’est Elcano qui vient de faire cette remarque.

Colomb, Zheng He, le directeur et moi, on se tourne vers la

porte de la classe. L’Espagnol est revenu en arrière pour jeter

un dernier coup d’œil dans le local. Il a les sourcils froncés,

mais pas de colère, je dirais plutôt de stupeur.

Ou de chagrin.

me
— M Valentine. Elle pleure, répète-t-il.

Pendant un instant, on reste là, tous les cinq, figés par ces

deux simples mots : elle pleure. Le directeur me repousse

légèrement de la main en passant près de moi. Il rejoint Elcano

devant l’embrasure de la porte et il étire le cou. Je vois son

visage s’effondrer.

Ses traits durs et coupants, quelques secondes plus tôt,

s’écroulent, pareils à un glacier au soleil. Son front rouge de

colère est devenu blanc comme une grand-voile.

Il balbutie :

— El… elle pleure ?

— Forcément, grogne sourdement la voix de Colomb

derrière moi. Avec vos manières, j’aurais été surpris qu’elle se

mette à valser.

— Sans parler du fait qu’elle nous a très bien accueillis dans

sa classe, ajoute Zheng He avec la même intonation feutrée.

Ce que je trouve étonnant, c’est l’immobilité d’Elcano.

J’aurais pensé que, amouraché de mon enseignante comme il

l’est, il aurait couru vers elle pour la serrer dans ses bras. Mais
non. Il demeure là, complètement démuni, le visage triste. Je

dois trop écouter de films américains, comme me le répète

souvent Nonk.

Le directeur fixe la porte ouverte. Ses lèvres bougent à peine

quand il murmure :

— Je vais… hum… je vais…

Il se tourne vers moi, puis vers les explorateurs. Il paraît

vraiment ébranlé. Je crois qu’il regrette sa saute d’humeur. Il

déclare :

— Je vais aller m’excuser. Attendez-moi.

Et il rentre dans le local.

Grenouille ! C’est l’occasion !

Je bondis dans le petit débarras et je plonge sur les trois

sabliers qui sont disposés sur les chaises empilées. Je les glisse

dans la poche de mon pantalon en veillant bien à ne pas les

retourner tout de suite. Ouf ! je respire !

Je reviens dans le couloir et je trouve les trois explorateurs en

train de chuchoter entre eux. Dans la classe à côté, je perçois la

voix indistincte du directeur. Je présume qu’il s’adresse à

me
M Valentine. Il n’a pas été très gentil, mais au moins, il sait

reconnaître son erreur.

— Ça vaut mieux, crois-nous.

Ça, c’est Colomb en train de réconforter Elcano. Zheng He

approuve :

— On ne peut pas s’embéguiner d’une vivante. Ça causerait

autant de tort à toi qu’à elle. Il est préférable de laisser les non-

morts entre eux.

Colomb renchérit :

— Moi aussi, avant, j’étais un gars sérieux, ambitieux,

amoureux, fier-pet. Mais je n’étais pas encore défunt.


Désormais, quand je reviens faire un tour chez les vivants grâce

à l’Exploratus, je ne me complique plus l’existence : je me

contente de boire, de bouffer et de rigoler.

Il donne un coup de poing amical sur l’épaule de Zheng He

avant de compléter :

— Et de me faire des potes qui ne sont pas compliqués, eux

non plus.

— Vous avez raison, acquiesce Elcano en affichant toujours

la même mine malheureuse, mais en s’ébrouant un peu. Il vaut

mieux éviter les liaisons extramortifères.

— Et si vous disparaissiez, tous les trois ?

Là, c’est moi qui viens de parler, toi qui lis. Parce que c’est

bien beau, tout ça, mais on n’a pas toute la journée.

— Là, maintenant ? s’étonne Colomb.

Je m’avance de deux pas pour pouvoir jeter un coup d’œil

me
dans la classe : M Valentine a la tête appuyée sur l’épaule de

M. Gauthier, qui lui tapote le dos. Le regard de tous les élèves

est fixé dans leur direction. Personne ne se soucie de mes

invités et moi pour l’instant.

Je dis :

— Oui, c’est le bon moment.

— Le directeur ne sera pas fâché qu’on soit partis sans le

saluer ? s’informe Zheng He. Il a un sale caractère.

— Je lui expliquerai que vous n’avez pas voulu traîner plus

longtemps dans un établissement où vous n’aviez pas de…

permission préalable.

— Bon. Comme tu veux, acquiesce Zheng He.

— Je vous remercie tous les trois pour votre aide, vous avez

été super cools.

Je reprends les ampoulettes dans mes poches. Mais avant que


je puisse les retourner, la grosse main d’Elcano se pose sur mon

épaule.

— Charles-Antoine, attends.

— Oui ?

— Promets-moi une chose, d’abord. Mais une vraie

promesse, là, pas des mots en l’air.

— Tout ce que je peux pour vous aider, je le ferai. Je vous

dois ça.

me
J’anticipe une demande du genre « dis à M Valentine

que… » ou encore « invite-la la prochaine fois que tu me

ramèneras chez les vivants ». Ainsi, je suis surpris d’entendre :

— Efface le foutu nom de Magellan sur la plaquette de mon

tiroir, veux-tu ?

— Hein ? Euh… mais oui, bien sûr.

— Les Vanderauvleminx devaient corriger leur erreur, mais

ils ont oublié, je suppose.

— Je vous promets de faire graver votre nom à la place de

celui de Fernand de Magellan.

Elcano me serre si fort contre lui que, pendant deux

secondes, je n’arrive plus à respirer. Il dit :

— Merci ! Il est grand temps que ma mémoire soit honorée

au moins au même titre que celle du mosus de Portugais.

— En ce cas, il faudrait peut-être aussi honorer Enrique,

non ? avance Colomb avec un regard malicieux.

— Enrique ? s’étonne Elcano. Quel Enrique ?

— L’esclave de Magellan, répond Colomb. J’ai entendu

parler de lui dans un souper. Il paraît que c’était un natif des

îles aux épices, enlevé très jeune par des Arabes qui l’auraient

vendu au Portugais à l’époque où il était au comptoir de

Malacca*. Il vous a servi d’interprète pendant le voyage. Une


fois rendus en Asie, vous avez découvert qu’il parlait un

dialecte local. Si ça se trouve, Enrique a fait le tour de la planète

avant toi.
— Un instant ! proteste Elcano. Ce n’est pas certain, là.

— Moi, je pense que c’est tout à fait probable, renchérit

Zheng He.

Et les voilà tous les trois qui recommencent à argumenter en

oubliant de chuchoter. Je n’ai plus une seconde à perdre et je

m’exclame, en leur coupant la parole :

— Merci encore ! Vous avez été merveilleux. Et je vous

assure, monsieur Elcano, que je vais tenir ma promesse.

Je retourne les ampoulettes pour arrêter les grains de sable

de s’écouler. Les trois fantômes disparaissent à l’instant. Ouf !

M. Gauthier revient justement dans le corridor. Il s’en est fallu

de peu.

Le directeur est beaucoup plus calme que tantôt. Il paraît

même ému.

— Où sont tes invités ? demande-t-il d’un ton égal.

Je réponds rapidement :

— Ils ont quitté l’école, monsieur. Vu qu’ils n’avaient pas de

permission préalable, ils n’ont pas voulu vous embêter plus

longtemps.

Il ne semble pas contrarié. Sans me regarder et en filant déjà

en direction de son bureau, il réplique :

me
— D’accord. Maintenant, rentre en classe. M Valentine va

reprendre le cours.

* En Malaisie.
15

Les notes finales

La cloche vient de sonner, toi qui lis, et tous les élèves sont

sortis de la classe. Tous, sauf Marisol, Justin, Justine et moi.

me
M Valentine nous a demandé de rester.

— Je veux vous parler de votre note globale.

Elle sourit vaguement. Elle a l’air sereine, mais ses paupières

sont encore un peu gonflées parce qu’elle a pleuré. D’ailleurs,

Marisol le lui fait remarquer :

— Vous avez les yeux rouges, madame. M. Gauthier a

vraiment été rude avec v…

— Non, ça va. Oubliez ça, s’il vous plaît. Le directeur s’est

excusé avec beaucoup de sincérité. Il était très en colère, mais il

a reconnu avoir surréagi. Ça prend du courage pour admettre

ses erreurs.

— Ça en prend aussi pour pardonner, ajoute Justine.

Notre enseignante esquisse un sourire, elle respire

profondément comme pour marquer la fin de l’intermède,

puis elle dit :

— Tout d’abord, sachez que je suis déçue. De vous quatre. Je

croyais vraiment que chacun de vous ferait un travail de

présentation digne de vos notes habituelles.

Justin et Justine échangent un regard gêné. Marisol baisse la

tête en laissant ses épaules s’affaisser. Elle murmure, comme

malgré elle :

— Je suis tellement désolée…

— Heureusement, il y a eu le travail de Charles-Antoine,

me
déclare M Valentine.

Je me gonfle de fierté en notant du coin de l’œil la nouvelle


expression réjouie des jumeaux. Marisol garde tout de même la

mine basse. Je sais qu’elle a honte d’avoir demandé à son frère

de faire son devoir à sa place. Vu le résultat, je ne crois pas

qu’elle va répéter l’expérience.

— Quelle note il a eue ? s’informe Justin pendant que sa

sœur, les yeux au plafond, doit compter mentalement pour la

millième fois le total nécessaire pour surpasser l’équipe de

Christophe et Valère.

me
M Valentine baisse le nez sur la feuille devant elle et

déclare :

— Pour que votre groupe remporte la première place,

Charles-Antoine devait obtenir une note de dix-neuf sur vingt,

vous le saviez ?

— J’avais déjà fait le calcul à partir de ma mauvaise

performance, madame, avoue Marisol. C’est pourquoi j’ai

insisté auprès de Charles-Antoine pour qu’il se surpasse et

nous redonne une chance de gagner. Mettons que c’est un peu

à cause de moi qu’il a organisé cette entrevue avec des

personnages historiques.

me
— Oh ! lance M Valentine en soulevant des sourcils

étonnés vers Marisol. C’est toi la responsable de cette

présentation… disons, originale ?

J’interviens sur-le-champ, des fois que ça se dessinerait mal

pour mon amie :

— Non, madame. C’est vraiment moi qui ai pris toutes les

décisions. Je le confirmerai dans mon compte rendu écrit que

je vous remettrai en fin de journée.

— Je vois, dit notre enseignante en plissant les lèvres et en

gardant les yeux sur sa feuille. En tout cas, tu as été bien

inspiré, Charles-Antoine. Pour la partie orale, tu obtiens la

note de…

Elle hésite, mais je comprends que c’est seulement pour


accentuer le suspense et nous faire languir un peu. Après une

seconde qui me paraît interminable, elle annonce :

— Vingt sur vingt.

Justine pousse un cri de mort, son frère lève deux poings vers

le ciel en rugissant, Marisol se met à applaudir, les yeux ronds,

la bouche ouverte, comme si elle n’y croyait pas… En réalité,

me
toi qui lis, il n’y a que moi qui constate que M Valentine a

conservé une mine sévère. Elle ne semble pas se réjouir du

résultat positif qu’elle vient pourtant de nous annoncer.

Je fais donc remarquer :

— Ce n’est pas tout, hein ?

— J’enlève un point parce que tu as invité des figurants qui

n’étaient pas prévus au programme, répond-elle. Rien ne

l’interdisait dans mes directives, d’accord, mais c’était tout de

même pousser un peu loin. Tu aurais dû m’aviser.

— Charles-Antoine tombe à dix-neuf ? s’inquiète Justine.

— On bat quand même tout le monde, réplique aussitôt son

frère. Dix-neuf était le chiffre magique pour prendre la tête.

me
— J’enlève un autre point, poursuit M Valentine, parce

que les invités n’avaient pas de permission préalable, et ça m’a

mise dans une situation difficile avec M. Gauthier.

Tandis que je digère la mauvaise nouvelle, Marisol réagit :

— Madame ! C’est vrai qu’on aurait dû d’abord informer la

direction de l’école, mais les figurants n’étaient pas des…

— Et j’enlève deux autres points, l’interrompt l’enseignante,

parce que le temps alloué pour la présentation a été largement

dépassé.

Cette fois, toi qui lis, il est devenu inutile de protester. Notre

équipe est bel et bien tombée en deuxième place, voire en

troisième.
— Adieu les beaux déguisements d’Halloween ! abdique

Justine en courbant l’échine.

— J’aurais tellement aimé louer un costume de brontosaure

de trois mètres, se lamente son jumeau.

me
M Valentine me regarde directement dans les yeux avant

de reprendre :

— Je m’interroge même, Charles-Antoine, à savoir si tu n’as

pas demandé à ton Elcano de service de jouer les charmeurs

afin de m’arracher une meilleure note.

— Quoi ? Mais pas du tout !

Notre enseignante fronce un peu les sourcils en me fixant

droit dans les yeux. Elle finit par dire :

— Mouais. Peut-être pas. Tu as l’air sincère.

J’ajoute :

— Je vous jure, madame, que je n’ai jamais songé à quelque

chose d’aussi dégoûtant.

Marisol enchérit :

— Et puis, franchement, madame, vraiment franchement :

aucun garçon n’a besoin d’encouragement pour vous trouver

jolie.

me
M Valentine paraît flattée. Elle dit :

— Oh ! c’est gentil !

Posant de nouveau les yeux sur moi, elle dit :

— N’empêche que ta note va rester à seize sur vingt.


16

L’erreur courante

C’est de nouveau le soir, toi qui lis, et je suis avec Nonk dans sa

chambre-bureau, au sous-sol. Marisol est présente grâce à mon

téléphone cellulaire posé sur la table de travail. Elle intervient

de temps à autre pendant que je raconte à mon grand-oncle

toutes nos péripéties de la journée.

Celui-ci demande, mi-sérieux, mi-moqueur :

me
— Et qu’est-ce que vous allez faire si M Valentine vous

demande des nouvelles de… du comédien qui jouait Elcano ?

Vous seriez bien embêtés, hein ? Parce qu’elle semble avoir un

petit béguin, là. Ce sera difficile de ne pas lui mentir.

Je plisse les lèvres et je réponds :

— Je lui dirais la vérité, soit que je ne connais pas beaucoup

ce gars-là et qu’il est souvent absent… pour des raisons

personnelles !

Nonk soupire en se laissant aller contre le dossier de son

fauteuil. Marisol s’anime à l’écran :

— Ce serait plutôt adroit, ça, Charles-Antoine.

— En tout cas, gronde Nonk, ce qui n’était ni adroit ni

prudent, c’était d’utiliser l’Exploratus sans prendre le temps de

préparer vos invités. Cela aurait pu vous péter au visage et

révéler notre secret à tout le monde !

Je dodeline de la tête en acquiesçant :

— J’avoue qu’on aurait dû mieux se préparer.

— Ça vous aurait également permis de ne pas confondre

Elcano avec Magellan, ronchonne mon grand-oncle.

Je proteste :

— Tu n’aurais pas pu me le dire avant, toi, justement ? Tu


devais être au courant que Magellan n’avait jamais terminé son

tour du monde ?

— Et comment voulais-tu que je sache que le tissu qui se

trouvait dans le tiroir de Magellan avait été mal identifié par les

Vanderauvleminx ? Ils ont dû commettre l’erreur courante

d’associer le nom de Magellan au premier explorateur à

boucler une circumnavigation. Mais tous les historiens savent

que ce Portugais est mort en Asie avant d’avoir achevé son

expédition.

Nonk fait une moue accompagnée d’un signe vague de la

main avant de pour-suivre :

— Il a agi en imbécile, Magellan, quand il était aux

Philippines. Il s’est cru plus fin que les autres, il a pris de

mauvaises décisions et il a reçu une volée de flèches

empoisonnées. Elcano était un simple maître d’équipage, mais

c’est lui qui a fini par ramener les derniers survivants à bon

port.

Je demande :

— Pourquoi l’histoire a retenu le nom de Magellan plutôt

que celui d’Elcano ?

— Parce que Magellan était l’instigateur du projet. Il a

travaillé fort pour convaincre le roi du Portugal, puis celui

d’Espagne de financer sa flotte.

Je soupire. J’ai encore notre résultat final en travers de la

gorge. Mais je dois prendre ma défaite avec philosophie, toi qui

lis. Alors je déclare :

— Tant pis, j’ai quand même eu une bonne note pour ma

présentation. J’aurais juste aimé ça, faire gagner mon équipe.

— Tu n’as pas à t’en vouloir, Charles-Antoine, me réconforte

Marisol. Si notre groupe n’a pas atteint la première position,

c’est la faute aux jumeaux et la mienne, avec nos exposés mal

préparés. Toi, tu as été super.


— C’est que j’aurais vraiment aimé te voir déguisée en

Ember-Crocodile.

Elle rigole, puis me rappelle :

— Et toi, tu aurais sûrement été crampant en Casse-

Noisette.

Nonk émet un petit rire à son tour.

— OK, dit-il. Maintenant, promettez-moi de ne plus utiliser

l’Exploratus de façon aussi irréfléchie, et ouste ! laissez-moi lire

tranquille !

J’acquiesce en empoignant mon téléphone au passage.

— C’est bon.

— Juré, ajoute Marisol.

Je salue mon amie, je mets fin à la conversation et, juste

avant de sortir de la chambre, je lance à Nonk :

— Je prends le coffre à outils de papa à côté. Je vais faire un

peu de bruit.

— Qu’est-ce que tu veux zigonner à cette heure-ci ?

— J’ai besoin du burin pour changer le nom sur la plaquette

du tiroir d’Elcano.
Des réponses à tes questions

Dossier pour lecteurs curieux


Chronologie des événements

1405 : Le grand amiral Zheng He entreprend son premier

voyage d’exploration.

1421 : Des navires de la flotte au trésor chinoise explorent

l’Amérique et cartographient le détroit de Magellan.

1433 : Zheng He décède à Calicut, en Inde.

1492 : Christophe Colomb arrive en Amérique pour la

première fois, croyant avoir atteint l’Inde.

1506 : Christophe Colomb meurt après avoir effectué trois

autres voyages vers l’Amérique.

1519 : Fernand de Magellan entreprend son tour du monde

pour le compte du roi d’Espagne.

1521 : Magellan trouve la mort sur l’île de Mactan avant

d’avoir pu compléter sa circumnavigation.

1522 : Elcano revient en Espagne sur le dernier navire de la

flotte de Magellan.

Je viens de terminer le roman et je ne sais plus quoi penser. Ce

qui est écrit dans les livres d’histoire, c’est vrai ou non ?

Oui et non. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’histoire est une

science en constante transformation. Chaque année, de

nouvelles découvertes permettent aux historiens d’en

apprendre davantage sur tel ou tel événement. Plusieurs

hypothèses avancées dans ce roman sont contestées, car les

preuves dont nous disposons ne nous autorisent pas à tirer des

conclusions hors de tout doute. Par exemple, peu d’historiens

reconnaissent que les navires de la flotte au trésor du grand

amiral Zheng He a accompli la première circumnavigation ou

que cette même flotte a exploré l’Amérique avant Christophe

Colomb. En fait, certains doutent même que des bâtiments

aussi massifs que ceux présumés de la flotte au trésor aient pu

tenir la mer sans se disloquer ! De la même manière, il est


impossible de prouver que les cartes consultées par Magellan à

la cour du roi du Portugal indiquaient déjà le détroit qui porte

aujourd’hui le nom de l’explorateur, puisque les documents

originaux et ceux qui les ont inspirés ont été perdus au fil des

siècles.

Par contre, les ethnologues ont remarqué des similitudes

troublantes entre certains arts, rites religieux et dialectes des

peuples autochtones de l’Amérique et des Chinois. La science

nous a aussi montré qu’il existe des liens génétiques

incontestables entre ces populations. L’idée que les Chinois,

portés par les ambitions exploratoires de la dynastie Ming,

aient mis les pieds en Amérique bien avant les Européens a

donc fait son chemin.

Mais alors, tout ce que contient ce roman est inventé ?

Il ne s’agit pas d’inventions, mais de théories. Aujourd’hui, de

plus en plus d’indices et de découvertes indiquent que, bien

avant Christophe Colomb, beaucoup de navigateurs vikings,

normands, basques et portugais franchissaient régulièrement

l’Atlantique pour aborder les côtes de l’Amérique et les îles qui

les longent. Des établissements permanents ont été découverts

à Terre-Neuve, par exemple, et de nombreux artefacts ou écrits

précolombiens laissent soupçonner la présence de Portugais

dans les Antilles, de Basques dans le fleuve Saint-Laurent, etc.

En fait, avec ce roman, il s’agit de remettre en question la

version « officielle » de l’histoire pour présenter de nouvelles

hypothèses basées sur des études récentes, mais pas encore

démontrées. Cela nous aide à comprendre que d’autres

explorateurs, qui ne sont pas européens, ont façonné le monde

dans lequel on vit.

Et ces histoires de portulans et de cartes recopiées, elles sont

vraies ?

Avant son célèbre voyage de « découverte », Christophe

Colomb a effectivement correspondu avec un cartographe


italien du nom de Toscanelli qui aurait largement renseigné le

navigateur sur la route à suivre pour atteindre les terres situées

à l’ouest de l’océan Atlantique. Cependant, Toscanelli a induit

Colomb en erreur en affirmant que les côtes qu’il aborderait

seraient celles de l’Asie. Avec les connaissances limitées de

l’époque, aucun des deux hommes ne se doutait que tout un

continent se trouvait sur le chemin. Croyant à tort avoir atteint

l’Inde, Colomb a donc débarqué aux Bahamas en nommant

« Indiens » les habitants qu’il y a rencontrés.

Quant aux portulans chinois dont il est question dans le

roman, nombre d’entre eux ont circulé pendant des siècles et

ont immensément influencé les cartographes européens de la

Renaissance. Après la mort de l’empereur Ming Yongle,

en 1424, son successeur a ordonné la fin des grandes

expéditions et a obligé la Chine à se refermer sur elle-même. Il

a ainsi mis un terme aux exploits des navigateurs et

cartographes de son empire.

Pourquoi attribue-t-on toujours à Magellan la première

circumnavigation ? Et pourquoi le canal reliant l’Atlantique et

le Pacifique porte-t-il son nom ?

Parce que, comme l’explique Nonk à Charles-Antoine, c’était

Magellan, l’instigateur de l’expédition. D’ailleurs, il a fait des

pieds et des mains pour qu’elle ait lieu ! Après plusieurs

er
tentatives infructueuses auprès du roi portugais Manuel I ,

er
Magellan a plaidé sa cause auprès du roi d’Espagne Charles I

(le futur Charles Quint), qui a accepté de financer l’expédition.

Il faut dire que Magellan n’a pas tout de suite connu la

gloire. Après sa mort, les Portugais l’ont longtemps boudé

pour avoir voyagé pour le compte du roi d’Espagne, alors que

les Espagnols, eux, ont gardé de lui un souvenir peu reluisant.

En effet, durant le voyage, les mutineries et les révoltes

(auxquelles a participé Elcano lui-même) se sont multipliées.

Certains de ses hommes ont même déserté et sont retournés en

Europe en empruntant le chemin de l’aller. Les dix-huit marins


qui sont parvenus à achever le tour du globe, Elcano en tête,

n’avaient pas que de bons mots au sujet de Magellan et ont

largement contribué à ternir sa réputation. Disons qu’il ne

faisait pas l’unanimité !

C’est surtout le chroniqueur italien Antonio Pigafetta qui a

réhabilité l’image de Magellan. Ayant participé à la longue

expédition, il en a fait le récit détaillé, qu’il a publié et diffusé

aux quatre coins de l’Europe. Il a dressé de Magellan un

portrait élogieux et héroïque, qui contrastait avec celui qu’en

faisait Elcano. C’est cette version-là que l’histoire a retenue.

Et qu’est-il arrivé à Elcano après être rentré en Europe ?

Après son retour en Espagne à la tête du dernier navire de la

flotte, Elcano reçoit de Charles Quint des armoiries portant

l’inscription « Primus circumdedisti me », qui honore son

exploit.

En 1525, il se retrouve officier pour une nouvelle expédition

en Asie, sous l’autorité du capitaine García Jofre de Loaísa. Il

est nommé capitaine d’un des sept navires de la flotte qui suit

la route tracée par Magellan trois ans plus tôt. De peine et de

misère, les vaisseaux traversent le détroit qui sert de passage

entre l’Atlantique et le Pacifique. Malheureusement, Elcano

meurt du scorbut en plein Pacifique en août 1526, sans avoir

pu répéter son extraordinaire circumnavigation.

e
Je croyais qu’au XVI siècle tout le monde pensait que la Terre

était plate…

C’est une fausse idée, comme l’explique (un peu

cavalièrement) Elcano à Valère. En réalité, le fait que la Terre

est ronde est connu depuis l’Antiquité. L’astronome et

géographe grec Ératosthène en a même calculé la circonférence

e
avec une précision remarquable, et ce, dès le III siècle avant

Jésus-Christ ! C’est l’idée que la Terre n’est pas au centre de

l’univers qui était largement contestée à l’époque.


CRÉDITS ET REMERCIEMENTS

Les Éditions du Boréal remercient le Conseil des arts du Canada ainsi que le gouvernement du Canada pour

leur soutien financier.

Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée

de la SODEC et bénéficient du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du

Québec.

Couverture : Cécile Gariépy


MISE EN PAGES ET TYPOGRAPHIE :
LES ÉDITIONS DU BORÉAL

PRODUCTION EPUB :
LE DÉCLICK

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