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A coups d’épée

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© 2020, Groupe Elidia
Éditions du Rocher
28, rue Comte Félix Gastaldi - BP 521 - 98015 Monaco
www.editionsdurocher.fr
ISBN : 978-2-268-10421-8
EAN Epub : 9782268104294
CHARLES DE GAULLE

A coups d’épée
Et si le général de Gaulle réécrivait
Vers l’armée de métier…
Préface d’Hervé Gaymard
Texte composé par le général Nicolas Le Nen
À mon arrière-grand-père, Jean Escarra,
« Mon compagnon et mon ami,
en souvenir et en témoignage. »
Charles de Gaulle, le 6 août 1946.
On ne paraphrase pas Charles
de Gaulle. On le lit.
Il peut donc paraître présomptueux et vain de préfacer ses
œuvres, car elles se suffisent à elles-mêmes par la puissance
du style, la clarté de l’exposition, et la force de l’intuition.
Mais il est utile de les présenter, car ces quatre livres ante
bellum sont majeurs dans la construction de la personnalité de
l’homme du 18 juin. Souvent oubliés, ils sont écrasés par la
majesté des Mémoires de Guerre et des Mémoires d’Espoir. Ils
n’ont pourtant évidemment pas été écrits par hasard.
La discorde chez l’ennemi est une analyse spectrale de la
défaite allemande de 1918, dont de Gaulle tire des invariants :
il faut préparer la prochaine guerre et pas la précédente ; le
pouvoir militaire doit être subordonné au pouvoir civil.
Le fil de l’épée est un essai sur le pouvoir, écrit à l’os, sans
un mot de trop, saisissante anticipation de son destin à venir.
La France et son armée n’est pas une histoire militaire de
la France, mais une synthèse puissante qui mêlerait Michelet
et Bainville, dans un assaut d’admiration et de lucidité tout
ensemble, du « destin achevé et des malheurs exemplaires » de
son amour inguérissable.
Vers l’armée de métier n’est pas ce que l’on croit. Il n’est
pas de titre plus mal choisi. Car ce petit livre d’intervention
n’est pas une apologie du centurion - ce que soutinrent ses
détracteurs qui ne l’avaient pas lu -, mais la préconisation d’un
système militaire cohérent qu’il appelle de ses vœux dès 1934,
afin que notre politique étrangère, notre stratégie militaire et
notre outil de défense soient enfin à l’unisson.
Le Général Le Nen a eu une idée originale, mais
périlleuse, imaginer ce que serait ce livre dans le contexte
politique, géostratégique et militaire d’aujourd’hui. Il est trop
averti, et sa plume trop fine, pour se livrer à un plagiat ou un
pastiche de ce que Charles de Gaulle pourrait écrire. Il s’est
donc livré à un travail de bénédictin, en puisant dans toute
l’œuvre écrite et orale les éléments qui nous permettent
aujourd’hui de lire cette recomposition saisissante, ordonnée
autour de la même trame que le livre original. Le pari était
risqué. Il est réussi. Et la lecture d’À coups d’épée nous
conforte dans l’idée que nous avons de la force des invariants
gaulliens : l’indispensable unité de la nation, l’exigence de la
souveraineté, l’indépendance et la permanence de notre outil
de défense.
L’air de rien, le Général Le Nen est en train de construire
une œuvre. Il est de ces militaires qui écrivent et qui savent
écrire, illustrant ainsi cette sentence inattendue et tellement
réconfortante de Charles de Gaulle : « Tout homme qui écrit, et
écrit bien, sert la France ». Sa vocation et sa dilection
littéraire ont nourri plusieurs ouvrages sur l’art militaire,
comme La guerre en montagne, ou les Principes de contre-
insurrection, lointain écho de l’ouvrage récemment
redécouvert de David Galula, ainsi qu’un récit à hauteur
d’homme comme son Journal de marche d’un chef de corps
français en Afghanistan. Sa récente préface de la réédition du
maître-livre du Général André Beaufre, Le drame de 1940, est
un modèle du genre, qui allie l’art du portrait, la rigueur de
l’analyse, et la perspective stratégique. Avec À coups d’épée, il
franchit une étape supplémentaire en nous donnant à lire une
étonnante composition. Mais l’auteur se cache encore derrière
l’objet de son écriture. Nul doute qu’il nous surprendra quand
il sortira de sa gangue, qui force le style mais est toujours un
prélude à l’épanouissement et à la Liberté grande.
Hervé GAYMARD
Introduction
Ce livre est né d’une question que je n’ai cessé de me
poser depuis la fin de l’armée de conscription et son rempla-
cement par une armée de métier décidés par le président
Jacques Chirac en 1996.
En effet, alors en garnison à Annecy et désigné par mes
chefs pour participer à des débats avec nos concitoyens sur la
suspension du service militaire, j’avais constaté que dans ces
terres de montagnards très fortement attachés au citoyensoldat
nombreux étaient les élus, gaullistes revendiqués, qui faisaient
référence à Vers l’armée de métier pour justifier la décision du
Président.
Je me suis alors demandé si dans le contexte de notre
époque le général de Gaulle réécrirait vraiment le même
ouvrage ?
Lorsqu’il publie Vers l’armée de métier en 1934, le
lieutenant-colonel Charles de Gaulle est en poste depuis trois
ans au Secrétariat général du Conseil supérieur de la Défense
nationale, organisme à la disposition du Président du Conseil
pour « la préparation à la guerre de l’État et de la nation ». Il y
restera six ans, de l’automne 1931 à l’été 1937, et y côtoiera
les plus hauts dirigeants politiques et militaires de son époque.
C’est là comme le souligne le colonel Frédéric Guelton, ancien
chef du département de l’armée de terre au Service historique
de la défense, que Charles de Gaulle « prend alors,
probablement définitivement, conscience de la place centrale
occupée par les questions politiques dans tout ce qui relève de
la défense nationale, y compris au niveau des armées. Il
découvre qu’une armée n’est apolitique que si ses chefs ont
une réelle culture politique. Culture politique qu’il est l’un des
rares à acquérir dans un corps social qui semble vouloir
demeurer étranger à toute véritable acculturation, au nom d’un
apolitisme mal compris1 ».
Cette culture politique, Charles de Gaulle l’a acquise en
rédigeant Vers l’armée de métier. Car si ce livre est avant tout
connu pour la vision prophétique que le lieutenant-colonel de
Gaulle a de l’emploi des blindés et des évolutions tactiques qui
en découlent, son intérêt premier réside dans la façon dont de
Gaulle dévoile certaines des grandes idées qui ont nourri sa
pensée politique. Avec les trois autres ouvrages qu’il publie
entre 1924 et 1938, La Discorde chez l’ennemi où il montre
que toute victoire exige une forte unité nationale, Le Fil de
l’épée dans lequel il livre sa vision du chef et des relations
entre le politique et le soldat, La France et son armée qui
souligne le lien indissoluble entre le destin de la France et
celui de ses armées, Vers l’armée de métier constitue le creuset
dans lequel le futur chef de la France Libre puis de la Ve
République a forgé ce qu’il appelait « une certaine idée de la
France ».
Le livre est une démonstration rigoureuse articulée en deux
grandes parties intitulées Pourquoi et Comment, chacune
divisée en trois chapitres, Couverture, Technique, Politique
pour la première partie ; Composition, Emploi,
Commandement pour la seconde partie. Dans cette dernière,
Charles de Gaulle détaille l’organisation, l’équipement et les
modalités d’emploi du corps d’armée blindé et mécanisé de
100 000 soldats de métier qu’il recommande de créer. C’est
notamment l’occasion pour lui d’expliquer en quoi
l’avènement des blindés représente une rupture tactique sans
précédent : « La dernière guerre avait vu la puissance atteindre
un degré inouï mais brutal et sans nuances. En y ajoutant la
vitesse, servie par une élite, le progrès restitue les
combinaisons2. » Au-delà de ce constat, de Gaulle tire une
conclusion qui imprégnera ses réflexions de futur Chef des
armées : « Nul ne peut croire qu’un futur conflit doive
ressembler, même de loin, à celui que nous avons vu3. »
Mais c’est dans la première partie, dans laquelle il fait une
analyse sans concession des faiblesses de la géographie de la
France et de sa politique extérieure et intérieure, que Charles
de Gaulle pose les premiers jalons de son ambition pour le rôle
que doit jouer la France dans le monde.
Ayant noté combien « la géographie y organise l’invasion
par de multiples voies pénétrantes4 », il dénonce la
pusillanimité de notre politique étrangère, « cette
compréhension libérale, que nous prodiguons à la ronde, n’est
guère payée de retour5 » et l’apathie de la nation face à la
montée des périls orchestrée par la politique revancharde
d’Hitler : « Partout se raidit l’égoïsme des États. Chacun se
replie sur soi. Le monde retentit de clameurs : « Le tort qu’on
m’a causé, l’injustice qui m’est faite, la place qui me
revient ! » Et dans le temps même où nous déclarons mettre la
guerre hors la loi, où nous affectons d’effacer le glaive de
l’Histoire et jusque des monnaies, ailleurs on acclame la force,
on proclame bonne et nécessaire la nostalgie du danger, on
exige des armes, on se groupe en milices, cohortes, sections
d’assaut. Où donc est la digue du torrent ? 6 »
De ce constat alarmiste de Gaulle tire trois conclusions qui
deviendront les axiomes de son action politique.
La première tient à l’unité de la nation et permettra au
futur chef des Français libres de ne jamais désespérer de notre
pays, y compris dans les heures les plus sombres de notre
histoire : « Aussi, tout au long du temps, vit-on la race des
Français réagir dans l’épreuve avec une extrême vigueur, se
rassembler alors qu’elle était en pièces, se relever quand on la
tient pour morte, bref, opposer aux pires infor-tunes une
résistance et comme un ressort incroyables et qui
l’affermissent par l’obscure conscience qu’elle en a7. »
La deuxième conclusion met en exergue le rôle primordial
de la défense dans la puissance et la grandeur du pays :
« L’épée n’est pas seulement l’ultime raison de ses querelles
mais l’appoint de sa faiblesse. Tout ce qu’il y a de fâcheux
dans le territoire, d’absurde dans la politique, d’infirme dans le
caractère, elle n’a, pour le compenser en dernier ressort, que
l’art guerrier, l’habileté des troupes, la douleur des soldats. Et
cela lui est spécifique8 ». Pour de Gaulle, ce dispositif de
défense doit être permanent car « les mêmes conditions qui
font de nous d’âge en âge et bon gré mal gré un peuple
militaire imposent au système initial de notre défense un
caractère permanent. Puisque l’ordre des choses est tel que,
pour nous battre, il n’est point de délai, qu’aucun recul ne nous
est loisible, fût-il de 10 kilomètres, qu’une seule bataille
perdue, c’est Paris à feu et à sang, la défense doit être
immédiate. »
La troisième conclusion souligne l’indispensable
souveraineté que la France doit préserver par sa politique
étrangère et sa stratégie de défense : « Mille raisons pratiques
ou généreuses font de la France, aujourd’hui, la Pénélope de
l’œuvre internationale. De là le réseau de pactes, protocoles,
actes généraux, qu’elle cherche à tisser autour du monde. De
là, vis-à-vis des autres, et surtout des plus remuants, ce parti
pris de prévenances qu’elle qualifie d’« esprit européen ». De
là, chez la plupart de nos politiques, le souci de détourner le
peuple des pompes et des œuvres de la force9. »
Ainsi, comme le souligne Xavier Boniface : « Vers l’armée
de métier exprime donc une manière politique de penser
l’armée. C’est un « plaidoyer en faveur d’un programme
d’action », tant dans le domaine militaire, où de Gaulle appelle
à l’offensive préventive en cas de conflit, que dans le registre
d’une politique étrangère qu’il veut active et ambitieuse. […]
Les idées de Vers l’armée de métier, condamnant l’attentisme
d’une stratégie défensive, se veulent une solution aux
problèmes de l’heure, en particulier face à la menace
allemande renaissante. Mais, plus largement, elles révèlent
aussi une conception gaullienne de la place et du rôle de la
France en Europe et dans le monde : Vers l’armée de métier
témoigne à sa manière d’« une certaine idée de la France »10. »
À la lumière de ces constats, quelle version de Vers
l’armée de métier nous proposerait aujourd’hui Charles de
Gaulle ?
Face à une aggravation des menaces qui pèsent sur la
sécurité de notre pays mais aussi confronté à une nouvelle
crise existentielle de notre nation, nul doute que le général de
Gaulle articulerait cette nouvelle version de Vers l’armée de
métier autour des trois grandes idées qui n’ont cessé de nourrir
son ambition pour notre pays : unité de la nation, souveraineté
de la France, indépendance et permanence de nos moyens de
défense.
Reprenant la même démonstration que celle du livre de
1934, le général de Gaulle, fort des épreuves qu’il a connues
lors des deux conflits mondiaux puis comme chef de l’État,
nous rappellerait dans la première partie de cette nouvelle
version que l’unité et la souveraineté soutenues par une
politique au service de l’une et l’autre sont les raisons d’être
de la défense nationale.
Dans la seconde partie consacrée aux modalités de celle-ci,
Charles de Gaulle nous dirait que notre stratégie et notre
dissuasion nucléaire doivent justifier « simultanément
l’alliance et l’indépendance11 » et que notre défense n’est rien
sans la valeur du commandement qui la met en œuvre.
En définitive le général de Gaulle nous recommanderait,
comme il le fit dans la version de 1934 et malgré le titre qu’il
choisit alors, de continuer à armer moralement, politiquement,
stratégiquement et militairement notre nation pour affronter les
nouveaux périls de notre siècle « car l’épée est l’axe du monde
et la grandeur ne se divise pas12 ». Il nous rappellerait que tout
au long de son histoire, « la France fut faite à coups d’épée13
». C’est pourquoi, j’ai intitulé cette nouvelle version À coups
d’épée.
N’ayant ni la légitimité politique ni la proximité familiale
pour prendre la plume à la place d’un tel géant de notre
histoire, j’ai composé cette nouvelle version de Vers l’armée
de métier à partir de deux études écrites par le capitaine de
Gaulle en 1921 et en 192914 et des discours et des messages
que le Général prononça entre le 18 juin 1940 et son retrait
définitif de la vie politique le 28 avril 196915.
C’est donc bien Charles de Gaulle lui-même, et lui seul,
qui est l’auteur de cet ouvrage. Au fil de ces grands textes, on
ne peut qu’être frappé par la constance de ses idées politiques
et par la force de cette « certaine idée de la France » qui ne
cessa d’habiter son ambition pour notre pays et les Français.
Puisse-t-elle nous éclairer à nouveau dans ces temps
incertains où notre nation se questionne sur elle-même et sur
son destin.
Général Nicolas Le Nen
1. Frédéric Guelton, « Charles de Gaulle au Secrétariat général
du Conseil supérieur de la Défense nationale, 1931-1937 » in
Charles de Gaulle, Du militaire au politique, 1920-1940, Plon,
Paris, 2004, p.71.
2. Charles de Gaulle, Vers l’armée de métier, in Le Fil de l’
épée et autres écrits, Plon, Paris, septembre 1999, p. 311-312.
3. Ibidem p. 297.
4. Ibidem p. 235.
5. Ibidem p. 243.
6. Ibidem p. 243.
7. Ibidem p. 244.
8. Ibidem p. 245-246.
9. Ibidem p. 243.
10. Xavier Boniface, Vers l’armée de métier, un plaidoyer
stratégique et diploma-tique in Charles de Gaulle, 1920-1940,
Du militaire au politique, Plon, Paris, 2004, p. 123-124.
11. Discours et messages, Tome 4, « Pour l’effort »,
(Août 1962 - Décembre 1965), Plon, Paris, 1970, Conférence
de presse tenue au palais d’Orsay le 14 janvier 1963, p. 72.
12. Charles de Gaulle, Vers l’armée de métier, in Le Fil de l’
épée et autres écrits, Plon, Paris, septembre 1999, p. 326.
13. Charles de Gaulle, La France et son armée in Le Fil de l’
épée et autres écrits, Plon, Paris, septembre 1999, p. 331.
14. Charles de Gaulle, « Préparer la guerre, c’est préparer des
chefs ; Philo-sophie du recrutement », in Le Fil de l’ épée et
autres écrits, Plon, Paris, 1999.
15. Parus en cinq volumes aux éditions Plon en 1970.
Avant-propos
Michel Droit. – Mon Général, vous avez écrit en tête du
premier tome de vos Mémoires de guerre : « Toute ma vie, je
me suis fait une certaine idée de la France » ; nous savons que
cette certaine idée de la France est élevée et qu’elle est
exigeante. Seulement, vous le voyez, mon Général, les
Français ont souvent l’impression que vous vous faites
également d’eux « une certaine idée » et que cette idée est très
différente de celle que vous vous faites de la France, en
d’autres termes qu’elle est moins élevée, et je crois que ça ne
leur fait pas très plaisir.
Général de Gaulle. – Cher Monsieur, vous me parlez de
l’idée que je me fais de la France. Ce n’est pas un sujet
nouveau. Il est tout à fait vrai – je dirai que c’est ma raison
d’être – il est tout à fait vrai que, depuis toujours, et
aujourd’hui encore, je me fais de la France une certaine idée.
Je veux dire par là, qu’à mon sens, elle est quelque chose de
très grand, de très particulier. C’est du reste, je le pense,
ressenti par le monde entier. Il y a même là quelque chose
d’extraordinaire. Dans nos malheurs, on s’en aperçoit tout de
suite et, quand nous sommes heureux, prospères, glorieux et
forts, on s’en aperçoit aussi dans la mesure où les gens nous
regardent avec envie. C’est vrai, la France est une chose à mes
yeux très considérable, très valable, et elle doit avoir dans le
monde, quel qu’il soit, à toute époque, naturellement d’après
les circonstances, elle doit avoir un rôle à elle. Il faut que la
France joue son rôle, c’est exact, et pour qu’elle joue son rôle
il faut qu’elle soit la France.
Et les Français ? Eh bien ! c’est eux qui font la France.
C’est eux qui en sont responsables, de génération en
génération. La France, c’est plus que les Français du moment,
la France vient de loin, elle est ce qu’elle est maintenant, et
puis elle a l’avenir ; autrement dit, la France embrasse toutes
les générations de Français et, d’abord, bien entendu, les
générations vivantes. Ces générations vivantes sont
responsables de la France et c’est ainsi, c’est vrai, que je
considère, dans leur ensemble, les Français, et c’est ainsi que
je souhaite que les Français, dans leur ensemble, se
considèrent eux-mêmes. Il y a à cet égard-là entre eux, et pour
cela, une solidarité que je dis être nationale, faute de laquelle
la France risque de n’être pas ce qu’elle est, ce qu’elle est de
tout temps, et par conséquent de ne plus jouer son rôle, de ne
plus, à proprement parler, exister. Voilà ce que je peux vous
dire des Français par rapport à la France, de nous autres
Français d’aujourd’hui, par rapport à la France de toujours1.

1. Discours et messages, Tome 4, « Pour l’effort », (Août 1962


- Décembre 1965), Plon, Paris, 1970, Premier entretien
radiodiffusé et télévisé avec Michel Droit le 13 décembre
1965, p. 412-413.
Pourquoi ?
Unité
« Vieille argile, faite aux douleurs. »
Albert Samain
I
Un demi-siècle s’est écoulé sans que le drame de la
Grande Guerre se soit effacé de l’âme et du corps des nations
et, tout d’abord, de la nôtre. Telles ont été, en effet, les
dimensions physiques et morales de l’épreuve que rien ne fut
plus après comme il en était avant. La société tout entière :
régimes, frontières, lois, forces, relations entre les États ; mais
aussi, doctrines, vie des familles, richesses, situations, rapports
personnels, a changé de fond en comble. En somme, les
immenses événements, politiques, économiques, sociaux, qui,
depuis, ont bouleversé le monde, la Deuxième Guerre générale
qui l’a, de nouveau, déchiré, les tensions et les conflits qui
continuent de le troubler, sont les conséquences directes de la
colossale révolution que les armes avaient alors frayée et où la
race des hommes en vint à perdre l’équilibre qu’elle n’a pas
jusqu’ici retrouvé.
Or, dans la lutte mondiale commencée le 2 août 1914 et
terminée le 11 novembre 1918, l’action de la France fut
capitale. Pourtant, parmi celles des nations belligérantes que
l’on appelait les grandes puissances, sa dimension numérique,
après une longue dénatalité, était moindre que celle des autres.
Mais le fait est que les deux batailles qui fixèrent la destinée,
la première et la dernière de la guerre, ont été des batailles de
France ; que notre armée prit dans l’une et dans l’autre une
part prépondérante ; qu’entretemps elle fit de même dans
toutes les grandes entreprises de destruction réciproque qui
marquèrent la lutte d’usure ; qu’elle ne manqua pas,
néanmoins, d’intervenir sur une large échelle dans les Balkans
et en Italie, d’aider à libérer la Palestine, le Liban, la Syrie, de
l’emporter en Afrique, tandis que, dans les opérations menées
sans relâche sur la mer pour les communications, faute
desquelles tout eût été vain, notre flotte joua un rôle
proportionné à nos besoins.
Bien des choses, pourtant, nous ont manqué. Beaucoup
d’autres furent gaspillées. Maintes erreurs ont été commises.
Certes, la République mobilisa et mit en ligne, dès les
premiers jours, une armée puissante, ardente et longuement
préparée. Mais cette armée était dépourvue d’artillerie lourde,
insuffisamment dotée d’armes automatiques, médiocrement
outillée en moyens de transmissions, d’observation, de
transport. Certes, pendant les trois années qui suivirent la
victoire de la Marne, les offensives visant à percer le front
adverse, en Champagne, en Artois, sur la Somme, au Chemin
des Dames, l’attaque qui essaya de forcer le passage des
Dardanelles, la défense opposée aux diverses tentatives de
rupture entreprises par les Allemands, furent menées avec une
détermination et une ténacité extrêmes. Mais, faute qu’aient pu
être fabriqués à temps tous les canons, toutes les munitions et
tous les chars nécessaires, nous payâmes d’énormes pertes ces
chocs terribles et sans décision. Certes, tout au long de la
conflagration, nos pouvoirs publics ne manquèrent, au total, ni
de résolution, ni d’activité. Mais combien nous ont coûté les
crises politiques d’où, en quatre ans, sortirent sept
gouvernements différents et sept ministres de la guerre1 !
Cependant, en dépit de tout, la France tint bon jusqu’au
jour où elle se fut mise elle-même en mesure de saisir la
victoire. C’est qu’elle sut compenser tant de lacunes,
d’inconséquences, de retards, par une cohésion nationale, une
capacité de sacrifice, un déploiement de valeurs humaines,
sans exemple dans son Histoire. Toutes les raisons à la fois,
qu’elles fussent inspirées par l’amour de la patrie, ou par la
fureur de subir l’invasion, ou par l’espoir de reprendre
l’Alsace et la Lorraine perdues, ou par le dévouement à la
cause de la liberté, ou par l’idée que, si l’on gagnait, il n’y
aurait plus de guerre, ou par l’acceptation religieuse du destin,
concoururent à ceci : que le peuple français tira de lui-même
un effort comparativement le plus grand parmi tous les
belligérants. Indépendamment des précieux contingents qui lui
vinrent d’Afrique et d’Asie, la France a fait combattre au total
sept millions huit cent mille hommes : 20 % de sa population,
soit un pourcentage sans égal. En même temps, prodiguant
l’action sans disposer des moyens voulus, c’est elle qui,
relativement, perdit le plus de son sang. La proportion des
soldats tués par rapport au nombre d’habitants atteignit, pour
les Français, 3,5 %, c’est-à-dire la plus élevée, d’autant plus
lourde d’ailleurs, que ces morts étaient des jeunes gens et que,
de toute l’Europe, nous en étions les plus dépourvus.
Encore, à ces pertes gigantesques, s’ajoutaient pour la
France des dépenses qui l’étaient aussi. Afin de fabriquer le
matériel qu’il nous fallait, d’acheter et d’importer les
combustibles, les métaux, les outillages, indispensables, de
suppléer au fait que presque toutes nos mines de charbon et de
fer, les trois quarts de nos hauts-fourneaux, le tiers de nos
usines, se trouvaient aux mains de l’ennemi, nous dûmes
sacrifier la moitié de notre fortune nationale, sans préjudice de
ce que nous coûterait plus tard la réparation des dommages.
Cependant, notre industrie trouva moyen de produire trente-six
mille canons, trente-cinq mille avions, cinq mille chars, trois
cent mille mitrailleuses, et de sortir en moyenne chaque jour
trois cent mille obus et quatre cent mille kilos de poudre. À la
fin, nous fûmes matériellement les plus forts. Si, au début du
conflit, l’adversaire pouvait lancer deux fois plus de projectiles
que nous, il arriva que, pendant la suprême bataille, nous
l’avons écrasé de feux deux fois plus puissants que les siens.
Il est vrai que la nation armée trouva, dans les moments
extrêmes, des chefs capables de conduire son effort. Parmi les
hommes qui portèrent, souvent avec de grands talents, les
principales responsabilités politiques, Raymond Poincaré
déploya, au sommet de l’État, du premier jusqu’au dernier
jour, pour le service de l’union sacrée et de la résolution
nationale, des trésors de vigilance, de conscience, d’influence
et de compétence. À la tête du gouvernement, Georges
Clémenceau mena la guerre et galvanisa le pays assez à temps
et assez fort pour résister aux ultimes assauts de l’ennemi et de
la trahison et pour marcher jusqu’à la victoire. Dans la
phalange des officiers généraux qui commandèrent avec le
plus d’éclat, huit maréchaux de France ont mérité d’atteindre
aux sommets de la gloire militaire. Joffre, qui, après la surprise
malheureuse du début, sut décider, imposer et diriger la
manœuvre et l’offensive qui ont sauvé notre pays. Foch, qui, à
force de capacité, de volonté et d’autorité, rétablit le front
ébranlé, prit à son compte la charge et l’honneur insignes de
commander en chef toutes les forces des alliés et régla leur
marche en avant jusqu’à ce que l’ennemi fût contraint de venir
se rendre à Rethondes, pour ne pas rouler au gouffre d’un
désastre illimité. Pétain, qui, ayant brisé à Verdun le choc
acharné des Allemands, ranima l’armée française en guérissant
son moral blessé, en l’organisant autour de l’armement
moderne qui sortait enfin des usines, et en ne l’engageant
jamais qu’après avoir méthodiquement tout disposé pour le
succès2. Franchet d’Esperey, qui, plein d’audace aussi bien
que de sens pratique, mena Français, Britanniques, Italiens,
Serbes, Grecs, placés sous ses ordres sur le théâtre des
Balkans, à la victoire décisive qui annonçait le triomphe final.
Fayolle, Gallieni, Lyautey, Maunoury, qui, chacun à sa
manière et suivant sa mission, furent de grands maîtres de
l’action comme ils l’étaient aussi de la pensée.
La patrie se souvient ! Sans doute, après l’effort démesuré
de la Première Guerre mondiale, notre peuple a-t-il, au cours
de la Deuxième, paru d’abord s’abandonner sous la surprise et
la violence d’un choc que l’infirmité de son système militaire
et celle de ses institutions ne lui avaient permis, ni
d’empêcher, ni de repousser. Mais, si, depuis le fond de
l’abîme, il parvint en dépit de tout à reprendre possession de
lui-même, à remonter la pente jusqu’à remporter la victoire
avec ses vaillants alliés, à s’assurer dans l’univers un rang
digne de ce qu’il est – grâce à quoi nous pouvons admettre
parmi nos amis d’aujourd’hui ceux qui furent nos ennemis
autrefois – ce combat pour le salut fut suscité, une fois de plus,
par la flamme de la foi et de la fierté nationales. C’est la même
flamme qui, une génération plus tôt, animait le pays tout
entier, qui lui avait ensuite fait dresser les monuments aux
morts de nos villes et de nos villages, qui, chaque
11 novembre, rassemblait les populations autour des drapeaux
de nos anciens combattants, qui brûle toujours
symboliquement sous l’Arc de Triomphe de l’Étoile. C’est la
même flamme, qui inspirera au long de l’avenir, comme elle le
fit au long du passé, l’âme de la France éternelle3.

1. Les sept gouvernements sont ceux de Viviani (jusqu’au


26 août 1914) ; de Viviani (jusqu’au 29 octobre 1915) ; de
Briand (jusqu’au 12 décembre 1916) ; de Briand (jusqu’au
20 mars 1917) ; de Ribot (jusqu’au 12 septembre 1917) ; de
Painlevé (jusqu’au 16 novembre 1917) ; enfin le ministère
Clémenceau. Les sept ministres de la Guerre sont Messimy,
Millerand, le Général Gallieni, le Général Roques, le Général
Lyautey, Paul Painlevé et Georges Clémenceau (note de
l’édition originale Plon).
2. À l’occasion du cinquantième anniversaire de l’Armistice
de 1918, le Général de Gaulle fait déposer une gerbe de fleurs
sur la tombe du Maréchal Pétain, à l’île d’Yeu (note de
l’édition originale Plon).
3. Discours et messages, Tome 5, « Vers le terme »,
(Janvier 1966 - Avril 1969), Plon, Paris, 1970, Allocution
prononcée aux Invalides le 10 novembre 1968, p. 350-354.
II
L’Histoire démêlera quelque jour toutes les raisons pour
lesquelles le germanisme, exalté et dirigé par un diabolique
génie, a pu si longtemps s’attribuer tant d’atouts en s’en
prenant séparément à chacune de ses victimes. Peut-être
penserez-vous comme moi que ces raisons se résument en une
seule : le feu a toujours l’initiative sur les pompiers. Il se
trouve, en outre, que depuis un siècle le feu part sans cesse du
même foyer. J’imagine que cette double constatation a dû
compter pour quelque chose dans la charte de l’Atlantique que
M. Winston Churchill et le Président Roosevelt ont arrêtée
comme principe de la future paix du monde et à laquelle
viennent de se joindre dans la foi et dans l’espérance toutes les
nations alliées, dans cette Charte qui tient pour essentiel le
désarmement des peuples d’agression1.
En attendant, il faut vaincre et, pour vaincre, conjuguer les
efforts. Or, une immense transformation s’est, décidément,
produite dans l’action des Alliés. Nous voyons paraître entre
les peuples, pour écraser l’ennemi commun et reconstruire
ensuite le monde, une solidarité des buts et des volontés qui,
non seulement garantit la victoire, mais encore donne à la
guerre son sens supérieur, qui en fait « notre » guerre et qui
procure à tous ceux qui souffrent et à tous ceux qui meurent la
certitude qu’ils n’auront pas souffert et ne seront pas morts
pour rien.
Certes, nous ne comprenons que trop bien ce que vaut,
contre un ennemi puissant qui cherche à réduire ses
adversaires l’un après l’autre, la solidarité matérielle entre les
avions, les navires, les tanks, les canons. Nous mesurons, par
exemple, ce que pèse, dans la balance de la stratégie,
l’expédition du matériel britannique et américain aux
héroïques armées russes et l’envoi par l’Amérique, aux Alliés,
de tant de ressources nécessaires à la guerre. Nous savons
l’efficacité des attaques sans cesse renouvelées de l’aviation
anglaise contre les centres vitaux de l’Allemagne, pendant les
combats en cours sur le Dniepr. Nous-mêmes, Français Libres,
sommes fiers de contribuer, dans la mesure de nos moyens,
aux sacrifices et aux succès de nos alliés. Nous espérons bien
qu’un jour les immenses ressources du parti de la liberté
pourront se déployer ensemble dans une bataille décisive.
Mais l’élément qui, désormais, suscite et garantit cette union
des forces matérielles, est un élément moral.
C’est par lui et grâce à lui que les peuples libres, si diffé-
rents par leur puissance, leur caractère, leurs intérêts, leur
situation géographique, forment maintenant une chaîne
impossible à briser. C’est par lui et grâce à lui que le soldat
russe face au tank allemand, l’aviateur anglais engagé contre
l’avion ennemi, le matelot français libre qui veille sur la mer,
l’ouvrier américain dirigeant sa machine, l’homme et la
femme de Kiev, de Varsovie, de Prague, d’Athènes, de
Belgrade, d’Oslo, d’Amsterdam, de Bruxelles ou de Paris,
résistant comme ils peuvent à l’envahisseur, se sentent
réellement unis dans la même tâche de libération. C’est par lui
et grâce à lui que, pour des centaines et des centaines de
millions d’hommes, le salut national, social et familial se
confond désormais avec le triomphe par la force d’un dur et
magnifique devoir international.
L’élément moral qui lie entre eux tous les peuples
opprimés ou menacés de l’être, c’est la volonté commune
d’assurer la victoire d’une civilisation fondée sur la liberté, la
dignité et la sécurité des hommes, contre un système dont le
principe même est l’abolition des droits de l’individu. Nous
entendons faire en sorte qu’aucun homme ne soit Allemand
s’il ne veut pas être Allemand, que tout homme puisse se
conformer à ses croyances sans gêne et sans humiliation, que
chacun ait qualité pour vivre, quelles que soient sa race et ses
opinions, et même s’il est infirme, s’il est malade ou s’il est
vieux. Nous entendons que, réciproquement, l’individu soit
revêtu de l’honneur d’être responsable devant lui-même,
devant les autres et devant Dieu. Et nous entendons que cela
soit établi et garanti, une fois pour toutes, même si, dans le
présent, la lutte comporte un énorme total de pertes et de
souffrances, même si, dans l’avenir, cela reste une loi de
nature du germanisme qu’il produise, indéfiniment, des
équipes de tyrans capables d’entraîner leur peuple à
l’asservissement des autres.
Dans ce choc gigantesque et, plus tard, dans cette victoire
humaine, la France a-t-elle et aura-t-elle sa part ? Il me semble
que votre présence ici prouve que le monde entier est
convaincu qu’elle l’a et qu’elle l’aura. Mais je voudrais vous
dire comment elle a mérité, comment elle mérite, comment
elle méritera de l’avoir.
La guerre que nous menons n’est pas survenue tout à coup
comme par un coup de dés fortuit du destin. Elle ne fait que
prolonger et reproduire l’épreuve que le monde a traversée
quelque vingt ans plus tôt. À part une ou deux défections, ce
sont les mêmes adversaires. Les enjeux ont pu s’aggraver,
mais ce sont des enjeux semblables. Les moyens de
destruction sont devenus plus puissants et plus rapides, mais
ce n’est qu’une question d’échelle : il y avait déjà – la dernière
fois – des avions, des sous-marins, des chars. En somme, le
drame est en deux parties séparées par un entracte et le rôle
des personnages, qui sont les peuples belligérants, se joue
pendant toute l’action. C’est seulement sur l’ensemble et non
sur un épisode que l’on peut en juger sainement. C’est
seulement sur le tout qu’il sera, lors de la scène finale, rendu à
chacun suivant ses œuvres.
Sans doute n’est-il que trop vrai que la France,
partiellement paralysée par une crise de fonctionnement de son
régime politique et par un fâcheux retard d’adaptation aux
obligations sociales des nations modernes et surtout mal
préparée, par suite de la routine des techniciens et de
l’indifférence des pouvoirs publics, à la forme mécanique de
cette guerre, s’est trouvée foudroyée par un système militaire
supérieur. Sans doute n’est-il que trop vrai qu’une colossale
entreprise de défaitisme et de trahison, minutieusement
montée par la stratégie de Berchtesgaden, dont c’est l’art de
faire alliance avec la bassesse humaine, est parvenue à tromper
le peuple français, à livrer ou à neutraliser ce qu’il lui restait
de moyens de combat, à nouer avec l’envahisseur une
collaboration active pour l’aider dans sa guerre et dans sa
tyrannie. Sans doute n’est-il que trop vrai que l’étalage de
certains noms et d’un certain régime, combiné avec une
oppression physique, intellectuelle, morale, sans exemple dans
notre Histoire, ont pu amener des esprits légers à croire que la
France renonçait à elle-même et désespérait des autres. Mais,
pour douloureuse qu’ait été cette défail-lance, je prétends
qu’elle n’efface pas ce qui a été conquis par le camp de la
liberté, grâce à la France, son avant-garde, depuis que le
germanisme de Guillaume II, puis d’Hitler, a commencé
l’attaque de l’univers. Je prétends que la France reprendra son
rang de combat. Je prétends qu’au soir de la dernière victoire
de cette guerre de trente ans, le monde, mesurant la somme des
efforts et contemplant les blessures de la France, connaîtra sa
dignité.
Et voici, d’ailleurs, que la France, écrasée, pillée, trahie, se
reprend et se redresse. Malgré les sévices et le mensonge, par
quoi l’envahisseur et ses complices s’acharnent à la maintenir
à terre, un vaste travail secret se fait dans l’âme du peuple. La
fraternité nationale succède aux anciennes divisions dont
l’oppresseur jouait pour que la fureur des Français se tournât
contre eux-mêmes. Une haine terrible se fait jour contre
l’ennemi et ses collaborateurs. D’innombrables preuves, et des
preuves sanglantes, montrent que peu à peu l’union nationale,
celle qui seconda la mission de Jeanne d’Arc, suscita l’effort
guerrier de la Révolution et fut le soutien de Poincaré et de
Clémenceau, se reforme dans la résistance2.

1. Au mois d’août 1941, au large de Terre-Neuve, Roosevelt et


Churchill ont élaboré, sous le nom de Charte de l’Atlantique,
un énoncé des principes démocratiques en matière de relations
internationales qui constitue une sorte de déclaration des buts
politiques de la guerre (note de l’édition originale Plon).
2. Discours et messages, Tome 1, « Pendant la guerre »,
(Juin 1940 - Janvier 1946), Discours prononcé à Londres à un
déjeuner offert par la presse internationale le 2 octobre 1941,
Plon, Paris, 1970, p. 108-111.
III
« Malheur à celui qui est seul ! » disait la devise antique.
Combien, au contraire, il est réconfortant pour des hommes
qui, comme nous, sont engagés dans de dures épreuves, de se
trouver ensemble, coude à coude, l’esprit fixé sur une même
pensée, le cœur battant de la même ardeur ! On parlait
d’union ? L’union, la voilà !
Ne vous paraît-il pas, cependant, que la conjonction de
forces supérieures, que les Anciens appelaient « Destin »,
Bossuet « Providence », Darwin « Loi de l’espèce », et qui,
par-dessus la volonté des hommes, préside aux grands
événements, a décidé dans ses arrêts que cette guerre terrible
revêtirait par moments un caractère assez étrange ? Il y a là,
pour les peuples et pour leurs Gouvernements, une épreuve
particulièrement pénible au milieu des autres épreuves. On
dirait qu’un génie caché s’applique à obscurcir les données les
plus claires, à embrouiller les plus simples situations. Il en
résulte que tous, tant que nous sommes, avons parfois
l’impression de nous trouver dans une sorte de brume. C’est
dans de tels moments qu’il est surtout nécessaire de concentrer
notre vue, de tendre notre volonté, de penser haut et de parler
net.
Où en sommes-nous ? Le meilleur moyen de nous
répondre à nous-mêmes consiste à considérer, dans la guerre
que nous faisons et dans la révolution où nous sommes,
seulement les données essentielles. Ainsi nous ne serons pas
trompés par le fatras des intrigues connexes, des querelles
secondaires et des propagandes accessoires qui tendent à
obscurcir le bon sens et à énerver les bonnes volontés.
Notre pays, après d’immenses efforts et d’incomparables
sacrifices, sortit vainqueur, avec ses alliés, de la Grande
Guerre de 1914-1918. Sans doute eut-il alors le grand bonheur
de recouvrer sa chère Alsace et sa chère Lorraine. Mais il faut
bien reconnaître que, de sa cruelle victoire, il ne recueillit
point le fruit qui était pour lui vital, je veux dire : sa sécurité.
Bien plus, il vit l’adversaire de toujours, l’Allemagne, se
redresser, se réarmer et, en s’ameutant lui-même par un
évangile barbare de violence et de domination, commencer à
dévorer l’Europe en présence des démocraties dispersées et
incertaines. D’autre part, l’angoisse et le mécontentement que
répandait dans notre peuple la terrible disproportion entre les
sacrifices et les résultats, comme aussi la perspective d’une
nouvelle conflagration, rendaient, hélas ! frénétiques les
divisions entre les citoyens. Il en résultait une paralysie
grandissante de nos institutions politiques et un
empoisonnement chronique de nos discussions sociales. Du
même coup, notre organisme militaire, que le pouvoir
n’orientait plus et que régentait dans « l’immobilisme » un
Commandement sclérosé, négligeait l’occasion qu’il avait de
se renouveler suivant des conceptions modernes. Bref, toutes
les chances d’un désastre, puis d’une rupture des alliances,
enfin d’un bouleversement du régime, étaient d’avance
suspendues sur la tête de la nation. On ne sait que trop ce qu’il
en est advenu.
C’est alors que la capitulation et l’usurpation, étayées de
tous les artifices d’une affreuse propagande et de toutes les
mesures imaginables de répression, prétendirent séparer la
France de l’honneur, de la victoire et de la liberté. Mais, c’est
alors aussi que l’effort de la France Combattante et de tous
ceux qui s’incorporèrent à elle, au-dedans et au-dehors du sol
national, maintint notre patrie belligérante par ses forces, ses
territoires et son âme, aux côtés de ses alliés. Désormais, le
débat français était bien circonscrit à la lutte entre deux
conceptions. D’une part, l’acceptation de la défaite et de la
servitude avec leurs conséquences, y compris – chose honteuse
– la collaboration avec l’ennemi ; de l’autre, la guerre dans
l’indépendance, la volonté de demeurer libres, la fidélité aux
engagements de la France. Bref, d’une part Vichy, de l’autre la
croix de Lorraine.
Tout devenait alors très simple et, entre ces deux
conceptions, il n’y avait évidemment aucune conciliation
possible. Eh bien ! le débat est clos. Au lieu et place des
mortelles querelles qui, naguère, bouleversaient le pays et
préparaient son désastre, au lieu et place des équivoques et
mensonges, dont Vichy parvint longtemps à tromper beaucoup
de Français, voici qu’a paru dans notre peuple une immense
fraternité. D’abord, les événements de la guerre qui donnaient,
jour après jour, raison à ceux qui ne se rendaient pas, en
prouvant l’héroïsme anglais, la valeur russe, la puissance
américaine ; ensuite les atroces blessures de l’invasion et de la
servitude et la douloureuse fierté qu’éprouvait le pays en
pensant à ceux de ses fils qui n’avaient point abaissé son
drapeau ; enfin et surtout, l’instinct national, qui rendait au
peuple, au fond de son cachot, à la fois sa lucidité et sa
confiance en lui-même, ont réalisé ce prodige que la masse
française est, à présent, moralement plus compacte, plus unie,
plus assurée, qu’elle ne le fut jamais.
Ah, certes ! ce n’est pas dire que l’épreuve en soit moins
cruelle. En ce moment, la France et les Français écrasés sous
la botte de l’ennemi et déchirés par la main des traîtres, sont
plongés dans un océan de douleurs et de fureurs. Chaque jour
qui s’ajoute à ces terribles jours contribue à vider la patrie de
ses hommes, de sa santé, de sa force. Une sorte d’horrible
course est engagée entre l’action des armées alliées et la
résistance physique de la France. Mais rien ne pourra
désormais rompre le grand rassemblement de nos âmes. Le
peuple français s’est décidément constitué en un bloc, contre
lequel nulle souffrance et nulle propagande ne sauraient plus
prévaloir et qui a jugé, une fois pour toutes, ce qu’il vaut lui-
même et ce que valent les autres.
L’Empire, il est vrai, a pu être longtemps l’objet de
divisions profondes et durables. Cela tient à mille causes
évidentes et, notamment, à l’attitude hostile que l’ennemi et
ses collaborateurs lui ont imposée contre nos alliés. Mais
l’Empire, à son tour, a tout entier compris quel est l’enjeu et
où est l’issue. La meilleure preuve est que nous sommes ici,
vous et moi, pensant tous de même et voulant tous la même
chose.
En dépit des mensonges déversés par l’adversaire et de
certains jeux subtils de division dont les fils serpentent à
travers le monde et qui ont pour origine les laboratoires de
Gœbbels, il se produit ici, heure par heure, un vaste
mouvement d’unité. On l’a bien vu tout à l’heure au
Monument aux Morts d’Alger !
Nous voici au moment où tout l’Empire libéré, depuis
Alger jusqu’à Tananarive, depuis Tunis jusqu’à Brazzaville,
depuis Dakar jusqu’à Djibouti, depuis Rabat jusqu’à Nouméa,
où tous nos territoires, nos soldats, nos marins, nos aviateurs,
en mesure de combattre, sont prêts à assembler leurs efforts et
leurs ardeurs et à les lier à la résistance nationale.
Cette union, les Français l’ont faite, d’abord, pour leur
propre salut ; mais en la faisant, ils savent qu’ils rendent le
plus grand service possible à la cause des nations au milieu
desquelles ils se battent. Certes, nos buts sont l’écrasement de
l’ennemi, la libération du territoire, la rénovation nationale par
la démocratie et dans la liberté. Certes, pour atteindre ces buts,
nous voulons combattre autant que nous le pouvons et par tous
les moyens dont nous disposons et disposerons, soit en France
même, derrière l’envahisseur, soit dans la bataille mondiale,
face à face avec les forces de l’Axe.
Mais ce n’est pas pour nous seulement que nous entendons
lutter et souffrir jusqu’au triomphe final et complet. Nous
voulons que notre effort soit, demain, comme il l’était hier, la
part de la France dans l’effort commun. La victoire serait bien
vaine, en admettant qu’elle fût possible, si tous les peuples qui
veulent la remporter pour le triomphe d’un même idéal
n’étaient étroitement liés les uns aux autres comme des soldats
serrant leurs rangs au moment d’aller à l’assaut.
Or, l’union des Français est un renfort pour les Nations
Unies et une certitude de coopération entre les Alliés
d’aujourd’hui pour bâtir la paix de demain.
Nous vaincrons ! Il peut encore couler, hélas ! beaucoup de
sang et beaucoup de larmes. Mais, à présent, rien n’empêchera
le destin de s’accomplir. Nous ne sommes pas seulement
aujourd’hui au bord de la victoire, nous avons commencé à y
entrer. Ce n’est plus dans notre camp que sont le doute et
l’angoisse, mais bien dans le camp de l’ennemi. C’est une
France sanglante, mais c’est une France rassemblée,
consciente de ce qu’elle devra aux autres, mais consciente
aussi de ce qui lui est dû, qui sera demain, à sa place, parmi les
vainqueurs1.

1. Discours et messages, Tome 1, « Pendant la guerre », (Juin


1940 -Janvier 1946), Discours prononcé à Alger à l’occasion
du troisième anniversaire du mouvement de la France Libre le
18 juin 1943, Plon, Paris, 1970, p. 301-305.
Souveraineté
« Ne prétendons pas changer la nature des choses » Épitècte
I
La victoire est aux dimensions de la guerre. L’Allemagne,
entraînée jusqu’au fanatisme dans le rêve de la domination,
avait voulu que matériellement, politiquement, moralement, la
lutte fût une lutte totale. Il fallait donc que la victoire fût une
victoire totale. Cela est fait. En tant qu’État, en tant que
puissance, en tant que doctrine, le Reich allemand est
complètement détruit. Une fois de plus, il est prouvé que pour
un peuple, si résolu et puissant qu’il soit, l’ambition effrénée
de dominer les autres peut arracher des succès plus ou moins
éclatants et plus ou moins prolongés, mais que le terme est
l’effondrement.
Alors qu’est à peine séchée l’encre de la capitulation en
partie double de Reims et de Berlin, le jour n’est pas venu de
s’étendre sur les péripéties du drame qui finit. Les dimensions
mêmes des faits, a fortiori leurs conséquences, ne pourront se
mesurer qu’avec le recul du temps. Une chose est certaine : la
France a engagé dans cette guerre son existence en tant que
nation et jusqu’au destin physique et moral de chacun de ses
enfants, mais elle a gagné la partie.
Que la France ait été exposée aux plus grands périls
possibles, il n’en pouvait pas être autrement. Stratégiquement,
les terres françaises devaient, de par la nature, jouer un rôle
capital. C’est sur le sol de la France que fut, d’abord, scellée la
victoire de l’ennemi, ensuite décidée sa défaite. Qu’on
imagine ce qu’eût été le développement du conflit si la force
allemande avait pu disposer des possessions françaises
d’Afrique ! Au contraire, quelle fut l’importance de notre
Afrique du Nord comme base de départ pour la libération de
l’Europe ! Dans le domaine politique, il fallait que la France
fût abattue pour que parût réalisable l’horrible projet allemand
de transformer l’Europe en un Empire formé de maîtres et
d’esclaves. De fait, Paris une fois pris, l’Italie et l’Espagne se
trouvaient décidément entraînées dans l’orbite de la
corruption, les Balkans étaient à merci et il devenait possible
de tenter de détruire la Russie. Au point de vue moral, enfin, il
dépendait du choix de la France que les monstrueuses
conceptions, qui inspiraient le dynamisme, l’organisation, les
procédés du national-socialisme, prissent le caractère de
doctrines universelles ou restassent bloquées à l’étage
dégradant du crime et de l’oppression. En vérité, cette
conjonction de facteurs géographiques, matériels, spirituels,
qui a fait de la France ce qu’elle est, la vouait dans le
déchirement du monde à rester en vedette des événements et à
courir d’insignes dangers.
Eh bien ! ni le malheur militaire, ni la faillite des
institutions, ni le mensonge, ni la violence, n’ont pu faire taire
l’instinct national, ni détourner notre peuple de son éternelle
vocation.
Dès le 3 septembre 1939, nous avons tiré l’épée, seuls avec
l’Angleterre, pour défendre le droit violé sous les espèces de la
Pologne. Nous connaissions, pourtant, la disproportion des
forces. Nous mesurions l’affaiblissement relatif que nous
avaient causé les pertes immenses, non réparées et non
compensées, de la précédente guerre. Nous n’ignorions rien de
l’état de dispersion mortelle où se trouvaient les démocraties.
Nous savions bien n’avoir à compter que sur des concours
limités très étroitement. Nous n’avions, contre l’irruption de la
force mécanique allemande, aucune protection naturelle. Il ne
nous manquait, de la part de l’ennemi, aucune de ces
assurances, promesses et propositions, ni, chez nous, aucune
de ces doctrines de renoncement qui eussent pu nous engager
au repliement et à la neutralité. Pourtant, nous n’avons pas
attendu d’être attaqués et envahis pour prendre délibérément le
plus grand risque de notre Histoire. Nous l’avons fait sans
passion de conquêtes, sans fureur de revanche, sans affolement
de vanité. Nous l’avons fait parce que nous avons répondu à la
loi éternelle qui fait de nous l’avant-garde d’une civilisation
fondée sur le droit des peuples et le respect de la personne
humaine. Quoi qu’il nous en ait coûté et lors même
qu’aujourd’hui ces services et ces mérites paraissent avoir
perdu de leur poids, nous ne regrettons pas d’avoir donné cet
exemple.
Cependant, la foudroyante surprise infligée par la force
mécanique allemande à notre système militaire, l’impuissance
d’un régime politique inadéquat aux grandes épreuves,
l’avènement de l’abandon sous l’équivoque d’une gloire
sénile, précipitaient la France dans les ténèbres de
l’oppression. Dans un tel anéantissement, il ne lui restait plus,
pour combattre et pour vaincre, que les forces profondes et
spontanées de son peuple. Il s’agissait de savoir si, à partir de
rien, ayant contre elle non seulement l’ennemi, avec ses
pompes et ses œuvres, mais encore toute l’autorité usurpée,
certes, mais peinte aux couleurs de la loi, elle verrait, ou non,
sourdre de ses entrailles une source capable de la maintenir
dans la lutte et de refaire, au fond de l’abîme, l’État, la force,
l’unité nationale. En vingt siècles d’une existence traversée par
d’immenses douleurs, la patrie n’avait jamais connu une
situation semblable. Et, parmi les nations dont l’Allemand
triomphant submergeait les territoires, il n’en était pas une
seule qui se trouvât dans un tel dépouillement, puisque toutes
avaient vu les détenteurs de leur légitimité en emporter le
trésor hors des atteintes de l’ennemi.
L’effort fut entrepris dans les conditions voulues pour qu’il
n’y eût pas d’interruption dans la belligérance française. Il fut
tel que ceux qui y prirent part n’ont jamais, - non, pas un seul
instant, - cessé de ressentir cette conviction ardente, inlassable,
lumineuse, qui surmonte tous les obstacles et que seule peut
inspirer l’âme même de la patrie. Mais, pour que le but fût
atteint, il fallait que l’effort fût de bout en bout, non point du
tout le concours dispersé qu’apporteraient des groupes de
Français à la lutte livrée par diverses puissances, mais bien une
action nationale, unique, indépendante, souveraine, embrassant
à la fois le dedans et le dehors, élevée au-dessus de toute
tendance particulière, de tout clan, de tout parti, n’admettant
d’autres lois que celles que le pays s’était à lui-même données,
ne composant à aucun degré et vis-à-vis de personne avec les
droits, les intérêts, l’autorité de l’État, et rassemblant à mesure
des événements tous les citoyens, toutes les forces, toutes les
terres. Il le fallait pour qu’à la fin la France fût debout, menant
un seul combat, avec une seule épée, un seul territoire, une
seule justice et une seule loi. Je ne doute pas que cette rigueur
obstinément centralisatrice ait paru lourde à tels ou tels
groupes que le goût du centrifuge portait aux actions parallèles
c’est-à-dire, en fait, séparées. Je sais que tel ou tel allié a pu
maintes fois s’offusquer de cette inflexibilité d’indépendance
et de souveraineté. Mais il fallait, il fallait à tout prix, que
notre effort fût indivisé pour que la France restât indivisible.
Et, quand nos généraux reçurent à Reims et à Berlin, avec
leurs camarades américains, soviétiques et britanniques, la
reddition sans condition du Reich et de ses armées, c’est bien
devant la France aussi1 que l’Allemagne a capitulé.
Cependant, le seul chemin qui pût nous mener là était le
chemin des batailles. Il fallait qu’à mesure de la poursuite de
la guerre nos forces nouvelles allassent à l’ennemi pour le
frapper et le tuer. Il ne pouvait y avoir d’autre ciment de la
cohésion nationale, d’autre démonstration de notre volonté de
vaincre, d’autre contribution de la France à la lutte commune,
que les exploits, le sang des combattants. Or, jamais ne nous
fut plus lourde et plus âpre la difficulté de mener le combat.
L’appareil officiel du Gouvernement, de l’Administration, du
Commandement, longtemps tourné contre la guerre ou tout au
moins enchaîné par des consignes d’immobilité, les
possibilités d’armement autonome presque entièrement
anéanties, les communications coupées sous peine de mort
entre la nation elle-même et ceux qui, au loin, tenaient le
tronçon de son glaive, les variations compliquées du concours
de nos alliés, telles furent les conditions dans lesquelles fut
maintenu, déployé, développé, l’effort militaire de la France.
Qu’on se rappelle les faits d’armes par quoi des unités
héroïques, et dont le mérite et la gloire sont parmi les plus
grands de notre Histoire militaire, ont, seules, porté en
Érythrée, en Libye, en Orient, au Fezzan, sur toutes les mers et
dans tous les ciels, l’honneur des armes de la France et relié
ainsi le passé avec l’avenir ! Qu’on pense aux grands combats
de Tunisie et d’Italie, où nos armées renaissantes jouèrent un
rôle si glorieux et si efficace. Qu’on songe à la gigantesque
bataille de France, où nos forces ne cessèrent pas de frapper
chaque jour plus fort que la veille, soit qu’elles vinssent de
l’Empire, pour briser, côte à côte avec nos alliés, toutes les
défenses allemandes depuis la Méditerranée ou la Manche
jusqu’au Rhin, soit qu’elles se fussent secrètement,
douloureusement, formées à l’intérieur de la Métropole, afin
de paralyser par mille actions de détail tout l’ensemble des
communications ennemies. Qu’on se représente la ruée finale
et victorieuse où nos armées, définitivement soudées,
chassèrent devant elles au cœur de l’Allemagne, puis en pleine
Autriche, l’adversaire en déroute, ou bien débouchèrent des
Alpes dans la plaine piémontaise, ou bien firent capituler
l’ennemi retranché tout le long de la côte atlantique. Mais
qu’en évoquant ces actions glorieuses qui, du premier jusqu’au
dernier jour, ont nourri la fierté et l’espérance de la patrie, on
imagine en même temps, l’immense et inlassable effort
d’organisation, d’adaptation, de discipline, qui fut déployé
depuis le haut jusqu’en bas, pour reforger pièce à pièce au
moyen d’éléments si divers et si dispersés, au milieu de tant de
déboires ou de retards d’armement et d’équipement,
l’instrument militaire de notre guerre !
Il est vrai qu’à chaque pas de la route vers la victoire
l’exemple de ceux qui tombaient venait exalter les vivants.
Soldats tombés dans les déserts, les montagnes ou les plaines,
marins noyés que bercent pour toujours les vagues de l’océan,
aviateurs précipités du ciel pour être brisés sur la terre,
combattants de la Résistance tués aux maquis et aux poteaux
d’exécution, vous tous, qui à votre dernier souffle, avez mêlé
le nom de la France, c’est vous qui avez exalté les courages,
sanctifié l’effort, cimenté les résolutions. Vous fûtes les
inspirateurs de tous ceux et de toutes celles qui, par leurs actes,
leur dévouement, leurs sacrifices, ont triomphé du désespoir et
lutté pour la patrie. Vous avez pris la tête de l’immense et
magnifique cohorte des fils et des filles de la France, qui ont,
dans les épreuves, attesté sa grandeur, ou bien sous les rafales
qui balayaient les champs de bataille, ou bien dans l’angoisse
des cachots, ou bien au plus fort des tortures des camps de
déportation. Votre pensée fut, naguère, la douceur de nos
deuils. Votre exemple est, aujourd’hui, la raison de notre fierté.
Votre gloire sera, pour jamais, la compagne de notre
espérance.
Mais, s’il est vrai que nous pouvons maintenant regarder
sans baisser la tête la route que nous venons de suivre, nous
avons acquis assez complètement et depuis assez longtemps
l’expérience de la victoire pour ne point nous laisser éblouir
par celle-ci. Dans une guerre qui commença par un désastre
effrayant, la France parvint à l’emporter avec le concours de
ses puissants Alliés. Mais elle n’en mesure pas moins avec une
lucidité entière toute la profondeur de l’abîme dont elle sort,
toutes les fautes amères qui l’y avaient précipitée, tous les
hasards exceptionnels qui l’en ont à la fin tirée. La nation voit
les choses telles qu’elles sont. Elle sait d’abord que, pour que
justice soit faite à l’Univers, le Japon, à son tour, doit être
abattu et elle veut contribuer à cet achèvement par les armes.
Jetant les yeux sur le passé, elle voit ce que lui ont coûté ses
illusions, ses divisions, ses faiblesses. Regardant le présent,
elle mesure les atteintes qu’a subies sa puissance. Se tournant
vers l’avenir, elle discerne le long et dur effort qui seul peut la
rendre assez forte, fraternelle et nombreuse pour assurer son
destin et, par là même, lui permettre de jouer pour le bien de
l’Humanité un rôle dont il est trop clair que l’Univers ne se
passerait pas. En un mot, le terme de la guerre n’est pas un
aboutissement. Pour la Quatrième République, il n’est qu’un
point de départ. En avant donc pour l’immense devoir de
travail, d’unité, de rénovation ! Que notre nouvelle victoire
marque le nouvel essor2 !

1. « Quoi ? les Français aussi ! » s’était écrié le Feld-Marschall


Keitel à Berlin, le 9 mai 1945, lorsqu’il avait constaté que le
Général de Lattre de Tassigny, représentant de la France, était
aux côtés de ceux de la Russie, des États-Unis et de la Grande-
Bretagne, signataire de l’acte de capitulation du Reich (note de
l’édition originale Plon).
2. Discours et messages, Tome 1, « Pendant la guerre »,
(Juin 1940 - Janvier 1946), Plon, Paris, 1970, Discours
prononcé à l’Assemblée consultative le 15 mai 1945, p. 547-
552.
II
Nous sommes en un siècle qui arrive aux deux tiers de sa
durée, pas plus. Pourtant, depuis qu’il est né, le monde a subi
des changements sans précédents quant au rythme et à
l’étendue. Tout donne à penser que le mouvement va se
poursuivre. Car un ensemble de faits d’une immense portée est
actuellement à l’œuvre pour repétrir l’univers.
Dans cet ensemble, il y a : l’avènement à la souveraineté
d’un grand nombre d’États qui se sont créés ou restaurés
depuis la guerre et, du même coup, le déploiement de leurs
querelles réciproques ; la puissance prépondérante acquise par
deux pays, l’Amérique et la Russie, et qui les porte à rivaliser
entre elles et à ranger sous leur hégémonie respective les
peuples qui sont à leur portée ; la très profonde gestation qui
s’accomplit dans l’énorme Chine et qui la destine à un rôle
mondial de premier plan ; l’existence et l’accroissement
d’armements nucléaires capables de détruire de grandes
nations tout à coup et de fond en comble ; enfin et par-dessus
tout, l’élan général vers le progrès que les possibilités de
l’époque industrielle moderne suscitent dans chaque région de
la terre. Bref, le monde, en pleine évolution, est rempli tout à
la fois d’espérances presque infinies et de gigantesques
dangers.
Devant cette situation, quel peut-être le rôle de la France ?
Mais, d’abord, faut-il qu’elle en ait un ? Il ne manque pas de
gens, on le sait, pour penser que non. Suivant eux, n’étant plus
en mesure d’agir par nous-mêmes, politiquement,
économiquement, techniquement, militairement, nous devons
désormais nous laisser conduire par d’autres. D’ailleurs, les
idéologies sont là pour couvrir ce renon-cement. Ainsi,
certains, chez nous, utilisant le paravent de l’Internationale,
voudraient nous soumettre à l’obédience de Moscou. D’autres,
invoquant tantôt des théories arbitraires, tantôt les
convenances des intérêts, professent que notre pays doit
effacer sa personnalité dans des organisations internationales
faites de telle sorte que les États-Unis puissent y exercer, du
dedans1 ou du dehors2, une action prépondérante à laquelle,
par principe, nous n’avons qu’à nous conformer. C’est de cette
façon que ceux-là conçoivent notre participation à l’O.N.U. ou
à l’O.T.A.N. et souhaitent nous voir nous dissoudre dans une
fédération qualifiée « d’européenne » et qui serait, en fait,
« atlantique ».
Je ne crois pas – vous vous en doutez ! – que cette sorte
d’abdication nationale serait justifiée. Je ne crois pas qu’elle
serait utile aux autres, même à la Russie ou à l’Amérique. Je
ne crois pas que le peuple français, dans son immense
majorité, la tienne pour conforme à la conscience qu’il a de sa
propre valeur, ni même au simple bon sens. Sans doute, la
France n’apparaît-elle plus comme la nation mastodonte
qu’elle était aux temps de Louis XIV ou de Napoléon Ier. Sans
doute aussi, l’effondrement brutal de 1940, bien qu’il ait été
précédé, au cours de la Première Guerre mondiale, par le
déploiement admirable des capacités et des mérites de notre
pays et qu’il ait été suivi, au cours de la Seconde, par l’élan de
la résistance, le succès de la libération et la présence à la
victoire, a-t-il laissé, dans nombre d’esprits, l’empreinte du
doute, sinon du désespoir. Sans doute, l’inconsistance du
régime d’hier avait-elle contrarié le redressement national.
Mais celui-ci est maintenant évident, voire impressionnant.
Nous sommes un peuple qui monte, comme montent les
courbes de notre population, de notre production, de nos
échanges extérieurs, de nos réserves monétaires, de notre
niveau de vie, de la diffusion de notre langue et de notre
culture, de la puissance de nos armes, de nos résultats sportifs,
etc. Nos pouvoirs publics font preuve d’une stabilité et d’une
efficacité que, depuis bien longtemps, on ne leur avait pas
connues. Enfin, dans le monde entier, les possibilités de la
France, ce qu’elle fait, ce qu’elle veut faire, suscitent à présent
une attention et une considération qui tranchent avec
l’indifférence ou la commisération dont, naguère, elle était
trop souvent entourée. Bref, nous pouvons et, par conséquent,
nous devons avoir une politique qui soit la nôtre.
Laquelle ? Il s’agit, avant tout, de nous tenir en dehors de
toute inféodation. Certes, dans les domaines multiples, nous
avons les meilleures raisons de nous associer avec d’autres.
Mais à condition de garder la disposition de nousmêmes. C’est
ainsi, qu’aussi longtemps que la solidarité des peuples
occidentaux nous paraîtra nécessaire à la défense éventuelle de
l’Europe, notre pays restera l’allié de ses alliés, mais qu’à
l’expiration des engagements pris jadis, c’est-à-dire au plus
tard en 1969, cessera, pour ce qui nous concerne, la
subordination qualifiée « d’intégration » qui est prévue par
l’O.T.A.N. et qui remet notre destin à l’autorité étrangère.
C’est ainsi que, tout en travaillant à unir, aux points de vue
économique, politique, culturel et stratégique, les États situés
de part et d’autre du Rhin et des Alpes, nous faisons en sorte
que cette Organisation ne nous prive pas de notre libre arbitre.
C’est ainsi que, tenant pour bon qu’un système international
aménage les rapports monétaires, nous ne reconnaissons à la
monnaie d’aucun État en particulier3 aucune valeur
automatique et privilégiée par rapport à l’or, qui est, qui
demeure, qui doit demeurer, en l’occurrence, le seul étalon
réel. C’est ainsi qu’ayant été, avec quatre autres puissances,
fondateurs de l’O.N.U., et désirant que celle-ci demeure le lieu
de rencontre des délégations de tous les peuples et le forum
ouvert à leurs débats, nous n’acceptons pas d’être liés, fût-ce
dans l’ordre financier, par des interventions armées
contradictoires avec la Charte et auxquelles nous n’avons pas
donné notre approbation. D’ailleurs, c’est en étant ainsi ce que
nous sommes que nous croyons le mieux servir, en définitive,
l’alliance des peuples libres, la communauté européenne, les
institutions monétaires et l’Organisation des Nations Unies.
En effet, l’indépendance ainsi recouvrée permet à la
France de devenir, en dépit des idéologies et des hégémonies
des colosses, malgré les passions et les préventions des races,
par-dessus les rivalités et les ambitions des nations, un
champion de la coopération, faute de laquelle iraient
s’étendant les troubles, les interventions, les conflits, qui
mènent à la guerre mondiale. Or, la France est, par excellence,
qualifiée pour agir dans ce sens-là. Elle l’est par sa nature qui
la porte aux contacts humains. Elle l’est par l’opinion qu’on a
d’elle historiquement et qui lui ouvre une sorte de crédit latent
quand il s’agit d’universel. Elle l’est par le fait qu’elle s’est
dégagée de toutes les emprises coloniales qu’elle exerçait sur
d’autres peuples. Elle l’est, enfin, parce qu’elle apparaît
comme une nation aux mains libres dont aucune pression du
dehors ne détermine la politique4.

1. Dans l’Alliance Atlantique (note de l’édition originale


Plon).
2. Dans le Marché commun (note de l’édition originale Plon).
3. C’est-à-dire, en fait, au dollar des États-Unis (note de
l’édition originale Plon).
4. Discours et messages, Tome 4, « Pour l’effort », (Août 1962
- Décembre 1965), Plon, Paris, 1970, Conférence de presse
tenue au palais de l’Élysée le 9 septembre 1965, p. 382-384.
III
Quand on traite de l’Europe et quand on cherche à
discerner ce qu’elle doit être, il faut toujours se représenter ce
qu’est le monde.
À la fin de la dernière guerre mondiale, la répartition des
forces sur la terre apparaissait comme aussi simple et aussi
brutale que possible. On le vit, soudain à Yalta1. Seules,
l’Amérique et la Russie étaient restées des puissances et
d’autant plus considérables que tout le reste se trouvait
disloqué : les vaincus abîmés dans leur défaite sans
conditions ; les vainqueurs européens profondément démolis.
Pour les pays du monde libre, que menaçait l’ambition des
Soviets, la direction américaine pouvait, alors, sembler
inévitable. Le Nouveau Monde était, entre eux tous, le grand
vainqueur de la guerre. Sous le commandement des États-
Unis, détenteurs de bombes atomiques, l’Alliance Atlantique
assurait leur sécurité. Grâce au Plan Marshall renaissait leur
économie. Partout où les puissances coloniales opéraient, dans
des conditions plus ou moins violentes, le transfert de leur
souveraineté à des régimes autochtones, agissait, ouvertement
ou non, la pression de Washington. En même temps, on voyait
l’Amérique prendre à son compte la conduite politique et
stratégique des affaires dans toutes les régions où le monde
libre se trouvait en contact avec l’action directe ou indirecte
des Soviets. Elle le faisait, soit unilatéralement ; soit à travers
des organismes internationaux locaux dont, en pratique, elle
disposait : en Europe, l’O.T.A.N., en Asie occidentale, le
C.E.N.T.O., en Asie du Sud-Est, l’O.T.A.S.E., en Amérique,
l’O.E.A.2 ; soit grâce à sa suprématie dans le Pacifique-Nord ;
soit enfin par des interventions militaires ou diplomatiques
effectuées en Corée3, ou au Congo4, ou, lors de l’affaire de
Suez5, par le truchement de l’O.N.U. que dominait sa
prépondérance.
Il est clair que les choses ont changé. Les États
occidentaux de notre Ancien Continent ont refait leur
économie. Ils rétablissent leurs forces militaires. L’un d’eux, la
France, accède à la puissance nucléaire. Surtout, ils ont pris
conscience de leurs liens naturels. Bref, l’Europe de l’Ouest
apparaît comme susceptible de constituer une entité capitale,
pleine de valeurs et de moyens, capable de vivre sa vie, non
point certes en opposition avec le Nouveau Monde, mais bien
à côté de lui.
D’autre part, le monolithisme du monde totalitaire est en
train de se disloquer. La Chine, séparée de Moscou, entre sur
la scène du monde, colossale par sa masse, ses besoins et ses
ressources, avide de progrès et de considérations. L’Empire
des Soviets, la dernière et la plus grande puissance coloniale
de ce temps, voit contester, d’abord par les Chinois, la
domination qu’il exerce sur d’immenses contrées de l’Asie et
s’écarter peu à peu les satellites européens qu’il s’était, par la
force, octroyés. En même temps, le régime communiste, en
dépit de l’énorme effort qu’il mène en Russie depuis un demi-
siècle et des résultats qu’il atteint dans certaines entreprises
massives, aboutit à un échec quant au niveau de vie, à la
satisfaction et à la dignité des hommes, par rapport au système
appliqué en Europe de l’Ouest, lequel combine le dirigisme
avec la liberté. Enfin, de grandes aspirations et de grandes
difficultés remuent profondément les États du Tiers-Monde.
De toutes ces données nouvelles, enchevêtrées et
compliquées, il résulte que la répartition de l’univers entre
deux camps, respectivement menés par Washington et par
Moscou, répond de moins en moins à la situation réelle. Vis-à-
vis du monde totalitaire progressivement lézardé, ou des
problèmes que pose la Chine, ou de la conduite à tenir à
l’égard de maints pays d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine,
ou de la refonte de l’Organisation des Nations Unies telle
qu’elle s’impose en conséquence, ou de l’aménagement
mondial des échanges de toute nature, etc., il apparaît que
l’Europe, à condition qu’elle le veuille, est désormais appelée
à jouer un rôle qui soit le sien.
Sans doute convient-il qu’elle maintienne avec l’Amérique
une alliance à laquelle, dans l’Atlantique-Nord, l’une et l’autre
sont intéressées tant que durera la menace soviétique. Mais les
raisons qui, pour l’Europe, faisaient de l’alliance une
subordination s’effacent jour après jour. L’Europe doit prendre
sa part de responsabilités. Tout indique, d’ailleurs, que cet
avènement serait conforme à l’intérêt des États-Unis, quelles
que puissent être leur valeur, leur puissance et leurs bonnes
intentions. Car la multiplicité et la complexité des tâches
dépassent dorénavant, et peut-être dangereusement, leurs
moyens et leur capacité. C’est pourquoi eux-mêmes déclarent
qu’ils souhaitent voir l’Ancien Continent s’unir et s’organiser,
tandis que, parmi les Gaulois, les Germains et les Latins,
beaucoup s’écrient : « Faisons l’Europe ! »
Mais quelle Europe ? C’est là le débat. En effet, les
commodités établies, les renoncements consentis, les
arrièrepensées tenaces, ne s’effacent pas aisément. Suivant
nous, Français, il s’agit que l’Europe se fasse pour être
européenne. Une Europe européenne signifie qu’elle existe par
elle-même et pour elle-même, autrement dit qu’au milieu du
monde elle ait sa propre politique. Or, justement, c’est cela
que rejettent, consciemment ou inconsciemment, certains qui
prétendent cependant vouloir qu’elle se réalise. Au fond, le fait
que l’Europe, n’ayant pas de politique, resterait soumise à
celle qui lui viendrait de l’autre bord de l’Atlantique leur
paraît, aujourd’hui encore, normal et satisfaisant.
On a donc vu nombre d’esprits, souvent d’ailleurs valables
et sincères, préconiser pour l’Europe, non point une politique
indépendante, qu’en vérité ils n’imaginent pas, mais une
organisation inapte à en avoir une, rattachée dans ce domaine,
comme dans celui de la défense et celui de l’économie, à un
système atlantique, c’est-à-dire américain, et subordonnée, par
conséquent, à ce que les États-Unis appellent leur
« leadership ». Cette organisation, qualifiée de fédérale, aurait
eu comme fondements, d’une part un aréopage de
compétences soustraites à l’appartenance des États et qu’on
eût baptisé « Exécutif », d’autre part un Parlement sans
qualifications nationales et qu’on eût dit « Législatif ». Sans
doute, chacun de ces deux éléments aurait-il fourni ce à quoi il
eût été approprié, savoir : des études pour l’aréopage et des
débats pour le Parlement. Mais, à coup sûr, aucun des deux
n’aurait fait ce qu’en somme on ne voulait pas qu’il fasse,
c’est-à-dire une politique. Car, si la politique doit évidemment
tenir compte des débats et des études, elle est tout autre chose
que des études et des débats.
La politique est une action, c’est-à-dire un ensemble de
décisions que l’on prend, de choses que l’on fait, de risques
que l’on assume, le tout avec l’appui d’un peuple. Seuls
peuvent en être capables et responsables les Gouvernements
des nations. Il n’est certes pas interdit d’imaginer qu’un jour
tous les peuples de notre continent n’en feront qu’un et
qu’alors il pourrait y avoir un Gouvernement de l’Europe,
mais il serait dérisoire de faire comme si ce jour était venu.
C’est pourquoi, la France, se refusant à laisser l’Europe
s’enliser et à s’enliser elle-même dans une artificieuse
entreprise qui eût dépouillé les États, égaré les peuples et
empêché l’indépendance de notre continent, prit l’initiative de
proposer à ses cinq partenaires du Traité de Rome un début
d’organisation de leur coopération6. Ainsi, commencerait-on à
vivre en commun, en attendant, qu’à partir de là, l’habitude et
l’évolution resserrent peu à peu les liens. On sait que le
Gouvernement allemand donna son adhésion de principe à ce
projet. On sait qu’une réunion des six États à Paris7, puis une
autre à Bonn8, parurent, d’abord, en voie d’aboutir, mais que
Rome se refusa à convoquer l’entretien décisif ; ses objections,
jointes à celles de La Haye et de Bruxelles, étant assez fortes
pour tout arrêter. On sait enfin que les opposants invoquaient
deux arguments, au demeurant contradictoires. Premier
argument : le plan français, qui maintient la souveraineté des
États, ne répond pas à notre conception d’une Europe ayant
pour exécutif une commission d’experts et pour législatif un
parlement coupé des réalités nationales. Deuxième argument :
bien que l’Angleterre n’accepte pas de perdre sa souveraineté,
nous n’entrerons dans aucune organisation politique
européenne dont elle ne ferait pas partie.
Le plan français d’organisation européenne n’étant pas
adopté par l’Italie et par le Benelux ; d’autre part l’intégration
ne pouvant pas aboutir à autre chose qu’au protectorat
américain ; enfin la Grande-Bretagne ayant montré, au cours
des interminables négociations de Bruxelles, qu’elle n’était
pas en mesure d’accepter les règles économiques communes
et, par l’accord de Nassau9, que sa force de défense,
notamment en matière nucléaire, ne serait pas européenne
faute d’être autonome par rapport aux États-Unis, il apparut au
Gouvernement de la République fédérale d’Allemagne et au
Gouvernement de la République Française que leur
coopération bilatérale pourrait avoir quelque valeur. C’est
alors que, sur la proposition du Gouvernement allemand, fut
conclu le Traité du 22 janvier 1963 que j’eus l’honneur de
signer, ici même, avec le Chancelier Adenauer.
Cependant, il faut bien constater que, si le traité franco-
allemand a permis dans quelques domaines des résultats de
détail, s’il a amené les deux Gouvernements et leurs
administrations à pratiquer des contacts, dont, de notre côté, et
à tout prendre, nous jugeons qu’ils peuvent être utiles et sont,
en tout cas, fort agréables, il n’en est pas sorti, jusqu’à présent,
une ligne de conduite commune.
Assurément, il n’y a pas et il ne peut pas y avoir
d’opposition proprement dite entre Bonn et Paris. Mais, qu’il
s’agisse de la solidarité effective de la France et de
l’Allemagne quant à leur défense ; ou bien de l’organisation
nouvelle à donner à l’alliance atlantique ; ou bien de l’attitude
à prendre et de l’action à exercer vis-à-vis de l’Est, avant tout
des satellites de Moscou ; ou bien, corrélativement, de la
question des frontières et des nationalités en Europe centrale et
orientale ; ou bien de la reconnaissance de la Chine et de
l’œuvre diplomatique et économique qui peut s’offrir à
l’Europe par rapport à ce grand peuple10 ; ou bien de la paix
en Asie et, notamment, en Indochine et en Indonésie11 ; ou
bien de l’aide à apporter aux pays en voie de développement,
en Afrique, en Asie, en Amérique latine ; ou bien de la mise
sur pied du Marché commun agricole et par conséquent, de
l’avenir de la Communauté des Six, on ne saurait dire que
l’Allemagne et la France se soient encore accordées pour faire
ensemble une politique et on ne saurait contester que cela tient
au fait que Bonn n’a pas cru, jusqu’à présent, que cette
politique devrait être européenne et indépendante12. Si cet état
de choses devait durer, il risquerait à la longue d’en résulter,
dans le peuple français du doute, dans le peuple allemand de
l’inquiétude, et chez leurs quatre partenaires du Traité de
Rome, une propension renforcée à en rester là où l’on en est,
en attendant, peut-être, qu’on se disperse.
Mais, à travers le monde, la force des choses fait son
œuvre. En voulant et en proposant l’organisation d’une Europe
ayant sa propre politique, la France est certaine de servir
l’équilibre, la paix et le progrès de l’univers. Au surplus, elle
est maintenant assez solide et sûre d’ellemême pour pouvoir
être patiente, sauf grands changements extérieurs qui
remettraient tout en cause et pourraient l’amener, de ce fait, à
modifier son orientation. D’ailleurs, lors de la réunion qui
vient d’avoir lieu entre les Gouvernements de Bonn et de
Paris, M. le Chancelier Erhard a laissé prévoir une prochaine
initiative allemande. En attendant que le ciel se découvre, la
France poursuit par ses propres moyens ce que peut et doit être
une politique européenne et indépendante. Le fait est que,
partout, les peuples s’en félicitent et qu’elle-même ne s’en
trouve pas mal13.

1. À la conférence qui réunit Churchill, Roosevelt et Staline du


4 au 12 février 1945 (note de l’édition originale Plon).
2. O.T.A.N. : Organisation du Traité de l’Atlantique Nord.
C.E.N.T.O. : Organisation Centrale du Traité de Bagdad qui
groupe les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Turquie, l’Iran
et le Pakistan. O.T.A.S.E. : Organisation du Traité de l’Asie du
Sud-Est. O.E.A. : Organisation des États Américains (note de
l’édition originale Plon).
3. Après l’agression nord-coréenne de fin juin 1950 (note de
l’édition originale Plon).
4. À l’occasion de la guerre civile survenue après
l’indépendance du Congo ex-belge en 1960 (note de l’édition
originale Plon).
5. Au moment de l’expédition franco-britannique de
novembre 1956 (note de l’édition originale Plon).
6. Il s’agit du projet d’organisation politique de l’Europe,
établi par la Commission présidée par M. Christian Fouchet, et
rejeté par la Belgique, les Pays-Bas et l’Italie le 17 avril 1962
(note de l’édition originale Plon).
7. Les 10 et 11 février 1961 (note de l’édition originale Plon).
8. Le 18 juillet 1961 (note de l’édition originale Plon).
9. Le 21 décembre 1962. Voir note n°68 p. 63 (note de
l’édition originale Plon).
10. Informé par le Gouvernement français de son intention
d’établir des relations diplomatiques avec la République
populaire de Chine, le Gouvernement de l’Allemagne fédérale,
soucieux de ne pas mécontenter les ÉtatsUnis, n’a pas pris la
même décision (note de l’édition originale Plon).
11. Le Chancelier fédéral Ludwig Ehrard a pris publiquement
position le 12 juin 1963, au cours d’un voyage à Washington,
contre la politique de neutralisation du Sud-Est asiatique,
politique qui est au contraire préconisée par la France (note de
l’édition originale Plon).
12. Depuis le remplacement du Chancelier Conrad Adenauer
par M. Ludwig Ehrard, le Gouvernement de Bonn a manifesté
constamment sa tendance à conformer sa politique aux vœux
du département d’État de Washington (note de l’édition
originale Plon).
13. Discours et messages, Tome 4, « Pour l’effort »,
(Août 1962 - Décembre 1965), Plon, Paris, 1970, Conférence
de presse tenue au palais de l’Élysée le 23 juillet 1964, p. 225-
231.
Politique
« La dictature collective et anonyme est la pire des choses »
Michelet
I
Dans la nuit de l’oppression, comme au grand jour des
batailles, la France pense à son avenir.
Cette volonté de revivre et de reconstruire démontre la
vitalité puissante de la nation. On dirait que chaque larme
ajoutée à ses larmes, que chaque combat joint à ses combats,
ne font qu’affermir sa conscience de ce qu’elle veut et sa foi
dans ses destinées. Malgré les épreuves terribles, notre peuple
se sait et se sent assez riche d’idées, d’expérience et de force
pour rebâtir, comme il l’entend, l’édifice de son avenir.
Cet édifice sera neuf. Sur tous les champs de souffrance et
de lutte, où sa misère et son combat reforgent un peuple lucide
et fraternel, la masse immense des Français a décidé, qu’à
peine reparu le soleil de la liberté, elle marchera par une route
nouvelle vers des horizons nouveaux.
Certes, la nation, qui ne connaît d’autre souverain
qu’ellemême, exige qu’à mesure de sa libération soient
remises en vigueur les lois qu’elle s’est naguère données.
Certes, la nation entend que, sur chaque pouce délivré de ses
terres, soit balayée, sans aucun délai, cette caricature de
fascisme dont Vichy l’a défigurée. Mais elle n’en a pas moins
condamné l’impuissance politique, le déséquilibre social et
l’affaissement moral, qui paralysèrent le système confondu
avec son désastre.
En vérité, tandis qu’il lutte contre la tyrannie de l’ennemi
et des serviteurs de l’ennemi, le peuple français n’a jamais,
dans toute son Histoire, plus ardemment résolu d’être le maître
chez lui.
Une démocratie réelle, où ni jeux de professionnels, ni
marécages d’intrigants ne troublent le fonctionnement de la
représentation nationale, où, en même temps, le pouvoir, qui
aura reçu du peuple la charge de le gouverner, dispose
organiquement d’assez de force et de durée pour s’acquitter de
ses devoirs d’une manière digne de la France, voilà, d’abord,
ce qu’il veut se donner.
Un régime économique et social tel qu’aucun monopole et
aucune coalition ne puissent peser sur l’État, ni régir le sort
des individus, où, par conséquent, les principales sources de la
richesse commune soient ou bien administrées ou, tout au
moins, contrôlées par la nation, où chaque Français ait, à tout
moment, la possibilité de travailler suivant ses aptitudes, dans
une condition susceptible d’assurer une existence digne à lui-
même et à sa famille, où les libres groupements de travailleurs
et de techniciens soient associés organiquement à la marche
des entreprises, telle est la féconde réforme dont le pays
renouvelé voudra consoler ses enfants.
Sur ces bases matérielles, enfin, notre peuple aspire,
désormais, à une vie nationale élevée, où ce qui est bien et
beau soit respecté, protégé, exalté, où la pensée, la science, les
arts, les religions, les forces spirituelles, aient le rang que
mérite leur noblesse, où les familles soient honorées, aidées,
favorisées, en proportion du nombre des fils et des filles
qu’elles ajoutent à la patrie.
Oui, c’est de cela que rêvent, sur tous les champs de
souffrance et de lutte, les Français rassemblés dans la volonté
de vaincre. Ils savent que, dans cette voie seulement, ils
établiront solidement leur communauté nationale et qu’ainsi
leur sera reconnue la place de choix qui leur revient dans la
communauté internationale.
Dans une Europe, qui reprendra sa marche suivant le
rythme rapide et net de la technique moderne, dans un monde
restreint par la vitesse, l’osmose des idées, l’ubiquité des
intérêts, les Français pressentent à quel rôle éminent est appelé
le génie de la France.
Pour animer et conduire, demain, cette nation renouvelée,
il faudra des cadres nouveaux. La faillite des Corps qui se
disaient dirigeants ne fut que trop claire et ruineuse. Tout ce
qu’elle subit, la France ne l’aura pas subi pour reblanchir des
sépulcres. C’est dans la résistance et c’est dans le combat
qu’en ce moment se révèlent les hommes que notre peuple
jugera dignes et capables de diriger ses activités.
De ces jeunes hommes vaillants, trempés par le danger et
élevés au-dessus d’eux-mêmes par la confiance des autres, la
patrie peut attendre, demain, le dévouement, l’initiative, le
caractère, qu’ils prodiguent héroïquement pour la servir dans
la guerre.
Les leçons de ses malheurs, et, bientôt, soyons-en sûrs, la
fierté de sa victoire, auront bouleversé la France jusqu’aux
entrailles. Mais, c’est dans les terres profondément labourées
que croissent les plus riches moissons. Souvent, dans notre
Histoire, nos épreuves nous ont faits plus grands. Cette fois
encore, nous saurons ranimer la flamme des aïeux au lieu de
pleurer sur leurs cendres : « C’est en allant vers la mer que le
fleuve est fidèle à sa source1. »

1. Discours et messages, Tome 1, « Pendant la guerre »,


(Juin 1940 - Janvier 1946), Plon, Paris, 1970, Discours
prononcé à la radio de Londres le 20 avril 1943, p. 279-281.
II
Dès lors qu’une nation est formée, qu’à l’intérieur d’elle-
même des données fondamentales, géographiques, ethniques,
économiques, sociales et morales sont la trame de sa vie et,
qu’au-dehors, elle se trouve en contact avec les influences et
les ambitions étrangères, il y a pour elle, en dépit et au-dessus
de ses diversités, un ensemble de conditions essentiel à son
action et, finalement, à son existence et qui est l’intérêt
général. C’est, d’ailleurs, l’instinct qu’elle en a qui cimente
son unité et c’est le fait que l’État s’y conforme, ou non, qui
rend valables, ou incohérentes, ses entreprises politiques. Dans
une démocratie moderne, tournée vers l’efficacité et, en outre,
menacée, il est donc capital que la volonté de la nation se
manifeste globalement quand il s’agit du destin. Telle est bien
la base de nos présentes institutions.
Sans doute, dans le régime d’hier, le peuple était-il appelé
périodiquement à élire une assemblée qui détenait la
souveraineté. Mais cela ne se faisait naturellement qu’à une
échelle fragmentaire, de telle sorte que les résultats n’avaient
qu’une signification morcelée et, dès lors, contestable et
confuse. En effet, pratiquement, seuls les partis, c’est-à-dire
des organisations constituées pour faire valoir des tendances
particulières et soutenir les intérêts de telles ou telles
catégories, proposaient des candidats aux suffrages des
électeurs. Encore, le faisaient-ils dans des circonscriptions
différentes les unes des autres quant aux régions et aux
habitants. Il est vrai qu’il leur arrivait, parfois, pour le temps
d’un scrutin, de coaliser leurs hostilités afin d’écarter des
adversaires, mais il ne s’agissait là que d’opérations
négatives1. En fait, le Parlement, auquel étaient attribués le
droit et le devoir de décider seul et sans recours de ce qui était
vital pour la nation et d’être la source exclusive des pouvoirs,
consistait en une juxtaposition de groupes rivaux, voire
opposés, dont une majorité ne pouvait se dégager que
moyennant d’aléatoires et fallacieuses combinaisons. On
comprend qu’un tel régime, quelle que fût la valeur des
hommes qui s’y trouvaient, n’ait pu normalement faire sien et
accomplir l’ensemble de desseins fermes et continus qui
constitue une politique, ni, à plus forte raison, assumer la
France dans les grands drames contemporains.
Certes, la Constitution, que les Français, éclairés par
beaucoup de leçons, ont donnée à la République en 1958,
attribue au Parlement le pouvoir législatif et le droit au
contrôle. Car il faut, dans l’action publique, des débats et un
équilibre. Mais ce que notre Constitution comporte de tout
nouveau et de capital, c’est d’une part l’avènement du peuple,
en tant que tel et collectivement, comme la source directe du
pouvoir du chef de l’État et, le cas échéant, comme le recours
direct de celui-ci, d’autre part l’attribution au Président qui est,
et qui est seul, le représentant et le mandataire de la nation tout
entière, du devoir d’en tracer la conduite dans les domaines
essentiels et des moyens de s’en acquitter. C’est en vertu de
cette double institution et parce qu’elle a pleinement joué, que
le présent régime a disposé de la stabilité, de l’autorité et de
l’efficacité qui l’ont mis à même de résoudre de graves
problèmes avec lesquels la France était confrontée et de mener
ses affaires de telle sorte que sa situation apparaisse
aujourd’hui, à tous égards, comme meilleure et plus solide
qu’hier.
Oui ! le fait que le Président de la République, appelé et
soutenu par la confiance de l’ensemble de la nation, agissait en
conformité avec les charges et les responsabilités qui sont,
dans notre régime, celles que lui impose sa fonction, quand, au
cours des sept dernières années, il fixait l’orientation de la
politique française au-dedans et au-dehors ; quand il en
contrôlait à mesure le développement ; quand il prenait les
suprêmes décisions relativement aux problèmes qui
engageaient le destin et qui, par là, impliquaient que fussent
tranchés autant de nœuds gordiens. Ainsi en a-t-il été dans les
domaines des institutions, de la sûreté de l’État, de la défense
nationale, du développement général du pays, de la stabilité
économique, financière et monétaire, etc. ou bien de l’affaire
algérienne, de l’Europe, de la décolonisation, de la coopération
africaine, de notre attitude vis-à-vis de l’Allemagne, des États-
Unis, de l’Angleterre, de la Russie, de la Chine, de l’Amérique
latine, de l’Orient, etc. D’autre part, en demandant au pays, à
quatre reprises, d’exprimer son approbation par la voie du
référendum2, en procédant une fois à la dissolution de
l’Assemblée Nationale3, en faisant, lors d’une crise alarmante,
application de l’article 164, le chef de l’État a usé simplement
des moyens que la Constitution lui donne pour faire en sorte,
qu’en de graves circonstances, la nation elle-même décide de
son propre sort et pour assurer le bon fonctionnement et la
continuité des pouvoirs publics ; cela à l’encontre de quelques-
uns qui pensent, comme Chamfort, « que la souveraineté
réside dans le peuple mais que le peuple ne doit jamais
l’exercer5 ».

1. Allusion à la pratique des « désistements » sous la IIIe


République, au système des « apparentements » sous la IVe
(note de l’édition originale Plon).
2. Le 28 septembre 1958, le 8 janvier 1961, le 8 avril 1962, le
28 octobre 1962 (note de l’édition originale Plon).
3. Le 10 octobre 1962 (note de l’édition originale Plon).
4. Au moment de la tentative de coup d’État perpétuée à Alger
le 22 avril 1961 par les généraux Challe, Salan, Jouhaud et
Zeller (note de l’édition originale Plon).
5. Discours et messages, Tome 4, « Pour l’effort », (Août 1962
- Décembre 1965), Plon, Paris, 1970, Conférence de presse
tenue au palais de l’Élysée le 9 juillet 1965, p. 388-390.
III
À l’ordinaire, chacun – c’est bien normal – est absorbé par
l’existence et les circonstances quotidiennes et ne prend que de
temps en temps une vue d’ensemble sur ce qu’il peut advenir
de notre pays. Et, pourtant, tout en dépend. Qui pourrait
douter, en effet, que le sort de chaque Français soit lié au sort
de la France ? Inversement, où irait la France si les Français
s’en désintéressaient ? Comme, dans la situation assez tendue
où se trouve le monde, ce que notre peuple fait pèse lourd sur
son destin, il y a lieu d’indiquer aujourd’hui, c’est-à-dire en un
moment de l’année propice, peut-être, à la réflexion, quels
sont les buts visés dans la conduite de la nation et quel est le
chemin suivi pour les atteindre.
Le premier de ces buts, et qui commande les autres, c’est
la paix. Cela n’est pas dit, comme on l’a fait souvent, pour
flatter, plus ou moins vulgairement, le désir instinctif de tous.
La paix, en effet, n’est aucunement assurée par des
déclarations. À preuve le fait que, depuis le début du siècle et
jusqu’à de récentes années, bien que nous fussions régis par
des groupes de pensée et des formations politiques
éminemment pacifistes, nous ne nous sommes jamais tant
battus. Tandis, qu’au cours de cette période, tout ce qui était,
chez nous, officiel ou officieux proclamait sans relâche : «
Guerre à la guerre ! » nous dûmes mener deux guerres
mondiales d’une étendue sans précédent, avant lesquelles,
entre lesquelles, après lesquelles, nous ne cessions pas, au
surplus, de guerroyer en Afrique, en Orient ou en Asie. Certes,
la cause principale de ces drames était l’ambition dominatrice
d’un Empire1. Mais, face aux menaces qu’il organisait
longuement, nos adjurations généreuses ne détournaient pas
les orages, alors que notre inconsistance politique et nos
faiblesses militaires attiraient sur nous la foudre.
Car, ce que la paix requiert, c’est à l’extérieur, une action
énergique et continue, action d’autant plus difficile, qu’au
milieu des heurts des idéologies et des chocs des intérêts qui
remplissent l’univers, il lui faut être dégagée des allégeances
étrangères et des entraînements épisodiques de l’opinion. En
même temps, la paix exige, à l’intérieur, la préparation de
moyens de défense appropriés à leur époque, ce qui, pour les
mêmes raisons, est également très malaisé. C’est dire
qu’aujourd’hui, pour la France, la paix doit être, non pas
seulement souhaitée, mais rigoureusement voulue. Après les
énormes pertes que nous avons éprouvées en combattant
pendant quelque cinquante ans, étant donné l’état d’un monde
bouleversé et dangereux, compte tenu des capacités inouïes de
destruction des armes nucléaires, rien, absolument rien, ne
nous importe autant que de refaire, grâce à la paix, notre
substance, notre influence et notre puissance.
Voilà pourquoi, malgré les passions brûlantes et les
conséquences pénibles, nous avons délibérément mis un terme
aux vains combats en Algérie et établi avec nos anciens
territoires d’Afrique, devenus indépendants, des rapports
féconds et fraternels. Voilà pourquoi, non sans mérite, nous
classons dans l’Histoire nos conflits avec l’Allemagne et
pratiquons à son égard une amicale coopération. Voilà
pourquoi, si puissante que soit l’attraction de l’Amérique sur
les Européens, nous travaillons à déterminer la Communauté
des Six à devenir, de son côté et pour son compte, une réalité
politique et, par là, un élément essentiel d’un équilibre
pacifique du monde. Voilà pourquoi, en dépit des idées
préconçues et des penchants préétablis, nous remplaçons la
dangereuse tension d’hier avec l’Europe de l’Est par de
cordiales et fructueuses relations. Voilà pourquoi, même si
l’avantage immédiat peut n’être pas très apparent, nous avons
pris objectivement contact avec Pékin. Voilà pourquoi,
quelque bruyants que puissent être les partis pris, nous
condamnons, de la part de n’importe quel État, toute
intervention armée sur le territoire des autres, comme cela a
précisément lieu en Asie du Sud-Est2 et au Moyen-Orient3,
parce que, par le temps qui court, l’incendie est, dès l’origine,
détestable et qu’une fois allumé il risque de s’étendre au loin.
Mais aussi, voilà pourquoi nous nous dotons d’un armement
de dissuasion tel qu’aucun pays du monde ne puisse vouloir
frapper le nôtre sans savoir que, dans ce cas, il subirait de
terribles dommages.
Cependant, pour que la France ait prise sur la paix, en ce
qui la concerne elle-même et, autant que possible, en ce qui
concerne les autres, il lui faut l’indépendance. Aussi se l’est-
elle assurée. Dès lors que l’Amérique et l’Union Soviétique,
colossales par leurs dimensions, leurs populations, leurs
ressources, leurs forces nucléaires, sont partout et dans tous les
domaines en rivalité permanente, chacune a naturellement
constitué autour d’elle un bloc d’États qui lui sont directement
liés, sur lesquels elle exerce son hégémonie et auxquels elle
promet sa protection. En conséquence de quoi ces États
conforment, bon gré mal gré, leur politique à celle de leur
grand allié, lui soumettent leur défense, lui confient leur
destinée.
En se retirant de l’O.T.A.N., la France, pour sa part, s’est
dégagée d’une telle sujétion. Ainsi ne se trouveraitelle
entraînée, éventuellement, dans aucune querelle qui ne serait
pas la sienne et dans aucune action guerrière qu’elle n’aurait
pas elle-même voulue. Ainsi est-elle en mesure de pratiquer,
comme elle le juge bon, d’un bout à l’autre de l’Europe,
l’entente et la coopération : seuls moyens d’aboutir à la
sécurité de notre continent. Ainsi peut-elle, dans un monde que
beaucoup d’abus anciens ou nouveaux tiennent en
effervescence, soutenir, suivant sa vocation, le droit de chaque
peuple à disposer de lui-même, droit qui est aujourd’hui le
fondement nécessaire de toute confédération, la condition
impérative de la concorde internationale, la base indispensable
d’une réelle organisation de la paix.
Mais, pour garder et faire valoir sa personnalité, il ne suffit
pas à la France d’avoir une politique et une armée qui soient à
elle. L’esprit et le mouvement de notre époque lui imposent, en
même temps, d’accomplir un développement moderne dont,
sans manquer de coopérer activement avec les autres, elle
fasse une œuvre nationale. Car l’indépen-dance, aujourd’hui,
ne peut aller sans le progrès. Or, de même qu’il est malaisé de
rompre, dans les matières diplomatiques et militaires, avec les
théories insidieuses et les pratiques commodes de la
subordination, ainsi n’est-ce pas sans difficultés, qu’en dépit
des routines accumulées et des pressions contraires, nous
faisons en sorte, dans les domaines économique, social,
financier, monétaire, scientifique et technique, que notre pays
suive son propre chemin en marchant de son propre pas.
Quand, pour nous amener nous-mêmes à l’expansion et à
la productivité, nous nous lançons dans la concurrence,
organisant le Marché commun européen et concluant un
accord mondial d’abaissement des barrières douanières4 ;
quand, pour chasser l’inflation qui mettrait notre activité à la
merci de prêteurs du dehors, nous nous dotons d’une monnaie
forte et stable ; quand, pour élargir aux dimensions de notre
jeunesse le champ qui doit nous procurer les valeurs humaines
de plus en plus nombreuses indispensables à notre essor, nous
réformons de fond en comble l’Éducation nationale ; quand,
pour faciliter l’adaptation aux conditions de l’époque que
réalise notre agriculture, nous lui dispensons un large système
de subventions, soutiens et crédits ; quand, pour parer au
déficit croissant qui menait à la faillite de la Sécurité sociale,
nous mettons en équilibre ses recettes et ses dépenses ; quand,
pour renforcer les motifs qu’ont les travailleurs français de
s’associer d’une manière de plus en plus étroite et raisonnée à
l’effort national de production, nous faisons en sorte que le
niveau de vie de chacun s’élève avec le total, que l’emploi
soit, autant que possible, protégé vis-à-vis des conséquences
de notre mutation et que le personnel des entreprises soit
intéressé aux fruits de leur expansion ; quand, pour animer et
entraîner, par des forces qui soient à nous, notre appareil
économique, nous nous appliquons à agir dans les recherches,
les techniques, les industries de pointe : énergie atomique,
électronique, ordinateurs, aviation, lanceurs et satellites
spatiaux, etc. ; bref, quand nous transformons, en vertu de
notre Plan, toute l’activité française, c’est parce que nous
voulons que, dans son progrès, notre pays soit lui-même au-
dedans et au-dehors5.

1. L’Empire allemand (note de l’édition originale Plon).


2. Au Viêt-Nam (note de l’édition originale Plon).
3. Où les forces israéliennes occupent, depuis la « guerre des
Six-Jours », d’importants territoires relevant de la Jordanie, de
la République arabe unie et de la Syrie (note de l’édition
originale Plon).
4. L’accord conclu à Genève le 16 mai 1967 (note de l’édition
originale Plon).
5. Discours et messages, Tome 5, « Vers le terme »,
(Janvier 1966 - Avril 1969), Allocution radiodiffusée et
télévisée prononcée au palais de l’Élysée le 10 août 1967,
Plon, Paris, 1970, p. 199-202.
Comment ?
Stratégie
« Le pays connaîtra qu’il est défendu »
Clémenceau
I
La Défense Nationale, c’est d’abord un état d’esprit dans
la nation et dans les pouvoirs publics. C’est, simplement, la
volonté de se défendre si l’on est attaqué. C’est de là que
jaillit, quand il le faut, la fermeté des gouvernements dans leur
attitude et dans les instructions qu’ils donnent. C’est de là que
jaillissent la netteté et la vigueur des ordres du
commandement. C’est de là que jaillit le sens du devoir chez
ceux qui, le cas échéant, auraient à combattre et, pour
beaucoup, à mourir !
La Défense Nationale, c’est aussi une organisation. Et
d’abord une organisation des pouvoirs, Gouvernement,
Commandement, et des organismes qui ont à les servir. La
Défense Nationale, c’est encore la préparation d’une
mobilisation des hommes et des ressources. C’est la mise sur
pied d’éléments actifs, moralement et matériellement capables
de combattre. C’est, enfin, une organisation des recherches
scientifiques et techniques qui, par le temps qui court, sont des
éléments essentiels de la puissance1.
En ce qui concerne la Défense, dans son ensemble, il y a la
nécessité de la lier à l’État, à l’activité nationale, à la
Communauté, aux données internationales.
Pour ce qui est proprement militaire, je constate que, sur
des pensers nouveaux, vous vous occupez de déterminer les
éléments d’une doctrine moderne et, aussi, une méthode pour
dégager des solutions dans les cas particuliers qui sont la
guerre. Car la guerre se compose indéfiniment de cas
particuliers et surgis à l’improviste.
Il faut que la défense de la France soit française. C’est une
nécessité qui n’a pas toujours été très familière au cours de ces
dernières années2. Je le sais. Il est indispensable qu’elle le
redevienne. Un pays comme la France, s’il lui arrive de faire la
guerre, il faut que ce soit sa guerre. Il faut que son effort soit
son effort. S’il en était autrement, notre pays serait en
contradiction avec tout ce qu’il est depuis ses origines, avec
son rôle, avec l’estime qu’il a de lui-même, avec son âme.
Naturellement, la défense française serait, le cas échéant,
conjuguée avec celle d’autres pays. Cela est dans la nature des
choses. Mais il est indispensable qu’elle nous soit propre, que
la France se défende par elle-même, pour elle-même et à sa
façon.
S’il devait en être autrement, si on admettait pour
longtemps que la défense de la France cessât d’être dans le
cadre national et qu’elle se confondît, ou fondît, avec autre
chose, il ne serait pas possible de maintenir chez nous un État.
Le Gouvernement a pour raison d’être, à toute époque, la
défense de l’indépendance et de l’intégrité du territoire. C’est
de là qu’il procède. En France, en particulier, tous nos régimes
sont venus de là.
Si vous considérez notre histoire – qu’il se soit agi des
Mérovingiens, des Carolingiens, des Capétiens, du Premier ou
du Second Empire, des Première, Deuxième, Troisième,
Quatrième, Cinquième, Républiques – vous discernez qu’à
l’origine de l’État et à celle des régimes qui l’ont, tour à tour,
assumé, il y eut toujours des préoccupations ou des nécessités
de défense. Inversement, toute invasion, tout désastre national,
ont amené, infailliblement, la chute du régime du moment. Si
donc un gouvernement perdait sa responsabilité essentielle, il
perdrait, du même coup, sa justification. Dès le temps de paix,
il serait bientôt admis qu’il ne remplit pas son objet.
Quant au commandement militaire, qui doit avoir la
responsabilité incomparable de commander sur les champs de
bataille, c’est-à-dire d’y répondre du destin du pays, s’il
cessait de porter cet honneur et cette charge, s’il n’était plus
qu’un élément dans une hiérarchie qui ne serait pas la nôtre,
c’en serait fait rapidement de son autorité, de sa dignité, de son
prestige devant la nation et, par conséquent, devant les armées.
C’est pourquoi, la conception d’une guerre et même celle
d’une bataille dans lesquelles la France ne serait plus elle-
même et n’agirait plus pour son compte avec sa part bien à elle
et suivant ce qu’elle veut, cette conception ne peut être
admise. Le système qu’on a appelé « intégration » et qui a été
inauguré et même, dans une certaine mesure, pratiqué après les
grandes épreuves que nous avions traversées, alors qu’on
pouvait croire que le monde libre était placé devant une
menace imminente et illimitée et que nous n’avions pas encore
recouvré notre personnalité nationale, ce système de
l’intégration a vécu.
Il va de soi, évidemment, que notre défense, la mise sur
pied de nos moyens, la conception de la conduite de la guerre,
doivent être pour nous combinées avec ce qui est dans d’autres
pays. Notre stratégie doit être conjuguée avec la stratégie des
autres. Sur les champs de bataille, il est infiniment probable
que nous nous trouverions côte à côte avec des alliés. Mais,
que chacun ait sa part à lui !
La conception d’une défense de la France et de la
Communauté qui soit une défense française, cette conception-
là doit être à la base de la philosophie de vos centres et de vos
écoles.
La conséquence, c’est qu’il faut, évidemment, que nous
sachions nous pourvoir, au cours des prochaines années, d’une
force capable d’agir pour notre compte, de ce qu’on est
convenu d’appeler « une force de frappe » susceptible de se
déployer à tout moment et n’importe où. Il va de soi qu’à la
base de cette force sera un armement atomique – que nous le
fabriquions ou que nous l’achetions – mais qui doit nous
appartenir. Et, puisqu’on peut détruire la France,
éventuellement, à partir de n’importe quel point du monde, il
faut que notre force soit faite pour agir où que ce soit sur la
terre.
Vous vous rendez compte comme moi de l’envergure de
cette obligation, de tout ce à quoi elle va nous conduire. Au
point de vue national, il faut avoir le courage de la regarder en
face ; toute la nation doit y être associée. Il faut avoir le
courage de la vouloir et celui de la remplir. Dans le domaine
de la défense ce sera notre grande œuvre pendant les années
qui viennent. Pour commencer, l’emploi éventuel de cette
force, son organisation et la façon dont elle doit être constituée
et fournie, cela aussi – et d’accord avec ce que j’ai dit de la
défense en général - doit être un objet essentiel de vos études
et de vos travaux.
L’action militaire, l’action sur les champs de bataille, est
l’aboutissement de la défense. Mais il est un aboutissement
dont, à son tour, tout dépend.
Cette action militaire, cette « opération » - stratégique ou
tactique – on s’y prépare. Vous vous y préparez grâce aux
thèmes dont vous vous saisissez. De nombreuses hypothèses
sont successivement étudiées par vous, à travers lesquelles
vous vous efforcez de déterminer une doctrine qui puisse,
éventuellement, inspirer l’action de guerre et une méthode qui
permette de la conduire.
Cela est excellent, car il faut, en effet, pratiquer une
gymnastique de l’esprit qui développe la capacité de décision.
En outre, il faut, bien entendu, acquérir la connaissance aussi
complète et pratique que possible des moyens dont on peut
disposer, du terrain sur lequel on devra agir, de l’ennemi
auquel on aura affaire.
Mais il ne faut pas – vous le savez bien - se bercer de
l’illusion que, grâce à un ensemble de préceptes établis dès le
temps de paix et, en somme, a priori, on embrassera, à coup
sûr, les éventualités de la guerre. L’action de guerre est
toujours contingente, c’est-à-dire qu’elle se présente toujours
d’une manière imprévue, qu’elle est infiniment variable,
qu’elle n’a jamais de précédent. C’est pourquoi, tout en se
préparant par la réflexion, par l’étude, l’action du chef, en
dernier ressort, dépend de sa personnalité. Ce qui sera fait, ou
ne sera pas fait, c’est ce qui sortira, ou ne sortira pas, non point
de l’ordre didactique, mais des cerveaux et des caractères.
Ceux qui veulent se disposer à être des chefs de guerre ont
donc, pour premier devoir, de s’efforcer d’être des hommes,
des hommes dignes et capables de répondre, dans des
conditions insoupçonnées au drame qui fondra sur eux et où ils
seront responsables, chacun à son échelon.
L’ordre guerrier – et tout ce qui s’y rapporte – continue,
plus que jamais, d’être essentiel à la Nation et à l’État.
On peut imaginer, non sans effroi, ce que serait un conflit,
demain. Il n’en est pas moins vrai que ce conflit est tout à fait
possible. Nous sommes une espèce et notre espèce a sa loi.
Sans doute, les moyens qui sont aujourd’hui à la disposition
des hommes pour se détruire ont-ils une telle envergure que
l’échéance est, de ce fait, actuellement évitée. Mais, pour
combien de temps, qui le sait ? De toute manière, un pays doit
être capable d’envisager toutes les hypothèses qui peuvent
concerner son destin, y compris celle de la guerre. Dans tout
ce qui est une nation et, avant tout, dans ce qui est la nôtre, il
n’y a rien qui soit capital plus que ne l’est sa défense.
Voilà pourquoi, « il n’y a pas de talent ni de génie militaire
qui n’aient servi une vaste politique. Il n’y a pas de grande
gloire d’homme d’État que n’ait dorée l’éclat de la défense
nationale »3.

1. Discours et messages, Tome 2, « Dans l’attente »,


(Février 1946 - Avril 1958), Discours prononcé à Vincennes le
22 mai 1949, Plon, Paris, 1970, p. 294.
2. À la date où cette allocution est prononcée, une partie des
forces armées françaises se trouve encore sous le
commandement de l’Organisation du Traité de l’Atlantique
Nord (O.T.A.N.). De 1950 à 1954, on avait pu craindre que
l’armée française disparaisse par suite de la création d’une
Communauté Européenne de Défense (note de l’édition
originale Plon).
3. Discours et messages, Tome 3, « Avec le renouveau »,
(Mai 1958 - Juillet 1962), Plon, Paris, 1970, Allocution
prononcée à l’École militaire le 3 novembre 1959, p. 125-129.
II
Voici donc que nous bâtissons l’alliance atlantique face à
la menace soviétique. La chose ne va pas toute seule,
notamment pour ce qui est de la France. Celle-ci, pourtant,
portée de nature vers l’organisation solidaire des nations libres
et ayant payé très cher le fait d’avoir, dans les deux guerres
mondiales, joué le rôle d’une avant-garde plus ou moins
abandonnée, approuve avec conviction que les peuples
occidentaux entreprennent d’assurer en commun leur sécurité.
Elle salue, en particulier, avec la plus haute estime et la plus
amicale confiance, l’effort magnifique que l’Amérique déploie
dans ce but et l’aide qu’elle fournit aux autres. Cependant, il
semble à beaucoup que la France n’apporte au système qu’une
participation quelque peu réticente. C’est là-dessus qu’il est
nécessaire que les choses soient expliquées.
Je ne m’arrêterai pas à certaines considérations amères et
romantiques sur la fatigue de la nation française, l’abaissement
de ses élites, le scepticisme de sa masse, qui la livreraient,
résignée, aux tentations fatales de l’abandon, comme l’enfant
transi que le Roi des Aulnes entraîne aux enchantements de la
mort. En effet, sans contester l’état de lassitude dans lequel
est, pour le moment, plongé le peuple français et qui ne
s’explique que trop bien, sans nier que la confusion
institutionnelle où il se trouve fasse grand tort à ses affaires, je
ne crois pas du tout que ce peuple soit frappé d’aucune
infériorité organique par rapport à qui que ce soit.
Après tout, nous travaillons autant que les autres et, me
semble-t-il, aussi bien. Nous supportons les charges fiscales
les plus lourdes relativement à nos revenus. En proportion de
notre population, nous avons, sous les armes, plus de soldats
que personne. Nous menons, en Indochine, la guerre la plus
ingrate et qui nous coûte, depuis la fin du conflit mondial, plus
de morts que n’en a perdus aucune nation occidentale, y
compris les États-Unis, et presque autant d’argent que nous
n’en consacrons à notre reconstruction. Il est clair, cependant,
que, si la France recouvrait une plus ardente vitalité et mettait
en ordre ses affaires publiques, elle serait en mesure de
s’armer plus activement et de peser plus lourd dans le monde.
Mais il faut comprendre que, de toute manière, la réserve
qu’elle apporte au système atlantique, tel qu’il est, a des
causes pratiques et profondes. Son instinct et sa raison n’y
trouvent pas, en effet, de suffisantes satisfactions.
Car, enfin, pour qu’un peuple aussi éprouvé par les
évènements antérieurs, aussi directement exposé aux périls
nouveaux, adhère complètement à une pareille entreprise, pour
qu’il y prodigue ses ressources et ses ardeurs, pour
qu’éventuellement il engage sans arrière-pensées, dans le
déchaînement des moyens modernes de destruction, non
seulement ce qu’il est comme État et comme puissance, mais
encore ses enfants, ses biens, sa structure, sa figure, il faut que
certaines conditions soient remplies. Les unes ne tiennent qu’à
lui-même. De celles-là je ne saurais parler dans cette réunion
de la presse anglo-américaine. Vous m’en approuverez
certainement. Mais d’autres conditions dépendent, en grande
partie, de nos alliés et je vais les évoquer.
Avant tout, il faut que, pour la France, la chose en vaille,
comme on dit, la peine et que le système de la défense
atlantique la couvre effectivement contre l’éventuelle invasion.
En est-il ainsi aujourd’hui ? Évidemment non ! En sera-t-il
ainsi demain ? Ce n’est pas sûr ! J’entends bien, qu’en
additionnant les nombres des divisions terrestres et des
groupes aériens qu’on est censé mettre sur pied en Europe ou
que l’Amérique se propose d’y envoyer, on obtient des chiffres
appréciables. Mais que sont-ils en comparaison des masses
que l’adversaire paraît, dès à présent, susceptible de
déclencher ? J’entends bien qu’on se réfère aux armements
atomiques et à tels autres qualifiés de « fantastiques », qui
opèreraient chez l’assaillant d’immenses destructions. Mais,
ces moyens, l’autre camp les prépare aussi. D’ailleurs,
arrêteraient-ils une attaque qui, suivant le mot connu, serait
« une fuite en avant » ? J’entends bien, enfin, qu’on évoque le
projet d’une armée dite « européenne1 », qui, par mélanges
alchimiques, combinaisons algébriques et formules
cabalistiques, résoudrait le problème de la sécurité de notre
continent comme celui de son unité. Mais, comment peut-on
sérieusement concevoir l’armée de l’Europe quand cette
Europe n’existe pas ? Comment admettre que, pour défendre
la France, il convienne, tout d’abord, de supprimer l’armée
française ?
Non ! pour que la France soit réellement couverte par le
système atlantique, il faut que ce système prenne les moyens
réels de la couvrir. Cela veut dire, essentiellement, que les
plans arrêtés, pour l’ensemble de notre alliance, doivent
comporter, le cas échéant, l’afflux immédiat et l’engagement
de ce côté-ci de la mer de forces capables non seulement de
résister à l’assaillant, mais de l’attaquer lui-même. En effet, si
l’immobilisme est parfois, m’a-t-on dit, un refuge pour
certains politiques, il coûterait cher, dans une guerre future,
aux territoires qui, comme le nôtre, formeraient d’abord le
front. Aussi est-il nécessaire que ces plans, dont tout dépend,
ne soient arrêtés qu’avec la participation et l’approbation de la
France. Car si, dans une coalition, un État peut, pour
exécution, déléguer à un chef allié, consacré par de splendides
services, le commandement stratégique de certaines de ses
forces, il ne peut, sous peine de n’être plus l’État, déléguer à
quiconque la responsabilité suprême de la défense du pays.
Il est vrai, qu’indépendamment du concours large et rapide
des forces américaines et des forces britanniques, comme de
celles des États de l’Europe liés par le Pacte Atlantique,
l’Allemagne de l’Ouest pourrait et devrait apporter à la
sécurité de l’Occident dont, en dépit de tout, elle est partie
intégrante, une puissante contribution. Mais il s’agit qu’elle le
fasse sans jeter l’Europe et, d’abord, la France dans la
méfiance et l’inquiétude qui, à mesure, corrompraient tout.
Cela exige que la France et l’Allemagne s’entendent
directement, par-dessus tous les obstacles et les griefs du
passé, en écoutant en elles-mêmes, non les cris discordants des
furieux, mais l’appel généreux des braves. Je déclare à nos
alliés atlantiques, qu’au lieu de se tenir toujours entre la
France et l’Allemagne et, par-là, d’entretenir la flamme d’une
rivalité déplorable, ils doivent laisser ces deux peuples,
complémentaires l’un de l’autre, régler ensemble leurs
affaires. C’est, en effet, sur leur accord et leur confédé-ration,
et sur rien d’autre, que peut être fondée l’unité de l’Europe
encore libre, en attendant que puissent s’y joindre, un jour, ses
enfants maintenant opprimés. Dans ce cadre et dans ces
conditions, la participation égale et autonome de l’Allemagne
à la défense de l’Occident n’aurait rien, bien au contraire, qui
puisse alarmer la France.
Mais, pour que la nation française participe à l’alliance
atlantique avec foi et ardeur, il faut, en outre, que rien n’y
blesse sa souveraineté, ni n’attente à sa position. À cet égard,
l’affaire des bases, dans chacun des territoires – le Maroc tout
comme les autres – dont, nous, Français, sommes
responsables, se règle d’une manière qui, je dois le dire, nous
trouble profondément. Cette affaire doit être reprise, de telle
sorte que l’installation d’alliés sur notre sol comporte, comme
il le faut, garanties et contreparties. Dans le même ordre
d’idées, il est nécessaire que l’attribution de commandements,
à l’intérieur du système occidental, corresponde à ce que nous
mettons au jeu. C’est dire que la responsabilité capitale de la
conduite des opérations entre la Mer du Nord et la
Méditerranée doit revenir à un chef français. C’est dire, qu’au
Moyen-Orient, notre participation s’impose aux opérations et
au commandement. Enfin, je le dis comme quelqu’un à qui
certains événements de la guerre récente permettent de parler
en connaissance de cause, nous ne pouvons admettre que
l’attitude de nos alliés, vis-à-vis des territoires et des
populations qui sont, où que ce soit, associés à la France,
comporte, à aucun degré, interférences, intrigues,
interventions.
Ce n’est pas, certes, qu’aux yeux des Français – comme de
bien d’autres sans doute – le Pacte Atlantique doive être un
instrument de conservation destiné à protéger, tel quel, l’ordre
établi contre un assaut révolutionnaire. Nous entendons qu’il
soit, au contraire, la chance d’un monde meilleur. Mais, à
chaque homme, à chaque femme, sur la Terre, avant tout à la
jeunesse, qu’est-ce que nous offrons, s’il vous plaît, qui
compense la charge des armements et, le cas échéant, les
risques et les peines d’un colossal conflit ? C’est là, pourtant,
la grande affaire pour un monde qui marche vers d’immenses
transformations. Je ne suppose pas, en effet, qu’il existe
encore, nulle part, un libéral qui compte, pour entraîner les
foules, sur les séductions du capitalisme, ni, d’ailleurs, un
socialiste qui garde aucune illusion sur la vertu exaltante du
dirigisme et des nationalisations.
En vérité, devant le sombre attrait du communisme,
mécanique, aggloméré, totalitaire, c’est la réforme de la
condition humaine qui doit être, pour notre alliance, son
ferment, son but de guerre, que celle-ci soit froide ou chaude.
L’association des hommes dans les entreprises qu’ils
constituent et font vivre en commun, le bénéfice directement
tiré, par celui qui travaille, des résultats de l’œuvre collective à
laquelle il participe, l’accès de tous, non seulement au bien-
être, mais surtout à la responsabilité, un régime qui fasse de
chacun, non point un instrument écrasé par sa dépendance,
mais un agent responsable, pour sa part, du salut et du progrès,
bref la domination offerte à toutes les âmes sur toutes les
matières, voilà la grande réforme qu’il faut proclamer,
organiser, mettre en pratique. Que les États s’en saisissent
ensemble, en même temps qu’ils mettent sur pied les moyens
de se couvrir ! Pour l’Occident, après tout, ce ne sera qu’être
fidèle aux sources de sa grandeur : l’Humanisme et la
Chrétienté.
Il ne serait pas, comme vous voyez, très difficile de lever
les hypothèques qui empêchent, jusqu’à présent, la France de
mettre au jeu commun plus de foi et plus de moyens. Si elle le
fait, la balance des forces matérielles et morales sera beaucoup
améliorée et, du même coup, l’atmosphère, comme aussi la
chance de la Paix. Si elle ne le fait pas, ce sera un grand risque
pour l’avenir de la liberté. Qu’on n’aille pas croire surtout que,
le cas échéant, ce peuple serait contraint de marcher comme on
le souhaite, faute d’avoir d’autre alternative. Sous la pression
du malheur, des propagandes, du désespoir, il y a toujours des
alternatives, si exécrables qu’elles soient. À la cause que nous
servons ensemble, la France, malgré ses blessures, a donné et
donne beaucoup. Qu’on veuille bien faire ce qu’il faut pour
que, dans ses profondeurs, elle consente à offrir plus encore.
Le salut, peut-être, en dépend2.
À la base de la défense des peuples, il y a les peuples. On
ne remplace pas cette force profonde par la technique. On ne
fait pas la guerre simplement avec des pentagones, des
G.Q.G., des S.H.A.P.E. des N.A.T.O3. On fait la guerre avec le
sang et l’âme des hommes. On ne peut bâtir ni la défense
européenne, ni la défense atlantique, sinon sur la base des
réalités qui sont les réalités nationales. Il n’y en pas d’autres,
en effet, excepté naturellement dans les formulaires des
politiciens4.

1. Une conférence s’est tenue à Paris, du 15 février au


24 février 1951, pour préparer le projet d’armée européenne
(note de l’édition originale Plon).
2. Discours et messages, Tome 2, « Dans l’attente »,
(Février 1946 - Avril 1958), Plon, Paris, 1970, Déclaration
prononcée devant l’Association de la presse anglo-américain
le 12 septembre 1951, p. 461-465.
3. Ces sigles désignent le Commandement Suprême du Pacte
Atlantique (Supreme Headquarters of Allied Powers in
Europe) et l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord
(North Atlantic organisation) (note de l’édition originale
Plon).
4. Discours et messages, Tome 2, « Dans l’attente »,
(Février 1946 - Avril 1958), Plon, Paris, 1970, Conférence de
presse tenue au palais d’Orsay le 21 décembre 1951, p. 492-
493.
III
Quelle atmosphère étrange, quel malaise indéfinissable,
pèsent aujourd’hui sur notre pays dès qu’on évoque sa
défense ! C’est que, dans la situation où se trouve actuellement
la France et qui est caractérisée par une profonde dépression
nationale et par l’inconsistance extrême de l’État, une certaine
équipe est à l’œuvre pour faire admettre aux pouvoirs publics
ce qu’elle appelle : l’armée européenne, et où l’instinct
national aperçoit un renoncement qui pourrait être définitif.
Ayant su, jusqu’à présent, cacher en quoi consistait réellement
son ouvrage, mais utilisant pour obtenir l’acceptation diffuse
de l’opinion tous les concours de la propagande officielle et
officieuse, de celle aussi de l’argent, de celle encore de
l’étranger, exploitant l’esprit d’abandon, l’illusion et
l’ignorance, cette équipe poursuit une entreprise qui aurait
pour aboutissement de réduire le peuple français à l’état d’un
instrument militairement et politiquement soumis à la
discrétion des autres. Cela, dans une conjoncture internationale
où toute la substance de ce peuple est en jeu. Cela, dans des
conditions telles que l’Union Française serait simplement tuée,
que l’unité nationale française recevrait une blessure qui
pourrait être mortelle et que serait empêchée de naître une
véritable unité européenne.
Pour bien mesurer quelle est, si l’on peut dire, la « valeur »
du projet, constatons qu’il repose sur quatre affirmations dont
aucune n’est conforme à la vérité. On dit d’abord : il s’agit de
faire une armée européenne. Or, l’armée que l’on propose ne
l’est absolument pas. On dit aussi : il s’agit d’assurer à la
France un puissant concours américain sans compromettre son
indépendance. Or, le traité nous subordonne à la stratégie
américaine sans nous garantir aucunement que la France serait
défendue. On dit encore : il s’agit pour les Six, d’établir des
institutions supranationales qui puissent répondre de la défense
commune, en particulier de la nôtre. Or, ces institutions
seraient, de par leur nature et de par leur organisation,
absolument hors d’état d’assurer elles-mêmes cette défense.
On dit, enfin : il s’agit d’empêcher l’Allemagne de rebâtir sa
puissance militaire. Or, outre que cette méfiance affichée à
l’égard d’un partenaire avec lequel on prétend se fondre
démontre, à elle seule, l’absurdité de la fusion, il est
absolument faux que le traité d’armée soi-disant européenne
doive réarmer les Allemands sans réarmer en même temps
l’Allemagne. Il est, par contre, très clair que ce traité combiné
avec l’actuelle politique américaine, mène directement à
l’hégémonie militaire et politique du Reich en Europe.
Je viens de dire que le nom donné à l’armée dite «
européenne » est un titre fallacieux. Pour qu’il y ait l’armée
européenne, c’est-à-dire l’armée de l’Europe, il faut d’abord
que l’Europe existe, en tant qu’entité politique, économique,
financière, administrative et, par-dessus tout, morale, que cette
entité soit assez vivante, établie, reconnue, pour obtenir le
loyalisme congénital de ses sujets, pour avoir une politique qui
lui soit propre et, pour que, le cas échéant, des millions
d’hommes veuillent mourir pour elle. Est-ce le cas ? Pas un
homme sérieux n’oserait répondre oui. Quel que puisse être
l’intérêt des délibérations de l’Assemblée ad hoc1 ou du
Conseil de Strasbourg, il est bien évident que l’on se trouve là
dans le domaine de la spéculation, que rien n’est fondé, ni
dans les mœurs, ni dans les lois, et qu’on ne perçoit pas encore
dans l’Europe d’aujourd’hui cet élan élémentaire et populaire
qui permit, par exemple, à la monarchie de former l’unité
française, aux Hohenzollern de former le Reich allemand, au
Général Washington de faire naître les États-Unis d’Amérique.
Mais, à supposer même que l’Europe existât comme État
et comme nation, il faudrait, pour qu’il y ait l’armée
européenne, que l’Europe dispose de son armée. Or, cette
armée dite « européenne » que le traité prétend bâtir, il la
remet pour emploi, organiquement, automatiquement,
uniquement, au commandant en chef atlantique, c’est-à-dire,
pour peu qu’on veuille bien ne pas jouer sur les mots, au
commandant en chef américain en Europe ce qui en fait l’un
des instruments d’une stratégie américaine.
Pour qu’il y ait l’armée européenne, il faut aussi que
l’Europe y participe dans son ensemble. Or, pour ne parler
point de cette partie, la plus grande, de ce qui est dans l’autre
camp, la moitié de ce qui reste, savoir : la GrandeBretagne,
l’Irlande, la Suède, la Norvège, la Finlande, le Danemark,
l’Espagne, le Portugal, la Suisse, l’Autriche, la Yougoslavie, la
Grèce, la Turquie, ne doit pas y participer. Ces États gardent
tous, eux, leurs armées. Chacune de ces armées, qu’elles se
combinent entre elles de leur côté, ou non, peut porter le titre
d’européenne plus légitimement que celle que l’on baptise de
ce nom.
Pour qu’il y ait l’armée européenne, l’armée de l’Europe, il
faut encore que l’Europe assure elle-même à son armée les
appuis navals et aériens, les communications extérieures, les
prolongements outre-mer, les sources de ravitaillement,
d’équipement, qui lui sont nécessaires pour agir par elle-même
et sans lesquels, à notre époque, cette armée ne peut être que
sous la dépendance directe d’une puissance étrangère
disposant elle, de tout cela. Or, le traité combine les choses de
telle sorte que, précisément, cette dépen-dance s’impose et
même qu’elle est proclamée. L’armée dite « européenne » ne
doit englober, en effet, aucun navire important, aucun avion à
grand rayon d’action, aucun territoire d’outre-mer, et les armes
qui lui sont fournies ne sauraient être choisies, fabriquées,
affectées, qu’en conformité du plan du commandant en chef
américain.
Bref, l’instrument militaire que le traité prétend constituer
sous le nom d’armée européenne n’a aucun droit à ce nom-là.
Politiquement, il ne s’agit que du camouflage de l’abdication
nationale. Militairement, il ne s’agit que de contingents fournis
par certains pays à la stratégie améri-caine. Moralement, il ne
s’agit que d’un alibi offert à la conscience des parlementaires
pour obtenir qu’ils ratifient le traité et d’une espèce de fiction
confuse et rassurante destinée à faire accepter par l’opinion
chloroformée ce qui équivaut aujourd’hui à un abaissement et,
demain, à un désastre, comme on le fit naguère pour la ligne
Maginot, Locarno, Munich, le « bouclier » du Maréchal2.
Il me paraît nécessaire de préciser comment le traité
attribue au commandant en chef atlantique, en ce qui concerne
le destin de la France, des droits quasi discrétionnaires, tels en
tout cas, qu’à aucune époque, dans aucun pays, aucun
gouvernement n’en a jamais concédés à aucun de ses
généraux. C’est là, en effet, un point essentiel et que souvent,
dans l’étude du traité, on paraît mal discerner.
Dès le temps de paix, le commandant en chef a à sa
disposition, sans aucun contrôle du Gouvernement français, les
contingents que celui-ci livre (articles 2 et 18). Le
Gouvernement français n’a rien à voir dans la façon dont ces
Français sont instruits, formés, récompensés, punis. Le
commandant en chef les met là où il l’entend, puisqu’il suffit
(article 17) que, dans le Conseil des six ministres des six États,
parties au traité, un seul soit d’accord avec lui pour que
s’imposent les emplacements qu’il a choisis. C’est ainsi que,
s’il paraissait bon au commandant en chef de mettre les
Allemands en garnison à Strasbourg, à Colmar, à Paris, au lieu
et place des Français, il suffirait littéralement qu’il obtînt
l’accord du Chancelier Adenauer. Quant au Gouvernement
français – ou ce qui oserait encore porter ce nom – il n’aurait
rigoureusement rien à dire. Le commandant en chef américain
peut encore refuser au Gouvernement français d’envoyer
outre-mer aucune fraction des contingents que celui-ci a livrés
(articles 13 et 120). Il est vrai que, s’apercevant de
l’inexpiable abandon qu’une telle clause, acceptée hier par
eux, constitue à l’égard de l’Union Française, des ministres
paraissent aujourd’hui vouloir la faire rapporter par le détour
d’un protocole. Mais, lors même qu’ils y réussiraient, le traité
n’en tuerait pas moins l’Union Française. Quel Africain, quel
Asiatique, voudrait croire en effet que, dans l’état présent du
monde, le sort de son propre pays doive être dorénavant
associé à celui d’une France qui n’aurait même plus d’armée à
elle, chez elle ? Pour la même raison, d’ailleurs, une fois le
traité ratifié, la France pourra prétendre avoir encore des
relations mais non plus une politique étrangère.
Peut-être, l’équipe du traité compte-t-elle qu’en pratique et
compte tenu de l’enchevêtrement des relations et des
influences il resterait possible aux pouvoirs publics français
d’obtenir indirectement et, si l’on veut, par la bande que
l’application de ces clauses soit moins monstrueuse que leur
esprit et que leur texte. Mais, en temps de guerre, dans le
drame des événements, il n’y aurait pas d’astuces qui tiennent
et le Gouvernement français se trouverait totalement exclu de
la défense de la France.
Supposons, par exemple, que, par erreur ou incapacité, le
commandant en chef mène ses forces, y compris celles de la
France, à un désastre où la France succombe, il ne porterait
devant la France aucune responsabilité. Aucun pouvoir
français n’aurait le moyen, ni même le droit, de le remplacer
par un autre quand il en serait encore temps, a fortiori de
sanctionner sa faute, ne fût-ce qu’en lui retirant nos troupes.
Supposons que, pour des raisons qui n’appartiennent qu’à lui-
même, le commandant en chef décide que la France, en tout ou
en partie, ne sera pas défendue, même par les soldats de la
France, eh bien ! elle ne le sera pas. J’observe qu’une telle
éventualité n’a rien d’invraisemblable et ne risquerait,
d’ailleurs, de se produire que pour la France seulement. En
effet, parmi les États participant à l’armée dite « européenne »,
les forces de la Hollande et de la Belgique appartiennent
essentiellement au théâtre d’opérations du Nord où, sous les
ordres d’un Britannique, leurs soldats défendraient directement
leur pays. D’autre part, l’Italie appartient au théâtre de la
Méditerranée où les divisions italiennes défendraient tout
bonnement l’Italie. Mais, sur le théâtre du Centre, il y aurait
essentiellement les forces fournies par l’Allemagne, les forces
fournies par la France et quelques forces américaines, le tout
sous les ordres directs du commandant en chef américain. La
bataille serait évidemment livrée en Allemagne. Si elle était
malheureuse, il y a toutes raisons de croire que le commandant
en chef replierait le plus vite possible ses unités, y compris les
unités françaises, sur les zones périphériques : Angleterre,
Espagne, Italie, Afrique du Nord. La France ne serait pas
défendue et le Gouvernement français n’y pourrait absolument
rien.
J’adjure chaque Français de mesurer le degré de cette
abdication ; la combinaison de tout ce que nous avons déjà
livré, sans contrepartie réelle, au titre du Traité de
l’Atlantique-Nord, avec tout ce qu’on tâche de nous faire
livrer au titre de l’armée dit européenne, nous met à la
discrétion d’une stratégie étrangère. Mais celle-ci peut à tout
moment se trouver en contradiction avec nos intérêts vitaux.
Qui donc ignore qu’en tous temps, et surtout par le temps qui
court, une coalition comporte forcément dans son sein de
constantes oppositions ? Qui donc ignore que les conceptions
américaines – d’ailleurs changeantes – quant à la paix, à la
guerre, aux affaires européennes, asiatiques, africaines,
peuvent différer profondément des nôtres et mettre en question
tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes ? Cela est
tout naturel. L’Amérique est l’Amérique. On ne saurait l’en
blâmer. Mais pourquoi la France ne serait-elle pas la France ?
Si, pendant le dernier conflit, de 1940 à 1945, le
Gouvernement français de la guerre et de la libération s’était
plié à un pareil régime, si, dans la coalition dont il faisait
partie, il n’avait pas gardé le droit et le moyen de disposer des
troupes françaises en dernier ressort et ne s’en était pas servi
pour imposer l’indispensable, Kœnig n’aurait pas été à Bir-
Hakeim, Juin n’aurait pas joué en Italie le rôle que l’on sait,
Leclerc n’aurait pas pris le Fezzan et n’aurait pas été lancé,
quand il le fallait, sur Paris, de Lattre n’aurait pas défendu
l’Alsace, ni passé le Rhin et le Danube, Larminat n’aurait pas
réduit les poches de l’Atlantique, Doyen ne se serait pas assuré
de Tende et de La Brigue, le corps expéditionnaire ne serait
jamais parti pour l’Indochine. Encore ne cité-je là que des
épisodes militaires sans évoquer les multiples et grosses
difficultés politiques survenues entre nos alliés et nous et que
nous n’avons surmontées que parce que nos propres moyens,
si réduits fussent-ils alors, continuaient de nous appartenir.
Sait-on que, s’il en avait été autrement, le Gouvernement qui
se serait établi en France à la libération aurait été, ni plus ni
moins, l’A.M.G.O.T.3, c’est-à-dire un gouvernement étranger.
Pleven, Queuille Jacquinot, Bidault, Mayer, Auriol, vous qui
êtes à présent aux affaires et qui étiez mes ministres, je ne puis
croire que tous vous ayez oublié tout cela.
Il est vrai qu’entre l’armée qualifiée d’« européenne » et
son chef américain, le Traité semble interposer ce qu’il appelle
les « institutions » de la Communauté. Le Titre II expose à cet
égard un magma de dispositions en vertu desquelles doit être
artificiellement créée une technocratie qui, n’ayant ni bases, ni
crédit, ni responsabilités, apparaît, en cinquante articles, devoir
jouer au-dessus des réalités terribles de la défense des nations
un rôle analogue à celui de l’ange qui, sur les images
d’autrefois, souffle de la trompette dans le ciel du jugement
dernier.
Prenons un homme qui ait quelque notion, soit pratique,
soit historique, de ce qu’un pouvoir doit avoir de cohésion, de
conviction, d’autorité, à l’intérieur de lui-même, et obtenir au-
dehors d’ardeur et de confiance, pour mener un peuple aux
épreuves, aux efforts, aux sacrifices de la guerre, et faisons lire
à cet homme le Titre II du Traité, je garantis qu’il en rira,
même si quelque parti pris politique l’amène à s’en cacher.
Voici donc les organismes auxquels le Traité prétend attribuer
la disposition du sang, de la chair, du destin, des peuples et,
d’abord, de notre France.
Il y a le Commissariat, formé de commissaires nommés
par les six gouvernements et qui, aussitôt, ont, de par le Traité,
l’obligation de devenir apatrides et le droit de contrôler ceux-
là mêmes qui les ont nommés et qui n’ont plus le droit de les
révoquer. N’est-ce pas là très exactement ce qu’on appelle une
technocratie ? Il y a, ensuite, l’Assemblée, dépourvue de
pouvoirs réels et qui ne siège qu’un mois par an, mais dont le
rôle essentiel est d’offrir des fauteuils propitiatoires à des
parlementaires dévoués. Il y a, encore, le Conseil, formé de six
ministres appartenant aux six États et dont toute décision
importante doit être prise à l’unanimité, ce qui revient à faire
en sorte qu’ils n’en prennent jamais aucune sauf, peut-être,
celle de ne rien décider. Ces six ministres, eux aussi, ont, en
vertu du traité, le devoir d’oublier leur pays dès lors qu’ils
siègent ensemble. C’est ainsi, par exemple, que le ministre
délégué par le Gouvernement français deviendra apatride là où
siègera la Communauté : à Sarrebruck, à Luxembourg ou au
Vatican, et sera censé redevenir patriote en rentrant rue Saint-
Dominique. Il y a, enfin, la Cour, qui devra dire le droit par-
dessus les lois, les mœurs, les autels et les foyers. Mais quel
droit ? au nom de qui ?
Au total, il est évident que de pareilles institutions, édifiées
dans l’arbitraire, sans aucune base populaire, sans crédit, sans
justification, ne pèseront pas lourd, en face du commandement
en chef, qui mènera les batailles et que soutiendra de tout son
poids, un gouvernement demeuré, lui, plus fort et plus national
que jamais, le Gouvernement américain. Il est vrai, qu’en
attendant, on aura donné le change, créé d’innombrables
emplois, monté une machinerie coûteuse et superfétatoire où
certains trouveront leur compte.
Quant à l’instrument militaire qui, au sortir du Titre III,
doit constituer l’armée dite « européenne », il est aisé de
prévoir à quoi il va pratiquement aboutir. Compte tenu du fait
que l’élément italien sera naturellement et sans mélange
affecté à la défense de l’Italie, que les éléments hollandais et
belge seront secondaires et, au surplus, affectés au théâtre de la
Mer du Nord, l’armée dite « européenne » sera formée
essentiellement du mélange de l’élément français et de
l’élément allemand.
Dans ce mélange des deux éléments, lequel a toutes
chances de devenir prépondérant ? C’est, évidemment,
l’allemand. À ce sujet, je dénonce l’espèce de chantage
psychologique que les gens du traité prétendent exercer sur les
autres, en qualifiant de « défaitistes » ceux qui constatent cette
évidence. Nous ne sommes pas, que je sache, en guerre avec le
Reich. Il ne saurait donc en l’occurrence être question de
défaite, ni de défaitisme. Mais il est question de bon sens, de
franchise, de prudence, qui exigent qu’on constate la vérité et
qu’on en tienne compte. Les défaitistes sont ceux qui causent
la défaite en en créant les conditions tout en tâchant de
tromper le monde.
Je répète que, dans le mélange de l’élément français et de
l’élément allemand, tel que le prévoit le traité, c’est l’élément
allemand qui, forcément, prendra le dessus. En effet, tous nos
territoires d’outre-mer, avec les ressources militaires qu’ils
comportent, sont exclus de l’armée européenne. Mais, comme
il nous faudra les défendre et que nous devrons leur consacrer
des cadres et des troupes venus de la Métropole, comme nous
devrons conserver une marine, comme nous menons la guerre
d’Indochine, comme, pendant les prochaines quinze années,
les jeunes classes allemandes seront d’un bon tiers plus
nombreuses que les nôtres, nous n’aurons pas la possibilité de
livrer à l’armée dite « européenne » les mêmes moyens
humains que l’Allemagne occidentale. Que serait-ce si le
Reich refaisait un jour son unité avant l’expiration des
cinquante ans que doit durer le traité ? Dès aujourd’hui, les
limitations qu’on écrit sur le papier ne sauraient rien valoir
devant l’utilité de mettre sur pied en Europe le plus d’unités
possible et devant la hâte montrée par les États-Unis de
ramener chez eux, au plus tôt, le plus possible de leurs soldats.
Bref, dans l’armée dite « européenne » la masse principale
sera allemande, à bref délai.
Il faut ajouter que l’élément allemand sera fourni par une
Allemagne au contact direct des Soviets et possédée d’une
grande ambition nationale, celle de recouvrer la Prusse, la
Saxe et, sans doute ensuite, bien autre chose. Ces tendances au
« refoulement » de l’adversaire désigné coïncident trop bien
avec celles qui emportent l’Amérique pour que celle-ci
s’abstienne de pousser au développement de l’élément
allemand à l’intérieur d’un mélange placé sous sa coupe et
qu’elle armera à son gré.
On comprend bien pourquoi, parmi les Six, c’est le
Chancelier du Reich qui tienne le plus à l’armée dite
« européenne ». Il en tire, en effet, non seulement l’égalité des
droits, mais encore la probabilité de l’hégémonie militaire
allemande, laquelle ouvre la perspective d’un Reich menant un
jour l’Occident à la croisade du xxe siècle. Déjà, l’attitude et le
ton que prend aujourd’hui même, à Rome4, une délégation
allemande, en disent assez long sur ce que sera la suite. Je
n’aurai garde d’en blâmer le Chancelier. Il joue ce qu’il croit
être le meilleur jeu pour son pays, en profitant de
l’inconsistance actuelle des uns et des impatiences des autres.
D’ailleurs, je suis trop convaincu de la nécessité d’une entente
franco-allemande pour tenir, à l’égard de nos voisins de l’Est,
des propos qui seraient gratuitement désobligeants. Mais,
quelques réflexions sur l’Histoire, jointes à une expérience
accumulée au cours du plus grand drame qu’ait jamais vécu
l’Ancien Monde, me font penser et me font dire ceci : il faut,
certes, faire le nécessaire pour que l’Allemagne soit incorporée
à l’Occident. Je l’ai moi-même proclamé et j’en ai offert les
moyens alors que le canon venait à peine de se taire sur les
ruines du IIIe Reich et que la France commençait seulement à
déblayer les siennes. Mais, dans l’intérêt de l’Europe et même,
je le crois, dans l’intérêt du peuple allemand, il ne faut pas que
l’Allemagne soit mise à même de faire dépendre de ses
impulsions, trop souvent démesurées, le sort des peuples qui
lui sont associés.
Que le Reich, devenu le guide, l’animateur, le modèle,
d’une Europe réduite aux Six, parmi lesquels une France
déprimée, dégoûtée et séparée de l’Union Française, doive
prendre un jour, encore une fois, la route des grandes
aventures, cela ne semble pas douteux. Peut-être sera-ce vers
l’Est qu’alors l’Allemagne dirigera d’abord sa marche. Peut-
être sera-ce vers l’Ouest, si l’on tient compte des capacités de
retournement du Kremlin et de ce qui peut se passer, un jour
ou l’autre, dans l’esprit de futurs dirigeants du Reich. Dans
l’une et l’autre hypothèse, la France réduite à sa métropole et
ne disposant même pas de ses enfants sous les armes ne serait
plus qu’un jouet. En tout cas, on peut redouter que le slogan :
« L’armée européenne, c’est la paix ! » soit à inscrire d’avance
au tableau de l’Histoire dans la colonne des mensonges.
Non ! Ce traité ne peut, ne doit pas, être accepté par le
peuple français. Beaucoup de Français, j’en suis sûr, comme
moi-même, ne reconnaissent à personne, je dis bien à
personne, le droit de les subordonner, de les livrer à l’étranger
sans aucun recours national. Ce n’est pas pour faire cela que
les actuels pouvoirs publics sont élus, acceptés, subis. Pour
organiser la défense de l’Europe face à la menace soviétique,
faire de cette défense ce qu’elle doit être, c’est-à-dire une part
de la défense du monde libre tout entier, il y a d’autre chose à
faire. C’est à la France qu’il appartient de le vouloir et de le
dire. Mais, d’abord, qu’elle se mette debout !
La menace soviétique impose aux peuples libres de
l’Europe d’organiser en commun leur défense. Cette défense,
il faut qu’elle se conjugue avec celle du monde libre tout entier
et non pas qu’elle soit séparée par des cloisonnements. Ces
nécessités stratégiques rejoignent – car tout se tient – toutes les
raisons qu’a l’Europe de marcher vers l’unité. Ces raisons, il y
a des années que je les évoque. Mais aujourd’hui je me voile la
face en voyant ce que des illusion-nistes voudraient faire à
cette grande idée.
Pour pouvoir aboutir à des solutions valables, il faut tenir
compte de la réalité. La politique n’est rien d’autre que l’art
des réalités. Or, la réalité, c’est qu’actuellement l’Europe se
compose de nations. C’est à partir de ces nations qu’il faut
organiser l’Europe et, s’il y a lieu, la défendre.
Au lieu d’une fusion intolérable et impraticable, pratiquons
l’association. En poursuivant des chimères, on a déjà perdu
des années. Commençons par faire l’alliance des États libres
de l’Europe. Cette alliance, organisonsla. Il y faut une
direction : ce sera le Conseil des Chefs de gouvernements
réunis d’une manière organique et périodique. À cette
direction, il faut un instrument de travail et d’exécution. Ce
sera l’État-major combiné, si l’on veut le Commissariat, mais
un Commissariat qui n’aura pas le front de se proclamer
souverain. Ainsi, seront arrêtés les plans, fournis les moyens,
répartis les commandements. Ainsi, seront fusionnés tous les
services qui doivent l’être : infrastructure, communications,
ravitaillement, fabrications d’armements, etc.
Chacun entre dans l’alliance avec tous les moyens dont il
dispose et tous les territoires dont il a la charge. L’engagement
est pris, par tous, de se tenir pour attaqué si l’un d’eux est
attaqué. Chacun s’engage également à n’entamer d’hostilités
contre l’éventuel adversaire que si le Conseil est d’accord.
Enfin, la coopération de l’alliance européenne avec d’autres
puissances, notamment avec l’Amérique, pour la défense de
l’Europe, est réglée par le Conseil.
Je ne vois pas pourquoi la Grande-Bretagne refuserait de
faire partie d’une coalition ainsi comprise5 et où elle jouerait,
évidemment, un rôle très considérable. Cela étant, et dès lors
que subsiste le pacte avec l’Amérique, je tiens pour nécessaire
que l’Allemagne de l’Ouest soit introduite dans l’alliance
européenne. D’ailleurs, le fait que c’est l’Union Française tout
entière avec tous ses moyens, et non pas la seule Métropole,
qui en ferait partie, assurerait l’équilibre interne de l’alliance.
Il est vrai que cela implique que, de notre côté, on fasse
l’Union Française elle-même.
Sur la base de cette alliance, il faut bâtir une
Confédération, c’est-à-dire un organisme commun auquel les
divers États, sans perdre leur corps, leur âme, leur figure,
délèguent une part de leur souveraineté en matière stratégique,
économique, culturelle.
Mais, à cette confédération, on doit donner une base
populaire et démocratique. Ce sont les peuples qui ont à la
créer. Encore faut-il le leur demander. La première étape doit
être un vaste référendum, organisé simultanément dans tous
les pays intéressés. Il y aura là, au surplus, une grande force
pour appuyer ceux qui veulent la communauté et une
affirmation puissante vis-à-vis des États totalitaires au-delà du
rideau de fer.
Mon opinion est que les institutions confédérales doivent
comporter : le Conseil des Premiers ministres ; une Assemblée
procédant du suffrage universel et une autre représentant les
réalités régionales, économiques, intellectuelles, morales, des
États participants ; enfin, une Cour, dont les membres,
inamovibles, seront choisis parmi les magistrats.
Ainsi se mettront à vivre en coopération régulière et
organisée les peuples de l’Europe. Le temps et les événements
auront à faire ensuite le reste. Je crois bien qu’ils le feront
parce qu’à moins de catastrophes, en marchant vers l’unité de
l’Europe on marche dans le sens de l’Histoire6.

1. Réunie pour la première fois à Strasbourg le 10 septembre,


l’Assemblée de la Communauté européenne du Charbon et de
l’Acier a décidé de s’élargir en « Assemblée ad hoc » chargée
d’étudier un projet d’organisation politique de l’Europe. Ce
projet, adopté le 10 mars 1953, sera abandonné en 1954, après
l’échec du Traité de Communauté européenne de défense (note
de l’édition originale Plon).
2. Le Général de Gaulle, dans un communiqué du 12 avril
1950, condamne un article publié le 11 avril par
l’hebdomadaire Carrefour dans lequel le colonel Rémy a
justifié rétrospectivement le Maréchal Pétain en déclarant que
la France de juin 1940 avait à la fois besoin de celui-ci et du
Général de Gaulle, « d’un bouclier en même temps que d’une
épée », et en ajoutant que le Général lui-même aurait dit : « Il
fallait que la France ait deux cordes à son arc ». Le Général de
Gaulle fait alors la déclaration suivante : « Certes la clémence,
à l’égard de ceux qui se sont trompés de bonne foi, est
désormais d’utilité nationale. Mais rien ne saurait, dans aucune
mesure, justifier ce qui fut la politique du régime et des
hommes de Vichy, c’est-à-dire, en pleine guerre mondiale, la
capitulation de l’État devant une Puissance ennemie et la
collaboration de principe avec l’envahisseur. La nation a
condamné cela. Il le fallait pour l’honneur et l’avenir de la
France. » Charles de Gaulle, Discours et messages, Tome 2, «
Dans l’attente », (Février 1946 - Avril 1958), Communiqué du
12 avril 1950, Plon, Paris, 1970, p. 359-360.
3. Il s’agit du système d’administration militaire des territoires
occupés (Allied Military Government Occupied Territory)
prévu par le Commandement américain avant le débarquement
en Normandie du 6 juin 1944, système dont le Général de
Gaulle empêcha la mise en application (note de l’édition
originale Plon).
4. Une conférence des six pays européens ayant signé le Traité
instituant une Communauté européenne de défense s’est
ouverte à Rome le 24 février pour examiner les « Protocoles »
interprétatifs du Traité proposés par le gouvernement René
Mayer (note de l’édition originale Plon).
5. La Grande-Bretagne n’a pas plus accepté de s’engager dans
le projet de Communauté européenne de défense qu’elle ne
l’avait fait à l’égard de la Communauté européenne du
Charbon et de l’Acier (note de l’édition originale Plon).
6. Discours et messages, Tome 2, « Dans l’attente »,
(Février 1946 - Avril 1958), Plon, Paris, 1970, Conférence de
presse tenue à l’hôtel Continental le 25 février 1953, p. 564-
574.
Dissuasion
« La guerre est un drame effrayant et passionné » Clausewitz
I
Il y a 19 ans, soudain, une bombe atomique fit 100 000
morts à Hiroshima. Ensuite, à Nagasaki, une autre en fit
autant. Du coup, on vit le Japon, grand peuple, courageux par
excellence, disposant encore de puissants moyens militaires,
dont la nature du territoire et le caractère national se prêtaient
parfaitement bien à la défensive à outrance, capituler sans
conditions, au point de se laisser entièrement occuper,
gouverner, transformer même, par son ennemi.
Ainsi, s’est ouverte dans l’Histoire de notre univers une
phase complètement nouvelle quant à la sécurité des peuples,
par suite quant à leur politique et quant à leurs rapports
respectifs. Détenir l’arme atomique, c’est, pour un pays, être à
même de réduire sans rémission une nation qui ne la détient
pas. Mais c’est aussi dissuader toute nation qui la détient de
procéder contre lui à une agression atomique. Car celle-ci
consisterait à lancer la mort pour la recevoir aussitôt1.
Nous sommes à l’ère atomique et nous sommes un pays
qui peut être détruit à tout instant, à moins que l’agresseur ne
soit détourné de l’entreprise par la certitude qu’il subira, lui
aussi, des destructions épouvantables. Cela justifie
simultanément l’alliance et l’indépendance. Les Américains,
nos alliés, nos amis, ont eu longtemps, à eux seuls, un
armement nucléaire. Tant qu’ils avaient seuls un tel armement
et qu’ils manifestaient la volonté de l’utiliser aussitôt si
l’Europe était attaquée – car seule l’Europe pouvait alors être
attaquée – les Américains faisaient en sorte que, pour la
France, la question d’une invasion ne se posât guère puisque
l’attaque était invraisemblable. Il s’agissait alors pour
l’Alliance Atlantique, c’est-à-dire pour le commandement
américain, de disposer en Europe et en Amérique d’une
aviation tactique et stratégique capable de lancer des
projectiles atomiques – car, à ce moment-là, seuls les avions
pouvaient le faire – et, ainsi, de protéger l’Europe. Il s’agissait
aussi de mettre en ligne, en Europe même, des forces
convention-nelles terrestres, navales, aériennes qui pussent
assurer le déploiement et la mise en œuvre des moyens
atomiques. On peut dire que, pendant ce temps-là, la
dissuasion jouait à plein et qu’il y avait un empêchement
pratiquement infranchissable à une invasion de l’Europe. On
ne saurait trop apprécier l’étendue du service, fort
heureusement passif, que pendant cette période les Américains
ont, de cette façon, rendu à la liberté du monde.
Depuis, les Soviets ont eu, eux aussi, un armement
nucléaire2 et cet armement est assez puissant pour mettre en
question la vie même de l’Amérique. Naturellement je ne fais
pas d’évaluation – si tant est qu’on puisse établir un rapport
entre le degré d’une mort et le degré d’une autre – mais le fait
nouveau et gigantesque est là. Dès lors, les Américains se
trouvaient, ils se trouvent, devant l’hypothèse d’une
destruction directe. Alors la défense immédiate, et on peut dire
privilégiée, de l’Europe et le concours militaire de l’Europe,
qui étaient naguère les données fondamentales de leur
stratégie, passent, par la force des choses, au second plan. On
vient de le voir tout justement dans l’affaire de Cuba.
Les Américains, se trouvant exposés à une attaque
atomique directe à partir des Caraïbes, ont agi de manière à se
débarrasser de la menace et, s’il l’avait fallu, à la briser, sans
qu’il parût ni à eux, ni d’ailleurs à personne, que la partie se
jouerait nécessairement en Europe et sans recourir au concours
direct des Européens3. D’autre part, les moyens qu’ils ont tout
aussitôt décidé d’utiliser pour faire face à une attaque directe,
soit qu’elle provînt seulement de Cuba, soit qu’elle fût
combinée avec une autre venant d’ailleurs, se sont trouvés
automatiquement affectés à autre chose qu’à la défense de
l’Europe, lors même que celle-ci eût été attaquée à son tour. Et
puis, par-dessus tout, la dissuasion est maintenant le fait des
Russes comme le fait des Américains, ce qui veut dire, qu’en
cas de guerre atomique générale, il y aurait fatalement des
destructions épouvantables et peut-être mortelles pour l’un et
pour l’autre pays. Dans ces conditions personne dans le
monde, en particulier personne en Amérique, ne peut dire si,
où, quand, comment, dans quelle mesure, les armements
nucléaires américains seraient employés à défendre l’Europe.
Cela n’empêche, d’ailleurs, pas du tout que les armements
nucléaires américains, qui sont les plus puissants de tous,
demeurent la garantie essen-tielle de la paix mondiale. Ce fait,
et la détermination avec laquelle le Président Kennedy s’en est
servi, sont, eux aussi, apparus en pleine lumière à partir de
l’affaire de Cuba. Mais il reste que la puissance nucléaire
américaine ne répond pas, nécessairement et immédiatement, à
toutes les éventualités concernant l’Europe et la France.
Ainsi, les principes et les réalités s’accordent pour
conduire la France à se doter d’une force atomique qui lui soit
propre. Cela n’exclut pas du tout, bien entendu, que soit
combinée l’action de cette force avec celle des forces
analogues de ses alliés. Mais, pour nous, dans l’espèce,
l’intégration est une chose qui n’est pas imaginable4. En fait,
on le sait, nous avons commencé, par nos seuls et propres
moyens, à inventer, à expérimenter et à construire des bombes
atomiques et les véhicules pour les lancer.
Il est tout à fait explicable que cette entreprise française ne
paraisse pas très satisfaisante à certains milieux américains. En
politique et en stratégie, comme en économie, le monopole,
tout naturellement, apparaît à celui qui le détient comme le
meilleur système possible. Alors, on entend un chœur multiple
d’officieux, de spécialistes, de publicistes américains s’en
prendre violemment, fortement, à notre armement autonome. «
La force atomique dont la France prétend se doter est et
restera, disent-ils, infime par rapport à celle des États-Unis et
de la Russie. La construire, c’est donc perdre beaucoup
d’efforts et beaucoup d’argent pour rien. Et puis, à l’intérieur
de l’alliance, les États-Unis ont une supériorité écrasante, alors
qu’on n’aille pas contrarier leur stratégie par quelque action
divergente ! »
Il est parfaitement vrai que la quantité des moyens
nucléaires dont nous pourrons nous doter n’équivaudra pas, de
loin, à la masse de ceux des deux géants d’aujourd’hui. Mais,
depuis quand est-il prouvé qu’un peuple doit demeurer privé
des armes les plus efficaces pour cette raison que son principal
adversaire éventuel et son principal ami ont des moyens très
supérieurs au sein ? La France, lorsque c’était naguère son tour
d’être un colosse du monde, a souvent éprouvé ce que valent,
ou bien la résistance d’un adversaire moins puissant, mais qui
était bien équipé, ou bien le concours d’un allié mettant en
ligne des moyens inférieurs, mais bien trempés et bien utilisés.
Du reste, la force atomique a ceci qui lui est propre qu’elle
a une efficacité certaine, et dans une mesure effrayante, même
si elle n’approche pas du maximum imaginable. En 1945, deux
bombes, alors élémentaires, ont amené à capituler le Japon qui
ne pouvait pas répondre. Je ne veux pas évoquer ici les
hypothèses dans lesquelles l’Europe pourrait subir des actions
nucléaires localisées, mais dont les conséquences politiques et
psychologiques seraient immenses, à moins qu’il n’y ait la
certitude qu’une riposte du même degré serait aussitôt
déclenchée. Je veux dire seulement que la force atomique
française, dès l’origine de son organisation, aura la sombre et
terrible capacité de détruire en quelques instants des millions
et des millions d’hommes. Ce fait ne peut pas manquer
d’influer, au moins quelque peu, sur les intentions de tel
agresseur éventuel.
Là-dessus, aux Bahamas, l’Amérique et l’Angleterre ont
conclu un accord et il nous a été demandé d’y adhérer nous-
mêmes5. Bien entendu, je ne parle de cette proposition et de
cet accord que parce qu’ils ont été publiés et qu’on en connaît
le contenu. Il s’agit de constituer une force atomique, dite
multilatérale, dans laquelle l’Angleterre verse les moyens
qu’elle a et ceux qu’elle aura et où les Américains placent
quelques-uns des leurs. Cette force multilatérale est affectée à
la défense de l’Europe et elle dépend du commandement
américain de l’O.T.A.N. Il est toutefois entendu que les
Anglais conservent la faculté de reprendre à leur disposition
leurs moyens atomiques dans le cas où l’intérêt national
suprême leur paraîtrait l’exiger. Quant à la masse des moyens
nucléaires américains, elle demeure en dehors de la force
multilatérale et sous les ordres directs du Président des États-
Unis. D’autre part, et en somme par compensation,
l’Angleterre peut acheter à l’Amérique, si elle le veut, des
fusées Polaris, qui sont, comme on le sait, lancées à partir de
sous-marins construits en conséquence et qui emportent à
2 000 ou 3 000 kilomètres les projectiles thermonucléaires qui
leur sont adaptés. Pour construire ces sous-marins et ces
projectiles, les Anglais disposent du concours privilégié des
Américains6. On sait, je le dis en passant, que ce concours-là
ne nous a jamais été proposé et on doit savoir, en dépit de ce
que certains racontent, que nous ne l’avons jamais demandé.
La France a pris acte de l’accord anglo-américain des
Bahamas. Tel qu’il est conçu, personne sans doute ne
s’étonnera que nous ne puissions y souscrire. Il ne nous serait
vraiment pas utile d’acheter des fusées Polaris, alors que nous
n’avons ni sous-marins pour les lancer, ni têtes
thermonucléaires pour les armer. Sans doute, un jour viendra
où nous aurons ces sous-marins et ces têtes nucléaires. Mais le
délai sera long. Car la guerre mondiale, l’invasion et leurs
conséquences nous ont beaucoup retardés dans notre
développement atomique. Lorsque nous aurons un jour ces
sous-marins et ces têtes, que vaudront alors les Polaris ? À ce
moment-là, vraisemblablement, nous disposerons de fusées de
notre propre invention. Autrement dit, pour nous,
techniquement parlant, l’affaire n’est pas « d’actualité ».
Mais aussi elle ne répond pas au principe dont j’ai parlé
tout à l’heure, qui consiste à disposer, en propre, de notre force
de dissuasion. Verser nos moyens dans une force multi-latérale
sous commandement étranger, ce serait contrevenir à ce
principe de notre défense et de notre politique. Il est vrai que
nous pourrions garder nous aussi, théoriquement, la faculté de
reprendre entre nos mains, dans une hypothèse suprême, nos
éléments incorporés à la force multilatérale. Mais comment le
ferions-nous pratiquement, dans les instants inouïs de
l’apocalypse atomique ? Et puis, cette force multilatérale
comporte forcément un enchevêtrement de liaisons, de
transmissions, d’interférences à l’intérieur d’elle-même et un
enveloppement de sujétions extérieures tels que, si on lui
arrachait soudain une partie intégrante d’elle-même, on
risquerait fort de la paralyser juste au moment où, elle devrait
agir.
Au total, nous nous en tenons à la décision que nous avons
arrêtée : construire et, le cas échéant, employer nousmêmes
notre force atomique. Cela sans refuser bien sûr la
coopération, qu’elle soit technique ou qu’elle soit stratégique,
si celle-ci est, d’autre part, souhaitée par nos alliés7.
1. Discours et messages, Tome 4, « Pour l’effort », (Août 1962
- Décembre 1965), Plon, Paris, 1970, Conférence de presse
tenue au palais de l’Élysée le 23 juillet 1964, p. 231.
2. La première bombe atomique russe a explosé le 14 juillet
1949 (note de l’édition originale Plon).
3. Le Général de Gaulle a approuvé l’attitude prise par le
Président Kennedy en octobre 1962, au moment de la crise de
Cuba. Mais cette attitude a été décidée par le Gouvernement
américain sans consultation de ses alliés européens, qu’il s’est
borné à informer de ses intentions (note de l’édition originale
Plon).
4. La force nucléaire multilatérale dont la création a été
envisagée par M. Harold MacMillan et le Président John
F. Kennedy à Nassau, serait une force « intégrée » (note de
l’édition originale Plon).
5. Le Premier ministre britannique Harold MacMillan et le
Président John F. Kennedy se sont entretenus à Nassau, dans
les îles Bahamas, du 18 au 21 décembre 1962. En 1960, la
Grande-Bretagne a abandonné la construction de la fusée Blue
Streak, destinée à équiper sa force nucléaire stratégique, et
conclu un accord avec les États-Unis en vue du développement
en commun de la construction d’un autre type de fusées, dit
Skybolt. Mais en décembre 1962, les États-Unis ont décidé de
renoncer à construire la fusée Skybolt, ce qui risque de priver
à brève échéance la force nucléaire de toute efficacité. Au
cours de leurs entretiens de Nassau, M. MacMillan et le
Président Kennedy se sont mis d’accord sur la fourniture à la
Grande-Bretagne par les États-Unis de fusées Polaris, dont les
ogives thermonucléaires seraient fabriquées par l’Angleterre,
de même que les sous-marins destinés à utiliser ces fusées. Ils
ont également envisagé la création d’une force nucléaire
multilatérale, composée d’éléments américains, britanniques et
éventuellement français, étant cependant admis que la Grande-
Bretagne pourrait utiliser librement ses propres fusées Polaris
si son Gouvernement estimait que des intérêts nationaux
suprêmes étaient en jeu. Des propositions tendant soit à la
création de la force multilatérale, soit à la fourniture à la
France par les États-Unis de fusées Polaris dans les mêmes
conditions qu’à la Grande-Bretagne, ont été faites à la France
le 21 décembre 1962 (note de l’édition originale Plon).
6. La législation américaine sur le secret nucléaire, dite loi
Mac-Mahon, n’exclut pas la communication par les États-Unis
à la Grande-Bretagne d’informations scientifiques et
techniques utiles à la création d’un armement nucléaire (note
de l’édition originale Plon).
7. Discours et messages, Tome 4, « Pour l’effort », (Août 1962
- Décembre 1965), Plon, Paris, 1970, Conférence de presse
tenue au palais d’Orsay le 14 janvier 1963, p. 72-76.
II
Jadis, l’apparition des armes métalliques a fait surgir les
grandes hégémonies de l’Antiquité. Après, il y eut le
déferlement des Barbares et le système féodal qui s’en est
suivi. Puis, l’avènement des armes à feu a permis de réinstituer
des États centralisés. De là ont résulté les grandes guerres,
celles de l’Europe, où chacune des grandes puissances de ce
temps voulait dominer à son tour : Espagne, Angleterre,
France, Turquie, Allemagne, Russie. D’autre part, cette
apparition des armes à feu a déclenché et permis de réaliser la
colonisation, autrement dit la conquête d’immenses régions :
Amérique, Inde, Orient, Afrique. Ensuite, le moteur survint
comme un élément du combat, naval, aérien, terrestre. C’est
cela qui a permis de finir la Première Guerre mondiale. C’est
cela qui a fourni à l’ambition conquérante de l’Allemagne
nazie un instrument. C’est cela aussi qui a donné au monde
libre ce qu’il a fallu en définitive pour écraser celle-ci.
À présent, la réalisation des armements nucléaires vient à
son tour apporter un bouleversement complet dans ce qui est la
sécurité et, par conséquent, dans ce qui est la politique des
États, et cela dès le temps de paix. À plus forte raison serait-ce
le cas en temps de guerre. L’imagination elle-même ne
parvient pas à embrasser quelles seraient les conséquences de
l’emploi des armes nucléaires, sinon pour savoir que, de toutes
les façons, cet emploi entraînerait une subversion totale dans
la société des hommes. Nous savons tous que les capacités
intrinsèques des armes atomiques sont telles, en effet, que le
peuple qui en sera victime, même s’il ne s’agit que d’un
emploi restreint, subira, sinon la mort, tout au moins un drame
inouï, même si ce peuple-là, en même temps qu’il recevra les
bombes, parvenait à anéantir l’adversaire qui les lui aurait
lancées.
Dans ces conditions, il est évident que, pour un pays, il n’y
a pas d’indépendance imaginable s’il ne dispose pas d’un
armement nucléaire, parce que, s’il n’en a pas, il est forcé de
s’en remettre à un autre, qui en a, de sa sécurité et, par
conséquent, de sa politique. Il est vrai que certains des pays du
monde se figurent pouvoir s’enfermer dans ce qui est la
neutralité, c’est-à-dire se tenir dans leur coin en cas de conflit
mondial, pensant qu’ainsi ils seront oubliés par le destin. Mais,
en fait, ces peuples-là ne feront qu’attendre leur sort sans
pouvoir rien y changer1.
Cependant, notre avènement au rang de puissance
atomique ne manque pas de susciter chez nous diverses
oppositions. Pour réprouver notre force nouvelle se produit la
classique alliance de l’éternelle démagogie et de l’éternelle
routine ; alliance qui fit jadis échouer la transformation de
notre armée face aux ambitions de Bismarck et fut ainsi pour
beaucoup dans notre défaite de 1870 ; alliance qui, avant 1914,
nous priva d’artillerie lourde, faute de laquelle, au cours de la
Grande Guerre, nos pertes humaines dépassèrent de loin celles
de l’ennemi, jusqu’à ce qu’enfin nous ayons pu, après trois
années de combats épuisants, nous doter des canons
nécessaires ; alliance qui, à la veille de la Deuxième Guerre
mondiale, amena les pouvoirs publics et le commandement
militaire à refuser la formation de la force mécanique
cuirassée2, tandis que l’Allemagne se donnait les
Panzerdivisionen, dont on sait quels furent les effets ; alliance
qui, aujourd’hui, stigmatise à grands cris le prix, soi-disant
démesuré, des armements atomiques, alors que ce prix ne
dépasse pas annuellement la centième partie de notre revenu
national, ni le quart de nos dépenses militaires, ni la moitié de
ce que nous payons aux pensionnés et retraités de l’État, ni le
montant des prestations sociales versées aux exploitants
agricoles, mais nous permet de diminuer de moitié les effectifs
de notre armée et la durée du service militaire.
Pourtant, cette fois, l’opposition ne vient pas seulement
d’un refus simpliste de réforme. Elle est, en effet, inspirée par
les tenants de deux partis pris politiques, opposés sans doute,
mais tendant tous les deux à l’effacement de la France sous
l’hégémonie de tel ou tel État étranger. Ce sont, d’une part,
ceux qui voudraient établir chez nous la servitude totalitaire et
qui souhaitent, par conséquent, nous voir privés des moyens de
nous défendre face à l’Est3. Ce sont, d’autre part, les partisans
du protectorat américain qu’alarme la perspective d’une
France maîtresse d’elle-même vis-à-vis de ses alliés4.
Pour la France, à qui sa situation géographique, sa raison
d’être historique et sa nature politique interdisent la neutralité,
pour la France qui, d’autre part, n’entend pas remettre son
destin en propre à un étranger, si amical qu’il puisse être, il est
absolument nécessaire qu’elle ait de quoi agir dans la guerre,
autrement dit un armement atomique.
La question de savoir si la puissance totale de ses armes
équivaudra à la puissance totale des armes de l’adversaire
éventuel, et la question de savoir si notre pays pourrait mener
un conflit mondial sans alliances – aucune réponse autre que
négative ne pouvant, évidemment, être faite à ces deux
questions – ne changent absolument rien à la nécessité
élémentaire où nous sommes d’avoir en propre un armement
nucléaire, de l’employer, le cas échéant, comme cela nous
paraîtra le mieux et, bien entendu aussi, de conjuguer l’emploi
de ces armes avec celles des armes analogues de nos alliés
dans le cadre de l’effort commun.
Voilà les principes. Quelle pourrait être l’application ? Le
fait atomique, dès lors qu’il est apparu dans la guerre avec la
bombe d’Hiroshima et dès lors qu’ensuite il n’a cessé de
grandir dans des proportions qu’on peut vraiment qualifier
d’illimitées, le fait atomique, dis-je, ne change pas seulement
jusqu’au tréfonds les conditions de la sécurité et de la politique
des États. Il fait aussi planer sur les batailles, sur leur
caractère, sur leur rythme, sur leur développement, une
immense incertitude.
Dès lors que l’échange des décharges nucléaires
stratégiques entre les deux camps – ces deux camps étant régis
par les deux États principaux – doit provoquer peut-être la
mort de ces deux États-là, il s’ensuit que, quelles que soient les
intentions, rien, absolument rien, ne peut permettre de prévoir
si, pourquoi, où, quand, comment, dans quelle mesure, ces
deux nations, qui se donneraient réciproquement la mort,
voudraient déclencher l’opération. Dès lors que l’échange des
décharges nucléaires tactiques doit provoquer nécessairement
l’anéantissement des fronts de bataille et des populations
voisines, ces fronts de bataille étant ceux de deux armées
intégrées dirigées respectivement par les deux États dont nous
avons parlé tout à l’heure, et dès lors que cet échange de
décharges nucléaires tactiques doit provoquer le
déclenchement des décharges stratégiques et, par conséquent,
d’épouvantables destructions dans les deux nations
principales, rien, absolument rien, ne permet de dire si,
pourquoi, où, comment, dans quelle mesure, les deux
puissances qui détiennent ces armes tactiques voudraient les
employer.
L’indétermination où nous sommes, nous autres Français,
dans cette matière, d’autre part le fait que, si la bataille
d’Allemagne, la première bataille de la guerre, tournait mal,
qu’elle ait été plus ou moins atomique ou qu’elle ne l’ait pas
été du tout, il s’ensuivrait instantanément la destruction ou
l’invasion de la France et, du même coup, la perte de toute tête
de pont du monde libre en Europe, alors que nous sommes
résolus, quoi qu’il arrive, à ne pas disparaître en tant qu’État et
en tant que Nation sans avoir défendu sur place le corps et
l’âme de la Patrie et que nous sommes en outre convaincus
qu’en le faisant nous ménagerions une des chances de la
victoire finale, tout cela nous conduit à avoir un armement
nucléaire dont nous disposerions en propre pour frapper dans
le domaine atomique. Cela nous conduit aussi à avoir de quoi
intervenir, sur terre, sur mer et dans les airs, là où les
circonstances nous paraîtraient le commander, et enfin cela
nous conduit à avoir de quoi opposer le cas échéant, à
l’envahisseur une résistance nationale sur notre propre
territoire5.

1. Discours et messages, Tome 4, « Pour l’effort », (Août 1962


- Décembre 1965), Plon, Paris, 1970, Allocution prononcée à
l’École militaire le 15 février 1963, p. 84-85.
2. Qui fait en 1935 l’objet d’une proposition de M. Paul
Reynaud, inspirée par le Général de Gaulle, alors colonel (note
de l’édition originale Plon).
3. Allusion au Parti communiste (note de l’édition originale
Plon).
4. Discours et messages, Tome 4, « Pour l’effort », (Août 1962
- Décembre 1965), Plon, Paris, 1970, Conférence de presse
tenue au palais d’Orsay le 23 juillet 1964, p. 233-234.
5. Discours et messages, Tome 4, « Pour l’effort », (Août 1962
- Décembre 1965), Plon, Paris, 1970, Allocution prononcée à
l’École militaire le 15 février 1963, p. 85 - 87.
Commandement
« Le plus grand bien de ce monde est l’amour de son état »
D’Aguesseau
I
L’opinion publique est demeurée comme frappée de
stupeur par l’étendue, la puissance et la variété des moyens
matériels mis en œuvre au cours de la guerre récente, par les
effectifs qui y prirent part, et par la profondeur des passions
nationales qui s’y manifestèrent. L’imagination des foules a
été saisie tout à la fois d’horreur et d’admiration par le
bouleversement des formes de la guerre. En particulier
l’intérêt que prennent les masses aux perfectionnements des
moyens est d’autant plus grand que nul ne peut désormais se
vanter d’échapper à leurs effets.
Mais, si l’on doit estimer naturelle et salutaire l’attention
qu’un peuple vigilant porte au nombre de ses soldats, à la
puissance de ses matériels, aux forces morales de ses citoyens,
il est bon de lui faire comprendre que demain, comme hier, et
comme de tous temps, le moral, le matériel et le nombre des
exécutants ne sont rien par eux-mêmes.
Or il semble bien que l’opinion, et même celle de
beaucoup de militaires, se laisse gagner par l’erreur classique
d’attribuer aux moyens moraux et matériels comme une valeur
absolue. La puissance et la mobilité des pièces de l’artillerie,
le nombre et le rendement des armes automatiques de
l’infanterie, l’altitude ou la vitesse réalisée par les avions, les
poids qu’ils emportent, le rayon d’action des sous-marins, la
rapidité et la protection des chars de combat, le courage et
l’entraînement physique des soldats apparaissent comme des
quantités certaines, au moyen desquelles on peut calculer, et
qui permettent, comme à coup sûr, de prédire l’issue de la lutte
et de mesurer d’avance les résultats.
On paraît oublier, que ces éléments de la puissance
guerrière ne valent que d’après la manière dont ils sont mis en
œuvre en liaison les uns avec les autres, que ces forces ne
réalisent leur travail que si elles sont constituées en un système
dont une volonté logique doit fixer la résultante. L’infanterie la
plus nombreuse, la mieux armée, la plus vaillante ne conquerra
ni ne conservera le terrain, si les conditions dans lesquelles on
l’engage l’empêchent d’utiliser sa valeur et son armement. La
plus formidable artillerie ne brisera aucun obstacle sérieux, si
sa puissance est employée à mauvais escient. L’aviation la
mieux outillée ne rapportera au Commandement aucun
renseignement utile, ne rendra aux batteries aucun service
appréciable, si elle est orientée de travers. Et quand les troupes
ont un fleuve à passer dans la journée en un point donné : il est
bien inutile d’avoir à trois jours de marche le plus magnifique
matériel de pontonniers qui soit au monde.
Les moyens inventés, fabriqués, réunis, placés, dans les
mains d’hommes instruits et résolus, il reste à les mettre en
œuvre. Discerner le but à atteindre grâce à leur effort, les
orienter de façon à y parvenir, les conduire et les coordonner
dans leur action, c’est le rôle des chefs. Rien ne peut faire que
les moyens s’orientent, se lient, se mettent en œuvre par eux-
mêmes. Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire des sociétés
humaines qu’une entreprise de guerre ou de paix ait duré, ni
même existé, sans que des hommes fussent élevés au-dessus
des autres pour la conduire. Et l’humanité reconnaît si bien la
vanité de tous les efforts, l’inutilité de tous les moyens, s’ils ne
sont pas commandés, elle est si nettement consciente du rôle
joué par les chefs, qu’elle a inventé la gloire pour payer ceux
qui réussissent, et qu’elle leur réserve ainsi la plus belle
récompense qui puisse être : vivre honoré dans la mémoire des
hommes.
Il semble que deux théories divisent aujourd’hui l’opinion.
Les uns déclarent : la guerre des peuples fut une guerre de
matériel et d’effectifs. Nous y avons essuyé des échecs, aussi
longtemps que l’ennemi nous fut supérieur en nombre et en
moyens. Nous le vainquîmes dès qu’à ces points de vue
l’avantage passa de notre côté. Les autres proclament : cette
guerre fut une lutte de deux civilisations, de deux morales.
Nous avons triomphé parce que le droit et la justice étaient
pour nous. Tous ont raison sans doute, à condition de ne point
oublier l’essentiel : le rôle joué par les chefs… Si le général
Joffre avait perdu la tête le 25 août 1914, et mal calculé les
délais et les possibilités de son redressement en septembre ; ou
si le général von Kluck, les 2, 3, 4, 5 septembre 1914, avait
simplement obéi aux ordres du G.Q.G. allemand, lui
prescrivant de rester au nord de la Marne et de faire face à
Paris, qui parlerait aujourd’hui de l’effort industriel des
Alliés ? Et quant aux principes que nous avons fait triompher,
auraient-ils seulement consolé une France vaincue sur la
Marne, dénombrée, ruinée et déchirée par la révolution ?
Il ne faut pas que l’étendue des moyens mis en œuvre au
cours de la guerre récente et la violence des passions qui
soulevèrent les masses obscurcissent dans l’esprit des Français
la notion du rôle essentiel, du rôle prépondérant joué par les
chefs. Aujourd’hui, comme toujours, et dans une identique
mesure, les valeurs morales et matérielles n’existent qu’en
vertu de celles des chefs.
La conception mécanique de la guerre, qui domine l’esprit
de beaucoup de contemporains, les conduit souvent à penser
que la complexité croissante des moyens tend à réduire sans
cesse le rôle personnel du chef, en répartissant les éléments de
l’action entre un plus grand nombre de spécialistes, et en
augmentant en proportion les attributions des États-Majors. Il
n’est pas discutable, que le chef se voit en effet puissamment
secondé dans les armées modernes. L’organisation est telle,
qu’elle simplifie beaucoup sa tâche, en tout ce qui se rapporte
au Savoir. Mais les formes modernes de la guerre n’ont allégé
en rien le fardeau moral de sa responsabilité ! Elles l’ont
même, au contraire, démesurément accru.
Il est vrai, qu’en raison des nationalités exaspérées de
l’équilibre militaire longtemps maintenu, conséquence de
l’équilibre politique préalable, du développement industriel
des peuples et de leur régime démocratique, la lutte récente a
revêtu un caractère de durée, d’horreur et de fureur très
particulier. Elle a été, pour tout le monde cette fois, « un drame
effrayant et passionné ». Mais rien n’annonce que la guerre
future doive lui céder à ces points de vue. Bien au contraire. Et
dans tous les cas, il paraît bien probable qu’il s’y mêlera des
complications politiques et sans doute sociales que certaines
expériences actuelles semblent nous faire prévoir.
Les masses sont trop cruellement intéressées à la lutte pour
que les peuples en guerre puissent conserver en toutes
circonstances le sang-froid et l’ordre professionnels des
armées de métier. La conséquence est d’accroître dans
d’énormes proportions la responsabilité du chef, et notamment
du chef suprême. Il ne s’agit plus pour lui, comme naguère,
d’engager seulement par ses décisions le sort de l’armée, celui
d’une province et sa propre réputation militaire, quitte à tout
réparer quelques jours plus tard, s’il y a lieu. C’est le présent,
c’est l’avenir de tout un peuple, de toute une civilisation, qui
dépendent de son caractère, de son intelligence, de son savoir.
La défaite, c’est la patrie asservie et ruinée, c’est le signal
d’une série de bouleversements politiques et sociaux qui
peuvent déshonorer le pays. Et les passions nationales montent
à un tel paroxysme, que le chef n’encourt plus simplement la
disgrâce ou la retraite, mais l’opprobre et la mort
ignominieuse. La Convention fit trancher la tête de ses
généraux malheureux, Bazaine fut condamné à mort et
dégradé. Un Krilenko fit massacrer le généralissime russe en
décembre 1917. Le tzar Nicolas II a été fusillé. Et il n’y a pas
de doute que l’émeute militaire et la révolution communiste,
toutes deux commencées en Allemagne en novembre 1918,
eussent abouti au jugement et à l’exécution des chefs militaires
allemands, si l’armistice accordé par le vainqueur n’était pas
venu les sauver.
C’est avec la conscience de cette responsabilité sans
limites que le chef doit prendre ses décisions et donner ses
ordres. Il n’y a pas de mérite moral qui soit comparable au
sien. L’avenir ne fera que l’élever encore.
Et ce n’est point seulement pour porter ce poids sans
défaillir, que le chef doit faire appel à toute la force de son
caractère, mais c’est aussi pour conserver son indépendance
d’esprit et de volonté, malgré la surexcitation de l’arrière et ses
répercussions fatales. Quels que puissent être la volonté et
l’empire sur eux-mêmes des gouvernements, des parlements,
quels que soient le patriotisme et l’abnégation des masses
populaires, ces répercussions sont constantes et violentes. Si la
France avait oublié que la cause première du désastre de Sedan
fut l’intervention impérieuse et répétée du conseil de Régence
dans les opérations du maréchal Mac-Mahon, de nombreuses
expériences, faites au cours de la guerre récente, lui eussent
rappelé qu’il faut au chef un caractère d’une trempe bien
particulière, pour conserver intacte la liberté de ses
décisions…
Sans doute la guerre future sera, pour le chef militaire, plus
malaisée encore à conduire à ce point de vue, parce qu’à
l’horreur de la souffrance, au désir d’en finir, à la crainte de la
défaite, les gouvernements, les parlements, les classes de la
nation ajouteront l’angoisse du bouleversement politique et
social. Malheur au peuple qui ne saura pas recruter, former et
mettre à la première place, le chef impavide et inflexible,
capable d’orienter et coordonner dans la tempête morale les
efforts de ses armées1 !

1. Charles de Gaulle, Le fil de l’ épée et autres écrits,


« Préparer la guerre, c’est préparer les chefs », Plon, Paris,
1999, p. 587-593.
II
Quand j’ai commencé ma carrière1, la guerre telle qu’on
l’imaginait et telle qu’ensuite les Saint-Cyriens de ma
génération eurent à la faire (la première, avant qu’ils n’aient eu
à faire la deuxième) était, vous le savez, comme la bataille de
deux armées entièrement à pied ou à cheval, une bataille où les
coups portaient, devaient porter, croyait-on, généralement à 4
kilomètres et au maximum à 10, où on se battait, où on
imaginait devoir se battre, sur sa frontière ou un petit peu en
deçà ou un petit peu au-delà ; et si l’on voulait agir dans une
région éloignée, il fallait s’y rendre en y apportant ses fusils et
ses canons. C’est ainsi que Napoléon avait été à Vienne, et
puis à Berlin, et puis à Madrid, et puis à Moscou. C’est ainsi
que l’Armée du Second Empire avait débarqué en Crimée2 ou
avait fait irruption en Italie3, que les Prussiens de 1870 étaient
venus mettre le siège devant Paris, que les grandes puissances
avaient occupé Pékin4 et que les forces des Japonais et des
Russes, pour se rencontrer, avaient dû se transporter les unes et
les autres en Mandchourie5.
Par la suite, le moteur combattant est apparu, qui a apporté
sa révolution, la sienne, à son tour ; il a pu faire marcher les
navires sur la mer et sous la mer, assez vite, de telle façon
qu’ils puissent agir d’une manière directe, non plus seulement
sur les armes de l’adversaire mais sur ses communications
maritimes, par conséquent sur sa vie et sur sa défense ; on l’a
vu alors sur terre se couvrant de cuirasse et, en portant de
l’artillerie, donner aux armées une mobilité, une vitesse et une
capacité de manœuvre et d’exploitation qui ont transformé de
fond en comble le rythme et la portée des batailles ; on l’a vu
en l’air faisant voler des avions qui lançaient des bombes
verticales sur les villes, sur les usines, sur les communications
territoriales de l’adversaire et, par conséquent, érigeant la mort
des civils comme un élément de la décision du conflit.
Tout cela a été acquis et le demeure, mais voici que
l’armement nucléaire apporte lui aussi sa révolution et que,
désormais, encore une fois, tout peut changer. À partir de
maintenant, depuis son territoire, un pays qui est armé comme
il faut peut lancer la destruction sur une autre nation où qu’elle
soit et ébranler un État quel qu’il soit ; en même temps, sur la
terre et en l’air, les forces combinées de terre et de l’air sont en
mesure d’empêcher que l’on vive à plusieurs centaines de
kilomètres en avant d’elles, à condition qu’elles soient
pourvues de ce qui est nécessaire pour cela, vous m’entendez
bien6, et les forces de terre et de l’air ainsi combinées peuvent
également tomber du ciel dans n’importe quelle région du
monde et porter ainsi au cœur même de l’ennemi la
destruction et l’occupation ; ainsi ces forces de terre et ces
forces de l’air combinées couvrent, peuvent couvrir, les bases
principales de lancement des grands projectiles ou bien
peuvent aller saisir les bases de l’ennemi, ou bien peuvent, je
le répète, porter la force au cœur même du territoire de
l’adversaire ; en même temps, sur la mer cet armement
nucléaire permet aux navires de lancer des projectiles depuis la
surface et depuis le dessous de la mer, et de le faire dans toutes
les régions du monde, puisque la mer est à peu près partout, et
de le faire éventuellement contre toutes les régions du monde.
Encore une fois, nous sommes en train de subir une
rénovation, une innovation, totale de ce que nous avons eu
l’habitude de faire jusqu’à présent.
Et vous voilà, les officiers français de demain, vous qui
allez faire votre carrière tout au long des années dans ces
conditions nouvelles, nouvelles quant au service, quant à
l’instruction, quant à la formation, quant à la vie, et peut-être
quant à la guerre, car une armée n’est faite que pour faire la
guerre et, en attendant, pour la préparer. Vous aurez tout le
long de votre existence militaire à adapter ceux qui seront sous
vos ordres à tous les échelons et à vous adapter vousmêmes à
ces terribles conditions-là.
Mais quelles que soient les méthodes, quels que soient les
buts, quels que soient les changements de tout, vous aurez à
prendre des décisions, à porter des responsabilités, à donner
l’exemple, à vous instruire pour vaincre7, et les actions que
vous aurez à accomplir éventuellement, seront toujours
techniquement calculées, seront toujours tactiquement rapides
et seront toujours catégoriques. C’est cela qui va marquer
votre activité militaire moralement et, peut-être, les services
que vous aurez à rendre sous les armes à la Patrie. Pour le
faire, vous trouverez dans un cadre qui vous tiendra et vous
soutiendra, en fait d’ardeur, en fait de discipline, en fait de
dévouement, dans le cadre de l’Armée8.

1. Reçu au concours de 1909, le Général de Gaulle a été élève-


officier à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr de 1910 à
1912, après avoir accompli un an de service dans un corps de
troupe, conformément au règlement alors en vigueur (note de
l’édition originale Plon).
2. En 1854 (note de l’édition originale Plon).
3. En 1859 (note de l’édition originale Plon).
4. En 1900 (note de l’édition originale Plon).
5. En 1904 (note de l’édition originale Plon).
6. C’est-à-dire d’un armement nucléaire et des engins (fusées
ou avions) capables de transporter les bombes (note de
l’édition originale Plon).
7. « Ils s’instruisent pour vaincre » : devise de l’École spéciale
militaire de Saint-Cyr (note de l’édition originale Plon).
8. Discours et messages, Tome 4, « Pour l’effort », (Août 1962
- Décembre 1965), Plon, Paris, 1970, Allocution prononcée à
l’École spéciale militaire de Saint-Cyr Coëtquidan le
16 février 1965, p. 346-348.
III
Les peuples construisent, détruisent, transforment leurs
institutions militaires en combinant, bon gré, mal gré, le
sentiment du péril que court leur indépendance ou la volonté
d’étendre leur puissance avec les coutumes politiques, les
croyances religieuses, les conceptions sociales qui servent de
base à l’organisation de l’État et aux rapports mutuels des
citoyens. Jamais leur vie nationale n’a pu éluder ce problème.
Tantôt distribuant des armes à tous les citoyens au moment du
besoin pour les congédier ensuite ; tantôt en choisissant
quelques-uns qui, chargés en permanence de protéger les
frontières ou de combattre au loin, permettront au plus grand
nombre de se consacrer à la production ; parfois enrôlant par
ruse ou par force des isolés sans racines, ne prélevant ainsi sur
la société que des hommes dont elle se défie ou, du moins, se
désintéresse ; en certains cas, associant aux entreprises ou à la
défense de l’État l’ambition ou la bonne volonté de peuples
protégés ou conquis.
Que le citoyen-soldat coure aux armes pour protéger ses
champs, sa maison, sa propre vie ; pour défendre le foyer et les
autels ; pour sauver la liberté, les mœurs, l’âme nationale ou
pour garantir à ses descendants la paix et la justice, il accepte
l’épreuve militaire en vertu même des intérêts, des souvenirs,
des espérances qui l’attachent à la Patrie. Plus il se trouve lié
de près à la société d’où il sort, plus il tire directement ses
forces morales du mouvement général qui entraîne les esprits
des hommes de son temps et de son pays. Il éprouve les
sentiments, il partage les passions de ses concitoyens ; leurs
croyances, leurs opinions sont les siennes. Il conçoit comme
eux les rapports sociaux. Il approuve ou supporte, en
conséquence, la hiérarchie des attributions. La conscience
qu’il a du devoir, la manière dont il envisage la discipline,
l’idée qu’il se fait de la solidarité, c’est l’esprit de son temps
qui les lui donne. Il puise ses vertus militaires aux sources
mêmes où le politique va chercher ses raisons d’agir, le
penseur sa philosophie, l’artiste son inspiration, le producteur
son activité.
Sans doute, ces éléments du moral, c’est l’éducation
militaire qui les cimente. Le jeu d’une indiscutable hiérarchie,
l’habitude acquise de vouloir, d’espérer, d’entreprendre, de
réussir, de souffrir, de vivre en commun dans ce groupement
organisé qu’est une troupe, la nécessité reconnue et imposée
d’obéir vont faire, de ces notions générales, des forces
pratiques de guerre. Mais le soldat, placé dans le rang parce
qu’il est citoyen, emporté en cette qualité par le courant
d’idées, de passions, d’espérances qui pousse la patrie à la
tâche qu’elle entreprend, puise dans ce courant même les
éléments de l’esprit guerrier que la vertu propre des armes
n’aura plus qu’à parachever.
C’est d’une puissante volonté nationale que sortirent les
citoyens-soldats dont la renommée remplit l’Histoire : le
Spartiate, qui ne connaissait pas d’autre bien que la puissance
de la cité ; l’Athénien des guerres médiques, défendant au
premier rang des contingents grecs la civilisation dont il était
l’ouvrier ; le Romain des origines qui construisait toute sa vie
sociale et nationale sur la pierre des foyers ; le milicien de
Bouvines, porté à combattre par l’éveil d’un sentiment
patriotique que surexcitait la présence du roi de France à la
tête de l’armée ; le soldat de la Révolution, que soulevait ce
prodigieux bouillonnement de passions intérieures, d’instinct
du renouveau, d’exaltation nationale où la France avait mis au
creuset ses traditions, ses croyances et ses vertus ; l’Européen
de la Grande Guerre, résigné à subir un cataclysme dont le
déchaînement lui parut dépasser la mesure des volontés
humaines, mais pénétré de l’espoir que, de ce mal affreux,
sortirait quelque grand bien, animé d’un désir de justice dont
se coloraient parfois les haines ou les ambitions de son pays,
porté, enfin, par l’exercice prolongé des régimes
démocratiques, à ne se fier qu’après délibération aux décisions
de l’autorité, mais pénétré de la nécessité de soumettre
l’intérêt particulier à l’intérêt général.
Dans l’âme du citoyen-soldat se répercutent directement
l’ardeur et la faiblesse, le courage et la crainte, l’enthousiasme
et la détresse qui agitent, tout à tour, l’âme passionnée de la
Nation. Il accepte volontairement l’épreuve dans la stricte
mesure où l’y porte l’élan général du pays. On l’a vu bien
souvent, porté par le souffle populaire, réaliser ce qu’appellent
volontiers des prodiges les hommes qui n’attribuent pas aux
forces morales la part qui leur revient dans l’action. Au
contraire, mal soutenu par une opinion indifférente ou lassée,
il est sujet aux défaillances les plus complètes et les plus
surprenantes. Il n’est pas l’homme des aventures, le bon
instrument des invasions, le guerrier des expéditions
conquérantes, car la foule nationale répugne aux entreprises
lointaines, à moins qu’elle n’y soit poussée par d’implacables
nécessités économiques ou emportée par quelque torrent de
passions sociales, morales ou religieuses. Mais, dans les
guerres défensives, où il s’agit de protéger ou d’affranchir le
sol natal, on peut tout attendre du citoyen-soldat.
Ne poursuivre avec lui que des tâches qui soulèvent
l’esprit public ; choisir, pour y faire effort, les lieux où de
puissantes raisons patriotiques ou morales excitent son
courage ; saisir le rythme de l’énergie nationale, temporiser
lorsqu’elle s’abaisse, chercher la décision lorsqu’elle s’élève ;
donner à l’action entreprise un caractère conforme aux
sentiments du soldat, ne lui demandant point d’efforts
inconsidérés auxquels répugne l’homme à qui mille affections
et intérêts momentanément quittés font mesurer le prix de sa
vie, mais, quand le moment est venu d’en finir, l’engageant
sans retour dans une épreuve que tous partagent et dont la
forme violente et concentrée reproduise en quelque sorte la
cohésion et l’intensité des passions du pays, tel est le devoir,
telle est l’habileté du chef qui conduit le citoyen-soldat.
À certaines époques, délivrés de toute menace immédiate,
des peuples regardent au-delà de leurs frontières. Débordant de
forces et de richesses dont ils ne trouvent point d’emploi, les
voici sollicités de s’étendre au-dehors. Ambitions territoriales,
hégémonie maritime, expansion coloniale, impérialisme
économique, le grand mouvement qui les saisit revêt cent
formes différentes. Mais il a toujours pour effet de les
conduire à porter au loin leurs armes conquérantes. En même
temps, à l’intérieur, l’activité redouble : la terre, mieux
travaillée, produit davantage, l’industrie se développe, le
commerce est florissant, les sciences et les arts sont cultivés et
honorés. Par suite, la vie plus douce, les intérêts multi-pliés
détournent de l’ordre militaire la masse des citoyens. Sans
doute, ils apprécient l’utilité de conserver une force organisée
pour garantir la sécurité des frontières et mener des entreprises
lointaines, mais beaucoup d’entre eux ne se soucient pas d’en
supporter personnellement le fardeau. Les institutions de
l’époque vont en charger quelques-uns pour le compte de tous.
Parfois, une élite sociale entend payer ses privilèges en
s’offrant à combattre pour l’État ; ainsi fit naguère la noblesse
française. Parfois, ce sont des prolétaires, comme ceux du
temps de Marius ou de César qui, pour échapper à la misère à
laquelle ils sont voués, se proposent d’eux-mêmes comme
soldats. Parfois, on les prend par ruse ou par force comme les
racolés des xviie et xviiie siècles. Parfois, les classes
dirigeantes, refusant de se plier au devoir militaire, le rejettent
sur les classes inférieures ; ainsi procéda la bourgeoisie
censitaire de la Restauration et de la monarchie de Juillet.
Mais le goût de la gloire, l’esprit d’aventure ou la contrainte
qui ont armé ces hommes ne suffiraient point à leur faire
supporter loyalement les déboires de leur dure condition.
Pour leur inculquer les forces morales nécessaires, c’est à
la vertu mêmes des habitudes militaires qu’on va recourir.
Afin de trancher les liens qui les attachent à la société paisible
et créer dans leurs âmes des réflexes de discipline, de cohésion
et de courage, on les retient longtemps au service, et voici née
l’armée nationale de métier.
Peu à peu, le soldat lui-même se prête volontiers à cet
isolement. N’ayant ni racines ni famille, ce qu’il porte en lui
de dévouement et d’attachement il le donne à la troupe dont il
fait partie, aux chefs, aux camarades qui l’entourent, qui
partagent ses élans et ses peines, vivent de sa vie et souvent
meurent de sa mort. Puis, bientôt, saisi par la puissante et
amère séduction de l’existence militaire, enlacé par tout ce
qu’elle contient d’émouvant imprévu et d’ordre inflexible, de
vertu virile et de naïve insouciance, de bruyante fierté et de
silencieuse grandeur, il en vient à l’aimer et ne s’en laisse plus
arracher que par les infirmités de l’âge ou des blessures.
Congédié, invalide ou retraité, il ne pense plus au service
qu’avec orgueil et regret. Il réserve ses affections à ses
compagnons d’autrefois, ses émotions aux spectacles
militaires. Les souvenirs qui lui sont chers, les histoires qu’il
raconte se rapportent exclusivement aux incidents d’une
carrière mouvementée que son imagination embellit. Retiré
dans le village, le faubourg ou l’hospice, il s’emploie à nourrir
parmi les citoyens le sentiment de la gloire et la tradition du
sacrifice.
La société, d’ailleurs, satisfaite de s’être débarrassée d’une
charge redoutée, grâce au dévouement de quelques-uns, et
mesurant d’autant mieux leur mérite qu’elle le compare aux
commodités de la vie du plus grand nombre, tirant enfin tout
l’avantage des efforts fournis par les soldats, n’hésite point,
généralement, à leur témoigner son estime. Une considération
particulière est prodiguée au guerrier. La gloire ne lui est pas
ménagée. Sans doute, lui accorde-t-on peu de profits, croyant
volontiers qu’il les dédaigne et qu’il perdrait à s’y intéresser ;
du moins on l’entoure d’honneurs et, bien que muni de peu
d’argent, il est en bonne place dans le cœur des belles. Ainsi
l’obscur équilibre des choses procure au soldat de métier un
prestige où la mélancolie de son existence trouve quelque
compensation.
À la guerre, ce qui lui convient, c’est l’aventure et
l’imprévu. Dans un milieu qui fait de la gloire une profession,
rien ne lui paraît plus honorable ni plus conforme à sa raison
d’être que de porter en terre étrangère les armes de la patrie.
Accoutumé à vivre en dehors de la société, il n’hésite pas à
s’éloigner du sol natal et ne ressent guère, en pays ennemi, au
milieu de la haine et de la défiance latentes, ni cette obscure
amertume, ni cette sourde angoisse qui, pour un soldat moins
éprouvé, sont des causes redoutables d’usure morale.
Il est l’instrument sans rival des campagnes lointaines, des
invasions et des conquêtes, tant qu’elles lui offrent l’attrait du
nouveau et l’espérance de la renommée. Pour ce soldat,
professionnellement avide de se distinguer et qui tient à la
troupe dont il fait partie par tous les liens des sentiments et de
l’habitude, l’honneur individuel et collectif est le grand ressort
de l’action.
Et voici que se multiplient dans l’armée des unités d’élite,
dans les troupes les braves d’exception. Les privilèges, les
distinctions, les insignes, les variétés d’uniforme sont à la fois
les effets et les causes de ces tendances. D’ailleurs, ces
guerriers d’expérience mesurent et jugent en connaissance de
cause le caractère et les aptitudes de ceux qui les commandent.
Si les chefs en sont dignes, c’est à leur personne même que le
soldat consacre un dévouement souvent poussé jusqu’au
fanatisme. Leur vue, ou simplement le sentiment de leur
présence, décuple l’ardeur du combattant. L’esprit de corps,
l’émulation générale, les réputations, les préférences des
troupes pour certains chefs influent directement sur l’ordre de
bataille, les missions données, la répartition des
commandements, la succession des engagements.
Ainsi, parmi les multiples systèmes appliqués à toutes les
époques au recrutement des soldats, aucun n’a de valeur
absolue ni de vertu propre, aucun ne peut être apprécié en
dehors des conditions qui l’imposent et l’accompagnent. Le
citoyen armé pour la guerre et le soldat national de métier ont
eu chacun leurs avantages, leurs mérites et leurs gloires. On ne
saurait discuter dans l’abstraction de l’espèce qu’il convient de
tenir pour la meilleure. Mais il est d’un haut intérêt d’étudier
de quelle façon les institutions militaires se sont adaptées aux
conditions qui les dominaient à l’époque. Suivant qu’il y eut,
ou non, accord entre l’ordre intérieur, l’ordre extérieur et
l’ordre guerrier, les peuples trouvèrent ou non le soldat qu’il
leur fallait.
Un rapport direct, essentiel, inévitable existe entre la
conduite de la guerre, la stratégie, la tactique et le moral du
soldat. Que de succès ou de revers s’expliquent par le seul fait
que des généraux, saisissant cette contingence, la firent entrer
dans leurs plans et multiplièrent ainsi la vigueur de
l’exécution, ou, décidant en dehors d’elle, édifièrent à faux de
vaines combinaisons ! Et le prestige, élément mystérieux et
comme divin de l’autorité, n’a-t-il pas précisément pour cause
le sentiment des subordonnés, que le chef discerne leur état
moral et sait y adapter ses dispositions ?
Ces impondérables de la guerre renversent constamment
toutes les conclusions de calcul. Ils donnent aux événements
militaires un caractère perpétuel d’inattendu qui les rend, pour
certains esprits, inexplicables et comme décevants. Parmi
ceux-ci, les uns, par dépit ou par ironie, font alors au seul dieu
Hasard l’hommage des résultats, les autres s’épuisent à mettre
l’art militaire en formules et bâtissent après chaque guerre des
théories que la guerre suivante vient détruire, infligeant à
l’Histoire le supplice du lit de Procuste.
En pénétrant d’abord l’âme des soldats, ils eussent évité ce
scepticisme ou cette vanité1.

1. Charles de Gaulle, Le fil de l’ épée et autres écrits,


« Philosophie du recrutement », Plon, Paris, 1999, p. 649-657.
Bibliographie
Charles de Gaulle, Discours et messages, Tome 1, Pendant la
guerre, (Juin 1940 - Janvier 1946), Plon, Paris, 1970.
Charles de Gaulle, Discours et messages, Tome 2, Dans
l’attente, (Février 1946 - Avril 1958), Plon, Paris, 1970.
Charles de Gaulle, Discours et messages, Tome 3, Avec le
renouveau, (Mai 1958 - Juillet 1962), Plon, Paris, 1970.
Charles de Gaulle, Discours et messages, Tome 4, Pour
l’effort, (Août 1962 - Décembre 1965), Plon, Paris, 1970.
Charles de Gaulle, Discours et messages, Tome 5, Vers le
terme, (Janvier 1966 - Avril 1969), Plon, Paris, 1970.
Charles de Gaulle, Le fil de l’épée et autres écrits, Plon, Paris,
1999.
Institut d’Histoire du temps présent et Institut Charles de
Gaulle, De Gaulle et la nation face aux problèmes de
défense, 1945-1946, Plon, Paris, 1983.
Fondation Charles de Gaulle, Charles de Gaulle, Du militaire
au politique, 1920-1940, Plon, Paris, 2004.
Fondation Charles de Gaulle, sous la direction de Frédéric
Fogacci, De Gaulle et la défense nationale d’ hier à
aujourd’ hui, Nouveau Monde éditions, Paris, 2017.
Remerciements
Je remercie les éditions Plon d’avoir bien voulu autoriser
la publication des textes du général de Gaulle qui sont la
matière de ce livre.
Je tiens aussi à remercier monsieur Yves de Gaulle,
monsieur Hervé Gaymard, président de la Fondation Charles
de Gaulle, ainsi que le général d’armée Jean-Louis Georgelin,
ancien chef d’état-major particulier et chef d’état-major des
armées, pour leur aide décisive dans la publication de cet
ouvrage.
Merci enfin à Catherine pour ses relectures, sa patience et
son soutien.
Général Nicolas Le Nen
Table
Introduction
Avant-propos
POURQUOI ?
Unité
Souveraineté
Politique
COMMENT ?
Stratégie
Dissuasion
Commandement
Bibliographie
Achevé d’imprimer par CPI,
en juillet 2020,
N° d’imprimeur : XXX
Dépôt légal : octobre 2020
Imprimé en France

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