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Jean Eisenstaedt

Einstein
et La relativité
générale
Einstein et la relativité générale
Einstein
et la relativité
générale
Les chemins
de l'espace-temps

JEAN EISENSTAEDT

Préface de Thibault oamour

QcNRS EDITIONsl
15, rue Malebranche - 75005 Paris
© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2002, 2003
© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2007
ISBN: 978-2-271-06535-3
Préface

Einstein est le scientifique le plus célèbre du xxe siècle. Son visage


est connu de tous, grâce à une photographie fameuse qui témoigne des
côtés non conventionnels d'un savant aux cheveux blancs ayant gardé
l'humour d'un enfant. Tous savent aussi que la célébrissime équation
« E = mc2 » est censée avoir un rapport avec l'énergie nucléaire, et
qu'Einstein s'est inquiété des conséquences sociales et politiques de
l'arme nucléaire. Mais bien peu savent que les nouveaux concepts intro-
duits par Einstein ont bouleversé les fondements de la science et ont créé
la plupart des cadres de pensée qui ont permis et guidé le développement
de la physique du xxe siècle. Encore moins sauraient expliquer quels
sont les concepts révolutionnaires apportés par Einstein et comment ils
sous-tendent la physique actuelle. Ce livre est fait pour tous ceux qui
désirent, sans entrer dans les détails techniques et les formulations
mathématiques, comprendre la nature de cette révolution conceptuelle
d'une ampleur inouïe. Sous la houlette experte mais bienveillante de Jean
Eisenstaedt, le lecteur de bonne volonté suivra pas à pas les chemins de
pensée d'Einstein. Il aura la joie de revivre les moments essentiels de la
pensée la plus géniale du xxe siècle. À une époque où la vulgarisation
scientifique ne présente souvent qu'un écho très affaibli des batailles
intellectuelles sous-tendant tout progrès non trivial de la pensée scienti-
fique, le lecteur pourra revivre les difficultés profondes que rencontrèrent
Einstein et ses contemporains quand ils furent conduits à mettre à bas les
concepts multicentenaires d'espace (euclidien) et de temps (newtonien)
pour les remplacer par le nouveau concept d'espace-temps courbe et
dynamique.
Le beau livre de Jean Eisenstaedt décrit avec toute la finesse intel-
lectuelle et la rigueur historique nécessaires à la fois la stratégie globale
et les « plans de bataille » détaillés des conquêtes einsteiniennes.
L'auteur nous permet de revivre l' «art imaginatif» d'Einstein, souvent
6 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

fondé sur des intuitions visuelles ou motrices qu'il mettra des années à
formaliser et à transformer en théories scientifiques précises. Contraire-
ment à l'impression que peut donner un résumé rapide des accomplisse-
ments d'Einstein, ses grandes idées ne sont pas sorties tout armées de son
cerveau. Elles ont mûri lentement, au bout d'un long chemin intellectuel
parsemé d'opacités, de doutes et d'erreurs, avant que ne se fraie une voie
vers la clarté.
Le lecteur aura le plaisir de découvrir le « style » einsteinien, la
focalisation sur des nouveaux « principes » qui est commun à toutes ses
grandes découvertes. Outre une introduction en profondeur à la pensée
d'Einstein, ce livre apporte aussi un éclairage rare sur l'histoire de la
réception des théories einsteiniennes, sur leurs premières vérifications et
sur leurs premiers développements. Par exemple, je croyais connaître
l'essentiel del 'histoire des expériences, suscitées par la théorie de la rela-
tivité générale, pour mesurer la déflexion de la lumière par le Soleil. J'ai
eu le plaisir de découvrir dans ce livre une histoire beaucoup plus com-
plexe que je ne le pensais, pleine de péripéties, où l'on voit se mêler les
passions humaines et les facteurs politiques. Le lecteur sera rassuré de
découvrir que la recherche scientifique n'est pas (seulement) une entre-
prise abstraite, mais qu'elle est faite par des hommes qui y apportent
leurs passions et leurs faiblesses. Jean Eisenstaedt ne cache pas,
d'ailleurs, les faiblesses d'Einstein et de ses contemporains. En particu-
lier, il analyse en détail la « préhistoire » du concept de trou noir, et com-
ment une version renouvelée du paradoxe de Zénon a englué la plupart
des grands scientifiques de la première moitié du siècle dans un certain
horizon intellectuel, en les empêchant d' « inventer» le concept moderne
de trou noir. Le lecteur aura aussi le plaisir de découvrir comment la cos-
mologie a obligé les scientifiques à penser jusqu'au bout et dans toute
son ampleur la grandiose conception einsteinienne d'un espace-temps
courbe et dynamique, loin du confort « néo-newtonien » dans lequel ron-
ronnait trop souvent la description relativiste de la banlieue cosmique de
la Terre.
J'espère que ces quelques remarques liminaires, indicatives de la
richesse de ce livre, donneront envie au lecteur de se laisser guider par la
main experte de Jean Eisenstaedt le long des chemins de l'espace-temps
einsteinien.

Thibault Damour,
Professeur à l'Institut des Hautes Études Scientifiques,
Membre del' Académie des sciences.
Remerciements

Avant tout, je voudrais remercier ici tous ceux qui ont lu, relu, par-
couru, annoté, corrigé l'un des manuscrits successifs de ce livre, qui ont
suggéré des modifications ou des variations à un moment ou à un autre
de son élaboration, et en particulier Laurence Bobis, Suzanne Débarbat,
Isabelle de Montety, Nathalie Deruelle, Isabelle Havelange, Jean-Claude
Bouard, Jean-Michel Lemaire, Jérôme Martin, Bernard Pire, Christine
Trécul.
Je veux remercier tout particulièrement Thibault Damour, non seu-
lement pour sa chaleureuse préface, sa lecture et ses annotations attenti-
ves du manuscrit, mais aussi pour avoir pris le temps, tout au long de ces
années, de m'aider à comprendre certains points délicats. À ce propos, je
veux également remercier chacun, professeurs, collègues, amis, qui
m'ont appris ceci, aidé à comprendre cela, avec lesquels j'ai travaillé,
transpiré, bataillé parfois, à propos d'une interprétation, d'une technique
ou d'un concept qui n'étaient pas clairs à mes yeux.
Je voudrais aussi remercier très chaleureusement mes collègues des
bibliothèques où j'ai traîné mes guêtres à l'occasion de l'élaboration de
ce livre, ceux de l'Institut Henri Poincaré, de Sciences et Société de Jus-
sieu, de !'Observatoire de Paris, sans compter bien d'autres établisse-
ments à Paris ou ailleurs, et sans oublier les bibliothèques étrangères,
celle de Princeton où j'ai passé des nuits, celle d'Harvard où je lisais
Einstein mais aussi Molière.
Mes remerciements vont aussi à Diana Barkan, Michel Janssen,
Christoph Lemer et Robert Schulmann des Collected Papers of Albert
Einstein, à Zeev Rozenkranz, curateur des archives Albert Einstein ainsi
qu'à Anne Kox. Je remercie également Pierre Guillerrnier, Patrice Hello
et Yannick Mellier.
8 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Je n'aurais garde enfin d'oublier CNRS ÉDITIONS, en particulier


Marie Bellosta, Anne Manney et Maurice Poulet, pour le soin apporté à
la réalisation de cet ouvrage.

Pour ce retirage je veux remercier tout particulièrement Jean-


Claude Houard qui a bien voulu relire attentivement l'ensemble de
l'ouvrage. Je veux aussi remercier Plinio Baptista, Luc Blanchet, Jean
Chapront, Moti Feingold, Daniel Kennefick, Michel Toulmonde, qui
m'ont signalé et permis de corriger tel ou tel point.
Enfin je remercie Liliane Bruneau, Pascal Rouleau et Thierry Poulet
de CNRS Éditions qui ont apporté, une fois de plus, patience et compé-
tence à ce tirage.
Jean Eisenstaedt
Paris, octobre 2003
Introduction
Une théorie difficile

«Une nouvelle vérité scientifique ne triomphe pas parce qu'elle convainc


ses adversaires et qu'elle leur fait voir clair, mais plutôt parce que ses
adversaires meurent et qu'une nouvelle génération grandit, à laquelle les
nouvelles idées sont devenues familières » (Max Planck) 1.

La relativité générale, c'est-à-dire la théorie de la gravitation d'Eins-


tein, a longtemps eu la réputation d'être une théorie incompréhensible.
Les raisons de cette incompréhension sont nombreuses ; elles ne sont cer-
tes pas toutes techniques ; mais elles ne sont pas non plus simplement
idéologiques. Repenser l'espace-temps, accepter que la géométrie ne soit
pas celle à laquelle nos sens (et nos études) nous ont habitués, que l'uni-
vers soit courbé, représente un vrai travail, en particulier sur soi-même.
Cela avait bien mal commencé avec la relativité restreinte, difficile-
ment comprise. Ainsi, en 1959, quatre ans après la mort d'Einstein, Max
von Laue, un grand physicien théoricien confiait à Margot Einstein, la
belle-fille d'Albert Einstein, sa difficulté à bien comprendre le mémoire de
1905 sur la relativité restreinte et les quarante ans qu'il lui avait fallu pour
y parvenir:«[ ... ) lentement, mais sûrement, un monde nouveau s'ouvrait
devant moi. Je dus y consacrer bien des efforts[ ... ). Tout spécialement des
difficultés d'ordre épistémologique me mettaient fort dans l'embarras.
J'estime n'en être venu à bout qu'à partir de 1950, à peu près 2. »
Cette confidence de Max von Laue, un physicien familier d'Eins-
tein, prix Nobel de physique, auteur de très bons ouvrages sur la relati-
vité, doit nous permettre au seuil de ces Chemins de l'espace-temps
d'accepter notre propre difficulté à bien comprendre la relativité. Nous
ne sommes pas seuls dans ce cas ; nombreux sont ceux qui, à des degrés

1. Max PLANCK, cité par L. S. l'EUER, 1974, p. 151.


2. Max von Laue à Margot Einstein, 23 octobre 1959; cité par G. HOLTON, 1981, p. 165.
10 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

d'ailleurs divers, ont eu du mal avec la relativité, résistant à ses idées, à


sa logique, à ses conséquences. Les erreurs sont monnaie courante, qui
nous aideront, je l'espère, à mieux entendre la théorie.
La difficulté de comprendre «la» relativité (on confondait souvent
théorie restreinte et générale) fut, au début du siècle, si partagée qu'elle
donna naissance à une petite histoire sans doute apocryphe, bientôt devenue
un mythe selon leqµel seules trois personnes comprenaient la théorie d'Eins-
tein. Mais il semble bien que ce mythe s'appuie sur une histoire vraie ...
Nous voilà reportés, le 6 novembre 1919, dans le Hall de Carlton
House, à Londres. Présidée par sir J.J. Thomson, la réunion exception-
nelle de la Royal Society consacrée aux résultats des expéditions anglai-
ses vient de se terminer : la relativité générale est« vérifiée ».Eddington
très entouré, le héros du jour, bavarde avec ses collègues. Ludwik Sil-
berstein, un petit homme barbu, relativiste bien connu et auteur d'un
manuel de relativité restreinte tout à fait honnête, grand amateur de dis-
cussions acharnées et de polémiques bruyantes, très sûr de lui et de son
grand esprit, se mêle au groupe et échange quelques politesses insistantes
avec un Eddington amusé. On badine, on amuse la galerie avec de vains
propos. Silberstein hèle Eddington distrait :
« - N'est-il pas vrai, hélas, mon cher Eddington, que trois personnes seu-
lement comprennent la relativité ? »
Silberstein, sfir de son coup, espère bien entendu la réponse polie qui
s'impose:
« - Mais, à part Einstein, qui, mon cher Silberstein, qui, sinon vous ... et
moi si vous le permettez ... ».
Pourtant, Eddington reste distant, silencieux, amusé. Silberstein reprend :
« - Sans doute s'agit-il, cher ami et néanmoins collègue, d'Einstein, de
vous-même, mais ... »
« - Mais, coupe Eddington, imperturbable, mais je me demande bien qui
peut être le troisième 3 ... »
Dans une rue de Cambridge, plus de deux cents ans plus tôt, croisant
Newton, un étudiant remarquait sotto voce : «Voilà l'homme qui a écrit
un livre que ni lui ni personne d'autre ne comprend. » 4
Décidément, la gravitation ne semble pas d'un abord facile ...
Pourtant, la relativité n'est certainement pas la chose au monde qui
soit - malgré la rumeur publique - la plus difficile à comprendre ; aussi
bien ce n'est évidemment pas, loin de là, la seule théorie qui nous résiste
ou qui nous rende rêveur ... De savoir les difficultés des meilleurs nous
permettra peut-être de mieux accepter nos difficultés, de nous satisfaire
des limites de notre compréhension, bref d'avancer.

3. D'après CHANDRASEKHAR, 1979, p. 216.


4. D'après CHRISTIANSON, 1984, p. 291.
Chapitre premier

La vitesse de la lumière
et la physique classique

La cinématique est aux fondements de la physique, c'est la science


des relations entre l'espace et le temps; elle permet de décrire le mouve-
ment des corpuscules sans s'inquiéter des raisons de ce mouvement. Elle
constitue le cadre de la physique.
Jusqu'en 1905, c, la vitesse de la lumière, n'intervenait ni dans les
équations de la cinématique ni dans celles de la gravitation mais elle
intervenait déjà dans les équations de Maxwell.
Ce fut un pas essentiel d'introduire c dans la cinématique, un pas
qui permit de passer de la cinématique classique ou galiléenne à la ciné-
matique relativiste, la relativité restreinte. Le pas suivant introduira c
dans les équations de la gravitation et ce sera la relativité générale.
La lumière joua un grand rôle dans cette démarche. La lumière,
c'est un problème qui tracasse Einstein depuis toujours. À seize ans, il se
demande déjà ce qui se passerait s'il tentait de poursuivre une onde lumi-
neuse avec la vitesse de la lumière I. Une question difficile comme le
sont si souvent les questions naïves. L'onde semblerait-elle de quelque
manière arrêtée, gelée dans l'éther? Ou se propagerait-elle comme si de
rien n'était? Il en conclut qu'une «chose pareille ne semble pas
exister».
Revenons-en tout d'abord aux expériences très classiques - qui
datent précisément du temps de Newton - où il est question de la mesure
de c, au temps de la découverte du retardement de la lumière, une expres-
sion qui exprimait que la vitesse de la lumière était finie, ce que Romer
venait de montrer.

1. A. EINSTEIN, 1949. OCE. vol. 5, p. 39.


Par OCE nous désignerons les œuvres choisies d'Einstein (OCE) traduites en français par
Françoise Balibar entourée de plusieurs collaborateurs dont la publication a été assurée aux Éditions
du Seuil. J'y ferai référence sous la forme : OCE, vol. X, p. x.
12 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

De Riimer à Bradley 2
Louis XIV règne et Colbert est aux affaires. L'Observatoire de Paris
vient d'être créé et l'on souhaite, afin d'améliorer la facture des cartes du
pays, bénéficier des excellentes observations astronomiques que Tycho
Brahe avait faites un siècle plus tôt à Uraniborg, ce qui permettrait une
meilleure détermination des longitudes. Afin de pouvoir les utiliser, il fal-
lait les réduire au méridien de Paris et il était donc indispensable de con-
naître avec précision la différence en longitude entre les deux observatoi-
res. Deux raisons pour que Jean Picard entreprit le voyage au Danemark.
Là-bas, il fut assisté par un jeune Danois de vingt-sept ans, Oie Christen-
sen Rômer, qui étudiait précisément les observations laissées par Tycho
Brahe. Picard, très impressionné par le jeune Rômer, le ramena à Paris au
cours de l'été 1672. Logé à !'Observatoire de Paris, Rômer prit dès lors
une part active à la vie scientifique parisienne. Bientôt nommé précepteur
du Dauphin, il obtint une pension de Louis XIV. Au-delà de son activité
astronomique pour laquelle il ne ménagea pas sa peine, il participa à de
nombreux projets et en particulier à celui del' adduction d'eau à Versailles.
Les observations de Tycho Brahe furent bientôt disponibles ainsi
que celles faites durant le voyage de Picard. La détermination des longi-
tudes nécessitait que l'on observât une même étoile au même instant,
visible aux deux lieux dont on voulait déterminer la différence de longi-
tude. L'éclipse 3 d'un satellite de Jupiter, observable simultanément par
les deux astronomes, donnait le top permettant la simultanéité des mesu-
res. Des tables prédisant l'apparition des éclipses étaient disponibles. Il
s'avéra qu'il y avait là des divergences notables entre les prévisions des
tables de Cassini et les observations : jusqu'à plusieurs minutes de temps,
ce qui semblait incompréhensible en raison dela précision des mesures.
Les prédictions de Cassini pour les éclipses du premier satellite de
Jupiter et pour la période d'août à novembre 1676 furent publiées dans
le Journal des Sçavans en août de cette même année. Rômer « annonça
à l'Académie au commencement de septembre, que si sa supposition
était vraye, une émersion du premier satellite qui devoit arriver le
16 novembre suivant, arriveroit 10' plus tard qu'elle n'eût dû arriver par
le calcul ordinaire 4 ». Le 9 novembre 1676, l'émersion était bel et bien
observée par Picard à 5 heures 37 minutes 49 secondes, avec un peu plus
de 10 minutes de retard.

2. À propos des travaux de Oie C. Romer (ou Olaus Roemer). on consultera: R. TATON.
1978.
3. Il s'agitde la disparition du satellite derrière la planète ; l"instant de la disparition se nomme
« immersion •, tandis que celui de la réapparition se dit « émersion •.
4. B. LE BOUYER DE FONTENELLE, 1676; cité par S. Débarbai, in R. TATON, 1978, p. 146.
LA VITESSE DE LA LUMIÈRE ET LA PHYSIQUE CLASSIQUE 13

Rêimer s'intéresse donc aux tables relatives aux éclipses d'un satel-
lite de Jupiter. Pour lui, bon copernicien, un satellite doit obéir aux lois
de Kepler ; ses éclipses, immersions et émersions, récurrentes, cycliques,
devraient être régulières, périodiques. Les tables devraient faire apparaî-
tre une périodicité absolue des éclipses d'un satellite particulier. Mais,
précisément, tel n'est pas tout à fait le cas. Passons sur les discussions et
polémiques de l'époque car d'autres hypothèses que «le mouvement
successif de la lumière », comme on disait alors, seront faites, et en par-
ticulier que cette irrégularité des mouvements apparents des satellites de
Jupiter pourrait être due à l'influence perturbatrice d'un autre satellite.
Pour Rêimer, cette irrégularité du mouvement apparent d'un de ces satel-
lites est liée au retardement de la lumière, à ce que ~la lumière ne se
transmet pas dans l'instant», comme on disait encore. En fait, si l'on met
à part les irrégularités liées aux autres satellites, le mouvement de Io, le
premier satellite, est parfaitement périodique : éclipsé dans le cône
d'ombre de Jupiter, il disparaît à des dates très régulières, décalées l'une
de l'autre par un intervalle de 1,769 jour. Mais telle n'est pas l'image que
l'on en reçoit qui dépend de la distance, variable, à laquelle on l'observe.
C'est que la distance de Jupiter à la Terre varie beaucoup dans l'année,
fonction des mouvements des deux planètes autour du Soleil. Si le satel-
lite est plus ou moins loin de la Terre à une époque qu'à une autre (parce
que Jupiter s'est éloigné ou rapproché), l'image de cet événement,
immersion ou émersion, portée par la lumière, arrivera plus ou moins tôt.
Ainsi donc faut-il distinguer entre le moment de l'émersion d'un satellite
et celui de l'observation de cette émersion. Ce qui ne changerait rien au
film de l'événement si la distance de Jupiter à la Terre ne variait pas, si
le décalage entre le temps de l'émersion et celui de son observation
terrestre était constant: on recevrait alors le film décalé (du temps
- quelques dizaines de minutes - que la lumière met à parcourir la dis-
tance entre Jupiter et la Terre) mais non pas déformé. Dans la mesure où
la distance entre Jupiter et la Terre varie, cette variation (qui peut attein-
dre quelques minutes) se reflétera dans les tables apparentes des phéno-
mènes observés.
Le 21novembre1676, Rêimer lut à l'Académie son mémoire dans
lequel il «démontre que pour une distance d'environ 3 000 lieues, telle
qu'est à peu près la grandeur du diamètre de la Terre, la lumière n'a pas
besoin d'une seconde de temps» grâce à un «moyen tiré des observa-
tions du premier satellite de Jupiter 5 ».

5. O. RôMER, 1676. On trouvera l'article de Romer ainsi qu'une analyse de ses observations
à la fin de celui S. Débarbai, in R. TATON. 1978, p. 151-154. De l'estimation de la valeur d'une lieue
commune de France, on déduit la vitesse de la lumière selon Romer, une valeur qui est de l'ordre de
215 000 kilomètres par seconde, grosso modo inférieure de 30 % aux mesures modernes.
14 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Figure 1. En 1676, Romer effectua une première mesure de la vitesse de la


lumière à !'Observatoire de Paris.

Le satellite Io (I) est éclipsé dans le cône d'ombre Jupiter. On a


figuré deux éclipses de Io, I 1 et I 2 à quelques mois d'intervalle. Dans le
premier cas (T 1-I 1), la Terre (T) est plus loin de Io que dans le second
(TrI 2). Le temps de parcours de la lumière sera différent et aura une inci-
dence sur les tables des éclipses.
Moins d'une année après sa parution dans le Journal des Sçavans,
une traduction de l'article de Romer est publiée dans les Philosophical
Transactions. Et le retardement de la lumière trouve en John Flamsteed, le
Royal Astronomer installé à !'Observatoire de Greenwich près de Londres,
auquel Romer rend visite en 1679, un avocat convaincu - Flamsteed qui
plaide sans doute la cause de Romer auprès de Newton, qui est d'autant
plus aisément acquis à cette idée que ses théories la rendent en fait néces-
saire. Mais il faudra la découverte de l'aberration par Bradley quelque cin-
quante ans plus tard pour que chacun soit vraiment convaincu du
« mouvement successif» de la lumière, de ce que la vitesse de la lumière
est finie.
À la fin des années 1720, James Bradley, professeur d'astronomie à
Oxford qui succédera à Edmond Halley (l'homme de la comète !)
comme Royal Astronomer, cherchait à mettre en évidence le phénomène
de parallaxe, c'est-à-dire la variation de la position apparente d'une
étoile fixe due au déplacement de l'observateur terrestre. Un simple pro-
blème de perspective : si la Terre se déplace vraiment autour du Soleil
comme on le pensait après Copernic, l'image du ciel doit s'en trouver
LA VITESSE DE LA LUMIÈRE ET LA PHYSIQUE CLASSIQUE 15

changée en fonction des saisons : les étoiles les plus proches devraient se
déplacer sur le fond du ciel par rapport aux étoiles les plus éloignées. Un
phénomène aussi nécessaire, car il s'agit là de la pierre de touche de
l'hypothèse copernicienne, que difficile à observer.
Bradley ne parvient pas à observer de parallaxe mais découvre un
autre phénomène, très curieux, l'aberration annuelle qui, en quelque
sorte, fait voir lui aussi le mouvement annuel de la Terre ; les étoiles
fixes semblent en effet décrire dans la lunette une toute petite ellipse,
sœur, image ou projection de la trajectoire de la Terre autour du Soleil.
Aussi bien Bradley en donne-t-il rapidement une explication en remar-
quant que la vitesse de la lumière en provenance des étoiles fixes se com-
pose avec celle de la Terre.
L'aberration annuelle faisant intervenir le rapport entre la variation
saisonnière de la vitesse de la Terre et la vitesse de la lumière, toute varia-
tion de la vitesse de la lumière d'une étoile devrait pouvoir être décelée
par une variation de l'angle d'aberration. Or, dès le xvrne siècle, les
mesures les plus précises indiquaient une très grande constance de l'angle
d'aberration annuelle, ce qui laissait penser que la vitesse de la lumière
émise par les étoiles et mesurée par un observateur terrestre était cons-
tante. Mais comment concilier ce fait d'observation avec la constance
(supposée) de la vitesse d'émission de la lumière par les étoiles, avec la
(probable) vitesse propre des étoiles, avec les variations diurnes aussi
bien qu'annuelles de la vitesse de l'observateur terrestre? Bref, les évi-
dentes variations de la vitesse relative de l'observateur par rapport à la
source devraient se répercuter sur la vitesse de la lumière mesurée sur la
Terre et donc sur l'angle d'aberration. Il y a là quelque chose d'étrange.
Comment se fait-il que la vitesse de la lumière semble constante?

Les lectures de voyage d' Arago


En 1806, François Arago a vingt ans ; frais émoulu de !'École poly-
technique fondée depuis peu, il a déjà réalisé, en collaboration avec Jean-
Baptiste Biot, physicien averti, un travail important « sur les affinités des
corps pour la lumière». À la fin de l'année, ils partiront tous les deux en
mission en Espagne. Pour prolonger la méridienne de Cassini, ils réali-
sent des mesures géodésiques qui permettront de dessiner l'axe méridien
centré sur !'Observatoire de Paris, axe à partir duquel on réalisera la car-
tographie de l'Espagne. Comme d'autres auraient pris un roman, ou un
livre de poèmes, Arago a emporté l'Opticks de Newton avec lui 6. Nul

6. L' Opticks de Newton est paru en 1704 en latin et connaîtra une traduction française :
1. NEWTON, J720.
16 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

OCCI •

VJ.NT..AL.

Figure 2. « Carte de France corrigée par Ordre du Roy sur les Observations de
Mrs de l'Académie des Sciences ».
En 1693, sous la direction de Picard et grâce aux nouvelles
méthodes astronomiques, le pourtour du royaume fut levé pour la
première fois. On s'aperçut alors que les côtes de Bretagne étaient
notablement plus proches de la capitale qu'on ne le croyait, au grand
dam de Louis XIV qui, voyant son territoire rétréci, aurait déclaré
non sans humour:« ces messieurs del' Académie, avec leurs chers
travaux, m'ont enlevé une partie de mon royaume». Cliché
Observatoire de Paris.

doute que tandis qu'il attend sur les sommets des monts espagnols que
les conditions météorologiques soient optimales pour ses visées, il lit, il
étudie, il annote l' Opticks. Comme tous les physiciens, les astronomes,
les philosophes, Arago est un newtonien convaincu.
Arago connaîtra une mission mouvementée : fait prisonnier par les
« barbaresques », il ne rentrera que trois ans plus tard en France. Dès son
retour en 1809, il reprend cette question et se plonge dans un programme
de mesures : il s'agit de mettre en évidence la différence de vitesse de la
lumière provenant d'une étoile donnée selon que l'observateur s'en
approche ou s'en éloigne. Puisque la vitesse de la Terre par rapport à
l'étoile change de sens du soir au matin, tout simplement à cause de la
rotation terrestre, il suffit d'observer une même étoile matin et soir.
LA VITESSE DE LA LUMIÈRE ET LA PHYSIQUE CLASSIQUE 17

Figure 3. Vue de !'Observatoire de Paris côté sud. Gravure extraite des


Observations astronomiques faites à /'Observatoire de Paris, 1837-
1846. C'est à !'Observatoire de Paris qu' Arago tenta de mettre en
évidence des différences quant à la vitesse de la lumière. Cliché
Observatoire de Paris.

Supposons en effet que, dans l'hémisphère Nord, on observe un matin,


juste avant le lever du Soleil, une étoile située à l'ouest ; notre télescope
est alors entraîné par la rotation de la Terre vers l'est, et donc la vitesse
des corpuscules lumineux venant de l'étoile en question devrait être
égale à la vitesse d'émission de la lumière, diminuée de la vitesse de rota-
tion de notre observateur. Le soir, le télescope dirigé vers l'est, on
observe la même étoile : la lumière de celle-ci aura alors une vitesse qui
devrait être celle d'émission, augmentée de la vitesse tangentielle du
télescope, entraîné par le mouvement de rotation de la Terre.
Mais comment mesurer la vitesse de la lumière? Afin d'analyser la
lumière ; provenant de létoile en question, Arago utilisait un prisme
pensé dans le cadre de l'optique de Newton qui servait de théorie de réfé-
rence, c'est-à-dire à comprendre (croyait-il) ce qu'il faisait, ce qu'il
voyait, à interpréter ses résultats. Car, selon loptique de Newton, que
l'on appelait alors la théorie del' émission, l'angle de réfraction à la sortie
du prisme varie en fonction de la vitesse du corpuscule incident. Arago
s'attendait donc à ce que l'angle de réfraction de son faisceau dépendît
18 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Figure 4. Portrait d' Arago par S. M. Cornu (1840). Astronome, physicien,


homme politique, Arago (1786-1853) fut une figure de la
République aux temps du romantisme. Cliché Observatoire de Paris.

de la vitesse du corpuscule lumineux incident et ne fût pas le même le


matin et le soir, ni à six mois d'intervalle. En fait, il n'observa rien :
l'angle de réfraction était précisément le même matin et soir, et donc la
vitesse de la lumière semblait être la même matin et soir, que l'observa-
teur s'éloignât ou se rapprochât de la source. C'était là un résultat bizarre,
insensé. Comment se faisait-il que la vitesse relative d'un corpuscule
lumineux ne fût pas la somme (vectoriellement construite, c'est-à-dire
avec la règle du parallélogramme) de la vitesse d'émission, de celle de
l'observateur et de celle de la source? À moins que l'optique de Newton
ne ffit erronée et que la réfraction ne ffit pas fonction de la vitesse du cor-
puscule lumineux incident ?
Arago hésita longtemps à mettre en cause l'optique de Newton,
intouchable. Il ne pouvait évidemment pas même songer à toucher à la
cinématique, à la loi d'addition des vitesses. Ainsi ne se résolut-il que
plus tard à délaisser la théorie de l'émission de Newton pour soutenir les
travaux d'optique ondulatoire d'Augustin Fresnel, un ingénieur des
LA VITESSE DE LA LUMIÈRE ET LA PHYSIQUE CLASSIQUE 19

Ponts et Chaussées passionné par l'optique. À la suite de nombreux tra-


vaux, en particulier ceux de Thomas Young, un médecin anglais, bien
d'autres résultats, liés à la découverte des interférences, de la polarisa-
tion, allaient dans le même sens, plaidant pour une théorie ondulatoire.
Favorable aux Bourbons, Fresnel se porte contre !'Empereur de retour de
l'île d'Elbe; durant les Cent-Jours il est exilé en Normandie et peut se
consacrer à ses chers travaux. Ainsi passe-t-on, lentement, de l'optique
corpusculaire newtonienne à !'optique ondulatoire de Young et Fresnel.

Fresnel, une physique de la lumière


Fresnel 7 rendit compte du résultat négatif d' Arago en introduisant
l'éther, un fluide subtil partout présent mais qui ne s'exprime qu'au tra-
vers de la propagation de la lumière. Afin de rendre compte des apparen-
ces, Fresnel supposait que la lumière était une onde portée par un éther
partiellement entraîné par les milieux réfringents 8 tout en demeurant
indétectable.
Évidemment tous les newtoniens ne baissèrent pas aussitôt les bras,
en particulier en France ; il faudra attendre l'expérience de Fizeau au
beau milieu du xrxe siècle pour vaincre les dernières résistances. Selon
la théorie de l'émission de Newton, la vitesse de la lumière devait être
plus importante dans l'eau que dans l'air tandis que la théorie de Fresnel
prédisait précisément le contraire. C'était donc là une expérience claire,
cruciale, mais techniquement difficile, une expérience qui, infirmant
définitivement l'optique newtonienne, confirma celle de Fresnel. Domi-
nant le xrxe siècle, la théorie de Fresnel permettra de rendre compte des
lois de la réflexion, de la double réfraction, des interférences, des lois de
la diffraction, de la polarisation, du phénomène des anneaux colorés, et,
avec difficulté, de l'aberration.
Après Arago et Fresnel, on trouvera les noms de Babinet, Stokes,
Hoek, Hertz, Fizeau, Foucault, Mascart, Doppler, Angstréim, Maxwell,
Lorentz 9, toute une littérature ... L'optique ondulatoire dominera désor-
mais le champ: des centaines d'articles, des dizaines d'expériences, une
énorme somme de travaux. Dans la seconde moitié du xixe siècle,
Maxwell puis Lorentz feront le lien entre lumière et électromagnétisme.

7. À propos de l'histoire de la physique de la lumière durant cette période, cf B. MAITIE,


1981 et J. BUCHWALD, 1989.
8. Réfringent: littéralement« qui réfracte• ; il s'agit des milieux, eau, verres, cristaux, dont
lindice de réfraction n'est pas celui du vide, qui par convention est égal à 1.
9. Les articles les plus importants concernant les débuts de la relativité ont été publiés dans
Lorentz et al., 1923. On y trouvera en particulier les articles fondamentaux d'Einstein, de Minkowski,
de Lorentz.
20 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Figure S. L'expérience de Fizeau d'après Arago. Cliché Observatoire de Paris.

À la fin du xrxe siècle l'expérience de Michelson reprend en quel-


que sorte celle d' Arago: il s'agit toujours de comparer la vitesse de deux
rayons de lumière. Mais près d'un siècle a passé et le contexte théorique
et technique est totalement différent. L'optique qu'utilisait Arago a été
abandonnée au profit de celle de Maxwell-Lorentz qui a prolongé, et
amélioré, la théorie de Fresnel, et l'on ne cherche donc plus à déterminer
une différence de vitesse par une différence de l'angle de réfraction. Afin
d'améliorer la précision des mesures, Albert Michelson utilise l'interfé-
rométrie, une technique sophistiquée. Tandis qu'un bras de l'interféro-
mètre est orienté dans le sens du mouvement de la Terre, l'autre y est
orthogonal ; ainsi la vitesse de chacun des deux faisceaux sera-t-elle dif-
férente et l'on attend des différences de temps de parcours et donc des
interférences. Ces expériences furent faites et refaites et leur résultat
étonnant, nul (il n'y a pas d'effet !), désespéra Michelson et plongea le
monde de la physique dans la stupeur. L'éther, bien loin d'être partielle-
ment entraîné, était immobile par rapport à la Terre. C'est un résultat qui
a fait, depuis, le tour du monde et des manuels, et il est peu de lycéens
qui n'en aient entendu parler.
LA VITESSE DE LA LUMIÈRE ET LA PHYSIQUE CLASSIQUE 21

Il n'était évidemment pas question (il faut le dire et le redire) de


remettre en cause la loi d'addition des vitesses et la cinématique gali-
léenne; c'était quelque chose d'impensable, l'homme du xrxe siècle ne
pouvait tout simplement pas affronter cette idée, incohérente avec ses
représentations immédiates, avec son imaginaire physique. N'était-on
pas au temps des chemins de fer, et comment aurait-il été possible de
penser que les vitesses n'étaient pas vraiment additives? Que la vitesse
de la lumière dans le vide était une constante quelle que soit la vitesse de
l'observateur, quelle que soit celle de la source?
Avant que l'on pût admettre la réalité de la non-additivité des vites-
ses, sans doute fallait-il se familiariser avec les phénomènes électriques,
magnétiques, lumineux, qui mettaient en scène des vitesses bien diffé-
rentes. Il fallait manipuler des vitesses de plus en plus grandes ; il fallait
entrer dans un monde où une autre physique commençait, celle de la
lumière, celle de l'électromagnétisme ; la physique des moteurs électri-
ques, par exemple, qui nécessite que puissent être pensés (et donc vus)
les corps en mouvement dans un champ magnétique. Le premier moteur
électrique est construit en 1821 par Faraday sur la base de l'électroma-
gnétisme d'Œrsted, et la première dynamo dix ans plus tard. Les expé-
riences de Heinrich Hertz sur la vitesse de propagation des actions élec-
trodynamiques sont de 1888. Il faudra le temps que tout celas' intériorise,
que tout simplement on s'habitue à la vitesse des électrons. Et il faudra
être très, très, durement tenu par la réalité pour accepter de changer quel-
que chose d'aussi important, d'aussi fort, d'aussi évident (y compris et
d'abord sur le plan psychologique) que la cinématique galiléenne, pour
accepter de modifier les rapports entre l'espace et le temps. La révolution
relativiste tient d'abord dans cette terrible modification de la vision du
mouvement, dans ce deuil d'une physique classique que l'on pensait
avoir compris et qu'il fallut abandonner.

La cinématique comme science du mouvement

Insistons, autrement et une fois de plus, sur la logique de ce genre


d'expériences. On pouvait s'attendre à ce que la vitesse de la lumière
dépendît de celle de la personne qui la mesure mais aussi de celle de sa
source. Si je vois passer ce fameux train qu'Einstein immortalisera, les
vitesses que je mesure depuis le quai (que ce soit celle de la bille qui roule
sur le plancher du train, ou celle des corpuscules lumineux du faisceau
d'une lampe de poche que tient un voyageur éberlué) doivent tenir
compte du mouvement du train et donc de sa vitesse par rapport au quai.
On sait que, dans le cas le plus simple où ces vitesses ont le même sens,
22 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

elles s'ajoutent : la vitesse de la bille par rapport au quai sera celle de la


bille par rapport au train à laquelle il faut ajouter celle du train par rapport
au quai : il y a additivité des vitesses. Cela est si simple que cela semble
même un peu« simplet». C'est ce que nous promet la cinématique clas-
sique, la science qui permet de décrire le mouvement apparent des cor-
puscules sans s'inquiéter de ses raisons, la science du cinéma des parti-
cules.
Jusqu'à la fin du x1xe siècle, la cinématique classique, c'est la ciné-
matique galiléenne, qui ne met rien d'autre en jeu que l'espace et le
temps, et les concepts qui en découlent : vitesse et accélération. La ciné-
matique, c'est la science du mouvement. De ce qu'est le mouvement
dans l'espace et de par le temps. De ce qu'est l'échange des informations
dans l'espace et le temps, dans l'Univers. C'est évidemment la première
des sciences physiques puisque toute physique va l'utiliser. C'est la
science des fondements de la physique.
On utilise alors comme espace physique ce que j'appellerai par
commodité un espace newtonien, qui, d'un point de vue mathématique,
est un espace euclidien de dimension trois (en substance largeur, lon-
gueur et hauteur) plus le temps absolu, d'où les trop fameuses quatre
dimensions qui ne datent d'ailleurs pas d'Einstein. Trois dimensions
dans un espace où l'on définit une distance banale et absolue, plus un
temps lui-même absolu. Absolu ne signifiant rien d'autre que son indé-
pendance totale à l'égard de tout phénomène ; qui permet de définir une
vitesse banale : la distance que divise la durée. Et qui implique donc le
théorème, tout aussi banal, d'addition des vitesses. Dans ce cadre newto-
nien, la vitesse du voyageur d'Einstein par rapport au quai, c'est celle du
voyageur par rapport au train (il marche d'un bout à l'autre du train pen-
dant le voyage, montant en queue et descendant en tête), plus la vitesse
du train par rapport au quai. Et cela se démontre très sérieusement. À
condition de poser que l'espace est bien «newtonien» et que la vitesse
n'est rien d'autre que la distance que divise la durée. Bref, à condition
d'accepter ces (trop) simples définitions évidentes ...
Prenons le temps de cette démonstration, afin de bien nous persua-
der de son évidence et donc de bien voir le fossé que va ouvrir sa mise en
cause : afin de mieux comprendre la difficulté qu'auront les physiciens à
accepter que ne soient pas justes ces conclusions si claires.
Un voyageur monte en queue d'un train de cent mètres de long et
qui va parcourir, en une heure, cent kilomètres. Notre voyageur descen-
dra en tête. Il aura donc parcouru cent kilomètres et cent mètres tandis
que, durant le même temps, le train (l'avant du train) n'aura parcouru que
cent kilomètres. La vitesse de notre voyageur sera donc de cent kilomè-
tres à l'heure, celle du train, plus cent mètres à l'heure (ou encore de
LA VITESSE DE LA LUMIÈRE ET LA PHYSIQUE CLASSIQUE 23

0,1 km à l'heure qui est sa vitesse par rapport au train), soit de 100,l kilo-
mètres à l'heure. Bref, tout se résume ici à une addition: 100,l = 100
+ 0,1. Il y a bien addition des vitesses. C.Q.F.D.
Toute la cinématique classique tient dans ce petit raisonnement. Si,
comme les expériences de Michelson !'ont prouvé, ce théorème d'addition
des vitesses n'est pas valable, en particulier pour la lumière, c'est que quel-
que chose n'est pas juste dans nos hypothèses de départ : l'espace absolu ?
le temps absolu? la définition de la vitesse? Mais où est l'erreur? Néces-
sairement dans les concepts et les définitions physiques car le reste n'est
que mathématique !
La solution la plus convaincante que !'on ait trouvée, ce sera la rela-
tivité restreinte. On ne conservera pas grand-chose de nos hypothèses de
départ, et en tout cas ni le temps absolu de Newton ni la définition de la
vitesse. Mais, surtout, dans cette nouvelle cinématique apparaîtra une
nouvelle constante de la physique, c. On ne pourra ajouter deux vitesses
sans qu'apparaisse c. On ne pourra plus faire de cinématique sans c, on
ne pourra plus faire de physique sans c.
Encore faut-il nuancer ce propos. On ne pourra plus faire de physi-
que des mouvements rapides (ni des hautes énergies) sans faire intervenir
c. Mais si les vitesses des phénomènes étudiés sont faibles, alors bien sOr
la cinématique classique reste valable. La nouvelle cinématique n'aura
d'intérêt que si les vitesses impliquées sont importantes face à la vitesse
de la lumière; c n'intervient qu'à travers une correction en« vie». Cela
se voit très clairement dans la nouvelle formule d'addition des vitesses
(voir encadré 1) *.

Les onze hypothèses de Lorentz 10

À la fin du xixe siècle, Hendrik Antoon Lorentz, professeur à l'uni-


versité de Leyde aux Pays-Bas, ne devait pas faire moins de onze hypo-
thèses différentes pour rendre compte de ces phénomènes ; une théorie,
un ensemble théorique, que !'on appelait l'électromagnétisme des corps
en mouvement. C'est beaucoup. Henri Poincaré s'intéressait de très près
à cette question et disait de Lorentz: «S'il s'en est tiré, ce n'est qu'en
accumulant les hypothèses I I. » À quoi Lorentz répondait : « Assuré-
ment, ce parti d'invention d'hypothèses particulières, chaque fois qu'un

* Les encadrés sont placés à la fin de chaque chapitre.


10. À ce propos cf G. HOLTON, 1981, en particulier p. 130-184.
11. Poincaré, 1906, p. 187; cité in G. HOLTON, 1981, p. 150.
24 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Figure 6. De gauche à droite : Albert Einstein, Hendrik Antoon Lorentz, Arthur


Eddington. © AIP Emilio Segré Visual Archives.

résultat expérimental nouveau est obtenu, est quelque peu artificiel. Il


serait plus satisfaisant de réussir à établir, au moyen de certaines hypo-
thèses fondamentales[ ... ], que de nombreux effets électromagnétiques ne
dépendent pas du déplacement du système 12. »
Lorentz est alors le meilleur spécialiste de la question, celui qui a le
mieux en main lensemble des informations, théories ou tentatives
théoriques, expériences diverses, et leurs explications possibles. Sans
doute en sait-il trop, est-il trop bien pris dans le tissu des raisonnements
alors classiques, dans le système de la physique du x1xe siècle. Il a dans
cette histoire le rôle d'un conservateur tandis qu'Einstein tient celui
d'un révolutionnaire qui remet totalement en cause les concepts fonda-
mentaux de la physique classique ... Bref, il s'agit d'un conflit de généra-
tions 13.
Tel est, schématisé à l'extrême, le tableau qu'Einstein - qui a, il faut
le souligner, une immense admiration pour Lorentz - trouve devant lui
au début du siècle ; un tableau dont il ignore, et c'est bien ainsi, beaucoup
de faits. Nous en ferons autant ici. L'ignorance, parfois, a du bon.
«Mieux vaut une tête bien faite que bien pleine», un dicton qui s'appli-
que assez bien à Einstein. Parce qu' il faut une grande liberté d'esprit pour
oser recomposer le tableau de la physique. C'est un tout jeune homme, il
ne doute de rien. Tentons de le suivre !

12. H. A. LORENTZ, 1904, p. 13.


13. Pour reprendre le titre du livre de L. FEUER. 1974.
LA VITESSE DE LA LUMIÈRE ET LA PHYSIQUE CLASSIQUE 25

Ainsi, au début du :xxe siècle, la physique fondamentale est partagée


en deux grandes sections. D'un côté, la vision ondulatoire concerne Je
son, la lumière et l'électrodynamique. De lautre, la mécanique newto-
nienne est limitée aux particules matérielles, à l'exclusion de la lumière.
À l'intérieur de la mécanique newtonienne, on distingue la cinématique
(la description mathématisée du mouvement), que symbolise Galilée, et
la dynamique (létude du mouvement associé aux forces qui en sont les
causes), qui est l'œuvre de Newton. Cette mécanique newtonienne, ce
monument de la science moderne qui, comme par hasard, a pour nom les
Principia 14, est, elle aussi, basée sur des principes qui ont pour noms
axiomes, définitions, des principes qui ne sont d'ailleurs pas tous expri-
més clairement mais qui s'imposent à tous. Enfin, la théorie de la gravi-
tation de Newton fait donc partie de la dynamique ; au début du siècle,
elle semble défier l'éternité. Aujourd'hui encore (voir chapitre 10), elle
suffit largement à décrire l'essentiel de la dynamique du système solaire
mais est tout à fait insuffisante pour faire face à lastrophysique et à la
cosmologie (voir chapitres 14 et 15).

Ainsi peut-on, a posteriori, comprendre les difficultés auxquelles


on se heurta tout au long du XIXe siècle. C'est qu'il fallut construire une
optique bizarre, contournée, controuvée, en effet, en quelque sorte inven-
tée de toutes pièces ; une physique qui permettait de concilier des phéno-
mènes mettant en jeu des vitesses de plus en plus grandes (optique puis
électromagnétisme) et une cinématique essoufflée. Une cinématique
dans laquelle c n'avait en fait pas de place, une cinématique qui exigeait,
comme on vient de Je voir, l'addition des vitesses que l'expérience refu-
sait. Au milieu du siècle, et d'une manière étonnante, Maxwell avait
sauté le pas et (inconsciemment) abandonné la cinématique de Galilée en
introduisant une théorie dans laquelle c jouait déjà un rôle fondamental :
c était alors timidement apparue comme une constante importante de la
physique.

Puis la théorie de Fresnel, bientôt celle de Lorentz, et au-delà toute


une partie des travaux du XIXe siècle, remplirent une fonction tampon
entre les cinématiques galiléenne et einsteinienne; et c'est dans ce sens
qu'elles sont peu naturelles, controuvées. Mais ce n'en sont pas moins
des théories importantes, qui ont permis d'avancer dans un champ diffi-
cile, qui ont permis de rendre compte de nombreux phénomènes. D'une
certaine manière, c'est d'ailleurs là précisément Je vrai travail du physi-
cien de base qui doit apporter une solution à des problèmes, au moins

14. [.NEWTON, 1687, trad. fr. 1756.


26 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

pour un temps inextricables. C'était bien le cas et l'on peut a posteriori


apprécier la difficulté de la question qui était alors posée.
Que parfois tout s'éclaire - ce sera le cas en 1905 - est un mystère ;
mais cette lumière ne viendrait-elle pas de ce que l'on a pu élargir son
point de vue de telle sorte que les choses apparaissent plus simples
qu'auparavant, lorsqu'il fallait compenser ce manque par des artifices?
Et !'on a vu par exemple à quel point, bien avant Fresnel, c était déjà
implicitement présent, nécessaire. Aussi bien cette relative simplicité se
paie du deuil de bien des évidences, l'additivité des vitesses, la structure
euclidienne de l'espace. Un deuil que chacun ne va pas consentir aisé-
ment, ce qui laisse entendre pourquoi cette clarté n'est pas partagée par
chacun ...
Tout cela implique que, pour mieux comprendre, pour entendre
plus aisément la relativité restreinte, il ne faut pas trop écouter Fresnel ni
Lorentz et interpréter l'expérience d' Arago plus simplement que son
auteur. Il faut ici oublier l'histoire ! C'est bien ce que font les physiciens
qui doivent alors refondre aussi bien que refonder leur image du monde
physique, une refonte qui exige une sorte d'oubli des anciennes bases de
leur discipline et de ses méandres.
LA VITESSE DE LA LUMIÈRE ET LA PHYSIQUE CLASSIQUE 27

Encadré 1. L'addition des vitesses


Envisageons simplement ici le cas où les vitesses sont toutes
parallèles.
Soit V1 , la vitesse du train par rapport au quai, V2 , la vitesse de
la bille sur le plancher du train.
- Quelle est la vitesse V, de la bille par rapport au quai?
- Élémentaire, mon cher Watson ! V est la somme de V 1 et de
V2: V= V1 + V2.
- Élémentaire ... en cinématique classique ! Car cela ne sera
plus vrai en cinématique relativiste ; on montre qu'alors, c intervient et
que:
V= (V1 + V2)/[1 + V1 V2/o2].
Les vitesses ne s'ajoutent plus.
Évidemment, s'il ne s'agit que de trains et de billes, alors aussi
bien V 1/ c que V2/ c sont petits par rapport à 1 (la vitesse du TGV est
quatre millions de fois plus petite que celle de la lumière, sans parler
de celle d'une bille). On peut alors négliger le terme V 1 V2 /o2 devant
1 de sorte que la précision de la formule d'addition classique est tout
à fait suffisante. Au contraire, s'il s'agit de particules circulant dans un
accélérateur, alors la cinématique relativiste est indispensable.
Remarquons que cette formule permet de montrer que c est une
vitesse limite : si le voyageur de notre train tient une lampe à la main
alors la vitesse du photon émis par cette lampe est V2 = c. Mais la
vitesse de ce photon par rapport au quai est toujours c :
V= (V 1 + c)/[1 + V 1 c/o2] = c.
Il n'y a là aucun paradoxe. Simplement, les vitesses ne sont pas
soumises à une loi d'addition classique mais à une loi d'addition un
peu plus complexe.
Chapitre 2

Lumière et structure
de l'espace-temps

« ... Pour autant que les propositions mathématiques se rapportent


à la réalité, elles ne sont pas certaines, et pour autant qu'elles sont
certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité. » (A. EINSTEIN) 1

Venons-en maintenant aux raisons qui vont mener Einstein à la rela-


tivité restreinte. Ce ne sont pas tant des raisons expérimentales qui le font
douter, car la théorie de Lorentz parvient grosso modo, sinon à expliquer,
du moins à rendre compte de la plupart des phénomènes. Mais il ne sup-
porte pas la complexité, le caractère ad hoc - sur mesure - et controuvé,
de ces explications. Sans doute a-t-il déjà, profondément ancrée en lui,
l'idée que les lois de la physique doivent être simples et ce n'est certai-
nement pas la première qualité de l'électrodynamique d'alors. On ne
s'étonnera donc pas que dans son fameux article de l 905 2, il parte d'une
incohérence, une asymétrie bizarre, entre un phénomène et sa descrip-
tion: «On sait que l'électrodynamique de Maxwell- telle qu'on la con-
çoit habituellement aujourd'hui - conduit, lorsqu'on l'applique à des
corps en mouvement, à des asymétries qui ne semblent pas inhérentes
aux phénomènes 3. »

1. A. EINSTEIN, 1921, p. 123-124; OCE, vol. 5, p. 71.


2. A. EINSTEIN, 1905, CPE, vol. 2, p. 275-315. Traduction française in OCE, vol. 2, p. 31-58.
Par CPE, nous désignerons les « Collected Papers of Albert EinsJein ~ ; l'édition critique des
œuvres complètes d'EinsJein qui a été assurée successivement par John Stachel, Martin Klein, Diana
Barkan entourés de nombreux collaborateurs. Les texJes originaux sont reproduits en langue origi-
nale, l'allemand le plus souvent, les notes sont en anglais. L'édition se poursuit actuellement aux
Princeton University Press. Seuls les premiers volumes sont parus auxquels je ferai référence sous
la forme: CPE, vol. X, p. i-xi.
3. A. EINSTEIN, 1905, OCE, vol. 2, p. 31.
30 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Ainsi ouvre-t-il tout de go son article et c'est déjà tout un pro-


gramme. Mais que veut-il bien dire quant à ces asymétries? C'est qu'il
y a là en effet (pouvons-nous dire aujourd'hui !) dans les explications
alors classiques de ce phénomène, quelque chose de vraiment déran-
geant, d'étrange. Il s'agit de décrire «l'interaction électrodynamique
entre un aimant et un conducteur». Ce dont Einstein s'étonne, après
d'autres physiciens, il faut le dire, c'est en substance qu'on ne traite pas
de la même manière le problème lorsque l'aimant est en mouvement par
rapport à l'éther ou lorsque le conducteur électrique est en mouvement.
Bizarre ! On fait appel à une force électrique si l'aimant est en mouve-
ment, mais à une force magnétique si c'est le conducteur qui se déplace.
L'interprétation théorique du phénomène n'est pas du tout la même dans
les deux cas, elle n'est pas symétrique. Cela est étrange, c'est le signe que
la théorie n'est pas bien accordée à la réalité, qu'elle n'est pas adéquate.
Mais ce n'était pas le seul point important car, dans le paragraphe suivant
de son article, Einstein insiste sur les vaines tentatives qui avaient pour
but de mettre en évidence un mouvement de la Terre refativement à
l'éther. L'impossibilité de mettre en évidence le mouvement de la Terre,
voilà un point qui le frappe bien sfir.
Einstein propose tout bonnement de changer de point de vue. Il
s'agit d'accepter ces résultats d'expériences, réelles ou de pensée, de les
prendre au pied de la lettre. Il est désormais convaincu qu'il s'agit d'une
propriété fondamentale et que toute recherche destinée à mettre en évi-
dence le mouvement de la Terre sera vaine. De là à dire que le concept
de repos absolu est un concept vide, il n'y a qu'un pas qu'il franchit:
« Au concept de repos absolu ne correspond aucune propriété des phéno-
mènes.» Exit l'éther, ce fantôme. C'est là un moment exceptionnel de la
pensée d'Einstein qui se prend à changer de point de vue, à se demander
si, après tout, telle idée a priori si nécessaire, si fortement établie, est
réellement indispensable. Ne pourrait-on s'en passer? On retrouvera
souvent dans son œuvre cette démarche critique, ce changement de point
de vue, ce retournement. Il a une manière très caractéristique de chercher
une réponse aux questions ; en retournant le problème, il vide la question
de tout sens. Et s'il n'y avait pas de problème? Ainsi va-t-il poser la
question de la simultanéité puis celle de lespace absolu. Sa réponse con-
sistera à en nier la possibilité ... La simultanéité n'existe pas plus que
l'espace absolu.
La relativité restreinte aura une importance essentielle pour la pen-
sée d'Einstein, car ce sera pour lui une expérience fondamentale qui mar-
quera sans aucun doute sa manière de travailler. À partir de là, il devien-
dra cet homme de principe, cet homme critique, un partisan du général
mais aussi du minimum. La physique doit être simple.
LUMIÈRE ET STRUCTURE DE L'ESPACE-TEMPS 31

C : une constante de structure


Voyons cela autrement: en commençant par la fin. La relativité res-
treinte est une cinématique, une théorie de l'espace-temps, des relations
physiques entre espace et temps. Qui impose c comme un nouvel élément
de la physique. J'insisterai beaucoup sur le rôle de c. Mais il ne faudrait
pourtant pas donner à c en tant que vitesse de la lumière une trop grande
importance. Car c n'intervient pas tant dans les équations de la cinéma-
tique comme vitesse de la lumière dans le vide que comme la vitesse
limite de tout signal 4. Qui ne coïncide avec la vitesse de la lumière que
dans la mesure où le photon a une masse nulle. En somme, c est plutôt
une constante théorique de structure de l'espace-temps et est liée à la
question de la causalité.
Ainsi, c est un élément essentiel, premier, fondamental de la physi-
que. C'est un point qui aujourd'hui semble banal mais qui a surpris. On
aurait pourtant pu se douter depuis bien longtemps que la lumière avait
quelque chose à voir avec la cinématique et avec la causalité. Depuis la
fin du xvne siècle, depuis Ramer par exemple. L'histoire de Ramer et de
sa mesure de la vitesse de la lumière, sur laquelle nous nous sommes
arrêté un peu plus haut, s'appuie en fait sur une idée assez proche car ce
n'est pas à une mesure instantanée que Ramer s'arrête mais à une suite de
clichés. Ramer a fait du cinéma ... Je m'explique; ou plutôt, je reprends
ce qui peut nous intéresser dans l'analyse de Ramer. Ce qu'il mesure, ce
n'est bien sûr pas le moment même de l'émersion du satellite de Jupiter
mais celui de l'apparence de cette émersion. Ce que l'on reçoit, c'est une
image qui a vieilli et dont l'âge dépend du temps que la lumière a mis pour
nous parvenir. C'est donc de la succession des apparences des émersions
qu'il est question, et l'on reçoit le film des émersions du satellite de Jupi-
ter bel et bien déformé, ralenti ou accéléré, selon le mouvement : comme
le film d'un mouvement périodique qui serait pris d'un train en marche.
En fait, il ne s'agit pas d'un phénomène différent de celui de la variation
de fréquence du sifflet d'une locomotive qui passe, s'approche, s'éloigne
du passant, et dont le son a changé à cause du mouvement de la loco ;
l'apparence des émersions subit un effet Doppler.
C'est pourtant une banalité, un phénomène très commun sur lequel
il suffit de s'arrêter. L'image que l'on voit, l'instantané que l'on se fait
d'un paysage, qui se forment sur la pellicule d'un film ou sur la rétine,
n'ont d'instantané que celui de l'instant de la fermeture du rideau de
l'obturateur et la conscience du photographe. Les différents plans du
paysage que je photographie, mon chat, un arbre, la Lune, quelques étoi-

4. À ce propos cf J. M. LÉVY-LEBLOND, 1976 et 1977. Sur l'histoire de la relativité res-


treinte : A.!. MILLER, 1981.
32 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Figure 1. Andromède, l'objet le plus lointain qui soit visible à l'œil nu.
T.R. Lauer (NOAO), NASA.

les, sont bien pris au même moment mais leurs images n'ont pas le même
âge. Cette image, c'est donc la superposition des ondes que je viens de tra-
quer au même instant sur ma pellicule ; mais même si elles ont été piégées
au même instant, elles ne sont pas nées au même moment et sur la photo
tous ces gens n'ont pas leur âge vrai. Sur les clichés de !'Observatoire
aussi bien que sur nos photos de famille il n'y a d'instantané que le
déclic ; tout le reste, premier plan, arrière-plan et le ciel étoilé, rien n'est
vraiment vu au même instant. Il y a 10-10 secondes, (un dixième de mil-
liardième de seconde), d'écart entre le visage de tel personnage et le chat
assis sur le fauteuil, le nuage a un trois cent millième de seconde de moins.
L'image de la Lune a mis une seconde à nous parvenir, celle du Soleil huit
à neuf minutes et celle de la plus proche étoile ne nous parvient qu'en qua-
tre ans au moins.L'étoile triche de plusieurs années sur son âge ; elle nous
envoie des photos de sa jeunesse. La lumière de certaines étoiles met des
milliards d'années pour nous parvenir. Où est l'instantané?
Car c est omniprésente, et la simultanéité un leurre. Un instantané
est constitué de l'empilement, du feuilletage des plans (au sens de la pers-
pective); il n'a rien de simultané ni d'instantané, sinon la photo elle-
même mais rien que la photo mais à l'exclusion des événements de la
photo. Sur votre rétine, sur votre gélatine, les événements s'empilent, se
superposent, tout en semblant concomitants. L'image est feuilletée des
différents plans du paysage. Il faudrait la découper dans l'épaisseur pour
retrouver chacun des feuillets temporels. Et c'est bien ce que fait Rèimer
LUMIÈRE ET STRUCTURE DE L'ESPACE-TEMPS 33

pour analyser les tables de Cassini : pour comprendre le mouvement des


satellites de Jupiter, il doit introduire la vitesse de la lumière, de la trans-
mission du signal dont il se sert.
Ce n'est pas par hasard si l'on a recours à la lumière car elle fait par-
tie du processus qui nous permet de voir et donc de mesurer. Je vois la
bille qui roule dans le train qui avance. Il y a donc bien un autre larron
qui devient sacrément important, essentiel : la lumière qui nous a trans-
mis le signal. La question se pose, historiquement, dans un contexte
astronomique : il suffit de remplacer la bille par un corpuscule lumineux,
le train par la Terre en mouvement, sans oublier l'astronome qui joue le
rôle du chef de gare. De la même manière, il n'est pas possible de définir
la simultanéité de deux événements distants sans utiliser un signal ; et le
signal qui s'impose, historiquement, c'est le signal le plus rapide que l'on
connaisse, un signal lumineux.
De la finitude de la vitesse de la lumière bien des conséquences vont
découler dont la conscience n'est évidemment pas immédiate, tant
l'habitude, l'évidence, du caractère instantané de ce qui est « vu » est
forte. Et il n'est pas sûr que dès après la découverte de Romer tous les
philosophes de la nature ont bien compris que ce qu'ils observaient
n'était que l'image de ce qui s'était passé quelque temps (et parfois beau-
coup) plus tôt. Il faut bien voir que la découverte de Romer a, quant à
l'image du Monde, une importance extrême, entre autres d'ordre philo-
sophique, sur laquelle on n'a alors, semble-t-il, pas tant insisté. La prise
de conscience des conséquences de la finitude de la vitesse de la lumière
ne se fera que très progressivement puisque c'est seulement à la fin du
x1xe siècle, sinon même au début du xxe siècle, qu'on en tirera toutes les
conséquences pour la cinématique.
Pourtant au tout début du xvme siècle, un philosophe anglais de la
nature, William Whiston faisait une analogie entre le temps que le son
d'un combat met à parvenir à un observateur distant et celui que met la
lumière à venir des cieux, une analogie très parlante : « De la même
manière que l'on entend précisément ce qui se passe sur mer ou sur Terre
lors d'une bataille entre armées, et de choses de ce genre, après qu'un
espace de temps suffisant s'est écoulé pour le passage des messagers,
ainsi toutes les choses qui se passent dans les cieux et qui viennent de là
à nos yeux par le moyen de rais de lumière comme des messages éthérés,
ne peuvent nous parvenir ni être vus avant quelque temps après qu'elles
ont été accomplies; et cela en proportion à leur distances.»
Ainsi l'écoute d'un paysage laisse-t-il entendre les différents plans
de la réalité sonore, sa profondeur, son étendue. Chaque son s'inscrit

5. William WHISTON. 1707, cité par M.A. Hosk.in, in R. TATON, 1978, p. 235-236.
34 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

dans l'espace et dans Je temps, dans l'espace-temps : il est situé et daté.


C'est une analogie qui permet d'accepter plus aisément l'inacceptable:
que l'on puisse voir quelque chose qui n'est plus. Et c'est là une remar-
que utile, qui permet de mieux comprendre, de mieux entendre le rôle de
la lumière dans la cinématique.
Dans la préface de son catalogue de 1802, William Herschel 6 en
était parfaitement conscient : « lorsque nous voyons un objet [ ... ] une de
ces très lointaines nébuleuses [ ... ] les rayons lumineux qui portent son
image à l'œil ont été en chemin durant plus de dix-neuf cent dix mille,
c'est-à-dire presque deux millions d'années et ainsi, en conséquence, il y
a tant d'années, cet objet devait déjà avoir eu une existence dans le ciel,
afin d'envoyer les rayons que nous percevons aujourd'hui 7. »
Et, à un poète qui lui rendait visite en 1813, (il avait alors soixante-
quinze ans), il déclara: «J'ai porté le regard plus loin dans l'espace que
ne le fit n'importe quel être humain avant moi. J'ai observé des étoiles
dont la lumière, cela peut être montré, doit mettre deux millions d'années
pour atteindre la Terre. Qui plus est, si ces corps lointains avaient cessé
d'exister il y a des millions d'années, on pourrait encore les voir, car la
lumière voyage encore après que le corps ait disparus. »
Ainsi, déjà, c est évidemment essentielle pour toute description pré-
cise d'objets tant soit peu lointains. C'est d'ailleurs aujourd'hui - mais
depuis si peu de temps - un sujet à la mode ; car la cosmologie nous
familiarise avec ces idées-là. Aussi bien le big bang, date et lieu de nais-
sance de notre Univers, se trouve-t-il à une quinzaine de milliards
d'années et les distances des nébuleuses s'expriment-elles aussi en
années-lumière, ce qui montre bien, le langage est révélateur, que pour
les astronomes distance et temps sont vraiment liés. Ainsi est-il question
de l'immensité du cosmos, du temps que met la lumière pour nous venir
des étoiles et des galaxies, de l'image que l'on s'en fait: de ce qu'est une
photo du ciel, étrange image du monde, empilement de plans (ce sont en
fait des sphères), de temps, d'événements, qui nous tombent sur la rétine
depuis le commencement du monde.
Mais la vraie nouveauté de la relativité «restreinte», c'est la pré-
sence de c dans les équations de la cinématique, puis, à travers la ciné-
matique, dans toute la physique. c qui devient alors non pas tant une nou-
velle constante de la physique qu'une constante de structure de l'espace-
temps.

6. William HERSCHEL, un astronome anglais qui, à la fin du xvm• siècle, a révolutionné la


vision que l'on avait alors de l'Univers.
7. William HERSCHEL, 1802, in J. L. E. DREYER, 1912, vol. 2, p. 213, cité par E. Harrison,
1990, p. 167.
8. William HERSCHEL, 1813, cité par M.A. Hoskin, in R. TATON, 1978, p. 235.
LUMIÈRE ET STRUCTURE DE L'ESPACE-TEMPS 35

La simultanéité ou le don d'ubiquité


Lorentz tenait, bien entendu, la simultanéité pour un concept pre-
mier, un concept qui n'avait pas à être discuté; il n'était d'ailleurs ni le
seul ni le dernier à penser ainsi. Et comment ne pas le comprendre ?
N'était-ce pas une des évidences les mieux enracinées dans notre manière
de voir? Y a-t-il concept plus évident que celui de simultanéité ? La
simultanéité à distance avait un sens sur lequel il n'était pas même ques-
tion de s'interroger. Un sens commun. J'aurais même tendance à penser
que la simultanéité est en substance une notion plus fondamentale, plus
archaïque, plus évidente, que celle de temps absolu qui est une construc-
tion relativement élaborée dont la définition dépend d'ailleurs de celle de
la simultanéité. À l'inverse, une fois que le temps absolu, universel, de
Newton, préside à l'ordre du Monde et des événements, la simultanéité
en découle. Ainsi croit-on pouvoir dire sans ambiguïté que deux événe-
ments, qu'ils se passent l'un à Berne, à Zurich, ou à New York sur
l'Empire State Building, et l'autre dans un train se dirigeant vers Detroit,
sur la Lune ou encore sur la nébuleuse du Crabe, sont ou non simultanés.
Et cela est vrai jusqu'à un certain point ; si je reçois un coup de téléphone,
le décalage - que l'on entend maintenant très bien si la liaison est retrans-
mise par satellite - me donne une indication sur ce point. Mais je ne sais
jamais (même si je le vois) ce que fait très précisément mon interlocuteur
à tel moment précis : on voit toujours les autres au passé.
D'un point de vue classique, le temps comme l'espace étaient des con-
cepts préalables à toute expérience du monde, à toute connaissance ; ils ne
semblaient pouvoir être sujets à aucune expérience, à aucune définition. Ni
l'espace ni le temps n'étaient questionnables; ils n'étaient pas expérimenta-
bles. Quel philosophe ne posait la simultanéité au tout premier rang de ses
certitudes? N'est-ce pas aujourd'hui encore la philosophie naturelle de tout
un chacun ? Dans les Dé.finitions des Principia, Newton écrit : « L'ordre des
parties de l'espace est aussi immuable que celui des parties du temps ... Tout
est dans le temps quant à l'ordre de la succession ; tout est dans l'espace,
quant à l'ordre de la situation. C'est là ce qui détennine leur essence ... 9 »
Et la simultanéité en tant que telle n'est pas même formulée, elle est
dans l'ordre de la succession, dans l'ordre des choses. Tout au plus Kant
se pose-t-il, dans sa Critique de la raison pure, la question de la repré-
sentation du temps comme un concept a priori qui implique celui de
simultanéité. Et donc comme quelque chose que l'on se donne.
Une horloge à la main, le Dieu de Newton présidait donc à l'harmo-
nie universelle. Une horloge quel' on voyait sans doute aussitôt et de par-

9. 1. NEWTON, 1756, p. 10.


36 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

tout. Le regard de Dieu était immédiat et Il se faisait du Monde sans cesse


une image instantanée et totale. Sur l'horloge de Newton, chacun était
censé pouvoir lire directement, immédiatement, sans médiation. Aurait-
on pu poser d'ailleurs la question de la vitesse du regard de Dieu?
Mécréant ! D'un point de vue physique, cela ne marchait pas si mal.
C'est que Dieu, et seul Dieu, a le don d'ubiquité; il peut être présent
partout dans un même instant. Dans l'impossibilité de l'ubiquité, se
trouve, en substance, le fondement de la relativité.
Les problèmes viennent avec le x1xe siècle et l'électrodynamique;
les mesures deviennent si précises que des problèmes difficiles se posent
que l'on ne parvient pas à cerner mais qui, précisément, sont, on ne le
comprendra qu'ensuite, liés à la vitesse de transmission des signaux. Et
l'on sait le temps que l'on mettra pour penser, pour accepter, que ce
temps-là, ce temps sur lequel on pouvait compter, ce temps d'airain, soit
mis en cause. Le temps de penser le temps ... un siècle ! Y a-t-il dans
cette difficulté à penser le temps quelque chose de si étonnant ?
La simultanéité est une notion délicate, un peu trop évidente, une
notion à laquelle nous sommes trop habitués. Il ne s'agit pas tant de com-
prendre que d'accepter qu'il n'y a rien à comprendre : qu'il n'y a pas de
simultanéité absolue, qu'il n'y a pas de temps absolu et qu'il n'y a pas de
problème. Où est le problème? Il s'agitjuste de comprendre que le pro-
blème est résolu par une très jolie pirouette. Ensuite il faudra vraiment
comprendre, c'est-à-dire faire siens les nouveaux outils, les nouveaux
concepts, les nouveaux espaces et oublier les vieilles idées toujours trop
évidentes, trop proches ; ce qui ne peut se faire sans un travail de
reconstruction, de refondation, un travail sur les concepts et les équa-
tions.
En fait, seule la simultanéité de deux événements concomitants,
c'est-à-dire en substance un choc, conserve un sens physique. Si vous
vous heurtez à votre cousine au coin d'une rue, eh bien, vous savez, elle
et vous, que cela s'est produit au même instant - et au même lieu. C'est
même l'un des rares concepts absolument indiscutables, en relativité
générale. Mais c'est un autre problème que de parler de simultanéité à
distance: parce qu'alors il faut bien qu'un signal aille porter l'informa-
tion d'un lieu à l'autre ; un signal qui a une vitesse qui doit être mesurée,
définie ... comment? Il y faut des horloges; il y faut des hypothèses sup-
plémentaires ; il faut définir la simultanéité à distance.

Poincaré : de Lorentz à Einstein


Avant d'en venir à la naissance de la relativité restreinte (que l'on a
sans doute un peu trop tendance à attribuer au seul Einstein), jetons un
LUMIÈRE ET STRUCTURE DE L'ESPACE-TEMPS 37

œil sur les travaux d'un physicien mathématicien français, Henri Poin-
caré, lequel s'est intéressé de très près, et bien avant Einstein, à ces ques-
tions ; beaucoup d'idées, de critiques, de concepts leur sont communs 10.
Soit qu'une même analyse les ait amenés au même point, soit qu'Einstein
ait fait siennes certaines analyses de son aîné. Et il est délicat de faire la
part des influences qu'il subit, d'autant que les documents sur cette
période sont fort peu nombreux I 1.
Étudiant, Einstein avait lu La Science et /'Hypothèse 12 de Poincaré,
un des tout premiers livres (avec La Mécanique de Mach) qu'il met au
programme de cette académie Olympia qui réunit, de 1902 à 1904, trois
jeunes gens passionnés de physique, de philosophie de la physique, pour
lire, discuter et ... dîner. Y participaient Maurice Solovine, qui avait
connu Einstein en répondant à une petite annonce où celui-ci proposait
«des leçons de physique à trois francs de l'heure 13 »,ainsi que Conrad
Habicht, un ami d'Einstein; ils seront d'ailleurs tous deux témoins au
mariage d'Albert et de Mileva en janvier 1903.
La Science et /'Hypothèse vient alors tout juste de paraître. Et les
idées que Poincaré discute dans son livre sont précisément pour intéres-
ser Einstein. En 1956, dans son introduction à l'édition des lettres qu'il
reçut d'Einstein, Solovine se souvient de ce« livre qui nous a profondé-
ment impressionnés et tenus en haleine durant de longues semaines 14 ».
Rien d'étonnant à cela. Poincaré est expert de ces sujets sur lesquels il
développe un point de vue très original. Et l'on ne peut douter de la pro-
fonde influence que ce livre, qui semble quasiment avoir été écrit spécia-
lement pour lui, eut sur Einstein.
Évidemment, l'intérêt de Poincaré - qui est de la génération de
Lorentz -est bien antérieur à celui d'Einstein. Ainsi s'intéresse-t-il assez
en 1891 à la géométrie non-euclidienne pour y consacrer un article 15 et,
en 1898, un autre à «la mesure du temps 16 », un article dans lequel il
attire l'attention sur le caractère conventionnel de la définition de la
simultanéité d'événements distants ; de même, en 1900, il donne une

10. Il y a beaucoup à dire quant aux influences qu'Einstein a subies sur ces questions de fon-
dements. On en trouvera une analyse dans « Editorial Note : Einstein on the Theory of Relativity »,
in J. STACHEL et a/., (dir.), 1989, p. 253-274.
11. À propos de la préhistoire de la relativité restreinte, des influences subies par Einstein,
enparticulierdePoincaré,onpourralire :A.I. MILLER.1981 ;G. HOLTON, 1981 ;J. STACHEL, 1995,
0. DARRIGOL, 1995.
12. POINCARÉ, 1902. En 1952, dans une lettre à Besso, Einstein se souviendra de ces lectu-
res. et tout particulièrement de ces deux livres (Einstein à Besso, 6 mars 1952, p. 272).
13. M. Solovine, in A. EINSTEIN, 1956, p. vi.
14. Ibid., op. cil., p. VIII.
15. H. POINCARÉ, 1891.
16. H. POINCARÉ, 1898.
38 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

interprétation physique au temps local de Lorentz 17 ; des centres d'inté-


rêts que l'on retrouve bien silr en 1902 dans La Science et /'Hypothèse.
Ainsi Poincaré s'interroge-t-il dans cet ouvrage sur des thèmes qui vont
devenir, qui sont déjà, ceux d'Einstein: l'espace absolu, la relativité du
mouvement, la durée, la simultanéité, la géométrie euclidienne, enfin.
Jugeons-en plutôt par cette citation de La Science et /'Hypothèse qui
vient en introduction au chapitre sur la mécanique classique :

« l 0 II n'y a pas d'espace absolu et nous ne concevons que des mouve-


ments relatifs ; cependant on énonce le plus souvent les faits mécaniques
comme s'il y avait un espace absolu auquel on pourrait les rapporter;
2° Il n'y a pas de temps absolu; dire que deux durées sont égales, c'est
une assertion qui n'a par elle-même aucun sens et qui n'en peut acquérir
un que par convention ;
3° Non seulement nous n'avons pas l'intuition directe de l'égalité de deux
durées, mais nous n'avons même pas celle de la simultanéité de deux évé-
nements qui se produisent sur des théâtres différents [ ... ] ;
4° Enfin notre géométrie euclidienne n'est elle-même qu'une sorte de
convention de langage ; nous pourrions énoncer les faits mécaniques en les
rapportant à un espace non-euclidien qui serait un repère moins commode,
mais tout aussi légitime, que notre espace ordinaire ; l'énoncé deviendrait
ainsi beaucoup plus compliqué ; mais il resterait possible.
Ainsi l'espace absolu, le temps absolu, la géométrie même ne sont pas des
conditions qui s'imposent à la mécanique ; toutes ces choses ne préexistent
pas plus à la mécanique que la langue française ne préexiste logiquement
aux vérités que l'on exprime en français 18. »

Notons toutefois que Poincaré termine cette introduction en admet-


tant «provisoirement le temps absolu et la géométrie euclidienne».
C'est déjà la marque d'une hésitation que le jeune Einstein ne partagera
pas. Et qui lui permettra de tirer parti de tout cela sans se laisser prendre
dans des doutes métaphysiques.
Mais Poincaré ne se limitera pas à ces analyses. On trouve dans plu-
sieurs de ses écrits des avancées qui permettront à plus d'un auteur de le
tenir pour le père de la relativité restreinte. Ainsi, le physicien anglais,
relativiste distingué, sir Edmund Whittaker, dans son Histoire des théo-
ries de l'éther et de l'électricité, un livre érudit sur le sujet, intitulera-t-il
le chapitre qu'il consacre à cette histoire-là: «The Relativity Theory of
Poincaré and Lorentz 19 ». C'est là tout un programme ... dont Einstein

17. H. POINCARÉ, 1900. À ce propos, cf CPE, vol. 2, p. 308, note 1O.


18. H. POINCARÉ, 1902, p. 111-112.
19. Sir E. WHIITAKER, 1953, p. 27-77.
LUMIÈRE ET STRUCTURE DE L'ESPACE-TEMPS 39

est donc absent. Je n'entrerai pas ici dans cette polémique dont il a été
fait clairement justice 20 mais dont le thème est récurrent.
En 1905, Poincaré publiera deux articles sur « la dynamique de
l'électron » : le premier est déposé lors de la séance du 5 juin de l' Acadé-
mie des sciences de Paris et sera publié aux Comptes rendus 21, le second
le sera le 23 juillet dans une revue italienne fort peu connue, les Comptes
rendus du cercle mathématique de Palerme où il sera publié en 1906 22.
Einstein n'a évidemment pas pu les lire avant de déposer, le 30 juin 1905,
son propre article qui signe la relativité restreinte. Et pourtant, quel intérêt
n'aurait-il pas pris à cette lecture ! Ainsi Poincaré fait-il référence dans
ces articles au résultat négatif de l'expérience de Michelson dont il con-
clut qu' « il semble que cette impossibilité de démontrer le mouvement
absolu soit une loi générale de la nature 23 ». Puis il s'attache à montrer
que les transformations des équations du champ électromagnétique, aux-
quelles il donne le nom de « transformations de Lorentz », forment un
groupe 24 . Mais ce n'est pas tout; il termine cet article en se posant la
question de l'effet produit par les transformations de Lorentz sur toutes
les forces, et en particulier sur les forces de gravitation. C'est une ques-
tion qu'Einstein ne se posera pas avant 1907 et qui le mènera à la relati-
vité générale. Dans le même article, Poincaré suppose que la propagation
de la gravitation « se fait avec la vitesse de la lumière » et introduit l'idée
«d'onde gravifique ».Dans son article de 1906, Poincaré jettera les bases
d'une théorie de la gravitation qui, selon ses propres termes,« ne soit pas
altérée par les transformations du groupe de Lorentz 25 », autrement dit,
qui soit« invariante de Lorentz ». Qui plus est, dans cet article, Poincaré
introduit le temps comme une quatrième coordonnée imaginaire et la for-
mulation quadri-dimensionnelle 26, que Minkowski précisera en 1908
sans citer d'ailleurs Poincaré 27 ... Quant à Poincaré, jusqu'à la fin de ses
jours, en 1912, aucune de ses publications ne mentionnera la théorie de la
relativité d'Einstein. Holton, dans son article sur les origines de la relati-
vité restreinte, le voit « atermoyer, voire reculer, quand il s'est agi

20. ToutparticulièrementparHolton: G. HOLTON, 1981, p. 139-148, dont l'opinion s'exprime


clairement page 140 : « À soumettre ces considérations, retenues par Whittaker à critique serrée, il
appert que nous avons là une magnifique illustration de l'incidence, sur la pensée d'un savant, de ses
engagements préalables, et de ses préjugés. •
21. H. POINCARÉ, 1905.
22. H. POINCARÉ, 1906.
23. H. POINCARÉ, 1905, p. 1504.
24. Ibid., op. cil., p. 1505. Ce qu'il précisera dans son article de 1906 (H. POINCARÉ, 1906,
p. 132-136). Einstein fera la même remarque dans son article de 1905: A. EINSTEIN, 1905, CPE,
vol. 2, p. 292.
25. H. PotNCARÉ, 1906, p. 167.
26. Ibid., op. cil., p. 168-169.
27. À ce propos cf S. WALTER, 1999, p. 12-14.
40 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

d'appréhender pleinement, ou de mener à terme, le grand renouveau qui


n'attendait qu'à jaillir de son œuvre 28 ».

La relativité restreinte s'impose


En mai 1905, Einstein écrit à son ami Conrad Habicht pour lui
demander de lui envoyer sa dissertation :
« Ne sais-tu pas, misérable, que je suis l'un des 1 type et 1/2 qui la lirait
avec intérêt et plaisir ? Je te promets quatre papiers en retour, dont je peux
t'envoyer le premier bientôt car j'aurai les tirés à part au plus tôt. Il traite
de la radiation et des propriétés énergétiques de la lumière 29 et est très
révolutionnaire, ce que tu verras si tu m'envoies d'abord ton travail. Le
deuxième est une détermination des vraies tailles des atomes grâce à la dif-
fusion et à la viscosité de solutions diluées de substances neutres 30. Le
troisième 31 prouve que sous l'hypothèse de la théorie moléculaire de la
chaleur, des corps de l'ordre du 1/1000 de mm, suspendus dans des liqui-
des, vont accomplir des mouvements aléatoires observables dus au mou-
vement thermique ; [ ... ] Le quatrième 32 travail n'en est qu'au stade con-
ceptuel et c'est une électrodynamique des corps en mouvement qui
nécessite une modification de la théorie de l'espace et du temps ; la partie
purement cinématique de ce travail t'intéressera certainement 33 ».

Quatre papiers. . . Quatre articles dont trois vont tout simplement


révolutionner leurs champs respectifs. Et dont chacun aurait pu lui valoir
le prix Nobel. Qu'il lui faudra d'ailleurs attendre assez longuement. Ce
n'est pas pour rien que l'on a parlé à son propos de 1905 comme d'une
«année miraculeuse».
Toutefois, il est frappant de constater à quel point, dans l'article qui
introduit donc la relativité restreinte, une expression qui ne sera
employée que plus tard, domine un point de vue critique. C'est un élé-
ment essentiel du caractère, du style d'Einstein. Il aime poser des ques-
tions, interroger. Poser des questions, impertinentes de préférence, faire
des critiques ... retourner les points de vue.

28. G. HOLTON, 1981, p. 149.


29. A. EINSTEIN, 1905, CPE, vol. 2, p. 149-169. Traduction française, in OCE, vol. 2,
p. 39-53. Il s'agit de l'hypothèse des quanta de lumière, les photons.
30. A. EINSTEIN, 1905, CPE, vol. 2, p. 185-222. Il s'agit de la dissertation d'Einstein sou-
mise à la faculté de philosophie de Zurich.
31. A. EINSTEIN, 1905, CPE, vol. 2, p. 223-236. Traduction française, in OCE, vol. 2,
p. 55-65. Il s'agit de son article (très important lui aussi) sur le mouvement brownien.
32. A. EINSTEIN, 1905, CPE, vol. 2, p. 275-3 IO. Traduction française, in OCE, vol. 2.
p. 31-58. C'est bien entendu l'article« Sur l'électrodynamique des corps en mouvement», sur la
relativité restreinte.
33. A. Einstein à C. Habicht, mai 1905, in A. EINSTEIN, 1905, CPE, vol. 5, p. 31-32.
LUMIÈRE ET STRUCfURE DE L'ESPACE-TEMPS 41

« - Mais que voulez-vous dire, mon cher collègue ? Que voulez-vous


donc bien dire par là ?
- Mais voyons, répond l'autre, évidemment. .. »

Évidemment. Le grand mot est lâché, Albert est à son aise.


«- Évidemment, évidemment, vous avez dit évidemment ? Mais encore ? »

Einstein sourit, il se frotte les mains, il est à l'aise ; la critique des


concepts trop évidents, ce sera sa spécialité.

«- Si évident, vraiment? mais qu'est-ce que cela signifie donc?

- Et si l'on voyait cela autrement?»

On en a vu un exemple avec la critique de cette double description


d'un même phénomène, de cette asymétrie conceptuelle, qui ouvre son
article sur la restreinte ; à laquelle il ajoute aussitôt une nouvelle critique,
celle du concept de repos absolu « auquel ne correspond aucune pro-
priété des phénomènes » ; et c'est bien sûr l'éther qu'il vise. À quoi bon ?
À quoi bon conserver un concept inutile ? Tournant la page, c'est encore
une critique qui s'exprime, celle de la définition de la simultanéité abso-
lue. Einstein a une manière bien à lui de résoudre des questions très déli-
cates, en les sabrant. La simultanéité pose problème? Mais qu'est-ce que
cela veut dire? Mais en a-t-on besoin? Et si l'on s'en passait?
Ainsi Einstein se livre-t-il à un travail de déstructuration des con-
cepts. Néanmoins, il faudra bien savoir de quoi (et de quand) l'on parle, et
lier tout cela ensemble d'une manière cohérente. Ce sera tout le travail de
la relativité restreinte d'assurer la cohérence de ces événements distants, en
en donnant une description intrinsèque 34 tout en préservant la causalité.
Il s'agit d'un article étonnant, un article assez peu technique, certai-
nement pas un article académique. Les mathématiques utilisées sont tout
à fait élémentaires et il n'y a de référence à aucun article ni à aucune
expérience scientifique. Mais à des expériences de pensée. Qui plus est,
son article contient des remarques naïves qui ont alors sans doute agacé
plus d'un de ses collègues. Ainsi quant à la simultanéité lorsque Einstein
se permet de préciser ce que parler veut dire. C'est un linguiste qui parle,
qui analyse, qui démonte le temps comme on démonterait les rouages

34. J'utiliserai souvent les termes <~propre», <<intrinsèque», «invariant», dans le sens
d'absolu, d'indépendant de toute mesure particulière. C'est précisément le contraire de« relatif» et
un concept essentiel en ... relativité. La relativité vient de la mesure faite dans un système nécessaire-
ment particulier ayant un mouvement particulier dans lequel on doit projeter le concept défini d'une
manière intrinsèque, la grandeur physique propre, afin de calculer ce que la théorie prévoit. Ce n'est
pas pour rien qu'Einstein a, un moment, nommé sa relativité générale, « théorie des invariants » ...
42 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

d'une horloge, d'un puzzle. Ainsi ose-t-il expliciter le sens de la phrase


« tel train arrive· ici à 7 heures »qui, note-t-il, signifie que : « Le passage
de la petite aiguille de ma montre sur le 7 et l'arrivée du train sont des
événements simultanés. »Étonnant. Plus d'un cher collègue a dO alors se
dire: «Ce jeune homme, croit-il donc nous apprendre l'heure qu'il est?
Quel toupet ! vraiment ! Quel scandale d'accepter de pareilles naïvetés
dans un journal sérieux; Annalen des Physik n'est plus ce qu'il était!
Mais comment donc a-t-on pu accepter un tel papier ! »
Telles sont donc les questions qui conduisent Einstein à penser qu'il
faut faire table rase ; faire table rase, il adore cela ; c'est un jeune homme
quelque peu révolutionnaire. Et si l'on se passait de tout ce fatras ! Il
montre que c'est tout à fait possible.

Après ces considérations critiques, Einstein doit tout reconstruire,


reprendre à zéro les bases de la cinématique, de la physique. Il pose deux
principes : le principe de relativité qui affirmera l'invariance des lois de
la physique dans tout repère inertiel (voir encadré 3) ; et le principe de la
constance de la vitesse de la lumière. Deux principes, dont le premier
était déjà bien connu puisqu'il s'agit du principe de Galilée, mais qui
était jusqu'alors limité à la mécanique des corps matériels et qui, désor-
mais, est étendu à l'optique et à l'électromagnétique. Quant à la cons-
tance de la vitesse de la lumière, il ne s'agit pas tant d'une question expé-
rimentale ; car, depuis Bradley et l'aberration, depuis les expériences
d' Arago, de Fizeau, de Michelson et Morley, on avait implicitement
accepté ce fait. La nouveauté vient de ce qu'Einstein en fait un principe.
Du même coup, la pléiade d'hypothèses, d'artifices, que Lorentz avait
dO poser pour rendre compte de l'électromagnétisme des corps en mouve-
ment, s'évanouit-elle. Des hypothèses ad hoc qui se réduisent désormais à
deux petits principes ! Deux petits principes, mais quel est le prix à payer ?
Einstein a tranché dans le vif; et c'est bien sOr d'une révolution concep-
tuelle qu'il s'agit. Bien plus tard, Einstein tentera d'expliquer ce qui s'est
alors passé en lui et ce qu'il s'était permis : de penser qu'il était possible de
sacrifier nos concepts les plus fondamentaux et en particulier ceux qui ont
à voir avec l'espace et le temps : «D'un point de vue mécanique tous les
systèmes inertiels sont équivalents. En accord avec l'expérience cette équi-
valence s'étend aussi à l'optique et à l'électrodynamique. [ ... ] Je parvins
bientôt à la conviction que cela était lié à une profonde incomplétude du
système théorique. Le désir de découvrir et de surmonter tout cela me mit
dans un état de tension psychique qui, après sept ans de recherches vaines,
fut résolu en relativisant les concepts de temps et de longueur 35 ».

35. A. Einstein à Erika Oppenheimer, 1932. CPE, vol. 2, p. 261.


LUMIÈRE ET STRUCTURE DE L'ESPACE-TEMPS 43

Plusieurs conséquences découlent de cette nouvelle structure à


laquelle il doit adjoindre une définition de la simultanéité. Car il y a
désormais relativité de la simultanéité : deux événements 36 simultanés
dans un repère inertiel ne le seront plus dans un autre. De la même
manière, la longueur d'une règle rigide devient, elle aussi, un concept
relatif: il y a contraction des longueurs d'un repère inertiel à un autre;
tandis que la durée d'un phénomène devient relative: il y a dilatation des
durées.
Ainsi, longueur et durée ne sont plus des grandeurs intrinsèques
mais dépendent du repère dans lequel on les mesure, elles sont relatives.
Dans la mesure où ces grandeurs ne sont pas intrinsèques, il va être bien
difficile de les utiliser correctement comme observables physiques.
Ainsi, dans son article de 1905, Einstein utilise encore divers concepts
qui ne sont pas intrinsèques, qui ne sont pas invariants. Ce qu'il faut à un
physicien, ce sont des grandeurs physiques intrinsèques qui soient défi-
nies indépendamment de tout repère et que l'on puisse ensuite projeter
sur le repère précis dans lequel on travaille où elles seront alors obser-
vées, des observables. C'est précisément dans ce sens que la relativité est
une théorie absolue, invariante, et non pas relative: c'est son expression
dans un repère particulier qui est relative. Il faudra bien des travaux pour
que la relativité restreinte soit mieux comprise et elle-même refondue. Et,
en premier lieu, il faudra l'article de Minkowski sur lequel nous dirons
deux mots mais aussi la relativité générale car, pour en arriver là, on
devra passer à la relativité générale où l'on comprendra mieux cette
nécessité et la difficulté de !'entreprise.
Dans une seconde partie de son article Einstein retrouve, bien plus
simplement qu'auparavant, l'ensemble des résultats alors classiques et,
avant tout, bien sûr, les transformations de Lorentz qui expriment les
changements de coordonnées possibles entre deux repères inertiels, mais
aussi la théorie relativiste de l'effet Doppler, de l'aberration, la manière
dont se transforme certaines observables physiques (en particulier la fré-
quence et l'énergie) dans un changement de repère, etc.
Intitulé« Sur l'électrodynamique des corps en mouvement», l'arti-
cle d'Einstein fondant la nouvelle cinématique paraissait le 26 septembre
1905, deux mois après son article sur le mouvement brownien ( 18 juillet),
trois mois après son article portant l'hypothèse des quanta de lumière et
l'effet photoélectrique (9 juin). Chacun de ces trois articles porte sur des
sujets différents, chacun est remarquable sinon même révolutionnaire et

36. Il n'est peut-être pas inutile de préciser qu'un événement c'est un lieu et une date, un lieu,
un point de l'espace-temps, une adresse dans l'espace-temps : trois coordonnées d'espace et une de
temps.
44 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

chacun aurait suffi à asseoir la réputation d'Einstein. Le 21 novembre de


la même année, il publiait un petit article de trois pages, une conséquence
de la relativité restreinte, qui montrait l'équivalence de la masse et de
l'énergie et donnait la fameuse formule, E = M c2. C'est bien une année
extraordinaire pour Einstein,« une année miraculeuse».

La manière dont fut discutée, acceptée, transmise la relativité res-


treinte ne fut pas chose simple, on s'en douterait. C'est qu'il s'agit d'une
théorie révolutionnaire; carrément révolutionnaire puisqu'elle remet en
cause le cadre même de notre vision de l'espace, de notre univers, de la
base même de notre manière de décrire ce que l'on appellera ensuite
l'espace-temps. Toutefois, dans la mesure où elle résout en les simpli-
fiant, en les dissolvant, de nombreux problèmes, elle va s'imposer rapi-
dement mais ce n'est pas pour autant qu'elle est aussitôt bien comprise.
Ce n'est pas tant qu'Einstein convainque ; ce n'est pas tant qu'il séduise.
Il s'impose et il sera très difficile de lui résister parce qu'il avance des
idées simples, des idées qui marchent. C'est par la force de ses idées, par
leur pouvoir explicatif, prédictif, qu'il s'impose.
Grâce à sa sœur Maja, on sait qu'après avoir soumis son article à
Annalen der Physik, Einstein fut un moment inquiet, craignant que son
article ne fût pas accepté par la célèbre revue allemande ; il attendra
ensuite anxieusement des réactions. Et on le comprend ; Einstein sait,
sent à la fois !'évidence, la force, la nécessité et la difficulté de compren-
dre et d'accepter la révolution qu'il propose, qui s'impose.
En fait, son article attirera très rapidement des commentaires posi-
tifs. Dès 1905, l'article est cité par Walter Kaufmann à propos de ses
expériences sur la masse de l'électron, en 1906, par Paul Drude, l'éditeur
d'Annalen der Physik, aussi bien dans un de ses articles que dans une
revue du Handbuch der Physik. Dès 1906 Einstein correspond avec Max
Planck, et, en 1907, il est en correspondance avec Max von Laue, Her-
mann Minkowski, Wilhelm Rontgen, Wilhelm Wien. Arnold Sommer-
feld, très impressionné, prépare un colloque sur la nouvelle théorie. En
1907, Max von Laue, l'assistant de Planck, et Kurd von Mosengeil, l'un
de ses étudiants, publieront un article sur le sujet et Johannes Stark, l' édi-
teur du Jahrbuch der Radioaktivitiit und Elektronik, demande à Einstein
un article de revue sur la restreinte 37. Bref, tout va bien et l'idée fait plus
qu'intéresser.
La relativité restreinte n'en posa pas moins de nombreux problèmes
délicats, des questions dont la subtilité était parfois liée à la difficulté de
penser dans un cadre inhabituel. Le paradoxe des jumeaux de Langevin,

37. A. EINSTEIN, 19fY7, CPE, vol. 2, p. 433-488. Traduction française, inOCE, vol. 2, p. 84-124.
LUMIÈRE ET STRUCTURE DE L'ESPACE-TEMPS 45

par exemple, sur laquelle butera plus d'un physicien ! Mais d'autres
questions ne représentaient parfois que des blocages devant un mot mis
à la mode d'une manière quelque peu tapageuse.
Seize ans plus tard, en 1921, le prix Nobel sera décerné à Einstein
pour « ses services à la physique théorique et en particulier pour sa
découverte de la loi de l'effet photoélectrique». La relativité restreinte
ne sera pas mentionnée; c'est dire qu'elle n'est pas encore entrée dans
les mœurs de tous les physiciens. Sans parler de la relativité générale
qu'Einstein a mise sur pied dans l'intervalle ...

Minkowski : un espace non-euclidien

Revenons un instant à la vision classique, !'espace newtonien à trois


dimensions, le temps comme paramétrant le mouvement. Si je fais un dia-
gramme pour représenter le mouvement du train par rapport à la voie, je
porterai bel et bien l'espace en abscisse et le temps en ordonnée. Et l'on con-
çoit que, pour voir l'espace, il faut le parcourir. L'espace, ce sera, nous y
reviendrons en particulier en relativité générale, l'espace atteint par quelque
particule; hors de ce lieu occupable sinon occupé, l'espace n'aura plus vrai-
ment de sens. On n'en est pas là en relativité restreinte mais cette petite
incursion dans la relativité générale permet de poser la question : sans le
temps, qu'est-ce que l'espace? sans le temps, l'espace existe-t-il?
L'espace, c'est toujours un espace parcouru par quelque chose. C'est aussi
ce que montrent ces clichés feuilletés dont chaque plan est daté. Le lien
entre espace et temps est donc une banalité qui préexiste à la théorie de la
relativité restreinte. La restreinte exige, dès Lorentz, l'interdépendance (tout
d'abord mal comprise) de l'espace et du temps, puis, grâce à Einstein, une
définition du temps physique lié au mouvement de l'observateur, enfin,
grâce à Hermann Minkowski, l'espace-temps, en un seul concept. En
anglais space-time est devenu en ce siècle relativiste spacetime ; ce quel' on
ne peut se permettre en français car !'Académie refuserait « espacetemps » ;
mais c'est bien de la suppression de ce trait d'union qu'il s'agit.
La présentation, la manière de voir, qu'Einstein avait proposée de
sa relativité restreinte dans ses premiers articles cachait son caractère
révolutionnaire derrière des développements physiques, essentiellement
classiques, à forte teneur épistémologique. En 1908, Minkowski proposa
une vision radicalement nouvelle de la théorie; une analyse qu'Einstein
aura du mal à reconnaître, et même « à digérer » mais qui aura bientôt
une influence décisive sur ses propres travaux. Sans l'interprétation de
Minkowski, Einstein n'aurait pu aisément penser ni écrire sa théorie de
la relativité générale.
46 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

L'introduction de la conférence que donna Minkowski en septem-


bre 1908 à Cologne et qui devait devenir un classique de la littérature
relativiste 38, posait explicitement la relativité comme une révolution:
« Les conceptions de l'espace et du temps que je veux développer devant
vous ont surgi du sol de la physique expérimentale et c'est ce qui fait leur
force. Elles sont radicales. Désormais, l'espace en soi et le temps en soi
ne sont plus que des ombres vaines et seule une sorte d'union des deux
préservera une réalité indépendante 39. »
Une radicalité que l'on ne trouve pas dans les présentations et ana-
lyses d'Einstein, ce que Minkowski ne se priva pas de remarquer dans sa
conférence en donnant au passage un petit coup de patte à son ancien
mauvais élève: «Ni Einstein, ni Lorentz, [ ... ] n'ébranlèrent la notion
d'espace», déclara-t-il avant d'ajouter que «passer [ ... ] par-dessus le
concept d'espace ne pouvait être le fait que d'une mathématique auda-
cieuse 40 ».
Minkowski montrait que l'espace tri-dimensionnel avait vécu:
« Les objets de notre perception impliquent invariablement lieux et
temps combinés », note-t-il, ajoutant sur un ton typiquement einsteinien :
«Il n'est arrivé à personne de voir un lieu autrement qu'à un certain
moment, d'observer un temps autrement qu'en un lieu 41. »
Tout en disant qu'il« respecte encore le dogme selon lequel espace
et temps ont une signification indépendante 42 », Minkowski mettait sur
pied une formulation quadri-dimensionnelle de la relativité d'Einstein
d'une grande importance et qui eut une énorme influence sur l'évolution
de la théorie.
Ainsi introduit-il des objets, des concepts quadri-dimensionnels qui
vont prendre une importance fondamentale. Ainsi substitue-t-il à la
notion de point celle de point d'univers (non plus seulement trois coor-
données d'espace mais trois coordonnées d'espace plus une de temps), et
à celle de courbe, le concept de ligne d'univers (non plus des courbes à
parcourir, des courbes géométriques, mais des courbes parcourues, des
trajectoires). On préférera ensuite nommer ces points d'univers des évé-
nements mais les concepts demeureront. Il s'agit simplement de se con-
former à notre perception et de ne plus parler d'espace et de temps sépa-
rément mais ensemble: on n'observe jamais que des événements. Un
point d'univers, un événement, est un « lieu-à-un-instant-donné » tandis
qu'une ligne d'univers est un ensemble de points d'univers, une trajec-

38. H. Minkowski, 1908, in H.A. LoRENTZ et al., 1923, p. 73-91.


39. Ibid., op. cit., p. 75.
40. Ibid.• op. cil., p. 83.
41. Ibid.• op. cit., p. 76.
42. Ibid., op. cit.
LUMIÈRE ET STRUCTURE DE L'ESPACE-TEMPS 47

toire de l'espace-temps. Mais surtout, Minkowski introduit l'outil fonda-


mental de la relativité, le temps propre qu'il construit à partir de l'élé-
ment linéaire d'espace-temps, de la métrique d'espace-temps. En somme,
Einstein n'était pas allé jusqu'au bout de son analyse.
La loi classique, linéaire, d'addition des vitesses découle, on l'a vu
au chapitre premier, et en particulier dans l'encadré 1, d'hypothèses for-
tes, sans doute, mais extrêmement banales : un espace newtonien pour
cadre, c'est-à-dire un espace absolu de dimension trois, pourvu d'un
temps absolu, et une définition de la vitesse« allant de soi» (simplement
la distance que divise le temps).

De la distance classique au temps propre

Mais, si l'expérience me montre (et c'est bien ce qui s'est produit)


que la loi classique d'addition des vitesses n'est pas juste, une première
réponse, celle de Lorentz, consiste, sans remettre en cause espace et
temps classiques, à imaginer contraction des longueurs et dilatation des
durées afin de rendre compte de ces nouveaux faits. Einstein, quant à lui,
remet en cause ces hypothèses, c'est-à-dire le caractère classique, absolu,
des définitions d'espace, de temps, de vitesse. La relativité restreinte
résulte de cette analyse et implique, comme Minkowski l'a montré, un
espace qui n'est plus l'espace newtonien mais un espace différent, bien
différent, que l'on appelle d'ailleurs aujourd'hui minkowskien et dans
lequel il n'y a pas plus de distance absolue que de temps absolu. Et l'on
va devoir désormais travailler dans cet espace étrange qui, quant à sa
structure profonde, quant à sa topologie (schématiquement la science des
formes, des structures géométriques à l'exclusion des distances), n'est
aucunement comparable à un espace euclidien. Cela provient de l'exis-
tence d'une vitesse limite qui implique que certains événements ne peu-
vent être liés d'un point de vue causal. Aussi bien, le caractère non-eucli-
dien de l'espace de représentation est à la base de certaines difficultés
que nous avons et que nous allons rencontrer.
La distance classique aussi bien que le temps classique vont devoir
être abandonnés. Apportons un élément de plus pour nous en convaincre,
quant à la notion, classique elle aussi, de corps rigide, solide, que nous
devons aussi abandonner. Pour ce qui nous concerne ici, un corps abso-
lument rigide devrait transmettre immédiatement un signal d'un bout à
l'autre du solide concerné ; ainsi la vitesse de transport de ce signal
devrait-elle être infinie. Mais quelque chose ne va pas car la nouvelle
cinématique interdit à toute vitesse d'être supérieure à celle de la
lumière ... Or un solide, ce n'est rien d'autre qu'un corps indéformable,
48 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

de longueur fixe, invariante ... C'est donc que la dimension même de


notre solide, sa longueur, n'est plus un invariant, une constatation qui est
liée à la contraction des longueurs. Ainsi, distance classique, solide,
rigide et temps classique ne sont-ils pas des concepts compatibles avec la
relativité; il faudra donc s'en passer.
Une question essentielle se pose alors : par quoi remplacer distance
et temps? Car, ne serait-ce que parce qu'elle se contracte, la distance-
coordonnée n'est plus, ne peut plus être un invariant, pas plus que le
temps-coordonnée qui se dilate. Ils n'ont plus de sens physique ; ce ne
sont pas des observables physiques. Aucun invariant, aucune grandeur
intrinsèque, ne leur donne séparément de sens. Mais il est une grandeur
intégrant temps et distance (et comme par hasard liée à la vitesse de la
lumière) qui se conserve dans tous les repères inertiels, c'est le temps
propre.
Il ne s'agit pas d'un temps universel, valable pour tout l'Univers,
comme l'était le temps absolu de Newton, mais d'un temps qui n'est
défini que localement. Un temps dont la définition est certes universelle,
mais qui reste local et doit être adapté à toute particule, à tout observateur
se déplaçant dans l'Univers, un temps qui doit être en quelque sorte cha-
que fois recalculé, intégré le long de chaque trajectoire. Bref, à chacun
son temps ... propre !
Mais la structure mathématique, la définition de ce temps propre
n'était pas donnée d'avance, et il fallut donc le construire. Quelle forme
a donc le temps propre? Il est clair qu'il va s'agir d'un savant mélange
de temps-coordonnée et de distance-coordonnée ; mais encore ? com-
ment le construire ? quelle est sa structure mathématique ?
Il faut bien dire qu'il ne s'agit pas d'une expression toute simple, ni
même évidente. Sa forme n'est pas« globale» dans le sens où il ne s'agit
pas d'une expression analytique qui ferait intervenir directement temps
et distance-coordonnées ; il s'agit d'une expression infinitésimale, diffé-
rentielle, qui définit l'intervalle de temps entre deux événements très pro-
ches, et devra donc être intégrée le long de la trajectoire de l'espace-
temps, entre les événements dont on veut connaître l'écart en temps pro-
pre, l'âge. Ce qui laisse aussitôt entendre que l'âge d'un voyageur, par
exemple celui d'un des jumeaux de Langevin ou encore la durée de vie
d'une particule élémentaire, dépendra de sa trajectoire. Ce qui est parfai-
tement logique puisque le temps propre remplace la distance classique
dont on sait pertinemment qu'elle dépend fondamentalement du chemin
emprunté.

Dans le cadre euclidien, la distance métrique s'écrit grâce au théo-


rème de Pythagore comme une somme de carrés (voir encadré 2). Ainsi,
LUMIÈRE ET STRUCTURE DE L'ESPACE-TEMPS 49

la distance entre deux points est-elle toujours positive ; elle ne peut être
nulle que si nos deux points n'en font qu'un.
La situation se complique si lon n'exige plus que notre distance ait
cette propriété. C'est bien le cas des« espaces-temps» qui nous intéres-
sent ici, et en particulier de l'espace-temps de Minkowski dont la métri-
que s'écrit:

Le fait que trois coefficients soient négatifs ne rend d'ailleurs pas la


situation plus complexe. Le coefficient concernant le temps est égal à c2
afin que la métrique soit positive pour des particules matérielles (dont la
vitesse instantanée est inférieure à celle de la lumière).
Toutefois, on peut se demander d'où vient cette expression un peu
bizarre. En premier lieu, elle généralise bien sûr la distance euclidienne,
mais la vraie raison de la structure de cette formule, c'est que le temps pro-
pre, et donc le ds2, doit être invariant par les transformations de Lorentz et
tel est bien le cas de cette expression. Comme l'a dit Minkowski lui-même,
« les équations différentielles pour la propagation en espace vide des
ondes lumineuses possèdent ce groupe de transformation 43 ».
C'est que les lois et les grandeurs physiques doivent être partout les
mêmes; partout, c'est-à-dire dans tous les repères inertiels (voir enca-
dré 3). Et tel est bien sûr le cas du temps propre, la plus importante obser-
vable physique en relativité qui, en tant que telle, doit donc être inva-
riante. Mais invariante par rapport à quelles transformations? Par
rapport aux transformations qui permettent de passer d'un repère inertiel
à un autre, bien sûr 44. Et la relativité, aussi bien la relativité galiléenne
que la relativité restreinte, c'est la théorie de ces transformations. De ces
transformations, galiléennes dans un cadre classique, de Lorentz dans un
cadre relativiste, qui permettent donc de passer d'un repère inertiel à un
autre.
Les transformations qui laissent invariantes les lois classiques et en
particulier les théories de Newton, ce sont donc les transformations de
Galilée, qui sont formées des rotations de l'espace et de tous les déplace-
ments dans l'espace et dans le temps ; ces transformations forment un
groupe que l'on nomme précisément« groupe de Galilée». Cela signifie
que toutes les lois physiques classiques exprimées dans un repère inertiel
gardent la même forme si on leur applique une transformation de Galilée.
Il en va de même en relativité restreinte sinon que les rotations en ques-
tion sont plus générales, celles de l'espace-temps ; il s'agit bien sûr des

43. H. MINKOWSKI, 1908, in H.A. LORENTZ et al., 1923, p. 81.


44. Notons ici au passage à quel point la relativité est bien la théorie de l'invariance.
50 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

transformations de Lorentz, et le groupe de transformations qui lui est


associé est le groupe de Lorentz, dont le groupe de Poincaré est une
extension incluant le groupe des déplacements.
Ainsi le temps propre est-il invariant par rapport aux transforma-
tions de Lorentz. C'est qu'il s'agit d'une grandeur physique, d'une gran-
deur intrinsèque que l'on va d'ailleurs conserver, en la redéfinissant, en
la généralisant d'une manière appropriée, en relativité générale; le temps
propre, c'est la clef de voûte de toute la relativité.
Le temps propre de chaque observateur, le temps indiqué par sa
montre-bracelet, est une des très rares grandeurs physiques qui conser-
vera un sens intrinsèque en relativité générale; il s'agit sans aucun doute
du concept le plus important en relativité. Ainsi, à chaque particule est
associé son temps propre, mesuré par l'horloge qui lui est associée. Mais
il n'y a bien entendu plus de temps absolu qui permettrait de définir la
simultanéité de deux événements distincts.

Lignes d'univers et cônes de lumière

La trajectoire d'une particule consiste en quatre équations qui expri-


ment la position de cette particule par ses quatre coordonnées en fonction
de son temps propre.
Curieusement, la représentation graphique d'une telle trajectoire est
loin d'être évidente; parce que la feuille de ce livre est euclidienne tandis
que dans l'espace-temps de Minkowski c'est un« hyperplan». Bien des
problèmes, bien des difficultés de représentation, sont liés à cette
structure : la structure de l'espace-temps de Minkowski et celle de
l'espace euclidien sont totalement différentes. Cela provient de la diffé-
rence de structure des métriques. Et il ne sera pas possible de construire
une représentation graphique (c'est-à-dire plane, de dimension deux)
sans ombre. Tous les diagrammes d'espace-temps porteront la marque de
cette différence de structure, de topologie. Sans doute, comme en physi-
que classique, un événement sera-t-il représenté par quatre coordonnées,
trois d'espace et une de temps, mais l'analogie s'arrête là.
À vrai dire, la première difficulté, beaucoup plus banale, d'une
représentation de l'espace physique, vient de ce que la page d'un livre ne
nous permet de figurer que deux dimensions. On réserve généralement
l'ordonnée au temps et l'on doit se limiter à une seule dimension
d'espace sur l'abscisse, ce qui ne pose pas de vrai problème.
Dans un cadre galiléen, rien n'empêche une particule d'accélérer
sans trêve, sa vitesse n'étant pas limitée, et elle devra donc pouvoir
atteindre tout l'espace-temps, quitte à ce que sa vitesse soit supérieure à
LUMIÈRE ET STRUCTURE DE L'ESPACE-TEMPS 51

celle de la lumière. Évidemment, vu que cela est interdit par la nouvelle


cinématique, tous les points de l'espace-temps ne peuvent être atteints
mais seulement ceux qui sont tels que la vitesse nécessaire pour les
atteindre soit inférieure à celle de la lumière. Autrement dit, en cinéma-
tique classique tout l'espace peut être atteint à partir d'un point, pourvu
que l'on aille assez vite; tandis qu'en cinématique relativiste seuls les
lieux situés à l'intérieur du (et sur le) cône de lumière sont accessibles.
L'espace physique est donc limité, tronqué. L'espace physique de la
relativité restreinte est limité par une frontière en forme de cône de
lumière.

îTemps

X
-E space

Figure 2. En cinématique classique tout l'espace-temps peut être atteint à


partir d'un point, ici l'origine, pourvu qu'on aille assez vite, tandis
qu'en cinématique relativiste,« l'ailleurs » est interdit, l'espace-
temps physique est limité par le cône de lumière.
52 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Voici une image qui devrait permettre de bien visualiser ce qu'est


un « cône » : vous roulez dans votre voiture dont la vitesse est évidem-
ment limitée; très schématiquement, votre« cône» (précisément, l'inté-
rieur du cône), c'est l'ensemble de vos possibilités, des événements
(lieux à un temps donné), que vous pouvez atteindre ou dont vous pouvez
venir, compte tenu de la limitation de vitesse de votre véhicule. L'inté-
rieur du cône, c'est l'ensemble des événements accessibles ; tandis que
l'extérieur du cône, c'est l'ensemble des événements qui ne le sont pas ;
le cône étant précisément formé de la limite de l'ensemble des événe-
ments accessibles, les événements que vous pouvez tout juste atteindre.
Le cône traduit simplement l'existence d'une vitesse limite : c pour
la nouvelle cinématique (et 130 km/h sur l'autoroute !). Bien entendu, un
cône est toujours attaché à un événement (c'est-à-dire à un point de
l'espace-temps), car vous partez d'ici à tel moment et l'ensemble des
événements accessibles est d'abord lié à ce point origine.
Une particule lumineuse, un photon, va donc se propager « sur le
cône ».Ainsi le cône est-il formé de photons dont le temps est en quelque
sorte arrêté. D'une certaine manière, le photon, qui a une durée de vie
infinie, ne voit pas le temps passer. .. À l'extérieur du cône (la partie non
grisée du diagramme), les vitesses sont supérieures à celle de la lumière,
c'est l'ailleurs, une zone inaccessible à partir du point-origine.

Le temps propre

Ainsi, Minkowski a-t-il posé le concept de temps propre qui, inté-


grant à la fois et le temps et la distance, se révèle absolument essentiel en
relativité. Le temps propre, s, n'est donc rien d'autre que le temps qui
sépare deux événements d'une même trajectoire de l'espace-temps. Mais
il n'a ni les propriétés de la distance ordinaire, ni celles du temps absolu
de Newton ; en particulier, il n'est pas toujours strictement positif pour
deux événements distincts. Bizarre ! Ainsi sur le cône, le temps propre
entre deux événements qu'un signal lumineux, ou plus précisément
qu'une particule de masse nulle peut joindre sera nul. Le temps propre,
c'est le temps physique de la particule qui parcourt l'espace ; c'est en
quelque sorte le temps vrai mais qui n'a plus rien d'universel. C'est le
temps qu'indique l'horloge que vous emportez avec vous, de votre mon-
tre-bracelet et c'est ce qui, dans le cadre de la physique, se rapprochera
le plus du temps biologique. Quant à la distance, il faut s'en passer et se
débrouiller avec le temps propre que mettra un observateur ou une parti-
cule à parcourir tel chemin. En fait, il suffit de penser à l'astronomie pour
s'y retrouver. Voilà déjà longtemps que l'on ne parle plus, même dans le
LUMIÈRE ET STRUCTURE DE L'ESPACE-TEMPS 53

langage courant, de la distance d'une étoile à la Terre. Ne dit-on pas que


Proxima du Centaure, !'étoile la plus proche du Soleil est à 4,22 années-
lumière? Qu'est-ce que cela signifie? Que si j'envoie un signal lumi-
neux qui sera réfléchi par l'étoile (afin de ne pas avoir de problème avec
la simultanéité de deux lieux distants je préfère parler d'aller et retour) il
mettra 8,44 années-lumière à faire l'aller et retour. Ce qui signifie bel et
bien le temps que met la lumière pour nous parvenir de l'étoile mais vu
par l'observateur. D'où la possible traduction en kilomètres ... si l'on y
tient. Il s'agit donc bien là d'une manière de poser une distance, d'une
manière aussi propre que possible. Mais pourquoi traduire cela en
kilomètres ? Des kilomètres bien terrestres en platine iridié du Pavillon
de Sèvres bien entendu ! Et comment les faire tenir, ces kilomètres, sur
un rayon de lumière? Quel sens cela a-t-il? Surtout si l'on songe que ce
mètre est en platine parfaitement indéformable, absolument rigide ...
Tandis que, comme on l'a vu, la relativité ne sait pas ce que signifie la
rigidité ... Alors, pourquoi ne pas se passer de tout cela, et en particulier
de la distance classique qui se doit d'être rigide ou de n'avoir aucun
sens? Employons donc plutôt le temps (propre) ! D'autant que tel est
bien le cas depuis des lustres. Et que même sur notre planète - qui est si
jolie, comme dit Prévert - nous avons l'habitude de dire que «je suis à
trois minutes du Jardin des Plantes » sous-entendu minutes-à-pieds ou
minutes-voiture suivant le cas ; ou même minutes-lumière si !'on est con-
traint d'habiter quelque satellite. Ce qui est curieux, nous y reviendrons
plus loin, c'est que ce sont précisément ceux qui se passaient depuis le
plus longtemps de distance, et qui utilisaient le plus couramment le
temps, précisément les années-lumière, pour paver l'univers, les astrono-
mes, qui ont eu le plus mal à abandonner leur pré-carré et à en venir à la
relativité générale qui était pourtant faite pour eux ...
Ainsi, seul reste le « temps propre » qui sera le temps particulier de
chaque particule, lié à l'histoire de chaque particule. Le temps propre
sera le temps physique, le concept central de la théorie, des théories de
relativité ; il sera la grandeur physique intrinsèque essentielle. Malheu-
reusement, le temps propre n'a ni toutes les caractéristiques d'un temps
ordinaire, ni celles d'une distance classique. Il s'agit d'un mélange
savant entre temps et distance, espace-temps oblige. Pour une particule
donnée, il s'agit d'un (vrai) temps. Si deux particules suivent des che-
mins de l'espace-temps différents, tout en allant d'un même lieu de
l'espace-temps à un (autre) même lieu de l'espace-temps, elles ne met-
tront pas nécessairement le même « temps propre » à parcourir leurs tra-
jectoires. On retrouve là une propriété de la distance : si deux voyageurs
prennent des routes différentes pour aller d'un endroit à un autre, tout en
voyageant à la même vitesse, ils n'arriveront pas nécessairement en
54 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Figure 3. .Appareil pour déterminer la valeur du mètre en longueurs d'ondes


lumineuses. Cliché Observatoire de Paris.

même temps. Ce qui permet de comprendre pourquoi deux jumeaux par-


tant du même lieu et se retrouvant, après avoir voyagé chacun de leur
côté, puissent ne pas avoir le même âge, mesuré en leurs temps propres
respectifs, lors de leurs retrouvailles. Ce qui pose un problème grave,
c'est que le «temps propre » n'est pas un «temps-coordonnée». Il ne
peut en général être défini partout et servir (comme le font les coordon-
nées) d'adresse pour toutes les particules de l'Univers. Pour que chaque
particule ait une adresse, il faudra donc continuer à employer en parallèle
le temps-coordonnée. Bref, le temps propre ne balise pas tout l'espace,
c'est en quelque sorte le paramétrage intrinsèque de chaque particule. Il
porte en somme bien son nom, c'est bien un temps propre, un temps per-
sonnel...
Les réactions à l'article de Minkowski ne furent pas toutes favora-
bles, loin de là. Ainsi, Jakob Laub dans une lettre à Einstein 45 « se sent
pour l'heure sceptique». Quant à Einstein, il n'est pas à l'aise avec le for-
malisme quadri-dimensionnel de Minkowski et ses premières références
à ces travaux sont extrêmement prudentes.

45. J. Laub à A. Einstein, 18 mai 1908, CPE, vol. 5, p. 120.


LUMIÈRE ET STRUCTURE DE L'ESPACE-TEMPS 55

Encadré 2. « Métrique ., et temps propre


Dans le cadre de la relativité, restreinte ou générale, la définition
du temps propre est bâtie sur celle de la distance dans les espaces
«métriques», par exemple dans l'espace euclidien. Pour mesurer la
longueur ds d'un vecteur dM du plan euclidien, il suffit d'en connaître
les projections, dx, dy sur chacun des deux axes du plan. Et
"l'élément de distance infinitésimale», la «métrique» c'est simple-
ment le carré de la longueur de ce vecteur qui s'écrit donc, grâce au
théorème de Pythagore :

ds 2 = dx 2 +dy 2 .
Et il faut intégrer ce vecteur infinitésimal, ds, le long de la courbe
« P0 P » dont on veut mesurer la longueur :
p p

s= Jds= J~dx 2 +dy2 .


Po Po

y p

f-- -- - - - r-- -- f - - - /
,/ "
V
dS/ dy
~
~-"
V dx
i........."'
X
~"
:/
VPo
Figure 4 : Diagramme de la mesure de la longueur d'une courbe d'un plan.

Sur la sphère, la forme de l'élément linéaire de distance doit tenir


compte de l'emploi des coordonnées polaires (8, q,) mais aussi de la
courbure de la sphère de sorte que le « ds2 » s'écrit :

ds 2 = r 2 (de2 + sin 2 Odq, 2 )


56 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Encadré 2. « Métrique » et temps propre

Figure 5 : Diagramme de la mesure de la longueur d'une courbe dessinée


sur une sphère.

Dans le cadre de l'espace de Minkowski, l'élément linéaire


d'espace-temps ds (c'est en fait l'élément infinitésimal de temps pro-
pre) prend la forme:

ds 2 = c 2 dt2 - (dx 2 + dy 2 + dz2 ),


qui peut d'ailleurs aussi s'écrire ainsi, en coordonnées polaires :

ds2 = c 2dt2 -dr 2 -r 2 (de2 + sin 2 9dlf>2 ).

Ainsi, en relativité restreinte, le temps propre s séparant deux


événements Po et P de la ligne d'univers, ce sera l'intégrale dans
l'espace de Minkowski de ds:

s= J~ ds = J~ ~c 2 dt 2 -(dx 2 +dy 2 +dz 2 ).


LUMIÈRE ET STRUCTURE DE L'ESPACE-TEMPS 57

Encadré 3. Principe de relativité et repères inertiels


La physique doit être partout la même. Comment sinon pourrait-
on en appliquer les lois ? Partout ? Le problème est bien là. Et la ques-
tion précise peut se formuler ainsi : dans quel cadre doit-on appliquer
les lois physiques ? Les repères inertiels répondent (en physique gali-
léenne aussi bien qu'en relativité restreinte) à cette question. Les lois
physiques prennent les mêmes formes dans les repères inertiels.
Autrement dit, elles sont invariantes pour toutes les transformations
permettant de passer d'un repère inertiel à un autre. La relativité gali-
léenne aussi bien que restreinte, c'est précisément la théorie des
transformations permettant de passer d'un repère inertiel à un autre.
Mais qu'est-ce qu'un repère inertiel ?
Remarquons que nous n'avons jamais parlé que de vitesses
constantes : nos voyageurs, nos corpuscules, qu'ils soient lumineux ou
matériels, le train, sont supposés avoir une vitesse constante, les uns par
rapport aux autres, par rapport aux repères dans lesquels ils sont obser-
vés et dans lesquels on mesure ces vitesses. Profitons-en pour préciser
ce qu'est un repère inertiel - que l'on appelle aussi un système de réfé-
rence inertiel - mais qu'il ne faut pas confondre avec la notion de sys-
tème de coordonnée. Un système de coordonnées, c'est simplement un
moyen de repérer un événement dans l'espace, l'adresse de l'événe-
ment en quelque sorte ; il s'agit généralement d'un trièdre (les trois arêtes
d'un cube), plus le temps. Ce qui permet de situer d'une manière claire
tout événement, tout objet, dans l'espace et le temps.
Les repères (ou systèmes de référence) inertiels sont des repères
particuliers par rapport auxquels est bâtie la physique classique : dans
un repère inertiel une particule libre (c'est-à-dire qui n'est soumise à
aucune force extérieure) aura un mouvement rectiligne et uniforme.
C'est le principe de relativité. Aussi bien, c'est ainsi que sont définies
les forces extérieures auxquelles sont soumises les particules. Si la tra-
jectoire d'une particule est inertielle, c'est qu'elle ne subit aucune force ;
si elle n'est pas inertielle c'est qu'elle est soumise à une force exté-
rieure. Ainsi la loi d'inertie est-elle valable ... dans les repères d'inertie.
C'est là le principe de relativité, par rapport auquel se définit depuis le
xv11° siècle l'espace absolu. Évidemment, tous les repères qui se dépla-
cent d'une manière uniforme par rapport à un repère inertiel, ou par rap-
port à l'espace absolu, sont inertiels. En cinématique classique, les
transformations de coordonnées galiléennes permettent de passer d'un
repère inertiel à un autre. Ce sont les transformations de Lorentz qui
jouent ce rôle dans le cadre de la cinématique relativiste.
Jusqu'alors le principe de relativité n'était valable que pour les
lois de la mécanique. Dans le cadre de la relativité restreinte, le prin-
cipe de relativité s'applique aussi bien aux équations de la mécanique
qu'à celles de l'optique ou de l'électrodynamique. C'est le cc groupe ,.
de transformations qui, en s'élargissant, le permet.
Chapitre 3

Vers une nouvelle théorie


de la gravitation

Avant d'entrer dans le détail de la relativité générale, d'analyser


chacun des principes qui vont nous guider sur le chemin de la théorie,
voyons, « avec les mains », comme disent les physiciens, vers quels hori-
zons Einstein nous mène. Qu'est-ce que la relativité générale?
Il s'agit d'une théorie de la gravitation qui prend donc la place de
celle de Newton. Cette théorie prédit le comportement des particules
matérielles et des corpuscules lumineux soumis à un champ de gravita-
tion. En relativité générale, on laisse de côté tous les autres phénomènes
physiques, les phénomènes quantiques comme les phénomènes électro-
magnétiques. On se limite donc à une physique classique (au sens de non
quantique), à une balistique des particules.
Un champ de gravitation, c'est simplement un concept, un outil
théorique qui exprime la présence, l'existence de la gravitation en tout
point de l'espace-temps. Un champ que la relativité générale nous per-
mettra de construire. La théorie de la gravitation d'Einstein nous dira en
premier lieu quel est ce champ, dans quel espace il s'inscrit, de quelles
équations il dépend, comment il s'écrit, se traduit, s'exprime et ensuite
comment les particules matérielles ou lumineuses se comportent dans ce
champ.
Mais revenons tout d'abord un instant à la théorie de la gravitation
de Newton, et rappelons brièvement comment elle fonctionne afin de
mieux comprendre ce qui va changer : en fait beaucoup de choses ! La
théorie de Newton opère sur un espace absolu, et, grâce à un temps
absolu lui aussi, elle dispose d'un espace-temps absolu que l'on dira new-
tonien. La position de tout corpuscule, qu'il soit matériel ou lumineux,
est définie grâce à ses quatre coordonnées, trois d'espace et une de
temps : où et quand. Si !'on se donne une distribution de matière de
masse M, le Soleil par exemple, on sait calculer le champ de gravitation
créé par cette distribution partout dans l'Univers. Essentiellement, il
60 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

s'agit dans ce cas d'un champ de force en Mfr2. Toute particule


d'épreuve, c'est-à-dire très petite afin que l'on n'ait pas de soucis avec le
champ de gravitation qu'elle pourrait développer, de masse inerte m,
subira ce champ de force. Mais cette particule subit aussi sa propre iner-
tie, une force d'inertie proportionnelle à l'accélération, a, à laquelle elle
est soumise. D'après la loi fondamentale de la dynamique, ces deux
forces s'équilibrent, ce qui permet de déduire la trajectoire de la parti-
cule.
f= mMGI r2 ;f=-ma; d'où: a =-MG/ r2
L'accélération d'une particule est proportionnelle à la masse M
(grave, nous y reviendrons) créant le champ de gravitation, et fonction
inverse du carré de la distance où elle est subie. Elle ne dépend aucune-
ment de sa masse (inerte), m. C'est là que se cache le principe d'équiva-
lence dans la théorie de la gravitation de Newton. Connaissant l'accélé-
ration, il est aisé d'obtenir la vitesse de la particule pourvu que l'on pose
les conditions initiales : où elle se trouve au moment où on commence le
calcul, et quelle est alors sa vitesse. Sa trajectoire est ainsi complètement
déterminée, c'est le chemin qu'elle suivra dans l'espace absolu en fonc-
tion du temps absolu.
Rien de tel en relativité générale. Le concept de force n'y a pas de
place. Le champ de gravitation créé par la distribution de matière, de la
même manière qu'en théorie de Newton, s'exprime directement par
l'intermédiaire de la courbure de l'espace-temps. Encore faut-il que
l'espace-temps que l'on utilise puisse exprimer une courbure car le seul
espace-temps que l'on ait jusqu'alors rencontré dans ce livre, celui de
Minkowski, est plat: sa courbure est nulle, ce qui est d'ailleurs cohérent
avec le fait qu'il n'exprime aucun phénomène gravitationnel. La théorie
de la relativité générale va donc impliquer une nouvelle classe d'espace-
temps, des espaces-temps courbés. Ces espaces-temps courbés, en
l'occurrence riemanniens car ils furent inventés par Bernhard Riemann 1,
sont à l'espace-temps de Minkowski ce qu'une surface courbe est à un
plan (pour ne parler que de dimension deux, de plans et de surfaces).
Ainsi, à un problème physique, gravitationnel, particulier, corres-
pond un espace-temps particulier dont la courbure exprimera, en tout lieu

1. En fait, on utilise ici des espaces un peu plus généraux que les espaces riemanniens inven-
tés par Bernhard Riemann. On utilise des espaces « pseudo-riemanniens » qui sont aux espaces de
Riemann ce que l'espace de Minkowski est à l'espace euclidien. Dans ces espaces « pseudo-
riemanniens» ou« pseudo-euclidiens», on ne dispose plus d'une« distance» banale. On introduit
une distance plus générale. qui n'est en fait autre que le temps propre. En géométrie euclidienne, si
deux points sont à une distance nulle l'un de l'autre, ils ne font qu'un. Tel n'est pas le cas ici ; deux
événements dont le carré de la distance est nul ne sont pas nécessairement identiques.
VERS UNE NOUVELLE THÉORIE DE LA GRAVITATION 61

de l'espace-temps, la gravitation. Il n'est pas utile a priori de tenter de se


représenter, de chercher une image de la courbure d'un tel espace-temps.
En relativité les représentations sont trompeuses et mieux vaut souvent
s'en abstenir, et être conscient que les images restent floues, ambiguës,
qu'il faut éviter de leur donner une signification trop précise.
Encore faut-il disposer d'équations qui nous permettent de choisir,
de construire, l'espace-temps solution du problème. Comme toutes les
équations, les équations du champ de gravitation ont deux membres ; le
membre de gauche Eµv définira la géométrie, la structure de l'espace-
temps solution du problème, et exprimera, par l'intermédiaire de sa cour-
bure, le champ de gravitation qu'impose la distribution de matière T µv
que l'on se donne a priori dans le membre de droite.

Figure 1. L'expression des équations de champ a une forme apparemment


simple, tensorielle : une forme sibylline qui cache dix équations
non-linéaires redoutables. 2

Ainsi, les équations fondamentales de la relativité générale, les


équations de champ, sont une sorte de machine à définir l'espace-temps,
la courbure de l'espace-temps, qui exprime, qui porte la gravitation.
Dans cette machinerie mathématique complexe, on introduit donc dans
le membre de droite (que l'on appelle le tenseur de matière), la distribu-
tion de matière, tandis que le membre de gauche représentera la structure
géométrique de l'espace au moyen d'un champ de variables que l'on
appelle les potentiels de gravitation et qui, plus ou moins simplement (et
plutôt moins que plus !), expriment l'intensité du champ de gravitation
dont découlera la courbure de l'espace. Ainsi obtient-on une série
d'équations, assez complexes il faut le dire, que l'on s'efforcera de
résoudre. La solution des équations d'Einstein, c'est donc un espace-
temps courbé. Ainsi les équations de la relativité générale opèrent-elles
dans un ensemble d'espaces-temps; elles sont chargées de décider quel
est, parmi les espaces-temps qu'elle a à sa disposition, celui qui repré-
sente la géométrie de la distribution de matière que l'on a imposée, dans
le membre de droite, au départ.

2. Eµv est donc le tenseur d'Einstein, Rµv le tenseur de Ricci, tandis que Rest la courbure
riemannienne scalaire, Tµv est le tenseur de matière et X est proportionnel à G, la constante de gra-
vitation, celle-là même que l'on trouve dans la théorie de la gravitation de Newton. À propos de ces
définitions et plus généralement de la structure géométrique des espaces riemanniens, on consultera
par exemple A. LICHNEROWICZ, 1962.
62 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Si je cherche quel est l'espace-temps solution d'un espace totale-


ment vide, sans aucune matière (Tµv = 0), il est naturel de s'attendre à
trouver comme solution l'espace de Minkowski lui-même, bien sûr, qui
figure un espace non courbé, sans gravitation. Pourtant, à cette question
précise, celle de la structure géométrique du vide, les équations de la rela-
tivité générale peuvent donner d'autres réponses que l'espace de Min-
kowski, ce qui pose quelques questions qui nous retiendront plus avant
quelque peu.
Que les équations soient tensorielles (ce qui s'exprime par les indi-
ces µ et v qui en quelque sorte numérotent, parcourent les coordonnées)
ne doit pas nous effrayer; cela signifie simplement qu'elles sont écrites
a priori d'une manière tout à fait générale, valable dans n'importe quel
système de coordonnées. On choisira de préférence un système de coor-
données adapté à la symétrie du problème. Cela signifie tout simplement
que l'on choisira des coordonnées rectangulaires si l'on a affaire à une
distribution de matière avec des plans pour symétrie (des couches planes
de matière) ; mais l'on préférera des coordonnées sphériques si l'on tra-
vaille sur le champ de gravitation du Soleil. Avant de trouver le bon
espace-temps, celui qui correspond à notre distribution matérielle, il nous
faut aussi faire des hypothèses concernant les conditions aux limites ; en
particulier, à l'infini, il nous faut dire quelle est la structure de l'espace-
temps que l'on souhaite installer et c'est le plus souvent un espace plat
que l'on y suppose, une structure minkowskienne; mais aussi, si l'on
s'intéresse à un problème dynamique, qui évolue dans le temps, il nous
faut dire d'où l'on part, quelles sont les conditions initiales qui seront les
conditions aux limites de notre modèle.
Car c'est un modèle que nous construisons, un modèle d'espace-
temps qui doit représenter la distribution de matière que nous avons
posée à droite et dont découle la structure de l'espace-temps. Il est quel-
que peu étrange, si l'on y réfléchit, que l'on construise ainsi des modèles,
nombreux, divers, des modèles d'univers pourtant. L'Univers n'est-il pas
un, unique ? Évidemment, si le problème mathématique était simple, on
résoudrait une fois pour toutes le problème en faisant entrer dans le mem-
bre de droite, comme distribution de matière, celle de l'univers réel et
l'on en déduirait la vraie structure de l'univers, notre espace-temps. C'est
là d'ailleurs le rôle de la cosmologie relativiste dont les hypothèses quant
à la distribution matérielle sont extrêmement grossières, et les résultats,
paradoxalement, relativement précis ; nous y reviendrons au chapitre 15.
C'est que le problème est mathématiquement bien trop complexe et nous
devons réduire nos ambitions à des schémas de l'univers ou à des mor-
ceaux de notre univers, commencer par comprendre quelle est la solution
que la relativité générale donne à des questions très simples et pourtant
VERS.UNE NOUVELLE THÉORIE DE LA GRAVITATION 63

déjà si difficiles ; par exemple, celle qui consiste à déterminer la structure


de l'espace-temps engendré par une sphère matérielle, par une étoile.
Il est difficile, en fait impossible, de se figurer correctement la cour-
bure d'un espace-temps de dimension quatre. Il faut accepter que l'on
doive en rester à une définition mathématique (la courbure peut se définir
tensoriellement). Et se contenter d'images banales qui, bien qu'elles ne
soient pas justes, aident à penser. Ainsi en est-il de celle de la courbure
d'une surface (face au plan qui a une courbure nulle) ou de la courbure
des trajectoires des particules matérielles, des chemins qu'empruntent les
étoiles et les planètes, ou mieux de celle des rayons lumineux. Mais ce ne
sont que des images : il ne s'agit pas de ce que l'on entend précisément
par courbure de l'espace-temps. Hors des équations, il n'y a guère de
salut. Plus que d'autres théories, la relativité générale fonctionne comme
une sorte de boîte noire d'où sortent des résultats, des espaces-temps, que
l'on a le plus grand mal à comprendre, à interpréter, à visualiser.
Contrairement à ce qui se passe généralement en théorie de New-
ton 3, en relativité générale les corpuscules lumineux sont sensibles à la
gravitation et ils ne suivent généralement pas des lignes droites mais des
trajectoires particulières, courbées, de l'espace-temps. Ainsi pourra-t-on
déceler cette courbure des rayons lumineux en la mesurant dans des cir-
constances astronomiques très particulières, les éclipses de Soleil, et
s'assurer ainsi que la relativité générale est bien la bonne théorie (voir
chapitre 8).
Quant au temps, il n'est pas le même d'un bout à l'autre de l'espace-
temps; il varie au gré du champ de gravitation. Si celui-ci est intense, les
horloges seront freinées. Mais de quelles horloges s'agit-il? Quelles sont
donc les horloges de l'espace-temps ? Ce sont, tout simplement, les atomes
dont les vibrations marquent le temps propre, leur temps propre. Ainsi la
fréquence de telle raie d'émission ne devrait pas être la même à la surface
d'une étoile très massive (par exemple, des naines blanches) que sur la
Terre. Et leur fréquence va donc pouvoir être mesurée afin de s'assurer que
la relativité générale ne raconte pas de sottise (voir chapitre 9).
Mais encore, qu'en est-il de la trajectoire des planètes qui suivent,
on le sait depuis Kepler, les lois qu'il a inventées et que la théorie de

3. On verra qu'il existe deux interprétations de la théorie de Newton quant à la courbure des
rayons lumineux par la gravitation. La plus banale revient à supposer que les corpuscules lumineux
ne sont pas sensibles à la gravitation : les corpuscules lumineux, aujourd'hui les photons, se dépla-
cent en ligne droite dans un champ de gravitation. C'est cette interprétation, la plus courante, que
nous retiendrons ici. Mais on peut supposer aussi, avec les philosophes de la nature de la fin du xvm•
siècle, qu'un corpuscule lumineux possédant une masse (dans le contexte de la théorie corpusculaire
de Newton), il soit sensible, comme toute autre panicule matérielle, à la gravitation : dans un champ
de gravitation important, lors de son passage près d'une étoile, sa trajectoire s'incurve, est déviée.
64 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Newton a permis de justifier, de comprendre? Que se passe-t-il à ce


niveau quant à la théorie de la gravitation d'Einstein? Peu de choses en
vérité car le système solaire n'est qu'un laboratoire très médiocre pour la
gravitation, tant le champ de gravitation du Soleil est faible. Pourtant, la
planète Mercure accuse depuis le milieu du xixe siècle une anomalie que
les newtoniens ne parvinrent jamais à enrayer, à comprendre. On verra
au chapitre 7 que ce fut là, dès 1915, le premier succès de la relativité
générale. Et pourquoi Mercure et non pas Jupiter infiniment plus lourde ?
Tout simplement parce que Mercure est la planète la plus proche du
Soleil et qui, donc, subit le champ de gravitation le plus fort. On verra aux
chapitres 8 et 9 que cette faiblesse du champ de gravitation solaire n'est
pas le moindre problème de la relativité générale qui aura le plus grand
mal à trouver des tests pour se faire respecter ... Il se passera près de cin-
quante ans avant que les physiciens (mais non pas les relativistes dont
c'est le gagne-pain !) croient à la théorie d'Einstein et la prennent au
sérieux, un point que je développerai aux chapitres IO et 11. C'est
aujourd'hui chose faite grâce au développement spectaculaire de ce que
l'on appelle l'astrophysique relativiste. Une discipline qui s'appuie en
particulier sur la relativité générale pour comprendre la dynamique des
étoiles, pour prévoir des phénomènes exotiques. Exotiques pour la théo-
rie de Newton bien sûr.
Avant cela, vers les années 1960, les relativistes vont, enfin, s'inter-
roger sur les champs de gravitation forts et se demander, par exemple, ce
qui se passe si la gravitation est si forte que, non seulement elle dévie les
rayons lumineux, mais encore elle les incurve tant qu'elle les tord,
jusqu'à les faire revenir vers l'étoile dont ils sont issus. Les trous noirs
sont nés ainsi, auxquels Einstein lui-même n'ajamais voulu penser (cha-
pitres 12, 13 et 14).
Enfin, si !'espace-temps courbe est fils de la relativité générale,
qu'en est-il de l'univers? Car la gravitation est la seule force fonda-
mentale de la physique qui agisse à longue portée et ainsi gouverne-t-elle
les trajectoires des étoiles, la dynamique des amas d'étoiles, le destin de
galaxies, des amas de galaxies, l'univers. Ainsi la cosmologie apparaît-
elle à Einstein dès 1917 comme une application essentielle de sa théorie,
la cosmologie relativiste bien sûr, qui n'a cessé de rencontrer des succès
tout au long de ses quatre-vingts ans d'existence (chapitre 15).
Toutefois, avant d'en arriver là, il faudra beaucoup de travail, de tra-
vaux, et d'abord ceux d'Einstein. Il s'agira bien sûr et avant tout d'inven-
ter, de poser la théorie de la gravitation du xxe siècle. Rien de plus inté-
ressant, de plus passionnant que de voir Einstein à l'œuvre. Comment
travaille-t-il ? Comment évolue-t-il au milieu de cette mer de faits et de
concepts qu'il faut réunir en une construction qu'il sait être logique, sim-
VERS UNE NOUVELLE THÉORIE DE LA GRAVITATION 65

pie, qu'il veut hannonieuse? Comment fait-il ses choix qui le mènent à
la théorie que l'on appelle aujourd'hui relativité générale et au succès
que l'on sait?

Relativité ou théorie des invariants ?


Relativité, un terme bien mal choisi ... En premier lieu, parce qu'il
y a trois relativités ; mais aussi, mais surtout, parce que ce terme de rela-
tivité fait inévitablement penser à relatif. implique presque inéluctable-
ment !'idée de relativisme philosophique qui est quasiment à !'opposé de
l'esprit de relativité. Car, si je consulte le Vocabulaire technique et criti-
que de la philosophie de Lalande 4, l'expression de relativité de la con-
naissance signifie que l'on« ne peut connaître des choses, mais seule-
ment des relations». Ainsi ne peut-on connaître que «les états de
conscience» et non pas« les choses en soi».
Or, la relativité (qu'elle soit ici restreinte ou générale) ne s'inquiète
à ce sujet que de la description des phénomènes, une description dont le
résultat dépend de l'observateur, de la manière dont il se déplace par rap-
port à !'objet décrit. Quant au phénomène lui-même (par exemple, et
pour fixer les idées, la fréquence d'un atome), il est bel et bien fixé, déter-
miné, connu, bien défini dans son propre repère (que l'on appelle juste-
ment son repère propre) et il s'agit bien là du phénomène «en soi».
L'observateur en mouvement va en donner une description relative à son
propre repère, va donc le projeter dans son repère comme le ferait aussi
bien tout autre observateur. Ainsi la description du phénomène en ques-
tion dépendra-t-elle de l'observateur; elle lui sera bel et bien relative tan-
dis que le phénomène lui-même sera décrit d'une manière intrinsèque,
par une grandeur, un objet invariant, qui, se projetant dans les repères de
tout observateur, prendra des valeurs diverses, relatives aux trajectoires
de ces observateurs.
Pour en revenir à notre exemple, la fréquence propre d'un atome
sera définie (et mesurée) dans son (propre) repère. Mais vue d'ailleurs,
elle prendra une valeur qui sera fonction de l'état de mouvement (et de
gravitation) du lieu de la mesure.
Ainsi, le phénomène en soi sera-t-il défini par un invariant (mais il
ne s'agit que d'un élément mesurable de la réalité) ; afin d'être mesuré,
cet invariant sera projeté (grâce à la théorie des tenseurs) dans le repère
de l'observateur dont le mouvement modifiera la valeur. La description
du phénomène est donc relative à l'observateur mais non pas le phéno-

4. A. LALANDE, 1960, p. 914.


66 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

mène en soi qui s'exprime dans le repère propre. Ainsi, le sens profond
de la relativité einsteinienne doit-il être compris à partir de celui de gran-
deur intrinsèque, d'invariant. On voit à quelle distance du relativisme
philosophique on se trouve !
Einstein n'a d'ailleurs pas choisi ce terme de relativité et il aurait
préféré nommer sa théorie de gravitation, théorie des invariants 5. De la
même manière, Max Planck considérait qu'en relativité restreinte les
invariants avaient une importance fondamentale ; il soutenait que chaque
grandeur relative était nécessairement liée à un invariant et, pour lui, le
rejet du caractère absolu de l'espace et du temps n'éliminait pas l'absolu
qu'il localisait par-delà l'espace et le temps fondus en un seul continuum,
l'espace-temps.

Lorsque Einstein s'attaque à la question de la gravitation, peu de


collègues l'encouragent. À quoi bon s'attaquer à la gravitation, pensent-
ils, la théorie de Newton n'est-elle pas bien vérifiée? Ne s'applique+
elle pas bien, fort bien, non seulement au système solaire mais aussi aux
systèmes d'étoiles doubles? N'est-elle pas, pour autant que l'on sache,
valable dans tout l'univers?
Et pourtant, si on les avait interrogés plus avant, les meilleurs théo-
riciens de l'époque auraient admis, qu'en effet, il y avait une incohérence
entre gravitation et relativité. Mais ils auraient ajouté in petto que cela
pouvait attendre parce qu'il y avait pour l'heure d'autres chats à fouetter,
bien d'autres choses à faire en physique. Et, par exemple, travailler sur
les rayons X, la structure de l'atome ou même les rayons uraniques
découverts par Becquerel.
Il y avait pourtant quelque chose qui n'allait pas au royaume de la
gravitation universelle de Newton. Tout simplement - et comme l'avait
vu Poincaré en 1905 - que la théorie de Newton, construite sur les bases
de la cinématique galiléenne, était incohérente avec la nouvelle cinéma-
tique d'Einstein-Lorentz. En particulier, c, la vitesse de la lumière,
n'entrait pas dans les équations fondamentales de Newton et la gravita-
tion s'y propageait avec une vitesse infinie, ce qui n'était pas intellectuel-
lement supportable. Cette question de l'immédiateté de l'action de la gra-
vitation n'était d'ailleurs pas nouvelle et la théorie de Newton était très
critiquée à ce propos. Il fallait donc construire une théorie du champ gra-
vitationnel qui, à l'image de celle du champ électromagnétique, devait se
propager avec une vitesse finie.

5. C'est le mathématicien Félix Klein qui suggéra en 1910 le nom« Invariantentheorie ».À
ce propos, on consultera : «Editorial Note : Einstein on the Theory of Relativity », in J. STACHEL
et al., 1989, CPE, vol. 2, p. 253-274. Cf. aussi: G. HOLTON, in G. HOLTON et Y. ELKANA, 1982, p. xv.
VERS UNE NOUVELLE THÉORIE DE LA GRAVITATION 67

Ainsi, contrairement à l'électromagnétisme de Maxwell, la théorie


de la gravitation de Newton n'était pas logiquement compatible avec la
relativité restreinte. Cette incohérence est insupportable à Einstein qui va
exiger que sa théorie de gravitation soit compatible avec la relativité res-
treinte, que ses équations soient «invariantes de Lorentz ». Rendre la
gravitation relativiste était inéluctable : la cohérence de la physique était
enjeu.
Il y avait encore une raison de s'intéresser à la gravitation. Par le
biais de l'équivalence de la masse et de l'énergie, de la relation E = mc2
qu'Einstein venait tout juste de découvrir 6, la relativité restreinte n' exi-
geait-elle pas que l'on s'intéressât à la gravitation? Si la masse, c'est de
!'énergie, c'est que l'énergie porte aussi une masse. Ainsi la masse inerte
(essentiellement l'inertie qu'oppose un corps au changement de mouve-
ment) est-elle impliquée dans cette relation ; mais dans la mesure où
Einstein pose comme principe que la masse grave (essentiellement la
gravité que toute masse implique) est équivalente à la masse inerte, c'est
bien que l'énergie serait source de gravitation et on doit se demander ce
que cette relation (et donc la relativité restreinte dont elle est issue) impli-
que quant à la gravitation.
Il y avait donc là quelque chose à faire qui ne pouvait manquer
d'intéresser Einstein, de le passionner. Il lui fallait à la fois trouver la
généralisation de la théorie de la gravitation de Newton à la nouvelle
cinématique relativiste, tout en exigeant qu'elle s'appliquât à des systè-
mes de coordonnées tout à fait généraux. Deux chemins différents pour
un même projet. Dès 1907, Einstein se mit silencieusement au travail ; il
n'était encore qu'un petit employé du bureau des brevets de Berne mais
son nom commençait à être connu des meilleurs spécialistes de physique
théorique de l'époque.

Les règles du jeu


Pour que fonctionne une théorie physique, il faut toute une machi-
nerie, un appareil mathématique connecté à la réalité observée ; une
machinerie faite d'équations, de variables diverses, de concepts et aussi
d'une cinématique, bref, d'un cadre théorique dans lequel les équations
trouvent leur sens. Et tout cela, cadre, concepts, grandeurs physiques
observables et équations, est à inventer. Mais comment en arriver à cons-
truire, à écrire une nouvelle théorie ?

6. A. EINSTEIN, 1905, OCE, vol. 2, p. 60-62.


68 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Le problème, c'est bien que l'on ne sait précisément pas comment


construire une théorie physique. S'il est un métier où aucune règle ne
s'impose, c'est bien celui-là. Chacun a pour cela ses idées, sa sensibilité,
son ingéniosité, son génie. Il n'y a pas de bonne méthode, de règle pour
écrire une œuvre d'art; et pourquoi donc y en aurait-il une pour cons-
truire une nouvelle théorie physique ? Chacun a la sienne, sinon les sien-
nes qui évoluent tout au long du travail, et celle qu'Einstein a employée
pour écrire sa « restreinte », il devra la repenser, la discuter, la modifier
pour construire sa «générale». Il y a pourtant sans doute dans la
méthode d'Einstein, dans sa manière de travailler, dans son style, des
constantes que nous tenterons de dessiner et qui nous permettront de
mieux comprendre ses théories.
Pour construire, pour inventer une théorie physique, il faut bien sûr
avant tout un espace pour travailler, des matériaux (expériences et lois),
des concepts à manipuler (qu'est-ce que la masse, la vitesse, la distance,
le temps ... ) et aussi, tant la question est rude, un cadre pour penser; un
théoricien travaille avec des idées-forces sur lesquelles il s'appuie. De
même, Einstein compose son œuvre avec des principes.
Tel un enfant qui dispose pour bâtir sa maison de cubes de diverses
couleurs, Einstein se donne des jeux de principes, briques conceptuelles,
éléments théoriques qu'il peut déplacer, supprimer, agencer différem-
ment, avec lesquels il peut travailler pour édifier ses constructions théo-
riques. C'est un architecte qui est à l' œuvre, et dont les principes sont les
matériaux de base. Ces briques, ces principes, il les choisira avec soin,
même s'ils n'ont pas tous, loin de là, la même force, la même solidité, la
même vérité. Il y a du jeu, de la liberté dans le cadre théorique. Un jeu
indispensable pour ouvrir un espace de travail qui ne se structurera que
peu à peu, entre 1907 et 1915 (voir chapitre 5) en une théorie cohérente.
Dans ce jeu de construction théorique, il y a a priori beaucoup,
énormément, de degrés de liberté : nombre de théories relativistes de la
gravitation sont envisageables et Einstein nage dans cette mer de théories
possibles, mais laquelle est la bonne ? Laquelle va satisfaire ses princi-
pes? Laquelle va rendre compte des faits d'observation? Et y en a-t-il
d'ailleurs une bonne? Le problème est si difficile à mettre en équations
qu'il est indispensable de fixer un cadre de travail et c'est ce à quoi sert
ce jeu de principes avec lesquels il pourra travailler, penser, rêver, s'amu-
ser, si l'on peut dire. Nul doute que, dans ces années d'errements à la
recherche de la bonne théorie de la gravitation, Einstein s'amuse passion-
nément, ce qui ne l'empêche d'ailleurs pas, de temps à autre, de douter
de la voie qu'il a choisie. Mais c'est avant tout avec les principes qu'il
joue, qu'il compose; il s'en sert tant et plus et leur garde une sorte de
tranquille fidélité.
VERS UNE NOUVELLE THÉORIE DE LA GRAVITATION 69

Si l'on doit parler de génie, c'est bien là qu'il est à l'œuvre. Si l'on
savait comment faire pour inventer une théorie physique, on n'en parle-
rait pas tant ! Bien difficile de savoir ce qui est essentiel dans cette
période de création sinon le génie. Il s'agit là, au sens fort, d'un art. L'art
de choisir une toile, un cadre, que la nature accepte, de rendre compte du
réel. De savoir prendre le bon angle, le juste point de vue, de savoir
oublier certains traits de la réalité dont on est a priori persuadé, à tort ou
à raison, qu'ils sont secondaires. Il faut savoir choisir, bien choisir, afin
de ne pas se perdre dans la mer des faits, afin de se faire porter par un
vent jusqu'alors ignoré, par un courant souterrain, sur un nouveau rivage
où l'on pourra construire une nouvelle cité, un nouveau monde. Non seu-
lement il s'agit de savoir mettre l'accent sur tel point, d'élire telle vue,
mais encore d'y croire fermement et de s'y tenir malgré la moue dubita-
tive des collègues qui nécessairement vous regarderont longtemps avec
quelque dédain et non sans quelques sarcasmes ...
C'est bien d'un art qu'il s'agit, un art dont on choisit le sujet et le
cadre et les outils. Rendez-vous au point d'orgue est pris. On jugera
l'œuvre à ses fruits, à ses résultats, à la manière dont l'expérience et
l'observation répondront à ses propositions. Car c'est un art qui n'a pas,
comme la peinture, le public des galeries pour témoin, mais l'expérience
pour« juge suprême» ainsi qu'Einstein l'écrira avec force.
Durant cette période de construction, d'invention, Einstein devra
agencer ses principes dans le cadre des diverses structures possibles, ima-
ginables. Des structures de l'espace tout d'abord, c'est-à-dire des variétés
diverses de géométries ; et, à l'intérieur des variétés d'espaces qu'il se
permet, des structures théoriques dans lesquelles il va essayer des équa-
tions, des formes diverses d'équations compatibles avec ses principes et
avec ces structures. L'architecte de l'univers est à l'œuvre qui fait ses
plans et dessine des esquisses. Esquisse, n'est-ce pas le nom qu'il donne
précisément à l'un de ses premiers essais théoriques sur la gravitation ?
Et si l'on posait... Et si je ... Quelle« gueule» cela aurait-il donc? Est-
ce que cela va marcher ? Dans le silence de son cabinet de travail, il
invente l'univers, une représentation de l'univers.

Mais qu'est-ce donc qu'un principe? Ce terme recouvre en fait, et


pas seulement pour Albert Einstein, des réalités différentes. C'est un
terme que l'on rencontre extrêmement souvent dans ses écrits, qu'il
utilise lors des discussions avec ses collègues, dont il se sert surtout
pour travailler, pour inventer ses théories : principe de thermodyna-
mique, principe de constance de la vitesse de la lumière, principe de
relativité, principe de covariance, principe d'équivalence, principe de
Mach.
70 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Mais essayons de préciser un peu ce que nous devons, quant à nous,


entendre par là. C'est avant tout un mot qui renvoie à une vision relative-
ment figée de la construction d'une théorie; un principe se pose ... aux
principes, à l'origine, de la théorie naissante dont il concerne les fonde-
ments. Un principe, c'est en quelque sorte une raison première, origi-
nelle, mais ce peut être une loi de la nature que le physicien théoricien
pose comme une des bases de sa théorie. Ce principe-là se pense dans le
cadre de la nature, de la réalité. Il s'agit alors simplement d'une sorte de
règle que la nature semble suivre. Une règle qui ne doit pas souffrir
d'exception. Ce peut être aussi une exigence que l'on pose a priori
comme une évidence à laquelle on croit et qui n'est guère questionnée.
Ainsi des Principia, qui sont les bases, les définitions de la philosophie
naturelle de Newton, des bases sur lesquelles il s'appuie, qui prendront a
posteriori leur légitimité de l'intérêt, de la force de leurs conséquences.
On retrouve ces deux manières de voir, ces deux plans, structure
physique et réalité mathématique, dans la manière dont les physiciens, et
en particulier Einstein, tentent de régler l'univers. Parce que la physique
théorique mélange d'une manière inextricable le plan de la nature et celui
de la mathématique, plan réel et plan formel. Et encore plus en relativité
générale qu'ailleurs, la relativité générale qui va faire de la géométrie,
jusqu'alors essentiellement pensée comme une branche des mathémati-
ques, une branche de la physique (voir chapitre 6).
Un principe, c'est dans un autre contexte une règle d'action, une
sorte de norme que l'on s'impose, que l'on impose, qu'exprime la for-
mule «avoir des principes». Cette connotation morale n'est pas inno-
cente ; avoir des principes, tenir à ses principes, voilà qui laisse entendre
une exigence quelque peu rigide, une voie à laquelle on n'est pas prêt à
renoncer. Mais, précisément, jusqu'à quel point Einstein était-il rigide
face à ses principes? C'est que la réalité, l'expérience, est évidemment
plus forte que nos principes, principe de réalité oblige, qui vaut évidem-
ment pour les scientifiques dont le métier est d'abord et avant tout de ren-
dre compte des phénomènes naturels.
Les principes avec lesquels Einstein travaille sont souvent liés à
l'expérience, sinon même basés sur l'expérience: ainsi du principe de
constance de la vitesse de la lumière, du principe d'équivalence ou du
principe de relativité. Mais la régularité observée d'une loi n'est jamais
vérifiée qu'avec une certaine précision ; il y a toujours un décalage, du
jeu, entre la loi expérimentale qui est nécessairement approchée, enta-
chée d'incertitudes liées aux mesures, et sa formulation en un principe,
qui lui, ne devra souffrir aucune exception. Poser un principe expérimen-
tal, c'est déjà en somme poser une (petite) théorie et cela comporte donc
un sérieux risque de réfutation. Si tel est le cas, si quelque expérience
VERS UNE NOUVELLE THÉORIE DE LA GRAVITATION 71

condamne tel principe, alors il faudra faire table rase de tout ce que l'on
a pu construire sur ses bases, il faut abandonner ce principe-là et repren-
dre l'ouvrage sur de nouvelles bases.
Ainsi, lorsque Einstein songe - il y songera ! - à remettre en cause
le principe de la constance de la vitesse de la lumière, ce sera évidem-
ment dans les limites de la précision des résultats expérimentaux. Mais
une telle décision est de l'ordre de la liberté du théoricien, une liberté que
seule l'expérience, un jour, pourrait remettre en question.
Tous ces principes et quelques autres, qui sont donc soit des mini-
théories compactées, si je puis dire, soit quasiment l'expression de choix
philosophiques, physico-philosophiques, vont lui servir à tenir en main
des idées très diverses et profondes, des expériences variées, à les articu-
ler. Les principes, c'est en quelque sorte le matériau de base qu'Einstein
utilise, avec lequel il travaille, qui lui permet de voir les choses plus sim-
plement, avec plus de distance.
Mais aussi bien, pour construire une théorie, il faut respecter, c'est
l'a b c du métier, un certain nombre de conditions, de faits, de points
acquis. Qu'il s'agisse de repenser les bases de la cinématique, et il faudra
que la nouvelle théorie, la relativité restreinte, explique tout ce que per-
mettait de comprendre la cinématique de Galilée, mais aussi que ces nou-
velles bases soient compatibles avec les équations de Maxwell ; qu'elles
ne soient pas contraires aux expériences sur la lumière, d' Arago, de
Fizeau ou de Michelson et Morley. Comme il s'agit ici de repenser celles
de la gravitation, il faudra d'abord retrouver tout ce que la théorie de la
gravitation universelle de Newton permettait d'expliquer, de compren-
dre, et, en premier lieu, de rendre compte des lois de Kepler.
Encore faut-il que cette nouvelle théorie soit cohérente avec la théo-
rie restreinte car sinon à quoi bon modifier la théorie de Newton ? Enfin
ne faut-il pas qu'elle rende compte de certaine différence infime dans le
trajet des planètes dont la théorie de Newton était incapable ? Ce ne sera
pas là, on le lui a assez reproché et nous y reviendrons, son premier souci.
Cette énumération incomplète montre qu'il est presque impossible de
tenir aisément en main tous ces éléments à la fois et encore moins de les
manœuvrer. Et c'est bien ce à quoi servent aussi les principes ; ce sont
les cartes du jeu théorique dont chacune symbolise un trait de la réalité.
Mais rechercher des principes, n'est-ce pas chercher les règles du
jeu de l'univers? Nul doute que cette tentation est à l'œuvre chez Eins-
tein. Jusqu'à quel point y a-t-il jamais vraiment cru ? A-t-il jamais pensé
que ses principes étaient plus que des éléments d'un jeu de construction
théorique, qu'ils exprimaient quelque Loi vraiment universelle?
Croire ? Il y a, bien sOr, plusieurs temps, plusieurs degrés, plusieurs
acceptions de ce terme. Il y a « croire » et « Croire » ... Il y a parfois de
72 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

l'espoir dans la croyance ; et, pour Einstein, poser ici un principe, c'est
espérer que ce principe lui ouvrira la porte à laquelle il songe. D'autant
que les principes se composent entre eux dans un cadre bien défini et que
leurs conséquences en sont différentes selon le cadre, la structure et la
manière dont ils sont disposés. Les principes, ce sont en somme des thè-
mes avec lesquels il compose la symphonie ; il en est de discordants,
d'autres qui ne s'accordent pas avec les faits ou qui conduisent à des
absurdités mais ils vont parfois d'un même pas, convergeant vers la
même direction ...

Le style d'Einstein
Après 1905, la relativité restreinte construite, Einstein avait sans
doute, en son for intérieur, la certitude, l'intime conviction qu'il était sur
la bonne voie, et peut-être même pensait-il avoir trouvé, non pas vraiment
une méthode, mais un style pour avancer ; une certitude qu'il trouvait dans
l'analyse à laquelle il avait soumis la physique, dans la manière dont il
avait obtenu ses résultats, et d'abord dans ses principes. Ainsi n'est-ce pas
sans raisons qu'Einstein travaille à établir sa relativité générale. Ce style
ne lui a-t-il pas souri alors qu'il mettait sur pied sa relativité restreinte?
Une théorie structurée par des principes exhibera une architecture
admirable et sévère mais impliquera aussi une grande rigidité qui n'ira
pas sans une certaine fragilité. Un principe est évidemment contraignant
mais ce sont ces contraintes mêmes qui, en restreignant le cadre théori-
que a priori, en font tout l'intérêt. L'image du jeu de construction vaut
aussi ici. À partir du moment où l'on pose sur la table un jeu particulier
de principes, la question est déjà, non pas réglée, car une infinité de théo-
ries peuvent obéir à un ensemble donné de principes, mais limitée.
Mais l'attitude d'Einstein est complexe et dépendra essentiellement
du contexte ; bien qu' extrêmement exigeant, il n'est pas dogmatique et,
même si cela lui est difficile et même parfois pénible, il évoluera et ten-
tera de s'adapter à la situation. Ainsi ne pourra-t-il se tenir, aussi ferme-
ment qu'il l'aurait souhaité, à tous ses principes, devant s'adapter sans
cesse à la réalité théorique et à l'observation. Mais construisant la relati-
vité générale, sa théorie de gravitation, il ne transigera pas avec le prin-
cipe de relativité, tout simplement parce que la relativité - restreinte -
tient la route, la route des faits. C'est tout particulièrement dans ce regis-
tre qu'Einstein va agir en virtuose, faisant montre d'une extraordinaire
sensibilité physique et d'une grande liberté de jugement.
Au-delà des principes, il faut dire l'insistance d'Einstein quant à la
liberté du théoricien, un mot qu'il utilise très souvent dans ses écrits épis-
témologiques. Une liberté qu'il défend précisément dans le cadre de la
VERS UNE NOUVELLE THÉORIE DE LA GRAVITATION 73

construction théorique. Loin de se laisser bloquer par ses principes, il se


sert de ses principes qui lui sont plutôt un cadre pour penser. Un cadre
indispensable face à l'immense liberté devant laquelle se trouve le théo-
ricien à l' œuvre : l'espace des théories possibles est insondable. Le
moment de la découverte, ou plutôt de l'invention, c'est celui de la
liberté. Étonnamment, c'est aussi la liberté de poser des principes. Des
principes avec lesquels il sait composer. On en prend et on en laisse. Mais
on avance ! N'a-t-il pas écrit, à la fin de sa vie, que« [le scientifique] doit
donc apparaître à l'épistémologue méthodique comme un genre d'oppor-
tuniste sans scrupules 7 ».Einstein a d'ailleurs dit, avec la fougue qui est
la sienne, que les principes sur lesquels s'appuie la relativité restreinte (le
principe de relativité joint au principe de la constance de la vitesse de la
lumière) ne doivent «pas être interprétés comme un "système clos" et
même pas du tout comme un système, mais plutôt simplement comme un
principe heuristique 8 ». Il ne veut certainement pas se laisser enfermer
par des principes, fussent-ils les siens, et encore moins dans un système.
Sa pratique des principes est autre, elle est essentiellement heuristique ;
il s'en sert avant tout pour avancer dans ses recherches, plus précisément
pour tenir en main les éléments essentiels de son ouvrage, pour penser.
Ainsi Einstein va-t-il créer un style de physique, un style qui don-
nera à ses théories de relativité une structure très particulière, très serrée
au plan logique, qui passionnera les théoriciens attachés aux systèmes
formels et séduira plus d'un philosophe. Tandis que certains physiciens,
et en particulier ceux qui vont se nommer les relativistes, se déclareront
convaincus, d'autres, en particulier (mais pas seulement) les expérimen-
tateurs, en perdront leur latin et leur patience.
En fait, lorsqu'un concept lui semble inutile, mal défini, gênant,
Einstein se demande s'il s'agit bien d'un concept indispensable. Sinon
pourquoi donc le garder ? C'est de l'ordre de la liberté ; il se donne de
l'air! C'est qu'il faut de l'espace pour refaire le monde et l'on ne peut
pas garder tous ces vieux meubles inutiles ! Einstein minimaliste ? Cela
semble une opinion étrange, une gageure ; mais c'est pourtant un aspect
important de sa manière de faire. Œuvrer avec un nombre minimal de
concepts, c'est bien une des constantes de sa physique. Si telle grandeur,
tel concept, est mal défini, sa tentation sera de s'en passer. Cela aussi fait
partie du style d'Einstein. Il s'agit de retourner le problème, de le penser
autrement. Et c'est, a-t-il écrit,« précisément ce qu'a fait la théorie de la
relativité d'une façon systématique 9 ».

7. A. EINSTEIN, 1949, p. 684.


8. A. EINSTEIN, 1907, CPE, vol. 2, p. 410.
9. En annexe à la lettre d'Einstein à Solovine, 24 avril 1920, in A. EINSTEIN, 1956, p. 19-21.
74 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Ainsi Einstein se rend-il compte que beaucoup de notions, qui sem-


blaient indispensables dans le contexte des théories classiques, ne sont
aucunement nécessaires ; elles sont même gênantes, inutiles, dépassées,
elles n'ont pas de sens. Non seulement le concept d'éther, la notion
d'espace absolu, sont plus que discutables, mais celui de mouvement pri-
vilégié est contestable et la simultanéité absolue est un mythe dont il a
montré le caractère erroné. Il fera de cette conception minimaliste un
grand usage et même « un point de vue épistémologique », posant ainsi
une sorte de principe ad minima: «Il n'y a pas en physique de notion
dont l'emploi soit a priori nécessaire ou justifié 10. »C'est ainsi que dans
la théorie de la relativité les notions de simultanéité absolue, de vitesse
absolue, d'accélération absolue sont rejetées, parce que tout lien univo-
que avec l'expérience semble impossible. Ce sera aussi le cas, comme
nous le verrons, des notions de plan, de ligne droite, de distance, etc., sur
lesquelles la géométrie euclidienne est fondée.
On s'étonnera sans doute de voir jetées au panier tant de grandeurs
physiques, tant de concepts qui nous semblaient absolument indispensa-
bles pour penser l'espace et pour faire la physique. C'est là en particulier
que doit se consentir cette révolution relativiste qui exige que l'on fasse
en soi-même un lourd travail de nettoyage conceptuel ; une vraie révolu-
tion dans notre manière de penser l'espace - (temps), toujours à repren-
dre, tant ces habitudes de pensée sont enracinées en nous. Ne faut-il pas
accepter de se perdre lorsqu'on aborde une ville inconnue, afin de mieux
s'en imprégner ?
La relativité générale n'apportera que fort peu, étonnamment peu,
de concepts physiques opérationnels, et une grande partie de la littérature
scientifique s'attachera à en définir de nouveaux. On s'attend évidem-
ment à se passer de l'espace absolu ou de la vitesse absolue. Il est déjà
plus difficile, et même problématique, de relativiser la notion d'accéléra-
tion. Mais il devient très étrange de devoir se passer d'une notion aussi
fondamentale que celle de distance. C'est pourtant là un moindre mal et
même une nécessité absolue.

IO. Ibid.
Chapitre 4

Les principes d'Einstein

« Selon la théorie de la relativité générale, !'espace,


en tant que concept détaché de tout contenu physique, n'existe pas 1. »

Nous avons vu les raisons qui ont convaincu Einstein de faire quel-
que chose pour la gravitation ; mais comment prendre le problème, com-
ment avancer? C'est une idée étonnante qui lui fait sauter le pas, qui lui
donne l'impulsion pour se mettre au travail, c'est, selon ses propres ter-
mes, « l'idée la plus heureuse de toute [sa] vie 2 ».
Étonnamment, il s'agit d'une expérience très ancienne; l'expé-
rience que Galilée est censé avoir faite à Pise (mais semble-t-il plus
ancienne encore et alors déjà banale) et qui laissait entendre que tous les
corps tombent de la même manière quelles que soient leur masse, leur
composition, leur nature, abstraction faite bien entendu de la résistance
de l'air. Une fois de plus, Einstein retourne le problème, voit les choses
autrement, prend un autre point de vue. Un point de vue qui, une fois
qu'on l'a compris, quel' on a vu, semble si évident, si banal : trivial. Mais
ce saut, ce renversement auquel Einstein procède, personne jusqu'alors
ne se l'était permis, n'en avait en tout cas vu les conséquences. Cela
s'appelle penser.
Partant donc de cette expérience apparemment triviale, Einstein
comprend aussitôt qu'il va pouvoir avancer d'un grand pas, un pas essen-
tiel : il va pouvoir traiter de gravitation dans le cadre de la relativité res-

1. A. EINSTEIN, 1950, OCE, vol. 3, p. 185.


2. Précisément. c'est en 1907, alors qu"il rédigeait dans sa revue de la relativité restreinte un
programme pour une théorie relativiste de la gravitation, que lui vint cette idée. C'est ce qu'il raconte
dans un texte de 1919, resté jusqu'à aujourd'hui sous forme manuscrite, le manuscrit Morgan. Les
citations qui suivent sont reprises de A. EINSTEIN. 1919, OCE, vol. 2, p. 84.
76 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

treinte. Dès lors, cette idée le fascine, l'obnubile, car elle va lui permettre
de jeter les premières bases d'une théorie de la gravitation relativiste.
Elle devient aussitôt le tout premier des principes de la relativité géné-
rale, le principe d'équivalence, le moteur de la théorie, des théories de
gravitation.
Cette idée prend pour Einstein la forme d'une sorte de rêve éveillé,
d'un homme« tombant en chute libre du haut du toit d'une maison 3 » ;
et il lui apparaît que pour cet observateur « il n'existe pendant sa chute
- du moins dans son voisinage immédiat - aucun champ de gravita-
tion 4 ». Tout se passe comme s'il était en repos et tous les objets qu'il
peut lâcher pendant sa chute vont rester tout autour de lui dans un état de
repos apparent ou de mouvement uniforme. En somme, le champ de
gravitation est absorbé, est annulé. Il n'y a rien là de bien nouveau,
physiquement parlant, sinon un changement de point de vue ; tandis que
Galilée se bornait à voir tomber les corps, Einstein tombe lui-même, ou
plus précisément, prudent, il fait tomber son observateur. C'est donc que
l'on peut s'affranchir un instant de la gravitation puis en revenant ensuite
dans le repère initial, au pied de la tour, tenter de comprendre ce qui se
passe. Cette expérience de pensée, cette idée, lui fournit un état de mou-
vement, la chute libre, dans lequel il peut travailler hors gravitation, lui
donne une méthode de travail, un outil d'une puissance étonnante.

Masse grave et masse inerte


Lorsque j'étais enfant, à la communale, dans le coin de la classe
traînait un grand tuyau de verre. Un jour, le maître d'école se saisit de ce
long tube, y plaça un petit morceau de plomb et un petit bout de coton.
Une extrémité de ce tube était fermée, cerclée de laiton, et l'autre munie
d'un embout par lequel il était possible de faire le vide. Je ne sais plus du
tout comment il fit le vide mais je me souviens bien du maître juché sur
l'estrade, le tube à la main qu'il bascule rapidement afin de faire tomber
d'un coup le bout de coton et le morceau de plomb. Non sans nous avoir
demandé lequel des deux allait arriver le premier en bas. « Fastoche,
M'sieu, a-t-on répondu d'un seul trait, le plomb, sûr ! »Le lièvre et la tor-
tue, on connaissait. Il tenait là son succès car, pour autant que l'on pût
bien voir, parti au même instant du haut du tube, le coton n'arrivait pas
plus tard que le plomb. Diable ! Et le maître de nous expliquer que si les
feuilles des marronniers de la cour mettaient bien plus de temps à tomber

3. A. Einstein, 1919, OCE, vol. 2, p. 84.


4. Ibid.
LES PRINCIPES D'EINSTEIN 77

que les marrons, c'était simplement parce que l'air les faisait tournoyer.
Bigre ! La classe était muette.
Cette expérience, c'est celle que réalise aujourd'hui tout astronaute
dans son satellite, et la télévision nous a habitués à voir les objets et les
hommes nager dans l'espace dans - ou près de - leurs satellites. Il se lave
les dents, lâche son verre et son contenu et la brosse et le tube, tout cela
reste immobile relativement à lui-même et au satellite. Rien ne bouge
quelles que soient la masse, la densité de l'objet. Tout au moins si le
satellite est en orbite, c'est-à-dire, étonnamment, s'il tombe; tout se
passe alors comme si le champ de gravitation n'existait plus, c'est l'ape-
santeur. C'est bien que !'on peut supprimer localement - mais seulement
localement - le champ de gravitation.
À l'inverse, lors de son lancement, notre satellite est soumis à une
accélération de deux, trois fois g, trois fois la pesanteur sur la Terre ; mais
à quel champ de gravitation? Car dans ce 3g, où est notre g à nous et d'où
viennent ces 2g supplémentaires ? Bref, est-il possible de distinguer le
champ de gravitation lié à la Terre du champ d'accélération lié aux
moteurs? La gravitation de l'inertie? Le champ de gravitation serait-il
un champ relatif? Tiens, tiens ! relatif, vous avez dit relatif? En fait,
Einstein tient beaucoup à cette relativité de l'accélération et c'est là la
marque qu'il veut imprimer à sa théorie. On verra à quel point et jusqu'où
Einstein tient à cette relativité totale de la gravitation et de l'inertie.
Il nous faut revenir un instant à la théorie newtonienne de la gravi-
tation. Dans la loi de gravitation de Newton, apparaissent en fait deux
masses différentes, deux concepts de masse y sont en cause, la masse
grave (celle qui crée le champ de gravitation) que l'on notera mg, et la
masse inerte, m; (qui représente la réaction du corps aux forces en général
et à la force de gravitation en particulier). En électromagnétisme, ces
deux concepts sont clairement distincts ; un électron possède une charge
et une masse inerte. La masse grave est dans une théorie de gravitation
l'équivalent de la charge pour l'électromagnétisme. Tout simplement la
masse grave, c'est la charge gravitationnelle.
La masse inerte joue son rôle dans l'équation fondamentale de la
dynamique (j = m; a, où a est l'accélération) tandis que la masse grave
trouve sa place dans la définition de la force gravitationnelle qu'exerce
un corps de masse grave Mg sur un corps de masse grave mg ;
(j= - Gmg Mg! r2). Et c'est parce que la masse grave d'un corps est
- très précisément (mais pourquoi ?) - égale à sa masse inerte (m; = mg)
que les trajectoires des particules subissant un champ de gravitation ne
dépendent pas de leur propre masse ; l'accélération g ne dépend que de
la masse (grave) Mg créant le champ de gravitation et non pas de celle
qui le subit : g = - GMgl r2. Cette remarque semble presque anodine,
78 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

banale. Pour Newton, il s'agissait sans aucun doute d'une observation


essentielle mais aucunement d'un principe et l'on pourrait fort bien, sans
rien changer à la structure de sa théorie, supposer que masse grave et
masse inerte ne sont pas égales. Alors, dans le vide, un grain de plomb ne
réagirait pas de la même manière qu'un grain de blé (ou qu'un petit mor-
ceau de coton) à un champ de gravitation. Leurs orbites seraient différen-
tes pour des conditions initiales identiques et tout se passerait comme si
le grain de plomb était soumis à un champ de gravitation quelque peu dif-
férent de celui auquel était soumis le grain de blé. Tel est précisément le
cas en électromagnétisme où le rapport e / m intervient sans cesse. Mais
ce n'est justement pas le cas pour ce qui concerne la gravitation.
C'est bien entendu vers l'expérience qu'il faut se tourner pour s'en
convaincre. Deux substances différentes, de composition physico-chimi-
ques aussi différentes que possible, réagissent-elles de la même manière
à un champ de gravitation donné ? On en avait, bien avant Galilée, lacer-
titude. Mais Newton tint à le vérifier lui-même, utilisant le bois et l'or,
en montrant que la période d'un pendule était indépendante de la matière
dont il était constitué. À la fin du xrxe siècle, des expériences très préci-
ses furent réalisées par le baron Roland von Eôtvos 5 qui montrèrent que
masse inerte et masse grave étaient, à une précision extrême, égales.
Eôtvos utilisa une balance de torsion initialement conçue pour
effectuer des mesures locales du champ de gravitation terrestre. Il s' agis-
sait d'une balance du genre de celle que Henry Cavendish avait utilisée,
au xrxe siècle, pour mesurer G, la constante de gravitation 6.
Aux extrémités des fléaux de la balance sont attachées deux boules
de même masse mais de composition différente, l'une en aluminium,
l'autre en platine. Chacune de ces masses est soumise au même champ
de gravitation, celui de la Terre, mais aussi à la force centrifuge dont la
direction est perpendiculaire à l'axe de rotation de la Terre. Chacune des
deux boules est soumise à une force composée d'une partie gravitation-
nelle (en mg) et d'une partie inertielle (liée à la force centrifuge, en m;).
Plus la force centrifuge est importante, plus grande sera la déviation ;
mais plus la force de gravitation sera importante, moins importante sera
la déviation. Ainsi, la force à laquelle chaque boule est soumise sera pro-
portionnelle à la force centrifuge et inversement proportionnelle à la

5. R. VON EôTvôS, 1874.


6. Cavendish tenait une première balance de torsion de son ami John Michell, dont on repar-
lera au chapitre 8. Il semble bien que la balance de torsion fut inventée indépendamment par Michell
et par Charles Augustin Coulomb, lequel avait mis au point une balance bâtie sur le même principe,
ce qui lui permit d'établir la force électrique en I / r2, la« loi de Coulomb». À propos de Cavendish,
cf le livre de Jungnickel : C. JUNGNICKEL et R. McCORMMACH, 1999. Cf le livre de Gillmor où est
discutée la question de la priorité: S. C. GILLMOR. 1971, p. 163-165.
LES PRINCIPES D'EINSTEIN 79

force de gravitation, ou encore proportionnelle à la masse grave (qui régit


la gravitation) et inversement proportionnelle à la masse inerte (qui
implique la force centrifuge) ; bref, elle sera en m/mg. Ainsi, si le rap-
port entre la force d'inertie et la force de gravitation (en m/mg) dépen-
dait de la nature des corps, le miroir devrait tourner d'un angle lié au rap-
port m/mg. Sur cette balance, l'angle de rotation peut être mesuré avec
une précision extrême grâce à un petit miroir fixé sur l'axe sur lequel
vient se réfléchir un rayon lumineux. L'absence de rotation signifie que
le principe d'équivalence, ainsi appelle-t-on le principe selon lequel la
masse grave égale la masse inerte, est vrai.
Cette expérience fut réalisée à de multiples reprises par Eütvèis et
par ses collègues, en 1889 puis au début du siècle, en utilisant des maté-
riaux différents pour chaque boule et d'une expérience à l'autre ; comme
on s'y attendait, on trouva un résultat nul. C'est ce que l'on appelle« une
expérience de zéro » dont on conclut qu'à une excellente précision, le
principe d'équivalence est vérifié. Les expériences d'Eèitvèis furent repri-
ses près de soixante ans plus tard sous d'autres formes et à de multiples
reprises ; à Princeton, en 1961, Robert Dicke mesura l'attraction
qu'exerce le Soleil sur des corps de composition diverses et montra avec
une précision extrême (l0-11 et même l0-12, c'est-à-dire avec une préci-
sion d'une partie sur mille milliards, dans une expérience identique
menée à Moscou par une équipe russe) que ces matériaux se compor-
taient de la même manière vis-à-vis de la gravitation. C'est là une des
expériences les plus précises de la physique.
Tout récemment, des idées issues de la théorie des cordes laissaient
entendre qu'aussi bien le principe d'équivalence que la loi en 1 / r2 de
Newton (dont la relativité générale est extrêmement proche à courte por-
tée) pourraient ne pas être exacts 7. Des expériences très sophistiquées
ont permis de vérifier le principe d'équivalence à 3 10-13 et de tester la
loi de Newton au dixième de millimètre. Par ailleurs, grâce au « laser
Lune» le principe d'équivalence a pu être testé sur le système
Terre-Lune avec une précision équivalentes.

Le principe d'équivalence
Il semble qu'Einstein n'était pas, en 1907, au courant des expérien-
ces d'Eèitvèis mais cela ne change pas grand-chose à l'affaire. Car la vraie
question était bien de se demander si cette égalité de la masse grave et de

7. C. 0. HOYLE et al .• 2001.
8. À ce propos. cf. J. G. WILLIAMS et al., 2001.
80 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

la masse inerte avait ou non un sens profond bien que encore ignoré; s'il
s'agissait ou non d'un événement accidentel ainsi que les équations de
Newton le laissaient entendre, ou d'une identité fondamentale. Toujours
est-il que telle fut l'hypothèse d'Einstein qui fit de ces observations un
principe sur lequel il allait tout miser, le principe d'équivalence.
Supposer que le principe d'équivalence soit un principe fondamen-
tal comporte un grand risque car tous les développements ultérieurs
dépendront alors de ce principe; or, si jamais l'on s'apercevait un jour
que quelque expérience (en particulier dans le domaine atomique) met-
tait le principe d'équivalence en cause, il ne resterait rien de la théorie
finale ni du travail qui y a mené. Ainsi, la structure même de la théorie
sur laquelle Einstein va travailler suppose la vérité de ce principe. Mais,
réciproquement, à ce risque important est lié un gain important car cette
hypothèse va permettre de penser la théorie autrement. En effet, si le
mouvement des particules soumises à un champ de gravitation est indé-
pendant de leur masse inerte, à quoi bon faire apparaître cette masse
inerte dans les équations ? Pour la faire sortir aussitôt comme il est de
mise dans les équations newtoniennes ? À quoi bon faire entrer m dans
les deux premières équations que j'ai tracées un peu plus haut puisqu'elle
n'apparaît plus dans la troisième ! Car les particules d'épreuve soumises
à un champ de gravitation vont suivre des trajectoires ne dépendant en
fait que du champ de gravitation et non pas de la réaction au champ de
gravitation. Bref, croire au principe d'équivalence jusqu'au bout, c'est
supposer que les trajectoires sont indépendantes des particules
elles-mêmes, que les orbites des planètes sont en quelque sorte tracées
dans l'espace, dans la structure du champ de gravitation créée par une
distribution de masses donnée. Il faut tout reprendre et avant tout la dis-
tinction entre masse grave et masse inerte, et donc supprimer de la théorie
la loi fondamentale de la dynamique (j = m a) et la notion de force qui
n'a plus aucun sens. Vaste programme! Tout est à plat. Il ne reste rien de
la structure théorique que Newton a posée.
Il faut donc construire une théorie qui n'utilise pas la masse inerte.
Les trajectoires des particules seront a priori indépendantes de la masse
(inerte) des corps subissant le champ; elles seront directement détermi-
nées par la masse (grave) créant le champ ; elles seront en quelque sorte
gravées directement dans l'espace, comme le sont les rivières sur la
Terre.

Ainsi, comme celle de Newton, la théorie de la gravitation d'Eins-


tein s'ancre-t-elle sur une histoire de chute. Toutefois, ce n'est pas la
pomme qui choit mais le physicien lui-même qui fait les frais de l'expé-
rience. On verra que le renouveau de la théorie d'Einstein dans les années
LES PRINCIPES D'EINSTEIN 81

1960 s'ancrera symboliquement dans une chute autrement plus rude,


celle d'un astrophysicien dans un trou noir. Ce n'est pourtant pas l'image
d'un homme tombant du toit qui popularisera le principe d'équivalence
d'Einstein mais celle de l'ascenseur.
Le voyageur de cet ascenseur est soumis à trois forces : la gravité
bien sûr, et la force d'inertie que le moteur communique au câble, à la
cabine, mais aussi à la force exercée par le plancher. Car c'est le plancher
qui fait tout ; et qui exprime, si je puis dire, les forces auxquelles notre
voyageur est soumis. Sans plancher pas de force du tout, ni d'inertie ni
de gravité : c'est la chute finale ! On tombe, on vole, c'est la chute libre
comme dans un satellite en orbite. Mais aussi bien ce plancher ne distin-
gue pas, pas plus que le voyageur, ce qui dans cette force unique est de
l'ordre de la gravité ou de l'ordre de l'inertie ; la force globale (inertie
+gravité), c'est le poids de notre homme ; un poids qui sera plus impor-
tant quand l'ascenseur accélère en montant, plus faible lorsqu'il accélère
dans la descente, nul si le câble casse. Le poids (et donc la force) est rela-
tif, voilà tout : non seulement au champ de gravitation (on sait que l'on
pèserait moins lourd sur la Lune) mais aussi à la balance qu'est l'ascen-
seur, accélérée ou décélérée. On sait fort bien que l'astronaute subit dans
la fusée qui va le satelliser une accélération de 2g, voire plus, et que son
poids sera donc trois fois (le g du champ de gravitation auquel s'ajoute
2g du champ d'accélération) celui qu'il a sur Terre. Mais une fois satel-
lisé, son poids sera nul.
Ainsi, localement n'y a-t-il aucune différence observable entre le
comportement d'un système mécanique dans un système de référence
accéléré et dans un système inertiel dans lequel il y aurait un champ gra-
vitationnel. Einstein va supposer «l'équivalence physique totale du
champ de gravitation et de l'accélération correspondante du système de
référence 9 » dont il déduit l'égalité entre les masses gravitationnelle et
inertielle. Ainsi va-t-on pouvoir remplacer localement un champ de gra-
vitation par un champ d'inertie, par un système de référence accéléré.
Revenons un instant à notre satellite - un ascenseur bien particu-
lier - lors de son lancement. On peut comprendre, et c'est une image
qu'Einstein emploiera, que l'accélération subie par nos astronautes ne
peut être distinguée du champ de gravitation qui serait créé par une pla-
nète (fictive) dont la masse serait de deux, trois fois, celle de la Terre. Ou
encore si l'on suppose que lors du décollage sur la Lune de leur fusée nos
astronautes soient soumis à une accélération d'un seul g (115 g venant de
la gravité lunaire et 4/5 g dues aux moteurs de la fusée), ils pourraient se
croire, d'un point de vue gravitationnel, arrêtés sur le pas de tir de cap

9. A. EINSTEIN, 1907. CPE, vol. 2, p. 476.


82 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Canaveral, là aussi soumis à 1 g. Ainsi ne peut-on pas distinguer un


champ d'accélération d'un champ de gravitation ad hoc. Jamais, tout au
moins dans une expérience isolée, locale.
Considérons la richesse conceptuelle de cette expérience de pensée.
Simplement en réfléchissant, nous avons pu comprendre qu' accélération,
gravitation, inertie, étaient des concepts de même nature, dont on pouvait
espérer une définition compatible avec le principe de relativité. Il y a quel-
que chose de splendide, de poétique, dans l'évidence de cette démarche ...
Car on a l'impression d'accéder ici au cœur des choses d'une manière si
simple, si naturelle ... C'est aussi que, sans bruit, sans aucun moyen (les
expériences n'ont été reprises qu'ensuite), Einstein nous fait avancer,
simplement parce qu'il tire de ce que l'on sait déjà un élément nouveau
(mais si simple !) que personne jusque-là n'avait entrevu. En changeant
de point de vue. Le moment de ce changement, c'est bien entendu celui
de la chute de cet homme. Il choit et la gravitation n'est plus. C'est sans
doute la première fois que l'on se rend compte que, dans l'instant de la
chute, il n'y a plus de gravitation. La chute absorbe la gravitation. D'un
instant à l'autre, dans cette expérience de pensée, la gravitation n'est plus.
Il y là quelque chose d'étrange, d'extraordinaire. Sans doute parce que la
chute est identifiée à la gravitation et que nous découvrons l'inverse.
C'est bien quand nous ne tombons pas que nous y sommes vraiment sou-
mis, par notre poids : qui n'est plus dè~ que l'on tombe.
Mais ce n'est pas fini car nous n'avons pas encore tout tiré de cette
équivalence. Pour faire ses premiers calculs, Einstein remplacera un
champ de gravitation homogène (localement constant) par un champ
d'accélération. Une sorte de tour de passe-passe qui lui permettra de
savoir comment agit la gravitation sans en connaître tant, sinon qu'elle
obéit au principe d'équivalence. Et dont il pourra tirer des conclusions
positives sur lesquelles nous nous pencherons au chapitre suivant. Mais,
auparavant, revenons un instant au tout début du siècle.

Le principe de Mach
Dans La Mécanique 10 que, rappelons-le, Einstein avait lue attenti-
vement lors des séances de l'académie Olympia, Mach critique tout par-
ticulièrement le concept d'espace absolu chez Newton 11 ; Newton qui
est «en contradiction avec son dessein de n'étudier que des faits 12 ».

10. E. MACH, 1883, traduction française, 1904.


11. À ce propos, cf E. MACH, 1904, p. 216-235. Cf aussi mon analyse de ces questions dans
le chapitre« Cosmologie• des Œuvres choisies d'Einstein: OCE, vol. 3, p. 83-129.
12. E. MACH, 1904, p. 222.
LES PRINCIPES D'EINSTEIN 83

Arrêtons-nous un instant sur les raisons profondes de l'opposition de


Mach à l'espace absolu de Newton. De même qu'un mouvement absolu
de translation est« vide de sens 13 »(d'après le principe de relativité), de
même on ne peut distinguer une rotation absolue d'une rotation relative.
Il n'existe en somme que des mouvements relatifs, de translation bien
entendu mais aussi bien de rotation. Or le caractère absolu de la rotation
est, en théorie newtonienne, à la base du calcul des forces centrifuges
mais aussi des raisons au caractère absolu de l'espace. Il ne fait pas de
doute que cette critique a convaincu Einstein.

Figure 1. Les seaux de Newton.

Einstein rappelle l'expérience de pensée des seaux dans les Princi-


pia de Newton et la critique de Mach. De deux seaux, pleins d'eau, l'un
en rotation et non l'autre ; la surface de l'eau du premier seau se déforme
en s'élevant sur ses bords et non celle de l'autre. Pour les newtoniens,
l'élévation de la surface de l'eau s' explique par les forces centrifuges qui
se développent par rapport à l'espace absolu. Mais pourtant, l'espace
absolu n'a pas de matérialité, c'est une construction intellectuelle et cette
explication laisse sans réponse la cause vraie de l'élévation de l'eau dans
le seau - et aussi bien celle de la déformation d'une sphère en rotation.

13. E. MACH. 1904. p. 230.


84 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

La réponse de Newton, l'espace absolu, n'est pas satisfaisante, affirme


Einstein; c'est une «cause purement fictive; ce n'est pas une chose
observable 14 ». Ainsi, le divorce entre l'univers réel, rempli de matière,
et l'espace immatériel, l'espace absolu de Newton, est dénoncé par Eins-
tein. Et c'est sans doute dans cette question qu'il faut voir le fondement
de son intérêt pour la cosmologie (voir chapitre 15).
Cette même question s'exprime encore plus clairement dans l'expé-
rience du pendule de Foucault 15 etc' est un thème que !'on retrouve aussi
bien chez Mach que chez Einstein: aux pôles, le plan d'oscillation d'un
pendule reste fixe par rapport aux étoiles fixes. Pourquoi ce plan ne
toume-t-il pas avec la Terre ? Comment se fait-il que le pendule reste fixe
par rapport aux étoiles fixes ? Pourquoi choisit-il de regarder fixement
les étoiles fixes ? Quelle est la raison de ce choix, la cause matérielle ?
Car le pendule est suspendu à une coupole qui est entraînée par la rotation
de la Terre. Et pourquoi le pendule choisit-il donc de suivre le mouve-
ment de l'espace absolu de Newton plutôt que celui de l'horizon terres-
tre ? Il y faudrait une force particulière, qui maintiendrait le pendule dans
le plan fixe par rapport à l'espace absolu, qui est aussi celui des étoiles
fixes ; une force qui serait de l'ordre de l'inertie mais qui aurait une rai-
son physique. Mais à quoi associer cette force, de quoi dépend cette rai-
son physique? L'espace absolu ne saurait développer une telle force, ne
saurait être le siège d'un tel lien physique. Car sur quel mécanisme repo-
serait-il donc ?
Plus précisément, dans le contexte de la théorie newtonienne, les
forces centrifuges se développent par rapport à l'espace absolu, en fonc-
tion d'une rotation que l'on dit absolue. Ainsi, et dans ce même cadre, si
l'on supposait que ce soient les étoiles fixes qui tournent par rapport à
l'espace absolu tandis que la Terre ou le seau restent fixes par rapport à
l'espace absolu (bien qu'en mouvement de rotation relativement aux
étoiles fixes), alors la rotation relative du seau, de la Terre, du pendule,
par rapport aux étoiles fixes, ne permettrait pas, en théorie newtonienne,
de rendre compte des forces centrifuges. C'est seulement leur rotation
par rapport à l'espace absolu qui permet de rendre compte de ces forces.
Ainsi, en théorie newtonienne, l'existence de forces centrifuges liées à la
rotation est un gage, une preuve, du caractère absolu de l'espace. Mais
quel est donc ce fantôme qui agit sur tout? Qu'est-ce donc que l'espace
absolu?
Et encore : si !'on subtilisait les étoiles fixes, en vidant l'espace de
toute matière, que pourrait-on dire? La rotation par rapport à l'espace

14. A. EINSTEIN, 1916, OCE, vol. 2, p. 181.


15. L. FOUCAULT, 1851.
LES PRINCIPES D'EINSTEIN 85

Figure 2. Léon Foucault. Cliché Observatoire de Paris.

développerait-elle encore des forces centrifuges ? C' est là une sévère


expérience de pensée à laquelle Einstein pourtant ne répugne pas. À
laquelle il répond par la négative : il ne se passerait plus rien, il n'y aurait
plus de forces centrifuges, plus d'inertie. Pour lui, les forces centrifuges
sont liées à l'action des masses lointaines, des étoiles fixes, et non pas à
celle de lespace absolu, cette chimère.
Utilisant pour la première fois le formalisme de Minkowski sous la
forme d'un élément linéaire d'espace-temps, Einstein construit, vers
1912, une première théorie relativiste de la gravitation en faisant jouer à
la vitesse de la lumière c un rôle clé, celui de porter l'interaction gravita-
tionnelle. Sur la base de cette première ébauche théorique, dans un petit
article publié peu après dans une revue confidentielle, Einstein met sa
théorie à l'épreuve des idées de Mach. Le schéma publié à la première
page de cet article montre une sorte de toupie sphérique creuse, au centre
de laquelle est placée une masse test. Il s'agit d'un modèle très schéma-
tique concernant la question de la raison (physique) de l' inertie ; la toupie
matérialise, schématise le cosmos, les étoiles fixes en rotation. Ce
86 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

modèle lui permet d'évaluer l'impact de ses hypothèses sur l'inertie de la


particule test.

Figure 3. La coque pleine symbolise les étoiles fixes en rotation dont Einstein
cherche l'effet sur la petite masse au centre (A. EINSTEIN, 1912,
CPE, vol. 4, p. 175).

Einstein ne se bornera pas à la question de la relativité de la rotation,


mais posera, d'une manière générale, la question de la raison de l'iner-
tie : il tentera de comprendre l'inertie d'un point de vue physique,
comme une résistance au mouvement, une résistance qui serait liée à la
masse de tous les autres corps existants dans le monde.
Il faut bien voir que l'on a deux phénomènes tout à fait différents
d'un point de vue physique, la gravitation et l'inertie. En effet, la gravi-
tation nécessite l'interaction de deux masses; tandis que l'inertie se
manifeste dès qu'une seule masse est présente: la fronde en est un bon
exemple qui se tend dès qu'elle tourne. Mais où donc est l'interaction qui
explique cette force centrifuge, où est le second terme de cette
inter-action ? Quelle est la raison physique de la tension ? Comment la
faire cesser ? Et si l'on pensait l'inertie, dont la force centrifuge est une
des expressions, comme le fruit de l'action des masses lointaines, des
étoiles fixes, du cosmos, sur le mouvement des masses ici-bas? Si l'on
supprimait d'un trait de plume le cosmos, l'inertie ne s'évanouirait-elle
pas ? De la même manière que s'évanouit la gravité lorsqu'on supprime
l'une des deux masses. Si la raison de la gravitation se nourrit de l'inte-
raction entre deux masses, il n'y a inertie que de l'action de l'espace
absolu qui est matérialisé par le cosmos, sur chacune des particules mas-
sives composant l'univers. Bref, la gravitation est bien une inter-action
tandis que l'inertie est une action de l'espace absolu (ce fantôme !). Pour-
tant, ce n'est pas sans raison que nous confondons si aisément gravitation
et inertie; la faute en est précisément à l'équivalence de la masse inerte
LES PRINCIPES D'EINSTEIN 87

et de la masse grave, au principe d'équivalence. Elles sont indissociables.


Il n'y a en somme pas de manière de distinguer entre inertie et gravitation
sinon intellectuellement. Alors, pourquoi ne pas en faire un seul et même
phénomène: supprimons l'idée d'inertie qui ne serait alors que l'action
gravitationnelle du cosmos sur toutes les masses.
Einstein voudrait voir dans l'inertie et la gravitation un seul et
même phénomène, un seul phénomène vu de deux points de vue diffé-
rents. Ses premiers résultats lui semblent décisifs:« L'inertie totale d'un
point massique est une conséquence de la présence de toutes les autres
masses, un effet qui est basé sur une sorte d'interaction avec ces derniè-
res 16. » C'est là une expression de l'influence essentielle qu'ont sur
Einstein les critiques de Mach des concepts newtoniens. Ainsi, Einstein
ajoute-t-il une pierre à son édifice, un principe à son réseau conceptuel,
une idée à laquelle il tiendra peut-être encore plus qu'aux autres.
Lorsqu'il aura franchi le pas décisif, celui du recours à un espace
riemannien, il enverra aussitôt son article à Mach avec une lettre dans
laquelle il présente rapidement ce qu'il considère alors comme l'essentiel
de ses espoirs : «Vous avez sans doute reçu ces jours-ci mon nouveau
papier sur la relativité et la gravitation qui est maintenant terminé grâce
à un dur et long labeur et dans les affres du doute. [ ... ] Si tel est le cas,
alors [ ... ] vos brillantes investigations sur les fondations de la mécanique
auront reçu une splendide confirmation. Car il s'ensuit nécessairement
que l'inertie a son origine dans une sorte d'interaction entre les corps
exactement dans le sens de votre argument sur l'expérience des seaux de
Newton 17. »
Dans une dernière lettre à Mach, fin 1913, il exprime la fragilité de
ces arguments qui, il en est conscient, sont seulement d'ordre épistémolo-
gique ; il est clair que l'idée selon laquelle l'inertie serait due « aux mas-
ses lointaines» n'est pas expérimentable. Mais cela ne l'empêche pas de
penser« qu'il lui semble absurde de prescrire des propriétés physiques à
"l'espace"». Le système de référence est« taillé sur le monde existant»,
ajoute-t-il, «et perd sa nébuleuse existence a priori 18 ». L'espace n'est
plus donné, il est à construire.
Einstein consacrera beaucoup de travaux, beaucoup d'énergie,
d'intérêt, au principe de Mach; évidemment, il y tient énormément. On
le comprend car derrière ces idées se profile la question béante à laquelle
la physique n'a en somme pas répondu : quelle est l'origine de l'inertie?
Et à laquelle, disons-le aussitôt, la relativité générale ne va répondre que

16. A. EINSTEIN, 1912, CPE, vol. 4, p. 177.


17. A. EINSTEIN à E. MACH, 25juin 1913, CPE, vol. 5, p. 531.
18. A. EINSTEIN à E. MACH, 2 décembre 1913, CPE, vol. 5, p. 584.
88 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

très partiellement. Le principe de Mach n'est pas vraiment contenu dans


la théorie de la gravitation d'Einstein pour lequel ce sera une grosse
déception.
Aussi bien, même si toutes ces idées sont très belles, si ces questions
nous enchantent, elles ne sont certainement pas partagées par tous. Bien
des physiciens n'y sont pas sensibles et se contentent d'une description
très précise de tous ces phénomènes. Ils ne s'inquiètent pas de leurs rai-
sons. On le sait, la science a pour vocation de répondre au « comment ? »
et non au« pourquoi?» Mais est-ce ainsi qu'elle avance?

Une théorie du champ de gravitation

La relativité générale est une théorie du champ de gravitation. Elle


est en partie construite à l'image de la théorie de Maxwell. Pour l'essen-
tiel, la théorie de Maxwell donne une réponse à la question suivante :
quel est le champ électromagnétique correspondant à une distribution de
charges, de courants ?
Donnons-nous une source, une distribution de charges, dans
l'espace-temps; bien entendu dans l'espace-temps de Minkowski dans
lequel se déploie cette théorie. Les équations de Maxwell nous permet-
tront de calculer le champ électromagnétique qui en résulte. Il suffit de
résoudre les équations, ce qui n'est pas si difficile car les équations de
Maxwell sont des équations différentielles linéaires. Mais elles ne nous
diront pas comment se déplace un électron, par exemple, dans le champ
électromagnétique créé par la distribution de charge que nous avons
posée. Afin de connaître le mouvement d'une particule chargée dans un
champ électromagnétique désormais connu ou encore donné, il faut
poser à part, en plus, une loi du mouvement. Plus précisément, il faut
définir la force électromagnétique que le champ développe sur la parti-
cule chargée; il s'agit de ce que l'on nomme la force de Lorentz.fi. On
applique ensuite la loi fondamentale de la dynamique (j = m; a =fi), pour
en déduire, par intégration, les équations du mouvement de la charge (de
masse inerte m;) dans le champ; car il s'agit comme toujours d'équations
différentielles. Dans cet exemple, nous avons négligé le champ électro-
magnétique créé par !'électron subissant le champ ; simplement parce
que nous avons implicitement supposé que ce champ était très faible et
donc négligeable par rapport au champ de base. Mais on aurait fort bien
pu en tenir compte. Au contraire, nous avons tenu compte du temps que
le champ électromagnétique met à se déployer dans l'espace-temps; les
équations de Lorentz-Maxwell tiennent automatiquement compte de la
vitesse de propagation des ondes électromagnétiques.
LES PRINCIPES D'EINSTEIN 89

De la même manière qu'en théorie de Maxwell, on peut supposer


qu'un champ de gravitation, créé par une distribution de masses (graves)
sources du champ, se déploie dans l'espace-temps. Il faudra aussi poser
qu'une force, définie à partir du champ de gravitation et opérant d'une
manière retardée (afin de lui laisser le temps de se déployer, avec une
vitesse qui est en général celle de la lumière, dans l'espace-temps) agit à
distance sur les particules. On utilisera ensuite la loi fondamentale de la
dynamique, f = m a, pour en déduire le mouvement de la particule dans
le champ.
Cela ne se passait pas si différemment en théorie newtonienne de la
gravitation. De la même manière qu'une source composée de particules
chargées crée un champ électromagnétique, une particule massive Mg,
ou plus généralement une distribution de masses (graves), est la source
d'un champ de gravitation. Ce champ agit sur une particule de masse
(grave) mg en donnant naissance à la force de gravitation de Newton
ifg =mgMgG / r2). Mais, comme je l'ai déjà souligné, la théorie de New-
ton agit dans l'espace absolu de Newton et non dans celui de Minkowski.
Évidemment, la vitesse de propagation de la gravitation est ici infinie. La
loi fondamentale de la dynamique if= m; a = fg) fera le lien entre la force
développée par le champ de gravitation et le mouvement de la particule
de masse (inerte) m; subissant le champ. Les équations différentielles qui
en résultent permettent de calculer le mouvement de la particule dans le
champ de gravitation.
Si l'on envisage une théorie relativiste de la gravitation, il faut poser
des équations de champ de la gravitation dans l'espace de Minkowski. De
la même manière qu'une particule chargée crée un champ électromagné-
tique, une particule massive, ou plus généralement une distribution de
masses (graves), créera, sera la source, d'un champ de gravitation. Mais il
faut aussi savoir comment agit le champ de gravitation sur une masse
d'épreuve particulière pour en connaître le mouvement, bref quelle est la
force de gravitation développée par le champ sur la particule. On aura
alors, en quelque sorte, une généralisation de la loi de la gravitation de
Newton. Enfin, la loi fondamentale de la dynamique fera le lien entre la
force développée par le champ et le mouvement de la particule subissant
le champ. Notons que, dans ce cadre, une loi de gravitation devra tenir
compte du temps que met l'interaction gravitationnelle pour se propager.
Une telle théorie est tout à fait envisageable et c'est une solution
qu'Einstein a d'ailleurs tentée. Il ne sera pas le seul à essayer cette
stratégie : de très nombreuses théories (relativistes) de la gravitation
seront développées dans le siècle. Notons que le principe d'équivalence
n'y est pas posé a priori; sa nécessité vient après coup, lorsqu'il faut
écrire les équations du mouvement.
90 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

En fait, et cela ne nous étonnera pas, la structure théorique que vise


Einstein a quelque ressemblance avec celle de l'électromagnétisme de
Maxwell dans laquelle les charges présentes créent un champ qui agit sur
les charges en déplacement. D'une manière quelque peu analogue, car tel
est le modèle de théorie de champ qu'Einstein a en tête, les masses pré-
sentes dans l'univers créent un champ de gravitation auquel sont soumi-
ses les particules d'épreuve. D'épreuve parce que l'on suppose, en pre-
mière analyse, que les masses subissant le champ sont aussi ténues que
possible, sont telles que leur masse ne perturbe pas le champ de base.
Mais ce qui va différer grandement, c'est le cadre dans lequel Einstein va
travailler et construire sa théorie. C'est par la courbure de l'espace-temps
que s'exprimera le champ de gravitation. Comment? En 1912, Einstein
ne fait que l'entrevoir.

Grâce au principe d'équivalence, Einstein a donc un outil qui lui


permet de traiter la gravitation comme un champ d'accélération; il est
descendu d'un cran, passé d'une question de dynamique à une question
de cinématique, une question que la relativité restreinte lui permet de
traiter d'une manière heuristique, pour voir ce que cela donne, en atten-
dant la théorie de la relativité généralisée.
Mais le principe d'équivalence permet un pas de plus, un pas essentiel,
celui qui mène Einstein à courber l'espace, à se délivrer de l'espace eucli-
dien (ou de Minkowski) pour en venir à !'espace riemannien. Comme on l'a
souligné plus haut, le principe d'équivalence s'appuie sur le fait que tous les
corps tombent de la même manière; la trajectoire des particules d'épreuve,
des corpuscules, ne dépend pas de leur nature ; elle est inscrite dans l'espace
sous-jacent. Ainsi peut-on supposer que la gravitation est une propriété de
l'espace lui-même, ou plutôt peut-on espérer construire une théorie dans
laquelle la gravitation serait une propriété de l'espace.
Une autre possibilité (que celle d'une théorie minkowskienne de la
gravitation) consiste donc à proposer que l'espace, l'espace-temps bien
sûr, soit le support de la gravitation. Mais comment l'espace peut-il bien
exprimer la gravité? Le champ de gravitation étant différent d'un lieu à
un autre, il faut donc que, d'un lieu à un autre, l'espace soit différent, que
quelque chose de l'espace-temps change d'un lieu à un autre. Il nous faut
un espace qui ne soit pas le même en tout point. Les espaces physiques
sur lesquels on travaille généralement sont les mêmes partout ; ici et là.
Ils sont tels des plans, sur lesquels on se déplace sans que rien ne change,
sans que les lois que l'on y définit ne changent.
Mais que peut-on faire varier d'un point de l'espace à un autre? La
courbure est la solution la plus simple à cette question. Il suffit de penser
à l'ensemble des surfaces possibles ; le plan représente une surface sur
LES PRINCIPES D'EINSTEIN 91

laquelle, d'un point à un autre, rien ne change ; tous les lieux y sont équi-
valents. La physique y sera la même ici ou là. Mais si !'on considère une
surface dont la courbure varie - un linge froissé, une tôle cabossée -,
alors d'un point à un autre la physique ne sera pas partout la même. Cette
différence peut exprimer le champ de gravitation.
Figurons-nous un instant dans une plaine sur laquelle je pose une
bille sans lui donner aucun élan : elle reste bien sûr en place. Mais si je
fais la même expérience dans un paysage de collines, de montagnes et
toujours en assujettissant ma bille à rester sur le sol, elle se met en marche
dans le sens de la plus grande pente, de la plus grande courbure du sol.
Évidemment, cette courbure-là n'est que la courbure d'une surface; elle
n'a pas les mêmes propriétés de la courbure d'un espace-temps. Mais,
même si elle est discutable, !'image qu'elle nous donne est intéressante.
Je l'ai déjà dit, il n'y a pas de bonne image, de bonne représentation de
ces concepts, mais il en est de moins mauvaise. Pour ce qui concerne la
courbure, gardons celle-ci en tête. Et notons que les trajectoires de notre
bille sont inscrites dans le sol, creusées dans l'espace-temps.
On conçoit donc qu'un espace-temps courbe puisse exprimer la gra-
vitation, sous-tendre la gravitation. Le champ de gravitation sera une pro-
priété de l'espace-temps. L'espace-temps sera donc courbé par la
matière, par les masses sources du champ ; ces masses que l'on appelait
graves mais que l'on ne distinguera plus des masses inertes, grâce au
principe d'équivalence. Encore faut-il comprendre comment la courbure
dépendra des masses sources du champ, quelles sont les équations de
champ qui détermineront la courbure de l'espace-temps, qui nous diront
dans quel genre d'espace nous vivons (voir chapitre 5).
Si les équations de champ de la théorie doivent nous dire quel est
l'espace-temps-solution du problème, il nous faut inventer des espa-
ces-temps parmi lesquels nous pourrons trouver notre solution ; il nous
faut disposer d'un réservoir d'espaces possibles, satisfaisants. En fait, ces
espaces courbés ont été inventés au milieu du x1xe siècle par Bernhard
Riemann. Mais la question vient de bien plus loin.

On se souvient sans doute de «l'axiome des parallèles», que nous


avons tous ânonné à l'école primaire et selon lequel « deux parallèles ne se
rencontrent jamais». Il s'agit en fait d'une conséquence du cinquième pos-
tulat des Éléments d'Euclide qui est à la base de la géométrie euclidienne.
Dans ce cinquième postulat, Euclide affirme en somme que, par un point
pris hors d'une droite, il ne passe qu'une seule parallèle, ce qui est équiva-
lent à soutenir que« deux parallèles ne se rencontrent jamais». Euclide, et
plus tard de nombreux géomètres, tenteront de développer la géométrie
plane sans avoir recours à ce postulat, de se passer de cette hypothèse. Mais
92 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

était-ce vraiment une hypothèse? N'était-il pas possible, non seulement de


s'en passer, mais même de la démontrer? De nombreuses démonstrations
de l'axiome des parallèles, toutes fausses, émaillent l'histoire de la géomé-
trie euclidienne; toutes fausses car il s'agit bien d'un postulat, c'est-à-dire
d'une hypothèse qu'il faut poser mais que l'on ne peut démontrer. Puis on
se demanda si l'axiome des parallèles était valable dans tous les contextes,
toujours et partout. Notre géométrie est-elle partout vraie, universelle,
nécessaire ? Au début du xvme siècle, Carl Friedrich Gauss est convaincu
qu'il n'est pas possible de démontrer la« nécessité de notre géométrie 19 ».
Mais il est isolé. Au début du x1xe siècle, Nikolai Ivanovic Lobacevskii
construisait une autre géométrie, qu'il nomme «imaginaire», et dans
laquelle la somme des angles d'un triangle ne valait pas 180°, ce qui impli-
que en fait que, dans cette géométrie particulière, l'axiome des parallèles
n'est pas vrai. Utilisant des données astronomiques, il calcule la somme
des angles d'un triangle formé par trois étoiles et montre qu'elle est bien
de 180° aux erreurs d'observations près. Ainsi prétend-il avoir démontré
l'axiome des parallèles 20.
Démontrer, tout le problème est là. En fait, Lobacevskii n'a pas
démontré l'axiome des parallèles; tout au plus l'a-t-il vérifié. Car les mesu-
res sur lesquelles il s'appuie font partie de l'astronomie, une science de la
nature et non pas des mathématiques. Aussi bien nous montre-t-il, parallèle-
ment à Carl Friedrich Gauss, que la question de la géométrie n'est pas seu-
lement d'ordre mathématique. Il faut distinguer, ce que fera très clairement
Einstein, la géométrie pratique de la géométrie axiomatique 21.
Lobacevskii invente donc une géométrie imaginaire, essentielle-
ment une géométrie de la sphère, dans laquelle, non seulement deux
parallèles se rencontrent, mais où la somme des angles d'un triangle n'est
pas égale à 180°. Ces travaux sont à la base de l'essor d'une branche
importante des mathématiques, la géométrie non-euclidienne. Les théo-
rèmes banals que nous avons appris à l'école primaire, par exemple celui
de Pythagore, n'y sont plus valables. Au milieu du x1xe siècle, Bernhard
Riemann généralisait ces travaux et inventait l'essentiel des techniques
qui permettent de construire et de travailler sur des espaces non-eucli-
diens possédant une courbure et que l'on appelle aujourd'hui rieman-
niens. À la fin du x1xe siècle, Gregorio Ricci-Curbastro créa le calcul dif-
férentiel absolu, le calcul tensoriel, que nous avons déjà rencontré, une
méthode mathématique qui permet de travailler aisément sur les espaces

19. C. F. Gauss à H. W. Olbers. 1817. cité par L. Bo1, 1995, p. 75.


20. À ce propos, on consultera B. A. ROSENFELD, 1988, p. 206-208.
21. C'est une question que posaient aussi Poincaré et bien d'autres physiciens, par exemple
Karl Schwarzschild (K. SCHWARZSCHILD, 1900). On reviendra en détail sur cette question essen-
tielle au chapitre 6.
LES PRINCIPES D'EINSTEIN 93

de Riemann ; Ricci et Tullio Levi-Civita développèrent ensuite ces


méthodes qu'Einstein utilisera pour travailler sur ces espaces courbés et
mettre en forme sa relativité générale (voir chapitre 5).
Une fois connu l'espace-temps comme solution d'un problème
donné, il faudra dire comment les corps d'épreuve se déplacent dans un
espace-temps courbe. Quelle est l'équation de leur trajectoire? À cette
question, une solution s'impose aussitôt; bien avant qu'il ne structure
correctement sa théorie de la gravitation, Einstein savait que les particu-
les navigant dans un espace-temps courbe n'auraient pas le choix mais
qu'il leur faudrait suivre des géodésiques.
En mécanique classique, la loi d'inertie précise qu'en l'absence de
toute force extérieure, un corps pesant poursuit, d'une vitesse constante, une
trajectoire rectiligne: c'est du billard. Si cette particule est soumise à une
force extérieure - disons la gravitation mais ce peut-être une force électro-
magnétique si la particule est chargée - alors la trajectoire devient complexe.
S'il s'agit de la Terre dans le champ du Soleil, et pourvu que l'on ignore les
autres planètes, la trajectoire est une ellipse dont le Soleil est l'un des foyers.
Et si l'on faisait en sorte que la loi d'inertie restât vraie dans tous
ces cas ? On supprime les forces de gravitation, pour les inscrire, grâce à
la courbure, dans l'espace-temps et on libère les particules: lesquelles
vont suivre les voies de la courbure, les géodésiques. Ainsi donc la loi
d'inertie est-elle généralisée, la notion de force supprimée, intégrée dans
la courbure de l'espace-temps, et les particules libérées. Encore une très
belle idée à laquelle nous devons nous arrêter.
La géodésique d'un espace courbe, c'est d'abord la généralisation
naturelle d'une ligne droite del' espace plat. De la même manière que les
particules libres suivent, en théorie newtonienne, des droites qu'elles
décrivent d'une manière uniforme, comme sur un billard (c'est là la loi
d'inertie), les particules relativistes vont devoir suivre des géodésiques
de l'espace-temps. Ainsi les grands cercles de la sphère généralisent-ils
la ligne droite du plan et constituent-ils les géodésiques de ces espaces.
Et, sur une surface courbe quelconque, les lignes les plus courtes entre
deux points sont précisément des géodésiques de la surface. Mais, en
relativité générale, ce ne sont pas les chemins les plus courts, mais, para-
doxalement, les plus longs en temps propre 22.
Ainsi, plutôt que d'être soumises à des forces qui les assujettissent
à obéir à la gravitation comme c'est le cas en théorie newtonienne, les
particules suivront simplement les chemins extrêmes de l'espace-temps.

22. Cela vient de ce que les termes de la métrique ne sont pas tous positifs ; ce qui implique
que deux événements distincts puissent se trouver à une distance (propre) nulle l'un de l'autre ... À
ce propos, cf R. HAKIM. 1994, p. 174.
94 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Tandis que les particules de l'espace absolu de Newton sont soumises à


sa loi de gravitation, celles de l'espace courbe d'Einstein sont libres.
Libres de suivre les géodésiques de l'espace-temps ... ce que l'on n'a
même pas à leur imposer car ce principe géodésique est en fait d'ores et
déjà inclus dans le« paquet théorique de base» puisque, ainsi qu'on s'en
apercevra ultérieurement, il est une conséquence des équations de
champ.
On peut même aller déjà un peu plus loin et comprendre comment
il est possible de décrire l'homme de l'ascenseur en chute libre. En se
demandant quelle est la structure de l'espace dans lequel il choit et dans
lequel il n'éprouve pas, on l'a vu plus haut, de champ de gravitation. Évi-
demment, c'est un espace plat. Physiquement, ce système de référence en
chute libre s'appelle du nom quelque peu barbare de «système de réfé-
rence local inertiel », un système de référence dans lequel on ne parle
plus de gravitation. Les mathématiciens de la théorie préfèrent quant à
eux appeler ce système de référence particulier d'un nom, non moins bar-
bare, « l'espace-tangent » à la variété riemannienne, en fait l'espace
osculateur. Comme il n'exprime pas de champ de gravitation, nous ne
nous étonnerons pas qu'il ne soit autre que l'espace de la relativité res-
treinte, l'espace-temps de Minkowski.
Ainsi, la présence d'un champ de gravitation se traduirait par la
présence d'une courbure, par un champ d'accélération, et, réciproque-
ment, celui-ci traduirait un champ de gravitation. Mais comme on vient
de t'entrapercevoir, on peut toujours localement (en un point de
l'espace-temps) annuler l'accélération en se laissant glisser, chuter libre-
ment. En fait, la gravitation, inséparable de l'accélération est relative à
chaque observateur. Ce qui est tout à fait cohérent avec Je désir d'Eins-
tein. Einstein qui tient à ce que l'accélération soit un concept relatif ; il
n'est pas supportable que le principe de relativité vaille pour la vitesse (il
n'y a pas de vitesse absolue d'un corps mais seulement un concept de
vitesse relative à un autre corps) et non pas pour l'accélération. D'autant
que Je caractère absolu de l'accélération est le fondement des repères
d'inertie et donc de l'espace absolu. Et si Einstein veut se passer de
l'espace absolu de Newton, principe de Mach oblige, par là-même il ne
pourra conserver les repères inertiels comme repères privilégiés ;
l'ensemble des repères inertiels constituant en quelque sorte l'espace
absolu. Ainsi Einstein développe-t-il une critique du caractère absolu de
l'accélération (qu'il veut donc relative comme la vitesse) ; aussi généra-
lise-t-il la classe des repères jusqu'alors admissibles, les repères inertiels.
Ainsi les équations de la relativité générale pourront-elles être écrites
dans n'importe quel repère, accéléré ou non. Ainsi la description des
phénomènes physiques n'est-elle plus restreinte à la classe des repères
LES PRINCIPES D'EINSTEIN 95

inertiels (ou des observateurs inertiels, ce qui n'est qu'une autre manière
de parler), elle est généralisée.
Ce refus, légitime, de restreindre les repères admissibles aux repè-
res inertiels entraînera Einstein vers une sévère critique de la significa-
tion physique des coordonnées. Einstein est en quelque sorte entraîné
dans une spirale critique. La critique de l'espace absolu l'emmenant vers
celle des systèmes inertiels, puis de la signification des systèmes de
coordonnées ; bref, vers une généralisation tous azimuts qui ne laisse que
peu de concepts indépendants sur le tapis de la physique. La relativité
générale est une théorie très économe mais peu diserte.
Il s'agit donc de généraliser le principe de relativité, de trouver des
équations qui, tenant compte de la gravitation, de l'inertie, n'excluant pas
les accélérations, soient formulées dans des systèmes de coordonnées
quelconques non nécessairement inertiels et qui pourront à volonté être
accélérés les uns par rapport aux autres. C'est là un axe essentiel de la
théorie générale de la relativité générale.

Le principe de covariance

Encore un principe? C'est plutôt un outil, un outil mathématique


qui exprime l'invariance des lois de la nature. Il s'agit simplement de
pouvoir exprimer des équations (à supposer qu'on les connaisse) dans
n'importe quel système de coordonnées. Et de savoir s'en servir. Rappe-
lons-nous la restreinte et la formulation du principe de relativité : les lois
de la physique valables dans un système de référence inertiel doivent
aussi l'être dans un autre système inertiel ; ou encore, ces lois sont inva-
riantes par rapport aux transformations de Lorentz (qui sont donc en
substance les lois de transformation qui permettent de passer d'un sys-
tème inertiel à un autre) ; ou encore, ce qui fait plus professionnel, les lois
de la physique sont invariantes de Lorentz.
Le principe de covariance exprime en fait l'idée, essentielle à la
théorie, selon laquelle les lois sont intrinsèques et doivent donc avoir la
même forme en soi mais elles vont s'exprimer différemment dans le sys-
tème de coordonnées dans lequel on (les) travaille. Un outil mathémati-
que particulier, la théorie des tenseurs (encadré 4), formalise la manière
dont doivent se transformer les composantes des objets que l'on utilise
lorsqu'on passe d'un repère à un autre, d'un système de coordonnées à
un autre. Cela permet d'exprimer simplement que ces objets sont intrin-
sèques, que leurs composantes doivent être invariantes. Reste à dire pré-
cisément quels sont les systèmes de référence dans lesquels cette inva-
riance doit être posée et, une fois définis ces systèmes quelles sont les
96 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

transformations qui vont laisser ces objets invariants. Dans le cadre des
théories classiques ce sont les transformations de Galilée et dans celui de
la relativité restreinte ce sont les transformations de Lorentz. Pour ce qui
concerne la relativité générale, ce seront toutes les transformations envi-
sageables ; Einstein pose donc la covariance générale des équations, un
principe de relativité générale.
Aussi bien, tous les systèmes de coordonnées, tous les systèmes de
référence, doivent pouvoir être employés car il doit toujours être possible
d'absorber (ou de générer) un champ de gravitation à travers un champ
d'accélération; ainsi n'importe quel référentiel accéléré fait-il partie de
la famille par rapport à laquelle les équations de la gravitation doivent
pouvoir être écrites. Ainsi doit-on pouvoir écrire les équations de la gra-
vitation, de la relativité générale, dans n'importe quel système de réfé-
rence : la covariance doit être générale. On tient là le caractère général
de la relativité ...
Mais on peut voir les choses autrement, d'une manière invariante.
J'ai déjà insisté sur le fait que les relativités étaient bien mal nommées,
qu'il s'agissait en fait de théories absolues dont le caractère relatif
n'apparaissait que lorsque la grandeur physique considérée était projetée
sur un référentiel particulier : relatif à ce système de référence-là. Ou
encore, il s'agit d'un objet intrinsèque, que l'on souhaite projeter dans un
système de coordonnées où il sera plus commode de travailler. Mais il
n'est pas impossible de le projeter dans un autre référentiel, dans un autre
système de coordonnées dans lequel le champ d'accélération sera diffé-
rent - ce dont tiendra compte la théorie tensorielle d'une manière auto-
matique. En fait, les calculs que nécessite cette projection dans un sys-
tème de coordonnées donné, ou la transformation des composantes de
l'objet intrinsèque sur lequel on travaille d'un repère à un autre, tout cela
est assuré par le calcul tensoriel. Ces questions sont en somme proches
des techniques du dessin industriel ou de l'architecture. Pour savoir pré-
cisément quelles sont les cotes de l'objet que l'on veut fabriquer, du bâti-
ment que l'on souhaite construire, on en projette la structure, la forme,
sur le plan, et sur chacun des côtés. Si l'on change de représentation, en
souhaitant dessiner le bâtiment de trois-quarts, ou en vue perspective, on
conçoit qu'il faille un instrument mathématique qui permette cette trans-
formation, ce changement de point de vue. Mais il ne s'agit que d'un ins-
trument permettant la représentation du bâtiment qui lui, reste invariant,
identique à lui-même. On voit plus clairement dans cet exemple banal à
quel point le caractère relatif de la relativité restreinte ou générale est
problématique. Il s'agit simplement d'un relativisme de la description :
l'essence de la théorie, c'est l'invariance, ainsi que je lai déjà souligné
au chapitre précédent.
LES PRINCIPES D'EINSTEIN 97

Encadré 4. Le calcul tensoriel


Le calcul tensoriel, c'est l'outil de la covariance. Grâce à un sys-
tème d'indices, on repère, sur les objets géométriques, par exemple
les vecteurs, leurs composantes sur tel axe d'un système particulier
de coordonnées. Un vecteur A aura ainsi une composante A 1 sur l'axe
x 1, A2 sur l'axe x2, A3 sur l'axe x3 et A4 sur l'axe x4 (qui n'est autre que
le temps). Bref, il aura quatre composantes, de valeurs AJl sur l'axe xµ
(où µ prend tour à tour les valeurs 1, 2, 3, 4). On peut se servir en
parallèle d'un second système de coordonnées xµ(x'1, x'2, x'3 , x'4) et
l'on nommera Av', ( v' prendra aussi les valeurs 1, 2, 3 et 4) les com-
posantes du même vecteur A. Le vecteur est un objet géométrique (et
donc invariant en tant que tel) dont les composantes sont des projec-
tions sur des axes particuliers (xµ ou xµ selon le cas). Alors la machine
tensorielle permettra de passer automatiquement d'une représenta-
tion à l'autre, prenant en compte la modification des coordonnées et
les composantes du vecteur en passant d'un système à l'autre. Il suf-
fira de connaître la " matrice " de changement de coordonnées que
l'on écrira Mt, et qui permettra de réaliser le passage d'un système de
coordonnées à l'autre d'une manière automatique. Évidemment, sur
le même mode que les vecteurs, existent des objets mathématiques
plus complexes, des tenseurs dont les composantes sont plus nom-
breuses (4 x 4 = 16 pour un tenseur de rang 2) qui se transforment
d'une manière un peu plus complexe mais tout aussi automatique.
Chapitre 5

La naissance de la relativité générale

En 1907, Einstein n'a que vingt-huit ans; c'est un jeune homme


encore, modeste employé du Bureau des brevets de Berne, un emploi qu'il
a dû accepter faute de mieux. Ses études n'ont pas été vraiment brillantes ;
sans doute ne travaillait-il que ce qui lui importait. Ses anciens professeurs
n'ont pas une grande idée de ses capacités: ils ne sont sensibles ni à sa
vocation ni à sa passion. Car c'est un passionné, un révolutionnaire, et
quel Herr Doktor Pro/essor- il ne faut pas oublier qu' Alben a fait toutes

Figure 1. Albert Einstein. © AIP Emilio Segré Visual Archives.


100 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

ses études dans des pays de culture germanique - engagerait, soutiendrait


un jeune homme que J' on taxe parfois de flemmard, que l'on considère
comme un révolté ? Quelques années plus tôt, son père, inquiet, s'est
même permis d'écrire, très respectueusement, à Wilhelm Ostwald, pro-
fesseur à l'Université de Leipzig, afin qu'il soutienne la candidature
d'Albert à un poste à l'Université, sans succès, faut-il Je dire.
Ce n'est pas qu'Einstein méprise ces vieux bonnets de Herr
Professor; il semble plutôt qu'il souffre en silence du mépris, de l'oubli,
dans lequel on le tient. Et c'est là qu'est sa revanche; car Albert, ce
révolté, ce révolutionnaire sait, quant à lui - il Je sait bien sûr déjà - qu'il
a mis Je doigt sur la solution de certains des problèmes les plus impor-
tants, les plus profonds de la physique. La physique qui est tout pour lui.
La physique à laquelle il semble bien qu'avec Mileva, sa femme, ils aient
sacrifié leur fille, Lieserl, qui fut abandonnée, peu après sa naissance, à
une famille d'accueil comme on dit pudiquement aujourd'hui, à quelque
nourrice du côté du village serbe de Mileva. Un sacrifice à Sa vocation,
à Sa carrière, un sacrifice qui dut, qui peut en douter, être une plaie dans
la vie de cette jeune femme aussi passionnée de physique qu'amoureuse
de ce physicien qu'elle avait déjà, et bien avant quiconque, reconnu pour
génial. Ce couple ne s'en remettra pas. Un sacrifice qu'elle lui consentit
sans doute à regret et qui pourrait expliquer pourquoi, lors de leur
divorce, au début des années 1920, Albert donne à Mileva le montant du
prix Nobel qu'il vient de recevoir.
Ainsi, tandis qu'il a déjà derrière lui trois des articles les plus impor-
tants du siècle, sa carrière, à laquelle ils ont tout sacrifié, n'a-t-elle tou-
jours pas pris forme. Mais depuis quelque temps le vent a tourné. Et Eins-
tein ne fut certainement pas surpris mais ravi de recevoir, à l'automne
1907, une lettre de Johannes Stark, l'éditeur d'une grande revue alle-
mande, le Jahrbuch der Radioaktivitiit und Elektronik, qui lui demandait
d'écrire une revue de synthèse sur la théorie de la relativité, déjà une
sorte de consécration. Quelques jours plus tard, il reçut une autre lettre,
d'Hermann Minkowski, qui dut lui faire tout particulièrement plaisir. Il
faut se souvenir que, dans les années 1897-1900, alors qu'il était étudiant
de l'E.T.H. de Zurich, il eut Minkowski comme professeur de mathéma-
tique. Des cours dont il ne gardait pas un meilleur souvenir que son maî-
tre qui devait donner de son élève l'image d'un« type fainéant I »,d'un
étudiant peu appliqué, travaillant insuffisamment et maîtrisant mal les
techniques mathématiques qu'on lui enseignait.
Depuis, Minkowski a quitté l'Université de Zurich pour celle de
Gottingen où il est désormais le collègue de David Hilbert. Il y dirige un

1. À ce propos, cf D. BRIAN, 1997, p. 34-35 et 100-102.


LA NAISSANCE DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 101

séminaire où, écrit-il justement à Einstein, « nous souhaitons discuter


votre intéressant travail sur l'électrodynamique» ; et, ajoute-t-il, «j'étais
récemment à Zurich et j'étais heureux d'entendre de divers côtés l'intérêt
que l'on prenait à vos succès scientifiques 2 ».
Comme on l'a vu dans les chapitres précédents, l'intérêt de Min-
kowski pour la« restreinte» est profond puisqu'il sera conduit à refon-
dre, à reformuler la théorie dans un formalisme quadri-dimensionnel
révolutionnaire 3, un formalisme qu'Einstein aura quant à lui bien du mal
à accepter. Un formalisme dont il finira par comprendre l'intérêt, avec
beaucoup de temps et de travail, qu'il intégrera au centre même de son
programme et qui se révélera essentiel à son nouveau projet.
Mais revenons-en à larticle qu'il rédige maintenant 4 et qui donne
une présentation plus synthétique, plus pédagogique aussi, de la relativité
que celui de 1905. Einstein y parcourt rapidement les raisons de la res-
treinte, rappelant l'impossibilité de mettre en évidence le mouvement de
la Terre par rapport à l'éther, fustigeant l'hypothèse de la contraction des
longueurs de Lorentz ; citant_ pour la première fois lexpérience de
Michelson et Morley qui rendait superflu le postulat ad hoc de Lorentz,
«un moyen artificiel de sauver la théorie».
Bien entendu, l'ensemble des résultats de ces deux dernières années
de travail y est rappelé, et en particulier ceux de l'article de 1905 sur
«l'inertie de l'énergie 5 »,c'est-à-dire« E = mc2 ».Il y insiste sur le fait
que, « lors de la désintégration radioactive d'une substance, sont libérées
des quantités d'énergie énormes 6 »,citant Planck selon lequel le radium
dégagerait une énergie correspondant à une diminution de masse de
1,41 1o--6 mg par heure.
Mais si la masse, c'est de l'énergie, l'énergie c'est aussi de la masse,
et en particulier de la masse inertielle. Et si l'inertie est équivalente, selon
le principe du même nom, à de la gravitation, la masse inertielle n'est
autre que la masse gravitationnelle ... Ce qui conduit donc Einstein à
« admettre que du rayonnement enfermé dans une cavité possède non seu-
lement de l'inertie, mais aussi du poids 7 ». « E = mc2 »,c'est donc un pas
de plus, un pont de plus, qui part de la relativité restreinte et tente de passer
à la gravitation. C'est bien le programme qu'Einstein va développer dans
la cinquième et dernière partie de son article de 1907.

2. H. Minkowski à A. Einstein. 9 octobre 1907, CPE, vol. 5, p. 77.


3. Que l'on trouve déjà ébauché chez Poincaré (H. POINCARÉ, 1906, p. 168).
4. A. EINSTEIN, 1907, CPE, vol. 2, p. 433-488. Reproduit partiellement dans OCE, vol. 2,
p. 84-124.
5. A. EINSTEIN, 1905, OCE, vol. 2, p. 60-62.
6. A. EINSTEIN, 1907, OCE, vol. 2, p. 109.
7. Ibid., OCE, vol. 2, p. 110.
102 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Cette dernière partie de l'article est en effet intitulée « principe de


relativité et gravitation 8 » et se développe en plusieurs étapes. Einstein
pose tout d'abord la question de la généralisation du principe de relativité
restreinte à des systèmes accélérés, une question qui est« jusqu'à un cer-
tain degré accessible au traitement théorique». Car on a là un tremplin;
grâce au principe d'équivalence qui, on s'en souvient, dit que l'on ne
peut faire de différence entre un « champ de gravitation uniforme » et un
«système uniformément accéléré». Ainsi peut-on passer de l'un à
l'autre. Ainsi Einstein pose-t-il, dès 1907, le plan de la bataille qu'il va
mener durant huit ans et qui lui permettra de construire une théorie de la
gravitation compatible avec la relativité restreinte.

Un raisonnement cavalier
Einstein pose donc ici un programme de recherche dont il aborde
aussitôt le premier pas, celui du comportement des horloges dans un sys-
tème accéléré et, par conséquent, dans un champ de gravitation. Mais,
pour l'heure, il ne dispose que de la relativité de 1905, restreinte aux sys-
tèmes galiléens, c'est-à-dire expressément non accélérés. La question est
donc bien de traiter de systèmes accélérés sans en avoir vraiment le droit.
Einstein utilise essentiellement deux systèmes de référence qu'il munit
d'horloges identiques ; un système S, supposé au repos (non accéléré) et
un système accéléré ~. Afin de passer de S à ~. ce qui en bonne logique
de la relativité restreinte n'est pas autorisé, il faut trouver un subterfuge :
Einstein construit un troisième système, S', qui, tout en étant supposé
coïncider avec ~.est non accéléré. On peut alors, grâce à la relativité (res-
treinte, il n'y a pas encore de théorie générale de la relativité), passer de
S à S' et, ainsi, en glissant de S' et~. passer de S à~. et avoir un moyen
de prévoir le comportement d'une horloge accélérée.
Il ne s'agit pas en fait d'un calcul si complexe mais d'un raisonne-
ment subtil et assez agaçant qui nécessite de manipuler trois systèmes de
références différents qui se meuvent parallèlement. Il est question d'hor-
loges, de temps locaux, d'échange de signaux et de définition de la simul-
tanéité. La méthode employée ici par Einstein est typique de ces démons-
trations qui demandent de passer d'un train à un autre, tout en surveillant
le contrôleur sur le quai, mais sans perdre de vue l'âge du conducteur. On
y perd aisément son repère ! Et l'on ne peut en sortir sans un certain
malaise: n'y a-t-il pas là quelque chose qui cloche? Et, d'ailleurs, tel est
bien le cas: ça cloche, mais ça avance, et n'est-ce pas l'essentiel de ce

8. Ibid., OCE, vol. 2, p. 115-124.


LA NAISSANCE DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 103

que l'on demande à un raisonnement heuristique ? L'essentiel, car le cal-


cul qu'Einstein conduit laborieusement, mène à la formule explicitant
l'influence d'un champ de gravitation sur une horloge, que l'on nomme
parfois aujourd'hui «l'effet Einstein» : la gravitation ralentit les horlo-
ges, ce qu'Einstein exprime ensuite ainsi : «Nous pouvons dire que le
processus mis en jeu par l'horloge - et plus généralement tout processus
physique - se déroule d'autant plus vite que le potentiel de gravitation du
lieu où il advient est plus grand 9. »
En fait, cette manière de parler est problématique et l'on ne dirait
certainement plus cela ainsi aujourd'hui. Car le rythme propre d'une hor-
loge, ou celui des battements de !'atome (qui en est !'expression presque
parfaite telles les horloges au césium), est un invariant : la fréquence pro-
pre d'un atome est indépendante du champ de gravitation dans lequel il
est plongé.
Il semble qu'il y ait là une contradiction, un paradoxe. Comment
est-il possible que l'horloge soit vraiment ralentie sans que sa fréquence
propre ne soit modifiée, sans que l'on puisse en mesurer localement la
variation? C'est que l'on n'a pas la possibilité de dire autre chose; il
s'agit d'une question de définition: la fréquence propre èst la fréquence
propre, un point c'est tout. Si je regarde ma montre, je mesure mon temps
de vie et chacun en fait autant. Mais je peux comparer mon temps propre
avec celui de mon jumeau, et je peux comparer la fréquence de l'atome
que je porte avec moi avec celle d'un atome équivalent que je détecte sur
le Soleil ou sur quelque étoile. La comparaison des deux temps, des deux
fréquences m'apprendra quelque chose sur la variation de la structure de
l'espace-temps mais nous resterons jumeaux et les deux atomes resteront
identiques.
C'est que la formulation que se permet alors Einstein n'est pas très
juste, sinon même ... incorrecte, il nage encore entre deux interprétations,
ce qui l'obligera à en venir, plus tard, à une nouvelle formulation, à une
reconceptualisation correcte. C'est que la découverte passe par des che-
mins de traverse qui ne sont pas nécessairement les plus courts, ni les
plus nets !
Ainsi qu'il l'exprime aussitôt, «il existe des "horloges" qui sont
présentes en des lieux de potentiels gravitationnels différents et dont
l'allure peut être contrôlée très précisément : les raies spectrales des ato-

9. Ibid. Einstein emploie ici le terme« potentiel »de gravitation. Il aurait aussi bien pu parler
d"intensité du« champ• de gravitation. La courbure est le seul concept défini correctement - d"une
manière intrinsèque. mais il ne s'agit pas d"une grandeur physique immédiatement mesurable. D'où
la nécessité d"employer les termes, mal définis mais parlants, «d'intensité du champ de gravita-
tion•, de« potentiel de gravitation». Ces termes proviennent des théories de Newton et de Maxwell
où leur définition est rigoureuse.
104 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

mes. D'après ce qui vient d'être dit, la lumière provenant de la surface


solaire [ ... ] posséderait une longueur d'onde supérieure d'environ deux
millionièmes à celle de la lumière émise sur la Terre par des substances
identiques 1O ».
Ce petit calcul, où comme on le voit, Einstein, contrairement à une
légende tenace, s'inquiète déjà de vérification expérimentale, fonde donc
l 'ejfet Einstein ou plus précisément le décalage des raies d'un atome dans
un champ de gravitation. Il est aujourd'hui précisément vérifié (voir cha-
pitre 9).
Puis il attaque tout aussitôt une autre question fondamentale,
«l'influence de la gravité sur les processus électromagnétiques», où,
écrivant les équations de Maxwell dans un repère accéléré, il parvient à
montrer que la vitesse de la lumière est fonction de la gravitation. Une
fois encore, c'est là ce même raisonnement cavalier: Einstein travaille
avec ce qui ne lui appartient pas, pas encore. Mais qui ne parie rien, n'a
rien ! Qui plus est cette formulation peut (et doit) sembler curieuse;
Einstein ne travaille-t-il pas dans le cadre de la relativité restreinte où la
vitesse de la lumière est, par principe, constante ? Ces calculs sont en
quelque sorte précaires et il ne faut pas les prendre trop au sérieux ; ils
indiquent une piste, un effet possible, probable, qu'il faudra rationaliser.
Mais, même si Einstein fait de la cavalerie, il sait que ses investissements
sont solides ; sans doute raisonne-t-il avec les mains, en termes très phy-
siques et en prenant, quand il le faut, des libertés avec ses principes.
Pour l'essentiel, et en laissant de côté un instant les principes de la
« restreinte », supposons que la vitesse de la lumière soit simplement
fonction de l'intensité de la gravité. Comme si elle abordait un milieu
réfringent, un cristal, l'onde lumineuse va voir sa vitesse varier en fonc-
tion de l'intensité du champ gravitationnel et sera donc déviée «à-la-
Huygens ».Cette analogie optique où l'onde lumineuse semble soumise
à un milieu réfringent qui figure le champ de gravitation sera d'ailleurs
utilisée par Einstein dans un article un peu plus tardif qui concernera la
déviation de la lumière dans un champ de gravitation ; aussi bien sera-t-
elle employée dans les années 1920 afin de tenter de mieux comprendre,
de mieux expliquer, et surtout de mieux «voir» ce genre de phénomè-
nes.
Cette discussion, quelque peu pointilleuse, laisse, à l'époque et
encore aujourd'hui, une impression ambiguë: jusqu'où faut-il croire en
ces calculs oiseux? Pourtant, en un seul trait, d'un seul jet, non content
de mettre au net les grandes idées de la théorie qu'il porte en lui, Einstein
vient de mettre en lumière deux des trois tests de sa théorie. Le décalage

10. A. EINSTEIN, 1907, OCE, vol. 2, p. 119.


LA NAISSANCE DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 105

des raies et la déviation des rayons lumineux vont constituer des tests
essentiels pour la relativité générale ; des tests qui, bien que difficiles à
mettre solidement en place, seront bientôt, avec celui de l'avance du péri-
hélie de Mercure, et pour longtemps, les seuls appuis de la théorie ; nous
y reviendrons dans les prochains chapitres (voir chapitres 7, 8 et 9).

Une physique juive ?


La veille de Noël 1907, Einstein écrivit à son ami Conrad Habicht,
un vieux copain de Berne, l'un des trois de l'académie Olympia, une lettre
à laquelle il joint des épreuves de son article : « Pendant les mois d' octo-
bre et de novembre, j'ai été très occupé par un article, moitié revue, moitié
traitant de choses nouvelles, et portant sur le principe de relativité. Je vous
expédie la chose. Pour l'instant, je suis occupé par des considérations rele-
vant également de la théorie de la relativité et concernant la loi de la gra-
vitation ; j'espère expliquer ainsi la modification séculaire encore inexpli-
quée du périhélie de Mercure » et, ajoute-t-il en post-scriptum : « Mais
jusqu'à présent il semble que cela ne veuille pas marcher 11 ».
Sans doute Einstein n'arrive-t-il à rien, sinon à poser - cela devient
une habitude ! - la bonne question: celle de l'avance du périhélie de
Mercure, une avance inexpliquée par la théorie de Newton depuis plus de
cinquante ans, une véritable anomalie dont la relativité générale parvien-
dra à rendre compte dès 1915 et qui deviendra alors le premier test clas-
sique de sa théorie, un solide premier point d'appui.
Ainsi, en quelques mois, non seulement Einstein a posé une grande
partie des bases de sa théorie, mais aussi, mais encore, la logique physi-
que des trois seuls tests sur lesquels elle allait s'appuyer durant cinquante
ans.
Encouragé par le professeur Alfred Kleiner de l'Université de
Zurich, qui avait supervisé sa dissertation sur une nouvelle détennination
des dimensions moléculaires, Einstein posa sa candidature comme Pri-
vatdozent, un emploi non rémunéré, mais qui constituait une sorte de
marchepied pour entrer à l'Université de Berne. Mais le responsable du
département de physique s'opposa à son recrutement en déclarant que
l'article sur la relativité était «incompréhensible 12 ». Au printemps
1908, Kleiner lui recommanda de présenter à nouveau sa candidature qui
fut alors acceptée. Einstein devait donner, à sept heures du matin, quel-
ques cours qui n'attirèrent que quatre étudiants dont son ami Michele

11. A. Einstein à C. Habicht, 24 décembre 1907, CPE. vol. 5. p. 82. et OCE, vol. 2, p. 125.
12. D. BRIAN, 1997, p. 98.
106 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Besso. Bientôt, Kleiner le poussa à se présenter à un autre poste ouvert à


Zurich ; mais il y avait un autre candidat, très en vue, et dont la nomina-
tion allait quasiment de soi, Friedrich Fritz Adler, fils du fondateur du
parti social-démocrate autrichien qui avait de solides amitiés dans le
comité. Or Adler, à la fois très conscient des mérites d'Einstein et peu
intéressé par le poste, car il souhaitait faire une carrière politique, écrivit
au comité en apportant son soutien à Einstein. Mais ce dernier souffrait
d'un autre handicap, sa judéité; le rapport final est éloquent: «Les
appréciations de notre collègue Kleiner, fondées sur des années de con-
tact personnel, nous furent très précieuses, [ ... ] Herr Einstein étant Israé-
lite et le corps enseignant considérant (souvent non sans raison) que toute
sorte de traits de caractère désagréables sont typiques des israélites, tels
que l'indiscrétion, l'impudence et une mentalité de commerçant[ ... ]. On
doit cependant ajouter qu'il existe des Israélites qui ne portent aucune
trace de ces défauts déplaisants et qu'il n'est, par conséquent, pas conve-
nable d'écarter seulement un homme parce qu'il est juif 13. »
Un jugement qui, même s'il fut écrit dans le but d'ouvrir à Einstein
les portes de l'université en le lavant de tout soupçon, n'en est pas moins
typique d'un antisémitisme virulent.
À propos de judéité, il est une question quelque peu étonnante qui
revient plusieurs fois dans les discussions et qui est liée à la manière dont
Einstein travaille. Dans une lettre à Lorentz, à la fin 1907, Sommerfeld
écrit : « Maintenant nous attendons tous anxieusement que vous expri-
miez vos vues sur l'ensemble des papiers d'Einstein. Malgré tout leur
génie, il me semble encore y avoir quelque chose de quasiment malsain
dans ce jeu incompréhensible et non intuitif de dogmes. Un Anglais
aurait à peine pu proposer une telle théorie; c'est peut-être que s'exprime
là, comme chez Cohn, le style abstraitement conceptuel du Sémite. Espé-
rons que vous parviendrez à remplir ce brillant squelette de concepts
avec une vraie vie physique 14. »
Sommerfeld n'a pas encore lu l'article de 1907 qu'Einstein lui
enverra à sa parution au début de 1908 et c'est donc sans doute la relati-
vité restreinte qui est visée. Peut-être non pas tant la théorie elle-même
que sa présentation, sans référence aucune, ni à un article, ni à un résultat
expérimental et structuré par ses deux principes. Sans doute cette opinion
de Sommerfeld est-elle liée à la discussion assez vive concernant les
vitesses superluminiques qu'interdisait a priori la relativité restreinte.
Bien plus tard, dans une conférence, Max Born définira la « physi-
que juive » comme un effort spécifique « pour découvrir les lois de la

13. Ibid., p. 102.


14. A. Sommerfeld à H. A. Lorentz, 26 décembre 1907, NeHR, archives H. A. Lorentz.
LA NAISSANCE DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 107

nature par la seule réflexion». Ce à quoi Einstein répliqua que« la phy-


sique juive n'était pas près de disparaître» et Born de lui répondre qu'il
[avait]« toujours bien compris et beaucoup apprécié [sa] bonne physique
juive 15 ».
Ainsi, ce fut malgré sa judéité qu'enjanvier 1909, Einstein fut élu à
l'Université de Zurich. Deux ans plus tard, il acceptait une position à
l'Université allemande de Prague. Il faut remarquer que, malgré son petit
côté bohème, Einstein gère intelligemment sa carrière. Il n'hésitera guère
à mettre en concurrence l'Université d'Utrecht, où un poste lui est pro-
posé, avec l'E.T.H. de Zurich, où il a fait ses études et où il sera d'ailleurs
nommé en 1912 après son séjour à Prague.
Profitons-en pour marquer à quel point, cinq ans après la « res-
treinte», la cote d'Einstein est en hausse. Planck, qui fait partie de la
commission proposant la nomination d'Einstein à Prague, écrivait en
avril 1910 dans son rapport: «Quant à son ampleur et à sa profondeur,
la révolution de la vision du monde physique causée par [le principe de
relativité] peut seulement être comparée à celle qu'apporta l'introduction
du système du monde copernicien 16. »
C'est là une analyse aujourd'hui si banale que l'on s'étonne presque
qu'il fut nécessaire de la rappeler. C'est, bien sûr, que la révolution rela-
tiviste fut si radicale qu'il était alors loin d'être évident de l'entendre ;
c'est aussi qu'Einstein semble venir, quant à son curriculum, de si loin
que l'on s'étonne, que l'on s'émerveille, de la violence de sa trajectoire
que marque fort bien, pour n'en pas citer d'autre, l'amplitude du change-
ment d'opinion de Minkowski. En deux-trois ans, Einstein est passé,
d'une des dernières places, au tout premier rang du monde de la physique
théorique. Une trajectoire qui nous émeut sans doute parce qu'elle est
pour lui (et donc quelque peu pour chacun) une revanche contre les appa-
ratchiks et les héritiers, et c'est probablement là qu'il faut chercher une
des raisons de la gloire qui le saisit un peu plus tard. C'est qu'Einstein
n'est pas un héritier du monde universitaire; il ne fut pas aidé dans ses
études qu'il accomplit dans la solitude et durant lesquelles il rencontra de
sérieuses difficultés. Ce sera à ses seuls mérites qu'il va devoir son
accomplissement, sa réussite. Mais c'est aussi qu'Einstein n'est pas un
gagne-petit; il prend tous les risques et, en ce sens, il ne fait pas d'abord
carrière : il réalise avant tout ce à quoi il croit. Il a pris tous les risques et
du coup sa réussite s'apparente à celle des plus grands artistes qui
auraient pu ne pas être (reconnus). Qui plus est, les difficultés qu'on lui

15. À ce propos, cf L. FEUER, 1974, p. 307. Et aussi dans la correspondance Einstein-Born,


M. BORN, 1972, p. 164-172.
16. CPE, «Introduction», vol. 5, p. xxxvi.
108 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

prête enfant - on parle quasiment de retard intellectuel - en font une


sorte de vilain petit canard qui, sortant tardivement de sa coquille, se
métamorphosera en prince de l'univers étoilé qu'il va dévoiler. Un conte
de fées dans le dur monde de la physique théorique.

Einstein à l'ouvrage
Einstein ne publiera plus rien sur la gravitation avant 1911. Sa posi-
tion à l'Université de Zurich lui impose un lourd enseignement auquel il
prendra beaucoup de plaisir; il a peu d'expérience mais il entretient de
bons rapports avec ses étudiants auxquels il conseille d'intervenir active-
ment dans ses cours. Il enseignera la mécanique, la théorie cinétique des
gaz, la théorie de la chaleur et la mécanique statistique, et encore l' élec-
tromagnétisme. Cela ne l'empêchera toutefois pas de faire de la recher-
che, en particulier sur la question de la radiation ou sur l'opalescence. Il
interviendra aussi, bien sûr, sur l'interprétation de la relativité et en par-
ticulier dans une discussion très intéressante concernant la question d'un
disque rigide en rotation, une question qui se situe, en somme, entre la
relativité restreinte et la générale 17.
Cette controverse vint de la proposition, que fit alors Max Born,
d'une définition du concept de rigidité en relativité restreinte - qui
ouvrait la question de la possible déformation d'un solide. Paul Ehren-
fest, un physicien de Leyde, et l'un des meilleurs amis d'Einstein, s'en
mêla en mettant le doigt sur un paradoxe agaçant. On sait que la relativité
restreinte implique ce que l'on appelle la contraction des longueurs. Cet
effet laisse entendre qu'une règle en mouvement (le mouvement étant
supposé être parallèle à la règle) est plus courte que sa jumelle au repos.
À l'inverse, la largeur de la règle, perpendiculaire au mouvement, ne
subit aucune contraction. Ainsi, sur un disque en rotation le rayon, qui est
toujours perpendiculaire au mouvement, ne subira aucune contraction.
Mais les éléments perpendiculaires au rayon, tangents à la circonférence,
subiront cette contraction et donc la circonférence elle-même. La contra-
diction vient du calcul de cette circonférence qui n'est autre (en géomé-
trie euclidienne) que 2Trr mais qui devrait être un tout petit peu plus
courte vu la contraction. Où est donc l'erreur? Je n'entrerai pas ici dans
la polémique qui va trouver une issue en posant que le concept de rigidité
n'a pas sa place en relativité et en laissant de côté toute distance au profit
du temps propre. Laue montra en particulier que le concept de rigidité
était en conflit avec le fait que la vitesse d'aucun signal ne pouvait excé-

17. À ce propos. cf J. STACHEL. 1980.


LA NAISSANCE DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 109

der celle de la lumière. Simplement parce qu'un corps absolument rigide


devrait pouvoir transmettre un signal avec une vitesse infinie : si on
déplace (rapidement) une règle d'acier par une de ses extrémités, le
signal du mouvement semble se répercuter instantanément d'un bout à
l'autre de la règle, ce qui est désormais inadmissible du point de vue de
la « restreinte » : toute information met un temps pour être transmise.
Au printemps 1911, Einstein revient sur la question de l'influence
de la pesanteur sur la propagation de la lumière; d'une part, parce que la
présentation qu'il en a fait en 1907 «ne [le] satisfait plus IS »,mais aussi,
mais surtout, parce qu'il se rend compte que cet effet« est accessible à la
vérification expérimentale 19 ».Il vient en effet de trouver comment met-
tre en évidence l'effet de la déviation de la lumière par un champ de gra-
vitation qu'il avait esquissé en 1907.
Ainsi réalise-t-il un calcul de la déviation des rayons lumineux en
appliquant le principe de Huygens (par lequel on calcule d'ordinaire la
réfraction de la lumière sur un cristal). Une onde se déplace dans un
champ de gravitation : elle est déviée. Comme en 1907, le principe
d'équivalence lui permet de remplacer le champ de gravitation par un
système de référence uniformément accéléré et ainsi parvient-il à déter-
miner l'influence de la gravitation sur la physique locale: la déviation
des rayons lumineux et le décalage des raies d'un atome. Bien que le
résultat soit correct, le calcul qu'il mène est cavalier, car il doit supposer
que la vitesse de la lumière varie de place en place, ce qui fait donc vio-
lence à la relativité restreinte pour laquelle la vitesse de la lumière est
partout et toujours une constante. Cette pratique ambiguë causera
d'ailleurs quelques troubles dans l'esprit et dans les calculs de ceux qui,
moins souples, moins aptes qu'Einstein à trouver le bon chemin, l'utili-
seront moins habilement.
Mais il faut distinguer les considérations heuristiques des pratiques
normales et normées. Dans le temps où s'invente puis s'établit une théo-
rie, les pratiques se cherchent, évoluent et ne sont purifiées, si je peux
dire, que lentement, peu à peu, bien après la naissance de la théorie en
question. Et il n'y a rien d'étonnant à constater que ces pratiques archaï-
ques continuent à hanter les manuels et les esprits. C'est que les théories
physiques sont vivantes ; elles ne se contentent pas de naître, mais traver-
sent une enfance, une adolescence, un âge mûr, et meurent, pour d'autres
raisons. Que les calculs, les raisonnements fussent plus ou moins cor-
rects, parfaits, n'est qu'un détail. Ce qui importe avant tout, ce sont les
arguments qui les justifient, le qualitatif, l'existence même des effets ; la

18. A. EINSTEIN. 1911, OCE. vol. 2, p. 134.


19. Ibid., /oc. cit.
110 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

chaîne des calculs sera reconstruite plus tard, de plus en plus précisé-
ment, de plus en plus proprement. Einstein ne défend d'ailleurs que du
bout des lèvres son raisonnement et ses calculs ; il s'agit d'heuristique et
comme il l'écrit pour conclure son article, ces« raisonnements[ ... ] doi-
vent apparaître comme insuffisamment fondés, voire aventureux 20 ».
Mais, comme si souvent, il a·du flair et, bien que ses calculs soient ambi-
gus, cavaliers, ils donnent la réalité de l'effet et le bon ordre de grandeur.
Après avoir calculé l'ampleur - très faible - de cette déviation, il
explique comment l'observer. L'idée essentielle, c'est que la trajectoire
des rayons lumineux issus des étoiles fixes se trouvera légèrement déviée
de la ligne droite si ces rayons passent près d'un corps massif. Le Soleil
ferait bien l'affaire mais son rayonnement cache, aveugle, les étoiles,
nécessairement proches du disque, dont l'image est la plus atteinte par le
phénomène; sinon lors d'une éclipse, alors que le Soleil occulté laisse
voir les étoiles qui lui sont proches et dont l'image devrait donc subir la
déviation la plus forte. Dans ce cas, le champ d'étoiles situé autour du
Soleil pourra être photographié et comparé à son image hors la présence
du Soleil:
« Un rayon lumineux passant au voisinage du Soleil subirait en consé-
quence une déviation de 4 W-6 =0,83" d'arc. C'est de cette quantité
qu'est augmentée la distance angulaire d'une étoile au centre du Soleil du
fait de la courbure des rayons lumineux.
« Comme les étoiles fixes appartenant à des parties du ciel situées près du
Soleil deviennent visibles lors des éclipses totales du Soleil, cette consé-
quence de la théorie peut être confrontée à l'expérience. Pour la planète
Jupiter le décalage attendu atteint environ Ill OO de la quantité indiquée. Il
serait urgent que les astronomes s'occupent de la question examinée ici,
même si les raisonnements dans ce qui précède doivent appara.i"tre comme
insuffisamment fondés, voire aventureux. Car abstraction faite de toute
théorie, on doit se demander si, avec les moyens actuels, il est possible de
constater une influence des champs de gravitation sur la propagation de la
lumière 21. »

Bien des astronomes s'y appliqueront, Erwin Freundlich le premier,


mais ce ne sera pas tâche facile. On s'intéressera au chapitre 8 aux détails
de ces observations qui aboutiront en 1919.

20. Ibid.• op. cit., OCE, vol. 2, p. 142.


21. Ibid., op. cit. Si Einstein s'intéresse à Jupiter c'est qu'il s'agit de la plus grosse planète
du système solaire. Mais, comme le note d'ailleurs Einstein, l'effet est bien trop mince et n'ajamais
été mesuré malgré les efforts de E. Freundlich.
LA NAISSANCE DE LA RELATJVITÉ GÉNÉRALE 111

Un murmure d'indignation ...


À l'automne 1911, Einstein est invité au congrès Solvay sur les
théories cinétiques et moléculaires aux côtés de tous les grands de ce petit
monde de la physique théorique, et en particulier de Hendrik A. Lorentz,
Max Planck, Jean Perrin, Paul Langevin et Henri Poincaré, pour ne rete-
nir que ceux qui lui étaient, d'une manière ou d'une autre, proches.
À cette époque, il rédige un article de revue qui emprunte beaucoup
à différents ouvrages, en particulier à celui de von Laue sur la relativité
restreinte qui vient de paraître, mais aussi, et c'est un pas important, aux
travaux de Hermann Minkowski qu'Einstein digère, nous l'avons vu,
quelque peu difficilement, laborieusement.
Il s'est remis à!' ouvrage et tente, à petits pas, de tirer les conséquen-
ces de ses hypothèses de 1907, et plus particulièrement du principe
d'équivalence en travaillant dans un champ d'accélération constant.
Dans une série de deux articles, il formule une théorie statique et relati-
viste du champ de gravitation. Dans le préambule du premier article, il
revient sur son analyse du disque en rotation et doute que « les proposi-
tions de la géométrie soient valables 22 » dans ce cas.
Mais c'est Max Abraham qui, reprenant d'Einstein l'idée d'une
vitesse de la lumière variable, fera le pas suivant. Début 1912, il introduit
l'élément linéaire d'espace-temps de Minkowski afin de généraliser en
dimension 4 l'équation de Poisson du champ de gravitation 23. Einstein
suit de très près les travaux d'Abraham qu'il condamne tout aussitôt
parce qu'ils ne contiennent pas le principe d'équivalence. Il travaille bien
sûr à une théorie du champ de gravitation dont la vitesse de la lumière,
variable, représente en même temps le champ de gravitation. Il pose alors
le principe des géodésiques, un principe important : les équations du
mouvement des particules du champ seront simplement les géodésiques
de l'espace-temps proposé. Mais il résiste encore à la reformulation min-
kowskienne de la restreinte, une reformulation qui est pourtant le chemin
de la généralisation qu'il souhaite. Il n'est pas loin désormais de poser la
grande révolution de la courbure de l'espace.
En mars 1912, il écrit à Besso qu'il a« travaillé comme un fou sur
le problème de la gravitation». Et après lui avoir exposé ses derniers
résultats, il revient sur le thème de la rotation : « Tu vois que je suis
encore loin d'être capable de concevoir la rotation comme repos ! Cha-
que étape est diablement difficile et ce que j'ai fait jusque-là est sûrement
encore le plus simple de tout ça. La théorie d'Abraham est complètement

22. A. EINSTEIN, 1912, CPE, vol. 4, p. 131.


23. À ce propos, on consultera : • Editorial Note : Einstein on Gravitation and Relativity :
the Static Field•, in CPE, vol. 4, M. J. Klein et al. (dir.), 1995, p. 122-128.
112 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

creuse; il n'y a rien là que des considérations d'esthétique mathématique


mais elle est complètement intenable. Je ne parviens pas à comprendre
comment cet homme intelligent a pu se laisser aller à quelque chose
d'aussi superficiel. Il est vrai qu'au premier abord (pendant quinze
jours !) moi aussi j'ai été totalement "bluffé" par la beauté et la simplicité
de ses formules 24. »
Le petit monde de la physique théorique n'est pas prêt à soutenir ses
travaux sur la gravitation ni même la voie dans laquelle il se lance. Tan-
dis que Planck ne se sent aucunement attiré par la théorie, von Laue, qui
a pourtant accueilli très favorablement la relativité restreinte, rejette le
principe d'équivalence et n'accepte ni les travaux d'Abraham ni ceux
d'Einstein. Einstein s'en plaint à Besso: «La communauté des physi-
ciens se comporte d'une manière plutôt passive face aux travaux sur la
gravitation. Abraham semble en avoir la meilleure compréhension. Il est
vrai qu'il fulmine dans Scienza contre tout ce qui est relativité, mais avec
intelligence 25. »
Lors de l'été 1912, il quitte Prague où il n'a fait que passer, revenant
à Zurich où, comme professeur à l'E.T.H., il ne restera que deux ans,
avant d'être nommé à Berlin. À Zurich, il retrouve son ami Marcel Gros-
smann, désormais professeur de mathématique à l'E.T.H. lui aussi, qu'il
embauche pour l'aider à comprendre le calcul différentiel absolu de Ricci
et Levi-Civita, à affronter les tenseurs et les espaces courbes. Face à ces
mathématiques arides auxquelles il s'est jusqu'alors toujours refusé,
l'aide de Grossmann est essentielle ainsi qu'il l'écrit à Sommerfeld:« Je
travaille maintenant exclusivement sur le problème de la gravitation et je
pense que je peux surmonter toutes les difficultés avec l'aide d'un de mes
amis mathématicien. Mais une chose est certaine: de toute ma vie, je n'ai
presque jamais travaillé aussi durement et je suis désormais pénétré d'un
grand respect pour les mathématiques dont j'avais jusqu'alors dans ma
simplicité d'esprit considéré la partie la plus subtile comme un luxe pur.
Comparé à ce problème, la théorie originale de la relativité est un jeu
d'enfant 26. »
Durant ces années, Einstein travaille éperdument. Éperdument,
c'est bien le mot, car il lui arrivera plus d'une fois, alors qu'il croit enfin
avoir compris, de se perdre. Ainsi, à un ancien élève de l'Université de
Zurich, à propos de ses recherches sur la gravitation, il confie : « Bien
que la carriole n'ait toujours pas vraiment avancé, je travaille comme un
cheval 27. » Et, un peu plus tard, à Ehrenfest, cherchant à s'excuser de

24. A. Einstein à M. Besso, 26 man; 1912, CPE, vol. 5, p. 436-437, etOCE, vol. 2, p. 145-147.
25. A. Einstein à M. Besso,janvier 1914, CPE, vol. 5, p. 588, et P. SPEZIALI, 1979, p. 30.
26. A. Einstein à A. Sommerfeld, 29 octobre 1912, CPE, vol. 5, p. 505.
27. A. Einstein à L. Hopf, fin février 1912, CPE, vol. 5. p. 418.
LA NAISSANCE DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 113

son long silence, il écrit qu'il ne faut lui chercher d'excuses que« dans
l'effort franchement surhumain» qu'il a consacré au problème de la gra-
vitation. Mais il ajoute, enthousiaste, «qu'il est désormais profondément
convaincu qu'il est dans le vrai» mais qu'il craint «qu'un murmure
d'indignation ne s'élève des rangs des collègues quand le travail va
paraître 28. »Las, il est alors bien loin du compte et il devra encore con-
sacrer de gros efforts au problème de la gravitation. Pire, il est loin d'être
dans le vrai car il vient de sacrifier, et pour de bien mauvaises raisons,
son principe de covariance. Son Esquisse, en fait une première version de
la relativité générale, qui vient de sortir ne fera pas même vraiment jaser
dans les rangs clairsemés de la physique théorique. C'est plutôt l'incom-
préhension, !'indifférence.
Il lui manque encore un élément, un élément essentiel, un principe
bien sûr, qu'il va prendre chez Mach: le principe de Mach, une grande
idée ! Elle l'enchante. La Mécanique de Mach 29, il l'a lu, étudiant à
Zurich, et à Berne, aux temps de l'académie Olympia, il en a discuté avec
Besso et Solo. C'est le moment de l'intégrer <tans son dessein. Le prin-
cipe de Mach représentera alors pour Einstein une sorte d'idée fixe.
L'idée, nous nous y sommes longuement arrêtés au chapitre précédent,
est, comme souvent chez Einstein, simple et subtile. Elle concerne l'iner-
tie, les raisons physiques de l'inertie qui pour Newton sont indissoluble-
ment liées à l'espace absolu. Einstein refuse de considérer que l'espace
absolu de Newton a un sens physique et, jusque-là, il a pu travailler sans
y.avoir recours. L'espace absolu, ce fantôme!

Des principes en réseau


À ce stade, soulignons la grande cohérence de toutes ces idées, de
tous ces principes, de la théorie naissante. Une cohérence qui a pour
corollaire et pour limite l'énorme espace de liberté qu'Einstein a ouvert.
Il y a tout d'abord les premiers principes, classiques déjà, qui for-
ment le socle de ce réseau, de ce programme ; et avant tout, bien sûr, le
principe d'équivalence, la clef de voûte de l'édifice, qui permet d'unifier
gravitation et inertie. L'espace absolu en cause, la matière elle-même est
censée structurer l'univers, y compris à l'infini ; le principe de Mach, les
principes de covariance et de relativité générale, vont dans ce même sens.
Des principes qui structurent le cadre de la théorie visée et auxquels Eins-
tein adjoint un second rang de principes qui ne sont pas moins impor-

28. A. Einstein à P. Ehrenfest, 28 mai 1913, CPE, vol. 5, p. 523.


29. E. MACH, 1904.
114 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

tants. Il s'agit du principe des géodésiques, dont le sens est très fort, très
large car, non seulement il s'agit d'enjoindre les particules à suivre les
extrémales de l'espace-temps, mais il représente aussi une sorte d'exten-
sion de la loi d'inertie et signe l'abandon de la notion de force. Les par-
ticules d'épreuve, libres, ne sont plus soumises à quelque force, mais,
simplement doivent épouser le relief, la courbure, que crée la gravitation
sur 1' espace-temps. Au second rang, vient encore le principe de conser-
vation, un principe qui pose la nécessité d'une équation de conservation
de l'énergie ; enfin vient le principe de correspondance qui exprime
l'exigence que la nouvelle théorie n'ait pas de moindres résultats que
celle qu'elle veut remplacer; au premier ordre d'approximation, on doit
donc retrouver tous les résultats de la théorie de la gravitation
newtonienne : les applications de la nouvelle théorie ne doivent pas être
plus minces que celles de l'ancienne ni, bien sûr, ses résultats moins inté-
ressants.
Mais, même s'ils sont étonnamment nombreux, ces principes ne
déterminent pas totalement la théorie et ses équations de champ ; pas plus
que la structure mathématique qu'Einstein va, dans ces années de travail
acharné, choisir, bâtir, afin qu'elle sous-tende l'édifice, afin qu'elle soit,
autant que faire se peut, la traduction de ses choix conceptuels. C'est
qu'il faut construire une théorie qui permette de rendre compte des faits
que connaît la théorie newtonienne et d'en prévoir de nouveaux.

Une première idée vient à l'esprit: généraliser les équations que


l'on a, celles de Newton. L'équation newtonienne la plus proche de ce
que 1' on recherche, l'équation de Poisson, permet de calculer ce que l'on
appelle en théorie newtonienne le potentiel de gravitation en fonction de
la distribution de masse, de la densité de matière que l'on se donne a
priori. Essentiellement, l'équation de Poisson permet donc de voir la
théorie de Newton comme une théorie du champ de gravitation. Le mem-
bre de droite de l'équation contient les sources du champ et celui de gau-
che l'opérateur mathématique agissant sur le potentiel de gravitation U
qui est la fonction inconnue.
~U=4nGp

L'équation de Poisson se lit de droite à gauche et permet de calculer


le champ de gravitation lié, par des opérations mathématiques simples,
des dérivations, au potentiel de gravitation, U.
Il faut donc généraliser l'équation de Poisson, la rendre cohérente
avec la relativité restreinte, en particulier en y introduisant c et une
dépendance temporelle. Cette idée simple a été essayée par de très nom-
breux théoriciens ; d'une manière ou d'une autre, soit directement à par-
tir de la loi en 1/ r2 de Newton, comme Poincaré le tentera dès 1905, soit
LA NAISSANCE DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 115

à partir de l'équation de Poisson comme le feront en 1912 Abraham et


Einstein. En substance, cette idée consiste à construire, sur le modèle de
la théorie de !'électromagnétisme, une théorie de la gravitation sur un
espace plat, sur un espace de Minkowski, donc. Pour des raisons diver-
ses, en dernier lieu liées à l'observation, ces théories minkowskiennes de
la gravitation ne pourront être retenues et c'est, à la fois contraint et con-
tent finalement de l'être, qu'Einstein prend la route d'une théorie bâtie
sur un espace-temps courbe.
La structure des équations de champ reprendra celle de l'équation
de Poisson : les sources influent sur le potentiel de gravitation par l'inter-
médiaire d'un opérateur, d'une machinerie mathématique généralisant
en quelque manière celle de Poisson. Telle est la logique qu'Einstein va
chercher à généraliser à un espace courbe, va projeter sur un espace
riemannien : dans le membre de droite, les sources du champ, la descrip-
tion phénoménologique de la matière de !'espace, le tenseur de matière ;
au membre de gauche figurera un opérateur, un outil mathématique qui,
défini sur un espace de Riemann, va agir sur les potentiels de gravitation.
Le tout définit une série d'équations différentielles qui vont permettre de
poser le problème gravitationnel, et dont la solution sera en substance un
espace de Riemann particulier, qui exprimera le champ de gravitation
correspondant à la source que !'on a posée dans le membre de droite.
Ainsi, à toute source du champ de gravitation, à toute distribution de
matière doit correspondre un espace de Riemann particulier qui va expri-
mer le champ de gravitation correspondant à la source en question.
Encore faut-il trouver le bon opérateur; dans les années 1912-1915, ce
sera l'un des problèmes les plus difficiles qu'Einstein aura à résoudre.

La seconde étape

Einstein prend alors conscience de la possibilité, de la nécessité,


d'explorer, de viser, d'utiliser un espace non-euclidien, un espace
courbe, un espace riemannien ; il est persuadé que !'espace absolu de
Newton a vécu. Cette prise de conscience essentielle marque la seconde
grande étape de la naissance de la relativité générale. Durant l'été 1912,
la théorie des surfaces de Gauss l'aidera à mieux situer son programme ;
non seulement grâce à l'analogie qu'apporte cette représentation : de
l'espace plat à l'espace courbe, mais aussi, techniquement, grâce aux
coordonnées arbitraires curvilignes introduites dans la théorie des surfa-
ces de Gauss. D'autant plus que (au moins) deux idées concourent direc-
tement à ce projet, celle du disque tournant qui, on !'a vu, ne semble pas
compatible avec une géométrie euclidienne et celle du principe géodési-
116 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

que qui, généralisant le concept de ligne droite, permettra du même coup


de conserver. la loi d'inertie dans un espace courbe et de libérer les parti-
cules de toute force gravitationnelle.
Vers 1820, Carl Friedrich Gauss, un des très grands mathématiciens
du xrxe siècle, réalise le levé cartographique du royaume de Hanovre,
d'où son intérêt pour la géodésie et la théorie des surfaces. Ainsi formule-
t-il la théorie générale de la géométrie intrinsèque des surfaces. Rien
d'étonnant donc à ce qu'il s'attache à définir dans son mémoire la lon-
gueur d'un arc de courbe sur une surface courbe, essentiellement grâce au
théorème de Pythagore qui permet de calculer un élément de longueur
(infinitésimal) à partir de ses coordonnées. Dans l'espace géométrique qui
est encore celui d'Euclide, de Newton, Gauss utilise une métrique, un
outil qui définit la distance élémentaire et qui permet en quelque sorte de
faire de la géométrie sur des surfaces courbes. Il est aussi conduit à définir
la courbure gaussienne, la valeur du rayon de courbure en un point d'une
surface. Ces deux grandeurs mathématiques, longueur d'un arc de courbe
et courbure, sont intrinsèques, invariantes, c'est-à-dire ne dépendent pas
des coordonnées dans lesquelles elles sont explicitement calculées.
Ainsi Einstein est-il conduit à utiliser, après Minkowski, l'élément
infinitésimal de temps propre, ds. Il s'agit d'une grandeur qui résout plu-
sieurs questions à la fois. Car c'est un outil de géomètre qui permet de
calculer la longueur des arcs de courbe, qui permet de métrer l'espace-
temps. Mais c'est aussi l'outil d'un physicien qui définit l'horloge mesu-
rant le temps propre localement, la fréquence propre d'un étalon de
temps propre local. L'élément linéaire infinitésimal de temps propre,
métrique de l'espace-temps, ds, est l'invariant fondamental de la relati-
vité générale.
De la même manière que la théorie de Gauss permet de décrire les
surfaces courbes dans l'espace euclidien, cette métrique ouvre donc la
voie à la description intrinsèque d'un espace-temps courbe. De la même
manière que les lignes les plus courtes d'une surface sont ses géodési-
ques, Einstein voit les particules matérielles, extrêmes, les planètes, les
étoiles, libérées de toute force, courir le long des chemins étonnamment
les plus lents, de l'univers, les géodésiques, les chemins de l'espace-
temps.
Quant au temps propre lui-même, s, il ne sera défini que pour des
observateurs, des objets parcourant leur trajectoire propre, leur géodési-
que, et ce sera tout simplement, et comme en relativité restreinte, le
temps indiqué par l'horloge qu'ils portent avec eux et donc celui que
définit ds. Mathématiquement, il suffira d'en sommer les termes, pas à
pas, d'intégrer ds sur la trajectoire de l'horloge. Le temps propre, s, est
simplement l'intégrale le long d'un chemin de l'espace-temps de l'été-
LA NAISSANCE DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 117

ment infinitésimal ds. Le temps propre va permettre de mesurer, de


régler, l'espace-temps.
La structure de l'espace-temps sera déterminée par la distribution de
matière à travers des équations de champ qu'il faudra trouver. On peut
donc jouer avec l'espace-temps, qui n'est plus donné à l'avance comme
en théorie newtonienne, mais qui est posé comme la conclusion, la solu-
tion du problème, et qui exprimera du même coup et la structure de
l'espace-temps et la gravitation; la gravitation portée par l'espace-temps,
coulée dans l'espace-temps. Dans cet espace-temps, tous les repères (et
pas seulement les repères inertiels) seront permis, possibles; désormais,
tous les systèmes de repérage, de coordonnées, seront utilisables : la cova-
riance générale y sera indispensable.
Mais, si aucun système de coordonnées n'est privilégié, les coor-
données n'ont plus de sens physique, et ce n'est pas une mince· affaire.
Nous avons déjà vu qu'en relativité restreinte, seul le temps propre a con-
servé un sens clair. Tel est aussi le cas en relativité générale, où il est tout
à fait impossible d'associer une distance au sens classique entre deux
lieux. Ce qui est aussi lié au fait que la notion de rigidité n'a plus cours.
Ce qui importe désormais, ce sont les trajectoires réelles des particules
qui ne sont autres que les géodésiques de l'espace-temps. En découle
alors le principe d'équivalence car, si l'on pose que l'espace-temps est
structuré, les trajectoires des particules, les géodésiques de l'espace-
temps, sont déterminées, sont gravées dans l'espace-temps, et donc auto-
matiquement indépendantes de la composition de la particule elle-même.
L'univers est à inventer, et les principes qu'Einstein pose sont de
petites lumières qui éclairent son chemin. Einstein voit se dessiner une
théorie de la gravitation où toutes les masses, toutes les particules, toute
l'énergie de l'univers, concourent à sa propre structure : l'espace-temps
est courbé sous le poids de la matière-énergie.
Encore faut-il en trouver les équations, la partie la plus nécessaire,
la plus délicate, la plus confuse encore, du chemin qui reste à parcourir.
Les grandes lignes sont posées, les principes sont institués mais, même
s'ils indiquent la direction, ils ne déterminent pas toute la théorie, et, en
particulier, ils ne disent pas quelles sont les bonnes équations de champ.
Il s'agit d'une histoire très complexe, faite de percées, d'hésitations,
d'erreurs et de coups de chance. Et, à ce propos, il faut redire l'impor-
tance de l'architecture intellectuelle essentiellement formée de principes
qui constituent une sorte de réseau conceptuel dont chaque élément n'a
pas la même importance et n'est ni forcément nécessaire, ni complète-
ment indépendant des autres principes. Certains principes sont négocia-
bles, discutables comme le principe de Mach, tandis que d'autres sont
d'indiscutables réquisits, tel le principe de correspondance.
118 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Voyons donc plus en détail la difficile naissance de la relativité


générale, de ses idées-forces, ses idées-phares qui vont permettre à Eins-
tein de mettre sur pied ce monument de la physique moderne, et à ses
contemporains de l'accepter, plus ou moins rapidement.
Durant ces années, Einstein va manipuler, brasser et tenter de récon-
cilier le matériel qu'il a amassé et que nous avons en grande partie
exploré, son heuristique, ses principes, les expériences de pensée sur les-
quelles il s'appuie, l'appareil mathématique dont il acquiert petit à petit
le maniement, le seul test auquel il a accès, l'avance du périhélie, sans
parler des tests en projet.
Dans ces années de travail acharné, avec l'aide de son ami Marcel
Grossmann, alors professeur de mathématiques à l'E.T.H., avec l'intérêt
de Besso, d'Ehrenfest, avec l'aiguillon des rares collègues intéressés, en
particulier d'Abraham, dont il a bien du mal à reconnaître les mérites,
mais aussi de Gunnar Nordstrôm dont il apprécie beaucoup les travaux,
Einstein va donc traduire et intégrer ses idées et ses principes dans les
structures mathématiques qu'il est en train de découvrir, d'apprendre,
d'ingérer. Une mathématique composée d'outils très nouveaux pour
l'époque, passablement complexes et qui n'avaient encore jamais été uti-
lisés en physique théorique. C'est avant tout dans le travail de Ricci et
Levi-Civita, Méthodes de calcul différentiel absolu et leurs applications,
publié en français dans les Mathematische Anna/en 30, qu'Einstein et
Grossmann vont se plonger.
Il s'agit en substance de trouver, de découvrir, la forme de la struc-
ture géométrique, du premier membre de l'équation de champ ; il est déjà
clair qu'il s'agira d'une expression différentielle «du second ordre»
(c'est-à-dire avec des dérivées secondes comme dans l'équation de Pois-
son) faisant intervenir les différentielles spatiales aussi bien que tempo-
relles, et dont les six fonctions inconnues de« la métrique» de l'espace-
temps, les potentiels de gravitation, sont l'enjeu. Cette métrique, formée
d'un tenseur de rang deux (essentiellement pour les mêmes raisons qui
font que le théorème de Pythagore fait intervenir des carrés) à dix com-
posantes, généralisera celle de l'espace-temps de Minkowski et devra
définir la structure de l'espace-temps, l'élément infinitésimal d'espace-
temps, ds. La stratégie d'Einstein est nécessairement double car il doit
coupler la structure mathématique des espaces de Riemann, et les struc-
tures et principes de la physique qu'il veut mettre en place.
Et c'est la recherche des bonnes équations de champ, et en particu-
lier de la structure du membre de gauche de ces équations, qui exprimera
la géométrie: tenseur de Riemann? de Ricci? d'Hilbert ou d'Einstein?

30. G. RICCI, T. LEVI-CIVITA, 1901.


LA NAISSANCE DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 119

Autant de possibilités qui s'ouvrent à Einstein et devant lesquelles, tour


à tour, il hésite, espère, s'incline, tranche, recule ...
C'est sans doute une période particulièrement difficile pour Eins-
tein. D'un point de vue personnel, la situation n'est pas simple. Tandis
que ses relations se durcissent avec Mileva, il s'engage peu à peu dans
une nouvelle vie avec sa cousine Elsa, installée à Berlin. « Je ne peux pas
trouver le temps de t'écrire, lui confie-t-il en février 1914, parce que je
suis occupé par des questions vraiment importantes. Nuit et jour, je me
creuse la cervelle en m'efforçant de pénétrer plus profondément ces
questions que j'ai découvertes petit à petit durant ces deux dernières
années et qui représentent une avancée sans précédent dans les problè-
mes fondamentaux de la physique 31. »Et, à son ami, Heinrich Zangger,
il écrit à la même époque :

« Ne sois pas indigné par mon long silence ! Je peinais encore sur la théorie
de la gravitation jusqu'à en crever mais cette fois-ci avec un succès sans pré-
cédent. En fait j'ai réussi à prouver que les équations de la gravitation sont
valables pour des systèmes de référence en mouvement arbitraire et donc
que l'hypothèse de l'équivalence de laccélération et du champ gravitation-
nel est absolument correcte dans le sens le plus large. Maintenant l'harmonie
des relations mutuelles dans la théorie est telle que je n'ai plus le plus léger
doute quant à sa justesse. La nature ne nous montre que la queue du lion.
Mais quant à moi, je suis convaincu que le lion lui-même y est attaché, bien
qu'il ne puisse se montrer directement à cause de son énomie taille. Nous le
voyons comme le ferait un pou qui serait assis sur lui 32. »

Il passe par des périodes d'exaltation et de dépression ; ainsi s' excu-


sant, comme cela lui arrive alors souvent, à un ami de n'avoir pas écrit,
il note en juillet 1913, «j'étais pitoyablement pris dans le problème de la
gravitation 33 » ; et, un peu plus tard à Lorentz, il souligne que« [sa] con-
fiance dans la possibilité de la théorie est encore chancelante 34 », mais
deux jours plus tard il estime « pour [son] plus grand plaisir que les dou-
tes relatifs à la théorie de la gravitation, [qu'il] exprimait dans [la] lettre
précédente [ ... ], ne sont pas opportuns 35 ». En novembre, il est «très
satisfait par la théorie de la gravitation. Le fait que les équations de gra-
vitation ne soient pas généralement covariantes, ce qui déjà m'ennuyait
tant voici quelque temps, a été prouvé être inévitable 36 », et, une

31. A. Einstein à E. Uiwenthal, février 1914, CPE, vol. 5, p. 597-598.


32. A. Einstein à H. Zangger, 10 mars 1914, CPE, vol. 5, p. 601-602.
33. A. Einstein à J. Laub, 22juillet 1913, CPE, vol. 5, p. 538.
34. A. Einstein à H. A. Lorentz, 14 aoOt 1913: CPE, vol. 5, p. 547.
35. A. Einstein à H. A. Lorentz, 16 aoOt 1913: CPE, vol. 5, p. 552.
36. A. Einstein à L. Hopf, 2 novembre 1913, CPE, vol. 5, p. 562.
120 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

semaine plus tard, il note : « La question de la gravitation a été clarifiée


à ma complète satisfaction 37. »
Durant ces deux annnées, Einstein va tourner en rond dans sa
recherche. Il est clair que le tenseur de Riemann doit être au centre de la
construction; il s'agit d'un tenseur de rang quatre, à quatre indices, et
l'on cherche une équation de rang deux, dont il n'est d'ailleurs pas diffi-
cile de trouver la famille : il s'agit du tenseur de Ricci qui s'obtient « en
contractant » deux indices du tenseur de Riemann, ce qu'Einstein évoque
aussitôt. Mais il ne semble pas possible de retrouver les équations corres-
pondantes de Newton; et c'est là le réquisit fondamental. Cela conduit
Einstein, pour des raisons complexes, à tenter de résoudre le problème en
limitant la covariance, c'est-à-dire en limitant, sans raison physique,
d'une manière ad hoc, les systèmes de coordonnées admissibles. Ce qui
posait, au-delà des questions techniques dont on s'aperçut bientôt
qu'elles n'étaient pas vraiment résolues, un problème de sens : qu'était-
ce donc que cette limitation de la covariance ? Une limitation qu'Einstein
n'accepta, selon ses propres termes, que «le cœur gros 38 »et pour peu
de temps d'ailleurs. Einstein erra ainsi durant deux ans entre tous les ten-
seurs possibles et imaginables, et plusieurs solutions également insatis-
faisantes.
Au printemps 1914, il écrit à Besso: «Maintenant, je suis entière-
ment satisfait, et je ne doute plus de la validité de tout le système, que
l'observation de l'éclipse réussisse ou non. La logique de la chose est
trop évidente 39. » Car, depuis 1911, Freundlich a pris en main la ques-
tion de l'observation de la déviation des rayons lumineux pendant une
éclipse et Einstein attend alors impatiemment ses résultats (voir chapi-
tre 8).

La paternité des équations de champ : Einstein ou Hilbert ?


Toutefois, les équations de champ qu'Einstein cherche anxieuse-
ment ne sont pas la simple traduction des principes qu'il a posés. Les
principes de sa théorie sont simplement des guides posés pour déterminer
la direction de ses recherches, pour savoir où est la bonne voie, où il a le
plus de chance de trouver les bonnes équations. Car les équations de
champ, c'est la solution du problème, elles sont le cœur de la théorie
qu'elles symbolisent, qu'elles expriment. Mais elles ne sont aucunement

37. A. Einstein à P. Ehrenfest, 7 novembre 1913, CPE, vol. 5, p. 563.


38. C'est un sentiment qu'Einstein ne reconnut pleinement qu'au moment où la question
était résolue: A. Einstein à D. Hilbert, 18 novembre 1915, CPE, vol. 8, p. 201.
39. A. Einstein à M. Besso, mars 1914. CPE, vol. 5, p. 604, et P. SPEZIALI, 1979, p. 32.
LA NAISSANCE DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 121

une conséquence logique inéluctable des principes. Il reste un chemin


hasardeux à parcourir.
Et, bien entendu, trouver les équations de champ, c'est signer la
théorie, c'est en être le père. On a longtemps voulu croire qu'au dernier
moment Einstein avait trébuché, qu'il s'était laissé distancer par David
Hilbert, un des meilleurs mathématiciens du monde. La question a été
posée: Einstein n'aurait-il pas« emprunté» (une carte postale d'Hilbert
à Einstein fait défaut) à Hilbert le terme alors manquant des équations de
champ ? Une question longtemps ouverte, un emprunt laissant planer un
doute pénible, mais qui laissait néanmoins à Einstein l'essentiel de lares-
ponsabilité de la paternité de la théorie 40.
Bref, on a longtemps cru, craint, ou voulu croire, qu'Hilbert avait
« sorti » les équations de champ de la relativité générale une semaine
- précisément cinq jours - avant Einstein 41. Un scoop ! Pensez ! les
équations d'Einstein seraient d'Hilbert. Une bonne raison pour relativiser,
c'est le cas de le dire, ses résultats. Qu'importe l'énorme travail accompli
par Einstein durant ces huit années ainsi qu'en témoignent les chapitres
précédents, peu importe les principes qu'il défend, les liens qu'il crée et
l'interprétation physique qu'il construit et règle avec attention. Seules
importent les équations de champ, cette mécanique de précision qui ferme
la théorie, qui en définitive permet les calculs : de rendre compte et de pré-
voir les faits physiques. Évidemment. Car ces équations représentent le
point d'orgue de la théorie sur lequel personne n'est revenu depuis lors,
sinon Einstein lui-même en 1917 (voir chapitre 15).
Lors de l'été 1915, Einstein fait une visite à Gottingen où David
Hilbert s'intéresse depuis peu à la gravitation ; fin juin, début juillet,
Einstein donne une série de six conférences à Gottingen où « [il a] eu le
grand plaisir de voir que tout était compris jusqu'au plus petit détail 42 »,
des conférences durant lesquelles « [il a] pu convaincre Hilbert de
la théorie de la relativité générale 43 ». Hilbert dont il se déclare
«enchanté 44 »,«un homme, écrit-il à Zangger, d'une énergie étonnante
et indépendant en toute chose 45 ».Hilbert dont les connaissances mathé-
matiques sont d'une toute autre ampleur que celles qu'Einstein a acqui-
ses avec le mal que l'on sait. Et qui n'est pas incapable de doubler Eins-
tein au tout dernier moment.

40. À ce sujet, cf. L. CORRY, J. RENN, J. STACHEL, 1997.


41. Par exemple, A. FôLSING, 1997, cité par L. CORRY et al., 1997.
42. A. Einstein à A. Sommerfeld, 15 juillet 1915, CPE, vol. 8, p. 147.
43. A. Einstein à H. Zangger,juillet-aoOt 1915, CPE, vol. 8, p. 154.
44. A. Einstein à A. Sommerfeld, 15 juillet 1915, CPE, vol. 8, p. 147.
45. A. Einstein à H. Zangger,juillet-aoOt 1915, CPE, vol. 8, p. 154.
122 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Figure 2. David Hilben. © AIP Emilio Segrè Visual Archives.

Le mois de novembre est crucial ; Einstein ne publie pas moins de


quatre articles ; il correspond en parallèle sans relâche avec Hilbert avec
lequel il échange informations et articles. Ainsi, le 15 novembre, Eins-
tein reçoit une lettre à laquelle il répond: «Votre analyse m'intéresse au
plus haut point, d'autant que je me suis souvent creusé la cervelle afin de
construire un pont entre l'électromagnétisme et la gravitation 46 » ; ainsi
lui demande-t-il avec insistance copie de son article tout en récusant une
invitation à Gôttingen. Brusquement, le 18 novembre précisément, après
avoir reçu et lu la première version d'un article que publiera bientôt Hil-
bert, le ton change. Einstein, agacé, commence sa lettre à Hilbert en
déniant l'originalité de son approche(« exactement ce que j'ai trouvé les
semaines passées ») ; puis, non sans aigreur, il ajoute :

46. A. Einstein à O. Hilbert, 15 novembre 1915, CPE. vol. 8, p. 199.


LA NAISSANCE DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 123

«La difficulté n'était pas de trouver les équations généralement covarian-


tes pour Je gµv; cela est facile à atteindre avec laide du tenseur de Rie-
mann. Au contraire, ce qui était difficile, c'était de reconnaître que ces
équations formaient une généralisation, une généralisation simple et natu-
relle des équations de Newton 47. »Enfin, Einstein lui annonce qu'il vient
aujourd'hui même de présenter à lAcadémie «un papier dans lequel [il]
déduit de la relativité générale quantitativement et sans aucune hypothèse
supplémentaire le mouvement du périhélie de Mercure que découvrit Le
Verrier». «Jusqu'à maintenant, ajoute-t-il, aucune théorie de la gravita-
tion n'était parvenue à cela 48. »

Nous reviendrons dans le chapitre 7 sur ce premier succès fondamen-


tal. Einstein vient bel et bien de parfaitement rendre compte (sans hypo-
thèse ad hoc !) de l'anomalie de Mercure qui a causé tant de soucis aux
astronomes depuis plus d'un demi-siècle. Il n'a pourtant pas encore les
équations définitives de la théorie mais seulement celles qui, s'appliquant
au vide, sont suffisantes pour ce calcul. Sans doute se met-il au travail
avec une ardeur décuplée durant la semaine suivante. N'est-il pas enfin sur
le chemin des« bonnes» équations - puisqu'aussi bien il vient de trouver
la« bonne» avance du périhélie? Mais ne craint-il pas qu'Hilbert le dou-
ble sur le poteau en sortant avant lui les équations de champ finales ?
Une semaine plus tard en effet, le 25, il présente son article sur les
équations de champ « avec second membre », ces mêmes équations
qu'Hilbert semblait avoir publié le 20 novembre. Il manquait en fait à
Einstein un terme diagonal, un terme essentiel qui est expressément pré-
sent dans l'article publiées par Hilbert ... à la fin mars de l'année sui-
vante 49. Et voilà pourquoi bien des auteurs, dans leurs commentaires,
font porter aux équations d'Einstein le nom« d'Einstein-Hilbert». Mais
comment se fait-il pourtant qu'en note de la première page de l'article,
Hilbert fasse référence à tous les articles de novembre et en particulier à
l'article final d'Einstein, celui du 25 ? Tandis que, dans le corps de l'arti-
cle, Hilbert note que ses équations sont en accord« avec la théorie, d'une
si grande largeur de vue, établie par Einstein dans ses derniers
articles 50 ».De plus, il s'avère que, dans le manuscrit original d'Hilbert
que l'on vient de retrouver 51, les équations de champ définitives n'appa-

47. A. Einstein à D. Hilbert, 18 novembre 1915, CPE, vol. 8, p. 201-202.


48. Ibid., /oc. cit.
49. Dans une lettre à H. Weyl, Einstein s'exprimera durement quant au contenu de l'article
d'Hilbert: «Les hypothèses d'Hilbert [ ... )me semblent enfantines, dans le sens d'un enfant qui ne
sait rien de la malignité du monde extérieur.» A. Einstein à H. Weyl, 23 novembre 1916, CPE,
vol. SA, p. 365-366.
50. CitéparL.CORRYeta/., 1997,p.1273.
51. Ibid., /oc. cit.
124 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

raissent en fait pas. C'est qu'Hilbert a modifié son article après la date
d'acceptation du 20 novembre, date qui a été malencontreusement con-
servée dans l'article publié sans que la date de révision ne soit indiquée.
Ainsi Hilbert donne-t-il dans la version publiée de son article les équa-
tions de champ finales pour lesquelles la connaissance des résultats
d'Einstein semble avoir été cruciale comme il le reconnaît d'ailleurs lui-
même dans l'article définitif publié finalement le 31 mars 1916.
Le« bon» tenseur, celui qu'il faut en fait poser dans le membre de
gauche, s'appelle aujourd'hui, c'est bien le moins,« tenseur d'Einstein».
En fait, ce tenseur d'Einstein, EµV> est extrêmement proche du tenseur de
Ricci, RµV> avec lequel il se confond dans le cas du vide. Non seulement
Einstein ne le doit pas à Hilbert mais, trois ans auparavant, alors qu'il tra-
vaillait avec Grossmann, ils avaient pris en considération le tenseur de
Ricci qu'ils avaient finalement dû abandonner parce qu'il leur avait sem-
blé qu' ainsi, ils ne pouvaient ni retrouver les équations de Newton ni satis-
faire aucune loi de conservation de l'énergie.
La relativité générale naît donc le 25 novembre 1915 dans un article
publié dans les Comptes rendus de l'Académie royale des sciences de
Prusse, où Einstein publie depuis qu'il est à l'Académie de Berlin ; les
équations de champ prennent donc la forme désormais classique :

Eµv=Rµv- 112Rgµv=XTµv52.
Le 26 novembre, Einstein écrit à son ami Zangger que « le périhélie
est magnifiquement expliqué par la théorie » et, plus loin, « que la théo-
rie est d'une beauté incomparable» ; mais il ne peut se retenir d'ajouter:
«Mais, seul un collègue l'a réellement comprise et c'est celui-là qui
cherche, d'une manière habile, à "se l'approprier 53". Dans mon expé-
rience personnelle, j'ai rarement eu l'occasion de pouvoir mieux étudier
la misère humaine qu'à propos de cette théorie et de ce qui s'y rapporte.
Mais cela ne me dérange pas 54. »
Il s'agit bien entendu d'Hilbert, Hilbert qu'il appréciait tant voici
peu et dont il recevra, un mois plus tard, une lettre de félicitations pour
son élection (qu'il a lui-même proposée) comme membre correspondant
de la Société royale des sciences de Gottingen. Une lettre à laquelle

52. Dans les conventions actuelles, ici employées. les indices grecs vont de 1 à 4. les trois
premiers indices représentant les composantes spatiales (parfois ils vont de 0 à 3, 0 jouant alors le
rôle du temps). Il est à remarquer que l'affectation d'un chiffre particulier au temps indique une sorte
de refus implicite d'accepter une parfaite symétrie entre le rôle du temps et celui de l'espace. On en
verra un exemple dans la représentation de Kruskal au chapitre 13.
53. En fait, Einstein emploie ici un néologisme difficilement traduisible « nostrofieren »,
« faire sien ».
54. A. Einstein à H. Zangger, 26 novembre 1915, CPE, vol. 8, p. 205.
LA NAISSANCE DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 125

Einstein, désormais généreux - mais n'est-il pas comblé-, répond aima-


blement mais non sans sincérité :
« Très cher collègue,
Merci de votre message amical à propos de mon élection comme membre
correspondant. À cette occasion, je me sens tenu de vous dire quelque
chose qui, pour moi, est important.
Il y a eu un certain malaise entre nous, dont je ne veux pas analyser la
cause. J'ai lutté contre le sentiment d'amertume qui lui est attaché et ce
avec un succès complet. Je pense à vous à nouveau avec une sereine cor-
dialité et vous prie de tenter de faire de même à mon égard. C'est vraiment
dommage si deux vrais collègues, [wirkliche Kerle] qui ont réussi à se sor-
tir de ce monde sordide, ne s'apportent pas un mutuel plaisir.
Très cordialement vôtre,
A. Einstein 55. »

Aussitôt l'article final publié, il s'excuse auprès de Sommerfeld de


ne pas lui avoir répondu plus tôt:« Mais durant le mois dernier, j'ai vécu
un des moments les plus passionnants, les plus épuisants de ma vie, mais
aussi l'un des plus fructueux. Je ne pouvais pas penser à écrire 56. » Et
après lui avoir décrit par le menu ses difficultés entre la covariance et les
tenseurs, il en revient au périhélie : « Ce qui est merveilleux dans ce que
j'ai vécu n'était pas seulement que la théorie de Newton résultait de
l'approximation au premier ordre, mais aussi le mouvement du périhélie
de Mercure (43" par siècle) au second ordre d'approximation.»
Et il ajoute, visant le directeur de l'Observatoire Royal de Prusse,
Hermann Struve,
« Freundlich a une méthode pour mesurer la déflexion de la lumière
par Jupiter. Seules les intrigues de piètres créatures empêchent cette der-
nière importante vérification de la théorie d'être réalisée 57 ».
Quelques jours plus tard, lui envoyant ses articles publiés, il ajoute,
«n'oubliez pas d'y jeter un coup d'œil; ce sont là les découvertes les
plus précieuses que j'ai faites dans ma vie 58 ».
En janvier 1916, il écrira à son ami Ehrenfest : « Imagine ma joie en
reconnaissant que la covariance générale était réalisable et en trouvant
que les équations donnaient correctement le mouvement du périhélie de
Mercure. Pendant quelques jours, j'étais fou de joie et tout excité 59. »

55. A. Einstein à D. Hilben, 20 décembre 1915, CPE, vol. 8, p. 222.


56. A. Einstein à A. Sommerfeld, 28 novembre 1915, CPE, vol. 8, p. 206-208.
57. Ibid. Einstein a posé les bases de la mesure de cet effet de déviation de la lumière par le
champ de gravitation du Soleil et aussi par Jupiter dans son article de 1911 : A. EINSTEIN, 1911,
OCE, vol. 2, p. 142.
58. A. Einstein à A. Sommerfeld, 9 décembre 1915, CPE, vol. 8, p. 217.
59. A. Einstein à P. Ehrenfest, 17 janvier 1916, CPE, vol. 8, p. 244.
126 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Déjà, dans le premier article de la série qui le mène à la relativité


générale, en novembre 1915, Einstein n'avait pu se retenir de dire son
propre émerveillement : « La magie de cette théorie est telle que sans
doute personne ne peut y échapper; pourvu qu'elle soit bien com-
prise». 60
«Pourvu qu'elle soit bien comprise» ... Las, ils seront nombreux,
et pendant fort longtemps, les physiciens qui échapperont à cette magie,
à ce charme, bien réel pourtant. La théorie est faite ... il reste à la« véri-
fier», à la bien comprendre, à la faire comprendre, à l'accepter. Nous
reviendrons en détail dans les chapitres 10 et 11 sur cette difficulté à
comprendre, à accepter la relativité générale, un phénomène étrange
mais qui sera un des points noirs de la physique théorique durant la pre-
mière moitié de ce siècle.

Ainsi Einstein dispose-t-il de nouvelles équations de champ de la


gravitation dont la solution est un espace-temps courbé dans lequel la
gravitation s'exprime. Comment fonctionnent ces équations?
En plusieurs temps. Il s'agit tout d'abord de poser un problème de
gravitation; de le modéliser, et donc de poser, dans le membre de droite,
une distribution de matière « T » dont on veut connaître le champ de gra-
vitation. Comme toutes les équations, les équations de champ d'Einstein
ont deux termes, deux faces : Eµv = xTµv- Le terme de droite « T µv »
représente la matière source du champ. Cette distribution matérielle va
peser sur le premier terme de l'équation,« Eµv »,c'est le tenseur d'Eins-
tein, dont nous venons de suivre rapidement la découverte et qui contient
les outils mathématiques destinés à forger,« à sortir», à exprimer la géo-
métrie de l'espace-temps-solution. Résoudre ces équations consiste donc
à trouver l'espace-temps solution du problème; ce sera un espace-temps
riemannien.
Dans le cas où il n'y a pas de source du champ de gravitation, si le
terme en« T »est identiquement nul, s'il n'y a nulle part, aucune masse
présente, nécessairement, puisque aucune gravitation ne doit s'exprimer,
«l'espace-solution» de la question doit être« plat» et, comme il s'agit
d'un espace-temps, il s'agira très logiquement de l'espace de la relativité
restreinte, de l'espace de Minkowski. D'un trait, on est revenu au point
de départ.
Mais, en général, il faudra aussi dire comment les corps (disons les
corps d'épreuve, ceux qui sont si petits qu'ils ne concourent pas au champ
de base) se déplacent dans un espace-temps courbe. Quelle est l'équation
de leur trajectoire ? À cette question, une solution s'impose aussitôt, nous

60. A. EINSTEIN, 1916, p. 779, CPE, vol. 6, p. 216.


LA NAISSANCE DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 127

l'avons vu; les particules naviguant dans cet espace n'auraient pas le
choix : il leur faudra suivre des géodésiques, les voies extrêmes de
l'espace-temps. Ainsi, dès qu'est connue la géométrie de l'espace-temps,
ses trajectoires possibles, toutes ses trajectoires possibles en découlent.
Toutefois, il n'y a pas qu'un espace-temps solution des équations de
champ d'Einstein. Tout dépend de ce que l'on pose« à droite». Et, dans
les mois, dans les années qui viennent, on va chercher des solutions à des
questions simples. Et tout d'abord celle qui s'impose aussitôt. Quel est
l'espace-temps qui décrit le champ de gravitation d'une étoile sphérique,
du Soleil ? Schwarzschild, un astrophysicien allemand, sera le premier à
résoudre ces équations d'une manière exacte. Cependant, nous y revien-
drons dans le chapitre 12, l'interprétation de cette solution est loin d'être
évidente et il faudra attendre cinquante ans pour qu'on comprenne ce qui
s'y passe d'une manière satisfaisante. Les trous noirs qui en découlent
dans certaines circonstances ne seront pas pensés avant la fin des années
1960 (voir chapitres 13 et 14).
Chapitre 6

La relativité générale,
une géométrie physique

L'intérêt d'Einstein pour la philosophie, les succès de sa théorie res-


treinte, puis la construction de la relativité générale l'ont amené à se
poser des questions sur ce qu'est une théorie physique, à poser la ques-
tion de la vérité d'une théorie physique, à s'interroger sur les différences
et les rapports qui existent entre mathématique et science de la nature.
Non sans raisons.
On parle bien souvent trop facilement de « la science » dans
laquelle, pêle-mêle, on met les mathématiques, au premier rang bien sûr,
la physique, puis toutes les sciences de la nature, que l'on tente d'ordon-
ner en fonction de leur rapport plus ou moins proche aux mathématiques.
Mais l'on ne fait pas toujours de distinction entre les méthodes, le statut
et les résultats de ces sciences, en particulier des mathématiques. Quelle
est la place des mathématiques? Ne sont-elles qu'un outil des sciences
de la nature? Faut-il parler de sciences mathématiques? Ne faut-il pas
les distinguer nettement des sciences de la nature? Qu'est-ce que la
nature mathématique ? Qu'est-ce que la nature pour les mathématiciens ?
La mathématique n'est pas une science comme une autre, elle n'est
pas une science de la nature. Elle a un statut bien différent, absolument
différent, de celui des sciences de la nature, disons ici simplement de la
physique, car elle n'a pas de rapport direct à l'expérience. Il n'y a pas
d'expériences en mathématique comme il peut y en avoir en physique t.
Et ce n'est pas une mince différence. Ainsi les propositions mathémati-

1. Sinon une expérience d'un autre type, intérieure (au mathématicien), archaïque. Encore
cela est-il loin d'êue accepté par tous les mathématiciens. On peut aussi poser la question des expé-
riences sur ordinateur auxquelles on ne peut sûrement pas prêter un statut traditionnel. Il n'est pas
question de s'appesantir ici sur le statut des mathématiques ou même de l'expérience en mathéma-
tique, il s'agit de questions difficiles et Uès conUoversées. À ce propos, on lira avec intérêt les textes
d'Alain Connes : A. CONNES et al., 2000, et 0. POSTEL-VINA Y, 2000.
130 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

ques sont-elles certaines, indiscutables, tandis que celles de toutes les


autres sciences sont, jusqu'à un certain point, contestables et, comme le
disait Einstein, «risquent toujours d'être réfutées par la découverte de
faits nouveaux 2 ».
Ce point fondamental, cette différence de structure, de statut, de
rapport à la vérité, la relativité générale l'éclaire d'une manière très sim-
ple, très convaincante, à travers la question : la géométrie fait-elle partie
des mathématiques ou de la physique ? Une question qui semble saugre-
nue, et pourtant ...
Envisageons d'un peu plus loin, mais ici d'une manière schémati-
que, ce qu'il en est de la géométrie de l'univers. Bien après Euclide, au
temps de Descartes, de Newton, la géométrie pratique, celle
qu'employaient les philosophes de la nature, ne se distinguait pas de la
géométrie euclidienne. Elle était posée a priori comme la forme fonda-
mentale de l'espace. Désormais, nous savons que le problème est plus
complexe; que la géométrie de l'univers n'est euclidienne qu'en pre-
mière approximation. Après tout, les rayons lumineux ne décrivent pas
des lignes droites mais sont pris dans le réseau de la géométrie de l'uni-
vers dont elles suivent des trajectoires bien définies, des géodésiques
bien particulières. Ainsi devons-nous nous poser la question de la struc-
ture géométrique de l'univers et c'est là toute la question de la relativité
générale. C'est donc qu'il existe désormais des expériences de géomé-
trie. La déviation des rayons lumineux dans le champ d'une étoile est une
expérience, une observation, qui pose la question de la géométrie de
l'univers. Serait-ce que, contrairement à ce que j'affirmais plus haut, la
géométrie serait sujette à l'expérience ? Oui et non : cette constatation
impose que l'on distingue entre géométrie pratique et géométrie théori-
que. Que l'on pose une science de l'espace, dont la relativité générale
représente la première vraie théorie, la géométrie pratique. C'est cette
distinction, que les mathématiciens n'ont pas vue ni faite avant le
xixe siècle, qu'impose la relativité générale.

Qu'est-ce qu'une ligne droite?


Revenons à notre cours de quatrième, le cours de géométrie plane,
au théorème de Pythagore, au théorème de Thalès (sur les parallèles), et
commençons par une question infiniment simple, celle de la ligne droite.
Si simple, n'est-ce pas, diront les meilleurs élèves de la classe de géomé-
trie. Peut-être un peu trop simple, comme nous allons le voir.

2. A. EINSTEIN, 1921. OCE, vol. 5. p. 70.


LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE, UNE GÉOMÉTRIE PHYSIQUE 131

On se souvient du cinquième postulat d'Euclide qui revient à affir-


mer que « par un point extérieur à une droite donnée on ne peut mener
qu'une et une seule parallèle à cette droite 3 ».On se souvient aussi de la
naissance des géométries non-euclidiennes au milieu du x1xe siècle qui
relativisent la vérité de la géométrie d'Euclide. Et encore de la question
qu'en tant que physiciens nous nous posons : l'Univers, «l'univers-qui-
nous-est-donné »,est-il euclidien? On se souvient aussi que le mot géo-
métrie vient du grec geometria et dont les hellénistes précisent l' étymo-
logie: de« gê »,Terre, et de« metron »mesure. Il s'agissait donc alors
de la« mesure de la Terre» c'est-à-dire d'arpentage. On se souvient du
Nil et de ses crues qui obligeaient les géomètres à redéfinir chaque année
les parcelles. La géométrie y a, dit-on, ses racines. Pourtant, on fera tout,
en particulier aux xvne et xvme siècles, pour oublier, pour masquer, les
origines profanes de la reine des sciences. Des origines auxquelles préci-
sément la relativité générale nous ramène. Voyons comment.
N'allons pas chercher trop loin et tentons simplement de donner une
définition satisfaisante d'une ligne droite dans le cadre de la géométrie
euclidienne. On s'aperçoit alors que l'on s'efforce de définir la ligne
droite d'une manière formelle sans y parvenir vraiment: «La ligne
droite est celle qui est placée de manière égale par rapport aux points qui
sont sur elle 4 », dira Euclide dans ses Éléments de géométrie. Une défi-
nition ambiguë où transparaît l'intuition optique. Car on fera tout pour
évacuer le réel physique, pour forger une définition mathématique, vrai-
ment, totalement, axiomatique, indépendante de toute image de la réa-
lité ; en quelque sorte, éternelle. Parallèlement, la science classique se
bâtit sur ce qu'elle croit être un roc, l'espace euclidien, l'espace carté-
sien, l'espace absolu de Newton, bref, l'espace de la géométrie classique,
du théorème de Pythagore de notre enfance.
Il faudra que soit remis en question, au x1xe siècle, l'axiome des
parallèles pour que l'on parvienne à reconstruire la géométrie indépen-
damment, mais aux dépens, du réel. La ligne droite sera définie à partir
de ses propriétés ; par ses propriétés de superposition, de déplacement
(par glissement). En définitive, aucune connaissance, ni aucune intuition
de cet objet mathématique ne sont supposées sinon d'une manière
implicite ; mais seulement la validité des axiomes qui la définissent. Il
s'agit d'un schème conceptuel vidé de tout contenu pratique. Mais alors,
comment construire une ligne droite à partir de cette définition axioma-
tique ? En fait, aucune définition mathématique à la fois simple et précise
de la ligne droite n'est disponible. Il n'y a plus de lien entre la définition

3. À ce propos, cf. M. CAVEING. B. VITRAC (dir.). 1990.


4. Ibid., op. cit., p. 154.
132 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

conceptuelle et la réalité de la ligne droite. Bref, il ne s'agit certainement


pas d'une question aussi évidente qu'on l'espérait aux temps classiques.

Figure 1. Ligne droite et rayon lumineux. La Figure de la Terre, Pierre


BOUGUER, 1749. Cliché Observatoire de Paris.

Il faudra donc distinguer, avec Einstein, entre géométrie pratique et


géométrie axiomatique. Une distinction dont, une fois de plus, Poincaré
a ouvert la porte, dans son chapitre «L'espace et la géométrie» de cet
ouvrage décidément essentiel, La Science et l 'Hypothèse. Poincaré ouvre
en effet cette porte, lorsqu'il distingue entre «espace géométrique» et
«espace représentatif», alors qu'il accepte« que des êtres dont l'éduca-
tion se ferait dans un milieu où ces lois seraient[ .. .] bouleversées pour-
raient avoir une géométrie très différente de la nôtre 5 ». Mais, dans une
même phrase de sa conclusion, son ambivalence s'exprime ... sans
ambiguïté : «On voit que l'expérience joue un rôle indispensable dans
la genèse de la géométrie; mais ce serait une erreur d'en conclure que la
géométrie soit une science expérimentale, même en partie 6. »

5. H. POINCARÉ, 1902, p. 84.


6. Ibid., p. 90.
LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE, UNE GÉOMÉTRIE PHYSIQUE 133

Un peu plus loin dans sa conclusion, il note que« l'expérience nous


guide dans ce choix qu'elle ne nous impose pas; elle nous fait reconnaî-
tre non quelle est la géométrie la plus vraie, mais quelle est la plus com-
mode?».
Si l'on avait le choix ! Nul doute que nos physiciens, de tout cœur,
suivraient cette voie ... L'espace courbe, non-euclidien, ce fut, et c'est
encore aujourd'hui, un choix obligé qui, malgré ses évidents et extraor-
dinaires succès, bloque la description globale du monde physique ; tant
nos concepts sont forgés, après 2 000 ans de travaux mathématiques,
dans le langage d'Euclide.
Toutefois, la physique ne suffit pas à bien comprendre la démarche
de Poincaré, la psychologie y joue évidemment son rôle ; la psychologie
et l'attachement à la structure de la science de son temps, un conflit de
générations relativement banal 8 ...

Passons à la géométrie pratique et cherchons à construire, à bâtir,


une ligne droite. Inévitablement, viennent à l'esprit« la règle et le com-
pas». Ce sont là généralement les outils que l'on se permet, que l'on se
donne, pour construire nos figures. La règle ? Mais alors, le problème
serait-il donc résolu ? Une règle pour définir une droite ? Une droite pour
une droite ... On tourne plutôt en rond et le problème reste entier. En géo-
métrie euclidienne, souvent sans le formuler, on se donne les droites, les
plans, et les postulats qui vont avec. Nous n'avons pas beaucoup avancé.
Soyons donc encore un peu plus pratiques et demandons-nous com-
ment font nos ingénieurs, nos architectes, nos maçons et nos astronomes.
Qu'utilisent-ils comme règle ? Comment font-ils pour voir si le mur qu'ils
construisent est« droit», est plan? Évidemment, il leur arrive d'utiliser
une règle construite à cet effet avec laquelle ils vont lisser leur mur. Mais
ce n'est que reculer pour mieux sauter car comment fabriquent-ils leur
règle ? Ou plus précisément comment vérifient-ils que la règle de bois
qu'ils utilisent est toujours droite malgré l'humidité? Qu'elle n'a pas été
tordue par la chaleur si elle est en métal ?
Le maçon, comme l'architecte, fait une visée ; il ferme un œil et, s'il
parvient à faire coïncider tous les points du mur, de la règle, c'est bien
que tout cela est plan, droit, rectiligne. C'est ainsi que font aussi les astro-
nomes qui opèrent ce que l'on appelle, pas pour rien, une visée. C'est
encore ainsi que font les géomètres qui utilisent un goniomètre pour rele-
ver leurs plans. Ils font coïncider la graduation du cercle gradué de leur
lunette, leur œil et l'étoile, le lieu, dont ils veulent déterminer la position.

7. Ibid., p. 91.
8. À ce propos. cf L.S. FEUER, 1978, p. 109-116.
134 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Bref, c'est par une visée que se définit le plus précisément la ligne droite.
Une visée, c'est-à-dire, une trajectoire lumineuse.
Une fois de plus, c'est à Poincaré qu'il faut revenir, Poincaré qui,
toujours dans son ouvrage La Science et /'Hypothèse, n'hésite pas à faire
un pas, en acceptant qu'en astronomie une ligne droite ce soit« simple-
ment la trajectoire du rayon lumineux». Ce qui ne l'empêche pas de refu-
ser d'en faire un second qui le mènerait à une géométrie non-eucli-
dienne; car, déclare-t-il en substance, même si l'expérience nous y
conduisait, il ne faudrait pas renoncer à la géométrie euclidienne mais
« admettre que la lumière ne se propage pas rigoureusement en ligne
droite».« Inutile d'ajouter, note-t-il alors, que tout le monde regarderait
cette solution comme plus avantageuse », concluant : « La géométrie
euclidienne n'a donc rien à craindre d'expériences nouvelles 9. » On
comprend mieux en le lisant le silence dans lequel il s'est muré à la fin
de sa vie, expression de son désaccord face aux travaux que menait Eins-
tein.
Intéressons-nous aux ouvrages de perspective, de géométrie prati-
que, les traités dont se servent les géomètres. La ligne droite n'est donc
en substance rien d'autre qu'un rayon lumineux. Soit, me direz-vous, il
s'agit là de géométrie pratique, mais nos mathématiciens géomètres
n'ont-ils pas un autre outil dans leur sac? Essentiellement non. En fait,
ils doivent se donner des objets mathématiques qui auront toutes les pro-
priétés des droites mais sans même jamais souhaiter les construire. Ils
travaillent sur les axiomes qui les définissent. À un moment ou à un autre,
en tant que professeur, ou pour mieux voir ce qu'ils font, ils se permettent
de petits dessins (nécessairement plans) et en reviennent à la règle. Qu'ils
n'utilisent évidemment pas pour leurs démonstrations.
À l'inverse, il est clair que la géométrie euclidienne est le produit
d'un travail de reforrnulation qui s'est efforcé de bannir l'appel à la réa-
lité et en particulier à la vision. Dès après Euclide, les champs de la géo-
métrie pratique (en somme l'optique) et axiomatique (mathématique)
sont à peu près totalement dissociés. Il y a une volonté certaine, et parfai-
tement justifiée, de travailler sur des concepts purs, indépendants de la
réalité, et cette dissociation est au principe même de l'existence du
champ mathématique. On s'efforça alors de bannir le réel de la pensée
mathématique. À tel point que, au xvne siècle, géométrie et plus encore
géomètre sont pris au sens général de mathématique et de mathématicien.

La mathématique n'est donc pas une science comme une autre.


Après le géomètre, le mathématicien travaille sur des schémas concep-

9. H. POINCARÉ, 1902, p. 93.


LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE, UNE GÉOMÉTRIE PHYSIQUE 135

DISCOURS
PRELIMINAIRE·
EfrfOfirion tlts Opirarions fllitts pow vlrijlr 141 l p ··
tÙ Paris, & pow tlhmrainn lagr""'-' tks tlqrls tnnjlrn •
compris mrrt lts pt1r4'kks f11i ,,_fmt T. Fr"""·

0uT1 s les cenratives qui ont hé làites par


ordre du Roi, rant en Fnnce , que dans les
différentes parties d11 Monde , pom ~­
miner la grandem & la figure de la Terre,
fi>nt afi"ez juger combien cette recherche et
importante pour la petfeaion de l'Aftronomie, de la Géo-
graphie & de la Navigation, ~pendamnient des connoU:
fances que l'on peut en retitet pom le ptogrès de la Phy-
fiquc.
ÛN avoit d'abord fuppofé la Terre fphérique ; & dans

Figure 2. La lumière structure l'espace. La Méridienne de /'Observatoire


de Paris. vérifiée dans toute/ 'étendue du Royaume par de nouvelles
opérations, Cassini de Thury, 1744. Cliché Observatoire de Paris.
136 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

tuels vidés, purgés, autant que faire se peut, de toute réalité (sinon
archaïque !) et n'a besoin que d'un stylo. On s'inquiète s'il utilise un
ordinateur pour ses démonstrations. Ses objets sont virtuels, ce sont des
produits de l'esprit, et son travail n'aura de sens que s'il est indépendant
de toute réalité matérielle. Les méthodes et les axiomes des mathémati-
ques ne portent pas sur des objets réels mais sur de « purs produits de
notre imagination», pour reprendre une expression d'Einstein 10. Ce qui
implique que les propositions mathématiques ont « un caractère de certi-
tude absolue et incontestable 11 » ; elles sont indiscutables, irréfutables.
Il n'y a pas de vérification expérimentale des théorèmes mathématiques.
Les démonstrations sont formelles et s'appuient essentiellement sur des
définitions qui sont de convention et sur des méthodes qui leur sont pro-
pres. Les théorèmes mathématiques sont donc éternels. Tel est bien le
cas, par exemple, du théorème de Pythagore qui n'a pas bougé depuis
plus de deux millénaires. En ce sens, l'histoire des mathématiques se
construit sans drame ; ses théories et ses propositions sont immortelles.
En cela, les mathématiques se distinguent absolument des sciences
de la nature où tout part du réel et y revient. Le rapport à l'expérience, à
l'observation de la réalité, y est premier. Et c'est bien en cela que les
théories physiques sont mortelles. Une théorie physique ne peut être
vraie, mais seulement juste ou fausse; comme ce fut le cas de la théorie
de Newton, elle sera nécessairement, à un moment donné de l'histoire,
dépassée. Et toutes les sciences de la nature en sont là, qui ne font que
représenter la réalité. Elles n'ont pas de prétention à la vérité au sens fort.
En somme, la mathématique en tant que science est à part, en quel-
que sorte un art que la physique (pour ne parler que de cette science) uti-
lise comme outil, ce qui est une tout autre histoire. Et qui lui sied, parfois
si bien, comme un gant, et non sans quelque raison puisqu'elles ont une
origine en partie commune ... qui n'est autre que la géométrie qui plonge
dans le réel. ..
On a donc quelques éléments pour poser la question de« l'exorbi-
tante efficacité des mathématiques 12 »,pour tenter de comprendre pour-
quoi les mathématiques s'appliquent si parfaitement aux objets de la réa-
lité. Ce n'est pas nécessairement que la réalité soit platonicienne, que la
géométrie (euclidienne bien sûr) soit au cœur de l'univers physique;
mais c'est aussi parce que le physicien-géomètre vit au cœur de la géo-
métrie, du réel. Bref, la conception de cette mathématique irréelle pla-
nant dans un univers purement imaginaire ne va pas sans poser quelques

IO. Précisément dans «La géométrie et l'expérience», A. EINSTEIN, 1921, OCE, vol. 5,
p. 70.
11. Ibid., /oc. cil.
12. Pour reprendre le titre d'un célèbre article d'Eugene Wigner (E. WIGNER. 1960).
LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE, UNE GÉOMÉTRIE PHYSIQUE 137

problèmes•.Ce sont là, en tout cas, de jolies questions que l'on n'a pas fini
de se poser. .. et que l'on n'est pas près de résoudre.

Géométrie pratique et géométrie axiomatique


En somme, il y a deux géométries. La géométrie de nos études
secondaires est le berceau d'une pratique géométrique que nous nomme-
rons géométrie axiomatique pour la distinguer de la géométrie pratique,
celle des Égyptiens du Nil et de nos astronomes.
Évidemment, le caractère presque parfaitement euclidien del' espace
réel (le fait que l'espace physique, terrestre, est essentiellement plat) per-
mit d'éviter les conflits. Le rayon lumineux qui traduit la droite, sans que
l'on y prête attention, est bien une droite car l'espace n'est (presque) pas
courbe, serais-je tenté de dire avec Monsieur de La Palice. La géométrie
axiomatique traduit la géométrie pratique. Et la géométrie pratique est bel
et bien une science physique dont la théorie n'est autre que la géométrie
axiomatique.
Bref, simplement, on peut constater que l'on a construit depuis
l' Antiquité une géométrie adaptée à l'espace où l'on vit et qui le décrit.
Ce qui n'a rien de surprenant. L'histoire, le vécu (et la psychologie !), ne
reprennent-ils pas leurs droits? D'un côté, on a donc une géométrie pra-
tique dont l'instrument est la règle associée au rayon lumineux. De
l'autre, on a construit une géométrie axiomatique qui s'est détachée
autant que faire se peut de la géométrie pratique et a longtemps refusé
toute autre géométrie que l'euclidienne. Ainsi la géométrie axiomatique
s'est-elle posée comme euclidienne tandis que la géométrie pratique était
rejetée du côté de la technologie. La géométrie euclidienne devint un
dogme. Les mathématiques toutes entières se construisirent souvent par
analogie avec la géométrie. Et la science elle-même construisit sa logi-
que à partir du canevas qu'offrait la géométrie. Tout se géométrisa.
L'algèbre même eut même du mal à se dégager de l'emprise de la géo-
métrie, la Reine des sciences. Kant symbolisera le dogme de l'euclidéité
de l'espace et posera son caractère a priori. Les principes de la géométrie
euclidienne sont alors censés préexister à l'expérience. On ira jusqu'à
penser que nos esprits sont construits de telle manière que nous ne puis-
sions voir le monde que comme euclidien ; en termes kantiens : une
vérité synthétique a priori.
Évidemment, au milieu du xrxe siècle, ce dogme va céder sous la
pression de la découverte, hors de toute expérience, des géométries non-
euclidiennes. Peu à peu. La géométrie axiomatique s'ouvre donc à
d'autres géométries qui en particulier n'acceptent plus le dogme des
parallèles. Mais il n'y a toujours pas de science physique de l'espace, de
138 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

science de la géométrie pratique. L'espace est toujours donné à l'avance


et il est euclidien. Et pourquoi pas? Pourquoi pas puisque l'on peut
encore dire au début du siècle que l'espace est, à une très grande préci-
sion, bel et bien euclidien. Il faudra donc la révolution relativiste pour
que soit remis en cause le dogme de l'espace absolu. Une révolution qui
passe, comme on l'a vu, par la relativité restreinte qui pose la question de
la structure de l'espace-temps. Avant que, sur cette lancée, ne naisse une
véritable théorie de l'espace, ce qu'est la relativité générale, qui sera en
particulier confortée par l'observation de la déviation des rayons lumi-
neux (voir chapitre 8) qui, plus que toute autre observation, montre que
l'univers n'est pas euclidien.
Pour !'heure, la seule théorie de !'espace, la seule théorie qui se pose
la question de la structure réelle de l'univers tel qu'il est (et tel qu'il évo-
lue), est la relativité générale. Avec la relativité générale, Einstein a
essentiellement ouvert une nouvelle question, créé une nouvelle science,
la science de l'espace, de l'espace-temps. C'est aussi simple que cela.
Encore fallait-il l'accepter.
Chapitre 7

La relativité vérifiée ·
l'anomalie de Mercure

Ainsi, en novembre 1915, Einstein dispose-t-il, enfin, d'une théorie


relativiste de la gravitation. Il a mis près de huit ans à la mettre au point.
Il reste à la vérifier. Ce n'est certainement pas un point secondaire. Il ne
suffit pas de disposer d'une théorie satisfaisante sur le plan conceptuel, il
faut qu'elle rende compte des faits observationnels. Mais de quels faits
rendre compte? Dès 1907, il a eu l'idée de ces trois tests classiques qui
seront, pour près de cinquante ans, les seuls tests de la théorie. Trois tests
qui font la différence entre la nouvelle théorie de la gravitation et celle de
Newton: une anomalie qu'elle ne parvient pas à expliquer et deux effets
nouveaux qu'elle ne prédit pas. C'est sur ces minces effets que
s'appuiera durant près d'un demi-siècle la théorie de la gravitation
d'Einstein.
Il s'agit tout d'abord de la question du mouvement du périhélie des
planètes ; en particulier de Mercure à laquelle la théorie de Newton ne
parvient pas, depuis le milieu du xrxe siècle, à donner une réponse satis-
faisante. Il y a là quant au mouvement de Mercure une anomalie par rap-
port à ce que prévoit la théorie de Newton, une anomalie qu'une nouvelle
théorie de la gravitation aurait le plus grand intérêt, pour sa crédibilité, à
résoudre. Einstein en est tout à fait conscient et il s'y attache aussitôt. Il
rendra compte, très rapidement, de l'avance du périhélie de Mercure, un
premier pas essentiel, qui le rassure sur la voie qu'il a choisie et permettra
d'abriter la théorie face aux critiques qui ne vont cesser de s'élever.
Deuxième effet, totalement nouveau, la prédiction d'un effet de la
gravitation sur la propagation des rayons lumineux. La lumière ne se pro-
page en ligne droite que loin de toute accumulation de matière ; si un
rayon lumineux passe près d'un corps massif, il sera soumis à son champ
de gravitation et dévié. Nous nous attarderons, au chapitre 8, sur la déli-
cate vérification de cet effet, le second test de la théorie qui nécessitera
140 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

l'observation, extrêmement précise, d'éclipses de Soleil. Ce sera chose


faite après guerre, en juin 1919.
Un troisième test est prévu. Il s'agit de comprendre et de mesurer
l'influence de la gravitation sur le fonctionnement d'horloges situées
dans divers lieux et soumis à des champs de gravitation différents. Ces
horloges, dont on peut contrôler l'allure, sont partout dans l'univers: ce
sont les raies spectrales des atomes. Ces raies devraient être décalées vers
le rouge dans un champ de gravitation.
En un sens, le troisième test, que l'on appelle aussi parfois « l'effet
Einstein» est plus fondamental que les deux premiers en ce qu'il est une
conséquence directe du principe d'équivalence et ne nécessite pas
l'ensemble de l'appareillage de la théorie d'Einstein. C'est en quelque
sorte un test d'un des principes de la théorie, le principe d'équivalence.
Nous nous y intéresserons au chapitre 9. De nombreuses observations et
expériences seront nécessaires avant que l'on soit vraiment convaincu de
son bien-fondé en 1960; on parviendra alors à monter une expérience
terrestre en ce sens. Ce sera la première expérience de relativité générale.
Pour ce troisième test comme pour les deux autres, il s'agit d'effets
très faibles, très minces. Quantitativement, ils sont de l'ordre de
« 2GM/rc2 »,un terme qui« calibre» l'action de la gravitation, un terme
bien entendu proportionnel à la masse M créant le champ de gravitation,
et inversement à la distance, r, où se trouve l'objet subissant le champ
(voir encadré 5). La faiblesse de ce terme explique les très grandes diffi-
cultés rencontrées pour vérifier, pour tester, la théorie de la gravitation
d'Einstein.

D'Uranus à Vulcain

Au début du xvrre siècle, et grâce aux observations de Tycho Brahe,


Kepler avait montré le caractère elliptique de l'orbite de Mars. Cent cin-
quante ans plus tard, la théorie de la gravitation de Newton précisait que
les planètes devaient suivre les lois que Kepler avait posées, dans la
mesure où elles n'étaient pas perturbées par la présence d'autres planètes
trop proches. Les géomètres et astronomes des xvme et x1xe siècles
développèrent, dans le cadre de la théorie de Newton, tout un travail
d'analyse des perturbations, qui permit de rendre compte des mouve-
ments réels des planètes. Le mouvement de la Lune posa des problèmes
très difficiles à Clairaut qui, ne parvenant pas à rendre compte de son
mouvement, fut un moment tenté d'abandonner la loi de Newton en l / r2
en y ajoutant un terme en l / r4. Mais il parvint finalement à résoudre le
problème et le schéma newtonien resta intact. Au milieu du x1xe siècle,
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: L'ANOMALIE DE MERCURE 141

les astronomes, les mathématiciens, les mécaniciens étaient optimistes.


Dans le cadre de la théorie de la gravitation newtonienne et grâce à leur
habileté, ils étaient parvenus à rendre compte de presque tous les mouve-
ments des planètes dans le système solaire et ils ne désespéraient pas de
les expliquer tous.
Le moment le plus spectaculaire de ces développements fut la
découverte de Neptune en 1846 1. Uranus, découverte par William
Herschel à la fin du xvme siècle, ne rentrait pas dans !'épure newto-
nienne. On ne parvenait pas à rendre compte de son orbite d'une
manière précise. Indépendamment, Urbain Jean Joseph Le Verrier,
alors astronome adjoint au Bureau des longitudes, et John Couch
Adams, jeune astronome anglais, supposèrent qu'il existait une planète
encore inconnue dont la masse perturbait la trajectoire d'Uranus. Pour
en arriver là, il avait fallu réaliser un calcul de perturbations très
sophistiqué. Ce fut Le Verrier, astronome à !'Observatoire de Paris
dont il deviendra directeur en 1854, qui donna à J.G. Galle, un astro-
nome berlinois, les coordonnées de la planète présumée ; Galle trouva
Neptune très près de l'endroit que Le Verrier avait prédit. Adams ne
réussit pas à convaincre G.B. Airy, le directeur de !'Observatoire de
Greenwich, de la justesse de ses éléments ; des recherches furent entre-
prises à l' Observatoire de Cambridge mais l'on reconnut trop tard que
!'on possédait trois observations de la planète au milieu de celle de
3 000 étoiles 2. Par les circonstances qui l'entourèrent, la découverte
de la nouvelle planète fit sensation. La rivalité franco-anglaise y trouva
du grain à moudre et la presse s'empara de l'affaire. Ainsi avait-on pré-
dit, à partir d'une analyse théorique, l'existence d'une nouvelle pla-
nète. Ce fut sans doute un des moments les plus forts de l'histoire de
la théorie de la gravitation universelle de Newton. Elle n'était pas seu-
lement précise, juste ; elle était vraie, elle devenait intouchable, un
mythe.
Proche du Soleil, petite, Mercure est une planète difficile à voir et
ses observations ont longtemps manqué de précision, si bien que !'on ne
s'inquiétait pas trop de ne pas pouvoir très précisément rendre compte de
son orbite. À cause des effets de perturbations très importants dus aux
autres planètes, son mouvement n'est pas une ellipse mais une courbe
extrêmement complexe. À !'Observatoire de Paris, Le Verrier s'attaqua
très tôt au mouvement de Mercure, dont il produisit une première théorie
en 1843 qu'il perfectionna peu à peu; en 1859, il annonça qu'il avait
découvert une anomalie dans le mouvement de Mercure, une avance de

1. À ce propos et quant à l"histoire du périhélie de Mercure, cf. N.T. ROSEVAERE, 1982.


2. J. LÉVY, in TATON R., 1961, tome III, p. 150.
142 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

quelques 38 secondes d'arc par siècle 3. Il s'agissait donc d'un désaccord


entre les prédictions newtoniennes du mouvement de la planète et des
observations. Un désaccord mineur sans doute mais insupportable, vu la
perfection des prédictions newtoniennes. Augmenter la masse de sa voi-
sine, Vénus, de IO% lui aurait permis de rendre compte du mouvement
de Mercure, mais cette augmentation induisait une nouvelle anomalie sur
l'autre voisine de Vénus, la Terre, ce qui était tout aussi inacceptable.
Ainsi, conscient qu'il n'était pas possible de rendre compte du mouve-
ment du périhélie de Mercure dans le cadre newtonien sans modifier la
distribution de matière dans le système solaire, Le Verrier pensa rééditer
la stratégie qui l'avait conduit à la découverte de Neptune.
La matière manquante devait donc perturber Mercure mais non pas
Vénus dont la théorie était satisfaisante et c'est la raison pour laquelle il
fallait chercher entre le Soleil et Mercure soit une planète intramercu-
rienne, soit un cortège de petites planètes comme on venait d'en trouver
entre Mars et Jupiter. À ce point-là, les 38" d'avance du périhélie de Mer-
cure entrèrent dans l'histoire de l'astronomie, puis de la gravitation. Le
Verrier ne croyait guère à la présence d'une seule planète qui, bien que
proche du Soleil, n'aurait guère pu échapper à la sagacité des astrono-
mes. Toutefois, peu après qu'il eut publié ses résultats, il reçut la lettre
d'un astronome amateur, vétérinaire de son état, qui affirmait avoir
observé le transit d'une petite planète intramercurienne; Le Verrier, cir-
conspect, fit son enquête, se rendant au domicile de son correspondant au
sud-ouest de Paris pour l'interroger et tester son matériel ; il pensa pou-
voir ajouter foi à ses dires et la planète fut nommée Vulcain. L'histoire
de Vulcain occupa beaucoup les esprits et les télescopes. On compara

3. Afin de repérer le mouvement des planètes, de bâtir la table de leurs observations, on


s'appuie sur un point fixe de leur orbite. Selon le cas, il s'agit soit du périhélie de la planète, le point
de l'orbite le plus proche du Soleil, soit d'un des nœuds de la planète qui est l'intersection du plan
de l'orbite de la planète avec l'écliptique (le plan dans lequel circule la Terre autour du Soleil). Il est
alors possible de comparer les observations avec les calculs théoriques et de tenter de • rendre
compte>> du mouvement vrai. Si les observations ne rentrent pas dans l'épure newtonienne, on par-
lera« d'anomalie». Cette anomalie peut s'exprimer soit par un mouvement inexpliqué du périhélie
ou d'un des nœuds (avance ou retard), soit par un désaccord sur la valeur d'un des paramètres de
l'orbite, la masse par exemple, ou celle de l'excentricité de l'ellipse.
Apprécions la précision extraordinaire avec laquelle la théorie de Newton était parvenue à
expliquer, à rendre compte des mouvements des planètes : 38 secondes d'arc par siècle ! Pourtant,
la position de Mercure n'est-elle pas tout à fait celle que la théorie de Newton lui assigne. Ce « tout
à fait » est ... tout à fait mince : si, après un siècle, on recherche Mercure à la place que la théorie de
Newton lui assigne, on la trouvera aussitôt, mais à 38 secondes (en fait, 43 comme on le verra) secon-
des de là, moins d'une minute d'arc, c'est-à-dire un angle d'un soixantième de degré. Cet écart
minime, les astronomes newtoniens peuvent se permettre de ne pas le supporter, tant ils sont certains
de la justesse de leur théorie et de leurs calculs. Et, nous le verrons, c'est de cet angle infime que la
relativité générale va tout d'abord rendre compte: une misère ! À ce propos, on consultera plus loin
la remarque d'Einstein à Sommerfeld sur la « précision pédantesque » de lastronomie.
LA RELATIVITÉ VtRIFltE: L'ANOMALIE DE MERCURE 143

Figure 1. Le Verrier montre de la main la planète Neptune. Projet de plafond par


Dupain pour l'Observatoire de Paris. Cliché Observatoire de Paris.

bientôt cette découverte à celle de Neptune et on chercha à revoir Vulcain


avec persévérance, en particulier durant les éclipses de Soleil 4, mais sans
succès. On s'avisa bientôt que Vulcain n'y suffirait pas et qu'il faudrait
seize planètes de ce genre pour rendre vraiment compte de l'anomalie;
des planètes elles aussi invisibles.
En 1882, on ne croyait plus guère à cette hypothèse et l'on pensait
plutôt qu'il fallait en revenir à la première hypothèse de Le Verrier, celle
d'un anneau d'astéroïdes entre Mercure et le Soleil. C'est alors que
Simon Newcomb reprit le problème, intégrant les observations depuis la
fin du xvue siècle, et montra que l'avance inexpliquée de Mercure était

4. Vulcain. planète inférieure, aurait donc dû se trouver près du Soleil, et à ce titre est bien
difficile à observer sinon durant les éclipses de Soleil, seuls moments où l'on peut voir ce qui se passe
en son voisinage.
144 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

de 43" par siècle 5, un peu plus importante que Le Verrier ne l'avait cru ;
il décela aussi de faibles anomalies du nœud de Vénus, du périhélie de
Mars et de l'excentricité de Mercure ; parmi toutes les hypothèses possi-
bles, il préférait quant à lui supposer une modification de la loi de New-
ton. Avec une loi de force ad hoc, en l/ri, et en choisissant
n = 2,000 000 1574, on parvenait à la fois à rendre compte de l'avance
du périhélie de Mercure et des anomalies des autres planètes. En 1903, il
s'avère qu'une telle hypothèse eût entraîné de graves problèmes quant au
mouvement du périgée de la Lune et beaucoup d'astronomes l'abandon-
nèrent.
German Hugo von Seeliger, un astronome allemand très influent,
directeur de l'observatoire de Munich, partira d'une observation très
ancienne, celle de la lumière zodiacale. Il s'agit d'une faible lueur du ciel
nocturne due à la diffusion de la lumière solaire sur un nuage de pous-
sière interplanétaire qui s'étend en forme de lentille autour du Soleil. On
n'avait aucune idée de la densité de cette matière zodiacale et Seeliger
montra qu'il y avait là assez de masse pour expliquer l'avance du périhé-
lie de Mercure. Après 1906, la lumière zodiacale de Seeliger représentait
l'hypothèse la plus communément acceptée. Elle n'était toutefois pas la
seule qui permettait de rendre compte de ces anomalies puisque certains
avaient proposé à la fin du xixe siècle de modifier la loi de Newton par
une loi de force dépendant de la vitesse d'où on avait déduit une formule
pour l'avance du périhélie identique à ce que sera celle de la relativité
générale. Bien d'autres théories furent développées durant ces années
pour tenter de rendre compte de cette question, parfois au prix d'hypo-
thèses ad hoc fort peu enthousiasmantes.
En 1906-1907, Henri Poincaré donna à la Sorbonne un cours sur
« Les limites de la loi de Newton 6 ». Les notes prises à son cours mon-
trent que Poincaré a insisté sur l'une des critiques les plus anciennes à la
théorie de Newton selon laquelle on n'a toujours «aucune explication
satisfaisante de l'attraction 7 ».Car, en effet, bien que la théorie de New-
ton permette une description (presque) parfaite des phénomènes de gra-
vitation, elle n'apporte aucune réponse aux raisons de l'attraction.
Mais la conclusion de ce cours, typique du point de vue de l'époque
et des difficultés qu'Einstein va rencontrer pour faire valoir son avis,
c'est qu'il faut en rester à Newton:« D'autre part, nous n'avons aucune
raison sérieuse de modifier la loi de Newton. La discordance la plus

5. Il s'agit de la discussion et des résultats concernant le transit de Mercure de 1667 à 1881,


ce qui explique l'excellente précision accordée: S. NEWCOMB. 1882, p. 473. À ce propos, cf. aussi
N.T. ROSEVEARE, 1982, p. 41.
6. H., POINCARÉ, 1953.
7. Ibid., art. cit., 1953, p. 265. Cité par S. KATZIR, 1996, p. 12.
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: L'ANOMALIE DE MERCURE 145

grave est l'avance du périhélie de Mercure. Mais il est vraisemblable que


ce désaccord est dû à l'existence d'un anneau ... 8 »
Ainsi, à propos de l'anomalie de Mercure, Poincaré s'en tenait-il lui
aussi in fine à ce qui est alors le point de vue le plus sage, sinon le plus
banal, sur la question. C'est que les astronomes espéraient alors résoudre
toutes les anomalies observées grâce aux mouvements des planètes infé-
rieures 9. Espéraient, c'est bien le mot qui convient; car, non seulement
il ne fallait pas ouvrir un trou pour en boucher un autre, mais il fallait
aussi rendre compte des autres anomalies, par exemple celle du nœud de
Vénus, ce qui ne sera pas fait avant 1929 et d'ailleurs par des considéra-
tions purement newtoniennes.

Les négligences calculées d'Einstein


La résolution de la question du périhélie de Mercure sera un appui
essentiel pour la théorie naissante, mais ce ne fut qu'un appui d'ordre
stratégique et non pas la solution splendide d'une question cruciale. C'est
pourtant grâce à ce premier test que la théorie va tenir durant la période
1915-1919. Et ce sera pour Einstein en novembre 1915, on l'a vu,
l'indice qu'il est sur la bonne voie. Dans cette recherche infiniment com-
plexe d'une nouvelle théorie, tout compte, tout peut faire sens. Face au
monde scientifique, avant tout, qu'il faut convaincre que l'on est sur la
bonne voie ; mais cela importe aussi pour l'inventeur lui-même et en par-
ticulier dans les périodes de doute. Bien entendu la réduction de l'ano-
malie de Mercure représente, parmi bien d'autres points, un indice qui
permet de penser que l'on se rapproche peut-être d'une solution. Mais
aussi bien, il n'était certainement pas impossible que les choses fussent
plus complexes, comme il en fut du nœud de Vénus.
À Noël 1907, alors qu'Einstein pose les grandes lignes de sa théorie
relativiste de la gravitation, il espère expliquer les variations séculaires
du périhélie de Mercure ; déjà, la résolution de cette anomalie est un élé-
ment de sa stratégie. Il n'est pas très optimiste, car pour l'heure « il sem-
ble que cela ne veuille pas marcher 10 ». Ainsi continue-t-il à travailler
dans ce sens et espère-t-il bien expliquer de cette manière l'anomalie de
Mercure. Les calculs qu'il a alors développés ne nous sont pas parvenus,
mais on peut tenter d'en comprendre les raisons et la structure. Einstein
sait pertinemment qu'en tenant compte de sa théorie de 1905 - qui ne se
nomme pas encore relativité restreinte ! - il obtiendra une modification

8. Ibid., /oc. cil.


9. Il s"agit des planètes qui sont plus proches du Soleil que ne l'est la Terre.
10. A. Einstein à C. Habicht, 24 décembre 1907. CPE, vol. 5. p. 82.
146 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

de la loi de Newton ; une modification dont il ne sait malgré tout pas


grand-chose encore, sinon qu'elle n'aura quelque importance que si les
mouvements des corps considérés sont assez rapides car la nouvelle ciné-
matique n'aura d'effet que si les vitesses sont grandes. Or les vitesses des
planètes sont d'autant plus grandes qu'elles sont plus proches du Soleil.
Ainsi, un effet relativiste aura plus de chance de se manifester pour Mer-
cure, la planète la plus proche du Soleil. Or, Mercure, c'est précisément
la planète qui pose le plus gros problème aux spécialistes de la théorie de
Newton. Il est bien probable qu'Einstein s'est alors fait ce simple raison-
nement qui lui a laissé entrevoir l'espoir d'expliquer, dans le cadre d'une
théorie de gravitation relativiste, l'avance du périhélie de Mercure. Et
c'est sans doute la raison pour laquelle il s'y applique si tôt. Il n'est pas
au bout de ses peines, mais il est sur la bonne voie !

En mai-juin 1913, Einstein vient de mettre sur pied avec Gross-


mann une première version de ce qui sera la relativité générale et qu'ils
nomment «Esquisse d'une théorie générale de la relativité et de la
gravitation 11 ». Einstein réalise alors avec un autre ami, Michele Besso,
un calcul destiné à calculer la contribution que cette théorie,!' Esquisse,
pourrait apporter à !'anomalie de Mercure. Ce calcul ne fournira pour
Mercure qu'une avance de 18 secondes d'arc par siècle (au lieu des 38"
alors escomptées) et ne sera pas publié 12, un résultat décevant dont Eins-
tein dira plus tard que c'était une des raisons qui lui fit abandonner cette
version de sa théorie de la gravitation. Rien d'étonnant à ce qu'il ait réa-
lisé un tel calcul car c'était le seul résultat qui pût relier alors ses essais
théoriques à la réalité observationnelle.
Bien que d'assez nombreuses théories relativistes de la gravitation
aient alors été esquissées, par exemple par Poincaré, Einstein semble être
quasiment le seul à s'inquiéter de calculer le déplacement du périhélie.
En fait, la question de l'anomalie de Mercure était considérée par beau-
coup de spécialistes comme un test« à géométrie variable »,car il y avait
toujours le recours de supposer plus ou moins de matière intramercurielle
(qu'il s'agît de matière zodiacale ou de petites planètes) suivant le
besoin, et donc de s'adapter.
Einstein laissera de côté la question du périhélie; jusqu'en
novembre 1915 où, sentant que le fruit était mûr et craignant peut-être
qu'un autre (Hilbert !) ne soit fort près de la solution, il n'hésitera pas à
publier sans perdre un instant (le 18 novembre et donc une semaine avant

11. CPE, vol. 4, p. 302-343.


12. Elle le sera bien entendu dans les Co/lected Papers dont c'est Je but: CPE, vol. 4, p. 360-
473.
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: L'ANOMALIE DE MERCURE 147

Figure 2. Calculs du mouvement du périhélie de Mercure. Transcrit


d'Einstein et Besso, 1913. CPE, vol. 4, p. 644.

que sa théorie soit vraiment complète) son résultat, mettant en valeur un


accord singulièrement remarquable entre la prévision théorique
(43 secondes d'arc par siècle) et la valeur observée (45" ± 5"). Ce résul-
tat, assez extraordinaire, lui fait alors évidemment « grand plaisir » ainsi
qu'il l'écrit alors à beaucoup de ses correspondants et en particulier à
Sommerfeld, auquel il avoue regretter le peu d'estime dans lequel il a
jusqu'alors tenu l'astronomie: «Le résultat du mouvement du périhélie
de Mercure me donne une grande satisfaction. Comme nous est utile la
148 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

précision pédantesque de l'astronomie dont je me suis souvent moqué


dans mon for intérieur 13 ! »
Nul doute que, malgré la minceur de l'effet, ce premier test a donné
à la relativité générale un point d'ancrage empirique inestimable, en par-
ticulier lors de l'enfance de la théorie. Toutefois, ce résultat ne prendra
tout son sens, toute sa force qu'après les résultats de l'éclipse de 1919 qui
écarteront définitivement la théorie de Newton. Ainsi comprend-on à la
fois l'intérêt du premier test et l'importance capitale du second. Comme
si le premier effet avait servi de point d'appui au second qui va tenir la
théorie jusqu'en 1960 14 où le troisième test, le décalage des raies, sera
enfin clairement mesuré par Pound et Rebka et prendra alors en charge
une partie du fardeau.
Einstein dispose donc d'une explication de l'avance du périhélie de
Mercure. Plus précisément, disons plutôt que ses équations en rendent
compte. À l'occasion de cette victoire, nous allons tenter de comprendre
comment fonctionne la théorie. Non pas tant comment Einstein a fait le
calcul, mais comment une théorie comme celle-ci permet de prédire un
tel effet. Nous allons nous attacher avant tout aux équations de champ
telles qu'elles sont comprises aujourd'hui.

Le relativiste au travail
Il est très délicat de parler d'une théorie physique aussi mathémati-
sée que la relativité générale car dès que l'on quitte les équations, inévi-
tablement, on craint de dire des sottises. Et, pourtant, une trop grande
prudence d'expression, interdisant les images, rendrait le propos inintel-
ligible. Car quoi qu'on en dise, les équations sont insuffisantes pour tour-
ner toutes seules ; il leur faut malgré tout des interprètes qui, pour autant
que je sache, parlent leur langue maternelle avant de parler équation : ce
que parler veut dire ... et aussi« avec les mains» : c'est d'ailleurs la spé-
cialité des physiciens.
Loin d'être une géométrisation de la physique, la relativité générale
va opérer, à l'inverse, une matérialisation, et même une physicalisation
(si je puis me permettre ce néologisme), de la géométrie; elle va réaliser
une chrono-géométrie physique. La géométrie axiomatique (re)devient
géométrie physique (voir chapitre 6). Il n'est pas exagéré de dire que la
relativité générale est la théorie actuelle de la structure de l'espace, la
théorie de la géométrie physique. La géométrie est devenue une science

13. CPE, vol. 8, p. 217.


14. Je passe ici sur toute l'histoire de la difficile vérification de ce test. À ce propos, cf le
chapitre 10.
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: L'ANOMALIE DE MERCURE 149

physique ! Désormais, la structure de l'espace-temps dépend de son con-


tenu matériel. C'est bien ce que les équations de champ, Eµv = xTµv,
qu'Einstein vient de mettre au point fin 1915, expriment avec clarté: tan-
dis que E décrit la géométrie, T représente le contenu matériel du modèle
projeté et c'est de droite à gauche qu'il faut avant tout lire et entendre
cette équation : T ~ E, le contenu matériel détermine la structure
chrono-géométrique, physico-géométrique de l'espace-temps. Du con-
tenu matériel, qui est donné a priori, on déduira la géométrie de l'espace-
temps.
Il faut ici insister sur le saut, sur la coupure épistémologique, que
sous-tend cette vision véritablement radicale. Car, jusqu'alors et dans le
cadre de la théorie newtonienne de la gravitation, l'espace, absolu, est
donné à lavance, une fois pour toute, définitivement. Attribut de Dieu,
l'espace n'était sûrement pas contingent et ne peut donc être objet de la
physique.

La pratique technique de la relativité générale a beaucoup évolué


depuis 1915. Afin d'éclairer !'histoire de cette pratique et à !'adresse des
lecteurs qui n'ont jamais eu loccasion de manipuler la théorie, nous en
schématiserons ici, aussi simplement que possible, les étapes telles
qu'elles sont aujourd'hui couramment perçues.
Avant de suivre le relativiste, qui souhaite déterminer la structure
d'un système gravitationnel particulier, il n'est peut-être pas inutile de
rappeler très rapidement ce qu'un mécanicien travaillant dans le cadre de
la théorie de Newton doit accomplir lorsqu'il veut déterminer toutes les
trajectoires possibles autour du Soleil.
Notre mécanicien newtonien dispose d'un espace absolu au centre
duquel il a placé sa masse sphérique et dans lequel coule un temps non
moins absolu. Il va tout simplement appliquer à sa particule d'épreuve,
disons la Terre, la loi fondamentale de la dynamique. La Terre est d'une
part soumise à une action : une force de gravité proportionnelle au pro-
duit des masses graves du Soleil et de la Terre selon la loi de gravitation
de Newton: F = - GMml r2. D'autre part, la Terre oppose (par l'intermé-
diaire de sa masse inerte, m0 ) son inertie au mouvement et subit une accé-
lération a : F = m0 a Égalant ces deux forces, notre mécanicien dispose
d'une équation très simple qui, grâce à l'égalité des masses grave et
inerte de la Terre, (m = m0) s'écrit:
-GMfr2=a

Cette équation s'intégrant extrêmement aisément, on en déduit en


particulier aussitôt la loi de Kepler qui donne la forme des trajectoires :
des ellipses dont le Soleil est un des foyers.
150 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Suivons pas à pas le relativiste qui souhaite déterminer la structure


d'un système gravitationnel particulier et les trajectoires des corps
d'épreuve qui s'y meuvent. Quelle est la structure de l'espace-temps
autour d'une masse supposée ponctuelle et sphérique ? Quelles sont dans
ce champ - le Soleil - les orbites des planètes et des rayons lumineux ?
Il dispose pour cela d'une variété riemannienne, décrite par l'élément
linéaire d'espace-temps, le temps propre:
ds2 = gµvdxJldxV
où µ et v prennent les valeurs 1, 2, 3 et 4. Et des équations de champ
d'Einstein écrites plus haut sous une forme tensorielle si ramassée
qu'elles nous cachent leur complexité, et qui consiste en fait lorsqu'elles
sont développées en un système d'équations aux dérivées partrelles du
second ordre. Plus simplement dit, il s'agit d'un ensemble d'équations
affreusement compliquées où les dix gµv (10 et non 16 = 4 x 4 comme on
pourrait s'y attendre car les 8µv sont symétriques : gµv = 8vµ) sont les
inconnues. Ces équations font en général intervenir les dérivées partielles
des deux premiers ordres des gµv-
Ces équations vont permettre de préciser la structure de la variété en
déterminant la forme des g µv (xa), souvent appelés potentiels de gravita-
tion, en fonction des coordonnées xI ... x 4 de l'espace-temps. Le membre
de gauche Eµv des équations de champ est une fonction non linéaire des
gµ.,,, de ses dérivées premières dalSµV> et linéaire de ses dérivées secondes
dciJpgµv- On doit se donner tout d'abord, a priori, la forme du membre
de droite, le tenseur de matière T µv qui décrit localement les sources du
champ gravitationnel : X n'est autre que la constante de gravitation uni-
verselle.
Dans l'exemple qui nous occupe, le champ gravitationnel créé par
le Soleil, ce tenseur de matière T µv est nul puisqu'on se limite à recher-
cher la structure de l'espace (vide) entourant une masse M, une masse
que !'on peut supposer à loisir ponctuelle ou étendue mais sphérique
(d'un point de vue spatial) car la solution extérieure sera dans tous ces
cas la même.
Nous allons donc devoir résoudre ces équations de champ, d'une
manière exacte ou approchée. Il s'agit en général de dix équations diffé-
rentielles pour dix potentiels de gravitation inconnus, qui, grâce à la
liberté (covariance !) que permet le libre choix des quatre coordonnées,
se ramènent à six. Afin de formuler, puis de résoudre, ces équations de
champ, nous allons devoir choisir des coordonnées, de préférence d'une
manière qui soit adaptée aux symétries du problème. Ainsi, l'invariance
du problème par symétrie sphérique nous conduit naturellement, à choi-
sir des coordonnées polaires r, 9, l/f, la quatrième coordonnée prenant,
LA RELATIVITÉ VÉR/FIÉE: L'ANOMALIE DE MERCURE 151

non moins naturellement le nom de t. Ainsi ne reste-t-il finalement que


deux fonctions inconnues g 11 (r, t) et g 44(r, t) pour lesquelles on dispose
de deux équations différentielles du second ordre. La solution, dite de (et
due à) Schwarzschild, est alors presque immédiate.

111~u~4d/ ok.- 0~;...j,;.r..._

d; s' = (1 - ~~~le' d;t'~ r'( d02 +s in' Od~' )


r c'
.,/.,,_ te-...r; rrrl'L f4--tCNYir!>- ~.r>vt~ ~S/J.ùc...
Figure 3. La métrique de la solution de Schwarzschild sous sa forme
« classique » est en fait due à J. Drqste, 1916.

Ainsi, ayant résolu (exactement) les équations de champ, connais-


sant la forme des 8µy. pouvons-nous étudier désormais la forme de
l'espace-temps, courbé, structuré par les hypothèses physiques que nous
avons faites (contenu physique et symétrie).
Telle n'est pas la méthode que met en œuvre Einstein dans son article
de novembre 1915 ; Einstein qui ne pense pas que la solution exacte est si
simple et préfère supposer que l'espace est presque euclidien, presque
plat, et donc que les potentiels de gravitation sont très proches de ceux de
la relativité restreinte (c'est-à-dire très peu différents de l ou- 1). En fait,
Einstein a fait ce que l'on appelle l'hypothèse de champ faible (qui se tra-
duit dans ce cas par GM/ rc2 << l) et accepte de travailler avec une métri-
que approchée où les potentiels doivent être remplacés par leurs dévelop-
pements post-newtoniens en GM/ rc2, de la forme : l + aGMI rc2. Il a fait
ce que l'on appelle aujourd' hui« une analyse post-newtonienne ».
Quant à nous, nous pouvons désormais étudier tout problème astro-
nomique particulier dans le cadre de la solution trouvée. Cela nécessite
d'écrire et de résoudre les équations des trajectoires des corps d'épreuve
qui, selon les principes de la théorie, sont représentées par les géodési-
ques, courbes extrémales de la variété ; géodésiques que l'on dit isotro-
pes (elles sont alors de longueur nulle) s'il s'agit d'une particule lumi-
neuse, géodésiques de genre temps s'il s'agit d'une particule matérielle.
Une telle étude permet de déterminer, grâce à une approximation bien
choisie, les orbites, et de prédire les déviations qu'apporte la nouvelle
théorie à l'ancienne. Ainsi, dans le cadre de la solution de Schwarzschild,
trouvera-t-on aisément l'avance relativiste concernant le périhélie d'une
planète, avance relative à la théorie newtonienne.
152 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Ces trois étapes sont suffisantes pour obtenir les prédictions post-
newtoniennes à la relativité générale. Et, dans l'exemple que nous avons
détaillé en contrepoint, il n'en faut pas plus pour déterminer les prédic-
tions théoriques concernant deux des trois tests classiques de la relativité
générale, l'avance du périhélie de Mercure et la déviation des rayons
lumineux aux bords du Soleil. Telle est, schématiquement, la manière
dont l'espace-temps de Schwarzschild a été interprété durant cinquante
ans et enseigné dans les manuels. Mais, si l'on en reste là, on ne connaît
que peu de choses de la structure de l'espace.
Afin d'éclairer notre propos, considérons maintenant deux ques-
tions pour lesquelles les trajectoires jouent un rôle majeur : la question
des observables physiques en relativité générale et celle de la forme et
des limites de l'espace.
Tout serait relativement simple si la théorie avait offert dès sa fon-
dation un ensemble de grandeurs physiques observables définies par des
invariants, d'une manière intrinsèque, quitte à les exprimer ensuite dans
le système de coordonnées particulier quel' on aura choisi pour travailler.
Mais tel n'est pas le cas. La relativité générale ne contient pas, en 1916,
de réponse à ces questions. Et aucune définition intrinsèque d'une quel-
conque quantité observable, sinon celle du temps propre, s, n'est alors
connue. Évidemment, les concepts de distance, de force, sont abandon-
nés mais (et cela est rarement explicité dans les manuels) on ne sait plus
ce qu'est en général la vitesse de deux particules distantes ni leur accélé-
ration relative ; ni, précisément, une masse ou une énergie. Mais, alors,
comment faire le lien entre les quantités physiques observées, les obser-
vables, et la théorie?
En fait, curieusement, on n'a pas besoin de grand-chose, tout au
moins pour le problème qui nous occupe ici et qui concerne l'avance du
périhélie. Une fois que l'on dispose d'un modèle de l'espace-temps qui
représente le système solaire dans le cadre de la théorie, il suffit de se
demander ce que l'on observe vraiment.
Qu'est-ce qu'une observation de Mercure? C'est tout simplement
une visée astronomique qui aligne l'observateur, Mercure et une étoile
fixe à un moment très précis d'observation. C'est donc là encore un rayon
lumineux qui permet la mesure, c'est-à-dire la trajectoire d'un rayon
lumineux qui a pour extrémités Mercure d'un côté (M 1) et notre obser-
vateur (T 1) de l'autre. En supposant que les deux mesures sur lesquelles
on s'appuie pour mesurer la variation de la position de Mercure aient été
faites avec le même instrument au même lieu, il n'en demeure pas moins
que cet observatoire a parcouru lui-même avec la Terre une autre trajec-
toire dont je peux connaître l'équation précise et dont les conditions aux
limites coïncident avec les arrivées des photons liés aux deux mesures.
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: L'ANOMALIE DE MERCURE 153

Bref, on a besoin, en tout et pour tout, d'un modèle de l'espace-


temps qui représente le système solaire, de trajectoires et de
coïncidences : les événements que constituent les intersections entre les
trajectoires. En somme, on doit boucler quatre trajectoires qui s'enchaî-
nent les unes aux autres : la trajectoire du corpuscule lumineux M 1 T 1
parvenant à notre observatoire lors d'une première visée, son orbite
c'est-à-dire la trajectoire de la Terre T 1 T 2 entre la première et la seconde
observation, l'orbite de Mercure M 1 M 2 entre les deux observations et,
pour boucler la boucle, le photon quittant Mercure, que l'on capte lors de
la seconde observation, M1T2·

••• ·······--------------- /Orbite de la Terre

:'
,/
:
__ ...····
...
/ .·_ .·-·······
-···---------

29 observation
--. ------...
-. -

-'
..
:
\
T1 \
\

T2
i .... '/ ........./ ,............ ~2
...... ----- ••• ••• fi
,...,
l
• \ \ : 1•re observation
' .,
,d,, \' \
~~- .::
''T"- ' ' ':

·-. ~··</ i : :

Orbite de Mercure
........
...... .. ....

Figure 4. Détermination schématique des éléments d'une orbite.

L'information, la preuve du passage de Mercure au périhélie (ou


ailleurs) est apportée par des photons réfléchis par Mercure à cet instant (ou
à travers quelque coïncidence, par exemple le passage devant une étoile
fixe). Et, vu que l'on ne peut négliger le mouvement de l'observateur ter-
restre, on devra écrire quatre équations de mouvement, quatre trajectoires :
celle de Mercure, celle de l'observateur entre les deux instants (initial et
final) des observations, ainsi que les deux équations des rayons lumineux
portant l'information de la position de Mercure jusqu'à la Terre. Ainsi
pourra-t-on calculer le temps entre les deux observations terrestres, corres-
pondant aux deux passages successifs de la planète à son périhélie, et le
comparer au temps observé ainsi qu'aux calculs newtoniens ...
154 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Encadré 5. 2GM/ rc2


Profitons-en pour remarquer que 2GM/rt:2 est une expression
fondamentale de la gravitation relativiste, une expression caractéristi-
que de l'intensité du champ de gravitation que l'on retrouve souvent
en relativité générale, et par exemple dans le terme de l'avance du
périhélie.
2GM/rc2 donne en effet une indication de l'intensité du champ
d'un corps ponctuel ou quasi ponctuel de masse M, situé à une dis-
tance r. Où G est la constante de gravitation tandis que c est la vitesse
de la lumière. 2GM/rt:2 est un terme sans dimension, dont l'intensité
est généralement très faible par rapport à 1.
Sur la surface de la Terre, il est de l'ordre de 10-9, et de 10--s sur
celle du Soleil. À la surface d'une naine blanche banale, beaucoup
plus dense que la Terre, il atteint déjà 10""4. Mais à la surface d'une
étoile à neutrons, une étoile infiniment plus dense que les naines blan-
ches, il peut atteindre 10-1 et même 0,4. Mais s'il atteint 1, alors il se
passe des choses très bizarres : l'espace-temps se referme car l'étoile
s'est effondrée à l'intérieur de son horizon, c'est un trou noir (voir cha-
pitres 12 à 14).
Chapitre 8

La relativité vérifiée ·
la déviation des rayons lumineux

On se souvient qu'en 1907, Einstein prédisait qu'une théorie dans


laquelle seraient convenablement intégrées la relativité restreinte et la
gravitation devrait avoir pour conséquence que la trajectoire de la
lumière füt courbée par la gravitation. En fait, ce n'était pas une idée tout
à fait nouvelle. En 1801 déjà, un astronome prussien, Johann von Sold-
ner, s'était intéressé à la question de l'influence de la gravitation sur la
lumière. Il calcula, dans le contexte de la théorie de Newton, la déviation
que doit subir un rayon lumineux« qui passe près d'un corps céleste 1 ».
Le travail de Soldner n'était en fait pas isolé ; John Michell, un physicien
anglais, s'était penché quinze ans plus tôt sur la question de !'influence
que la gravitation devrait avoir sur la lumière 2. Pour Michel!, la théorie
de Newton devait être vraiment universelle: ne s'appliquait-elle pas à
tous les corps pesants, non seulement dans le système solaire mais aussi
dans les étoiles doubles dont il avait prédit !'existence en 1767 ? Pour-
quoi un corpuscule lumineux échapperait-il à cette force, à cette
mécanique ? Dans ce cadre, il montra alors que des corps obscurs, une
expression qu'inventera Laplace un peu plus tard et qui sont en quelque
sorte les ancêtres des trous noirs, pourraient exister.
L'optique corpusculaire de Newton dominait alors le siècle et l'on
pensait que la lumière était composée de petits corpuscules massifs se
déplaçant très rapidement. La théorie corpusculaire de la réfraction, bâtie
par Newton, s'appuyait d'ailleurs sur une véritable balistique de la
lumière. Si les corpuscules lumineux étaient réfractés par le verre, c'était
parce que le cristal développait à sa surface un champ de force extrême-
ment puissant, une atmosphère réfringente. Il s'agissait d'une dynami-
que de la lumière en fait assez proche de celle de la gravitation. Seule la

1. J. G. SOLDNER, 1801.
2. Cf le chapitre 12, ainsi que J. EISENSTAEDT, 1991, 1997.
156 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

force changeait de nature et l'on se demanda même un moment s'il ne


s'agissait pas de la gravitation elle-même qui se serait exercée aussi bien
à courte qu'à longue portée. On comparait le corpuscule lumineux
réfracté par cette atmosphère réfringente à une balle de mousquet lancée
à l'horizontale dont la trajectoire était peu à peu incurvée par le champ
de gravitation terrestre.
Ainsi, l'optique corpusculaire newtonienne impliquait-elle que le
corpuscule lumineux fût accéléré par l'action de la force réfringente, ce
qui avait pour conséquence que la vitesse de la lumière était plus impor-
tante dans le verre que dans l'air. On retrouvait ainsi la loi de la réfraction
de Descartes, la loi des sinus, et on pouvait calculer le coefficient de
réfraction d'un verre, proportionnel aux vitesses (incidente et réfractée)
de la lumière. Tout cela a fonctionné à peu près correctement jusqu'au
début du xrxe siècle.
Michell consacra bien des efforts ·à mettre sur pied une théorie,
purement newtonienne, de l'action de la gravitation sur les corpuscules
lumineux. Dans la mesure où l'action de la gravitation était indépendante
de la masse du corps subissant le champ (le principe d'équivalence!),
pourquoi ne se serait-elle pas exercée sur la lumière comme sur tous les
autres corps ? On savait que la vitesse de la lumière était très grande,
mais on ne pouvait poser qu'elle était constante, même si toutes les
observations, en particulier celles relatives à l'aberration, le laissaient
penser. En fait, la vitesse de la lumière ne pouvait vraiment pas être une
constante, tout simplement parce que, dans le cadre de la mécanique
newtonienne, la vitesse d'un corpuscule lumineux ne pouvait qu'être
sujette, comme celle de tout corpuscule, à la loi d'addition des vitesses
(voir chapitre premier).
Ainsi, rien de plus cohérent que le propos que développe Soldner.
Si, comme le pense Michell, la lumière est sujette à la gravitation, de la
même manière qu'un corpuscule matériel, un corpuscule de lumière pas-
sant près du Soleil verra sa trajectoire s'incurver. Les calculs de Soldner
sont parfaits, comme l'étaient vingt ans plus tôt, ceux de Michel!. Ils pré-
voient explicitement que la déviation maximale d'un rayon lumineux
rasant le Soleil est de 0,84 seconde d'arc. Et que la déviation que le
champ de gravitation de la Terre fait subir à un rayon lumineux rasant
l'horizon est de 0,001 seconde d'arc. Toutefois, tout cela était bien trop
mince pour être observé ou pour avoir quelque influence sur les observa-
tions astronomiques.
Depuis que la théorie corpusculaire de la lumière avait été abandon-
née pour la théorie ondulatoire, au début du xrxe siècle, il n'était plus
question de ce genre d'effet. Car, en somme, il n'était pas pensable que
la gravitation pût agir sur une onde lumineuse. Et, d'ailleurs, rien ne le
LA RELATIVITÉ VtRJFltE : LA DÉVIATION DES RAYONS LUMINEUX 157

laissait présager. Tout au contraire : toutes les observations laissaient


entendre que la lumière n'était pas atteinte par la gravitation, ni quant à
sa trajectoire, toujours rectiligne, ni quant à sa vitesse, toujours cons-
tante.

Figure 1. Johann von Soldner (1776-1833), astronome prussien.


En 1801 il calcula la déviation des rayons lumineux due au champ
de gravitation du Soleil. © Deutsches Museum München.

Mesurer la déviation
L'idée de l'action de la gravitation sur la lumière était donc tout
simplement oubliée. Rien d'étonnant pourtant à ce qu'Einstein la
reprenne (comme on !'a vu au chapitre 5), en 1907, puis au printemps
1911. Ne s'intéresse-t-il pas à une théorie de la gravitation où la lumière
joue un rôle essentiel ? Mais il n'est pas au courant de ces recherches
anciennes; ni des travaux de Michel!, ni de l'article de Soldner; il savait
simplement que pareille idée était naturelle dans le cadre de l'optique
newtonienne 3.

3. À ce propos. cf A. Einstein à E. Freundlich. août 1913. CPE, vol. 5, p. 550; ainsi que
J. EtSENSTAEDT. 1991. p. 378.
158 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Étoiles

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Plaque-
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comparaison
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La Lune \ Le Soleil

Photographie prise durant l'éclipse


de Soleil par I~ Lune ..•

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Photographie du même champ d'étoiles mais sans le Soleil \.

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r:

Figure 2. La déviation des rayons lumineux durant une éclipse. En haut : un


diagramme classique. En bas: un diagramme dans l'espace-temps
courbe (d'après Thome, Misner, Wheeler, 1973).

Les hypothèses d'Einstein et son calcul de 1911 ne sont pas fonda-


mentalement différents de ceux de Soldner, mais son but n'a aucune
commune mesure. Évidemment, la redécouverte en 1921 du calcul pré-
curseur de Soldner ne pourra, dans l'atmosphère antisémite de ces
années-là, qu'alimenter un doute, absurde, et une lamentable polémique
menée par Lenard. Après avoir calculé l'ampleur de cet effet, Einstein
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LA DÉVIATION DES RAYONS LUMINEUX 159

explique dans cet article comment il serait possible de l'observer4. Un


rayon lumineux provenant d'une étoile, passant près du Soleil, d'une pla-
nète ou de quelque objet massif, sera quelque peu incurvé, dévié. Et la
position apparente de l'étoile semblera différente de ce qu'elle aurait été
en l'absence de cet objet. Ainsi, l'apparence d'un champ d'étoiles devrait
varier lorsque passe le Soleil ou une planète. Un peu comme si!' on regar-
dait un paysage à travers une vitre ancienne : déviés par les défauts de la
vitre, les bouillons, les rayons lumineux qui nous parviennent sont
déviés, l'image du facteur qui vient déposer le courrier est déformée.
Mais comment mesurer un tel effet ? Le Soleil, dont le champ de
gravitation est relativement important, ferait bien l'affaire mais son éclat
masque, aveugle ce que l'on veut mesurer: le champ d'étoiles près de
son bord, du limbe. Car la déviation est maximale pour un rayon lumi-
neux qui rase le Soleil (voir chapitre 8, fig. 2) mais va rapidement dimi-
nuer avec la distance au centre du Soleil. Toutefois, il n'est peut-être pas
impossible de faire des observations lors d'une éclipse, tandis que le
Soleil occulté laisse apercevoir les étoiles les plus proches de son bord.
Le déplacement de la position de l'image des étoiles les plus déviées est
infime, de l'ordre de grandeur de la tache de diffusion de l'étoile sur le
cliché. Il n'est donc pas question de faire des mesures directes de position
sur la plaque car la précision serait tout à fait insuffisante. Il n'est cepen-
dant pas impossible de comparer une plaque prise pendant une éclipse à
un autre cliché, pris plus tard, hors la présence du Soleil. La variation
éventuelle de position des étoiles d'une plaque à l'autre pourrait permet-
tre de mesurer !'effet. Et la déviation de la lumière par un champ de gra-
vitation devra pouvoir être mise en évidence et son amplitude mesurée.
Einstein se demande si !'effet ne serait pas visible en plein jour aux bords
de Jupiter, la plus massive des planètes du système solaire. Mais l'effet,
cent fois plus faible que celui qu'implique le Soleil, serait imperceptible.
Et Einstein conclut son article en souhaitant que des astronomes
puissent prendre cette question en main. Ce dont il se préoccupe
d'ailleurs avant même que son article paraisse en 1911 dans Anna/en der
Physik. Erwin Freundlich, assistant à !'Observatoire royal de Prusse à
Berlin, eut vent de l'article - et de l'intérêt d'Einstein pour l'astrono-
mie - grâce à la visite d'un collègue d'Einstein, un certain Leo Wentzel
Pollak, démonstrateur à l'Université allemande de Prague où Einstein
lui-même enseignait. Convaincu, enthousiasmé, le soir même de cette
visite il écrivait à Einstein à Prague.
«Si seulement, répond aussitôt Einstein, nous disposions d'une pla-
nète plus grosse que Jupiter ! Mais la nature ne se préoccupe pas de nous

4. A. Einstein, in OCE, vol. 2, p. 141-142.


160 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

faciliter la découverte de ses lois 5. » Et il ajoutait: «On peut dire une


chose avec certitude: si une telle déflexion n'existe pas, alors les hypo-
thèses de ma théorie ne sont pas correctes 6. »
Freundlich croit pouvoir résoudre la question assez facilement ; les
idées ne manquent pas. Il pense même qu'il n'est pas impossible d'obser-
ver en plein jour les étoiles fixes proches du bord du Soleil. Doutant que
cela soit aisé, Einstein demande l'avis du directeur de !'Observatoire
solaire du mont Wilson, en Californie, qui recommande fortement de faire
les mesures durant une éclipse - ce qui éliminerait bien des difficultés.
Freundlich multiplie les contacts afin de convaincre ses collègues
de l'intérêt de ces mesures; dès octobre 1911, il rencontre C. D. Perrine,
ancien astronome à !'Observatoire de Lick et désormais directeur de
!'Observatoire argentin de Cordoba, de passage à Berlin. Pour faire ses
mesures de déviation, Freundlich pense alors pouvoir utiliser les plaques
photographiques réalisées lors de précédentes éclipses. William Wallace
Campbell, le directeur de !'Observatoire de Lick, envoie des reproduc-
tions de plaques prises durant les éclipses les plus récentes ainsi que les
plaques de comparaison. Malheureusement ces plaques, destinées à
l'étude de la couronne solaire ou à la recherche de planètes intramercu-
riennes (on se souvient que, pour les mêmes raisons, l'observation de
Vulcain nécessitait une éclipse), n'étaient pas suffisamment bien définies
pour que des mesures précises soient possibles. D'une part, parce que,
durant ces éclipses, on devait plutôt suivre le Soleil que les étoiles fixes
qui dessinaient en conséquence un petit arc dont Freundlich ne put mesu-
rer précisément la position. D'autre part, parce que le Soleil n'était pas
au centre des plaques, ce qui rendait les mesures encore plus délicates. Il
fallait donc se tourner vers la préparation d'une expédition astronomique
sur les lieux d'une éclipse afin de tenter de mesurer la déviation.

Première tentative
De retour en Argentine, Perrine ajoute au programme des observa-
tions de la prochaine éclipse des mesures concernant la déviation de la
lumière. L'ombre de la Lune balaiera en effet le continent sud-américain
le 10 octobre 1912 et l'éclipse sera totale sur une mince bande qui traver-
sera le Brésil. Perrine s'installe à Christina dans le Minas Gerais muni du
matériel que Campbell lui a prêté. Il y a beaucoup d'autres raisons à
l'observation d'une éclipse totale de Soleil que la déviation des rayons

5. A. Einstein à E. Freundlich. 1er septembre 1911, CPE. vol. 5. p. 317.


6. Ibid., loc. cit.
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LA DÉVIATION DES RAYONS LUMINEUX 161

lumineux, et en particulier l'étude de la couronne solaire. Pas moins de


huit expéditions s'installent sur la ligne de totalité ; à Passa Quatro sont
installées la mission brésilienne que dirige Henrique Morize, le directeur
de !'Observatoire de Rio de Janeiro, la mission française sous la direction
de M. Stephanik, ainsi que la mission britannique dans laquelle on trouve
Charles Davidson, de Greenwich Observatory, un spécialiste très averti
de l'observation de ces phénomènes, et Arthur Eddington, de l' Observa-
toire de Greenwich. Hélas, la pluie va contrarier les efforts de chacun et
en particulier ceux de Perrine qui est donc le seul à tenter des mesures de
la déviation. Perrine pense déjà à une éclipse exceptionnelle qui traver-
sera le Brésil sept ans plus tard et conseille à Morize de faire une étude
approfondie du meilleur lieu d'observation possible.
Les nuages et la pluie sont évidemment toujours les grands ennemis
des astronomes mais plus encore lors d'une éclipse car les investisse-
ments consentis sont, pour quelques minutes d'observation, très impor-
tants. Voilà pourquoi les statistiques et les prévisions météorologiques
doivent être faites avec le plus grand soin avant de décider du lieu où l'on
s'installera. Le temps qu'il fait est évidemment le premier paramètre,
mais la qualité du cliché dépendra aussi de !'ampleur de la réfraction
atmosphérique et donc de la hauteur du Soleil sur l'horizon, qui varie
avec le lieu d'observation 7. Enfin, l'accessibilité du lieu est un facteur
de coût que l'on ne peut négliger. Pour ce qui concerne les mesures de
déviation de la lumière au bord du Soleil, la richesse du champ d'étoiles
sur lequel se projette le Soleil éclipsé est d'une importance primordiale.
Si le Soleil se projette sur une constellation riche en étoiles très brillantes,
bien réparties, les clichés seront évidemment plus intéressants que si l'on
ne distingue que peu d'étoiles, peu brillantes, et mal distribuées. Car c'est
la variation de la position apparente de ces étoiles-là que l'on compare,
d'une plaque à l'autre.
Quant à Freundlich, il cherche des fonds pour aller observer la pro-
chaine éclipse totale en Russie le 21 août 1914. Cela semble si difficile
après le refus de Hermann Struve, le directeur de !'Observatoire de Ber-
lin, qu'Einstein pense un instant y apporter une contribution personnelle
de deux mille marks. Ce qui ne sera finalement pas nécessaire car son
intervention permettra d'obtenir des fonds de source privée, en particu-
lier de la famille Krupp. Freundlich ne sera pas seul en Crimée, !'Obser-
vatoire de Lick y ayant envoyé une importante délégation, dirigée par son
directeur Campbell et à laquelle participe Heber D. Curtis, l'adjoint de

7. Les rayons lumineux sont réfractés par l'atmosphère terrestre comme s'ils arrivaient sur
un cristal. Cette réfraction atmosphérique est fonction de la hauteur sur lhorizon du phénomène
observé ; plus lobservation est basse plus la réfraction atmosphérique est importante, ce dont se res-
sent la qualité du cliché.
162 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Campbell, plus précisément chargé de la mesure de la déviation. Le


matériel (il s'agit des objectifs utilisés pour la recherche des planètes
intramercuriennes) est celui de Lick et semble bien adapté à ces clichés.
Hélas, une fois de plus, à Brovary où ils sont installés, la pluie est de la
partie. Il semble bien que le lieu d'observation n'ait pas été choisi avec
tout le soin désirable. Le compte rendu d'expédition que fit Campbell est
particulièrement critique à cet égard. Il s'agit d'un document savoureux,
mais sans intérêt scientifique puisqu'il n'y a pas eu d'observation. Mais
il faut justifier les fonds dépensés qui consistent en un don privé. Et jus-
tifier le travail des astronomes en assurant que tout (ou presque) avait été
fait pour que l'expédition fût aussi fructueuse que possible. Campbell
note avec dépit que Davidson n'a pas eu de problème avec le temps et a
pu observer l'éclipse à Minsk. Mais la déviation de la lumière n'était pas
au programme de lexpédition anglaise.
Perrine est aussi en Crimée où, semble-t-il, il doit rejoindre Freun-
dlich. Mais, le 28 juillet 1914, un mois après la mort de l'archiduc Ferdi-
nand, lAutriche-Hongrie envahit la Serbie. En Russie, c'est bientôt
lordre de mobilisation ; Freundlich et ses collègues, installés à Theodo-
sia, ne pourront pas mettre en place le matériel ; réservistes de larmée
allemande qui vient de déclarer la guerre à la Russie, ils seront faits pri-
sonniers de guerre. À Brovary, les Américains n'auront pas de problème
avec les autorités ; Campbell a demandé au consul anglais « deux poli-
ciers en uniforme [ ... ] afin de protéger l'expédition contre les actes de
gens ignorants ou excités qui pourraient faire un lien entre l'éclipse et les
événements 8 ». Ainsi a-t-on pris soin d'avertir les populations par des
proclamations qui seront lues par I' ispravnik, un responsable officiel du
district ; les enfants ne devront pas sortir et le bétail ne devra pas être
dans les champs ; on semble craindre que les paysans fassent un lien
entre la guerre qui se prépare, la présence américaine et l'éclipse. Il ne
sera pas facile de rentrer à Lick et les instruments seront entreposés pour
longtemps à l'Observatoire national de Poulkowo.
Voilà qui ne va pas faciliter la tâche de Curtis pour la préparation de
la prochaine éclipse, qui pourra être observée non loin de Lick, le 8 juin
1918, à Goldengale dans l'état de Washington. Par suite de la guerre, le
retour des instruments de Crimée ne se fera pas à temps et ce sont des
objectifs de l'Observatoire d'Oakland, moins bien adaptés à cette mission,
que Curtis monte en hâte pour Goldengale. Le temps n'est pas merveilleux
au moment de l'éclipse ; pourtant, entre deux nuages, on parvient à obtenir
quelques plaques, les premières qui furent spécialement tirées pour la
détection de la déviation Einstein. Les mesures que lon doit réaliser sur

8. J. CRELINSTEN, 1984, p. 20.


LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LA DÉVIATION DES RAYONS LUMINEUX 163

ces plaques ne seront entreprises qu'en juillet 1919 car, entre-temps, Curtis
est sous les drapeaux. Qui plus est, ces plaques posent de nombreux
problèmes : les images ne sont pas suffisamment bien définies, probable-
ment à cause d'un montage défectueux rendant le télescope insuffisam-
ment stable durant les clichés, ce dont Curtis et Campbell discuteront lon-
guement, âprement. Des mesures seront faites et refaites dont le résultat
n'aura finalement que peu de poids, mais qui semblent alors montrer à Cur-
tis qu'il n'y a pas d'effet, ce dont il était certain à l'avance. Voilà qui n'était
pas pour déplaire non plus à certains astronomes américains, en particulier
à George Ellery Hale, le directeur du mont Wilson, qui lui écrit alors « ses
cordiales félicitations» et qui «avoue qu'il est très heureux d'entendre
[qu'il] n'a pas trouvé d'effet Einstein 9 ». En fait, c'est la théorie elle-
même, tout particulièrement son appareil mathématique, que ces astrono-
mes ne peuvent accepter, ainsi que l'exprimera Curtis lui-même, dans un
petit texte de 1917 dans lequel il note honnêtement que « la mathématique
d'un tel univers physique est quelque peu compliquée mais elle semble
bien s'adapter à tous les phénomènes observés IO». Ce qu'il développe très
rapidement avant d'exprimer non sans quelque ironie un mal-être qu'il par-
tage évidemment avec beaucoup de ses collègues astronomes :
«Beaucoup auront l'impression que l'idée d'un espace-temps de dimension
quatre est pleine de difficultés de compréhension, comme l'était le mystère de
la gravitation s'étendant partout, inexplicable, dans nos théories physiques
classiques. Tandis que le mathématicien est prêt à admettre que beaucoup
d'autres formes d'espaces ou de géométries de l'espace seraient aussi satisfai-
santes pour les sciences physiques que !'euclidienne, nous devons reconnai"'tre
que nous sommes plutôt d'accord avec ce mathématicien qui notait que, bien
qu'il serait possible dans un univers quadri-dimensionnel de retourner un œuf
sans casser la coquille, il avait néanmoins conscience qu'il y avait beaucoup
de difficultés pratiques quant à la manière d'accomplir cet exploit 11. »

Lorsque Campbell passe à Londres en juillet 1919, les expéditions


anglaises sont sur le point de revenir de l'hémisphère sud avec des cli-
chés dont on attend beaucoup. Et, lors d'une réunion de la Royal Astro-
nomical Society, Campbell dira quelques mots, qu'il regrettera ensuite
amèrement, sur les résultats de Goldengale : «Ma propre opinion c'est
que les résultats du Dr Curtis excluent l'effet Einstein fort, mais non pas
le plus faible que prévoit l'hypothèse originale d'Einstein 12. »
Pour les astronomes de Lick, la relativité générale est réfutée.

9. G. E. Hale à H. D. Curtis, 24 juin 1919; cité par J. CRELINSTEIN, 1984, p. 42.


10. H. D. CURTIS, 1917, p. 63.
11. Idem, op. cit., p. 64; cité par J. CRELINSTEN, 1984, p. 27.
12. W. W. CAMPBELL, in Royal Astronomical Society, 1919, p. 299.
164 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

En fait, l'analyse de Campbell s'appuie sur la manière dont Edding-


ton posait la question avant de quitter Cambridge pour l'Afrique. L'effet
existe-t-il? Est-il de l'ordre de celui que prévoit la théorie de Newton?
ou va-t-il vérifier les prédictions de la théorie d'Einstein ?
Afin de bien comprendre le sens de cette annonce et des discussions
qui vont suivre, il nous faut revenir un instant à l'évolution du débat théo-
rique. Fin 1915, Einstein a repris le calcul de la déviation dans le cadre
de sa nouvelle théorie, la relativité générale. Et dans cet article fameux,
où il rend compte de l'avance du périhélie de Mercure, il donne aussi la
valeur de la déviation qu'il faut désormais attendre sur le limbe et qui,
selon ce calcul, ne doit pas être de 0"87 d'arc comme son premier calcul,
newtonien, le laissait prévoir mais double, de l "75.
Eddington est l'un des très rares physiciens à se souvenir de la théo-
rie de Michell (voir chapitre 12). Ainsi sait-il parfaitement bien que la
théorie de Newton peut prévoir une telle déviation dans la mesure où l'on
accepte qu'un corpuscule lumineux soit soumis, comme un corpuscule
matériel banal, à la force de gravitation ; et dans ce cas, la déviation n'est
autre que celle qu'Einstein calcula en 1911. Mais, aussi bien, Eddington
est conscient que, dans le cadre de la théorie de Newton, on n'est pas
obligé de supposer que la lumière est soumise à la gravité ; ce dont les
physiciens ne se sont d'ailleurs pas privés depuis la fin du xvme siècle.
Il est remarquable, notons-le en passant, qu'une théorie aussi bien faite,
aussi finie, aussi fermée que celle de Newton, permette de telles
ambiguïtés : que la lumière puisse ou non être soumise à la gravité. Tou-
tefois, dans le cadre ondulatoire (Fresnel, Maxwell ou Lorentz) qui domi-
nait depuis le début du xrxe siècle, la question ne se posait pas : lumière
et gravité ne pouvaient être en interaction.
Même si son cœur penche nettement du côté de la théorie d'Eins-
tein, Eddington reste pragmatique et espère que la mesure de la déviation
des rayons lumineux lors d'une éclipse permettra de choisir entre ces
théories et leurs interprétations. Ainsi, avant même de partir pour Prin-
cipe, prépare-t-il son analyse des résultats:« Il pourrait n'y avoir aucune
déflexion, ce qui signifierait que la lumière n'est aucunement sujette à la
gravitation. Ou une "demi-déflexion", ce qui signifierait que la lumière
est sujette à la gravitation, ainsi que Newton l'a suggéré, et qu'elle suit la
simple loi newtonienne. Ou, il pourrait y avoir une pleine déflexion, con-
firmant la loi d'Einstein au lieu de celle de Newton 13. »
Eddington tient une place très importante dans l'histoire de l'astro-
physique aussi bien que dans celle de la théorie de la gravitation d'Eins-
tein. C'est un homme extrêmement brillant, passionné, extraverti, un vul-

13. Cité par S. CHANDRASEKHAR. 1969, p. 578.


LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE : LA DÉVIATION DES RAYONS LUMINEUX 165

garisateur hors pair, une figure étonnante, remarquable. En 1905, il quitte


Cambridge pour !'Observatoire de Greenwich; Cambridge, l'Université
de Newton, où il reviendra après 1913 enseigner l'astronomie en tant que
Plumian Professor.
Il est très probable que c'est au Brésil en 1912, à Passa Quatro
même, de la bouche de Perrine, qu'Eddington a entendu parler pour la
première fois de cette théorie de la gravitation en voie d'élaboration et de
l'effet de déviation de la lumière. Dans le rapport qu'il rédige à son
retour, les résultats scientifiques tiennent évidemment peu de place ;
mais on y trouve les remerciements aux autorités, les problèmes maté-
riels, transports et délais, l'émerveillement du touriste qui débarque sur
le continent sud-américain, le petit train local et le chariot à roues en bois
plein, tiré par des bœufs, la description de l'éclipse elle-même ou celle
des forêts avoisinantes. Mais il exprime avant tout le dépit d'une expédi-
tion ratée où la chance n'était pas au rendez-vous.
Ainsi Eddington était-il fort bien préparé à accueillir les nouveaux
travaux d'Einstein. En 1916, il est en relation avec Willem de Sitter, pro-
fesseur d'astronomie à !'Observatoire de Leyden en Hollande, qui écrira
dès octobre 1916 un article d'une petite dizaine de pages dans The
Observatory, une revue qui s'adresse aux amateurs éclairés. Il s'agit d'un
article sérieux, mais sans doute un peu difficile. En fait, de Sitter s'est
essentiellement basé sur l'article d'Einstein, qui vient de paraître et dont
il a conservé le plan, la logique et qu'il suit presque pas à pas. Ainsi voit-
on toute l'artillerie de la relativité générale défiler en ces huit malheureu-
ses petites pages que le lecteur moyen (et sans doute aussi le lecteur
avisé) eurent bien du mal à déchiffrer. On ne peut pas vraiment en vouloir
à de Sitter d'avoir commis cet article à la fois nécessaire et (trop)
suffisant: il fallait bien s'y mettre, se plonger dans cette théorie que l'on
ne comprenait pas bien et que l'on ne savait expliquer que très imparfai-
tement; ce sont d'ailleurs là des difficultés qui vont longtemps persister.
Et on mesure mieux a contrario le service que rendra Eddington en met-
tant l'accent sur les tests par lesquels la théorie se manifeste et en appor-
tant des images et des analogies pour tenter de faire comprendre à cha-
cun, aussi bien aux physiciens qu'aux astronomes ou aux amateurs, cette
théorie décidément bien subtile.
L'article de de Sitter suscitera une lettre d'un astronome américain
quelque peu pontifiant qui proteste que de Sitter« passe si totalement au-
dessus de toute considération physique qu'il donne vraiment l'impres-
sion que la gravitation n'est pas un problème physique mais seulement
un problème d'analyse I4 ». Il termine en exprimant des considérations

14. Cité par J. CRELINSTEN. 1984, p. 25.


166 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

brutalement anti-relativistes alors assez communes: «C'est la convic-


tion de beaucoup de chercheurs expérimentés que l'ensemble de la doc-
trine relativiste repose sur des bases erronées et qu'un jour elle sera citée
comme un exemple de fondations reposant sur du sable. Des douzaines
de livres ont paru sur le sujet. Ainsi notre problème aujourd'hui n'est pas
tant de découvrir la Vérité, mais de trouver un moyen de sortir de ce
séduisant réseau d'erreurs 15. »
Cette méchante lettre entraîna une réponse ambiguë de James
H. Jeans, un physicien théoricien anglais qui «s'inquiétait de ce que la
théorie d'Einstein puisse être mal reçue à cause de la forme métaphysi-
que » de son expression ; une forme « presque mystique », insistait-il,
notant« que la partie la plus concrète du travail d'Einstein était vraiment
indépendante de l'habit métaphysique dont on l'avait revêtu 16 ». Une
manière de défendre Einstein en noyant le sens profond de son travail.

L'éclipse de 1919
Eddington saura convaincre le« Royal Astronomer »,Frank Dyson
de l'Observatoire de Greenwich, relativement ouvert aux questions
observationnelles mais sceptique au plan théorique ; très tôt, Dyson atti-
rera l'attention sur l'intérêt que représente l'éclipse du 29 mai 1919 pour
vérifier la théorie d'Einstein de la gravitation.
Afin de bien comprendre pourquoi l'éclipse de 1919 représentait
une chance unique, il nous faut revenir à l'analyse des observations à réa-
liser. Il s'agit donc de réaliser deux séries de plaques du champ d'étoiles
autour du Soleil, la première durant l'éclipse, la seconde avant ou après
l'éclipse, mais de nuit bien sûr et dans des conditions aussi proches que
possible de la première série. Ainsi pourra-t-on superposer les deux pla-
ques et mesurer le décalage (si tant est qu'il en .existe un) de la position
de chaque étoile du champ entre les deux clichés. Évidemment, ce déca-
lage sera d'autant plus important que la position de l'étoile en question
sera plus près du bord du Soleil, du limbe. Bien entendu, plus il y aura
d'étoiles, plus elles seront brillantes, plus faciles et plus précises seront
les mesures. En particulier, il est nécessaire de faire une sorte de petite
statistique des mesures des déviations en fonction de la position de cha-
que étoile du champ, et les résultats seront d'autant plus précis que les
étoiles seront mieux réparties tout autour du Soleil. Ainsi, les éclipses les
plus intéressantes quant à ces mesures sont celles pour lesquelles le

15. J.J. SEE. 1916. p. 512.


16. J. JEANS. 1917, p. 57; cité par J. CRELINSTEN, 1984, p. 25.
LA RELATIVITÉ VÉRJFIÉE: LA DÉVIATION DES RAYONS LUMINEUX 167

Soleil traverse un champ riche d'étoiles bien réparties. Tel était précisé-
ment le cas de l'éclipse de 1919 où le Soleil traversera les Hyades où se
trouvent un grand nombre d'étoiles brillantes.

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5 l'ia7.zi IV. 61 6·o 55 0·50
6 u Tau ri 4'S 69 0·40
7 1.1.D. 20° 741 7·0 69 0·40
8 B.D. 20° 740 ro 71 0·39
9 l'iu7.7.i 1V. 53 7"0 71 0·39
10 72 'ru.uri S"S 82 0 ·33
li 56 Tauri S'S 88 0·31
12 53 Tuuri S"S 96 0"29
13 51 Tuuri 6·o 105 0·26

Figure3. Le champ d'étoiles de l'éclipse de mai 1919 (d'après F. Dyson et al.,


1917).

Devant le « Joint Permanent Eclipse Committee », réuni en


novembre 1917, Je Royal Astronomer remarqua que des occasions si
favorables étaient très rares et qu'il n'y aurait pas d'éclipse aussi pro-
168 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

pice avant de nombreuses années. Le comité proposa, d'entrée de jeu,


d'envoyer si possible deux expéditions distinctes. Ce n'était certai-
nement pas là une décision ordinaire, car on était en pleine guerre ; et
il est exceptionnel qu'un même pays envoie deux expéditions parallè-
les pour réaliser une seule et même observation : les expéditions
avaient pour seule mission de mesurer la déviation Einstein. Il ne fut
pas même question de faire les observations habituelles, celles de la
couronne solaire, ou des mesures spectroscopiques. Ainsi faut-il voir
là, derrière cette décision extrêmement forte de politique scientifique,
la conviction d'Eddington et l'autorité de Dyson quant à l'importance
de l'enjeu.

T OTAL SOL,O. R ECLIPSE , H •X 29.1919 .

Figure 4. Le chemin de l'éclipse de 1919(d'aprèsA. C. D. Crommelin, 1919).


Reproduit avec l'autorisation de Nature (n° 102, 1919). © 1919,
Macmillan Magazines Ltd.

Le chemin de l'éclipse traversant l' Afrique, !'Atlantique, le conti-


nent sud-américain, une première expédition composée d' Eddington et
de Cottingham s'établirait sur l'île de Principe sur les côtes africaines,
l'autre, composée de Davidson et de A.C.D. Crommelin, à Sobral, une
petite localité dans le Nordeste du Brésil. Un sous-comité auquel partici-
paient Dyson et Eddington était chargé de l'organisation matérielle à
laquelle mille cent livres seront consacrées, cent pour le matériel et mille
pour l'expédition elle-même.
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LA DÉVIATION DES RAYONS LUMINEUX 169

Le choix des instruments était évidemment d'une importance


extrême. L'équipe de Cambridge (Eddington et Cottingham) apporterait
la lunette astrographe d'Oxford tandis que l'équipe de Greenwich
(Davidson et Crommelin) utiliserait à Sobral celle de Greenwich. On
prendrait aussi la lunette de 4-inch, utilisée en Suède lors d'une éclipse
précédente, ainsi que le cœlostat appartenant à la Royal Irish Society. Il
semblait en effet préférable de choisir, pour ces expéditions, une lunette
fixe associée à un cœlostat, miroir muni d'un mécanisme, dont la fonc-
tion est de suivre le Soleil afin de réfléchir sa lumière dans la lunette où
l'éclipse est calmement photographiée.
Les raisons de la participation d'Eddington à l'expédition n'étaient
pas seulement scientifiques. Eddington était un quaker dévot et, en tant
que tel, objecteur de conscience affirmé, ce que nul n'ignorait. Dans ces
temps difficiles, il était fort mal vu de ne pas vouloir aller au front et les
professeurs de Cambridge, en particulier sir Joseph Larmor, se seraient
sentis déshonorés si l'un de leurs distingués collègues s'était déclaré
objecteur de conscience. Il était hors de question de convaincre Edding-
ton, ni de le mettre en cause. Ainsi tentèrent-ils d'intervenir auprès du
ministère de l'intérieur (le Home Office) afin d'obtenirun sursis d'incor-
poration pour Eddington en arguant du fait qu'il n'était pas de l'intérêt
bien compris de l'Angleterre d'envoyer un scientifique aussi distingué
sur le front. La mort de Harry Moseley, tué en août 1915 sur le front turc
à Gallipoli, était alors présente dans tous les esprits. Larmor et les autres
furent bien près de voir leurs efforts couronnés de succès.
C'était compter sans Eddington auquel on demanda de bien vouloir
signer une lettre ad hoc ; à laquelle il voulut ajouter un post-scriptum
dans lequel il mentionnait que, s'il n'était pas appelé sous les drapeaux,
il réclamerait de toute manière son statut d'objecteur. Allait-on envoyer
Eddington « peler des patates » dans un camp ? Tel aurait dû être son
destin, parallèle à celui de ses amis quakers. L'intervention de Dyson
auprès de l'amirauté permit de résoudre ce problème avec diplomatie. Il
fut décidé d'accorder à Eddington un sursis d'incorporation avec la sti-
pulation expresse que, si la guerre avait pris fin en 1919, il conduirait
l'une des expéditions.

On s'embarque à Liverpool le 8 mars 1919 pour un voyage qui allait


durer six mois. À Madère, les deux expéditions se séparent, Eddington et
Cottingham vers Principe, tandis que Davidson et Crommelin se dirigent
vers Para aux bouches de 1' Amazone qu'ils atteignent le 23. Morize, le
directeur de !'Observatoire de Rio, chargé de les accueillir au Brésil,
n'étant pas alors à Sobral, nos astronomes vont passer un mois à Manaos.
Ils seront à pied d'œuvre le 30 avril. Dans le compte rendu que fit Dyson,
170 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

la délégation brésilienne est décrite en détail ; il y a là les représentants


des autorités locales, aussi bien civiles qu' ecclésiastiques, le préfet,
l'évêque et le député du lieu qui a prêté sa maison située face au champ
de courses du Jockey Club de Sobral sur lequel nos astronomes installè-
rent leur matériel. Le 9 mai, Morize sera sur place avec l'expédition bré-
silienne qui se prépare à des observations spectroscopiques de la cou-
ronne solaire. Bientôt, tout sera près pour le jour J que lon attend
évidemment avec anxiété.

«Le jour de l'éclipse commença fort mal, la proportion de nuages


tôt le matin étant environ de 9/10, écrit Crommelin, qui ajoute qu"'un
grand trou clair" se fit dans les nuages et atteignit les alentours du Soleil
juste à temps, et pendant quatre des cinq minutes de la totalité, le ciel
autour du Soleil était à peu près clair 17. »
En Afrique, à Principe, Eddington et Cottingham n'ont pas cette
chance ; le matin de l'éclipse, un orage inquiéta nos astronomes et c'est
à travers des nuages persistants que les photos furent prises. À Sobral,
Crommelin câblait à Londres : «Eclipse splendid », tandis qu'Edding-
ton, malgré son caractère enthousiaste, de Principe se contentait d'un
« Trough Cloud. Hopeful. » On tire les plaques. Seules deux plaques de
l'astrographe de Principe sont utilisables ; encore ne laissent-elles appa-
raître que peu d'étoiles (six à sept). À Sobral, on se réjouit des plaques
du 4-inch qui montrent sept étoiles et sont qualifiées de satisfaisantes à
excellentes, tandis que celles de l'astrographe vont décevoir, car les étoi-
les sont quelque peu diffusées. La mise au point de l'astrographe ne sem-
ble pas avoir tenu durant l'éclipse pour des raisons qui pourraient tenir à
la distorsion des images sur le miroir du cœlostat, liée à la chute de tem-
pérature, pourtant modeste, au moment même de l'éclipse.
Chacun plie bagages ; Davidson et Crommelin remonteront à
Sobral quelques jours plus tard pour prendre les plaques de comparaison
(du même champ d'étoiles que durant l'éclipse, mais en l'absence du
Soleil) in situ. Pour le 4-inch, vu que l'on a pu prendre des plaques très
grandes qu'il ne sera pas possible de mesurer avec le micromètre de
!'Observatoire royal, on a eu l'idée d'inverser les plaques de comparai-
son afin que les mesures puissent être faites « plaque contre plaque ».
C'est là une nouvelle technique. À Principe, pour des raisons matérielles,
on devra réaliser les plaques de comparaison au retour à Greenwich, ce
qui peut poser de petits problèmes supplémentaires, liés au réglage des
instruments.

17. A. C. D. CROMMELIN, 1919a, p. 370.


LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LA DÉVIATION DES RAYONS LUMINEUX 171

Figure 5. Tous les éléments de l'éclipse du 29 mai 1919dans1'11/ustrated


London News.© L'l/lustration!Sygma.

L'article final sera signé par Dyson, Eddington et Davidson;


curieusement, Cottingham et Crommelin ne sont pas signataires de l'arti-
cle, et l'ordre alphabétique des observateurs n'est pas respecté. Qui plus
est, Dyson est premier signataire bien qu'il n'ait pas fait partie de l'expé-
dition, mais il est Royal Astronomer et n'a pas ménagé sa peine. Edding-
ton est le responsable de l'expédition de Principe, même s'il n' a pas
172 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

rapporté les résultats les plus intéressants ; bien qu'étant le plus jeune, il
est le plus impliqué, car c'est à lui que l'on doit la responsabilité de
l'astronomie anglaise dans cette aventure. Quant à Davidson, il est le res-
ponsable de l'expédition de Sobral. Mais Eddington et Dy son sont res-
ponsables de l'analyse des données et de leur interprétation. Et c'est à
Cambridge que se feront ces mesures qui poseront des problèmes très
délicats d'interprétation que nous ne ferons qu'évoquer ici.
On se souvient que l'on attend un résultat quantifié par Eddington,
soit une déviation nulle, soit une déviation de 0"87, soit une déviation
«double» de l "75. L'effet nul et la déviation moitié sont du côté de la
théorie de Newton, tandis que le troisième, auquel Eddington aspire, est
celui que prévoit la théorie de la gravitation d'Einstein.

Figure 6. L'éclipse totale de Soleil observée par une mission française à


Poulo-Condore. © L'Illustration/Keystone.

Mais il faudra bien entendu tenir compte du fait que l'effet de dévia-
tion décroît rapidement avec la distance des étoiles au centre du Soleil. Il
faudra aussi s'inquiéter des problèmes de déplacements ou de rotations
des plaques, déplacements minimes sans doute mais qu'il faut soustraire
pour obtenir la déviation réellement dû à l'effet Einstein; il faut aussi
tenir compte du fait que les plaques de comparaison n'ont pas été prises
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LA DÉVIATION DES RAYONS LUMINEUX 173

au même moment, ni parfois au même endroit, et que des effets annexes


(aberration et réfraction) demanderont une correction d'une plaque à
l'autre; il faudra enfin corriger des erreurs dites systématiques. Bref, tout
cela doit être analysé avec soin et laisse nécessairement ouverte la porte
à des discussions complexes, difficiles, passionnées.
Cependant, toute analyse faite, toute correction apportée, les mesu-
res du 4-inch, jugées les meilleures, donnent une déviation moyenne de
l "98 ± 0, 12, et celles de l' astrographe de Principe, une valeur moyenne
de 1"61±0,30; le fait que la fourchette d'erreur soit beaucoup plus large
que celle de Sobral est avant tout lié au nombre d'étoiles visibles dans
chaque cas. Plus elles sont nombreuses et mieux distribuées, plus précis
sont les résultats.
Quant aux plaques de l'astrographe de Sobral, elles donnaient 0"92
(proche de la valeur newtonienne) mais leur qualité était telle qu'on ne
put même pas donner d'erreur probable. Ainsi préféra-t-on laisser ces
résultats de côté ; tout en prenant en compte les résultats de Principe,
mais en attribuant le plus grand poids aux résultats du 4-inch, les
meilleurs pour la relativité générale. Cette question du poids relatif des
observations (qui ne peut que très difficilement être objective car elle a
finalement à voir avec l'idée globale que l'astronome a de son travail) est
en fait extrêmement importante. Et c'est un point qui sera âprement dis-
cuté car on a longtemps suspecté Eddington et Dyson, responsables de
l'interprétation des données, d'avoir donné plus de poids aux mesures
qui s'approchaient le plus des résultats attendus : ceux d'Einstein.
On comprendra mieux maintenant que, tandis que l'on attendait
avec impatience des résultats que l'on pensait de taille, l'annonce des
résultats provisoires de Goldengale, en juillet 1919, fut accueillie avec
prudence. Campbell croyait néanmoins pouvoir dire, on l'a vu, que les
résultats de Curtis réfutaient la théorie d'Einstein, ne laissant place qu'à
la seconde interprétation de la théorie de Newton, qui prévoyait une
déviation moitié de celle de la relativité générale. En fait, à cause de la
difficulté des mesures sur les plaques et de divers incidents, les résultats
de l'éclipse de Goldengale ne furent finalement jamais publiés.

« Un drame grec »

Aussi bien lors du « Joint Eclipse Meeting », qui se réunira à Lon-


dres le 6 novembre 1919, que dans l'article final, Dy son et Eddington ne
laisseront aucune place au doute : « Après une étude soigneuse des pla-
ques, je suis prêt à déclarer », affirme Dyson qui parle pour Sobral,
«qu'il n'y a aucun doute qu'elles confirment les prédictions d'Einstein.
174 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Un résultat tout à fait certain a été obtenu selon lequel la lumière est
défléchie en accord avec la loi de gravitation d'Einstein 18. »
Quant à Eddington, qui apporte les résultats bien moins clairs de
Principe, il appuie les résultats de Sobral : « Ce résultat, dit-il, va dans le
sens des chiffres obtenus à Sobral 19. »
Telle est aussi, bien entendu, la conclusion de l'article qui insiste
par ailleurs sur les conditions très exceptionnelles de l'éclipse de 1919:
«L'observation est d'un tel intérêt qu'il sera probablement considéré
comme souhaitable de la répéter lors de futures éclipses. Les conditions
exceptionnellement favorables de l'éclipse de 1919 ne reviendront pas,
et il sera nécessaire de photographier des étoiles plus faibles qui seront
probablement à une plus grande distance du Soleil 20. »
L'avenir allait donner raison à cette analyse.
Présidée par sir Joseph John Thomson (celui-là même qui découvrit
l'électron), la séance exceptionnelle du «Joint Meeting», réunissant la
Royal Society et la Royal Astronomical Society, le 6 novembre 1919, fut
consacrée aux résultats des expéditions anglaises ; Alfred Whitehead a
donné une description saisissante et quelque peu hagiographique de cette
réunion, où fut explicité le « dramatique triomphe » de la relativité
générale: «L'atmosphère d'intense émotion fut précisément celle du
drame grec. Nous formions le chœur qui commente les décrets du destin,
tels qu'ils sont révélés par le cours de l'événement suprême. Il y avait un
élément dramatique dans le très scénique, très traditionnel cérémonial
avec, en arrière-plan, le portrait de Newton pour nous rappeler que la plus
grande des généralisations de la science venait maintenant, après plus de
deux siècles, de recevoir sa première modification. Nul intérêt personnel
ne se trouvait en jeu : une grande aventure de la pensée venait enfin
d'aborder heureusement au rivage 21. »
Où il faut faire la part de l'emphase si particulière aux scientifiques.
Il n'en est pas moins vrai que ce fut un jour remarquable, bien difficile
pour les scientifiques britanniques qui perdaient, en quelque sorte, la pre-
mière place au Panthéon de la science ; après avoir dominé pendant plus
de deux siècles la reine des sciences, leurs héros passait dans !'Histoire.
Mais dans ce moment très symbolique, Whitehead, soucieux de rester
fair play, reste bien timide lorsqu'il précise qu'il (ne) s'agit là (que) d'une
«première modification». Où l'on sent une sorte de réticence à franchir
le pas, celui de la réfutation pure et simple de la théorie de Newton ;
modification, le terme laisse entendre que pour l'essentiel elle reste

18. F. W. DYSON, in Royal Society and the Royal Astronomical Society, 1919, p. 391.
19. S. EDDINGTON, in Royal Society and the Royal Astronomical Society, 1919, p. 392.
20. F. W. DYSON et al., 1920, p. 332. .·
21. P. FRANK, 1950, p. 217-218.
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LA DÉVIATION DES RAYONS LUMINEUX 175

valide. Ce qui ne tient pas ; ni d'un point de vue théorique, ni d'un point
de vue épistémologique. Et pourtant, d'un point de vue pratique, White-
head n'aura pas vraiment tort car la théorie de Newton, dont il ne reste
théoriquement rien au niveau des principes, va continuer à dominer la
gravitation: les calculs, les observations et les scientifiques eux-mêmes,
quasiment jusqu'aux années 1960.

La réunion ne s'était pas passée aussi simplement, aussi cérémo-


nieusement que Whitehead veut bien le laisser entendre. Après que nos
astronomes eurent posé les résultats et leur interprétation des expédi-
tions, Thomson ouvrit la discussion avec quelques commentaires. Il rap-
pela tout d'abord que, dans son Opticks, Newton avait suggéré que la
lumière était soumise à la gravitation, mais qu'une telle hypothèse ne
donnait que la moitié de la déviation prévue par la relativité générale et
aujourd'hui mesurée; puis il souligna qu'il« s'agissait du résultat le plus
important [concernant la gravitation] depuis le temps de Newton».
Thomson avait ensuite salué « non pas tant les résultats que la méthode
avec laquelle [Einstein] était parvenu à ce résultat», avant de poursuivre
en soulignant que« le point faible de la théorie [c'était] la grande diffi-
culté pour l'exprimer car « personne ne peut comprendre la nouvelle loi
de la gravitation sans une connaissance approfondie de la théorie des
invariants et du calcul des variations ». Peu après, un « simple physi-
cien » prit la parole pour enfoncer le clou, regrettant que la théorie « soit
toujours présentée d'une manière purement mathématique» et refusant
de croire« qu'une profonde vérité physique ne puisse être habillée dans
un langage plus simple 22 ».
Silberstein intervint ensuite assez longuement pour plaider la pru-
dence, terminant son intervention par une sorte de péroraison ; pointant
le portrait de Newton qui ornait le fond de la salle, il déclara non sans
emphase:« Nous devons à ce grand homme d'avancer très prudemment
en modifiant ou en retouchant Sa Loi de Gravitation», ajoutant mezzo
voce que« ce n'était aucunement là la défense d'un conservatisme aveu-
gJe 23. »
Les résultats de l'éclipse de 1919 furent d'une très grande impor-
tance pour la relativité générale ; il s'agit là d'un tournant essentiel. En
particulier, pour certains spécialistes que l'explication du périhélie de
Mercure n'avait pas convaincus, les résultats de 1919 vont constituer le
fait décisif en faveur de la relativité générale. Le résultat de 1919 fera

22. Joint Eclipse Meeting, in Royal Society and the Royal Astronomical Society, 1919,
p. 394-395.
23. L. SILBERSTEIN, in Royal Society and the Royal Astronomical Society, 1919, p. 397.
176 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

donc date, d'autant plus que, pendant près de quarante ans, l'on n'aura
guère à présenter que ces résultats-là pour défendre la relativité générale.
Des résultats qui vont en somme, petit à petit, perdre de la vigueur devant
la pâleur des autres tentatives de vérification expérimentale. Mais aussi,
l'éclipse de 1919 constitue un tournant pour l'image d'Einstein: celui de
la gloire qui vient sans doute alors plus de la bonne société que du milieu
scientifique.

En 1922, l'expédition de Lick menée par Campbell confirmera les


résultats de 1919. Les réactions dans la communauté astronomique amé-
ricaine furent diverses et, parmi quelques réactions enthousiastes, beau-
coup sont mitigées. Ainsi, Perrine ne peut pas accepter le cadre concep-
tuel de la théorie : « Toute l'affaire relativiste m'a semblé irréelle et si
purement philosophique que l'accepter serait renverser nos anciens sys-
tèmes construits auparavant avec soin et tout à fait essentiels. [ ... ] Je suis
ouvert, mais en cette matière conservateur 24. »
Curtis ne parvenait pas plus à accepter les derniers résultats : « Je ne
me sens pas prêt à avaler la théorie d'Einstein avant bien longtemps,
sinon même jamais. Je suis un hérétique 25. » Il confiait alors à un
correspondant : «Je n'ai jamais été capable d'accepter la théorie
d'Einstein. Ce en dépit du fait que d'éminents mathématiciens la consi-
dèrent comme un des plus grands progrès depuis le temps de Newton. Je
la considère comme un "cadre de référence" de rechange très bien cons-
truit, apparemment adéquat, mais aucunement essentiel, et en aucune
manière le système de référence correct. [ ... ] On ne peut se forcer à
accepter la géométrie non-euclidienne, simplement parce que cela semble
"marcher". Peut-être ai-je tort, mais il ne me semble pas pour le moment
que je voudrai jamais accepter la théorie d'Einstein, belle mais bizarre,
astucieuse mais non pas la vraie représentation de l'univers physique 26. »
Lenard vient de ressortir dans Annalen der Physik une partie de
l'article original de Soldner, une publication qui n'avait évidemment
pour but que de déconsidérer Einstein en tendant à prouver qu'en subs-
tance il avait copié Soldner. Dans les colonnes de certains journaux amé-
ricains, il est question de la fraude d'Einstein, que l'on veut faire passer
pour un« charlatan», pour« un filou 27 ».
À la demande de Campbell, Robert Trumpler, l'un des rares astro-
nomes américains spécialiste de la relativité générale, rédige une note

24. J. CRELINSTEN, 1984, p. 81.


25. Ibid., loc. cit., cf aussi J. EARMAN etc. GLYMOUR, 1980a, p. 68.
26. H. D. Curtis au DrVogtherr, 19 septembre 1923; cité par J. CRELINSTEN, 1984, loc. cit.
27. Ibid., loc. cit., 1984, p. 82. À propos de l'article de Soldner et de cette sombre affaire
Lenard, cf S. L. JAKI, 1978.
LA RELATJVITÉ VÉRIFIÉE : LA DÉVIATION DES RAYONS LUMINEUX 177

historique 28 dont la conclusion affirmera «l'indépendance du travail


d'Einstein». Trumpler notera (à juste titre) qu'Einstein n'était très proba-
blement pas au courant des résultats de Soldner. Ces travaux étaient alors
totalement oubliés et ce depuis le développement, au début du xixe siècle,
de la théorie ondulatoire de la lumière. On sait aujourd'hui précisément
qu'Einstein n'était en effet pas au courant de ces résultats-là, ce qui ne
l'empêchait pas de penser « qu'il était naturel [ ... ] que l'idée de la courbure
des rayons lumineux soit apparue au temps de la théorie de l'émission»,
ainsi qu'il l'écrivait à Freundlich en 1913 29. Eût-il été au courant de ces
calculs, il est certain que cela ne l'aurait aucunement aidé dans ses déve-
loppements. Car c'est une logique toute différente qui l'a conduit à sa rela-
tivité générale, dont la courbure des rayons lumineux n'est qu'une
conséquence ; une conséquence dont il n'a bien sûr pas lieu de s'étonner.
L'histoire du développement de la relativité générale et des techni-
ques relativistes restera relativement loin, et pour longtemps, de la logi-
que de la lumière ; nous reviendrons sur ce fait, d'ailleurs regrettable. Car
la lumière est un objet, un concept, un élément essentiel à la relativité
générale et à l'étude de ses propriétés. Comme je le montrerai plus loin
(voir chapitre 12), c'est en particulier parce que la lumière n'avait pas la
place qu'elle aurait dû avoir dans la théorie, que les trous noirs, dont les
propriétés fondamentales sont liées à la lumière, ne seront pas pensés
avant les années 1960.

Sumatra 1929
Pour ce qui concerne la vérification de l'effet de déviation de la
lumière, d'autres observations auront lieu, régulièrement. Campbell,
déçu des échecs répétés de !'Observatoire de Lick, à Brovary mais sur-
tout à Goldengale, prépara une expédition pour observer l'éclipse qui
allait traverser, le 21septembre1922, l'Australie. On en rapportera des
résultats qui confirmeront grosso modo les observations de 1919. Freun-
dlich, qui, rappelons-le, travaille sur cet effet depuis 1911, sera aussi pré-
sent sur le trajet de l'éclipse australienne mais le temps ne lui sera tou-
jours pas favorable. Le sort s'acharne contre lui. Freundlich dont il faut
comprendre l'amertume, lui qui fut trahit par la pluie, emprisonné par les
Russes, doublé par les Anglais et par les Américains. Très désireux donc,
après l'énorme succès de 1919, d'apporter sa propre contribution, il orga-
nise en 1923 au Mexique, puis en 1926 à Sumatra, des expéditions que la

28. R. TRUMPLER. 1923.


29. A. Einstein à E. Freundlich, aoOt 1913, CPE. vol. 5, p. 550.
178 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

pluie ne va cesser de contrarier. Enfin, en 1929, à Sumatra, il échappe au


mauvais sort. Mais il est aigri.
Sans doute, instruit par ses propres déboires et ceux des diverses
expéditions qu'il a pu analyser en détail, Freundlich a-t-il pris toutes les
précautions possibles, aussi bien quant au temps que quant aux instru-
ments, mais il n'a pu choisir l'éclipse. Les résultats que l'équipe rapporte
de Sumatra sont assez nettement différents des résultats attendus et vont
poser question aussi bien aux observateurs qu'aux théoriciens: 2", 24
(± O", 10): un résultat qui est trop fort et tend à réfuter la théorie d'Eins-
tein. C'est bien ce que nos astronomes posent dans la conclusion del' arti-
cle dans lequel ils publient leurs résultats deux ans après leur retour : « Il
semble donc qu'il n'y a aucun doute possible et que notre série de mesures
n'est pas compatible avec la valeur l ", 75 affirmée par la théorie 30. »
En fait, toute l'argumentation de Freundlich et de ses collaborateurs
repose sur le calcul de la barre d'erreur : il suffit de l'élargir pour que leurs
résultats soient acceptables pour la relativité; ainsi leurs 0"10 d'erreur
probable vont-ils être très discutés car, ainsi qu'ils le clament haut et fort,
ce résultat remet en cause ceux des années 1919-1922 qu'ils contestent et
donc l'essentiel de la base observationnelle même de la relativité générale.
En 1931, Freundlich expose ses résultats devant l' Astronomical
Royal Society; ses conclusions tiennent en trois points: « (.1) Une
déflexion existe (.2) Ce n'est pas celle de Newton (.3) Elle semble être
plus grande que celle d'Einstein 31. »
Eddington, présent lors de cette réunion, déclare qu'il trouve« dif-
ficile de croire que l "75 puisse être faux». Toutefois, sa confiance est
ébranlée car, dit-il, « la lumière est une chose étrange et nous devons
reconnaître que nous n'en savons pas autant à ce sujet que nous le pen-
sions en 1919 » mais, ajoute-t-il confiant, « je serais bien étonné si c'était
aussi bizarre que cela 32 ».
Chacun ne restera pas aussi calme qu'Eddington et le doute saisira
certains relativistes, et même Einstein. On peut en effet s'étonner de la
manière dont il reçoit les résultats de l'éclipse de 1929: avec une bonne
dose de philosophie ! Il est alors, et depuis le début des années 1920, bien
loin de sa relativité générale qu'il ne considère guère plus que comme
une base, une halte à partir de laquelle il va désormais tenter, inlassable-
ment, de construire une théorie nouvelle, une théorie unifiée de la gravi-
tation et de l'électromagnétisme. Profondément impliqué dans ces
recherches-là, Einstein ne semble aucunement s'émouvoir de ces anoma-

30. E. Freundlich et al., 1931 ; cité par K. HENTSCHEL. 1994, p. 181.


31. E. FREUNDLICH, in Royal Society and the Royal Astronomical Society, 1932, p. 4.
32. Ibid., p. 5.
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LA DÉVIATION DES RAYONS LUMINEUX 179

lies, car sa nouvelle théorie pourrait lui fournir des prédictions quantita-
tivement différentes du même phénomène.
Au tout début des années 1930, les conclusions de Paul Langevin,
pourtant peu suspect d'anti-relativisme, restent très prudentes: «La
déviation de la lumière par le Soleil, calculée quantitativement par Eins-
tein, a fait lobjet de vérifications expérimentales au cours des éclipses
de Soleil, en 1919, en 1922 et en mai 1929. Les résultats sont extrême-
ment difficiles à discuter en ce sens que l'on est à la limite de la précision
des mesures, surtout en ce qui concerne les étoiles un peu éloignées du
Soleil en direction ... 33 »
Lors du congrès de Berne, en 1955, le premier congrès international
consacré à la relativité générale, c'est à Trumpler (désormais le spécia-
liste incontesté de ces questions) que sera confié le soin de faire un
exposé sur l'état des observations, et ses conclusions, équivoques elles
aussi, reflètent assez bien le sentiment général : « Si l'on considère la
variété des instruments et des méthodes utilisées, le nombre des observa-
teurs impliqués, il semble justifié de conclure que globalement les obser-
vations confirment la théorie 34. »
Sans doute est-ce là,« globalement», l'opinion générale des experts,
Freundlich excepté. Une opinion qui pose, une fois de plus, la question de
la signification précise du procès de confirmation chez les scientifiques.
Un procès qui, si l'on y regarde d'un peu près, n'est jamais vraiment clos
car il arrive toujours un moment où une théorie va devoir céder sa place à
la petite dernière dont les résultats sont devenus plus précis ...
Au début des années 1950, dans la correspondance entre Born et
Einstein, on trouve un écho de cette polémique. Born a assisté à une con-
férence de Freundlich, devenu agressif au fil des ans, et s'en inquiète
auprès d'Einstein qui lui répond que « Freundlich [ ... ] ne [l']émeut pas
le moins du monde 35 ». Un calme en l'occurrence tout à fait justifié.
Pourtant, en ces années d'après-guerre, les résultats contestés de
Freundlich ne sont pas là pour arranger les affaires de la relativité générale
qui ne se porte pas si bien. Non pas qu'elle ait d'autres affaires à
affronter ; non ! Tout va à peu près bien mais ses contacts avec le réel sont
terriblement étriqués. Si l'on excepte la cosmologie où elle s'est un peu
étendue, la relativité générale a le plus grand mal à se trouver de nouveaux
résultats, de nouvelles applications, de nouveaux adeptes ; en très grande
majorité, les physiciens théoriciens préfèrent travailler sur les théories
quantiques qui leur apportent des résultats infiniment plus fructueux.

33. P. LANGEVIN, 1932, p. 227.


34. R. TRUMPLER, 1956, p. 108.
35. A. Einstein à M. Born, 12 mai 1952, in M. BORN, 1972, p. 206.
Chapitre 9

La relativité vérifiée ·
le déplacement des raies

On a souvent attribué la difficulté de la relativité générale à l'appa-


reil mathématique très sophistiqué que sa formulation précise nécessite
et sans doute est-ce là une raison essentielle à !'inquiétude diffuse qu'elle
inspire. Mais ne serait-ce pas l'arbre qui cache la forêt? Car il n'est pas
certain que ce soit là qu'il faille chercher le nœud de ces difficultés;
comme en relativité restreinte, celles-ci sont d'abord conceptuelles ainsi
que la question du troisième test va nous le montrer.
Le principe d'équivalence fonctionne un peu, on l'a vu, comme une
petite machinerie théorique qui permet de remplacer un champ de gravi-
tation par une accélération, de travailler la gravitation avec le concept
d'accélération. Ainsi peut-on poser et résoudre des questions diverses, et
tout d'abord les plus simples. La plus simple, c'est par exemple celle du
comportement d'une horloge (évidemment, encore et toujours des
horloges ! un des objets, un des concepts les plus importants, les plus
signifiants de la relativité !) dans un champ de gravitation, et donc
d'accélération. En substance, que se passe-t-il si l'on déplace une hor-
loge, si on !'accélère ; et si on la récupère plus tard pour la comparer à sa
petite sœur restée à Terre ?
Mais que se passe-t-il si une horloge est accélérée ou encore si elle
est soumise, ce qui est équivalent, grâce au principe du même nom, à un
champ de gravitation ? On pourrait comparer les temps que battent deux
horloges, l'une constamment accélérée (par exemple, par un champ de
gravitation constant), tandis que l'autre, jumelle de la première, resterait
proche de l'observateur terrestre. Ainsi pourra-t-on comparer le temps
dans des champs de gravitation différents, le champ de gravitation terres-
tre et le champ de gravitation sur le Soleil, par exemple. L'information
sera transmise sous la forme de signaux électromagnétiques. Le premier
apportera le top de midi, le second celui de midi et une minute, et l'on
182 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

pourra ainsi, recevant ces deux signaux quelque huit minutes plus tard, le
temps que soit transférée l'information depuis le Soleil jusqu'à la Terre,
savoir ce que vaut la minute solaire face à la minute terrestre de l'horloge
jumelle qui me tient compagnie. C'est là un protocole expérimental pres-
que parfait, on en conviendra. Et une expérience on ne peut plus relati-
viste.
Einstein a remarqué que l'on dispose partout dans l'univers de telles
horloges dont on peut contrôler l'allure, ce sont les périodes des atomes :
les atomes dont les raies spectrales sont de petites horloges. Rien d'éton-
nant à cela si l'on se souvient que le temps (que l'on dira évidemment
propre) peut être défini très précisément ici-bas par le battement d'une
horloge au césium. Dans un champ de gravitation, toutes ces horloges
vont être ralenties et les raies de notre atome seront décalées vers le
rouge. Le raisonnement qui conduit Einstein à cette conclusion est donc
lié à 1' équivalence entre un champ de gravitation et un repère accéléré. Il
suffit de remplacer le premier par le second et l'on est conduit, pourvu
que l'on ne fasse pas d'erreur, au résultat suivant: le décalage est direc-
tement proportionnel à la différence d'intensité des champs de gravita-
tion aux deux lieux.
Le protocole expérimental est extrêmement simple ; il suffit
d'observer une raie d'émission déterminée, un atome de sodium par
exemple, sur le Soleil et ici-bas. Les photons émis par l'atome devraient
parvenir à l'observateur terrestre, soumis à un champ de gravitation dif-
férent, avec une couleur différente de celle qu'ils ont lors de leur
émission ; leur fréquence sera décalée. Ce décalage (ou ce déplacement)
de la raie en question dans un champ gravitationnel est aussi appelé
l'effet Einstein. L'effet physique est ainsi clairement posé mais il reste
deux choses à faire: calculer la formule donnant l'effet, et détecter la réa-
lité de l'effet.

La formulation de« l'effet Einstein»

La formulation de 1' effet Einstein sera minutieuse, et même


pointilleuse; cela n'est pas vraiment surprenant si l'on y regarde de plus
près. Chacun de nos deux observateurs, que nous noterons 0 1 et 0 2, est
face à deux atomes identiques, A 1 et A2 , dont ils étudient le spectre
d'émission. Posons tout d'abord deux expériences absolument identi-
ques, l'une faite sur la Terre par un observateur terrestre (0 1 observe A 1),
l'autre sur le Soleil par un observateur situé sur le Soleil (0 2 observe A2).
Un même atome émettant une même raie est observé par un observateur
proche grâce à un même spectroscope, deux expériences purement loca-
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LE DÉPLACEMENT DES RAIES 183

les qui devraient délivrer un même résultat : la fréquence de l'atome 1 au


point 1 est donc égale à celle de l'atome 2 au point 2: V1,1 = v2,2. C'est
un premier point. Notons en passant que nous avons utilisé ici le principe
de relativité générale : la physique est la même (les réponses sont identi-
ques) quel que soit le lieu de l'expérience; ce qui n'est pas si évident car
les champs de gravitation sont différents.
Mais ce qui intéresse notre observateur terrestre, 0 1, c'est observer
l'autre atome A2, situé loin de là, dans un contexte physique différent;
et, plus précisément, de faire une mesure de la fréquence d'une même
raie du même atome, placé dans un champ de gravitation différent ; une
mesure qu'il s'agira de comparer à la mesure locale qu'il vient de faire
(0 1 observe A 1). Ainsi peut-on comparer la fréquence d'une raie déter-
minée dans des champs de gravitation différents. Il faut comparer la fré-
quence propre v1, 1 = v2,2 = v0 à la fréquence de l'atome A2 observée par
l'expérimentateur en 1, 0 1 : V1,2. Le calcul n'offre aucune difficulté algé-
brique, mais implique une analyse délicate.
Ainsi, tout est (relativement !) simple, en apparence, mais afin de
conduire ces calculs avec précision, et si l'on ne veut pas s'égarer, il nous
faut poser quatre trajectoires (comme pour le périhélie, voir chapitre 7):
tout d'abord, celles de chacun des deux atomes que l'on suppose ici au
repos dans des champs de gravitation différents (ce qui n'empêche qu'il
faut en décrire le mouvement, fût-il le repos qui n'est que relatif!), puis
celles des deux signaux électromagnétiques (des trajectoires des pho-
tons) faisant transiter l'information, c'est-à-dire les «tops» permettant
de définir la période, correspondant par exemple aux crêtes des signaux.
Ces trajectoires doivent être évidemment écrites dans un système de
coordonnées particulier. Il faut alors prendre garde à ne pas confondre le
temps-coordonnée et le temps propre, une précaution élémentaire en
relativité générale, qui n'était pas toujours scrupuleusement observée,
durant la première moitié du siècle. La formule finale s'écrit très
simplement :

oc-
GM
rc2

La variation de fréquences est proportionnelle au potentiel de gravi-


tation subi par l'atome, GM/rc2. Ce n'est pas là un exercice bien diffi-
cile; il suffit d'être attentif, de ne pas confondre temps propre et temps-
coordonnée, de bien distinguer nos deux observateurs et nos deux atomes,
de ne pas se perdre dans les indices ; il n'y a rien là d'impossible à un théo-
ricien scrupuleux. Encore faut-il prendre la question par le bon bout.
Pourtant, ne reste-t-il pas quelques questions délicates? Ainsi
avons-nous supposé que la fréquence propre est invariante. Monsieur de
184 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

La Palice en aurait dit autant. Sans doute ; mais nous avons supposé que
la fréquence (de la raie d'un atome) est un invariant. Et il s'agit là d'une
hypothèse. Einstein suppose que chaque fréquence de chaque raie de
chaque atome est la fréquence propre : mesurée par un observateur qui
lui est proche son résultat sera toujours le même quel que soit le champ
de gravitation qui leur est commun. La raie jaune d'émission du sodium
mesurée par un observateur au repos par rapport à l'atome sera toujours
de 5 893 angstrôms. Il s'agit d'une hypothèse qui doit se vérifier et qui
se vérifie, directement ou indirectement. Mais il faut insister sur le fait
que l'hypothèse selon laquelle les fréquences des raies des atomes sont
des invariants n'est pas mince. Il s'agit là d'une hypothèse centrale à la
théorie, à la physique, sur laquelle toute expérience sur les fréquences est
nécessairement basée.
On !'a vu, et je !'espère, on en est convaincu : la démonstration de
la formule donnant l'effet Einstein, le troisième test de la relativité géné-
rale, n'est pas techniquement parlant bien complexe. Mais elle est déli-
cate. Plus d'un de nos distingués experts, spécialistes, professeurs, s'y
sont laissé prendre. Je n'entrerai pas ici dans la liste des erreurs de rai-
sonnement, de calcul, de pensée, que l'on trouve à cet égard dans la lit-
térature. Cela a été fait et donne à réfléchir. Afin de convaincre ceux qui
pourraient en douter, reprenons simplement cette anecdote de Hendrik
Casimir, qui eut Wolfgang Pauli pour professeur. Pauli, l'auteur d'un des
premiers ouvrages, un livre brillant, sur la théorie : « Maintenant, je me
souviens qu'alors tandis [que Pauli] exposait ce que l'on appelle déca-
lage vers le rouge, il obtint une expression avec le mauvais signe, qui
signifiait un décalage vers le violet plutôt que vers le rouge. Il commença
alors à marcher de droite à gauche devant le tableau, marmonnant, effa-
çant un signe plus, le remplaçant par un signe moins, le changeant à nou-
veau en un signe plus et ainsi de suite. Cela dura un certain temps jusqu'à
ce qu'il se tourne à nouveau vers l'audience pour dire: "J'espère que
vous avez maintenant tous clairement compris qu'il s'agit bien d'un
décalage vers le rouge" 1. »
Quel élève n'a pas subi pareille scène, quel professeur n'a pas vécu
pareilles affres. Il suffit de n'avoir pas soigneusement préparé son cours ;
cela arrive aux meilleurs. Simplement, en relativité générale, cela arrive
plus qu'ailleurs. Et cela demande que l'on y réfléchisse. On peut com-
prendre que cela survienne durant un cours, mais pourquoi trouve-t-on
dans les manuels tant d'erreurs de ce type? Des erreurs qui ne provien-
nent généralement pas simplement d'une faute de signe mais bien plus
souvent de ce que le problème est mal vu, mal posé, mal pensé ; on con-

1. H.8.G. CASIMIR. 1983, p. 137-138.


LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LE DÉPLACEMENT DES RAIES 185

fond temps-coordonnée et temps propre, un atome avec l'autre. Mais,


comme Pauli, on retombe sur ses pieds et on retrouve parfois, miraculeu-
sement, la formule. Tous les grands de ce petit monde s'y sont laissé
prendre, Einstein le premier, von Laue que je citai dans l'introduction,
Hermann Weyl, l'un des auteurs les plus sérieux, Eddington lui-même.
Que penser de cela ? Que nos meilleurs spécialistes ne sont pas très
sérieux ? Ce serait sans doute une conclusion amusante mais à cette
échelle peu convaincante. Qu'ils ne dominent pas leur sujet? Ce serait
aller un peu trop loin. Mais alors, que se passe-t-il ?
En fait, les difficultés sont de deux ordres. Conceptuelles tout
d'abord: prendre garde à bien poser le problème ; prendre le temps de
bien le poser, de bien l'analyser, de ne pas confondre les points de vue,
ni les coordonnées. C'est souvent là que nos auteurs s'égarent. En second
lieu, même si finalement il s'agit parfois d'une simple règle de trois, il
faut accepter, malgré l'apparente simplicité de la question, qu'il s'agit
d'un problème complexe, d'une question délicate qui ne peut se régler
sans précautions.
À ce niveau, il y a peut-être parfois, chez nos distingués professeurs,
un rien de suffisance ; face à un problème en apparence très, très simple,
ils veulent aller vite et pensent pouvoir faire cela dans l'instant, et con-
clure aussitôt. D'ailleurs, ne parviennent-ils pas finalement tous (ou pres-
que) à la bonne formule ? La musique est bien connue et c'est celle de
Pauli : «J'espère que vous avez bien compris que ... »Bref, rendez-vous
au point d'orgue; Dieu reconnaîtra les siens.
Les experts se trouveront certainement plus à l'aise face à un pro-
blème plus technique, qui se déroulera sur plusieurs pages et où l'algèbre
les conduira sans risque d'erreur; il suffira de refaire pas à pas le calcul,
pourvu que le problème soit bien posé ! Ce qui nous ramène à notre pre-
mier point et c'est bien là une des difficultés majeures de la théorie;
choisir les bons concepts, les concevoir clairement, bien comprendre ce
qui est invariant et ne pas se laisser prendre par la relativité de la formu-
lation choisie, ne pas se laisser drainer par le système de coordonnées
auquel on attache machinalement une signification physique immédiate.
Il n'est pas si simple de penser cet espace-temps-là.
Ce qui n'est d'ailleurs pas sans nous rappeler quelque chose : des
problèmes de jumeaux car, aussi bien que nos atomes, no& horloges sont
identiques, jumelles. Ce paradoxe des jumeaux est un exemple frappant
et bien connu de la difficulté à penser, à accepter la relativité (restreinte
aussi bien que générale), qui a fait couler beaucoup d'encre et fut long-
temps contesté par des spécialistes de poids. Il s'agit d'un problème tout
à fait parallèle à notre question d'atomes, mettant en scène deux jumeaux
qui partent d'un même lieu mais ne voyagent pas sur le même bateau,
186 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

l'un d'eux prenant une fusée, pour se retrouver un peu plus tard au même
lieu que son« besson». Vu le caractère homogène et isotrope de l'espace
de la relativité restreinte dans lequel se déroulent ces voyages, comment
est-il possible que l'un vieillisse plus que l'autre alors qu'ils vont se
retrouver au même lieu un peu plus tard? La situation n'est-elle pas
symétrique? Elle semble symétrique. Pourquoi donc l'un vieillirait-il
plus que l'autre? Et pourquoi pas l'autre plus que l'un, si je puis dire?
C'est qu'ils n'ont pas fait le même voyage et qu'ils peuvent se retrouver
au même lieu sans pour autant que les durées propres de leurs voyages
soient égales. Ils ont parcouru dans l'espace-temps des chemins diffé-
rents, chacun accompagné de son temps propre qui s'inscrit sur« l'hor-
loge-qu'il-tient-à-la-main»: ils n'ont pas le même âge à l'arrivée. Là
aussi il y a plusieurs temps, des temps-coordonnées et des temps propres,
qui seuls ont un sens physique. Des expériences de ce type ont été effec-
tivement réalisées grâce à des horloges identiques embarquées sur des
avions ou des satellites. Elles ont permis de vérifier le phénomène de
ralentissement des horloges.
La relativité, qu'elle soit restreinte ou générale, suppose que l'on
compare (au moins) deux situations, le quai et le train, le Soleil et la
Terre, et que l'on passe de l'une à l'autre sans vertige, sans s'y perdre.
Ce n'est pas si simple et l'histoire de la relativité nous montre que les
experts aussi bien que les étudiants ou le public, chacun, et parfois même
Einstein, a du mal à s'y retrouver. Il en va ainsi du paradoxe des jumeaux,
que l'on n'a pas nommé paradoxe sans raison ou, même de la démons-
tration de ce troisième test où s'expriment des difficultés analogues. Les-
quelles ne sont pas des difficultés techniques (les démonstrations de cet
effet n'ont rien de complexe d'un point de vue mathématique), mais des
difficultés conceptuelles. La difficulté de bien voir le problème, de le
bien poser, de mat"'triser la nouveauté des concepts.
La relativité oblige le physicien à passer, au cours de son discours,
d'un système à un autre, d'un point de vue à un autre, et il n'est pas si
simple d'y bien résister. Il ne faut pas s'y perdre. Dans l'espace-temps de
la relativité (restreinte ou générale) il n'y a pas de temps absolu et il faut
accepter que le seul temps physique, le temps propre, soit fonction du tra-
jet réel. Évidemment, rien de tout cela ne peut se passer en théorie de
Newton où Dieu tient le temps et veille à ce que la part de chacun soit
égale.
En fait, nous connaissons tous bien ce genre de difficulté; n'est-il
pas difficile de se représenter le mouvement de la Terre autour du Soleil ?
Voir le phénomène de la durée du jour ou celui des saisons n'est pas de
tout repos et il y faut des représentations particulières qui permettent de
choisir le bon point de vue, géocentrique ou héliocentrique selon le cas.
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LE DÉPLACEMENT DES RAIES 187

Mais en relativité générale, on ne dispose pas, comme en théorie de New-


ton, du regard de Dieu, de cet espace absolu dans lequel chaque objet,
chaque observateur, a une place, un mouvement, un temps bien définis.
Les objets semblent flotter dans un espace quelque peu irréel : ils sont en
quelque sorte en chute libre. Ainsi que je l'exprimai un peu vertement
dans le chapitre premier, il s'agit de passer d'un train à un autre tout en
surveillant le contrôleur sur le quai. Rien d'étonnant à ce qu'il y ait quel-
que chose de particulièrement délicat dans ces raisonnements ; il faut
passer d'un système de coordonnées à un autre, revenir au premier, etc.
alors que tout cela se ressemble terriblement. On est bel et bien dans le
relatif et apparaît un manque, un manque d'absolu, d'invariant, de repère.
D'où un sentiment de perte de repère qui génère une sorte de malaise et
parfois même d'angoisse, dont on se défend de diverses manières.
Ce peut être en éludant le problème, ou en le réglant trop légère-
ment, en somme en refusant d'y faire face; c'est la fuite, un sentiment
d'urgence qui vous propulse vers la sortie, la formule: passons vite à
autre chose, tout cela est bien connu; et c'est probablement ce qui est
arrivé à Pauli. Soit en revenant à un point de vue quasiment newtonien,
et ce sera l'une des solutions très longtemps préférées par les relativistes
de cette première génération, qui vont cultiver une vision néo-newto-
nienne de leur théorie : en quelque sorte, en refusant l'essence même de
leur théorie. Soit encore en faisant face à ces questions, à ces problèmes
dans leur relative complexité; on utilise alors une artillerie un peu
lourde, on multiplie les précautions et on tente d'appréhender les problè-
mes plus calmement, plus simplement. Voilà bien pourquoi il faut pren-
dre soin de poser chaque observateur, chaque atome, chaque trajectoire,
doucement, calmement.
Mais comment ne pas s'inquiéter aussi des pauvres étudiants qui ont
dû apprendre la relativité dans un pareil bourbier ? C'est que la physique
n'est pas une mathématique, pas seulement, et que la rigueur ne vient que
peu à peu, lentement. C'est progressivement que des pratiques claires,
définies, se mettent en place. En attendant, il n'est pas rare qu'un peu de
flou ou même de pagaille règne. Ce qui ne veut pas dire que la théorie
soit fausse.
En attendant, les premières générations nagent, surnagent, ou se
noient. Curieusement, il faut une souplesse certaine pour ne pas craquer
face à une théorie dont la présentation, l'interprétation peut sembler, au
premier abord, contradictoire, paradoxale. Et les meilleurs spécialistes ne
sont pas les plus stricts : pour bien faire ce métier, il faut (aussi) savoir
passer les obstacles, laisser quelque imprécision de côté, ce qui ne signi-
fie pourtant pas qu'on les accepte à demeure. Einstein ne répugnait pas à
faire des bonds conceptuels ou techniques assez osés (il laisse alors la
188 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

démonstration à ses collègues) et parfois très discutables, sinon pour la


bonne cause, du moins pour une cause qu'il estimait alors être la bonne.
Car il arrive souvent qu'une interprétation prometteuse aille avec un cer-
tain flou de la trame conceptuelle et même avec des pratiques mathéma-
tiques quasi douteuses.
Faut-il pour autant rester tout à fait intransigeant et n'avancer qu'à
coup sûr ? Certainement pas, et il faut pouvoir accepter le flou de certai-
nes idées pour avancer. Trop d'exigence serait tout à fait stérilisant. Ainsi
ces erreurs ou ces inexactitudes à répétition que nous repérons n'ont-elles
guère gêné nos spécialistes car ils espéraient qu'ils pourraient y remé-
dier. Une théorie physique ne naît pas tout armée de la cuisse d'Einstein-
Jupiter. Elle se fait petit à petit et bien du monde y concourt. Comme le
dit Kuhn dans ses Révolutions scientifiques: «C'est à des opérations de
nettoyage que se consacrent la plupart des scientifiques durant toute leur
carrière 2 ».Et c'est grâce à ces travaux que la théorie progresse, se sim-
plifie, se« refond». Et qu'elle devient peu à peu plus abordable, car on
met en forme des outils, des pratiques, des interprétations plus cohéren-
tes, plus claires, plus simples. Mais sans doute nos experts avaient-ils
autre chose à faire et préféraient-ils une «bonne » heuristique (presque
nécessairement ambiguë) à une démonstration de plusieurs pages où la
physique se serait dissimulée derrière un formalisme quelque peu étouf-
fant. Mais que devant ces démonstrations floues, erronées ou ambiguës,
les étudiants les plus fragiles aient craqué, on le comprend.
C'est que ces démonstrations ont alors deux fonctions essentielles.
La première est une fonction heuristique: il s'agit de comprendre et de
faire voir, de montrer comment fonctionne la théorie, de la « sentir » ; la
seconde, c'est d'en écrire les lois (ce qui est donc fait malgré des erreurs
parfois répétées) et aussi d'assurer la maîtrise de la théorie sur le plan des
enchaînements logiques (donc !). Or ce qui importe d'abord et avant tout,
pour un manuel de physique, c'est l'heuristique, c'est de comprendre
comment cela fonctionne ; Einstein est un maître en la matière et de mul-
tiples points de vue ne sont pas inutiles.
Quant à la seconde fonction de ces démonstrations, elle a pour objet
de nous assurer que tous les cheminements logiques, mathématiques, for-
mels, conceptuels, sont impeccables, peuvent être développés de A à Z
sans défaillance. Bref, que les concepts sont clairs, bien ordonnés, liés à
des variables ou des observables limpides, que le lien entre le plan
mathématique et le plan physique est sainement posé (ce qui n'est pas
toujours si simple). Car une fois que l'on est sûr (autant que faire se peut)
que la structure conceptuelle de la théorie est sans ombre, il faut vérifier

2. T. KUHN, 1972, p. 40.


LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LE DÉPLACEMENT DES RAIES 189

que les liens d'ordre mathématique entre les variables représentant les
concepts physiques sont parfaitement agencés. Il s'agit alors de s'assurer
que l'espace mathématique de la théorie est cohérent. Cette refonte de la
théorie prend généralement beaucoup de temps, d'énergie et de place
dans les usuels de la discipline ; il y faudra des décennies. Voilà qui,
aujourd'hui, est à peu près atteint. Mais comprendre? il faut s'y atteler
tout de suite ! Et s'assurer que l'effet physique est bien là.

L'observation du troisième test


Einstein a tôt l'idée de comparer les fréquences d'émission des raies
d'atomes sur le Soleil et sur la Terre. C'est qu'un décalage des raies
d'émission d'un spectre sur le Soleil était observé avant le début du siècle
mais sans qu'on en connût vraiment la raison. Il ne s'agissait pas, et là
encore moins qu'ailleurs, d'un phénomène simple à analyser et les astro-
physiciens allemands aussi bien que les spectroscopistes français doute-
ront assez généralement qu'il puisse s'agir de l'effet envisagé par Eins-
tein. Rien de moins sûr que ce léger décalage soit dû à la gravitation, car
de nombreuses autres raisons pouvaient être avancées pour !'expliquer ;
des raisons liées à la physique du Soleil que l'on connaissait bien mal à
travers des phénomènes dus à la pression, à la dispersion, à la largeur des
raies.
Lorsqu'il en vient à la question du décalage, Einstein écrit à un phy-
sicien de l'Université d'Utrecht qui soutient que le déplacement vers le
rouge des raies d'absorption du Soleil que l'on observe alors peut être
attribué à un phénomène de dispersion. Si tel est le cas, lui confie Eins-
tein, alors « [ma] chère théorie est bonne pour la corbeille 3 ».
Ce n'est que le tout début d'une longue et délicate histoire. La véri-
fication de l'effet Einstein sur le Soleil n'ira pas de soi, c'est le moins que
l'on puisse dire. Entre 1915 et 1919, de nombreuses mesures seront fai-
tes avec des résultats dont l'interprétation sera très généralement
négative; mais, dès 1919, des mesures faites sur le Soleil par des spec-
troscopistes allemands semblent aller dans le sens d'Einstein. Bientôt, les
spectroscopistes français apportent eux aussi des résultats intéressants.
Le vent tourne. Et l'on peut se demander, l'on s'est demandé, si, indirec-
tement, les résultats de l'éclipse de 1919 n'y sont pas pour quelque chose.
La relativité générale ainsi vérifiée, acceptée, il fallait bien que !'effet de
décalage existât et fût observé. Einstein restera éternellement optimiste
quant au décalage vers le rouge. Il y croit. En décembre 1919, il écrit à

3. A. Einstein à W. Julius, 24 août 1911, CPE, vol. 5, p. 313.


190 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Eddington : « Je suis persuadé que le décalage vers le rouge des raies


spectrales est une conséquence absolument impérieuse de la théorie de la
relativité. S'il était prouvé que cet effet n'existait pas dans la nature, alors
la théorie entière devrait être abandonnée 4. »
C'est aussi l'avis de Silberstein dont le raisonnement est pourtant en
quelque sorte inverse: le résultat de l'éclipse est douteux parce que le
décalage n'est pas observé. Ainsi, pendant la réunion de novembre 1919
réunissant la Royal Society et la Royal Astronomical Society, il déclare
avec l'emphase qui le caractérise: «Il est antiscientifique d'affirmer
pour l'heure que la déflexion, dont j'admets la réalité, est due à la gravi-
tation. [ ... ] La découverte faite lors de l'expédition de l'éclipse, aussi
belle soit-elle, ne prouve pas dans ces circonstances la théorie
d'Einstein. »
Puis après avoir rendu un hommage emphatique à Newton, il en
vient au troisième test : « Si le décalage reste inobservé comme à présent,
toute la théorie s'effondre ... 5 »
Un effondrement qu'il aimerait sans doute voir se produire, qu'il
attend avec quelque volupté. Il serait naïf de croire que tout le monde
applaudit aux succès d'Einstein. Évidemment pas. Ce sont des hommes
après tout, que de temps à autre la jalousie mène tout aussi bien que
d'autres. Et puis, n'y a-t-il pas parfois quelque plaisir à la chute des
grands, une chute d'autant plus spectaculaire que le funambule a posé
plus haut ses câbles ; une chute qui annoncerait aussi que la place est
libre pour vos propres idées. Et puis, il y a d'ailleurs tant de raisons pour
refuser cette théorie si complexe !
Mais pour en revenir au décalage, il est clair que, même si les
démonstrations menant à la formule de l'effet ne sont pas parfaites, son
existence, sa cohérence, sont acceptées par tous, et chacun s'accorde à
penser que la pérennité de la théorie en dépend.
L'effet de décalage spectral étant, comme les deux autres effets
classiques de relativité générale, en 2GM/rc2, cela donne, au bord du
Soleil, un effet de variation de fréquence, un décalage, de l'ordre de
I0--6; c'est là un effet très faible par rapport à d'autres effets attendus ou
possibles et il serait important de trouver des conditions où ce terme
serait plus fort : par exemple, sur une étoile plus massive ou de rayon plus
faible que le Soleil. C'est précisément ce qui va se passer en 1925. Un
nouveau champ d'action s'ouvre alors au troisième test: les naines
blanches.

4. A. Einstein à S. Eddington, 15 décembre 1919; cité par J. EARMAN etc. GLYMOUR.


1980b. p. 199.
5. L. StLBERSTEIN, in Royal Society and the Royal Astronomical Society, 1919. p. 397.
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE : LE DÉPLACEMENT DES RAIES 191

On connaît assez bien alors les caractéristiques du Compagnon de


Sirius, une étoile qui, comme son nom l'indique, orbite autour de Sirius
et avec laquelle elle forme un système d'étoiles doubles. Grâce à diverses
observations, orbitales et spectroscopiques, on est, à juste titre, persuadé
que le Compagnon de Sirius a une masse proche de celle du Soleil avec
un rayon plus petit que celui d'Uranus; d'où une densité énorme, de
l'ordre de 60 000 g/cm3. On mettra longtemps avant de comprendre
comment une telle étoile peut être en équilibre. Notons à ce propos que
c'est la première fois que l'on observe des objets stellaires aussi exoti-
ques, aussi particuliers, et c'est un chapitre essentiel de l'histoire de
l'astrophysique qui s'ouvre ici, l'astrophysique relativiste, sur laquelle
nous reviendrons (voir chapitre 15). Le potentiel de gravitation
(2GM/rc2) est donc 6, pour le Compagnon de Sirius, trente fois plus
important que celui du Soleil et c'est l'occasion de mieux vérifier l'effet
Einstein. Dès 1925, à la demande d'Eddington, un astronome de !'Obser-
vatoire du mont Wilson, mettra en évidence un décalage, précisément de
l'ordre de grandeur de l'effet prédit par la théorie; Eddington exulte:
« [ ... ] Le professeur Adams a fait d'une pierre deux coups, écrit-il, il a
exhibé un nouveau test de la théorie de la relativité générale d'Einstein
et il a confirmé notre conjecture selon laquelle de la matière 2 000 fois
plus dense que le platine n'est pas seulement hypothétique mais est vrai-
ment présente dans l'univers 7. »
Les résultats d' Adams seront confirmés; bien plus tard, des résul-
tats parallèles concerneront Eridani, une naine blanche elle aussi, et
apportant une nouvelle mesure compatible avec l'effet Einstein, dont le
dossier s'est quelque peu épaissi au fil des ans. Mais tel n'est plus alors
le cas des mesures concernant le Soleil, qui n'emportent plus la
conviction : à Berne, en 1955, on juge que « la confirmation de la théorie
par les observations solaires n'est pas très convaincante 8 ».
Ainsi, après quarante ans d'observations difficiles, la situation reste
confuse pour ce qui concerne l'effet Einstein. Sa confirmation doit faire
face à un réseau complexe d'hypothèses diverses, d'effets variés, de
grandeurs mal connues (hypothèses sur les mécanismes solaires, sur le
rayon et la masse des naines blanches ... ) ; un réseau dans lequel la rela-
tivité générale n'est pourtant pas forcément le maillon le plus faible. Et
chacun attend avec quelque impatience que de nouvelles investigations
puissent être menées.

6. Cf. encadré 5. chapitre 7.


7. S. EDDINGTON. 1926, p. 173.
8. R. TRUMPLER, 1956, p. 109.
192 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

On comprend dès lors le choc et l'espoir que représente en 1960


l'expérience de Pound et Rebka qui, grâce à un effet récemment décou-
vert par un physicien nucléaire, pennet de vérifier expérimentalement et
bientôt avec une précision de 1 % l'effet de décalage des raies ! L'expé-
rience est réalisée à Harvard sur une hauteur de 22,5 mètres seulement.
Une bonne nouvelle qui est annoncé dans l' American Journal of Physics
sur un ton quasi biblique: «Voici des jours excitants: la théorie de la
gravitation d'Einstein, sa théorie générale de la relativité de 1915, est
passée du royaume des mathématiques à celui de la physique. Après
40 ans de maigres vérifications astronomiques dispersées, de nouvelles
expériences terrestres sont possibles et sont projetées 9. »
Et chacun se félicitera de ces résultats qui permettent, enfin, de rom-
pre avec quarante ans de morosité.
En 1971, de nouvelles mesures de décalage concernant Sirius B
sont publiées. Elles infirment largement les résultats précédents
puisqu'elles attribuent au compagnon de Sirius un décalage cinq fois plus
grand que dans les années 1920. Mais elles confirment pourtant la relati-
vité générale. En effet, le rapport masse/rayon qui permet de calculer ce
que l'on nomme pudiquement la prédiction théorique a varié entre-
temps, et, suite à de nouvelles mesures, dans la même proportion que le
décalage spectral. .. Depuis, de nouvelles études ont montré que tout cela
n'était pas vraiment convaincant; mais désormais la relativité générale a
d'autres atouts dans son jeu ...

Un quatrième test introuvable

L'histoire de la vérification des trois tests classiques de la relativité


générale fait penser au jeu de go. Comme dans ce jeu de stratégie, il faut
occuper l'espace et tenir sa place. Le périhélie de Mercure représente en
somme une sorte de base minimale sur laquelle la théorie s'appuie depuis
sa création. Mais la concurrence est rude et, même si elles sont loin d'être
aussi convaincantes que la relativité générale, d'autres constructions
théoriques expliquent, on l'a vu, cette anomalie.
Après 1919, la situation change car la relativité générale, en éten-
dant son réseau observationnel, en s'appuyant sur d'autres résultats, a fait
monter les enjeux. Il faut dès lors que toute théorie concurrente (car
même si je n'en parle guère ici, il y a une certaine concurrence et plu-
sieurs joueurs sur le champ) explique aussi la déviation de la lumière

9. A. SCHILD. 1960. p. 778.


LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LE DÉPLACEMENT DES RAIES 193

dans un champ de gravitation et le troisième test. La place de la relativité


sur l'échiquier est mieux assise. Plus ou moins sérieusement contestés,
ces résultats ne sembleront parfois tenir que peu de temps avant de
réapparaître : c'en est assez pour attendre que les choses s'arrangent. Et
elles s'arrangent un moment, avant une nouvelle rechute. Mais le périhé-
lie tient toujours ... Et aucune autre théorie relativiste de la gravitation
n'arrive à faire vraiment mieux que celle d'Einstein. Bref, la situation
observationnelle de la théorie reste, jusqu'à la fin des années 1950, ins-
table mais néanmoins favorable à la théorie d'Einstein. Indubitablement,
elle est la théorie qui permet de rendre compte le moins mal de la situa-
tion observationnelle. Et, en fait, on ne lui en demande pas plus.
C'est donc par un complexe processus d'étayage mutuel que s'est
construit et affermi le consensus empirique concernant la théorie d'Eins-
tein. Le périhélie bien sûr va en constituer le socle, qui tient d'ailleurs
aussi bien à la précision de ce test (et même à la coïncidence des chiffres)
qu'au caractère imprévu de ce succès, ou encore à l'absence de toüt para-
mètre arbitraire. Mais c'est à coup sûr le deuxième test qui, dès 1919,
emporte la conviction, et lorsque, ensuite, la précision des chiffres sem-
ble faire défaut, le périhélie reprend le relais.
En somme, premier et deuxième tests se complètent, se conjuguent
pour réfuter la théorie de Newton et assurer à la relativité générale le droit
à l'existence. C'est un processus dans lequel d'autres éléments, aussi
bien théoriques (la vérification toujours meilleure de la relativité res-
treinte qui rend d'autant plus indispensable une théorie relativiste de la
gravitation) qu'empiriques (les expériences d'Eütvos quant au principe
d'équivalence), jouent un rôle qui, sans être toujours perçu comme cru-
cial, n'en est pas moins essentiel et pas seulement chez Einstein.
Quant à !'effet Einstein, il occupe une place singulière. Plus que
tous les tests, il est indispensable à la survie de la relativité générale, mais
il n'est que fort peu une vérification de la théorie. Face aux théories de la
gravitation concurrentes, c'est le moins sensible des trois tests classi-
ques, puisque beaucoup d'entre elles le prévoient aussi bien que la rela-
tivité générale. À l'inverse, c'est un test extrêmement important car sa
non-vérification impliquerait la réfutation de toute une classe de théories,
dont la générale.

Tout au long de son histoire, la relativité générale n'a jamais été


sérieusement mise en défaut, et parvient honorablement, et en somme
mieux que toute autre théorie concurrente, à rendre compte du champ
observationnel qu'elle tend à couvrir; un champ relativement mince cer-
tes, limité comme toujours par les techniques disponibles aussi bien que
par l'état de la prospective théorique; mais, dans ces bornes banales, un
194 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

champ dont elle rend fort bien compte au niveau qualitatif, ce qui ne
signifie pas qu'elle le couvre parfaitement bien au niveau quantitatif.
Les spécialistes sont toutefois unanimes à déplorer les difficultés
spécifiques liées à l'observation des effets propres à la théorie. Entre
l'éclipse de 1919 et lexpérience de 1960, si lon met à part le domaine
cosmologique dont nous reparlerons au chapitre 15, le champ observa-
tionnel de la théorie, toujours limité à ses trois tests, reste décevant. C'est
là un manque, avant tout lié à l'étonnante proximité de la théorie de New-
ton qui, après plus de deux siècles d'hégémonie, ne laisse à toute théorie
de la gravitation concurrente qu'une marge infime pour se déployer
empiriquement.
Face aux trois tests classiques, de nombreux calculs ont été faits,
avant le renouveau des années 1960 pour tenter d'appliquer la relativité
générale à d'autres problèmes: qu'il s'agisse de l'accélération séculaire
de la Lune, du déplacement de l'orbite de Mars, du niveau atomique ou
de leffet de lentille gravitationnelle, des ondes gravitationnelles, du
mouvement du périhélie de la Terre, ou faisant appel à un gyroscope,
sans parler bien sfir du champ cosmologique sur lequel nous reviendrons.
Mais il f11ut dire qu'il s'agit en substance d'expériences de pensée, tant
on est loin de pouvoir atteindre techniquement la précision requise pour
que des effets spécifiques soient décelables. C'est alors un quatrième test
introuvable !
Bref, sans être aucunement catastrophique pour la relativité géné-
rale, la situation n'est guère brillante pour ses rares spécialistes. L'année
1955 est sans doute décisive à ce propos, symboliquement car c'est
l'année de la mort d'Einstein, mais aussi parce que c'est à cette époque
qu'émerge une nouvelle génération qui va prendre durement conscience
de la situation de la discipline. Une situation dont les aînés ont, bon gré
mal gré, pris leur parti.
La profonde crise qu'a traversée la relativité générale a laissé de
nombreuses traces dans les esprits et chacun va chercher à en analyser les
causes afin de tenter de faire définitivement sortir la spécialité de
l'ombre. L'expérience, l'observation, ce sera dès lors un thème privilé-
gié, une volonté bien arrêtée, une nécessité vitale, un thème qui plus que
tout autre marque le début du renouveau. Pas un livre, pas une revue qui
ne fasse allusion aux prédictions empiriques de la théorie, à ses tests
encore trop maigres, et qui ne pose la question du champ où la théorie
puisse se développer.
L'opinion de Dicke, un expérimentateur qui vient de la physique
quantique, correspond plus que toute autre à une volonté de renouveau.
Il vient aux théories relativistes de la gravitation avec la ferme intention
de remettre la théorie d'Einstein dans le droit chemin expérimental. Par-
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LE DÉPLACEMENT DES RAIES 195

tout où il interviendra, il dénoncera avec vigueur «l'indigence de la


preuve expérimentale», et comme« une chose affligeante[ ... ], le man-
que de contacts avec l'observation et les faits expérimentaux 10 » ou
encore avec l'ambition de neutraliser« l'incontestable tendance [de] la
relativité générale à se développer en une science formelle, séparée à la
fois des observations et du reste de la physique I 1 ».
Ainsi est-ce à une action déterminée sur le milieu qu'il se consacre,
une action tendant à déplacer délibérément le centre de gravité des
recherches vers l'expérience, mais aussi l'idéalisme implicite des relati-
vistes vers une vision phénoménologique, positiviste des théories de
gravitation.

10. R. H. Dicke dans plusieurs articles de la fin des années 1950. début des années 1960 :
R. H. DICKE. 1957, p. 363; 1962. p. 3.
11. Idem, 1964, p. 7.
Chapitre JO

La traversée du désert 1

J'ai présenté dans la première partie de ce livre l'interprétation clas-


sique de la théorie de la relativité générale. Classique ? Dans la mesure
où elle s'étend sur la première partie de la vie de la théorie, disons de sa
naissance en 1915 aux années 1960, dans la mesure aussi où, curieuse-
ment, elle n'est pas sans lien avec la théorie newtonienne. Dans une
seconde partie, à partir du prochain chapitre, j'en viendrai à l'interpréta-
tion contemporaine; mais, auparavant, il n'est pas inutile de s'arrêter un
moment sur la manière dont la théorie a été vécue dans sa période classi-
que avant que son interprétation ne change, précisément dans les années
1960, assez radicalement. Vécue! Un bien grand mot, me direz-vous,
pour une théorie faite de principes, d'équations et d'observations. Pas
vraiment. Une théorie est avant tout faite de la manière dont elle est pen-
sée, dont elle est comprise, dont elle est interprétée, bref, dont elle est
vécue. C'est qu'une théorie doit être interprétée pour être appliquée, et
l'on ne peut guère la définir en en donnant simplement les règles ; des
règles qui sont infiniment plus complexes, plus fluides qu'il n'apparaît
au premier abord ; une théorie n'existe guère que dans l'esprit, l'opinion,
le jugement de ses experts, comme une œuvre d'art en quelque sorte. Iso-
lée, oubliée, sans applications théoriques ou pratiques, elle est comme un
livre perdu au fond d'une bibliothèque, que personne ne lirait, n'aimerait,
dont on n'aurait aucun besoin. Bref, une théorie vit, elle est à comprendre
dans l'esprit de ses experts, à un moment donné de sa vie. Et, parallèle-
ment à la manière dont les générations d'experts la comprennent, sans
même que ses équations ne varient, elle évolue. On peut en dire autant
des tableaux de Van Gogh dont la signification a changé au fil des temps

1. Ce chapitre ainsi que le suivant sont largement basés sur un de mes articles où l'on trouvera
une analyse plus détaillée qu'ici même: J. EtSENSTAEDT, 1986.
198 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

ou des pièces de Molière dont la réalité est celle de ses fervents disciples,
de ses détracteurs. Un ouvrage, un livre, un tableau n'existeraient-ils
qu'en fonction de leur public? Et de leur auteur bien sûr. Mais à part
cela, ne se réduisent-ils pas à leur réalité physique : du papier, de la toile,
un peu d'encre, d'huile et de pigments au fond d'un grenier. Nous voilà
à la relativité ... de la relativité ! La relativité n'existerait donc que
relativement aux relativistes. Et ce serait (presque) vrai si la nature, le
réel, n'avait son mot à dire, un mot que les relativistes sont là pour inter-
préter.
Moins que toute autre théorie physique, la relativité générale ne naît
pas tout armée de la cuisse d'Einstein-Jupiter. Chacun va vouloir dire son
mot, défendre son interprétation, concourir à l'évolution de la théorie.
Car si la théorie reste quant à ses équations fondamentales telle qu'on la
connaît (tout au moins depuis 1917 lorsque Einstein lui ajoute cette
fameuse constante cosmologique, voir chapitre 15), elle évolue. Sous la
pression des faits observationnels qu'elle concourt à exprimer, sous celle
des travaux théoriques, sous la pression des applications auxquelles elle
donne lieu. Et cette évolution est manifeste, éclatante, dramatique, pour-
rait-on dire.
Et il me semble que l'on ne peut mieux comprendre l'évolution de
cette interprétation, sa nécessité et ses difficultés qu'en écoutant les cla-
meurs de la foule. Celle des relativistes qui applaudissent et s'inquiètent,
celle de beaucoup d'autres théoriciens qui froncent les sourcils ou gron-
dent. Une théorie contestée, vilipendée? Est-ce possible? Sans doute.
Face à l'œuvre d'un Einstein, les extases des uns, les jacassements des
autres, les jugements sévères de plusieurs dessinent une théorie vivante.
Cela ne vaut-il pas la peine de prendre le temps de les écouter?

Une théorie « magique ,.

Après Einstein, qui souligne, on l'a vu, la magie de sa théorie, les


relativistes se montreront extrêmement sensibles à cette architecture
étrange. La relativité générale est alors couramment citée comme
« modèle » de théorie physique. On insiste sur « sa consistance interne »
ainsi que sur « la simplicité logique » de ses axiomes. Elle est « le plus
parfait exemple de théorie des champs jusqu'alors connue », une « idéale
théorie physique déductive et explicative », « un des plus beaux exem-
ples du pouvoir de la pensée spéculative » ; on insiste sur sa « force
d'intime conviction» et on la qualifie de« plus grand exploit de la nature
humaine». Une admiration qui n'est pas seulement celle de ses spécia-
listes mais aussi la voie par laquelle la théorie a su séduire épistémolo-
LA TRA VERSÉE DU DÉSERT 199

gues et philosophes. Écoutons l'analyse passionnée d'un ancien collabo-


rateur d'Einstein: «Mais ce qui s'est passé quant à la théorie de la
relativité [générale] a quelque chose d'étrange et qui va peut-être demeu-
rer. Il arriva que la pensée "métaphysique", l'imagination logico-cons-
tructive donc, put percer les secrets de la nature que l'on n'aurait pu
déchiffrer de manière purement empirique. »
À mon sens, cette analyse touche à un point essentiel. C'est que,
dans la construction de la relativité générale, Einstein n'est pas parti de
l'expérience. L'anomalie du périhélie de Mercure, qui constituait le seul
point noir de la théorie de Newton, n'est pas à la base de son analyse. En
aucun cas. À la base de son analyse, il y a la certitude, bientôt partagée
par beaucoup de ses collègues, de la solidité de la relativité restreinte. Et
donc que la théorie de Newton est incomplète et qu'il faut construire une
théorie relativiste de la gravitation. Mais, si cette théorie relativiste de la
gravitation doit être construite, s'il n'y a, quasiment, aucun phénomène
à expliquer, comment travailler ? Comment travailler sinon grâce à ces
vues « métaphysiques » ? Grâce à cette « imagination logico-construc-
tive » qui va permettre de naviguer à travers ces principes dont le prin-
cipe d'équivalence est la pierre de touche. Naviguer grâce à une «pro-
blématique insoupçonnée», une« imagination inspirée», pour atteindre
des terres inconnues, improbables.
Il y a quelque chose de faustien, dans l'œuvre d'Einstein, mais sur-
tout dans la manière dont elle est perçue. Qui étonne, qui émeut, qui
émerveille, ou qui dérange, selon le point de vue. C'est qu'Einstein n'est
parti que de si peu de choses pour atteindre à l'essentiel, à la structure de
l'espace-temps, à celle de l'univers. Tout cela à partir de ces simples
petits principes. Évidemment, il est au cœur du monde physique, au cœur
des choses.
Lorsqu'on sait, comme théoricien de la physique, la difficulté de se
repérer au milieu des phénomènes, des faits, des lois, des structures
mathématiques, il y a là quelque chose de stupéfiant. Le plus souvent, les
théories naissent en s'appuyant sur un corpus physique important, sur un
champ théorique très dense, sur des données observationnelles nombreu-
ses. Que l'on songe à Newton qui, construisant sa théorie de gravitation,
doit rendre compte (entre autres) du mouvement des planètes, à Maxwell
qui doit restructurer pour les unir l'ensemble de l'électricité et du magné-
tisme. Mais la relativité générale n'a presque rien à expliquer, ne va qua-
siment rendre compte de rien, sinon de ces dérisoires 43 secondes d'arcs
par siècle du périhélie de Mercure, et ne prévoit que des effets minimes,
secondaires. Et, malgré tout, Einstein restructure un corpus, la théorie de
Newton et la relativité restreinte, qui fonctionnaient à la satisfaction
générale. Quelle audace ! quelle merveille !
200 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Et sa théorie marche bien, très bien. Même si elle ne rend compte


que de fort peu de phénomènes, même si elle n'apporte, alors, pas grand-
chose au monde de la « vraie » physique, ne fait-elle pas un peu mieux
que la théorie de Newton et que ses rivales qui sont déjà légion ? Que
peut-on lui demander de plus? On voit les critiques poindre. Sans beau-
coup d'armes sinon celles de la jalousie, du dépit, qui engendrent dédain
et mépris. Ce qui n'empêche pas les relativistes de chanter les louanges
de leur théorie et de donner, parfois, des verges pour se faire battre.
Ainsi, l'un des plus proches collaborateur d'Einstein, pense-t-il que
« les arguments les plus convaincants en faveur de la théorie générale de
la relativité, restent néanmoins jusqu'à présent, théoriques» 2. Ce qui
n'est certainement pas tout à fait juste car ces arguments théoriques ne
font sens que dans un second temps, après que l'observation a dit son
mot. Mais il n'est pas le seul ni le premier à donner des arguments aux
positivistes en laissant entendre que des arguments théoriques peuvent
compenser le déficit empirique. Ainsi souligne-t-on, ici ou là, que les rai-
sons de la préférence dont fait l'objet la relativité générale ne résident pas
tant dans l'accord entre l'expérience et la théorie que dans son peu d'arbi-
traire et « dans [la] confiance en sa philosophie de base [ ... ] attirante
intellectuellement ». Le naturel, l'élégance, la simplicité, l'attrait intel-
lectuel, la « philosophie de base » enfin, telles sont les qualités que l'on
reconnaît à la théorie d'Einstein ; des qualités qui s'opposent au caractère
« insatisfaisant et capricieux » des autres explications possibles.
Lorsque Einstein laisse échapper, lui qui reste d'ordinaire si discret
dans ses articles scientifiques, l'expression de la magie de sa théorie, il
désigne la formidable distance entre les principes sur lesquels il s'appuie
et leurs conséquences dont « le » périhélie est, de ce point de vue, le plus
remarquable. C'est que la coïncidence, - magique ! - des chiffres calcu-
lés et observés fait sens bien au-delà de la précision observationnelle.
Fait sens jusqu'à poser la question de la vérité de la théorie : « Comme si
un mur nous séparant de la Vérité s'était effondré 3 »,s'exclame Weyl.
Face à la réussite d'une démarche extrêmement improbable, l'étonne-
ment, la surprise, deviennent fascination. Si jamais? Einstein n'aurait-il
pas mis le doigt sinon sur la « vraie » théorie de la gravitation, tout au
moins sur quelque principe absolu ?
D'où l'espoir d'être sur le chemin de cette« compréhension com-
plète de l'essence de la gravitation» que l'on ne croit néanmoins pas
pouvoir atteindre avant que ne soit en vue cette théorie des champs uni-
fiant gravitation et électromagnétisme à laquelle déjà Einstein lui-même

2. P. BERGMANN, 1942, p. 211. C'est moi qui souligne.


3. H. WEYL, 1918, p. V.
LA TRA VERSÉE DU DÉSERT 201

et d'autres travaillent. Ne serait-ce pas là l'horizon rêvé, l'espoir indici-


ble qui se trame chez ceux qui se déclarent intimement convaincus par la
magie de la théorie ?
En 1929, dans une interview au journal The Times, Einstein expli-
cite les caractéristiques qui distinguent la relativité générale d'autres
théories. Il y voit« le degré de spéculation formelle, l'exiguïté des bases
empiriques, l'audace dans la construction théorique, et finalement la con-
fiance fondamentale quant à l'uniformité des secrets de la loi naturelle et
leur accessibilité à l'entendement spéculatif4 ».Mais, ajoute-t-il, «quoi
qu'il en soit, à la fin l'expérience est le seul juge compétent 5 ».Face aux
critiques, Einstein s'affirme avec une clarté remarquable; oui, c'est là
une théorie formelle qui n'a, en effet, que peu de rapports avec
l'empirique ; une théorie audacieuse ; mais que l'expérience justifie. Et
c'est, en somme, la réussite exemplaire des deux premières parties de son
programme (relativité restreinte et générale) qui lui permet de risquer la
dernière étape de son projet unitaire ; dont il explicite le sens profond, la
dynamique ; l'espoir que les secrets de la nature soient accessibles à
« l'entendement spéculatif ».
Élégance, harmonie, beauté intérieure, incomparable esthétique,
c'est là l'expression de la séduction qu'exerce la théorie sur ses spécia-
listes qui ne cachent pas le plaisir que leur procure une théorie bien tour-
née. Que lon s'en réjouisse ou que l'on s'en afflige, ce n'est pas pour
rien que tant d'images de l'ordre esthétique sont utilisées pour qualifier
la relativité générale. Indéniablement, elle a plus d'un point commun
avec une œuvre d'art, une œuvre d'art plutôt abstraite, bien entendu:
quant à la distance qu'elle met entre limage première du phénomène et
la représentation qu'elle en donne, quant au caractère révolutionnaire,
radical de l'image du monde qu'elle inaugure. Ce sont là des points sur
lesquels bien des scientifiques ont insisté, que ce soit pour l'admirer ou
l'en blâmer. C'est que le plaisir esthétique est une raison essentielle de
travailler à la théorie d'Einstein. C'est en quelque sorte une justification
nécessaire, vu le peu de résultats concrets, effets physiques (ou satisfac-
tions institutionnelles), que la théorie apporte à ses adeptes.
Si la métaphore esthétique donne aux relativistes les plus fervents
une raison de plus de croire à la théorie, retournée, elle sert aussi bien à
ses critiques à exprimer leur inquiétude, à manifester leur désapproba-
tion. « Au-delà de sa validité, la théorie de la relativité générale ne peut
être considérée que comme une magnifique œuvre d'art 6 ». s'exclame

4. A. EINSTEIN, 1929, p. 114.


5. Ibid.
6. Cité par S. CHANDRASEKHAR, 1979, p. 213.
202 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Ernest Rutherford. Mais que reste-t-il donc d'une théorie physique « au-
delà de sa validité», sinon son art et sa manière? Ainsi l'argumentesthé-
tique est-il renvoyé aux relativistes, sous une forme péjorative. Car si la
relativité n'est qu'une œuvre d'art, c'est que ses spécialistes ne sont que
des artistes qui produisent des idées, magnifiques certes mais si peu
utiles : luxueuses.
Ainsi Rutherford disait-il craindre que la théorie d'Einstein n' entraî-
nât beaucoup de scientifiques vers des conceptions métaphysiques, rui-
nant leur vocation en les éloignant de la vraie science. Et ajoutait-il :
« Nous avons déjà plein de types de ce genre dans ce pays et si la Science
doit aller del' avant nous n'en voulons pas plus 7. »Et tandis que Wilhelm
Wien n'hésitait pas à affirmer« qu'aucun Anglo-Saxon ne peut compren-
dre la relativité », il renchérissait, « non, ils ont bien trop de bon sens 8 ! »
Ce thème se conjugue avec celui de la difficulté mathématique de la
théorie, d'une distance accrue entre les hypothèses fondamentales de la
théorie d'une part et les faits directement observés d'autre part. Bien des
auteurs souligneront le décalage, !'opposition, entre la simplicité logique
des fondements et la complexité de la mise en œuvre technique mais
aussi l'effort que demande à chacun la remise en cause des structures
classiques et familières de l'espace et du temps. C'est un argument qui
sera versé au procès selon lequel les relativistes sont accusés d'être avant
tout des mathématiciens, une faute qu'un positiviste ne pardonne pas.
Nombre de physiciens s'en sentiront, ou s'en voudront, exclus, et cer-
tains d'entre eux iront même jusqu'à confesser tranquillement leur inca-
pacité à comprendre la théorie.
« Depuis que les mathématiciens ont envahi la théorie de la relati-
vité, je n'y comprends moi-même plus rien 9. » Ainsi s'exprimait Eins-
tein lui-même après que Minkowski eut posé la formulation quadri-
dimensionnelle sous laquelle chacun connaîtra bientôt la relativité res-
treinte. Que la propre défiance qu'Einstein opposait auparavant aux
mathématiques se retrouve chez certains de ses collègues, voilà qui ne
fait aucun doute ; nombreux sont les physiciens qui ne vont pas se laisser
convaincre par l'intérêt de la mathématisation de la physique. Et
l'annonce de la vérification des prédictions d'Einstein ira jusqu'à engen-
drer une véritable panique parmi les physiciens qui craignaient de devoir
étudier la théorie des tenseurs. Ainsi, l'un des plus farouches opposants
à la relativité, sir Oliver Lodge, voyait venir « des temps terribles 10 »
pour les physiciens.

7. E. Rutherford à G. E. Hale. 13 janvier 1920; cité in J. CRELINSTEN. 1981. p. 160.


8. J. CRELINSTEN. 1981. p. 160.
9. Cité par Arnold Sommerfeld. in A. SOMMERFELD. 1949, p. 102.
IO. Sir O. Lodge. 1919. cité in J. CRELINSTEN. 1980. p. 189.
LA TRA VERSÉE DU DÉSERT 203

« [Elle] nécessite beaucoup de mathématiques très abstruses et je ne


prétends pas en comprendre grand-chose 11 », déclare J .J. Thomson pour
lequel « le but ultime est de décrire le sensible en terme du sensible 12 ».
Mais bien plus qu'un aveu, c'est une manière de dénoncer le caractère
incompréhensible de la relativité générale ; un trait empoisonné qui vise
la clôture de la théorie et de ses spécialistes enfermés dans un ghetto et
un langage hermétique. Ainsi le thème de la difficulté est-il utilisé d'une
manière analogue à celui de l'esthétique. Et, tandis que l'esthétique
devient hermétisme, la difficulté devient incompréhensibilité : un double
enfermement. Ainsi «l'incompréhensibilité» de la théorie d'Einstein
n'est que le coup bas porté par ceux qui n'y ayant aucun intérêt propre,
n'ayant pas eu le loisir, le désir de s'y investir, inquiets de ne la compren-
dre aucunement, pour se justifier accusent: «C'est une théorie incom-
préhensible ! »Traduisez: c'est une théorie qui m'est inutile, que je n'ai
ni envie ni besoin de comprendre.
Ainsi, «au-delà de sa validité», pour reprendre l'expression de
Rutherford, la relativité générale serait-elle une œuvre hermétique, méta-
physique, n'intéressant que des esthètes, une théorie confidentielle,
incompréhensible et donc inutile au physicien de base qui prône une phy-
sique proche de l'expérience: un art figuratif. L'intime conviction de cet
homme de bon sens, on la trouve pat exemple lourdement exprimée par
un physicien français :

« La raison de cette gloire que je crains éphémère est que la théorie d' Eins-
tein ne rentre pas dans le cadre des théories physiques : c'est une hypothèse
métaphysique qui, par-dessus le marché, est incompréhensible, double rai-
son pour justifier son succès [ ... ]. Les applaudissements frénétiques d'un
tas d'incompétences n'ajoutent rien à la recevabilité d'une hypothèse [ ... )
Peu nous importe que les mathématiciens et les astronomes, le prenant de
très haut, nous traitent de routiniers et de béotiens, et finissent par insinuer
que nous sommes mfirs pour la petite voiture et la bavette. Toutes ces gen-
tillesses nous laissent froids, parce qu'en définitive, nous, les physiciens de
laboratoire, aurons le dernier mot : nous acceptons les théories qui nous
sont commodes ; nous refusons celles que nous ne pouvons comprendre et
qui par cela-même sont inutiles 13. »

Ici, c'est la passion qui parle; cette même passion, ce fanatisme, qui
anime les petits-bourgeois et leur fait haïr ces tableaux, cubistes, dadaïs-
tes, non figuratifs, du début de siècle. Ces petits-bourgeois qui se vantent

11. Cité par S. CHANDRASEKHAR, 1979. p. 213.


12. J. J. THOMPSON, 1920, 560.
13. H. DOUASSE. 1923, p. 8. Henri Douasse était alors professeur de physique à la Faculté
des sciences de Toulouse.
204 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

de ne pas entendre l'art nouveau que les snobs applaudissent sans y enten-
dre rien. L'incompréhensibilité n'est-elle pas la marque au revers de cet
art-là ? Un label dont la relativité générale va donc souffrir, une manière
de reléguer les relativistes dans un ghetto. Bref, la métaphore esthétique
séduit alors chacun, opposant ou fervent, et nourrit bien des discours ; elle
est au centre de l'idéologie dans laquelle baigne alors la théorie.
Mais, bien au-delà de l'agressivité d'une partie des théoriciens, il
faut aussi rapporter ce mouvement de rejet au désir de sortir la gravitation
de l'isolement qui est désormais le sien non seulement face à la théorie
quantique mais aussi face à toute la physique. Le piédestal géométrique
où s'est complaisamment perchée la théorie d'Einstein est visé, contesté,
tout en étant convoité ; un piédestal qui manifeste une certaine domina-
tion idéologique de cette théorie révolutionnaire mais qui est aussi un
symbole de son isolement.

La théorie d'Einstein face au champ quantique


Après les années 1920, Einstein ne s'attarde guère à sa relativité
générale. Il n'est que « peu satisfait de sa création I 4 » et en particulier de
la description des sources de champ, « un pis-aller», écrira-t-il dans ses
notes autobiographiques !5; à tel point qu'il s'étonne alors que l'on cher-
che des solutions exactes« à un tel ensemble éphémère d'équations 16 ».
Pour lui, la relativité générale ne représente qu'une« halte» sur un che-
min qui, partant de la relativité restreinte, aboutirait à une théorie unitaire
des interactions gravitationnelles et électromagnétiques. « Il lui semblait
tout à fait possible qu'une théorie unifiée convenable puisse aussi expli-
quer les effets quantiques qu'on découvrait alors si rapidement», souli-
gne J. Stachel I7.
Ainsi, dans un numéro spécial que la revue Nature consacre en 1921
à la théorie de la relativité, Einstein distingue « quelques questions
importantes attendant une solution » : « Les champs électriques et gravi-
tationnels ont-ils des caractéristiques réellement si différentes qu'il n'y
ait aucune unité formelle à laquelle ils puissent être réduits ? Les champs
gravitationnels jouent-ils un rôle dans la constitution de la matière et, à
l'intérieur du noyau atomique, le continuum doit-il être de façon appré-
ciable considéré comme non euclidien ? 18 »

14. J. STACHEL, 1974, p. 32.


15. A. EINSTEIN, 1949, in P. A. SCHILPP, 1982. p. 75.
16. C. LANCZOS à G. J. WHITROW, 1967, p. 49.
17. J. STACHEL, 1974, p. 32.
18. A. EINSTEIN, 1921, p. 784. La cosmologie constitue son second pôle.
LA TRA VERSÉE DU DÉSERT 205

Pour Einstein, ce ne sont pas là tant des questions que les hypothè-
ses d'un même et seul programme qu'il suivra dès lors inlassablement.
Ce n'est d'ailleurs pas seulement le projet d'Einstein, c'est aussi
une volonté partagée - après Arthur Eddington et Hermann Weyl- par
quelques théoriciens proches de lui, une perspective basée sur des prin-
cipes extrêmement contraignants, une exigence immense, mais un espoir
sans cesse déçu qui sera d'ailleurs très loin de faire l'unanimité.
Ainsi, au début des années trente, Einstein publie-t-il une nouvelle
« théorie unitaire du champ physique » qui, selon ses propres termes,
« se propose de renouveler la théorie de la relativité générale » mais qui
n'est encore, selon ses propres termes, «qu'un édifice mathématique à
peine relié par quelques liens très lâches à la réalité physique 19 »,une
théorie à propos de laquelle Pauli demanda « ce qu'étaient devenus le
périhélie de Mercure, la courbure de la lumière et les lois de conserva-
tion 20 », sans qu'il pût obtenir de réponse satisfaisante. C'est alors
qu'Einstein écrivit dans une revue philosophique: «Je ne considère pas
que la signification principale de la théorie générale de la relativité soit
la prédiction de quelque menue observable mais plutôt la simplicité de
ses fondations et sa consistance 21. »
Et c'est bien ce qu'il exprimera plus précisément encore dans la pré-
face qu'il écrit en 1942 au livre de Bergmann: «Il est vrai que la théorie
de la relativité, en particulier la théorie générale, a joué un rôle plutôt
modeste jusqu'alors quant à la corrélation des faits empiriques, et a peu
contribué à la physique atomique et à notre compréhension des phéno-
mènes quantiques. Il est néanmoins tout à fait possible que quelques-uns
des résultats de la relativité générale, comme la covariance des lois de la
nature et leur non-linéarité, puissent aider à surmonter les difficultés ren-
contrées à présent dans la théorie quantique et les processus nucléai-
res 22. »
N'est-il pas symptomatique qu'Einstein considère la covariance
générale comme un « résultat » et non comme un outil de la théorie ?
C'est que pour lui l'expérience n'est pas une fin en soi, elle est un moyen
qui, à travers la relativité générale, lui permet d'authentifier ses princi-
pes, ici la covariance, qui représentent un pas vers une théorie unifiée,
son enjeu véritable.
Mais, au-delà du caractère spéculatif de ces perspectives, au-delà
des raisons profondes qui motivent Einstein lui-même, il faut souligner
que l'aventureux pari des théories unitaires représentait sans doute aussi

19. A. EINSTEIN, 1930, p. 1.


20. A. PAIS, 1982, p. 347.
21. Cité par A. PAIS, 1982, p. 273.
22. A. EINSTEIN, 1942, p. iii.
206 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

l'espoir d'une issue pour la relativité générale, ses principes, ses métho-
des, et pour certains de ses spécialistes qui y trouveront des sujets de
recherches. Un pari très risqué, pour un gain aléatoire mais fantastique
puisqu'il ne s'agissait, tout au moins au début des années 1920, de rien
de moins que de bâtir une seule et même théorie physique pour les
deux seules interactions alors connues, la gravitation et l'électromagné-
tisme.
À ceux qui doutent de l'intérêt ou même de la possibilité d'une géo-
métrisation de (toute) la physique théorique, les théories« alternatives»
de la gravitation (voir plus loin dans ce chapitre) fournissent une autre
issue, a priori moins aléatoire que celle des théories unitaires. Ce sont là
deux approches irréconciliables, deux projets antithétiques pour un
même diagnostic: la nécessité d'un contact sinon d'une unification entre
les deux interactions fondamentales de la physique; deux perspectives
dont la relativité générale est la référence nécessaire ... Toutefois, ces
multiples tentatives d'unification des interactions gravitationnelles et
électromagnétiques se révéleront problématiques 23 et ces travaux tout
particulièrement formels renforceront l'isolement des spécialistes qui s'y
consacreront, les détournant bien souvent de l'étude de la relativité géné-
rale 24. Mais tout le monde n'est pas de cet avis; ainsi Cornelius Lanczos
- qui s'est lui-même intéressé à ce genre de travaux - jugera-t-il beau-
coup moins sévèrement ce programme dans ce texte où il retrace la visée
unitaire d'Einstein :

«Mais si nous pouvons regretter qu'il se soit exilé en d'étranges pays dans
lesquels personne ne souhaitait le suivre, nous devons admirer l'honnêteté
intellectuelle avec laquelle il poursuivit ses desseins. Einstein-Faust con-
templant le signe du Macroscosme dix ans durant, éprouvant formule
magique après formule magique pour conjurer le vaste esprit de la créa-
tion. Et alors la formule magique fut trouvée et le vaste esprit apparut dans
toute sa splendeur. Devons-nous le blâmer s'il n'a pas su se remettre aux
grises besognes quotidiennes de la vie? Peut-on attendre d'un homme
ayant contemplé l'apparition cosmique qu'il aide le petit peuple à cons-
truire de petites maisons 25 ? »

Ainsi la « halte » que constitue pour Einstein la relativité générale


est-elle éclairée par l'horizon qu'il voit à ses recherches ; Einstein dont
l'isolement n'est pas sans rejaillir sur l'image que bien des physiciens se
font de la relativité générale et des relativistes.

23. Sur les difficultés de ce programme, cf H. GOENNER. 1984.


24. C'est par exemple l'opinion de G. C. McVittie, G.C. McVITIIE, 1956. p. 2.
25. C. LANCZOS, 1955, p. 1213. Lanczos fait ici allusion aux dix ans qui séparent les deux
relativités.
LA TRA VERSÉE DU DÉSERT 207

Il faut aussi bien sûr rappeler les relations subtiles mais difficiles
qu'Einstein entretiendra avec la physique quantique et ses spécialistes, la
distance critique qu'il opposera aux tenants de l'interprétation de Copen-
hague qui domine bientôt la discipline. C'est là une prise de position
symbolique d'une conception très idéaliste de la physique théorique, un
point qui concerne, qui marque, à travers sa philosophie, l'image d'Eins-
tein dans le milieu mais aussi celle de sa relativité générale.
Aussi bien, la personnalité d'Einstein, sa vision du monde, l'image de
la physique qu'il projette, son exigence et ses refus, sa solitude, caractéris-
tiques de la seconde partie de son œuvre, tout cela n'est pas sans influencer
ceux qui, du milieu des années 1920 à la Seconde Guerre mondiale, déci-
dent de travailler en relativité générale. Les rares théoriciens qui font alors
ce choix développeront assez généralement des travaux relativement for-
mels tant parce qu'ils partagent peu ou prou la vision globale d'Einstein
que parce que la théorie les y entraîne et que l'exiguïté de son champ empi-
rique les y contraint. Exigence théorique, volonté unitaire, intérêt épisté-
mologique affirmé, caractère relativement formel de la production scienti-
fique, refus d'une conception phénoménologique de la construction
théorique, large impact de la structure mathématique face à la faiblesse des
liens empiriques, caractère artisanal des structures de la recherche, tels sont
les traits dominants de la production relativiste, des caractéristiques que
l'on ne retrouve pas précisément dans le champ quantique.
On assiste là à un véritable divorce, non seulement entre les spécia-
listes de la gravitation et les théories de l' infiniment petit, mais aussi et
surtout peut-être entre ces deux grands champs de la physique théorique.
Un divorce qui, bien au-delà de l'idéologie, idéaliste chez les relativistes,
positiviste chez les atomistes, a longuement marqué la physique théori-
que. Car il s'appuie sur un fait extrêmement lourd, grave, une sorte de
césure qui divise ce champ: le fait que l'espace sur lequel s'appuient les
théoriciens de l'infiniment petit, et en particulier les spécialistes de la
théorie quantique, est essentiellement différent de celui qu'exige la gra-
vitation. Sans doute, tout le monde accepte, plus ou moins rapidement, la
relativité restreinte et donc travaille sur l'espace-temps de Minkowski
qu'elle implique. Mais les spécialistes de l'infiniment petit se sentent
impuissants, démunis, face à l'espace-temps courbe sur lequel s'appuie
la relativité générale. Ils ne peuvent rien faire d'un espace de Riemann
dans lequel leurs outils sont d'ailleurs quasi inopérants.
Car la spécificité du champ relativiste ne prend assurément tout son
sens que si on la rapporte aux conditions qui règnent dans la discipline
voisine, la physique quantique : un champ théorique particulièrement
vivant, une philosophie implicite bien différente de celle qui a cours chez
les relativistes mais surtout l'appartenance à un champ expérimental
208 EINSTEIN ET LA RELATJVITÉ GÉNÉRALE

explosif, la physique corpusculaire. Ainsi la mécanique quantique vit-


elle une dynamique incomparable - à laquelle Einstein a apporté des
contributions éclatantes, faut-il le rappeler - et qui ne s'essouffle
guère ... L'hypothèse quantique de Planck date du début du siècle, l'effet
photo-électrique d'Einstein de 1905, l'atome de Bohr date de 1913,
l'expérience de Stem et Gerlach de 1921, le dualisme onde-corpuscule
de de Broglie de 1923, la mécanique des matrices d'Heisenberg de 1925
et l'équation de Schrooinger de 1926, mais encore l'électrodynamique
quantique de Dirac de 1927, les premiers accélérateurs du début des
années 1930, la découverte du neutron de 1932 ... Est-il utile d'insister?
C'est là une concurrence insoutenable pour la relativité générale dont les
théoriciens en puissance sont les mêmes que ceux-là dans une discipline
qui se nomme physique théorique. Pour un jeune et de moins jeunes théo-
riciens le choix d'un champ dynamique est vital, évident. ..
C'est que les caractéristiques extraordinairement différentes de ces
champs théoriques se révèlent peut-être encore plus nettement quant à la
manière de travailler des spécialistes, quant aux structures de la recher-
che. D'un côté, on trouve des théoriciens souvent intégrés dans des labo-
ratoires importants, travaillant en collaboration sur des théories en cons-
tante évolution et en liaison avec des expérimentateurs nombreux au
service de machines de plus en plus puissantes. De l'autre, des profes-
seurs d'université qui travaillent le plus souvent isolément sur quelque
aspect mathématique des équations d'Einstein.
En ce qui concerne le volume des publications, le tableau n'est pas
très différent. Si, sur ce plan, le poids de la relativité générale est, au
début des années 1920, grosso modo comparable à celui de la mécanique
quantique, il n'en représentera plus qu'une petite fraction avant la guerre,
difficile à évaluer tant la physique quantique a d'interfaces aussi bien au
niveau théorique qu'expérimentai ou quant aux applications. À la mort
d'Einstein, la relativité générale fait état d'une trentaine de références
annuelles dans le Physics Abstracts qui en compte alors près de dix
mille ; c'est tout dire.
De ces faits, Einstein est bien conscient. En 1949, il écrit à Max
Born, son ami et grand spécialiste de la mécanique quantique : « Mais
nos chevaux de bataille se sont éloignés l'un de l'autre sans espoir de
retour ... Toujours est-il que le tien jouit, cela se comprend, d'une popu-
larité beaucoup plus vaste en raison de ses succès pratiques considéra-
bles, alors que le mien a une allure donquichottesque et que je ne lui
accorde moi-même pas de crédit absolu 26. »

26. Einstein à Born, 1949, in M. BORN, 1972, p. 195.


LA TRA VERSÉE DU DÉSERT 209

Une distance à laquelle Born pense encore sans nul doute lorsqu'il
évoquera lors du congrès de Berne, six ans plus tard et quelques mois
seulement après la mort d'Einstein, ses souvenirs et ses choix (voir cha-
pitre 11 ). Born qui, tout jeune physicien, décida« de ne jamais entrepren-
dre aucun travail dans ce champ» ... et c'est bien de la relativité générale
qu'il s'agit. Ce qui fut aussi la décision de beaucoup de ses collègues
même si certains d'entre eux - et Born lui-même - feront à un moment
ou à un autre de leur carrière quelque contribution à la théorie d'Eins-
tein 27, pour le regretter parfois ensuite comme Pauli. C'est que Born et
tant d'autres avec lui ont fait, consciemment ou pas, un choix économi-
que, un choix productiviste 28 au sens où ils ont préféré travailler là où la
balance des investissements et des profits leur semblait, à juste titre,
favorable à tant de niveaux : au plan intellectuel car lévolution scientifi-
que y est très rapide et les controverses animées, au plan psycho-sociolo-
gique car les échanges y sont nombreux et les bénéfices - au sens le plus
large - importants, au plan institutionnel encore car les postes et les cré-
dits y sont moins rares. Mais en outre, Born fait là un choix
philosophique : à la conception « métaphysique réaliste » pour reprendre
l'expression de Lanczos, sur laquelle s'appuie la théorie d'Einstein, il
prétère à coup sûr le positivisme dont le champ quantique est infiniment
plus proche. Toutefois, c'est peut-être encore plus un choix vital car, à
l'ascèse relativiste alors très introvertie, s'opposent les théories quanti-
ques largement ouvertes sur toute la physique, sur le monde ...
Cependant ces choix, ces réactions, ne font que peu de place à
l'influence épistémologique que les théories d'Einstein ont eu sur l'éta-
blissement des théories quantiques. C'est que le concept de fécondité
n'est pas seulement à penser sur le plan expérimental ou de la physique
mathématique mais peut-être plus encore sur celui de la construction
théorique. Un point particulièrement important que Wolfgang Pauli
aborde dans la préface, écrite en 1956, à la traduction-réédition de son
livre de 1921 29 et donc précisément au moment du congrès de Berne
qu'il préside : Pauli y insiste sur le rôle fondamental qu'en tant qu' exem-
ple les théories d'Einstein ont joué et comment elles ont « représenté le
premier pas au-delà d'une visualisation naïve». Pour Pauli, Einstein tra-
çait là un chemin qui conduisait à laisser de côté, dans le cadre de la théo-
rie quantique, à la fois« le concept de champ classique et celui d'orbites
de particules ».

27. Par exemple. H. A. Kramers. Q. Majorana. W. Pauli. E. Schrooinger ...


28. À ce sujet. cf. P. BOURDIEU, 1976.
29. W. PAULI, 1958.
210 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

« Sans cette attitude critique générale qui abandonnait les visualisations


naïves en faveur d'une analyse conceptuelle de la correspondance entre les
données de lobservation et les quantités mathématiques dans un forma-
lisme théorique, l'établissement de la forme moderne de la théorie quanti-
que n'aurait pas été possible 30. ».

Et, concluant sa préface, Pauli écrit :

« Je considère la théorie de la relativité comme un exemple montrant com-


ment une découverte scientifique fondamentale donne naissance, quelque-
fois même malgré la résistance de son créateur, à des développements ulté-
rieurs fructueux, tout en suivant son cours d'une manière autonome 31. »

Ainsi Pauli insiste-t-il, à juste titre, sur« l'attitude critique» qui est
celle d'Einstein; une attitude qui n'a pas été sans influence sur l'établis-
sement de la théorie quantique. C'est que !'intérêt, l'influence de la rela-
tivité générale, vont bien au-delà de ses résultats empiriques et de ses
propres équations. Elle est un exemple qui fait date ; jamais encore on
n'avait posé, on n'avait osé créer, un espace de travail aussi novateur,
aussi révolutionnaire. En ce sens, il est clair qu'Einstein a apporté une
liberté de pensée, de travail, qui va totalement révolutionner les métho-
des du physicien théoricien.

La domination newtonienne
La proximité des théories newtonienne et einstem1enne de la
gravitation, essentiellement le fait que la théorie de Newton suffise à
rendre compte de l'immense majorité des phénomènes gravitationnels,
est alors une des questions les plus inquiétantes, les plus décevantes.
Pendant plus de cinquante ans, les relativistes ne vont pouvoir arracher
que quelques décimales à la théorie newtonienne pour les mettre au
compte de leur théorie, quelques décimales que !'on aura le plus grand
mal à conforter, on l'a vu. Mais en obtenant deux nouveaux effets. C'est
peu, c'est très peu, pour une théorie aussi lourde, qui demande tant
d'efforts !
Mais il y a plus grave : les relativistes vont se laisser piéger par la
théorie de Newton, par la manière de voir, de calculer qu'elle induit, par
leur trop grande habitude de penser dans ce cadre. Avant tout, bien sûr,
parce que la théorie de Newton suffit à expliquer ce dont on a alors à ren-

30. W. PAULI, 1958, op. cit., p. vi.


31. Ibid., /oc. cit.
LA TRA VERSÉE DU DÉSERT 211

dre compte : essentiellement les phénomènes de la « banlieue » solaire.


Ainsi les relativistes acceptent-ils de facto, sans s'en rendre vraiment
compte, de prendre la théorie de Newton pour base ; base à partir de
laquelle ils déchiffrent la théorie d'Einstein. Plus précisément, ils tra-
vaillent, le plus souvent,« à l'approximation post-newtonienne »,terme
technique qui dit bien ce qu'il veut dire : on part de la théorie de Newton.
En somme, l'apport relativiste, ce qu'apporte la relativité générale étant
(alors) infime, on le suppose petit a priori en posant de facto que rien
d'essentiel ne change à la description newtonienne. Ainsi se condamne-
t-on dans le même temps à ne rien trouver d'important. On travaille avec
des techniques mathématiques dont la théorie newtonienne constitue la
base, le socle ; une manière de travailler qui impose sa logique. Cela n'a
rien de dramatique tant qu'il s'agit, et c'est alors le cas, de prédire de
petits effets, mais on ne peut ainsi faire ressortir que des effets très fai-
bles, limités par la précision que l'on a choisie, et ce n'est évidemment
pas fait pour mettre à jour des effets typiquement relativistes, qui sont
d'un autre ordre et ressortissent à une autre logique.
Nos experts ne sont pas pour autant condamnables car, d'une part,
il n'existait pas de technique qui eût permis de faire autrement, mais
aussi parce qu'ils ne voyaient pas clairement ce que la théorie d'Einstein
pouvait leur apporter ni surtout sur quels phénomènes elle pouvait avoir
prise. On ne connaissait alors en fait aucun objet (stellaire bien sûr) assez
massif pour que la relativité générale eût un rôle vraiment notable. On a
vu plus haut (encadré 5 au chapitre 7) que dans la plupart des cas inter-
vient un facteur en « 2MG/ac2 », un facteur très petit pour tous les objets
du système solaire. Ainsi est-il de l'ordre de I0-6 pour le Soleil (rappe-
lons que M est la masse du Soleil et a son rayon, tandis que G est la cons-
tante de gravitation) ; son carré implique des effets qui seraient de l'ordre
de 10-12, donc négligeable (par rapport à l) et totalement inobservable.
Alors pourquoi aller chercher plus loin? Il n'en demeure pas moins
qu'après l'ordre «zéro», si je puis dire, qui rend compte des résultats
newtoniens, l'ordre suivant, le premier ordre d'approximation, est à la
fois suffisant et indispensable puisque c'est, par exemple sur le Soleil,
l'ordre de grandeur de l'effet Einstein.
Plus grave encore, la mainmise de la théorie de Newton va opérer
sur un autre plan, celui de l'interprétation. On a vu que la théorie d'Eins-
tein ne permettait de définir correctement, d'une manière intrinsèque,
que fort peu de grandeurs physiques. Et il n'est pas simple de définir pro-
prement des grandeurs vraiment relativistes. Ainsi, naturellement, nos
experts vont importer pour les généraliser des grandeurs observables
depuis la théorie de Newton: distance, masse, énergie ... Importer signi-
fie que l'on propose de généraliser, de rendre relativistes, des grandeurs
212 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

newtoniennes ; mais ce procédé se révèle souvent désastreux. Désastreux


car il s'avère (ce qui n'était pas évident a priori) qu'il n'est pas simple
de pratiquer cette correspondance qui permettrait d'associer à une gran-
deur physique newtonienne une grandeur correspondante « einstei-
nienne ». Pourquoi? Difficile de le dire d'une manière générale mais
sans doute pour des raisons fondamentales. Ainsi s'accorde-t-on
aujourd'hui sur l'idée qu'il n'est ni nécessaire ni souhaitable de définir
un concept de distance ; simplement parce que cela suppose un concept
de rigidité qui exige lui-même l'idée de simultanéité dont on s'est débar-
rassé. C'est qu'il n'y a pas de distance au sens classique en relativité
générale et l'on s'en passe fort bien, grâce au temps propre précisément.
Malgré tout, on va souvent, trop souvent, trop longtemps, accepter de tra-
vailler, de penser, avec une distance néo-newtonienne ; et, du même
coup, on ne saura plus trop où l'on va, ce que cela signifie car il ne peut
s'agir d'une définition intrinsèque. Intrinsèque, c'est-à-dire invariante,
indépendante de la manière dont on mesure.
Bref, bien des experts mettront des années et des années à apprendre
à se passer de la distance. Mais l'exemple de la distance n'est pas isolé,
et un concept comme l'énergie, par exemple, ne peut non plus être défini
aisément, simplement, correctement. De même, plus fondamentalement
encore, celui d'espace, d'espace-temps dont la définition n'est pas a
priori assurée et qui nécessite que l'on repense tout le problème, que l'on
comprenne que l'espace-temps est vraiment à inventer; ce qui nécessite
de nouveaux outils qui sont loin d'être immédiats, loin d'être prêts à ser-
vir. Il faudra inventer des réponses aux questions qui se poseront dans la
réalité théorique, dans les applications de la théorie, dans ses modèles.
Deux grands chantiers s'ouvriront à ce niveau qui permettront aux rela-
tivistes de voir les vraies questions. Ce sera tout d'abord le champ cos-
mologique qui exige que soit posée et repensée la question de la structure
réelle de l'espace-temps. Et, plus tard, bien plus tard, ce sera la question
(apparemment simple ... ) de la structure de l'espace-temps créé par la
présence d'une masse sphérique dont l'invention du concept de trou noir
sera la clef. Ces deux questions joueront un rôle exemplaire, paradigma-
tique ; mais elles ne trouveront que lentement, très lentement, et parfois
très tard, leur solution.
Bref, il fallait tout reconstruire, tout repenser, loin de l'idéologie
newtonienne et voilà qui prendra du temps, beaucoup de temps, d'autant
qu'il fallait s'en convaincre et changer les mentalités. Entre-temps fut
donc mise en place l'interprétation néo-newtonienne de la relativité
générale. Qui suffisait parfaitement à travailler, c'était là le moins que
l'on pût faire, les phénomènes de la banlieue solaire. Mais nos spécialis-
tes se laissèrent alors enfermer dans une vision, aussitôt dépassée, suran-
LA TRA VERSÉE DU DÉSERT 213

née, de la théorie d'Einstein. Une démarche que l'on retrouve quotidien-


nement dans la littérature des années 1920 à 1960, une démarche sans
doute inévitable, mais qui a eu pour immense inconvénient l'acceptation
implicite d'une interprétation néo-newtonienne des concepts. S'y rési-
gner, c'était accepter de ne pas aller jusqu'au bout de la relativité géné-
rale ; et c'est seulement lorsque la théorie affrontera ses limites, ses sin-
gularités, aux niveaux cosmologique, astrophysique, quantique, qu'elle
trouvera un nouvel élan. Nous reviendrons sur ces questions dans les pro-
chains chapitres.
Cela ne signifie pourtant pas que personne ne s'est soucié, ne s'est
appliqué à « penser» la relativité générale pour elle-même ; bien des
relativistes y ont consacré une part de leurs travaux, étant parfaitement
conscients de la nécessité d'une approche authentiquement, spécifique-
ment relativiste.
« La valeur de cette théorie réside manifestement dans les nouveaux
aperçus qu'elle apporte et non pas dans chaque correction qu'elle ajoute
aux équations de Newton 32 »,écrivait un de ses experts. Mais il faut dire
combien cette approche a été, et reste encore, difficile ; plus grave, parmi
les diverses voies ouvertes en ce sens, aucun champ observationnel,
aucune expérience spécifiquement relativiste n'était réalisable alors, ne
le fut avant la fin des années 1960, qui eût permis de dire où était la bonne
direction. Nécessité fait loi ; la pratique de la théorie restera très long-
temps, en très grande partie, néo-newtonienne.
En 1962, en conclusion d'un colloque sur« L'état actuel de la rela-
tivité», deux grands spécialistes de la théorie, H. Bondi et J. L. Synge,
abordent cette question avec humour ; écoutons-les :

« H.B. : J'aimerais aborder un point avec le professeur Synge ; je ne suis


pas complètement d'accord avec sa manière d'approcher la réalité. Il me
semble qu'une grande part de l'intérêt de la relativité générale, c'est la
question de savoir ce que dit la théorie dans des conditions qui, de laveu
général, ne surviennent pas dans les parties de l'univers sur lesquelles nous
en savons le plus. Dans des conditions communes, nous savons que la
théorie newtonienne est une bonne approximation, sauf pour ce qui con-
cerne quelques points mineurs [... ]. À partir de là, il me ~emble que la
théorie newtonienne satisfait largement à mes propres aspirations quant à
la réalité.
J .L.S. : Le professeur Bondi se satisfait-il de la théorie newtonienne avec
son temps absolu ?
H.B. : Oh non! Je ne considérais pas la théorie newtonienne comme une
théorie satisfaisante ; je considérais la théorie newtonienne comme une

32. C. LANCZOS, 1932. p. 115.


214 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

approximation particulière et fort bien faite des équations relativistes et je


ressentais que cette méthode particulière d'approximation - inventée
comme chacun sait 250 ans avant la théorie - est malgré tout hautement
couronnée dans tous les cas pratiques appartenant à la réalité 33. »

La théorie newtonienne : une vision dépassée, qui fonctionne


encore parfaitement bien et dont il faut bien se satisfaire. Les meilleurs
experts baissent-ils les bras ?
Au fil des ans, beaucoup de relativistes s'inquiéteront de la techni-
cité, de la complexité de la relativité générale. Ainsi, Leopold lnfeld, un
proche collaborateur d'Einstein, notera « à quel point les déductions
mathématiques sont difficiles, combien les équations de la relativité
générale sont compliquées et à quelle profondeur elles peuvent cacher
leurs secrets 34 ».Mais c'est une objection que la nouvelle génération ne
partagera bientôt plus ; qui semblera dérisoire à John Wheeler, l'un des
acteurs du renouveau de la théorie, qui, en 1957, ironise: «Serait-il
impossible aux rivières de couler en Amérique du Nord parce que les
équations de l'hydrodynamique sont non linéaires et donc beaucoup trop
compliquées pour qu'on les applique à la nature ! 35 »
Wheeler qui sera précisément dès cette époque le leader d'une nou-
velle dynamique s'ouvrant sur des perspectives théoriques et astrophysi-
ques, en opposition avec l'interprétation néo-newtonienne de la théorie,
comme en témoigne ce texte de combat que l'on trouve dans un livre
technique publié en 1965: «À part la prédiction de la théorie d'Einstein
concernant l'expansion et la contraction de l'univers, toutes les autres
applications de la relativité générale (précession du périhélie, déplace-
ment vers le rouge, déflexion de la lumière, radiation gravitationnelle),
envisagées normalement, ont à voir avec de petites déviations au carac-
tère plat de l'espace. Pas ici. L'effondrement gravitationnel produit des
géométries aussi peu plates que possible.[ ... ] Si on a l'intention d'aban-
donner la relativité, c'est le moment de le faire. Sinon, on est sur le che-
min d'un nouveau monde de la physique, à la fois classique et quantique.
Allons-y ! 36 »
C'est bien ce que nous ferons dans les prochains chapitres.

33. H. BONDI, 1962. p. 325.


34. L. INFELD, 1950, p. 69.
35. J. A. WHEELER. 1957. p. 4.
36. B.K. HARRISON et al., 1965, p. 124.
LA TRA VERSÉE DU DÉSERT 215

À la recherche d'une théorie« alternative,.


En attendant le renouveau, on préfère chercher, dans une direction
plus classique, une théorie qui se laissera plus aisément traiter. On
recense des dizaines d'articles consacrés aux nombreuses théories
« alternatives »à la relativité générale, des théories plus ou moins sérieu-
ses, il faut bien le dire. Il s'agit de théories relativistes de la gravitation,
ce qui est donc le signe que le projet initial d'Einstein est accepté; mais
non pas la solution qu'il propose. Car une théorie« alternative» ne peut
se concevoir, se soutenir, sans une véritable insatisfaction à propos de la
théorie d'Einstein, ni sans arrière-pensées. Toutes ces théories retiennent
évidemment la relativité restreinte comme structure de base, mais c'est
sur des prédictions empiriques que se fonde en dernier ressort leur ana-
lyse. Il s'agit évidemment des trois tests classiques (périhélie, déviation
de la lumière, décalage des spectres) auxquels s'ajoutent quelques pré-
dictions théoriques qui n'ont pu jusqu'alors faire l'objet de vérification
expérimentale. Mais pourquoi diable aller chercher ailleurs ce que l'on a
déjà trouvé? Chacun reconnaît d'abord, fût-ce à contre-cœur, que la
théorie d'Einstein possède toutes les qualités d'une excellente théorie
physique, trop de qualités peut-être même. La preuve, c'est qu'elle repré-
sente la référence, puisque c'est par rapport à elle que sont jaugées ces
autres théories que l'on ne nomme pas pour rien «alternatives». Mais
que reproche+on donc à la théorie de la gravitation d'Einstein?
Une analyse des objections que soulève la relativité générale parmi
ceux qui tentent entre les deux guerres de construire une autre théorie
relativiste de la gravitation permet de percevoir deux thèmes bien dis-
tincts. D'une part, des critiques d'ordre épistémologique sinon philoso-
phique interrogeant les principes de la théorie; d'autre part, des objec-
tions visant, et c'est là la critique essentielle, le caractère riemannien et
non linéaire de la relativité générale, des caractéristiques qui sont au
cœur de la difficulté de la mise en œuvre technique de la théorie. Mais
personne ne met en cause la relativité restreinte ni la capacité de la rela-
tivité générale à répondre aux questions posées jusqu'alors par l'expé-
rience.
«C'est le propre de ma théorie de maintenir la vieille division entre
physique et géométrie. La physique est la science des relations contingen-
tes de la nature et la géométrie exprime l'uniformité de ses relations»,
écrit Whitehead dans son ouvrage concurrent 37. Et, s'il s'affirme l'héri-
tier de la relativité restreinte, il refuse le cadre riemannien, une position
qu'il partage bien sûr avec beaucoup de ses collègues. Ainsi, à la liberté

37. A. N. WHITEHEAD, 1922. À propos de Whitehead, cf aussi S. CHANDRASEKHAR, 1979.


216 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

qu'Einstein s'est donnée de restructurer sa théorie selon les principes


auxquels il croit, répond celle de rester fidèle au cadre traditionnel.
Le principe de covariance générale est la cible préférée d'un de ces
auteurs qui s'attaque à la théorie d'Einstein avec violence et non sans une
connotation méprisante qui laisse percer, on est en 1940, un certain anti-
sémitisme: «Le mysticisme qu'Einstein a balayé par la porte d'entrée
dans sa relativité "restreinte" lorsqu'il insistait sur la seule utilisation de
nombres observationnellement déterminés pour fixer les événements est
rentré par la fenêtre lorsqu'il introduisit des coordonnées générales dans
"l'espace-temps". La relativité "générale" implique une forme d'ata-
visme ; nous obtiendrons quant à nous en temps utile, poursuit-il, une
généralisation de sa relativité "restreinte" dans une ligne de développe-
ment naturel 38. »
Et, ailleurs, d'une manière très imagée: «La relativité générale est
telle un jardin où les fleurs et les mauvaises herbes croissent ensemble.
Les mauvaises herbes sont cueillies avec les fleurs que l'on désire et
triées ensuite. Dans notre jardin, nous essayons de ne cultiver que les
fleurs 39. »
Ce sont là des opinions qui manifestent la cassure essentielle, la vio-
lence personnelle que représente, pour certains physiciens, la perte du
repère fondamental que constituait l'espace absolu de Newton. Et c'est
donc avant tout la structure riemannienne de l'espace-temps qui est ici en
cause : « La loi de gravitation d'Einstein, aussi extraordinairement cou-
ronnée de succès et satisfaisante qu'elle fut, était sans aucun doute une
conséquence inévitable de la base conceptuelle décrivant les phénomè-
nes au moyen d'une métrique riemannienne : je n'ai jamais été con-
vaincu de sa nécessité 40. »
Ainsi, ce ne sont pas les résultats de la relativité générale qui posent
problème, pas plus que leur valeur prédictive, ni même en somme quel-
que point faible particulier; c'est la structure première de l'appareil théo-
rique lui-même qui est rejetée, sans doute à cause de la trop grande dis-
tance entre la structure fondant la théorie et les faits empiriques, entre
l'espace figuré et l'espace vécu.
Je serais tenté de voir, dans l'agressivité déployée par tant de phy-
siciens, une réponse, largement inconsciente, à ce qu'ils ressentent
comme une douloureuse perte de repère, celle du cadre de référence que
constitue en somme l'espace absolu newtonien. C'est qu'ils sont atteints
dans le cadre même de leur système de pensée, de référence, d'une

38. E. A. MILNE, 1940, p. 52.


39. E. A. MILNE, 1935. Cité par S. CHANDRASEKHAR, 1979, p. 214.
40. Ibid., Loc. cit.
LA TRA VERSÉE DU DÉSERT 217

manière profonde, intime. Il s'agirait en somme d'une réaction face à


cette perte de référence que constitue la remise en cause de notre espace,
de notre situation, de nos repères au sens le plus profond.
C'est que la relativité traite de concepts délicats et que le commun
des physiciens a beaucoup de mal à s'y retrouver. Ces concepts, ce sont
le temps et sans doute encore plus l'espace dont nous avons une expé-
rience personnelle essentielle et dont nous croyons avoir une compréhen-
sion sans nuage. Il est clair que notre expérience quotidienne du temps et
de l'espace structure toute notre vie, nos allers et retours, nos pas, notre
culture et probablement notre structure cérébrale. Nous en avons une
habitude si profonde qu'il nous est bien difficile de remettre tout cela en
question.
Ce fut d'ailleurs aussi bien le cas de la mécanique newtonienne et
de sa théorie de la gravitation. Que l'on se plonge dans une démonstra-
tion géométrique des Principia et l'on comprendra à quel point il était
alors difficile de se figurer les démonstrations : résultats et théorèmes
sont alors généralement exprimés dans les textes par des proportions
entre les aires des figures géométriques, ce qui rend difficile la compré-
hension. Mais il s'agit alors d'une culture, celle de la géométrie comme
technique de calcul et de démonstration, partagée par_ un cercle restreint
de spécialistes. Le calcul algébrique, qui facilite aujourd'hui la résolution
de ces questions, va déplacer le problème car on ne comprendra pas, ou
plutôt on ne verra pas toujours clairement chaque étape de ce qui se passe
au cours de la démonstration algébrique. Laquelle fonctionne un peu
comme un ordinateur dans lequel on introduit des données, et qui sort un
résultat parfois bien difficile à recomposer dans les termes mis dans la
machine.
Je ne peux résister à citer ici un philosophe de la nature, Jean-Paul
Grandjean de Fouchy, secrétaire de!' Académie royale des sciences, qui,
au beau milieu du xvme siècle, se félicitait de ce que l'algèbre n'exigeât
qu'un calcul simple à réaliser mais qu'il restait ensuite un« inconvénient
considérable » : « Car si le calcul algébrique est très propre, écrivait-il, à
faciliter la résolution des problèmes », il ne l'est pas tant « à éclairer
l'esprit sur les démarches qu'il lui fait faire» et, ajoutait-il,« on est, pour
ainsi dire, transporté comme dans une nuée à la solution, sans avoir rien
vu de tout ce qui était dans le chemin 41 ». Voir ce qui est dans le chemin :
cela s'appelle comprendre. Comprendre, ce serait justement voir, ce que
les démonstrations géométriques de Newton permettaient encore de
faire, avec bien des difficultés, en les suivant pas à pas, mais que l'algè-
bre voile en partie.

41. J.-P. G. DE FOUCHY, [1746] 1751, p. 103.


218 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Quant à la relativité, n'est-on pas confronté à la perte de (presque)


toute représentation ? À la perte de certaines évidences, celle de la dis-
tance tout d'abord, un concept visuel s'il en est, et celle de l'espace bien
sûr. L'espace-temps dont la représentation immédiate nous échappe
désormais presque totalement puisque le caractère non-euclidien de
l'espace-temps interdit toute représentation spatiale. Essentiellement
parce que la vision que j'ai de cette feuille de papier implique une struc-
ture euclidienne irréductible à celle de l'espace-temps. Ainsi sommes-
nous condamnés à nous passer de représentations immédiates ; à ne plus
voir simplement. En ce sens, il y a bien un rapport avec les œuvres cubis-
tes en ce qu'elles rompent avec le figuratif. Et un même deuil à consentir.
Un deuil qu'il faut accepter et réitérer puisque nous n'avons pas le choix
et que tant d'instruments nous permettent d'avancer «dans une nuée»
sans rien voir de ce qui est dans le chemin ; les tenseurs en sont un bon
exemple. Quitte à reconstruire ensuite une représentation de ce monde-
là, une Weltanschauung.

Einstein contre-attaque

Face à ces inquiétudes, à ces attaques, la relativité générale résiste.


Elle résiste même fort bien. Einstein ne s'est pas borné à en défendre les
principes, à en souligner les qualités ; très tôt, il s'est posé la question
clef, celle de la validité d'une théorie physique face aux théories concur-
rentes. Il est conscient de la lutte qui se joue pour la survie de sa théorie.
Et il s'attache à en poser les enjeux sur le plan épistémologique. Il sait le
caractère provisoire, mortel des théories physiques; ne vient-il pas de
porter un coup terrible à la plus grande, à la plus connue, des théories
physiques, celle de Newton ? Une blessure dont la charge symbolique est
immense.
Une fois de plus, il a choisi la voie critique: non, il ne s'agit pas de
savoir si une théorie est vraie ou non car la question de la vérité n'a pas
de sens. Une théorie n'est pas éternelle. Les théories sont mortelles. Il
faut faire son deuil de l'espoir d'atteindre jamais la vérité (scientifique).
Pour l'heure, la seule question qui vaille, c'est de s'assurer que sa théorie
n'est pas (encore) contredite pas l'expérience. Alors, ce ne sont pas là des
idées banales et Einstein va repenser la question de la découverte, de
l'invention, de la vérification des théories physiques.
Cette analyse épistémologique lui apportera une aide précieuse, car
elle lui permet de mieux voir quelle est la vraie place de sa théorie face à
celle de Newton, loin de certains collègues qui gesticulent. Bref, au
milieu de tout cela, où en est-on de la gravitation?
LA TRA VERSÉE DU DÉSERT 219

En décembre 1919, aussitôt après les résultats de l'éclipse apportés par


l'expédition anglaise, Einstein écrit dans un journal populaire allemand :
« Mais jamais la vérité d'une théorie ne pourra être prouvée. Car on ne peut
jamais savoir si dans l'avenir aucune expérience ne sera faite, qui contre-
dirait ses conclusions 42. »

« Jamais la vérité » : un deuil à consentir.


Ainsi sur l'échiquier des théories existantes, proposées ou proposa-
bles, contribue-t-il à clarifier les règles du jeu, à en poser de nouvelles.
Un jeu dont le véritable arbitre est l'expérience. Un jeu qui n'en finira
jamais parce qu'il ne peut y avoir de réponse définitive à la question. Ce
point de vue limite donc de facto !'ambition de ce que doit être une théo-
rie mais donne a contrario des arguments pour défendre la relativité
générale. Quelques années plus tard, il revient à la charge, encore plus
clairement, plus simplement :
«[L'expérience] ne dit jamais "oui" à une théorie, mais au contraire, en
mettant les choses au mieux, elle dit "peut-être", mais le plus souvent sim-
plement "non" 43. »

Une théorie ne peut être vraie, elle ne peut qu'être juste. Et, bien
entendu, cette nouvelle formulation d'un critère de validité d'une théorie,
cette nouvelle manière de juger de l'intérêt d'une théorie condamne la
théorie de Newton; parce que l'expérience a dit deux fois non: quant à
la question du périhélie et quant à la déviation des rayons lumineux. Mais
il n'est pas juste, pour autant, de dire que la relativité générale est vraie
car l'expérience n'a pu dire que «peut-être». La nouvelle théorie est
donc, aujourd'hui, la moins mauvaise théorie de la gravitation possible.
Une formulation apparemment sévère mais peut-on demander plus ? Car,
en somme, les théoriciens n'ont pas le droit de refuser une théorie cohé-
rente qui fait mieux que les autres et à laquelle l'expérience n'a pas dit
«non». Mais ils ne peuvent préjuger de l'avenir; de l'avenir observa-
tionnel aussi bien que théorique. Tout ce qu'ils peuvent faire, c'est trou-
ver une nouvelle théorie qui fasse aussi bien, qui fasse mieux, en propo-
sant, en réalisant des tests observationnels que la relativité, quant à elle,
ne pourra surmonter.
Ces idées sont aujourd'hui très banales. Ce sont en fait celles
qu'après Einstein, Karl Popper mettra en forme 44 sous le nom de prin-

42. A. EINSTEIN, 1919, p. 1.


43. A. EINSTEIN, 1922, p. 429.
44. Et, en particulier, dans son ouvrage, LA Logique de la découverte scientifique, qui parai"!
en 1935.
220 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

cipe de réfutabilité. Popper a d'ailleurs reconnu, à plusieurs reprises 45,


aussi bien l'influence d'Einstein que l'importance de l'exemple que
constitua la relativité générale quant à ses propres vues. En fait, même si
elles étaient loin d'être claires pour tous, ces idées étaient « dans lair »
dès avant les années 1920.
Ainsi Einstein a-t-il très subtilement posé, et au bon moment, un
barrage qui va permettre à sa théorie de résister, face aux difficultés qui
l'attendent, à la concurrence des théories «alternatives», à la faible
extension de son champ d'application, à la faiblesse des vérifications
expérimentales. Et qui ouvre des perspectives quant à la recherche théo-
rique. Car, pour Einstein, il ne s'agit pas tant de découvrir les lois de
l'univers ; il faut les inventer.
On pensait alors assez généralement qu'il suffisait d'observer la
nature avec assez d'attention et que, grâce à ce que l'on appelait alors le
principe d'induction, on pouvait avancer vers la vérité. Il s'agissait en
somme de partir de l'observation de phénomènes naturels, d'en décou-
vrir la régularité (la loi d'oscillation du pendule en est un exemple très
simple), observations à partir desquelles on pensait pouvoir remonter aux
lois générales du domaine. En quelque sorte, le savant ne faisait que
découvrir les lois de la nature, il était un révélateur et non un inventeur.
Einstein est en désaccord avec ce point de vue: pour lui, il n'y a pas
de chemin assuré qui conduise aux lois élémentaires, aux théories. Le
théoricien est libre d'inventer la théorie sur laquelle il tentera d'asseoir
son champ. Mais corrélativement, dans un deuxième temps, il doit abso-
lument faire le lien entre sa théorie et le champ empirique ; sa théorie qui
devra, mieux que celle qu'elle prétend remplacer, rendre compte de plus
d'observations, sinon de l'ensemble des observations. Étrangement, la
« liberté » est un des mots les plus courants dans les écrits épistémologi-
ques d'Einstein. Cette liberté d'inventer, cette possible intuition, il la
défendra très vivement toute sa vie durant. Mais la liberté d'inventer le
cadre, les concepts, les principes et les équations de sa science a une
limite ; une limite absolue à laquelle il convient de tout sacrifier et qui est
« le juge suprême 46 » : l'expérience. À la fin de sa vie, à son vieil ami de
lacadémie Olympia, Maurice Solovine, il tracera un schéma extrême-
ment éclairant de la démarche du physicien-théoricien 47.

45. Par exemple. dans l'interview de Popper par G. J. Whitrow: G. J. WHITROW, 1967.
46. A. EINSTEIN, 1979, p. 189.
47. li s'agit d'une lettre à son ami de toujours, Maurice Solovine, qui habitait Paris et tra-
vaillait chez Gauthiers-Villars où il éditait entre autres ouvrages ceux d'Albert Einstein qu'il tradui-
sait en français. Cette lettre du 7 mai 1952 a en particulier été analysée en détail par G. Holton, in
G. HOLTON, 1981, p. 224-271. On en trouvera une traduction française dans OCE, vol. 4, p. 310-
311.
LA TRAVERSÉE DU DÉSERT 221

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-U...r..z.
Figure 1. Une des dernières leçons d'Einstein à Solovine, 7 mai 1952. ©The
Albert Einstein Archives, The Hebrew University of Jerusalem,
Israël.

Aux pieds de ce schéma triangulaire figure (E) le réel, la nature,


l'expérience vécue en somme, qui est à la base de l'intuition du cher-
cheur. Et à partir de laquelle il doit élaborer une théorie possible ; mais
les éléments théoriques qui lui seront utiles, espace de travail, méthodes,
concepts, structures, il les prend ici, là et ailleurs et pas nécessairement
dans les annales de la science ; il les invente car il n'est pas, à ce stade,
tenu de rester près des idées acceptées ni des évidences. Ces éléments, le
chercheur les projette et les ordonne dans une théorie mathématique
structurée par des axiomes (A). Cette théorie appareille le réel dans un
cadre mathématisé pour en revenir aux faits, rendre compte, expliquer et
prévoir des phénomènes. De (A), on redescend donc vers le réel, vers
222 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

l'expérience en développant toutes les conséquences logiques possibles


de la théorie (A) ; c'est le troisième côté du triangle. On en déduit des
propositions, en fait les prédictions de la théorie (S), (S'), (S"). Enfin, on
en revient au réel où ces prévisions, ces prédictions, seront soumises à
l'observation, à l'expérimentation (que figurent les flèches verticales)
afin de vérifier s'il y a adéquation entre les S et E, entre prédiction et
observation.
Derrière ce schéma, on devine bien sûr la structure même de la rela-
tivité générale. (A) figure la théorie elle-même avec ses principes en
forme d'axiomes et toute sa structure mathématique. De la théorie, on
déduit théorèmes et propositions, ici au nombre de trois, qui sont repré-
sentées par les trois tests classiques de la relativité.
Ainsi Einstein insiste-t-il dans cette lettre à Solovine et dans le
schéma qui lui est associé sur le « saut », la flèche de gauche qui remonte
de (E) !'expérience vécue à (A), un saut qui permet au théoricien de poser
«sa» théorie. Une théorie mathématisée qui comprend aussi bien les
principes et les concepts que les instruments et méthodes mathématiques,
mais encore bien sûr les équations qui les appareillent dans une théorie
physique. C'est là un acte de création, un acte libre que le chercheur n'a
pas à justifier a priori. Ce saut représente en fait le moment, le geste créa-
tif, par lequel le théoricien invente sa théorie. Ensuite il lui faudra tra-
vailler dans cet espace essentiellement mathématique, d'une part pour le
bien comprendre, pour s'assurer qu'il n'est pas incohérent d'un point de
vue mathématique ni contradictoire au niveau physique, avant d'en
déduire des conséquences observables sous forme de tests, d'effets. Puis,
revenant au réel, il lui faudra alors comparer ces propositions à la réalité
observationnelle, bref, vérifier la théorie. Vérifier, c'est maintenant un
mot presque ambigu car il s'agit de s'assurer non plus que la théorie est
vraie au sens fort, comme le serait un théorème de maths, mais que, plus
modestement, elle est «juste », qu'elle rend, simplement, correctement,
compte des données de l'observation. Qu'elle n'est pas moins intéres-
sante que celles qui !'ont précédée.
Afin d'illustrer ce schéma pour son ami, Einstein ne craint pas de
prendre un exemple bien quotidien, « le concept de chien et les expérien-
ces vécues qui y correspondent 48 ».La théorie du chien, en somme, qu'il
ne fait d'ailleurs qu'esquisser et que je vais développer tout à fait libre-
ment afin d'enfoncer le clou. (E), c'est le chien lui-même, le chien vécu.
En (A), figure l'idée que l'on se fait du chien, la représentation qu'on en
a, la théorie que le spécialiste du chien, notre« caninologue »s'est faite.
Une théorie (généralement non mathématisée !) et évidemment inventée

48. A. Einstein à M. Solovine, 7 mai 1952, OCE, vol. 4, p. 311.


LA TRA VERSÉE DU DÉSERT 223

dont il déduit ensuite quelques propositions (ça mange, ça aboie, ça


copule et il en naît des chiens). Ces propositions lui serviront alors à véri-
fier que sa théorie permet d'expliquer le comportement du chien mais
aussi de prévoir (S, S', S") son comportement qui sera comparé au com-
portement réel du chien au moyen d'expériences canines. Si le tout est
correct, si les propositions sont vérifiées, on aura une théorie du chien,
disons plus modestement un modèle du chien. Mais si quelque proposi-
tion pose problème, alors on refera un tour de piste en changeant les axio-
mes et les principes du chien en (A) et on recommencera jusqu'à obtenir
une théorie aussi précise, aussi juste que possible, avant tout une
meilleure théorie canine que celle qui précédait.
Toutefois, il n'est pas inutile de se poser ces questions d'une
manière un peu plus physique et un peu moins formelle, de se demander
quel est le lien entre la réalité physique en (E) et le concept physique en
(A) ; par exemple, face au concept quelque peu étrange de courbure, dans
l'espace de la relativité générale. En fait, il n'est pas question, il n'est pas
même utile de se demander si l'espace de la théorie est vraiment courbé
et, d'ailleurs, que serait-ce qu'un temps courbe? Il s'agit plus simple-
ment d'accepter que l'appareil mathématique qui intègre le concept de
courbure au sein de l'espace riemannien (en somme dans [A]), et sur
lequel les concepts et objets de la théorie sont développés, permet, mieux
que dans une autre théorie, euclidienne par exemple, de rendre compte
des phénomènes observationnels. Cela se limite essentiellement là.
L'idée de courbure de l'espace n'a pas de réalité physique (elle n'existe
pas vraiment dans [E]) ; elle ne s'observe en aucun cas directement. Pro-
fitons-en pour marquer clairement que la courbure des rayons lumineux,
bien réelle quant à elle, observable, est un phénomène différent qui n'a
rien à voir avec la courbure de l'espace qui n'est qu'une représentation,
qui n'a pas de réalité physique. Le caractère courbe de l'espace rieman-
nien de la relativité générale n'a pas plus de sens a priori que le caractère
absolu de l'espace de Newton (ou la théorie du chien !) et n'est justifié
qu'a posteriori dans le cadre de la structure globale de la théorie et parce
que celle-ci est (ou non) confirmée par l'expérience. Bref, pour Einstein,
la théorie, la représentation théorique est posée dans un espace imagi-
naire, dans notre pensée, dans nos livres, en somme dans notre culture.
C'est, pour reprendre ses propres termes,« le rapport d'interdépendance
éternellement problématique de tout le pensé avec le vécu (expérience
des sens) 49. »
Avant tout, l'analyse d'Einstein permet de montrer comment et
pourquoi, depuis sa création, la relativité générale domine le champ de la

49. A. Einstein à M. Solovine. 7 mai 1952, OCE. vol. 4. p. 311.


224 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

gravitation, grâce à sa cohérence, mais surtout parce qu'elle rend compte,


mieux que toutes les autres théories, de toutes les observations disponi-
bles. Pourtant, cela n'empêche pas que, jusqu'à son renouveau vers les
années 1960, la théorie de la gravitation d'Einstein reste une théorie mal-
aimée: parfois trop aimée, des relativistes bien sûr, souvent détestée,
parfois même haïe par les spécialistes des autres champs de la physique.
D'où une agressivité réciproque qui éclaire bien les enjeux de ce combat
que les premiers, sur leur piédestal géométrique, sont trop certains
d'avoir gagné tandis que les seconds espèrent que la domination discuta-
ble bien qu'incontournable de la relativité générale aura bientôt un terme.
Chapitre 11

Une théorie mal-aimée

1919 est une date charnière où l'expédition anglaise signe une étape
décisive de la théorie. La relativité générale est vérifiée ! L'avenir est
radieux. Il ne resterait en somme qu'à en développer patiemment
d'autres conséquences que l'on comparerait prudemment aux faits
d'observation. Ainsi aurait-on pu s'attendre pour les années de l'entre-
deux-guerres à une production ininterrompue et sans cesse croissante de
travaux s'attachant à développer la théorie, à en conforter les bases, à en
préciser les rapports au réel, à en développer !'étude et à la faire connaî-
tre.
Telle serait l'histoire d'une théorie normale. Mais les historiens des
sciences savent fort bien que cela ne se passe jamais aussi simplement.
Et d'ailleurs si l'on considère objectivement ses résultats et son propos
tout va bien et même très bien pour la théorie de la gravitation d'Einstein.
N'est-ce pas une théorie qui gagne? Tel n'est pourtant pas vraiment le
cas, on l'a vu. Bien loin d'un développement raisonnable, d'une sage
dynamique, d'une histoire sans nuages, la relativité générale va connaître
un développement heurté, une croissance lente, difficile, malaisée, et les
relativistes vont vivre l'isolement, le doute, sinon même une certaine
marginalité.
Sans aucun doute, durant cette période, la situation politique a lour-
dement pesé sur la production scientifique. La relativité générale naît au
début de la Première Guerre mondiale et son développement en fut évi-
demment entravé. La domination nazie, qui visera tout particulièrement
la relativité, symbole de la « physique juive », impliquera dans toute
l'Europe le départ, la mort, de tant de scientifiques, et en particulier l' ins-
tallation d'Einstein à Princeton dès 1933. Puis la Seconde Guerre mon-
diale stoppera presque totalement la production scientifique non militaire
durant plus de cinq ans.
226 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Tous les témoignages concordent pour indiquer que l'enseignement


de la relativité générale a durement subi cette conjoncture. Si Einstein s'en
émeut parfois, il ne semble pas qu'il ait tenté d'y remédier aux États-Unis,
le premier cours de relativité générale sera donné en 1952 à l'Université
de Princeton. Et, entre 1936 et 1961, aucun cours sur la théorie d'Einstein
n'a été donné à Chicago. En fait, son enseignement est laissé au gré de
l'intérêt personnel des universitaires. Ainsi Born assure-t-il un cours en
Allemagne en 1929 à Gottingen, puis en Écosse en 1940 à Édimbourg. En
France, quelques cours seront donnés en province au début des années
1920 par E. Bauer et E. M. Lemeray et à Paris par Jean Becquerel. Mais
aucun témoignage ne fait état d'un enseignement suivi de la théorie avant
les années 1950.
Leopold Infeld, un des proches collaborateurs d'Einstein, a décrit
l'ambiance qui régnait à l'Institute for Advanced Study de Princeton où
Einstein a été nommé dès 1933 :

« En tout cas, dans les années 1920, les scientifiques témoignaient du plus
grand intérêt pour la discipline. Mais déjà en 1936, alors que j'étais en con-
tact avec Einstein à Princeton, j'observai que cet intérêt avait presque tota-
lement cessé. Le nombre de physiciens travaillant dans ce champ à Prince-
ton pouvait se compter sur les doigts d'une seule main. Je me souviens que
très peu d'entre nous se rencontraient dans le bureau du défunt professeur
H. P. Robertson et puis même ces rencontres cessèrent. Nous, qui tra-
vaillions dans ce champ, étions plutôt regardés de travers par les autres
physiciens. Einstein lui-même me faisait souvent remarquer: "A Prince-
ton, ils me prennent pour un vieil imbécile : Sie glauben ich bin ein alter
Trottel ... " Cette situation resta à peu près sans changement jusqu'à la mort
d'Einstein. La théorie de la relativité n'était pas très estimée dans "l'ouest"
et mal vue dans "l'est" 1. »

Peter Bergmann, lui aussi très proche collaborateur d'Einstein,


notait que, dans ces années-là,« vous n'aviez qu'à savoir ce que faisaient
vos six meilleurs amis et vous saviez tout ce qui se passait en relativité
générale 2 ». Un témoignage qui souligne le peu de contacts entre les
relativistes isolés dans leurs universités mais qu'il ne faut certainement
pas entendre au pied de la lettre, sauf à réduire les spécialistes de la dis-
cipline aux quelques fidèles proches d'Einstein.
Einstein ne joue pas un rôle fédérateur ; il ne s'intéresse que de loin
en loin à sa théorie de la relativité générale. Il a fort peu d'autorité au plan

1. L. INFELD, 1964, p. XV.


2. Peter Bergmann, élève d'Einstein dans les années 1930, puis l'un des relativistes les plus
connus après guerre. Il écrivit en 1942 un manuel de relativité qui fut préfacé par Einstein (BERG-
MANN, 1942). Cité par A. PAIS, 1982, p. 268.
UNE THÉORIE MAL-AIMÉE 227

institutionnel et ne parviendra pas à obtenir à Princeton un poste pour


Infeld qui s'installe au Canada avant de retourner en Pologne. En 1949,
Einstein écrit à Born pour expliquer l'échec de ses efforts en vue de [lui]
procurer une invitation à l'Institut: «J'ai peu d'influence, car je suis
considéré ici comme une sorte de fossile que les ans ont rendu aveugle et
sourd. Je ne trouve pas ce rôle déplaisant du tout, d'autant qu'il corres-
pond assez bien à mon tempérament 3. »
Les relativistes sont isolés. Chacun développe selon ses vues son
propre sujet, sa propre ligne de travail dans le cadre d'une interprétation
de la théorie qu'il ne partage pas toujours avec ses confrères. En fait,
les structures de la recherche en relativité générale sont restées arti-
sanales, à l'écart des autres grands courants de la physique, éclatées à
l'ombre d'universités où la théorie d'Einstein est avant tout étudiée par
intérêt personnel, par curiosité, pour le simple plaisir de la mieux com-
prendre.
L'étendue du champ théorique, la dispersion des spécialistes et des
revues dans des branches diverses, dans des pays différents, ne rendent
pas les rapports aisés. La légitimation d'un sujet n'est donc pas facile à
imposer. L'autorité d'Einstein, le retentissement de quelques travaux,
l'intérêt de certaines questions le permettront dans certains cas. Ainsi le
renouveau de la discipline dans les années 1960 plonge-t-il pour partie
ses racines dans un certain nombre d'études dont l'intérêt n'est pas
nécessairement apparu aussitôt. Aussi bien un certain nombre de ques-
tions théoriques en suspens ont reçu alors des réponses satisfaisantes.
Mais, dans la mesure où aucune demande pressante n'apparaissait du
côté de l'observation, où aucune expérience ne cristallisait les questions
théoriques, la relativité générale a sans aucun doute subi, en tant que spé-
cialité, un blocage; d'autant que son absence de dynamisme se tradui-
sait, au plan institutionnel, par un manque évident de postes et de crédits
induisant par un effet d'entraînement facile à comprendre de moindres
résultats et un moindre intérêt. Ainsi, l'insuffisance criante du nombre de
ses spécialistes engagés sur un front très large durant ces années est un
élément essentiel, raison et conséquence de la stagnation de la théorie. En
bref, la masse critique est loin d'être atteinte, qui permettrait de faire
tourner la machine relativiste. Et le renouveau de la théorie, ce sera
d'abord celui de ses spécialistes.
À la fin des années 1950, l'inquiétude des spécialistes est à son
comble. Témoin ce propos tiré d'un texte pourtant technique d'un relati-
viste polonais, Andrzej Trautman, très connu dans le milieu et publié
dans une revue russe très influente : « Beaucoup de physiciens, note

3. A. Einstein à M. Born, 12 avril 1949.


228 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

notre analyste, sont très troublés par la théorie d'Einstein. La plupart


d'entre eux admettent que la théorie de la relativité générale est une belle
théorie, mais ils ajoutent alors qu'à cause de la faiblesse des forces gra-
vitationnelles la théorie de la gravitation est marginale [ ... ]. La plupart
des discussions commencent ou se terminent par le reproche que la rela-
tivité générale n'a été soumise qu'à trop peu de tests - comme si cela était
la faute des relativistes ».
Après s'être ému des « quelques physiciens qui vont jusqu'à dire
que la relativité générale ne doit pas être considérée comme une théorie
physique », il évoque ceux qui considèrent les relativistes « comme des
mathématiciens plutôt que comme des physiciens », avant de fustiger
« certains cercles » où on les tient pour des « éléments socialement indé-
sirables », aussi bien que « certains relativistes qui considèrent que la
théorie d'Einstein se trouve dans quelque relation de supériorité face aux
autres théories 4 ».
Une postface qu'il conclut par une attitude toute œcuménique:
«S'il se trouve des mathématiciens qui souhaitent étudier les équations
d'une théorie physique, déclare-t-il, ils seront les bienvenus et non pas
sujets à l'ostracisme d'un refus de considérer leur travail comme partie
de la physique 5. »
Entre le début des années l 920 et la fin des années l 950, nous avons
vu la position de la relativité générale se fragiliser, sa situation se dégra-
der. Évidemment, cela se traduit sur le plan institutionnel, sur le plan des
publications, sur celui de l'enseignement, sur le plan des rencontres inter-
nationales. Et sur le moral des relativistes.
On trouvera ci-après (figure 1) un diagramme donnant, pour chaque
année, le nombre de publications (recensées par Science Abstract, une
revue spécialisée) sur le champ de la relativité générale de sa naissance à
la fin des années 1950.
On y voit évidemment tout d'abord la montée en puissance de la
théorie après sa naissance et le pic des années 1920 (la vérification du
second test se fait en 1919) et le fait que la théorie est à la mode au tout
début des années 1920 se traduit par des publications plus nombreuses.
Et puis, catastrophe, dès 1922-1923, le nombre de publication chute bru-
talement. Cette situation va durer jusqu'à la fin des années 1950. On peut
noter toutefois une sorte de petite colline, dénotant une légère améliora-
tion, autour des années 1930 qui correspond en fait aux travaux relatifs à
l'intérêt que suscite la cosmologie. La relativité générale fait en quelque
sorte sa« traversée du désert ».

4. A. TRAUTMAN, 1966, p. 334.


5. Ibid.
UNE THÉORIE MAL-AIMÉE 229

%
3~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

2,5

1,5

0,5

Années

Figure 1. La production d'articles traitant de relativité générale en


pourcentage de la production globale en physique : 1915-1955.

Figure 2. « - Quel concert de louanges ! Ces dames parlent encore de leurs


couturiers.
- Mais non, il s'agit d'Einstein.»
Dessin de P. Portelette. L'écho de Paris, 8 avril 1922. ©Archives
Charmel.
230 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Ainsi, entre le début des années 1920, les années d'or de la relativité
générale, celles où s'établit la gloire d'Einstein, et le milieu des années
1930, par rapport au nombre total des publications recensées en physi-
que, la mécanique newtonienne conservera sa place en pourcentage
(7 %) tandis que la relativité générale verra la sienne se réduire comme
peau de chagrin passant de 7 % à 2 %. Quant à la mécanique quantique
qui n'occupe en 1920 que la moitié de la place de la théorie d'Einstein,
elle renversera la situation dix ans plus tard.

La conférence de Berne
Juillet 1955 : Einstein vient de mourir à Princeton aux États-Unis
et, à Berne en Suisse, on fête le « Cinquantenaire de la théorie de la
relativité », de la relativité restreinte, là où elle fut inventée. Mais c'est
essentiellement à la relativité générale, dont le quarantième anniversaire
est pudiquement ignoré, que l'on va se consacrer. Il s'agira avant tout
d'une conférence où les exposés techniques dominent, mais bien entendu
la mort d'Einstein est l'occasion d'un hommage. Un hommage qui prend
parfois la forme d'une inévitable hagiographie. Une hagiographie qui
rend d'autant plus intéressante, marquante, l'intervention de Max Born,
à coup sûr le plus proche collègue, le plus vieil ami présent à Berne.
Born est l'un des derniers conférenciers à parler, le vendredi après-
midi, juste avant la clôture du congrès. Sa conférence est pour l'essentiel
consacrée à l'histoire de la relativité restreinte, la relativité restreinte qui
a alors une importance énorme pour la physique et en particulier pour la
physique quantique dont il est spécialiste. À la relativité générale, il ne
consacre qu'un seul paragraphe dans lequel il rappelle le moment où il
rencontra Einstein et comment il s'initia à la relativité générale. Écou-
tons-le:
«Je me souviens que, pendant ma lune de miel en 1913,j'avais dans mes
bagages quelques tirés à part des articles d'Einstein qui, au grand dam de
mon épouse, ont absorbé mon attention pendant des heures. Ces papiers
me semblaient fascinants, mais difficiles et presque effrayants. Lorsque
j'ai rencontré Einstein à Berlin en 1915, la théorie était très perfectionnée
et couronnée par lexplication de lanomalie du périhélie de Mercure,
découverte par Le Verrier. Je l'ai comprise, non seulement grâce aux
publications mais aussi grâce à de nombreuses discussions avec Einstein -
ce qui eut pour effet que je décidai de ne jamais entreprendre aucun travail
dans ce champ. Les fondations de la relativité générale m'apparaissaient
alors, et encore aujourd'hui, comme le plus grand exploit de la pensée
humaine quant à la Nature, la plus stupéfiante association de pénétration
philosophique, d'intuition physique et d'habileté mathématique. Mais ses
UNE THÉORIE MAL-AIMÉE 231

liens à l'expérience étaient ténus. Cela me séduisait comme une grande


œuvre d'art que !'on doit apprécier et admirer à distance 6. »

Si Born peut se permettre de parler ainsi, si étonnamment vrai, et


dans un congrès, c'est bien parce qu'il a été, durant quarante ans, l'ami
d'Einstein. Leur correspondance a été l'une des premières à être publiée.
Elle montre à quel point les deux hommes, les deux couples, furent pro-
ches. C'est durant l'été 1915, qu'ils se rencontrent pour la première fois
à Berlin, où Born est conseiller scientifique de la commission de contrôle
de l'artillerie; à Berlin où Einstein, qui vient de quitter sa première
femme, Mileva, et ses enfants, vient d'être nommé, de s'installer et de
refaire sa vie avec sa cousine Elsa. Les deux hommes s'entendaient par-
faitement bien, non seulement sur les questions scientifiques, mais aussi
quant à la politique et à l'égard de tous les problèmes humains. C'est
donc cette proximité qui permet au vieil ami de dire ce qu'il pense vrai-
ment de la relativité générale sur laquelle il a d'ailleurs, et quoiqu'il en
dise, publié plusieurs travaux. Bref, nul n'est mieux placé que Born, n'est
plus capable de juger de l'intérêt de la théorie pour les physiciens de son
temps. Sans doute n'a-t-il jamais travaillé d'un point de vue technique
sur le sujet, mais n'est-ce pas cette distance même qui lui permet de jeter
ce regard intransigeant sur la place de la relativité générale?
La scène que pose Born est assez extraordinaire et, dans l'amphi-
théâtre du Musée d'histoire naturelle de Berne, il faut imaginer la stupé-
faction et l'étonnement, sans doute parfois amusé, de certains de ses très
chers collègues, accablés par la chaleur de juillet, en ce moment un peu
solennel du congrès, à l'évocation de ce moment intime de sa vié, sa lune
de miel dont il a donc distrait quelques moments pour lire ce travail
«effrayant». Aussi bien, pour Born, c'est une manière de dire l'intérêt
qu'il a pour les idées et leur auteur. Un intérêt qui contraste d'autant plus
avec l'analyse qui suit. En peu de mots mais avec beaucoup de force, il
exprime les raisons pour lesquelles il décida de « ne jamais entreprendre
aucun travail dans ce champ » : c'est sans doute que la théorie lui apparut
comme difficile et même effrayante ; mais, pourtant, le point crucial de
cette analyse, de ce tableau, de ses raisons, c'est la phrase la plus courte,
la plus sèche, quasi tranchante, qui est en fait l'horizon de tout physicien,
l'expérience: «Mais ses liens à l'expérience étaient ténus.» Il s'agit
sans doute là pour Born du vrai problème que pose cette théorie, de la
vraie raison de sa« distance». Ce qui ne l'empêche pas de dire aussi, et
avec quelle conviction, les raisons de son admiration, qu'il partage
d'ailleurs avec beaucoup de collègues.

6. M. BORN, 1956, p. 253.


232 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

C'est ainsi que le peu de liens que la théorie d'Einstein proposait


avec les « vrais » problèmes de la physique !'ont rejetée, pour longtemps,
du côté de l'art pour l'art. Trois petits tests encore disputés justifiaient-
ils cet arsenal mathématique imposant ? La relativité générale, ça sert à
quoi? La question s'inscrivait sur bien des lèvres sinon sur celles de ses
spécialistes inquiets.
À la fin des années 1950, bien loin du caractère radical de la vision
de l'espace-temps qu'elle propose, la relativité générale n'a plus la répu-
tation d'être une théorie révolutionnaire ; c'est là une épithète qui lui est
confisquée par la théorie quantique et qu'elle tentera de reconquérir à tra-
vers son renouveau. La nouvelle génération des théoriciens de la méca-
nique ondulatoire n'aura bientôt plus le regard compréhensif de Pauli, ou
amical de Born. Ainsi, Richard Feynman invité, au tournant des années
1960, aux premières conférences sur la gravitation se montrera infini-
ment moins amical, éreintant ses collègues dans une lettre, récemment
publiée, adressée à son épouse : « Je ne vais rien tirer de cette conférence.
Je n'apprends rien. » «Ce n'est pas bon pour ma pression artérielle» ...
Laissons de côté les propos quasi injurieux pour retenir l'analyse;
«parce qu'il n'y a pas d'expériences, ce n'est pas un champ actif, de
sorte que peu des meilleurs travaillent là-dessus. [ ... ]Ce n'est pas tant
que le sujet soit difficile: c'est que les gens bien [good men] sont occu-
pés ailleurs. Rappelle-moi de ne plus jamais aller à des conférences sur
la gravitation ! 7 » Des propos inacceptables pour les relativistes qui se
sentent bien mal-aimés de leurs collègues quanticiens ...

La tour d'ivoire
Si la spécificité relativiste s'exprime par des éléments techniques,
épistémologiques, institutionnels, elle ne s'y résume pourtant pas. Mais
s'il y a tant de raisons pour choisir de travailler en mécanique quantique,
et Born nous a éclairés à ce sujet, quelles sont les motivations de ceux qui
vont préférer se plonger dans l'étude de la relativité générale? Dans la
préface de son Relativity: the General Theory, un ouvrage fondamental
qui paraît en 1960 et qui plus que tout autre représente la somme du tra-
vail accompli tout au long de ces années, c'est cette question que John
Synge pose, décrivant, avec beaucoup d'humour, l'image qu'il a ... de
lui-même:

«De tous les physiciens, le relativiste est, d'un point de vue social, le
moins engagé. Il est le grand spécialiste en théorie de la gravitation et la

7. R. FEYNMAN, 1995, p. xxvii.


UNE THÉORIE MAL-AIMÉE 233

gravitation est socialement signifiante, mais il n'est pas consulté pour la


construction d'une tour, d'un pont, d'un bateau ou d'un avion, et même les
astronautes peuvent se débrouiller sans lui jusqu'à ce qu'ils se demandent
dans quel éther voyagent leurs signaux.
Couper les cheveux en quatre dans une tour d'ivoire n'est pas du goût de
tout le monde, et sans aucun doute plus d'un relativiste attend le jour où le
gouvernement lui demandera son opinion sur les questions importantes.
Mais que signifie "important" ? La science a une double visée, comprendre
la nature et conquérir la nature, mais pour ce qui concerne la vie intellec-
tuelle de l'homme, c'est sûrement la compréhension qui est la chose la plus
importante. Alors laissons le relativiste rejoindre sa tour d'ivoire où il a la
paix pour chercher à comprendre la théorie d'Einstein aussi longtemps que
ce monde mouvementé se satisfera de faire ses affaires sans lui 8. »

Au-delà de l'ironie de l'expression, de son caractère provocant, ce


texte est sans aucun doute représentatif d'une bonne partie du monde
relativiste et de ses enjeux. Ici, Synge schématise l'opposition entre deux
mondes, deux cultures qui n'ont eu jusqu'alors que peu de points com-
muns sinon de partager une même ambition et une même institution : la
physique théorique. Deux mondes presque étanches, composés de spé-
cialistes qui le plus souvent s'ignorent, travaillant sur des champs décon-
nectés, épousant des philosophies opposées et visant des projets inconci-
liables: comprendre ou conquérir. D'un côté, les spécialistes de
!'infiniment petit considèrent avec condescendance ces théoriciens assis
sur leur piédestal géométrique, purs penseurs qui ont à leur actif quelques
secondes d'arc mais dont la théorie brille au fronton des revues philoso-
phiques et des conférences mondaines sans relation avec son intérêt
réel. .. Auxquels répondent à peine les relativistes bien à l'abri dans leur
tour d'ivoire; une tour d'ivoire d'autant plus nécessaire qu'ils se défen-
dent bien mal de ce complexe d'infériorité dont Synge, dans un autre
texte, les exhorte à se délivrer. C'est avant tout une conception artisanale,
monastique même, de la science et des scientifiques qu'il défend ici :
refus de la physique triomphante aussi bien que de la société aliénante
qui n'est pas sans faire penser à la position d'Einstein lui-même; scepti-
cisme d'un idéaliste qui n'espère pas grand-chose de l'évolution de la
science moderne.
Mais au-delà de sa position personnelle, sont on ne peut plus claire-
ment posées les questions qui agitent le milieu. Elles trouvent leur source
dans !'articulation de la théorie avec !'expérience, la physique et les
mathématiques, comme nous l'avons souligné plus haut, mais bien plus
encore désormais dans !'organisation quasi industrielle du monde de la

8. J. L. SYNGE, 1960, p. vii.


234 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

physique, plus que jamais lié aux pouvoirs économique, militaire, politi-
que. Un monde auquel les relativistes ont jusqu'alors échappé mais
(qu'Einstein nous en préserve !) auquel ils sont de plus en plus confron-
tés à travers la proximité institutionnelle des théories quantiques dans le
cadre de la physique théorique et à travers ceux qui venus de, ou tentés
par, ce monde-là souhaitent organiser la discipline suivant ses méthodes.
Chacun ne partage pas, bien sûr, les choix de Synge; on n'en
retrouve pas moins, ici ou là, l'essentiel de son analyse. Quelques années
plus tard, au soir du premier Texas Meeting - une rencontre consacrée à
une spécialité en plein essor, l'astrophysique relativiste - un conférencier
de premier plan, T. Gold - n'est-il pas chargé du très traditionnel after-
dinner speech? - exprimera, fort clairement lui aussi, l'opinion de bon
nombre de ses collègues, et pas seulement ceux de la nouvelle généra-
tion, en se félicitant de ce que « les relativistes avec leur travail sophisti-
qué ne soient plus seulement des ornements culturels mais puissent être
utiles à la science ! 9 »
Ainsi ce texte de Synge marque-t-il particulièrement bien la fron-
tière entre deux époques que la mort d'Einstein sépare symboliquement
et que le congrès de Berne marquera institutionnellement ; celle où la
relativité générale constitue, à l'intérieur de la physique théorique, un îlot
quelque peu suranné à l'abri des grands courants qui agitent les théories
quantiques et celle du renouveau que pressent et redoute Synge. Une
frontière que les organisateurs d'une école d'été consacrée en 1973 aux
« Astres occlus », aux trous noirs donc, marquent dans la préface des
comptes rendus:« L'histoire de la transformation prodigieuse de la rela-
tivité générale pendant ces dix dernières années est chose connue; d'une
baie tranquille où quelques théoriciens poursuivaient leurs recherches,
elle est passée aux avant-postes, en pleine effervescence, qui attirent un
nombre croissant de jeunes talents, ainsi que de crédits importants desti-
nés aux recherches expérimentales IO. »
Bref, les relativistes vont désormais pouvoir vivre de la relativité
générale, et non plus seulement pour la théorie d'Einstein. C'est le renou-
veau.

9. T. GOLD, 1965, p. 470.


10. c. DE WITI. 1973. préface.
Chapitre 12

Le refus des trous noirs

Les trous noirs, nous en avons souvent entendu parler; d'innombra-


bles articles de vulgarisation leur ont été consacrés et, chaque année, des
scoops laissent entendre que ça y est, cette fois-ci quelque astrophysicien
«en a [enfin] découvert un». Et c'est toujours la première fois. A-t-on
observé vraiment un trou noir? Nous y viendrons au chapitre 14. Mais
d'abord, qu'est-ce qu'un trou noir?
Rien de plus important, de plus essentiel, pour une théorie physique
que de prévoir, puis de découvrir, une nouvelle particule, un nouvel élé-
ment, une nouvelle planète, un nouveau type d'étoiles. Un trou noir est en
effet un nouveau type d'étoiles, un objet céleste absolument différent de
tout ce que l'on connaissait jusqu'alors. Un objet que prévoit la théorie
d'Einstein, mais auquel aucun relativiste avant les années 1960, ni Eins-
tein lui-même, n'ajamais pensé. Car l'idée, le concept de trou noir n'a pas
été posé, n'a pas été pensé, lors de la naissance de la théorie. Il s'agit d'un
concept qui n'a été construit que récemment, vers la fin des années 1960,
et compris, accepté, après les années 1980, plus de cinquante ans après la
naissance de la théorie dont il dépend. C'est que ce concept a posé des
questions essentielles qui ont nécessité quasiment une reconstruction de
l'interprétation de la relativité générale. La naissance du concept de trou
noir, ce n'est rien de moins que la seconde révolution relativiste.
Pourtant, dès la naissance de la théorie, certaine caractéristique, cer-
taine singularité de la théorie posait question, posait problème ; des pro-
blèmes auxquels les relativistes ne vont pas pouvoir répondre, qu'ils ne
vont pas savoir résoudre avant cinquante ans. Ces questions, les relativis-
tes, Einstein le premier, se les poseront tout au long de ce siècle; elles
sont encore aujourd'hui en partie les nôtres. Voilà pourquoi il n'est pas
inutile de parcourir rapidement ce chemin-là, d'attaquer cet objet obscur
d'un point de vue historique. Et ce, afin de nous assurer que nos questions
ont été posées et ont trouvé des réponses, des réponses nécessaires, des
236 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

réponses acceptables, des réponses convaincantes. Ainsi, conformément


à la philosophie de ce livre, est-ce tout d'abord un chapitre pour moitié
historique et pour moitié théorique que nous nous proposons d'aborder.
Dans un second temps, dans les deux chapitres qui suivront, je
m'intéresserai à ce que l'on entend aujourd'hui par trou noir, à la manière
dont a été construit ce concept, au-delà des années 1960. J'exposerai
alors le point de vue contemporain, l'interprétation actuelle de cet objet
étrange, d'un double point de vue. Théorique tout d'abord: mais qu'est-
ce que cet espace du point de vue géométrique ? car il s'agit de l'espace-
temps créé par une étoile effondrée ; du point de vue physique ensuite :
mais qu'est-ce que cette étoile bizarre et comment peut-elle se former,
que reste-t-il de l'étoile elle-même? quelle est sa place dans l'astrophy-
sique actuelle ? et, enfin, existe-t-il des trous noirs ? Puis nous nous
demanderons si, ou dans quelle mesure, cet objet de la théorie était
(in)évitable, jusqu'où la théorie de la relativité générale prédisait vrai-
ment cet objet longtemps contesté.
Car le trou noir se construira bien sfir dans le cadre des équations de
la relativité générale et de l'astrophysique, mais aussi dans l'esprit, dans
la conscience des spécialistes ; des spécialistes qui vont révolutionner leur
théorie tandis que certains résisteront, s'insurgeront, s'y opposeront qua-
siment jusqu'à s'exclure de leur communauté. Car les réponses qu' appor-
tent les relativistes de la nouvelle vague sont, on le verra, surprenantes,
révolutionnaires. Il s'agit vraiment, désormais, d'un nouveau monde,
d'un espace-temps étrange, très, très loin de l'espace que nous croyions
connaître, non seulement de l'espace absolu de Newton mais même de
l'espace de la relativité restreinte. Les résistances de la vieille garde rela-
tiviste n'ont donc rien d'étonnant; sans doute même étaient-elles néces-
saires afin que toutes les questions fussent posées, que l'on n'acceptât pas
trop légèrement cette réinterprétation étrange, incroyable, que l'on ffit
bien convaincu que cette seconde révolution relativiste était inéluctable.
Inéluctable mais loin d'être évidente. Il faut bien garder à l'esprit que le
concept de trou noir n'est pas facile à accepter, pas plus pour l'homme de
la rue aujourd'hui qu'il ne le fut hier pour les relativistes.

La singularité de Schwarzschild t

Karl Schwarzschild, un astrophysicien allemand, s'intéresse depuis


longtemps à ces questions ; non seulement il suit de près les travaux

1. On en trouvera une analyse beaucoup plus détaillée dans les articles que j'ai consacrés à
ce sujet: J. EISENSTAEDT, 1982, 1987.
LE REFUS DES TROUS NOIRS 237

d'Einstein sur la gravitation, mais il l'a même en quelque sorte précédé


puisque, au tout début du siècle, il envisageait déjà, dans la droite ligne
des travaux sur les espaces non-euclidiens du XIXe siècle, que l'univers
fût courbé - que sa structure fût sphérique, elliptique, ou hyperbolique -
et en évaluait le rayon.
Einstein vient de donner ses équations de champ du vide, et calcule
l'expression, approchée, du champ de gravitation autour d'une étoile
sphérique. Il s'agit typiquement d'une interprétation néo-newtonienne
où le champ de gravitation du Soleil n'est que très peu différent de celui
que voyait un Laplace. Ce qui suffit à résoudre la question del' avance du
périhélie de Mercure. Schwarzschild s'attaque aussitôt au même pro-
blème, mais d'une manière plus théorique. Il tente et parvient à résoudre
exactement la question de la structure de l'espace-temps entourant une
distribution de matière sphérique. Il s'agit donc de la première solution
exacte de la relativité générale, qui porte dès lors son nom. Cette solution
aura une importance extrême dans l'histoire de la théorie, car elle va
poser des problèmes fondamentaux. Voyons lesquels.

« Très honoré collègue,


J'ai parcouru votre travail avec le plus grand intérêt. Je n'aurais pas pensé que l'on
puisse si aisément formuler la solution exacte du problème. Le traitement mathématique
de la question me plaît énormément. Jeudi prochain je déposerai le travail devant l' Aca-
démie avec quelques mots d'explication.»
Figure 1. A. Einstein à K. Schwarzschild, 9 janvier 1916 (CPE, vol. 8,
p. 239). Il s'agit d'une des premières lettres d'Einstein à
Schwarzschild qui, sur le front russe, vient de résoudre la solution
qui porte aujourd'hui son nom. Schwarzschild disparaîtra peu après,
d' une maladie contractée sur le front.
238 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Schwarzschild s'aperçoit aussitôt que sa solution exacte n'est pas,


loin de là, en tout point identique à la solution approchée qu'Einstein
vient de sortir. Très près du centre de l'espace-temps, sa solution a un
comportement étrange: temps et espace s'inversent; le temps prend la
place de l'espace qui prend la place du temps. Sur cette sphère, qui pren-
dra bientôt le nom de son inventeur, au moment de cette inversion des
rôles de l'espace et du temps, tout devient étrange, singulier. La distance
propre n'est plus bien définie car certains coefficients mathématiques qui
permettent de la calculer deviennent nuls ou même infinis. Mais que
devient donc en ce lieu l'espace-temps lui-même dont la définition sem-
ble perdre tout sens ?
Schwarzschild a une réaction intéressante : il décide en quelque
sorte que l'espace-temps ne commence qu'au-delà de cette sphère et
oublie tout ce qui gêne. Certains spécialistes vont protester mollement
car il n'y a pas lieu selon eux de faire cette hypothèse plutôt qu'une autre.
En fait, on ne sait pas trop quoi faire, comment traiter ce problème. Les
relativistes, encore très peu nombreux, auraient pu se réjouir en
déclarant: «Enfin l'espace-temps ce n'est plus l'espace plus le temps, il
se passe quelque chose au pays de la relativité générale ! L'espace-temps
est différent... » Mais non ! ils nient tout en bloc. Pour longtemps, il
s'agira là, tout au centre de la solution, d'un véritable no man's land. Il
faudra attendre presque cinquante ans pour que l'on sache quoi faire de
ce lieu étrange, interdit, sur lequel on construira, mais pas avant les
années 1960, ce qu'on appelle aujourd'hui un trou noir.
C'est que l'on ne comprend pas ce que peut signifier ce bascule-
ment de l'espace et du temps dans l'espace-temps. Et, puisque l'on ne
comprend pas, on se bloque. On veut croire que le caractère singulier de
ce lieu étrange est une excellente raison de s'arrêter là, sur cette sphère
singulière, sur cette sphère magique, comme l'appellera Eddington, où la
lumière semble s'accumuler, semble s'arrêter. Pourtant, cette région
étrange n'inquiète pas tant car il s'agit d'un lieu virtuel, qui n'apparaîtra
probablement pas, qui ne s'exprimera sans doute jamais, tout au moins
l'espère-t-on, dans l'espace réel. En effet, il faut bien voir que la solution
de Schwarzschild représente l'espace extérieur, l'espace vide autour de
l'étoile, et ne décrit donc pas la structure interne de l'étoile elle-même.
Et le rayon a de l'étoile est, en général, infiniment plus grand que celui
de cette singularité de Schwarzschild (dont le rayon est 2GM/c2: voir
encadré 5 du chapitre 7). La singularité de Schwarzschild reste donc vir-
tuelle, cachée au centre de l'étoile, et ne semble pas pouvoir s'exprimer.
Sauf si l'on suppose, si l'on exige, que le rayon de l'étoile est plus petit
que celui de la singularité, que l'étoile a disparu derrière cette frontière
du monde. Sil' on exige ... car il y faudrait de la bonne volonté ! Des étoi-
LE REFUS DES TROUS NOIRS 239

les de ce type, on n'en connaît alors bien sûr aucune et l'on pense qu'il
ne peut en exister. Et la question se posera, mais bien plus tard : existe+
il des étoiles qui soient assez denses pour disparaître derrière cette singu-
larité, pour exhiber un tel comportement ? Il faudrait des conditions dra-
coniennes pour que cela se produise, sur lesquelles nous reviendrons en
détail ; mais qu'on en juge rapidement par un calcul très simple : le rayon
de Schwarzschild du Soleil (2GMfc2) n'est que de 3 km; le rayon du
Soleil de 696 000 km. Pour que le Soleil exhibe pareil phénomène, pour
que la singularité de Schwarzschild puisse s'exprimer, en fait pour que
le Soleil devienne un trou noir, il faudrait que son rayon fût inférieur à
3 km. À cette époque, pas si lointaine pourtant, on n'imaginait aucune-
ment qu'il pût exister d'étoile assez dense ou assez massive pour que se
produise pareil phénomène.
Mais alors? Où est la question? Pourquoi se préoccuper d'un lieu
à jamais accessible? Faut-il s'en préoccuper puisque cela n'arrivera
jamais? Avant de suivre les collègues d'Einstein sur cette voie, il faut
bien voir que, de toute manière, il est intéressant de comprendre, d'étu-
dier chaque objet, chaque concept (et encore plus chaque bizarrerie), de
la théorie, chacune de ses solutions, afin de se faire une idée de ce qui se
passe par là-bas. Et que cela est nécessaire, et même indispensable, ne
serait-ce que pour savoir comment la théorie est vraiment construite. Car
il pourrait se faire, qui sait, que la théorie fût incohérente. Donc, et même
si l'on pense que « cela n'arrive jamais », il est utile, intéressant (et amu-
sant) d'étudier l'ensemble de la solution de Schwarzschild sur tout
l'intervalle de définition des variables : en supposant que sa source (la
matière qui crée le champ de gravitation que l'on étudie) n'est pas une
étoile ordinaire mais est tout à fait compacte, à la limite réduite à un point
placé tout au centre de l'espace-temps en r =O. Et, donc, de se poser la
question de la structure de l'espace nu, jusqu'à l'intérieur, de la singula-
rité de Schwarzschild. Bref, il faudrait étudier tout l'espace-temps : de A
àZ.

Le colloque qui se tient à Paris en 1922 est un bon exemple des


questions qui se posent alors à ce sujet et de la réaction d'Einstein. C'est
la première visite d'Einstein qui se rend donc à Paris quatre ans après la
fin de la guerre, à l'invitation de Paul Painlevé, excellent mathématicien
mais piètre relativiste, ancien ministre de la Guerre, et de Paul Langevin,
l'un des meilleurs physiciens français de l'époque, passionné par la rela-
tivité. N'a-t-il pas inventé ce paradoxe des jumeaux qui, voyageant sépa-
rément dans l'espace de la relativité restreinte, vieillissent différemment
l'un de l'autre? Mais il est aussi un ami d'Einstein, un homme de gau-
che, ayant comme lui œuvré pour la paix.
240 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Les problèmes liés au caractère infini des coefficients de la solution


de Schwarzschild, des potentiels de gravitation comme on disait alors,
sont au centre des conversations qui, autour d'Einstein, réunirent Jean
Becquerel, Marcel Brillouin, Élie Cartan, Théophile de Donder, Jacques
Hadamard, Paul Langevin, Charles Nordmann et Paul Painlevé, parmi
une assistance nombreuse sur les petits gradins de l'amphithéâtre de phy-
sique du Collège de France.
La question de la singularité de Schwarzschild préoccupe beaucoup
Hadamard, un mathématicien français spécialiste de géométrie différen-
tielle. Que se passe-t-il donc là ? Einstein lui-même est embarrassé car si
effectivement ce terme s'annule ou devient infini, bref, s'il est singulier,
alors ce serait un désastre, un « malheur inimaginable » pour la théorie ;
et qu'arriverait-il physiquement? Un malheur qu'Einstein appelle, plai-
samment, «la catastrophe Hadamard 2 ».Mais, pour ce que l'on en sait,
car l'astrophysique est alors dans l'enfance, il ne semble pas y avoir
d'étoile dont la masse soit beaucoup plus grande que celle du Soleil ou
dont le rayon soit inférieur à leur rayon de Schwarzschild. On pense alors
qu'il y aurait, dans la nature des choses, une limite insurmontable à
l'accroissement de la masse d'une étoile qui empêcherait que des astres
beaucoup plus massifs que le Soleil puissent exister ; ce qui interdirait en
somme le surgissement de la « catastrophe Hadamard » : ce serait une
zone vraiment interdite.
Propos, hypothèses, qui ne suffisent pas à rassurer Einstein qui leur
préfère les résultats d'un petit calcul qu'il apportera à la séance suivante
des conférences du Collège et selon lequel, dans le processus d'effondre-
ment d'une étoile très massive, une catastrophe physique liée à la pres-
sion interne de l'étoile qui devient infinie, précéderait la «catastrophe
Hadamard». En quelque sorte, parce que l'on ne peut imaginer une
catastrophe géométrique, on préfère tabler sur une catastrophe physique.
Hadamard semble satisfait et croit impossible la catastrophe tant redou-
tée. Il ne s'agit pourtant que de supputations extrêmement fragiles.
L'interprétation développée lors de ces rencontres de Paris est typi-
que du sentiment général qui prévaudra au moins jusqu'aux années 1950.
Pour les relativistes, alors, l'espace-temps est en somme donné a priori
et est encore essentiellement, tout au moins d'un point de vue spatial,
l'espace absolu de Newton. Et il n'est pas pensable, il n'est pas envisagé
(sinon en cosmologie, nous y reviendrons) que l'espace puisse être vrai-
ment courbé localement, ici et maintenant, sinon très faiblement. C'est
que la gravitation est une interaction faible qui n'agit qu'à très longue
portée et qui donc ne semble pas pouvoir modifier sévèrement les struc-

2. C. NORDMANN, 1922. p. 155.


LE REFUS DES TROUS NOIRS 241

tures géométriques locales. Que l'espace-temps puisse connaître une


véritable dynamique, que sa structure topologique, essentiellement sa
forme, puisse être durement modifiée par une accumulation de matière
n'est pas envisagé, n'est guère envisageable. On en reste à une interpré-
tation de la théorie qui est essentiellement d'esprit newtonien, une inter-
prétation néo-newtonienne.

L'exploration de l'espace de Schwarzschild

L'étude des trajectoires (ce sont, rappelons-le, les géodésiques, les


courbes extrémales) d'un espace-temps de la théorie est extrêmement
intéressante car cela va nous permettre précisément de savoir ce qui se
passe réellement, puisque l'on va décrire, suivre, étudier toutes les trajec-
toires possibles et imaginables. Ainsi peut-on dessiner l'espace-temps,
voir comment il est structuré. L'étude des trajectoires lumineuses est par-
ticulièrement intéressante puisqu'il s'agit, en un certain sens, des trajec-
toires-limites, celles qui sont les moins affectées par la gravitation car ce
sont celles des particules les plus rapides.
Les questions liées à la découverte de la rotondité de la Terre me
semblent être, sinon du même ordre, parallèles ; elles ont aussi le mérite
de poser les difficultés que rencontrèrent nos relativistes. Projetons-nous
en Grèce, aux vue-vie siècles avant J.-C., au temps de Thalès de Milet
dont on croit qu'il fut le premier à penser, à évoquer cette découverte.
L'idée d'une Terre plate, en forme de disque, entourée par le «fleuve»
Océan, domine alors. Une image qui est faite de la réalité vécue et de
mythes. En se souvenant de notre propre difficulté d'enfant à accepter ce
phénomène, l'on comprendra mieux la difficulté que Thalès a pu rencon-
trer à penser cette image, à se persuader qu'elle était inévitable, à tenter
d'en convaincre ses contemporains. Il faudra toute l'autorité de Socrate,
de Platon, au ve siècle et surtout d'Aristote au ive pour qu'on admette
que la Terre est une sphère, immobile bien sûr, autour de laquelle tour-
naient la Lune, le Soleil, les étoiles fixes. Quel effort intellectuel il a fallu
consentir pour le croire, pour le reconnaître, pour le penser, pour le
vivre ! Les éléments qui devaient convaincre, le parcours du Soleil tour-
nant autour de la Terre immobile, de la Lune, l'existence de l'horizon
aussi, n'avaient que peu de poids face à la force du vécu partagé, de
l'idéologie physique acceptée, depuis l'enfance de la civilisation. Une
difficulté immense puisqu'il a fallu passer d'une image du Monde bâti
autour d'un disque à celle qui se pense autour d'une sphère. Sans comp-
ter celle de la gravité aux antipodes : mais comment donc peut-on y
tenir ? Quelle idée difficile à admettre pour la subjectivité humaine ! Les
242 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

observations astronomiques et, des siècles plus tard, les grands voyages
feront exploser la très stable image du monde d'abord construit pour
chacun à l'image de son village, de son horizon, des étoiles fixes et du
Soleil.
Ce grand moment de la découverte de la sphéricité de la Terre nous
permet peut-être de comprendre ce qui se passe autour de l'explosion de
l'espace-temps et ce que vont devoir consentir nos relativistes, pour
accepter le retard qui sera pris à penser la révolution relativiste. Tout
d'abord, qu'un des meilleurs moyens de comprendre l'espace (temps) est
d'en reconnaître les chemins, de l'explorer. Il s'agit ici de parcourir en
pensée, en réalité, les chemins de la Terre ; et là, grâce à ses équations,
ceux de l'espace de Schwarzschild. Mais il n'est pas seulement question
d'une exploration véritable de l'univers et de ses limites, une exploration
progressant d'ailleurs par exemple grâce au puissant télescope du mont
Palomar qui révolutionnera la théorie dans les années 1930, mais d'un
parcours mental. Il s'agit d'explorer les trajectoires de la solution de
Schwarzschild, afin de mieux comprendre la théorie, de savoir quelles en
sont les limites, afin de savoir quel espace-temps elle nous promet, quel
espace elle nous prédit. Un espace qui doit être cohérent, un espace qui
doit comprendre toutes les trajectoires possibles, être complet.
Étudier toutes les trajectoires de la solution de Schwarzschild, ce
sera le bon moyen de découvrir l'espace-temps créé par une étoile, d'en
connaître les lieux, les limites, les horizons, la forme, la topologie. On
reconnaît aujourd'hui que c'est là un des rares, un des seuls, en tout cas
un des meilleurs moyens de décrire l'espace-temps; encore faut-il que
l'idée que l'on a a priori du voyage ne nous empêche pas d'avancer. Car
c'est bien ce qui se passe dans ces années très classiques, trop classiques,
où l'on croit encore vivre dans un espace qui ressemble beaucoup à celui
que construisirent les anciens, dans l'espace de Newton. Parce que l'on
ne découvre guère que ce dont on (se) doute, ce dont on a une idée pré-
conçue, qu'il s'agisse de la figure de la Terre comme on disait au
xvme siècle ou de la structure de l'espace-temps.
Là encore, la question de la figure de la Terre fait image. Supposons
- je construis ici une histoire virtuelle - que dans une certaine tribu l'on
croie la Terre plate; on n'imaginera sans doute pas qu'en allant sans
cesse de l'avant, toujours vers l'ouest, on pourra revenir au point de
départ et l'on a de grande chance de ne pas même entreprendre le voyage
avant longtemps, simplement faute d'y croire. Puis un voyageur un peu
plus intrépide, après n'avoir cessé de voyager vers l'ouest, boucle son
trajet par le plus grand des hasards ; ce premier explorateur risque fort de
n'être pas cru. Mais l'idée fait son chemin, d'autres voyageurs en témoi-
gnent. Il faudra longtemps avant qu'on en accepte l'idée et que l'on
LE REFUS DES TROUS NOIRS 243

découvre que l'on peut en rendre compte: en acceptant que nous vivons
sur une sphère. Drôle d'idée si l'on y réfléchit ! Qui exige un énorme
changement de mentalité et un travail intellectuel considérable. Aussi
bien l'observation du ciel, la réapparition journalière du Soleil, les éclip-
ses partielles de Lune, permettront de corroborer ces idées et d'accepter
la rotondité de la Terre. Ce qui laisse entendre que plusieurs points de vue
ne sont pas inutiles pour être convaincu et convaincre. Car il ne s'agit pas
seulement de rendre compte de ces faits dans un nouvel ordre du monde ;
mais aussi, mais surtout peut-être, de s'en convaincre et d'en convaincre
ses contemporains. C'est là, un (tout petit) peu, ce qui s'est passé dans la
tribu relativiste.
Ainsi, explorateurs de la théorie, les relativistes vont voyager en
pensée dans l'espace de Schwarzschild, vont tenter d'en découvrir les
chemins, en en étudiant ce que l'on nomme les géodésiques, les trajec-
toires possibles. Ce sera d'ailleurs l'objet de thèses-fleuves. Mais sans
chercher !'Amérique ! Sans beaucoup d'imagination ! Croyant déjà en
connaître la structure globale, qui ne saurait être autre en somme que
celle de !'espace de Minkowski, tout au plus légèrement déformée. La
question de la topologie, de l'étude de la structure de l'espace (est-ce que
cela ressemble plutôt à un plan, à une sphère, à un cylindre ou à un
tore ?), ne naîtra que peu à peu, dans le cercle étroit de la cosmologie. Il
s'agira tout d'abord de retrouver les trajectoires classiques, de savoir
quelles modifications apporte la relativité générale aux ellipses keple-
riennes, et on fera d'innombrables calculs, on publiera de nombreux arti-
cles, des mémoires et des thèses qui auront pour but d'écrire les équa-
tions des trajectoires de la solution de Schwarzschild, de les résoudre et
de les classer; mais non pas tant de baliser l'espace-temps de Schwarzs-
child que l'on croit déjà connaître avant même de l'avoir parcouru. Les
questions d'ordre mathématique ne posent d'ailleurs même pas problème
car on a les moyens techniques nécessaires pour intégrer exactement les
équations et donc pour déterminer précisément ces trajectoires. De très
nombreux travaux font alors, très scolairement, le tour de (presque) tous
les cas, mais sans faire le tour du problème, sans poser les vraies ques-
tions.
C'est que l'on a une idée trop claire dans la tête, c'est que l'on est à
l'avance convaincu que l'espace de Schwarzschild est, tout au moins
d'un point de vue spatial, à l'image de celui de Newton: l'espace eucli-
dien plus le temps. On accepte que la partie spatiale soit quelque peu
courbée, que le temps soit un peu décalé, mais on ne pense guère que la
solution de Schwarzschild puisse représenter un espace vraiment diffé-
rent, bien différent de celui de Newton. Car la solution de Schwarzschild
représente, il ne faut pas l'oublier, la géométrie de l'espace-temps autour
244 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

d'une étoile, et il n'est pas évident, pas plus hier qu'aujourd'hui, de pen-
ser, d'imaginer que cet espace-là puisse être gauchi, tordu, même s'il n'y
a pas de torsion en relativité générale. Il sera plus simple de penser, plus
facile d'accepter, que l'univers puisse être courbé à grande échelle,
puis~e avoir une forme différente de la structure euclidienne, peut-être
grâce aux travaux sur les géométries non-euclidiennes du siècle dernier.
Et la cosmologie sera le lieu où seront tout d'abord pensés ces concepts
géométriques et ces questions topologiques. Mais il est inimaginable
avant d'être incroyable, puis insupportable, car la communauté relati-
viste est passée par tous ces sentiments, que l'espace-temps puisse être
déformé, brisé, dans sa structure fine, locale, ici et maintenant.
Évidemment, et inévitablement, on utilisera pour étudier cet espace
essentiellement les outils les plus proches des outils newtoniens. Tout
d'abord, le temps-coordonnée t qui, tel le temps absolu de Newton,
décrit, parcourt (presque) tout l'espace et ses trajectoires. Et c'est déjà
une erreur fatale (mais comment ne pas la faire si !'on n'est pas obligé de
faire autrement !) car l'on ne tient pas compte de ce que l'on sait pourtant
fort bien déjà en relativité restreinte, que le temps qu'il faudrait utiliser,
c'est le temps physique, le temps propre, et même plus précisément le
temps propre de chaque particule, qui conduit chaque planète sur son
chemin propre. On lui préfère toujours, tout simplement parce qu'il
s'impose techniquement, le temps-coordonnée t de la forme déjà classi-
que de la solution de Schwarzschild, un temps qui est en somme à
l'image du temps absolu de Newton puisque c'est un temps universel
partout défini ; enfin, presque partout, sinon sur ou à l'intérieur de la
sphère de Schwarzschild. Il en est de même pour les variables d'espace
et l'on privilégie de facto les coordonnées classiques dans lesquelles la
solution a été découverte. Ce n'est pas grave pour les variables angulaires
mais cela se révélera dramatique pour la coordonnée radiale r à laquelle
on donne aussi, en fait et en droit mais à tort, une signification physique
classique banale, celle de la distance au centre de !'étoile, et ce malgré de
nombreuses mises en garde d'Einstein lui-même.
Il s'agit là en fait de covariance générale, un point sur lequel pres-
que tout le monde va achopper, et parfois Einstein lui-même. La cova-
riance générale qui impose la règle selon laquelle aucune coordonnée
n'est privilégiée, aucune coordonnée n'a de sens physique, et donc cer-
tainement pas celles de Schwarzschild. Cela, à l'inverse, implique que
tous les systèmes de coordonnées possibles sont utilisables et qu'aucun
d'entre eux n'a de sens physique a priori. Mais il est si tentant d'en rester
néanmoins aux coordonnées classiques (r et t qui ressemblent de si près
aux coordonnées généralement employées dans le cadre de la théorie de
Newton) dans lesquelles tout marche si bien, si gentiment. Car les calculs
LE REFUS DES TROUS NOIRS 245

menés alors le sont dans ce système de coordonnées classique et permet-


tent malgré tout de retrouver tout ce qu'on cherche. Plus ou moins clai-
rement, plus ou moins proprement, plus ou moins précisément, mais cela
marche. Et l'on retrouve ainsi tous les résultats newtoniens (kepleriens)
classiques et c'est de la même manière que l'on analyse aussi les trois
tests classiques de la théorie qui ne sont en somme que de petits écarts à
la règle newtonienne. Alors pourquoi chercher midi à quatorze heures ?
Ainsi construit-on une interprétation néo-newtonienne non seulement de
la solution de Schwarzschild mais en fait de quasiment tous les problè-
mes de relativité générale.
Évidemment, cela ne donne pas grand-chose sur la singularité de
Schwarzschild où rien ne ressemble à rien de connu et certainement pas
à ce qui se passe dans le monde newtonien. Le temps (coordonnée!) s'y
arrête et la sphère de Schwarzschild semble impénétrable mais, comme
l'ont souligné tous les bons (et les moins bons) auteurs, qu'importe
puisqu'elle reste toujours virtuelle, cachée sous la surface de létoile,
puisque ce lieu étrange ne semble jamais devoir s'exprimer.
Qui plus est, le caractère impénétrable de la singularité de
Schwarzschild, le fait que le temps semble s'y arrêter, semble se démon-
trer. Mais il est des démonstrations mathématiques qui ne rendent pas
correctement compte du fait physique et cela n'est pas toujours si simple
à voir. Ce qui se passe en fait, dont on ne s'est aperçu que beaucoup plus
tard, c'est que l'on a fait un mauvais choix de coordonnées; Schwarz-
schild était « tombé » par hasard, si l'on peut dire, sur des coordonnées
qui ne permettaient pas de parcourir tout l'espace, en particulier la partie
de l'espace qui se cache derrière la sphère de Schwarzschild. En s' appro-
chant de la singularité de Schwarzschild, d'une certaine manière, on pié-
tinait. Ainsi croyait-on montrer, de bonne foi, que toutes les trajectoires
vont finir, mourir sur la singularité où le temps (coordonnée !) s'arrête;
car si le temps s'arrête comment pourrait-on encore avancer? La trajec-
toire semble s'enrouler sans fin, s'approcher sans fin, de la sphère magi-
que, comme pour y mourir.
Zénon ! Car c'est précisément une question de ce type qui se pose
ici. On se souvient du paradoxe de Zénon. Achille et la tortue. Achille qui
court après la tortue qu'il a imprudemment laissé partir devant lui, et ne
semble jamais pouvoir rattraper. Achille fait tout pour combler son retard
sur la tortue : dans un premier temps il va parcourir la moitié du chemin,
puis la moitié de ce qui reste (la moitié !), ce qui fait la moitié de la moitié
soit la moitié au carré ... et ainsi de suite ... On a là ce qu'on appelle une
série, une somme de nombres dont chacun est moitié de celui qui pré-
cède, une série qui ne prend jamais fin ; mais dont la somme est finie et
c'est ce que l'on n'a pas alors compris. Achille va toujours avoir à par-
246 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

courir la moitié de ce qui lui reste à parcourir, serait-ce un mètre et il lui


restera toujours quelque distance à franchir. Rien ne sert de courir et le
calcul de Zénon (qui a à voir avec le fait que la somme d'une série infinie
de termes toujours plus petits peut avoir une limite) semble montrer
qu'Achille ne rattrapera jamais la tortue. Qu'il rattrape pourtant ! C'est
que le problème est mal posé et, de la même manière qu'Achille rattrape
la tortue, notre particule franchit la sphère magique ... pourvu qu'on lui
en donne le temps (propre) ! Le temps ne s'arrête pas sur la sphère magi-
que et nos observateurs vont bientôt y disparaître.

Les impasses de l'espace-temps

Au début des années 1920, von Laue (que nous avons déjà rencon-
tré et qui est alors un des très bons spécialistes de la théorie) a étudié les
trajectoires des particules lumineuses, on dirait aujourd'hui des photons,
dans le champ de Schwarzschild. Il a conduit, après bien d'autres auteurs
dont il s'est inspiré, une étude tout à fait honnête et représentative. On
trouvera ci-contre une reproduction de son diagramme qui représente
donc, projeté sur un plan passant par le centre de l'étoile, l'ensemble des
trajectoires lumineuses possibles de la solution. Von Laue y a dessiné
toutes les trajectoires lumineuses pointant vers la masse centrale ;
comme on peut s'en rendre compte de visu, aucune particule n'atteint le
centre r = 0 ; elles sont toutes arrêtées sur la sphère de Schwarzschild.
C'est donc une sphère magique sur laquelle le temps est censé s'arrêter
et à l'intérieur de laquelle il semble que rien ne se passe.
Nous avons aussi reproduit un second diagramme de la même épo-
que (mais on trouve encore cette description au début des années 1960)
tiré de la thèse d'un étudiant belge, Carlo de Jans; il s'agit ici de la repré-
sentation des trajectoires des particules matérielles et le même phéno-
mène se reproduit. Toutes les trajectoires s'arrêtent sur la sphère de
Schwarzschild. Mais de Jans va un peu plus loin que ses maîtres et col-
lègues et développe dans sa thèse une analyse très complète et par
ailleurs excellente du sujet, un sujet un peu rebutant, il faut bien le dire,
mais dont l'étude était très nécessaire. Or de Jans va utiliser un paramètre
mieux adapté que le temps-coordonnée. Dans le cas d'une trajectoire spi-
ralante vers le centre de la solution, il utilise tout naturellement comme
paramètre l'angle qui suit à partir du centre la particule, qui tourne avec
elle, l'angle polaire. Et c'est un calcul qui montre (à un œil attentif,
comme la solution qu'il donne explicitement en fait foi) que la trajectoire
coupe, traverse sans coup férir l'impénétrable singularité. Mais il n'est
pire sourd que qui ne veut entendre et notre relativiste en herbe en revient
LE REFUS DES TROUS NOIRS 247

F b

E
D

~] 31[:3 GM
CF

2GM
~

3GM
~

Figure 2. Les trajectoires lumineuses de l'espace de Schwarzschild (d'après


von Laue, 1921, p. 226). Il s'agit des trajectoires lumineuses
dessinées dans un plan passant par le centre. La petite sphère vide,
impénétrable, au centre du diagramme figure la sphère de
Schwarzschild.

de force à linterprétation alors si bien partagée par ses collègues et par


son maître, Théophile de Donder, en revenant aussitôt au paramétrage en
temps-coordonnée t, mais sans même remarquer en passant qu'il a
obtenu un résultat pour Je moins inusuel qui contredit ses conclusions. Il
n'est d'ailleurs pas le seul à tourner autour du pot ; Zénon, cruel Zénon .. .
Évoquons encore, rapidement, le travail (une fois de plus incons-
cient !) d'un astrophysicien allemand peu connu, E. Rabe 3 qui, juste
après la Seconde Guerre mondiale, s'avisa lui aussi d'étudier les particu-
les, matérielles ou lumineuses, tombant directement, en chute libre, vers
le centre : en somme, la question de la chute des corps en relativité géné-
rale. Il choisit, assez naturellement mais un peu par hasard, un bon para-
métrage et la trajectoire traversa directement la sphère de Schwarzschild
qu'il prenait, bien entendu, pour une singularité. Il n'avait guère de
mérite, d'autant qu'il ne s'aperçut de rien car, dans ce cas très simple et
très particulier, l'équation de la chute des corps dans un espace de
Schwarzschild a précisément la même forme, est aussi simple, que
l'équation correspondante de Newton. Mais, une fois de plus, tout

3. Cf à ce propos: • L'impasse (ou les relativistes ont-ils peur de la chute) », in


J. EISENSTAEDT. 1987. p. 312-328.
248 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

comme ses collègues, il revint au (mauvais) paramétrage, bien entendu


afin d'éviter que ses particules n'accèdent à la zone interdite par ses
pairs.

2GM
CF

Sb

cr< t cr< t

Figure 3. Les trajectoires matérielles de l'espace de Schwarzschild (d'après


de Jans, 1923, planche Il). Il s'agit d'un exemple de trajectoires
matérielles dessinées dans un plan passant par le centre. Comme
dans le diagramme précédent, la petite sphère vide au centre figure
la sphère de Schwarzschild, impénétrable.

Je dois ajouter que ce n'est pas par mauvais esprit (sans lequel il n'y
a pas de bonne littérature) que je choisis ces travaux hésitants, tortueux,
mais bien parce qu'ils reflètent la manière dont les relativistes ont tem-
porairement résolu ces questions, parce qu'ils expriment les hésitations
dont ils ont fait preuve et aussi nos propres difficultés. Bien entendu,
j'aurais pu, comme le font désormais, et à juste titre, les manuels, para-
chuter la solution, et c'est bien ce que je ferai ensuite. Mais il est bon ici
de se perdre, avec nos meilleurs esprits, ne serait-ce que pour compren-
dre où sont les questions et de savoir que!' on n'est pas seul à se les poser.
Cela calme l'esprit et voilà un bon dérivatif à l'angoisse de l'espace-
temps. Mais en tout cas, la question de la chute des corps en relativité
générale, c'est-à-dire« le problème de Galilée», si je puis dire, car c'est
bien ce dont il s'agit ici, n'a pas été proprement résolu avant les
années 1960.
Pourtant, Georges Lemaître, l'abbé cosmologue, démontrera tout à
fait proprement que la sphère de Schwarzschild n'est pas singulière au
sens mathématique, mais il ne sera pas entendu. Il faut dire qu'il publiera
son article en 1933 en français et dans une revue belge ! Pour ce qui con-
cerne la physique, l'allemand domine encore et bientôt ce sera l'anglais.
LE REFUS DES TROUS NOIRS 249

Einstein vient de quitter Berlin et s'est installé à Princeton. Le nazisme


va submerger l'Allemagne et l'Europe. Mais revenons-en à notre espace
afin de tenter d'en bien préciser les contours. La question n'est pas aussi
simple qu'on pourrait l'espérer ; pour bien comprendre le problème, il ne
suffira pas d'utiliser le paramétrage adéquat; il ne suffira pas d'étudier
une à une les trajectoires, chacune avec son temps propre ; il faudra aussi
corréler ces temps propres les uns aux autres, ces trajectoires les unes aux
autres, en fait intégrer tous ces chemins, d'une manière globale, concer-
tée, dans un même espace-temps. C'est d'un problème de structure de
l'espace-temps, d'un problème topologique, qu'il s'agit. Et il y faudra un
nouveau système global de coordonnées que l'on n'exhibera pas avant
1960 et qui impliquera un espace-temps vraiment étrange. C'est que der-
rière cette question, minime en apparence, de la singularité de Schwarzs-
child, c'est larchitecture globale de la solution qui est en jeu, et lavenir
de la relativité générale.

Rétrospectivement, il est donc clair que cette erreur fondamentale


d'analyse est liée au fait que l'on utilise un mauvais paramétrage, le
temps-coordonnée au lieu du temps propre. Mais aussi et surtout que l'on
n'a pas compris l'essence même du problème physico-philosophique.
C'est qu'il faut s'assurer que l'on a déroulé toute l'histoire de chacune
de ces particules en mouvement dans l'espace, que l'on en connaît tout
le chemin, toute la vie et aussi qu'il convient de trouver la manière de
poser tous ces chemins sur une même carte, dans un même atlas. Ainsi
doit-on trouver, inventer, une carte, ou des cartes assemblées dans un
atlas, dans lesquelles toutes les trajectoires possibles et imaginables trou-
vent leur place. Et ces trajectoires doivent chacune avoir leur extension
maximale : être déployées de r = - oo à r = + oo en leur temps propre ;
c'est-à-dire que, tout simplement, on doit en connaître l'histoire depuis
le début jusqu'à la fin de leur temps propre. Puis on réunit toutes ces tra-
jectoires, toutes ces cartes, dans leur atlas, et c'est ce qu'on appelle
l'extension maximale de l'espace: tout l'espace-temps accessible.
Notons qu'il ne s'agit pas là, comme on pourrait le penser trop rapi-
dement, de la divagation fumeuse d'un philosophe en mal de copie. Le
principe d'extension maximal est un principe extrêmement important et
aujourd'hui très bien accepté dans l'analyse des questions topologiques
en relativité générale. Carte, atlas, sont des mots bien définis mathémati-
quement et que l'on utilise couramment dans les études relativistes. Où
l'on retrouve aussi une idée si évidente, si naturelle: l'espace, c'est
l'ensemble des lieux jamais accessibles. Il faut donc le parcourir pour le
connaître, pour l'étudier, pour le découvrir. La philosophie est vraiment
ici à l'œuvre. Car il faut bien que chaque particule ait un futur, un avenir,
250 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

qu'elle aille quelque part sans entrave; mais aussi qu'elle ait un passé,
bref, que l'on puisse dérouler le parcours de chaque corpuscule du début
de l'univers, qu'il s'agisse du big bang ou d'un passé infiniment distant
jusqu'à sa fin, qu'il s'agisse du big crunch ou d'un futur infiniment loin-
tain. Le principe de conservation de la matière ne l'exige-t-il pas? Car le
principe d'extension géodésique doit évidemment tenir compte de cette
question cruciale des singularités en relativité générale. Mieux, il permet
de faire la part des choses, de mieux définir ce qu'est (et ce que n'est pas)
une singularité. On va donc suivre le chemin des particules depuis le
début jusqu'à la fin de leur histoire, grâce à leur temps propre, -r, de
-r= - oo à -r= + oo. Depuis l'infini du temps passé jusqu'à l'infini du
temps futur, à moins que cette particule ne tombe sur (ou ne vienne de)
une singularité vraie. Car, on ne peut pas demander à une particule de
passer à travers le big bang. Le big bang, qui représente, on le sait (nous
y reviendrons au chapitre 15), le moment où l'univers est réduit à un
point et où donc l'espace-temps est vraiment singulier.
Big bang, big crunch 4: c'est donc là en particulier ce que l'on
nomme une (vraie) singularité (et une plaie de la théorie !). Venons-en
précisément, un peu en avance (voir chapitre 15), à ce qu'on appelle le
modèle standard cosmologique qui possède précisément en son origine
une singularité vraie, la singularité cosmologique initiale: le big bang.
En ce lieu étonnant, l'espace-temps est vraiment, absolument, définitive-
ment singulier, et ce n'est pas là d'ailleurs un mince problème car la théo-
rie n'y a plus vraiment de sens et l'espace-temps n'y est pas même défini.
En ce lieu singulier (mais est-ce même là un lieu ?), on ne peut avancer,
on ne peut être. Rien ne peut passer par là et il en est de même de toute
singularité vraie. D'autres genres de singularités seront dites apparentes
(et ce sera le cas de celle de Schwarzschild) et peuvent être traversées.
C'est là en fait la distinction la plus simple que l'on puisse faire entre sin-
gularité apparente et vraie 5. Ainsi, la définition de l'extension maximale

4. Car c'est aussi bien le cas du big crunch ; la seule différence entre ces deux singularités,
c'est que la première représenterait le début de l'univers, et la seconde la fin. Mais, en fait, ces sin-
gularités vraies sont des limites de la théorie de la relativité générale. Les physiciens théoriciens ne
peuvent en rester là. Près de ces singularités, la densité de matière devient gigantesque et il faut donc
tenir compte des effets quantiques ; au point singulier lui-même, la densité est infinie, ce qui est inac-
ceptable physiquement. La question devient alors celle d'une théorie unifiée des forces physiques, y
compris la gravitation, afin d'étudier ce qui se passe quantiquement en ces lieux. Cf chapitre 16.
5. En effet, on ne dispose pas en relativité générale d'une définition mathématique précise de
ce qu'est une singularité, d'une singularité qui soit générale et applicable à tous les problèmes de la
théorie. La relativité générale est incomplète conceptuellement, comme l'est à peu près toute théorie
physique. Elle est donc toujours en travaux. Mais il ne s'agit pas de travaux de restauration, comme
pour nos cathédrales dont pieusement on tente de conserver létat original, mais bel et bien de tra-
vaux de fond: on n'en a jamais terminé avec une théorie physique (ou mathématique); on peut tou-
jours l'améliorer, et c'est bien là le travail de nos spécialistes.
LE REFUS DES TROUS NOIRS 251

des trajectoires de l'espace-temps doit aussi s'y conformer et devra pren-


dre une forme un peu plus complexe pour tenir compte de ces
phénomènes : toutes les géodésiques doivent connaître leur extension
maximale, c'est-à-dire être déployées de 't' =- oo à 't' =+ oo en leur temps
propre ; à moins de commencer, ou de finir, sur une singularité vraie.
Aussi bien, il s'agit là d'une définition de l'espace-temps lui-même:
l'ensemble des trajectoires possibles. Ainsi l'espace-temps n'est-il donc
d'aucune manière défini à l'avance, il ne sera connu, défini qu'au terme
du voyage théorique; en quelque sorte, il est à venir; c'est l'avenir de la
théorie, son terme.
Profitons-en pour préciser qu'au centre de la solution de
Schwarzschild, à l'intérieur de la pseudo-singularité de Schwarzschild,
en r = 0, se trouve aussi une telle (vraie) singularité. C'est là le cœur du
trou noir, une catastrophe du même ordre que celle que pressentait
Hadamard, le lieu où viendront s'écraser les particules qui auraient le
malheur de passer, en 2GM/c2, «l'horizon de Schwarzschild». L' hori-
zon car c'est ainsi que l'on nomme aujourd'hui, dans le cadre de la nou-
velle interprétation de la solution, la singularité apparente, la pseudo-
singularité de Schwarzschild, la sphère magique. L'horizon, un terme
qui justifie le parallèle que j'ai fait plus haut entre la construction de
l'image de la Terre et celle de la solution de Schwarzschild. Nous
reviendrons dans le chapitre suivant sur ce sujet, sur la topologie de
l'espace-temps décrivant la solution. En attendant, intéressons-nous à
un autre point de vue, plus physique, et tout à fait essentiel : l'action de
la gravitation sur la lumière. Cela nous permettra de considérer laques-
tion d'un point de vue plus réaliste, plus physique, de comprendre la
nécessité de tous ces travaux difficiles à penser, quelque peu herméti-
ques, il faut bien le dire.

Les corps obscurs, ancêtres des trous noirs

Faisons à ce point un retour aux débuts de la relativité générale et


en particulier à la déviation de la lumière par le champ de gravitation
développé par le Soleil ou par tout autre astre. Ainsi que nous l'avons vu
au chapitre 8, Einstein a eu conscience dès 1907 que, dans la théorie dont
il traçait alors les grandes lignes, la lumière devait être déviée par la gra-
vitation. Nous avons évoqué ses premiers calculs, ceux de 1911 qui
avaient encore pour cadre la théorie newtonienne, puis les calculs défini-
tifs, ceux de 1915, qui, dans le cadre de la relativité générale, donnent
l'ampleur du phénomène, la formule qu'il fallait vérifier lors d'une
éclipse de Soleil. Cette formule qui donne donc la déviation de la lumière
252 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

dans le champ d'une masse M à la distance d de son centre s'écrit:


Ô= 4GM/dc2. La déviation relativiste (double mais de même structure
que la déviation newtonienne) est donc proportionnelle à la masse de
l'étoile M, et inversement proportionnelle à sa distance au centre, d. Mais
il s'agit ici d'une formule approchée, d'une formule calculée en suppo-
sant, ce qui est tout à fait juste dans le cadre des mesures près du Soleil,
que ô est petit ( l '70") et qu'il suffit d'en calculer le premier ordre, en sup-
posant aussi que les termes d'ordre supérieurs (en 82) sont négligeables
pour en connaître précisément l'ampleur. D'ailleurs, dans le cadre des
calculs de trajectoires de l'espace de Schwarzschild, toutes les géodési-
ques lumineuses ont été, dès les années 1920, déterminées très précisé-
ment, et ces études confortent tout à fait cette analyse : une telle approxi-
mation est absolument justifiée dans ce cadre et l'on va donc s'en
contenter durant cinquante ans.
Mais si cette analyse est suffisante pour un champ de gravitation
faible (comme l'est celui du Soleil à sa surface), que vaut-elle en
général? Ne serait-il pas intéressant de se poser la question de l'action
de la gravitation sur la lumière dans le cas de champs forts, de se deman-
der ce que deviendrait cette formule (et le rayon lumineux qu'elle décrit)
si l'on s'approche de plus en plus de la source du champ, que l'on pour-
rait supposer de plus en plus compacte, si 2GM/dc2 devient plus
important? C'est en somme la question qu'élude von Laue dans son
manuel; que se passe-t-il sur la pseudo-singularité que nous nommerons
désormais l'horizon ; que deviennent vraiment les trajectoires des rayons
lumineux lorsqu'on les «paramètre» correctement? Bien facile, objec-
terez-vous, de poser ainsi, aujourd'hui, rétrospectivement, la question.
Afin de saisir ce qui se passe dans pareil cas, nous allons faire un petit
tour au xvme siècle où, dans le cadre de la théorie de Newton, quelques
philosophes de la nature comprirent, mieux que nos relativistes, certains
aspects de la question.

L'intérêt de l'histoire des éorps obscurs n'est pas seulement histo-


rique ; elle est aussi pédagogique. Elle nous aide à mieux comprendre un
des aspects essentiels du phénomène dans le cadre de la théorie de New-
ton, mais grâce à des concepts plus accessibles, et surtout auxquels nous
sommes bien habitués. Distances, vitesses, accélérations, tous ces
concepts, qui ont disparu en théorie d'Einstein, nous seront très utiles.
Très utiles et très nuisibles car ils vont nous autoriser à penser en termes
newtoniens, ce que je dénonçais violemment plus haut. Mais c'est cons-
ciemment que nous nous autoriserons à penser l'action de la gravitation
sur la lumière en ces termes, que nous nous intéresserons aux corps
obscurs, précisément afin de nous familiariser avec leurs cousins, les
LE REFUS DES TROUS NOIRS 253

trous noirs, tout en posant aussi clairement que possible les limites de
cette parenté, de cette analogie. Ces limites, nous les avons tracées tout
au long de ce livre, mais il n'est pas inutile d'en redire les plus impor-
tantes.
Dans les Principia, Newton a traité en fait de deux théories, tout
d'abord de la théorie de la gravitation, bien sûr, mais aussi de la théorie
corpusculaire de la lumière dite de Newton. Ce, dans un même livre, en
effet- et non sans raison - précisément parce qu'il traite alors la lumière
comme un corpuscule soumis à une dynamique des forces réfringentes,
c'est-à-dire de la même manière qu'il traite les corps matériels, soumis
quant à eux, à des forces de gravitation. En résumé, Newton traite les cor-
puscules lumineux comme des corpuscules matériels, dans le cadre d'une
balistique.
Il ne faut pas oublier qu'alors les corpuscules lumineux sont sou-
mis, comme tout les corpuscules, à la cinématique galiléenne et non pas
à la cinématique de la relativité restreinte ! Ainsi que nous l'avons souli-
gné au chapitre premier, la lumière n'est pas alors censée avoir une
vitesse constante et peut être accélérée ou freinée. Par ailleurs, la lumière
est un corpuscule massif; à tel point que l'on s'inquiète alors de ce que
le Soleil perd chaque jour comme matière. Et, dans la mesure où elle est
un corpuscule presque comme un autre, pourquoi la lumière ne serait-elle
pas soumise, elle aussi, à la gravitation universelle? Il n'y avait alors
aucune raison de ne pas le supposer, de ne pas en faire l'hypothèse ;
c'était une hypothèse parfaitement, typiquement newtonienne, et à
laquelle Newton avait d'ailleurs pensé.
Dans l'Angleterre du milieu du xvme siècle un pasteur, John
Michell, excellent astronome, physicien, un philosophe de la nature,
défend avec beaucoup d'intérêt et de sérieux les théories de Newton. Il
a fait ses études à Cambridge, là où, cent ans auparavant, Newton a étu-
dié, enseigné. Il fut, après Newton, le premier à se poser sérieusement
la question de l'action de la gravitation sur la lumière. Émis à la surface
d'un astre avec une vitesse d'émission c0 constante, un corpuscule
lumineux est freiné par les forces de gravitation auxquelles il est
soumis. Michell entreprend ce calcul avec des méthodes géométriques
car l'algèbre n'est pas encore entré dans les mœurs des philosophes
anglais.
Il se limite au cas d'un corpuscule lumineux émis radialement par
une étoile (qui n'est d'ailleurs pas nécessairement le Soleil) avec une
vitesse d'émission c0 • En supposant connue la masse de l'étoile, M,
Michell a tôt fait de calculer la vitesse du corpuscule lumineux à la
distance du centre de l'étoile. Il s'agit d'un calcul extrêmement simple
pour le spécialiste de la théorie de la gravitation newtonienne qu'est
254 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Michell. Le corpuscule lumineux est freiné par le champ de gravitation


de l'étoile tout comme l'est une pierre que l'on lance en l'air, une pierre
très, très légère, mais que l'on lance avec une vitesse initiale, d'émis-
sion, extrêmement grande. Le résultat n'est pas surprenant et dépend de
la masse M de l'étoile, de son rayon et, bien sûr, de la vitesse d'émis-
sion.
Michell se sert pour cela de la vitesse qu'acquerrait un corps « en
tombant d'une hauteur infinie 6 » sur la surface du Soleil qui est précisé-
ment égale à la vitesse de libération, la vitesse à laquelle doit être émis,
éjecté, un corps pour qu'il ne retombe jamais sur l'étoile. Il n'est alors

Courbure de la lumière
(Soldner 1801 ; Cavendish 1802)

Lumière retardée
(Michell 1772 - 1784)

....
.......
....
""..
"..
::..
..
.
u
~
Corps obscurs :
(Michell 1784 ; Laplace 1791)

Figure 4. L'action de la gravitation sur la lumière dans un cadre newtonien.

6. Selon l"expression qu"emploie alors Michell. qui n"utilise pas le tenne vitesse de li~ra­
tion. J. MICHELL. 1784. p. 42; cf. à ce propos. J. EISENSTAEDT,I991.
LE REFUS DES TROUS NOIRS 255

pas long à remarquer que cette vitesse diminuée, comme il l'appelle, peut
fort bien s'annuler 7.
Ainsi, les corpuscules lumineux émis avec une vitesse c0 par une
étoile géante seraient peu à peu freinés et verraient leur vitesse s'annuler
à une certaine distance de !'étoile, distance au-delà de laquelle l'étoile ne
serait donc plus visible. Il ne s'agit ici aucunement d'une reconstruction ;
rien de tout cela n'échappe à Michell qui aura bientôt !'idée de se servir
de ces astres invisibles pour expliquer qu'il peut exister des champs de
gravitation dont la source est invisible : la matière noire avant la lettre.
Les corps obscurs - c'est le nom que donnera Laplace à ces astres
hypothétiques - étaient nés. Laplace ne fera d'ailleurs pas peu pour leur
promotion dans son splendide ouvrage de vulgarisation l' Exposition du
système du monde 8 qu'il publiera durant la Révolution, mais sans jamais
citer le nom de leur inventeur.
Au xvme siècle, on imagine trois effets de la gravitation sur la
lumière. En 1772, Michell prévoit le freinage gravitationnel de la lumière
émise par une étoile. En 1801, Soldner calcule la déviation de la lumière
par un corps massif et, en 1791, William Herschel pense que la lumière
peut être captée par une nébuleuse planétaire.
Avant d'en terminer avec le xvme siècle, il nous faut noter que les
corps obscurs, ce ne sont pas des trous noirs. Avant tout, parce que les
concepts physiques qui sont à la clef de ces objets étranges ne sont pas
nés de la même théorie. Michell parle de vitesse d'un corpuscule lumi-
neux et l'annule, ce qui est une hérésie en relativité générale où, relativité
restreinte oblige, la vitesse de la lumière reste toujours et partout cons-
tante et égale à c, même si la lumière reste soumise au champ de gravita-
tion. D'ailleurs, ainsi qu'on le verra en détail au chapitre suivant, sur
l'horizon de Schwarzschild, toutes les particules, lumineuses ou matériel-
les, disparaissent sans que leurs vitesses soient annulées, bien loin de là.

7. J. MICHELL. 1784, p. 50.


On peut aisément reprendre les calculs de Michell en termes algébriques, qui seront
d'ailleurs, quelques années plus tard, ceux de Laplace (Cf. P. S. DE LAPLACE, 1799):
La vitesse de la lumière à distance r, d'une masse M de rayon r0 avec une vitesse d'émission

c"' c'est: c = Jc20 - ZGM + ZGM. On voit que la vitesse de la lumière c(r) peut s'annuler dès que
'o r

c20 < ZGM. C'est-à-dire si ZG~ > 1 . On reuouve ici, dans un calcul purement newtonien, le rayon
ro roc o
de Schwarzschild (cf encadré 5 au chapitre 7). Dans ce cadre, on peut dire qu'une pierre qui tombe-
rait de l'infini jusqu'en 2GM/c2, jusqu'au rayon de Schwarzschild d'une étoile ou d'une planète, y
arriverait avec une vitesse égale à celle de la lumière. Ce calcul newtonien est évidemment éclairant
pour l'interprétation relativiste. Il suggère un lien entre le rayon de Schwarzschild et le comporte-
ment de la lumière.
8. P. S. DE LAPLACE, 1796, p. 304-306; cf à ce propos, J. EISENSTAEDT, 1991, 1997.
256 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

EXPOSITION
Tous ces corps devenus invisibles. sont à
DU SYSTtME la même place où ils ont été observés. puis-
qu'ils o en ont point changé . Juranc leur ap-
DU MONDE, p:tfition ; il existe d o nc da ns les espaces cC-
lcstca • des coi ps obscurs a ussi consi d~r abl cs .
P .la P1nu-Si>10N LA P L A C E, et peut être en aussi grand nombre, que les
Je l'lnfltitut N ational <le France, et étoiles. Un astre lumineux de même densité
du Bureau des Longitudes. que la terre, et dont le diamètre serait deux
cents cinquante fois plus grand que celui du
soleil , ne laisserait rn vuru de ion attrac ..
T 0 M E S E C 0 N D,
tion, parvenir aucun de ses rayons jusqu'à
nous ; il est donc possible que les plus gronJs
corps lumincu)t de l'univcn. soient l'ar cela.
même, invisibles. Une cto ilc qui • sans être <le
celle grandeur , surpasserait cunsidêrablcment
A PARIS, le soleil ; affaiblirait sensiblement la vitesse
de la lumière 1 et aug1ocntcrait ainsi J'Ctcu<l uc
De l'imprimerie du CtRC LE- SOC I AL , r ue dn
Théâtre Fnmçais , N°. 4, de son aberration. Ccue différcn1.:c d:rns l'aber..

Figure S. Les corps obscurs dans l' Exposition du système du monde de


Laplace ( 17%, tome 2, page de titre et p. 305). Cliché Observatoire
de Paris.

Mais il y a de vraies similitudes. Même si les théories diffèrent - et


à quel point ! - le phénomène physique qui supporte ces édifices
théoriques est le même: c'est bien, dans les deux cas, d'une action de la
gravitation sur la lumière qu'il s'agit. La lumière est sensible à la
gravitation, voilà ce qu'Einstein montre vraiment et qui fut vérifié en
1919 à Sobral et ailleurs (voir chapitre 8). Aussi bien, la déviation de la
lumière est un phénomène que la théorie de Newton implique qualitati-
vement, ce qu'Eddington avait d'ailleurs fort bien compris. Quant à
l'analogie entre les corps obscurs et les trous noirs, il s'agit en somme
dans les deux cas d'une étoile dont le champ gravitationnel serait assez
fort pour empêcher que les corpuscules lumineux ne lui échappent.
Même si le piège formé par le corps obscur n'est pas aussi hermétique
que celui des trous noirs : on peut ressortir d'un corps obscur, mais non
pas d'un trou noir.
Les travaux du xvme siècle ne nous fournissent pas seulement des
images pour penser corps obscurs et trous noirs, ils nous posent aussi
question. Comment se fait-il en effet que l'on ait pu penser ces objets
LE REFUS DES TROUS NOIRS 257

étranges au xvme siècle tandis que les relativistes vont regimber durant
cinquante ans pour envisager un phénomène somme toute vraiment
proche?

La solution de Schwarzschild

La métrique de la solution de Schwarzschild représente le champ de


gravitation dans le cas où !'on suppose que la distribution de matière est
sphérique. C'est l'expression du champ de gravitation d'une étoile, du
Soleil ou de la Terre :
2
d 2 = (l _ 2GM) 2 d 2 _ dr
s 2 c t 2GM
rc l---
rc2
Comme on l'a vu au chapitre 7, on exprime généralement les solu-
tions de la relativité générale par ce que l'on nomme l'élément linéaire
d'espace-temps. Cet objet mathématique n'est rien d'autre que le temps
propre infinitésimal, ds, entre deux points de l'espace-temps. Plus préci-
sément, il sert à calculer le temps propre.
Cette solution, cet élément linéaire d'espace-temps, ce ds2 comme
on dit en jargon de métier, prend une forme simple dans ce que l'on
nomme des coordonnées polaires, les coordonnées traditionnelles utili-
sées en astronomie ou en mécanique rationnelle pour étudier ce genre de
problèmes; r représente donc la distance au centre de l'étoile et t le
temps-coordonnée, auxquelles s'ajoutent deux coordonnées angulaires
(Jet l/J analogues à la latitude et à la longitude.
En fait, on peut laisser de côté les variables angulaires qui ne posent
pas de problème particulier et se concentrer sur la coordonnée radiale et
la coordonnée de temps. Cela revient à étudier le champ gravitationnel
du centre de l'étoile à l'infini et en tout temps. Afin d'y parvenir, on est
amené à calculer le temps propre entre deux points de l'espace-temps
situés à des altitudes différentes et en des moments différents.
Mais ces coordonnées ont-elles un sens physique intrinsèque, ont-
elles la même interprétation qu'en théorie newtonienne, et même qu'en
relativité restreinte ? Ce sera une des questions les plus difficiles à com-
prendre, à assimiler, à accepter. Einstein lui-même aura beaucoup de mal
à accepter ce qu'il pose pourtant très clairement alors et qui constitue le
credo du relativiste actuel, à savoir que les coordonnées n'ont pas de sens
physique a priori.
Tout irait bien si la solution de Schwarzschild avait une structure
banale. Il n'en est rien. Le problème essentiel vient du terme qui exprime
258 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

dans cette solution la gravitation et qui a la forme 1 - 2 GM. Ce terme


rc 2
intervient aussi bien au numérateur du potentiel de gravitation associé au
temps (coefficient du terme en dt2) qu'au dénominateur de celui qui est
associé au rayon (coefficient du terme en dr2).
Notons en premier lieu que si l'on annule M, on obtient tout simple-
ment l'élément linéaire de la relativité restreinte, en coordonnées polaires
bien sfir. Et il en est de même si l'on pense à ce qui se passe à l'infini en
faisant tendre r vers + oo ; le terme en MI r devient aussi petit que lon
veut. Et les coefficients attachés au temps ou à l'espace (les termes en
1 - 2GM/rc2), c'est-à-dire les potentiels de gravitation, sont égaux à 1.
Ce qui signifie au fond que l'espace est plat, qu'il n'y a pas de gravitation
mais seulement de l'inertie. Ce qui est rassurant. Car, que l'on soit à
l'infini ou que l'on ait supposé que la masse centrale soit nulle, il est nor-
mal et souhaitable que lon en revienne alors à un espace-temps plat.
Toutefois, si l'on regarde d'un peu plus près ce qui se passe aussi
bien au centre, en r = 0, que près du centre lorsque r atteint la valeur
2GMfc2, les potentiels de gravitation ont une allure inquiétante. En
r = 2GMfc2 le coefficient de la variable radiale (infinitésimale) dr2
devient infini et celui de dt2, de la variable temporelle, devient nul et
change de signe lorsqu'on passe par cette valeur; bref, les potentiels de
gravitation sont, d'un point de vue mathématique, analytique, singuliers
l'un, parce qu'il y est infini, l'autre parce qu'il y change de signe. C'est
d'ailleurs aussi le cas sur la singularité centrale, en r = 0, où nos poten-
tiels deviennent soit nul, soit infini, mais cela inquiéta peu tout d'abord,
simplement parce que l'on pouvait s'attendre là, comme en théorie de
Newton (dont le potentiel de gravitation est aussi en llr et donc est
singulier en r = 0), à quelque singularité. À tort, car c'est aujourd'hui une
préoccupation majeure: c'est qu'en relativité générale, l'espace-temps
doit être partout défini, et qu'est-ce que ce lieu singulier où précisément
il n'y a plus d'espace-temps? L'espace-temps se terminerait où et
comment?
C'est une autre affaire en r = 2GM/c2, que l'on aura tôt fait de nom-
mer la singularité de Schwarzschild. Disons tout de suite que c'est préci-
sément sur cette singularité que se construira, cinquante ans après la nais-
sance de la solution, l'interprétation de la solution en termes de trou noir.
Mais, pour lheure, on s'interroge sur le sens de cet objet étrange et l'on
donne mille interprétations plus bizarres les unes que les autres à ce lieu
quelque peu fantastique. L'interprétant en termes de coordonnées, on
voudra à toutes forces montrer qu'il s'agit d'une barrière infranchissable.
Et l'on comprend pourquoi ; car ce n'est pas seulement parce que les
potentiels y deviennent infinis ; si l'on ne s'arrête pas sur ce point (et on
LE REFUS DES TROUS NOIRS 259

trouvera des systèmes de coordonnées où ce n'est pas Je cas), il n'en


demeure pas moins que la signature de l'élément linéaire d'espace-
temps, le trop fameux ds2, change, bascule, de(+ - - -) à (- + - -). Ce
qui devrait signifier que le temps devient espace, et l'espace, Je temps.
Car si les coordonnées n'ont pas de signification physique, un point sur
lequel Einstein insiste avec raison, on ne reconnaît temps et espace qu'au
signe qui les accompagne dans la définition locale du ds2.

Figure 6. Karl Schwarzschild. © AIP Emilio Segré Visual Archives.


Chapitre 13

Les chemins de l'espace-temps


de Schwarzschild

Afin de mieux comprendre l'essentiel du concept de trou noir, d'en


saisir la nécessité et l'étrangeté, revenons-en tout d'abord à la structure
de la sphère de Schwarzschild, telle qu'elle est appréhendée des années
1920 aux années 1960 et qu'illustrent bien les diagrammes de Von Laue
ou de De Jans (voir figures 2 et 3 du chapitre précédent). Il s'agit d'une
sphère magique, d'une sorte de boule impénétrable sur laquelle s'amas-
sent les particules matérielles et lumineuses.
Les trajectoires, schématisées dans ces figures, ont deux limites
possibles, deux « infinis » possibles ; !'infini spatial banal, si !'on peut
dire, figuré par l'infini de !'espace plat, minkowskien, et la limite interne
qui est donc cette sphère magique de Schwarzschild où les trajectoires
semblent mourir. Semblent mourir, parce que, contrairement à ce que
l'on pensait alors, cette sphère magique n'est pas singulière et il ne se
passe là rien de si terrible, les particules continuant leur chemin comme
si de rien n'était, ou presque rien, nous y reviendrons. Les particules peu-
vent en fait la traverser pour aller s'écraser en r = 0, au centre de la solu-
tion, un point vraiment singulier qui ressemble fort à ce que !'on appelle
aujourd'hui big bang.
Reprenons notre credo : toutes les trajectoires doivent être étendues
dans leur paramétrage propre de l'infini du passé à l'infini du futur. Mais
il peut arriver qu'elles « tombent sur un os », si je puis dire, sur une sin-
gularité « vraie » telle que le « big-bang », précisément ; et!' on acceptera
que, si tel est le cas, elles ne partent pas de, ou n'atteignent pas, !'infini
passé ou futur, mais qu'elles terminent leur course sur cette (vraie) singu-
larité. Car il faut bien que ces particules - qu'elles soient lumineuses ou
matérielles - que toutes les particules qui composent l'univers, aient un
passé et un avenir; il faut bien qu'elles deviennent quelque chose, ne
serait-ce qu'en vertu du principe de conservation de la matière, de l'éner-
262 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

gie. Simplement, elles doivent« devenir, être, avoir été », à moins de finir
leur course sur une singularité où plus rien ne fait sens.
Si l'on ne sait pas bien définir - je l'ai souligné au chapitre
précédent - une singularité vraie, tout au moins sait-on ce que n'est pas
une singularité vraie. Bref, on sait ce dont on ne veut pas, ce qui ne nous
convainc pas: ainsi a-t-on démontré que la sphère de Schwarzschild n'est
pas singulière, qu'il s'agit d'une singularité apparente (et c'est la raison
pour laquelle on la nomme désormais « horizon » ). Tandis que le point
(la ligne !) de l'espace-temps, r = 0, en somme l'origine des coordon-
nées, est singulier. Essentiellement parce que les trajectoires traversent
l'une mais sont stoppées sur l'autre ; et d'ailleurs où iraient-elles donc en
deçà de l'origine ? Mais aussi parce que toutes les grandeurs intrinsèques
auxquelles on a pu penser sont, d'un point de vue mathématique, réguliè-
res sur la sphère de Schwarzschild, mais singulières à l'origine.
Ainsi n'y a-t-il rien de singulier sur la sphère de Schwarzschild et
nos particules n'ont pas de raison d'y finir leur vie brutalement. Comme
de Jans l'avait d'ailleurs démontré (sans le voir): les particules n'y ter-
minent pas leur vie. C'est que le temps-coordonnée n'est pas un temps
physique mais un paramétrage trompeur U'ai assez insisté sur ce point,
Zénon !) puisque, si l'on utilise un paramétrage propre, on pourra étendre
la trajectoire à !'intérieur de la sphère magique et on pourra passer. Et
puisqu'on peut y aller, c'est bien qu'il s'y passe quelque chose, qu'il y a
encore de l'espace en deçà de la sphère de Schwarzschild. Mais que s'y
passe-t-il donc ?
Les particules de !'étoile qui s'effondre ne terminent donc pas leur
vie sur la sphère magique de Schwarzschild, sur l'horizon, mais semblent
simplement disparaître sur cette surface pour réapparaître de l'autre côté
et finalement mourir au centre, sur la singularité vraie (figure 1).
Bizarre ! Mais il y a plus bizarre encore, car c'est en reculant dans son
temps-coordonnée que la particule semble parcourir la dernière partie de
son voyage. En somme, en même temps que la particule tombe sur la
sphère magique, elle remonte de l'origine vers la sphère magique où elle
rencontre ... elle-même, où elle se croise. Bizarre ! Bizarre ! On est en
pleine science-fiction. Et le lecteur attentif a plein de questions ... Mais
rassurons-nous ! n'oublions pas que nous décrivons ici la manière dont
les questions se sont posées dans les années 1930-1950, à un moment
donc où l'on découvrait les problèmes que posait la solution de
Schwarzschild, avant donc qu'on n'invente et qu'on n'accepte le trou
noir, comme solution, étrange, il faut bien le dire, de ces questions diffi-
ciles. Toutefois, reprenons notre chemin au moment où la particule se
croise un peu comme dans un miroir. C'est qu'à la traversée de l'horizon
(comme on l'a vu au chapitre 12), temps-coordonnée t et rayon-coordon-
LES CHEMINS DE L'ESPACE-TEMPS DE SCHWARZSCHILD 263

née r échangent leur rôles car le signe qui leur est affecté dans la défini-
tion de l'élément linéaire d'espace-temps bascule. Heureusement, la des-
cription faite dans le temps propre de la particule en chute libre ne pose
pas de problème ; elle permet de conduire cette même particule à travers
l'horizon de Schwarzschild jusqu'au centre, sans paradoxe. Pourtant, dès
que la particule, qu'elle soit matérielle ou lumineuse, a traversé l'hori-
zon, elle devient invisible pour tout observateur resté à l'extérieur de la
sphère. Voilà qui est plus simple, et plus convaincant, non? C'est que le
temps-coordonnée t, n'est pas du tout adapté au problème .

..,.,c:
c:
0

l
La particule entrante rencontre
son image à l'infini du temps-coordonnée

E
~

Rayon de l'étoile

Figure 1. Trajectoire dans l'espace de Schwarzschild. La particule entrante


rencontre sa propre image sur la sphère magique, à l'infini du temps-
coordonnée t ; il en est de même de la particule sortante qui n'est pas
représentée ici (d'après H.P. Robertson et T.W. Noonan, 1968,
p. 249).

Les questions d'un cosmologue


Si l'on avait écouté Einstein ! Hélas, même Einstein, qui répète
pourtant sans se lasser la même (et juste) leçon(« les coordonnées n'ont
pas de sens physique » ), ne voit pas comment l'appliquer ici. Il défend
sur ce sujet un point de vue conservateur. Dans ce dédale, il perd lui-
même son latin. Il ne comprend pas, il n'accepte pas, les travaux de
Robertson qui travaille cette question dans le bureau voisin et tente de
comprendre comment toutes ces trajectoires s'articulent.
264 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Pourtant, la description de Robertson n'est pas complète, n'est pas


acceptable, car lorsqu'il trace toutes les trajectoires possibles de la solution
de Schwarzschild, il ne trouve pas seulement des particules « entrantes »
dans la sphère de Schwarzschild, mais aussi des particules « sortantes »
qui ne peuvent trouver leur place, leur chemin, dans le même diagramme
d'espace-temps. Et, dans le diagramme où les particules sortantes trouvent
leur voie, les trajectoires des particules entrantes ne peuvent trouver la
leur. Il faut donc dessiner deux diagrammes, deux cartes, pour dresser
l'ensemble des trajectoires possibles de l'espace de Schwarzschild.
Mais comment est-il possible de raccorder, d'une manière cohé-
rente, ces plans, ces cartes, dans un « atlas » ? Car on ne fait vraiment pas
ce que l'on veut avec une solution de la théorie, qu'il s'agisse de celle de
Schwarzschild, ou de toute autre. Une théorie, une solution de la théorie
a sa vie propre et vous emmène ici ou là sans que vous y puissiez mais.
Et si, comme c'est ici le cas, la solution permet certaines trajectoires, cer-
tains chemins, de quel droit allez-vous les lui interdire ? Il y faut des rai-
sons que l'on n'a pas, que l'on n'a plus, comme celle selon laquelle la
sphère de Schwarzschild serait singulière; ce qui n'est pas exact ainsi
que vient de le montrer l'abbé Lemaître. Bref, il y a donc des particules
sortantes, mais qui ne sortent pas très correctement, si je puis dire, mais
à reculons, rencontrant leur image qui converge vers la sphère de
Schwarzschild, vers l'horizon. Mais que faire, que penser, alors que l'on
constate que, tout en étant enfermées dans le trou noir, elles n'en sortent
pas moins ? Tel est bien le cas. Mais comment cela peut-il se faire ? Et
où vont-elles?
Il faut repenser tout cela, reconstruire cartes et atlas, comme au
temps de la découverte de la rotondité de la Terre, au temps de Parmé-
nide, de Platon, d'Aristote. Revenons un instant à la question de la repré-
sentation de la Terre, un problème qui peut nous aider à concevoir ce qui
se passe quant à la représentation de l'espace-temps induit par une étoile.
La plupart des représentations de la Terre sont fondées sur des tech-
niques de projection sur d'autres surfaces que l'on pourra dérouler, déve-
lopper, généralement des plans que l'on a« roulés», comme le cylindre
ou le cône. Avec un bout de papier (et un peu de colle), il ne faut qu'un
instant pour former un cône ou un cylindre. Il suffit en effet de découper
une bouteille cylindrique (le long de sa génératrice) pour obtenir un plan
et il en est de même d'un cône. La sphère cependant n'est pas une surface
développable, ce qui signifie simplement qu'il est impossible de dévelop-
per cette surface sur un plan sans l'altérer, sans la déchirer. Plus grave, il
y a une différence topologique essentielle entre un plan et la sphère. Une
sphère n'est pas topologiquement équivalente à un plan (figure 2). Elle ne
peut s'y réduire même par déformation continue. Mais elle est topologi-
LES CHEMINS DE L'ESPACE-TEMPS DE SCHWARZSCHILD 265

Figure 2. Représentation de la Terre. À gauche, la projection cylindrique


centrale de la Terre. Les images des pôles (Pn et P,) sont renvoyées
à l'infini. À droite, la projection stéréographique permet une
représentation très distordue elle aussi de l'ensemble de la sphère
terrestre. Le point de vue, 0, est renvoyé à l'infini. L'image de
certains chemins, continus sur la sphère, sont discontinus sur la
représentation. (D'après Joly, 1976, p. 64).

quement équivalente à une datte, à un oignon. Une sphère n'est pas


homéomorphe à un plan, elle n'est pas topologiquement équivalente à un
plan, ne serait-ce que parce qu'elle n'a pas de points à l'infini. Et voilà
bien pourquoi il faut plus d'un morceau de papier pour représenter com-
plètement la Terre, plus d'une carte pour représenter tous les itinéraires.
Une discontinuité intervient nécessairement, que ce soit au niveau de
l'équateur, des pôles ou d'un parallèle que l'on préfère alors reporter sur
un océan. C'est là un inconvénient auquel l'atlas remédie en permettant
de « recoller » les cartes. Parfois au prix de cartes supplémentaires qui
266 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

illustrent la continuité perdue. Ainsi faut-il au moins deux cartes planes


pour représenter, par projection, les deux hémisphères de la Terre et l'on
ne peut faire l'économie de l'une d'elles sinon en acceptant que certaines
voies soient discontinues.
Le problème auquel se heurte Robertson n •est pas si différent. Il est
en somme obligé de dessiner deux cartes, celle des particules entrantes et
celle des particules sortantes, en chacune desquelles subsiste une discon-
tinuité au niveau de l'horizon de Schwarzschild. Non seulement la con-
tinuité des trajectoires n'est pas exprimée (bien qu'il la comprenne grâce
à une description en temps propre) mais, ce qui est plus grave, il ne dis-
pose pas de l'atlas qui lui permettrait de comprendre comment tout cela
est agencé. Il n'a même pas à sa disposition l'équivalent du globe terres-
tre, représentation topologiquement correcte de la Terre où tous les che-
mins de la Terre peuvent être vus, compris et figurés.
Ainsi, au-delà de la question de la représentation, subsiste une ques-
tion essentielle qui est celle de latlas où doit figurer, où doit pouvoir être
lue la continuité de tous les chemins de lespace-temps de Schwarzs-
child. La seule issue que connaît Robertson à cette impasse n'est guère
convaincante : il rappelle qu'il n'existe pas d'objet physique, étoile,
matériau, ou particule, dont la densité soit suffisante pour que s'exhibe
cette singularité. Que de tels objets« n'existent pas». Que le rayon phy-
sique d'un objet est toujours bien plus grand que son rayon gravitation-
nel, qu'il s'agisse d'un neutron ou d'une étoile; bref, que 1 - 2GM/c2
est dans tous les cas très proche de 1 et donc fort loin de s •annuler. Ce qui
est une autre manière de dire que, singularité ou pas, la sphère de
Schwarzschild, l'horizon, est inaccessible, ou, en termes actuels, que
l'existence des trous noirs est loin d'être évidente. Alors, toutes ces ques-
tions ne sont pas utiles, ne sont que rêves de mathématicien. Bref, le pro-
blème ne se pose pas. Ne se pose pas à ce moment, car, en tant qu'étoiles
denses, on ne connaît dans les années 1930 que les naines blanches, bien
loin de poser problème à ce niveau. Pour que cela arrive, il faudrait (nous
y reviendrons plus bas) imaginer des étoiles immenses, énormes, des
objets que nous ne sommes jamais certains d •avoir observées, mais dont
nous ne sommes pas bien loin quand on observe couramment pulsars,
quasars et autres étoiles à neutrons. Dans la première partie du xxe siècle,
on ne veut pas encore y croire ; la question ne se pose guère, et l'on ne
veut même pas se souvenir que notre philosophe de la nature, John
Michell, en avait calculé le rayon en 1784.
Bref, cela« n'existe pas dans la Nature 1 », serine-t-on pendant des
décennies. Mais encore ... Et après? Car même si tel était le cas, même

1. Surcepoint.cf.J.EISENSTAEDT, 1982.p.167-171.
LES CHEMINS DE L'ESPACE-TEMPS DE SCHWARZSCHILD 267

si cela n'était d'aucune utilité pratique, si je puis dire, cela n'empêche pas
qu'il faudrait quand même se poser cette question qui implique la
cohérence de la solution de Schwarzschild et donc de la théorie d'Eins-
tein. On sait que tel n'est plus le cas aujourd'hui où l'on a observé de
nombreuses étoiles exotiques dont le rapport 2MJRc2 n'est pas si loin que
cela de 1.
Ainsi, deux questions sont désormais inéluctables, celle de la struc-
ture de l'espace-temps de Schwarzschild tout d'abord et, ensuite, celle de
la possible existence d'une étoile qui exhiberait des caractéristiques
absolument exotiques. Ces deux questions vont dominer les travaux des
relativistes, des astrophysiciens, mais après les années 1960.

Le diagramme de Penrose

Laissons là ces difficultés astrophysiques pour revenir à la structure


de l'espace-temps en nous intéressant un instant à un autre genre de
représentation, celle-là due à Penrose. Il s'agit d'une vue cavalière
(figure 3) montrant une étoile qui s'effondre. Deux coordonnées
d'espace sont représentées (un cercle représente une sphère) et le temps
s'écoule vers le haut du diagramme. Le cercle, en bas du schéma, repré-
sente la surface de l'étoile, son rayon, qui va diminuer tandis que l'étoile
s'effondre sous son propre poids. Puis la surface de l'étoile passe, tra-
verse ce cylindre qui représente la sphère magique, l'horizon au-delà
duquel l'étoile est désormais invisible à tout observateur extérieur à
l'horizon ; avant qu'elle ne s'écroule, n'implose vers cette ligne sombre
au centre du dessin, qui représente la singularité vraie en r = 0, où elle
s'écrase et disparaît. On a aussi représenté quelques rayons lumineux qui,
si l'on y prête attention, sont tous assujettis à rester tangents le long de
ces petits cônes partout présents. Ces cônes sont essentiels, ce sont les
cônes que l'on dit« de lumière» parce qu'ils sont précisément formés de
tous les rayons lumineux qui passent par un point de l'espace-temps
(leurs sommets). Et toutes les trajectoires matérielles doivent être inté-
rieures au cône, ce qui est une manière d'exiger que les vitesses des par-
ticules décrites soient inférieures à celle de la lumière ; ainsi, toutes les
trajectoires lumineuses sont nécessairement tangentes à un cône ; ainsi
les cônes sont formés par des trajectoires lumineuses.
Si l'on prête attention maintenant à ce cylindre, à l'horizon de
Schwarzschild, on notera que tous les cônes de lumière lui sont tangents :
mais non pas tous les rayons lumineux car il est clair que la plupart des
rayons entrent dans le trou noir. Trou noir ? Oui, trou noir, car si on y
regarde à deux fois, l'on s'aperçoit qu'aucun rayon lumineux, aucune
268 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

particule matérielle, ne peut sortir de la sphère magique, de l'horizon.


Voilà pourquoi l'on ne peut voir ce qui s'y passe ... c'est le trou noir ...
L'horizon de Schwarzschild n'est pas singulier au sens fort,
l'espace-temps y est défini et il est perméable aux particules entrantes,
c'est une membrane unidirectionnelle. Mais cette sphère a malgré tout
quelque chose de« magique», en ce qu'elle est formée, simplement, de
rayons lumineux qui en somme définissent sa surface. En ce qu'elle est
donc, un peu comme une bulle de savon, une surface parfaite. Une sur-
face mathématique mais qui est définie physiquement par les rayons
lumineux qui la constituent. En somme un peu comme l'est la ligne
droite, un objet mathématique, mais dont la constitution physique
s'exprime par un rayon lumineux (voir chapitre 6).

(
Temps
''\ 1
·'
1

'\ !
\~
1
1
1

r=2m r=O r=2m


' 1 1

Figure 3. Une autre représentation de l'effondrement d'une étoile (d'après


Penrose, 1965).
LES CHEMINS DE L'ESPACE-TEMPS DE SCHWARZSCHILD 269

On a avancé d'un bon pas; car l'essentiel de ce dont on a besoin


d'un point de vue réaliste est là: la description de l'effondrement d'une
étoile, son passage sous l'horizon où elle devient invisible, et son écrase-
ment final. Il ne reste plus au-delà de la frontière de l'univers visible,
schématisée par l'horizon, que le champ gravitationnel de l'étoile dispa-
rue. Nous y reviendrons en détail dans le chapitre suivant.
Pourtant, cette représentation possède la même particularité que
celle de Robertson : on ne peut faire tenir toutes les trajectoires sur un
seul schéma. Nous n'avons représenté ici (figure 3) que le schéma des
trajectoires entrantes (le trou noir) et il en faut donc un second dans
lequel les trajectoires sortantes trouveront leur place et qui représentera
ce que l'on va nommer un« trou blanc».
Ainsi, deux schémas sont-ils nécessaires pour décrire l'ensemble
des trajectoires possibles de l'espace de Schwarzschild, deux cartes qu'il
faudra raccorder l'une à l'autre dans un dernier diagramme que propo-
sera Kruskal, un physicien mathématicien, en 1960. Car il faut bien que
tout cela « tourne » correctement, que chacune des particules de cet uni-
vers ait son destin, et que !'on trouve, que lon imagine un espace-temps
dans lequel on puisse dessiner tous les chemins, toutes les voies possibles
et toutes les issues. Cela s'appelle un univers ... Bref, que l'on connaisse
enfin la forme de l'espace-temps qui définit une étoile.

Le diagramme de Kruskal

Il faudra attendre la fin des années 1950 pour que le sujet évolue
réellement et que l'on trouve une solution à ces questions. S'il est un arti-
cle qui signe, qui symbolise, le renouveau de la relativité générale, c'est
bien celui que publie Kruskal en 1960. Cet article, qui parut alors difficile
à toute une génération de relativistes, représente aujourd'hui sans con-
teste une interprétation acceptée de la théorie. À mon sens, cette interpré-
tation n'est acceptée comme telle que faute d'une interprétation plus sim-
ple, plus commode, plus banale. Car il ne s'agit pas d'une solution
évidente, limpide, à notre problème. Mais il fallait bien trouver une issue
et nous allons montrer qu'il s'agit, malgré son étrangeté, d'une interpré-
tation raisonnable à un problème ardu, de la seule interprétation cohé-
rente possible, d'une interprétation qui n'a pas fini de faire couler beau-
coup d'encre.
Que cherche-t-on ? À définir un espace dans lequel tous les chemins
trouvent un sens tel que toutes les particules possibles et imaginables y
aient leur place, aient un futur et un passé sur toute leur histoire, depuis
le début et jusqu'à la fin de leurs temps, jusqu'à la fin des temps: un
270 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

atlas. Toutes les particules et toujours. Car il n'est strictement pas accep-
table que certaines particules ne puissent avancer, ne puissent trouver
leur chemin, si toutefois elles n'ont pas atteint une singularité. Et, en par-
ticulier, on ne doit pas être obligé de faire deux diagrammes, mais on doit
trouver un seul diagramme qui soit complet, lisible, et qui inclut toutes
les particules, entrantes et sortantes.
Le diagramme de Kruskal (figure 4) possède cette propriété et il
s'agit du plus « clair » des diagrammes de ce type, de la plus simple repré-
sentation que l'on ait de l'ensemble de l'espace-temps de Schwarzschild,
de l'espace créé par une distribution ponctuelle de matière à l'origine.

Figure 4. Structure du diagramme de Kruskal (d'après Kruskal, 1960).

Ne cherchons pas dans les coordonnées (u, v) du diagramme de


Kruskal un sens physique; il s'agit d'un mélange savant des coordon-
nées r et t de Schwarzschild ; mais ce sera en faisant son deuil du sens
physique des coordonnées (où l'on revient à l'opinion d'Einstein) que
l'on parvient à donner un sens à l'espace-temps lui-même. Comme dans
les diagrammes précédents, les coordonnées angulaires n'apparaissent
LES CHEMINS DE L'ESPACE-TEMPS DE SCHWARZSCHILD 271

pas. La flèche du temps est orientée vers le haut du diagramme. Les deux
diagonales représentent la sphère r = 2GM I c2, dédoublée en horizon du
futur et horizon du passé, horizons sur lesquels le temps-coordonnée test
infini.
Ainsi cette représentation de la géométrie de l'espace vide de
Schwarzschild est-elle symétrique par rapport à la seconde diagonale
(horizon du passé). Ce qui se passe en bas à gauche de cette diagonale
ressemble étrangement à ce qui se passe en haut à droite, en miroir. C'est
l'expression du parallèle, de la symétrie, entre particules sortantes, « trou
blanc» (en bas à gauche), et particules entrantes, trou noir (en haut à
droite). L'espace-temps est dédoublé afin de pouvoir décrire toutes les
trajectoires dans leurs extensions maximales. Insistons sur ce point : ce
n'est pas par quelque malin plaisir que les théoriciens acceptent ce
dédoublement de lespace, mais par nécessité : pour que toutes les trajec-
toires de toutes les particules aient, dans une même représentation, dans
un même espace, un sens.
La courbe dentée en haut représente le centre des opérations, r = 0,
la singularité vraie, sur laquelle les particules vont finalement s'écraser.
Cette ligne d'univers singulière possède sa symétrique en bas du dia-
gramme, elle-même dentée, et aussi singulière, qui représente le trou
blanc ; trou blanc d'où vont sortir, naître, des particules de la même
manière que leurs consœurs vont s'écraser en haut à l'intérieur du trou
noir. Cette symétrie est en fait à l'image de la duplication des diagram-
mes de Robertson : on a donc représenté en haut à droite le trou noir qui
décrit les trajectoires entrantes, et, en bas à gauche, le trou blanc qui
décrit les sortantes. On leur a trouvé des accès, des portes de sortie et des
entrées mais surtout un passé et un futur. Le dédoublement de l'espace
(figuré par la symétrie trou noir - trou blanc) est donc le prix à payer, la
rançon de la cohérence que nous avons gagnée. Il faut bien dire que lon
n'est pas parvenu à donner une signification physique à cette symétrie et
en particulier à la région sortante, au trou blanc. Les parties gris sombre
sont absolument inaccessibles ; elles ne font pas partie de la représenta-
tion car elles sont situées au-delà ou en deçà des deux singularités essen-
tielles sur lesquelles meurent ou naissent les particules (r = 0) du trou
noir en haut, du trou blanc en bas. La partie gris clair en bas représente le
trou blanc tandis que la partie gris clair du haut représente le trou noir. La
diagonale notée horizon du futur est la limite entre lespace physique,
notre univers physique, et le trou noir. L'horizon du passé est la limite du
trou blanc. Comme nous le verrons ci-après, seule une petite partie de ce
diagramme est utile, a une signification physique.
Dans la figure 5, j'ai fait figurer les trajectoires des particules maté-
rielles ou lumineuses de l'espace de Schwarzschild notées (l) et (2),
272 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

-- u

(1 ) Observateur
- - lointain sur
une orbite circulaire

(2) En chute vers


la singularité centrale

Figure S. Trajectoires dans le diagramme de Kruskal.

calculées en fonction de leur temps propre. Elles sont étendues sur toute
leur vie de particule, elles ont leur« extension maximale». Il s'agit donc
(simplement !) de la représentation de la chute des corps en relativité
générale. On est bien loin de Galilée et de la tour de Pise !
Notons que dans ce diagramme, les cônes sont inclinés à 45°, paral-
lèles aux horizons : tous les signaux électro-magnétiques, toutes les parti-
cules lumineuses naviguent donc sur les diagonales, parallèlement aux
cônes et aux horizons. Vu le sens du temps (vers le haut), et avec un peu
d'habitude, on peut repérer ce que peut recevoir ou envoyer un observa-
teur donné et ce qu'il va ignorer. Ainsi, un observateur sur l'horizon du
futur (qui n'est autre que notre ancienne singularité de Schwarzschild, la
sphère magique, n'oublions pas qu'il manque ici deux dimensions angu-
laires) ne pourra envoyer aucune information à sa base de départ (schéma-
tisée par exemple par la trajectoire d'un observateur lointain - à droite du
diagramme). C'est ce qu'indiquent les cônes placés sur les trajectoires.
Décrivons maintenant quelques trajectoires d'observateurs ou de
navigateurs, de particules lumineuses ou matérielles de la carte de Krus-
LES CHEMINS DE L'ESPACE-TEMPS DE SCHWARZSCHILD 273

kal (figure 5). La courbe (1) représente la trajectoire d'un observateur


lointain, d'un satellite qui se tiendrait à une distance constante de l'étoile
implosée. Cet observateur ne voit rien de ce qui se passe dans le trou noir
mais peut recevoir des nouvelles du trou blanc. Un autre observateur (2) :
a-b-c-d-e-f est en chute libre. Il s'approche de plus en plus de l'horizon
qu'il traverse en e - et à partir duquel il ne pourra plus envoyer d'infor-
mation vers l'univers extérieur. Puis, il naviguera dans le trou noir et, au
bout d'un temps propre fini (e-j), terminera sa vie sur la singularité vraie.
Les signaux électromagnétiques qu'il envoie naviguent tous sur le cône
de lumière et seuls les signaux partant de a, b, c, d, parviendront à
l'observateur (1) installé loin du trou noir sur une trajectoire circulaire.
Quant au signal partant de e, il ne peut sortir du trou noir dans lequel il
reste bloqué.

L'espace-temps dédoublé

Ainsi la représentation de Kruskal implique+elle l'existence de


deux univers, ou parties d'univers, symétriques, dont l'un abrite un trou
noir tandis que l'autre abrite un trou blanc. Car il est possible d'interpré-
ter ces deux univers conune deux parties, deux feuillets, d'un seul et
même univers. Deux topologies globales ont été proposées : l'une dite du
«pont d'Einstein-Rosen »permet l'identification des deux feuillets, tan-
dis que l'autre, dite du «trou de ver», permet de déplier ces deux
feuillets qui sont connectés à travers une sorte de galerie souterraine.
Cette possibilité de choisir la topologie, la structure globale, la forme de
l'espace-temps, est liée au fait que les équations de champ d'Einstein
sont différentielles et ne déterminent l'espace-temps que localement. Les
illustrations (figure 6) nous montrent conunent ces parties de l'univers
pourraient être branchées, raccordées, connectées, interprétées.

Figure 6. Deux topologies possibles : le« pont d'Einstein-Rosen »et le« trou
de ver » ou comment connecter les deux feuillets de l'espace-temps
de Schwarzschild (d' après C.W. MISNER et al., 1973).
274 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Les diagrammes (figure 6) figurant deux topologies possibles, deux


interprétations de l'espace de Schwarzschild sont bien étonnants surtout
si on les compare à leur pendant newtonien où une seule courbe suffit à
décrire le même problème. Que ne faut-il pas en relativité générale ! Il
faut comprendre, accepter, cet espace-là et ses trajectoires. Cela ne va pas
de soi, pas plus pour le jeune étudiant, que pour un lecteur attentif
aujourd'hui. Il faut accepter la nécessité de la problématique qui conduit
à ce choix, en particulier le principe d'extension géodésique, sans lequel
la relativité générale resterait incomplète. Puis il faut accepter de trier le
bon grain de l'ivraie. Tout n'est pas de même valeur dans ce diagramme,
toutes ses parties n'ont pas de sens physique. Mais à quoi tout cela cor-
respond-il donc? Dans le diagramme de Kruskal de l'effondrement
d'une étoile, seule la zone gris clair (figure 7) a reçu une interprétation
physique convaincante ; le reste du diagramme, et en particulier le trou
blanc, n'a pas trouvé pour l'instant d'interprétation physique, astrophy-
sique ou cosmologique vraiment convaincantes.

Figure 7. Diagranune de Kruskal de l'effondrement d'une étoile.


LES CHEMINS DE L'ESPACE-TEMPS DE SCHWARZSCHILD 275

Laissons donc de côté ces zones hypothétiques, ces élucubrations


insolites mais nécessaires, pour en revenir à des problèmes plus réalistes
bien que suffisamment exotiques. La zone décrite par la figure 7 corres-
pond à la partie classique de l'espace-temps qui se poursuit par le trou
noir, qui a une interprétation astrophysique convaincante et que nous
évoquerons dans le prochain chapitre. Il s'agit de la représentation
aujourd'hui classique de l'effondrement d'une étoile impliquant la for-
mation d'un trou noir, une prédiction de la relativité générale que les
experts de la théorie, dans leur très grande majorité ont désormais plébis-
citée. La figure 8 lui correspond, tout en donnant une représentation plus
physique de l'effondrement d'une étoile et de plusieurs trajectoires aussi
réalistes que possible.
Avant cette fatidique année 1960 qui voit donc cette proposition
incroyable, énorme - et même absurde pour beaucoup - publiée par
Kruskal dans la Physical Review, peu, très peu, infiniment peu, de relati-
vistes avaient imaginé que l'on en viendrait là. Dormant sur leurs lau-
riers, ils se satisfaisaient d'une très paisible image de la théorie et de ses
trois tests classiques qui ne faisaient que perturber très modérément
l'espace-temps de Newton et la sérénité de ceux qui dominaient toujours
le champ institutionnel : les spécialistes de la mécanique rationnelle, les
astronomes, bref, les « newtoniens ». La théorie de Newton dominait
alors presque totalement le champ de la gravitation. Et l'interprétation de
Kruskal, (qui, et ce n'est pas un hasard, était un mathématicien et ne
voyait donc sans doute pas à quel point sa proposition était révolution-
naire), va faire l'effet d'une bombe dans le petit village endormi des rela-
tivistes. On écrira sans doute un jour l'histoire des années 1960, de cette
période incroyable où les relativistes effarés ou ravis, divisés en tout cas,
furent confrontés à ce diagramme, et le moment où toute une partie de la
communauté refusa cette interprétation de la solution de Schwarzschild.
Il ne suffit pas de rejeter d'un trait ces physiciens conservateurs ; pas plus
qu'il ne suffit de battre des mains avec les« révolutionnaires». Car c'est
une véritable révolution que vit alors la relativité générale !
C'est que nous sommes depuis si longtemps habitués à vivre dans
un espace euclidien qui a en somme la forme de nos petites chambres et
de nos plaines. Que l'univers puisse n'être pas infini, mais prendre la
forme d'une sphère, d'un tore ou d'une selle de cheval, que dans le
champ de gravitation d'une étoile puisse se cacher une membrane bizarre
et l'étrange structure d'un espace-temps tarabiscoté, voilà qui est bien
difficile à penser, à accepter.
Mais pour en revenir à notre diabolique diagramme, en ce qui con-
cerne les autres zones et en particulier le trou blanc, on ne peut nier le
caractère spéculatif de ces propositions topologiques qui, pour l'heure,
276 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

la fusée
s'écroule sur
la singularité
centrale
V ?t-
bl t
Cette fusée
reste à distance
de l'étoile
qui s'effondre

l'étoile s'est
b :)/' ; Temps

effondrée en f
une singularité

Cette fusée
traverse
l'horizon :
désormais
elle ne sera
plus visible

1ii
c:
0
()

....Il

l 'Étoile traverse
l'horizon :
désormais

.
1
elle n'est
plus visible

%
Trajectoire
du rayon
de l'étoile

Temps

Coordonnée radiale : " distance ., au centre de l'étoile

Figure 8. Une autre représentation de l'effondrement d'une étoile (d'après


Penrose, 1969).
LES CHEMINS DE L'ESPACE-TEMPS DE SCHWARZSCHILD 277

ne trouvent dans la réalité physique aucune justification et qui ne prédi-


sent aucun phénomène qu •il soit envisageable de vérifier observationnel-
lement. Ces spéculations n'ont pas vraiment d'intérêt (astro)physique
mais permettent de démontrer la cohérence de la relativité générale. Elles
représentent en quelque sorte la première donne d'un jeu de construction
de modèles théoriques qui montre la potentialité de la relativité générale.
C'est une sorte d'espace de liberté où ces grands enfants que sont les
scientifiques s'amusent avec des modèles très spéculatifs sur lesquels de
lourdes machineries mathématiques seront développées. Un amusement,
un jeu certes, mais tout à fait indispensable à une meilleure compréhen-
sion de la théorie. Depuis, de nombreux autres « jeux » sont sortis sur le
marché, des jeux topologiques dont l'intérêt premier est en quelque sorte
de libérer les formes de création théorique en relativité générale. Les tra-
vaux de Roger Penrose, développés par Brandon Carter et l'école de
Cambridge 2, sont sans doute le meilleur exemple de ces développements
et des possibilités qu'ouvrent ces espaces de liberté.

Singularité du futur

Trajectoires

Figure 9. Diagrammes de Penrose des espaces-temps de Minkowski,


à gauche, et de Schwarzschild, à droite (d'après Luminet, 1987).

Le diagramme (figure 9), dit« de Penrose »,propose une sorte de


schématisation topologique des principales régions de l'espace-temps de
Schwarzschild. Notre espace-temps est ici ramené à l'essentiel 1Évidem-
ment, les distances ne sont aucunement respectées, l'infini étant ramené
à distance finie ; mais, en compensation, on voit mieux ce qui se passe.
La place des différentes régions qui composent l'espace-temps est con-

2. À ce propos. cf. S. W. HAWKJNG et G . F. R. Eu.1s, 1973.


278 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

servée, et la direction aussi, diagonale, des trajectoires lumineuses ; rien


d' autre. On y a représenté les mêmes trajectoires que dans la figure 5 ;
afin de mieux comprendre ce qu'il en est, on a aussi représenté le schéma
de Penrose de l'espace-temps de Minkowski. Ces « cartes de Penrose » ,
ces nouveaux diagrammes d'espace-temps, peuvent sans doute aider à
mieux comprendre le diagramme de Kruskal. Et c'est là une des fonc-
tions des recherches qui se poursuivent ici et là. Mais aussi elles permet-
tent d'ouvrir le champ des spéculations théoriques : on en a un exemple
avec la figure 10 qui représente schématiquement la carte d'un trou noir
de Kerr dont l'analyse est due à Brandon Carter. L'espace se démultiplie
en des zones, des parties d' univers très étranges. Mais qu'est-ce qu'un
espace-temps de Kerr ?

UNIVERS

AUTRE AUTRE

UNIVERS

NOTRE
UNIVERS

~~L Espace

Figure 10. Diagramme de Penrose de l'espace-temps de Kerr (d' après


Luminet, 1987).
LES CHEMINS DE L'ESPACE-TEMPS DE SCHWARZSCHILD 279

La solution de Schwarzschild définit la structure des étoiles les plus


simples, absolument et précisément sphériques; mais, qu'en est-il si
l'étoile n'est pas tout à fait sphérique, si - et c'est toujours le cas - elle
tourne, si - et c'est toujours le cas - elle est« plongée» dans un milieu
matériel, le cosmos? Le problème devient alors, d'un point de vue topo-
logique, infiniment plus compliqué et, vu la complexité du problème ana-
lytique, on n'en connaît généralement même pas la solution précise,
exacte. La solution la plus simple après celle de Schwarzschild, c'est la
solution de Kerr qui représente approximativement une étoile en rotation.
Mais c'est un nouvel exemple de la complexité de l'interprétation de la
relativité générale. Le nombre de zones est plus élevé, leur interprétation
plus délicate, et le diagramme permettant de les schématiser est évidem-
ment plus complexe que celui de Kruskal.
Ainsi la théorie prédit-elle des trous noirs bien plus complexes que
ceux de Schwarzschild, des trous noirs qui pourraient être chargés élec-
triquement et aussi bien, comme on vient de le voir, tourner. Mais cela
s'arrête là: ils n'ont pas, ils ne peuvent avoir pour des raisons essentiel-
lement mathématiques (car ce sont des objets mathématiques !) d'autres
caractéristiques que leur masse, leur charge et leur moment angulaire,
des caractéristiques qui ne peuvent malgré tout s'exprimer qu'à travers
leur champ de gravitation. Le modèle le plus général de trou noir, selon
la relativité générale, n'a donc, ne peut avoir, que trois paramètres. Si
bien qu'une étoile qui s'effondre, qui« passe l'horizon», va devoir per-
dre toutes ses autres caractéristiques afin d'acquérir le statut de trou noir,
pour passer dans l'état de trou noir. Ainsi tous les trous noirs se ressem-
blent-ils, ce sont des objets extrêmement simples (si l'on peut dire !),
schématiques, tout au moins d'un point de vue physique. En particulier
si on les compare aux étoiles banales si diverses d'un point de vue astro-
physique. Un tel «théorème» (cela a été démontré dans le cadre de la
théorie) a une conséquence très forte, très violente : les étoiles en implo-
sion vers l'état de trou noir doivent, en passant leur horizon, perdre tous
leurs écarts à la symétrie sphérique, « tous leurs cheveux », toutes leurs
caractéristiques (hors nos trois paramètres : masse, charge, moment
angulaire), et donc, par exemple, leurs protubérances, leurs asymétries et
leur champ magnétique ; elles doivent, de gré ou de force, devenir
«chauves», c'est le cas de le dire. Cette structure perdue doit s'évacuer
préalablement sous forme de rayonnement, sous la forme d'une émission
d'ondes gravitationnelles. Que l'on espère détecter. Une question sur
laquelle nous reviendrons au chapitre suivant.
On peut se poser la question de l'utilité de pareils diagrammes, de
telles recherches. Dans la mesure où tout cela est évidemment spéculatif,
où l'observation n'y a pas de place, à quoi bon aller encore et toujours
280 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

plus loin. Par jeu, pour le plaisir de comprendre comment la théorie mar-
che, même s'il s'agit de ses marges qui n'offriront jamais aucune appli-
cation? Aussi parce que ces travaux sont utiles ; car il faut s'assurer que
l'on a un bâtiment viable, que l'on n'est pas en train de bâtir sur du sable.
Il faut savoir à quelles conditions notre interprétation tient, ce qu'il faut
mettre dans la coulisse pour que le spectacle puisse être. Bref, il ne faut
pas en demander trop à ce diagramme mais simplement lui faire dire la
cohérence de l'interprétation actuelle: le trou noir ! Tout cela est lié au
fait que la relativité générale implique une interprétation globale de
l'espace-temps et que l'on ne peut connaître sérieusement une de ses
parties sans avoir une idée assez précise de l'ensemble. Il s'agit des
fondations sans lesquelles toute la théorie ne serait qu'un château de
sable.
En attendant cette idée doit nous suffire, elle pose que ce dia-
gramme avec ses extensions bizarres a pour rôle de garantir la cohérence,
le sérieux du petit bout de carte à droite (figure 7) sur lequel on travaille
sérieusement; une région de l'espace-temps dont nous avons voulu son-
der les limites pour mieux connaître celles de la relativité générale.
N'épiloguons pas ... Il faut bien accepter la théorie comme elle est,
fût-elle incomplète (et elle l'est tout au moins partiellement), et lui trou-
ver un espace de représentation. Cela ne signifie pas nécessairement que
cet espace de représentation soit vrai, réel, réaliste, cela ne signifie pas
qu'il existe en vérité, ici et maintenant, comme on voudrait nous le faire
croire dans certains films de science-fiction; sans doute pas. Cela ne
signifie pas plus que la première partie du jeu, l'hypothèse des trous
noirs, soit absurde comme ont voulu le croire certains esprits quelque peu
rigides. Cela signifie que l'on a résolu les problèmes les plus urgents
mais non pas que tout est rose. Mais quelle théorie peut être portée, crue,
jusqu'à ses limites extrêmes sans qu'elle déçoive? Elle serait vraie. La
relativité générale n'est que juste dans les limites d'un champ de validité
que l'on n'a pas encore bien délimité. Patience ! Il faut bien accepter
l'étrangeté de cette structure bizarre en attendant mieux, c'est-à-dire une
autre interprétation de la « générale » ou une autre théorie. Qui ne posera
d'ailleurs pas forcément ces mêmes problèmes.
Il n'est pas même certain que tout cela résiste à de plus profondes
analyses auxquelles certains théoriciens s'emploient, ni surtout que l'on
trouve jamais une interprétation complète de ces diagrammes. Qui plus
est, une théorie n'est pas immortelle et, déjà, depuis longtemps, on spé-
cule sans se lasser à propos de la prochaine théorie, on attend la mort de
la relativité générale. Car au-delà de la science« normale», du fonction-
nement aimable et sans heurts d'une théorie bien huilée, qui résiste très
bien à toutes ses vérifications et au temps qui passe, bien des relativistes
LES CHEMINS DE L'ESPACE-TEMPS DE SCHWARZSCHILD 281

attendent le moment où ils vont enfin pouvoir travailler autrement, ne


plus se contenter de proposer, qui un nouvel effet, qui une décimale de
plus à un effet déjà connu. Ils attendent le moment de la chute, le moment
où la théorie ne va plus satisfaire à !'expérience, où ils vont donc pouvoir
proposer leurs services et, pourquoi pas, prendre la place du père. On
peut toujours rêver. Hélas ! elle tient trop bien, pensent-ils, et presque
depuis un siècle. Depuis longtemps aux aguets, ils attendent que leur
temps vienne. Cela fait partie du jeu.
Revenons à notre analogie de la représentation de la Terre ; imagi-
nons une immense feuille de papier (qui représente donc l'univers) frois-
sée, pliée, détendue et même parfois trouée ou déchirée, telles ces cartes
régionales en relief que fabrique l'Institut géographique national et qui,
raccordées les unes aux autres, pourraient être collées sur un globe ter-
restre. Ici, il y aura une partie quasi sphérique (une sorte de mamelon en
forme de colline), là une partie conique (un pic), là encore une partie
plane (une plaine bien sOr), là un trou (un précipice ou un lac) et le tout,
l'univers lui-même, sera étendu sur une surface dont on peut supposer
par exemple que, comme notre globe, elle est sphérique. C'est le travail
qu'il faut donc faire et nous n'en sommes qu'au tout début : nous deman-
der ce qu'est vraiment une étoile, comment la représenter et comment
raccorder la géométrie de son champ gravitationnel avec celle de l'uni-
vers.
Rappelons qu'en chaque point de l'univers, l'espace-temps apparaît
localement plat, sans courbure, la vitesse de la lumière étant égale à c, et
la relativité restreinte s'applique; c'est ce qu'on appelle généralement
«l'espace tangent» ou même« le plan tangent», une dénomination qui
indique à quel point la métaphore géographique est ancienne et sérieuse
(voir chapitre 12).

Vous avez dit « trou noir ,. ?

L'histoire de la dénomination du concept de trou noir reflète assez


bien les erreurs, hésitations, craintes des physiciens théoriciens de toute
époque et jusqu'à leur désir de vendre leur produit. Des années 1920 aux
années 1960, la littérature relativiste est pleine de ces expressions plus ou
moins techniques, plus ou moins imagées, et qui vont se multiplier
d'autant plus que l'objet dérange. Chaque choix a ses raisons, son his-
toire et son contexte.
Le choix d'une expression n'est pas innocent et traduit, trahit, son
inventeur ; il fait pencher le lecteur, l'utilisateur vers telle interprétation,
vers telle vision ; il incline à penser ainsi et non autrement. Il s'agit d'une
282 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

question importante car la manière dont on nomme un objet, ou un être,


aura nécessairement un retentissement plus ou moins important sur sa
vie. C'est d'abord un lapsus, dans la mesure où le choix d'un nom, d'un
prénom, d'un surnom trahit la manière dont on voit l'objet, la personne,
l'enfant. Mais c'est aussi une manière de tenter d'influer sur l'avenir. La
connotation d'un mot, d'un nom, n'est pas innocente même si elle est
parfois inconsciente. Un surnom un peu ridicule, un prénom marqué
socialement peut surprendre. Bref, rien de plus important que de bien
choisir le nom de votre enfant, votre nom de plume, de scène ... Et, pour
les physiciens, celui de votre concept, de votre appareil, de votre idée.
Voilà bien longtemps qu'ils s'en sont aperçus et sans doute pourrait-on
faire tout un travail sur les choix qui furent et sont faits, sur leur raisons,
sur la stratégie qu'ils cachent ou sous-tendent, sur l'influence qu'ils
eurent et ont encore sur l'évolution de l'objet, du concept, de l'outil.
À la fin du xvme siècle, John Michell, qui venait d'inventer une
sorte de photomètre pour comparer les magnitudes des étoiles, cherchait
un nom à son instrument; ainsi remarquait-il« qu'un nom sévère ajoute
beaucoup à la dignité d'une chose 3 »et souhaitait-il« prendre la liberté
de baptiser [cet instrument] Astrophotomètre ». Ce nom bien choisi ne
fut pourtant favorable ni à l'instrument ni à Michell; sans doute ne suffit-
il pas d'un coup de goupillon pour parvenir au paradis et le splendide tra-
vail de Michell sur ce sujet (et sur d'autres) n'en fut pas moins totalement
ignoré, délaissé, oublié.
Michell, qui nous permet de revenir à ces étoiles étranges dont la
lumière est retenue par leur propre champ de gravitation. Une idée que
Laplace reprit donc, quelques années plus tard dans son Exposition du
système du Monde, non sans avoir baptisé ces objets étranges astres obs-
curs, ce que Michell avait omis de faire. Cela n'empêcha pas les astres
obscurs d'être à leur tour oubliés, sans doute parce qu'ils n'avaient alors
guère de raison d'être ; mais Laplace n'en avait pas moins récupéré à son
profit le concept inventé par son collègue Michell 4. Il est clair que
Laplace avait des qualités d'exposition dont témoigne son ouvrage, qui
manquaient singulièrement à Michell, un très grand physicien, mais pas-
sablement introverti. Tel n'était certainement pas le cas de John Wheeler
auquel revient l'invention de l'expression« trou noir».
La question du nom de ce lieu étrange, l'horizon, et de l'objet qu'il
cache, était en fait posée depuis Schwarzschild qui employait quant à lui
le terme de « discontinuité ». Si vous parlez de singularité, vous serez
nécessairement bloqués, arrêtés, et l'idée d'impénétrabilité entre déjà

3. Cité par R. McCORMMACH, 1%8, p. 129.


4. À ce propos, cf. J. EISENSTAEDT, 1991, 1997.
LES CHEMINS DE L'ESPACE-TEMPS DE SCHWARZSCHILD 283

dans votre tête. On ne peut déjà plus penser ce lieu autrement qu'interdit.
Et, c'est bien ce qui s'est passé dans la première moitié du siècle alors
que l'expression de« singularité de Schwarzschild» était omniprésente,
dans les manuels, les cours et les esprits.
On se souvient qu'Einstein voit là, sur l'horizon, une catastrophe, la
«catastrophe Hadamard», une idée que l'on retrouve alors, en France et
en Belgique, dans l'expression «sphère catastrophique». Ce catastro-
phisme est poussé à son extrême par quelques auteurs qui vont tout sim-
plement y pointer la mort (on utilisera alors l'expression le « point mort »
ou même tout benoîtement « la mort »), sans doute parce que le temps,
croit-on, s'y arrête. On a vu plus haut (et bien plus tard) ce catastro-
phisme à l'action sur la singularité vraie, et pour de meilleures raisons.
L'expression «cercle magique» que l'on doit à Eddington se
retrouve chez de nombreux auteurs à la même époque ; il sera aussi ques-
tion de «cercle limite» ou «de sphère singulière». De nombreux ter-
mes, « frontière », « barrière », vont viser plus particulièrement l'impé-
nétrabilité à laquelle on croit alors dur comme fer.
Après les années 1960, l'interprétation topologique fait évoluer la
terminologie parallèlement à l'interprétation; on parlera dès lors de« trou
de ver», traduction du terme couramment employé de« wormhole »,mais
aussi de « terrier de garenne » et même de « gosier de Schwarzschild ». On
insistera alors sur la matière, l'énergie, la lumière, cachées derrière ou sur
cette frontière ; on parlera de« puits de photon »,de« corne de matière » :
l'espace se creuse qui laisse s'ouvrir une interprétation topologique :
l'espace est en cours d'être accepté comme déformé.
L'expression trou noir n'est pas venue par hasard et n'a pas été pro-
posée d'une manière innocente par John Wheeler. On le décrit complai-
samment étendu sur son lit, cherchant le mot juste. Les expressions
«d'étoile figée», «d'étoile effondrée», qui sont alors utilisées, ne lui
plaisent pas. Une fois l'expression inventée, fin 1967, et afin de la mieux
imposer, il l'utilise alors« comme si aucun autre nom n'avait existé». Il
ne se contente pas de décrire ce qu'est un trou noir, il l'habille d'images:
« [L'étoile], écrit-il, disparaît à la vue comme le chat du Cheshire. L'un
ne laisse que son sourire derrière lui, l'autre ne laisse que sa gravité. La
gravité mais pas la lumière 5 ... »
L'expression fit florès et nul ne saurait nier l'impact, à l'intérieur
comme à l'extérieur de la discipline, mais aussi dans la littérature de vul-
garisation, de cette expression étrange,« emballage» d'un concept nou-
veau et délicat, un choix qui relève aussi de l'effet publicitaire, du spec-
tacle de la science.

5. Cité par K. THORNE, 1997, p. 272.


284 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Pensant que toutes les images sont inexactes, beaucoup de scienti-


fiques répugnent à s'en emparer ; tout au contraire, Wheeler n'a pas
craint d'en utiliser de nombreuses, car sans doute pense-t-il avec raison
qu'il vaut mieux une image fausse que pas d'image du tout. Les équa-
tions ne sont-elles pas là pour rétablir la vérité du concept? Mais il est
important que l'esprit s'appuie sur quelque chose pour avancer car les
équations nous sont a priori trop obscures, ou trop transparentes, pour
que l'esprit s'y arrête. Il importe que les mots et les images qu'ils véhi-
culent fassent glisser insensiblement l'esprit vers l'essentiel, vers le
signifiant du concept. Encore faut-il savoir ce que l'objet signifie avant
de le baptiser.
Chapitre 14

Des étoiles comme les autres ?

Dans les chapitres précédents, nous nous sommes intéressés à la


structure profonde de J'espace-temps à symétrie sphérique qui, comme
on l'a vu, implique l'existence de trous noirs. Encore faut-il que de tels
objets puissent se former physiquement et c'est là la première question
que nous évoquerons, celle de J' évolution des étoiles dont Je trou noir est,
serait, Je stade ultime, terminal, d'évolution. Encore faut-il qu'ils se lais-
sent observer car ils sont noirs ... Bref, a-t-on jamais observé, va-t-on
bientôt observer des trous noirs ?
Avant de nous inquiéter de la dynamique des étoiles, de leur explo-
sion - cela arrive et on les appelle novre, super-novre - ou de leur effon-
drement - ce sont des naines blanches, des étoiles à neutrons ou des trous
noirs-, voyons comment s'équilibre, au moins pour un temps, une étoile
banale.
Avant tout, prenons un exemple bien familier, Je bon plancher des
vaches sur lequel nous sommes, mais nous n'y pensons guère, en équili-
bre. Un équilibre qui nous ramène à Newton qui nous demande de faire
le bilan des forces d'action et de réaction. Un bilan qui doit être nul, puis-
que nous sommes en équilibre. Pour l'essentiel, la force de gravitation,
(notre poids, fonction de la masse de la Terre), est équilibrée par les for-
ces de pression, de cohésion des couches superficielles de la Terre. Et
non seulement sa surface mais chaque couche, chaque parcelle de chaque
couche, plus ou moins profonde, est en équilibre grâce à la force de gra-
vitation qu'elle subit et à laquelle s'opposent les propres locales de cohé-
sion, les forces intermoléculaires. Si celles-ci sont insuffisantes : cela
s'écroule ... et c'est bien ce qui se passe lors d'un effondrement de
terrain ; les couches superficielles ne parviennent plus à équilibrer la
charge, principalement pour des raisons tenant à la composition physique
de la région ; un effondrement local se produit qui se stabilisera lorsque
286 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

sera atteinte une couche plus résistante. Ainsi, si en un lieu les forces de
pression deviennent plus importantes, si la température croît par exem-
ple, une explosion se produit et c'est bien ce qui arrive lors d'une érup-
tion. On conçoit que cet équilibre soit fragile : nous vivons sur un volcan,
calme le plus souvent.
Pour les étoiles, ces phénomènes sont violents, complexes, extrê-
mement variés suivant le type d'étoile et j'insisterai sur les mécanismes
essentiels, liés en particulier à la gravité, qui permettent de comprendre
« avec les mains » ce qui se passe, ce que !'on croit qui se passe, car il
s'agit bien souvent d'hypothèses qui demandent à être confirmées d'un
point de vue théorique aussi bien qu'observationnel.
Notons en passant une différence essentielle entre les phénomènes
électromagnétiques et gravitationnels: tandis qu'il existe aussi bien des
particules répulsives (de charge négatives, les électrons) que des particu-
les attractives (de charge positives, les positrons, les protons), il n'existe
pas dans le domaine de la gravitation de masses répulsives. Ainsi la force
de gravitation est-elle cumulative tandis que le champ électrique local est
vite annulé, et les forces électromagnétiques se compensent, se détruisent
à courte portée. Ce qui explique pourquoi le champ gravitationnel, quant
à lui, s'exprime à longue portée. Le champ de gravitation à la surface de
l'étoile peut aussi augmenter pour une autre raison: lorsque le rayon de
l'étoile diminue sans que sa masse change. Ainsi la force de gravitation
peut-elle augmenter pour deux raisons: par accrétion de matière et par
contraction de !'étoile. Évidemment la gravitation a une importance
essentielle quant à la formation des étoiles. On suppose que, dans le tout
premier temps de ce processus de formation, les nuages interstellaires se
contractent grâce à un phénomène d'accumulation gravitationnelle de
matière ; la contraction implique une augmentation de la densité du gaz ;
la fréquence des collisions entre les particules augmente elle aussi, et
donc la température de l'étoile ; une proto-étoile se forme qui se con-
tracte pour former une étoile. La durée de vie d'une étoile est avant tout
fonction de sa masse, les étoiles les moins massives vivant le plus long-
temps.

Les étapes de l'effondrement

Ainsi, à la fin de chaque processus dynamique, contraction ou


explosion, chaque couche de l'étoile est-elle en équilibre plus ou moins
stable ; un équilibre auquel, comme sur la Terre, deux types de forces
concourent: d'un côté, les forces gravitationnelles qui tendent donc à
l'effondrement de l'étoile ; de l'autre, les forces de réaction, de cohésion,
DES ÉTOILES COMME LES AUTRES ? 287

de pression (qui dépendent en substance du matériau, de sa densité, de sa


température) contrebalancent la force de gravitation. Et c'est bien
entendu ce bilan entre les forces de gravitation et les forces de pression
qui permet de comprendre l'équilibre, puis l'évolution, la dynamique de
l'étoile. Si les forces de gravitation l'emportent, une nouvelle étape
d'effondrement s'amorce. Mais si les forces de pression l'emportent,
l'étoile explose. L'équilibre n'est qu'un moment d'un processus dynami-
que qui ne s'arrête guère.
Une étoile agrège, aspire, accrète progressivement de la matière : sa
masse augmente et tout d'abord aussi son rayon. La force gravitation-
nelle, qui en terme newtonien (qui suffit à comprendre ce mécanisme) est
en Mfr2, augmente elle aussi et, si le processus ne s'interrompt pas, la
force gravitationnelle à la surface de l'étoile deviendra plus importante
que les forces de cohésion qui restent constantes car elles ne dépendent
que du matériau dont est constitué l'étoile. Ainsi, les forces de compres-
sion gravitationnelles augmentent-elles ; elles engendrent un premier
effondrement qui, en compactifiant le matériau qui compose l'étoile,
implique un nouvel équilibre. Pendant ce processus le rayon de l'étoile
diminue, ce qui implique une augmentation de la force de gravitation (en
MJr2).
Mais un autre phénomène concourt à l'effondrement : l'étoile
rayonne et a donc besoin d'énergie. Pendant une grande partie de sa vie,
le centre d'une étoile dégage de la chaleur par fusion thermonucléaire de
l'hydrogène en hélium ; la température atteint quelques dizaines de mil-
lions de degrés et cette pression thermique empêche l'implosion de
l'étoile sous l'effet de sa propre gravité. Et il arrivera un jour où l'étoile
manquera de combustible ; inévitablement la température va décroître et
donc la pression ; mais non la gravitation. Un nouvel effondrement
devient à nouveau inéluctable. L'étoile est ainsi entraînée dans une sorte
de cycle infernal: elle ne peut guère que s'effondrer. L'effondrement,
c'est le destin des étoiles ... Voyons jusqu'où cela les mène.
Une étoile chaude comme le Soleil va donc évoluer. Le diagramme
d'Hertzsprung-Russell classe les étoiles en fonction de deux paramètres
fondamentaux, leur masse et leur luminosité, si bien que l'on peut suivre
l'évolution de l'étoile au sein de ce diagramme. Très schématiquement,
l'évolution de ces étoiles très banales se fait selon trois régimes différents
définis en fonction de la masse de départ qui impliquera le type d'étoile
formée après la traversée d'une période d'instabilité:
- une naine blanche si la masse de départ est faible, qui sera infé-
rieure à une masse solaire et demie ; tel est le destin de notre Soleil ;
- une étoile à neutrons si la masse est plus importante et qui sera
comprise entre une masse solaire et demie et trois masses solaires ;
288 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

- un trou noir si elle est plus importante, supérieure à trois masses


solaires environ. Et il semble bien que ce soit une possibilité banale
puisqu'on imagine des étoiles dont la masse pourrait atteindre cent mil-
lions de fois celle du Soleil mais dont la densité serait celle de leau.
Enfin il faut noter que si, au début de son évolution, l'étoile est très,
très massive, elle passe généralement par une instabilité de type super-
nova, une explosion durant laquelle elle perdra une grande partie de sa
masse, par éjection de matière, pour se retrouver finalement dans un des
cas précités.
Mais quel type de« matériau stellaire» rencontre-t-on dans ces dif-
férents cas ? La mécanique quantique et la physique nucléaire viennent
alors à l'aide de lastrophysique pour fournir une réponse à cette ques-
tion.
S'il s'agit d'une naine blanche, la force gravitationnelle est contre-
balancée par la pression du gaz d'électrons dégénéré, en substance,
l'impénétrabilité des électrons liée au principe d'exclusion de Pauli, un
principe qui pose que deux fermions ne peuvent se retrouver dans le
même état quantique. Ces étoiles, typiquement d'une masse solaire, ont
un rayon comparable à celui de la Terre et leur masse volumique est de
l'ordre de la tonne par cm3, un million de fois celle de la Terre ou du
Soleil (qui est de l'ordre du gramme par cm3). On a vu au chapitre 9 sur
l'effet Einstein comment la relativité générale, à la fin des années 1920,
a participé à la compréhension des naines blanches.
Dans le cas d'une étoile à neutrons, la force gravitationnelle est con-
trebalancée par les forces nucléaires, en substance la pression du gaz de
neutrons ; elle aussi liée au principe d'exclusion de Pauli. Ces étoiles ont,
typiquement, une taille de l'ordre de dix kilomètres et leur masse volu-
mique est de l'ordre de 1QI4 g/cm3, c'est-à-dire plus de cent mille mil-
liards de fois plus dense que la Terre. Notons en passant que l'on n'a
encore jamais observé d'étoile à neutrons «pure» mais seulement des
objets plus complexes, des « pulsars », qui sont des étoiles à neutrons en
rotation extrêmement rapide.
Mais ensuite? Ensuite, aucune force connue ne peut s'opposer à
l'implosion et l'étoile va s'effondrer totalement, jusqu'en son centre,
jusqu'à avoir un rayon nul. C'est que la force de gravitation à la surface
de l'étoile peut croître indéfiniment et de deux manières différentes :
d'une part, avec la masse M qui crée le champ de gravitation, comme
nous l'.avons vu, mais, d'autre part, elle augmente lorsque le rayon, R, de
l'étoile diminue (elle est en M/R2), et va même tendre vers une valeur
infinie si l'effondrement se poursuit jusqu'au centre. Toutefois, les for-
ces de cohésion du fluide qui constitue l'étoile, des forces d'ordre quan-
tiques, des forces nucléaires, sont finies, détermin~es pour chaque caté-
DES ÉTOILES COMME LES AUTRES ? 289

gorie de matériau, chaque état de la matière. Et voilà pourquoi la


gravitation peut toujours l'emporter sur les forces de cohésion. Alors
rien, plus rien, aucune force de réaction, de cohésion de la matière, de
pression du gaz de l'étoile, ne vient plus contrebalancer la force gravita-
tionnelle. L'étoile est« en chute libre», une chute que rien n'arrête. Tou-
tefois, auparavant, elle va passer à travers son propre horizon et former
un trou noir.

Un destin inéluctable

Pour qu'un trou noir se forme, il faut donc que l'étoile qui s'effon-
dre passe à travers son propre horizon. Le rapport entre la valeur du rayon
de l'horizon et celui du rayon de l'étoile n'est autre que 2GMJRc2; c'est
le rapport caractéristique (voir encadré 5 du chapitre 7) qui permet de
dire si l'étoile est ou non proche de l'état de trou noir. Si ce rapport est
très faible, on est dans une situation newtonienne ; il grandit avec les
effets de relativité générale. S'il approche 1, c'est que le rayon de l'étoile
approche celui de son horizon qu'elle franchit si 2GMJRc2 = 1. Cela
signifie que l'horizon de Schwarzschild émerge : de virtuel, il devient
réel et interdit à toute particule de sortir de ce qui reste de l'étoile. Le
piège s'est refermé. Alors la vitesse de libération égale celle de la
lumière. Même les particules lumineuses ne pourront plus s'affranchir du
champ de gravitation ; toutes les particules de l'étoile sont piégées à
l'intérieur de l'horizon. Le trou noir est formé, défini par son horizon.
Un horizon de Schwarzschild est une surface étrange car, tandis que
la surface d'une étoile banale est turbulente, pleine de jets, de taches
diverses, et pas tout à fait sphérique, l'horizon d'un trou noir est une
sphère parfaite, une surface en quelque sorte « mathématique », une sorte
de bulle sans aucune imperfection, formée de particules lumineuses
« trappées » par la gravitation. Ici, la mathématique ne modélise pas seu-
lement la physique, elle lui impose ses formes : évidemment ce sont les
formes des chemins de la lumière.
On peut voir cela d'une manière plus imagée : le rayon de l'horizon
est, pour la Terre, de l'ordre du centimètre, tandis que son rayon est d'un
peu plus de 6 000 km. Cela signifie que pour que la Terre soit un trou noir
il faudrait que toute sa matière tienne dans une sphère ayant un rayon
d'un centimètre, que la Terre s'effondre jusqu'à tenir dans un dé à cou-
dre. Tandis que, pour le Soleil, le rayon de l'horizon est del' ordre de trois
kilomètres (tandis que son rayon est de près de 700 000 km). Tel serait
aussi le rayon de l'horizon d'une naine blanche ou d'une étoile à neu-
trons. Car leurs masses (mais non pas leurs rayons !) sont comparables à
290 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

celle d'une étoile classique comme le Soleil. Ainsi la valeur du rayon de


l'horizon (2GMfc2) d'une étoile est-elle simplement proportionnelle à la
masse du trou noir qu'elle définit.
Mais n'y a-t-il aucune autre issue que la formation d'un trou noir?
La théorie de la relativité générale prédit-elle vraiment des trous noirs?
On pourrait penser - on a pensé dans les années 1920-1930 -, que cela
ne «pouvait pas arriver». Et un argument choc fut développé selon
lequel il semblait indispensable pour que se forme un trou noir que la
densité de l'étoile en contraction soit très importante, énorme, ce que l'on
ne pensait pas être possible. Cependant, comme nous allons le montrer
«avec les mains», cela n'est pas nécessaire. Afin d'être bien convaincu
du caractère inéluctable de l'existence des trous noirs, voyons à quelles
conditions un horizon, un trou noir, peut se former.
Voyons cela, bien que ce ne soit pas tout à fait correct d'un point de
vue « relativiste », au moyen de la force newtonienne, plus simple à
manipuler. À une distancer du centre d'une étoile, la force de gravitation
«est en Mfr2 »(on laisse ici de côté toutes les constantes pour ne conser-
ver que les termes qui peuvent varier, Met r) ; le rayon de l'horizon« est
en M »(c'est 2GMfc2) ; ainsi la force sur l'horizon est-elle en l/M : elle
est inversement proportionnelle à la masse. Ainsi, plus la masse du trou
noir est importante, moins grande est la force de gravité sur l'horizon. De
la même manière, la densité étant« en Mfr3 » I, et vu que le rayon de
l'horizon «est en M »,la densité d'une étoile qui «passe» son horizon
est «en lfM2 » ; donc, plus la masse d'une telle étoile est importante
moins sa densité est grande (par le carré), tout au moins au moment où
elle passe son horizon. Ce qui signifie qu'une étoile peut« crever» son
horizon, qu'un trou noir peut se former, pourvu que la masse de l'étoile
en question soit importante ; et plus elle est importante plus cela nous est
facile à concevoir car point n'est alors besoin d'une matière dense. Ainsi,
la densité d'un trou noir en formation peut être extrêmement mince,
banale. Point n'est besoin de matériau ultra-dense, mais cela ne saurait
tarder car, une fois l'horizon dépassé, la contraction, l'implosion devient
inéluctable et en peu de temps, peu après sa disparition, peu après que
l'étoile a« passé» son horizon de Schwarzschild, sa densité devient infi-
nie. Ainsi des trous noirs de très grande masse peuvent-ils se former avec
une densité très faible ; mais ils doivent compenser cette faiblesse par
leur taille. Bref, il faut que d'une manière ou d'une autre 2GMJRc2 soit
supérieur à 1.

1. Simplement parce que la masse d'une sphère, dans une géométrie euclidienne, c'est
4/3irr3. Le volume d'une sphère étant lié à la géométrie de l'espace, ce calcul ne serait pas correct
en relativité générale puisque la géométrie n'y est pas nécessairement euclidienne.
DES ÉTOILES COMME LES AUTRES ? 291

Ainsi le destin d'une étoile de masse supérieure à trois masses solai-


res est-il scellé: elle ne peut trouver d'équilibre. Inéluctablement, un trou
noir se forme dès qu'elle passe son propre horizon. Et chacune des parti-
cules de l'étoile qui s'effondre traverse sans dommage l'horizon,
moment à partir duquel cesse toute communication avec l'univers exté-
rieur. L'effondrement se poursuit et toutes les particules de l'étoile, iné-
luctablement attirées par celles qui les ont précédées vers le centre, y con-
vergent. Ainsi, tandis que létoile en implosion tend vers le point (pour
le coup vraiment singulier) origine de l'espace-temps (en r = 0), la den-
sité de particules vers le centre croît sans limite. Les forces gravitation-
nelles y deviennent de plus en plus grandes jusqu'à devenir infinies et la
densité de matière est telle que des forces d'ordre quantique intervien-
nent nécessairement, dont la relativité générale est incapable de rendre
compte. Mais au centre même de l'étoile la densité devient infinie, ce qui
n'a pas à proprement parler de sens physique, et la théorie devient elle-
même singulière. Elle n'est tout simplement plus applicable.
Ce phénomène d'implosion vers le centre du trou noir est précisé-
ment le même que celui que nous rencontrerons (dans le prochain chapi-
tre) pour décrire Je big-bang. Le même, bien qu'inversé; l'espace-temps
explosera à partir d'un point singulier de l'espace-temps, et sera dès lors
en expansion. On conçoit que tout cela, aussi bien cette origine singulière
de l'univers que ce destin singulier des étoiles, pose de vrais problèmes
aux théoriciens.
Plus précisément, on est parvenu à une limite de la relativité géné-
rale car la théorie n'a plus de sens en ces lieux singuliers qui n'appartien-
nent même pas à l'espace-temps que doit définir la théorie à travers ses
équations. Car un point «singulier» (où les composantes des tenseurs
fondamentaux, les grandeurs intrinsèques, sont infinies) ne peut être un
point de J'espace-temps. On ne sait dire en effet ce que devient une tra-
jectoire qui en arrive là. Car l'espace-temps n'y est pas défini et il man-
que donc quelque chose, un point, à cet espace-temps-là, qui n'est donc
pas« complet». C'est un grave problème pour la relativité générale qui
rencontre une limite d'ordre mathématique, structurelle. Une théorie uni-
fiée doit donc être construite, qui intégrera aussi bien les champs quanti-
ques que Je champ de gravitation. On pense que la gravitation elle-même
pourrait être quantifiée. Nous en dirons deux mots au chapitre 15.

Ainsi un trou noir s'est-il formé. Quels phénomènes nous attendent


sur l'horizon, à sa frontière? Afin de comprendre les questions d'éner-
gie, Je moteur de toute physique, approchons de notre trou noir une autre
étoile, une étoile témoin, comme on Je ferait d'un moucheron près de la
toile d'une araignée. Intéressons-nous en somme à un système double,
292 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

formé d'un trou noir autour de laquelle va spiraler une étoile banale,
bientôt captée, déformée, déchirée et enfin avalée par le trou noir. Inutile
de dire qu'il s'agit d'un problème extrêmement complexe dans lequel
nous ne nous engagerons pas ici ; mais cela n'empêche pas de tenter de
jeter un œil sur ce qui peut, ce qui va se passer.
Suivons l'étoile dans sa chute infernale ... Tout d'abord, il ne se pas-
sera rien de spécial au passage de l'horizon du trou noir; sinon que
!'étoile disparaîtra de la vue d'un observateur extérieur. Mais la courbure
de l'espace-temps (ou simplement la force qu'exerce la gravitation sur
l'étoile) ne cessera d'augmenter au fur et à mesure de l'approche du cen-
tre du trou noir; jusqu'à y devenir infinie. On conçoit aisément que la
force de gravitation, la courbure de l'espace-temps, soit plus importante
pour une partie del' étoile plus proche du centre du trou noir que pour une
partie qui en est plus lointaine. Ainsi, des forces différentielles de gravi-
tation s'exerceront sur l'étoile qui tombe dans le trou noir. Ces forces
sont analogues aux forces de marée qui, en théorie newtonienne, permet-
tent d'expliquer les marées terrestres, par !'action différentielle de la
force de gravitation que le Soleil et la Lune exercent sur les mers (aussi
bien d'ailleurs que sur le globe terrestre). Ainsi, comme la Terre se
déforme sous l'action du champ de gravitation de la Lune conjugué à
celui du Soleil, notre étoile, soumise au champ de gravitation du trou
noir, se déformera peu à peu, et prendra la forme ... d'un cigare. Mais tan-
dis qu'elle continue sa chute vers le centre du trou noir, la courbure de
l'espace-temps devient plus importante et l'effet de marée (qui est en
somme lié à la variation locale, au gradient, du champ de gravitation)
devient implacable. Notre étoile, soumise à de telles contraintes, va être
déchirée et ses lambeaux seront le siège de phénomènes extrêmement
violents. En fait, ces phénomènes ne se produisent qu'après que ce que
l'on nomme le rayon de Roche 2 du trou noir est dépassé. Ce phénomène
peut toutefois se produire soit à l'intérieur soit à l'extérieur du trou noir:
tout dépend de la valeur relative du rayon de Roche et de celui du trou
noir : si le rayon de Roche est inférieur au rayon de!' horizon du trou noir,
on ne verra rien au-dehors. Mais si le rayon de Roche est supérieur à celui
de l'horizon, ces phénomènes exotiques se produiront dès que notre
étoile s'approchera de l'horizon et pourraient permettre de visualiser, de
« signer » le trou noir.

2. Le rayon de Roche est la distance en deçà de laquelle un satellite est détruit par les forces
de marée.
DES ÉTOILES COMME LES AUTRES ? 293

« Gore at the singularity 3 » •••


Afin d'illustrer ces phénomènes, les auteurs de Gravitation 4 ont
décrit la chute d'un de leurs collègues astrophysiciens dans un trou noir.
Cela vaut la peine de les suivre.
Afin de bien comprendre ce que devient une étoile tombant dans un
trou noir, suivons un instant la description imagée qu'en donnent les
auteurs de Gravitation. Ce petit morceau d'anthologie de littérature noire
nous fera entrevoir du même coup l'effort que nos auteurs ont consenti
pour fournir des images à leurs étudiants. C'est qu'il faut faire sortir la
théorie du désert où elle s'est enfermée pendant trop longtemps. Aussi
faut-il frapper fort, frapper l'imagination des étudiants, mais aussi celle
des relativistes qui considèrent encore trop souvent la théorie d'Einstein
comme« une baie tranquille».
Gravitation : il s'agit d'un livre énorme, un lourd pavé de près de
1 300 pages que les étudiants américains appellent familièrement le pho-
ne book, l'annuaire; publié en 1973, il a illustré avec panache le renou-
veau de la théorie d'Einstein. Le trou noir en constitue sans conteste
l'objet central sur lequel ses auteurs ont beaucoup travaillé et énormé-
ment insisté. Toutes les représentations possibles et alors connues du trou
noir s'y trouvent rassemblées ; certaines y furent inventées. Aussi bien
historiques (en particulier, les références aux corps obscurs de Laplace)
que techniques ou littéraires. Tout est bon pour illustrer la théorie qui
manque alors terriblement de représentation, d'images.
Dans le chapitre sur l'effondrement gravitationnel, et afin de bien
faire comprendre à leurs étudiants les forces de marée qui s'exercent
lorsqu'on s'approche de la singularité centrale, ils décrivent «le destin
d'un homme qui tombe sur la singularité r =0 ».Trois pages sont consa-
crées à ce thème susceptible, plus que tout autre, de frapper les esprits et
l'imagination, d'illustrer la théorie. Trois pages 5 dont l'une s'ome d'un
en-tête avec ce commentaire macabre sur le contenu de la page « du sang
sur la singularité» (encore plus gras en anglais : «gore at the
singularity »).Et c'est, bien entendu, un expérimentateur (les auteurs ne
sont-ils pas théoriciens ?), qui fait les frais de cette expérience de pensée.
Freud, quand tu nous tiens ! Je cite :
«Considérons la situation critique d'un astrophysicien expérimentateur se
trouvant sur la surface d'une étoile qui s'effondre librement vers r =O.

3. C'est là le sous-titre sanglant et accrocheur de la section 32-6 du livre de C. W. MISNER,


K. S. THORNE, J. A. WHEELER ( 1973), section qui s'intitule précisément «The fate of a man who
falls into the singularity at r = 0 »,le destin d'un homme qui tombe sur la singularité à r =O.
4. C. W. MISNER, K. S. THORNE. J. A. WHEELER, 1973.
5. Ibid., op. cit., p. 860-862.
294 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Tandis que l'effondrement se poursuit vers r = 0, les différentes parties du


corps de l'astrophysicien subissent différentes forces gravitationnelles. [... ]
Afin que cela s'accomplisse, les forces gravitationnelles de marée vont
comprimer de tout côté le corps de l'astrophysicien tandis qu'elles l'étirent
de la tête aux pieds [ ... ] ; ainsi l'astrophysicien, à la limite r ~ 0, est
écrasé jusqu'à un volume nul et une longueur infiniment longue. La dis-
cussion ci-dessus peut être mise sous une forme mathématique comme
suit».

Le modèle mathématique s'étale sur deux pages ornées de formules


et se divise en trois scènes, matérialisées dans la marge par les commen-
taires suivants : « Scène 1 : Le corps résiste à la déformation : les con-
traintes s'accroissent. Scène 2: Le corps se dérobe; l'homme meurt.
Scène 3 : Le corps est broyé et distendu. »
Ces détails macabres ne relèvent pas (seulement), comme une ana-
lyse superficielle pourrait le laisser penser, de quelque distraction offerte
à des collègues-lecteurs-sadiques. Chaque scène illustre des effets physi-
ques d'ordres différents : la chute vers le trou noir, le passage de l'hori-
zon, l'approche de la singularité vraie. Précisons que le réalisme de la
description va jusqu'au choix des unités physiques : les forces de pres-
sion sont exprimées en dynes/cm2 ou en « atmosphère-terrestre » : à la
mesure de l'homme.
Un réalisme que l'on doit rapprocher du souci qu'ont nos auteurs de
l'expérience, des applications, de la «vraie» physique. Un souci par
ailleurs parfaitement justifié : la relativité générale n'est-elle pas consi-
dérée jusqu'alors comme une théorie trop abstraite, trop pauvre en
applications ? Il s'agit donc de donner aux jeunes collègues, en toute cir-
constance, l'habitude des ordres de grandeur.
Que l'on se rassure. Il ne s'agit ici - il ne peut s'agir - que d'une
expérience de pensée. Dans ce type d'expérience, et pour des raisons qui
n'ont rien d'humanitaire, on ne peut aller au-delà: il s'agit d'une expé-
rience irréalisable. Disposerait-on d'un trou noir et d'un collègue, il ne
suffirait pas d'emboîter l'un dans l'autre. À quoi bon? Puisque aucun
message de notre astrophysicien ne pourrait jamais nous parvenir et donc
pas plus le compte rendu minutieux que nous venons de parcourir. Il fau-
drait donc y aller soi-même : et l'on ne pourrait vérifier nos hypothèses
qu'en deçà de la scène 2. Il s'agit donc bien et seulement d'un spectacle
conceptuel, d'une expérience de pensée qui est destinée à être non pas un
test mais une illustration, une représentation théâtrale de la théorie. Il
s'agit de rendre présents, de rendre sensibles, d'exhiber, la théorie, ses
concepts et ses modèles. Il s'agit d'incarner 6 la théorie ...

6. Et ce n'est pas ici une métaphore! dans incarner il y a« camis »,la chair. ..
DES ÉTOILES COMME LES AUTRES ? 295

Quelques pages plus haut, nos professeurs ont proposé à leurs étu-
diants un exercice sur le même thème : quelle est la masse de !'étoile à
laquelle« un corps humain fait de chair normale et de sang» (sic) puisse
résister. Enfoncez-vous ça dans la tête. À tout prix !

La signature d'un trou noir

Stricto sensu, un trou noir est optiquement inobservable. Seul son


champ de gravitation est, au-delà de son horizon, perceptible. Ce qui ne
signifie pas qu'il soit sans effets induits, loin de là. La question consiste
donc à prédire les effets caractéristiques de la présence d'un trou noir: sa
«signature». Comment cela s'exprime-t-il?
Évidemment nous n'aurons jamais de nouvelles de notre infortuné
collègue ni de sa désintégration ; et son sacrifice ne nous aura rien appris,
ni sur la structure ni même sur!' existence de ce trou noir. Il en est de même
d'un trou noir très massif qui, vu que son champ gravitationnel est faible à
l'horizon, peut avaler des étoiles avant qu'elles ne soient disloquées par les
forces de marée. Dans ce cas, !'étoile disparaîtra dans le trou noir sans
émettre aucun rayonnement de haute énergie ; la catastrophe passera ina-
perçue. Au contraire, si le trou noir a une masse inférieure à 107 masses
solaires, l'étoile sera brisée avant d'être avalée. Dans ce cas, il se passe
vraiment quelque chose de remarquable près du trou noir, quelque chose
de si violent au niveau énergétique que l'on pense tenir là un des mécanis-
mes stellaires les plus dynamiques qui soient, qui pourrait permettre de
comprendre ce que l'on observe et de prévoir ce que l'on observera.
Voilà pourquoi l'on s'intéresse beaucoup aujourd'hui à des sources
doubles, des systèmes binaires, formées d'un objet compact, étoile à
neutrons, pulsar ou trou noir stellaire autour duquel orbite une étoile plus
banale. La source compacte génère donc un champ gravitationnel fort et
des effets fortement relativistes que l'étoile compagnon permet de tester.
Tel est le cas de« PSR1913 + 16 »,un système double assez extraordi-
naire, constitué d'une étoile à neutrons autour de laquelle orbite un pul-
sar. Il s'agit d'un système hautement dynamique et extraordinairement
précis qui se révèle être un laboratoire idéal pour tester la relativité géné-
rale car il exhibe une très remarquable avance de son périhélie.
Si l'étoile se trouve un peu trop près d'un trou noir peu massif, elle
sera brisée par les forces de marée avant d'être avalée par le trou noir. Ce
drame de la vie des étoiles auquel les spécialistes del' astrophysique rela-
tiviste ont consacré des modèles sophistiqués semble devoir se dérouler
en plusieurs phases et en particulier à partir d'un état intermédiaire,
constitué d'un disque orbitant autour de l'objet compact, un disque
296 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

«d'accrétion», ressemblant quelque peu aux anneaux de Saturne. Le


champ gravitationnel du trou noir aspire donc peu à peu les particules et
le gaz du disque devient de plus en plus chaud. La température dépasse
dix millions de degrés et de l'énergie est libérée sous forme d'un rayon-
nement électromagnétique, X ou y, que l'on espère bien sûr observer.
Plus près de l'horizon, la structure du phénomène devient très turbulente,
et les débris de l'étoile sont absorbés par l'objet compact. Il s'agit de phé-
nomènes complexes sur les détails desquels nous ne nous pencherons pas
dans cet ouvrage.
Un autre scénario fait intervenir un trou noir en rotation qui va per-
dre de l'énergie de rotation. Si l'on suppose qu'une particule tombe dans
le champ gravitationnel près de l'horizon, elle se scinde en deux frag-
ments, dont l'un est absorbé par le trou noir tandis que l'autre particule
est éjectée, emportant avec elle une fraction de l'énergie de rotation du
trou noir. On s'intéresse aussi beaucoup aujourd'hui à la possible fusion,
à la coalescence, de deux trous noirs qui s'accompagnerait, avant que les
deux trous noirs n'en forment plus qu'un, d'une importante émission
d'ondes gravitationnelles.
Bref, pour qu'un trou noir s'exprime, si l'on peut dire, il est essen-
tiel qu'il soit associé à d'autres objets, particules, étoile banale, étoile à
neutrons, trou noir.C'est que son silence est lié à la parfaite sphéricité de
son horizon. C'est donc en perturbant, en brisant cette symétrie, que l'on
parvient à le faire parler.
Bien entendu, ces scénarios ne sont que des modèles (ici schémati-
sés à l'extrême) à partir desquels on tente d'extraire les éléments signifi-
catifs qui signeront le phénomène pour un observateur lointain et qui
pourraient permettre la détection des trous noirs. Une détection qui ne
peut s'opérer qu'indirectement par les effets secondaires liés au champ
de gravitation de la source compacte. La détection d'un rayonnement
radio spécifique, d'un rayonnement X, et en particulier d'un rayonne-
ment y, peuvent être l'indice de l'existence d'un trou noir, sa signature.
« Observer » un trou noir, ce serait donc repérer des rayonnements
induits par son champ de gravitation. Mais tout rayonnement induit ne
signe pas la présence d'un trou noir; il faut s'assurer que la source n'a
pas un rayon supérieur à quelques kilomètres car la difficulté est de dif-
férencier la signature d'un trou noir de celle d'une étoile à neutrons. S'il
s'avère que le rayon de la source est un peu plus grand que celui del 'hori-
zon (en gros trois fois plus), il ne s'agit« que» d'une étoile à neutrons
et, si le rayon est encore plus grand (typiquement trois mille fois), c'est
simplement une naine blanche. Mais s'il s'agissait d'un objet à la fois
invisible et de masse supérieure à celle d'une étoile à neutrons, alors on
conclurait à l'existence d'un trou noir.
DES ÉTOILES COMME LES AUTRES ? 297

Il faut bien dire que jusqu'à aujourd'hui il n'a pas été possible de
réunir un consensus des spécialistes sur ce point. La plupart d'entre eux
sont « intimement persuadés » que des trous noirs existent, qu'il est très
probable que certains des objets « candidats » sont bel et bien des trous
noirs, et que l'on en sera bientôt tous convaincus ; mais, pour l'heure, le
doute est permis, la certitude est loin d'être totale même si certains astro-
physiciens l'affirment haut et fort. N'est-il pas essentiel d'être le premier
à avoir observé un trou noir, d'être celui qui trouvera l'objet qui convain-
cra 1' ensemble de la communauté ?
La liste des objets dont on a pensé qu'ils pouvaient être des trous
noirs n'est d'ailleurs pas si longue; et il a été prouvé pour beaucoup
d'entre eux qu'il s'agissait en fait d'étoiles à neutrons; cependant, une
fois de plus, il n'est pas impossible que dans cette liste se trouvent de
vrais trous noirs. Tout ce que l'on peut sérieusement dire c'est qu'il n'y
a pas de consensus à ce niveau mais au mieux de sérieuses présomptions
pour que telle source astrophysique soit un trou noir. Dans la mesure où
l'on est convaincu que la relativité générale prédit des trous noirs, et sur
ce point le consensus des spécialistes est réel, on peut toutefois s'attendre
à en observer bientôt les effets indirects.
Évidemment, ce flou quant à la question de l'observation des trous
noirs permet bien des points de vue divers, bien des certitudes plus ou
moins partagées, bien des stratégies parfois discutables. L'observation
d'un trou noir, c'est 1' Arlésienne. Il n'est pas de mois où il n'en soit ques-
tion ici ou là (et peut-être encore plus dans la presse non spécialisée
qu'ailleurs) mais cet espoir a jusqu'alors été déçu.
Les critères observationnels comportent essentiellement la présence
d'une forte émission X, l'identification visuelle du compagnon, une
détermination suffisamment précise de la masse de l'objet compact,
grâce à 1' étude des vitesses de 1' étoile compagnon. En fait, seuls de rares
trous noirs binaires sont pour l'heure discutés et en particulier Cygnus
XI, qui n'est encore qu'un« bon candidat», déjà signalé dans la préface
de Gravitation, publié en 1973. Car 1973, c'est l'année où le projet« trou
noir » explose dans la littérature. Cette année-là paraissent plusieurs
manuels de relativité générale dans lesquels le concept de trou noir joue
un rôle essentiel, en quelque sorte un rôle moteur pour la relativité géné-
rale. En 1978, c'est le tour de M 87, une galaxie elliptique géante de
l'amas de la Vierge. Mais depuis on a signalé aussi LMC X-3, source X
dont la masse serait supérieure à cinq masses solaires, et 0620-00, une
nova, brillante source de rayons X. Depuis quelque temps, un trou noir
est signalé au centre de la galaxie 7.

7. À ce propos : W. ISRAEL, 2000.


Chapitre 15

Gravitation, astrophysique
et cosmologie

Les objets exotiques des années 1960


Les années 1960 vont signer le développement de l'astrophysique
des hautes énergies. On découvrira alors de nombreux phénomènes très
dynamiques, de nouveaux objets de l'astrophysique qui constitueront le
terrain de chasse privilégié de la relativité générale.
Car si, jusqu'aux années 1960, la relativité générale ne trouvait
guère de terrain d'application, c'est parce que, quasiment, aucun objet
n'était assez important, massif, dynamique, pour que les «termes
relativistes » décrivant son champ gravitationnel fussent de quelque
intérêt: ils restaient« négligeables». Il s'agissait en somme d'une théo-
rie très en avance sur son temps, sur son champ observationnel. En dix
ans, on a découvert de très nombreux phénomènes, de très nombreux
objets stellaires qui, d'une manière ou d'une autre, vont apporter beau-
coup à la compréhension (et à la vérification) de la théorie d'Einstein:
les quasars, pulsars et autres étoiles à neutrons, les trous noirs, le rayon-
nement cosmologique à 3° K.
Les quasars sont des objets très lointains et très lumineux ; il pour-
rait s'agir de noyaux de galaxies, un noyau plus lumineux que notre
galaxie, formé d'un trou noir ultra-massif avalant des centaines de mil-
lions de masses solaires ; un « moteur » dont la dynamique reposerait sur
la conversion de l'énergie gravitationnelle en rayonnement avec un ren-
dement de l'ordre de quarante pour cent. Mais ce n'est là pour l'heure
qu'une (sérieuse) hypothèse de travail qui n'est pas partagée par tous les
spécialistes.
En 1967, au laboratoire de radio-astronomie de Cambridge, une
jeune étudiante travaille sur des quasars en émission radio. Elle détecte
un signal radio tout à fait étrange, des impulsions électromagnétiques
périodiques de très grande intensité. Cela n'avait rien à voir avec celui
300 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

des seules étoiles variables que l'on connaissait alors, les céphéides,
infiniment moins dynamiques et dont la période était beaucoup plus
grande. Ces signaux étaient plus réguliers que nos meilleures horloges
atomiques et leur période si courte que l'on se demanda un moment s'il
ne s'agissait pas d'un signal généré par une civilisation extra-terrestre.
Comment expliquer ces signaux ? Il n'était pas possible d'y voir la con-
séquence de la vibration radiale d'une étoile ni celle de la rotation d'une
étoile autour d'une autre car la période en était bien trop courte. On dut
se résoudre à y voir une étoile en rotation extrêmement rapide mais dont
la taille était nécessairement très faible et la cohésion très grande car
sinon comment n'aurait-elle pas volé en éclats? Le modèle finalement
accepté était celui d'une étoile à neutrons en rotation avec un champ
magnétique extrêmement intense, une étoile quel' on nomma« pulsar ».
Bientôt, on en détecta des dizaines, des centaines. Ce qui, entre paren-
thèses, montre à partir de quel moment le doute s'évanouit, comment le
consensus émerge et pourquoi nous n'en sommes pas là en ce qui con-
cerne les trous noirs.
En 1974, Russell Huise et Joseph Taylor utilisent le radiotélescope
d' Arecibo (à Porto Rico) pour recenser systématiquement les pulsars. Ils
découvrent en particulier une source étrange, un pulsar, PSR 1913 + 16,
émettant environ dix-sept impulsions par seconde. Mais la période de ces
impulsions n'est pas tout à fait constante, elle varie de quelques millio-
nièmes de seconde d'un jour à l'autre, une variation surprenante pour un
pulsar. Cette variation est elle aussi cyclique et la période en est de sept
heures et quarante-cinq minutes. Il s'agit donc d'un effet Doppler prou-
vant que le pulsar tourne autour d'un compagnon ; c'est un système dou-
ble extraordinaire, constitué d'une étoile à neutrons autour de laquelle
tourne un pulsar, un système hautement dynamique et extraordinaire-
ment précis qui va se révéler être un laboratoire idéal pour étudier la rela-
tivité générale. En particulier, on découvrit que PSR 1913 + 16 a un
mouvement de précession autour de son compagnon ; c'est que l'inten-
sité du champ gravitationnel provoque une avance de son périhélie ana-
logue à celle de Mercure. Mais les conditions physiques y sont totale-
ment différentes de celles que l'on trouve dans le système solaire et
l'ampleur de cette avance est de 4,2° d'arcs par an alors qu'elle n'était
que de 43" d'arcs par siècle pour Mercure. Ainsi, la précession du péri-
hélie de PSR 1913 + 16 est en un jour ce que celle de Mercure est en un
siècle. Un résultat magnifique, tout à fait cohérent avec les prévisions de
la relativité générale qui est donc confirmée d'une manière remarquable.
En 1993, le prix Nobel de physique 1993 a été attribué à nos deux astro-
physiciens, « pour leur découverte d'un nouveau type de pulsar qui a
amené de nouvelles possibilités pour l'étude de la gravitation».
GRAVITATION, ASTROPHYSIQUE ET COSMOLOGIE 301

Voilà enfin la théorie de la gravitation d'Einstein vérifiée, non plus


marginalement, quant à ses effets néo-newtoniens, mais dans son
domaine d'élection, celui des champs de gravitation forts.

Figure 1. La nébuleuse du Crabe. Il s'agit des restes d'une supernova. Elle fut
observée en juillet 1054 par les astronomes chinois. En son centre,
un pulsar dont la fréquence est de 30 tours-seconde. FORS Tean, 8-
2 meter VLT, ESO.

Ondes et mirages gravitationnels


En enregistrant durant plusieurs années les impulsions de
PSR 1913 + 16, Huise et Taylor ont pu montrer que la distance entre les
deux étoiles décroissait par perte d'énergie gravitationnelle. Ces obser-
vations confirment donc implicitement l'existence d'ondes gravitation-
nelles. Mais même si l'émission d'ondes gravitationnelles est énorme, de
l'ordre du cinquième de la puissance du Soleil, ce qui est considérable,
elle est tout à fait insuffisante, vu la distance, pour être directement détec-
tée sur Terre.
Les ondes gravitationnelles sont à la théorie de la relativité générale
ce que les ondes électromagnétiques sont à la théorie de Maxwell ; elles
en sont, en quelque sorte, le pendant. De la même manière que les parti-
cules chargées émettent, lorsqu'elles sont accélérées, des ondes électro-
magnétiques, les particules massives émettent, lorsque leur accélération
varie, des ondes gravitationnelles qui se propagent à la vitesse de la
lumière. Mais tandis que les ondes électromagnétiques se déplacent dans
l'espace de Minkowski, les ondes de gravitation sont des oscillations de
l'espace-temps de la relativité générale qui propagent de l'énergie gravi-
tationnelle.
302 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Afin de détecter des ondes gravitationnelles, on a eu recours, dès les


années 1960, à des détecteurs résonants, des barres d'aluminium ou de
niobium d'une à deux tonnes que, plus tard, on a refroidi à quelques
degrés Kelvin afin d'en améliorer les performances. Le passage d'une
onde de gravitation devrait entraîner une excitation des modes de vibra-
tion des barres. Hélas, sans succès. On en est venu à construire des inter-
féromètres géants (chaque bras ayant plusieurs kilomètres), alimentés
par des lasers ultra-stables (voir ci-après figure 2). Car le passage d'une
onde gravitationnelle doit entraîner une variation des distances, et en par-
ticulier de la longueur des bras de l'interféromètre, qui se traduira par un
déplacement des franges d'interférence. Cependant, l'effet attendu est
extrêmement faible, infime, d'une amplitude de 10-21. Ce qui signifie
que, sur un bras d'un kilomètre, la variation de longueur qui doit être
détectée est d'un millionième d'un milliardième de millimètre. On pense,
on espère que ces interféromètres seront sensibles à un effet de cet ordre.
D'énormes précautions sont prises pour y parvenir quant à la qualité de
l'appareillage, des miroirs, de la suspension, du vide dans lequel est
plongé le faisceau.
Le projet franco-italien Virgo est en cours de construction à Cascina
près de Pise. Il s'agit là aussi d'un interféromètre à laser constitué de
deux bras orthogonaux de trois kilomètres de long ; grâce à des
réflexions multiples, la longueur du chemin optique atteindra cent vingt
kilomètres. Virgo sera sensible aux ondes gravitationnelles dans un large
spectre de fréquences, de 10 à 60 000 hertz. Cela devrait permettre
d'observer par exemple la coalescence de systèmes binaires, aussi bien
dans notre galaxie que dans les galaxies extérieures. La seule analyse des
signaux d'un interféromètre ne sera probablement pas suffisante pour
déceler à coup sûr un événement. L'analyse parallèle des données four-
nies par d'autres antennes, comme le projet LIGO qui est actuellement
en cours de construction aux États-Unis, sera donc essentielle.
Pour des fréquences inférieures à 10 hertz, le bruit sismique occulte
toute mesure. Afin de s'en affranchir, I' Agence spatiale européenne a
programmé un programme spatial, LISA, composé de six capsules en
orbite solaire formant un interféromètre de cinq millions de kilomètres
d'envergure.
La lumière étant déviée par la gravitation, rien d'étonnant à ce que
se présentent des phénomènes analogues à ceux que l'on rencontre en
optique traditionnelle. La déviation de la lumière par la gravitation a des
conséquences assez proches de celle de la réfraction de la lumière par les
verres. Simplement, les « lentilles gravitationnelles » sont constituées
par les accumulations de matière présentes dans l'univers. Si les ondes
lumineuses issues d'une source très lointaine passent à proximité d'un
GRAVITATION, ASTROPHYSIQUE ET COSMOLOGIE 303

Figure 2. Virgo, détecteur franco-italien d'ondes gravitationnelles en


construction. Vue aérienne. © Ph. Plailly/Eurélios.

objet très massif, elles sont réfractées, focalisées par le champ gravita-
tionnel, et donnent lieu à des phénomènes divers, images déformées,
multipliées, affaiblies ou même renforcées. La déviation de la lumière
par un champ de gravitation étant un phénomène extrêmement faible (on
se souvient que le Soleil dévie les rayons lumineux de moins de deux
minutes d'arcs sur ses bords), il a fallu attendre des décennies avant que
ces phénomènes puissent être observés.
L'observation du premier mirage gravitationnel fut faite à la fin des
années 1970. On observa alors deux quasars (0957 + 561 A, B) dans des
directions extrêmement proches, à moins de six secondes d'angles l'un
de lautre. Les quasars étant des objets très rares, leur proximité posait
déjà une question ; laquelle fut vite résolue grâce à la spectroscopie. Il
s'avéra en effet que les deux quasars avaient des caractéristiques spectra-
les identiques, (leurs spectres d'émission étaient similaires), ce qui était
plus que surprenant. Non seulement les deux quasars présentaient le
même ensemble de raies mais l'intensité de chaque raie était identique
d'un spectre à l'autre; qui plus est, toutes les raies avaient le même déca-
lage vers le rouge, à la précision des mesures près. Étaient-ce des quasars
binaires? N'était-ce qu'un seul et même quasar dont l'image parvenait
dédoublée?
Mais la probabilité d'observer ainsi, dans un mouchoir de poche,
deux objets ayant un même spectre était quasi nulle. Bien que les images
fussent différentes, il ne pouvait s'agir que d'un seul et même objet.
304 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

li s'agissait donc d'un seul et même quasar dont on recevait plu-


sieurs images, d'un mirage gravitationnel. On observa aussi le phéno-
mène en radio et l'on finit par retrouver, non sans mal, la galaxie respon-
sable de la déflexion. Il s' agissait d'une tache très pâle entre les deux
images, située à mi-chemin entre le quasar et notre galaxie. Mais com-
ment cela est-il possible ?
Pour qu'un tel phénomène se produise, plusieurs conditions doivent
être réunies, mais la géométrie (car il s'agit en somme d'une question
d'optique géométrique) est essentielle. li faut bien sûr que l'objet déflec-
teur (généralement une galaxie mais ce pourrait être un trou noir) soit
situé non seulement sur le trajet de la lumière, mais à une distance précise
de la source afin que l'observateur soit sur le trajet des images primaire
et/ou secondaire. On conçoit que, selon la configuration, on obtiendra
une image double, en anneau, ou des taches plus ou moins difficiles à
repérer, souvent affaiblies mais parfois amplifiées en optique et/ou en
radio. Dans le cas où le quasar source montre des fluctuations de lumière,
des « sursauts »de son intensité lumineuse, on a pu mesurer la différence
des temps de parcours de la lumière (via A ou via B ) et parvenir à une
modélisation détaillée du phénomène; il s' agit là d'une nouvelle
méthode qui permet d'évaluer (d'une manière particulièrement précise)
la distance absolue du quasar. L'illustration 14-3 schématise une confi-
guration « optimale» de mirage gravitationnel. Notons qu' une lentille
gravitationnelle est nécessairement divergente car, plus le faisceau lumi-
neux est proche du centre de déviation, plus la déviation est importante.

Figure 3. Schéma d'un mirage gravitationnel.


L'objet déflecteur joue le rôle d'une lentille gravitationnelle.
L'observateur terrestre reconstruit le fai sceau réel (en trait plein)
comme s' il était rectiligne (en pointillé); ici, il voit l' étoile source
elle-même ainsi que ses deux images décalées, la et lh.
GRAVITATION, ASTROPHYSIQUE ET COSMOLOGIE 305

Très tôt, dès qu'il eut prévu la déviation de la lumière par la gravi-
tation, Einstein a pensé à ce phénomène auquel il consacra alors des cal-
culs assez détaillés. Aujourd'hui, on utilise cet effet comme un outil,
comme un« télescope gravitationnel »,dont on espère qu'il permettra de
mieux connaître la distribution de matière dans l'univers. On cherche en
particulier grâce à ce procédé à repérer des mirages gravitationnels cau-
sés par des amas de « matière noire » ; ainsi a-t-on observé des mirages
dus à des microlentilles gravitationnelles et qui trahissent la présence de
naines brunes, de petites étoiles optiquement invisibles.

Figure 4. La Croix d'Einstein : les taches externes sont quatre images du


même objet.

La cosmologie: un lieu pour penser la relativité générale


«J'ai[ ... ] encore commis, quant à la gravitation, quelque chose qui
m'expose au danger d'être enfermé dans un asile d'aliénés 1. »

Dans le chapitre 4, nous avons vu qu'Einstein dès 1912 utilisait le prin-


cipe de Mach pour penser sa théorie de la gravitation alors en projet. Nous
l'avons suivi, écrivant - avec quelles difficultés ! - ses équations de champ
de la gravitation sur un espace courbe. Ces équations, il les pose enfin en
novembre 1915. Et cela marche ! Pour l'essentiel, ce sont celles que nous
utilisons toujours aujourd'hui. À un détail près: une constante cosmologi-
que qu'il croit devoir ajouter à ses équations en 1917. Que s'est-il passé?
Pourquoi donc décide-t-il alors de modifier ses équations de champ?

1. A. Einstein à P. Ehrenfest. 4 février 1917. CPE, vol. 8. p. 386.


306 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Une question travaille encore Einstein: le principe de Mach, bien


sûr, une question centrale pour lui, qui implique la cohérence de l'édifice
qu'il vient de construire. Là-dessus, il a une position idéaliste, en quelque
sorte, et il ne s'en cache pas. Que voudrait-il en somme? Puisque sa
théorie permet de mettre l'espace-temps en équations, il voudrait, il
aimerait, que l'univers créé par une distribution donnée de matière en
dépendît totalement. Totalement et ce n'est pas un mot à prendre à la
légère. Il aimerait que, sans matière, il n'y eût pas d'espace-temps du
tout. Rien de moins.
Ainsi est-il choqué qu'une particule isolée dans un espace par
ailleurs totalement vide admette comme solution l'espace-temps de
Schwarzschild. Parce que, dans le même temps où l'étoile impose le
champ de gravitation autour d'elle, elle est censée fonder tout aussitôt
l'espace-temps, y compris à l'infini avec sa structure minkowskienne.
Mais comment se peut-il donc qu'une masse (que l'on peut supposer
aussi petite que l'on veut, par exemple un atome) puisse structurer d'un
trait tout l'espace-temps de son centre jusqu'à l'infini? Ce n'est pas
cohérent. Cela ne va pas. En substance, Einstein ne supporte pas que
l'espace à l'infini puisse avoir une structure, une existence sans soutien
matériel. Comme si l'espace absolu, ce fantôme, était encore là avant
même que l'on y plaçât de la matière! Cela lui est insupportable. À
Schwarzschild précisément, il écrit alors «en plaisantant», signe qu'il
est conscient de la vanité de son exigence, que « si toutes les choses
venaient à disparaître du monde, alors, pour Newton, il resterait l'espace
inertiel galiléen ; mais [que] d'après [ses] vues, il ne resterait rien 2. »
Rien ? Mais que veut-il dire par là ? À la question : quel est
l'espace-temps créé, induit par le vide, il ne voudrait certainement pas
que l'on pût répondre: l'espace de Minkowski ; il voudrait qu'il n'y eût,
tout au plus, qu'un espace informe, qu'il s'agît d'un espace-temps
«dégénéré». Parce qu'il ne supporte pas que l'espace existe indépen-
damment de la matière qu'il contient. Et si l'univers est vide, pourquoi
aurait-il donc une structure, pourquoi donnerait-il naissance à un espace-
temps, pourquoi aurait-il en particulier une structure à l'infini?
Plus précisément, Einstein souhaiterait qu'un corps isolé dans un
espace par ailleurs vide n'eût plus du tout d'inertie; que l'inertie de tout
corps dépendît de l'ensemble des masses dispersées autour de lui, et en
particulier de la matière concentrée dans les étoiles lointaines. En
somme, Einstein veut résoudre la question de lorigine de l'inertie. À la
question du seau de Newton, à celle du pendule de Foucault (voir
chapitre 4 ), il veut donner une raison physique : linertie doit être un phé-

2. A. Einstein à K. Schwarzschild, 9 janvier 1916, CPE, vol. 8, p. 241.


GRAVITATION, ASTROPHYSIQUE ET COSMOLOGIE 307

nomène physique, comme la gravitation à laquelle elle ressemble tant.


L'inertie doit être une interaction entre le corps ici présent et tous les
autres corps de l'univers. Ainsi, pense-t-il que, si l'on pouvait expéri-
menter sur un corps isolé dans un espace totalement vide, on serait face
à un corps sans inertie. Bref, si l'on supprimait les étoiles fixes, le seau
de Newton en rotation ne verrait plus sa surface s'incurver, la fronde ne
se tendrait plus vers l'infini, il n'y aurait plus de force centrifuge, plus
d'inertie, plus d'espace; l'espace-temps serait dégénéré. Car l'espace-
temps ne doit avoir, en tant que tel, aucune propriété.
De telles questions, de telles exigences relèvent, à l'évidence, d'un
idéal quasi métaphysique. Tout simplement parce que, quelle que soit la
réponse qu'on peut leur donner, on ne pourra jamais aller vérifier in situ
la structure d'un espace-temps totalement vide de toute matière. Il fau-
drait vider l'univers ... Il s'agit donc ici de la cohérence de la théorie,
d'une question métaphysique.
C'est ainsi qu'Einstein s'embarque sur le bateau cosmologique. Il
veut aller voir de près ce que cela donne, écrire les équations de l'univers,
comprendre ce qui s'y passe et tenter de faire en sorte que son idéal de la
physique se réalise. Il écrit alors à son ami Besso: «Actuellement, je tra-
vaille sans trop me presser ; je m'en trouve très bien et ma vie coule dou-
cement, sans troubles. En matière de gravitation, j'essaie à présent de
déterminer les conditions limites à !'infini ; il est intéressant de se
demander dans quelle mesure il existe un univers fini, c'est-à-dire un uni-
vers dont l'étendue finie a été fixée par la nature et dans lequel toute iner-
tie est vraiment relative 3. »
Avec l'aide d'un collègue mathématicien, il tente de mettre en
forme sa manière de voir le principe de Mach. Ils cherchent à définir ce
que peut être un espace-temps dégénéré; dégénéré, dans le sens où l'uni-
vers n'aurait plus de dimension spatiale tandis que la dimension tempo-
relle serait comme bloquée. Mais cela s'avère impossible. Einstein ne
voudrait pourtant pas être obligé de supposer que l'espace est minkows-
kien à l'infini. Cela lui rappelle beaucoup trop l'espace absolu de Newton
et ce serait renoncer à sa vision du principe de Mach, à ce qu'il nomme
«la relativité de l'inertie». Il lui reste une autre voie, qui lui permettrait
de ne pas passer par de telles conditions aux limites à l'infini, c'est en
somme de les poser lui-même,« de considérer l'univers comme un con-
tinuum clos pour ce qui est de son extension spatiale ». Plutôt que de se
laisser imposer, en quelque sorte gratuitement, la structure de l'univers à
!'infini, il va en poser la structure à travers ses équations.

3. A. Einstein à M. Besso, 14 mai 1916, CPE, vol. 8, p. 287.


308 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Il doit rechercher la structure de l'espace-temps correspondant à


l'univers réel. Quels sont les modèles d'univers possibles ? Il revient
donc à ses équations de champ qu'il applique à l'univers. Il lui faut tout
d'abord poser la forme du «membre de droite» qui définit la matière
présente dans le modèle et donc dans l'univers; puis résoudre ces équa-
tions dont la solution donnera la structure de lespace-temps et donc la
géométrie de l'univers.
Évidemment, Einstein doit faire une hypothèse quant à la manière
dont la matière est répartie dans l'univers, quant à ses symétries. S'il sup-
pose que le monde a un centre, a une densité faible mais est vide à
l'infini, il retombera sur les mêmes difficultés que Newton : les particu-
les constituant l'univers vont s'évaporer. Bien que le système constituant
l'univers puisse être quelque peu irrégulier localement, qu'il est spatiale-
ment homogène à grande échelle, il va supposer que sa densité de matière
est, en moyenne, constante 4, de la même manière que« la surface d'une
patate [ressemble à celle] d'une sphère», écrit-il. D'autant qu'il n'a
guère le choix car il ne saurait pas résoudre ses équations de champ en
supposant une distribution de matière plus réaliste ; cela serait beaucoup
trop compliqué. Il fait donc l'hypothèse que la densité de matière consti-
tuant l'univers est constante partout, qu'il y a autant d'étoiles (en
moyenne) ici que là, que partout. C'est une hypothèse apparemment
étrange, qui peut même sembler irréaliste dans la mesure où il semble
évident que l'univers n'est pas homogène et n'a pas de raison d'être ainsi
fait. Mais c'est l'hypothèse la plus simple mathématiquement et qui était
d'ailleurs déjà celle de William Herschel à la fin du xvme siècle. C'est
en somme la première hypothèse qui s'impose. Qui plus est, à cette den-
sité partout constante, il ne laissera pas même la liberté de varier dans le
temps ; il supposera donc que l'univers est le même, non seulement ici et
partout, mais aussi toujours, qu'il n'évolue pas dans le temps, qu'il est
statique. Enfin, il exige que son modèle soit clos ; ce qui signifie en
somme que lextension spatiale de son modèle est finie, comme lest une
sphère, par exemple, par rapport à l'espace tri-dimensionnel.
Mais une difficulté l'attend, car ses exigences sont trop fortes : il
s'aperçoit bientôt que ses équations fondamentales n'ont aucune solution
répondant à ces contraintes. Aussi, afin d'obtenir malgré tout une solution
cosmologique fermée, homogène et statique, se voit-il contraint d'élargir
ses possibilités en modifiant quelque peu ses équations du champ en intro-
duisant un terme supplémentaire Â., que l'on nommera par la suite «la

4. Einstein ne s'intéresse alors qu'aux variations spatiales de densité; il n'imagine ni ne per-


met que l'univers puisse évoluer dans le temps. Ce sera le fondement de sa difficulté à admettre la
solution de Friedmann. À ce propos, cf J. EISENSTAEDT. 1993, où l"on trouvera l"essentiel des textes
cosmologiques d'Einstein traduits de l'allemand ainsi qu'une analyse historique.
GRAVITATION, ASTROPHYSIQUE ET COSMOLOGIE 309

constante cosmologique». Pour Einstein, cette modification des équa-


tions fondamentales de la théorie ne se justifie que dans la mesure où elle
permet de satisfaire à ses exigences. Voilà pourquoi lorsque sera connue,
et qu'il aura admis, l'existence de solutions cosmologiques homogènes
mais évoluant dans le temps, dynamiques, mais sans constante cosmolo-
gique, il regrettera l'introduction de À.. Ce modèle d'univers de la relati-
vité générale, que l'on appelle «l'univers d'Einstein», est la première
structure cosmologique qui ait jamais été construite comme solution de
son contenu matériel. Il signe la naissance de la cosmologie relativiste.
Désormais l'univers est bel et bien fonction de son contenu matériel. Et il
n'est plus nécessaire de poser a priori des conditions aux limites à
l'infini : la structure à l'infini s'impose d'elle-même.
Aussitôt cependant, de Sitter va exhiber un autre modèle d'univers,
solution du même problème mais qui ne contient pas de matière; il s'agit
donc d'un espace vide, mais dont la structure d'espace-temps est diffé-
rente de la structure minkowskienne. C'est donc qu'il existe des espaces-
temps à la fois vides et courbés, ce qu'Einstein ne veut pas accepter car
quelle serait l'origine de leur courbure? Il n'aura de cesse de prouver,
avec des arguments d'ailleurs plus que discutables, qu'un tel espace-
temps pose des problèmes insolubles. Quant au problème de Mach, le
problème de la relativité de 1' inertie, il n'est pas vraiment résolu et Eins-
tein y reviendra souvent encore sans beaucoup de succès. Tel est le thème
des Considérations cosmologiques dans lesquelles Einstein dessine,
invente l'univers, dans lesquelles il ouvre un chapitre totalement nou-
veau de l'histoire de l'univers.

Une théorie spéculative

Les années 1920 seront témoins d'un énorme bouleversement dans


la manière dont on voit l'univers physique. On a vu à quel point Einstein
a schématisé l'univers, simplement supposé identique toujours et partout.
Les astronomes se penchent désormais sur le contenu de l'univers, sur sa
structure matérielle. Quelle est la forme de l'univers, quelle est son
étendue? S'agit-il d'un univers-île essentiellement composé de notre
Voie lactée comme on le pense depuis le xvme siècle et comme le sou-
tiennent encore de très nombreux astronomes, ou la Voie lactée ne serait-
elle qu'une galaxie parmi bien d'autres? Il faudra qu'Edwin Powell
Hubble (de )'Observatoire du mont Wilson) entre en scène pour que
1' existence d'autres galaxies devienne inéluctable. En 1925, il annonce en
effet la découverte de céphéides dans plusieurs nébuleuses spirales, des
étoiles variables permettant une estimation assez précise de leur distance
310 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

et donc de la nébuleuse dont elles font partie. La nature extragalactique


des nébuleuses (qu'on nomme donc aujourd'hui galaxies) ne fit bientôt
plus aucun doute. Et, au début de 1929, Hubble publia un premier dia-
gramme reliant les distances des galaxies à leur vitesse, établissant la loi
qui porte son nom. Il apparaît que, plus une galaxie est lointaine, plus elle
possède une vitesse d'éloignement, de récession, importante; mais il
s'agit là d'une vitesse relative aux autres galaxies, d'une vitesse d'expan-
sion de l'univers lui-même. Afin de se représenter ce phénomène, suppo-
sons que nos galaxies soient de petites pastilles à peu près uniformément
distribuées sur un ballon, l'univers, qui se gonfle régulièrement. La dis-
tance relative entre chaque pastille-galactique ainsi que leur vitesse rela-
tive vont donc augmenter en même temps que le rayon du ballon-
univers; tout cet univers est en expansion. L'univers ne serait donc pas
statique, comme Einstein l'avait posé, mais dynamique: en expansion.
Parallèlement, dans les années 1920, les travaux théoriques d' Aleksander
Friedman, de l'abbé Georges Lemaître et de Howard Robertson sur la
cosmologie relativiste avaient montré la possibilité théorique de modèles
d'univers dynamiques. Einstein se rend alors à leurs raisons.
Le contact de la cosmologie avec l'observation restera longtemps
extrêmement ténu : la cosmologie n'échappe pas au destin de la relativité
générale, en quelque sorte en avance sur son temps. Quant aux astrono-
mes qui devraient naturellement être les utilisateurs privilégiés de cette
nouvelle théorie de la gravitation, ils restent sourds à ses attraits et à ses
techniques sophistiquées. Sans doute savent-ils que la relativité générale
permet d'expliquer l'avance du périhélie de Mercure; peut-être connais-
sent-ils la formule du deuxième, voire du troisième test ; guère plus.
Entre 1925 et 1960, aucun traité d'astronomie n'accordera plus que quel-
ques très petites pages à la théorie. Ainsi que le remarquait un relativiste
éminent au début des années 1950: «Jusqu'à maintenant il y a eu vrai-
ment fort peu d'astronomes qui se soient fait une idée de la gravitation
dans le cadre de la théorie générale de la relativité. Ils la "négligent", esti-
mant que, dans les limites de la précision observationnelle, ses conclu-
sions ne peuvent être distinctes de celles de la théorie newtonienne sauf
dans certains cas critiques. » Et cela est grave parce que leur indifférence
est le signe que la théorie n'est pas reconnue; pas même au niveau con-
ceptuel par ses utilisateurs potentiels ; grave en particulier pour les rela-
tivistes car cela signifie que les spécialistes en gravitation, ce sont
encore, dans les faits, les spécialistes de la mécanique céleste, de la théo-
rie de Newton, auxquels recourent toujours les astronomes.
Même si la « cosmologie relativiste » dépend conceptuellement, tech-
niquement, presque entièrement de la relativité générale, elle en reste de fait
essentiellement distincte. Ainsi est-elle assez fréquemment ignorée des
GRAVITATION, ASTROPHYSIQUE ET COSMOLOGIE 311

manuels et on considère bien souvent la cosmologie comme un champ indé-


pendant des autres aspects de la relativité générale. C'est que les facteurs
observationnels sur lesquels se base la loi de Hubble sont extrêmement déli-
cats à mesurer. Et sur le plan empirique la cosmologie n'apporte alors que
fort peu de choses, sinon rien, à la relativité générale. De tels faits permettent
d'expliquer le peu de confiance, sinon même le peu d'intérêt, dont témoi-
gnaient bien des relativistes quant au champ cosmologique, et les précau-
tions dont s'entouraient ceux qui y travaillaient. À la trop grande liberté que
l'observation laissait à la cosmologie se conjuguait la proximité de la
« philosophie »,jetant une ombre, diabolique pour bien des physiciens, sur
une spécialité jugée marginale et suspecte : une théorie spéculative.
Mais, d'une manière paradoxale, ce sont précisément ces caractéris-
tiques spéculatives qui donneront à la cosmologie une importance mani-
feste dans le développement de la relativité générale. Parce que la cos-
mologie pose, dès sa naissance, la question de la structure de l'univers.
Contrairement aux autres champs de la relativité générale, à ses solutions
de base dont la compréhension ne nécessite, hélas, qu'une vision néo-
newtonienne, la cosmologie constitue un domaine dans lequel il sera
nécessaire et possible de « penser » la relativité générale, de la penser
dans le cadre d'une structure de l'espace-temps vraiment différente de la
structure classique. C'est que l'univers d'Einstein comme celui de de
Sitter, pour ne parler que des premiers espaces-temps ouverts par la cos-
mologie, sont vraiment courbés, totalement différents quant à leur struc-
ture de celui de Minkowski. En ce sens la cosmologie relativiste repré-
sente alors une des seules branches de la relativité générale qui disposent
réellement de quelque autonomie face à la théorie de Newton.
En fait, jusqu'au début des années 1960, la cosmologie a constitué
le seul domaine où la relativité générale a pu être projetée, pensée jusqu'à
ses limites ultimes, dans le cadre d'une structure de l'espace-temps net-
tement dégagée des schémas newtoniens, d'un espace vraiment courbé.
Ce n'est certainement pas un hasard s'il se trouve, on l'a vu, plusieurs
cosmologues réputés aux sources de la refonte de l'interprétation de la
solution de Schwarzschild, et tout particulièrement de sa« singularité».
C'est aussi en ce sens que la cosmologie représentera un apport essentiel
au développement récent de la théorie. C'est qu'il était en somme plus
aisé de penser la courbure de l'univers que celle d'une étoile, d'imaginer,
d'accepter un espace-temps courbé à grande échelle plutôt que locale-
ment. Une des raisons du retard à penser l'interprétation de la solution de
Schwarzschild comme trou noir ne vient-elle pas de la difficulté à accep-
ter que l'espace-temps décrivant la géométrie d'une étoile puisse être
courbé, déchiré, bref très différent de ce que l'on croit observer ici-bas ?
La cosmologie aidera à penser, à accepter ces idées.
312 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Le modèle standard
Depuis les années 1930, afin de décrire la géométrie de l'univers,
s'est peu à peu imposé un modèle cosmologique que l'on dit aujourd'hui
«standard» ; plus précisément il s'agit d'une classe de modèles dits
« FRW »,initiales des cosmologues (Friedmann-Robertson-Walker) qui
les ont exhibés, et qui permettent de rendre compte tout à fait correcte-
ment de ce que l'on sait de l'univers observé. Il s'agit simplement de la
classe des modèles correspondant à une densité de matière homogène et
isotrope. Un univers de ce type est identique quel que soit le lieu d'où on
l'observe, il est dynamique et, selon les cas, en expansion ou en contrac-
tion. Il possède aussi un temps universel, ce qui est en relativité une
caractéristique peu ordinaire. Et si !'on tente de voir, de comprendre, ce
qui se passe dans le passé d'un univers en expansion on voit le« ballon»
représentant l'univers rapetisser jusqu'à devenir un point unique qui
schématise le début des temps, le début de l'univers où l'espace-temps
est singulier. Ce dont il ne faut pas s'étonner car la matière cosmologi-
que, même si elle se transforme tout au long de son histoire (mais nous
n'aborderons pas ici le thème de la cosmologie physique), se conserve,
et donc toute la matière de l'univers est censée être contenue dans (en fait
sur) notre ballon dont la densité devient infinie lorsque son « rayon » est
nul, au moment du big bang.
Le paramètre essentiel de ces modèles est « la constante de
Hubble» qui représente la vitesse d'expansion de l'univers, des galaxies.
On mesure le décalage vers le rouge des galaxies qui se traduit en une
vitesse de récession de ces objets qui est, conformément à nos modèles,
proportionnelle à la distance qui nous en sépare. C'est donc une vitesse
que divise une distance que l'on exprime en kilomètres par seconde par
mégaparsec 5. Plus une galaxie est lointaine, plus sa vitesse de récession
augmente, plus elle s'éloigne de nous: l'univers est en expansion. Grâce
à des mesures spectrométriques, on parvient à évaluer assez précisément
le « décalage vers le rouge » d'une galaxie. Mais il est beaucoup plus
délicat de mesurer sa distance, et les mesures de la constante de Hubble
ont posé de gros problèmes aux astronomes. On considère aujourd'hui
qu'elle est comprise entre 50 et 1OO kilomètres par seconde par méga-
parsec. Si l'on porte la distance des galaxies en abscisse et leur vitesse de
récession en ordonnée, on obtient donc une droite dont la pente est la
constante de Hubble. Ce diagramme permet donc d'avoir une idée de la
date du big bang et donc de «l'âge de l'univers». On considère que

5. Un mégaparsec (Mpc) est une unité de distance astronomique qui correspond à


3,09 · 1022 mètres.
GRAVITATION, ASTROPHYSIQUE ET COSMOLOGIE 313

l'univers est vieux de quelque quinze milliards d'années. Il s'agit là d'un


ordre de grandeur qui permet, par exemple, de comparer l'âge de l'uni-
vers à nos échelles de temps géologiques. Le simple fait que l'âge de la
Terre doit être inférieur à celui de l'univers posait encore des problèmes
difficiles voici peu; c'est qu'on avait alors une estimation de la constante
de Hubble bien supérieure, et l'âge de l'univers (qui en est simplement
l'inverse) était beaucoup plus faible que le chiffre généralement accepté
aujourd'hui.
En 1965, Arno Penzias et Robert Wilson découvrent un rayonne-
ment « de fond », issu du découplage, le moment où les photons se sont
autonomisés, dégagés, découplés de la soupe primitive ; ce rayonnement
de fond présentait fondamentalement la même intensité et le même spec-
tre d'énergie dans toutes les directions et sa température était celle d'un
corps noir à 3° Kelvin. En fait, les modèles d'univers alors disponibles
- en particulier grâce aux travaux de George Gamow - prévoyaient un tel
rayonnement de fond. Il s'agit là de l'observation d'un rayonnement fos-
sile, d'une image de l'univers très près de son origine, de l'univers pri-
mitif. Voilà sans doute l'observation la plus importante de l'histoire de
la cosmologie, après la nucléosynthèse et l'expansion. Jusqu'alors, seuls
des comptages de galaxies, d'amas, de super-amas de galaxies, liés à des
mesures, évidemment très incertaines, de leurs distances permettaient de
s'assurer de l'homogénéité supposée de l'univers, une hypothèse qui,
étonnamment, s'est trouvée de mieux en mieux confirmée au cours des
ans et des observations.
Mais on suppose aussi que les galaxies se sont formées par accré-
tion, par amplification gravitationnelle autour de petites inhomogénéités,
autour de fluctuations primordiales de densité. Ainsi, d'une part, le
modèle standard est-il fondé sur une hypothèse d'homogénéité de l'uni-
vers à grande échelle; mais d'autre part, afin de rendre compte de la
structure actuelle de la distribution de matière, s'attendait-on à observer
des inhomogénéités de la matière primordiale, à partir desquelles par
accrétion les galaxies ont pu se développer.
Les premiers résultats de la mission COBE avaient permis une
mesure extrêmement fine de l'isotropie du rayonnement à 3° K (en fait
2,73° K) sans déceler aucune anisotropie. La trop grande homogénéité de
la distribution de matière primordiale ne permettait donc pas de poser un
début d'explication quant à la formation des galaxies. La situation chan-
gea totalement lorsque, en avril 1992, !'équipe COBE annonça l'observa-
tion de fluctuations de température de l'ordre de 5 lQ--6 compatibles avec
la formation des galaxies. La physique de l'univers primordial pouvait
alors vraiment commencer. Et c'est là une des questions qui dominent les
travaux contemporains et en particulier la théorie de l'inflation.
314 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Vers une théorie quantique de la gravitation


Tout au long de ce livre, nous n'avons pas caché l'incomplétude
essentielle de la relativité générale ; le fait que, bien qu'elle soit, à la
grande satisfaction des relativistes, une excellente théorie de la gravita-
tion, elle n'aborde pas le monde quantique. Ce fut d'une certaine manière
une préoccupation majeure d'Einstein qui, dès les années 1920, délaisse
sa théorie de la gravitation pour tenter de construire une théorie unifiée
qui ne peut concerner encore que l'électromagnétisme et la gravitation.
Le domaine quantique n'est pas à l'ordre du jour.
Le domaine quantique couvre désormais la partie la plus importante
de la physique contemporaine, d'un point de vue théorique aussi bien que
technique sinon même politique. Parce qu'il domine le monde de !'infi-
niment petit mais aussi parce qu'il implique une foule de techniques et
d'applications industrielles essentielles au monde contemporain. De ce
point de vue, la relativité générale est extrêmement solitaire. Ainsi, la
seule application technique à laquelle elle ait jamais pu prendre part est
le Global Positioning System (GPS 6). Il s'agit d'un système de satellites
permettant de connaître la position d'un objet terrestre avec une très
grande précision (un mètre dans sa configuration militaire) et qui doit
pour cela prendre en compte des effets relativistes ... très faibles, est-il
besoin de le dire, mais néanmoins aujourd'hui appréciables. C'est une
application de la relativité générale que les relativistes n'oublient jamais
de citer. Cet enthousiasme quasiment juvénile à mettre en exergue la
seule application technique à laquelle leur théorie participe quelque peu
aujourd'hui est évidemment l'aveu de leur impuissance technico-écono-
mique et de leur espoir de pouvoir, enfin, en partager les fruits. Un espoir
depuis longtemps présent, que Synge, on s'en souvient, dénonçait déjà
dans la préface de son livre publié au tout début des années 1960.
Car tout ce qui ressort du champ de la physique de !'infiniment petit
échappe à la relativité générale, aussi bien l'électromagnétisme que les
interactions faibles et fortes, bref, tout le monde quantique que « la
grande théorie unifiée » décrit assez convenablement même si elle ne
l'unifie qu'imparfaitement. Mais, a contrario, aussi bien la grande théo-
rie unifiée que ses composantes, ignorent tout de la gravitation et des
trous noirs. Il s'agit là d'une faille essentielle de la physique théorique.
Une faille qui, nous l'avons vu, s'exprime en particulier par le fait que la
relativité générale s'appuie sur un espace-temps qui ne se contente pas
d'être non-euclidien, puisqu'il est courbe tandis que toutes les théories
quantiques ont pour base !'espace-temps de Minkowski. Un fait qui a des

6. À ce propos: B. Hofmann-Wellenhof et al., 1994.


GRAVITATION, ASTROPHYSIQUE ET COSMOLOGIE 315

conséquences extrêmement lourdes car, on sait beaucoup moins bien, et


c'est un euphémisme, travailler sur un espace courbe que sur un espace
pseudo-euclidien.
Ainsi aimerait-on désormais disposer d'une théorie du« tout», «a
theory of everything » comme disent les anglo-saxons, qui unifierait les
champs quantiques et celui de la gravitation. Il y a à cela une autre raison
du côté de la relativité générale, ce sont les difficultés qu'elle rencontre
quant à ses singularités. Dans la mesure où ces singularités impliquent
des densités infinies, ce qui ne peut avoir de sens physique, elles mar-
quent une limite de validité de la théorie et le lieu où l'on doit absolument
tenir compte des phénomènes quantiques, essentiels à ce stade.
Nécessairement, les trois constantes fondamentales de la physique,
G, c et ){, doivent être à la base d'une telle unification et en particulier
d'une théorie quantique de la gravitation. Chacune de ces trois constantes
possède une dimension physique particulière (une longueur que divise un
temps pour la vitesse de la lumière, par exemple). Et il n'existe qu'une
seule combinaison de ces trois constantes qui ait la dimension d'une
longueur: on l'appelle la longueur de Planck. Les spécialistes s'atten-
dent à ce que cette grandeur soit typique du champ de la gravitation quan-
tique. Ils s'attendent à ce que, avant que soit atteinte la longueur de
Planck (l0-33 cm), aucune des théories aujourd'hui classiques, aussi
bien la relativité générale que la théorie de la « grande unification », ne
soit plus valable. La valeur que prend alors la densité de Planck, de
J093 g/cm3, 1Q80 fois plus grande que la densité nucléaire, montre s'il en
était besoin le fossé, mais le mot est faible, l'océan, l'univers qui sépare
ces «physiques». C'est donc dans ces parages que commencerait le
domaine de cette théorie à venir, à construire, de cette théorie unifiée de
toutes les interactions de la physique, qui dominerait l'univers de !'infi-
niment petit, c'est-à-dire les interactions électromagnétiques, fortes et
faibles, et !'infiniment grand structuré par la gravitation 7.
Certains théoriciens s'attendent à ce que dans une théorie quantique
de la gravitation, la structure microscopique de l'espace-temps ne soit
plus un continuum à quatre dimensions, à ce que la géométrie même de
l'espace-temps soit quantifiée. Une telle théorie quantifiée du champ de
gravitation s'exprimerait ainsi aussi bien à très longue qu'à très faible
portée, se comportant en quelque sorte comme un serpent qui se mord la
queues ...

7. À ce propos, on pourra lire S. HAWKING, 1991.


8. À ce propos, on pourra lire J.-P. PHARABOD et B. PIRE, 1993.
316 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Encadré 6. Ordres de grandeurs


Pour ce calcul d'ordre de grandeur, restons dans le cadre new-
tonien et tentons, " avec les mains •>, d'avoir une idée de l'intensité du
champ de gravitation dans des processus de plus en plus violents, de
plus en plus " durs •>, d'un point de vue gravitationnel.
Calculons l'accélération de la pesanteur à la surface d'étoiles de
plus en plus denses. On sait que l'accélération de la pesanteur à la
surface de la Terre, g, est de 9,81 ms-2. Il n'est pas difficile de calculer
cette accélération qui, rappelons-le, est celle que tous les corps subis-
sent indépendamment de leur masse, principe d'équivalence oblige.
Il est très simple de faire ces calculs car l'accélération de la
pesanteur à la surface d'une étoile n'est autre que a= - MG/R2. Où
Gest la constante (universelle) de la gravitation, bien sûr, M, la masse
du corps responsable du champ de gravitation et R le rayon de l'étoile.
L'accélération de la pesanteur à la surface du Soleil est de l'ordre de
3 g. Elle est trois fois plus importante que sur la Terre. Sur une naine
blanche (dont la masse typique est de l'ordre de celle du Soleil), elle
est dix mille fois plus importante que sur la Terre. Tout simplement
parce que le rayon d'une naine blanche est près de cent fois plus petit
que celui du Soleil. Quant à la valeur de cette accélération sur une
étoile à neutrons, elle est (en gros) de 1010 g; elle est dix milliards de
fois plus importante que sur la Terre, calculée en termes newtoniens,
ce qui n'est pas trop faux dans ce cas. Ces résultats ne sont pas éton-
nants puisque, typiquement, la masse d'une étoile à neutrons, celle
d'une naine blanche sont proches de celle du Soleil tandis que leur
rayon est très différent. Et comme celui-ci intervient au carré au déno-
minateur de la formule de l'accélération, loi de Newton oblige, l'accé-
lération augmente " géométriquement .. : elle est" en 1 /R2 ...
Cela n'a pas grand sens de calculer d'un point de vue newtonien
l'accélération de la pesanteur à la surface d'un trou noir d'une masse
solaire. Mais on conçoit qu'elle doit être encore plus grande d'un fac-
teur 10 puisque le rayon d'un tel trou noir est trois fois plus petit que
celui d'une étoile à neutrons d'une masse équivalente.
À l'inverse, si l'on calcule l'accélération de la gravitation sur une
étoile super-géante, comme Bételgeuse, on est déçu : elle est mille
fois plus faible que l'accélération de la gravitation sur la Terre. Évi-
demment, sa densité est très faible, un million de fois plus faible que
celle du Soleil. Au contraire, la densité d'une naine blanche est un mil-
lion de fois celle du Soleil, celle d'une étoile à neutrons 101s fois celle
du Soleil (un million de milliards de fois plus dense). Ce qui est lié au
fait que l'accélération est directement proportionnelle à la densité (que
multiplie le rayon) de l'étoile.
Les chemins de la relativité générale

Selon l'éditeur du dictionnaire Robert, il y a deux sortes de langues,


les langues mortes et les langues malades. Que le latin soit considéré
comme une langue morte, voilà qui ne nous étonne aucunement. C'est
qu'il s'agit d'une langue qui n'évolue plus, qui n'intègre aucun élément,
qui ne rejette aucun sédiment, aucun vocable étranger, bref, qui, étant
morte, ne peut pas être malade.
Selon cette idée quelque peu provocatrice, le mort est le seul être
qui ne soit pas malade, de même que, selon le paradoxe bien connu,
l'horloge arrêtée est la seule qui soit à l'heure au moins une fois par jour:
lorsque l'heure juste la traverse ... Ainsi le français serait-il malade, et
cela nous le savons tous fort bien de ce côté du Channel, de l'anglais. Qui
est bien entendu malade de l'américain, lequel n'est pas loin de tomber
malade ...
Un physicien décent traduira plus sobrement ce paradoxe en affir-
mant qu'il y a deux sortes de théories, les théories dynamiques, en vie, et
souffrant donc nécessairement de quelques maux, et les théories stati-
ques, mortes, auxquelles personne ne s'intéresse plus, sinon les histo-
riens ... Rappelons en passant que la théorie de Newton n'en est pas là,
malheureusement pour les relativistes, et qu'il n'est même pas sûr qu'elle
y vienne rapidement. Encore aujourd'hui, elle est en effet loin d'être relé-
guée puisqu'elle est communément utilisée aussi bien dans le domaine
des satellites que pour des recherches de pointe, celles qui concernent par
exemple les questions d'évolution, de stabilité, du système solaire. De ce
point de vue, on peut d'ailleurs toujours la considérer comme une excel-
lente approximation de sa jeune sœur relativiste, une approximation qui,
posée quelque deux cent cinquante ans avant la théorie sur laquelle on
doit alors l'appuyer, suffit au bonheur et aux travaux de nombreux astro-
nomes et autres mécaniciens célestes ...
318 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Cela nous ramène à Einstein selon lequel toute théorie, et, en parti-
culier, la relativité générale, vivra sa fin, le moment où elle devra céder
sa place à une théorie plus précise, plus juste, plus large. La relativité
générale qu'Einstein vivait comme une théorie, intéressante certes, mais
insatisfaisante: une halte vers d'autres horizons théoriques, des horizons
qui ont bourgeonné de toutes parts sans encore percer.
Malade, la relativité générale? Sans doute, puisqu'elle est en pleine
croissance, mais nécessairement affligée de plusieurs maux, et tout
d'abord de ceux de l'adolescence. La relativité générale auprès de
laquelle s'affairent de très nombreux docteurs. Certains mettent au point
une bonne médecine pour la soigner de ces petites misères que nous
avons évoquées ici ou là, les questions qu'elle laisse ouvertes, celle des
singularités par exemple. D'autres, les plus intrépides, tentent de mettre
au point une méta-théorie pour la dépasser, rêvant de la tuer afin de pou-
voir placer leur théorie à eux, qui unirait les champs quantique et gravi-
tationnel et, par là même guérirait la physique théorique de son incom-
plétude et de ses divisions. C'est là le rêve de tout théoricien ambitieux.
Oublions le caractère péjoratif du terme de maladie, tel n'est certai-
nement pas le propos, et voyons-le plutôt comme le signe de la vie, d'un
combat pour la vie, comme la certitude que la théorie d'Einstein n'est pas
morte. A-t-elle d'ailleurs jamais été plus mal en point que durant cette
traversée du désert sur laquelle je me suis un peu étendu ? C'était alors
une théorie paralysée, bloquée sur trois tests que l'on ne parvenait pas à
dépasser. Quelques experts pensaient, espéraient, qu'il s'agissait déjà
d'une théorie «historique», qu'elle était déjà finie avant même d'avoir
vraiment vécu. Lourde erreur! La relativité générale ne faisait qu'une
maladie de croissance dont elle est bel et bien sortie.
La relativité générale est en fait à l'origine d'une physique extraor-
dinairement dynamique, que l'on pourrait appeler les hautes énergies de
la gravitation, impliquant les pulsars, quasars, trous noirs, ondes gravita-
tionnelles, big bang, sans oublier la cosmologie. C'est là son apport
majeur à la physique contemporaine; aussi bien s'est-elle imposée
comme la discipline de fond dans un domaine en pleine expansion, les
« astroparticules ».
Tout ces phénomènes lui apportent chaque jour du nouveau auquel
elle ne pourra vraisemblablement pas toujours faire face. Elle finira, je
m'avance un peu!, comme une super nova, dans une sorte de feu d'arti-
fice énergétique face à quelques observations très extraordinaires. Ce
n'est pas dans un marais stagnant que meurent les théories qui nous
importent, mais nécessairement après une période d'activité intense
comme celles que connaissent les novre. Un jour la relativité générale
trouvera évidemment sa fin ; mais une fin glorieuse face à une expérience
LES CHEMINS DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 319

qui ne sera pas «cruciale» pour rien, puisqu'on plantera sur sa tombe
une autre théorie qui aura su faire mieux. Toute théorie bien portante est
en sursis. Après tout, c'est d'une œuvre humaine qu'il s'agit.
Mais pour l'heure, on est loin d'en être là. Après une enfance glo-
rieuse, une adolescence ingrate, un renouveau saisissant, la relativité
générale traverse aujourd'hui son âge mûr. Elle est revenue au premier
plan de la scène physique internationale et les meilleurs théoriciens en
sont experts. Des observations - et des expériences - de plus en plus
nombreuses et précises enrichissent chaque jour son domaine. Sa vérifi-
cation n'a-t-elle pas, pour la première fois de sa vie, donné un Nobel ?
Du haut de son piédestal géométrique, à l'étonnement de chacun, elle
domine avec quelque fierté, un peu d'insolence et beaucoup d'ironie,
l'ensemble du champ observationnel auquel elle n'a jamais pu prétendre.
Elle est le lieu de travaux théoriques extrêmement pointus, qui contri-
buent à renouveler la physique théorique. À ses détracteurs d'hier, elle
semble dire : « Voyez un peu, il fallait me laisser le temps de grandir. ..
à vous de réfléchir aujourd'hui quelque peu ! » C'est qu'elle est désor-
mais au cœur du champ théorique sur lequel doit émerger l'indispensable
projet d'une super-théorie unifiée des champs quantique et gravitation-
nel.
Bref, tout va bien dans le pays de relativité. Mais il nous faut nous
y accoutumer ... Il y a encore du travail !
Bibliographie

Œuvres d'Einstein

Collected Papers of Albert Einstein [CPE], volumes parus


STACHEL J. et al. (dir.), 1987, The Collected Papers of Albert Einstein.
Volume 1, The Early Years, 1879-1902, Princeton, Princeton Uni-
versity Press, 1987, CPE, vol. l, 433 p.
STACHEL J. et al. (dir.), 1989, The Collected Papers of Albert Einstein.
Volume 2, The Swiss Years: Writings, 1900-1909, Princeton, Prin-
ceton University Press, 1989, CPE, vol. 2, 656 p;
KLEIN M. J. et al. (dir.), 1993, The Collected Papers of Albert Einstein.
Volume 3, The Swiss Years, Writings, 1909-1911, Princeton, Prin-
ceton University Press, 1992. CPE, vol. 3, 644 p.
KLEIN M. J. et al. (dir.), 1995, The Collected Papers of Albert Einstein.
Volume 4, The Swiss Years, Writings, 1912-1914, Princeton, Prin-
ceton University Press, 1995, CPE, vol. 4, 715 p.
KLEIN M. J. et al. (dir.), 1993, The Collected Papers of Albert Einstein.
Volume 5, The Swiss Years, Correspondence, 1902-1914, Prince-
ton, Princeton University Press, 1993, CPE, vol. 5, 724 p.
KLEIN M. J. et al. (dir.), 1996, The Collected Papers of Albert Einstein.
Volume 6, The Berlin Years, Writings, 1914-1917, Princeton, Prin-
ceton University Press, 1996, CPE, vol. 6, 626 p.
KLEIN M. J. et al. (dir.), 1998, The Collected Papers ofAlbert Einstein. Two
Volumes BA-B, The Berlin Years, Correspondence, 1914-1917, Prin-
ceton, Princeton University Press, 1998, CPE, vol. 8A et 8B, 1118 p.

Œuvres choisies d'Albert Einstein, en traduction française [ OCE]


EINSTEIN A., 1989-1993, Œuvres choisies, Balibar F. (dir.), 6 volumes,
Paris, Éditions du Seuil.
322 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Œuvres et correspondances diverses citées


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Pierre Leccia, trad., Paris, Éditions du Seuil, 255 p.
EINSTEIN A., 1912, « Gibt es eine Gravitationswirkung die der elektrody-
namischen Induktionswirkung analog ist ? », Vieneljahrsschrift far
gerichtliche Medizin und offentliches Sanitiitswesen, 44, p. 37-40.
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WILLIAMS J. G. et al., 2001, « Lunar Laser Tests of Gravitational
Physics », submitted to World Scientific.

Pour ceux qui voudraient aller plus loin, nous leur proposons parti-
culièrement les ouvrages de Rémy Hakim, de Jacques Demaret, de
Robert Wald, de Clifford Will, sans oublier bien sûr ceux d'Albert Eins-
tein. Quant aux résultats les plus récents de la cosmologie, on pourra se
référer aux dossiers publiés dans La Recherche (hors série n° 1, 1998) ou
dans Pour la Science (mars 1999).
Table des encadrés

Encadré 1. L'addition des vitesses..................................... 27


Encadré 2. « Métrique » et temps propre............................ 55
Encadré 2. « Métrique » et temps propre............................ 56
Encadré 3. Principe de relativité et repères inertiels .......... 57
Encadré 4. Le calcul tensoriel............................................. 97
Encadré 5. 2GM/rc2 ........................................................... 154
Encadré 6. Ordres de grandeurs.......................................... 316
Index

A 161, 162, 163, 164, 173, 176,


177
Abraham, Max: 111, 112, 115,
Cartan, Élie : 240
118
Carter, Brandon : 278
Adams, John Couch : 141, 191
Casimir, Hendrik : 184
Adler, Friedrich Fritz: 106
Cassini, Jean Dominique: 12, 15
Airy, George Bidell: 141
Cavendish, Henry : 78
Arago, François : 15, 16, 17, 18,
Clairaut, Alexis-Claude : 140
19,26,42
Copernic, Nicolas: 14
Aristote : 241, 264
Cottingham, E.T.: 168, 169, 170,
171
B Crommelin, A.C.D.: 168, 169,
Bauer, Edmond : 226 170, 171
Becquerel, Henri : 66 Curtis, Heber D. : 161, 162, 163,
Becquerel, Jean : 226, 240 173, 176
Bergmann, Peter : 226
Besso, Michele : 106, 111, 112, D
113, 118, 120, 146,307 Davidson, Charles: 161, 162, 168,
Biot, Jean-Baptiste: 15 169, 170, 171, 172
Bondi, Hermann: 213 Descartes, René : 130
Born, Max: 106, 108, 179, 208, Dicke, Robert: 79, 194
209,226,227,230,231,232 Donder, Théophile de: 240, 247
Bradley, James : 14, 42 Drude, Paul : 44
Brahe, Tycho : 12, 140 Dyson, Frank: 166, 168, 169, 171,
Brillouin, Marcel : 240 172, 173

c E
Campbell, William Wallace: 160, Eddington, Arthur: 10, 161, 164,
338 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

165, 166, 168, 169, 170, 171, 122, 123, 124, 146
172, 173, 174, 178, 185, 190, Hubble, Edwin Powell: 309, 310
191,205,256,283 Huise, Russell : 300, 30 l
Ehrenfest, Paul : 108, 112, 118,
125 1
Einstein-Lôwenthal, Margot: 9
Einstein-Marie, Mileva: 37, 100, lnfeld, Leopold: 214, 226
119,231
Eôtvos, Roland von : 78, 79, 193 J
Euclide: 91, 116, 130, 131, 134 Jans, Carlo de: 246
Jeans, James H. : 166
F
Faraday, Michael: 21 K
Feynman, Richard : 232 Kant, Emmanuel : 35, 137
Fizeau, Hippolyte: 19, 42, 71 Kaufmann, Walter: 44
Fresnel, Augustin: 19, 25 Kepler, Johann: 13, 71, 140
Freundlich, Erwin : 110, 120, 125, Kleiner, Alfred : 105
159, 160, 161, 162, 177, 178, Kruskal, Martin : 269
179 Kuhn, Thomas : 188
Friedman, Aleksander : 310
L
G
Lanczos, Cornelius : 206, 209
Galilée, Galileo: 25, 71, 75, 272
Langevin, Paul: 44, 48, 111, 179,
Galle, Johann Gottfried : 141
239,240
Gamow, George : 313
Laplace, Pierre-Simon : 155, 255,
Gauss, Carl Friedrich : 92, ll 6
282
Gold, Thomas : 234
Larmor, Joseph: 169
Grandjean de Fouchy, Jean-Paul:
Laub, Jakob : 54
217
Laue, Max von: 9, 44, 108, 111,
Grossmann, Marcel : 112, 118,
112, 185,246
146
Le Verrier, Urbain Jean Joseph:
123, 141, 142, 143, 144, 230
H
Lemaître, Georges : 248, 264, 310
Habicht, Conrad: 37, 40, 105 Lemeray, E.M.: 226
Hadamard, Jacques : 240 Lenard, Philipp : 158, 176
Hale, George Ellery : 163 Levi-Civita, Tullio : 93, 112, 118
Halley, Edmund : 14 Lobacevskii, Nikolai lvanovic : 92
Herschel, William: 34, 141, 255, Lodge, Oliver : 202
308 Lorentz, Hendrik A. : 19, 23, 24,
Hertz, Heinrich : 21 25, 29, 35, 36, 37, 38, 42, 45,
Hilbert, David: 100, 120, 121, 46, 95, 101, 106, l ll, ll9
INDEX 339

Uiwenthal, Elsa : 119, 231 Picard, Jean : 12, 16


Planck, Max: 44, 66, 101, 107,
M 111, 112, 208
Platon : 241, 264
Mach, Ernst: 37, 82, 87, 113 Poincaré, Henri: 23, 36, 37, 38,
Maxwell, James C.: 11, 19, 25, 39,66, 111, 114, 132, 134, 144,
29, 71, 199 145, 146
Michell, John : 155, 156, 157, 164, Pollak, Leo Wentzel : 159
253,254,266,282 Popper, Karl: 219, 220
Michelson, Albert: 20, 42, 71, 101 Pound, Robert V.: 148, 192
Milet, Thalès de : 241 Pythagore : 92
Minkowski, Hermann : 39, 43, 44,
45, 46, 47, 49, 52, 54, 85, 94, R
100, 101, 107, 111, 116, 202
Morize, Henrique: 161, 169, 170 Rabe, E.: 247
Morley, Edward W.: 42, 71, 101 Rebka, Glen A.: 148, 192
Moseley, Harry : 169 Ricci-Curbastro, Gregorio : 92,
Mosengeil, Kurd von : 44 112, 118
Riemann, Bernhard : 60, 91, 92,
N 93
Robertson, Howard : 226, 263,
Newcomb, Simon: 143 264, 266, 269, 310
Newton, Isaac: 10, 11, 15, 17, 25, Romer, Oie: 11, 12, 13, 31, 32, 33
35,36,48, 70, 71,94, 114, 116, Rontgen, Wilhelm: 44
130, 190, 199, 253 Rutherford, Ernest : 202
Nordmann, Charles : 240
Nordstrom, Gunnar : 118 s
Schwarzschild, Karl : 127, 236,
0 237,238,240,245
Œrsted, Hans C. : 21 Seeliger, German Hugo von: 144
Ostwald, Wilhelm : 1OO Silberstein, Ludwik : 10, 175, 190
Sitter, Willem de : 165, 311
p Socrate : 241
Soldner, Johann von: 155, 156,
Painlevé, Paul: 239, 240 157, 158, 176, 177
Pauli, Wolfgang: 184, 185, 205, Solovine, Maurice: 37, 113, 220,
209, 210 222
Penrose, Roger : 267 Sommerfeld, Arnold : 44, 106,
Penzias, Arno : 313 125, 147
Perrin, Jean : 111 Stark,Johannes:44, 100
Perrine, Charles D.: 160, 161, Stephanik, M.: 161
165, 176 Struve, Hermann : 125, 161
340 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Synge, John: 213, 232, 233, 234, Whitehead, Alfred: 174, 175, 215
314 Whittaker, sir Edmund: 38
Wien, Wilhelm : 44, 202
T Wilson, Robert : 313
Winteler-Einstein, Maja : 44
Taylor, Joseph : 300, 301
Wolfgang, Pauli: 232
Thomson, Joseph John : 10, 174,
175
Trautman, Andrzej : 227 y
Trumpler, Robert: 176, 177, 179
Young, Thomas : 19
w
Weyl, Hermann : 185, 200, 205
z
Wheeler, John: 214, 282, 283, 284 Zangger, Heinrich: 119, 121, 124
Whiston, William : 33 Zénon d'Élée : 245
Table des matières

PRÉFACE.............................................................................. 5
REMERCIEMENTS .. .. ... .. .. .. ..... .. .. .. .. .. .. .... .. ... .. .. .. .. .. .. .. .. ....... ... 7
INTRODUCTION : UNE THÉORIE DIFFICILE . .. .. .. .. .. .... ............ 9

Chapitre premier : LA VITESSE DE LA LUMIÈRE ET LA


PHYSIQUE CLASSIQUE ........... .... ............ 11
De Rômer à Bradley..................................................... 12
Les lectures de voyage d' Arago................................... 15
Fresnel, une physique de la lumière............................. 19
La cinématique comme science du mouvement .. .. .. .... 21
Les onze hypothèses de Lorentz . .... .... ................. .. .. .. .. 23

Chapitre 2: LUMIÈRE ET STRUCTURE DE L'ESPACE-TEMPS 29


C : une constante de structure .. ... .. .. .. .. .. .. ... . ... .. .. .. .. .. .. .. 31
La simultanéité ou le don d'ubiquité............................ 35
Poincaré : de Lorentz à Einstein ......... ...... .. .... ............. 36
La relativité restreinte s'impose................................... 40
Minkowski : un espace non-euclidien.......................... 45
De la distance classique au temps propre..................... 47
Lignes d'univers et cônes de lumière........................... 50
Le temps propre . .. ....... .. .. .. .... ... .. .. .. ....... .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ... 52
Chapitre 3 : VERS UNE NOUVELLE THÉORIE DE LA GRAVI-
TATI ON ............................................................. 59
Relativité ou théorie des invariants ? ... .... .. .. ................ 65
Les règles du jeu .......... ......... .. .. ......... ...... .. .. .. .............. 67
Le style d'Einstein....................................................... 72
342 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Chapitre 4: LES PRINCIPES D'EINSTEIN.............................. 75


Masse grave et masse inerte......................................... 76
Le principe d'équivalence............................................ 79
Le principe de Mach ......... ............. ........... ............ ....... 82
Une théorie du champ de gravitation........................... 88
Le principe de covariance ........... ........... ....... ..... ..... ..... 95
Chapitre 5: LA NAISSANCE DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 99
Un raisonnement cavalier............................................. 102
Une physique juive ? .................................................... 105
Einstein à l'ouvrage .. .. .. ........................ ........... ........ .... 108
Un murmure d'indignation.......................................... 111
Des principes en réseau................................................ 113
La seconde étape .................. ...... ................ ........ ........ .. 115
La paternité des équations de champ : Einstein ou
Hilbert ?........ ...... .. .. .. ................... ........... ......... ..... ... .. ... 120
Chapitre 6 : LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE, UNE GÉOMÉTRIE
PHYSIQUE ...... .... ............... ............. ..... .. ........... 129
Qu'est-ce qu'une ligne droite?.................................... 130
Géométrie pratique et géométrie axiomatique............. 137

Chapitre 7: LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: L'ANOMALIE DE


MERCURE ........................................................ 139
D'Uranus à Vulcain ..................................................... 140
Les négligences calculées d'Einstein........................... 145
Le relativiste au travail................................................. 148

Chapitre 8: LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LA DÉVIATION DES


RAYONS LUMINEUX......................................... 155
Mesurer la déviation..................................................... 157
Première tentative........................................................ 160
L'éclipse de 1919......................................................... 166
«Un drame grec » ........................................................ 173
Sumatra 1929 .. :............................................................ 177

Chapitre 9: LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LE DÉPLACEMENT


DES RAIES........................................................ 181
La formulation de « l'effet Einstein » ......... .......... ....... 182
L'observation du troisième test.................................... 189
Un quatrième test introuvable...................................... 192
TABLE DES MATIÈRES 343

Chapitre 10 : LA TRA VERSÉE DU DÉSERT ....... .. .... .. .. .. ........ 197


Une théorie « magique » .............................................. 198
La théorie d'Einstein face au champ quantique........... 204
La domination newtonienne......................................... 210
À la recherche d'une théorie« alternative»................ 215
Einstein contre-attaque................................................. 218

Chapitre 11 : UNE THÉORIE MAL-AIMÉE ............................. 225


La conférence de Berne................................................ 230
La tour d'ivoire............................................................ 232

Chapitre 12: LE REFUS DES TROUS NOIRS .......................... 235


La singularité de Schwarzschild ...... .. .. .. .. .. .. ...... .. .. ...... 236
L'exploration de l'espace de Schwarzschild................ 241
Les impasses de l'espace-temps................................... 246
Les corps obscurs, ancêtres des trous noirs.................. 251
La solution de Schwarzschild ... .. .. .. .. ..... .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. 257

Chapitre 13: LES CHEMINS DE L'ESPACE-TEMPS


DE SCHWARZSCHILD ... .. .. ......... .. .. .. .. .. .. .. ........ 261
Les questions d'un cosmologue................................... 263
Le diagramme de Penrose .. ..... .. .. .. .... ........... .... .. .. .. .. .... 267
Le diagramme de Kruskal ..... .... .. .. .. .. ............. .. .. .. .. .. .. .. 269
L'espace-temps dédoublé............................................. 273
Vous avez dit « trou noir » ? ..... .. .. .. .. ......... ...... .. .. .. .. .. .. 281
Chapitre 14: DES ÉTOILES COMME LES AUTRES?.............. 285
Les étapes de l'effondrement....................................... 286
Un destin inéluctable.................................................... 289
« Gore at the singularity »... . .. .. ....... .... .. .. .. .. .. .. .. ......... 293
La signature d'un trou noir........................................... 295
Chapitre 15: GRAVITATION, ASTROPHYSIQUE ET COSMO-
LOGIE............................................................. 299
Les objets exotiques des années 1960 .. .. .. .. .. .. .. .. .......... 299
Ondes et mirages gravitationnels................................. 301
La cosmologie : un lieu pour penser la relativité
générale ........................................................................ 305
Une théorie spéculative................................................ 309
Le modèle standard ........................ ...... ........................ 312
Vers une théorie quantique de la gravitation............... 314
344 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

LES CHEMINS DE LA RELATNITÉ GÉNÉRALE . ..... ....... ......... 317


BIBLIOGRAPHIE ................................................................... 321
Œuvres d'Einstein........................................................ 321
Ouvrages généraux....................................................... 322
TABLE DES ENCADRÉS ...... .... .. .. .. .. ..... .. .. .. ..... .. ....... .. ... .. ... ... 335
INDEX DES NOMS.................................................................. 337
Composition : STDI

Achevé d'imprimer en mars 2009 par EMD S.A.S. - 53110 Lassay-les-Châteaux


N' d impression : 20949- Dépôt légal : mars 2009
Imprimé en France
Einstein et la relativité générale

H istoire des sciences, facteurs politiques, passions


humaines: avec cette biographie totale, Jean Eisenstaedt
nous invite à un voyage le long des chemins de la pensée
d'Einstein.
La théorie de la relativité générale bouleversa les fondements de
la science, mit à bas les concepts multi-centenaires d'espace (eucli-
dien) et de temps (newtonien).
L'espace-temps était né, courbe et dynamique.
L'élaboration de la théorie est replacée dans le contexte de
l'époque, on en découvre le développement heurté, la crois-
sance lente et le douloureux manque de résultats face à la théorie
quantique.
On comprend notamment comment les trous noirs, qui n'ont pu
être posés ni pensés à sa naissance, vont être « inventés »,
compris, acceptés dans les années 1970, permettant une inter-
prétation révolutionnaire de la théorie qui conduira au renouveau
actuel.

Un livre passionnant retraçant une révolution conceptuelle d'une


ampleur inouïe.

Jean Eisenstaedt est directeur de recherche au CNRS.

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ISBN : 978-2-271-06535-3

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9
1 111
782271 065353 www.cnrseditions.fr
Iconographie: J. da Cunha.
Maquette : Bleu T

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