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Jean Eisenstaedt Einstein Et La Relativite Generale
Jean Eisenstaedt Einstein Et La Relativite Generale
Einstein
et La relativité
générale
Einstein et la relativité générale
Einstein
et la relativité
générale
Les chemins
de l'espace-temps
JEAN EISENSTAEDT
QcNRS EDITIONsl
15, rue Malebranche - 75005 Paris
© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2002, 2003
© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2007
ISBN: 978-2-271-06535-3
Préface
fondé sur des intuitions visuelles ou motrices qu'il mettra des années à
formaliser et à transformer en théories scientifiques précises. Contraire-
ment à l'impression que peut donner un résumé rapide des accomplisse-
ments d'Einstein, ses grandes idées ne sont pas sorties tout armées de son
cerveau. Elles ont mûri lentement, au bout d'un long chemin intellectuel
parsemé d'opacités, de doutes et d'erreurs, avant que ne se fraie une voie
vers la clarté.
Le lecteur aura le plaisir de découvrir le « style » einsteinien, la
focalisation sur des nouveaux « principes » qui est commun à toutes ses
grandes découvertes. Outre une introduction en profondeur à la pensée
d'Einstein, ce livre apporte aussi un éclairage rare sur l'histoire de la
réception des théories einsteiniennes, sur leurs premières vérifications et
sur leurs premiers développements. Par exemple, je croyais connaître
l'essentiel del 'histoire des expériences, suscitées par la théorie de la rela-
tivité générale, pour mesurer la déflexion de la lumière par le Soleil. J'ai
eu le plaisir de découvrir dans ce livre une histoire beaucoup plus com-
plexe que je ne le pensais, pleine de péripéties, où l'on voit se mêler les
passions humaines et les facteurs politiques. Le lecteur sera rassuré de
découvrir que la recherche scientifique n'est pas (seulement) une entre-
prise abstraite, mais qu'elle est faite par des hommes qui y apportent
leurs passions et leurs faiblesses. Jean Eisenstaedt ne cache pas,
d'ailleurs, les faiblesses d'Einstein et de ses contemporains. En particu-
lier, il analyse en détail la « préhistoire » du concept de trou noir, et com-
ment une version renouvelée du paradoxe de Zénon a englué la plupart
des grands scientifiques de la première moitié du siècle dans un certain
horizon intellectuel, en les empêchant d' « inventer» le concept moderne
de trou noir. Le lecteur aura aussi le plaisir de découvrir comment la cos-
mologie a obligé les scientifiques à penser jusqu'au bout et dans toute
son ampleur la grandiose conception einsteinienne d'un espace-temps
courbe et dynamique, loin du confort « néo-newtonien » dans lequel ron-
ronnait trop souvent la description relativiste de la banlieue cosmique de
la Terre.
J'espère que ces quelques remarques liminaires, indicatives de la
richesse de ce livre, donneront envie au lecteur de se laisser guider par la
main experte de Jean Eisenstaedt le long des chemins de l'espace-temps
einsteinien.
Thibault Damour,
Professeur à l'Institut des Hautes Études Scientifiques,
Membre del' Académie des sciences.
Remerciements
Avant tout, je voudrais remercier ici tous ceux qui ont lu, relu, par-
couru, annoté, corrigé l'un des manuscrits successifs de ce livre, qui ont
suggéré des modifications ou des variations à un moment ou à un autre
de son élaboration, et en particulier Laurence Bobis, Suzanne Débarbat,
Isabelle de Montety, Nathalie Deruelle, Isabelle Havelange, Jean-Claude
Bouard, Jean-Michel Lemaire, Jérôme Martin, Bernard Pire, Christine
Trécul.
Je veux remercier tout particulièrement Thibault Damour, non seu-
lement pour sa chaleureuse préface, sa lecture et ses annotations attenti-
ves du manuscrit, mais aussi pour avoir pris le temps, tout au long de ces
années, de m'aider à comprendre certains points délicats. À ce propos, je
veux également remercier chacun, professeurs, collègues, amis, qui
m'ont appris ceci, aidé à comprendre cela, avec lesquels j'ai travaillé,
transpiré, bataillé parfois, à propos d'une interprétation, d'une technique
ou d'un concept qui n'étaient pas clairs à mes yeux.
Je voudrais aussi remercier très chaleureusement mes collègues des
bibliothèques où j'ai traîné mes guêtres à l'occasion de l'élaboration de
ce livre, ceux de l'Institut Henri Poincaré, de Sciences et Société de Jus-
sieu, de !'Observatoire de Paris, sans compter bien d'autres établisse-
ments à Paris ou ailleurs, et sans oublier les bibliothèques étrangères,
celle de Princeton où j'ai passé des nuits, celle d'Harvard où je lisais
Einstein mais aussi Molière.
Mes remerciements vont aussi à Diana Barkan, Michel Janssen,
Christoph Lemer et Robert Schulmann des Collected Papers of Albert
Einstein, à Zeev Rozenkranz, curateur des archives Albert Einstein ainsi
qu'à Anne Kox. Je remercie également Pierre Guillerrnier, Patrice Hello
et Yannick Mellier.
8 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
La vitesse de la lumière
et la physique classique
De Riimer à Bradley 2
Louis XIV règne et Colbert est aux affaires. L'Observatoire de Paris
vient d'être créé et l'on souhaite, afin d'améliorer la facture des cartes du
pays, bénéficier des excellentes observations astronomiques que Tycho
Brahe avait faites un siècle plus tôt à Uraniborg, ce qui permettrait une
meilleure détermination des longitudes. Afin de pouvoir les utiliser, il fal-
lait les réduire au méridien de Paris et il était donc indispensable de con-
naître avec précision la différence en longitude entre les deux observatoi-
res. Deux raisons pour que Jean Picard entreprit le voyage au Danemark.
Là-bas, il fut assisté par un jeune Danois de vingt-sept ans, Oie Christen-
sen Rômer, qui étudiait précisément les observations laissées par Tycho
Brahe. Picard, très impressionné par le jeune Rômer, le ramena à Paris au
cours de l'été 1672. Logé à !'Observatoire de Paris, Rômer prit dès lors
une part active à la vie scientifique parisienne. Bientôt nommé précepteur
du Dauphin, il obtint une pension de Louis XIV. Au-delà de son activité
astronomique pour laquelle il ne ménagea pas sa peine, il participa à de
nombreux projets et en particulier à celui del' adduction d'eau à Versailles.
Les observations de Tycho Brahe furent bientôt disponibles ainsi
que celles faites durant le voyage de Picard. La détermination des longi-
tudes nécessitait que l'on observât une même étoile au même instant,
visible aux deux lieux dont on voulait déterminer la différence de longi-
tude. L'éclipse 3 d'un satellite de Jupiter, observable simultanément par
les deux astronomes, donnait le top permettant la simultanéité des mesu-
res. Des tables prédisant l'apparition des éclipses étaient disponibles. Il
s'avéra qu'il y avait là des divergences notables entre les prévisions des
tables de Cassini et les observations : jusqu'à plusieurs minutes de temps,
ce qui semblait incompréhensible en raison dela précision des mesures.
Les prédictions de Cassini pour les éclipses du premier satellite de
Jupiter et pour la période d'août à novembre 1676 furent publiées dans
le Journal des Sçavans en août de cette même année. Rômer « annonça
à l'Académie au commencement de septembre, que si sa supposition
était vraye, une émersion du premier satellite qui devoit arriver le
16 novembre suivant, arriveroit 10' plus tard qu'elle n'eût dû arriver par
le calcul ordinaire 4 ». Le 9 novembre 1676, l'émersion était bel et bien
observée par Picard à 5 heures 37 minutes 49 secondes, avec un peu plus
de 10 minutes de retard.
2. À propos des travaux de Oie C. Romer (ou Olaus Roemer). on consultera: R. TATON.
1978.
3. Il s'agitde la disparition du satellite derrière la planète ; l"instant de la disparition se nomme
« immersion •, tandis que celui de la réapparition se dit « émersion •.
4. B. LE BOUYER DE FONTENELLE, 1676; cité par S. Débarbai, in R. TATON, 1978, p. 146.
LA VITESSE DE LA LUMIÈRE ET LA PHYSIQUE CLASSIQUE 13
Rêimer s'intéresse donc aux tables relatives aux éclipses d'un satel-
lite de Jupiter. Pour lui, bon copernicien, un satellite doit obéir aux lois
de Kepler ; ses éclipses, immersions et émersions, récurrentes, cycliques,
devraient être régulières, périodiques. Les tables devraient faire apparaî-
tre une périodicité absolue des éclipses d'un satellite particulier. Mais,
précisément, tel n'est pas tout à fait le cas. Passons sur les discussions et
polémiques de l'époque car d'autres hypothèses que «le mouvement
successif de la lumière », comme on disait alors, seront faites, et en par-
ticulier que cette irrégularité des mouvements apparents des satellites de
Jupiter pourrait être due à l'influence perturbatrice d'un autre satellite.
Pour Rêimer, cette irrégularité du mouvement apparent d'un de ces satel-
lites est liée au retardement de la lumière, à ce que ~la lumière ne se
transmet pas dans l'instant», comme on disait encore. En fait, si l'on met
à part les irrégularités liées aux autres satellites, le mouvement de Io, le
premier satellite, est parfaitement périodique : éclipsé dans le cône
d'ombre de Jupiter, il disparaît à des dates très régulières, décalées l'une
de l'autre par un intervalle de 1,769 jour. Mais telle n'est pas l'image que
l'on en reçoit qui dépend de la distance, variable, à laquelle on l'observe.
C'est que la distance de Jupiter à la Terre varie beaucoup dans l'année,
fonction des mouvements des deux planètes autour du Soleil. Si le satel-
lite est plus ou moins loin de la Terre à une époque qu'à une autre (parce
que Jupiter s'est éloigné ou rapproché), l'image de cet événement,
immersion ou émersion, portée par la lumière, arrivera plus ou moins tôt.
Ainsi donc faut-il distinguer entre le moment de l'émersion d'un satellite
et celui de l'observation de cette émersion. Ce qui ne changerait rien au
film de l'événement si la distance de Jupiter à la Terre ne variait pas, si
le décalage entre le temps de l'émersion et celui de son observation
terrestre était constant: on recevrait alors le film décalé (du temps
- quelques dizaines de minutes - que la lumière met à parcourir la dis-
tance entre Jupiter et la Terre) mais non pas déformé. Dans la mesure où
la distance entre Jupiter et la Terre varie, cette variation (qui peut attein-
dre quelques minutes) se reflétera dans les tables apparentes des phéno-
mènes observés.
Le 21novembre1676, Rêimer lut à l'Académie son mémoire dans
lequel il «démontre que pour une distance d'environ 3 000 lieues, telle
qu'est à peu près la grandeur du diamètre de la Terre, la lumière n'a pas
besoin d'une seconde de temps» grâce à un «moyen tiré des observa-
tions du premier satellite de Jupiter 5 ».
5. O. RôMER, 1676. On trouvera l'article de Romer ainsi qu'une analyse de ses observations
à la fin de celui S. Débarbai, in R. TATON. 1978, p. 151-154. De l'estimation de la valeur d'une lieue
commune de France, on déduit la vitesse de la lumière selon Romer, une valeur qui est de l'ordre de
215 000 kilomètres par seconde, grosso modo inférieure de 30 % aux mesures modernes.
14 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
changée en fonction des saisons : les étoiles les plus proches devraient se
déplacer sur le fond du ciel par rapport aux étoiles les plus éloignées. Un
phénomène aussi nécessaire, car il s'agit là de la pierre de touche de
l'hypothèse copernicienne, que difficile à observer.
Bradley ne parvient pas à observer de parallaxe mais découvre un
autre phénomène, très curieux, l'aberration annuelle qui, en quelque
sorte, fait voir lui aussi le mouvement annuel de la Terre ; les étoiles
fixes semblent en effet décrire dans la lunette une toute petite ellipse,
sœur, image ou projection de la trajectoire de la Terre autour du Soleil.
Aussi bien Bradley en donne-t-il rapidement une explication en remar-
quant que la vitesse de la lumière en provenance des étoiles fixes se com-
pose avec celle de la Terre.
L'aberration annuelle faisant intervenir le rapport entre la variation
saisonnière de la vitesse de la Terre et la vitesse de la lumière, toute varia-
tion de la vitesse de la lumière d'une étoile devrait pouvoir être décelée
par une variation de l'angle d'aberration. Or, dès le xvrne siècle, les
mesures les plus précises indiquaient une très grande constance de l'angle
d'aberration annuelle, ce qui laissait penser que la vitesse de la lumière
émise par les étoiles et mesurée par un observateur terrestre était cons-
tante. Mais comment concilier ce fait d'observation avec la constance
(supposée) de la vitesse d'émission de la lumière par les étoiles, avec la
(probable) vitesse propre des étoiles, avec les variations diurnes aussi
bien qu'annuelles de la vitesse de l'observateur terrestre? Bref, les évi-
dentes variations de la vitesse relative de l'observateur par rapport à la
source devraient se répercuter sur la vitesse de la lumière mesurée sur la
Terre et donc sur l'angle d'aberration. Il y a là quelque chose d'étrange.
Comment se fait-il que la vitesse de la lumière semble constante?
6. L' Opticks de Newton est paru en 1704 en latin et connaîtra une traduction française :
1. NEWTON, J720.
16 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
OCCI •
VJ.NT..AL.
Figure 2. « Carte de France corrigée par Ordre du Roy sur les Observations de
Mrs de l'Académie des Sciences ».
En 1693, sous la direction de Picard et grâce aux nouvelles
méthodes astronomiques, le pourtour du royaume fut levé pour la
première fois. On s'aperçut alors que les côtes de Bretagne étaient
notablement plus proches de la capitale qu'on ne le croyait, au grand
dam de Louis XIV qui, voyant son territoire rétréci, aurait déclaré
non sans humour:« ces messieurs del' Académie, avec leurs chers
travaux, m'ont enlevé une partie de mon royaume». Cliché
Observatoire de Paris.
doute que tandis qu'il attend sur les sommets des monts espagnols que
les conditions météorologiques soient optimales pour ses visées, il lit, il
étudie, il annote l' Opticks. Comme tous les physiciens, les astronomes,
les philosophes, Arago est un newtonien convaincu.
Arago connaîtra une mission mouvementée : fait prisonnier par les
« barbaresques », il ne rentrera que trois ans plus tard en France. Dès son
retour en 1809, il reprend cette question et se plonge dans un programme
de mesures : il s'agit de mettre en évidence la différence de vitesse de la
lumière provenant d'une étoile donnée selon que l'observateur s'en
approche ou s'en éloigne. Puisque la vitesse de la Terre par rapport à
l'étoile change de sens du soir au matin, tout simplement à cause de la
rotation terrestre, il suffit d'observer une même étoile matin et soir.
LA VITESSE DE LA LUMIÈRE ET LA PHYSIQUE CLASSIQUE 17
0,1 km à l'heure qui est sa vitesse par rapport au train), soit de 100,l kilo-
mètres à l'heure. Bref, tout se résume ici à une addition: 100,l = 100
+ 0,1. Il y a bien addition des vitesses. C.Q.F.D.
Toute la cinématique classique tient dans ce petit raisonnement. Si,
comme les expériences de Michelson !'ont prouvé, ce théorème d'addition
des vitesses n'est pas valable, en particulier pour la lumière, c'est que quel-
que chose n'est pas juste dans nos hypothèses de départ : l'espace absolu ?
le temps absolu? la définition de la vitesse? Mais où est l'erreur? Néces-
sairement dans les concepts et les définitions physiques car le reste n'est
que mathématique !
La solution la plus convaincante que !'on ait trouvée, ce sera la rela-
tivité restreinte. On ne conservera pas grand-chose de nos hypothèses de
départ, et en tout cas ni le temps absolu de Newton ni la définition de la
vitesse. Mais, surtout, dans cette nouvelle cinématique apparaîtra une
nouvelle constante de la physique, c. On ne pourra ajouter deux vitesses
sans qu'apparaisse c. On ne pourra plus faire de cinématique sans c, on
ne pourra plus faire de physique sans c.
Encore faut-il nuancer ce propos. On ne pourra plus faire de physi-
que des mouvements rapides (ni des hautes énergies) sans faire intervenir
c. Mais si les vitesses des phénomènes étudiés sont faibles, alors bien sOr
la cinématique classique reste valable. La nouvelle cinématique n'aura
d'intérêt que si les vitesses impliquées sont importantes face à la vitesse
de la lumière; c n'intervient qu'à travers une correction en« vie». Cela
se voit très clairement dans la nouvelle formule d'addition des vitesses
(voir encadré 1) *.
Lumière et structure
de l'espace-temps
Figure 1. Andromède, l'objet le plus lointain qui soit visible à l'œil nu.
T.R. Lauer (NOAO), NASA.
les, sont bien pris au même moment mais leurs images n'ont pas le même
âge. Cette image, c'est donc la superposition des ondes que je viens de tra-
quer au même instant sur ma pellicule ; mais même si elles ont été piégées
au même instant, elles ne sont pas nées au même moment et sur la photo
tous ces gens n'ont pas leur âge vrai. Sur les clichés de !'Observatoire
aussi bien que sur nos photos de famille il n'y a d'instantané que le
déclic ; tout le reste, premier plan, arrière-plan et le ciel étoilé, rien n'est
vraiment vu au même instant. Il y a 10-10 secondes, (un dixième de mil-
liardième de seconde), d'écart entre le visage de tel personnage et le chat
assis sur le fauteuil, le nuage a un trois cent millième de seconde de moins.
L'image de la Lune a mis une seconde à nous parvenir, celle du Soleil huit
à neuf minutes et celle de la plus proche étoile ne nous parvient qu'en qua-
tre ans au moins.L'étoile triche de plusieurs années sur son âge ; elle nous
envoie des photos de sa jeunesse. La lumière de certaines étoiles met des
milliards d'années pour nous parvenir. Où est l'instantané?
Car c est omniprésente, et la simultanéité un leurre. Un instantané
est constitué de l'empilement, du feuilletage des plans (au sens de la pers-
pective); il n'a rien de simultané ni d'instantané, sinon la photo elle-
même mais rien que la photo mais à l'exclusion des événements de la
photo. Sur votre rétine, sur votre gélatine, les événements s'empilent, se
superposent, tout en semblant concomitants. L'image est feuilletée des
différents plans du paysage. Il faudrait la découper dans l'épaisseur pour
retrouver chacun des feuillets temporels. Et c'est bien ce que fait Rèimer
LUMIÈRE ET STRUCTURE DE L'ESPACE-TEMPS 33
5. William WHISTON. 1707, cité par M.A. Hosk.in, in R. TATON, 1978, p. 235-236.
34 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
œil sur les travaux d'un physicien mathématicien français, Henri Poin-
caré, lequel s'est intéressé de très près, et bien avant Einstein, à ces ques-
tions ; beaucoup d'idées, de critiques, de concepts leur sont communs 10.
Soit qu'une même analyse les ait amenés au même point, soit qu'Einstein
ait fait siennes certaines analyses de son aîné. Et il est délicat de faire la
part des influences qu'il subit, d'autant que les documents sur cette
période sont fort peu nombreux I 1.
Étudiant, Einstein avait lu La Science et /'Hypothèse 12 de Poincaré,
un des tout premiers livres (avec La Mécanique de Mach) qu'il met au
programme de cette académie Olympia qui réunit, de 1902 à 1904, trois
jeunes gens passionnés de physique, de philosophie de la physique, pour
lire, discuter et ... dîner. Y participaient Maurice Solovine, qui avait
connu Einstein en répondant à une petite annonce où celui-ci proposait
«des leçons de physique à trois francs de l'heure 13 »,ainsi que Conrad
Habicht, un ami d'Einstein; ils seront d'ailleurs tous deux témoins au
mariage d'Albert et de Mileva en janvier 1903.
La Science et /'Hypothèse vient alors tout juste de paraître. Et les
idées que Poincaré discute dans son livre sont précisément pour intéres-
ser Einstein. En 1956, dans son introduction à l'édition des lettres qu'il
reçut d'Einstein, Solovine se souvient de ce« livre qui nous a profondé-
ment impressionnés et tenus en haleine durant de longues semaines 14 ».
Rien d'étonnant à cela. Poincaré est expert de ces sujets sur lesquels il
développe un point de vue très original. Et l'on ne peut douter de la pro-
fonde influence que ce livre, qui semble quasiment avoir été écrit spécia-
lement pour lui, eut sur Einstein.
Évidemment, l'intérêt de Poincaré - qui est de la génération de
Lorentz -est bien antérieur à celui d'Einstein. Ainsi s'intéresse-t-il assez
en 1891 à la géométrie non-euclidienne pour y consacrer un article 15 et,
en 1898, un autre à «la mesure du temps 16 », un article dans lequel il
attire l'attention sur le caractère conventionnel de la définition de la
simultanéité d'événements distants ; de même, en 1900, il donne une
10. Il y a beaucoup à dire quant aux influences qu'Einstein a subies sur ces questions de fon-
dements. On en trouvera une analyse dans « Editorial Note : Einstein on the Theory of Relativity »,
in J. STACHEL et a/., (dir.), 1989, p. 253-274.
11. À propos de la préhistoire de la relativité restreinte, des influences subies par Einstein,
enparticulierdePoincaré,onpourralire :A.I. MILLER.1981 ;G. HOLTON, 1981 ;J. STACHEL, 1995,
0. DARRIGOL, 1995.
12. POINCARÉ, 1902. En 1952, dans une lettre à Besso, Einstein se souviendra de ces lectu-
res. et tout particulièrement de ces deux livres (Einstein à Besso, 6 mars 1952, p. 272).
13. M. Solovine, in A. EINSTEIN, 1956, p. vi.
14. Ibid., op. cil., p. VIII.
15. H. POINCARÉ, 1891.
16. H. POINCARÉ, 1898.
38 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
est donc absent. Je n'entrerai pas ici dans cette polémique dont il a été
fait clairement justice 20 mais dont le thème est récurrent.
En 1905, Poincaré publiera deux articles sur « la dynamique de
l'électron » : le premier est déposé lors de la séance du 5 juin de l' Acadé-
mie des sciences de Paris et sera publié aux Comptes rendus 21, le second
le sera le 23 juillet dans une revue italienne fort peu connue, les Comptes
rendus du cercle mathématique de Palerme où il sera publié en 1906 22.
Einstein n'a évidemment pas pu les lire avant de déposer, le 30 juin 1905,
son propre article qui signe la relativité restreinte. Et pourtant, quel intérêt
n'aurait-il pas pris à cette lecture ! Ainsi Poincaré fait-il référence dans
ces articles au résultat négatif de l'expérience de Michelson dont il con-
clut qu' « il semble que cette impossibilité de démontrer le mouvement
absolu soit une loi générale de la nature 23 ». Puis il s'attache à montrer
que les transformations des équations du champ électromagnétique, aux-
quelles il donne le nom de « transformations de Lorentz », forment un
groupe 24 . Mais ce n'est pas tout; il termine cet article en se posant la
question de l'effet produit par les transformations de Lorentz sur toutes
les forces, et en particulier sur les forces de gravitation. C'est une ques-
tion qu'Einstein ne se posera pas avant 1907 et qui le mènera à la relati-
vité générale. Dans le même article, Poincaré suppose que la propagation
de la gravitation « se fait avec la vitesse de la lumière » et introduit l'idée
«d'onde gravifique ».Dans son article de 1906, Poincaré jettera les bases
d'une théorie de la gravitation qui, selon ses propres termes,« ne soit pas
altérée par les transformations du groupe de Lorentz 25 », autrement dit,
qui soit« invariante de Lorentz ». Qui plus est, dans cet article, Poincaré
introduit le temps comme une quatrième coordonnée imaginaire et la for-
mulation quadri-dimensionnelle 26, que Minkowski précisera en 1908
sans citer d'ailleurs Poincaré 27 ... Quant à Poincaré, jusqu'à la fin de ses
jours, en 1912, aucune de ses publications ne mentionnera la théorie de la
relativité d'Einstein. Holton, dans son article sur les origines de la relati-
vité restreinte, le voit « atermoyer, voire reculer, quand il s'est agi
34. J'utiliserai souvent les termes <~propre», <<intrinsèque», «invariant», dans le sens
d'absolu, d'indépendant de toute mesure particulière. C'est précisément le contraire de« relatif» et
un concept essentiel en ... relativité. La relativité vient de la mesure faite dans un système nécessaire-
ment particulier ayant un mouvement particulier dans lequel on doit projeter le concept défini d'une
manière intrinsèque, la grandeur physique propre, afin de calculer ce que la théorie prévoit. Ce n'est
pas pour rien qu'Einstein a, un moment, nommé sa relativité générale, « théorie des invariants » ...
42 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
36. Il n'est peut-être pas inutile de préciser qu'un événement c'est un lieu et une date, un lieu,
un point de l'espace-temps, une adresse dans l'espace-temps : trois coordonnées d'espace et une de
temps.
44 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
37. A. EINSTEIN, 19fY7, CPE, vol. 2, p. 433-488. Traduction française, inOCE, vol. 2, p. 84-124.
LUMIÈRE ET STRUCTURE DE L'ESPACE-TEMPS 45
par exemple, sur laquelle butera plus d'un physicien ! Mais d'autres
questions ne représentaient parfois que des blocages devant un mot mis
à la mode d'une manière quelque peu tapageuse.
Seize ans plus tard, en 1921, le prix Nobel sera décerné à Einstein
pour « ses services à la physique théorique et en particulier pour sa
découverte de la loi de l'effet photoélectrique». La relativité restreinte
ne sera pas mentionnée; c'est dire qu'elle n'est pas encore entrée dans
les mœurs de tous les physiciens. Sans parler de la relativité générale
qu'Einstein a mise sur pied dans l'intervalle ...
la distance entre deux points est-elle toujours positive ; elle ne peut être
nulle que si nos deux points n'en font qu'un.
La situation se complique si lon n'exige plus que notre distance ait
cette propriété. C'est bien le cas des« espaces-temps» qui nous intéres-
sent ici, et en particulier de l'espace-temps de Minkowski dont la métri-
que s'écrit:
îTemps
X
-E space
Le temps propre
ds 2 = dx 2 +dy 2 .
Et il faut intégrer ce vecteur infinitésimal, ds, le long de la courbe
« P0 P » dont on veut mesurer la longueur :
p p
y p
f-- -- - - - r-- -- f - - - /
,/ "
V
dS/ dy
~
~-"
V dx
i........."'
X
~"
:/
VPo
Figure 4 : Diagramme de la mesure de la longueur d'une courbe d'un plan.
1. En fait, on utilise ici des espaces un peu plus généraux que les espaces riemanniens inven-
tés par Bernhard Riemann. On utilise des espaces « pseudo-riemanniens » qui sont aux espaces de
Riemann ce que l'espace de Minkowski est à l'espace euclidien. Dans ces espaces « pseudo-
riemanniens» ou« pseudo-euclidiens», on ne dispose plus d'une« distance» banale. On introduit
une distance plus générale. qui n'est en fait autre que le temps propre. En géométrie euclidienne, si
deux points sont à une distance nulle l'un de l'autre, ils ne font qu'un. Tel n'est pas le cas ici ; deux
événements dont le carré de la distance est nul ne sont pas nécessairement identiques.
VERS UNE NOUVELLE THÉORIE DE LA GRAVITATION 61
2. Eµv est donc le tenseur d'Einstein, Rµv le tenseur de Ricci, tandis que Rest la courbure
riemannienne scalaire, Tµv est le tenseur de matière et X est proportionnel à G, la constante de gra-
vitation, celle-là même que l'on trouve dans la théorie de la gravitation de Newton. À propos de ces
définitions et plus généralement de la structure géométrique des espaces riemanniens, on consultera
par exemple A. LICHNEROWICZ, 1962.
62 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
3. On verra qu'il existe deux interprétations de la théorie de Newton quant à la courbure des
rayons lumineux par la gravitation. La plus banale revient à supposer que les corpuscules lumineux
ne sont pas sensibles à la gravitation : les corpuscules lumineux, aujourd'hui les photons, se dépla-
cent en ligne droite dans un champ de gravitation. C'est cette interprétation, la plus courante, que
nous retiendrons ici. Mais on peut supposer aussi, avec les philosophes de la nature de la fin du xvm•
siècle, qu'un corpuscule lumineux possédant une masse (dans le contexte de la théorie corpusculaire
de Newton), il soit sensible, comme toute autre panicule matérielle, à la gravitation : dans un champ
de gravitation important, lors de son passage près d'une étoile, sa trajectoire s'incurve, est déviée.
64 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
pie, qu'il veut hannonieuse? Comment fait-il ses choix qui le mènent à
la théorie que l'on appelle aujourd'hui relativité générale et au succès
que l'on sait?
mène en soi qui s'exprime dans le repère propre. Ainsi, le sens profond
de la relativité einsteinienne doit-il être compris à partir de celui de gran-
deur intrinsèque, d'invariant. On voit à quelle distance du relativisme
philosophique on se trouve !
Einstein n'a d'ailleurs pas choisi ce terme de relativité et il aurait
préféré nommer sa théorie de gravitation, théorie des invariants 5. De la
même manière, Max Planck considérait qu'en relativité restreinte les
invariants avaient une importance fondamentale ; il soutenait que chaque
grandeur relative était nécessairement liée à un invariant et, pour lui, le
rejet du caractère absolu de l'espace et du temps n'éliminait pas l'absolu
qu'il localisait par-delà l'espace et le temps fondus en un seul continuum,
l'espace-temps.
5. C'est le mathématicien Félix Klein qui suggéra en 1910 le nom« Invariantentheorie ».À
ce propos, on consultera : «Editorial Note : Einstein on the Theory of Relativity », in J. STACHEL
et al., 1989, CPE, vol. 2, p. 253-274. Cf. aussi: G. HOLTON, in G. HOLTON et Y. ELKANA, 1982, p. xv.
VERS UNE NOUVELLE THÉORIE DE LA GRAVITATION 67
Si l'on doit parler de génie, c'est bien là qu'il est à l'œuvre. Si l'on
savait comment faire pour inventer une théorie physique, on n'en parle-
rait pas tant ! Bien difficile de savoir ce qui est essentiel dans cette
période de création sinon le génie. Il s'agit là, au sens fort, d'un art. L'art
de choisir une toile, un cadre, que la nature accepte, de rendre compte du
réel. De savoir prendre le bon angle, le juste point de vue, de savoir
oublier certains traits de la réalité dont on est a priori persuadé, à tort ou
à raison, qu'ils sont secondaires. Il faut savoir choisir, bien choisir, afin
de ne pas se perdre dans la mer des faits, afin de se faire porter par un
vent jusqu'alors ignoré, par un courant souterrain, sur un nouveau rivage
où l'on pourra construire une nouvelle cité, un nouveau monde. Non seu-
lement il s'agit de savoir mettre l'accent sur tel point, d'élire telle vue,
mais encore d'y croire fermement et de s'y tenir malgré la moue dubita-
tive des collègues qui nécessairement vous regarderont longtemps avec
quelque dédain et non sans quelques sarcasmes ...
C'est bien d'un art qu'il s'agit, un art dont on choisit le sujet et le
cadre et les outils. Rendez-vous au point d'orgue est pris. On jugera
l'œuvre à ses fruits, à ses résultats, à la manière dont l'expérience et
l'observation répondront à ses propositions. Car c'est un art qui n'a pas,
comme la peinture, le public des galeries pour témoin, mais l'expérience
pour« juge suprême» ainsi qu'Einstein l'écrira avec force.
Durant cette période de construction, d'invention, Einstein devra
agencer ses principes dans le cadre des diverses structures possibles, ima-
ginables. Des structures de l'espace tout d'abord, c'est-à-dire des variétés
diverses de géométries ; et, à l'intérieur des variétés d'espaces qu'il se
permet, des structures théoriques dans lesquelles il va essayer des équa-
tions, des formes diverses d'équations compatibles avec ses principes et
avec ces structures. L'architecte de l'univers est à l'œuvre qui fait ses
plans et dessine des esquisses. Esquisse, n'est-ce pas le nom qu'il donne
précisément à l'un de ses premiers essais théoriques sur la gravitation ?
Et si l'on posait... Et si je ... Quelle« gueule» cela aurait-il donc? Est-
ce que cela va marcher ? Dans le silence de son cabinet de travail, il
invente l'univers, une représentation de l'univers.
condamne tel principe, alors il faudra faire table rase de tout ce que l'on
a pu construire sur ses bases, il faut abandonner ce principe-là et repren-
dre l'ouvrage sur de nouvelles bases.
Ainsi, lorsque Einstein songe - il y songera ! - à remettre en cause
le principe de la constance de la vitesse de la lumière, ce sera évidem-
ment dans les limites de la précision des résultats expérimentaux. Mais
une telle décision est de l'ordre de la liberté du théoricien, une liberté que
seule l'expérience, un jour, pourrait remettre en question.
Tous ces principes et quelques autres, qui sont donc soit des mini-
théories compactées, si je puis dire, soit quasiment l'expression de choix
philosophiques, physico-philosophiques, vont lui servir à tenir en main
des idées très diverses et profondes, des expériences variées, à les articu-
ler. Les principes, c'est en quelque sorte le matériau de base qu'Einstein
utilise, avec lequel il travaille, qui lui permet de voir les choses plus sim-
plement, avec plus de distance.
Mais aussi bien, pour construire une théorie, il faut respecter, c'est
l'a b c du métier, un certain nombre de conditions, de faits, de points
acquis. Qu'il s'agisse de repenser les bases de la cinématique, et il faudra
que la nouvelle théorie, la relativité restreinte, explique tout ce que per-
mettait de comprendre la cinématique de Galilée, mais aussi que ces nou-
velles bases soient compatibles avec les équations de Maxwell ; qu'elles
ne soient pas contraires aux expériences sur la lumière, d' Arago, de
Fizeau ou de Michelson et Morley. Comme il s'agit ici de repenser celles
de la gravitation, il faudra d'abord retrouver tout ce que la théorie de la
gravitation universelle de Newton permettait d'expliquer, de compren-
dre, et, en premier lieu, de rendre compte des lois de Kepler.
Encore faut-il que cette nouvelle théorie soit cohérente avec la théo-
rie restreinte car sinon à quoi bon modifier la théorie de Newton ? Enfin
ne faut-il pas qu'elle rende compte de certaine différence infime dans le
trajet des planètes dont la théorie de Newton était incapable ? Ce ne sera
pas là, on le lui a assez reproché et nous y reviendrons, son premier souci.
Cette énumération incomplète montre qu'il est presque impossible de
tenir aisément en main tous ces éléments à la fois et encore moins de les
manœuvrer. Et c'est bien ce à quoi servent aussi les principes ; ce sont
les cartes du jeu théorique dont chacune symbolise un trait de la réalité.
Mais rechercher des principes, n'est-ce pas chercher les règles du
jeu de l'univers? Nul doute que cette tentation est à l'œuvre chez Eins-
tein. Jusqu'à quel point y a-t-il jamais vraiment cru ? A-t-il jamais pensé
que ses principes étaient plus que des éléments d'un jeu de construction
théorique, qu'ils exprimaient quelque Loi vraiment universelle?
Croire ? Il y a, bien sOr, plusieurs temps, plusieurs degrés, plusieurs
acceptions de ce terme. Il y a « croire » et « Croire » ... Il y a parfois de
72 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
l'espoir dans la croyance ; et, pour Einstein, poser ici un principe, c'est
espérer que ce principe lui ouvrira la porte à laquelle il songe. D'autant
que les principes se composent entre eux dans un cadre bien défini et que
leurs conséquences en sont différentes selon le cadre, la structure et la
manière dont ils sont disposés. Les principes, ce sont en somme des thè-
mes avec lesquels il compose la symphonie ; il en est de discordants,
d'autres qui ne s'accordent pas avec les faits ou qui conduisent à des
absurdités mais ils vont parfois d'un même pas, convergeant vers la
même direction ...
Le style d'Einstein
Après 1905, la relativité restreinte construite, Einstein avait sans
doute, en son for intérieur, la certitude, l'intime conviction qu'il était sur
la bonne voie, et peut-être même pensait-il avoir trouvé, non pas vraiment
une méthode, mais un style pour avancer ; une certitude qu'il trouvait dans
l'analyse à laquelle il avait soumis la physique, dans la manière dont il
avait obtenu ses résultats, et d'abord dans ses principes. Ainsi n'est-ce pas
sans raisons qu'Einstein travaille à établir sa relativité générale. Ce style
ne lui a-t-il pas souri alors qu'il mettait sur pied sa relativité restreinte?
Une théorie structurée par des principes exhibera une architecture
admirable et sévère mais impliquera aussi une grande rigidité qui n'ira
pas sans une certaine fragilité. Un principe est évidemment contraignant
mais ce sont ces contraintes mêmes qui, en restreignant le cadre théori-
que a priori, en font tout l'intérêt. L'image du jeu de construction vaut
aussi ici. À partir du moment où l'on pose sur la table un jeu particulier
de principes, la question est déjà, non pas réglée, car une infinité de théo-
ries peuvent obéir à un ensemble donné de principes, mais limitée.
Mais l'attitude d'Einstein est complexe et dépendra essentiellement
du contexte ; bien qu' extrêmement exigeant, il n'est pas dogmatique et,
même si cela lui est difficile et même parfois pénible, il évoluera et ten-
tera de s'adapter à la situation. Ainsi ne pourra-t-il se tenir, aussi ferme-
ment qu'il l'aurait souhaité, à tous ses principes, devant s'adapter sans
cesse à la réalité théorique et à l'observation. Mais construisant la relati-
vité générale, sa théorie de gravitation, il ne transigera pas avec le prin-
cipe de relativité, tout simplement parce que la relativité - restreinte -
tient la route, la route des faits. C'est tout particulièrement dans ce regis-
tre qu'Einstein va agir en virtuose, faisant montre d'une extraordinaire
sensibilité physique et d'une grande liberté de jugement.
Au-delà des principes, il faut dire l'insistance d'Einstein quant à la
liberté du théoricien, un mot qu'il utilise très souvent dans ses écrits épis-
témologiques. Une liberté qu'il défend précisément dans le cadre de la
VERS UNE NOUVELLE THÉORIE DE LA GRAVITATION 73
IO. Ibid.
Chapitre 4
Nous avons vu les raisons qui ont convaincu Einstein de faire quel-
que chose pour la gravitation ; mais comment prendre le problème, com-
ment avancer? C'est une idée étonnante qui lui fait sauter le pas, qui lui
donne l'impulsion pour se mettre au travail, c'est, selon ses propres ter-
mes, « l'idée la plus heureuse de toute [sa] vie 2 ».
Étonnamment, il s'agit d'une expérience très ancienne; l'expé-
rience que Galilée est censé avoir faite à Pise (mais semble-t-il plus
ancienne encore et alors déjà banale) et qui laissait entendre que tous les
corps tombent de la même manière quelles que soient leur masse, leur
composition, leur nature, abstraction faite bien entendu de la résistance
de l'air. Une fois de plus, Einstein retourne le problème, voit les choses
autrement, prend un autre point de vue. Un point de vue qui, une fois
qu'on l'a compris, quel' on a vu, semble si évident, si banal : trivial. Mais
ce saut, ce renversement auquel Einstein procède, personne jusqu'alors
ne se l'était permis, n'en avait en tout cas vu les conséquences. Cela
s'appelle penser.
Partant donc de cette expérience apparemment triviale, Einstein
comprend aussitôt qu'il va pouvoir avancer d'un grand pas, un pas essen-
tiel : il va pouvoir traiter de gravitation dans le cadre de la relativité res-
treinte. Dès lors, cette idée le fascine, l'obnubile, car elle va lui permettre
de jeter les premières bases d'une théorie de la gravitation relativiste.
Elle devient aussitôt le tout premier des principes de la relativité géné-
rale, le principe d'équivalence, le moteur de la théorie, des théories de
gravitation.
Cette idée prend pour Einstein la forme d'une sorte de rêve éveillé,
d'un homme« tombant en chute libre du haut du toit d'une maison 3 » ;
et il lui apparaît que pour cet observateur « il n'existe pendant sa chute
- du moins dans son voisinage immédiat - aucun champ de gravita-
tion 4 ». Tout se passe comme s'il était en repos et tous les objets qu'il
peut lâcher pendant sa chute vont rester tout autour de lui dans un état de
repos apparent ou de mouvement uniforme. En somme, le champ de
gravitation est absorbé, est annulé. Il n'y a rien là de bien nouveau,
physiquement parlant, sinon un changement de point de vue ; tandis que
Galilée se bornait à voir tomber les corps, Einstein tombe lui-même, ou
plus précisément, prudent, il fait tomber son observateur. C'est donc que
l'on peut s'affranchir un instant de la gravitation puis en revenant ensuite
dans le repère initial, au pied de la tour, tenter de comprendre ce qui se
passe. Cette expérience de pensée, cette idée, lui fournit un état de mou-
vement, la chute libre, dans lequel il peut travailler hors gravitation, lui
donne une méthode de travail, un outil d'une puissance étonnante.
que les marrons, c'était simplement parce que l'air les faisait tournoyer.
Bigre ! La classe était muette.
Cette expérience, c'est celle que réalise aujourd'hui tout astronaute
dans son satellite, et la télévision nous a habitués à voir les objets et les
hommes nager dans l'espace dans - ou près de - leurs satellites. Il se lave
les dents, lâche son verre et son contenu et la brosse et le tube, tout cela
reste immobile relativement à lui-même et au satellite. Rien ne bouge
quelles que soient la masse, la densité de l'objet. Tout au moins si le
satellite est en orbite, c'est-à-dire, étonnamment, s'il tombe; tout se
passe alors comme si le champ de gravitation n'existait plus, c'est l'ape-
santeur. C'est bien que !'on peut supprimer localement - mais seulement
localement - le champ de gravitation.
À l'inverse, lors de son lancement, notre satellite est soumis à une
accélération de deux, trois fois g, trois fois la pesanteur sur la Terre ; mais
à quel champ de gravitation? Car dans ce 3g, où est notre g à nous et d'où
viennent ces 2g supplémentaires ? Bref, est-il possible de distinguer le
champ de gravitation lié à la Terre du champ d'accélération lié aux
moteurs? La gravitation de l'inertie? Le champ de gravitation serait-il
un champ relatif? Tiens, tiens ! relatif, vous avez dit relatif? En fait,
Einstein tient beaucoup à cette relativité de l'accélération et c'est là la
marque qu'il veut imprimer à sa théorie. On verra à quel point et jusqu'où
Einstein tient à cette relativité totale de la gravitation et de l'inertie.
Il nous faut revenir un instant à la théorie newtonienne de la gravi-
tation. Dans la loi de gravitation de Newton, apparaissent en fait deux
masses différentes, deux concepts de masse y sont en cause, la masse
grave (celle qui crée le champ de gravitation) que l'on notera mg, et la
masse inerte, m; (qui représente la réaction du corps aux forces en général
et à la force de gravitation en particulier). En électromagnétisme, ces
deux concepts sont clairement distincts ; un électron possède une charge
et une masse inerte. La masse grave est dans une théorie de gravitation
l'équivalent de la charge pour l'électromagnétisme. Tout simplement la
masse grave, c'est la charge gravitationnelle.
La masse inerte joue son rôle dans l'équation fondamentale de la
dynamique (j = m; a, où a est l'accélération) tandis que la masse grave
trouve sa place dans la définition de la force gravitationnelle qu'exerce
un corps de masse grave Mg sur un corps de masse grave mg ;
(j= - Gmg Mg! r2). Et c'est parce que la masse grave d'un corps est
- très précisément (mais pourquoi ?) - égale à sa masse inerte (m; = mg)
que les trajectoires des particules subissant un champ de gravitation ne
dépendent pas de leur propre masse ; l'accélération g ne dépend que de
la masse (grave) Mg créant le champ de gravitation et non pas de celle
qui le subit : g = - GMgl r2. Cette remarque semble presque anodine,
78 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
Le principe d'équivalence
Il semble qu'Einstein n'était pas, en 1907, au courant des expérien-
ces d'Eèitvèis mais cela ne change pas grand-chose à l'affaire. Car la vraie
question était bien de se demander si cette égalité de la masse grave et de
7. C. 0. HOYLE et al .• 2001.
8. À ce propos. cf. J. G. WILLIAMS et al., 2001.
80 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
la masse inerte avait ou non un sens profond bien que encore ignoré; s'il
s'agissait ou non d'un événement accidentel ainsi que les équations de
Newton le laissaient entendre, ou d'une identité fondamentale. Toujours
est-il que telle fut l'hypothèse d'Einstein qui fit de ces observations un
principe sur lequel il allait tout miser, le principe d'équivalence.
Supposer que le principe d'équivalence soit un principe fondamen-
tal comporte un grand risque car tous les développements ultérieurs
dépendront alors de ce principe; or, si jamais l'on s'apercevait un jour
que quelque expérience (en particulier dans le domaine atomique) met-
tait le principe d'équivalence en cause, il ne resterait rien de la théorie
finale ni du travail qui y a mené. Ainsi, la structure même de la théorie
sur laquelle Einstein va travailler suppose la vérité de ce principe. Mais,
réciproquement, à ce risque important est lié un gain important car cette
hypothèse va permettre de penser la théorie autrement. En effet, si le
mouvement des particules soumises à un champ de gravitation est indé-
pendant de leur masse inerte, à quoi bon faire apparaître cette masse
inerte dans les équations ? Pour la faire sortir aussitôt comme il est de
mise dans les équations newtoniennes ? À quoi bon faire entrer m dans
les deux premières équations que j'ai tracées un peu plus haut puisqu'elle
n'apparaît plus dans la troisième ! Car les particules d'épreuve soumises
à un champ de gravitation vont suivre des trajectoires ne dépendant en
fait que du champ de gravitation et non pas de la réaction au champ de
gravitation. Bref, croire au principe d'équivalence jusqu'au bout, c'est
supposer que les trajectoires sont indépendantes des particules
elles-mêmes, que les orbites des planètes sont en quelque sorte tracées
dans l'espace, dans la structure du champ de gravitation créée par une
distribution de masses donnée. Il faut tout reprendre et avant tout la dis-
tinction entre masse grave et masse inerte, et donc supprimer de la théorie
la loi fondamentale de la dynamique (j = m a) et la notion de force qui
n'a plus aucun sens. Vaste programme! Tout est à plat. Il ne reste rien de
la structure théorique que Newton a posée.
Il faut donc construire une théorie qui n'utilise pas la masse inerte.
Les trajectoires des particules seront a priori indépendantes de la masse
(inerte) des corps subissant le champ; elles seront directement détermi-
nées par la masse (grave) créant le champ ; elles seront en quelque sorte
gravées directement dans l'espace, comme le sont les rivières sur la
Terre.
Le principe de Mach
Dans La Mécanique 10 que, rappelons-le, Einstein avait lue attenti-
vement lors des séances de l'académie Olympia, Mach critique tout par-
ticulièrement le concept d'espace absolu chez Newton 11 ; Newton qui
est «en contradiction avec son dessein de n'étudier que des faits 12 ».
Figure 3. La coque pleine symbolise les étoiles fixes en rotation dont Einstein
cherche l'effet sur la petite masse au centre (A. EINSTEIN, 1912,
CPE, vol. 4, p. 175).
laquelle, d'un point à un autre, rien ne change ; tous les lieux y sont équi-
valents. La physique y sera la même ici ou là. Mais si !'on considère une
surface dont la courbure varie - un linge froissé, une tôle cabossée -,
alors d'un point à un autre la physique ne sera pas partout la même. Cette
différence peut exprimer le champ de gravitation.
Figurons-nous un instant dans une plaine sur laquelle je pose une
bille sans lui donner aucun élan : elle reste bien sûr en place. Mais si je
fais la même expérience dans un paysage de collines, de montagnes et
toujours en assujettissant ma bille à rester sur le sol, elle se met en marche
dans le sens de la plus grande pente, de la plus grande courbure du sol.
Évidemment, cette courbure-là n'est que la courbure d'une surface; elle
n'a pas les mêmes propriétés de la courbure d'un espace-temps. Mais,
même si elle est discutable, !'image qu'elle nous donne est intéressante.
Je l'ai déjà dit, il n'y a pas de bonne image, de bonne représentation de
ces concepts, mais il en est de moins mauvaise. Pour ce qui concerne la
courbure, gardons celle-ci en tête. Et notons que les trajectoires de notre
bille sont inscrites dans le sol, creusées dans l'espace-temps.
On conçoit donc qu'un espace-temps courbe puisse exprimer la gra-
vitation, sous-tendre la gravitation. Le champ de gravitation sera une pro-
priété de l'espace-temps. L'espace-temps sera donc courbé par la
matière, par les masses sources du champ ; ces masses que l'on appelait
graves mais que l'on ne distinguera plus des masses inertes, grâce au
principe d'équivalence. Encore faut-il comprendre comment la courbure
dépendra des masses sources du champ, quelles sont les équations de
champ qui détermineront la courbure de l'espace-temps, qui nous diront
dans quel genre d'espace nous vivons (voir chapitre 5).
Si les équations de champ de la théorie doivent nous dire quel est
l'espace-temps-solution du problème, il nous faut inventer des espa-
ces-temps parmi lesquels nous pourrons trouver notre solution ; il nous
faut disposer d'un réservoir d'espaces possibles, satisfaisants. En fait, ces
espaces courbés ont été inventés au milieu du x1xe siècle par Bernhard
Riemann. Mais la question vient de bien plus loin.
22. Cela vient de ce que les termes de la métrique ne sont pas tous positifs ; ce qui implique
que deux événements distincts puissent se trouver à une distance (propre) nulle l'un de l'autre ... À
ce propos, cf R. HAKIM. 1994, p. 174.
94 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
inertiels (ou des observateurs inertiels, ce qui n'est qu'une autre manière
de parler), elle est généralisée.
Ce refus, légitime, de restreindre les repères admissibles aux repè-
res inertiels entraînera Einstein vers une sévère critique de la significa-
tion physique des coordonnées. Einstein est en quelque sorte entraîné
dans une spirale critique. La critique de l'espace absolu l'emmenant vers
celle des systèmes inertiels, puis de la signification des systèmes de
coordonnées ; bref, vers une généralisation tous azimuts qui ne laisse que
peu de concepts indépendants sur le tapis de la physique. La relativité
générale est une théorie très économe mais peu diserte.
Il s'agit donc de généraliser le principe de relativité, de trouver des
équations qui, tenant compte de la gravitation, de l'inertie, n'excluant pas
les accélérations, soient formulées dans des systèmes de coordonnées
quelconques non nécessairement inertiels et qui pourront à volonté être
accélérés les uns par rapport aux autres. C'est là un axe essentiel de la
théorie générale de la relativité générale.
Le principe de covariance
transformations qui vont laisser ces objets invariants. Dans le cadre des
théories classiques ce sont les transformations de Galilée et dans celui de
la relativité restreinte ce sont les transformations de Lorentz. Pour ce qui
concerne la relativité générale, ce seront toutes les transformations envi-
sageables ; Einstein pose donc la covariance générale des équations, un
principe de relativité générale.
Aussi bien, tous les systèmes de coordonnées, tous les systèmes de
référence, doivent pouvoir être employés car il doit toujours être possible
d'absorber (ou de générer) un champ de gravitation à travers un champ
d'accélération; ainsi n'importe quel référentiel accéléré fait-il partie de
la famille par rapport à laquelle les équations de la gravitation doivent
pouvoir être écrites. Ainsi doit-on pouvoir écrire les équations de la gra-
vitation, de la relativité générale, dans n'importe quel système de réfé-
rence : la covariance doit être générale. On tient là le caractère général
de la relativité ...
Mais on peut voir les choses autrement, d'une manière invariante.
J'ai déjà insisté sur le fait que les relativités étaient bien mal nommées,
qu'il s'agissait en fait de théories absolues dont le caractère relatif
n'apparaissait que lorsque la grandeur physique considérée était projetée
sur un référentiel particulier : relatif à ce système de référence-là. Ou
encore, il s'agit d'un objet intrinsèque, que l'on souhaite projeter dans un
système de coordonnées où il sera plus commode de travailler. Mais il
n'est pas impossible de le projeter dans un autre référentiel, dans un autre
système de coordonnées dans lequel le champ d'accélération sera diffé-
rent - ce dont tiendra compte la théorie tensorielle d'une manière auto-
matique. En fait, les calculs que nécessite cette projection dans un sys-
tème de coordonnées donné, ou la transformation des composantes de
l'objet intrinsèque sur lequel on travaille d'un repère à un autre, tout cela
est assuré par le calcul tensoriel. Ces questions sont en somme proches
des techniques du dessin industriel ou de l'architecture. Pour savoir pré-
cisément quelles sont les cotes de l'objet que l'on veut fabriquer, du bâti-
ment que l'on souhaite construire, on en projette la structure, la forme,
sur le plan, et sur chacun des côtés. Si l'on change de représentation, en
souhaitant dessiner le bâtiment de trois-quarts, ou en vue perspective, on
conçoit qu'il faille un instrument mathématique qui permette cette trans-
formation, ce changement de point de vue. Mais il ne s'agit que d'un ins-
trument permettant la représentation du bâtiment qui lui, reste invariant,
identique à lui-même. On voit plus clairement dans cet exemple banal à
quel point le caractère relatif de la relativité restreinte ou générale est
problématique. Il s'agit simplement d'un relativisme de la description :
l'essence de la théorie, c'est l'invariance, ainsi que je lai déjà souligné
au chapitre précédent.
LES PRINCIPES D'EINSTEIN 97
Un raisonnement cavalier
Einstein pose donc ici un programme de recherche dont il aborde
aussitôt le premier pas, celui du comportement des horloges dans un sys-
tème accéléré et, par conséquent, dans un champ de gravitation. Mais,
pour l'heure, il ne dispose que de la relativité de 1905, restreinte aux sys-
tèmes galiléens, c'est-à-dire expressément non accélérés. La question est
donc bien de traiter de systèmes accélérés sans en avoir vraiment le droit.
Einstein utilise essentiellement deux systèmes de référence qu'il munit
d'horloges identiques ; un système S, supposé au repos (non accéléré) et
un système accéléré ~. Afin de passer de S à ~. ce qui en bonne logique
de la relativité restreinte n'est pas autorisé, il faut trouver un subterfuge :
Einstein construit un troisième système, S', qui, tout en étant supposé
coïncider avec ~.est non accéléré. On peut alors, grâce à la relativité (res-
treinte, il n'y a pas encore de théorie générale de la relativité), passer de
S à S' et, ainsi, en glissant de S' et~. passer de S à~. et avoir un moyen
de prévoir le comportement d'une horloge accélérée.
Il ne s'agit pas en fait d'un calcul si complexe mais d'un raisonne-
ment subtil et assez agaçant qui nécessite de manipuler trois systèmes de
références différents qui se meuvent parallèlement. Il est question d'hor-
loges, de temps locaux, d'échange de signaux et de définition de la simul-
tanéité. La méthode employée ici par Einstein est typique de ces démons-
trations qui demandent de passer d'un train à un autre, tout en surveillant
le contrôleur sur le quai, mais sans perdre de vue l'âge du conducteur. On
y perd aisément son repère ! Et l'on ne peut en sortir sans un certain
malaise: n'y a-t-il pas là quelque chose qui cloche? Et, d'ailleurs, tel est
bien le cas: ça cloche, mais ça avance, et n'est-ce pas l'essentiel de ce
9. Ibid. Einstein emploie ici le terme« potentiel »de gravitation. Il aurait aussi bien pu parler
d"intensité du« champ• de gravitation. La courbure est le seul concept défini correctement - d"une
manière intrinsèque. mais il ne s'agit pas d"une grandeur physique immédiatement mesurable. D'où
la nécessité d"employer les termes, mal définis mais parlants, «d'intensité du champ de gravita-
tion•, de« potentiel de gravitation». Ces termes proviennent des théories de Newton et de Maxwell
où leur définition est rigoureuse.
104 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
des raies et la déviation des rayons lumineux vont constituer des tests
essentiels pour la relativité générale ; des tests qui, bien que difficiles à
mettre solidement en place, seront bientôt, avec celui de l'avance du péri-
hélie de Mercure, et pour longtemps, les seuls appuis de la théorie ; nous
y reviendrons dans les prochains chapitres (voir chapitres 7, 8 et 9).
11. A. Einstein à C. Habicht, 24 décembre 1907, CPE. vol. 5. p. 82. et OCE, vol. 2, p. 125.
12. D. BRIAN, 1997, p. 98.
106 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
Einstein à l'ouvrage
Einstein ne publiera plus rien sur la gravitation avant 1911. Sa posi-
tion à l'Université de Zurich lui impose un lourd enseignement auquel il
prendra beaucoup de plaisir; il a peu d'expérience mais il entretient de
bons rapports avec ses étudiants auxquels il conseille d'intervenir active-
ment dans ses cours. Il enseignera la mécanique, la théorie cinétique des
gaz, la théorie de la chaleur et la mécanique statistique, et encore l' élec-
tromagnétisme. Cela ne l'empêchera toutefois pas de faire de la recher-
che, en particulier sur la question de la radiation ou sur l'opalescence. Il
interviendra aussi, bien sûr, sur l'interprétation de la relativité et en par-
ticulier dans une discussion très intéressante concernant la question d'un
disque rigide en rotation, une question qui se situe, en somme, entre la
relativité restreinte et la générale 17.
Cette controverse vint de la proposition, que fit alors Max Born,
d'une définition du concept de rigidité en relativité restreinte - qui
ouvrait la question de la possible déformation d'un solide. Paul Ehren-
fest, un physicien de Leyde, et l'un des meilleurs amis d'Einstein, s'en
mêla en mettant le doigt sur un paradoxe agaçant. On sait que la relativité
restreinte implique ce que l'on appelle la contraction des longueurs. Cet
effet laisse entendre qu'une règle en mouvement (le mouvement étant
supposé être parallèle à la règle) est plus courte que sa jumelle au repos.
À l'inverse, la largeur de la règle, perpendiculaire au mouvement, ne
subit aucune contraction. Ainsi, sur un disque en rotation le rayon, qui est
toujours perpendiculaire au mouvement, ne subira aucune contraction.
Mais les éléments perpendiculaires au rayon, tangents à la circonférence,
subiront cette contraction et donc la circonférence elle-même. La contra-
diction vient du calcul de cette circonférence qui n'est autre (en géomé-
trie euclidienne) que 2Trr mais qui devrait être un tout petit peu plus
courte vu la contraction. Où est donc l'erreur? Je n'entrerai pas ici dans
la polémique qui va trouver une issue en posant que le concept de rigidité
n'a pas sa place en relativité et en laissant de côté toute distance au profit
du temps propre. Laue montra en particulier que le concept de rigidité
était en conflit avec le fait que la vitesse d'aucun signal ne pouvait excé-
chaîne des calculs sera reconstruite plus tard, de plus en plus précisé-
ment, de plus en plus proprement. Einstein ne défend d'ailleurs que du
bout des lèvres son raisonnement et ses calculs ; il s'agit d'heuristique et
comme il l'écrit pour conclure son article, ces« raisonnements[ ... ] doi-
vent apparaître comme insuffisamment fondés, voire aventureux 20 ».
Mais, comme si souvent, il a·du flair et, bien que ses calculs soient ambi-
gus, cavaliers, ils donnent la réalité de l'effet et le bon ordre de grandeur.
Après avoir calculé l'ampleur - très faible - de cette déviation, il
explique comment l'observer. L'idée essentielle, c'est que la trajectoire
des rayons lumineux issus des étoiles fixes se trouvera légèrement déviée
de la ligne droite si ces rayons passent près d'un corps massif. Le Soleil
ferait bien l'affaire mais son rayonnement cache, aveugle, les étoiles,
nécessairement proches du disque, dont l'image est la plus atteinte par le
phénomène; sinon lors d'une éclipse, alors que le Soleil occulté laisse
voir les étoiles qui lui sont proches et dont l'image devrait donc subir la
déviation la plus forte. Dans ce cas, le champ d'étoiles situé autour du
Soleil pourra être photographié et comparé à son image hors la présence
du Soleil:
« Un rayon lumineux passant au voisinage du Soleil subirait en consé-
quence une déviation de 4 W-6 =0,83" d'arc. C'est de cette quantité
qu'est augmentée la distance angulaire d'une étoile au centre du Soleil du
fait de la courbure des rayons lumineux.
« Comme les étoiles fixes appartenant à des parties du ciel situées près du
Soleil deviennent visibles lors des éclipses totales du Soleil, cette consé-
quence de la théorie peut être confrontée à l'expérience. Pour la planète
Jupiter le décalage attendu atteint environ Ill OO de la quantité indiquée. Il
serait urgent que les astronomes s'occupent de la question examinée ici,
même si les raisonnements dans ce qui précède doivent appara.i"tre comme
insuffisamment fondés, voire aventureux. Car abstraction faite de toute
théorie, on doit se demander si, avec les moyens actuels, il est possible de
constater une influence des champs de gravitation sur la propagation de la
lumière 21. »
24. A. Einstein à M. Besso, 26 man; 1912, CPE, vol. 5, p. 436-437, etOCE, vol. 2, p. 145-147.
25. A. Einstein à M. Besso,janvier 1914, CPE, vol. 5, p. 588, et P. SPEZIALI, 1979, p. 30.
26. A. Einstein à A. Sommerfeld, 29 octobre 1912, CPE, vol. 5, p. 505.
27. A. Einstein à L. Hopf, fin février 1912, CPE, vol. 5. p. 418.
LA NAISSANCE DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 113
son long silence, il écrit qu'il ne faut lui chercher d'excuses que« dans
l'effort franchement surhumain» qu'il a consacré au problème de la gra-
vitation. Mais il ajoute, enthousiaste, «qu'il est désormais profondément
convaincu qu'il est dans le vrai» mais qu'il craint «qu'un murmure
d'indignation ne s'élève des rangs des collègues quand le travail va
paraître 28. »Las, il est alors bien loin du compte et il devra encore con-
sacrer de gros efforts au problème de la gravitation. Pire, il est loin d'être
dans le vrai car il vient de sacrifier, et pour de bien mauvaises raisons,
son principe de covariance. Son Esquisse, en fait une première version de
la relativité générale, qui vient de sortir ne fera pas même vraiment jaser
dans les rangs clairsemés de la physique théorique. C'est plutôt l'incom-
préhension, !'indifférence.
Il lui manque encore un élément, un élément essentiel, un principe
bien sûr, qu'il va prendre chez Mach: le principe de Mach, une grande
idée ! Elle l'enchante. La Mécanique de Mach 29, il l'a lu, étudiant à
Zurich, et à Berne, aux temps de l'académie Olympia, il en a discuté avec
Besso et Solo. C'est le moment de l'intégrer <tans son dessein. Le prin-
cipe de Mach représentera alors pour Einstein une sorte d'idée fixe.
L'idée, nous nous y sommes longuement arrêtés au chapitre précédent,
est, comme souvent chez Einstein, simple et subtile. Elle concerne l'iner-
tie, les raisons physiques de l'inertie qui pour Newton sont indissoluble-
ment liées à l'espace absolu. Einstein refuse de considérer que l'espace
absolu de Newton a un sens physique et, jusque-là, il a pu travailler sans
y.avoir recours. L'espace absolu, ce fantôme!
tants. Il s'agit du principe des géodésiques, dont le sens est très fort, très
large car, non seulement il s'agit d'enjoindre les particules à suivre les
extrémales de l'espace-temps, mais il représente aussi une sorte d'exten-
sion de la loi d'inertie et signe l'abandon de la notion de force. Les par-
ticules d'épreuve, libres, ne sont plus soumises à quelque force, mais,
simplement doivent épouser le relief, la courbure, que crée la gravitation
sur 1' espace-temps. Au second rang, vient encore le principe de conser-
vation, un principe qui pose la nécessité d'une équation de conservation
de l'énergie ; enfin vient le principe de correspondance qui exprime
l'exigence que la nouvelle théorie n'ait pas de moindres résultats que
celle qu'elle veut remplacer; au premier ordre d'approximation, on doit
donc retrouver tous les résultats de la théorie de la gravitation
newtonienne : les applications de la nouvelle théorie ne doivent pas être
plus minces que celles de l'ancienne ni, bien sûr, ses résultats moins inté-
ressants.
Mais, même s'ils sont étonnamment nombreux, ces principes ne
déterminent pas totalement la théorie et ses équations de champ ; pas plus
que la structure mathématique qu'Einstein va, dans ces années de travail
acharné, choisir, bâtir, afin qu'elle sous-tende l'édifice, afin qu'elle soit,
autant que faire se peut, la traduction de ses choix conceptuels. C'est
qu'il faut construire une théorie qui permette de rendre compte des faits
que connaît la théorie newtonienne et d'en prévoir de nouveaux.
La seconde étape
« Ne sois pas indigné par mon long silence ! Je peinais encore sur la théorie
de la gravitation jusqu'à en crever mais cette fois-ci avec un succès sans pré-
cédent. En fait j'ai réussi à prouver que les équations de la gravitation sont
valables pour des systèmes de référence en mouvement arbitraire et donc
que l'hypothèse de l'équivalence de laccélération et du champ gravitation-
nel est absolument correcte dans le sens le plus large. Maintenant l'harmonie
des relations mutuelles dans la théorie est telle que je n'ai plus le plus léger
doute quant à sa justesse. La nature ne nous montre que la queue du lion.
Mais quant à moi, je suis convaincu que le lion lui-même y est attaché, bien
qu'il ne puisse se montrer directement à cause de son énomie taille. Nous le
voyons comme le ferait un pou qui serait assis sur lui 32. »
raissent en fait pas. C'est qu'Hilbert a modifié son article après la date
d'acceptation du 20 novembre, date qui a été malencontreusement con-
servée dans l'article publié sans que la date de révision ne soit indiquée.
Ainsi Hilbert donne-t-il dans la version publiée de son article les équa-
tions de champ finales pour lesquelles la connaissance des résultats
d'Einstein semble avoir été cruciale comme il le reconnaît d'ailleurs lui-
même dans l'article définitif publié finalement le 31 mars 1916.
Le« bon» tenseur, celui qu'il faut en fait poser dans le membre de
gauche, s'appelle aujourd'hui, c'est bien le moins,« tenseur d'Einstein».
En fait, ce tenseur d'Einstein, EµV> est extrêmement proche du tenseur de
Ricci, RµV> avec lequel il se confond dans le cas du vide. Non seulement
Einstein ne le doit pas à Hilbert mais, trois ans auparavant, alors qu'il tra-
vaillait avec Grossmann, ils avaient pris en considération le tenseur de
Ricci qu'ils avaient finalement dû abandonner parce qu'il leur avait sem-
blé qu' ainsi, ils ne pouvaient ni retrouver les équations de Newton ni satis-
faire aucune loi de conservation de l'énergie.
La relativité générale naît donc le 25 novembre 1915 dans un article
publié dans les Comptes rendus de l'Académie royale des sciences de
Prusse, où Einstein publie depuis qu'il est à l'Académie de Berlin ; les
équations de champ prennent donc la forme désormais classique :
Eµv=Rµv- 112Rgµv=XTµv52.
Le 26 novembre, Einstein écrit à son ami Zangger que « le périhélie
est magnifiquement expliqué par la théorie » et, plus loin, « que la théo-
rie est d'une beauté incomparable» ; mais il ne peut se retenir d'ajouter:
«Mais, seul un collègue l'a réellement comprise et c'est celui-là qui
cherche, d'une manière habile, à "se l'approprier 53". Dans mon expé-
rience personnelle, j'ai rarement eu l'occasion de pouvoir mieux étudier
la misère humaine qu'à propos de cette théorie et de ce qui s'y rapporte.
Mais cela ne me dérange pas 54. »
Il s'agit bien entendu d'Hilbert, Hilbert qu'il appréciait tant voici
peu et dont il recevra, un mois plus tard, une lettre de félicitations pour
son élection (qu'il a lui-même proposée) comme membre correspondant
de la Société royale des sciences de Gottingen. Une lettre à laquelle
52. Dans les conventions actuelles, ici employées. les indices grecs vont de 1 à 4. les trois
premiers indices représentant les composantes spatiales (parfois ils vont de 0 à 3, 0 jouant alors le
rôle du temps). Il est à remarquer que l'affectation d'un chiffre particulier au temps indique une sorte
de refus implicite d'accepter une parfaite symétrie entre le rôle du temps et celui de l'espace. On en
verra un exemple dans la représentation de Kruskal au chapitre 13.
53. En fait, Einstein emploie ici un néologisme difficilement traduisible « nostrofieren »,
« faire sien ».
54. A. Einstein à H. Zangger, 26 novembre 1915, CPE, vol. 8, p. 205.
LA NAISSANCE DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 125
l'avons vu; les particules naviguant dans cet espace n'auraient pas le
choix : il leur faudra suivre des géodésiques, les voies extrêmes de
l'espace-temps. Ainsi, dès qu'est connue la géométrie de l'espace-temps,
ses trajectoires possibles, toutes ses trajectoires possibles en découlent.
Toutefois, il n'y a pas qu'un espace-temps solution des équations de
champ d'Einstein. Tout dépend de ce que l'on pose« à droite». Et, dans
les mois, dans les années qui viennent, on va chercher des solutions à des
questions simples. Et tout d'abord celle qui s'impose aussitôt. Quel est
l'espace-temps qui décrit le champ de gravitation d'une étoile sphérique,
du Soleil ? Schwarzschild, un astrophysicien allemand, sera le premier à
résoudre ces équations d'une manière exacte. Cependant, nous y revien-
drons dans le chapitre 12, l'interprétation de cette solution est loin d'être
évidente et il faudra attendre cinquante ans pour qu'on comprenne ce qui
s'y passe d'une manière satisfaisante. Les trous noirs qui en découlent
dans certaines circonstances ne seront pas pensés avant la fin des années
1960 (voir chapitres 13 et 14).
Chapitre 6
La relativité générale,
une géométrie physique
1. Sinon une expérience d'un autre type, intérieure (au mathématicien), archaïque. Encore
cela est-il loin d'êue accepté par tous les mathématiciens. On peut aussi poser la question des expé-
riences sur ordinateur auxquelles on ne peut sûrement pas prêter un statut traditionnel. Il n'est pas
question de s'appesantir ici sur le statut des mathématiques ou même de l'expérience en mathéma-
tique, il s'agit de questions difficiles et Uès conUoversées. À ce propos, on lira avec intérêt les textes
d'Alain Connes : A. CONNES et al., 2000, et 0. POSTEL-VINA Y, 2000.
130 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
7. Ibid., p. 91.
8. À ce propos. cf L.S. FEUER, 1978, p. 109-116.
134 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
Bref, c'est par une visée que se définit le plus précisément la ligne droite.
Une visée, c'est-à-dire, une trajectoire lumineuse.
Une fois de plus, c'est à Poincaré qu'il faut revenir, Poincaré qui,
toujours dans son ouvrage La Science et /'Hypothèse, n'hésite pas à faire
un pas, en acceptant qu'en astronomie une ligne droite ce soit« simple-
ment la trajectoire du rayon lumineux». Ce qui ne l'empêche pas de refu-
ser d'en faire un second qui le mènerait à une géométrie non-eucli-
dienne; car, déclare-t-il en substance, même si l'expérience nous y
conduisait, il ne faudrait pas renoncer à la géométrie euclidienne mais
« admettre que la lumière ne se propage pas rigoureusement en ligne
droite».« Inutile d'ajouter, note-t-il alors, que tout le monde regarderait
cette solution comme plus avantageuse », concluant : « La géométrie
euclidienne n'a donc rien à craindre d'expériences nouvelles 9. » On
comprend mieux en le lisant le silence dans lequel il s'est muré à la fin
de sa vie, expression de son désaccord face aux travaux que menait Eins-
tein.
Intéressons-nous aux ouvrages de perspective, de géométrie prati-
que, les traités dont se servent les géomètres. La ligne droite n'est donc
en substance rien d'autre qu'un rayon lumineux. Soit, me direz-vous, il
s'agit là de géométrie pratique, mais nos mathématiciens géomètres
n'ont-ils pas un autre outil dans leur sac? Essentiellement non. En fait,
ils doivent se donner des objets mathématiques qui auront toutes les pro-
priétés des droites mais sans même jamais souhaiter les construire. Ils
travaillent sur les axiomes qui les définissent. À un moment ou à un autre,
en tant que professeur, ou pour mieux voir ce qu'ils font, ils se permettent
de petits dessins (nécessairement plans) et en reviennent à la règle. Qu'ils
n'utilisent évidemment pas pour leurs démonstrations.
À l'inverse, il est clair que la géométrie euclidienne est le produit
d'un travail de reforrnulation qui s'est efforcé de bannir l'appel à la réa-
lité et en particulier à la vision. Dès après Euclide, les champs de la géo-
métrie pratique (en somme l'optique) et axiomatique (mathématique)
sont à peu près totalement dissociés. Il y a une volonté certaine, et parfai-
tement justifiée, de travailler sur des concepts purs, indépendants de la
réalité, et cette dissociation est au principe même de l'existence du
champ mathématique. On s'efforça alors de bannir le réel de la pensée
mathématique. À tel point que, au xvne siècle, géométrie et plus encore
géomètre sont pris au sens général de mathématique et de mathématicien.
DISCOURS
PRELIMINAIRE·
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tuels vidés, purgés, autant que faire se peut, de toute réalité (sinon
archaïque !) et n'a besoin que d'un stylo. On s'inquiète s'il utilise un
ordinateur pour ses démonstrations. Ses objets sont virtuels, ce sont des
produits de l'esprit, et son travail n'aura de sens que s'il est indépendant
de toute réalité matérielle. Les méthodes et les axiomes des mathémati-
ques ne portent pas sur des objets réels mais sur de « purs produits de
notre imagination», pour reprendre une expression d'Einstein 10. Ce qui
implique que les propositions mathématiques ont « un caractère de certi-
tude absolue et incontestable 11 » ; elles sont indiscutables, irréfutables.
Il n'y a pas de vérification expérimentale des théorèmes mathématiques.
Les démonstrations sont formelles et s'appuient essentiellement sur des
définitions qui sont de convention et sur des méthodes qui leur sont pro-
pres. Les théorèmes mathématiques sont donc éternels. Tel est bien le
cas, par exemple, du théorème de Pythagore qui n'a pas bougé depuis
plus de deux millénaires. En ce sens, l'histoire des mathématiques se
construit sans drame ; ses théories et ses propositions sont immortelles.
En cela, les mathématiques se distinguent absolument des sciences
de la nature où tout part du réel et y revient. Le rapport à l'expérience, à
l'observation de la réalité, y est premier. Et c'est bien en cela que les
théories physiques sont mortelles. Une théorie physique ne peut être
vraie, mais seulement juste ou fausse; comme ce fut le cas de la théorie
de Newton, elle sera nécessairement, à un moment donné de l'histoire,
dépassée. Et toutes les sciences de la nature en sont là, qui ne font que
représenter la réalité. Elles n'ont pas de prétention à la vérité au sens fort.
En somme, la mathématique en tant que science est à part, en quel-
que sorte un art que la physique (pour ne parler que de cette science) uti-
lise comme outil, ce qui est une tout autre histoire. Et qui lui sied, parfois
si bien, comme un gant, et non sans quelque raison puisqu'elles ont une
origine en partie commune ... qui n'est autre que la géométrie qui plonge
dans le réel. ..
On a donc quelques éléments pour poser la question de« l'exorbi-
tante efficacité des mathématiques 12 »,pour tenter de comprendre pour-
quoi les mathématiques s'appliquent si parfaitement aux objets de la réa-
lité. Ce n'est pas nécessairement que la réalité soit platonicienne, que la
géométrie (euclidienne bien sûr) soit au cœur de l'univers physique;
mais c'est aussi parce que le physicien-géomètre vit au cœur de la géo-
métrie, du réel. Bref, la conception de cette mathématique irréelle pla-
nant dans un univers purement imaginaire ne va pas sans poser quelques
IO. Précisément dans «La géométrie et l'expérience», A. EINSTEIN, 1921, OCE, vol. 5,
p. 70.
11. Ibid., /oc. cil.
12. Pour reprendre le titre d'un célèbre article d'Eugene Wigner (E. WIGNER. 1960).
LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE, UNE GÉOMÉTRIE PHYSIQUE 137
problèmes•.Ce sont là, en tout cas, de jolies questions que l'on n'a pas fini
de se poser. .. et que l'on n'est pas près de résoudre.
La relativité vérifiée ·
l'anomalie de Mercure
D'Uranus à Vulcain
4. Vulcain. planète inférieure, aurait donc dû se trouver près du Soleil, et à ce titre est bien
difficile à observer sinon durant les éclipses de Soleil, seuls moments où l'on peut voir ce qui se passe
en son voisinage.
144 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
de 43" par siècle 5, un peu plus importante que Le Verrier ne l'avait cru ;
il décela aussi de faibles anomalies du nœud de Vénus, du périhélie de
Mars et de l'excentricité de Mercure ; parmi toutes les hypothèses possi-
bles, il préférait quant à lui supposer une modification de la loi de New-
ton. Avec une loi de force ad hoc, en l/ri, et en choisissant
n = 2,000 000 1574, on parvenait à la fois à rendre compte de l'avance
du périhélie de Mercure et des anomalies des autres planètes. En 1903, il
s'avère qu'une telle hypothèse eût entraîné de graves problèmes quant au
mouvement du périgée de la Lune et beaucoup d'astronomes l'abandon-
nèrent.
German Hugo von Seeliger, un astronome allemand très influent,
directeur de l'observatoire de Munich, partira d'une observation très
ancienne, celle de la lumière zodiacale. Il s'agit d'une faible lueur du ciel
nocturne due à la diffusion de la lumière solaire sur un nuage de pous-
sière interplanétaire qui s'étend en forme de lentille autour du Soleil. On
n'avait aucune idée de la densité de cette matière zodiacale et Seeliger
montra qu'il y avait là assez de masse pour expliquer l'avance du périhé-
lie de Mercure. Après 1906, la lumière zodiacale de Seeliger représentait
l'hypothèse la plus communément acceptée. Elle n'était toutefois pas la
seule qui permettait de rendre compte de ces anomalies puisque certains
avaient proposé à la fin du xixe siècle de modifier la loi de Newton par
une loi de force dépendant de la vitesse d'où on avait déduit une formule
pour l'avance du périhélie identique à ce que sera celle de la relativité
générale. Bien d'autres théories furent développées durant ces années
pour tenter de rendre compte de cette question, parfois au prix d'hypo-
thèses ad hoc fort peu enthousiasmantes.
En 1906-1907, Henri Poincaré donna à la Sorbonne un cours sur
« Les limites de la loi de Newton 6 ». Les notes prises à son cours mon-
trent que Poincaré a insisté sur l'une des critiques les plus anciennes à la
théorie de Newton selon laquelle on n'a toujours «aucune explication
satisfaisante de l'attraction 7 ».Car, en effet, bien que la théorie de New-
ton permette une description (presque) parfaite des phénomènes de gra-
vitation, elle n'apporte aucune réponse aux raisons de l'attraction.
Mais la conclusion de ce cours, typique du point de vue de l'époque
et des difficultés qu'Einstein va rencontrer pour faire valoir son avis,
c'est qu'il faut en rester à Newton:« D'autre part, nous n'avons aucune
raison sérieuse de modifier la loi de Newton. La discordance la plus
Le relativiste au travail
Il est très délicat de parler d'une théorie physique aussi mathémati-
sée que la relativité générale car dès que l'on quitte les équations, inévi-
tablement, on craint de dire des sottises. Et, pourtant, une trop grande
prudence d'expression, interdisant les images, rendrait le propos inintel-
ligible. Car quoi qu'on en dise, les équations sont insuffisantes pour tour-
ner toutes seules ; il leur faut malgré tout des interprètes qui, pour autant
que je sache, parlent leur langue maternelle avant de parler équation : ce
que parler veut dire ... et aussi« avec les mains» : c'est d'ailleurs la spé-
cialité des physiciens.
Loin d'être une géométrisation de la physique, la relativité générale
va opérer, à l'inverse, une matérialisation, et même une physicalisation
(si je puis me permettre ce néologisme), de la géométrie; elle va réaliser
une chrono-géométrie physique. La géométrie axiomatique (re)devient
géométrie physique (voir chapitre 6). Il n'est pas exagéré de dire que la
relativité générale est la théorie actuelle de la structure de l'espace, la
théorie de la géométrie physique. La géométrie est devenue une science
Ces trois étapes sont suffisantes pour obtenir les prédictions post-
newtoniennes à la relativité générale. Et, dans l'exemple que nous avons
détaillé en contrepoint, il n'en faut pas plus pour déterminer les prédic-
tions théoriques concernant deux des trois tests classiques de la relativité
générale, l'avance du périhélie de Mercure et la déviation des rayons
lumineux aux bords du Soleil. Telle est, schématiquement, la manière
dont l'espace-temps de Schwarzschild a été interprété durant cinquante
ans et enseigné dans les manuels. Mais, si l'on en reste là, on ne connaît
que peu de choses de la structure de l'espace.
Afin d'éclairer notre propos, considérons maintenant deux ques-
tions pour lesquelles les trajectoires jouent un rôle majeur : la question
des observables physiques en relativité générale et celle de la forme et
des limites de l'espace.
Tout serait relativement simple si la théorie avait offert dès sa fon-
dation un ensemble de grandeurs physiques observables définies par des
invariants, d'une manière intrinsèque, quitte à les exprimer ensuite dans
le système de coordonnées particulier quel' on aura choisi pour travailler.
Mais tel n'est pas le cas. La relativité générale ne contient pas, en 1916,
de réponse à ces questions. Et aucune définition intrinsèque d'une quel-
conque quantité observable, sinon celle du temps propre, s, n'est alors
connue. Évidemment, les concepts de distance, de force, sont abandon-
nés mais (et cela est rarement explicité dans les manuels) on ne sait plus
ce qu'est en général la vitesse de deux particules distantes ni leur accélé-
ration relative ; ni, précisément, une masse ou une énergie. Mais, alors,
comment faire le lien entre les quantités physiques observées, les obser-
vables, et la théorie?
En fait, curieusement, on n'a pas besoin de grand-chose, tout au
moins pour le problème qui nous occupe ici et qui concerne l'avance du
périhélie. Une fois que l'on dispose d'un modèle de l'espace-temps qui
représente le système solaire dans le cadre de la théorie, il suffit de se
demander ce que l'on observe vraiment.
Qu'est-ce qu'une observation de Mercure? C'est tout simplement
une visée astronomique qui aligne l'observateur, Mercure et une étoile
fixe à un moment très précis d'observation. C'est donc là encore un rayon
lumineux qui permet la mesure, c'est-à-dire la trajectoire d'un rayon
lumineux qui a pour extrémités Mercure d'un côté (M 1) et notre obser-
vateur (T 1) de l'autre. En supposant que les deux mesures sur lesquelles
on s'appuie pour mesurer la variation de la position de Mercure aient été
faites avec le même instrument au même lieu, il n'en demeure pas moins
que cet observatoire a parcouru lui-même avec la Terre une autre trajec-
toire dont je peux connaître l'équation précise et dont les conditions aux
limites coïncident avec les arrivées des photons liés aux deux mesures.
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: L'ANOMALIE DE MERCURE 153
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Orbite de Mercure
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...... .. ....
La relativité vérifiée ·
la déviation des rayons lumineux
1. J. G. SOLDNER, 1801.
2. Cf le chapitre 12, ainsi que J. EISENSTAEDT, 1991, 1997.
156 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
Mesurer la déviation
L'idée de l'action de la gravitation sur la lumière était donc tout
simplement oubliée. Rien d'étonnant pourtant à ce qu'Einstein la
reprenne (comme on !'a vu au chapitre 5), en 1907, puis au printemps
1911. Ne s'intéresse-t-il pas à une théorie de la gravitation où la lumière
joue un rôle essentiel ? Mais il n'est pas au courant de ces recherches
anciennes; ni des travaux de Michel!, ni de l'article de Soldner; il savait
simplement que pareille idée était naturelle dans le cadre de l'optique
newtonienne 3.
3. À ce propos. cf A. Einstein à E. Freundlich. août 1913. CPE, vol. 5, p. 550; ainsi que
J. EtSENSTAEDT. 1991. p. 378.
158 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
Étoiles
~L___·i<~erre0~=====--
fixes
Plaque-
photo de
comparaison
F-== 1
',, _
,
11 • 1
1
1 1
\ Soleil /
', ... __ ... .., ,
Position
Angle de déviation / virtuelle
·· ·· r
1
r:
Première tentative
De retour en Argentine, Perrine ajoute au programme des observa-
tions de la prochaine éclipse des mesures concernant la déviation de la
lumière. L'ombre de la Lune balaiera en effet le continent sud-américain
le 10 octobre 1912 et l'éclipse sera totale sur une mince bande qui traver-
sera le Brésil. Perrine s'installe à Christina dans le Minas Gerais muni du
matériel que Campbell lui a prêté. Il y a beaucoup d'autres raisons à
l'observation d'une éclipse totale de Soleil que la déviation des rayons
7. Les rayons lumineux sont réfractés par l'atmosphère terrestre comme s'ils arrivaient sur
un cristal. Cette réfraction atmosphérique est fonction de la hauteur sur lhorizon du phénomène
observé ; plus lobservation est basse plus la réfraction atmosphérique est importante, ce dont se res-
sent la qualité du cliché.
162 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
ces plaques ne seront entreprises qu'en juillet 1919 car, entre-temps, Curtis
est sous les drapeaux. Qui plus est, ces plaques posent de nombreux
problèmes : les images ne sont pas suffisamment bien définies, probable-
ment à cause d'un montage défectueux rendant le télescope insuffisam-
ment stable durant les clichés, ce dont Curtis et Campbell discuteront lon-
guement, âprement. Des mesures seront faites et refaites dont le résultat
n'aura finalement que peu de poids, mais qui semblent alors montrer à Cur-
tis qu'il n'y a pas d'effet, ce dont il était certain à l'avance. Voilà qui n'était
pas pour déplaire non plus à certains astronomes américains, en particulier
à George Ellery Hale, le directeur du mont Wilson, qui lui écrit alors « ses
cordiales félicitations» et qui «avoue qu'il est très heureux d'entendre
[qu'il] n'a pas trouvé d'effet Einstein 9 ». En fait, c'est la théorie elle-
même, tout particulièrement son appareil mathématique, que ces astrono-
mes ne peuvent accepter, ainsi que l'exprimera Curtis lui-même, dans un
petit texte de 1917 dans lequel il note honnêtement que « la mathématique
d'un tel univers physique est quelque peu compliquée mais elle semble
bien s'adapter à tous les phénomènes observés IO». Ce qu'il développe très
rapidement avant d'exprimer non sans quelque ironie un mal-être qu'il par-
tage évidemment avec beaucoup de ses collègues astronomes :
«Beaucoup auront l'impression que l'idée d'un espace-temps de dimension
quatre est pleine de difficultés de compréhension, comme l'était le mystère de
la gravitation s'étendant partout, inexplicable, dans nos théories physiques
classiques. Tandis que le mathématicien est prêt à admettre que beaucoup
d'autres formes d'espaces ou de géométries de l'espace seraient aussi satisfai-
santes pour les sciences physiques que !'euclidienne, nous devons reconnai"'tre
que nous sommes plutôt d'accord avec ce mathématicien qui notait que, bien
qu'il serait possible dans un univers quadri-dimensionnel de retourner un œuf
sans casser la coquille, il avait néanmoins conscience qu'il y avait beaucoup
de difficultés pratiques quant à la manière d'accomplir cet exploit 11. »
L'éclipse de 1919
Eddington saura convaincre le« Royal Astronomer »,Frank Dyson
de l'Observatoire de Greenwich, relativement ouvert aux questions
observationnelles mais sceptique au plan théorique ; très tôt, Dyson atti-
rera l'attention sur l'intérêt que représente l'éclipse du 29 mai 1919 pour
vérifier la théorie d'Einstein de la gravitation.
Afin de bien comprendre pourquoi l'éclipse de 1919 représentait
une chance unique, il nous faut revenir à l'analyse des observations à réa-
liser. Il s'agit donc de réaliser deux séries de plaques du champ d'étoiles
autour du Soleil, la première durant l'éclipse, la seconde avant ou après
l'éclipse, mais de nuit bien sûr et dans des conditions aussi proches que
possible de la première série. Ainsi pourra-t-on superposer les deux pla-
ques et mesurer le décalage (si tant est qu'il en .existe un) de la position
de chaque étoile du champ entre les deux clichés. Évidemment, ce déca-
lage sera d'autant plus important que la position de l'étoile en question
sera plus près du bord du Soleil, du limbe. Bien entendu, plus il y aura
d'étoiles, plus elles seront brillantes, plus faciles et plus précises seront
les mesures. En particulier, il est nécessaire de faire une sorte de petite
statistique des mesures des déviations en fonction de la position de cha-
que étoile du champ, et les résultats seront d'autant plus précis que les
étoiles seront mieux réparties tout autour du Soleil. Ainsi, les éclipses les
plus intéressantes quant à ces mesures sont celles pour lesquelles le
Soleil traverse un champ riche d'étoiles bien réparties. Tel était précisé-
ment le cas de l'éclipse de 1919 où le Soleil traversera les Hyades où se
trouvent un grand nombre d'étoiles brillantes.
E- -w
rapporté les résultats les plus intéressants ; bien qu'étant le plus jeune, il
est le plus impliqué, car c'est à lui que l'on doit la responsabilité de
l'astronomie anglaise dans cette aventure. Quant à Davidson, il est le res-
ponsable de l'expédition de Sobral. Mais Eddington et Dy son sont res-
ponsables de l'analyse des données et de leur interprétation. Et c'est à
Cambridge que se feront ces mesures qui poseront des problèmes très
délicats d'interprétation que nous ne ferons qu'évoquer ici.
On se souvient que l'on attend un résultat quantifié par Eddington,
soit une déviation nulle, soit une déviation de 0"87, soit une déviation
«double» de l "75. L'effet nul et la déviation moitié sont du côté de la
théorie de Newton, tandis que le troisième, auquel Eddington aspire, est
celui que prévoit la théorie de la gravitation d'Einstein.
Mais il faudra bien entendu tenir compte du fait que l'effet de dévia-
tion décroît rapidement avec la distance des étoiles au centre du Soleil. Il
faudra aussi s'inquiéter des problèmes de déplacements ou de rotations
des plaques, déplacements minimes sans doute mais qu'il faut soustraire
pour obtenir la déviation réellement dû à l'effet Einstein; il faut aussi
tenir compte du fait que les plaques de comparaison n'ont pas été prises
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LA DÉVIATION DES RAYONS LUMINEUX 173
« Un drame grec »
Un résultat tout à fait certain a été obtenu selon lequel la lumière est
défléchie en accord avec la loi de gravitation d'Einstein 18. »
Quant à Eddington, qui apporte les résultats bien moins clairs de
Principe, il appuie les résultats de Sobral : « Ce résultat, dit-il, va dans le
sens des chiffres obtenus à Sobral 19. »
Telle est aussi, bien entendu, la conclusion de l'article qui insiste
par ailleurs sur les conditions très exceptionnelles de l'éclipse de 1919:
«L'observation est d'un tel intérêt qu'il sera probablement considéré
comme souhaitable de la répéter lors de futures éclipses. Les conditions
exceptionnellement favorables de l'éclipse de 1919 ne reviendront pas,
et il sera nécessaire de photographier des étoiles plus faibles qui seront
probablement à une plus grande distance du Soleil 20. »
L'avenir allait donner raison à cette analyse.
Présidée par sir Joseph John Thomson (celui-là même qui découvrit
l'électron), la séance exceptionnelle du «Joint Meeting», réunissant la
Royal Society et la Royal Astronomical Society, le 6 novembre 1919, fut
consacrée aux résultats des expéditions anglaises ; Alfred Whitehead a
donné une description saisissante et quelque peu hagiographique de cette
réunion, où fut explicité le « dramatique triomphe » de la relativité
générale: «L'atmosphère d'intense émotion fut précisément celle du
drame grec. Nous formions le chœur qui commente les décrets du destin,
tels qu'ils sont révélés par le cours de l'événement suprême. Il y avait un
élément dramatique dans le très scénique, très traditionnel cérémonial
avec, en arrière-plan, le portrait de Newton pour nous rappeler que la plus
grande des généralisations de la science venait maintenant, après plus de
deux siècles, de recevoir sa première modification. Nul intérêt personnel
ne se trouvait en jeu : une grande aventure de la pensée venait enfin
d'aborder heureusement au rivage 21. »
Où il faut faire la part de l'emphase si particulière aux scientifiques.
Il n'en est pas moins vrai que ce fut un jour remarquable, bien difficile
pour les scientifiques britanniques qui perdaient, en quelque sorte, la pre-
mière place au Panthéon de la science ; après avoir dominé pendant plus
de deux siècles la reine des sciences, leurs héros passait dans !'Histoire.
Mais dans ce moment très symbolique, Whitehead, soucieux de rester
fair play, reste bien timide lorsqu'il précise qu'il (ne) s'agit là (que) d'une
«première modification». Où l'on sent une sorte de réticence à franchir
le pas, celui de la réfutation pure et simple de la théorie de Newton ;
modification, le terme laisse entendre que pour l'essentiel elle reste
18. F. W. DYSON, in Royal Society and the Royal Astronomical Society, 1919, p. 391.
19. S. EDDINGTON, in Royal Society and the Royal Astronomical Society, 1919, p. 392.
20. F. W. DYSON et al., 1920, p. 332. .·
21. P. FRANK, 1950, p. 217-218.
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LA DÉVIATION DES RAYONS LUMINEUX 175
valide. Ce qui ne tient pas ; ni d'un point de vue théorique, ni d'un point
de vue épistémologique. Et pourtant, d'un point de vue pratique, White-
head n'aura pas vraiment tort car la théorie de Newton, dont il ne reste
théoriquement rien au niveau des principes, va continuer à dominer la
gravitation: les calculs, les observations et les scientifiques eux-mêmes,
quasiment jusqu'aux années 1960.
22. Joint Eclipse Meeting, in Royal Society and the Royal Astronomical Society, 1919,
p. 394-395.
23. L. SILBERSTEIN, in Royal Society and the Royal Astronomical Society, 1919, p. 397.
176 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
donc date, d'autant plus que, pendant près de quarante ans, l'on n'aura
guère à présenter que ces résultats-là pour défendre la relativité générale.
Des résultats qui vont en somme, petit à petit, perdre de la vigueur devant
la pâleur des autres tentatives de vérification expérimentale. Mais aussi,
l'éclipse de 1919 constitue un tournant pour l'image d'Einstein: celui de
la gloire qui vient sans doute alors plus de la bonne société que du milieu
scientifique.
Sumatra 1929
Pour ce qui concerne la vérification de l'effet de déviation de la
lumière, d'autres observations auront lieu, régulièrement. Campbell,
déçu des échecs répétés de !'Observatoire de Lick, à Brovary mais sur-
tout à Goldengale, prépara une expédition pour observer l'éclipse qui
allait traverser, le 21septembre1922, l'Australie. On en rapportera des
résultats qui confirmeront grosso modo les observations de 1919. Freun-
dlich, qui, rappelons-le, travaille sur cet effet depuis 1911, sera aussi pré-
sent sur le trajet de l'éclipse australienne mais le temps ne lui sera tou-
jours pas favorable. Le sort s'acharne contre lui. Freundlich dont il faut
comprendre l'amertume, lui qui fut trahit par la pluie, emprisonné par les
Russes, doublé par les Anglais et par les Américains. Très désireux donc,
après l'énorme succès de 1919, d'apporter sa propre contribution, il orga-
nise en 1923 au Mexique, puis en 1926 à Sumatra, des expéditions que la
lies, car sa nouvelle théorie pourrait lui fournir des prédictions quantita-
tivement différentes du même phénomène.
Au tout début des années 1930, les conclusions de Paul Langevin,
pourtant peu suspect d'anti-relativisme, restent très prudentes: «La
déviation de la lumière par le Soleil, calculée quantitativement par Eins-
tein, a fait lobjet de vérifications expérimentales au cours des éclipses
de Soleil, en 1919, en 1922 et en mai 1929. Les résultats sont extrême-
ment difficiles à discuter en ce sens que l'on est à la limite de la précision
des mesures, surtout en ce qui concerne les étoiles un peu éloignées du
Soleil en direction ... 33 »
Lors du congrès de Berne, en 1955, le premier congrès international
consacré à la relativité générale, c'est à Trumpler (désormais le spécia-
liste incontesté de ces questions) que sera confié le soin de faire un
exposé sur l'état des observations, et ses conclusions, équivoques elles
aussi, reflètent assez bien le sentiment général : « Si l'on considère la
variété des instruments et des méthodes utilisées, le nombre des observa-
teurs impliqués, il semble justifié de conclure que globalement les obser-
vations confirment la théorie 34. »
Sans doute est-ce là,« globalement», l'opinion générale des experts,
Freundlich excepté. Une opinion qui pose, une fois de plus, la question de
la signification précise du procès de confirmation chez les scientifiques.
Un procès qui, si l'on y regarde d'un peu près, n'est jamais vraiment clos
car il arrive toujours un moment où une théorie va devoir céder sa place à
la petite dernière dont les résultats sont devenus plus précis ...
Au début des années 1950, dans la correspondance entre Born et
Einstein, on trouve un écho de cette polémique. Born a assisté à une con-
férence de Freundlich, devenu agressif au fil des ans, et s'en inquiète
auprès d'Einstein qui lui répond que « Freundlich [ ... ] ne [l']émeut pas
le moins du monde 35 ». Un calme en l'occurrence tout à fait justifié.
Pourtant, en ces années d'après-guerre, les résultats contestés de
Freundlich ne sont pas là pour arranger les affaires de la relativité générale
qui ne se porte pas si bien. Non pas qu'elle ait d'autres affaires à
affronter ; non ! Tout va à peu près bien mais ses contacts avec le réel sont
terriblement étriqués. Si l'on excepte la cosmologie où elle s'est un peu
étendue, la relativité générale a le plus grand mal à se trouver de nouveaux
résultats, de nouvelles applications, de nouveaux adeptes ; en très grande
majorité, les physiciens théoriciens préfèrent travailler sur les théories
quantiques qui leur apportent des résultats infiniment plus fructueux.
La relativité vérifiée ·
le déplacement des raies
pourra ainsi, recevant ces deux signaux quelque huit minutes plus tard, le
temps que soit transférée l'information depuis le Soleil jusqu'à la Terre,
savoir ce que vaut la minute solaire face à la minute terrestre de l'horloge
jumelle qui me tient compagnie. C'est là un protocole expérimental pres-
que parfait, on en conviendra. Et une expérience on ne peut plus relati-
viste.
Einstein a remarqué que l'on dispose partout dans l'univers de telles
horloges dont on peut contrôler l'allure, ce sont les périodes des atomes :
les atomes dont les raies spectrales sont de petites horloges. Rien d'éton-
nant à cela si l'on se souvient que le temps (que l'on dira évidemment
propre) peut être défini très précisément ici-bas par le battement d'une
horloge au césium. Dans un champ de gravitation, toutes ces horloges
vont être ralenties et les raies de notre atome seront décalées vers le
rouge. Le raisonnement qui conduit Einstein à cette conclusion est donc
lié à 1' équivalence entre un champ de gravitation et un repère accéléré. Il
suffit de remplacer le premier par le second et l'on est conduit, pourvu
que l'on ne fasse pas d'erreur, au résultat suivant: le décalage est direc-
tement proportionnel à la différence d'intensité des champs de gravita-
tion aux deux lieux.
Le protocole expérimental est extrêmement simple ; il suffit
d'observer une raie d'émission déterminée, un atome de sodium par
exemple, sur le Soleil et ici-bas. Les photons émis par l'atome devraient
parvenir à l'observateur terrestre, soumis à un champ de gravitation dif-
férent, avec une couleur différente de celle qu'ils ont lors de leur
émission ; leur fréquence sera décalée. Ce décalage (ou ce déplacement)
de la raie en question dans un champ gravitationnel est aussi appelé
l'effet Einstein. L'effet physique est ainsi clairement posé mais il reste
deux choses à faire: calculer la formule donnant l'effet, et détecter la réa-
lité de l'effet.
oc-
GM
rc2
La Palice en aurait dit autant. Sans doute ; mais nous avons supposé que
la fréquence (de la raie d'un atome) est un invariant. Et il s'agit là d'une
hypothèse. Einstein suppose que chaque fréquence de chaque raie de
chaque atome est la fréquence propre : mesurée par un observateur qui
lui est proche son résultat sera toujours le même quel que soit le champ
de gravitation qui leur est commun. La raie jaune d'émission du sodium
mesurée par un observateur au repos par rapport à l'atome sera toujours
de 5 893 angstrôms. Il s'agit d'une hypothèse qui doit se vérifier et qui
se vérifie, directement ou indirectement. Mais il faut insister sur le fait
que l'hypothèse selon laquelle les fréquences des raies des atomes sont
des invariants n'est pas mince. Il s'agit là d'une hypothèse centrale à la
théorie, à la physique, sur laquelle toute expérience sur les fréquences est
nécessairement basée.
On !'a vu, et je !'espère, on en est convaincu : la démonstration de
la formule donnant l'effet Einstein, le troisième test de la relativité géné-
rale, n'est pas techniquement parlant bien complexe. Mais elle est déli-
cate. Plus d'un de nos distingués experts, spécialistes, professeurs, s'y
sont laissé prendre. Je n'entrerai pas ici dans la liste des erreurs de rai-
sonnement, de calcul, de pensée, que l'on trouve à cet égard dans la lit-
térature. Cela a été fait et donne à réfléchir. Afin de convaincre ceux qui
pourraient en douter, reprenons simplement cette anecdote de Hendrik
Casimir, qui eut Wolfgang Pauli pour professeur. Pauli, l'auteur d'un des
premiers ouvrages, un livre brillant, sur la théorie : « Maintenant, je me
souviens qu'alors tandis [que Pauli] exposait ce que l'on appelle déca-
lage vers le rouge, il obtint une expression avec le mauvais signe, qui
signifiait un décalage vers le violet plutôt que vers le rouge. Il commença
alors à marcher de droite à gauche devant le tableau, marmonnant, effa-
çant un signe plus, le remplaçant par un signe moins, le changeant à nou-
veau en un signe plus et ainsi de suite. Cela dura un certain temps jusqu'à
ce qu'il se tourne à nouveau vers l'audience pour dire: "J'espère que
vous avez maintenant tous clairement compris qu'il s'agit bien d'un
décalage vers le rouge" 1. »
Quel élève n'a pas subi pareille scène, quel professeur n'a pas vécu
pareilles affres. Il suffit de n'avoir pas soigneusement préparé son cours ;
cela arrive aux meilleurs. Simplement, en relativité générale, cela arrive
plus qu'ailleurs. Et cela demande que l'on y réfléchisse. On peut com-
prendre que cela survienne durant un cours, mais pourquoi trouve-t-on
dans les manuels tant d'erreurs de ce type? Des erreurs qui ne provien-
nent généralement pas simplement d'une faute de signe mais bien plus
souvent de ce que le problème est mal vu, mal posé, mal pensé ; on con-
l'un d'eux prenant une fusée, pour se retrouver un peu plus tard au même
lieu que son« besson». Vu le caractère homogène et isotrope de l'espace
de la relativité restreinte dans lequel se déroulent ces voyages, comment
est-il possible que l'un vieillisse plus que l'autre alors qu'ils vont se
retrouver au même lieu un peu plus tard? La situation n'est-elle pas
symétrique? Elle semble symétrique. Pourquoi donc l'un vieillirait-il
plus que l'autre? Et pourquoi pas l'autre plus que l'un, si je puis dire?
C'est qu'ils n'ont pas fait le même voyage et qu'ils peuvent se retrouver
au même lieu sans pour autant que les durées propres de leurs voyages
soient égales. Ils ont parcouru dans l'espace-temps des chemins diffé-
rents, chacun accompagné de son temps propre qui s'inscrit sur« l'hor-
loge-qu'il-tient-à-la-main»: ils n'ont pas le même âge à l'arrivée. Là
aussi il y a plusieurs temps, des temps-coordonnées et des temps propres,
qui seuls ont un sens physique. Des expériences de ce type ont été effec-
tivement réalisées grâce à des horloges identiques embarquées sur des
avions ou des satellites. Elles ont permis de vérifier le phénomène de
ralentissement des horloges.
La relativité, qu'elle soit restreinte ou générale, suppose que l'on
compare (au moins) deux situations, le quai et le train, le Soleil et la
Terre, et que l'on passe de l'une à l'autre sans vertige, sans s'y perdre.
Ce n'est pas si simple et l'histoire de la relativité nous montre que les
experts aussi bien que les étudiants ou le public, chacun, et parfois même
Einstein, a du mal à s'y retrouver. Il en va ainsi du paradoxe des jumeaux,
que l'on n'a pas nommé paradoxe sans raison ou, même de la démons-
tration de ce troisième test où s'expriment des difficultés analogues. Les-
quelles ne sont pas des difficultés techniques (les démonstrations de cet
effet n'ont rien de complexe d'un point de vue mathématique), mais des
difficultés conceptuelles. La difficulté de bien voir le problème, de le
bien poser, de mat"'triser la nouveauté des concepts.
La relativité oblige le physicien à passer, au cours de son discours,
d'un système à un autre, d'un point de vue à un autre, et il n'est pas si
simple d'y bien résister. Il ne faut pas s'y perdre. Dans l'espace-temps de
la relativité (restreinte ou générale) il n'y a pas de temps absolu et il faut
accepter que le seul temps physique, le temps propre, soit fonction du tra-
jet réel. Évidemment, rien de tout cela ne peut se passer en théorie de
Newton où Dieu tient le temps et veille à ce que la part de chacun soit
égale.
En fait, nous connaissons tous bien ce genre de difficulté; n'est-il
pas difficile de se représenter le mouvement de la Terre autour du Soleil ?
Voir le phénomène de la durée du jour ou celui des saisons n'est pas de
tout repos et il y faut des représentations particulières qui permettent de
choisir le bon point de vue, géocentrique ou héliocentrique selon le cas.
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LE DÉPLACEMENT DES RAIES 187
que les liens d'ordre mathématique entre les variables représentant les
concepts physiques sont parfaitement agencés. Il s'agit alors de s'assurer
que l'espace mathématique de la théorie est cohérent. Cette refonte de la
théorie prend généralement beaucoup de temps, d'énergie et de place
dans les usuels de la discipline ; il y faudra des décennies. Voilà qui,
aujourd'hui, est à peu près atteint. Mais comprendre? il faut s'y atteler
tout de suite ! Et s'assurer que l'effet physique est bien là.
champ dont elle rend fort bien compte au niveau qualitatif, ce qui ne
signifie pas qu'elle le couvre parfaitement bien au niveau quantitatif.
Les spécialistes sont toutefois unanimes à déplorer les difficultés
spécifiques liées à l'observation des effets propres à la théorie. Entre
l'éclipse de 1919 et lexpérience de 1960, si lon met à part le domaine
cosmologique dont nous reparlerons au chapitre 15, le champ observa-
tionnel de la théorie, toujours limité à ses trois tests, reste décevant. C'est
là un manque, avant tout lié à l'étonnante proximité de la théorie de New-
ton qui, après plus de deux siècles d'hégémonie, ne laisse à toute théorie
de la gravitation concurrente qu'une marge infime pour se déployer
empiriquement.
Face aux trois tests classiques, de nombreux calculs ont été faits,
avant le renouveau des années 1960 pour tenter d'appliquer la relativité
générale à d'autres problèmes: qu'il s'agisse de l'accélération séculaire
de la Lune, du déplacement de l'orbite de Mars, du niveau atomique ou
de leffet de lentille gravitationnelle, des ondes gravitationnelles, du
mouvement du périhélie de la Terre, ou faisant appel à un gyroscope,
sans parler bien sfir du champ cosmologique sur lequel nous reviendrons.
Mais il f11ut dire qu'il s'agit en substance d'expériences de pensée, tant
on est loin de pouvoir atteindre techniquement la précision requise pour
que des effets spécifiques soient décelables. C'est alors un quatrième test
introuvable !
Bref, sans être aucunement catastrophique pour la relativité géné-
rale, la situation n'est guère brillante pour ses rares spécialistes. L'année
1955 est sans doute décisive à ce propos, symboliquement car c'est
l'année de la mort d'Einstein, mais aussi parce que c'est à cette époque
qu'émerge une nouvelle génération qui va prendre durement conscience
de la situation de la discipline. Une situation dont les aînés ont, bon gré
mal gré, pris leur parti.
La profonde crise qu'a traversée la relativité générale a laissé de
nombreuses traces dans les esprits et chacun va chercher à en analyser les
causes afin de tenter de faire définitivement sortir la spécialité de
l'ombre. L'expérience, l'observation, ce sera dès lors un thème privilé-
gié, une volonté bien arrêtée, une nécessité vitale, un thème qui plus que
tout autre marque le début du renouveau. Pas un livre, pas une revue qui
ne fasse allusion aux prédictions empiriques de la théorie, à ses tests
encore trop maigres, et qui ne pose la question du champ où la théorie
puisse se développer.
L'opinion de Dicke, un expérimentateur qui vient de la physique
quantique, correspond plus que toute autre à une volonté de renouveau.
Il vient aux théories relativistes de la gravitation avec la ferme intention
de remettre la théorie d'Einstein dans le droit chemin expérimental. Par-
LA RELATIVITÉ VÉRIFIÉE: LE DÉPLACEMENT DES RAIES 195
10. R. H. Dicke dans plusieurs articles de la fin des années 1950. début des années 1960 :
R. H. DICKE. 1957, p. 363; 1962. p. 3.
11. Idem, 1964, p. 7.
Chapitre JO
La traversée du désert 1
1. Ce chapitre ainsi que le suivant sont largement basés sur un de mes articles où l'on trouvera
une analyse plus détaillée qu'ici même: J. EtSENSTAEDT, 1986.
198 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
ou des pièces de Molière dont la réalité est celle de ses fervents disciples,
de ses détracteurs. Un ouvrage, un livre, un tableau n'existeraient-ils
qu'en fonction de leur public? Et de leur auteur bien sûr. Mais à part
cela, ne se réduisent-ils pas à leur réalité physique : du papier, de la toile,
un peu d'encre, d'huile et de pigments au fond d'un grenier. Nous voilà
à la relativité ... de la relativité ! La relativité n'existerait donc que
relativement aux relativistes. Et ce serait (presque) vrai si la nature, le
réel, n'avait son mot à dire, un mot que les relativistes sont là pour inter-
préter.
Moins que toute autre théorie physique, la relativité générale ne naît
pas tout armée de la cuisse d'Einstein-Jupiter. Chacun va vouloir dire son
mot, défendre son interprétation, concourir à l'évolution de la théorie.
Car si la théorie reste quant à ses équations fondamentales telle qu'on la
connaît (tout au moins depuis 1917 lorsque Einstein lui ajoute cette
fameuse constante cosmologique, voir chapitre 15), elle évolue. Sous la
pression des faits observationnels qu'elle concourt à exprimer, sous celle
des travaux théoriques, sous la pression des applications auxquelles elle
donne lieu. Et cette évolution est manifeste, éclatante, dramatique, pour-
rait-on dire.
Et il me semble que l'on ne peut mieux comprendre l'évolution de
cette interprétation, sa nécessité et ses difficultés qu'en écoutant les cla-
meurs de la foule. Celle des relativistes qui applaudissent et s'inquiètent,
celle de beaucoup d'autres théoriciens qui froncent les sourcils ou gron-
dent. Une théorie contestée, vilipendée? Est-ce possible? Sans doute.
Face à l'œuvre d'un Einstein, les extases des uns, les jacassements des
autres, les jugements sévères de plusieurs dessinent une théorie vivante.
Cela ne vaut-il pas la peine de prendre le temps de les écouter?
Ernest Rutherford. Mais que reste-t-il donc d'une théorie physique « au-
delà de sa validité», sinon son art et sa manière? Ainsi l'argumentesthé-
tique est-il renvoyé aux relativistes, sous une forme péjorative. Car si la
relativité n'est qu'une œuvre d'art, c'est que ses spécialistes ne sont que
des artistes qui produisent des idées, magnifiques certes mais si peu
utiles : luxueuses.
Ainsi Rutherford disait-il craindre que la théorie d'Einstein n' entraî-
nât beaucoup de scientifiques vers des conceptions métaphysiques, rui-
nant leur vocation en les éloignant de la vraie science. Et ajoutait-il :
« Nous avons déjà plein de types de ce genre dans ce pays et si la Science
doit aller del' avant nous n'en voulons pas plus 7. »Et tandis que Wilhelm
Wien n'hésitait pas à affirmer« qu'aucun Anglo-Saxon ne peut compren-
dre la relativité », il renchérissait, « non, ils ont bien trop de bon sens 8 ! »
Ce thème se conjugue avec celui de la difficulté mathématique de la
théorie, d'une distance accrue entre les hypothèses fondamentales de la
théorie d'une part et les faits directement observés d'autre part. Bien des
auteurs souligneront le décalage, !'opposition, entre la simplicité logique
des fondements et la complexité de la mise en œuvre technique mais
aussi l'effort que demande à chacun la remise en cause des structures
classiques et familières de l'espace et du temps. C'est un argument qui
sera versé au procès selon lequel les relativistes sont accusés d'être avant
tout des mathématiciens, une faute qu'un positiviste ne pardonne pas.
Nombre de physiciens s'en sentiront, ou s'en voudront, exclus, et cer-
tains d'entre eux iront même jusqu'à confesser tranquillement leur inca-
pacité à comprendre la théorie.
« Depuis que les mathématiciens ont envahi la théorie de la relati-
vité, je n'y comprends moi-même plus rien 9. » Ainsi s'exprimait Eins-
tein lui-même après que Minkowski eut posé la formulation quadri-
dimensionnelle sous laquelle chacun connaîtra bientôt la relativité res-
treinte. Que la propre défiance qu'Einstein opposait auparavant aux
mathématiques se retrouve chez certains de ses collègues, voilà qui ne
fait aucun doute ; nombreux sont les physiciens qui ne vont pas se laisser
convaincre par l'intérêt de la mathématisation de la physique. Et
l'annonce de la vérification des prédictions d'Einstein ira jusqu'à engen-
drer une véritable panique parmi les physiciens qui craignaient de devoir
étudier la théorie des tenseurs. Ainsi, l'un des plus farouches opposants
à la relativité, sir Oliver Lodge, voyait venir « des temps terribles 10 »
pour les physiciens.
« La raison de cette gloire que je crains éphémère est que la théorie d' Eins-
tein ne rentre pas dans le cadre des théories physiques : c'est une hypothèse
métaphysique qui, par-dessus le marché, est incompréhensible, double rai-
son pour justifier son succès [ ... ]. Les applaudissements frénétiques d'un
tas d'incompétences n'ajoutent rien à la recevabilité d'une hypothèse [ ... )
Peu nous importe que les mathématiciens et les astronomes, le prenant de
très haut, nous traitent de routiniers et de béotiens, et finissent par insinuer
que nous sommes mfirs pour la petite voiture et la bavette. Toutes ces gen-
tillesses nous laissent froids, parce qu'en définitive, nous, les physiciens de
laboratoire, aurons le dernier mot : nous acceptons les théories qui nous
sont commodes ; nous refusons celles que nous ne pouvons comprendre et
qui par cela-même sont inutiles 13. »
Ici, c'est la passion qui parle; cette même passion, ce fanatisme, qui
anime les petits-bourgeois et leur fait haïr ces tableaux, cubistes, dadaïs-
tes, non figuratifs, du début de siècle. Ces petits-bourgeois qui se vantent
de ne pas entendre l'art nouveau que les snobs applaudissent sans y enten-
dre rien. L'incompréhensibilité n'est-elle pas la marque au revers de cet
art-là ? Un label dont la relativité générale va donc souffrir, une manière
de reléguer les relativistes dans un ghetto. Bref, la métaphore esthétique
séduit alors chacun, opposant ou fervent, et nourrit bien des discours ; elle
est au centre de l'idéologie dans laquelle baigne alors la théorie.
Mais, bien au-delà de l'agressivité d'une partie des théoriciens, il
faut aussi rapporter ce mouvement de rejet au désir de sortir la gravitation
de l'isolement qui est désormais le sien non seulement face à la théorie
quantique mais aussi face à toute la physique. Le piédestal géométrique
où s'est complaisamment perchée la théorie d'Einstein est visé, contesté,
tout en étant convoité ; un piédestal qui manifeste une certaine domina-
tion idéologique de cette théorie révolutionnaire mais qui est aussi un
symbole de son isolement.
Pour Einstein, ce ne sont pas là tant des questions que les hypothè-
ses d'un même et seul programme qu'il suivra dès lors inlassablement.
Ce n'est d'ailleurs pas seulement le projet d'Einstein, c'est aussi
une volonté partagée - après Arthur Eddington et Hermann Weyl- par
quelques théoriciens proches de lui, une perspective basée sur des prin-
cipes extrêmement contraignants, une exigence immense, mais un espoir
sans cesse déçu qui sera d'ailleurs très loin de faire l'unanimité.
Ainsi, au début des années trente, Einstein publie-t-il une nouvelle
« théorie unitaire du champ physique » qui, selon ses propres termes,
« se propose de renouveler la théorie de la relativité générale » mais qui
n'est encore, selon ses propres termes, «qu'un édifice mathématique à
peine relié par quelques liens très lâches à la réalité physique 19 »,une
théorie à propos de laquelle Pauli demanda « ce qu'étaient devenus le
périhélie de Mercure, la courbure de la lumière et les lois de conserva-
tion 20 », sans qu'il pût obtenir de réponse satisfaisante. C'est alors
qu'Einstein écrivit dans une revue philosophique: «Je ne considère pas
que la signification principale de la théorie générale de la relativité soit
la prédiction de quelque menue observable mais plutôt la simplicité de
ses fondations et sa consistance 21. »
Et c'est bien ce qu'il exprimera plus précisément encore dans la pré-
face qu'il écrit en 1942 au livre de Bergmann: «Il est vrai que la théorie
de la relativité, en particulier la théorie générale, a joué un rôle plutôt
modeste jusqu'alors quant à la corrélation des faits empiriques, et a peu
contribué à la physique atomique et à notre compréhension des phéno-
mènes quantiques. Il est néanmoins tout à fait possible que quelques-uns
des résultats de la relativité générale, comme la covariance des lois de la
nature et leur non-linéarité, puissent aider à surmonter les difficultés ren-
contrées à présent dans la théorie quantique et les processus nucléai-
res 22. »
N'est-il pas symptomatique qu'Einstein considère la covariance
générale comme un « résultat » et non comme un outil de la théorie ?
C'est que pour lui l'expérience n'est pas une fin en soi, elle est un moyen
qui, à travers la relativité générale, lui permet d'authentifier ses princi-
pes, ici la covariance, qui représentent un pas vers une théorie unifiée,
son enjeu véritable.
Mais, au-delà du caractère spéculatif de ces perspectives, au-delà
des raisons profondes qui motivent Einstein lui-même, il faut souligner
que l'aventureux pari des théories unitaires représentait sans doute aussi
l'espoir d'une issue pour la relativité générale, ses principes, ses métho-
des, et pour certains de ses spécialistes qui y trouveront des sujets de
recherches. Un pari très risqué, pour un gain aléatoire mais fantastique
puisqu'il ne s'agissait, tout au moins au début des années 1920, de rien
de moins que de bâtir une seule et même théorie physique pour les
deux seules interactions alors connues, la gravitation et l'électromagné-
tisme.
À ceux qui doutent de l'intérêt ou même de la possibilité d'une géo-
métrisation de (toute) la physique théorique, les théories« alternatives»
de la gravitation (voir plus loin dans ce chapitre) fournissent une autre
issue, a priori moins aléatoire que celle des théories unitaires. Ce sont là
deux approches irréconciliables, deux projets antithétiques pour un
même diagnostic: la nécessité d'un contact sinon d'une unification entre
les deux interactions fondamentales de la physique; deux perspectives
dont la relativité générale est la référence nécessaire ... Toutefois, ces
multiples tentatives d'unification des interactions gravitationnelles et
électromagnétiques se révéleront problématiques 23 et ces travaux tout
particulièrement formels renforceront l'isolement des spécialistes qui s'y
consacreront, les détournant bien souvent de l'étude de la relativité géné-
rale 24. Mais tout le monde n'est pas de cet avis; ainsi Cornelius Lanczos
- qui s'est lui-même intéressé à ce genre de travaux - jugera-t-il beau-
coup moins sévèrement ce programme dans ce texte où il retrace la visée
unitaire d'Einstein :
«Mais si nous pouvons regretter qu'il se soit exilé en d'étranges pays dans
lesquels personne ne souhaitait le suivre, nous devons admirer l'honnêteté
intellectuelle avec laquelle il poursuivit ses desseins. Einstein-Faust con-
templant le signe du Macroscosme dix ans durant, éprouvant formule
magique après formule magique pour conjurer le vaste esprit de la créa-
tion. Et alors la formule magique fut trouvée et le vaste esprit apparut dans
toute sa splendeur. Devons-nous le blâmer s'il n'a pas su se remettre aux
grises besognes quotidiennes de la vie? Peut-on attendre d'un homme
ayant contemplé l'apparition cosmique qu'il aide le petit peuple à cons-
truire de petites maisons 25 ? »
Il faut aussi bien sûr rappeler les relations subtiles mais difficiles
qu'Einstein entretiendra avec la physique quantique et ses spécialistes, la
distance critique qu'il opposera aux tenants de l'interprétation de Copen-
hague qui domine bientôt la discipline. C'est là une prise de position
symbolique d'une conception très idéaliste de la physique théorique, un
point qui concerne, qui marque, à travers sa philosophie, l'image d'Eins-
tein dans le milieu mais aussi celle de sa relativité générale.
Aussi bien, la personnalité d'Einstein, sa vision du monde, l'image de
la physique qu'il projette, son exigence et ses refus, sa solitude, caractéris-
tiques de la seconde partie de son œuvre, tout cela n'est pas sans influencer
ceux qui, du milieu des années 1920 à la Seconde Guerre mondiale, déci-
dent de travailler en relativité générale. Les rares théoriciens qui font alors
ce choix développeront assez généralement des travaux relativement for-
mels tant parce qu'ils partagent peu ou prou la vision globale d'Einstein
que parce que la théorie les y entraîne et que l'exiguïté de son champ empi-
rique les y contraint. Exigence théorique, volonté unitaire, intérêt épisté-
mologique affirmé, caractère relativement formel de la production scienti-
fique, refus d'une conception phénoménologique de la construction
théorique, large impact de la structure mathématique face à la faiblesse des
liens empiriques, caractère artisanal des structures de la recherche, tels sont
les traits dominants de la production relativiste, des caractéristiques que
l'on ne retrouve pas précisément dans le champ quantique.
On assiste là à un véritable divorce, non seulement entre les spécia-
listes de la gravitation et les théories de l' infiniment petit, mais aussi et
surtout peut-être entre ces deux grands champs de la physique théorique.
Un divorce qui, bien au-delà de l'idéologie, idéaliste chez les relativistes,
positiviste chez les atomistes, a longuement marqué la physique théori-
que. Car il s'appuie sur un fait extrêmement lourd, grave, une sorte de
césure qui divise ce champ: le fait que l'espace sur lequel s'appuient les
théoriciens de l'infiniment petit, et en particulier les spécialistes de la
théorie quantique, est essentiellement différent de celui qu'exige la gra-
vitation. Sans doute, tout le monde accepte, plus ou moins rapidement, la
relativité restreinte et donc travaille sur l'espace-temps de Minkowski
qu'elle implique. Mais les spécialistes de l'infiniment petit se sentent
impuissants, démunis, face à l'espace-temps courbe sur lequel s'appuie
la relativité générale. Ils ne peuvent rien faire d'un espace de Riemann
dans lequel leurs outils sont d'ailleurs quasi inopérants.
Car la spécificité du champ relativiste ne prend assurément tout son
sens que si on la rapporte aux conditions qui règnent dans la discipline
voisine, la physique quantique : un champ théorique particulièrement
vivant, une philosophie implicite bien différente de celle qui a cours chez
les relativistes mais surtout l'appartenance à un champ expérimental
208 EINSTEIN ET LA RELATJVITÉ GÉNÉRALE
Une distance à laquelle Born pense encore sans nul doute lorsqu'il
évoquera lors du congrès de Berne, six ans plus tard et quelques mois
seulement après la mort d'Einstein, ses souvenirs et ses choix (voir cha-
pitre 11 ). Born qui, tout jeune physicien, décida« de ne jamais entrepren-
dre aucun travail dans ce champ» ... et c'est bien de la relativité générale
qu'il s'agit. Ce qui fut aussi la décision de beaucoup de ses collègues
même si certains d'entre eux - et Born lui-même - feront à un moment
ou à un autre de leur carrière quelque contribution à la théorie d'Eins-
tein 27, pour le regretter parfois ensuite comme Pauli. C'est que Born et
tant d'autres avec lui ont fait, consciemment ou pas, un choix économi-
que, un choix productiviste 28 au sens où ils ont préféré travailler là où la
balance des investissements et des profits leur semblait, à juste titre,
favorable à tant de niveaux : au plan intellectuel car lévolution scientifi-
que y est très rapide et les controverses animées, au plan psycho-sociolo-
gique car les échanges y sont nombreux et les bénéfices - au sens le plus
large - importants, au plan institutionnel encore car les postes et les cré-
dits y sont moins rares. Mais en outre, Born fait là un choix
philosophique : à la conception « métaphysique réaliste » pour reprendre
l'expression de Lanczos, sur laquelle s'appuie la théorie d'Einstein, il
prétère à coup sûr le positivisme dont le champ quantique est infiniment
plus proche. Toutefois, c'est peut-être encore plus un choix vital car, à
l'ascèse relativiste alors très introvertie, s'opposent les théories quanti-
ques largement ouvertes sur toute la physique, sur le monde ...
Cependant ces choix, ces réactions, ne font que peu de place à
l'influence épistémologique que les théories d'Einstein ont eu sur l'éta-
blissement des théories quantiques. C'est que le concept de fécondité
n'est pas seulement à penser sur le plan expérimental ou de la physique
mathématique mais peut-être plus encore sur celui de la construction
théorique. Un point particulièrement important que Wolfgang Pauli
aborde dans la préface, écrite en 1956, à la traduction-réédition de son
livre de 1921 29 et donc précisément au moment du congrès de Berne
qu'il préside : Pauli y insiste sur le rôle fondamental qu'en tant qu' exem-
ple les théories d'Einstein ont joué et comment elles ont « représenté le
premier pas au-delà d'une visualisation naïve». Pour Pauli, Einstein tra-
çait là un chemin qui conduisait à laisser de côté, dans le cadre de la théo-
rie quantique, à la fois« le concept de champ classique et celui d'orbites
de particules ».
Ainsi Pauli insiste-t-il, à juste titre, sur« l'attitude critique» qui est
celle d'Einstein; une attitude qui n'a pas été sans influence sur l'établis-
sement de la théorie quantique. C'est que !'intérêt, l'influence de la rela-
tivité générale, vont bien au-delà de ses résultats empiriques et de ses
propres équations. Elle est un exemple qui fait date ; jamais encore on
n'avait posé, on n'avait osé créer, un espace de travail aussi novateur,
aussi révolutionnaire. En ce sens, il est clair qu'Einstein a apporté une
liberté de pensée, de travail, qui va totalement révolutionner les métho-
des du physicien théoricien.
La domination newtonienne
La proximité des théories newtonienne et einstem1enne de la
gravitation, essentiellement le fait que la théorie de Newton suffise à
rendre compte de l'immense majorité des phénomènes gravitationnels,
est alors une des questions les plus inquiétantes, les plus décevantes.
Pendant plus de cinquante ans, les relativistes ne vont pouvoir arracher
que quelques décimales à la théorie newtonienne pour les mettre au
compte de leur théorie, quelques décimales que !'on aura le plus grand
mal à conforter, on l'a vu. Mais en obtenant deux nouveaux effets. C'est
peu, c'est très peu, pour une théorie aussi lourde, qui demande tant
d'efforts !
Mais il y a plus grave : les relativistes vont se laisser piéger par la
théorie de Newton, par la manière de voir, de calculer qu'elle induit, par
leur trop grande habitude de penser dans ce cadre. Avant tout, bien sûr,
parce que la théorie de Newton suffit à expliquer ce dont on a alors à ren-
Einstein contre-attaque
Une théorie ne peut être vraie, elle ne peut qu'être juste. Et, bien
entendu, cette nouvelle formulation d'un critère de validité d'une théorie,
cette nouvelle manière de juger de l'intérêt d'une théorie condamne la
théorie de Newton; parce que l'expérience a dit deux fois non: quant à
la question du périhélie et quant à la déviation des rayons lumineux. Mais
il n'est pas juste, pour autant, de dire que la relativité générale est vraie
car l'expérience n'a pu dire que «peut-être». La nouvelle théorie est
donc, aujourd'hui, la moins mauvaise théorie de la gravitation possible.
Une formulation apparemment sévère mais peut-on demander plus ? Car,
en somme, les théoriciens n'ont pas le droit de refuser une théorie cohé-
rente qui fait mieux que les autres et à laquelle l'expérience n'a pas dit
«non». Mais ils ne peuvent préjuger de l'avenir; de l'avenir observa-
tionnel aussi bien que théorique. Tout ce qu'ils peuvent faire, c'est trou-
ver une nouvelle théorie qui fasse aussi bien, qui fasse mieux, en propo-
sant, en réalisant des tests observationnels que la relativité, quant à elle,
ne pourra surmonter.
Ces idées sont aujourd'hui très banales. Ce sont en fait celles
qu'après Einstein, Karl Popper mettra en forme 44 sous le nom de prin-
45. Par exemple. dans l'interview de Popper par G. J. Whitrow: G. J. WHITROW, 1967.
46. A. EINSTEIN, 1979, p. 189.
47. li s'agit d'une lettre à son ami de toujours, Maurice Solovine, qui habitait Paris et tra-
vaillait chez Gauthiers-Villars où il éditait entre autres ouvrages ceux d'Albert Einstein qu'il tradui-
sait en français. Cette lettre du 7 mai 1952 a en particulier été analysée en détail par G. Holton, in
G. HOLTON, 1981, p. 224-271. On en trouvera une traduction française dans OCE, vol. 4, p. 310-
311.
LA TRAVERSÉE DU DÉSERT 221
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.a..~--,,.,..,.,_-')~....,_ z..... _ _......,.
J(,,.~- ............ --.r~ ...
~f:J-._,,_-~..-J ..
1919 est une date charnière où l'expédition anglaise signe une étape
décisive de la théorie. La relativité générale est vérifiée ! L'avenir est
radieux. Il ne resterait en somme qu'à en développer patiemment
d'autres conséquences que l'on comparerait prudemment aux faits
d'observation. Ainsi aurait-on pu s'attendre pour les années de l'entre-
deux-guerres à une production ininterrompue et sans cesse croissante de
travaux s'attachant à développer la théorie, à en conforter les bases, à en
préciser les rapports au réel, à en développer !'étude et à la faire connaî-
tre.
Telle serait l'histoire d'une théorie normale. Mais les historiens des
sciences savent fort bien que cela ne se passe jamais aussi simplement.
Et d'ailleurs si l'on considère objectivement ses résultats et son propos
tout va bien et même très bien pour la théorie de la gravitation d'Einstein.
N'est-ce pas une théorie qui gagne? Tel n'est pourtant pas vraiment le
cas, on l'a vu. Bien loin d'un développement raisonnable, d'une sage
dynamique, d'une histoire sans nuages, la relativité générale va connaître
un développement heurté, une croissance lente, difficile, malaisée, et les
relativistes vont vivre l'isolement, le doute, sinon même une certaine
marginalité.
Sans aucun doute, durant cette période, la situation politique a lour-
dement pesé sur la production scientifique. La relativité générale naît au
début de la Première Guerre mondiale et son développement en fut évi-
demment entravé. La domination nazie, qui visera tout particulièrement
la relativité, symbole de la « physique juive », impliquera dans toute
l'Europe le départ, la mort, de tant de scientifiques, et en particulier l' ins-
tallation d'Einstein à Princeton dès 1933. Puis la Seconde Guerre mon-
diale stoppera presque totalement la production scientifique non militaire
durant plus de cinq ans.
226 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
« En tout cas, dans les années 1920, les scientifiques témoignaient du plus
grand intérêt pour la discipline. Mais déjà en 1936, alors que j'étais en con-
tact avec Einstein à Princeton, j'observai que cet intérêt avait presque tota-
lement cessé. Le nombre de physiciens travaillant dans ce champ à Prince-
ton pouvait se compter sur les doigts d'une seule main. Je me souviens que
très peu d'entre nous se rencontraient dans le bureau du défunt professeur
H. P. Robertson et puis même ces rencontres cessèrent. Nous, qui tra-
vaillions dans ce champ, étions plutôt regardés de travers par les autres
physiciens. Einstein lui-même me faisait souvent remarquer: "A Prince-
ton, ils me prennent pour un vieil imbécile : Sie glauben ich bin ein alter
Trottel ... " Cette situation resta à peu près sans changement jusqu'à la mort
d'Einstein. La théorie de la relativité n'était pas très estimée dans "l'ouest"
et mal vue dans "l'est" 1. »
%
3~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
2,5
1,5
0,5
Années
Ainsi, entre le début des années 1920, les années d'or de la relativité
générale, celles où s'établit la gloire d'Einstein, et le milieu des années
1930, par rapport au nombre total des publications recensées en physi-
que, la mécanique newtonienne conservera sa place en pourcentage
(7 %) tandis que la relativité générale verra la sienne se réduire comme
peau de chagrin passant de 7 % à 2 %. Quant à la mécanique quantique
qui n'occupe en 1920 que la moitié de la place de la théorie d'Einstein,
elle renversera la situation dix ans plus tard.
La conférence de Berne
Juillet 1955 : Einstein vient de mourir à Princeton aux États-Unis
et, à Berne en Suisse, on fête le « Cinquantenaire de la théorie de la
relativité », de la relativité restreinte, là où elle fut inventée. Mais c'est
essentiellement à la relativité générale, dont le quarantième anniversaire
est pudiquement ignoré, que l'on va se consacrer. Il s'agira avant tout
d'une conférence où les exposés techniques dominent, mais bien entendu
la mort d'Einstein est l'occasion d'un hommage. Un hommage qui prend
parfois la forme d'une inévitable hagiographie. Une hagiographie qui
rend d'autant plus intéressante, marquante, l'intervention de Max Born,
à coup sûr le plus proche collègue, le plus vieil ami présent à Berne.
Born est l'un des derniers conférenciers à parler, le vendredi après-
midi, juste avant la clôture du congrès. Sa conférence est pour l'essentiel
consacrée à l'histoire de la relativité restreinte, la relativité restreinte qui
a alors une importance énorme pour la physique et en particulier pour la
physique quantique dont il est spécialiste. À la relativité générale, il ne
consacre qu'un seul paragraphe dans lequel il rappelle le moment où il
rencontra Einstein et comment il s'initia à la relativité générale. Écou-
tons-le:
«Je me souviens que, pendant ma lune de miel en 1913,j'avais dans mes
bagages quelques tirés à part des articles d'Einstein qui, au grand dam de
mon épouse, ont absorbé mon attention pendant des heures. Ces papiers
me semblaient fascinants, mais difficiles et presque effrayants. Lorsque
j'ai rencontré Einstein à Berlin en 1915, la théorie était très perfectionnée
et couronnée par lexplication de lanomalie du périhélie de Mercure,
découverte par Le Verrier. Je l'ai comprise, non seulement grâce aux
publications mais aussi grâce à de nombreuses discussions avec Einstein -
ce qui eut pour effet que je décidai de ne jamais entreprendre aucun travail
dans ce champ. Les fondations de la relativité générale m'apparaissaient
alors, et encore aujourd'hui, comme le plus grand exploit de la pensée
humaine quant à la Nature, la plus stupéfiante association de pénétration
philosophique, d'intuition physique et d'habileté mathématique. Mais ses
UNE THÉORIE MAL-AIMÉE 231
La tour d'ivoire
Si la spécificité relativiste s'exprime par des éléments techniques,
épistémologiques, institutionnels, elle ne s'y résume pourtant pas. Mais
s'il y a tant de raisons pour choisir de travailler en mécanique quantique,
et Born nous a éclairés à ce sujet, quelles sont les motivations de ceux qui
vont préférer se plonger dans l'étude de la relativité générale? Dans la
préface de son Relativity: the General Theory, un ouvrage fondamental
qui paraît en 1960 et qui plus que tout autre représente la somme du tra-
vail accompli tout au long de ces années, c'est cette question que John
Synge pose, décrivant, avec beaucoup d'humour, l'image qu'il a ... de
lui-même:
«De tous les physiciens, le relativiste est, d'un point de vue social, le
moins engagé. Il est le grand spécialiste en théorie de la gravitation et la
physique, plus que jamais lié aux pouvoirs économique, militaire, politi-
que. Un monde auquel les relativistes ont jusqu'alors échappé mais
(qu'Einstein nous en préserve !) auquel ils sont de plus en plus confron-
tés à travers la proximité institutionnelle des théories quantiques dans le
cadre de la physique théorique et à travers ceux qui venus de, ou tentés
par, ce monde-là souhaitent organiser la discipline suivant ses méthodes.
Chacun ne partage pas, bien sûr, les choix de Synge; on n'en
retrouve pas moins, ici ou là, l'essentiel de son analyse. Quelques années
plus tard, au soir du premier Texas Meeting - une rencontre consacrée à
une spécialité en plein essor, l'astrophysique relativiste - un conférencier
de premier plan, T. Gold - n'est-il pas chargé du très traditionnel after-
dinner speech? - exprimera, fort clairement lui aussi, l'opinion de bon
nombre de ses collègues, et pas seulement ceux de la nouvelle généra-
tion, en se félicitant de ce que « les relativistes avec leur travail sophisti-
qué ne soient plus seulement des ornements culturels mais puissent être
utiles à la science ! 9 »
Ainsi ce texte de Synge marque-t-il particulièrement bien la fron-
tière entre deux époques que la mort d'Einstein sépare symboliquement
et que le congrès de Berne marquera institutionnellement ; celle où la
relativité générale constitue, à l'intérieur de la physique théorique, un îlot
quelque peu suranné à l'abri des grands courants qui agitent les théories
quantiques et celle du renouveau que pressent et redoute Synge. Une
frontière que les organisateurs d'une école d'été consacrée en 1973 aux
« Astres occlus », aux trous noirs donc, marquent dans la préface des
comptes rendus:« L'histoire de la transformation prodigieuse de la rela-
tivité générale pendant ces dix dernières années est chose connue; d'une
baie tranquille où quelques théoriciens poursuivaient leurs recherches,
elle est passée aux avant-postes, en pleine effervescence, qui attirent un
nombre croissant de jeunes talents, ainsi que de crédits importants desti-
nés aux recherches expérimentales IO. »
Bref, les relativistes vont désormais pouvoir vivre de la relativité
générale, et non plus seulement pour la théorie d'Einstein. C'est le renou-
veau.
La singularité de Schwarzschild t
1. On en trouvera une analyse beaucoup plus détaillée dans les articles que j'ai consacrés à
ce sujet: J. EISENSTAEDT, 1982, 1987.
LE REFUS DES TROUS NOIRS 237
les de ce type, on n'en connaît alors bien sûr aucune et l'on pense qu'il
ne peut en exister. Et la question se posera, mais bien plus tard : existe+
il des étoiles qui soient assez denses pour disparaître derrière cette singu-
larité, pour exhiber un tel comportement ? Il faudrait des conditions dra-
coniennes pour que cela se produise, sur lesquelles nous reviendrons en
détail ; mais qu'on en juge rapidement par un calcul très simple : le rayon
de Schwarzschild du Soleil (2GMfc2) n'est que de 3 km; le rayon du
Soleil de 696 000 km. Pour que le Soleil exhibe pareil phénomène, pour
que la singularité de Schwarzschild puisse s'exprimer, en fait pour que
le Soleil devienne un trou noir, il faudrait que son rayon fût inférieur à
3 km. À cette époque, pas si lointaine pourtant, on n'imaginait aucune-
ment qu'il pût exister d'étoile assez dense ou assez massive pour que se
produise pareil phénomène.
Mais alors? Où est la question? Pourquoi se préoccuper d'un lieu
à jamais accessible? Faut-il s'en préoccuper puisque cela n'arrivera
jamais? Avant de suivre les collègues d'Einstein sur cette voie, il faut
bien voir que, de toute manière, il est intéressant de comprendre, d'étu-
dier chaque objet, chaque concept (et encore plus chaque bizarrerie), de
la théorie, chacune de ses solutions, afin de se faire une idée de ce qui se
passe par là-bas. Et que cela est nécessaire, et même indispensable, ne
serait-ce que pour savoir comment la théorie est vraiment construite. Car
il pourrait se faire, qui sait, que la théorie fût incohérente. Donc, et même
si l'on pense que « cela n'arrive jamais », il est utile, intéressant (et amu-
sant) d'étudier l'ensemble de la solution de Schwarzschild sur tout
l'intervalle de définition des variables : en supposant que sa source (la
matière qui crée le champ de gravitation que l'on étudie) n'est pas une
étoile ordinaire mais est tout à fait compacte, à la limite réduite à un point
placé tout au centre de l'espace-temps en r =O. Et, donc, de se poser la
question de la structure de l'espace nu, jusqu'à l'intérieur, de la singula-
rité de Schwarzschild. Bref, il faudrait étudier tout l'espace-temps : de A
àZ.
observations astronomiques et, des siècles plus tard, les grands voyages
feront exploser la très stable image du monde d'abord construit pour
chacun à l'image de son village, de son horizon, des étoiles fixes et du
Soleil.
Ce grand moment de la découverte de la sphéricité de la Terre nous
permet peut-être de comprendre ce qui se passe autour de l'explosion de
l'espace-temps et ce que vont devoir consentir nos relativistes, pour
accepter le retard qui sera pris à penser la révolution relativiste. Tout
d'abord, qu'un des meilleurs moyens de comprendre l'espace (temps) est
d'en reconnaître les chemins, de l'explorer. Il s'agit ici de parcourir en
pensée, en réalité, les chemins de la Terre ; et là, grâce à ses équations,
ceux de l'espace de Schwarzschild. Mais il n'est pas seulement question
d'une exploration véritable de l'univers et de ses limites, une exploration
progressant d'ailleurs par exemple grâce au puissant télescope du mont
Palomar qui révolutionnera la théorie dans les années 1930, mais d'un
parcours mental. Il s'agit d'explorer les trajectoires de la solution de
Schwarzschild, afin de mieux comprendre la théorie, de savoir quelles en
sont les limites, afin de savoir quel espace-temps elle nous promet, quel
espace elle nous prédit. Un espace qui doit être cohérent, un espace qui
doit comprendre toutes les trajectoires possibles, être complet.
Étudier toutes les trajectoires de la solution de Schwarzschild, ce
sera le bon moyen de découvrir l'espace-temps créé par une étoile, d'en
connaître les lieux, les limites, les horizons, la forme, la topologie. On
reconnaît aujourd'hui que c'est là un des rares, un des seuls, en tout cas
un des meilleurs moyens de décrire l'espace-temps; encore faut-il que
l'idée que l'on a a priori du voyage ne nous empêche pas d'avancer. Car
c'est bien ce qui se passe dans ces années très classiques, trop classiques,
où l'on croit encore vivre dans un espace qui ressemble beaucoup à celui
que construisirent les anciens, dans l'espace de Newton. Parce que l'on
ne découvre guère que ce dont on (se) doute, ce dont on a une idée pré-
conçue, qu'il s'agisse de la figure de la Terre comme on disait au
xvme siècle ou de la structure de l'espace-temps.
Là encore, la question de la figure de la Terre fait image. Supposons
- je construis ici une histoire virtuelle - que dans une certaine tribu l'on
croie la Terre plate; on n'imaginera sans doute pas qu'en allant sans
cesse de l'avant, toujours vers l'ouest, on pourra revenir au point de
départ et l'on a de grande chance de ne pas même entreprendre le voyage
avant longtemps, simplement faute d'y croire. Puis un voyageur un peu
plus intrépide, après n'avoir cessé de voyager vers l'ouest, boucle son
trajet par le plus grand des hasards ; ce premier explorateur risque fort de
n'être pas cru. Mais l'idée fait son chemin, d'autres voyageurs en témoi-
gnent. Il faudra longtemps avant qu'on en accepte l'idée et que l'on
LE REFUS DES TROUS NOIRS 243
découvre que l'on peut en rendre compte: en acceptant que nous vivons
sur une sphère. Drôle d'idée si l'on y réfléchit ! Qui exige un énorme
changement de mentalité et un travail intellectuel considérable. Aussi
bien l'observation du ciel, la réapparition journalière du Soleil, les éclip-
ses partielles de Lune, permettront de corroborer ces idées et d'accepter
la rotondité de la Terre. Ce qui laisse entendre que plusieurs points de vue
ne sont pas inutiles pour être convaincu et convaincre. Car il ne s'agit pas
seulement de rendre compte de ces faits dans un nouvel ordre du monde ;
mais aussi, mais surtout peut-être, de s'en convaincre et d'en convaincre
ses contemporains. C'est là, un (tout petit) peu, ce qui s'est passé dans la
tribu relativiste.
Ainsi, explorateurs de la théorie, les relativistes vont voyager en
pensée dans l'espace de Schwarzschild, vont tenter d'en découvrir les
chemins, en en étudiant ce que l'on nomme les géodésiques, les trajec-
toires possibles. Ce sera d'ailleurs l'objet de thèses-fleuves. Mais sans
chercher !'Amérique ! Sans beaucoup d'imagination ! Croyant déjà en
connaître la structure globale, qui ne saurait être autre en somme que
celle de !'espace de Minkowski, tout au plus légèrement déformée. La
question de la topologie, de l'étude de la structure de l'espace (est-ce que
cela ressemble plutôt à un plan, à une sphère, à un cylindre ou à un
tore ?), ne naîtra que peu à peu, dans le cercle étroit de la cosmologie. Il
s'agira tout d'abord de retrouver les trajectoires classiques, de savoir
quelles modifications apporte la relativité générale aux ellipses keple-
riennes, et on fera d'innombrables calculs, on publiera de nombreux arti-
cles, des mémoires et des thèses qui auront pour but d'écrire les équa-
tions des trajectoires de la solution de Schwarzschild, de les résoudre et
de les classer; mais non pas tant de baliser l'espace-temps de Schwarzs-
child que l'on croit déjà connaître avant même de l'avoir parcouru. Les
questions d'ordre mathématique ne posent d'ailleurs même pas problème
car on a les moyens techniques nécessaires pour intégrer exactement les
équations et donc pour déterminer précisément ces trajectoires. De très
nombreux travaux font alors, très scolairement, le tour de (presque) tous
les cas, mais sans faire le tour du problème, sans poser les vraies ques-
tions.
C'est que l'on a une idée trop claire dans la tête, c'est que l'on est à
l'avance convaincu que l'espace de Schwarzschild est, tout au moins
d'un point de vue spatial, à l'image de celui de Newton: l'espace eucli-
dien plus le temps. On accepte que la partie spatiale soit quelque peu
courbée, que le temps soit un peu décalé, mais on ne pense guère que la
solution de Schwarzschild puisse représenter un espace vraiment diffé-
rent, bien différent de celui de Newton. Car la solution de Schwarzschild
représente, il ne faut pas l'oublier, la géométrie de l'espace-temps autour
244 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
d'une étoile, et il n'est pas évident, pas plus hier qu'aujourd'hui, de pen-
ser, d'imaginer que cet espace-là puisse être gauchi, tordu, même s'il n'y
a pas de torsion en relativité générale. Il sera plus simple de penser, plus
facile d'accepter, que l'univers puisse être courbé à grande échelle,
puis~e avoir une forme différente de la structure euclidienne, peut-être
grâce aux travaux sur les géométries non-euclidiennes du siècle dernier.
Et la cosmologie sera le lieu où seront tout d'abord pensés ces concepts
géométriques et ces questions topologiques. Mais il est inimaginable
avant d'être incroyable, puis insupportable, car la communauté relati-
viste est passée par tous ces sentiments, que l'espace-temps puisse être
déformé, brisé, dans sa structure fine, locale, ici et maintenant.
Évidemment, et inévitablement, on utilisera pour étudier cet espace
essentiellement les outils les plus proches des outils newtoniens. Tout
d'abord, le temps-coordonnée t qui, tel le temps absolu de Newton,
décrit, parcourt (presque) tout l'espace et ses trajectoires. Et c'est déjà
une erreur fatale (mais comment ne pas la faire si !'on n'est pas obligé de
faire autrement !) car l'on ne tient pas compte de ce que l'on sait pourtant
fort bien déjà en relativité restreinte, que le temps qu'il faudrait utiliser,
c'est le temps physique, le temps propre, et même plus précisément le
temps propre de chaque particule, qui conduit chaque planète sur son
chemin propre. On lui préfère toujours, tout simplement parce qu'il
s'impose techniquement, le temps-coordonnée t de la forme déjà classi-
que de la solution de Schwarzschild, un temps qui est en somme à
l'image du temps absolu de Newton puisque c'est un temps universel
partout défini ; enfin, presque partout, sinon sur ou à l'intérieur de la
sphère de Schwarzschild. Il en est de même pour les variables d'espace
et l'on privilégie de facto les coordonnées classiques dans lesquelles la
solution a été découverte. Ce n'est pas grave pour les variables angulaires
mais cela se révélera dramatique pour la coordonnée radiale r à laquelle
on donne aussi, en fait et en droit mais à tort, une signification physique
classique banale, celle de la distance au centre de !'étoile, et ce malgré de
nombreuses mises en garde d'Einstein lui-même.
Il s'agit là en fait de covariance générale, un point sur lequel pres-
que tout le monde va achopper, et parfois Einstein lui-même. La cova-
riance générale qui impose la règle selon laquelle aucune coordonnée
n'est privilégiée, aucune coordonnée n'a de sens physique, et donc cer-
tainement pas celles de Schwarzschild. Cela, à l'inverse, implique que
tous les systèmes de coordonnées possibles sont utilisables et qu'aucun
d'entre eux n'a de sens physique a priori. Mais il est si tentant d'en rester
néanmoins aux coordonnées classiques (r et t qui ressemblent de si près
aux coordonnées généralement employées dans le cadre de la théorie de
Newton) dans lesquelles tout marche si bien, si gentiment. Car les calculs
LE REFUS DES TROUS NOIRS 245
Au début des années 1920, von Laue (que nous avons déjà rencon-
tré et qui est alors un des très bons spécialistes de la théorie) a étudié les
trajectoires des particules lumineuses, on dirait aujourd'hui des photons,
dans le champ de Schwarzschild. Il a conduit, après bien d'autres auteurs
dont il s'est inspiré, une étude tout à fait honnête et représentative. On
trouvera ci-contre une reproduction de son diagramme qui représente
donc, projeté sur un plan passant par le centre de l'étoile, l'ensemble des
trajectoires lumineuses possibles de la solution. Von Laue y a dessiné
toutes les trajectoires lumineuses pointant vers la masse centrale ;
comme on peut s'en rendre compte de visu, aucune particule n'atteint le
centre r = 0 ; elles sont toutes arrêtées sur la sphère de Schwarzschild.
C'est donc une sphère magique sur laquelle le temps est censé s'arrêter
et à l'intérieur de laquelle il semble que rien ne se passe.
Nous avons aussi reproduit un second diagramme de la même épo-
que (mais on trouve encore cette description au début des années 1960)
tiré de la thèse d'un étudiant belge, Carlo de Jans; il s'agit ici de la repré-
sentation des trajectoires des particules matérielles et le même phéno-
mène se reproduit. Toutes les trajectoires s'arrêtent sur la sphère de
Schwarzschild. Mais de Jans va un peu plus loin que ses maîtres et col-
lègues et développe dans sa thèse une analyse très complète et par
ailleurs excellente du sujet, un sujet un peu rebutant, il faut bien le dire,
mais dont l'étude était très nécessaire. Or de Jans va utiliser un paramètre
mieux adapté que le temps-coordonnée. Dans le cas d'une trajectoire spi-
ralante vers le centre de la solution, il utilise tout naturellement comme
paramètre l'angle qui suit à partir du centre la particule, qui tourne avec
elle, l'angle polaire. Et c'est un calcul qui montre (à un œil attentif,
comme la solution qu'il donne explicitement en fait foi) que la trajectoire
coupe, traverse sans coup férir l'impénétrable singularité. Mais il n'est
pire sourd que qui ne veut entendre et notre relativiste en herbe en revient
LE REFUS DES TROUS NOIRS 247
F b
E
D
~] 31[:3 GM
CF
2GM
~
3GM
~
2GM
CF
Sb
cr< t cr< t
Je dois ajouter que ce n'est pas par mauvais esprit (sans lequel il n'y
a pas de bonne littérature) que je choisis ces travaux hésitants, tortueux,
mais bien parce qu'ils reflètent la manière dont les relativistes ont tem-
porairement résolu ces questions, parce qu'ils expriment les hésitations
dont ils ont fait preuve et aussi nos propres difficultés. Bien entendu,
j'aurais pu, comme le font désormais, et à juste titre, les manuels, para-
chuter la solution, et c'est bien ce que je ferai ensuite. Mais il est bon ici
de se perdre, avec nos meilleurs esprits, ne serait-ce que pour compren-
dre où sont les questions et de savoir que!' on n'est pas seul à se les poser.
Cela calme l'esprit et voilà un bon dérivatif à l'angoisse de l'espace-
temps. Mais en tout cas, la question de la chute des corps en relativité
générale, c'est-à-dire« le problème de Galilée», si je puis dire, car c'est
bien ce dont il s'agit ici, n'a pas été proprement résolu avant les
années 1960.
Pourtant, Georges Lemaître, l'abbé cosmologue, démontrera tout à
fait proprement que la sphère de Schwarzschild n'est pas singulière au
sens mathématique, mais il ne sera pas entendu. Il faut dire qu'il publiera
son article en 1933 en français et dans une revue belge ! Pour ce qui con-
cerne la physique, l'allemand domine encore et bientôt ce sera l'anglais.
LE REFUS DES TROUS NOIRS 249
qu'elle aille quelque part sans entrave; mais aussi qu'elle ait un passé,
bref, que l'on puisse dérouler le parcours de chaque corpuscule du début
de l'univers, qu'il s'agisse du big bang ou d'un passé infiniment distant
jusqu'à sa fin, qu'il s'agisse du big crunch ou d'un futur infiniment loin-
tain. Le principe de conservation de la matière ne l'exige-t-il pas? Car le
principe d'extension géodésique doit évidemment tenir compte de cette
question cruciale des singularités en relativité générale. Mieux, il permet
de faire la part des choses, de mieux définir ce qu'est (et ce que n'est pas)
une singularité. On va donc suivre le chemin des particules depuis le
début jusqu'à la fin de leur histoire, grâce à leur temps propre, -r, de
-r= - oo à -r= + oo. Depuis l'infini du temps passé jusqu'à l'infini du
temps futur, à moins que cette particule ne tombe sur (ou ne vienne de)
une singularité vraie. Car, on ne peut pas demander à une particule de
passer à travers le big bang. Le big bang, qui représente, on le sait (nous
y reviendrons au chapitre 15), le moment où l'univers est réduit à un
point et où donc l'espace-temps est vraiment singulier.
Big bang, big crunch 4: c'est donc là en particulier ce que l'on
nomme une (vraie) singularité (et une plaie de la théorie !). Venons-en
précisément, un peu en avance (voir chapitre 15), à ce qu'on appelle le
modèle standard cosmologique qui possède précisément en son origine
une singularité vraie, la singularité cosmologique initiale: le big bang.
En ce lieu étonnant, l'espace-temps est vraiment, absolument, définitive-
ment singulier, et ce n'est pas là d'ailleurs un mince problème car la théo-
rie n'y a plus vraiment de sens et l'espace-temps n'y est pas même défini.
En ce lieu singulier (mais est-ce même là un lieu ?), on ne peut avancer,
on ne peut être. Rien ne peut passer par là et il en est de même de toute
singularité vraie. D'autres genres de singularités seront dites apparentes
(et ce sera le cas de celle de Schwarzschild) et peuvent être traversées.
C'est là en fait la distinction la plus simple que l'on puisse faire entre sin-
gularité apparente et vraie 5. Ainsi, la définition de l'extension maximale
4. Car c'est aussi bien le cas du big crunch ; la seule différence entre ces deux singularités,
c'est que la première représenterait le début de l'univers, et la seconde la fin. Mais, en fait, ces sin-
gularités vraies sont des limites de la théorie de la relativité générale. Les physiciens théoriciens ne
peuvent en rester là. Près de ces singularités, la densité de matière devient gigantesque et il faut donc
tenir compte des effets quantiques ; au point singulier lui-même, la densité est infinie, ce qui est inac-
ceptable physiquement. La question devient alors celle d'une théorie unifiée des forces physiques, y
compris la gravitation, afin d'étudier ce qui se passe quantiquement en ces lieux. Cf chapitre 16.
5. En effet, on ne dispose pas en relativité générale d'une définition mathématique précise de
ce qu'est une singularité, d'une singularité qui soit générale et applicable à tous les problèmes de la
théorie. La relativité générale est incomplète conceptuellement, comme l'est à peu près toute théorie
physique. Elle est donc toujours en travaux. Mais il ne s'agit pas de travaux de restauration, comme
pour nos cathédrales dont pieusement on tente de conserver létat original, mais bel et bien de tra-
vaux de fond: on n'en a jamais terminé avec une théorie physique (ou mathématique); on peut tou-
jours l'améliorer, et c'est bien là le travail de nos spécialistes.
LE REFUS DES TROUS NOIRS 251
trous noirs, tout en posant aussi clairement que possible les limites de
cette parenté, de cette analogie. Ces limites, nous les avons tracées tout
au long de ce livre, mais il n'est pas inutile d'en redire les plus impor-
tantes.
Dans les Principia, Newton a traité en fait de deux théories, tout
d'abord de la théorie de la gravitation, bien sûr, mais aussi de la théorie
corpusculaire de la lumière dite de Newton. Ce, dans un même livre, en
effet- et non sans raison - précisément parce qu'il traite alors la lumière
comme un corpuscule soumis à une dynamique des forces réfringentes,
c'est-à-dire de la même manière qu'il traite les corps matériels, soumis
quant à eux, à des forces de gravitation. En résumé, Newton traite les cor-
puscules lumineux comme des corpuscules matériels, dans le cadre d'une
balistique.
Il ne faut pas oublier qu'alors les corpuscules lumineux sont sou-
mis, comme tout les corpuscules, à la cinématique galiléenne et non pas
à la cinématique de la relativité restreinte ! Ainsi que nous l'avons souli-
gné au chapitre premier, la lumière n'est pas alors censée avoir une
vitesse constante et peut être accélérée ou freinée. Par ailleurs, la lumière
est un corpuscule massif; à tel point que l'on s'inquiète alors de ce que
le Soleil perd chaque jour comme matière. Et, dans la mesure où elle est
un corpuscule presque comme un autre, pourquoi la lumière ne serait-elle
pas soumise, elle aussi, à la gravitation universelle? Il n'y avait alors
aucune raison de ne pas le supposer, de ne pas en faire l'hypothèse ;
c'était une hypothèse parfaitement, typiquement newtonienne, et à
laquelle Newton avait d'ailleurs pensé.
Dans l'Angleterre du milieu du xvme siècle un pasteur, John
Michell, excellent astronome, physicien, un philosophe de la nature,
défend avec beaucoup d'intérêt et de sérieux les théories de Newton. Il
a fait ses études à Cambridge, là où, cent ans auparavant, Newton a étu-
dié, enseigné. Il fut, après Newton, le premier à se poser sérieusement
la question de l'action de la gravitation sur la lumière. Émis à la surface
d'un astre avec une vitesse d'émission c0 constante, un corpuscule
lumineux est freiné par les forces de gravitation auxquelles il est
soumis. Michell entreprend ce calcul avec des méthodes géométriques
car l'algèbre n'est pas encore entré dans les mœurs des philosophes
anglais.
Il se limite au cas d'un corpuscule lumineux émis radialement par
une étoile (qui n'est d'ailleurs pas nécessairement le Soleil) avec une
vitesse d'émission c0 • En supposant connue la masse de l'étoile, M,
Michell a tôt fait de calculer la vitesse du corpuscule lumineux à la
distance du centre de l'étoile. Il s'agit d'un calcul extrêmement simple
pour le spécialiste de la théorie de la gravitation newtonienne qu'est
254 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
Courbure de la lumière
(Soldner 1801 ; Cavendish 1802)
Lumière retardée
(Michell 1772 - 1784)
....
.......
....
""..
"..
::..
..
.
u
~
Corps obscurs :
(Michell 1784 ; Laplace 1791)
6. Selon l"expression qu"emploie alors Michell. qui n"utilise pas le tenne vitesse de li~ra
tion. J. MICHELL. 1784. p. 42; cf. à ce propos. J. EISENSTAEDT,I991.
LE REFUS DES TROUS NOIRS 255
pas long à remarquer que cette vitesse diminuée, comme il l'appelle, peut
fort bien s'annuler 7.
Ainsi, les corpuscules lumineux émis avec une vitesse c0 par une
étoile géante seraient peu à peu freinés et verraient leur vitesse s'annuler
à une certaine distance de !'étoile, distance au-delà de laquelle l'étoile ne
serait donc plus visible. Il ne s'agit ici aucunement d'une reconstruction ;
rien de tout cela n'échappe à Michell qui aura bientôt !'idée de se servir
de ces astres invisibles pour expliquer qu'il peut exister des champs de
gravitation dont la source est invisible : la matière noire avant la lettre.
Les corps obscurs - c'est le nom que donnera Laplace à ces astres
hypothétiques - étaient nés. Laplace ne fera d'ailleurs pas peu pour leur
promotion dans son splendide ouvrage de vulgarisation l' Exposition du
système du monde 8 qu'il publiera durant la Révolution, mais sans jamais
citer le nom de leur inventeur.
Au xvme siècle, on imagine trois effets de la gravitation sur la
lumière. En 1772, Michell prévoit le freinage gravitationnel de la lumière
émise par une étoile. En 1801, Soldner calcule la déviation de la lumière
par un corps massif et, en 1791, William Herschel pense que la lumière
peut être captée par une nébuleuse planétaire.
Avant d'en terminer avec le xvme siècle, il nous faut noter que les
corps obscurs, ce ne sont pas des trous noirs. Avant tout, parce que les
concepts physiques qui sont à la clef de ces objets étranges ne sont pas
nés de la même théorie. Michell parle de vitesse d'un corpuscule lumi-
neux et l'annule, ce qui est une hérésie en relativité générale où, relativité
restreinte oblige, la vitesse de la lumière reste toujours et partout cons-
tante et égale à c, même si la lumière reste soumise au champ de gravita-
tion. D'ailleurs, ainsi qu'on le verra en détail au chapitre suivant, sur
l'horizon de Schwarzschild, toutes les particules, lumineuses ou matériel-
les, disparaissent sans que leurs vitesses soient annulées, bien loin de là.
c"' c'est: c = Jc20 - ZGM + ZGM. On voit que la vitesse de la lumière c(r) peut s'annuler dès que
'o r
c20 < ZGM. C'est-à-dire si ZG~ > 1 . On reuouve ici, dans un calcul purement newtonien, le rayon
ro roc o
de Schwarzschild (cf encadré 5 au chapitre 7). Dans ce cadre, on peut dire qu'une pierre qui tombe-
rait de l'infini jusqu'en 2GM/c2, jusqu'au rayon de Schwarzschild d'une étoile ou d'une planète, y
arriverait avec une vitesse égale à celle de la lumière. Ce calcul newtonien est évidemment éclairant
pour l'interprétation relativiste. Il suggère un lien entre le rayon de Schwarzschild et le comporte-
ment de la lumière.
8. P. S. DE LAPLACE, 1796, p. 304-306; cf à ce propos, J. EISENSTAEDT, 1991, 1997.
256 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
EXPOSITION
Tous ces corps devenus invisibles. sont à
DU SYSTtME la même place où ils ont été observés. puis-
qu'ils o en ont point changé . Juranc leur ap-
DU MONDE, p:tfition ; il existe d o nc da ns les espaces cC-
lcstca • des coi ps obscurs a ussi consi d~r abl cs .
P .la P1nu-Si>10N LA P L A C E, et peut être en aussi grand nombre, que les
Je l'lnfltitut N ational <le France, et étoiles. Un astre lumineux de même densité
du Bureau des Longitudes. que la terre, et dont le diamètre serait deux
cents cinquante fois plus grand que celui du
soleil , ne laisserait rn vuru de ion attrac ..
T 0 M E S E C 0 N D,
tion, parvenir aucun de ses rayons jusqu'à
nous ; il est donc possible que les plus gronJs
corps lumincu)t de l'univcn. soient l'ar cela.
même, invisibles. Une cto ilc qui • sans être <le
celle grandeur , surpasserait cunsidêrablcment
A PARIS, le soleil ; affaiblirait sensiblement la vitesse
de la lumière 1 et aug1ocntcrait ainsi J'Ctcu<l uc
De l'imprimerie du CtRC LE- SOC I AL , r ue dn
Théâtre Fnmçais , N°. 4, de son aberration. Ccue différcn1.:c d:rns l'aber..
étranges au xvme siècle tandis que les relativistes vont regimber durant
cinquante ans pour envisager un phénomène somme toute vraiment
proche?
La solution de Schwarzschild
gie. Simplement, elles doivent« devenir, être, avoir été », à moins de finir
leur course sur une singularité où plus rien ne fait sens.
Si l'on ne sait pas bien définir - je l'ai souligné au chapitre
précédent - une singularité vraie, tout au moins sait-on ce que n'est pas
une singularité vraie. Bref, on sait ce dont on ne veut pas, ce qui ne nous
convainc pas: ainsi a-t-on démontré que la sphère de Schwarzschild n'est
pas singulière, qu'il s'agit d'une singularité apparente (et c'est la raison
pour laquelle on la nomme désormais « horizon » ). Tandis que le point
(la ligne !) de l'espace-temps, r = 0, en somme l'origine des coordon-
nées, est singulier. Essentiellement parce que les trajectoires traversent
l'une mais sont stoppées sur l'autre ; et d'ailleurs où iraient-elles donc en
deçà de l'origine ? Mais aussi parce que toutes les grandeurs intrinsèques
auxquelles on a pu penser sont, d'un point de vue mathématique, réguliè-
res sur la sphère de Schwarzschild, mais singulières à l'origine.
Ainsi n'y a-t-il rien de singulier sur la sphère de Schwarzschild et
nos particules n'ont pas de raison d'y finir leur vie brutalement. Comme
de Jans l'avait d'ailleurs démontré (sans le voir): les particules n'y ter-
minent pas leur vie. C'est que le temps-coordonnée n'est pas un temps
physique mais un paramétrage trompeur U'ai assez insisté sur ce point,
Zénon !) puisque, si l'on utilise un paramétrage propre, on pourra étendre
la trajectoire à !'intérieur de la sphère magique et on pourra passer. Et
puisqu'on peut y aller, c'est bien qu'il s'y passe quelque chose, qu'il y a
encore de l'espace en deçà de la sphère de Schwarzschild. Mais que s'y
passe-t-il donc ?
Les particules de !'étoile qui s'effondre ne terminent donc pas leur
vie sur la sphère magique de Schwarzschild, sur l'horizon, mais semblent
simplement disparaître sur cette surface pour réapparaître de l'autre côté
et finalement mourir au centre, sur la singularité vraie (figure 1).
Bizarre ! Mais il y a plus bizarre encore, car c'est en reculant dans son
temps-coordonnée que la particule semble parcourir la dernière partie de
son voyage. En somme, en même temps que la particule tombe sur la
sphère magique, elle remonte de l'origine vers la sphère magique où elle
rencontre ... elle-même, où elle se croise. Bizarre ! Bizarre ! On est en
pleine science-fiction. Et le lecteur attentif a plein de questions ... Mais
rassurons-nous ! n'oublions pas que nous décrivons ici la manière dont
les questions se sont posées dans les années 1930-1950, à un moment
donc où l'on découvrait les problèmes que posait la solution de
Schwarzschild, avant donc qu'on n'invente et qu'on n'accepte le trou
noir, comme solution, étrange, il faut bien le dire, de ces questions diffi-
ciles. Toutefois, reprenons notre chemin au moment où la particule se
croise un peu comme dans un miroir. C'est qu'à la traversée de l'horizon
(comme on l'a vu au chapitre 12), temps-coordonnée t et rayon-coordon-
LES CHEMINS DE L'ESPACE-TEMPS DE SCHWARZSCHILD 263
née r échangent leur rôles car le signe qui leur est affecté dans la défini-
tion de l'élément linéaire d'espace-temps bascule. Heureusement, la des-
cription faite dans le temps propre de la particule en chute libre ne pose
pas de problème ; elle permet de conduire cette même particule à travers
l'horizon de Schwarzschild jusqu'au centre, sans paradoxe. Pourtant, dès
que la particule, qu'elle soit matérielle ou lumineuse, a traversé l'hori-
zon, elle devient invisible pour tout observateur resté à l'extérieur de la
sphère. Voilà qui est plus simple, et plus convaincant, non? C'est que le
temps-coordonnée t, n'est pas du tout adapté au problème .
..,.,c:
c:
0
l
La particule entrante rencontre
son image à l'infini du temps-coordonnée
E
~
Rayon de l'étoile
1. Surcepoint.cf.J.EISENSTAEDT, 1982.p.167-171.
LES CHEMINS DE L'ESPACE-TEMPS DE SCHWARZSCHILD 267
si cela n'était d'aucune utilité pratique, si je puis dire, cela n'empêche pas
qu'il faudrait quand même se poser cette question qui implique la
cohérence de la solution de Schwarzschild et donc de la théorie d'Eins-
tein. On sait que tel n'est plus le cas aujourd'hui où l'on a observé de
nombreuses étoiles exotiques dont le rapport 2MJRc2 n'est pas si loin que
cela de 1.
Ainsi, deux questions sont désormais inéluctables, celle de la struc-
ture de l'espace-temps de Schwarzschild tout d'abord et, ensuite, celle de
la possible existence d'une étoile qui exhiberait des caractéristiques
absolument exotiques. Ces deux questions vont dominer les travaux des
relativistes, des astrophysiciens, mais après les années 1960.
Le diagramme de Penrose
(
Temps
''\ 1
·'
1
'\ !
\~
1
1
1
Le diagramme de Kruskal
Il faudra attendre la fin des années 1950 pour que le sujet évolue
réellement et que l'on trouve une solution à ces questions. S'il est un arti-
cle qui signe, qui symbolise, le renouveau de la relativité générale, c'est
bien celui que publie Kruskal en 1960. Cet article, qui parut alors difficile
à toute une génération de relativistes, représente aujourd'hui sans con-
teste une interprétation acceptée de la théorie. À mon sens, cette interpré-
tation n'est acceptée comme telle que faute d'une interprétation plus sim-
ple, plus commode, plus banale. Car il ne s'agit pas d'une solution
évidente, limpide, à notre problème. Mais il fallait bien trouver une issue
et nous allons montrer qu'il s'agit, malgré son étrangeté, d'une interpré-
tation raisonnable à un problème ardu, de la seule interprétation cohé-
rente possible, d'une interprétation qui n'a pas fini de faire couler beau-
coup d'encre.
Que cherche-t-on ? À définir un espace dans lequel tous les chemins
trouvent un sens tel que toutes les particules possibles et imaginables y
aient leur place, aient un futur et un passé sur toute leur histoire, depuis
le début et jusqu'à la fin de leurs temps, jusqu'à la fin des temps: un
270 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
atlas. Toutes les particules et toujours. Car il n'est strictement pas accep-
table que certaines particules ne puissent avancer, ne puissent trouver
leur chemin, si toutefois elles n'ont pas atteint une singularité. Et, en par-
ticulier, on ne doit pas être obligé de faire deux diagrammes, mais on doit
trouver un seul diagramme qui soit complet, lisible, et qui inclut toutes
les particules, entrantes et sortantes.
Le diagramme de Kruskal (figure 4) possède cette propriété et il
s'agit du plus « clair » des diagrammes de ce type, de la plus simple repré-
sentation que l'on ait de l'ensemble de l'espace-temps de Schwarzschild,
de l'espace créé par une distribution ponctuelle de matière à l'origine.
pas. La flèche du temps est orientée vers le haut du diagramme. Les deux
diagonales représentent la sphère r = 2GM I c2, dédoublée en horizon du
futur et horizon du passé, horizons sur lesquels le temps-coordonnée test
infini.
Ainsi cette représentation de la géométrie de l'espace vide de
Schwarzschild est-elle symétrique par rapport à la seconde diagonale
(horizon du passé). Ce qui se passe en bas à gauche de cette diagonale
ressemble étrangement à ce qui se passe en haut à droite, en miroir. C'est
l'expression du parallèle, de la symétrie, entre particules sortantes, « trou
blanc» (en bas à gauche), et particules entrantes, trou noir (en haut à
droite). L'espace-temps est dédoublé afin de pouvoir décrire toutes les
trajectoires dans leurs extensions maximales. Insistons sur ce point : ce
n'est pas par quelque malin plaisir que les théoriciens acceptent ce
dédoublement de lespace, mais par nécessité : pour que toutes les trajec-
toires de toutes les particules aient, dans une même représentation, dans
un même espace, un sens.
La courbe dentée en haut représente le centre des opérations, r = 0,
la singularité vraie, sur laquelle les particules vont finalement s'écraser.
Cette ligne d'univers singulière possède sa symétrique en bas du dia-
gramme, elle-même dentée, et aussi singulière, qui représente le trou
blanc ; trou blanc d'où vont sortir, naître, des particules de la même
manière que leurs consœurs vont s'écraser en haut à l'intérieur du trou
noir. Cette symétrie est en fait à l'image de la duplication des diagram-
mes de Robertson : on a donc représenté en haut à droite le trou noir qui
décrit les trajectoires entrantes, et, en bas à gauche, le trou blanc qui
décrit les sortantes. On leur a trouvé des accès, des portes de sortie et des
entrées mais surtout un passé et un futur. Le dédoublement de l'espace
(figuré par la symétrie trou noir - trou blanc) est donc le prix à payer, la
rançon de la cohérence que nous avons gagnée. Il faut bien dire que lon
n'est pas parvenu à donner une signification physique à cette symétrie et
en particulier à la région sortante, au trou blanc. Les parties gris sombre
sont absolument inaccessibles ; elles ne font pas partie de la représenta-
tion car elles sont situées au-delà ou en deçà des deux singularités essen-
tielles sur lesquelles meurent ou naissent les particules (r = 0) du trou
noir en haut, du trou blanc en bas. La partie gris clair en bas représente le
trou blanc tandis que la partie gris clair du haut représente le trou noir. La
diagonale notée horizon du futur est la limite entre lespace physique,
notre univers physique, et le trou noir. L'horizon du passé est la limite du
trou blanc. Comme nous le verrons ci-après, seule une petite partie de ce
diagramme est utile, a une signification physique.
Dans la figure 5, j'ai fait figurer les trajectoires des particules maté-
rielles ou lumineuses de l'espace de Schwarzschild notées (l) et (2),
272 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
-- u
(1 ) Observateur
- - lointain sur
une orbite circulaire
calculées en fonction de leur temps propre. Elles sont étendues sur toute
leur vie de particule, elles ont leur« extension maximale». Il s'agit donc
(simplement !) de la représentation de la chute des corps en relativité
générale. On est bien loin de Galilée et de la tour de Pise !
Notons que dans ce diagramme, les cônes sont inclinés à 45°, paral-
lèles aux horizons : tous les signaux électro-magnétiques, toutes les parti-
cules lumineuses naviguent donc sur les diagonales, parallèlement aux
cônes et aux horizons. Vu le sens du temps (vers le haut), et avec un peu
d'habitude, on peut repérer ce que peut recevoir ou envoyer un observa-
teur donné et ce qu'il va ignorer. Ainsi, un observateur sur l'horizon du
futur (qui n'est autre que notre ancienne singularité de Schwarzschild, la
sphère magique, n'oublions pas qu'il manque ici deux dimensions angu-
laires) ne pourra envoyer aucune information à sa base de départ (schéma-
tisée par exemple par la trajectoire d'un observateur lointain - à droite du
diagramme). C'est ce qu'indiquent les cônes placés sur les trajectoires.
Décrivons maintenant quelques trajectoires d'observateurs ou de
navigateurs, de particules lumineuses ou matérielles de la carte de Krus-
LES CHEMINS DE L'ESPACE-TEMPS DE SCHWARZSCHILD 273
L'espace-temps dédoublé
Figure 6. Deux topologies possibles : le« pont d'Einstein-Rosen »et le« trou
de ver » ou comment connecter les deux feuillets de l'espace-temps
de Schwarzschild (d' après C.W. MISNER et al., 1973).
274 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
la fusée
s'écroule sur
la singularité
centrale
V ?t-
bl t
Cette fusée
reste à distance
de l'étoile
qui s'effondre
l'étoile s'est
b :)/' ; Temps
effondrée en f
une singularité
Cette fusée
traverse
l'horizon :
désormais
elle ne sera
plus visible
1ii
c:
0
()
....Il
l 'Étoile traverse
l'horizon :
désormais
.
1
elle n'est
plus visible
%
Trajectoire
du rayon
de l'étoile
Temps
Singularité du futur
Trajectoires
UNIVERS
AUTRE AUTRE
UNIVERS
NOTRE
UNIVERS
~~L Espace
plus loin. Par jeu, pour le plaisir de comprendre comment la théorie mar-
che, même s'il s'agit de ses marges qui n'offriront jamais aucune appli-
cation? Aussi parce que ces travaux sont utiles ; car il faut s'assurer que
l'on a un bâtiment viable, que l'on n'est pas en train de bâtir sur du sable.
Il faut savoir à quelles conditions notre interprétation tient, ce qu'il faut
mettre dans la coulisse pour que le spectacle puisse être. Bref, il ne faut
pas en demander trop à ce diagramme mais simplement lui faire dire la
cohérence de l'interprétation actuelle: le trou noir ! Tout cela est lié au
fait que la relativité générale implique une interprétation globale de
l'espace-temps et que l'on ne peut connaître sérieusement une de ses
parties sans avoir une idée assez précise de l'ensemble. Il s'agit des
fondations sans lesquelles toute la théorie ne serait qu'un château de
sable.
En attendant cette idée doit nous suffire, elle pose que ce dia-
gramme avec ses extensions bizarres a pour rôle de garantir la cohérence,
le sérieux du petit bout de carte à droite (figure 7) sur lequel on travaille
sérieusement; une région de l'espace-temps dont nous avons voulu son-
der les limites pour mieux connaître celles de la relativité générale.
N'épiloguons pas ... Il faut bien accepter la théorie comme elle est,
fût-elle incomplète (et elle l'est tout au moins partiellement), et lui trou-
ver un espace de représentation. Cela ne signifie pas nécessairement que
cet espace de représentation soit vrai, réel, réaliste, cela ne signifie pas
qu'il existe en vérité, ici et maintenant, comme on voudrait nous le faire
croire dans certains films de science-fiction; sans doute pas. Cela ne
signifie pas plus que la première partie du jeu, l'hypothèse des trous
noirs, soit absurde comme ont voulu le croire certains esprits quelque peu
rigides. Cela signifie que l'on a résolu les problèmes les plus urgents
mais non pas que tout est rose. Mais quelle théorie peut être portée, crue,
jusqu'à ses limites extrêmes sans qu'elle déçoive? Elle serait vraie. La
relativité générale n'est que juste dans les limites d'un champ de validité
que l'on n'a pas encore bien délimité. Patience ! Il faut bien accepter
l'étrangeté de cette structure bizarre en attendant mieux, c'est-à-dire une
autre interprétation de la « générale » ou une autre théorie. Qui ne posera
d'ailleurs pas forcément ces mêmes problèmes.
Il n'est pas même certain que tout cela résiste à de plus profondes
analyses auxquelles certains théoriciens s'emploient, ni surtout que l'on
trouve jamais une interprétation complète de ces diagrammes. Qui plus
est, une théorie n'est pas immortelle et, déjà, depuis longtemps, on spé-
cule sans se lasser à propos de la prochaine théorie, on attend la mort de
la relativité générale. Car au-delà de la science« normale», du fonction-
nement aimable et sans heurts d'une théorie bien huilée, qui résiste très
bien à toutes ses vérifications et au temps qui passe, bien des relativistes
LES CHEMINS DE L'ESPACE-TEMPS DE SCHWARZSCHILD 281
dans votre tête. On ne peut déjà plus penser ce lieu autrement qu'interdit.
Et, c'est bien ce qui s'est passé dans la première moitié du siècle alors
que l'expression de« singularité de Schwarzschild» était omniprésente,
dans les manuels, les cours et les esprits.
On se souvient qu'Einstein voit là, sur l'horizon, une catastrophe, la
«catastrophe Hadamard», une idée que l'on retrouve alors, en France et
en Belgique, dans l'expression «sphère catastrophique». Ce catastro-
phisme est poussé à son extrême par quelques auteurs qui vont tout sim-
plement y pointer la mort (on utilisera alors l'expression le « point mort »
ou même tout benoîtement « la mort »), sans doute parce que le temps,
croit-on, s'y arrête. On a vu plus haut (et bien plus tard) ce catastro-
phisme à l'action sur la singularité vraie, et pour de meilleures raisons.
L'expression «cercle magique» que l'on doit à Eddington se
retrouve chez de nombreux auteurs à la même époque ; il sera aussi ques-
tion de «cercle limite» ou «de sphère singulière». De nombreux ter-
mes, « frontière », « barrière », vont viser plus particulièrement l'impé-
nétrabilité à laquelle on croit alors dur comme fer.
Après les années 1960, l'interprétation topologique fait évoluer la
terminologie parallèlement à l'interprétation; on parlera dès lors de« trou
de ver», traduction du terme couramment employé de« wormhole »,mais
aussi de « terrier de garenne » et même de « gosier de Schwarzschild ». On
insistera alors sur la matière, l'énergie, la lumière, cachées derrière ou sur
cette frontière ; on parlera de« puits de photon »,de« corne de matière » :
l'espace se creuse qui laisse s'ouvrir une interprétation topologique :
l'espace est en cours d'être accepté comme déformé.
L'expression trou noir n'est pas venue par hasard et n'a pas été pro-
posée d'une manière innocente par John Wheeler. On le décrit complai-
samment étendu sur son lit, cherchant le mot juste. Les expressions
«d'étoile figée», «d'étoile effondrée», qui sont alors utilisées, ne lui
plaisent pas. Une fois l'expression inventée, fin 1967, et afin de la mieux
imposer, il l'utilise alors« comme si aucun autre nom n'avait existé». Il
ne se contente pas de décrire ce qu'est un trou noir, il l'habille d'images:
« [L'étoile], écrit-il, disparaît à la vue comme le chat du Cheshire. L'un
ne laisse que son sourire derrière lui, l'autre ne laisse que sa gravité. La
gravité mais pas la lumière 5 ... »
L'expression fit florès et nul ne saurait nier l'impact, à l'intérieur
comme à l'extérieur de la discipline, mais aussi dans la littérature de vul-
garisation, de cette expression étrange,« emballage» d'un concept nou-
veau et délicat, un choix qui relève aussi de l'effet publicitaire, du spec-
tacle de la science.
sera atteinte une couche plus résistante. Ainsi, si en un lieu les forces de
pression deviennent plus importantes, si la température croît par exem-
ple, une explosion se produit et c'est bien ce qui arrive lors d'une érup-
tion. On conçoit que cet équilibre soit fragile : nous vivons sur un volcan,
calme le plus souvent.
Pour les étoiles, ces phénomènes sont violents, complexes, extrê-
mement variés suivant le type d'étoile et j'insisterai sur les mécanismes
essentiels, liés en particulier à la gravité, qui permettent de comprendre
« avec les mains » ce qui se passe, ce que !'on croit qui se passe, car il
s'agit bien souvent d'hypothèses qui demandent à être confirmées d'un
point de vue théorique aussi bien qu'observationnel.
Notons en passant une différence essentielle entre les phénomènes
électromagnétiques et gravitationnels: tandis qu'il existe aussi bien des
particules répulsives (de charge négatives, les électrons) que des particu-
les attractives (de charge positives, les positrons, les protons), il n'existe
pas dans le domaine de la gravitation de masses répulsives. Ainsi la force
de gravitation est-elle cumulative tandis que le champ électrique local est
vite annulé, et les forces électromagnétiques se compensent, se détruisent
à courte portée. Ce qui explique pourquoi le champ gravitationnel, quant
à lui, s'exprime à longue portée. Le champ de gravitation à la surface de
l'étoile peut aussi augmenter pour une autre raison: lorsque le rayon de
l'étoile diminue sans que sa masse change. Ainsi la force de gravitation
peut-elle augmenter pour deux raisons: par accrétion de matière et par
contraction de !'étoile. Évidemment la gravitation a une importance
essentielle quant à la formation des étoiles. On suppose que, dans le tout
premier temps de ce processus de formation, les nuages interstellaires se
contractent grâce à un phénomène d'accumulation gravitationnelle de
matière ; la contraction implique une augmentation de la densité du gaz ;
la fréquence des collisions entre les particules augmente elle aussi, et
donc la température de l'étoile ; une proto-étoile se forme qui se con-
tracte pour former une étoile. La durée de vie d'une étoile est avant tout
fonction de sa masse, les étoiles les moins massives vivant le plus long-
temps.
Un destin inéluctable
Pour qu'un trou noir se forme, il faut donc que l'étoile qui s'effon-
dre passe à travers son propre horizon. Le rapport entre la valeur du rayon
de l'horizon et celui du rayon de l'étoile n'est autre que 2GMJRc2; c'est
le rapport caractéristique (voir encadré 5 du chapitre 7) qui permet de
dire si l'étoile est ou non proche de l'état de trou noir. Si ce rapport est
très faible, on est dans une situation newtonienne ; il grandit avec les
effets de relativité générale. S'il approche 1, c'est que le rayon de l'étoile
approche celui de son horizon qu'elle franchit si 2GMJRc2 = 1. Cela
signifie que l'horizon de Schwarzschild émerge : de virtuel, il devient
réel et interdit à toute particule de sortir de ce qui reste de l'étoile. Le
piège s'est refermé. Alors la vitesse de libération égale celle de la
lumière. Même les particules lumineuses ne pourront plus s'affranchir du
champ de gravitation ; toutes les particules de l'étoile sont piégées à
l'intérieur de l'horizon. Le trou noir est formé, défini par son horizon.
Un horizon de Schwarzschild est une surface étrange car, tandis que
la surface d'une étoile banale est turbulente, pleine de jets, de taches
diverses, et pas tout à fait sphérique, l'horizon d'un trou noir est une
sphère parfaite, une surface en quelque sorte « mathématique », une sorte
de bulle sans aucune imperfection, formée de particules lumineuses
« trappées » par la gravitation. Ici, la mathématique ne modélise pas seu-
lement la physique, elle lui impose ses formes : évidemment ce sont les
formes des chemins de la lumière.
On peut voir cela d'une manière plus imagée : le rayon de l'horizon
est, pour la Terre, de l'ordre du centimètre, tandis que son rayon est d'un
peu plus de 6 000 km. Cela signifie que pour que la Terre soit un trou noir
il faudrait que toute sa matière tienne dans une sphère ayant un rayon
d'un centimètre, que la Terre s'effondre jusqu'à tenir dans un dé à cou-
dre. Tandis que, pour le Soleil, le rayon de l'horizon est del' ordre de trois
kilomètres (tandis que son rayon est de près de 700 000 km). Tel serait
aussi le rayon de l'horizon d'une naine blanche ou d'une étoile à neu-
trons. Car leurs masses (mais non pas leurs rayons !) sont comparables à
290 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
1. Simplement parce que la masse d'une sphère, dans une géométrie euclidienne, c'est
4/3irr3. Le volume d'une sphère étant lié à la géométrie de l'espace, ce calcul ne serait pas correct
en relativité générale puisque la géométrie n'y est pas nécessairement euclidienne.
DES ÉTOILES COMME LES AUTRES ? 291
formé d'un trou noir autour de laquelle va spiraler une étoile banale,
bientôt captée, déformée, déchirée et enfin avalée par le trou noir. Inutile
de dire qu'il s'agit d'un problème extrêmement complexe dans lequel
nous ne nous engagerons pas ici ; mais cela n'empêche pas de tenter de
jeter un œil sur ce qui peut, ce qui va se passer.
Suivons l'étoile dans sa chute infernale ... Tout d'abord, il ne se pas-
sera rien de spécial au passage de l'horizon du trou noir; sinon que
!'étoile disparaîtra de la vue d'un observateur extérieur. Mais la courbure
de l'espace-temps (ou simplement la force qu'exerce la gravitation sur
l'étoile) ne cessera d'augmenter au fur et à mesure de l'approche du cen-
tre du trou noir; jusqu'à y devenir infinie. On conçoit aisément que la
force de gravitation, la courbure de l'espace-temps, soit plus importante
pour une partie del' étoile plus proche du centre du trou noir que pour une
partie qui en est plus lointaine. Ainsi, des forces différentielles de gravi-
tation s'exerceront sur l'étoile qui tombe dans le trou noir. Ces forces
sont analogues aux forces de marée qui, en théorie newtonienne, permet-
tent d'expliquer les marées terrestres, par !'action différentielle de la
force de gravitation que le Soleil et la Lune exercent sur les mers (aussi
bien d'ailleurs que sur le globe terrestre). Ainsi, comme la Terre se
déforme sous l'action du champ de gravitation de la Lune conjugué à
celui du Soleil, notre étoile, soumise au champ de gravitation du trou
noir, se déformera peu à peu, et prendra la forme ... d'un cigare. Mais tan-
dis qu'elle continue sa chute vers le centre du trou noir, la courbure de
l'espace-temps devient plus importante et l'effet de marée (qui est en
somme lié à la variation locale, au gradient, du champ de gravitation)
devient implacable. Notre étoile, soumise à de telles contraintes, va être
déchirée et ses lambeaux seront le siège de phénomènes extrêmement
violents. En fait, ces phénomènes ne se produisent qu'après que ce que
l'on nomme le rayon de Roche 2 du trou noir est dépassé. Ce phénomène
peut toutefois se produire soit à l'intérieur soit à l'extérieur du trou noir:
tout dépend de la valeur relative du rayon de Roche et de celui du trou
noir : si le rayon de Roche est inférieur au rayon de!' horizon du trou noir,
on ne verra rien au-dehors. Mais si le rayon de Roche est supérieur à celui
de l'horizon, ces phénomènes exotiques se produiront dès que notre
étoile s'approchera de l'horizon et pourraient permettre de visualiser, de
« signer » le trou noir.
2. Le rayon de Roche est la distance en deçà de laquelle un satellite est détruit par les forces
de marée.
DES ÉTOILES COMME LES AUTRES ? 293
6. Et ce n'est pas ici une métaphore! dans incarner il y a« camis »,la chair. ..
DES ÉTOILES COMME LES AUTRES ? 295
Quelques pages plus haut, nos professeurs ont proposé à leurs étu-
diants un exercice sur le même thème : quelle est la masse de !'étoile à
laquelle« un corps humain fait de chair normale et de sang» (sic) puisse
résister. Enfoncez-vous ça dans la tête. À tout prix !
Il faut bien dire que jusqu'à aujourd'hui il n'a pas été possible de
réunir un consensus des spécialistes sur ce point. La plupart d'entre eux
sont « intimement persuadés » que des trous noirs existent, qu'il est très
probable que certains des objets « candidats » sont bel et bien des trous
noirs, et que l'on en sera bientôt tous convaincus ; mais, pour l'heure, le
doute est permis, la certitude est loin d'être totale même si certains astro-
physiciens l'affirment haut et fort. N'est-il pas essentiel d'être le premier
à avoir observé un trou noir, d'être celui qui trouvera l'objet qui convain-
cra 1' ensemble de la communauté ?
La liste des objets dont on a pensé qu'ils pouvaient être des trous
noirs n'est d'ailleurs pas si longue; et il a été prouvé pour beaucoup
d'entre eux qu'il s'agissait en fait d'étoiles à neutrons; cependant, une
fois de plus, il n'est pas impossible que dans cette liste se trouvent de
vrais trous noirs. Tout ce que l'on peut sérieusement dire c'est qu'il n'y
a pas de consensus à ce niveau mais au mieux de sérieuses présomptions
pour que telle source astrophysique soit un trou noir. Dans la mesure où
l'on est convaincu que la relativité générale prédit des trous noirs, et sur
ce point le consensus des spécialistes est réel, on peut toutefois s'attendre
à en observer bientôt les effets indirects.
Évidemment, ce flou quant à la question de l'observation des trous
noirs permet bien des points de vue divers, bien des certitudes plus ou
moins partagées, bien des stratégies parfois discutables. L'observation
d'un trou noir, c'est 1' Arlésienne. Il n'est pas de mois où il n'en soit ques-
tion ici ou là (et peut-être encore plus dans la presse non spécialisée
qu'ailleurs) mais cet espoir a jusqu'alors été déçu.
Les critères observationnels comportent essentiellement la présence
d'une forte émission X, l'identification visuelle du compagnon, une
détermination suffisamment précise de la masse de l'objet compact,
grâce à 1' étude des vitesses de 1' étoile compagnon. En fait, seuls de rares
trous noirs binaires sont pour l'heure discutés et en particulier Cygnus
XI, qui n'est encore qu'un« bon candidat», déjà signalé dans la préface
de Gravitation, publié en 1973. Car 1973, c'est l'année où le projet« trou
noir » explose dans la littérature. Cette année-là paraissent plusieurs
manuels de relativité générale dans lesquels le concept de trou noir joue
un rôle essentiel, en quelque sorte un rôle moteur pour la relativité géné-
rale. En 1978, c'est le tour de M 87, une galaxie elliptique géante de
l'amas de la Vierge. Mais depuis on a signalé aussi LMC X-3, source X
dont la masse serait supérieure à cinq masses solaires, et 0620-00, une
nova, brillante source de rayons X. Depuis quelque temps, un trou noir
est signalé au centre de la galaxie 7.
Gravitation, astrophysique
et cosmologie
des seules étoiles variables que l'on connaissait alors, les céphéides,
infiniment moins dynamiques et dont la période était beaucoup plus
grande. Ces signaux étaient plus réguliers que nos meilleures horloges
atomiques et leur période si courte que l'on se demanda un moment s'il
ne s'agissait pas d'un signal généré par une civilisation extra-terrestre.
Comment expliquer ces signaux ? Il n'était pas possible d'y voir la con-
séquence de la vibration radiale d'une étoile ni celle de la rotation d'une
étoile autour d'une autre car la période en était bien trop courte. On dut
se résoudre à y voir une étoile en rotation extrêmement rapide mais dont
la taille était nécessairement très faible et la cohésion très grande car
sinon comment n'aurait-elle pas volé en éclats? Le modèle finalement
accepté était celui d'une étoile à neutrons en rotation avec un champ
magnétique extrêmement intense, une étoile quel' on nomma« pulsar ».
Bientôt, on en détecta des dizaines, des centaines. Ce qui, entre paren-
thèses, montre à partir de quel moment le doute s'évanouit, comment le
consensus émerge et pourquoi nous n'en sommes pas là en ce qui con-
cerne les trous noirs.
En 1974, Russell Huise et Joseph Taylor utilisent le radiotélescope
d' Arecibo (à Porto Rico) pour recenser systématiquement les pulsars. Ils
découvrent en particulier une source étrange, un pulsar, PSR 1913 + 16,
émettant environ dix-sept impulsions par seconde. Mais la période de ces
impulsions n'est pas tout à fait constante, elle varie de quelques millio-
nièmes de seconde d'un jour à l'autre, une variation surprenante pour un
pulsar. Cette variation est elle aussi cyclique et la période en est de sept
heures et quarante-cinq minutes. Il s'agit donc d'un effet Doppler prou-
vant que le pulsar tourne autour d'un compagnon ; c'est un système dou-
ble extraordinaire, constitué d'une étoile à neutrons autour de laquelle
tourne un pulsar, un système hautement dynamique et extraordinaire-
ment précis qui va se révéler être un laboratoire idéal pour étudier la rela-
tivité générale. En particulier, on découvrit que PSR 1913 + 16 a un
mouvement de précession autour de son compagnon ; c'est que l'inten-
sité du champ gravitationnel provoque une avance de son périhélie ana-
logue à celle de Mercure. Mais les conditions physiques y sont totale-
ment différentes de celles que l'on trouve dans le système solaire et
l'ampleur de cette avance est de 4,2° d'arcs par an alors qu'elle n'était
que de 43" d'arcs par siècle pour Mercure. Ainsi, la précession du péri-
hélie de PSR 1913 + 16 est en un jour ce que celle de Mercure est en un
siècle. Un résultat magnifique, tout à fait cohérent avec les prévisions de
la relativité générale qui est donc confirmée d'une manière remarquable.
En 1993, le prix Nobel de physique 1993 a été attribué à nos deux astro-
physiciens, « pour leur découverte d'un nouveau type de pulsar qui a
amené de nouvelles possibilités pour l'étude de la gravitation».
GRAVITATION, ASTROPHYSIQUE ET COSMOLOGIE 301
Figure 1. La nébuleuse du Crabe. Il s'agit des restes d'une supernova. Elle fut
observée en juillet 1054 par les astronomes chinois. En son centre,
un pulsar dont la fréquence est de 30 tours-seconde. FORS Tean, 8-
2 meter VLT, ESO.
objet très massif, elles sont réfractées, focalisées par le champ gravita-
tionnel, et donnent lieu à des phénomènes divers, images déformées,
multipliées, affaiblies ou même renforcées. La déviation de la lumière
par un champ de gravitation étant un phénomène extrêmement faible (on
se souvient que le Soleil dévie les rayons lumineux de moins de deux
minutes d'arcs sur ses bords), il a fallu attendre des décennies avant que
ces phénomènes puissent être observés.
L'observation du premier mirage gravitationnel fut faite à la fin des
années 1970. On observa alors deux quasars (0957 + 561 A, B) dans des
directions extrêmement proches, à moins de six secondes d'angles l'un
de lautre. Les quasars étant des objets très rares, leur proximité posait
déjà une question ; laquelle fut vite résolue grâce à la spectroscopie. Il
s'avéra en effet que les deux quasars avaient des caractéristiques spectra-
les identiques, (leurs spectres d'émission étaient similaires), ce qui était
plus que surprenant. Non seulement les deux quasars présentaient le
même ensemble de raies mais l'intensité de chaque raie était identique
d'un spectre à l'autre; qui plus est, toutes les raies avaient le même déca-
lage vers le rouge, à la précision des mesures près. Étaient-ce des quasars
binaires? N'était-ce qu'un seul et même quasar dont l'image parvenait
dédoublée?
Mais la probabilité d'observer ainsi, dans un mouchoir de poche,
deux objets ayant un même spectre était quasi nulle. Bien que les images
fussent différentes, il ne pouvait s'agir que d'un seul et même objet.
304 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
Très tôt, dès qu'il eut prévu la déviation de la lumière par la gravi-
tation, Einstein a pensé à ce phénomène auquel il consacra alors des cal-
culs assez détaillés. Aujourd'hui, on utilise cet effet comme un outil,
comme un« télescope gravitationnel »,dont on espère qu'il permettra de
mieux connaître la distribution de matière dans l'univers. On cherche en
particulier grâce à ce procédé à repérer des mirages gravitationnels cau-
sés par des amas de « matière noire » ; ainsi a-t-on observé des mirages
dus à des microlentilles gravitationnelles et qui trahissent la présence de
naines brunes, de petites étoiles optiquement invisibles.
Le modèle standard
Depuis les années 1930, afin de décrire la géométrie de l'univers,
s'est peu à peu imposé un modèle cosmologique que l'on dit aujourd'hui
«standard» ; plus précisément il s'agit d'une classe de modèles dits
« FRW »,initiales des cosmologues (Friedmann-Robertson-Walker) qui
les ont exhibés, et qui permettent de rendre compte tout à fait correcte-
ment de ce que l'on sait de l'univers observé. Il s'agit simplement de la
classe des modèles correspondant à une densité de matière homogène et
isotrope. Un univers de ce type est identique quel que soit le lieu d'où on
l'observe, il est dynamique et, selon les cas, en expansion ou en contrac-
tion. Il possède aussi un temps universel, ce qui est en relativité une
caractéristique peu ordinaire. Et si !'on tente de voir, de comprendre, ce
qui se passe dans le passé d'un univers en expansion on voit le« ballon»
représentant l'univers rapetisser jusqu'à devenir un point unique qui
schématise le début des temps, le début de l'univers où l'espace-temps
est singulier. Ce dont il ne faut pas s'étonner car la matière cosmologi-
que, même si elle se transforme tout au long de son histoire (mais nous
n'aborderons pas ici le thème de la cosmologie physique), se conserve,
et donc toute la matière de l'univers est censée être contenue dans (en fait
sur) notre ballon dont la densité devient infinie lorsque son « rayon » est
nul, au moment du big bang.
Le paramètre essentiel de ces modèles est « la constante de
Hubble» qui représente la vitesse d'expansion de l'univers, des galaxies.
On mesure le décalage vers le rouge des galaxies qui se traduit en une
vitesse de récession de ces objets qui est, conformément à nos modèles,
proportionnelle à la distance qui nous en sépare. C'est donc une vitesse
que divise une distance que l'on exprime en kilomètres par seconde par
mégaparsec 5. Plus une galaxie est lointaine, plus sa vitesse de récession
augmente, plus elle s'éloigne de nous: l'univers est en expansion. Grâce
à des mesures spectrométriques, on parvient à évaluer assez précisément
le « décalage vers le rouge » d'une galaxie. Mais il est beaucoup plus
délicat de mesurer sa distance, et les mesures de la constante de Hubble
ont posé de gros problèmes aux astronomes. On considère aujourd'hui
qu'elle est comprise entre 50 et 1OO kilomètres par seconde par méga-
parsec. Si l'on porte la distance des galaxies en abscisse et leur vitesse de
récession en ordonnée, on obtient donc une droite dont la pente est la
constante de Hubble. Ce diagramme permet donc d'avoir une idée de la
date du big bang et donc de «l'âge de l'univers». On considère que
Cela nous ramène à Einstein selon lequel toute théorie, et, en parti-
culier, la relativité générale, vivra sa fin, le moment où elle devra céder
sa place à une théorie plus précise, plus juste, plus large. La relativité
générale qu'Einstein vivait comme une théorie, intéressante certes, mais
insatisfaisante: une halte vers d'autres horizons théoriques, des horizons
qui ont bourgeonné de toutes parts sans encore percer.
Malade, la relativité générale? Sans doute, puisqu'elle est en pleine
croissance, mais nécessairement affligée de plusieurs maux, et tout
d'abord de ceux de l'adolescence. La relativité générale auprès de
laquelle s'affairent de très nombreux docteurs. Certains mettent au point
une bonne médecine pour la soigner de ces petites misères que nous
avons évoquées ici ou là, les questions qu'elle laisse ouvertes, celle des
singularités par exemple. D'autres, les plus intrépides, tentent de mettre
au point une méta-théorie pour la dépasser, rêvant de la tuer afin de pou-
voir placer leur théorie à eux, qui unirait les champs quantique et gravi-
tationnel et, par là même guérirait la physique théorique de son incom-
plétude et de ses divisions. C'est là le rêve de tout théoricien ambitieux.
Oublions le caractère péjoratif du terme de maladie, tel n'est certai-
nement pas le propos, et voyons-le plutôt comme le signe de la vie, d'un
combat pour la vie, comme la certitude que la théorie d'Einstein n'est pas
morte. A-t-elle d'ailleurs jamais été plus mal en point que durant cette
traversée du désert sur laquelle je me suis un peu étendu ? C'était alors
une théorie paralysée, bloquée sur trois tests que l'on ne parvenait pas à
dépasser. Quelques experts pensaient, espéraient, qu'il s'agissait déjà
d'une théorie «historique», qu'elle était déjà finie avant même d'avoir
vraiment vécu. Lourde erreur! La relativité générale ne faisait qu'une
maladie de croissance dont elle est bel et bien sortie.
La relativité générale est en fait à l'origine d'une physique extraor-
dinairement dynamique, que l'on pourrait appeler les hautes énergies de
la gravitation, impliquant les pulsars, quasars, trous noirs, ondes gravita-
tionnelles, big bang, sans oublier la cosmologie. C'est là son apport
majeur à la physique contemporaine; aussi bien s'est-elle imposée
comme la discipline de fond dans un domaine en pleine expansion, les
« astroparticules ».
Tout ces phénomènes lui apportent chaque jour du nouveau auquel
elle ne pourra vraisemblablement pas toujours faire face. Elle finira, je
m'avance un peu!, comme une super nova, dans une sorte de feu d'arti-
fice énergétique face à quelques observations très extraordinaires. Ce
n'est pas dans un marais stagnant que meurent les théories qui nous
importent, mais nécessairement après une période d'activité intense
comme celles que connaissent les novre. Un jour la relativité générale
trouvera évidemment sa fin ; mais une fin glorieuse face à une expérience
LES CHEMINS DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE 319
qui ne sera pas «cruciale» pour rien, puisqu'on plantera sur sa tombe
une autre théorie qui aura su faire mieux. Toute théorie bien portante est
en sursis. Après tout, c'est d'une œuvre humaine qu'il s'agit.
Mais pour l'heure, on est loin d'en être là. Après une enfance glo-
rieuse, une adolescence ingrate, un renouveau saisissant, la relativité
générale traverse aujourd'hui son âge mûr. Elle est revenue au premier
plan de la scène physique internationale et les meilleurs théoriciens en
sont experts. Des observations - et des expériences - de plus en plus
nombreuses et précises enrichissent chaque jour son domaine. Sa vérifi-
cation n'a-t-elle pas, pour la première fois de sa vie, donné un Nobel ?
Du haut de son piédestal géométrique, à l'étonnement de chacun, elle
domine avec quelque fierté, un peu d'insolence et beaucoup d'ironie,
l'ensemble du champ observationnel auquel elle n'a jamais pu prétendre.
Elle est le lieu de travaux théoriques extrêmement pointus, qui contri-
buent à renouveler la physique théorique. À ses détracteurs d'hier, elle
semble dire : « Voyez un peu, il fallait me laisser le temps de grandir. ..
à vous de réfléchir aujourd'hui quelque peu ! » C'est qu'elle est désor-
mais au cœur du champ théorique sur lequel doit émerger l'indispensable
projet d'une super-théorie unifiée des champs quantique et gravitation-
nel.
Bref, tout va bien dans le pays de relativité. Mais il nous faut nous
y accoutumer ... Il y a encore du travail !
Bibliographie
Œuvres d'Einstein
Ouvrages généraux
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BIBLIOGRAPHIE 323
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Space-Time, Cambridge, Cambridge University Press.
BIBLIOGRAPHIE 327
Pour ceux qui voudraient aller plus loin, nous leur proposons parti-
culièrement les ouvrages de Rémy Hakim, de Jacques Demaret, de
Robert Wald, de Clifford Will, sans oublier bien sûr ceux d'Albert Eins-
tein. Quant aux résultats les plus récents de la cosmologie, on pourra se
référer aux dossiers publiés dans La Recherche (hors série n° 1, 1998) ou
dans Pour la Science (mars 1999).
Table des encadrés
c E
Campbell, William Wallace: 160, Eddington, Arthur: 10, 161, 164,
338 EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE
165, 166, 168, 169, 170, 171, 122, 123, 124, 146
172, 173, 174, 178, 185, 190, Hubble, Edwin Powell: 309, 310
191,205,256,283 Huise, Russell : 300, 30 l
Ehrenfest, Paul : 108, 112, 118,
125 1
Einstein-Lôwenthal, Margot: 9
Einstein-Marie, Mileva: 37, 100, lnfeld, Leopold: 214, 226
119,231
Eôtvos, Roland von : 78, 79, 193 J
Euclide: 91, 116, 130, 131, 134 Jans, Carlo de: 246
Jeans, James H. : 166
F
Faraday, Michael: 21 K
Feynman, Richard : 232 Kant, Emmanuel : 35, 137
Fizeau, Hippolyte: 19, 42, 71 Kaufmann, Walter: 44
Fresnel, Augustin: 19, 25 Kepler, Johann: 13, 71, 140
Freundlich, Erwin : 110, 120, 125, Kleiner, Alfred : 105
159, 160, 161, 162, 177, 178, Kruskal, Martin : 269
179 Kuhn, Thomas : 188
Friedman, Aleksander : 310
L
G
Lanczos, Cornelius : 206, 209
Galilée, Galileo: 25, 71, 75, 272
Langevin, Paul: 44, 48, 111, 179,
Galle, Johann Gottfried : 141
239,240
Gamow, George : 313
Laplace, Pierre-Simon : 155, 255,
Gauss, Carl Friedrich : 92, ll 6
282
Gold, Thomas : 234
Larmor, Joseph: 169
Grandjean de Fouchy, Jean-Paul:
Laub, Jakob : 54
217
Laue, Max von: 9, 44, 108, 111,
Grossmann, Marcel : 112, 118,
112, 185,246
146
Le Verrier, Urbain Jean Joseph:
123, 141, 142, 143, 144, 230
H
Lemaître, Georges : 248, 264, 310
Habicht, Conrad: 37, 40, 105 Lemeray, E.M.: 226
Hadamard, Jacques : 240 Lenard, Philipp : 158, 176
Hale, George Ellery : 163 Levi-Civita, Tullio : 93, 112, 118
Halley, Edmund : 14 Lobacevskii, Nikolai lvanovic : 92
Herschel, William: 34, 141, 255, Lodge, Oliver : 202
308 Lorentz, Hendrik A. : 19, 23, 24,
Hertz, Heinrich : 21 25, 29, 35, 36, 37, 38, 42, 45,
Hilbert, David: 100, 120, 121, 46, 95, 101, 106, l ll, ll9
INDEX 339
Synge, John: 213, 232, 233, 234, Whitehead, Alfred: 174, 175, 215
314 Whittaker, sir Edmund: 38
Wien, Wilhelm : 44, 202
T Wilson, Robert : 313
Winteler-Einstein, Maja : 44
Taylor, Joseph : 300, 301
Wolfgang, Pauli: 232
Thomson, Joseph John : 10, 174,
175
Trautman, Andrzej : 227 y
Trumpler, Robert: 176, 177, 179
Young, Thomas : 19
w
Weyl, Hermann : 185, 200, 205
z
Wheeler, John: 214, 282, 283, 284 Zangger, Heinrich: 119, 121, 124
Whiston, William : 33 Zénon d'Élée : 245
Table des matières
PRÉFACE.............................................................................. 5
REMERCIEMENTS .. .. ... .. .. .. ..... .. .. .. .. .. .. .... .. ... .. .. .. .. .. .. .. .. ....... ... 7
INTRODUCTION : UNE THÉORIE DIFFICILE . .. .. .. .. .. .... ............ 9
ISBN : 978-2-271-06535-3
9
1 111
782271 065353 www.cnrseditions.fr
Iconographie: J. da Cunha.
Maquette : Bleu T