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Du même auteur

92 Connection
Les Hauts-de-Seine, laboratoire de la corruption ?
Nouveau Monde éditions, 2013

La Corruption des élites


Expertise, lobbying, conflits d’intérêts
Odile Jacob, 2012

Arnaques
Le manuel anti-fraude
CNRS éditions, 2009

Cols blancs et mains sales


Économie criminelle, mode d’emploi
Odile Jacob, 2006
ISBN 978-2-02-141918-4
© Éditions du Seuil, avril 2021
www.seuil.com
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
À Léa et Arthur
TABLE DES MATIÈRES

Titre
Du même auteur
Copyright
Dédicace
Avant-propos
Introduction - La fraude corrompt tout
Première partie - Une ingénierie pour les fraudes
Chapitre 1. Les paradis fiscaux : une tumeur au cœur de l’économie
et de la finance
Le paradis fiscal : une histoire de pirates
Les paradis fiscaux utilisent assidûment les montages illicites
Chapitre 2. Les outils pour frauder
Les sociétés fictives
L’économie de la commercialisation des montages
Chapitre 3. Le secteur bancaire dans les paradis fiscaux
Une activité rémunératrice pour les grandes banques
Le risque systémique
Chapitre 4. Les rétrocommissions
Commissions et paradis fiscaux
Les « rétrocommissions »
Chapitre 5. Le blanchiment
Blanchiment et noirciment : un mélange détonant
Les techniques de blanchiment
Et si les banques étaient « accros » au blanchiment ?
Deuxième partie - Fraudes et fiscalité
Chapitre 1. Un sujet issu du fond des temps L’évolution d’un délit particulier
Toujours la même histoire
Où en sommes-nous ?
Fraude, optimisation, évasion fiscale
Le verrou de Bercy
Chapitre 2. Qui sont les fraudeurs ?
Le profil des fraudeurs en entreprise
Les fraudes des personnes physiques
Les fraudeurs sociaux
Chapitre 3. Les fraudes dans l’entreprise
L’environnement des fraudes dans l’entreprise
Typologie des montages frauduleux par cycle comptable
Chapitre 4. Les fraudes commises par les élites entrepreneuriales
Les fraudes communes des dirigeants
Les montages complexes
Chapitre 5. Les montages des multinationales et des GAFAM
Les multinationales et l’évasion fiscale
Qui sont les GAFAM ?
Chapitre 6. Les fraudes à la TVA et les niches fiscales
Les fraudes classiques
Chapitre 7. Les dépenses de l’État : les niches fiscales
Un catalogue à la Prévert et à géométrie variable
Ces niches sont critiquées
Typologie des fraudes dans ces niches
Troisième partie - Corruptions
Chapitre 1. Les outils du droit international contre la corruption
Les conventions qui tentent de coordonner les luttes au niveau mondial
Une efficacité limitée
Les services anticorruption
Chapitre 2. La corruption transnationale Les corruptions dans les marchés
internationaux
Des sommes ahurissantes enrichissent les corrompus
Les sanctions américaines : Department of Justice (DOJ)
Chapitre 3. Balade dans la corruption ordinaire
Peu de domaines y échappent
Les requins organisés
Les associations utilisées comme pompes à fric
Les fraudes dans les établissements publics et les détournements de fonds
publics
La corruption des agents publics en France
Chapitre 4. L’état de la corruption dans le monde
Typologie des montages de corruption
Les multinationales de la corruption
La malédiction des pays riches en matières premières
Quatrième partie - Le trucage des marchés publics : visite de la boîte noire
Chapitre 1. Les « études » recèlent des risques multiples et complexes
Copinage, clientélisme et détournement de fonds publics dans les études
L’appel à des « consultants » extérieurs est une pratique très prisée
Une étude peut manipuler toute la chaîne d’un marché
Chapitre 2. Les besoins
Comment manipuler les besoins : des pratiques banales
Les besoins et l’intérêt général
Réflexions sur le dérapage des grands marchés publics
La manipulation des besoins et la preuve
Chapitre 3. Les ententes : une pratique systémique de contournement
L’entente anticoncurrentielle
L’entente : un boulevard vers la corruption
Chapitre 4. L’évitement et les manipulations de l’appel d’offres
Le fractionnement ou le « saucissonnage » des marchés
Avenants et contentieux
Les indicateurs de présence de ces manipulations et la preuve
Chapitre 5. Les fraudes au moment de l’analyse des offres
Le tripotage des délais de remise des offres est efficace
Chapitre 6. L’exécution des travaux : un monde opaque
Contrôler l’exécution des marchés est une entreprise malaisée
Des conséquences dramatiques
Les typologies sont souvent récurrentes
La malédiction des marchés informatiques d’État
Chapitre 7. Retour sur quelques particularités notables
La tentative manquée des partenariats public-privé
Le tropisme des élus pour l’immobilier
Cinquième partie - Organisations criminelles et cybercriminalité
Chapitre 1. Une hybridation réussie
Les États, sources de profit
Les détournements de subventions étatiques
Les entreprises criminelles
Les intermédiaires : un milieu émétique
La criminalité en France se porte bien
Chapitre 2. La cybercriminalité
Qu’est-ce que la cybercriminalité ?
La cybercriminalité, comment ça marche ?
Qui sont les cybercriminels ?
La cyberguerre
Quels moyens de protection utiliser ?
Sixième partie - Les lanceurs d’alerte, un rempart pour la démocratie ?
Chapitre 1. L’alerte : un processus atypique qui éclaire le chaos
Une procédure foncièrement saugrenue au regard des institutions
Chapitre 2. L’opposition entre morale et pragmatisme
L’alerte est présente depuis la plus haute antiquité
Chapitre 3. Une longue marche
Chapitre 4. Une réponse risquée mais nécessaire
Être un lanceur d’alerte n’est jamais un long fleuve tranquille
De l’alerte individuelle à l’alerte de masse numérisée
Les prémices d’une organisation
Pourquoi on a absolument besoin des lanceurs d’alerte
Chapitre 5. Et le diable est dans les détails
La loi sur le secret des affaires
Conclusion - Fraudes, corruptions et pandémie
Notes
Avant-propos
Les couteaux suisses des montages tordus, les sociétés-
écrans « triangle des Bermudes de la transparence des
comptes », le trou noir de la finance, les « sociétés sur
étagères », les nominee directors, beneficied owner, et autres
registered agent : bienvenue dans l’univers de la fraude… face
cachée de l’humanité.
Autant d’expressions imagées que n’aurait sans doute pas
reniées Michel Audiard et dont use couramment Noël Pons
pour nous brosser le portrait le plus fidèle possible de ce
monde impitoyable, mais ô combien lucratif. Monde de la
rapacité si bien décrit par certains.
Lorsque Noël Pons m’a fait l’honneur de me proposer de
rédiger ce prologue, je n’ai pas hésité un instant, car je savais
que cet ouvrage ferait date en devenant une référence
incontournable pour les professionnels de l’antifraude et du
contrôle.
Il y a quelques années, j’avais apprécié son ouvrage intitulé
La Corruption des élites, si prémonitoire sur les conflits
d’intérêts. Il y développait notamment une théorie, celle de la
« corruption douce », à laquelle la loi Sapin 2 sur la
transparence et la lutte contre la corruption est venue apporter
une réponse législative non ambiguë.
Dans le présent ouvrage, l’auteur ne décrit pas la seule
grande fraude financière des paradis fiscaux et autres trusts ;
sa prouesse est de porter un regard quasi exhaustif sur cet
univers à travers les chapitres d’un ouvrage volumineux : tour
à tour seront évoquées la fraude dans les entreprises, la fraude
fiscale, la fraude dans les marchés publics… Les spécialistes
de la fraude et de la corruption apprécieront sans doute le
véritable défi que s’est lancé l’auteur et qui, à ma
connaissance, n’avait jamais été relevé.
La fraude représente un véritable cancer pour les sociétés
modernes. La fraude fiscale, par exemple, prive les États
d’importantes recettes, les contraignant à des politiques
publiques souvent coercitives, parfois injustes et toujours
inégalitaires. En France, le manque à gagner est évalué à près
de 100 milliards d’euros, une bonne part du déficit budgétaire
annuel. Éradiquer la fraude reviendrait à remettre le budget en
équilibre ! Osons imaginer quelques instants la réintégration
d’une telle somme dans le budget : hôpitaux, social, éducation,
sécurité…
La fraude dans les marchés publics, avec son corollaire la
corruption, est évaluée à environ 30 milliards d’euros. Elle n’a
cessé de se développer, notamment depuis l’accélération de la
mondialisation. Cette corruption, hormis le fait qu’elle prive
souvent les bons candidats d’accès au marché, est dévastatrice
en termes sociaux, particulièrement dans les pays en voie de
développement où l’on observe qu’une minorité de la
population confisque l’essentiel des ressources du pays,
mettant à mal les équilibres démocratiques.
Il ne faudrait évidemment pas oublier dans ce paysage la
cybercriminalité, dont la montée inquiétante ne doit pas
masquer les connexions de plus en plus réelles et visibles avec
le crime organisé sur l’ensemble du spectre frauduleux.
Cet ouvrage arrive donc à point nommé dans un contexte
plus orienté vers la pression sur les fraudeurs quels qu’ils
soient. Mais ne soyons pas naïfs, certains y échapperont, car le
fraudeur s’adapte constamment à son environnement et, si les
contrôles augmentent, il essaiera de passer au-dessous des
écrans radar.
Le talent de Noël Pons est d’avoir fait de ce sujet toujours
difficile et délicat, parfois ingrat, un propos finalement
accessible au plus grand nombre sans perdre son objectif :
mettre à disposition un outil performant, technique et
professionnel pour les praticiens de la lutte antifraude, bref un
ouvrage de référence qui faisait défaut.
On perçoit aussi chez l’auteur un souci constant de
vulgariser ce qui peut l’être, rendant les descriptions et
analyses attractives et pertinentes. Le nombre de références et
d’« affaires » citées est impressionnant et atteste d’un recul et
d’une culture de la fraude hors du commun.
Les qualités qui transparaissent ne sont de toute évidence
pas le fruit du hasard. L’explication se trouve sans doute dans
le cursus de l’auteur et son vécu professionnel exceptionnel.
Comme il aime à le rappeler, il est « tombé tout petit dans
la fraude ». C’est avant tout un homme de terrain : ayant
exercé de nombreuses années comme inspecteur des impôts,
c’est au sein de cette administration qu’il s’est forgé, chemin
faisant, une expérience à toute épreuve, découvrant au gré des
contrôles l’ingéniosité des fraudeurs.
Un passage au Service central de prévention de la
corruption (SCPC) lui a permis ensuite de prendre le recul
nécessaire pour l’analyse de tous ces phénomènes,
mécanismes et manipulations.
La force et l’originalité de ce livre sont, je crois, de tisser
des liens et des connexions entre les différents univers de la
fraude et les nombreux montages, et de montrer que,
finalement, si les périodes changent, on utilise toujours peu ou
prou les mêmes ficelles en augmentant le degré de
sophistication.
Pour finir, le lecteur, peut-être impressionné par le volume
du livre, pourra se constituer progressivement des repères qui
l’aideront à pénétrer dans cet univers obscur et occulte. On
pourrait craindre que l’aspect technique ne nuise à
l’attractivité du livre. Il n’en est rien : au contraire, on
découvre en tournant les pages une excitation digne d’un
roman policier et cela grâce au talent de narrateur de Noël
Pons qui a cette capacité à transformer un sujet technique en
univers captivant.
Jean-Paul Philippe
Ancien chef de la Brigade centrale de lutte contre la corruption
Expert international antifraude et anticorruption
Directeur pédagogique des certificats fraude et corruption
de l’École supérieure de la sûreté des entreprises (ESSE)
Introduction

La fraude corrompt tout


Le fric, le fric, le fric… Les civilisations précédentes
laissaient coexister les valeurs d’argent avec d’autres valeurs
qui les encadraient, au nombre desquelles l’honneur, la
solidarité, parfois la famille prenaient une large place. Ce
monde « managé » par l’argent, tous les aspects de la société
en sont affectés. J’observe cette évolution et je me souviens de
« La controverse de Valladolid » où la question essentielle est
posée : Mais que font-ils de tout cet or ? Ils le mangent ? Elle
entraîne aussi une dégradation des comportements car tous les
coups sont alors permis : fraude, corruption et refus d’adhérer
à l’impôt. Le présent ouvrage décrypte la manière dont les
fraudes diverses et multiples s’installent comme le fait majeur
de l’économie dans laquelle elles s’incorporent et parfois
prennent la main sur l’activité elle-même. De plus, la
complexité des montages, la relative complicité du politique et
une répression aléatoire confortent cette mutation.
Cet ouvrage dépeint un monde complexe fait de
camouflages et de faux-semblants. Comme dans le mythe de la
caverne, Platon présentait des personnages enchaînés dos à la
lumière qui ne voyaient de la réalité que les ombres des
passants. C’est la réalité de ces spectres comptables et
organisationnels que je décris et, même si entrer dans ce
monde n’est pas aisé de premier abord, mieux la connaître
permettra de vivre… un peu mieux.
Il décrit aussi l’évolution et la place des fraudes dans le
système libéral actuel. Depuis près de cinquante ans, j’ai
observé une mutation à peine croyable dans cet environnement
atypique. Certes, les montages que j’ai pu découvrir étaient
étonnamment proches de ceux que nous rencontrons
aujourd’hui. Les grands comme les petits fraudeurs utilisaient
déjà les fausses factures, les sociétés « taxi » et leurs hommes
de paille, les paradis fiscaux et les banques pour escroquer
l’État, les entreprises et les particuliers. Les éditions du Seuil
documentaient ces manipulations dès 1971 en éditant le
célèbre ouvrage de Jean Cosson Les Industriels de la fraude
fiscale, considéré comme la bible de plusieurs générations de
contrôleurs. Les fripouilles savent depuis toujours que les
contrôles valident la cohérence entre la documentation et les
écritures, l’effet de masse jouant à plein. Qui va soupçonner
qu’une opération proprement comptabilisée fera l’objet d’un
retour dans les poches de l’émetteur, et comment le démontrer,
la partie majeure du montage se déployant hors du cadre de
contrôle ? Elles utilisent aussi les paradis fiscaux et des pays
voyous pour asseoir les montages et camoufler les fonds
détournés. Les contrôles que j’ai effectués m’ont permis de
rencontrer des fraudes classiques commises dans un but
d’enrichissement personnel. Les montages utilisant les paradis
fiscaux apparaissaient déjà, la manipulation des valeurs de
transfert prenait de l’importance, ainsi que les transactions
entre maisons mères et filiales dont les responsables
répugnaient à nous apporter la documentation tant elle était
peu susceptible de justifier la charge. J’ai aussi rencontré un
fort contingent de ventes en espèces, des cas de corruption
assez nombreux et de fréquentes fraudes relatives au
financement des partis. Les montages lourds me semblaient
exceptionnels et j’avais, peut-être à tort, l’impression qu’il
s’agissait plus d’un jeu et de pratiques individuelles que d’un
système. Or, depuis une trentaine d’années, la fraude est
devenue industrielle et généralisée, elle constitue même l’un
des domaines les plus florissants de l’économie actuelle et crée
des masses d’argent occulte.
Les typologies des montages n’ont guère changé,
cependant la mondialisation et l’Internet ont bien amélioré leur
efficacité par le jeu du saute-frontières, ainsi que leur
efficience en découplant le flux financier du flux
documentaire, ce qui permet de décliner les manipulations à
l’infini. C’est un Meccano géant qui s’est informatisé, et
l’Internet le rend extrêmement réactif. La mondialisation et la
dérégulation ont diffusé ces montages urbi et orbi en même
temps qu’elles ont facilité la création de liens avec la grande
criminalité, dans le but de protéger les flux relatifs à la
corruption et parfois de bloquer le développement des affaires.
Jadis, lorsque j’effectuais les contrôles fiscaux, avec mes
collègues nous étions capables de reconnaître par la seule
analyse du montage le tour de main de tel ou tel comptable, de
tel ou tel ancien collègue devenu avocat. Aujourd’hui, ce n’est
plus possible. Le cancer de la fraude a dispersé ses métastases
dans l’ensemble des opérations économiques, tant et si bien
qu’un entrepreneur qui n’utiliserait pas ces pratiques est au
mieux considéré comme un simplet, au pire, c’est le cas le plus
fréquent, voit ses clients le pousser à les accompagner dans
leurs magouilles.
L’évolution des comportements économiques a aussi
facilité le développement des montages. Les besoins
nouveaux, les techniques nouvelles apparaissent et modifient
le cycle économique permettant aux plus malins de s’en
donner à cœur joie en modifiant constamment les filières, les
contrôles étant en retard par manque d’anticipation et par le
fait de ne jamais « penser truand ».
L’écosystème de la fraude s’est professionnalisé, il ne peut
plus être réduit au comportement de tel ou tel ou au tour de
main d’un métier, il s’est démocratisé, tout le monde dispose
de la bonne boîte à outils. La fraude est souvent enseignée
dans des universités et dans des écoles de commerce. La
présentation des montages « défiscalisants » est accompagnée
d’un clin d’œil complice ou d’un pouce levé vers les plus
réactifs lors des travaux dirigés. Pour les montages plus
complexes méritant une plus grande discrétion, des formations
spécifiques offshore sont mises en place.
La généralisation des fraudes ne pouvait plus se contenter
d’un accompagnement rudimentaire ou épisodique, la
demande était immense, trop d’argent était en jeu. C’est un
nouveau métier qui s’est alors développé. Ainsi des cohortes
d’avocats d’affaires, de comptables, de notaires, de conseils
fiscaux et de banquiers, dont beaucoup accompagnaient déjà le
blanchiment, ont conçu des montages sur mesure et sur
étagère, sur place ou depuis des paradis fiscaux. Des réseaux
se sont constitués entre les divers cabinets, les maintenant
ainsi au plus près des besoins des clients. Les fraudes ont
affecté tous les domaines du fait de l’activisme de ces
intermédiaires. En effet, ces conseils sont intervenus non
seulement en généralisant l’utilisation de processus favorisant
une fraude généralisée, mais aussi en fluidifiant les montages
de corruption par la mise en place de chaînages corruptifs, et
en les intégrant aux marchés publics locaux. Les entreprises
criminelles, toujours intéressées par les gains rapides, utilisent
les mêmes procédés dans les paradis fiscaux comme ailleurs.
Elles ont aussi mis en place des systèmes de défense et ont
conçu des leurres pour échapper aux sanctions. Un travail
froid, professionnel, quasi scientifique, réalisé sans se soucier
des causes ou des conséquences, voici ce qu’est devenue la
pratique des conseils. Cette évolution s’est accompagnée de la
multiplication d’opérations corruptrices dont la propagation
est devenue mondiale, tout comme elle a affecté l’ensemble
des marchés publics européens. En fait, une telle situation fait
encourir un risque majeur à la démocratie telle que je la
conçois. Ce sont les intérêts privés qui mènent la danse sans
qu’il soit possible pour la volonté dite souveraine de
s’imposer. Ce ne sont plus les peuples et leurs représentants
qui fixent les règles sur leur territoire national ou au niveau
européen.
Comment en est-on arrivé là ? Comme le soutient Jean de
Maillard, la fraude est désormais vécue comme un paradigme
novateur ; « massive et généralisée », elle est omniprésente.
Elle permet de s’affranchir des lois en les ignorant ou en les
violant sans risque, de créer ses propres lois par le lobbying
ou en les soumettant au système, mais aussi d’en changer si
cela s’avère favorable. C’est ce qui est reproché aux GAFAM
et aux multinationales s’instituant en États de droit. Ces
manipulations affectent directement le système économique
lorsque se créent des pouvoirs hégémoniques donnant
l’opportunité aux plus forts d’écraser les plus faibles.
Les fraudes depuis Adam Smith n’ont jamais été un sujet
d’études pour les économistes, qui ne semblent pas en mesure
d’intégrer les mensonges et les manipulations dans leurs
modèles. Paul Krugman exprime cette carence avec la formule
suivante : « Nous ne voyons pas ce que nous ne parvenons pas
à modéliser. »
L’économie est toujours présentée comme une activité
propre, respectueuse du droit, de ses propres principes,
objective et imperméable à l’économie criminelle. Cette fable,
rabâchée ad nauseam, est interprétée de manière standardisée :
ce qui est bon pour l’économie est bon pour tous. L’économie
de marché, malgré les inégalités de revenus, serait le meilleur
des mondes possible. Les effets des fraudes, de la corruption,
des manipulations diverses ne constitueraient que des
transactions à somme nulle.
Il existerait aussi, d’après les économistes classiques, une
société respectable et une contre-société criminelle. Cette
vision lénifiante, parfaitement adaptée aux recherches
théoriques, présente cependant une faille conséquente : le
problème des fraudes et de la criminalité économique, pourtant
central, est rarement considéré. Ces économistes sont nos
Pangloss à nous. Or les libres marchés et les entreprises
s’apparentent à Janus, le dieu aux deux visages : « La même
ingéniosité qui produit l’abondance peut manipuler et produire
du bon pour moi et du bon pour eux comme du mauvais pour
moi et surtout du bon pour eux 1. » Le mensonge et la
manipulation interviennent systématiquement lorsqu’un profit
est en vue ou s’il faut protéger l’investissement, comme
l’affaire du Médiator le démontre.
On rapporte que Bouddha aurait émis cette sentence « Il ne
faut pas mentir, sauf dans les affaires car il n’y aurait plus
d’affaires. » En effet, les sociétés recèlent des forces obscures,
qui s’efforcent de contourner ou d’adapter les règles à leurs
intérêts sans prêter la moindre attention à l’intérêt général.
Déjà, entre les deux guerres, Edwin Sutherland avait inventé le
terme de « délinquance en col blanc ». Pour lui, le criminel
d’affaires était un adepte des fraudes au terme d’un
apprentissage des truandages initié par ses pairs. Les barons
voleurs, les grandes fraudes entrepreneuriales des années
2000, la crise des subprimes de 2008, l’économie actuelle
éclairée par les divers « leaks » ont rendu lisibles ces
comportements.
Que constatons-nous ? En premier lieu, le comportement
criminel, au sens américain du terme, ne s’improvise pas, un
apprentissage est nécessaire. Sutherland avait bien raison de
pointer l’intervention d’une élite qui multiplie les brigandages
sans que cela lui pose problème, tout comme à ses affidés.
Cependant, réduire le comportement à une formation par ses
pairs implique encore le constat de la présence d’un monde
propre, en opposition au monde des fraudes et de la
corruption, monde criminel qui serait par définition clos. Or, la
criminalité ne fonctionne pas en marge de la société. Elle se
situe au cœur de l’activité économique et est au mieux ancrée
au monde dit « propre » par des liens inéluctables. Comme cet
ouvrage le démontre, elle participe au monde économique en
utilisant des canaux parallèles. Les pratiques criminelles ont,
depuis la chute du mur de Berlin, intégré l’économie, qui, du
fait de la mondialisation, est devenue incontrôlable. L’exemple
des marchés publics en apporte la preuve tout comme celui du
travail clandestin, de la fraude fiscale ou de l’escroquerie aux
subventions. La criminalité ne se réduit plus depuis longtemps
à des activités sur lesquelles on n’a pas de prise, telles que la
prostitution, la contrebande, les trafics de drogue, entre autres,
et les fonds qui en sont issus réintègrent l’économie.
Mon activité professionnelle, pendant quarante-sept ans,
m’a permis de disposer d’un grand nombre d’exemples de
montages frauduleux que j’ai classés par poste comptable et
par type d’entité fraudée. J’ai aussi constaté que chaque
montage s’appuie sur un processus général souvent banal,
voire primaire, sur lequel viennent se superposer des
particularités issues de la situation du fraudeur, du secteur
concerné, de la législation, du montant en cause et de la
carence des contrôles. Les opérations de blanchiment
consécutives à cette fraude sont tout aussi variées. J’ai ainsi
constaté une généralisation effective de l’utilisation de la
fraude dans tous les secteurs économiques, dans tous les pays
et chez de nombreux dirigeants.
Cet ouvrage constitue une sorte de médecine légale des
fraudes. Les analyses développées, une fois les routines
décryptées, sont documentées par des exemples réels
disponibles en sources ouvertes dans la presse et par des
exemples tirés de situations que j’ai pu rencontrer. Chaque
exemple figurant dans l’ouvrage correspond à un montage
modélisé parmi le millier que j’ai identifié et décrit. Tous les
auteurs cités et non jugés bénéficient de la présomption
d’innocence.
Mon passage dans l’administration fiscale m’a permis de
connaître assez bien les typologies des montages qui affectent
six risques, considérés comme majeurs à ce jour. Cet ouvrage
est donc divisé en six parties dont chacune traite un sujet
identifié comme appartenant à la partie sombre de l’économie.
La première partie est dédiée aux concepteurs et aux
accompagnateurs des montages sans lesquels les opérations
seraient impossibles et risquées. Ces seigneurs de l’ombre,
agents multicartes des manipulations, déploient leur activité
dans chacun des cinq domaines décrits ci-après. Grands
créateurs de fictions juridiques, à l’image des « couteaux
suisses », ils organisent l’installation et le suivi de tous les
montages. Il s’agit des paradis fiscaux, des conseils, des
sociétés-écrans, d’un montage propre à l’oligarchie : la
rétrocommission, des banques et banquettes, et enfin du
blanchiment qui officialise les flux douteux un moment
invisibles et réapparaissant purifiés comme l’eau surgissant
des résurgences au flanc des montagnes.
La deuxième partie est dédiée à la fraude fiscale, un sujet
obsédant et complexe, qui nous concerne tous, il est l’objet de
toutes les attentions, utilise allégrement toutes les
manipulations citées dans la première partie et érige en
système l’appauvrissement du bien-être collectif.
La troisième partie est dédiée aux corruptions qui affectent
tous les secteurs et qui devraient être qualifiées d’hyper-
corruptions. La globalisation, un monde multipolaire, de
nouvelles hiérarchies économiques, la criminalisation des
économies ont fait de la corruption un outil universel utilisable
dans toutes les opérations, sans exception aucune. Du fait de
ces bouleversements, et dès après la crise financière et
économique de 2008, une nouvelle séquence s’est ouverte.
Elle appelle à reconsidérer les rôles de la corruption et de la
concurrence dans les performances économiques. Dans un
monde globalisé, le développement économique des pays
émergents est concomitant à celui de la corruption et de la
criminalité. La criminalité a presque complètement intégré
l’économie dans la plupart des pays, et la corruption comme le
chantage sont des outils utilisés par les criminels et les
mafieux pour atteindre leurs objectifs. La mondialisation,
nolens volens, constitue un vecteur primordial de l’aggravation
de la corruption, cette dernière devenant non productive, car
s’il y a bien investissement, c’est dans la rente des corrompus
qu’il s’accomplit et jamais dans la redistribution. De plus, les
nombreux kleptocrates ne favorisent pas les dynamismes mais
le conservatisme local.
La quatrième partie est dédiée aux marchés publics, cibles
de tous les montages qui restent sans aucun doute un moyen
aisé de détourner l’argent public.
La cinquième partie est dédiée à la criminalité organisée
aux affaires, qui participe à toutes les opérations décrites ci-
dessus et au nouveau risque créé par la cybercriminalité.
La sixième partie est dédiée aux lanceurs d’alerte, qui
pourraient bien constituer le dernier rempart de la démocratie.
Paradoxalement, les États affaiblis sont amenés, souvent à
reculons, à protéger les lanceurs d’alerte qui finalement
révèlent ce que les contrôles publics auraient, en bonne
logique, dû mettre en évidence. On assiste aujourd’hui à une
guerre déclarée entre les politiques, les lanceurs d’alerte et les
médias. Les « imbéciles aux mains propres » chers à Socrate
seront-ils suffisamment nombreux pour éclairer les situations
tordues ? L’alerte citoyenne deviendra-t-elle un rempart pour
les épris d’éthique, fût-elle minimale ? Autant de questions
auxquelles j’apporte ici des (mes ?) réponses.
Cet ouvrage décrypte les opacités d’un système dont tous
les promoteurs mettent volontiers en avant le fameux « il n’y a
pas d’alternative » (« There is no alternative »), mieux connu
sous l’acronyme « TINA » cher à Thatcher et à tous les tenants
des « réformes ». Il démontre que ce camouflage est constitué
par une succession de fictions – fiction de propriété, fiction
d’éthique, fiction d’entreprises, fiction de nationalités, fiction
de réussite économique – qu’il serait aisé de réduire ! Les
exemples multiples tirés de faits réels suffiront à écarter
l’argumentaire de ceux qui prétendraient que cette approche
relève de la théorie du complot.
Finalement, je m’en remets à Raymond Aron, que j’ai tant
détesté dans ma jeunesse, qui avait compris bien avant tout le
monde que l’économie libérale ne serait pas une promesse de
paix, mais que le monde serait livré à la survivance des mœurs
barbares, des instincts prédateurs, au vol par la propriété et
l’enrichissement injustifié : « Le veau d’or n’a pas
accompagné dans la tombe la propriété privée des instruments
de production. »
Je crois que nous y sommes !
PREMIÈRE PARTIE

UNE INGÉNIERIE POUR


LES FRAUDES
Frauder requiert l’utilisation d’instruments, d’outils, de
pratiques, d’entités et de personnes à forte compétence
technique pour accompagner le développement de cette
économie. Cette dernière se compose d’entités fictives, de
fausses factures, d’intermédiaires incertains, de flux douteux,
un moment invisibles et réapparaissant blanchis. Ces supports
facilitateurs utilisent leurs compétences illimitées car non
régulées et dûment rémunérées pour enraciner un monde
mystérieux, réservé aux initiés, qui, au mépris de l’humain,
permet tous les comportements que le bon sens et la loi
proscrivent. Ne croyons pas que les artifices utilisés sont
complexes, la plupart d’entre eux sont intemporels.
L’innovation continuelle des montages réside dans
l’articulation des entités entre elles et dans les avancées du
support informatique au gré des législations.
La pièce maîtresse de ce dispositif frauduleux est le paradis
fiscal. Avide d’attirer des activités économiques, il offre à des
particuliers ou à des entreprises étrangères à ces pays un cadre
politiquement stable. Il fournit aux privilégiés, clés en main,
les moyens de contourner les règles, les lois et les
réglementations édictées dans d’autres pays. Il monétarise les
moyens d’échapper à ce qui constitue l’essence même de la
vie en société. Il offre l’opportunité juridique de localiser chez
eux les droits de propriété des actifs, sans qu’une migration
physique soit nécessaire.
Ces confettis, sans autre force que leur souveraineté
exclusive et la complicité feutrée des autres États tentant de
capter la finance offshore, sont devenus incontournables, ils
sont même considérés comme le poumon de l’économie.
L’utilisation systématique d’« outils-supports » utiles pour
frauder, blanchir et corrompre permet au dispositif de
fonctionner. Leur potentialité de nuisance est
incommensurable. La perte de recettes fiscales attribuée
uniquement aux multinationales dans les paradis fiscaux serait
de 4,6 milliards d’euros pour la France 1.
Le système accompagnant ces opérations est structuré
autour de cabinets de contrôle et de conseil pouvant agir dans
l’organisation de montages de défiscalisation. Le métier de
concepteur de montages est un monde à part, tout en discrétion
et en arrangements techniques. Il comprend des conseils, des
juristes, des porteurs de valises, des « représentants placiers »
commissionnés pour débusquer les clients, des banques faisant
fructifier les avoirs issus de la fraude fiscale et de tant d’autres
délits. Cette profession non référencée ne serait rien sans les
comptables, les avocats et les conseils divers qui se chargent
de la conception, de la sécurisation et du clonage des
montages. La survie de ces artistes du faux et de l’occulte, de
cette organisation parallèle si chère aux criminels et aux
« premiers de cordée » dépend de l’utilisation généralisée des
montages destinés à dissimuler les origines, les destinations
réelles des fonds et leurs propriétaires. Leur lobby exerçant par
ailleurs une pression exceptionnelle.
Certaines banques sont très présentes dans les paradis
fiscaux, ces « trous noirs de l’économie mondiale ». Les divers
guides proposant d’investir dans ces pays proposent des
« solutions discrètes pour tous les besoins spécifiques de
gestion de fortune ». En fait, ils décrivent la possibilité de faire
travailler l’argent sans que cela soit détectable. Soit
directement par leurs filiales dédiées, soit en tant que banques
correspondantes de banques locales. Leur présence s’explique
par la volonté de « faire du chiffre » mais pas seulement, elle
est aussi due au fait que, dans ces territoires bénis des dieux du
capital, il est aisé d’outrepasser les règles prudentielles des
marchés financiers ou d’utiliser des produits spéculatifs
risqués, mais ô combien plus rémunérateurs.
La rétrocommission, kickback chez les Anglo-Saxons,
pratique illégale dans le domaine des contrats internationaux,
consiste pour le vendeur à comptabiliser des montants
supérieurs à ceux qui seront finalement versés par
l’intermédiaire à l’acheteur et à récupérer la différence à titre
personnel ou la caisse noire à partir de laquelle les
bénéficiaires finaux seront servis. Cette pratique a financé le
monde politique, enrichi les dirigeants des sociétés et a été à
l’origine des plus grands scandales de corruption.
Mener à bien ces montages éminemment douteux exige le
concours d’intermédiaires souvent liés à la grande criminalité,
certains investissent même la tête des entreprises. La
fluidification des flux illégaux a nécessité l’installation en
chaîne d’entités diverses ingénieusement camouflées. Ces
montages font intervenir des régulateurs, des tiers de
confiance, des chefs d’orchestre locaux, des agents ou des
sociétés centralisatrices des flux éclatés au préalable
(« splittés »), mais surtout des actionnaires dormants, des
filiales ad hoc et des trustees. Ces montages sont friables, car
poussés par leur seul intérêt ils ne présentent qu’une sécurité
relative.
Enfin, le blanchiment confère une apparence légale aux
conséquences financières des comportements illicites. Ainsi,
peut-on tirer profit des gains ou des bénéfices illégalement
obtenus. Les outils facilitateurs n’auraient qu’une portée
somme toute limitée s’il n’était pas possible de blanchir les
fonds tirés de ces comportements. Le but recherché par les
fraudeurs comme par les criminels est de bénéficier, en bons
pères de famille, des sommes détournées et des situations
acquises sans être imposés en aucune manière et sans être
poursuivis. On verra dans les pages qui suivent les rapports
intimes liant le noirciment et le blanchiment, montages
apparemment antinomiques qui finalement sont parfaitement
complémentaires dans les opérations illicites.
Cet ouvrage décline donc l’aphorisme suivant :
Celui qui fraude ou qui est corrompu doit blanchir ;
celui qui blanchit doit frauder ;
celui qui fraude ou corrompt a besoin d’argent sale !

Les techniques de blanchiment utilisent des processus


commerciaux inversés, le rôle des espèces et celui des
opérations financières ainsi que l’utilisation des
cryptomonnaies et de l’immobilier sont essentiels.
Aujourd’hui, la question se pose de savoir si certaines
banques, si l’économie elle-même ne sont pas « accros » à ce
processus.
Le blanchiment est un dispositif majeur pour les fraudeurs
et les criminels de toute nature. Il apparaît incontrôlable à
l’instar du trafic de drogue. C’est ainsi que survivent pendant
des années et des années les chefs d’État corrompus, les
financiers véreux et les criminels méfiants camouflés derrière
les trusts, les artifices offshore et les valises de billets, dans les
pays peu transparents. Les failles dans la répression du
blanchiment perpétuent le système, qui est considéré à mots
couverts comme utile au développement économique. Alors…
Ainsi une organisation maléfique concurrençant les États
s’est créée. Elle le prive des recettes qui lui donneraient les
moyens de réaliser ses politiques tout en aspirant du mieux
possible les subventions qu’il octroie.
Ces comportements semblent communément acceptés, la
lutte prend souvent des formes plus théâtrales qu’efficaces.
L’image d’un Sherwood à l’envers apparaît alors : les fonds
issus des classes moyennes enrichissent les entreprises et les
plus riches dûment exonérés. Dans leur ouvrage, Antoine
Garapon et Michel Rosenfeld 2 avancent le fait qu’aucune
action publique, qu’elle soit répressive, préventive ou
éducative, ne peut s’échafauder sans une certaine
interprétation du mal. Cet ouvrage devrait apporter, me
semble-t-il, une solide base d’analyse.
CHAPITRE 1

Les paradis fiscaux : une tumeur


au cœur de l’économie
et de la finance
L’Organisation de coopération et de développement
économique (OCDE) estime que quatre critères sont
nécessaires pour définir les paradis fiscaux : impôts inexistants
ou insignifiants, absence de transparence, refus d’échanger les
informations et présence de sociétés-écrans ayant une activité
fictive.
Ces entités qui ont pris véritablement leur essor au cours
des années 1970 du fait de la masse de dollars qui circulait
alors (eurodollars, pétrodollars, narcodollars et argent
criminel) présentent trois caractéristiques inhérentes à
l’économie moderne :
la discrétion – les fonds des fraudes et du recyclage de
l’argent du crime s’investissent sans contrôle et sans
risques dans les dépendances des grandes puissances et
financent même l’économie légale ;
la dissimulation fiscale et pénale ;
le camouflage comptable des montages organisés.

Le paradis fiscal : une histoire


de pirates
Échapper aux taxes est une très vieille histoire.
L’histoire des paradis fiscaux est très ancienne, pour
certains c’est au XVIIe siècle que les tax havens ou tax heavens
(paradis fiscaux) se seraient développés. Ces ports établis sur
de minuscules îles étaient utilisés par les pirates qui trouvaient
là une protection rémunérée. Ce comportement de forban
existe toujours. Pour d’autres, c’est dans les îles grecques,
Délos en particulier, qui avaient obtenu d’Athènes des
franchises de taxes contre la participation à la construction de
la marine hellénique quatre mille ans avant notre ère, que se
situe l’origine historique de ces paradis fiscaux.
e
Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’à la fin du XIX siècle que le
passage par les paradis fiscaux est conçu comme
incontournable. La création d’un impôt développant une
conception solidaire a été mal perçue idéologiquement. La
mise en œuvre d’un impôt sur les successions en 1901 et la
possible instauration d’un impôt sur le revenu progressif voté
en 1914 en France ont créé une évasion fiscale endémique et
internationalisée des plus hauts revenus. À l’Assemblée
nationale, le 12 juin 1912, Jean Jaurès déclare : « Les puissants
capitalistes, habitués à des placements extérieurs, ont
beaucoup plus de facilités pour dissimuler une part
considérable de leur actif que les gens de qualité moyenne ou
très modeste 3. »
Plus tard, les criminels et les mafieux américains organisés
sous la houlette de Meyer Lansky et de Lucky Luciano ont
utilisé les Caïmans et la Suisse pour mettre leur fortune à l’abri
comme ils utilisaient Cuba pour engranger les recettes
illégitimes.
La Suisse au début des années 1930, sous la menace des
États-Unis désireux de récupérer les fonds mafieux détenus
chez elle, a alors créé un nouveau délit pénal en 1934, celui de
la violation du secret bancaire, toujours appliqué à ce jour 4.
La « globalisation économique 5 », développée de concert
avec la création des grandes entreprises internationales a
généralisé l’utilisation des paradis fiscaux. Les principes de
souveraineté exclusive de chaque État sur son territoire et le
soutien des pays industrialisés à leurs entreprises phares et à
leur internationalisation se sont imposés. Il s’est ensuivi la
création d’une sorte de droit international économique plus ou
moins écrit traitant de la réalisation des contrats hors
juridiction, du règlement des litiges entre entreprises et de la
création d’espaces fictifs appelés « offshore ».
Cette évolution est ancienne : dès 1880, la concentration
des entreprises dans les États de New York et du
Massachusetts prive le New Jersey de recettes fiscales. Cet
État et le Delaware proposent alors un enregistrement fictif,
accompagné d’un plafonnement d’impôt aux entreprises qui
s’installeraient chez eux.
La création des eurodollars en 1954 a généralisé
l’utilisation de ces entités dans lesquelles se réfugiaient
jusqu’alors seulement quelques fortunes, quelques entreprises
et les fonds des mafieux. Les eurodollars étant des dollars
déposés et prêtés par des banques en dehors du territoire
d’origine, les multinationales ont obtenu un accès direct aux
opérations financières et une réduction de leur fiscalité. Pour
les établissements financiers qui se sont à leur tour implantés
dans ces pays, un marché libéré de tout contrôle était à
prendre !
En fait, comme l’analyse avec humour Éric Vernier 6 : « La
finance mondiale possède un avantage incontestable sur la
religion, elle bénéficie non pas d’un paradis, mais de trois. »
En effet, le premier des paradis est fiscal car exonéré de taxes,
le deuxième est bancaire – le secret bancaire restant
incontournable –, le troisième est judiciaire car aucune réponse
n’est faite aux demandes de coopération internationale.
Cette situation attire à la fois les multinationales qui
trouvent là un levier fiscal intéressant, des États en recherche
d’escroqueries souveraines, des dirigeants politiques cherchant
« un nid accueillant pour l’argent spolié à leurs peuples, des
particuliers esquivant l’impôt ainsi que des mafieux obligés à
la discrétion ».
À ce jour, c’est un pan de l’économie mondiale qui transite
par les paradis fiscaux. Ces minuscules confettis génèrent une
perte colossale de recettes fiscales sans aucun gain pour la
collectivité. L’économiste Gabriel Zucman l’évalue à
350 milliards par an 7. Ces entités limitent les choix
démocratiques des divers pays qui ne disposent plus des
recettes fiscales nécessaires pour mener leur politique. Pire,
elles concourent à l’instabilité financière comme on a pu le
constater à l’occasion de la crise des subprimes. Le système
bancaire fantôme utilisé a été développé en partie aux îles
Caïmans, et les paradis fiscaux ont permis de dissimuler des
endettements qui ont conduit à l’implosion de certaines
structures bancaires 8.
Toujours à la même source on apprend qu’un tiers des
investissements mondiaux sont fictifs et uniquement
enregistrés pour échapper aux lois fiscales et aux
réglementations. Quarante pour cent des flux des
multinationales (Alter Eco no 402 de juin 2020) sont artificiels
et concernent des droits de propriété. Le même constat affecte
les placements financiers. Selon eux, les six pays profitant le
plus de ces flux sont les îles Caïmans, Hong Kong, les
Bermudes, l’Irlande, le Luxembourg et les Pays-Bas, et pour
une bonne partie ces flux sont dus à des montages fiscaux.
Pour le reste, ils permettent de contourner les contraintes
légales et d’exiger des rendements plus élevés, donc une prise
de risque majeure.
DÉFINIR LA BOÎTE NOIRE
Qu’est-ce qu’un paradis fiscal ? « D’influence clairement
libertarienne, ces territoires de complaisance utilisent la loi de
façon négative. Ils permettent de faire ce qui est interdit dans
les autres territoires 9. » Cette définition, qui a le mérite de la
simplicité et de l’authenticité, n’est pas officiellement retenue.
Or, disposer de la définition officielle d’un ectoplasme a le
mérite de fixer les situations pour les utilisateurs de ces entités
et pour ceux qui s’opposent à leurs manœuvres. Utiliser un
pays non qualifié de paradis fiscal ne peut entraîner
d’opprobre, l’inverse pose problème surtout en termes
d’images. Cet argument a été largement utilisé au cours des
auditions du rapport d’information du Sénat portant sur
l’évasion fiscale internationale (rapport no 673). Définir ce que
sont les paradis fiscaux ne pose pas de problèmes qu’en termes
techniques, le volet géopolitique est prépondérant.
Plusieurs définitions existent, les axes d’analyse en
apparence divergents sont cependant complémentaires.
L’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE) fixe les critères suivants :
une imposition inexistante ou très fortement réduite pour
les sociétés étrangères et les particuliers implantés sur leur
territoire ;
un système juridique et fiscal opaque ;
une législation perturbant ou entravant l’échange
d’informations avec les autres pays ;
l’implantation de sociétés offshore est encouragée, ainsi
qu’une grande tolérance envers les sociétés fictives,
communément appelées sociétés-écrans.
À la lumière de ces critères, il apparaît que le nombre de
paradis fiscaux est bien plus important que celui figurant dans
les listes officielles que l’OCDE a publiées. Les îles Vierges
britanniques, les Bahamas, les îles Caïmans, les Bermudes,
Maurice, Madère et bien d’autres destinations idylliques sur
papier glacé ou sur Internet sont bien des paradis fiscaux. Le
Panama, l’État du Delaware, les réserves indiennes, Chypre,
Hong Kong, Malte, les Émirats arabes unis et beaucoup
d’autres pays dans lesquels l’offshore est florissant répondent
également à la définition émise par l’OCDE. L’île Maurice
serait aussi le havre de tranquillité financière de l’Afrique en
général et de l’Afrique du Sud en particulier. D’autres pays
encore, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Belgique, devraient
aussi figurer de manière officielle dans le palmarès des pique-
assiettes. Et enfin de nombreux pays presque entièrement
criminalisés peuvent jouer un rôle comparable.
Le rapport d’information du Sénat propose une
classification intéressante. Il cite d’abord les « territoires
coquilles », les pays immatriculant des sociétés-écrans qui
hébergent des fonds dont les flux ne restent pas sur place et
sont investis sur les marchés. Puis les « zones d’ombre »
offrant un cadre réglementaire solide et attirant des capitaux en
raison de la présence de certains outils, de procédures et d’une
taxation limitée destinés à garantir une opacité aux
propriétaires. Ces zones sont constituées par des pays
européens tels que la Suisse, la City de Londres, le
Liechtenstein. Les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg,
Malte sont surnommés les « pique-assiettes de l’Europe ». Les
principautés de Monaco et d’Andorre sont qualifiées de
« paradis sélectifs », car ils sont transparents pour certains
États et utilisés par d’autres. Andorre, par exemple, a été
beaucoup utilisée tout au long du scandale Odebrecht. Elle
semble aussi performante pour gérer les fonds de sportifs et
ceux de la fraude fiscale des régions proches.
N’oublions pas non plus que la France peut être considérée
par le Quatar comme un paradis fiscal. Depuis la convention
de 1993 et l’avenant signé par Nicolas Sarkozy, les opérations
menées par ce pays sont exonérées de taxation sur les
dividendes, de plus-values immobilières, et les gains de capital
réalisés sur les droits de mutation ne sont pas taxés.

En juin 2008, l’organisation Tax Justice Network UK 10 a


élaboré une classification technique des paradis fiscaux en sept
catégories structurées en fonction de leur activité.
1. Les territoires fournisseurs de sociétés-écrans sans
activité financière. Ces sociétés-écrans sont soit créées, soit
fournies sur « étagère », c’est-à-dire qu’elles vendent la
présentation de factures libellées à leur nom. En fait, tout est
fictif, seul le flux est réel !
2. Les territoires dits « secrets » ; aucune information
officielle ou officieuse ne sort de ces pays. Ces territoires
offrent des services particuliers et servent de base arrière à des
investisseurs. Les Panama Papers montrent clairement
l’utilisation qui en est faite et en particulier l’importance des
actions de sociétés au porteur.
3. Les « round-tripping » dans les îles Vierges britanniques
permettent aux investisseurs chinois d’utiliser une société
offshore pour investir indirectement. Cela protège un peu des
appétits du pouvoir. Jersey joue un rôle majeur pour Londres,
les Vanuatu pour l’Australie, Maurice pour l’Afrique dont elle
fragilise les économies.
4. Les territoires spécialisés : les captives de réassurance
seraient l’apanage des Bermudes, de Guernesey. Les hedge
funds seraient constitués à 80 % dans les îles Caïmans.
5. Les territoires dont les revenus dépendent de leur faible
taxation viennent faire les poches des pays voisins en
détournant vers eux les transactions régulières et souvent
irrégulières.
6. Les territoires gérant les fortunes, la Suisse, New York et
Londres, ces trois pays disposant de liens robustes entre eux.
7. Enfin les territoires utilisant la délocalisation fiscale.
Une bonne moitié des pays au monde sont criminalisés, ils
ne proposent pas une sécurité juridique forte, mais peuvent
être utilisés pour lancer des opérations de fraude et de
blanchiment à la condition de disposer d’une structure de repli.

Ces définitions se complètent et donnent une lecture assez


précise des critères utilisés et de l’ensemble du système. Ces
entités évoluent dans leur organisation en fonction des
situations et des entités qu’elles abritent, elles s’adaptent aussi
en fonction des desiderata de leur clientèle et sont connectées.
Le démarchage d’une clientèle moins aisée mais tout aussi
intéressée lorsqu’il s’agit d’éviter l’impôt constitue aussi une
source de profits non négligeable.
La qualification de « paradis fiscal » présente un intérêt fort
pour les banques, elle détermine pour elles les opportunités
d’installations des filiales sans encourir de risques d’image.
LA LUTTE CONTRE LES PARADIS FISCAUX
La lutte contre les paradis fiscaux est ancienne. La Société
des Nations (SDN) avait créé en son sein un comité fiscal
permanent qui, en 1929, a proposé une convention fiscale au
grand dam de la Belgique, des Pays-Bas et de la Suisse qui
défendaient déjà leur pré carré.
Les États-Unis, en 1937, ont lancé une campagne
moralisatrice stigmatisant les grandes fortunes échappant à
l’impôt. L’OCDE, qui coordonne les politiques de lutte contre
les paradis fiscaux au niveau mondial, a tenté à son tour de
réactiver les travaux de la SDN.
L’Organisation de coopération et de développement
économiques s’appuie sur le Groupe d’action financière
(GAFI), organisme intergouvernemental créé par le G7 en
1989 dont l’objectif est la conception et la promotion des
politiques de lutte contre le blanchiment de capitaux et le
financement du terrorisme.
En 1998, elle publie un rapport, « Concurrence fiscale
dommageable : un problème mondial », qui a facilité la mise
en place d’un forum sur ces pratiques et a permis de présenter
en 2000 la première liste noire des territoires jugés non
coopératifs comprenant trente-cinq pays. Nous en comptons
aujourd’hui soixante-dix.
L’établissement de listes de pays considérés comme des
paradis fiscaux engendre mécaniquement des conséquences
fiscales et pénales, et bloque les subventions. Il s’agit donc
d’une véritable opération diplomatique. Les évolutions sont
lentes : l’installation de la directive européenne dite
« épargne », présentée comme une avancée dans la lutte contre
la fraude, a pris dix-huit ans pour s’installer.
C’est par la bande que le système a évolué. À la suite de
l’achat d’un CD-ROM comportant des centaines de noms,
l’Allemagne a réalisé des redressements considérables sur
plusieurs centaines de personnes suspectées d’évasion fiscale.
Le système utilisait des fondations liées à la banque
Liechtenstein Global Trust (LGT), propriété de la famille
princière. Le patron de la Poste allemande (Deutsche Post) a
été poursuivi, tout comme le doyen des patrons du DAX
(l’équivalent allemand du CAC 40) qui aurait soustrait aux
impôts un million d’euros via une fondation. Des dirigeants
d’entreprises de taille moyenne et des personnalités régionales
figuraient parmi les suspects. La France avait obtenu près de
deux cents noms de fraudeurs. À la suite de cette gigantesque
fraude découverte au Liechtenstein en 2008, la directive a été
en partie révisée afin de renforcer son efficacité.
Le problème posé par les paradis fiscaux est identifié
depuis fort longtemps, des procédures fiscales particulières ont
été mises en place de longue date, je me souviens de la
possibilité d’inverser la charge de la preuve lorsque des
factures provenaient ou étaient destinées à des « entreprises »
sises dans des paradis fiscaux. C’était à l’entreprise de prouver
que la facture était justifiée. Mes collègues et moi-même
avions effectué quelques redressements de cette nature à la fin
des années 1970. Très rapidement, les entreprises ont modifié
l’adresse de facturation en utilisant des pays qui ne figuraient
pas sur les listes établies… C’était d’autant plus facile que le
siège social virtuel existait déjà !
Lorsque, le 23 avril 2009, à la suite du sommet du G20 de
Londres, Nicolas Sarkozy déclara : « Nous y sommes arrivés.
Les paradis fiscaux, le secret bancaire, c’est terminé ! »,
d’aucuns ont pu se sentir soulagés. Quelques années plus tard,
les fichiers du « offshore leaks » nous laissent tout le loisir de
constater que le système est toujours vivant, il s’est même
considérablement amélioré, seuls les utilisateurs savent
réellement ce qui se passe dans ces territoires.
S’attaquer à ces places serait évidemment un handicap pour
les grandes entreprises et les banques qui y font des affaires
légales. Un autre argument est avancé, la création d’entités
offshore serait la condition imposée par les partenaires
installés dans les marchés émergents en Asie, en Afrique ou en
Europe de l’Est.
Les États eux-mêmes peuvent pousser les entreprises à
s’installer dans ces pays : les États-Unis, à partir de 1990,
préconisaient un dispositif autorisant la domiciliation de
l’activité exportatrice dans des places offshore, moyennant un
impôt réduit (les Foreign Sales Corporation – FSC), qui fut
abrogé en 2004.
Mais il est un autre motif qui ne sera jamais avoué : les
centres offshore facilitent grandement les rétrocommissions et
le passage des flux de la corruption d’acteurs locaux pour
obtenir les marchés. Les tentatives de régularisation des places
financières offshore sont souvent bloquées par les États qui les
accueillent et les défendent farouchement. C’est d’autant plus
irritant qu’une brigade suffirait à résoudre ce problème.
PARADIS FISCAUX, LISTES ET ENJEUX
GÉOPOLITIQUES

Si on exclut les pays criminalisés, le nombre de paradis


fiscaux et de pays qui en appliquent quelques montages excède
les soixante-dix États, soit pratiquement la moitié de la
planète. Historiquement, les plus anciens sont presque tous
situés géographiquement à proximité des grands centres
économiques et financiers, qui disposent ainsi de leurs propres
trous noirs. Lorsque ces confettis sont disséminés loin de ces
pôles économiques, ils sont affectés à des activités spécifiques.
Les avancées des télécommunications sur la planète
permettent de se libérer partiellement du rattachement
géographique, à l’origine calqué sur les grands sites de
piraterie et sur le colonialisme.
Outre les paradis fiscaux européens, le réseau de la City de
Londres, la sphère d’influence des États-Unis et la zone
africaine, une zone supplémentaire s’est imposée, celle de la
Chine qui intègre les places asiatiques et Hong Kong en
particulier. Les attaques sont lancées depuis des groupes
criminels dans des pays qui n’ont pas ratifié la convention de
Budapest de 2001.
Le réseau britannique est de loin le plus important,
Nicholas Shaxson le décrit comme organisé en trois cercles : le
premier est composé par Jersey, Guernesey et l’île de Man, qui
sont en partie contrôlés par la Grande-Bretagne. Le deuxième
par des pays qui ne sont pas sous le contrôle direct de Londres,
mais qui sont très liés à la City. L’avantage de cette « toile
d’araignée » réside dans le fait qu’elle couvre le globe et
qu’elle récupère tous les fonds qui sont à sa portée. Le
troisième cercle comprend Hong Kong, Singapour, les
Bahamas, Dubaï et l’Irlande, qui sont des territoires
indépendants. C’est le réseau postcolonial.
Le réseau américain est tout aussi stratifié. Le niveau
fédéral ne s’oppose pas à la création de textes très souples, les
États pour leur part proposent des services offshore attractifs.
La Floride, un temps havre de paix pour les joueurs de football
européens, est très impliquée dans le blanchiment des fonds
sud-américains. Un réseau d’États satellites tels que les îles
Caïmans ou Marshall est aussi présent.
Les paradis fiscaux remettent donc en cause la souveraineté
des États et le consentement des peuples à choisir le type de
société qui leur convient. Les grandes puissances utilisent,
certains contrôlent indirectement, les territoires qui sont sous
leur dépendance. D’autres se défendent seuls, les îles Caïmans
seraient un important créancier des États-Unis.
L’art de la fraude est difficile, il faut donc simuler une
chasse aux paradis fiscaux dans les instances internationales et
de temps en temps taper du poing sur la table en poursuivant
les fraudeurs qui ont le malheur d’être pris dans la nasse tout
en maintenant le système à flot. De plus, dans ces entités
courent des informations primordiales portant sur les flux
financiers et sur les concurrents, elles intéressent tous les
services d’investigation de la planète. Ce qui fait aussi de ces
centres des nids d’espions comme l’ont été la Suisse et
l’Autriche du temps du rideau de fer.
S’il existait une seule véritable volonté de se défaire de
leurs nuisances, ce ne serait guère compliqué tant le rapport de
force est disproportionné : la Suisse ou le Luxembourg ont
besoin d’échanger avec la France ou l’Allemagne, l’inverse est
moins évident. Si la France, l’Allemagne et l’Italie décident de
sanctionner le Luxembourg, les conséquences pour elles
seraient infinitésimales une fois la stupéfaction passée. Le
général de Gaulle avait ainsi trouvé une solution simple pour
régler ce problème. Il disait à propos du paradis fiscal
monégasque qui lui faisait du tort : « Pour faire l’embargo de
ce territoire, il suffit de mettre un panneau “Stop” sur la route
et attendre. » Depuis ce jour, les résidents français installés
dans la Principauté doivent s’acquitter de l’impôt 11.
LA CRÉATION DES LISTES NOIRES SEMBLE
UNE « FARCE »

Les instances internationales, dont l’OCDE, la Commission


européenne, et les États ont établi des listes noires démontrant
l’intérêt qu’elles portaient à la lutte. Le nombre de pays
inscrits dans cet index varie suivant la période et les intérêts de
chacun. En un mot, ces listes noires relèvent de la parodie !
Les pays « listés » font l’objet de sanctions : les fonds
accordés par divers programmes comme le Fonds européen
pour le développement durable (FEDD) ou le Fonds européen
pour l’investissement stratégique (EFSI) pourront encore être
investis dans ces nations, mais seulement sous la forme
d’investissements directs et non plus par l’intermédiaire
d’entités implantées dans ces juridictions. La Commission
européenne enjoint également les pays membres d’adopter des
sanctions coordonnées contre les pays présents sur la liste
noire.
Elle a utilisé une méthode très contestée pour figer les pays
qui figurent dans la « liste Moscovici ». Cette méthode résulte
d’une compilation des 18 listes noires européennes provenant
des 28 pays membres de l’Union. La liste brute comprenait
85 juridictions non coopératives. Ensuite ont été retenues les
juridictions qui figuraient sur 10 listes, quel que soit le critère
choisi. La liste noire de la Commission européenne était alors
constituée par les pays suivants : les Samoa américaines, les
Samoa, Guam, Trinité-et-Tobago et les îles Vierges
américaines, Aruba, Belize, les Bermudes, les Fidji, Oman, les
Vanuatu, la Dominique, la Barbade, les Émirats arabes unis et
les îles Marshall. Cette liste est susceptible d’évoluer. Ces pays
n’ont à l’évidence pas la capacité de siphonner les fonds des
particuliers comme ceux des entreprises. Ils n’ont, plus
prosaïquement, pas de protecteur suffisamment intéressé pour
les défendre, l’établissement de la liste est donc politique.
La liste française des paradis fiscaux est la suivante :
Anguilla, Bahamas, Fidji, Guan, îles Vierges britanniques,
Oman, Panama, Samoa américaines, Seychelles, Trinité-et-
Tobago, Vanuatu, îles Vierges américaines. L’Europe ne
considère plus les Caïmans comme un paradis fiscal, le conseil
de l’UE considère que des « réformes ont été adoptées pour
améliorer leur réglementation fiscale », il s’agit de
modifications portant sur les organismes de placement
collectif en valeurs mobilières (OPCVM).
Cependant, les pays bénéficiaires des transferts artificiels
les plus élevés seraient les îles Britanniques et les Caïmans,
qui ne figurent pas dans la liste française, cherchez l’erreur…
La Grande-Bretagne gère dans ses fonds spéculatifs ultra-
sophistiqués les capitaux venus de paradis fiscaux satellites de
la Couronne (Global Witness avance le fait que
87 000 propriétés de luxe seraient détenues par des sociétés-
écrans enregistrées dans des paradis fiscaux).
La constitution des listes génère accessoirement une forte
hausse de prix de l’immobilier. Les entreprises installées dans
les pays « boîtes aux lettres » se ruent sur l’immobilier afin de
ne pas être considérées comme telles.
L’OCDE confère le caractère de paradis fiscal à un État ne
remplissant pas au moins deux critères sur les trois établis par
le Forum mondial sur la transparence et l’échange de
renseignements à des fins fiscales. À savoir : respecter les
règles de l’échange d’information à la demande, s’engager à
appliquer les standards de l’échange informatique
d’informations et participer à une convention multilatérale
d’assistance mutuelle ou d’un réseau d’échange
« suffisamment large » (sic) pour permettre les échanges à la
demande ou automatiques. Chaque État doit obtenir au moins
douze accords de coopération avec des pays tiers. Qu’à cela ne
tienne, un paradis fiscal peut atteindre son quota grâce à des
accords avec d’autres paradis fiscaux. Il s’agit là d’un bras
d’honneur remarquable. Seuls les États sans aucune influence
sont restés sur la liste : l’Uruguay, la Malaisie, le Costa Rica et
les Philippines. Les États-Unis ou la Russie n’ont pris aucun
engagement d’échange automatique et ils ne figurent pas sur la
liste.
L’élaboration des listes résulte donc d’une lutte de pouvoirs
entre États centres de profit et met aussi en évidence la faible
volonté réelle des États encouragés par les lobbyistes du droit
et du chiffre de lutter contre les paradis fiscaux Le
commissaire européen Moscovici a néanmoins déclaré qu’il
n’existait plus aucun paradis fiscal en Europe.

Les paradis fiscaux utilisent


assidûment les montages illicites
La caractéristique principale des paradis fiscaux est
d’autoriser et de protéger l’utilisation de techniques qui ne
sont pas admises dans les pays plus régulés.
La pratique du « découplage » des opérations économiques
est l’une des caractéristiques majeures des montages présents
dans les paradis fiscaux. Si un État désirait s’attaquer avec des
moyens militaires à un paradis fiscal, il ne pourrait pas
récupérer les fonds que ce dernier a permis de camoufler. Il
pourrait seulement récupérer les fichiers de bénéficiaires, ce
que réalisent tout à fait correctement les hackers et les lanceurs
d’alerte. La poursuite des acteurs indélicats n’est possible que
si on est en mesure de prouver l’origine des fonds, et là c’est
une autre histoire. En effet, le fractionnement des opérations
rend quasiment impossible la remontée des opérations.
LE FRACTIONNEMENT OU LE SAUCISSONNAGE
Moyen de fraude efficace, très utilisé dans les marchés
publics, dans les fraudes d’entreprises, au cours de la
constitution de caisses noires, ce montage est aussi ancien que
la comptabilité. Il rompt artificiellement la globalité d’une
opération et sa compréhension. Il est la cause d’une grande
perte de temps car chacun des fractionnements doit être
analysé comme une opération unique. Il fait donc voyager le
contrôle dans les entreprises et dans les contrées les plus
diverses. Finalement, en ralentissant les contrôles, il assure le
secret temporaire d’opérations qui nécessitent la discrétion, il
gagne du temps et fatigue les investigateurs. En quelques jours
et quelques clics, les flux chemineront à travers le monde alors
que la justice passera des années à attendre les réponses. Un
magistrat avait dit que la justice allait à la vitesse d’une
diligence alors que les flux voguent à la vitesse du son.
Les montages frauduleux effectués dans les paradis fiscaux
jouent à saute-mouton entre les diverses entités et entre tous
les types de sociétés dont l’utilisation est possible. Ce qui
multiplie les pays et les structures à contrôler pour établir le
cheminement réel des flux. Chaque strate est un leurre.
Prenons l’exemple (simplifié) du propriétaire d’une demeure
évaluée 30 millions d’euros dans le VIIe arrondissement de
Paris, qui ne tient pas à ce que ce bien soit saisi, son conseil va
lui proposer le schéma suivant : tout d’abord, créer une SCI
(société civile immobilière) à Paris gérée par un homme de
paille qui détient les droits de propriété de la demeure. Le
prête-nom choisi et rémunéré pour cette activité sera son
majordome. Ensuite, créer deux sociétés, l’une en Belgique,
l’autre au Luxembourg, qui sont propriétaires des parts de la
SCI parisienne. Deux prête-noms sont utilisés, un juriste
luxembourgeois et le majordome, qui revient aux affaires en
Belgique sans jamais y avoir glissé un seul orteil. Enfin faire
en sorte que ces sociétés soient elles-mêmes détenues par une
société panaméenne gérée par un cabinet d’avocats et dont le
propriétaire réel détient les titres au porteur. Le Luxembourg
serait le seul pays européen à en proposer encore.
Le montage utilise donc quatre entités établies dans quatre
pays différents, et l’ayant droit réel doit simplement éviter de
se faire subtiliser les titres. Ce fractionnement est utilisé dans
pratiquement tous les montages, on le retrouvera tout au long
de l’ouvrage.
LA MANIPULATION DES PRIX DE TRANSFERT
DES PRODUITS

Les paradis fiscaux ont pour activité essentielle la création


d’un système fictif fondé sur la manipulation des pièces
comptables transcrivant des mouvements de fonds
internationaux. Le montage manipulant les prix de transfert est
utilisé. Cette technique, qualifiée par certains d’optimisation
fiscale, est une fraude pure et simple, utilisée par les
entreprises multinationales ou de plus faible importance, qui
permet de délocaliser leurs bénéfices dans les pays dans
lesquels la taxation est moindre.
Le prix de transfert est le prix d’un produit facturé entre des
sociétés du même groupe implantées dans différents pays. À
l’occasion de la vente de marchandises, le prix est sous-évalué
de manière à diminuer les bénéfices de l’entreprise dans un
pays et la taxation qui s’ensuit. Au cours de certains contrôles
fiscaux effectués voici plus de trente années, j’en avais déduit
qu’une société qui vendait du gros matériel destiné aux
cabinets dentaires en France avait organisé le montage
suivant :
1. Le produit était fabriqué par une filiale en Allemagne à
un coût d’achat équivalent à 150 000 francs.
2. Le produit était cédé à une filiale autrichienne pour un
montant de 200 000 francs (à l’époque, l’Autriche
autorisait l’utilisation de comptes anonymes et il était
difficile d’obtenir des informations).
3. Le produit était ensuite cédé à un centre européen de
distribution installé dans une domiciliation en Suisse pour
une valeur approchant les 270 000 francs ; une seule
personne était salariée par le centre.
4. La société française achetait le produit 291 000 francs et
le revendait 300 000 francs.
Si la vente avait été effectuée directement, la taxation en
France aurait été assise sur une marge de 141 000 francs alors
qu’en réalité elle l’a été sur 9 000 francs pour chacune des
installations.
Pour établir la preuve de ce montage, il a été nécessaire de
disposer des documents douaniers de transport et des
documents d’assurance, qui étaient établis sur la valeur réelle.
Un double circuit était institué : le premier, physique,
démontrait que la livraison provenait directement
d’Allemagne, et le second, documentaire, opérait une
promenade facturière. Le redressement avait été accepté, ce
qui ne serait pas le cas aujourd’hui. Ce montage vaut pour les
produits comme pour les services, il est même bien plus aisé
de l’organiser lorsqu’il s’agit de services, car l’évaluation du
coût de la prestation est toujours discutable.

Chacun sait que Jersey est peut-être le plus important


exportateur de bananes au monde, nonobstant le fait que les
plantations de bananiers dans l’île sont limitées à quelques
jardins d’agrément. Le montage complexe qui suit explique
cette situation.
Les bananes sont produites dans les plantations
costaricaines et équatoriennes, et récoltées évidemment sur
place. Il faut tout de même relever le fait que le Costa Rica
figure sur une liste des paradis fiscaux et qu’il se fait
royalement escroquer par Jersey qui lui ne figure pas sur la
liste.
1. Le premier circuit permet d’expédier les bananes par
bateau vers leurs destinations, les supermarchés européens
et leurs clients.
2. Le second circuit affecte les structures de gestion et les
pièces comptables baladeuses. Il est concomitamment mis
en place : la multinationale bananière peut installer son
réseau d’achat aux Caïmans, ses services comptables aux
Pays-Bas, ses services financiers au Luxembourg, le dépôt
de marque en Irlande, etc.
3. Le cheminement comptable est le suivant :
Les bananes sont vendues par une société basée au
Costa Rica à une société basée à Jersey.
Jersey va ensuite revendre ces bananes à une autre
société du même groupe en France, mais à un prix
beaucoup plus élevé, permettant ainsi de laisser
l’essentiel des bénéfices à Jersey et de ne laisser qu’une
faible marge lors de la revente à la société française 12.

Ce montage est rarement isolé, bien d’autres possibilités de


fraude sont utilisées. Il est le plus souvent accompagné par des
opérations financières. Les services financiers logés dans un
holding accordent un prêt à la filiale costaricaine qui rapporte
15 millions de dollars d’intérêts, le taux du prêt n’est jamais
discuté et peut être très élevé 13. La filiale déduit les intérêts de
ses résultats locaux, et les intérêts seront imposés dans un pays
dans lequel le taux d’imposition est faible ou nul, suivant les
conventions passées avec divers pays. Finalement, on fait feu
de tout bois !
Ce procédé est évidemment à l’origine de solides
contentieux avec les administrations fiscales à l’occasion
desquels l’entreprise doit apporter la preuve que le produit ou
le service vendu n’est pas exactement identique, ou qu’une
contrepartie a été obtenue de sa filiale.
LA MANIPULATION DES FACTURES (SUR OU SOUS-
FACTURATION)

Dans les paradis fiscaux, l’une des manières d’organiser les


montages s’appuie sur la surfacturation, une opération
comptable qui consiste à enregistrer une transaction pour une
valeur différente de celle correspondant à la prestation. Elle est
dédiée à la fuite de capitaux pour les pays africains ou
d’Amérique du Sud, à des transferts de fonds et à l’évasion
fiscale.
Prenons l’exemple d’un négociant en pétrole 14 basé à Zoug
en Suisse. Il achète à un exportateur nigérian une cargaison de
pétrole de 150 millions, l’exportateur facture 200 millions la
vente et demande que la différence, 50 millions, minorée du
pourcentage prélevé par le négociant, soit virée sur un compte
à Zoug. Ce flux est complètement transparent, il constitue
pourtant une fraude. Ce montage peut être utilisé par tout
dirigeant de société pour détourner des fonds à titre personnel
ou pour frauder une entreprise.
Le second exemple met en présence le propriétaire d’une
galerie d’art moderne qui vend un tableau et un acheteur dans
une foire célèbre. Le tableau est officiellement cédé
50 millions alors qu’il en vaut 40, à livrer dans un port franc.
Le virement est effectué vers une banque dans un paradis
fiscal et 10 millions sont récupérés à cette occasion. Ce
montage concerne un tableau dont la valeur est réelle,
cependant avec l’art moderne des tableaux sans valeur peuvent
être artificiellement valorisés, ce qui permet de blanchir
confortablement.
Ce même type de montage régit les rétrocommissions
versées à l’occasion des ventes d’armes ou des grands marchés
étrangers.
LA DISSIMULATION DE L’IDENTITÉ RÉELLE
DES BÉNÉFICIAIRES

Un moyen de dissimulation relativement simple à mettre en


place est le fait de sociétés-écrans en général dénommées
« sociétés commerciales internationales » (SCI), destinées à
occulter l’identité réelle des clients : les sociétés et les comptes
sont empilés dans d’incroyables puzzles géographico-
financiers.
Ces sociétés issues du droit anglo-saxon sont proposées à
des clients et génèrent une véritable industrie du prête-nom,
car elles nécessitent la présence d’actionnaires et
d’administrateurs fictifs. Certaines banques ont créé des
filiales spécialisées dans la fourniture de prête-noms. Ces
entités ne sont illégales que lorsqu’elles sont proposées à des
clients de pays dans lesquels ces sociétés sont interdites. L’un
des arguments présentés par les banques françaises à la suite
des informations diffusées par les « Offshore leaks » est que
ces entités sont constituées pour des clients asiatiques et non
européens.
L’agencement de ces entités en cascade rend impossible
l’identification des propriétaires réels de ces SCI.
Le trust 15 est un instrument bizarre, qui constitue
l’incontestable coffre-fort de la protection du secret dans les
paradis fiscaux. Cet outil étrange est né après les croisades du
mélange entre les droits romain, germanique et islamique.
Comme à l’habitude, on a caché le côté souvent détestable de
l’opération sous une histoire chevaleresque : les nobles anglais
qui partaient combattre les Sarrazins confiaient leurs biens à
un tiers pour être certains de les retrouver à leur retour. Cet
instrument est encore très utilisé par les riches Américains qui,
mariés tardivement avec des jeunesses, veulent éviter de se
faire plumer lors de divorces éventuels, et toujours par les
fraudeurs de grande envergure. Donald Trump aurait, paraît-il,
placé ses avoirs dans un trust géré par ses enfants après son
élection.
Le trust constitue une opération juridique triangulaire par
laquelle un particulier ou une entreprise appelé le constituant
(settlor) transfère irrévocablement la propriété de fonds, de
biens ou de droits à une autre personne appelée le mandataire
(trustee), il s’agit souvent d’un avocat bénéficiant du secret
attaché à sa profession, chargé de gérer ces fonds dans l’intérêt
d’un ou de plusieurs bénéficiaires (bénéficiary). Pour le
constituant, l’avantage du trust est son caractère irrévocable,
contrairement au mandat de droit français, ce qui en fait un
mécanisme recherché en matière de succession. Le
propriétaire réalise une opération purement formelle qui
décrète la séparation entre sa personne et ses avoirs, qu’il peut
par ailleurs, moyennant quelques arrangements avec le
principe, continuer à gérer.
Les actifs du trust n’entrent ni dans le patrimoine du
constituant ni dans celui du bénéficiaire. Le trust permet donc
de transmettre des fortunes en franchise de taxation.
Le mandataire est tenu de gérer le trust suivant les termes
du contrat ou des textes légaux. Il est tenu à rendre des
comptes et à respecter les objectifs du trust. Ce dispositif n’est
pas condamnable si l’identité des trois parties prenantes est
connue.
C’est évidemment un outil performant pour camoufler son
patrimoine et très utilisé par la criminalité. La particularité du
trust, à la différence des autres structures offshore, est de ne
pas être soumis à l’enregistrement, car il est considéré comme
un simple contrat et non comme une entité juridique, soumise
à déclaration, à l’instar des sociétés et des personnes morales.
Aucun texte n’exigeant l’enregistrement des trusts, l’anonymat
des constituants et des bénéficiaires est ainsi totalement
garanti. L’opacité entourant ces montages juridiques est telle
qu’il est impossible de chiffrer leur nombre et encore moins
les sommes qu’ils détiennent, toutefois la justice locale peut
lever l’anonymat du montage. Dans les paradis fiscaux et
judiciaires il existe plusieurs types de trusts qui facilitent le
camouflage de véritables fortunes :
le trust classique met en présence les seules trois parties au
montage, mais comme les autres types de trusts, il est déjà
bardé de protections. Il est créé par des cabinets de conseils
dont les avocats, les comptables et les fiscalistes sont
protégés par le legal professionnal privilege, le secret
professionnel local ;
le trust discrétionnaire intègre un second trust qui gère les
bénéfices tirés des biens ou des intérêts issus du premier,
qui sont inscrits dans plusieurs sociétés offshore, et les
transmet au bénéficiaire ;
dans le trust révocable, le contrat peut être rompu et le bien
revient au propriétaire, jusqu’à cette révocation le fisc ne
peut imposer ce bien ;
le trust dont le constituant est le bénéficiaire avec ou sans
montage intermédiaire par le biais de sociétés-écrans et
d’hommes de paille ;
les trusts complexes faisant intervenir des collèges de sub-
trustees, des collèges de bénéficiaires, des sociétés-écrans
intégrées elles-mêmes dans d’autres trusts, ainsi que des
obligations de distribution à chacun des niveaux ;
les trusts avec « clause de fuite », qui transfèrent l’objet
fiscal non identifié dans un autre paradis dès qu’une
investigation est détectée ;
Enfin, ce qui se fait de mieux dans le camouflage, les trusts
fictifs 16 créés par la loi à Jersey en 2006. Ils autorisent la
création de trusts « apparents », sortes de simulacres de
trusts. Jersey permet désormais la création de ce qui n’est
rien d’autre qu’un trust fictif, même s’il est toujours
qualifié de trust « avec des pouvoirs réservés pour le
constituant ». Dans ce type de structure, le constituant
impose au trustee ses exigences quant à son activité, le
mandataire devenant alors un prête-nom. Le constituant
peut réclamer la restitution de son bien, puisqu’il conserve
les attributs de la propriété. Et puisque l’actif peut être
restitué, il est toujours loisible au constituant d’être (lui-
même) le bénéficiaire du trust. En d’autres termes, le
constituant continue d’avoir le bénéfice intégral de l’actif,
et il n’y a en réalité pas de trust, mais seulement un
fantôme de trust.

Ces mécanismes de prête-noms font la fortune des îles


anglo-normandes qui dépendent en partie de la Couronne
britannique, mais aussi de la City de Londres, grande
pourvoyeuse de trusts.
Notons pour mémoire que les fraudes à l’encontre du
constituant ou du bénéficiaire ne sont pas rares : après tout,
voler un voleur n’est pas voler. C’est d’ailleurs à cette fin qu’il
est possible de se protéger en instituant un protector qui
surveille les actifs et peut révoquer les trustees.
Plusieurs multinationales françaises ont été soupçonnées,
parfois à raison, d’y avoir placé 800 millions d’euros pour
échapper à l’impôt. L’ex-P-DG du groupe Dassault a été
condamné en 2017 pour avoir dissimulé au fisc les comptes de
quatre fondations et sociétés, basées au Luxembourg et au
Liechtenstein. Il a interjeté appel et son décès a éteint l’action
publique. Quant aux fondations, dont la gestion est confiée à
des notaires ou à des avocats, elles financent la vie de riches
familles (scolarités, pensions…) ou des œuvres caritatives.
Elles peuvent être aisément détournées de leur objet et abriter
le produit de fraudes multiples, tout comme elles se sont
appropriées la pratique de la charité inversée.
Ces entités sont désormais tenues sur informatique par des
employés de banque… et c’est une chance, car les fichiers sont
plus aisément atteignables qu’une documentation papier
enfermée dans les coffres.
Ces entités posent pourtant des problèmes insondables en
matière de blanchiment, car si ce dernier est incontrôlable,
c’est bien parce que les entités telles que les trusts prolifèrent.
Les banques n’ouvrent des comptes que si les bénéficiaires
sont identifiés, ce qui n’est jamais le cas. Les comptes sont
ouverts au nom des sociétés offshore qui sont les actionnaires
du trust.
Cette situation dans laquelle personne ne sait qui fait quoi
ni où est pourtant essentielle pour la finance internationale. On
évalue, en fonction du peu de données dont on dispose, à
plusieurs milliers de milliards de dollars les fonds détenus en
secret. Il faut savoir que la loi française stipule qu’une
entreprise exerçant son activité sur le sol français, ou
possédant une clientèle française, doit payer ses impôts en
France. Ce qui est donc illégal, c’est de constituer une société
offshore et de réaliser une activité commerciale en France.
Ainsi, un entrepreneur français qui possède une société
offshore, et qui soit paie ses impôts en France, car il a déclaré
comme il se doit son activité, soit ne mène pas de commerce
sur le sol français, est tout à fait dans le cadre de la loi.
Les tentatives de réguler ces situations ne sont pas
couronnées de succès, même dans des pays ne se comportant
pas comme des paradis fiscaux. La France, qui désirait exiger
des trusts la transmission du constituant, de l’administrateur et
des bénéficiaires, a été sanctionnée en 2016 par le Conseil
constitutionnel au motif que ces mesures porteraient une
atteinte « disproportionnée » au respect de la vie privée au
regard de l’objectif.
Il faut bien comprendre que l’offshoring est passé du stade
de « sport » en vogue chez les entrepreneurs souhaitant
économiser sur le poste de la fiscalité, à celui d’une véritable
compétence dont l’expertise est autant recherchée que d’autres
qualités plus traditionnelles. Un directeur financier de grande
entreprise est souvent engagé pour son expertise dans ce
domaine particulier et pour sa proximité avec les cabinets
spécialisés. Il s’agit bien de la mise en production industrielle
de structures opaques.
LE PARADIS TECHNOLOGIQUE
Le rapport d’information du Sénat no 673 17 introduit une
notion nouvelle, celle de la « e-évasion ». L’utilisation des
technologies de l’information a modifié la nature de l’évasion,
car les manipulations deviennent plus mobiles, « complexes et
instantanées », alors que les logiques de contrôle restent
encore fixées sur les biens et sur le physique.
La technologie associée à la mondialisation a déjà
largement facilité les fraudes et le camouflage des avoirs
criminels, en accélérant les échanges informatisés : il faut une
minute pour que les transferts bancaires fassent le tour du
monde et trois années pour les pister.
Le problème du cloud ne semble pas avoir encore été
identifié comme une opération à problèmes, pourtant il recèle
des risques majeurs en termes de secrets des affaires, de
fournitures de justificatifs et de pertes d’informations.
L’un des effets essentiels de la mondialisation et de
l’Internet relève du paradoxe : il a conduit à démocratiser la
fraude et les possibilités de camouflage, et il a ouvert une voie
royale à la criminalité financière. Jusque-là, c’était la clientèle
des très riches qui était visée et cela fonctionnait par
recommandation. Désormais, le spectre s’est élargi à toutes les
couches de la société. À ce jour, n’importe quel petit
entrepreneur, voire un auto-entrepreneur, n’importe quel petit
malfrat peut créer une société dans un paradis fiscal, disposer
d’un compte et y virer les sommes qu’il ne veut pas intégrer
dans ses comptes en France.
Créer une société offshore est donc aisé pour qui dispose
d’un ordinateur et d’un smartphone ouvert sur le Net. Les
bureaux de défiscalisation situés à Genève, Dubaï, Malte ou
Hong Kong ont créé des sites proposant des services tels que
la création de sociétés dans d’autres paradis fiscaux (Antigua,
Belize, îles Vierges, Seychelles) et ne demandant qu’une copie
du passeport pour ouvrir un compte en banque auquel est
rattachée une carte bleue pour un coût inférieur à 1 000 euros.
J’ai moi-même testé cette possibilité. À partir d’une adresse
Internet, je me suis présenté comme désireux de créer une
société en Suisse, une longue discussion s’est engagée par
téléphone et une proposition m’a été faite : je pouvais créer
une société et un compte bancaire qui permettait de détourner
200 000 euros l’an, pour des montants plus importants, la
nature de la structure serait modifiée et le coût serait majoré.
Le prix proposé était de 2 500 euros l’an, c’est donné !
Il est possible de tracer à très grands traits une synthèse des
manipulations possibles avec les paradis fiscaux :
1. Utiliser des opérations de siphonnage des fonds des
entreprises par la fabrication de faux documentaires
destinés à justifier la sortie de fonds. Il s’agira donc de
fausses factures émises directement ou indirectement par
une société offshore à l’appui du paiement de prestations
somptueusement bidonnées (fausses ventes, fausses études,
faux conseils, faux litiges, faux prêts mais vrais
décaissements, etc.). Les montants peuvent être divers mais
on respecte souvent l’adage si souvent vérifié : « plus c’est
gros, plus ça passe ».
2. Payer à des entités offshore des « dépenses
personnelles » en chèque dont la valeur relativement faible
n’excède pas les 10 000 dollars et qui n’attirent pas
l’attention tant les seuils sont peu élevés, mais dont la
récurrence explique l’intérêt.
3. Investir dans des projets immobiliers ou financiers
bidon qui justifieront la sortie de fonds destinés à être
« perdus », enfin pas pour tout le monde. Les fonds seront
ainsi acheminés depuis un offshore vers d’autres comptes
encore plus secrets. Investir dans l’immobilier dont la
revente générera des plus-values non imposées.
4. Créer des « trust company », sortes de trust comprenant
des sociétés qui permettent de réaliser toutes les opérations
prohibées par ailleurs, ou des trusts discrétionnaires ou
fantômes dans un intérêt plus personnel et utiliser des
cartes de crédit intraçables. Certaines banques ont utilisé
des « trust company » pour sortir du bilan des provisions
datant des subprimes.
5. Engager des opérations entre offshore qui génèrent des
escroqueries souvent somptueuses et peu poursuivies. Ces
opérations présentent peu de risques, car les acteurs du
contrôle sont souvent d’anciens financiers locaux.
LES FONDS DE LA CRIMINALITÉ
ET DE LA CORRUPTION

La grande criminalité est friande de paradis fiscaux depuis


fort longtemps, elle a débarqué aux îles Caïmans au tout début
du XIXe siècle, car l’archipel dispose de tous les moyens
permettant de placer l’argent sale et d’en retirer les dividendes
sans risques. Elle recherche le secret bancaire, l’anonymat des
propriétaires des fonds, un revenu maximal et une fiscalité
minimale. Évidemment, l’absence de coopération judiciaire est
de rigueur. Ces « trous noirs » de l’économie mondialisée
accueillent les clients désireux de placer des fonds quelle que
soit leur provenance. Les mafieux et les criminels en tout
genre sont des clients intéressants et intéressés, car les
caractéristiques des paradis fiscaux correspondent en tout
point à leur comportement habituel : irrespect total de la loi,
utilisation de tous les moyens possibles pour faire du fric,
court-termisme constant et maîtrise absolue de tous les
moyens factices pour contourner les textes. Ils peuvent ainsi
mettre à l’abri le résultat de leurs délits et crimes, et blanchir
les fonds qui, par ce tour de passe-passe, deviennent légitimes.
Les criminels disposent aussi de tous les conseils utiles pour
placer au mieux leurs fonds et ils les payent grassement. Les
paradis fiscaux facilitent grâce aux intermédiaires et aux
conseils l’introduction des criminels dans le système
économique, car les fonds en provenance de ces havres de
tranquillité fiscale et juridique ne présentent aucune différence
avec les fonds plus légitimes. Ce blanchiment permet donc aux
trafics de se développer, mais il fragilise également le système
financier international.
Notons cependant que ces fonds illégitimes n’ont pas
toujours besoin de ces entités pour prospérer. Dans certains
États, l’infiltration mafieuse dans l’économie et la légalisation
de biens illégaux leur sont aisées. En effet, l’État est
compréhensif pour les mafias. Tant que les activités
criminelles ne font pas d’ombre au pouvoir et qu’il peut en
tirer profit, il les laisse prospérer. Lorsque les mafieux
apportent des fonds dans les banques, et il existe une multitude
de banques privées (les banquettes), quelle que soit leur
origine, les banquiers ne font pas d’enquête, ce qui du reste est
une façon de se protéger. De plus, certaines mafias des pays de
l’Est contrôleraient plus de la moitié des banques. Connues
pour leurs actions masquées derrière des transactions
« propres », elles brassent plusieurs milliards de dollars par an.
Mais cette activité n’a pas pour but de prendre une place dans
l’économie locale, elles en disposent déjà, mais visent plutôt le
marché économique mondial. La criminalité est telle dans ces
pays que les industriels non acquis au pouvoir politique sont
amenés à retirer leurs fonds du pays et à les transférer en
général vers Chypre, afin de les protéger des détournements
possibles.

Ainsi, toute l’économie de la planète passe par les paradis


fiscaux et on peut dire qu’elle utilise un système organisé et
installé aux alentours de 1930 par la criminalité et les mafieux.
Dans la « vraie » vie, une transaction est effectuée dans un
lieu donné, elle est enregistrée, fait l’objet d’un paiement et
d’une taxation, s’il y a lieu, dans ce même espace. Dans la
« vraie » vie, un particulier est l’ayant droit économique
d’immeubles, de bateaux, d’actions, d’entreprises, et il est
imposé à ce titre. Cela semble logique, mais finalement cela ne
l’est pas ! Les « paradis fiscaux », espaces libres de toute
réglementation, donnent les possibilités de découpler les
opérations inscrites dans leurs fichiers. Le propriétaire
d’immeubles est une société détenue elle-même par une autre
société installée dans un pays libre de taxes. L’entreprise est
détenue par des entités qui se cachent sous des cascades de
sociétés-écrans occultant toute information utile. Seuls les
initiés peuvent en connaître les bénéficiaires, les paradis
fiscaux ne détenant que les droits de propriété. De plus, une
bonne part des investissements mondiaux est réalisée dans des
structures-écrans dont le financement et les plus-values sont
ailleurs. Les paradis fiscaux sont des chambres
d’enregistrement de valeurs qui circulent en toute discrétion
sur les marchés. Les sociétés coquilles créées par les criminels
sont gérées de la même manière que celles des structures
légitimes. Nous sommes confrontés là à un gigantesque
enfumage ou à une monumentale escroquerie dûment
organisée.
CHAPITRE 2

Les outils pour frauder


Les sociétés fictives 1
L’assistance à la fraude frise la perfection lorsqu’on recourt
à un montage faisant intervenir des « sociétés-écrans »,
véritable couteau suisse des montages tordus tant elles sont
utilisables dans tous les domaines. Elles sont proposées par
des professionnels dans des opérations relevant de la fraude
fiscale, de la fraude sociale, ou dans des manipulations
criminelles et des opérations de blanchiment.
Une société-écran 2 est une société qui, en s’interposant
entre deux structures complices, camoufle les liens qui existent
entre les deux entités signataires d’un contrat et permet une
sortie de fonds illégitime. C’est un montage juridique de
dissimulation. On a pu considérer que la société-écran est « le
triangle des Bermudes de la transparence des comptes, le suivi
des opérations s’y perd corps et biens 3 » ! Chacune des
sociétés apporte une caution commerciale et présente une
fiction comptable. Elle détient discrètement des comptes
bancaires, des investissements divers et des participations. En
effet, nous disposons là d’une pièce justificative externe, d’un
fournisseur dûment répertorié et d’un virement corrélatif. La
« sainte trinité » du comptable est respectée ! Tout va, alors,
pour le mieux dans le meilleur des mondes, il ne reste plus à
Pangloss qu’à nous fermer la porte au nez…
Ce type de structure est particulièrement efficace pour
générer du faux. Pour frauder, blanchir ou corrompre, disposer
d’entités pouvant à la fois garantir l’anonymat et ralentir la
remontée d’information en cas d’investigations engagées est
un avantage incontestable. L‘objectif poursuivi, rendre
crédibles des sorties de fonds illégitimes depuis une société
donnée, est atteint sans peine : la personne morale existe bien
et a été constituée en conformité avec les règles prévues. Elle
reste néanmoins le support d’un montage artificiel.
L’allégement des formalités de création de sociétés dans les
pays contrôlés a eu incontestablement pour effet direct, non
pas tant de faciliter le développement du commerce que de
permettre la création d’une multitude d’outils au service de la
délinquance. Quant aux possibilités offertes par les paradis
fiscaux de créer des sociétés offshore, elles sont sans limites.
Les sociétés-écrans donnent au fraudeur en entreprise ce
que les faux papiers apportent aux délinquants. Elles leur
accordent à la fois une situation juridique à laquelle elles ne
pourraient prétendre, un camouflage efficace, et génèrent des
difficultés au cours des contrôles. C’est en cela que ces
structures constituent d’excellents supports de fraudes, de
corruption et de blanchiment, car elles présentent toutes les
caractéristiques de la réalité comptable.
Pour s’inscrire au registre du commerce, il suffit de donner
un nom, une adresse, une domiciliation, avec, jusqu’à une
période récente une copie de la carte d’identité du gérant. Les
sociétés-écrans acquièrent, du fait de cette seule inscription au
registre du commerce, la possibilité de réaliser une activité
commerciale, donc de facturer, d’embaucher des salariés, de
leur faire acquérir des droits. En contrepartie, ces dernières
sont soumises à certaines réglementations. Mais, dans les faits,
elles y échappent : le recours à la dissolution leur permet de
faire disparaître les preuves des délits et de paralyser les
poursuites. Le temps de vie de ces structures reste un
indicateur de la présence de montages.
TYPOLOGIE DES MONTAGES POSSIBLES
Les montages élaborés avec des sociétés-écrans peuvent
être classés en trois catégories.

• Le montage le plus courant est qualifié de « montage


direct ». Il consiste en intercaler une société-écran entre
l’entreprise qui verse les fonds et le bénéficiaire.
L’intervention de la société-écran matérialisée par une facture
justifie la réalité de la charge et valide le paiement. Ce
montage est destiné à contourner les méthodes de contrôle
classiques analysant essentiellement la qualité formelle d’une
opération. Il est possible d’utiliser des montages de sociétés-
écrans en cascade, ce qui rend l’analyse encore plus difficile
(fractionnement vertical). Ce montage atteint un degré de
performance maximal lorsque les diverses sociétés-écrans sont
installées dans des pays aux contrôles « allégés ».
La société-écran est largement utilisée dans des opérations
de blanchiment. Elle dissimule l’identité du propriétaire des
fonds qui passent par elle. Une succession de transactions sera
nécessaire avant l’injection des fonds dans le circuit légal.

• Le montage dit « en étoile » utilise le modèle de la


structure en holding des sociétés pour fractionner le montant
des sommes destinées à « sortir » frauduleusement de la
société. Bien que plus onéreux, ce dernier présente une qualité
plus élaborée dans l’échelle des fraudes. Ce montage est basé
sur un principe bien connu des fraudeurs, des blanchisseurs et
des corrompus : le fractionnement des opérations illégales. Ces
flux, dont la valeur unitaire est mécaniquement minorée,
peuvent être dirigés dans une multitude de directions. Ce
montage est très efficace pour financer des corruptions
multiples en cascade, pour asseoir des escroqueries. Il est
ensuite évidemment nécessaire de regrouper les flux éclatés.
Ce montage peut être décliné à l’infini, il est
particulièrement efficace dans les opérations de manipulation
des valeurs de transfert, dans des opérations de corruption ou
dans les montages escroquant les banques, dans les opérations
de blanchiment, etc.

• Le troisième montage, dit « enjambeur », est souvent


qualifié de « montage de la maîtresse ». Très utilisé dans le
cadre de la manipulation des marchés publics, il consiste à
insérer une société ad hoc devenant le passage obligé de toute
opération commerciale entre le client et le fournisseur réel. La
prestation est évidemment surévaluée au moment de la revente
au dernier client, en général une collectivité.
Ce montage a été très utilisé dans les pays de l’Est lorsque
les entreprises françaises y domiciliaient leurs filiales et il a
aussi été repéré lorsque les pays exigent la création de joint-
ventures. Dans ce dernier cas, ce type de montage permet de
faire participer la famille ou des membres des partis locaux qui
peuvent tirer un avantage complémentaire de cette situation.
Évidemment, il renchérit les achats effectués du montant de la
marge prélevée par la société intermédiaire. Cet outil, sous
couvert de nationalisme économique, permet au décideur de
bénéficier de flux corruptifs sous la forme de participations
directes ou indirectes dans des sociétés sous-traitantes ou
amies.
Ces trois montages peuvent être déclinés à l’infini, chaque
fraudeur s’ingéniant à y intégrer sa touche personnelle.
UN POTENTIEL DE NUISANCE IMMENSE
Le pouvoir de nuisance de ces « coquilles » est réel et
incommensurable. Dans les paradis fiscaux, les sociétés
offshore en cascade protègent le secret des transactions.
Leur utilisation camoufle des virements illégitimes dans le
but de remplir la caisse noire 4. Dès sa création, une société-
écran émet des factures, encaisse des paiements et s’intègre
dans le circuit des relations client/fournisseur. Elle donne à ces
opérations un vernis d’authenticité. Celles-ci apparaissent
comme régulières alors que leur légitimité n’est qu’apparente,
elles occultent un temps les montages, fussent-ils grossiers. La
création de chapelets de sociétés crée un flux de facturations
croisées qui rend le contrôle difficile. La fraude en est
grandement facilitée, car démêler l’écheveau transactionnel est
complexe et long.
Un salarié disposant de pouvoirs peut les utiliser avec
succès pour transférer des flux illégitimes (corruption, sorties
de fonds, détournements divers). Faciles à liquider, les traces
ou les preuves des délits se perdent et ralentissent les
structures de contrôle. Il existe pour des opérations
particulières, des « sociétés sur étagère », louées pour une ou
pour plusieurs opérations contre rémunération, intervenant
dans une chaîne d’actions douteuses. Ce type de montage a été
très actif dans le financement politique.

Les sociétés-écrans constituent donc un outil


particulièrement adapté aux fraudes :
en cas de fausse facturation ou de surfacturation ;
pour justifier la provenance de fonds acquis par la
corruption en transformant cette opération délictueuse en
royalties ou rémunérations de brevets inexistants ;
pour une utilisation criminelle.
Dans ce cas, quatre domaines sont privilégiés :
entre autres celui de la sous-traitance en cascade, favorisant
ainsi les montages relatifs au travail clandestin et à la
contrefaçon ;
celui des carrousels TVA, qui mêlent avec un grand succès
les entreprises criminelles et celles qui le sont moins ;
celui des « kits Assedic », montage qui n’existerait pas sans
la présence de sociétés-écrans. Ce système permettait de
frauder les Assedic en utilisant un « kit », un ensemble de
faux documents permettant d’obtenir des indemnités de
chômage ;
enfin les montages de cavalerie.
Il est assez paradoxal que les gens de bonne foi persistent à
faire semblant de croire à cette fiction juridique. Le bon sens
est ici dépassé par le juridisme abstrait.
LES SOCIÉTÉS OFFSHORE
Ce type de société est un passage obligé pour qui désire
rester discret dans ses montages. Or, une société offshore est
un écran, une personne morale immatriculée dans un paradis
fiscal et dirigée depuis l’extérieur de ce pays. Son propriétaire
ne réside pas dans ce pays. Elle présente toutes les
caractéristiques d’une société réelle (elle est immatriculée),
mais l’apparence ne correspond pas à la réalité. Elle bénéficie
d’un régime favorable en matière de fiscalité, et son activité –
car elle peut parfois avoir une activité – est exercée à
l’étranger. Une société offshore peut être légale, c’est
l’utilisation qui en est faite qui définit son caractère légitime
ou pas. Sa création est le fait de comptables, de sociétés
spécialisées ou d’avocats, ou encore de banques établies dans
les pays concernés. L’organisation de montages fiscaux
enchaîne le plus souvent une succession de sociétés
intermédiaires de même nature dans le but d’en renforcer
l’opacité.
Elles sont constituées dans un paradis fiscal, par une
personne qui ne souhaite pas que son nom apparaisse. Il est
donc impossible d’identifier l’ayant droit économique de ces
structures. Installées dans des « boîtes à lettres », c’est sur ces
« coquilles vides » que reposent une grande partie des
montages financiers offshore.
La holding est également fréquemment utilisée. Il s’agit
d’une société dont la seule activité est, en réalité, de prendre
des participations dans d’autres sociétés et de récupérer les
dividendes.
Les sociétés-écrans sont par définitions fictives. Une
société-écran, c’est une société offshore destinée à dissimuler
l’identité du bénéficiaire, à cacher des transactions financières,
à tromper les impôts ou à blanchir des fonds ou de
l’immobilier. En revanche, toutes les sociétés-écrans ne sont
pas des sociétés offshore, car nombre de sociétés-écrans sont
utilisées dans des pays normalisés afin de frauder ou de
blanchir. Prenons l’exemple de criminels fournisseurs
d’espèces destinées au travail clandestin, ils créent des sociétés
facturant des prestations qui ne seront jamais déclarées. Ils
fraudent donc les impôts et l’Urssaf, entre autres. Le flux
financier est alors transféré à l’étranger. Après quelques mois,
la société est fermée et le montage se poursuit avec d’autres
entités tout aussi éphémères.
La société-écran est donc une société fictive qui doit son
existence à sa seule immatriculation, elle est en général
domiciliée dans une société de domiciliation. À titre
d’exemple, à la fin de 2014, le nombre de sociétés
immatriculées au Delaware était de 1,1 million pour une
population estimée à 945 934 habitants.
La société-écran ne dispose d’aucun local, n’a pas de
personnel et pas de moyens techniques de production. C’est
une boîte à lettres installée là où elle sera plus utile fiscalement
ou pénalement et qui bénéficie du secret bancaire. En fait, elle
constitue un écran entre une société, un individu et la
juridiction dans laquelle elle devrait être imposée. Lorsqu’une
société française facture certains de ses clients à partir d’une
société fictive dans un paradis fiscal, les sommes détournées
constituent là-bas sa caisse noire.
LES OFFSHORE À HONG KONG
Les sociétés créées au Delaware, à Jersey ou aux îles
Vierges sont célèbres, on connaît moins les sociétés-écrans de
Hong Kong. Si l’on se fie à l’article du Temps 5, Hong Kong
serait devenu le « hub » mondial pour les sociétés boîtes aux
lettres. « Pour ceux qui souhaitent s’enregistrer à distance, il
suffit de remplir un formulaire en ligne, de désigner un
directeur, une personne physique, et de fournir une copie de
son passeport. Cela prend moins d’une semaine et il n’y a pas
de capital minimal requis. » La demande est telle que de
nombreuses sociétés dormantes sur étagère attendent leur
acheteur, des flyers seraient même distribués dans la rue pour
trouver les hommes de paille potentiels, la rémunération
atteignant 500 dollars. Pour assister ces créateurs, il existe un
vaste écosystème de sociétés qui s’occupent de tout :
incorporer la firme, lui ouvrir un compte bancaire, recueillir
son courrier. Le bénéficiaire réel de la société doit figurer sur
les documents d’incorporation, mais seules les autorités
locales ont accès à cette information. Ces sociétés seraient
liées à des activités illicites, largement utilisées par la Corée
du Nord, de nombreuses sociétés figurent sur une liste noire
dressée par les Nations unies en mars 2020. Cette flotte
permettrait d’exporter du charbon, du fer et des armes depuis
la Corée du Nord ou de fournir du pétrole au régime. Du
charbon nord-coréen aurait ainsi été vendu au Viêtnam. Quant
à la gestion de fortune, la banque UBS serait la plus grande
banque active dans ce domaine à Hong Kong. Sa présence
dans la cité portuaire date de 1964 et elle y emploie plus de
1 000 responsables clientèle. Elle a 373 milliards de dollars
sous gestion dans la région Asie-Pacifique. « Et plus de la
moitié de cette somme se trouve à Hong Kong », indique Amy
Lo, qui dirige la division gestion de fortune en Chine élargie
pour la banque. Au total, la ville héberge plus de 800 milliards
de dollars et 2 500 gestionnaires de fortune, selon
PricewaterhouseCoopers.
D’autres banques helvétiques ont elles aussi accaparé une
part importante de ce gâteau. La division gestion de fortune de
Crédit Suisse a 197 milliards de francs suisses sous sa houlette
dans la région chinoise, essentiellement à Hong Kong, et y
emploie 590 personnes. Julius Baer est un autre acteur de
taille, avec 500 employés dans l’ancienne colonie britannique.
Tout comme le Zurichois EFG, le Bâlois J. Safra Sarasin, ainsi
que les Genevois Pictet et UBP. On y trouve même des
institutions a priori peu portées sur l’international, comme la
Banque cantonale genevoise.
On peut se demander pourquoi les Chinois choisissent de
placer leur argent à Hong Kong, en offshore ? L’évasion
fiscale ne joue pratiquement aucun rôle dans ce pays où la
plupart des gens fortunés s’arrangent avec les autorités pour ne
pas payer trop d’impôts. Ils cherchent en revanche à diversifier
leur portefeuille en investissant à l’international, souligne Éric
Morin, chargé de l’Asie du Nord pour UBP. Beaucoup
possèdent des résidences secondaires à Londres ou aux États-
Unis, ou y envoient leurs enfants pour étudier. « Ils veulent
donc aussi pouvoir y investir », explique Amy Lo.
Plus intéressant, une partie des fonds placés à Hong Kong
arrivent dans la cité portuaire par l’entremise de banques
souterraines, complète Bill Majcher. Les fonds sont déposés
auprès d’une filiale en Chine de l’un de ces bureaux de change
illégaux, puis récupérés dans une autre antenne à Hong Kong,
sans qu’ils aient à passer de frontière.

L’économie
de la commercialisation
des montages
Les gains extraordinaires obtenus à la suite des
manipulations décrites ci-dessus ont généré la création d’une
profession : les seigneurs des fraudes. Elle s’exerce dans
plusieurs domaines. En premier lieu, les grands cabinets
développent depuis fort longtemps une activité lucrative de
« facilitation » qui consiste à jouer avec les limites entre
l’optimisation fiscale et la fraude, comme l’ont démontré les
« LuxLeaks ». Le second groupe de facilitateurs exerce plutôt
dans les paradis fiscaux autour de cabinets du type de Mossack
Fonseca, Appleby, entre autres, qui ont été, bien contre leur
gré, rendus célèbres par les différents « leaks ». Ces cabinets
disposent de représentations qui essaiment dans les autres
paradis fiscaux, gèrent les dossiers et les problèmes de
création et d’implantation de sociétés. Le schéma général est
le suivant : à partir des pays de contact, Suisse, Luxembourg,
Grande-Bretagne, ou d’un cabinet local, les intermédiaires
financiers connaissant les ayants droit font enregistrer les
sociétés par des structures comme Mossack Fonseca. Les
sociétés offshore peuvent être créées sans se préoccuper de
l’identité des ayants droit. La firme panaméenne a même mis à
disposition de ses clients deux fondations : la Brotherhood
Foundation et la Faith Foundation. Ces dernières pouvant être
utilisées par les clients pour détenir les actions de leurs
sociétés offshore. Cinq cents sociétés se cachent derrière ces
fondations qui ont osé inscrire la Croix-Rouge (le CICR) ou le
WWF comme ayant droit économique. Une usurpation pure et
simple 6.
Les autres intermédiaires financiers sont des grandes
banques, des cabinets d’audit, des fiscalistes, des avocats. Un
autre groupe est composé par un ensemble de petites mains,
porteurs de valises et chasseurs de clients et de prestations
techniques, membres de professions libérales (avocats,
comptables, notaires, conseils divers). Ils organisent les
montages et les adaptent localement à la situation des clients
moins fortunés et font aussi office de rabatteurs rémunérés.
Cette économie s’est imposée comme une véritable industrie.
L’INTERVENTION DES « BIG FOUR »
ET L’OPTIMISATION FISCALE

L’Américain Deloitte, les Britanniques Ernst & Young et


PricewaterhouseCoopers ainsi que le Néerlandais KPMG,
appelés les « Big Four » et surnommés aux États-Unis les
« Fat Four », sont les comptables incontournables des grandes
entreprises. Leur légende naît en 1849, lorsque la compagnie
ferroviaire Great Western Railway reliant Londres à Bristol
fait faillite. William Deloitte, dont l’activité se limitait jusque-
là aux banqueroutes, est choisi pour expertiser les comptes de
la société. L’audit et la comptabilité moderne étaient nés de la
nécessité de certification des comptes vis-à-vis des
investisseurs et actionnaires.
Ces cabinets, outre l’analyse des comptes, se sont engagés
dans le conseil, en particulier pour les multinationales, ce qui
forcément crée des conflits d’intérêts. Ils peuvent avoir aussi
une activité importante en tant que lobbyistes des entreprises.
Chacun de ces trois types d’activités fait régulièrement
l’objet de critiques à la suite des scandales auxquels elles sont
liées.
LA PRÉSENCE DE CONFLITS D’INTÉRÊTS LATENTS
Les conflits d’intérêts sont inhérents aux grands cabinets
d’audit, ils tiennent au fait que ce monde est un monde très
fermé. On l’a vu avec Arthur Andersen, on le retrouve dans
une chaîne de magasins (TESCO 7) qui n’avait pas changé
d’auditeur depuis vingt ans. Son conseil d’administration
comprenait un ancien associé de PwC et le correspondant des
cabinets d’audit externe appartenait au même monde que ces
derniers.
Le conflit d’intérêts potentiel est similaire à celui qui avait
été dénoncé lors de la crise de 2008 entre les agences de
notation et les entreprises évaluées : d’une part, les premières
exercent une fonction d’intérêt général sans être soumises à un
ré gime particulier de contrôle ; d’autre part, elles obtiennent
des contrats de conseil auprès des entreprises contrôlées,
entretenant de ce fait un biais notable : celui qui contrôle est
payé par le contrôlé. Ainsi, un cabinet aurait perçu 13 millions
d’euros pour son rôle d’auditeur, mais aussi 4,5 millions
d’euros pour des travaux supplémentaires (notamment des
conseils fiscaux). Les premiers approuvent les comptes des
seconds, qui leur offrent des contrats supplémentaires, lesquels
parfois permettent de réduire leur facture fiscale… Leurs
intérêts sont donc communs.
De plus, la concurrence est faible. En dehors des « Big
Four », seuls quelques cabinets disposent de l’expertise
nécessaire aux travaux de contrôle obligatoires. Les quatre
plus gros cabinets détiennent la majorité des mandats et
fournissent leurs services à l’« immense majorité » des
entreprises multinationales, les plus grosses cotations de la
Bourse de Londres, selon une récente enquête de la
Commission sur la concurrence. Le même constat pourrait être
effectué auprès des entreprises du CAC 40.
Ces cabinets ne sont pas introduits en Bourse et
fonctionnent sur un modèle très décentralisé d’associés. Au
Royaume-Uni, la création de l’avantage constitué par le
régime des patent box 8 met en évidence un conflit d’intérêts
manifeste. D’après l’article du Monde, le conseiller spécial
embauché par le fisc britannique pour mettre au point cette
innovation fiscale appartenait à un cabinet ; une fois ce régime
mis au point, il est retourné dans son cabinet d’origine et ce
dernier a assuré la promotion de la patent box. « Un conseiller
fiscal de grandes multinationales aide à rédiger la loi mais
aussi retourne chez ses clients pour l’utiliser au mieux. » Ce
n’est pas un cas isolé.
LA CRÉATION DE PRODUITS D’OPTIMISATION FISCALE
L’une des activités critiquables de ces cabinets est le
conseil en optimisation des entreprises. Le sous-comité
permanent aux investigations du Sénat américain 9 (Permanent
Subcommitte of Investigations) a effectué en 2003 un rapport
sur la création et la commercialisation de schémas
d’optimisation fiscale. Il a analysé les montages vendus par
KPMG et appelés FLIP, BLIPS, OPIS ou SC2, qui n’ont
comme objectif que de réduire les obligations fiscales.
Chez les concurrents, des produits de même nature
portaient les noms de Viper ou Cobra. Des brevets avaient
même été déposés, on en comptait une soixantaine. Il s’agit
essentiellement de montages destinés à créer des pertes
fictives déduites des résultats des exercices. Ce type de
produits a été aussi vendu par les banques d’affaires. Le
contrôle des montages de l’un des « quatre grands » a
démontré que, entre 1997 et 2001, il aurait vendu de tels
montages à 350 clients, générant des produits évalués à
125 millions de dollars environ. Les impôts des contribuables
ont été allégés de 1,4 milliard de dollars. La justice américaine
a prononcé à son encontre une amende de 456 millions de
dollars.
À la suite de la faillite de Lehman Brothers, le cabinet
Ernst & Young a été accusé d’une « fraude comptable
consistant à retirer subrepticement du bilan de Lehman des
dizaines de milliards de dollars de titres financiers liés aux
marchés du crédit, afin de tromper le grand public sur l’état
réel de ses liquidités ». Cette fraude s’est appuyée sur un
montage, le « Repo 105 ». Ces « accords de rachat »
(repurchase agreement) permettent de vendre à un partenaire
des actifs, notamment immobiliers, à la veille de la publication
de ses comptes, pour les lui racheter quelques jours plus tard,
une fois les comptes validés. Lehman Brothers a ainsi minoré
de 50 milliards de dollars son endettement. Cette transaction a
été réalisée par la branche britannique de Lehman Brothers et
par la première « firme » d’avocats du Royaume-Uni,
Linklaters, car aucun avocat américain n’avait tenu à valider
l’opération. Le cabinet récuse cependant toute professional
malpractice.
Un procédé identique au Repo avait été proposé par
Goldman Sachs à la Grèce lors de son entrée dans l’Europe.
En 2001, la Grèce et « la firme » se sont entendues pour
échanger de la dette grecque à un taux de change fictif afin de
réduire de 2 % l’endettement hellène. Le gouvernement grec
doit alors 600 millions d’euros à Goldman Sachs, en plus des
2,8 milliards empruntés. Ces 600 millions d’euros ont
représenté 12 % des 6,35 milliards de dollars gagnés par
Goldman Sachs au titre de ses principaux investissements en
2001.
Tous ces montages se situent le plus souvent à l’extrême
limite de la légalité. Dès lors, il était indispensable de protéger
les entreprises et surtout les dirigeants du risque pénal en
écartant dès l’abord l’élément moral : l’intention de frauder.
Les cabinets et les avocats anglo-saxons ont alors trouvé une
solution de génie ; ils émettent des lettres d’opinion, sorte
d’avis attestant le respect de la législation. Ces avis sont
évidemment très correctement rémunérés. Ils sont destinés à
l’administration fiscale au cas où elle mettrait en cause le
montage.
Ils sont émis par des avocats installés dans des pays censés
combattre les fraudes, en particulier à Londres, au
Luxembourg, à Saint-Martin et à Monaco. Cela fait un peu
désordre ! Ils sont souvent « acrobatiques 10 ». Dans ce même
article, un avocat londonien est cité : « J’ai sur mon bureau
l’opinion légale d’un avocat en vue. Il y exprime une opinion
tellement éloignée de la réalité légale que je ne crois pas qu’il
puisse vraiment croire ce qu’il dit. Au mieux, il est
incompétent. Au pire, c’est un fraudeur criminel qui obtient
ses honoraires par duperie. » Les sanctions susceptibles de
condamner ces comportements ne sont pas dissuasives, les
amendes étant toujours inférieures aux gains.
Les États-Unis exigent que les avis légaux sur la fiscalité
aient au moins 51 % de chances d’être approuvés par une Cour
de justice. Dans beaucoup d’autres pays aucune norme
n’existe.
Cependant l’un des dirigeants britanniques de l’un des
cabinets a, masochiste ou fatigué, annoncé que, sur les
schémas proposés, 25 % d’entre eux pourraient être illégaux.
Cela implique que ces cabinets intègrent dans leur système le
fait que les services de contrôle ne sont pas capables de
poursuivre. On y reviendra. Il est même possible de contracter
une assurance actionnable en cas de redressement fiscal.
Dans un autre domaine, des accords fiscaux secrets ont été
signés entre 2002 et 2010, entre le Luxembourg et
548 multinationales. Ils ont été révélés par l’ICIJ, le
Consortium international des journalistes d’investigation. Ces
accords, appelés tax ruling, sont de simples rescrits fiscaux
accordés par l’administration luxembourgeoise aux entreprises
désireuses de se domicilier au Luxembourg, qui réduisent
considérablement la pression fiscale. L’échange automatique
d’informations réduit leur développement en Europe et
l’obligation de communication aux autres pays de l’Union
Européenne a forcé le Luxembourg à restreindre leur
utilisation.
Les cabinets mandatés par les entreprises fixent une
modalité de calcul du montant des impôts à payer par avance.
L’analyse de l’ICIJ a porté sur les seules opérations concernant
le cabinet de conseil et d’audit PricewaterhouseCoopers (PwC)
et ses clients. Cette négociation, une fois sa « légalité » validée
par les autorités, devient alors un tax ruling. La situation de
l’entreprise, déterminée à l’avance, permet, par exemple,
d’obtenir, qui une TVA réduite, qui un régime fiscal plus
profitable pour l’exploitation de brevets, de marques ou de
royalties liée à la propriété intellectuelle. Le régime des prêts
internes est souvent concerné : une holding établie dans un
semi-paradis fiscal prête de l’argent à une autre filiale du
groupe située dans un autre pays. Les royalties sont souvent
concernées. La multinationale ouvre dans ce pays une entité
dédiée à la gestion de la propriété intellectuelle. Les autres
filiales, ainsi que la maison mère, lui reversent des royalties
pour l’utilisation de la marque et des brevets, et diminuent
d’autant leur bénéfice fiscal. Au final, 80 % des royalties sur
cette propriété intellectuelle échappent aux impôts, selon
l’ICIJ. Il ne s’agit pourtant que d’un maillon dans une chaîne
qui intègre de nombreux autres paradis fiscaux.
La Commission européenne estime que le géant américain
a profité d’un tax ruling avec le Luxembourg avec de beaux
effets : « Amazon EU SARL paie une redevance fiscalement
déductible à une société en commandite simple qui est établie
au Luxembourg sans y être assujettie à l’impôt sur les sociétés.
Par conséquent, la plupart des bénéfices européens d’Amazon
sont enregistrés au Luxembourg, mais n’y sont pas imposés. »
DES FAILLES DE CONTRÔLE SONT SOUVENT
CONSTATÉES

Certaines fraudes sont facilitées par les carences du


contrôleur externe qui, parfois, n’exerce pas son magistère
avec la rectitude attendue. Cela pose un problème grave
comme le démontrent les quelques exemples énoncés ci-
dessous, car s’il met en cause la qualité du contrôle, il pointe
de manière directe la responsabilité des dirigeants et des
conseils censés l’assister.
Le scandale Enron emporta ainsi le cabinet Arthur
Andersen, ce fut un véritable séisme pour la « profession du
chiffre ». La notoriété du cabinet avait déjà été écorchée. En
1999, son bureau de Phoenix n’avait pas identifié la faillite
frauduleuse de la Fondation Baptiste d’Arizona. En
mars 2002, un chèque de 217 millions de dollars arrêta les
poursuites. En avril 2001, le cabinet avait certifié des comptes
falsifiés lors de la faillite de la société Sunbeam et détruit les
documents. Il a dédommagé les actionnaires de 110 millions
de dollars. Accusé de complicité de fraude dans le scandale
comptable de l’entreprise de traitement des déchets Waste
Management, le cabinet a indemnisé les plaignants en 2001,
s’est vu sanctionné par la SEC et a payé une amende de
7 millions de dollars.
Après la faillite d’Enron, le département de la Justice a
inculpé le cabinet qui a été mis en faillite et 2 300 sociétés
cotées n’ont pu publier leurs résultats. Ce fut un scandale
mondial.
Les fraudes non identifiées ou conseillées étaient assez
classiques.
– Comptabilisation immédiate des ventes à terme de gaz ou
d’électricité dont la livraison était différée, mais dont les
dépenses afférentes n’ont pas été comptabilisées. Ces revenus
générés sans coût ne pouvaient que conduire à d’énormes
profits.
– Vente du gaz à elle-même en créant des milliers de
sociétés-écrans (843 Special purpose entities) dont une petite
dizaine dédiée à l’aménagement fiscal avec la complicité des
banques qui accordaient les prêts sur lesquels tout le système
fonctionnait. Ainsi, Enron leur vendait du gaz qu’elle
s’engageait à racheter et comptabilisait la vente. La dette
afférente n’était pas comptabilisée au bilan, et les dépenses qui
allaient être nécessaires à l’achat et à la livraison de gaz
n’étaient pas provisionnées.
– Lors de la consolidation des comptes, les opérations
effectuées avec ses filiales (opérations intragroupe) n’ont pas
été provisionnées.
– Le deal en Inde, pour lequel elle eut recours aux services
de l’administration américaine pour obtenir un contrat d’une
valeur de 3 milliards de dollars que la Banque mondiale refusa
de financer. La comptabilisation de la vente fut immédiate,
alors que l’usine indienne n’était pas encore construite.
Cette inventivité comptable avait été facilitée par
l’avènement d’une économie reposant de plus en plus sur
l’immatériel, car ce sont des actifs immatériels des entreprises,
les marques, brevets, les survaleurs (goodwill) qui doivent être
évalués… Les opérations financières pouvant se révéler très
complexes. C’est ce qu’on a appelé la boîte noire.
D’où la quasi-impossibilité pour les partenaires de
l’entreprise d’analyser correctement l’information comptable
présentée dans les états financiers. Enron versait plusieurs
millions de dollars chaque année pour des missions de
commissariat aux comptes et de conseil. Évidemment, on
retrouvait des anciens d’Arthur Andersen dans les postes de
décision comptable et financière de l’entreprise.
Cette carence de contrôle porte sur des opérations de
manipulation assez classiques qui sont souvent présentes dans
les comptes.
Fin 2014, Tesco, un géant britannique de la grande
distribution, a surestimé ses bénéfices de 263 millions de
livres sterling (335 millions d’euros). Une enquête pénale pour
fraude a été ouverte pour les autorités britanniques. Huit hauts
cadres dirigeants et son président ont été suspendus. Le
cabinet d’audit externe chargé du contrôle des comptes n’a pas
identifié une opération génératrice de problèmes pourtant
identifiée comme le risque majeur de ce type d’entreprise : la
comptabilisation des marges arrières qualifiées de « gâteries
comptables ». L’erreur comptable, classique, qui portait sur
371 millions de livres, résidait dans la comptabilisation
d’avance sur les ventes ainsi réalisées et sur le décalage sur le
ou les exercices suivants des coûts rattachés.
Une plainte de PrivatBank, nationalisée fin 2016 11 pour
éviter une faillite, a été déposée à Chypre contre les filiales
chypriote et ukrainienne d’un cabinet accusé d’avoir
gravement manqué à ses responsabilités entre 2013 et 2015
pour n’avoir pas repéré une immense fraude. La banque était
alors contrôlée par un oligarque, et 97 % des crédits auraient
été accordés à des partenaires d’affaires des propriétaires, ce
qui présentait des risques concernant leurs remboursements.
Le cabinet a été retiré temporairement de la liste des
entreprises autorisées en Ukraine à réaliser des audits
bancaires.
D’après la même source, le gendarme boursier indien, la
Securities and Exchange Board of India (SEBI), a interdit à la
branche locale d’un cabinet d’auditer pendant deux ans les
sociétés cotées et leurs filiales, en raison de négligences dans
la vérification des comptes du géant informatique Satyam, le
Enron indien. D’où une augmentation des résultats par
l’émission de fausses factures à hauteur de 1,7 milliard de
dollars. Il a été demandé au cabinet un remboursement des
gains perçus au titre du contrôle des comptes.
Le Financial Reporting Council (PRC) 12, le gendarme des
marchés au Royaume-Uni, condamnait un cabinet à
6,5 millions d’euros d’amende en raison d’erreurs commises
dans la vérification de l’exercice 2011 de l’entreprise de
services RSM Tenon Group. Enfin, au Grand-Duché, bien que
le cabinet ne soit pas directement poursuivi, la Commission
européenne exige d’Amazon le remboursement au fisc
luxembourgeois de 250 millions d’euros non perçus pour un
tax ruling qui aurait été négocié par PwC pour le géant du
commerce en ligne.
En 2018, la faillite de l’entreprise Carillion, deuxième
société de BTP britannique, affecte l’ensemble du système
bancaire britannique. Les plus grandes banques britanniques
comme Barclays, Royal Bank of Scotland et Lloyds Banking
avec une dizaine d’autres établissements ont accordé en 2015
un crédit relais de 790 millions de livres (889 millions
d’euros), constituant l’essentiel des 835 millions de livres de
prêts syndiqués du groupe de BTP arrivant à maturité en 2020.
Cinq banques ont accepté de prêter 140 millions de livres
supplémentaires remboursables fin 2018. Au total, les
créanciers de Carillion ont été exposés à environ 1,6 milliard
de livres (1,8 milliard d’euros).
Quelques soupçons pouvaient attirer l’attention des
auditeurs, bien qu’il soit plus facile d’analyser après coup : le
passif du bilan recelait une forte augmentation des
engagements de retraite et une baisse consécutive des capitaux
propres. En 2017, un avertissement sur résultat avait été publié
en passant une provision sur des contrats de construction de
845 millions de livres, son directeur général est parti et le
versement des dividendes a été suspendu.
Une revue financière et stratégique a été effectuée avec
l’appui de KPMG, une provision de 200 millions de livres a
été annoncée sur les activités de facility management. Les
comptes semestriels au 30 juin 2017 montrent l’ampleur de la
dégradation due aux charges de restructuration. Les dettes
financières s’envolent.
D’autres éléments auraient pu être identifiés, les positions
short des investisseurs ont considérablement augmenté depuis
juillet, elles se sont développées depuis le début de l’année
2015 comme l’indique le site « Walbrock Research » en
août 2017. Le cabinet a déclaré vouloir coopérer et estime
avoir agi de manière appropriée et responsable.
D’AUTRES SCANDALES ONT AFFECTÉ DES CABINETS
D’AUDIT

En 2011, Hewlett-Packard a acheté Autonomy, une


entreprise de logiciels britannique, pour 10,3 milliards de
dollars. Or, des anomalies ont été découvertes lors d’un
contrôle interne qui a amené l’acheteur à provisionner en 2012
une dépréciation de 8,8 milliards de dollars sur la valeur
d’Autonomy. L’acheteur estime que cette acquisition n’a pas
fait l’objet d’une sérieuse étude des bilans et des comptes
avant l’acquisition. Sur la provision de 8,8 milliards,
5 milliards sont imputables aux fraudes découvertes et
3 milliards à la dépréciation d’actifs. HP avait « fait confiance
à des données financières auditées » par deux cabinets. HP a
saisi le gendarme boursier américain (SEC) et le Serious Fraud
Office britannique (SFO). Les cabinets déclarent « avoir mené
leur travail d’audit en respectant totalement la régulation et les
normes de la profession ».
L’implosion récente de Thomas Cook à la suite de celle de
Carillion nous ramène à la crise de 2008 tant les
comportements apparaissent comme autant de répliques : une
course à la croissance externe concomitante à un mépris
envers l’innovation, ce qui revient à payer des dividendes et
les rémunérations stratosphériques de dirigeants avec de la
dette. Les cabinets d’audit ont été mis en cause pour n’avoir
pas identifié des manipulations créant des profits apparents.
Les fraudes consistaient en la création de résultats fictifs alors
que les « dépenses exceptionnelles » d’innovation n’étaient
pas comptabilisées. L’estimation de la valeur des contrats
présentait, tant ils étaient complexes et opaques, des marges
d’erreur si considérables qu’une faillite brutale était possible,
ce qui s’est produit. On relève encore ici la toxicité d’une
gouvernance profitant exclusivement à l’actionnaire et un
accompagnement fort des cabinets de contrôle dans cette voie.
L’évaluation des contrats est une tâche ardue. Souvent
opaques, excessivement complexes, les marges d’erreurs sont
considérables. Leur rentabilité n’est pas toujours évidente à
long terme et a souvent été calculée à vue approximativement.
Les « meilleures pratiques » n’étant pas établies, la manière de
contrôler comporte un biais : conforter les stratégies fondées
sur des dettes croissantes dont le risque est majeur et sur la
protection des portefeuilles.
On peut toutefois se demander si les très grandes
entreprises sont réellement contrôlables ? On les dit too big to
fail, mais elles sont aussi trop grandes pour être contrôlées
efficacement. Je me suis toujours demandé comment les
comptes d’une entreprise détenant 800 filiales peuvent être
vérifiés. Je n’ai pas trouvé de réponse satisfaisante, et cela
vaut pour les contrôles antiblanchiment. En conséquence, la
« mort subite » des entreprises se produira encore.
Ces cabinets ont bien mis en place des standards de
contrôle, et ils sont les seuls en mesure de le faire, mais leur
application est locale et ils s’appuient souvent sur le principe
que les documents transmis sont exacts. En fait, les marchés
sont réellement l’image de l’économie, la machinerie
comptable est devenue tellement lourde et complexe que les
entreprises sont les seules à pouvoir la maîtriser lorsqu’elles la
maîtrisent. Le business model peut être incompris ou
incompréhensible, d’autant plus lorsque les résultats
proviennent de zones exotiques. Il leur est difficile d’être
alertés par des signaux autres que ceux des publications de
l’entreprise.
Tout récemment, en pleine pandémie, c’est Wirecard, une
société fintech cotée à la Bourse de Francfort, qui implose.
Elle aurait, sans réaction notable des services de contrôle et
des régulateurs, jusqu’à l’extrême limite enregistré des
comptes frauduleux à hauteur de plus de 1,9 milliard en Asie
et à Dubaï. Aux États-Unis, elle fait l’objet d’une enquête dans
une affaire de fraude présumée de plus de 100 millions de
dollars liée à un marché en ligne de marijuana, l’entreprise
servant de processeur de paiement et de banque offshore,
d’après le Wall Street Journal, le cabinet avait lancé une alerte
tardive à l’occasion d’un rapport semestriel.
Une star fintech de la Bourse canadienne aurait utilisé un
réseau de pharmacies sous contrôle pour gonfler
frauduleusement ses ventes. Elle a déjà été soumise à
l’amende pour d’autres comportements par le Département de
la justice des États-Unis (DOJ). Le montage est aussi
classique !
Une autre société a pu majorer ses ventes, sans réaction
aucune, de 300 millions de dollars sous la forme de coupons
d’opérations à l’appui de clients fantômes.
On constate l’existence de pressions sur les analystes ou sur
les comptables qui ne dépareraient pas dans le domaine
criminel. Un analyste financier a été victime d’intimidations et
refuse de couvrir deux valeurs importantes par peur de
représailles, ses analyses seraient trop négatives. En 2018, des
poursuites sont engagées aux États-Unis contre un milliardaire
qui avait causé le retrait d’un analyste sur ses valeurs. En
2016, c’est sur un analyste de ventes à découvert que des
investigations et des opérations d’espionnage ont été
développées.
La France ne permet pas d’effectuer des missions de
conseil conjointement avec les missions de contrôle. Le Haut
Conseil du commissariat aux comptes effectue des contrôles
sur les travaux effectués, et pour des sociétés disposant de
filiales des co-commissariats sont exigés
On réfléchit cependant à la création d’une sorte de Cour
des comptes sectorielle.
Par ailleurs, ces cabinets financent avec des fondations
américaines l’International Accounting Standard Board
(IASB), une association à qui ont été déléguées la définition et
la normalisation des règles comptables internationales.
Indépendante, elle n’a de comptes à rendre à personne, sinon
aux fondations qui la financent et où l’on retrouve les plus
grands établissements financiers et les principaux cabinets
d’audit de la planète. Il est un peu étrange, et bien peu
démocratique, qu’une telle structure élabore des normes qui ne
tiennent aucun compte de l’avis des divers pays.
EXPERTS, COMPTABLES ET AVOCATS LOCAUX
Le bon fonctionnement de ces activités douteuses
concernant les revenus de clients haut de gamme et autres
« premiers de cordée » nécessite aussi l’intervention de
techniciens, d’experts fiscaux locaux des montages financiers
sur mesure, d’avocats, de veilleurs juridiques, de
comptables, etc. Ces spécialistes sont organisés en cabinets et
sont installés dans des places offshore, en fonction de leur
spécialisation. Il faut leur reconnaître une excellente maîtrise
des textes due à une veille ininterrompue : leurs montages sont
parfaitement adaptés à l’évolution des régimes fiscaux en
vigueur là où ils officient. Fortement professionnalisés, ils
accueillent toutes les professions et en particulier les
conseillers fiscaux, les comptables et les avocats, constamment
formés aux évolutions des législations. Ils viennent de toute la
planète animer des séminaires ou sont entendus par le
législateur pour identifier les failles des systèmes. Il suffit,
muni de ces conseils puisés à la meilleure source, de faire
voter le texte adéquat et le tour est joué. Ainsi, à la suite des
Panama Papers et des Paradise Papers, l’intervention de deux
cabinets a été mise en évidence. D’abord, le Panaméen
Mossack Fonseca, spécialiste de l’installation de montages
financiers pour les entreprises et les particuliers. Contre
rémunération, la société crée des sociétés-écrans et fournit des
prête-noms pour ses clients. Elle est présente dans le monde
des paradis fiscaux et dispose de plus de 40 antennes en
Europe, en Chine, ou encore en Amérique du Sud.
Mais aussi les experts fiscaux d’Appleby 13, spécialistes des
montages financiers sur mesure qui conseillent en priorité des
clients VIP. Grâce à leur connaissance des règles et lois et à
une veille rigoureuse de leur évolution, ils se maintiennent sur
le fil de la légalité, s’adaptant aux différents régimes fiscaux
des dix places offshore dans lesquelles ils sont présents. À
chaque bureau son expertise, en fonction des avantages fiscaux
de chaque territoire : à l’île de Man, on conseille les détenteurs
d’avions privés, tandis que Jersey est le paradis des opérateurs
de jeux en ligne. Quant aux services proposés, du conseil à
l’accompagnement sur mesure, la palette est large : création de
sociétés en cascade afin de faire bénéficier les clients
d’accords binationaux particulièrement avantageux ; montage
de sociétés-écrans pour bénéficier d’exemption de TVA ;
constitution de trusts familiaux pour gérer des fortunes ou des
héritages hors impôt ; montage de sociétés destinées à la
perception de droits d’auteur hérités, loin des radars du fisc.
Ces professionnels partagent, dans la mesure du possible,
les informations avec les paradis fiscaux liés et savent utiliser
des moyens, parfois proches des barbouzeries, pour être
avertis de ce qui se trame dans les autres centres offshore afin
d’adapter leur législation locale et de garder leur attractivité.
Les lobbies jouent un grand rôle dans ces juridictions, tout
comme chez nous, les projets de lois font la navette entre le
gouvernement et les groupes de lobbyistes 14 qui remanient le
projet et en valident les termes. La corruption peut aussi y être
présente. On rapporte que le mafieux Meyer Lanski aurait
versé 1 million de dollars pour que les îles Caïmans légifèrent
afin que la violation du secret devienne une infraction pénale.
Apparemment, il a réussi.
On peut relever le fait que, dans ce pays, les
administrateurs des hedge funds ou des fonds d’investissement
sont à l’abri des poursuites judiciaires dans un grand nombre
de cas, la négligence en particulier. Le risque pour eux est
donc mineur.
Chaque bureau est expert dans un domaine. À l’île de Man,
pour les propriétaires d’avions privés, le montage suivant leur
donne la possibilité d’éviter le paiement de la TVA :
1. Création de deux sociétés-écrans, l’une, personnelle, qui
contrôle la société propriétaire de l’avion et cette dernière.
2. Création d’une troisième société dont l’activité, la
location à des tiers, est exonérée de la TVA. L’avion est
alors loué par une société appartenant au propriétaire.
Notons cependant que lorsqu’ils sont réellement loués, ils
peuvent être utilisés dans le but de transporter de la drogue.
Les avions appartenant à des personnages célèbres ont déjà
été utilisés à cette fin. La saisie de 603 kilogrammes de
drogue à l’aéroport de Bâle-Mulhouse et l’affaire de Saint-
Domingue en sont la démonstration flagrante. Ce montage
peut faire l’objet de nombreuses adaptations.
Pour qui voudrait avoir une idée du nombre de personnes
qui vivent de ces conseils, deux évaluations ont été réalisées,
elles recensent 10 000 cabinets aux Pays-Bas et plus de 20 000
à Chypre. Aucun comptage n’a été fait à ma connaissance dans
les divers paradis fiscaux, pas plus qu’à Londres ou au
Luxembourg. Le PIB chuterait lourdement si cette activité
était interdite !
Un groupe de pression particulièrement efficace a été créé
et fonctionne très bien, merci pour eux, dans le but de défendre
cette profession, c’est la Society of Trust and Estate
Practitioners au Royaume-Uni.
CES CABINETS OFFSHORE OFFRENT DES PRESTATIONS
15
TRÈS RECHERCHÉES

Bien évidemment, les activités de ces entités sont exposées


ici de manière générale, chaque paradis fiscal disposant des
moyens techniques correspondant aux prestations particulières
proposées dans le pays. Ces sociétés d’avocats, de financiers et
de fiscalistes proposent des nominee directors (en fait des
hommes de paille) pour les offshore. Les Belges, Français,
Russes ou Américains qui utilisent de telles sociétés au
Panama ou ailleurs n’assistent pas aux réunions du conseil
d’administration, ils répugnent encore plus à apparaître
personnellement, car leurs montages exigent le secret. Des
administrateurs locaux sont alors nommés, qui siègent dans
plusieurs milliers de sociétés simultanément, on peut ainsi
siéger dans près de 11 000 sociétés, un travail à plein temps !
Leur activité consiste à signer les documents transmis ou à les
faire viser par d’autres, ils sont rémunérés, modérément, pour
cela. Selon Lesoir.be, le coût annuel facturé de cette prestation
serait de 250 euros, auxquels s’ajoute le tarif de base d’environ
600 euros 16.
Les cabinets sont censés vérifier l’intégrité des ayants droit
et les intermédiaires professionnels (banques, avocats, services
comptables), et ces derniers traitent avec le client final, le
beneficial owner (ou ayants droit économiques). Ce dernier
n’est donc jamais en relation directe avec le cabinet. A-t-on
besoin d’un nouveau compte pour l’offshore, c’est le conseil
d’administration de l’entité qui prend cette décision. En
pratique, le propriétaire transmet l’ordre à son conseiller
(banque ou avocat). Ce dernier envoie alors au cabinet le
document type pour l’ouverture du compte, celui-ci fait signer
les administrateurs de paille, renvoie le courrier à la banque ou
à l’avocat, qui procède alors à l’ouverture du compte.
C’est ainsi que sont créées des sociétés souvent agencées
en cascade, ce qui permet, outre la discrétion, de faire
bénéficier les clients d’accords binationaux. Les cabinets
exercent aussi une activité notariale (registered agent). Ils
constituent les trusts familiaux pour gérer des fortunes ou les
héritages, montent les sociétés destinées à la perception de
droits d’auteur, etc.
Les Panama Papers ont mis en évidence les liens entre
Londres et des milliers de firmes basées dans ces territoires à
la fiscalité réduite et à la législation laxiste. Les fonds seraient
alors investis dans des actifs britanniques, notamment sur le
marché immobilier.
La Grande-Bretagne sous-traite les affaires les plus
douteuses aux territoires d’outre-mer, souvent via des sociétés-
écrans anonymes, détaille Nicholas Shaxson 17. Il explique :
« L’évasion fiscale et ce genre de pratiques ont lieu dans les
parties extérieures de la toile et en général on y retrouve des
liens avec la City de Londres ou avec des firmes britanniques
spécialisées dans la fiscalité ou la comptabilité. » « Ces
paradis fiscaux sont tous des agents de la City, d’où est
contrôlé l’ensemble du système », selon Richard Murphy,
professeur à la City University de Londres.
Ces pays ne peuvent vivre en circuit fermé, ils ont
constamment besoin de sang neuf, comme les montages de
Ponzi. Le système a tissé une toile en disséminant les paradis
fiscaux et leurs outils autour des centres de profit, comme
l’explique si pertinemment Nicholas Shaxson dans Les
Paradis fiscaux déjà cité, cependant il ne pourrait pas
fonctionner s’il n’avait édifié une base locale solide,
engendrant un réseau dédié à la recherche des clients là où ils
se trouvent, c’est-à-dire près de leur domicile réel, dans leur
pays qu’il soit riche ou pauvre, car la toile est organisée à cette
fin. Cette présence locale est absolument nécessaire, car tout le
système est basé sur la confiance. Un tiers aurait, pour le
compte de Jérôme Cahuzac, le 26 novembre 1992, ouvert le
compte 556405 à l’UBS Genève. Cahuzac ne disposait que
d’une procuration sur ce compte crédité à l’origine de
285 000 francs français, avant d’être débité en liquide de
125 240 francs un mois plus tard. En 1993, Jérôme Cahuzac
ouvre lui-même le compte 557847 à son nom, toujours à
l’UBS. Le flux des fonds ira chez Reyl à Genève, puis à
Singapour en 2009.
La recherche des clients importants 18 intègre
nécessairement un volet local. Il s’agit là d’une pratique
ancienne dont l’un des volets est artisanal et présentiel, l’autre
fortement professionnalisé.
Ces juristes et intermédiaires installés dans les pays dont on
veut éviter l’impôt utilisent les multiples pratiques de fraudes
individuelles, souvent utilisées par les professions en affaires
avec les criminels. D’abord les espèces, les enveloppes
bourrées de billets récupérées dans un parking d’autoroute ou
à la sortie d’une boîte de nuit, la mise à disposition de suites
dans un hôtel de luxe pendant de longues périodes, la table
ouverte dans de grands restaurants. Quant aux paiements en
nature, je me souviens d’une superbe villa à Majorque obtenue
en remerciement d’une prestation remarquable.
Ensuite, les montages avec des cabinets liés installés dans
des pays moins contrôlés et un « échange » de prestations,
appuyés sur des faux justificatifs Le règlement peut être aussi
réalisé dans des cabinets liés installés dans des pays peu
sensibilisés. Et, enfin, l’utilisation de prêts adossés lorsqu’on a
besoin d’effectuer des achats immobiliers localement, ce qui
peut rendre les résultats imposables déficitaires.
La partie artisanale recourt à des moyens humains et
locaux, des personnes bien implantées dans le tissu local
chassent les clients en recherche de placements non fiscalisés.
Ces intermédiaires remontent les informations par leurs
propres circuits, souvent familiaux, et sont dûment
commissionnés. Ils proposent aussi des facilités pour déplacer
des fonds généralement issus des caisses noires et de la fraude
fiscale. Le premier moyen est le passage des frontières avec du
liquide, le montant autorisé est actuellement de 10 000 euros
par personne. C’est faisable mais risqué, il existe des passeurs,
bons connaisseurs de la géographie et des douanes locales qui,
contre rémunération, effectueront la livraison à la place du
fraudeur. Cette activité est exercée par diverses catégories de
personnages, en fonction de leur fiabilité.
Il y a bien longtemps, le détournement des produits du
paiement du parking d’un aéroport, effectué avec l’aval du
conseil général, avait nécessité une opération assez complexe
utilisant des proches et des militants locaux : les paiements au
parking étant effectués au moyen de pièces, ces dernières
étaient récupérées, comptées, mises dans des sacs et pour
partie emplissaient le coffre d’une DS Citroën qui les
transportait à des banques andorranes dans lesquelles elles
étaient, contre rémunération, changées en billets. Ces derniers
étaient eux-mêmes transportés à Barcelone, d’où un motard les
ramenaient. Le même montage avait été identifié à Paris sous
la magistrature de Jacques Chirac qui, déjà dans la capitale,
privilégiait les circuits courts : une seule banque suffisait alors
au bonheur des politiques du RPR. On connaît, dans le sud-est
de la France, l’utilisation qui est faite de la location de
véhicules de place. Les clients richissimes arrivent à
l’aérodrome de Genève, réalisent quelques affaires et
rejoignent leur résidence balnéaire en voiture. Le chauffeur
peut transporter des espèces vers la Suisse à cette occasion. Le
transfert en sens inverse est aussi utilisé par des oligarques qui
aiment dépenser sur place.
Comme le montrent les déboires de deux banques, HSBC
et UBS, en France comme aux États-Unis, certaines entités ont
établi un système professionnalisé de récupération de clients.
Sur la base d’une l’analyse comportementale des cibles, elles
encadrent l’ensemble de l’activité de ces derniers tant dans le
domaine des loisirs que dans leur activité professionnelle.
Ainsi les « représentants » des banques concernées sont
présents dans toutes les manifestations dans lesquelles le gotha
des affaires locales est présent. Mieux, il leur arrive de
sponsoriser ou de créer ces manifestations qui leur permettent
de parler « gros sous » en toute quiétude.
Ces situations exigent des professionnels solides. De
nombreux avocats et d’anciens fiscalistes se sont engagés dans
cette voie. La plupart développent en même temps l’activité de
conseiller en gestion de patrimoine, comme salarié ou sous
couvert de l’exercice d’une profession libérale, et celle de
rabatteur de clientèle. Ils sont rémunérés par des banques en
fonction des fonds récupérés. En fait, l’essentiel de l’activité
réside dans la prospection de nouveaux clients. L’avocat et la
banque ou la pseudo-banque sont liés par un contrat formaté
de manière qu’aucun des termes ne puisse laisser subodorer un
doute quant à l’activité réelle développée. La commission est
calculée sur le volume des comptes apportés, elle est aussi le
plus souvent versée sur des comptes offshore. Les comptes
offshore personnels doivent être déclarés (art. 1649A du code
général des impôts). Les comptes offshore détenus par les
personnes morales ne sont pas soumis à déclaration. Les
fraudeurs se cachent alors derrière une société offshore.
LE RECRUTEMENT DES FORTUNES
En plus de cette toile à maille serrée tissée autour des
centres de profit, destinée à attirer les richesses et ceux qui en
disposent, une seconde toile, plus locale celle-là, permet
d’aller quérir les clients près de leur domicile ou de leur lieu
de travail ou de loisir. Les « rabatteurs » appartiennent à la
notabilité locale dont ils connaissent parfaitement les postures
et sont rémunérés en conséquence. Je me souviens
d’émissaires utilisant le fait que les familles étaient proches, et
c’est à cause de cette proximité durable qu’ils se permettaient
de proposer un montage susceptible de rapporter gros. Il fallait
cependant que l’opération ne s’ébruite pas, car le gain est
attaché au secret.
Ces intermédiaires sont chargés de récupérer une partie des
espèces générées par l’économie souterraine qui est en forte
augmentation. Encore une fois, les montages destinés à frauder
le fisc sont très proches de ceux utilisés dans les grandes
escroqueries. Les systèmes de Ponzi fonctionnent de la même
manière, ainsi un grand nombre de montages de cette nature se
sont développés et ont concerné des pharmaciens, des
dentistes, des commerçants et des riches agriculteurs, entre
autres. D’autres opérations de cette nature ont généré des
pertes faramineuses ; ce fut le cas de FSB Holding dans les
énergies propres, Aristophil ou France Énergies Finance.
La recherche de clients est souvent réalisée dans des
manifestations de prestige : tournois de golf, opéras, galas,
tournois de tennis, etc. Les clients potentiels, les prospects y
sont invités, c’est là qu’il leur est possible de rencontrer
discrètement des chargés d’affaires de toutes nationalités dans
le but d’inviter les grandes et moyennes fortunes à transférer
leurs avoirs vers des pays plus protecteurs ou de se rendre dans
les bureaux des sociétés recrutant en France. La vente des
produits « subprimes » en Europe était déjà organisée de cette
manière. Le tribunal a considéré que, pour la banque UBS qui
s’en défend vigoureusement, ce « démarchage organisé de
façon subtile », cette façon de prospecter les gens fortunés, de
les inciter à venir en Suisse pour placer leurs fonds, constituait
un démarchage illicite. La gestion d’une fortune rapportait
environ 10 000 dollars de commissions et d’honoraires en
moyenne par an. Certains agents disposaient par ailleurs d’un
manuel de comportement qui aurait pu convenir à des agents
secrets.
Il est aussi reproché à la banque d’avoir mis en place une
double comptabilité, s’appuyant sur des cahiers Clairefontaine
remplis au crayon, sur lesquels étaient inscrites les affaires
réalisées en France par les chargés d’affaires. Ces « carnets du
lait » et leur « fichier vache », copies de la comptabilité
d’épicier utilisée par les propriétaires suisses de bovins pour
gérer leurs ventes ou les échanges de lait, ont été
abondamment commentés. Considérés comme les supports de
la comptabilisation et de la rémunération des affaires réalisées
et dissimulées en France, ces documents ne seraient, d’après
les banquiers, qu’un outil d’évaluation des performances. La
banque UBS a été condamnée par la 23e chambre à
3,7 milliards d’amende pour démarchage illégal et pour
blanchiment aggravé de fraude fiscale. La banque s’en défend
avec force et a interjeté appel.
Ce type de comptabilité primaire et non informatisé est
parfois utilisé dans la tenue des comptes de certains clients
privilégiés. En effet, un hacker n’a aucune prise sur un cahier
enfermé dans un coffre, c’est une sécurité majeure pour un
fraudeur. Finalement on en est revenu aux pratiques anciennes
telles qu’elles apparaissent dans les cahiers Delcroix dans le
cadre du financement du parti socialiste.
La chasse aux fraudeurs français d’UBS n’est pas terminée
pour autant. Le tribunal fédéral suisse a autorisé vendredi
26 juillet 2019 la communication au fisc français des données
personnelles de 40 000 clients français détenteurs d’un compte
UBS en Suisse. Le tribunal fédéral a jugé que les garanties
offertes par la France étaient suffisantes et permettaient
d’éviter une double imposition, et a autorisé l’accès à ces
données, contrairement à ce que soutenait la banque UBS qui
s’était opposée à cette demande.
La filiale de la banque HSBC (HSBC Private Banking
France) a aussi fait l’objet de poursuites 19. L’instruction était
ouverte pour « démarchage illicite » et « blanchiment en bande
organisée de fraude fiscale ». Grâce à des prête-noms et des
sociétés offshore, l’argent circulait par des comptes communs
au groupe, encore une pratique classique de blanchiment. Tous
les moyens sont bons : espèces, faux prêts ou encore cartes
prépayées pour dissimuler les bénéficiaires finaux.
La banque a été condamnée à payer 300 millions d’euros à
l’État français pour avoir aidé, en toute connaissance de cause,
des Français à dissimuler leurs avoirs à l’administration
fiscale. Cet accord, dont le montant correspondait à la marge
obtenue par la banque, a été conclu par la signature d’une
Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Cet arrangement
avec la justice est très pratiqué aux États-Unis. Ce dispositif,
instauré dans la loi Sapin II de décembre 2016, permet à une
entreprise, poursuivie pour corruption, trafic d’influence ou
blanchiment de fraude fiscale, de négocier une amende, sans
aller en procès et sans « plaider coupable » en procédure. De
longs et coûteux procès à l’issue incertaine sont ainsi évités.
L’action publique est alors éteinte si la personne morale mise
en cause exécute les obligations auxquelles elle s’est engagée
dans la Convention. On évite un déballage devant le tribunal
correctionnel. Reconnaître sa culpabilité ne remet pas en cause
l’éligibilité aux appels d’offres. C’est une mesure
pragmatique, guère exemplaire mais efficace.
CHAPITRE 3

Le secteur bancaire dans les paradis


fiscaux
Voltaire aurait écrit, dit-on : « Si vous voyez un banquier
suisse sauter par la fenêtre, n’hésitez pas, sautez derrière lui ;
vous pouvez être sûr qu’il y a quelques profits à prendre. »
Cette opinion peut-elle aujourd’hui concerner l’ensemble des
banques ? Pour qui s’en tient à leur comportement dans les
paradis fiscaux, ce qui pourrait passer pour une galéjade ne
manque pas de pertinence. Un banquier ne peut plus sauter par
la fenêtre, il travaille dans des buildings de verre, mais il sait
aller quérir des profits dans des soupentes plus que douteuses.
Le cœur des circuits de l’argent sale passe par des banques
« officielles ». D’après les informations transmises par les
FinCEN Files, il apparaît que la lutte antiblanchiment se
réalise dans certaines banques de manière cosmétique.
L’importance des montants et les commissions liées seraient la
cause de ces dérives. Encore faut-il distinguer les différentes
catégories de banques dans lesquelles les flux transitent.
La quasi-totalité des délits financiers ou criminels qui
constituent une source de profits sont blanchis en utilisant le
secteur bancaire, qui est composé par :
les banques internationales, en principe les mieux
sécurisées si elles n’utilisent pas la pratique du zèbre :
développer une attention particulière aux flux en
provenance des pays contrôlés et un laxisme avéré avec les
pays non coopératifs ;
les filiales de ces banques dans des pays moins ou peu
contrôlés ;
les pseudo-banques dont l’activité est proche des banques,
mais qui ne sont pas soumises à leur législation ;
les banques locales, parmi elles les banques offshore qui
peuvent détenir des banques locales (utilisation de la
correspondance) ;
les banquettes (banques locales peu regardantes) ;
les banques parallèles, qui permettent de transformer la
monnaie fiduciaire en espèces (espèces de provenance
criminelle échangées contre des chèques et montages plus
complexes),
les cryptomonnaies, qui font désormais partie intégrante du
cadre et intègrent nombre de novations technologiques.

Une activité rémunératrice pour


les grandes banques
Les vingt plus grandes banques européennes 1 « déclarent
26 % de leurs bénéfices dans les paradis fiscaux, soit
25 milliards d’euros en 2015, mais seulement 12 % de leur
chiffre d’affaires et 7 % de leurs employés », un « décalage
flagrant », remarque l’ONG britannique Oxfam, qui a publié
une étude avec le réseau Fair Finance Guide International. Ces
mêmes établissements déclarent « au global, 628 millions
d’euros [de bénéfices] dans des paradis fiscaux où elles n’ont
pourtant aucun employé ». Ce type de pratique peut faciliter la
délocalisation artificielle d’une partie des bénéfices, réduisant
ainsi la contribution fiscale, facilitant peut-être l’évasion
fiscale de leurs clients ou contournant leurs obligations
réglementaires, souligne Oxfam. La publication des données
« pays par pays », rendue obligatoire pour les banques par
l’Union européenne à des fins de transparence, a permis aux
auteurs de l’étude de disposer des bases étayant cette analyse.
Le secteur bancaire est très présent dans les paradis fiscaux,
ces « trous noirs de l’économie mondiale » autorisant la
réalisation de gains considérables. Les divers guides proposant
d’investir édités par les banques dans ces pays proposent des
« solutions discrètes pour tous les besoins spécifiques de
gestion de fortune », autant d’opportunités de faire travailler
son argent sans que cela soit détectable. Certaines grandes
banques sont présentes parfois directement par leurs filiales
dédiées, parfois indirectement en œuvrant en tant que banques
correspondantes de banques locales. Toutefois les exigences
de la lutte antiblanchiment lorsqu’elles sont respectées
obligent à une certaine mesure. Les Panama Papers ont
démontré que plus de 500 établissements bancaires ont facilité
l’enregistrement de près de 15 600 sociétés-écrans auprès du
cabinet Mossack & Fonseca.
La présence des filiales est due aux opportunités offertes
par les placements, les commissions de correspondance, les
financements structurés ou la gestion d’actifs. Elles présentent
un paradoxe majeur relevé par les ONG 2, 26 % de l’activité
internationale des banques est effectuée dans ces pays, et ces
filiales locales seraient bien plus rentables que les maisons
mères exerçant en milieu contrôlé. Les salariés offshore
seraient en moyenne deux fois plus productifs que les autres,
et certaines filiales offrent le paradoxe exceptionnel d’être très
rentables sans aucun salarié.
Les ONG constatent donc que « la nature des activités des
banques dans les paradis fiscaux n’est pas du même ordre que
dans les autres territoires ». Les banques y réalisent en effet
trois fois plus de chiffre d’affaires que dans les BRICS (Brésil,
Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Cependant, la banque,
répugnant à « se salir les mains », peut créer de nombreuses
filiales basées dans ces refuges fiscaux, qui elles-mêmes créent
des sociétés offshore.
« Ces chiffres, même partiels, confirment que le recours
aux paradis fiscaux, loin d’être anecdotique, est au cœur du
fonctionnement des banques ayant des stratégies
internationales », estime Grégoire Niaudet du Secours
catholique – Caritas France.
Cette « utilisation abusive des paradis fiscaux permettrait
aussi aux banques de “délocaliser” artificiellement leurs
bénéfices pour réduire leur contribution fiscale, faciliter
l’évasion fiscale de leurs clients ou contourner leurs
obligations réglementaires », souligne Oxfam. En fait, les
banques, elles-mêmes entreprises privées, se comportent
comme les autres entreprises, souvent à l’extrême limite, voire
au-delà, de ce qui est légalement autorisé.
QUE PEUT OFFRIR UNE BANQUE OFFSHORE ?
Ces « paradis » sont truffés de banques offshore, il peut
s’agir de pseudo-banques, en fait des établissements financiers
non enregistrés comme tels, des entreprises fantômes
disposant d’une domiciliation. Ces dernières n’ayant qu’une
influence limitée dans les échanges, elles ont fait l’objet en
2001 d’une interdiction de correspondance dans le Patriot Act.
Elles existent toujours si l’on en croit les propositions qui
foisonnent sur Internet.
Il peut aussi s’agir de banques enregistrées et disposant
d’une licence locale, gérant des opérations à l’étranger pour
des non-résidents. Celles-là n’ont jamais fait l’objet de
critiques, pourtant elles ne peuvent travailler que dans un
cadre de correspondance. Le rapport Montebourg-Peillon
proposait d’interdire les relations entre ces dernières et les
autres banques, sans succès.
Les banques fantômes (banques-écrans) sont l’une des
spécificités des paradis fiscaux, elles peuvent ne pas avoir de
présence physique dans les lieux de leur enregistrement, ce qui
permet d’échapper aux contrôles de la régulation locale,
parfois assez vaporeuse. Ce type d’établissement est géré par
un agent, installé dans le paradis fiscal ou ailleurs. Il peut aussi
s’agir d’une banque connue offrant une domiciliation, mais
n’ayant officiellement pas de responsabilité dans sa gestion.
Ces entités effectuent les prestations que les banques
classiques ne peuvent décemment pas réaliser.
Carl Levin, célèbre sénateur américain 3, déclare : « En
général, ces banques ne sont pas surveillées par les autorités de
régulation et pratiquement personne, si ce n’est le propriétaire
de banque, ne sait où se trouve la banque, comment elle
fonctionne et qui sont ses clients. Le propriétaire d’une
banque-écran nous a dit une fois que sa banque se trouvait
partout où il était. »
Les sites Internet décrivent des activités diverses pour ces
banques offshore, telles que l’ouverture de comptes divers :
comptes marchands, comptes d’épargne, comptes de
placement, comptes fiduciaires et comptes de société. Ces
comptes, encapsulés dans une société offshore elle-même
créée par les banques, permettent de transférer des flux de
toute nature.
D’après un connaisseur, le développement du commerce
électronique a désormais une importance majeure et, avec « un
compte offshore dans un paradis fiscal, une société offshore,
un point de vente en ligne et un compte marchand, par
exemple, il est possible d’augmenter ses ventes très
rapidement ». Je complète ce propos : et net d’impôts !
Ces comptes bancaires offshore, à l’origine destinés aux
« gros poissons », peuvent désormais être ouverts par des
particuliers et des petites entreprises, ils sont commercialisés
via Internet. L’ouverture d’un compte est simple et rapide.
Certaines banques offshore n’ouvrent de comptes qu’aux
sociétés offshore.
Les actifs déposés dans un compte bancaire offshore sont
exonérés d’impôts et sont investis dans un environnement
privé non réglementé. Aucune taxe sur le revenu n’est
applicable aux dividendes, aux intérêts ou aux plus-values
perçues sur les actions et les différents titres vendus. De
simples cartes de débit et de crédit permettent d’accéder aux
comptes avec la banque en ligne.
LA CORRESPONDANCE
Disposer d’avoirs dans des paradis fiscaux ne présente
qu’un intérêt limité si ces derniers sont enkystés localement.
Ils doivent vivre, être utilisables et rapporter des intérêts sans
risque fiscal ou pénal, il est donc nécessaire de disposer d’un
processus qui leur permette d’intégrer l’économie légale. La
chaîne financière qui permet de faire remonter les fonds depuis
le lieu où ils se trouvent vers les « marchés » ouverts est la
suivante :
1. la société offshore a été créée avec un compte bancaire
dans une banque locale, elle dispose de fonds à placer,
cependant cette dernière n’a pas d’accès direct au marché.
2. Elle peut avoir recours à une ou à des banques
correspondantes 4, qui sont en général des banques locales
ou des filiales de grandes banques dont une grande partie
de l’activité est honorable. En l’espèce, la banque locale
ouvre un compte à son nom dans une banque
correspondante. Cette dernière perçoit des commissions
sans risque, car les fonds ne font que transiter chez elle.
Quant aux infractions relatives au blanchiment…
3. La banque correspondante ne connaît que la banque
locale comme client, elle agit en fait comme un prête-nom
car elle valide le transfert sans disposer des informations de
base, le plus simple étant de ne pas les demander.
4. L’opération peut comprendre des mécanismes de
correspondance successifs.
5. Le service n’est pas gratuit.
Les fonds, opération après opération, perdent leur nature
illégitime car ils ne peuvent plus être tracés du fait de la
superposition d’écrans officiels. Cette opération, qui est le
« corollaire de l’opacité 5 », pose d’ailleurs un problème au
regard des règles antiblanchiment et de l’obligation faite aux
banques de connaître leur clientèle. En effet, les banques
locales installées dans les paradis fiscaux doivent exercer leur
« KYC » (Know Your Customer), or, dans ces pays,
l’exécution de ces exigences permettant de s’assurer de la
qualité du bénéficiaire économique est assez légère, voire
inexistante, comme l’ont démontré les Panama Papers. Les
services chargés de ce travail sont eux bien visibles. À quoi
servirait le secret s’il fallait contrôler ? Certaines filiales des
grandes banques installées dans les paradis fiscaux auraient
d’ailleurs opposé ce secret aux maisons mères.
Un exemple de ces utilisations atypiques est celui des
« Master Accounts », des comptes ouverts en leur nom dans
plusieurs banques, qui permettent de gérer sous une seule
identité plusieurs sous-comptes de clients privés, dont les
informations personnelles sont ainsi protégées. Un procédé
légal en Suisse, qui pourrait expliquer pourquoi les autorités
fiscales helvètes, saisies par Bercy, n’avaient pas trouvé de
trace d’un compte au nom de Jérôme Cahuzac depuis 2006 à
l’UBS.

Le risque systémique 6
Les paradis fiscaux recèlent, outre la problématique fiscale
et criminelle, un risque systémique dû aux produits qui sont
créés et diffusés dans le monde financier. La crise des
« subprimes » de 2008 a été pour partie amplifiée par
l’ancrage des banques dans les paradis fiscaux. Un rapport du
GAO 7, la Cour des comptes des États-Unis, démontre qu’une
partie du système bancaire fantôme établi par les financiers
américains l’a été aux îles Caïmans. Les paradis fiscaux n’ont
pas été les principaux responsables de la crise financière
actuelle, mais ils ont largement contribué à alimenter les bulles
spéculatives qui ont précipité la chute des marchés. Comme le
rappelle Christian Chavagneux, « la banque immobilière
britannique Northern Rock a été victime de l’endettement
excessif d’une de ses filiales situées à Jersey ». Granite, la
filiale en question, enregistrée à Jersey, se présentait comme
une organisation caritative, mais elle émettait des titres
financiers de court terme sur les marchés financiers.
Les fonds spéculatifs de la banque d’affaires américaine
Bear Stearns, qui a fait faillite en mars 2008, étaient eux
enregistrés aux îles Caïmans et en Irlande. D’après l’ONG
Transparency International, les paradis fiscaux hébergent plus
de 400 banques, 2 millions de sociétés financières et les deux
tiers des hedge funds, ces fonds d’investissement spéculatifs
qui ont joué un rôle de premier plan dans la crise des crédits
hypothécaires à risque (subprimes).
Le rôle de la Suisse et du Luxembourg dans le scandale
Madoff, celui d’Antigua dans le scandale impliquant Allen
Stanford, le fait que la crise de 2008 commence officiellement
lorsque BNP Paribas ferme trois de ses fonds dont le premier,
Parvest, de droit luxembourgeois, donnent du sens au propos.
En août 2007, elle a dû fermer en catastrophe trois fonds de
placement hautement spéculatifs qui avaient fortement investi
dans les produits liés au marché des subprimes (Parvest
Dynamic ABS, BNP Paribas ABS Euribor et BNP Paribas
ABS Eonia) dont la valeur a fondu. Or le rôle des paradis
fiscaux dans ces crises est rarement mentionné et le problème
peut se reproduire.
LES MENACES LIÉES AUX COMPORTEMENTS
8
DES FONDS SPÉCULATIFS

Les fonds spéculatifs constituent avec le private equity et


l’investissement immobilier les piliers de la gestion
alternative. Leurs stratégies d’investissement reposent sur des
prises de risque élevées et sur des espérances de gain
considérables. Un hedge fund combine l’utilisation de produits
dérivés, de ventes à découvert, d’achat de titres à crédit,
l’investissement dans des produits dérivés et dans les
entreprises en difficulté, et il utilise l’effet de levier. Aucune
publicité n’étant faite sur son activité, il est donc quasiment
impossible de connaître ses positions. Il est le plus souvent
domicilié dans des paradis fiscaux et sur des plateformes
offshore. Ses clients sont des personnes physiques fortunées et
leurs fonds, des fonds de pension, des banques et d’autres
institutions financières.
La Commission européenne exige un enregistrement des
hedge funds avant d’agir sur le vieux continent et le respect de
nouvelles règles de prudence, cependant cela ne concerne pas
les fonds immatriculés dans les paradis fiscaux.
La crise du Covid-19 met en évidence le caractère viral des
hedge funds et autres fonds dans le dysfonctionnement du
système financier. En effet, ces entités peu réglementées
développent des activités de marché interdites aux banques et
sont devenues autant de boîtes noires. Leur rôle dans la chute
des cours constatée est majeur, elles ont un besoin immédiat
de liquidités pour couvrir les appels de marge et les ventes à
découvert. Dans le but de maximiser leurs masses financières,
ces entités ont lancé des appels de fonds, assortis de clauses de
remboursement immédiat en cours. De plus, certains de leurs
clients peuvent appartenir à des structures criminelles et la
patience n’est pas leur fort.
Certaines grandes entreprises en pleine débâcle boursière
poursuivaient les ventes à découvert. C’est-à-dire qu’elles
vendaient un titre dont elles n’étaient pas propriétaires et dont
on supposait que le cours allait baisser. En revanche, ces titres
sont livrables dans les trois jours. Il faut donc disposer du cash
nécessaire en vendant d’autres titres ou en empruntant. Ce qui
est proprement scandaleux.
LES MENACES LIÉES AUX COMPORTEMENTS
DE CES STRUCTURES ÉTRANGES

Imaginons un regroupement de financiers qui s’allient pour


investir pendant un temps donné dans des entreprises, profiter
de prêts bancaires attractifs et revendre avec de fortes plus-
values. En fait, certaines structures, sortes de commandites,
simulent une domiciliation dans un paradis fiscal alors qu’en
réalité les décisions sont prises dans des pays « classiques ».
Le montage est organisé de la manière suivante :
1. l’entité ne doit pas apparaître comme une coquille vide,
on lui fournit une adresse, un ou plusieurs mails et un
espace sécurisé dans lequel sont placés les pièces juridiques
et les contrats, l’ensemble étant mis à jour par des
professionnels locaux.
2. Une certaine crédibilité devant être donnée au montage,
un flux documentaire est généré, donnant l’apparence
d’une activité réelle. Des procès-verbaux de réunion et des
fausses factures de prestations sont émis. Ces documents
bidon assoient juridiquement le montage effectué.
3. Et évidemment l’entité bénéficie des moyens de
déconnexion et des interfaces utilisables sans laisser de
traces.
Les fonds peuvent être aisément utilisés pour corrompre. Il
suffit que le gestionnaire altère les actifs de la composition du
portefeuille de manière que les gains soient aiguillés vers le
compte du corrompu.
Certains fonds sont friands d’opérations dites de Leverage
Buy Out (LBO) des achats avec effet de levier. Ce montage
financier permet le rachat d’une entreprise par le biais d’une
société holding et il est souvent frauduleux lorsque les
pratiques décrites ci-dessous sont utilisées.
Tout d’abord l’achat de 100 % du capital d’une société pour
1 euro sur la base d’un montage faisant intervenir une holding
qualifiée de « participation » et plusieurs holdings filialisées ;
puis le partage de sommes exceptionnellement élevées par les
dirigeants de la filiale participations en rémunérations et frais
divers ou fees (frais de gestion), vers d’autres filiales du
groupe, sommes qui pourraient difficilement être expliquées si
on en faisait la demande ; ensuite la facturation de location de
locaux pour ceux qui appartenaient auparavant à l’entreprise
rachetée ; enfin la prise en compte de moins-values à la suite
d’opérations de fusion entre les holdings du groupe.
Les fonds d’investissement basés dans les paradis fiscaux
sont des entités qui peuvent être aisément utilisées pour
blanchir, pratiquer l’évasion fiscale, organiser des liquidations
frauduleuses. En bref, contourner les lois.
Un fonds peut essorer une société ayant encaissé plusieurs
millions d’euros en provenance du CICE (Crédit d’impôt
pour la compétitivité et l’emploi) et d’autres subventions. Il
s’agit de la liquidation pure et simple d’une société dont la
trésorerie a été siphonnée vers les paradis fiscaux sans
encourir de gros risques.
LES MENACES LIÉES À LA FINANCE DE L’OMBRE
(SHADOW BANKING)
La « finance de l’ombre » est un assemblage disparate et à
géométrie variable, qui regroupe les acteurs dont les activités
se rapprochent de celles des banques, mais qui ne sont pas des
banques et ne sont pas soumis aux mêmes contraintes
réglementaires. C’est une masse immense évaluée à environ
92 000 milliards de dollars par le Conseil de stabilité
financière (FSB). C’est la finance des spéculateurs et des
banques d’affaires enchâssés dans les places offshore. Certains
pays dépendent de cette finance et sont en risque, les Caïmans
à près de 70 %, mais chez nous l’Irlande, le Luxembourg et les
Pays-Bas pourraient être concernés.
La définition du shadow banking, de ses activités, de ses
acteurs et de son montant n’est en définitive pas arrêtée.
Cet « assemblage » d’entités peut comprendre :
les banques d’affaires, les hedge fund, les fonds de
titrisation, les fonds monétaires, les fonds de pension,
mutuels, d’assurance-vie, les fonds négociés en Bourse ;
les entreprises de capital-investissement, les sociétés de
garantie de crédit, les trusts de gestion d’actifs
(immobiliers, par exemple), les sociétés d’affacturage
(crédit interentreprises) ;
les établissements de crédit consommation ou de crédit
auto, de microcrédit, les sites de crowdfunding
(financements participatifs), les plateformes de monnaies
virtuelles (bitcoins) ;
ils peuvent intégrer des entités déjà régulées telles que des
assureurs, des OPCVM (organismes de placement collectif
en valeurs mobilières), des fonds monétaires, etc.
Leur financement est moins onéreux, l’offre de crédit peut
être réalisée par des opérations opaques et très risquées comme
la titrisation, ou des « opérations de pensions livrées »,
surnommées « REPO » dans la finance. Celles-ci permettent
de mettre en pension des titres (généralement des obligations
souveraines) qu’elle détient dans un fonds spécialisé qui lui
consent un prêt en échange. Ces titres permettent d’obtenir un
crédit auprès d’un autre opérateur, l’opération peut être
multipliée.
Ces établissements sont liés les uns aux autres par une
chaîne complexe susceptible de propager le risque dans tout le
système. C’est l’effet domino qui a été constaté après la chute
de Lehman Brothers. Les établissements bancaires peuvent
être entraînés, tant les connexions entre eux sont nombreuses.
LA PERMÉABILITÉ ENTRE BANQUES RÉGULÉES
ET LE SHADOW BANKING
En fait, les banques « traditionnelles » financent des prêts
avec les ressources qu’elles collectent auprès de leurs
déposants et avec leurs fonds propres. Les banques font donc
ce que les spécialistes appellent « une transformation
d’échéance ». Les crédits qu’elles consentent sont effectués à
des échéances plus longues que leurs ressources. Le système
bancaire ne tient donc qu’à la stabilité de la confiance des
déposants. Si les déposants décident en masse de retirer leur
épargne, tout le système bancaire s’effondre. Le shadow
banking regroupe un ensemble hétéroclite d’institutions non
bancaires qui échappe aux règles du secteur. Cet ensemble
réalise pourtant des activités de crédit et de transformation
comparables à celles des banques, mais il n’a aucun accès à
une assurance de dépôts ni au refinancement des banques
centrales, il est donc plus vulnérable.
De plus, les banques doivent satisfaire aux exigences
prudentielles et en particulier au ratio de fonds propres
exigeant de disposer d’une réserve en capital en fonction des
crédits accordés. Pour diminuer l’importance de la réserve,
elles allègent leurs bilans des prêts les plus risqués. Cette
stratégie les a conduites à faire un usage massif des fameux
produits dérivés et des techniques financières telle la titrisation
des créances. « La banque accorde des prêts et les revend tout
de suite à d’autres opérateurs financiers comme des hedge
funds, des sociétés de gestion, des fonds de pension. C’est
ainsi que des crédits bancaires sont transformés en des titres
négociables sur les marchés financiers », explique François
Morin, professeur émérite d’économie à l’université Toulouse-
I. À l’autre bout de la chaîne financière se trouve l’ensemble
des acteurs de la finance parallèle (fonds de pension, fonds
spéculatifs…) qui ont réussi à collecter une épargne en quête
de placements juteux et qui sont prêts à prendre le risque
d’acheter les produits structurés. Le risque peut se poser pour
des retraites par capitalisation à venir.
Enfin, la « Plateforme contre les paradis fiscaux » dénonce
un aspect particulier, scandaleux et peu voire jamais
commenté des paradis fiscaux. Une partie des milliards
d’euros et de dollars distribués par les gouvernements
occidentaux pour sauver les banques y ont disparu. « Si cet
argent devait aller aux banques qui n’y sont pas, seules la NEF
(banque solidaire) et le Crédit coopératif pourraient en
bénéficier ! » ironise Daniel Lebègue 9, président de
Transparency International France.
CHAPITRE 4

Les rétrocommissions
La rétrocommission, kickback chez les Anglo-Saxons, est
une pratique illégale dans le domaine des contrats
internationaux. Elle consiste pour le vendeur à comptabiliser
des montants supérieurs à ceux qui seront finalement versés
par l’intermédiaire à l’acheteur et à récupérer la différence à
titre personnel ou pour garnir la caisse noire. Cette pratique a
financé le monde politique, enrichi les dirigeants des sociétés
et a été à l’origine des plus grands scandales de corruption. La
rétrocommission est aussi utilisée lors d’opérations
commerciales à l’étranger, elle a même été constatée à
l’occasion d’opérations boursières très officielles.
Les commissions sont inscrites en comptabilité dans un
poste discret portant dans la nomenclature comptable le nom
de frais commerciaux exceptionnels (FCE). C’est là que
devraient être comptabilisés les pots-de-vin ou les
commissions versés pour obtenir les marchés.

Commissions et paradis fiscaux


Jusqu’à l’entrée en vigueur de la convention de l’OCDE
contre la corruption (publiée par décret le 28 septembre 2000),
il était communément admis d’adjoindre des paiements de
corruption aux grands contrats internationaux. Une partie de
ces sommes était reversée aux décideurs politiques (agents
publics), les dirigeants et salariés des entreprises en profitaient
aussi. Ils créaient alors des « industriels » ne disposant comme
viatique que l’appartenance à un réseau, une grande proximité
avec les pouvoirs, obtenue on ne sait trop comment, et la
capacité d’effrayer et de fluidifier les flux financiers. En ces
temps, les versements corruptifs étaient comptabilisés en
charges dans les entreprises. C’est toujours le cas, des
pratiques savantes de comptabilisation contournant
l’interdiction ont été installées à cette fin. En France, elles
étaient validées par les services fiscaux : les versements étaient
discrètement déclarés au ministère des Finances, dans une
sorte de confessionnal administratif, de mémoire le bureau
CF3, géré par la direction des douanes. Ce bureau ne figurait
alors sur aucun organigramme officiel.
Cette pratique a été interrompue à la suite de la signature de
la convention de l’OCDE contre la corruption. Le versement
de commissions de corruption est cependant toujours pratiqué,
il emprunte désormais des réseaux parallèles. Les modalités de
paiement se sont adaptées à l’évolution des pratiques de
contrôle et aux opportunités offertes par l’offshore. De plus,
les pays émergents, considérant que la lutte contre la
corruption est contraire à leurs pratiques, refusent la mise en
place et l’importation chez eux des normes OCDE et ONU. Le
paiement de commissions corruptrices reste d’actualité pour
obtenir des marchés dans certains pays. L’intervention du
département de Justice des États-Unis rend l’exercice
compliqué.
Ainsi, celui qui propose le versement le plus consistant et
qui est le mieux « conseillé » par l’intermédiaire le plus en vue
a la préférence de l’acheteur. Ces contrats peuvent être le fait
d’États comme d’entreprises privées pour lesquelles la
corruption est sanctionnée depuis 2005 par le délit éponyme.
Corrompre les fonctionnaires ou les acheteurs privés est un
véritable métier. Le montant des sommes versées aux agents et
lobbyistes, bons connaisseurs du tissu local qui facilitent
l’accès aux décideurs et les rétribuent, devrait être
proportionnel au montant du marché, mais ils supportent
beaucoup de pertes en ligne. L’intermédiaire perçoit donc le
montant convenu, paye les corrompus et garde le solde au titre
de la prestation fournie.
Le fait que la commission soit proportionnelle au marché
pousse évidemment les partenaires à renchérir les marchés et à
les multiplier. Afin que le système fonctionne correctement, il
est nécessaire de concevoir une architecture complexe de
montages bancaires et de sociétés destinée à assurer la bonne
fin de ces opérations. À titre d’exemple, les paiements de
commissions opérés à l’occasion des contrats conclus avant la
convention de l’ONU étaient en général agencés
conformément au dispositif suivant :
1. deux sociétés offshore destinées à jouer le rôle de
coupe-circuit, l’un en aval, l’autre en amont des
versements, sont domiciliées au Luxembourg et en Irlande
pour les montages européens. Les banques qui transféraient
les fonds étaient celles de la place, cependant les paiements
étaient fractionnés de manière à ne pas attirer l’attention et
rendaient la traçabilité des montages difficile.
2. Plusieurs sociétés dont les dénominations sociales
étaient régulièrement modifiées, domiciliées dans divers
paradis fiscaux : l’île de Man, les Bahamas, les îles Vierges
britanniques, les îles Caïmans, etc. Cette typologie, conçue
au plus haut niveau politique avant les années 2000, est
assez proche de celle décrite au chapitre traitant du
blanchiment par les oligarques avec les banques nordiques,
rien ne change ou si peu !
3. Les intermédiaires intervenaient en amont ou en aval du
montage et s’assuraient de sa bonne fin.
D’autres montages utilisent les chambres de compensation,
l’ouvrage de Denis Robert, La Boîte noire 1, le démontre, par
l’utilisation des comptes additionnels aux comptes principaux.
Officiellement, cette pratique a par la suite été abandonnée.
Pour faire simple, des comptes additionnels qui pouvaient ne
pas être publiés pouvaient être attribués aux comptes clients
officiels. Un particulier ou une entité quelconque pouvait donc
se faire ouvrir par sa banque immatriculée chez Clearstream
un compte dont l’ayant droit économique n’était pas connu de
la chambre de compensation. Cette dernière récuse toute
responsabilité dans le contrôle de ce compte. Le particulier
faisait alors transiter des fonds en toute sécurité.

Les « rétrocommissions »
À l’occasion du versement d’une commission consécutive à
une vente, le vendeur majore le montant de cette dernière et
récupère le surplus à titre personnel, ce montage implique une
complicité bien rémunérée des intermédiaires et nécessite
surtout une sécurisation des flux. Il était protégé par le secret
Défense en cas de vente de matériel militaire. Ce montage
classique de caisse noire était utilisé pour financer des
hommes politiques ou des cadres d’entreprise gourmands.
Certains salariés d’entreprises d’État, considérant déjà que leur
rémunération était faible en comparaison de celle qui était
versée aux dirigeants du privé au regard de leurs immenses
compétences, ont utilisé ce moyen pour améliorer leur
ordinaire. Quant aux politiques, ils étaient financés par cette
voie et en contrepartie accordaient des marchés hexagonaux
aux entreprises.
Ce montage complexe requiert une confiance totale envers
l’intermédiaire, ce qui lui attribue une place incontournable
dans le système. Il crée donc des liens entre les politiques, les
entreprises et la criminalité. La corruption et le crime organisé
ont toujours travaillé de concert dans les marchés
internationaux dans lesquels circulent des sommes
gigantesques. Les officines liées au milieu s’activent pour le
compte de dirigeants politiques et d’entreprises afin de
sécuriser et de préserver le caractère occulte des versements
effectués et de leurs bénéficiaires, à l’instar de la sécurisation
des fonds de la drogue. Ces comportements évidemment
criminels sont comparés par Jean-François Gayraud à une
« loge P2 à la française 2 ».
QUELQUES EXEMPLES MARQUANTS
DE RÉTROCOMMISSIONS

L’un des plus célèbres montages faisant intervenir des


rétrocommissions est celui qui affecta une joint-venture
immatriculée à Madère (TKSJ) et composée par Kellogs,
Brown and Roots (KBR), une filiale de Halliburton, Technip et
deux autres fournisseurs pour construire un complexe gazier
au Nigeria 3.
Une filiale intitulée LNG Services créée à Madère a payé,
entre 1995 et 2002, 180 millions de dollars, soit 10 % du
contrat de construction, à une société Tristar sous couvert d’un
contrat d’agent dont les services rendus n’ont pas été évidents
et qui n’avait qu’un seul salarié, un avocat proche du ministre
nigérian du pétrole. Les fonds transmis ont été transférés vers
de nombreuses sociétés offshore dont les ayants droit n’ont pas
été identifiés.
L’avocat poursuivi a été très disert, il a expliqué qu’il avait
versé, entre autres, 5 millions de dollars, via un compte ouvert
au Crédit suisse, à l’ancien président de KBR, et
500 000 dollars à un autre dirigeant de KBR sur un compte
numéroté à Jersey. Halliburton s’est tiré sans trop de
dommages de ce mauvais pas, la société américaine a
collaboré en transmettant l’identité des bénéficiaires de la
corruption et a licencié ses salariés qui ont commis les délits.
Il y a gros à parier que les licenciements ont été accompagnés
d’indemnités assorties de clauses de confidentialité sévères. La
société a « assumé les commissions mais pas les
rétrocommissions ». Quant à Technip, il a été dans cette même
affaire poursuivi par le DOJ avant d’être « mangé » par les
Américains.
Les procès du volet financier et celui de la Cour de justice
dévoilent la complexité des montages affectés de
rétrocommissions. Le 8 mai 2002, à Karachi un attentat-
suicide fait quinze morts. Parmi les victimes, onze employés
français de la branche internationale de la Direction des
constructions navales (DCNI) qui se rendaient sur le site
d’assemblage de sous-marins achetés à la France par le
Pakistan.
L’attentat fut d’abord attribué aux islamistes d’Al-Qaida.
Une autre thèse issue d’un rapport confidentiel d’experts est
apparue : il s’agirait plutôt d’une vengeance de responsables
pakistanais qui n’ont pas encaissé les commissions promises
lors de la vente des sous-marins. Un système de commissions
pour faciliter la conclusion de contrats d’armement – sous-
marins et frégates – avec le Pakistan et l’Arabie saoudite avait
été mis en place lorsqu’Edouard Balladur était Premier
ministre. Le paiement de pots-de-vin était alors possible et à
cette fin deux intermédiaires étaient payés pour faire du
lobbying auprès de ces pays.
Après sa victoire à la présidentielle de 1995, Jacques
Chirac a privé ses ennemis balladuriens d’une source de
financement, en mettant fin à ce système de commissions.
Selon l’accusation, l’intervention de ces intermédiaires
imposés aux deux entités détenues par l’État, la DCNI et la
SOFRESA, étaient « inutiles » dans ces contrats, quasiment
finalisés. Une partie de l’argent reçu par ces intermédiaires
aurait été retournée aux initiateurs. Ces fameuses
« rétrocommissions » auraient ensuite servi à financer
illégalement la campagne pour l’élection présidentielle
de 1995.
La défense d’Edouard Balladur, et de François Léotard
devant la Cour de justice de la République plaide la relaxe et
estime par ailleurs que les faits sont prescrits, elle a toujours
balayé la « thèse » d’un financement occulte par cette voie.
Une somme de 10,2 millions de francs, en une seule fois et en
liquide, a été versée dans les comptes de campagne juste après
la défaite du premier tour. Elle proviendrait d’après la défense
de la collecte de dons et de ventes de gadgets ou de tee-shirts
lors de meetings.
Le Tribunal correctionnel de Paris dans l’affaire du « volet
financier » a estimé que les anciens proches de l’ex-premier
ministre impliqués ne pouvaient ignorer « l’origine douteuse »
des fonds versés sur le compte de la campagne présidentielle
de 1995. Ils ont été condamnés à de lourdes peines et tous,
récusant cette approche, ont interjeté appel.

Ces rétrocommissions ont été et sont utilisées partout dans


le monde, et fonctionnent aussi dans le secteur privé. En
Europe et en France, elles ont « arrosé » plusieurs générations
d’hommes politiques 4. Tous les partis ont été affectés par ce
problème, c’est ce qui avait été qualifié de « croisement des
réseaux en dehors des clivages politiques » : une opportunité
permettant à la fois de s’enrichir aisément pour les uns et la
certitude d’obtenir des marchés locaux à peu de frais pour les
autres.
CHAPITRE 5

Le blanchiment
Le blanchiment permet de donner une apparence légale aux
conséquences financières de comportements illicites. Les
outils décrits dans les chapitres qui précèdent n’auraient eu
qu’une portée limitée s’il n’était pas possible de blanchir les
fonds tirés de ces comportements et de l’utilisation des
offshore. Fraudeurs et criminels désirent bénéficier, en bons
pères de famille, des sommes détournées et des situations
acquises. Le détenteur de valeurs dans des zones offshore ou
dans des pays non contrôlés doit alors blanchir les opérations
illégales pour les rendre utilisables.
Le blanchiment est défini à l’article 324-1 du Code pénal
comme le délit qui consiste à faciliter, par tout moyen, la
justification mensongère de l’origine des biens ou des revenus
de l’auteur d’un crime ou d’un délit ayant procuré à celui-ci un
profit direct ou indirect. Constitue également un blanchiment
le fait d’apporter un concours à une opération de placement, de
dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect
d’un crime ou délit. C’est une infraction générale, distincte et
autonome. Cette infraction est punie de cinq ans
d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende.
Les peines sont doublées si le blanchiment est aggravé
(blanchiment commis de façon récurrente ou utilisant les
facilités de l’exercice d’une activité professionnelle ou en
bande organisée). La responsabilité pénale des personnes
morales mais également de l’ensemble des collaborateurs de
l’établissement peut être engagée en cas de blanchiment. La
tentative de blanchiment est punie des mêmes peines que le
délit lui-même.
La cellule de coordination Tracfin a été créée en 1990.
Service administratif rattaché aux finances, son activité
s’organise autour de deux départements, celui des analyses et
celui des enquêtes, et d’une division dédiée au financement du
terrorisme. Le service recueille, traite et diffuse les
informations relatives aux circuits financiers clandestins et au
blanchiment d’argent, il reçoit et enrichit les déclarations de
soupçon des organismes soumis à cette déclaration.
L’article L 562-2 du code monétaire et financier énumère les
organismes et certaines personnes morales soumises à cette
déclaration : dix-sept catégories d’entités sont concernées.
Tracfin transmet à la justice les dossiers susceptibles d’être
poursuivis pénalement.

Blanchiment et noirciment :
un mélange détonant
Le blanchiment d’argent consiste à dissimuler des fonds de
provenance illicite (trafic de drogue, vol, escroquerie, vente
d’armes, braquage, fraude fiscale) en les réinvestissant dans
des activités légales (immobilier, restauration, etc.). C’est le
blanchiment qui permet aux criminels et aux corrompus qui ne
se sont pas fait prendre de continuer à vivre tranquillement du
fruit de leurs méfaits. Le noircissement, en revanche, consiste
à dissimuler la destination finale de fonds « propres » à
l’origine en produisant des fonds occultes et du liquide.
LE NOIRCIMENT DES FONDS TERRORISTES
Le terme de « noirciment » consiste à utiliser à des fins
terroristes des fonds obtenus légalement. Un rapport
d’information sur la lutte contre le financement du terrorisme 1
démontre que l’argent des cagnottes, des fonds de la solidarité
nationale, peut être utilisé. Les prêts à la consommation,
« outils légaux pouvant être détournés à des fins terroristes »,
constituent un risque plus concret. Avant les attentats de
novembre 2015, Amedy Coulibaly et sa veuve Hayat
Boumeddiene avaient ainsi pu rassembler 60 200 euros en
utilisant de faux bulletins de paie. Les prestations sociales,
comme d’autres flux d’argent, sont en effet souvent
« noircies » par les réseaux islamistes et financent des
opérations de plus en plus simples et meurtrières.
Le terrorisme est devenu low cost. L’attentat du
11 septembre 2001 a coûté 400 000 dollars. L’attentat de Nice,
en 2016, n’avait coûté que 2 500 euros à son auteur Mohamed
Lahouaiej-Bouhlel, « soit le montant nécessaire pour acheter
une arme et louer pour quelques jours un camion de
19 tonnes ». Les attentats qu’a subis la France depuis 2018 ont
aussi engagé de très faibles financements. Les attaques du
13 novembre 2015 en France avaient coûté 82 000 euros à
leurs auteurs, et les terroristes qui les avaient précédés en
janvier s’étaient entièrement autofinancés pour moins de
30 000 euros. Un phénomène de « sophistication
décroissante », selon les termes du rapport, qui risque de rester
prédominant, à la faveur de l’affaiblissement de l’État
islamique.
LE NOIRCIMENT DES FONDS DES ENTREPRISES
La grande majorité des fonds du noirciment est issue des
flux en provenance des caisses noires des entreprises et des
camouflages d’avoirs par des particuliers.
Plusieurs pratiques sont utilisées :
le paiement de fausses factures émises à l’occasion d’une
prestation fictive à un fournisseur qui reverse le montant en
prélevant sa commission ;
le paiement d’une prestation réelle mais surfacturée, le
solde étant récupéré par une société-écran ;
la récupération des montants en provenance d’une
rétrocommission ;
les travaux au noir, etc.

Ces fonds récupérés dans la caisse noire, en général une


société offshore, peuvent être utilisés hors contrôle à toutes
fins utiles. Elles permettent alors de « verser des commissions
pour corrompre un nouveau marché, faciliter la vie du
dirigeant ou du directeur, gâter ses maîtresses ou financer un
divorce onéreux 2 ». Nous retrouverons ces manipulations
systémiques dans les études afférentes à la fraude fiscale et à
la corruption.
LE BLANCHIMENT DE FRAUDE FISCALE
Le délit de blanchiment de fraude fiscale constitue une
infraction générale, autonome et distincte du délit de fraude
fiscale. Ce délit appréhende les produits de la fraude fiscale,
son auteur et ses complices. Il est déconnecté de la fraude
fiscale et bénéficie d’un cadre de prescription favorable. Ce
délit se caractérise par deux exigences, d’abord l’existence
d’une infraction d’origine (sous-jacente), en l’espèce
l’intéressé ne déclare pas tous ses revenus au fisc, ensuite le
placement de ces fonds est réalisé ou ces derniers sont utilisés
pour acquérir des biens. L’argent noir est alors réinjecté dans
le circuit économique ou monétaire avec une apparence légale.
Le blanchiment est défini par l’article 324-1 du code pénal,
la fraude fiscale, quant à elle, est définie par l’article 1741 du
code général des impôts. L’instruction fiscale du 26 juillet
2010 (BOI no 13, L-7-10) a intégré la fraude fiscale dans le
champ de la déclaration de soupçon auprès de Tracfin, ce qui
rend le délit pénal de fraude fiscale et le délit général de
blanchiment d’argent indissociables. Un contribuable
convaincu de fraude fiscale peut être poursuivi pour
blanchiment d’argent. Le délit de blanchiment de fraude
fiscale facilite le contournement de la procédure fiscale et
permet à la justice d’enquêter sans délai. Ce délit novateur
entraîne des conséquences considérables.
La fraude fiscale s’est développée de manière
exponentielle, chaque strate de fraude, chaque développement
dans chacune des entreprises est accompagné par des
professionnels qui, contre rémunération, « huilent » le
camouflage. Les techniques de blanchiment suivent le même
processus. Les pratiques de l’ingénierie financière, celles des
paradis fiscaux ainsi que les tours de main dévolus aux fraudes
comptables sont exploités en flux inversé. Et cela concerne les
particuliers, les entreprises, les associations, les fondations, les
partis politiques comme les mafias.
Un certain nombre de procédures ont été engagées sur ce
fondement. Certaines affectent des personnes physiques. La
plus emblématique est celle engagée à l’encontre de l’ancien
ministre Jérôme Cahuzac, dont les errements ont accéléré
involontairement le renforcement des textes poursuivant la
fraude. Les époux Balkany ont été condamnés sur la même
base. Des affaires moins symboliques portent sur l’apport de
fonds dans des discothèques ou des casinos ou sur le transport
de valises par des complices. C’est un délit dont l’application
est en pleine expansion et dont le périmètre est vaste, d’autant
que les mesures nationales, européennes et internationales
renforcent la lutte contre la fraude fiscale. Le blanchiment de
fraude fiscale est à mon sens une hybridation réussie qui
gagnerait à être accompagnée par la création d’un nouveau
délit, celui de l’enrichissement illicite.
LES VISAS DORÉS
L’octroi de la résidence à des investisseurs étrangers est une
manière très recherchée de déjouer l’échange automatique de
données, d’échapper aux poursuites et de blanchir en toute
quiétude. Le principe des Golden Visas est né il y a une
trentaine d’années dans l’État insulaire de Saint-Christophe-et-
Niévès, dans les Caraïbes. Pour un don d’environ
200 000 euros à une fondation, on y reçoit un passeport
ouvrant les portes de 125 pays. Cette pratique relève de la
compétence exclusive des États ; autour d’elle, une véritable
industrie s’est créée. Des intermédiaires présentent des
dossiers dont le contrôle est souvent allégé, il suffit ensuite de
payer. L’octroi de ces visas dont les processus d’obtention sont
hétérogènes peut ne pas être accompagné d’un contrôle
approfondi de la qualité du demandeur. Les immenses besoins
de ces clients sont très rémunérateurs pour les conseils
juridiques, l’immobilier de luxe et les agences
d’investissement spécialisées.
La Commission européenne a constaté que trois pays –
Chypre, Malte et la Bulgarie – vendent directement des
passeports, tandis que dix-sept autres – dont la France et le
Royaume-Uni – offrent la possibilité d’acheter des visas de
résident, permettant de séjourner pour une période allant de
quatre à dix ans. Cette politique permet de vendre à cette
clientèle, souvent liée à des réseaux troubles, voire criminels,
un accès illimité à l’UE, quels que soient leurs antécédents. De
plus, la présence de ce type d’individu aux mains pleines peut
à terme généraliser leurs manières de travailler souvent
brutales et corruptrices, alors que nous avons déjà beaucoup de
peine à combattre la corruption, le blanchiment et les pratiques
criminelles.
Ces programmes d’échange de citoyenneté ou de résidence
contre un investissement sont en cours dans treize États
membres. Selon le rapport des deux ONG 3, les programmes
ont permis d’octroyer plus de 6000 nouvelles citoyennetés et
environ 100 000 résidences en dix ans. Or l’origine de la
fortune de la plupart des bénéficiaires de ces programmes est
pour le moins douteuse.
Le prix des visas est variable. La corruption est rapidement
intervenue dans le processus. À Lisbonne, par exemple,
les Chinois représentent le plus important contingent de ces
investisseurs, devant les Brésiliens ; les prix de certains
immeubles auraient été gonflés artificiellement pour atteindre
les seuils. L’île Maurice commercialise aussi ses passeports.
Ces visas étranges mettent à mal l’échange automatique de
données. Ils sont aussi un refuge contre les autorités cherchant
à saisir des avoirs détournés. Ils compliquent les extraditions.
Ils facilitent le blanchiment, les banques ouvrent plus
facilement des comptes à un Européen qu’à un ressortissant
d’un pays notoirement corrompu. Ils permettent de voyager
sans éveiller les soupçons. Des pratiques de blanchiment à
hauteur de 10 millions d’euros ont été identifiées dans des
agences immobilières finlandaises qui auraient à leur tête un
homme d’affaires russe qui aurait acheté la citoyenneté
maltaise. Le programme de « visas dorés » à Malte et la façon
dont ils étaient accordés étaient l’une des enquêtes sur
lesquelles travaillait la journaliste et blogueuse maltaise
Daphne Caruana Galizia quand elle a été assassinée dans
l’explosion de sa voiture, le 16 octobre 2017.
Pour la députée européenne et ancienne juge anticorruption
en France Eva Joly, « les visas dorés […] sont une porte
ouverte à l’argent sale et mettent à mal tous nos efforts pour
lutter contre le blanchiment, la corruption et la criminalité ».

Les techniques de blanchiment


Les techniques de blanchiment sont multiples, certaines
sont antiques. Éric Vernier 4 fait la différence entre les
techniques « artisanales » et les techniques « financières »
dans lesquelles il inclut les montages commerciaux. Les
économies blanches, grises ou noires sont depuis bien
longtemps interconnectées, et la zone grise s’étend. Ce
mélange permet l’utilisation de techniques à l’origine
destinées à des opérations commerciales pour blanchir. Il suffit
d’en inverser les flux, d’émettre des faux documents dans ce
sens et de trouver une banque complice.
LE BLANCHIMENT PAR DES PROCESSUS
COMMERCIAUX

Les montages de blanchiment ont permis à des mafias, à


des groupes criminels, à des financiers, voire à des pays
criminalisés, de s’installer dans des situations estimables. Il est
apparu assez tôt à ces délinquants qu’il leur était possible
d’exercer une activité économique classique à côté de leur
activité criminelle. Les gains de certains cartels mexicains tirés
de l’économie normale seraient plus importants que ceux issus
de l’activité criminelle. Si l’économie de la fraude est
composée de ventes de produits sans factures, celle du
blanchiment s’appuie sur la comptabilisation d’espèces sans
contrepartie. En fait, la méthode de blanchiment dépend des
opportunités, du secteur et de l’inventivité.
LES BLANCHISSEURS UTILISENT DES MONTAGES
CLASSIQUES

L’émission de fausses factures entre sociétés permet de


donner une crédibilité de façade aux flux lorsqu’ils intègrent
les banques. Il suffit de disposer d’un chapelet de sociétés
exerçant une pseudo-activité et d’émettre des chaînes
documentaires falsifiées pour que le système fonctionne. C’est
parfaitement décrit dans les procédés de blanchiment dans les
banques nordiques. Ce montage bien connu des escrocs à la
TVA était préconisé par Franklin Jurado lorsqu’il avait conçu
sa théorie du blanchiment à la fin des années 1970. On peut
citer les cas des blanchisseries aux États-Unis, de la « pizza
connection » pour les mafias italiennes, des döner Kebab,
apparemment inventés en Allemagne pour les mafias turques,
des restaurants asiatiques et les importations de vêtements
depuis l’Amérique du Sud et la Chine. Le processus
économique est identique : les sociétés sont immatriculées
mais changent souvent de propriétaire, le plus souvent un
homme de paille ou un cousin. Elles ont parfois une activité
réelle accessoire, l’apport d’espèces issues de divers trafics
permet de disposer d’une trésorerie très positive. Ce montage
majorant les ventes sans contrepartie exige en compensation
pour les sociétés destinées à durer la création d’un flux de faux
achats donnant une crédibilité minimale à l’activité.
Les faux contentieux pouvant ou non être accompagnés de
procédures d’arbitrage présentent une efficacité certaine. On
peut relever au passage que les contentieux affectant les
apporteurs d’affaires sont le plus souvent traités par la
procédure d’arbitrage, tant il est essentiel d’éviter d’en appeler
à la justice. Ces procédés constituent des montages classiques
très utilisés à des fins frauduleuses. Ils permettent de rendre
crédible la comptabilisation d’une opération économique non
justifiée. Ils peuvent être réalisés avec « deux faux témoins et
un bon avocat » ou dans le cadre d’une procédure plus
complexe. Ce type d’arbitrage a été connu du grand public par
l’affaire concernant Bernard Tapie. Ces procédures sont aussi
utilisées dans le cadre d’ententes autour des marchés publics.
Le montage lorsqu’il est dédié au blanchiment s’organise
autour d’un contrat aux termes léonins dont la prestation est
irréalisable. Le perdant est installé dans un pays dans lequel
sont stockées les valeurs qui doivent être blanchies, le gagnant
est domicilié dans un pays plus respectable. Le montage utilise
à la fois des sociétés connues et des offshore. Le contentieux
naît de la non-réalisation des termes du contrat, et la sanction
est le versement d’une indemnité documentée par des avocats.
Juridiquement, le transfert est indiscutable. L’opération est
crédibilisée par masse de faux documents, de mises en
demeure, de lettres d’avocats, de procès-verbaux de réunions
fictives. Quant aux arbitres grassement rémunérés, il est aisé
de les choisir chez des ressortissants des paradis fiscaux. Ces
montages utilisent les pratiques de la lex mercatoria pour
blanchir.
Les prêts adossés permettent de justifier une entrée de
fonds par un prêt accordé par une banque, filiale d’une banque
installée dans un paradis fiscal à laquelle les fonds illégitimes
ont été confiés. Les remboursements du prêt sont effectués
pendant quelques années puis la banque prélèvera directement
les sommes sur le magot caché chez elle. Une partie des
rétrocommissions en provenance de contrats militaires ont
permis ainsi d’acheter de beaux appartements boulevard Saint-
Germain. Une opération qui pourrait bien ressembler à cela a
été décrite par Le Canard enchaîné dans son édition du
3 juillet 2019. Elle concerne la villa ayant appartenu à
Raymond Barre au Cap-Ferrat.
Une villa, évaluée par les impôts à 4 millions d’euros au
décès du meilleur économiste de France, a été cédée en 2013
pour 14 millions d’euros à une société de marchands de biens
domiciliée à Villeurbanne et contrôlée à 100 % par une
holding luxembourgeoise. Les fonds nécessaires provenaient
de plusieurs comptes suisses et le solde, d’un emprunt d’un an
souscrit auprès d’une banque monégasque. Cela rassemble fort
à une tentative de faire réapparaître officiellement des fonds
camouflés.
Les Balkany ont été soupçonnés d’avoir utilisé un montage
similaire 5 lors de la vente en 1988 de leurs actions dans la
société familiale Laine et soie Réty, pour 31 millions de
francs. Une « cession suspecte », mais prescrite, qui aurait pu
s’apparenter à une opération de blanchiment.
« En juillet 1988, Patrick Balkany obtient un prêt de
3 millions de deutschemarks de Suez Nederland en nantissant
ses actions de la société familiale. En 1989, il revend, via la
Banque générale du commerce (BGC), ses titres à une société
suisse Supo Holding pour 31 millions de francs. […] Le
22 août 1989, premier versement de 16 384 000 francs d’un
compte ouvert à l’UBS de Lucerne au nom de Listime.
L’argent ayant crédité ce compte provenait de la banque du
Liechtenstein à Vaduz, sur ordre de Lecaya Anstalt. Le
22 mars 1989, un second versement de 4 096 000 francs, de la
société Supo Holding. Le 5 mars 1991, un troisième versement
de 11 024 950 francs de Supo Holding, cette société étant
créditée quelques semaines plus tôt d’une somme équivalente
par Lecaya Anstalt… »
L’auteur du rapport de police avait émis un doute, écrivant
que cette opération commerciale pouvait « avoir servi à
masquer le versement de fonds à M. Patrick Balkany, alors
président de l’Office ».
Ces pratiques sont maintenant très correctement
documentées.
Les crédits documentaires, appelés aussi lettres de crédit ou
crédocs, lorsqu’ils constituaient le support des échanges
internationaux ont été très utilisés pour blanchir des fonds.
Plusieurs acteurs sont nécessairement impliqués :
le client acheteur qui importe le produit est « le donneur
d’ordre » ;
la banque du client importateur ou acheteur est dite
« émettrice » ;
le bénéficiaire est l’exportateur ou le vendeur ;
la banque du vendeur est dite « banque intermédiaire » ou
« confirmatrice ».
Ainsi, la banque intermédiaire remet à la banque émettrice
des documents qui prouvent que les prestations ont été
effectuées. C’est une fois ces documents remis que la banque
émettrice paie la banque intermédiaire, qui elle-même paie le
bénéficiaire. Le montage de blanchiment consiste à utiliser une
fausse documentation, les fonds sont ainsi transférés en
l’absence de tout transfert de produit.
LE BLANCHIMENT PAR LES MONTAGES FINANCIERS
Il est utilisé par des entités criminelles parfaitement
intégrées dans le système économique. Les blanchisseurs
maîtrisent les techniques et disposent de complicités dans le
secteur. Les dérivés, contrats de couverture payés au moment
de leur création pour couvrir des risques qui ne se réaliseront
pas, sont intéressants. Ces « modèles » de blanchiment qui
sécurisent presque parfaitement les opérations sont aussi
utilisés pour camoufler les flux de la corruption :
ils dissocient les flux financiers illicites des actes de
corruption ou de l’origine des fonds, la preuve des liens est
donc quasiment impossible à établir ;
les risques sont délocalisés vers des pays « spéciaux » qui,
même s’ils se sont engagés à collaborer, vont difficilement
dénoncer les poules aux œufs d’or ;
les sorties de fonds sont réalisées de manière différée et
aléatoire et ne permettent pas de réaliser des liaisons
directes, pourtant essentielles en matière de preuve ;
ils permettent de « mélanger » les opérations et de déplacer
ainsi des montants très élevés sur une succession
d’opérations normales en apparence.
Ces pratiques font appel à des intermédiaires spécialisés,
tels que des fonds d’investissement souvent adossés à des
trusts. Les fonds d’investissement permettent structurellement
de guider les gains vers tel ou tel bénéficiaire.
LE BLANCHIMENT ET LES ESPÈCES
Un prévenu déclarait il n’y a pas si longtemps « en matière
de preuves il n’y a rien de plus solide que le liquide », et ce
n’est pas faux ! En revanche, lorsqu’il s’agit de l’utiliser, la
pratique est plus complexe. L’excédent d’espèces ne pose
guère de problèmes lorsque le fraudeur est installé dans les
pays, majoritaires, dans lesquels les paiements sont réalisés de
cette manière. L’analyse de l’enrichissement personnel est
malaisée, le cadastre est souvent inexistant, parfois aisément
modifiable, et l’utilisation systématique de prête-noms et de
sociétés civiles étrangères limite considérablement les
possibilités d’appréhender le véritable ayant droit et d’évaluer
son train de vie.
Dans ces pays, les espèces en provenance de la corruption,
de fraudes, des divers trafics et de diverses sources criminelles
sont stockées à la maison dans des cantines fermées à double
tour chez les corrompus, dans des sacs-poubelle ou dans des
garages loués. Les banques disposent aussi de coffres
imposants pour protéger la monnaie fiduciaire de leurs clients.
Dans les pays criminalisés autour du trafic de drogues, entre
autres, on utilise majoritairement les espèces et on peut
constater leur importance dans les saisies, par exemple. La
chute au Mexique d’un criminel notoire (Le Young) a permis
d’identifier la présence de nombreux garages fermés bourrés
jusqu’au plafond de billets (205 millions de dollars en billets
de 100 dollars) parfaitement rangés. Dans un pays d’Amérique
du Sud, un affaissement de terrain a jeté à la rivière un grand
nombre de sacs-poubelle remplis de billets. Ces derniers ont
suivi le cours de l’eau pendant plusieurs jours, les habitants
voisins les récupéraient avec des épuisettes car personne ne les
avait réclamés. On rapporte aussi, plaisanterie ou cas réel,
qu’un ancien ministre des Mines conservait son butin dans des
cantines dans un appentis. Son épouse irritée par le désordre
qui y régnait a demandé à deux ouvriers de s’en débarrasser.
Le secret dans la famille présente parfois des risques, et le
corrompu a été obligé de se relancer dans la politique en créant
un parti pour reconstituer ses avoirs. Rien n’est dit sur les
rapports ultérieurs avec son épouse. Ces anecdotes mettent en
évidence les pratiques classiques et les risques qu’elles
présentent, en particulier la situation devant laquelle s’est
trouvé Didier Schuller, ancien directeur de l’office HLM des
Hauts-de-Seine, lorsque les boîtes Tupperware enterrées dans
lesquelles il avait camouflé les espèces avaient été boulottées
par les sangliers.
Une fois que les montages de fraude ou de corruption ont
permis de stocker des fonds scripturaux dans des paradis
fiscaux, ils doivent être utilisés par les bénéficiaires dans leurs
pays respectifs. Ce sont alors d’autres pratiques qui sont
installées.
La plus en vogue dans la jet society est la récupération
d’espèces par l’utilisation de cartes bancaires. J’ai constaté en
Amérique du Sud que des saisies de cartes de débit avaient été
opérées dans une camionnette, plus de 500 cartes ont été
récupérées, et chaque lot de 10 était entouré d’un élastique.
Les bénéficiaires n’ont pu être identifiés. Ce type de carte est
utilisé depuis fort longtemps par les fraudeurs qui ont installé
fictivement leur domicile en Suisse ou ailleurs pour ne pas
payer d’impôts en France. Ils ne peuvent ainsi être pistés et
voir leur domiciliation remise en cause.
Un système de cartes anonymes ou utilisant des prête-noms
permet de retirer des fonds aisément. Les cartes sont émises
par une « banquette », terme qualifiant une banque faisandée,
ou par la filiale d’une telle banque. Une société-écran de
l’entité défiscalisante ouvre un compte auprès de cette banque
qui émet des cartes de débit ou de crédit pour le compte du
client, ce dernier devant créditer la société-écran à partir de sa
propre société offshore. Ce type de carte est toujours utilisé,
mais il perd du terrain car la concurrence et l’innovation sont
rudes.
L’aventure des Dubaï Papers 6 permet de comprendre le
fonctionnement d’un groupe amené à protéger les fonds gérés
des évolutions du contrôle. Ce dernier, qualifié de « nébuleuse
dans l’ingénierie de l’opacité » récuse tout comportement
frauduleux. Le Parquet national financier a ouvert une enquête
après de nombreux dépôts de plainte. Trop risquées, les cartes
anonymes ont été remplacées par des cartes prépayées. La
combine consiste à demander plusieurs cartes au nom des
membres du groupe et d’utiliser pour cela des prête-noms…
Le niveau de sécurité a été relevé dans les échanges internes.
Dès janvier 2013, la messagerie traditionnelle a été remplacée
par un système de communication sécurisé via le réseau Tor.
Les documents sont désormais transmis aux clients via des
messageries accessibles uniquement avec une clé USB
IronKey et un système de double authentification. Pour les
cartes aussi, le fonctionnement a été sécurisé, les clients ne
connaissent pas l’identité de la personne qui leur remet la
carte. Le nouveau système comprend quatre catégories de
cartes prépayées. La première concerne les membres du
groupe qui disposent de ces cartes « pour des raisons
personnelles ». La deuxième s’adresse à « ceux qui n’habitent
pas en France, en Belgique ou en Italie ». La troisième
concerne les cartes servant à la distribution de cash en main
propre par des employés (en Belgique, en France, en Suisse et
au Luxembourg). Enfin, la quatrième et dernière catégorie de
cartes est destinée aux « clients qui ont absolument besoin de
cartes portées », en général les clients les plus riches. Un
prête-nom sera alors utilisé pour l’émission de la carte.
Au printemps 2016, le retentissement des Panama Papers
accélère la mise en place de nouvelles normes internationales
de transparence fiscale, commencée en 2009 par l’OCDE
après la crise financière de 2008. Plus d’une centaine de pays
et territoires, dont les Émirats arabes unis, se sont engagés à
respecter la norme relative à l’échange de renseignements sur
les détenteurs de comptes bancaires. Or c’est là que sont
hébergés les comptes bancaires offshore. Les avocats
recherchent le schéma adapté au niveau de confidentialité
demandé. La solution est complexe. Les sociétés offshore des
clients ouvrent un compte dans la Blue Ocean International
Bank, à Porto Rico. La situation de ce territoire non incorporé
des États-Unis lui permet « d’échapper à l’échange
automatique d’informations fiscales, modèle OCDE »,
explique le mémo d’un collaborateur datant de 2016. C’est à
partir de cette banque de Porto Rico que l’argent est ensuite
investi dans un fonds commun de placements à l’île
Maurice… Fin 2016, de nouvelles cartes sont mises à
disposition, il s’agit de celles émises par la société suisse YM
(Yes Money). Sur son site Internet, le slogan de cette société a
le mérite d’être clair : « Confidentialité, sécurité et accès facile
à l’argent 7. »
Ces structures ne constituent qu’une infime partie d’un
réseau mondialisé dont les systèmes informatiques semblent
être mieux protégés.
La gestion des espèces ne génère pas toujours des montages
aussi complexes dans la distribution des fonds. Il est souvent
fait appel à des mulets qui transportent les fonds. Parmi eux,
on a pu rencontrer des avocats célèbres, des intermédiaires de
haut niveau, Bourgi et Takieddine ont affirmé en faire partie,
ils le confirment, comme quelques retraités qui complètent
ainsi leur misérable pension. Le surnommé Plastic Bertrand
était de ceux-là. Ce retraité transportait des fonds dans des sacs
en plastique récupérés chez Franprix ou ED. C’était le temps
où les ventes d’armes étaient synonymes de rétrocommissions.
Un montage à la fois ingénieux et primaire avait été aménagé
qui permettait de distribuer les fonds issus de ces ventes aux
bénéficiaires. Plutôt que de rapporter les fonds depuis les
paradis fiscaux dans lesquels ils se trouvaient sous une forme
scripturale, on allait récupérer les fonds du « black » bien
présents en France au titre des ventes sans factures et des
recettes au noir du Sentier.
Deux problèmes étaient ainsi résolus avec une prise de
risque minimale, par la seule intervention d’un retraité, celui
du transfert des espèces qui était désormais remplacé par un
virement de compte à compte dans un paradis fiscal, et celui
du transport des espèces depuis le paradis fiscal jusqu’à la
France. Les corrompus venaient d’inventer l’économie
circulaire.
Ainsi Samuel voyageait-il une fois par semaine entre le
Sentier et l’avenue George-V, amenant des espèces à la société
pivot. L’ensemble du système était codé, ainsi les fonds dès
leur réception étaient ventilés dans des enveloppes kraft et
transmis aux bénéficiaires. La comptabilité de cette
distribution était tenue sur des disquettes et sur un carnet
manuel. Les bénéficiaires, outre quelques « Pasqua boys »
souvent fourrés dans ce type d’opérations, étaient tous des
membres importants du monde politique.
L’opération « Virus » n’est qu’une déclinaison du montage
précédent. Le monde des trafiquants de drogue de banlieue et
celui des notables parisiens adeptes de la fraude fiscale et de
l’abus de biens sociaux, titulaires de comptes en Suisse et gros
consommateurs d’argent liquide « n’avaient aucune raison de
se croiser, si ce n’est pour acheter un peu de poudre blanche ».
Pourtant, dix-sept personnes ont été mises en examen pour
blanchiment en bande organisée, association de malfaiteurs ou
trafic de stupéfiants. Ainsi a été démantelée une filière
internationale de blanchiment organisée par trois frères,
financiers d’origine marocaine, implantée à Paris et à Genève.
En fait, l’argent ne quitte pas Paris. C’est là toute
l’originalité de la « El-Maleh Connection ». La tête du réseau
de trafic de résine de cannabis est installée à Casablanca et à
Marrakech. Les El-Maleh sont présents à Paris (Mardoché), à
Genève avec Nessim, salarié de la Private Bank de HSBC,
dans laquelle est domiciliée la GPF SA, une société de gestion
de fonds créée en 1977 et présidée, depuis son mariage avec la
fille du fondateur en 1989, par Meyer El-Maleh, 48 ans.
Ce système satisfait tous les utilisateurs, la famille, qui
prélevait une « commission » de 8 % ; les fraudeurs fiscaux,
qui récupéraient le cash à domicile ; les trafiquants, qui se
débarrassaient d’une partie des liquidités. Ces dernières étaient
disponibles après un parcours complexe sous la forme de biens
immobiliers, à Marrakech, Dubaï ou en Espagne, et de parts de
sociétés.
Les fonds étaient instantanément recyclés, des virements
appuyés par des fausses factures leur font quitter la Suisse,
transiter par deux sociétés fictives à Londres, puis à Madrid
pour terminer le périple au Panama où une centaine de
comptes ont été identifiés. Ils sont ensuite investis. Les flux
ont pu atteindre 100 millions d’euros par an.
Le montage financier pour performant qu’il soit ne permet
pas de livrer la « fraîche ». C’est là qu’intervient le troisième
larron, sans profession connue ni revenu déclaré, il met les
fonds à la disposition des fraudeurs. Les billets une fois
comptés sont placés dans des sacs en plastique et livrés sous le
format exigé, en général les billets de 20 et 10 euros usagés,
les plus demandés, aux lieux de rendez-vous fixés. L’enquête a
permis d’établir qu’en sept mois quelque 12 millions d’euros
(à raison de « livraisons » allant de 100 000 à 400 000 euros)
auraient ainsi changé de poche.
Les livraisons tout aussi sophistiquées et plus discrètes ont
longtemps fonctionné et peuvent encore être utilisées si une
chaîne de transfert s’installe. Cela nécessite l’utilisation des
services d’une société établie dans un paradis fiscal ou dans un
pays peu contrôlé, elle joue alors le rôle d’agent de change et
de chambre de compensation en mesure de livrer du cash un
peu partout en Europe. Un tel montage permet pour qui
dispose de fonds dans un paradis quelconque d’être livré à
Paris par un montage discret et sécurisé tant qu’une banque ne
bloque pas le système. Les opérations de livraison
subséquentes aux transferts de banque à banque ont d’abord
été réalisées sous la forme de billets enveloppés dans du papier
journal toujours dans des sacs en plastique, un mot de passe
déclenchant la livraison 8. Désormais des cartes bancaires
spécifiques sont utilisées avec la plus grande discrétion. Les
informations de livraison sont souvent données oralement sans
aucune confirmation écrite.
LE BLANCHIMENT S’ADAPTE AUX ÉVOLUTIONS
EN UTILISANT LES CRYPTOMONNAIES

Le secrétaire au Trésor des États-Unis, Steven Mnuchin,


lors d’une audition au Congrès 9 a annoncé que la lutte contre
l’utilisation des cryptomonnaies pour échapper aux contrôles
était une priorité, et il a cité l’inculpation et la condamnation
au civil d’un ressortissant russe, opérateur d’une société
appelée BTC-e. Les services de la police financière du Trésor
américain (Financial Crimes Enforcement Network, FinCen)
ont condamné civilement l’entreprise à payer une amende de
110 millions de dollars. Le ressortissant devra s’acquitter
d’une amende de 12 millions de dollars. Les deux ont fait part
de leur désaccord. Ce fut une première pour les services du
Trésor américain dans ce domaine.
En France, Alexander Vinnik, jugé pour des extorsions
massives via un logiciel malveillant, a été relaxé à Paris pour
ces cyberattaques, mais condamné à cinq ans de prison pour le
blanchiment d’argent lié à ces attaques sur la plateforme citée
plus haut. Condamné après que 13 chefs d’inculpation sur 14
ont été abandonnés, à cinq ans de prison et à 100 000 euros
d’amende et maintien en détention pour blanchiment aggravé,
il a interjeté appel, se considérant comme un opérateur « free-
lance » de la plateforme. Le parquet a aussi pour sa part fait
appel de cette décision.
Le bitcoin est le précurseur des cryptomonnaies, les
développeurs ont créé de nouveaux protocoles de
cryptomonnaie, tels que Zcash, Monero et Dash, avec des
fonctionnalités de confidentialité qui rendent les transactions
plus difficiles à tracer. Monero, en particulier, progresse sur les
marchés du darknet.
Les cryptomonnaies s’invitent dans l’immobilier : acheter
dans les beaux quartiers de Londres avec des sociétés-écrans,
c’est fini ! La dernière mode, c’est l’achat en bitcoins. Les
autorités américaines soupçonnent à juste raison les
ressortissants de certains pays sous le coup de sanctions de
profiter de la cryptomonnaie pour blanchir leur argent.
L’annonce a été rendue publique par le réseau immobilier
RedFin et reprise par l’AFP : à la fin de 2017, 75 maisons et
appartements de Floride et de Californie ont été entièrement
payés en bitcoins. Certains vendeurs ont même affiché
« bitcoin accepté » sur leur annonce. L’AFP rapporte qu’un
vendeur a même spécifié qu’il n’acceptait que cette
cryptomonnaie pour vendre son appartement estimé à
500 000 dollars. Un risque d’ampleur au vu de la forte
volatilité des monnaies virtuelles. Une bonne part des
acheteurs de biens immobiliers en bitcoins serait originaire
d’Amérique latine, en premier lieu du Venezuela afin de
mettre les fonds détournés de la rente pétrolière en lieu sûr.
Ce processus est bien un moyen de blanchir l’argent en
évitant les sanctions sur les transferts. Certains pensent
cependant que le chaînage des sociétés-écrans est moins risqué
car les transactions en bitcoins sont enregistrées dans le
Blockchain, sorte de stockage public de données. Certes, les
noms des vendeurs et des acheteurs sont des pseudos, mais de
telles manœuvres laissent des traces. Cela peut néanmoins être
discuté, car les spécialistes du blanchiment d’argent via la
cryptomonnaie utilisent une VPN 10 et des « mixer » rendant
les opérations anonymes. Dans la pratique, il faudrait une
longue procédure judiciaire pour obliger les sociétés exploitant
ce type de serveur à révéler les données privées de leurs
utilisateurs.
LES MONTAGES IMMOBILIERS
Le blanchiment par l’immobilier est un « must » dans ce
domaine. Il contente l’ensemble des participants, les notaires,
les agences immobilières, les hommes de paille qui sont mis à
la tête des sociétés-écrans, et les prestataires divers rémunérés
en espèces. Un dignitaire russe a acquis des propriétés de luxe
dans le sud de la France, avec des fonds occultes. Il a même
payé un dessous-de-table de 92 millions d’euros aux
propriétaires français qui ont sottement omis de déclarer aux
impôts le paiement de la vente. Ces propriétés ont été acquises
par des sociétés offshore gérées par son homme de paille, un
financier suisse qui récuse la qualité de prête-nom et
revendique la propriété des immeubles.
L’achat a donc été réalisé par une société suisse qui détient
des sociétés luxembourgeoises, elles-mêmes propriétaires des
villas concernées, rien que de très classique. Cet achat aurait
été effectué pour près de 700 millions d’euros. Le dignitaire
russe n’apparaît que comme le locataire des villas. Quarante
millions d’euros ont été engagés dans des travaux et payés en
espèces. Les fonds provenaient d’une société holding
immatriculée aux îles Vierges britanniques et contrôlée par
l’homme de paille. Cette coquille a été citée dans les Panama
Papers et a été liquidée en décembre 2016. Ces transferts
d’argent liquide ont suivi un cheminement classique : les
espèces provenaient de comptes bancaires suisses : 4 millions
d’euros pour l’entreprise qui a réalisé les voiries internes à la
propriété, 3 millions pour l’architecte des jardins,
800 000 euros pour l’architecte de la villa, 600 000 euros pour
l’entretien des espaces verts. Il ne reste qu’à espérer pour eux
que les bénéficiaires ont bien déclaré ces revenus aux services
fiscaux. Le transfert s’opérait par des valises de billets
ramenées de Suisse par le régisseur.
Airbnb permet aussi de blanchir à la petite semaine. Les
escrocs russes utilisent la plateforme pour transformer des
sommes en provenance de cartes de crédit volées grâce à la
participation d’hôtes corrompus. Ces mulets sont recrutés sur
des forums fréquentés par les malfaiteurs, comme le site Web
d’information américain a pu le constater en consultant un
certain nombre de récents « posts » cherchant des internautes
volontaires.
La manœuvre est simple : les voleurs simulent la
réservation d’un logement, la transaction a lieu avec les
propriétaires complices, lesquels renvoient la somme une fois
la commission déduite. Pendant ce temps-là évidemment,
personne ne se déplace réellement dans les lieux loués, indique
l’expert en cybersécurité Rick Holland à Daily Beast.
« On fait 50/50 », peut-on lire dans un post de forum russe
mis en ligne par un escroc. « Vous recevrez l’argent deux jours
après la date de réservation », promet un autre. Un troisième
post fait mention d’une recherche de volontaires sérieux et
désireux de faire passer de 1 000 à 3 000 dollars à chaque
transaction. Donc un montage permettant de faire passer des
sommes unitairement faibles à chaque transaction mais sur une
longue durée et qui couvre la planète. Les blanchisseurs
s’adaptent à la nouvelle économie.

Et si les banques étaient « accros »


au blanchiment ?
Le directeur de l’Office des Nations unies contre la drogue
et le crime (ONUDC), Antonio Maria Costa, affirmait dans un
article de The Observer du 13 décembre 2009 11 que « l’argent
de la drogue a sauvé les banques pendant la crise mondiale
[…], pas une seule banque internationale n’a été épargnée »
par le phénomène. Des dizaines de milliards de dollars ont été
investis dans des multinationales qui, pour certaines d’entre
elles, accueilleraient des parrains mafieux ou leurs conseillers
dans les conseils d’administration.
Les fonds et leurs propriétaires ont alors intégré le circuit
et, de ce fait, ils ont occulté le délit ou le crime initial. L’appât
du bonus et le fait que le blanchiment soit devenu une activité
comme une autre, génératrice de gains faciles, incitent les
banquiers peu scrupuleux à fauter.
LE BLANCHIMENT N’EST PAS UNE SPÉCIALITÉ
12
MEXICAINE

On est souvent intarissable sur le blanchiment des fonds de


la drogue en Amérique du Sud, en Afrique ou dans les pays
asiatiques et les pays de l’Est, on l’est moins lorsqu’il s’agit de
banques européennes ou américaines. Bloomberg évalue le
blanchiment en provenance des pays de l’Est à 900 milliards
d’euros. Les richissimes oligarques des pays de l’Est ont
blanchi à tout rompre utilisant des schémas intéressants bien
qu’assez routiniers… Cette opération se décline en trois temps.
Le premier temps est celui du concepteur du montage, en
l’espèce une entité domiciliée dans les pays de l’Est organise
les montages avec des avocats, des comptables et des
commerciaux. Elle a créé des sociétés aux Pays-Bas, à Chypre,
à Malte, au Royaume-Uni et en Irlande.
Le deuxième temps est celui des sociétés offshore et
d’hommes de paille, par lesquels les transactions intègrent les
banques. En ce qui concerne le blanchiment russe, trois
sociétés britanniques, des limited liability partnership (sociétés
à responsabilité limitée), non contrôlées en interne, et des
sociétés des îles Vierges (75 sociétés offshore), au final plus de
1000 sociétés ont été utilisées ainsi que des structures
dormantes.
Le troisième temps est celui des banques dans lesquelles les
contrôles sont faibles et dont l’importance est relativement
modeste, des filiales des grandes banques dans les paradis
fiscaux ou des banques locales. C’était le cas des filiales de
Wachovia au Mexique ou dans le montage des fonds russes,
les banques dont les actionnaires étaient russes ou détenues par
des capitaux étrangers. C’est à partir du défaut de contrôle de
ces structures appelées à disparaître rapidement que les fonds
sont intégrés dans les comptes des banques.
Au printemps 2017, les premiers échos identifiant un
scandale majeur de blanchiment apparaissent 13. Nordea, la
plus grande banque de Scandinavie, aurait traité 700 millions
d’euros de transactions suspectes entre 2005 et 2017, a
rapporté la chaîne de télévision finlandaise publique, citant des
documents ayant fait l’objet d’une fuite.
Danske Bank, la première banque danoise, fait l’objet
d’une enquête dans cinq pays, elle aurait laissé transiter plus
de 200 milliards d’euros de paiements suspects en provenance
de Russie et d’États de l’ex-Union soviétique par sa branche
estonienne. La banque fait l’objet d’enquêtes au Danemark, en
Estonie, en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
Au moins 40 milliards de couronnes suédoises (près de
3,8 milliards d’euros) auraient été transférées chez
Swedbank 14 et Danske dans les pays baltes entre 2007 et
2015 15. Les transactions étaient portées par une cinquantaine
de clients, entreprises sans activité visible représentées par des
prête-noms. Deutsche Bank, JPMorgan et Bank of America
auraient payé des transactions en dollars pour la filiale
estonienne de Danske jusqu’en 2015.
Naïveté, laxisme, cupidité ? Comment des institutions telles
que la Danske Bank, la Nordea ou la Swedbank, qui comptent
parmi les principaux établissements bancaires au Danemark,
en Finlande et en Suède, ont-elles pu tolérer de telles pratiques
dont elles avaient été informées ? Pourquoi les autorités de
régulation financière, une fois alertées, ne sont-elles pas
intervenues ?
L’association Organized Crime and Corruption Reporting
Project (OCCRP) et le site Internet d’investigation lituanien
15min.lt, en coopération avec 21 médias internationaux, ont
disposé d’une fuite de données bancaires concernant
1,3 million de transactions entre 233 000 entreprises 16. Ils ont
ainsi révélé un autre système de blanchiment russe, mieux
connu sous le nom de « lavomatic Troika », qui a fonctionné
entre 2006 et 2013 et a facilité la sortie d’environ 4,1 milliards
d’euros, dont une bonne partie était de l’argent sale. Un réseau
de 75 entreprises enregistrées dans des paradis fiscaux avait
été mis en place avec des comptes bancaires dans un
établissement financier lituanien. Le système de blanchiment a
été utilisé pour les fonds issus de fraudes majeures. La plus
connue est l’affaire Magnitski, du nom d’un avocat russe mort
en prison après avoir dévoilé une arnaque fiscale vidant le
Trésor russe de 230 millions de dollars. Au moins 130 millions
d’entre eux seraient passés par le « lavomatic Troika », selon
l’OCCRP.
Un violoncelliste a aussi été l’un des bénéficiaires de ce
système de blanchiment. Il aurait perçu 61 millions d’euros et
aurait bénéficié d’un montage bien connu, celui du faux
contentieux : 16 contrats ont été conclus en une semaine, ils
ont été aussitôt annulés et il aurait reçu en compensation
11,6 millions de dollars. En voilà un qui connaissait la
musique.
Les prête-noms utilisés pour les sociétés offshore étaient
des Arméniens pauvres, qui n’étaient au courant de rien. La
banque a été vendue à Sberbank, la première banque nationale
russe. En Lituanie, la banque Ukio a été fermée en 2013 par le
régulateur parce qu’elle ne respectait pas les règles financières.
Le schéma moldave, des prêts fictifs validés par la justice
moldave, a bien fonctionné, toujours avec des fonds en
provenance de Russie. Une société-écran accordait à une autre
un prêt fictif, que celle-ci se disait incapable de rembourser
avant de se mettre en faillite. Grâce à la complicité de juges en
Moldavie, la justice autorisait le remboursement, par des
sociétés russes, de cette dette fictive à des créanciers prête-
noms. Les juges moldaves auraient été choisis d’après la
Novaïa Gazeta, « parce que les juges russes sont devenus trop
chers ».
L’argent poursuivait sa « transformation miraculeuse »,
selon l’expression du quotidien britannique The Guardian,
vers des banques lettones ou au sein de l’Union européenne,
avec toutes les apparences de la légalité. Enfin, il terminait sa
balade dans des grandes banques au Royaume-Uni, aux Pays-
Bas, en Suisse, en Estonie ou aux États-Unis. Ces banques
sont suspectées d’avoir été peu regardantes sur l’origine des
fonds ayant transité chez elles, fonds qui auraient appartenu à
l’élite des affaires moscovites – environ 500 personnes,
dissimulées derrière des structures opaques, mais que les
journalistes ont partiellement réussi à identifier. Une grande
partie des milliards blanchis se sont évaporés dans le monde
ténébreux des compagnies offshore.
Les blanchisseurs utilisent aussi un mécanisme de courtage
qui a facilité l’évacuation d’une dizaine de milliards de
dollars. Les clients investissent en monnaie locale dans des
actifs auprès de la filiale d’une banque dans le pays concerné.
Au même moment, le bureau de la même banque à Londres
réalise des investissements identiques en monnaie
internationale pour le compte des mêmes clients représentés
par des entités enregistrées dans des paradis fiscaux. Cette
pratique permet de faciliter la sortie de capitaux.
Tout récemment, ce sont les dirigeants de la Scandinaviska
Enskilda Banken (SEB) qui ont admis avoir blanchi
25,5 milliards dont les clients ne répondent pas aux exigences
de la transparence. On peut paraphraser La Fontaine, « ils n’en
mourraient pas tous, mais tous étaient frappés ». L’institution
financière vaticane du célèbre Institut pour les œuvres de
religion (IOR) a aussi été impliquée dans les plus grands
scandales financiers italiens. De la loge P2 au krach de la
banque Ambrosiano en passant par l’affaire Enimont, ou par
les matchs de foot truqués. Plus de 2 000 clients sont partis ou
ont vu leurs comptes fermés et 20 000 comptes ont été
analysés. L’IOR étant la seule banque dont les distributeurs de
billets utilisent le latin pour guider le client.
Les régulateurs ont sanctionné ces banques : La BCE a
prononcé une amende de 13,5 millions d’euros pour
blanchiment. La Swedbank est en négociation avec les États-
Unis sur la base de 4,8 millions de dollars. L’Inspection du
secteur financier a prononcé une amende de 50 millions de
couronnes à la Nordea Bank. La Deutsche Bank a écopé pour
sa part d’une amende de près de 630 millions de dollars.
LES BANQUES EUROPÉENNES SONT DÉSORMAIS
17
FORTEMENT SANCTIONNÉES

Les scandales nordiques pointent les pratiques de


blanchiment d’argent en Europe, l’agence Moody’s souligne
dans un rapport que les banques européennes ont écopé entre
2012 et 2018 de 16 milliards de dollars d’amendes pour de tels
faits. Ce montant inclut les sanctions pour violation des
embargos, et donc l’amende record de 8,9 milliards de dollars
a été infligée à BNP Paribas par les États-Unis en 2014. Les
régulateurs américains sont d’ailleurs à l’origine de plus de
75 % des sanctions. Des enquêtes sont en cours contre
Danske Bank et Swedbank. « Les régulateurs européens
imposent des amendes plus élevées que par le passé », ajoute
l’agence de notation, en citant la sanction record de
775 millions d’euros à l’encontre d’ING aux Pays-Bas en
septembre 2018 18. La décision rapporte des faits troublants. Le
dossier « A46 » dans lequel la banque a laissé se multiplier les
débits et crédits sur un compte d’entreprise pour plusieurs
centaines de millions d’euros, « chiffre non cohérent avec le
chiffre d’affaires prévisionnel déclaré, soit environ
30 000 euros ». Ou le cas « d’un ancien responsable de haut
niveau d’une banque centrale » qui a perçu des virements
provenant d’une société luxembourgeoise sans que soit levé
« tout doute quant à l’origine des fonds ».
Dix-huit des vingt plus grandes banques européennes ont
déjà été condamnées pour des infractions en matière de lutte
contre le blanchiment d’argent ces dix dernières années, selon
les conclusions d’une société de conseil britannique transmises
à l’AFP.
« Le blanchiment d’argent est un problème paneuropéen,
avec 90 % des plus grandes banques du continent qui ont été
sanctionnées pour des infractions » aux dispositifs de lutte
antiblanchiment, explique le cabinet FortyTwo Data, spécialisé
dans les questions de conformité financière.
Les dix plus grandes banques européennes – les
britanniques HSBC, Barclays, Lloyds, les françaises BNP
Paribas, Crédit Agricole, Société Générale et BPCE,
l’allemande Deutsche Bank, l’espagnole Santander et la
néerlandaise ING – ont toutes été condamnées par des
autorités de lutte contre le blanchiment d’argent, rappelle-t-il.
En France la commission des sanctions de l’ACPR a
sanctionné une banque importante d’une amende de
10 millions d’euros en 2017. Elle avait relevé au cours de son
contrôle plusieurs dysfonctionnements, et en premier lieu, « la
faiblesse persistante des moyens humains consacrés au
traitement, au niveau central, des propositions de déclarations
de soupçon », qui a eu pour conséquence des délais
anormalement longs de déclaration des opérations suspectes.
Elle dénonce aussi « la faible efficacité, à la date du contrôle,
des outils de détection des opérations atypiques réalisées par
les clients ». La même banque a tardé à mettre à jour ses
procédures afin qu’elles correspondent à la nouvelle
organisation, pourtant décidée dès 2013. « Des carences dans
le traitement de plusieurs dossiers individuels viennent
corroborer ces constats, en particulier des retards ou des
défauts de déclarations de soupçon », ajoute le superviseur.
Elle est toutefois condamnée à une amende nettement
supérieure à celles prononcées en 2016 à l’encontre d’autres
établissements, également épinglés pour des manquements en
matière de lutte contre le blanchiment. Le 28 décembre 2016,
la filiale française d’une banque danoise s’est vu infliger une
sanction pécuniaire de 900 000 euros.
Une autre grande banque française s’est vu infliger un
blâme assorti d’une amende de 50 millions d’euros du fait des
manquements dans son dispositif de lutte contre le
financement du terrorisme. « Ces sanctions répriment une
carence grave du dispositif de détection », a souligné
l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR). La
banque publique française a indiqué de son côté avoir décidé
d’engager un recours devant le Conseil d’État contre cette
sanction.
Les faits reprochés par l’ACPR concernent le
fonctionnement des mandats cash nationaux, qui permettent de
transférer très rapidement des fonds à un tiers, et le gel des
avoirs, qui oblige un établissement à bloquer les actifs de toute
personne ou société sanctionnée par les autorités. L’ACPR
reproche à la banque de ne pas s’être « dotée d’un dispositif
lui permettant de détecter, avant leur exécution, les opérations
de mandat cash nationaux (MCN) au bénéfice de personnes
faisant l’objet d’une mesure européenne ou nationale de gel
des avoirs ».
La commission des sanctions de l’ACPR a annoncé avoir
infligé en 2018 un blâme et une amende de 8 millions d’euros
à l’encontre d’assurances en raison de manquements à leurs
obligations de vigilance et de signalements à Tracfin. La
lourdeur de la sanction tient compte de la gravité des faits,
mais aussi de l’ampleur des moyens mis en œuvre pour mettre
à niveau le dispositif.
La commission avait condamné l’une des majors françaises
à une amende de 500 000 euros, dans le cadre d’un vaste audit
mené en 2010 et 2011 auprès des grands acteurs de la banque
privée en France. La synthèse de ces 17 contrôles avait révélé
des « insuffisances significatives » aux obligations de lutte
contre l’argent sale, comme des failles entre sociétés mères et
filiales établies à l’étranger, une absence de classification des
risques, voire la sous-traitance des obligations de vigilance.
Les banques ne sont pas les seules à être sanctionnées,
quarante-trois professionnels ayant favorisé le blanchiment
d’argent ont aussi été sanctionnés en 2016, un chiffre en
hausse de 24 % par rapport à 2015, selon un rapport de la
Commission nationale des sanctions (CNS). Cela porte à 79 le
nombre de personnes sanctionnées depuis la mise en place de
la commission en octobre 2014, indique ce rapport.
Dans le détail, 22 dossiers ont été examinés, 11 concernant
des agences immobilières, 9 des entreprises de domiciliation et
2 des casinos et cercles de jeux.
En 2016, 70 sanctions ont été prononcées, aussi bien à
l’encontre de personnes physiques que de personnes morales.
« Les manquements le plus souvent établis ont porté sur
l’obligation d’identification et de vérification de l’identité du
client […], l’obligation de recueillir des informations et
d’exercer une vigilance constante sur la relation d’affaires […]
et l’obligation de formation et d’information régulière du
personnel », indique le rapport.
La CNS a retenu en 2016 pour la première fois des
manquements à l’obligation de déclarer des soupçons à la
cellule de renseignement financier Tracfin. La CNS a été créée
pour punir les professionnels accusés de créer des conditions
favorables au blanchiment d’argent ou au financement du
terrorisme, volontairement ou non.
Les ministres des Finances de l’UE se sont engagés à
améliorer les règles communautaires pour lutter contre le
blanchiment, notamment en renforçant les pouvoirs du
régulateur bancaire européen, l’Autorité bancaire européenne
(ABE), fondée en 2010. L’entité, dont le siège va déménager
en 2019 de Londres à Paris, pourrait voir ses moyens
augmenter pour assurer une surveillance unique plus efficace
en matière de lutte contre le blanchiment. Il était temps.
Cependant cette structure semble très en retrait dans ce
domaine car, d’après Europol, les activités suspectes
atteindraient 1 % des richesses de l’UE, soit l’équivalent de
son budget annuel. Et l’ABE vient de clôturer l’enquête
portant sur le blanchiment de 200 milliards par les banques,
décrit plus haut, sans sanctions claires bien qu’ayant constaté
des manquements évidents.
Outre l’appât du gain, un autre phénomène peut expliquer
ces dérives, c’est l’aléa moral produit par l’effet taille. La
banque se sait invulnérable. On passe du too big to fail au too
big to manage. Les banques sont tellement importantes
qu’elles ne sont plus gérables, et il suffit d’un nombre très
faible de personnes judicieusement placées pour créer des
problèmes incommensurables. L’un des exemples, un peu
ancien, de cette tendance est celui de la limitation des bonus
des traders par le G20 en 2010. Les banques ont
immédiatement contourné la règle.
En réalité, les sanctions, pour importantes qu’elles soient,
même évaluées en milliards, ne représentent que des broutilles
pour des structures de ce genre. Nous avions, avec quelques-
uns de mes élèves, étudié le coût comparé d’une sanction d’un
milliard d’euros avec celui qui affecterait, toutes proportions
gardées, le salaire d’un cadre, et l’impact pour ce dernier serait
de moins d’une centaine d’euros par mois. Ce comparatif très
grossier montre que ces sanctions ne constituent pas un
système préventif suffisant. L’autocontrôle restant sans effet, il
est absolument nécessaire de renforcer les règles et de
sanctionner directement les plus hauts dirigeants, qui ne
seraient plus too big to fail.

Finalement, le blanchiment comme les autres montages


frauduleux ne sont-ils pas une bénédiction pour l’économie
telle qu’elle est conçue aujourd’hui ? Il apparaît que la
croissance, quoi qu’on en pense, n’atteindra plus jamais le
niveau attendu, à l’exception de quelques pays dont on peut
penser qu’ils ralentiront bientôt, et le blanchiment est un
moyen d’atteindre fictivement ces attentes. Cela relève aussi
d’une analyse macroéconomique et d’un constat, celui de
l’importance de l’argent gris dans le produit brut mondial. Le
blocage de ce phénomène aurait un effet inflationniste et
limiterait la croissance. Lorsque je travaillais aux impôts, le
discours suivant était rapporté : « La fraude permet le
développement économique car l’économie du black finance
la TVA, avec l’exemple de l’achat d’une voiture de luxe. »
Certes, mais il ne faisait jamais état de la fraude à la TVA ni
des dégâts sociaux causés par la fraude.
Il se passe la même chose avec le blanchiment, le refus de
réduire de manière significative le blanchiment et ses causes
est une politique de gribouille car elle occulte des risques
majeurs. L’absence d’obstacles sérieux au blanchiment facilite
le contrôle de l’activité mondiale par des capitaux non
identifiés et la disparition programmée d’un modèle
démocratique. Est-il acceptable qu’une partie majoritaire du
capital d’une grande société soit détenue par un criminel
condamné ou par des personnes poursuivies pour corruption ?
DEUXIÈME PARTIE

FRAUDES ET FISCALITÉ
CHAPITRE 1

Un sujet issu du fond des temps


L’évolution d’un délit particulier
Toujours la même histoire
Au XVe siècle, la fraude fiscale est considérée comme un
crime de lèse-majesté, sanctionné par des amendes. Seule la
transposition du refus de l’impôt en acte politique est
poursuivie comme un crime. Le sang pour les « révoltes
populaires », l’amende pour l’évitement. Au XVIIIe siècle, le
système répressif fonctionne à l’identique : « intransigeance
pour l’opposition frontale, indulgence pour la soustraction
discrète ».
La Révolution française installe un système de taxes
évaluées sur des bases « visibles et consenties », écartant toute
procédure inquisitoire.
Au début du XXe siècle, l’impôt progressif sur les
successions et l’impôt sur le revenu sont créés et suivis d’une
évasion extraordinaire.
En 1932, des poursuites judiciaires contre les titulaires des
comptes ouverts à la Commerciale de Bâle sont engagées,
l’envoi des mises en demeure de payer ayant été omis, toutes
les poursuites se soldent par des non-lieux. Les responsables
suisses sont condamnés puis amnistiés.
Après la Seconde Guerre mondiale, la France a besoin
d’argent et affiche des mesures fortes. En 1948, des peines
d’emprisonnement sont édictées. En 1952, des mesures
spécifiques comme l’affichage et le retrait du permis de
conduire sont votées. En 1954, le « chiffonnier milliardaire »
Joseph Joanovici, inventeur du « tourniquet », pour frauder la
TVA, est condamné par contumace. À partir de 1960, les
peines de suspension du permis de conduire et d’interdiction
de gérer sont affichées.
Au cours des années 1970, des contrôles sectoriels sont
développés et des poursuites contre des personnages
importants, médecins, chanteurs célèbres, sportifs médecins,
sont engagées. Puis l’administration perd le pouvoir de
suspendre le permis de conduire et d’interdire la gestion.
Depuis 1977, le « système fiscal contractuel » a été institué,
il distingue l’erreur et la fraude. La Commission des
infractions fiscales a alors été créée.
La loi ESSOC de juillet 2018 introduit un « droit à
l’erreur », les agents du fisc sont tenus d’être accomodants
avec les entreprises jugées « de bonne foi ». Par expérience,
les fraudeurs ne commettent pas d’erreurs, ils organisent les
montages ou en sous-traitent la mise en place à des
professionnels. On peut toutefois comprendre l’intérêt de ce
dispositif : il s’agit de négocier globalement les droits et
pénalités pour éviter un procès. L’adage populaire le formule
si bien : « Mieux vaut un mauvais accord qu’un bon procès. »
Le politique ne s’en plaint pas.
Le ministère des Finances, désireux de sécuriser les
rentrées de fonds, s’ouvre à la négociation. Or une
négociation, c’est un rapport de forces. Face à des
négociateurs disposant de moyens illimités, les agents
devraient être pourvus des moyens d’échanger d’égal à égal.
Sinon, c’est une opportunité supplémentaire qui est offerte aux
fraudeurs. De plus, ce choix politique crée des risques sérieux
pour les agents. Le négociateur peut se laisser entraîner par les
sirènes des entreprises et se trouver en situation de conflit
d’intérêts, voire de corruption. Quant au contrôleur, il peut être
tenté de relâcher ses recherches puisque la décision est prise
ailleurs. Il est donc essentiel de renforcer les contrôles des
pantouflages dans les deux sens et cela vaut pour tous les
niveaux hiérarchiques.
On est souvent déconcerté par les décisions du monde
politique. Les députés ont proposé un amendement stipulant
que l’aide aux entreprises présentes dans les paradis fiscaux de
la liste française soit refusée. Le Sénat l’a accepté et
l’Assemblée a… rejeté l’amendement ! La buvette était
pourtant fermée. Toutefois, cet amendement ne présentait pas
de grands risques pour les entreprises, seule l’inversion de la
charge de la preuve lui donnerait vie, et encore faudrait-il
élargir grandement la liste des paradis fiscaux : les entreprises
devraient alors démontrer qu’elles n’utilisent pas ces territoires
pour des opérations fiscales.
C’est l’affaire Cahuzac qui a relancé la lutte contre la
fraude fiscale. C’est sa faute qui a permis le vote de la « loi
panique » de 2013. À la réflexion, les yeux dans les yeux,
Jérôme Cahuzac aura été exceptionnellement utile en créant ce
scandale.

Où en sommes-nous ?
UNE VISION BIENVEILLANTE DES CONTRIBUABLES
Le rapport de la Cour des comptes publié le 2 décembre
2019 tombe fort à propos, il a le mérite de faire le point sur la
situation et de mettre en évidence des constats anciens. Le
monde politique, le couteau dans les reins, développe une
politique répressive avec des outils puissants, mais dont les
effets sont limités. Le fait de considérer tous les contribuables
comme étant a priori honnêtes améliore, certes, le service
rendu à ces derniers, chacun peut le constater, mais dissuade
peu les autres. La porosité entre les hauts cadres administratifs,
judiciaires, politiques et les entreprises est forte. Les grands
fraudeurs, les gestionnaires d’entreprises et ceux qui
légifèrent, appartiennent au même monde.
Certains actionnaires, certaines entreprises, certaines
banques au-dessus de tout soupçon n’hésitent pourtant pas à
édifier et à diffuser des montages complexes conçus à un très
haut niveau comme les fraudes « CumCum » et « CumEx ».
Ces manipulations financières de tradeurs auraient détourné
des caisses publiques (impôt sur les dividendes) 55 milliards
d’euros en quinze ans, alors que les États finançaient la survie
de ces mêmes banques. Le système fonctionne encore dans les
pays qui n’ont pas bloqué l’hémorragie. La France aurait été
impactée à hauteur de 3 milliards.
Le montage concerne les actions d’entreprises détenues par
des étrangers.
1. Avant le versement des dividendes, des actions sont
transférées à un autre actionnaire à Dubaï, où la convention
fiscale ne prévoit pas de taxation.
2. Le dividende est versé à cet actionnaire.
3. Les actions sont ensuite rendues au premier propriétaire
et les gains, évalués entre 15 et 30 % des sommes, sont
partagés.
Le système CumEx améliore le montage en intégrant une
succession de transferts extrêmement rapides et des ventes à
découvert. Il devient plus rémunérateur et incontrôlable.
1. X est un propriétaire étranger d’actions, il perçoit son
dividende taxé par l’État et sera remboursé.
2. Y est aussi un actionnaire étranger, il achète des actions à
découvert à Z qui ne les détient pas, ce dernier en demande le
remboursement à l’État alors qu’ils ne sont pas taxés.
3. Z les achète à X pour honorer sa vente à Y avant le
détachement du dividende.
Les députés européens ont demandé à l’Autorité de
contrôle des banques de s’approprier le sujet. J’ai moi-même
été confronté à un système assez proche dans les années 1980.
Les entreprises obtenaient un crédit d’impôt justifié par l’achat
de titres. Une foule de titres étaient achetés au cours des trois
derniers jours de l’année et revendus le 2 janvier, mais le
crédit d’impôt était pourtant accordé sur tout l’exercice. La
fraude se poursuit donc comme jamais. Les révélations des
leaks ont rendu publics les noms de contribuables ayant utilisé
des montages complexes et récurrents pour échapper à l’impôt.
En Grande-Bretagne et en Allemagne, les fraudeurs ont
immédiatement écopé de sanctions pénales lourdes. En France,
quelques cas ont fait l’objet de sanctions, il était difficile de
faire autrement. Comme l’expose très clairement l’ouvrage
L’Impunité fiscale 1, il existe toujours un écart entre « les
condamnations de principe et la rareté des sanctions ». Cette
contradiction est aussi due en grande partie au choix de
récupérer des fonds rapidement, une procédure pénale pouvant
durer des dizaines d’années sans garantie de condamnation.
LA POURSUITE DES FRAUDES N’EST PAS SI SIMPLE
Les montages performants sont organisés, diffusés,
proposés et agencés de manière professionnelle, utilisant
l’international même pour des structures de faible importance.
Très compliqués à analyser et à poursuivre, ils nécessitent
d’importants moyens humains et informatiques pour apporter
les preuves. La plupart des fraudes considérées comme
occasionnelles sont devenues récurrentes. Il y a fraude et
fraude : une fraude sur amortissement ou provision embellit
certes le carnet de chasse, mais ne présente qu’un intérêt
limité, elle peut même constituer un leurre. Les fraudeurs
d’habitude protègent chaque transaction en créant des sociétés
distinctes et une documentation spécifique appuyée par des
analyses de consultants. Le contrôle numérique auquel on
attache beaucoup d’attention n’est qu’une brique dans
l’environnement de contrôle. Il ne semble pas qu’une
augmentation sensible des effectifs adaptés et formés soit
prévue dans ce domaine, pas plus qu’une coordination entre
services faisant fi des problèmes de chapelles ait été
complètement intégrée. En France le traitement de la grande
criminalité financière mériterait un plus grand nombre de
substituts et de fonctionnaires affectés au contrôle ainsi qu’une
formation d’experts. Il ne semble pas non plus que les
formations spécifiques de haut niveau soient en forte
augmentation.
La fraude reste en partie impunie, elle conforte un
sentiment d’impuissance des citoyens. Elle renforce l’idée
d’une opposition des classes, un monde existe entre le monde
« kérosène/Net » utilisant les montages organisés et ceux qui,
enracinés, ne peuvent échapper aux taxes, aux contraventions,
aux augmentations diverses. Ces derniers ne disposent plus de
la maîtrise démocratique. Le mouvement des Gilets jaunes
trouve là son origine. La fracture fiscale est d’autant plus
marquée qu’elle apparaît clairement chez les bénéficiaires des
niches fiscales. C’est ainsi que se renforcent les inégalités, ce
n’est pas nouveau, François Rabelais l’avait déjà constaté 2 :
« Or çà, les lois sont comme les toiles d’aragne, or çà les
simples moucherons et petits papillons sont pris, or çà les gros
taons malfaisants les rompent, or çà et passent à travers. »
Il faut bien comprendre que le contribuable lambda est
plusieurs fois volé dans le système actuel. Il doit d’abord
financer par ses impôts une partie des montants éludés et subir
la contraction des dépenses si chère aux « crétins libéraux ».
Celle-ci détruit la solidarité nationale en opposant le privé au
public, les pauvres et les moins pauvres, et son application
pointilleuse dans les hôpitaux a donné les résultats qu’on sait.
Il lui faut aussi ensuite participer au remboursement de la dette
dont une partie peut provenir de sociétés offshore, passagers
clandestins des marchés, recyclant ainsi des fonds frauduleux
ou criminels. Et, enfin, l’évasion fiscale aggrave le déficit et
conduit les gouvernements à accorder des cadeaux fiscaux
dont l’efficacité est parfois douteuse.
LA TENDANCE CROISSANTE À LA NÉGOCIATION
PÉNALE

Le recours au plaider-coupable pour résorber le grand


nombre de procédures fait que le marchandage judiciaire se
vend bien. Ces négociations permettent de clôturer une
procédure ou d’éviter un procès en blanchiment de fraude
fiscale (HSBC a payé plus de 300 millions d’euros au PNF, le
parquet national financier). Cet accord constituait la première
Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) signée en France.
La procédure permet à une entreprise poursuivie de négocier
une amende, sans aller en procès ni en procédure de plaider-
coupable. Le PNF est devenu leader dans ce domaine,
réduisant par ce fait les opportunités d’incursion du DOJ
(Department of Justice) et surtout l’évaluation de la
compliance a été dévolue à l’Agence française anticorruption
(AFA) et non aux entités américaines spécialisées. Cela
pourrait à terme réduire l’asymétrie de traitement constatée
lors des poursuites extraterritoriales. Cette tendance à négocier
touche le fiscal comme le pénal, l’impact du paiement de
l’amende pourrait n’être que relatif, car comptabilisé en
charges par la grâce d’un montage assez simple 3.
NOTRE SYSTÈME FISCAL NE COMPTE QUE TROIS
IMPÔTS PROGRESSIFS

L’impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP),


celui portant sur les droits de succession (droits de mutation à
titre gratuit), et l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) pèsent
proportionnellement davantage sur les revenus et les
patrimoines des plus riches que sur ceux des pauvres et des
classes moyennes, mais ils sont en régression. Le système
fiscal semble subrepticement tendre vers un système régressif.
Comme le préconisait Alphonse Allais : « Il faut prendre
l’argent là où il se trouve : chez les pauvres. D’accord, ils n’en
ont pas beaucoup, mais ils sont si nombreux ! » En revanche,
le fameux ruissellement, tant attendu pour des allègements, s’il
est sans effet des plus riches vers les plus pauvres et affecte
même les dons, fonctionne très bien en flux inversé.
Quant aux classements internationaux, ils doivent susciter
une grande méfiance. Au cours du mois d’août 2019, un
institut de recherche fiscale américain, la Tax Foundation 4, a
publié le classement des pays de l’OCDE en fonction de leur
compétitivité fiscale. D’après leurs critères, les pays les mieux
notés sont ceux qui sont attractifs pour l’investissement et la
production. La France obtient son meilleur classement pour les
taxes sur la consommation et son plus mauvais classement
pour les taxes sur la propriété et sur celles des entreprises et
des ménages. C’est bien dans cette direction que la fiscalité
évolue, suivant en cela les canons libéraux. Un brin d’ironie
peut sourdre de ces classements. Le pays le mieux classé est
l’Estonie.

Fraude, optimisation, évasion


fiscale
DÉFINITIONS
La fraude fiscale (art. 1741 du code général des impôts)
vise à contourner illégalement l’impôt par un comportement
volontaire et délibéré. Des sanctions pénales et fiscales
s’appliquent aux délinquants. Sur proposition de la CIF
(Commission des infractions fiscales), un dépôt de plainte peut
être déposé par l’administration fiscale et depuis peu, avec la
modification du « verrou de Bercy », par les juges
d’instruction. Le délit de blanchiment de fraude fiscale peut
aussi être utilisé. La notion de « fraude » est utilisée dans les
situations d’évitement volontaire de l’impôt, elle se distingue
alors des erreurs et des oublis, volontaires ou non.
La fraude est « une infraction à la loi commise dans le but
d’échapper à l’imposition ou d’en réduire le montant ».
L’infraction pénale suppose la réunion de trois éléments :
l’élément légal, ne pas respecter le droit en vigueur ; l’élément
matériel, le montant de l’impôt éludé ; et l’élément moral,
l’intentionnalité.
L’infraction pénale comporte plusieurs classes sanctionnées
différemment : la contravention, le délit et le crime. En matière
de fraudes, il peut s’agir d’une « petite » fraude, d’une
omission exceptionnelle de déclaration, d’un montant faible,
d’un décalage. Ici l’évitement de l’impôt se traduit par des
pertes limitées pour les finances publiques. Pour celles dont la
perte est importante ou qui sont récurrentes, le traitement en
termes de sanctions fiscales diffère. Au-delà de la reprise des
sommes éludées (rectification) et de l’intérêt de retard, les
sanctions peuvent consister en des pénalités dites « exclusives
de bonne foi » : une majoration de 40 % si la mauvaise foi est
établie, une majoration de 80 % en cas de manœuvres
frauduleuses et éventuellement les sanctions pour opposition à
contrôle fiscal. Le type de sanctions suit la gravité de la
fraude.
L’optimisation fiscale utilise un mécanisme en principe
légal qui permet d’échapper à des impositions. Il s’agit d’un
contournement de la législation fiscale ou de l’exploitation de
failles existantes (niches fiscales ou régimes dérogatoires), ou
encore de l’utilisation de facilités mises à disposition par
certains pays. Il n’y a pas d’infraction à la législation fiscale.
En revanche, lorsque le montage est artificiel, lorsque le but
est essentiellement fiscal, l’infraction est constituée.
Lorsque l’optimisation fiscale est considérée comme
illégale, les actes n’ayant d’autre fondement que l’évitement
de l’impôt, elle est passible d’un abus de droit. Le professeur
Maurice Cozian définit l’abus de droit à sa manière : « L’abus
de droit est le châtiment des surdoués de la fiscalité. Bien
évidemment, ils ne violent aucune prescription de la loi et se
distinguent en cela des vulgaires fraudeurs qui, par exemple,
dissimulent une partie de leurs bénéfices ou déduisent des
charges qu’ils n’ont pas supportées. L’abus de droit est un
péché non contre la lettre, mais contre l’esprit de la loi. C’est
également un péché de juriste ; l’abus de droit est une
manipulation des mécanismes juridiques là où la loi laisse la
place à plusieurs voies pour obtenir un même résultat ; l’abus
de droit, c’est l’abus des choix juridiques. »
L’évasion fiscale, c’est le mélange de l’optimisation et de la
fraude. Dans les travaux du « paquet de lutte contre l’évasion
fiscale », la Commission européenne a considéré que la fraude
et l’évasion fiscale constituent toutes deux des activités
illégales consistant à se soustraire à l’assujettissement à
l’impôt. Les règles fiscales en vigueur sont appliquées, mais
d’une façon jugée non pertinente.
Les exemples d’évasion fiscale les plus utilisés sont la
réalisation de « montages fiscaux complexes » aux seules fins
d’éluder tout ou partie de l’impôt, ou bien le déplacement de
l’activité locale dans un paradis fiscal, et également le transfert
de son patrimoine dans des pays à fiscalité privilégiée. On
qualifie l’acte de partir à l’étranger pour éviter l’impôt d’« exil
fiscal » ou d’« expatriation fiscale ». Le déplacement de la
résidence fiscale en constitue l’acte central : s’installer
véritablement en Belgique, par exemple, implique d’y déclarer
ses revenus.
Finalement, la différenciation entre les malhonnêtes et les
malins se fait par les moyens qui peuvent être engagés dans la
réalisation des montages. Denis Healey, membre du Parti
travailliste et ministre des Finances du Royaume-Uni dans les
années 1980, prétendait que « la différence entre
l’optimisation et l’évasion fiscale réside dans l’épaisseur des
murs d’une prison ».
LES MOYENS DE LUTTE
Les scandales des Panama Papers et des Paradise Papers
ont clairement posé le problème de l’évasion fiscale
internationale. Les enquêtes révèlent une multitude de
montages d’exemption fiscale. Du fait de son opacité, le
montant de l’évasion fiscale est difficile à évaluer. Des
rapports publics permettent néanmoins d’établir quelques
ordres de grandeurs. La lutte contre la fraude et l’évasion
fiscale est un enjeu majeur de souveraineté. C’est la condition
essentielle du respect du principe d’égalité devant l’impôt. Elle
a une triple finalité : dissuader, sanctionner et budgétiser. Elle
répond à un principe d’équité entre les citoyens et les
entreprises, mais c’est aussi un remarquable support de
communication politique.
En France, plusieurs lois et lois de finances rectificatives
ont renforcé la lutte contre la fraude fiscale.
La loi contre la fraude fiscale et la grande
délinquance économique et financière de 2013

La « loi panique » faisant suite au scandale Cahuzac


renforce la répression de la fraude fiscale complexe et de la
délinquance économique et financière. Afin de faciliter la
poursuite, l’instruction et le jugement des affaires complexes,
la loi a créé des juridictions interrégionales spécialisées et
attribue au TGI de Paris une compétence nationale. Un
procureur général financier près du TGI de Paris a été par
ailleurs institué. La Haute Autorité pour la transparence de la
vie publique (HATVP) et l’Office central de lutte contre la
corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF)
et le Parquet national financier 5 ont été créés à cette occasion.
Ce dernier traque la grande délinquance financière avec un
certain succès. Il a donc beaucoup d’ennemis dans les sphères
politiques et économiques ; il est scandaleusement critiqué par
les justiciables pour ses investigations. Finalement, les
tricheurs et leurs conseils drapés dans leur sombre vertu créent
un brouhaha indigne sans que les plus hautes instances
politiques défendent l’institution.
La loi no 2018-898 du 23 octobre 2018 relative
à la lutte contre la fraude
Elle consolide les moyens de détection et de caractérisation
de la fraude avec :
la création d’une « police fiscale » au sein du ministère
chargé du Budget, afin d’accroître les capacités d’enquête
judiciaire en cas de fraude fiscale ;
le renforcement des pouvoirs de la douane en matière de
lutte contre les logiciels frauduleux (logiciels dits
« permissifs » conçus pour permettre et dissimuler la
fraude) ;
la consolidation des échanges d’informations utiles à
l’accomplissement des missions de contrôle et de
recouvrement entre agents chargés de la lutte contre la
fraude.

Le texte renforce également les moyens de sanction de la


fraude avec :
la mise en œuvre d’une logique de publicité plus large des
sanctions, tant pénales qu’administratives, en cas de fraude
fiscale – le naming and shaming. Concrètement, il s’agit
d’appliquer par défaut la peine complémentaire de
publication et de diffusion des décisions de condamnation
pour fraude fiscale, aujourd’hui prononcée de manière
facultative par le juge pénal ;
la création d’une sanction administrative complémentaire
des sanctions financières existantes, consistant à rendre
publics les rappels d’impôts et les sanctions administratives
pécuniaires dont ils ont été assortis pour les fraudes les plus
graves ;
la création d’une sanction administrative, exclusive des
sanctions pénales, applicable aux personnes qui
concourent, par leurs prestations de services, à l’élaboration
de montages frauduleux ou abusifs, afin de sanctionner
aussi les professionnels complices ;
l’aggravation de la répression pénale des délits de fraude
fiscale en prévoyant que le montant des amendes puisse
être porté au double du produit tiré de l’infraction ;
l’extension de la procédure de comparution sur
reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) dite de
« plaider-coupable » en matière de fraude fiscale pour
assurer une réponse pénale plus rapide et plus efficace ;
le renforcement des sanctions douanières applicables en cas
d’injures, de maltraitance ou encore de troubles à l’exercice
des fonctions des agents des douanes, ainsi qu’en cas de
refus de communication des documents demandés ;
l’extension de la liste française des États et territoires non
coopératifs (ETNC) en matière fiscale à la liste de l’Union
européenne (UE).
Ces dispositions renforcent l’efficacité de l’action des
différentes administrations dans la lutte contre les fraudes
fiscales, sociales et douanières, mission essentielle au maintien
du pacte républicain. Cependant, la lutte contre la fraude ne
peut être actuellement conçue que si elle est mondialisée car
elle nécessite une coopération internationale.
Une procédure édictée par les articles L 80 A et L 80 B
modifiés par loi no 2018-727 du 10 août 2018, art. 9, qui
introduit la garantie fiscale, peut générer des problèmes. En
effet, « [i]l ne sera procédé à aucun rehaussement
d’impositions antérieures […] si, dans le cadre d’un examen
ou d’une vérification de comptabilité ou d’un examen
contradictoire de la situation fiscale personnelle, et dès lors
qu’elle a pu se prononcer en toute connaissance de cause,
l’administration a pris position sur les points du contrôle, y
compris tacitement par une absence de rectification ». Hélas,
vérifier en quelques mois une société et 85 filiales dans les
conditions actuelles est impossible. Il n’est pas possible au
cours d’une vérification générale de comptabilité de tout voir.
Ainsi le paragraphe « y compris tacitement par une absence de
rectification » me semble relever plus d’une opération de
blanchiment d’opérations non contrôlées, mais pouvant être
irrégulières, que d’un élément contribuant à la sécurité
juridique des entreprises et à la rentrée des fonds.
La lutte contre les fraudes a été assez fondamentalement
modifiée depuis la loi « panique » de 2013. En effet, des
moyens nouveaux permettent de mieux « travailler » le
problème :
la reconnaissance préalable de culpabilité et la Convention
judiciaire d’intérêt public ;
le Service d’enquête judiciaire des finances ;
la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale
(BNRDF) ;
le data mining ;
l’utilisation des données publiques (ce service existait en
support papier voici une trentaine d’années) et le
renseignement fiscal ;
l’utilisation des dénonciations ;
l’échange de données entre administrations et l’échange
automatique des données entre pays ;
les leaks et désormais « l’Open Lux » qui outre les
informations utiles au contrôle pourraient être utilisées en
formation pour conceptualiser les cheminements d’enquête.
La Cour des comptes dans un rapport de 2019 considère
néanmoins, et tous les ministères sont concernés, que
l’impulsion ministérielle est modeste, que leur communication
est limitée, que la formation est insuffisante et que la
programmation n’est pas assez pertinente.

Il m’apparaît difficile de demander à la même personne


d’être à la fois celle qui accompagne et régularise les erreurs 6
et celle qui poursuit, d’autant plus que les fraudeurs, eux, ne se
posent guère de problèmes. D’un côté, une activité d’audit
« processus » et, de l’autre, un esprit habile à identifier dans
les procédures les failles frauduleuses et une grande capacité à
« penser truand ».
Les procédures deviennent de plus en plus complexes, elles
demandent une connaissance fine du droit fiscal, certes, mais
aussi des prescriptions pénales et plus largement du droit
pénal, du droit comptable, et de l’informatique qui gère les
processus contrôlés ainsi que des procédures de la CIF, ce qui
constitue une base minimale et nécessite une mise à jour
constante.
Les montages deviennent de plus en plus complexes, il
n’est pas évident d’envoyer une demande ou un droit de
communication. Peut-être serait-il aussi utile de créer un poste
de « procédurier » ?
Il est évident aussi qu’une telle capacité, augmentée de
« l’œil », c’est-à-dire du réflexe qui, par pure réaction, peut
identifier un loup dans une suite d’écritures ou dans un contrat
en apparence sans problème, ne s’acquiert pas immédiatement.
Plusieurs années de pratique sont nécessaires (entre trois et
cinq).
Il est aussi nécessaire de former des personnes qui adhèrent
et qui peuvent s’investir plusieurs années dans cette activité. Il
faut donc garantir un suivi de carrière acceptable pour
bénéficier longtemps de ces services.
Peut-être faut-il décliner des formations spécifiques aux
montages complexes, car ils existent à Neuilly comme à l’île
de Labuan (Malaisie).
S’assurer de disposer des historiques des fraudes qui ont été
sanctionnées et de celles qui ne l’ont pas été et pourquoi. Les
fraudes sont sectorielles, elles se reproduisent sous le même
format et évoluent peu.
Il faut s’assurer que le savoir ne se perd pas et imposer un
tuilage à chacun des départs.
Enfin, les cadres, chacun à leur niveau, doivent se situer
dans ce même esprit.
DANS LE CADRE DU G20 ET DE L’OCDE
Un plan de lutte contre l’érosion des bases fiscales et contre
le transfert des bénéfices pour échapper à l’impôt (BEPS :
Base Erosion and Profit Shifting) a été adopté en octobre 2015
par les 35 pays membres de l’OCDE. Ce plan a abouti à la
signature, en juin 2017, d’une convention multilatérale visant
à restreindre les possibilités d’évasion fiscale par les
entreprises multinationales.
Pour l’OCDE, les bénéfices doivent être taxés là où ils sont
réalisés, afin de limiter le détournement des conventions
fiscales conclues entre les pays, pour éviter les « doubles
impositions » créant en fait des « doubles exonérations ».
L’idée, c’est la résolution du lieu du siège social des
entreprises. Si on considère qu’une entreprise disposant de
plus de 10 000 mètres carrés à Paris, de centaines de salariés,
de milliers d’ordinateurs en France n’est pas un
« établissement stable », il faut trouver un autre fondement de
taxation.
Les ministres des Finances du G20 en octobre 2019 ont
validé des propositions destinées à remettre en cause
l’utilisation des paradis fiscaux par les multinationales. La
taxation des entreprises devrait être possible, même si elles
n’ont pas de présence physique sur un territoire.
Un profit « normal » réalisable sur un territoire et le
« surprofit » acquis par des transferts artificiels doivent être
évalués. La différence étant réattribuée aux pays dans lesquels
le chiffre d’affaires est réalisé. Mais les divergences sont
rudes : le fait d’exclure les sociétés B to B et les industries
extractives dont la problématique est similaire augure mal de
l’évolution, et je crains qu’on n’attende longtemps avant de
finaliser ces mesures du fait des positions américaines toujours
évolutives. Le salut viendra peut-être des multinationales qui
semblent préférer se soumettre à des règles générales que
d’être confrontées à une multitude de taxes nationales. De
telles mesures entraîneraient aussi des pertes de recettes
considérables pour le Luxembourg 7 (environ 40 %), l’Irlande,
les Pays-Bas, la Belgique, Chypre ou Malte, en fait pour tous
les pays « pique-assiettes » européens qui défendront leurs
avantages.
L’article 223 quinquies C du code général des impôts (CGI)
a introduit une déclaration pays par pays des résultats
économiques, comptables et fiscaux, qui doit être télédéclarée
par certaines entreprises afin de lutter contre l’optimisation et
la fraude fiscales. L’introduction de cette nouvelle obligation
est une transposition en droit interne de la recommandation de
l’OCDE sur le « reporting » pays par pays (CBCR), prévu par
le plan Base Erosion and Profit Shifting de l’OCDE (plan
BEPS).
L’application de la directive DAC6 8 créant une obligation
pour les sociétés de communiquer les schémas fiscaux
transfrontaliers et impliquant les conseils est une excellente
mesure. Les contre-feux sont déjà en place : la conception des
montages est saucissonnée entre les divers intermédiaires et
fractionnée entre les localisations des cabinets. Il devient alors
difficile de désigner tel conseil comme étant l’initiateur du
montage.
Un élément positif réside dans le fait que les bonus versés à
la direction financière en fonction du taux effectif d’imposition
semblent réduits et remplacés par des primes pour ceux qui ne
créent pas d’embrouilles avec le fisc.
Les informations contenues dans la déclaration pays par
pays, déposée par chaque groupe, sont transmises aux États
partenaires aux échanges ayant au moins une entité sur leur
territoire.
La question du dumping fiscal au sein même de l’Union
européenne n’évolue guère. La directive de l’Assiette
commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés, (ACCIS),
qui vise à harmoniser les modes de calcul de l’impôt sur les
bénéfices, est toujours en discussion. Enfin, à la suite du
scandale des Paradise Papers, l’Union européenne a établi sa
liste noire des paradis fiscaux. Ce sont 17 juridictions qui ont
été identifiées par les ministres des Finances des 28 pays de
l’Union européenne. Il s’agit de Bahreïn, de la Barbade, de la
Corée du Sud, des Émirats arabes unis ou encore des îles
Marshall, de la Mongolie et de la Tunisie. Bien que les
Paradise Papers aient révélé le rôle de certains pays membres
– Malte, Pays-Bas, Irlande – dans les circuits de l’optimisation
voire de l’évasion fiscale, aucun pays de l’Union européenne
ne figure sur cette liste noire, de plus les Caïmans viennent
d’être retirés de la liste, cherchez l’erreur !
En effet, « Mal nommer les choses, c’est ajouter au
malheur du monde 9 ». Les « pique-assiettes » européens
doivent donc être qualifiés de plaques tournantes de
l’optimisation fiscale. Pays prédateurs, ils se délectent de la
substance fiscale des autres pays en facilitant les transferts de
bénéfice. Aux Pays-Bas les taxes sur la propriété industrielle,
les plus-values de cession et les dividendes distribués par les
filiales aux holdings sont faibles. Des « rulings » sont proposés
aux multinationales 10 désormais admis uniquement pour les
sociétés qui ont une activité sur place.
« La frugalité des bataves n’est donc qu’apparente et cette
nation qui se décrit comme celle des « prédicateurs et des
vendeurs », parfois arrogante, a négligé dans son approche
fiscale au moins un principe de Calvin « le riche est “ministre
– littéralement serviteur – du pauvre 11”. Le riche doit
s’appauvrir pour que le pauvre s’enrichisse, nous en sommes
loin ! Ils découvriraient même les méfaits de tels
comportements, un texte destiné à sanctionner la fuite des
multinationales vers des cieux plus accommodants (La grande
Bretagne de l’après brexit) pourrait être porté au parlement.
L’évasion fiscale fait donc progressivement l’objet
d’initiatives multilatérales tendant à une mobilisation
coordonnée des États. Toutefois, les normes mises en place
manquent réellement de vigueur, et leur application demeure
bien souvent défaillante ou lacunaire.
LA FRAUDE, COMBIEN ÇA COÛTE ?
Le chiffrage de la fraude est complexe et les évaluations
sont très variables. Deux méthodes sont utilisées. L’évaluation
directe s’appuie sur des données micro-économiques
disponibles, en l’occurrence les contrôles fiscaux et sociaux
qui sont extrapolés. La méthode « indirecte » s’appuie sur des
données macro-économiques (agrégats) et évalue l’écart entre
un niveau de recettes attendu et le niveau réel. Le choix de la
méthode fait l’objet de commentaires divergents.
Le lobbying des entreprises dénigre systématiquement les
diverses méthodes utilisées : les estimations seraient
hasardeuses et les travaux d’extrapolation des résultats du
contrôle fiscal seraient biaisés. Aucune méthode plus
pertinente n’est proposée. Le total de la fraude (fiscale et
sociale) serait compris entre 100 à 120 milliards d’euros en
France 12. La Commission européenne a repris les travaux
effectués sur la base de l’évaluation indirecte par l’Université
de Londres et l’évalue à 118 milliards d’euros, soit
800 milliards pour l’Europe.
Le rapport du syndicat Solidaires-Finances publiques 13
évalue la fraude fiscale, hors la fraude sur les prélèvements
sociaux, à 100 milliards d’euros en France. C’est 20 milliards
de plus que l’estimation donnée en 2013 dans son dernier
rapport. À titre de comparaison, l’ONG Oxfam donne un
chiffre compris entre 60 et 80 milliards d’euros.
En 2012, un rapport de la Commission européenne évaluait
l’évasion fiscale dans l’Union européenne à 1 000 milliards
d’euros par an, soit 19,2 % du PIB de l’UE.
La sous-déclaration des revenus serait la fraude la plus
courante, elle devrait théoriquement être réduite par le
prélèvement à la source, mais ce dernier ne porte que sur une
base déjà connue. Outre la divine surprise de la première
année qui fait apparaître des nouveaux contributeurs, on ne
peut compter sur elle les années suivantes. Les entreprises
comme les particuliers peuvent disposer d’un patrimoine
offshore par le biais de sociétés-écrans et de trusts. Gabriel
Zucman estime que « ce patrimoine représente près de 15 %
du total pour la France, soit près de 300 milliards d’euros »,
que le manque à gagner serait de « 10 milliards d’euros
annuels » et qu’environ « 3 500 ménages français
détiendraient 50 millions d’euros chacun en moyenne à
l’étranger ». Ainsi, « 3 500 ménages concentreraient une
fraude de 5 milliards chaque année ».
Dans son rapport, le syndicat Solidaires-Finances publiques
conclut également qu’il n’a jamais été aussi simple de
contourner le fisc. Alors que, en 2008, une entreprise soumise
à la TVA risquait de voir sa comptabilité contrôlée tous les
quatre-vingt-quatre ans, c’est désormais tous les cent trente
ans, précise Marianne. La situation est encore plus simple
pour les particuliers : les contrôles de la situation fiscale
personnelle sont passés de 4 166 en 2008 à 3 613 en 2017. En
cause, une baisse des effectifs : « 3 100 emplois ont été
supprimés dans les services de contrôle fiscal depuis 2010 »,
explique Vincent Drezet, du syndicat Solidaires-Finances
publiques. « Seule une véritable volonté politique en matière
de lutte contre la fraude fiscale doit donc inverser cette logique
qui affaiblit le contrôle fiscal », conclut-il. Le rapport, lui,
assure que « les efforts en matière d’emplois, soutenus dès
2018, ont vocation à se renforcer à partir de 2019 et 2020 dans
le cadre du processus Action publique 2022 ».
Ce qu’on peut dire sans grand risque de se tromper, c’est
que les entreprises seraient responsables des deux tiers des
fraudes, essentiellement au titre de l’impôt sur les sociétés et la
TVA. Les particuliers fraudent l’impôt sur le revenu et sur le
patrimoine.
Le verrou de Bercy
Le verrou est le monopole accordé au ministère du Budget
pour lancer des poursuites pénales en cas de fraude fiscale.
Contrairement aux grands principes du droit pénal, en matière
de fraude fiscale c’est l’administration qui décidait si, au final,
elle engageait des poursuites au regard des éléments qu’elle
avait recueillis. La justice ne pouvait se saisir elle-même d’une
affaire de fraude fiscale. L’administration fiscale pouvait
bloquer les poursuites pénales pour fraude fiscale en ne
déposant pas plainte. En fait, c’est l’affaire Cahuzac qui a
relancé cette ancienne polémique. Le ministère des Finances
avait engagé une démarche auprès de la Suisse, qui avait
amené à la présentation d’un document certifiant que Jérôme
Cahuzac n’avait pas de compte dans les banques de ce paradis
fiscal… Ce qui était faux. Il lui fut reproché de ne pas saisir la
justice pour fraude fiscale, et donc de protéger le fraudeur, en
l’espèce ministre du Budget.
LE VERROU A UNE HISTOIRE
Ce principe si décrié s’est inscrit dans le cadre de la grande
réforme fiscale conçue sous la IIIe République au cours de la
Première Guerre mondiale. La loi de finances, promulguée le
15 juillet 1914, contenait la création d’un nouvel impôt
général sur le revenu (IGR), qui entra en vigueur en 1916. En
juillet 1917, les taux d’imposition sont relevés de 10 % à
12,5 %. Les anciens impôts directs, dits les « quatre vieilles »,
sont supprimés et remplacés par deux contributions directes au
profit des communes et des départements : impôt foncier des
propriétés bâties et des propriétés non bâties, impôt sur le
revenu des valeurs mobilières, créances, dépôts et
cautionnements. Enfin, quatre nouveaux impôts sont créés :
l’impôt sur les traitements et salaires, l’impôt sur les bénéfices
des professions non commerciales, l’impôt sur les bénéfices de
l’exploitation agricole, et l’impôt sur les bénéfices industriels
et commerciaux.
Une forte opposition à l’impôt s’est manifestée et les
fraudes se sont tellement multipliées qu’une loi du 25 juin
1920 a institué de fortes amendes et des peines de prison en
cas de récidive pour le contribuable fraudeur. C’est alors que
le principe du monopole de l’administration fut établi. Ce sont
donc les grandes difficultés du franc et le besoin de fonds
après la guerre qui expliquent cette création permettant au
pouvoir politique de maîtriser les procédures judiciaires en
matière de fraude fiscale.
Bien installée dans l’histoire, la présence du verrou
s’explique aussi pour une raison bien plus pragmatique.
Disposant de la possibilité d’engager des poursuites pénales,
l’administration fiscale possède là un moyen de pression
efficace pour contraindre les contribuables récalcitrants à
payer. Et il ne faut jamais oublier que la mission première du
fisc est de collecter des impôts et non de poursuivre les auteurs
d’infractions.
Jusqu’à la loi du 10 octobre 2018 relative à la lutte contre
la fraude, un procureur ou une partie civile ne pouvait pas
porter plainte pour fraude fiscale. Cette prérogative était
cependant encadrée par l’obligation faite à Bercy de suivre
l’avis de la Commission des infractions fiscales (CIF). Chaque
année, environ 1 000 dossiers sur les 15 000 cas de fraudes
lourdes sont poursuivis.
Le régime fixé par cette loi du 10 octobre 2018 est le
suivant :
le texte met fin au monopole des poursuites détenues par
l’administration fiscale pour les plus gros fraudeurs. Un
mécanisme de transmission automatique au parquet des
affaires le remplace. Le montant de la fraude déclenchant
cette transmission est fixé à 100 000 euros avec des critères
aggravants et la récidive ;
pas d’examen conjoint des dossiers. Le parquet n’a pas
d’autosaisine et il n’existe pas, officiellement, de possibilité
d’examiner conjointement les dossiers. En fait, je pense
que, comme à l’habitude, l’usage permettra de mettre du
liant dans le texte ;
la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) est élargie à
la fraude fiscale. Pour ma part, j’ai toujours pensé avec de
nombreux collègues que, si le verrou sautait, il ne faudrait
pas attendre bien longtemps avant que la disposition soit
réintroduite. En effet, le problème posé est celui du nombre
de personnes nécessaires pour gérer ces investigations
complexes, de leur qualité pour traiter ce problème, de la
durée de formation nécessaire et de la période de mise en
place.
De nombreux professionnels se réjouissaient déjà de cette
situation, certains considérant que ce serait là un débouché
pour les juristes ; d’autres, instruits par le fait que le pouvoir
répugne à augmenter le nombre de magistrats, estimaient que
le système serait rapidement embourbé au profit des fraudeurs.
Ce qui n’est pas faux. Il faut aussi intégrer le fait que, depuis
le 20 février 2008, la chambre criminelle de la Cour de
cassation a jugé que le blanchiment de fraude fiscale était une
« infraction générale, distincte et autonome » non « soumise
aux dispositions de l’article L. 228 du livre des procédures
fiscales » (Cour de cassation, Chambre criminelle, 20 février
2008). La jurisprudence permet au parquet, en utilisant
l’infraction de « blanchiment de fraude fiscale », de poursuivre
de manière indépendante et elle l’a fait dans la plupart des
grands procès : Cahuzac, Balkany, etc.

Le verrou de Bercy est maintenu pour les autres cas de


fraudes fiscales lourdes, le nombre de dossiers ouverts
s’établirait entre 1 300 à 1 400 par an. Pour ces cas,
l’administration conserve le monopole de la plainte.
La loi a aussi mis en place le « plaider-coupable » en
matière fiscale. Un fraudeur poursuivi peut négocier une
amende qui éteint la poursuite et conservera l’innocence
formelle du fraudeur. C’est la clé de cette réforme du verrou
de Bercy. Par ailleurs, la loi élargit le champ de la négociation
et donne aux fraudeurs des chances supplémentaires
d’échapper à la justice en payant rapidement les impôts éludés
et les pénalités.
CHAPITRE 2

Qui sont les fraudeurs ?


Il existe autant de types de fraudeurs que de types de
fraudes et les comportements diffèrent en fonction des
opportunités offertes, des cibles, des moyens mis en œuvre et
de l’utilisation des fonds détournés.

Le profil des fraudeurs


en entreprise
Le fraudeur interne type est un homme (dans 68 % des cas)
dont l’âge est compris entre 35 et 60 ans (dans 70 % des cas),
un dirigeant ou un manager (dans environ 35 % des cas) avec
des complices (dans 62 % des cas) et un collaborateur de
l’entreprise victime (dans 65 % des cas) 1. Il dispose d’une
connaissance suffisante de la gestion de l’entreprise, de ses
failles et des cadavres cachés dans les placards, ce qui peut
expliquer l’absence de dépôt de plainte.
Les salariés bien plus jeunes se perdent dans les fraudes, la
multiplication des fraudes chez les tradeurs et dans les banques
après la crise de 2008 en apporte la preuve. L’environnement,
souvent malsain, est un pousse-au-crime pour des jeunes
cadres dans des filiales étrangères. On constate une
progression des fraudes commises par les femmes, les
manipulations semblant être plus solitaires, et c’est peut-être
ce qui explique qu’elles font plus volontiers l’objet de plaintes
de la part des directions d’entreprise.
Généralement, le fraudeur dispose de la confiance de la
hiérarchie et de ses collègues. Certains utilisent une forme de
gentillesse, une capacité à « arranger » les problèmes, et
surtout une grande maîtrise du secteur dans lequel la fraude est
opérée, d’autres sont plus brutaux. La gestion informatisée a
contribué à faire entrer dans ce groupe à risque les
gestionnaires des systèmes et à développer une analyse des
postes clés. À titre d’exemple, un gestionnaire des rejets du
système informatique dispose de réelles opportunités s’il
s’accorde avec un responsable des écritures. Il est commun de
se méfier de l’employé trop consciencieux.
Les agissements des fraudeurs produisent des « signes
d’anomalies » pouvant être identifiés pour qui connaît la
typologie des montages. Un grand nombre de fraudes sont
détectées à l’occasion d’absences forcées ou lors du départ à la
retraite. Le salarié qui arrive tôt le matin, quitte son travail tard
le soir (pensons à Jérôme Kerviel), qui ne prend jamais de
vacances ni de congés maladie, doit faire l’objet d’une
attention particulière. La fraude commise en collusion
augmente régulièrement. Impliquant la participation de
plusieurs salariés ou tiers, elle facilite la commission du
montage et réduit le risque de se faire prendre.
Les montages relatifs à la fraude externe sont similaires à
ceux utilisés dans les cas de corruption privée, avec
l’implication d’anciens collaborateurs chez les clients ou les
fournisseurs de l’entreprise. Les fraudeurs utilisent le système
informatique, la technologie et les faiblesses humaines qu’ils
connaissent bien pour créer des faux documents ou obtenir des
informations facilitant l’installation de leurs montages. C’est
une sorte d’ingénierie sociale interne.
En général, les salariés de niveau moindre commettent plus
de fraudes en nombre, mais au montant réduit. Les fraudes des
cadres évoluent en sens inverse, cependant les typologies
utilisées sont très différentes. Un chef d’entreprise échangeant
sur ce sujet m’a répondu que « c’était normal, lorsqu’on a les
clés du camion on démarre plus facilement ».
Le niveau d’études a peu d’influence sur le comportement
frauduleux, bien au contraire. Les dirigeants installés dans
l’élite suscitent rarement l’opprobre de leurs pairs. Les
analyses de Sutherland le confirment : les fraudes sont
considérées par leurs pairs comme une dérive ponctuelle et
sont le plus souvent passées sous silence. Elles sont aussi bien
vite pardonnées. Les montages complexes de corruption
nécessitent un excellent niveau intellectuel et un réseau solide.
Les fraudes sont motivées par la recherche de gains, mais
l’effet d’opportunité joue aussi. L’expérience montre que de
nombreuses fraudes ont pour origine une erreur initiale,
identifiée et parfois corrigée par son auteur constatant qu’elle
est passée inaperçue. Sous pression, traversant une passe
financière difficile et convaincu de pouvoir régulariser la
situation… ce qu’il ne fait pas, le fraudeur reproduit,
volontairement, la même erreur. Comme le sapeur Camember,
il reconduit le montage pour combler les trous antérieurs. Une
fraude se poursuit, en moyenne, pendant une période comprise
entre dix-huit mois et trois ans.
Chez d’autres, c’est une exacerbation du « moi » qui est
constatée : on fraude parce qu’on pense être supérieur aux
autres ou parce qu’on considère les contrôleurs comme étant
des « ringards ». D’ailleurs, j’ai pu constater que les fraudeurs
qui se font prendre ne mettent jamais en cause leur montage,
s’ils se sont fait prendre, c’est à cause du « pas de chance ».
Une analyse du surmoi de certains fraudeurs ne devrait pas
être négligée.
La fraude fuit le contrôle. Réfléchie ou résultant de
circonstances fortuites, elle se développe toujours dans des
endroits mal contrôlés ou difficilement contrôlables. Cette
observation est constamment vérifiée. Les fraudes sont plus
aisément réalisables dans des filiales étrangères dans
lesquelles le contrôle est fractionné et périodique.
Les fraudes commises comme celles de la corruption sont
plus aisées dans certains types d’activités, dans certains pays,
et lorsque certaines structures s’impliquent.

Les fraudes des personnes


physiques
LES FRAUDES DES POLITIQUES : UNE DÉRIVE
EXEMPLAIRE

La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique a


transmis un grand nombre de dossiers de responsables publics
à la justice, indique son rapport. Peu de commentaires ont
accompagné cette information. Pourtant la symbolique était
flagrante, au moment de déposer leur déclaration, les Français
apprenaient que nombre de dossiers portant sur la déclaration
d’impôts de membres du gouvernement posaient problème et
que si certains « [avaient] donné lieu à des rectifications »,
d’autres avaient fait l’objet de poursuites. L’exemple vient
d’en haut ! Seuls quelques journaux ont relaté l’information
alors qu’elle aurait dû créer un scandale, « 60 % du
gouvernement », en 2018, souligne Le Canard enchaîné.
Notons qu’en 2016 cette même Haute Autorité avait transmis
13 dossiers à la justice et examiné 23 conflits d’intérêts
potentiels. Elle a transmis à la justice le dossier de Jean-Paul
Delevoye sous manquement aux obligations de déclaration, et
a exigé que Mme Penicaud quitte son mandat
d’administratrice à Davos, quant au ministre délégué chargé
des petites et moyennes entreprises, il est visé par des enquêtes
pour abus de confiance.
Disposant d’un pouvoir d’injonction, elle a aussi demandé
des « précisions » sur de « possibles conflits d’intérêts » au
ministre de la justice 2.
Laura Flessel a été amenée à démissionner après la
découverte de manquements dans le cadre de la vérification de
sa situation fiscale supervisée par la HATVP.
D’après Le Canard enchaîné, en 2015, au moment du vote
de la partie recette du projet de loi, de nombreux députés et
sénateurs n’auraient pas déclaré à leur juste valeur leur
patrimoine à la Haute Autorité pour la transparence de la vie
publique. Les réactions n’ont pas toujours été aussi modérées
que celle de l’un des ténors de la politique qui admettait une
divergence d’appréciation et qui, questionné, a répondu de la
manière suivante : « Si les services fiscaux estiment que je
dois basculer dans l’ISF, je ne vais pas discuter », « Je vais
l’appliquer, je ne saisirai pas la juridiction administrative. Ce
n’est pas un drame. » D’autres personnages tout aussi
importants ont vu leur situation réévaluée après de sévères
échanges.
LES MANŒUVRES DES HÉRITIERS
Un remarquable article paru dans Le Monde.fr 3 donne une
lecture précise de la typologie des fraudeurs figurant dans les
dossiers de la banque UBS, condamnée – elle a fait appel –
pour avoir démarché de façon illégale des clients en France.
Une procédure de régularisation a été engagée au 31 décembre
2014 par 2 500 clients de la banque.
« Le montant médian des sommes cachées en Suisse était
de 340 000 euros. Les situations patrimoniales sont très
variables, certains comptes affichant 51 millions d’euros et
d’autres 400 euros. En moyenne, chaque fraudeur cache
1,1 million d’euros sur un compte suisse. L’équivalent de
soixante-deux ans de salaire minimal net en France. » Près de
75 % de ces comptes étaient détenus par héritage et n’ont pas
été déclarés.
Dix pour cent des comptes illégaux appartenaient à des
contribuables issus du monde médical. Le monde de la finance
les talonne avec 8 % des comptes illégaux, à égalité avec ceux
du monde scientifique (8 % des avoirs illégaux), comme des
anciens chercheurs employés auparavant au CERN
(Organisation européenne pour la recherche nucléaire) à
Genève, mais résidents français à la retraite et désormais
soumis à la fiscalité française. Les sportifs constituent environ
4,5 % des profils renseignés. Dans la liste des évadés, on
trouve aussi des chefs d’entreprise (avec une forte
prédominance des secteurs du commerce de gros et du textile),
des avocats, ou encore des commerçants (bouchers, coiffeurs).
Pour dissimuler les avoirs, près d’un client français sur dix
d’UBS se cache derrière une structure offshore (trust aux
Bahamas, fondation au Liechtenstein, société au Panama)…
Dix comptes très garnis sont qualifiés de passifs par Bercy
et sont classés parmi les cas jugés les moins graves : ce sont
généralement des avoirs constitués lorsque les titulaires
n’étaient pas résidents fiscaux français, ou correspondant à un
héritage qui n’a pas subi d’opérations ou de mouvement
financier. Une situation que le ministère distingue des comptes
actifs, le résident français cherchant à échapper à l’impôt. Et
ces derniers sont, en moyenne, plus modestes, avec un
montant médian de 320 000 euros.
À UBS, cela les classe d’ailleurs le plus souvent dans la
catégorie la plus faible, distinguée par la division gestion de
fortune de la banque : les « core affluent ». À ces clients
étaient surtout proposées des assurances-vie, le « trust des
pauvres », par la filiale de la banque UBS Life. Un système
qui aide à la dissimulation des avoirs : le titulaire du compte
proprement dit étant UBS Life et non le client.
Concernant l’âge des fraudeurs, on observe la coexistence
de trois générations : la première, née dans les premières
décennies du XXe siècle ; la deuxième, née pendant ou après la
Seconde Guerre mondiale ; et la troisième, née depuis les
années 1970. Les titulaires des dix plus gros comptes cachés à
UBS (entre 23 et 51 millions d’euros) étaient nés entre 1919 et
1958.
Concernant l’origine sociale, on ne note pas moins de
89 personnes dont le nom contient une particule (« de », « d’ »,
« von ») dans les listes, soit 4,5 % des fraudeurs, une
surreprésentation par rapport à la proportion de noms
aristocratiques dans la population française (moins de 1 %).
Une partie non négligeable des fraudeurs a une histoire liée
à l’exil et aux persécutions. On trouve ainsi beaucoup de
familles françaises juives. L’histoire a montré que la détention
d’avoirs en Suisse était, dans bien des cas, liée à la Shoah et
aux spoliations des années 1940. Ainsi les poursuites contre
UBS ont offert aux analystes une grille de lecture assez précise
de la qualité des fraudeurs et des sommes détournées. Il faut
savoir cependant que nombre d’anciennes grandes fortunes de
cette époque avaient abandonné la Suisse pour se réfugier dans
des contrées plus sages. En fait, la plupart des fraudeurs se
terrent près de leur domicile, ce que facilitent les paradis
européens. Les fraudeurs vivant au Nord sont proches des Îles
Anglo-Normandes, de la Belgique, du Luxembourg, ceux de
l’Est, du Luxembourg, du Liechtenstein et de la Suisse, ceux
du Sud et du Lyonnais sont proches de Malte et de
l’Andorre, etc. Cependant, le développement des transmissions
a élargi la cible vers les paradis fiscaux éloignés.
Il est aisé de constater que les héritiers constituent un
contingent important de fraudeurs, du moins en valeur. Les
affaires Bettencourt, Wildenstein, d’abord relaxé en appel (la
cour de Cassation a ordonné un nouveau procès), l’héritière
Gucci et son conseil qui, eux, ont été condamnés, ainsi que
tant d’autres familles dont les noms sont apparus dans les
divers leaks, en sont la preuve. Les professions libérales sont
aussi bien présentes, et enfin les élus, avec le maire de
Levallois-Perret, condamné à de la prison ferme à la suite
d’une plainte déposée par le Parquet national financier (PNF)
et le fisc.
LES FRAUDES CONSIDÉRÉES COMME MINEURES SONT
RÉCURRENTES

Des milliers de contribuables fraudent en utilisant des


pratiques désespérément primaires. Des oublis, le travail
clandestin, les locations immobilières au noir dont
l’importance est accrue avec Airbnb : ces montages simples et
massifs fonctionnent bien car ils sont difficiles à détecter. Ces
fraudes, que certains considèrent comme anodines, donnent
pourtant l’image de la manière dont un peuple les appréhende,
et les grands utilisateurs d’espèces de toute origine sont des
grands fraudeurs.
Il est possible d’établir une liste approximative des
montages de fraude :
inventer des charges foncières imaginaires ;
éviter de déclarer et payer la nounou au noir ;
omettre de déclarer des revenus pour les artisans et les
professions libérales, les montants peuvent être très élevés ;
sous-estimer ses revenus fonciers ;
ne pas déclarer les travaux réalisés dans sa maison ;
s’inventer une ou des demi-parts supplémentaires ;
sous-évaluer son patrimoine immobilier ;
encaisser un dessous-de-table à l’occasion de ventes
immobilières ;
gonfler ses frais professionnels, pour les médecins,
infirmières, artisans ;
encaisser indûment la prime pour l’emploi.
Pour que la fraude se poursuive sans risques, les fraudeurs
doivent maintenir une certaine cohérence dans ces
manipulations. Toute rupture motivant le contrôle.
Les sommes éludées sont massives, et la réduction du
nombre de fonctionnaires dédiés à ces contrôles ne les facilite
pas.

Les fraudeurs sociaux


Le Conseil constitutionnel a reconnu à la lutte contre la
fraude sociale une exigence constitutionnelle 4. Il a constaté la
grande difficulté pour l’évaluer. Les montants de cette fraude
sont toujours difficiles à estimer. Cependant, d’après une note
de l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale
(ACOSS) récupérée par Les Échos, le manque à gagner
pourrait être compris, en 2019, entre 7 et 9 milliards d’euros,
pour le travail clandestin entre 5,2 et 6,5 milliards d’euros.
Quel que soit le biais toujours possible, c’est considérable !
Trois grands groupes peuvent être distingués : les
entreprises, les professionnels de santé et les assurés.
LES FRAUDES DES ENTREPRISES DANS LE DOMAINE
SOCIAL

Lorsqu’une entreprise ne déclare pas son activité ou


lorsqu’elle en dissimule une partie, la fraude affecte
l’ensemble des cotisations sociales au détriment de l’Urssaf.
De plus, elle affecte aussi les cotisations chômage et les
retraites complémentaires. Les plus grandes fraudes sont le fait
du travail dissimulé dont l’incidence fiscale est forte. Le
travail dissimulé peut être partiel et ne concerner qu’une partie
de l’activité.
Les montages frauduleux sont très variés : un magasin de
distribution installe tout un système d’heures supplémentaires
non déclarées, une entreprise utilise un montage transnational
pour domicilier fictivement les ingénieurs au Canada, une
entreprise informatique domicilie fictivement ses salariés les
mieux payés à 500 kilomètres de Paris et leur rembourse des
« frais de déplacement » fictifs camouflant des augmentations
de salaires non soumises aux taxes ou aux charges sociales. La
fraude consistant à utiliser des travailleurs clandestins prend
des formes diverses et professionnelles. Pour l’agriculture, elle
est organisée par des sociétés qui prennent en charge la mise à
disposition des salariés payés au noir depuis les pays du
Maghreb, voire depuis la Chine. Un modèle économique ad
hoc a même été développé par des entreprises d’intérim
espagnoles organisant le travail dissimulé et sous-payé de
centaines de travailleurs agricoles étrangers. Certaines
entreprises utilisent un système de sous-traitance en cascade
rendant incontournable le paiement au noir des salariés. En
effet, les entreprises obtenant les contrats sous-traitent les
prestations à de sociétés, qui elles-mêmes sous-traitent en
cascade. Cependant, les montants de la prestation sont réduits
à chacun des niveaux. Le prestataire ultime ne peut survivre
qu’en éludant les charges sociales et la TVA, et en rendant des
prestations défectueuses. De plus, les entreprises doivent se
fournir en espèces. Le travail détaché permet à une entreprise
européenne de faire travailler temporairement ses salariés en
France, par exemple sur des chantiers de construction ou dans
des services de transport. L’industrie, le BTP et l’agriculture
sont particulièrement concernés, et les deux derniers sont les
plus « fraudogènes », estime le ministère des Finances, qui
rappelle aussi que ce sont souvent les mêmes qui trichent.
Les condamnations ne font pas rentrer plus d’argent dans
les caisses, car nombreuses sont les sociétés qui disparaissent,
et celles qui sont stables enchaînent les contentieux. Dans
certains secteurs, comme le bâtiment ou la restauration, le
travail illégal est le fait de réseaux organisés. Or, la répression
est limitée et affecte des entreprises éphémères, la sanction
moyenne prononcée est une amende affectée d’un sursis. Le
risque pénal est donc faible. Le salarié peut être sanctionné,
mais il peut aussi être considéré comme une victime.
LES FRAUDES À L’ASSURANCE MALADIE
L’Assurance maladie est concernée à la fois par des fraudes
dues au comportement des professionnels et à celui des
assurés. Les comportements des offreurs de soins
(professionnels de santé, transporteurs et fournisseurs)
constituent la majorité du préjudice. Selon la Délégation
nationale à la lutte contre la fraude (DNLF), les fraudes les
plus fréquentes à l’encontre de l’assurance maladie sont les
prestations fictives et les facturations multiples frauduleuses,
les fraudes en matière de nomenclature et les facturations non
conformes à la délivrance.
À titre d’exemple, l’Assurance maladie a communiqué les
chiffres 2017 des fraudes en Alsace 5 qui sont assez proches
des observations effectuées dans les autres départements.
« Les assurés sociaux participent à hauteur de 30,6 % de ces
anomalies, soit 1,38 million d’euros. Un chiffre en nette
hausse par rapport à l’année précédente, selon l’Assurance
maladie, qui l’explique par un nombre significatif de dossiers
de fraudes liées à l’ouverture de droits à la sécurité sociale sur
la base de faux papiers. Vingt-trois ont ainsi été détectés pour
un préjudice s’élevant à 490 000 euros, principalement dans le
Bas-Rhin. Cette fraude serait mieux détectée grâce à une
coopération de plus en plus efficace de l’Assurance maladie
avec les autres administrations et services publics – police,
Urssaf, allocations familiales, etc. »
Le reste des fraudes et abus se partage entre les
professionnels de santé (38,7 % ou 1,75 million d’euros) et les
établissements, dont les EHPAD (30,7 % ou 1,38 million
d’euros). Pour ces établissements d’hébergement pour
personnes âgées dépendantes, la quasi-totalité des versements
indus concerne des erreurs et des anomalies de facturation.
Enfin, pour les professionnels de santé, il est constaté de
« mauvaises habitudes », des abus – des surfacturations – et
des fraudes avérées. Les transporteurs (transporteurs
sanitaires, sociétés de taxis, d’ambulances) sont en tête (10 %)
et représentent en 2017 une part importante des fraudes :
460 000 euros, pour huit dossiers. Dans le Bas-Rhin, les
transporteurs épinglés l’ont été grâce à des contrôles de
facturations suite à des ciblages statistiques. Dans le Haut-
Rhin, ce sont les contrôles de terrain qui ont été « payants »
lors de contrôles routiers, avec quatre plaintes au pénal pour
un préjudice total de 156 000 euros. Viennent ensuite les
pharmaciens (8 %) et les infirmiers (7 %). Les médecins
représentent 5 %, de même que les laboratoires.
Les fraudes sont commises majoritairement par l’apport
d’une fausse documentation à l’appui des déclarations
déposées ou télétransmises, par des omissions de transmission
des modifications dans la situation familiale ou par la
participation à des montages organisés.
Les infirmiers utilisent des faux. Un couple d’infirmiers
libéraux de Besançon est soupçonné d’avoir détourné
2 730 486 euros en cinq ans. Ils ont multiplié les actes
médicaux fictifs sur leurs patients et encaissaient les
remboursements de la Caisse primaire d’Assurance maladie du
Doubs 6. Ce cas n’est pas isolé, un infirmier libéral de l’Ain a
été accusé d’avoir escroqué l’Assurance maladie à hauteur de
plus de 880 000 euros en octobre 2016. Il surfacturait et
inventait des actes. Un autre couple d’infirmiers a été
condamné par le tribunal correctionnel de Bordeaux pour avoir
détourné près de 1 million d’euros à la Sécurité sociale entre
2012 et 2016. Le tribunal a demandé la confiscation des biens
mobiliers et immobiliers saisis. Le couple a fait appel. Ils
avaient surfacturé des actes infirmiers, facturé des actes qu’ils
n’auraient pas faits, surcoté des actes, réalisé des actes fictifs
et surfacturé des frais de déplacement chez les patients. Ils
travaillaient une moyenne de vingt heures de travail par jour
pendant trois cent soixante-cinq jours. Le couple faisait
500 000 euros de chiffre d’affaires annuel, contre 82 000 en
moyenne pour les infirmiers libéraux, selon France Bleu. Ils
percevaient certains mois 40 000 euros, ce qui leur a permis
d’acheter voitures et montres de luxe, et de voyager.
Les transporteurs sanitaires peuvent multiplier les
prestations fictives : kilomètres imaginaires, promenades ou
visites au supermarché, etc. Autour de certains hôpitaux et
cliniques se trouvent aussi des entreprises organisées avec des
filiales multiples qui bloquent le marché à tout nouveau venu.
Les pharmaciens fraudent aussi en cadence, l’utilisation
d’un logiciel pourri a permis de professionnaliser les montages
classiques, 1 500 pharmacies ont fait l’objet d’un contrôle
fiscal. Une pharmacienne lyonnaise a été mise en examen pour
falsification d’ordonnances et fausses facturations pour plus de
2 millions d’euros. Les poursuites pour des fraudes supérieures
à 1 million d’euros ne sont pas rares.
Le montage le plus fréquent chez les médecins généralistes
ou spécialistes est la facturation à un patient bénéficiant d’un
tiers payant de visites qu’il n’effectue pas. Il remplit les
papiers, l’ordonnance mais aussi les feuilles de soins du
malade, qu’il signe lui-même. Comme dans toutes les fraudes,
on rencontre des stakhanovistes. Tel généraliste a fui un
département du sud de la France où le conseil départemental
de l’Ordre des médecins du Var lui avait causé quelques
soucis. Sa fraude aurait consisté en l’octroi d’ordonnances de
complaisance, d’arrêts de travail de bienveillance renouvelés
sans l’obligatoire consultation intermédiaire, en la prescription
de médicaments qui auraient ensuite gagné le Maghreb et la
Turquie. Des demandes de saisies patrimoniales auraient été
demandées sur une maison évaluée à, au moins, 1 million
d’euros et sur des appartements. La prescription de
médicaments qui disparaissent vers l’Asie mériterait par
ailleurs un contrôle plus strict.
Un médecin a été condamné à trois ans de prison ferme par
le tribunal correctionnel d’Évry et placé en détention à l’issue
de l’audience pour une importante fraude : il déclarait à la
Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM)
150 consultations par jour. Pour ce faire, il utilisait les cartes
Vitale de personnes bénéficiant de la couverture maladie
universelle (CMU), qui n’avaient donc rien à débourser, et
facturait des actes les plus onéreux, la nuit, les week-ends et
les jours fériés. Des arrêts maladie prérédigés, des feuilles de
soins présignées et 36 cartes Vitale ont été découverts. En
échange d’arrêts de travail ou d’ordonnances de complaisance,
les assurés lui laissaient leurs cartes Vitale. Il facturait
également, à leur insu, une consultation à l’ensemble des
membres de la famille lorsqu’il se rendait à domicile chez un
patient. Ce médecin avait déjà été sanctionné à plusieurs
reprises par l’Ordre des médecins et en avait été radié.
Les ONG rapportent que certains médecins exigeaient
d’immigrés le paiement de plusieurs centaines d’euros pour
établir des certificats médicaux dont la pathologie peut ouvrir
droit à une demande de titre de séjour sur le territoire national.
Chez les autres professionnels, d’importantes fraudes ont
été poursuivies ponctuellement. Deux dentistes marseillais 7
sont poursuivis pour avoir implanté des prothèses sur des dents
saines, une fraude estimée respectivement à 3,6 millions et
4,7 millions d’euros sur trois ans au détriment d’organismes
sociaux. Les praticiens avaient accumulé un très gros
patrimoine, en biens immobiliers, avec près d’une centaine
d’appartements, plusieurs véhicules de luxe, un voilier et des
sociétés.
Des opticiens ont été poursuivis par les mutuelles car,
jusqu’en 2014, ils proposaient une fraude au remboursement
en faisant basculer le prix de la monture sur celui des verres.
Les établissements et professionnels de santé (hôpitaux et
cliniques) peuvent frauder l’Assurance maladie. Le montage le
plus utilisé est la surfacturation d’actes. Depuis 2004,
l’Assurance maladie ne donne plus une dotation globale aux
hôpitaux, mais une dotation selon les actes effectués. Dans le
but de récupérer un maximum de financement, les actes les
plus rémunérateurs peuvent être cochés : face à un patient
paralysé suite à un AVC, on déclare une « paralysie flasque »
plus rémunératrice qu’un AVC. À ces fraudes peuvent aussi
s’ajouter des abus de soins dont les hypocondriaques sont
friands. Un service décide de prescrire automatiquement à tout
nouveau patient une recherche de carence en vitamine D. Il
n’en a pas besoin, mais cette prise de sang est rémunératrice.
Certaines entités ont créé une spécialité : le médecin
« cotateur » qui développe une « gratte » maximale. On
répertorie aussi des falsifications d’attestation d’identité et
d’ordonnances pour les patients désireux d’obtenir des soins.
D’après un rapport du Sénat, il faut analyser
exhaustivement les bénéficiaires de prestations et les comptes
crédités, car les comparaisons en masse étonnent : il existerait
plus de 2,4 millions de différences entre les numéros
d’inscription au répertoire de l’INSEE actifs (NIR) et les
évaluations de l’INSEE. De même, sur les plus de 12 millions
d’assurés nés à l’étranger selon le ministère de la Santé, 86 %
auraient un droit ouvert aux prestations maladie, 43 % seraient
en situation de recevoir des prestations familiales et 33 %
auraient des droits à la retraite. En confrontant ces
pourcentages aux statistiques des bénéficiaires d’aides sociales
en France, 42 % des bénéficiaires d’allocations familiales et
un cinquième des retraités en France seraient nés à l’étranger.
Il faudrait se pencher aussi sur le nombre de centenaires.
Assez paradoxalement, il est fait un grand silence sur les
accords passés sur les prix des médicaments facturés par les
laboratoires qui pourraient s’accompagner de conflits
d’intérêts majeurs et qui vont se poser si le vaccin anti-Covid
est efficace.
LES FRAUDES À L’OBTENTION DES DROITS
Les fraudes des assurés peuvent porter sur l’obtention des
droits à la couverture maladie universelle complémentaire
(CMUC) à l’utilisation frauduleuse de la carte Vitale. Ce sujet,
je le connais assez bien pour avoir formé des dizaines
d’auditeurs des entités sociales aux risques de l’entretien de
fraude voici quelques années. Depuis lors, les contrôles se sont
intensifiés et ont détecté nombre de montages récurrents, mais
cela ne suffit pas tant les mauvaises habitudes sont enracinées.
Année après année, les méthodes restent peu ou prou
identiques et affectent les mêmes acteurs.
Les prestations en espèces, indemnités journalières,
pensions d’invalidité s’appuient sur des faux documents et sur
des cumuls. Les faux papiers d’identité sont utilisés pour
obtenir des droits, ainsi que l’omission ou la fausse déclaration
quant aux ressources ou à la composition du foyer… Ces
manipulations ne sont pas nouvelles, à l’orée de l’année 1974,
j’ai été fort surpris lorsque j’ai constaté qu’un pâtissier
renommé installé place des Fêtes déclarait quatre enfants alors
que je n’en décomptais qu’un. Une fraude fiscale classique qui
permettait d’obtenir des parts supplémentaires et des
allocations familiales majorées. Le croisement de fichiers
facilite les contrôles. J’avais par ailleurs exposé ces pratiques
dans un chapitre de l’ouvrage Cols blancs et mains sales dès
2006. L’absence de résidence en France est aussi souvent
organisée par des prestataires qui surveillent les demandes et
parfois domicilient fictivement les intéressés. Un peu plus du
tiers des fraudes aux prestations en espèces sont le fait de
fraudes administratives aux indemnités journalières (IJ). Les
fraudes aux AT (accident du travail) et aux maladies
professionnelles (AT/MP) constituent la part la plus importante
des fraudes détectées en santé et se caractérisent soit par une
falsification des avis d’arrêt de travail (modification des dates
par surcharge), soit par l’absence du domicile pendant les
heures de présence obligatoire lors d’un arrêt, soit par
l’exercice d’une activité rémunérée non autorisée pendant
l’arrêt de travail. Les autres fraudes « hors IJ » correspondent
principalement à des fraudes en matière de rentes, d’accidents
du travail et de pensions d’invalidité.
Ces fraudes concernant la gestion des droits (obtention,
renouvellement), comme la CMU ou l’AME, semblent
progresser fortement. Les principaux types de fraudes qui
affectent les allocations familiales prennent la forme de
fausses déclarations, d’absences de déclaration, d’une absence
de résidence en France, de faux et d’usage de faux ou
d’escroquerie. On compte aussi les fausses demandes d’aide
au logement ou les enfants inventés qui s’appuient sur de faux
livrets de famille. Une personne ne résidant pas en France a
transmis des bulletins de salaire d’une pâtisserie où il était
censé travailler. Ces montages sont artisanaux et s’appuient sur
des faux, mais qui peuvent être rapidement identifiés si les
recoupements sont effectués avec les services fiscaux.
Quant au RSA, il reste le dispositif social le plus fraudé.
Les montages les plus fréquents concernent l’omission
frauduleuse et la fausse déclaration, quelques cas
d’escroquerie ou de faux et usage de faux ont été répertoriés.
En contrepartie, le non-recours au RSA représente un gain
considérable pour l’État. La mission d’évaluation et de
contrôle des lois de financement de la Sécurité sociale sur la
lutte contre la fraude sociale évalue la fraude du RSA (socle) à
263 millions d’euros et du RSA (activité) à 72 millions
d’euros.
L’Assurance maladie utilise, pour contrôler ces fraudes, les
actions contentieuses, les pénalités financières, les
avertissements en prévision d’une récidive. Elle saisit aussi les
ordres professionnels pour les activités abusives ou fautives ou
pour leurs pratiques dangereuses. Les décisions prononcées
par les ordres sont des interdictions d’exercice d’une durée
comprise entre « un et six mois », généralement accompagnées
d’un sursis partiel. À l’inverse, les juridictions ordinales ont
prononcé peu de blâmes ou d’avertissements. La détection de
ces fraudes se fait par contrôle, signalement et interrogation
des bases de données. Les dénonciations familiales sont
nombreuses, et l’analyse des réseaux permet de compléter les
faisceaux d’indices.
Les groupes criminels créent évidemment des réseaux
d’escroquerie aux allocations sociales. La Voix du Nord a
révélé qu’un réseau a établi près de 1 200 dossiers
d’indemnisation auprès de la caisse d’allocation familiale et du
régime social des indépendants. Le détournement porterait sur
1,7 million d’euros. Les chefs de bande ont été mis en
examen 8.
Un audit a été effectué en 2011 auprès du bureau chargé
d’attribuer un numéro d’identification aux personnes nées à
l’étranger (le fameux NIR, ou numéro de Sécurité sociale). Le
contrôle, effectué sur 2 100 dossiers, avait révélé un « taux de
faux documents » de 6,3 %. Ce qui généra le scandale de la
« fraude aux faux numéros » devenu viral. Depuis, les
conditions d’obtention se sont durcies : deux pièces
justificatives sont exigées, le code d’identification a été
refondu, les croisements de fichiers (avec ceux de la police)
sont devenus la règle et les équipes (50 personnes) ont été
formées par les agents des douanes. La fraude coûterait entre
117 et 135 millions d’euros.
Parfois, chez les grands pourfendeurs de fraudes sociales,
les situations peuvent devenir cocasses. En effet, Dominique
Tian, député LR (ex-UMP) de la 2e circonscription des
Bouches-du-Rhône, a consacré onze mois de travaux sur « la
mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de
la Sécurité sociale sur la lutte contre la fraude sociale ». Il
considérait que cette fraude « exaspère tout le monde,
notamment la France qui travaille ». Il a été condamné pour
« blanchiment de fraude fiscale », pour n’avoir pas inscrit dans
sa déclaration de patrimoine ses comptes en Suisse jusqu’en
2014, et son recours en cassation a été rejeté.
CHAPITRE 3

Les fraudes dans l’entreprise


Les diverses opportunités de fraudes possibles utilisables
par les entreprises pour minorer frauduleusement leurs
résultats seront exposées ci-après 1. L’analyse décrit les
possibilités infinies recelées par les manipulations comptables.
Désormais, l’évitement fiscal et la fraude constituent un poste
de gestion dans les entreprises, car tout gain réalisé sur ce
secteur semble bon à prendre.

L’environnement des fraudes dans


l’entreprise
2
UNE TYPOLOGIE DES MONTAGES
Les fraudes courantes se matérialisent par une majoration
de charges, une minoration de produits, un transfert de droits
concourant finalement à un enrichissement personnel. Pour ce
faire, une manipulation directe ou indirecte du système
comptable, accompagnée de la documentation factice adéquate
et d’appuis internationaux, est nécessaire.
La fraude, interne ou externe, s’organise à l’encontre de
l’entreprise ou à son profit (cas de corruption), elle peut
profiter aux dirigeants et à des criminels.
Les montages frauduleux simples sont souvent le fait d’une
personne seule exploitant une faille de l’entreprise. Les
fraudes complexes et les montages retors sont dans la plupart
des cas effectués en interne ou sous-traités à des
professionnels stipendiés.
Quelles que soient sa nature et sa complexité, le montage
frauduleux est le fait d’un technicien, conseillé ou pas, qui
maîtrise parfaitement l’activité et les arcanes comptables. La
sortie de fonds ou la récupération de droits restent l’objectif
prioritaire du fraudeur, il s’agit donc de suivre, encore et
toujours, les flux. Très schématiquement, dans les achats, un
flux sortant est détourné ; dans les ventes, un flux entrant est
subtilisé.
LA FAUSSE FACTURATION, LA SURFACTURATION,
LA FACTURATION DE COMPLAISANCE

La fausse facture consigne une sortie ou une entrée de


fonds sans cause dans les écritures comptables. Efficace dans
les fraudes internes entreprises par des salariés ou par des
dirigeants à titre personnel, elle est tout aussi performante dans
les fraudes externes telles que la corruption de salariés ou au
cours d’escroqueries courantes dans les rapports avec les tiers.
Elle manipule les comptes, permet le paiement de rackets
criminels ou emplit la caisse noire. Le blanchiment ne l’effraie
pas. Véritable couteau suisse des fraudes, elle implique
l’existence d’une émettrice, personne morale, ou d’une
entreprise individuelle, écran ou pas.
Tous les postes comptables peuvent être affectés. Dans les
cas de fraudes internes, le fraudeur utilise les fichiers
comptables dont il a la maîtrise et s’en tient souvent à des
sommes limitées par un seuil, à des valeurs « non
significatives 3 ». Le « domaine réservé » reste alloué au
dirigeant fraudeur. Les opérations « interco » entre filiales et
maisons mères permettent d’organiser commodément les flux
de fausses facturations. Ces montages sont perpétrés dans un
entre-soi protecteur.
Les sanctions applicables aux fausses factures sont le rejet
des charges et l’exclusion de la récupération de la TVA. La
comptabilisation de ces factures génère une minoration des
bénéfices imposables et la récupération indue de la TVA
facturée.
La surfacturation consiste à émettre une facture dont le
montant est frauduleusement majoré. Il peut s’agir d’une
escroquerie classique, souvent rencontrée au cours de
l’exécution des marchés publics. Le fournisseur et le client
peuvent être complices, dans ce cas, un montage additionnel
destiné à « sortir » les fonds issus de l’opération est nécessaire.
Il implique souvent l’utilisation d’une société-écran et
l’intervention de faux facturiers professionnels.
La facturation de complaisance n’est qu’une variante de la
fausse facture. La pièce couvre alors une opération réelle
établie par une autre entité que celle qui a réalisé l’opération.
L’un des exemples les plus instructifs figure dans les
écritures comptables et dans certaines factures de l’affaire
Bygmalion largement diffusées et détaillées par la presse et
par les médias. Le financement électoral de la campagne
présidentielle a excédé largement le plafond légal autorisé. Le
montage, d’une grande originalité facturière, consistait à
« charger » l’UMP, donc payer avec de l’argent public les
sommes qui ne pouvaient pas figurer sur les comptes de
campagne, ce dont les prévenus se défendent. Certaines
prestations étaient réelles, cependant de nombreuses fausses
factures ont été émises sous couvert de réunions, de colloques
et de travaux chimériques. Les comptes de campagne du
candidat ont ainsi été très professionnellement maquillés.
La documentation frauduleuse permet de satisfaire la
« sainte trinité des comptables » : un bon de commande, une
facture et un paiement.
Pour les fausses factures destinées à l’obtention d’espèces,
quelques pratiques utilisant les milieux criminels sont
majoritairement utilisées.

Modèle no 1 : le fraudeur développe un montage purement


familial à partir d’une filiale, il sort les fonds avec une société-
écran et récupère les espèces auprès d’une banque parallèle
locale.

Modèle no 2 : plus professionnel, utilisé à l’occasion de


financements politiques illégaux et dans la plus grande partie
des montages de grande envergure, il consiste à créer des
myriades de sociétés à l’étranger destinées à émettre les
fausses factures, à encaisser les virements sur leurs comptes
respectifs. Puis des groupes criminels ou semi-criminels
disposant d’espèces sont intégrés au système, les espèces étant
reversées aux bénéficiaires 4. Des sommes importantes peuvent
être échangées par ce type d’opération. Les entreprises
pratiquant le travail clandestin utilisent ce système. Cette
transformation de monnaie fiduciaire en espèces s’effectue
auprès de banques parallèles qui assurent la compensation.
Certains dirigeants sont friands de ce type de prestation
pour sécuriser leurs sorties de fonds, mais ce n’est jamais
gratuit (en moyenne 20 % sont prélevés). Une proximité
certaine est ainsi créée avec les groupes criminels. Ces fausses
factures permettent de détourner des centaines de milliers
d’euros à des fins personnelles. Cette machine à cash tourne à
plein régime et fonctionne avec des rabatteurs et par le
bouche-à-oreille.

Modèle 3 : il consiste en l’utilisation de filiales-« écrans »


installées à l’étranger ou dans les paradis fiscaux facturant des
prestations fictives ou recevant des financements qui ne seront
jamais remboursés, et dont la contrepartie en espèces est
retournée par les moyens classiques usités dans ces contrées
(espèces réintroduites en France ou cartes bancaires).
Un clin d’œil au passage à Jean Cosson qui, dans le courant
des années 1970 dans son remarquable ouvrage Les Industriels
de la fraude fiscale 5, relevait que dans les échanges
commerciaux on trouvait « des produits sans factures, des
factures sans produits… et, parfois, des produits avec
factures ». Cet ouvrage mériterait d’être l’objet d’une analyse
dans toutes les écoles de contrôleurs et devrait être distribué à
chacun d’entre eux, car les opérations décrites correspondent,
cinquante ans après, en matière de TVA comme d’impôt sur
les sociétés, assez bien à celles rencontrées aujourd’hui.
L’ACCOMPAGNEMENT DES FAUSSES FACTURES
PAR LES SOCIÉTÉS-ÉCRANS

L’émission de fausses factures suppose l’utilisation de


sociétés-écrans offshore ou inshore accompagnées d’hommes
de paille et de faux papiers dont on a vu la nocivité. La
présence de ces ersatz de sociétés est très utile aux fraudeurs,
elle cache l’identité réelle du bénéficiaire et ralentit les
contrôles. Leur utilisation systématique exige l’acquisition
d’un certain tour de main, les professionnels sont là pour aider
la mise en place des montages.
L’utilisation d’outils informatiques pourrait rendre
malaisées ces opérations frauduleuses. Le Fichier national des
interdits de gérer 6 (FNIG) et la création du Registre des
bénéficiaires effectifs 7 (RBE) sont des avancées, cependant
trois failles existent : l’absence de déclaration, la clause de
confidentialité et l’utilisation de prête noms. Ce fichier
pourrait être connecté aux bases des cartes d’identité, des
passeports, des titres de séjour dans le cadre européen. Il serait
aussi intéressant d’accéder aux comptes de ces sociétés afin de
créer des connexions bancaires qui pourraient aussi être utiles
aux services de régulation.
Les fraudeurs s’organisent de la manière suivante : pour les
fraudes internes ou les fraudes destinées à la caisse noire, il
suffit de créer une société avec son homme de paille recruté
dans le cadre familial pour réduire les risques. Cette structure
émet des fausses factures de faible montant, rarement plus de
50 000 euros, au détriment de la société escroquée, de manière
à rester dans le cadre non significatif. Certes, il s’agit d’un
bricolage local, mais qui au final permet de bien arrondir les
fins de mois. Le même effet peut être obtenu avec la création
d’un faux salarié ou le paiement d’un salaire fictif.
LA DÉLOCALISATION FICTIVE D’ENTREPRISE
Délocaliser fictivement son activité pour ne pas payer
d’impôt en France n’est pas l’apanage des particuliers. Des
entreprises sont également en cause. Elles déclarent leur siège
dans un autre pays et y sont inscrites au registre du
commerce 8. Mais pour le fisc, elles exercent réellement leur
activité en France où « elles disposent de ses moyens
d’exploitation ».
Outre le non-paiement de l’impôt sur les sociétés et de la
TVA, ce procédé permet de réaliser de fausses opérations
intracommunautaires.
LA DISSIMULATION DE RECETTES GRÂCE
À UN « POURRICIEL »

Il fut un temps, cela n’a guère changé, où l’installation d’un


petit commerçant était accompagnée par un processus de
détournement d’espèces pour atteindre le taux de 10 % environ
en jouant sur la marge d’erreur. Les commerçants plus
importants s’accordaient avec les grossistes qui livraient des
produits avec une facturation minorée, la différence étant
payée en espèces. Je me souviens d’avoir réfléchi avec des
collègues 9, il y a plus de trente ans, à la méthode de contrôle
des kebabs dont on savait par dénonciation que le fournisseur
allemand livrait plus de pains de viande qu’il n’en facturait et
qu’il assurait le rapatriement en Turquie via l’Allemagne des
fonds ainsi générés. J’ai aussi connu la touche « étoile »,
touche magique conçue pour rectifier les erreurs, elle effaçait
les enregistrements. C’était déjà une comptabilisation en mode
« test ». On utilisait la touche « étoile » aussi les « jours sans »
dans certains restaurants, ces jours-là, sortes de happy hours,
heureuses heures fiscales, aucun règlement n’était
comptabilisé, et les recettes comme les pourboires
disparaissaient miraculeusement des livres. Les pannes étaient
aussi merveilleuses si elles advenaient au coup de feu, ou chez
les pâtissiers le dimanche à la sortie de la messe. On remarque
aussi que le voisin de table dont le repas est manifestement
payé par l’entreprise se fait rajouter un ou plusieurs repas sur
la fiche, paye par carte et reçoit en espèces la différence. Qui
n’a pas constaté la présence d’un écriteau dans les bars et
restaurants spécifiant « pas de chèques ni de carte bleue », ou
« carte bleue en panne » pendant les périodes estivales.
Certaines grandes surfaces elles-mêmes n’avaient pas résisté à
l’appel des espèces, le lundi, jour des commerçants, de
grandes pancartes guidaient les clients vers des « caisses
espèces », ces jours-là il faut fluidifier le flux. On pourrait
aisément écrire un livre sur ce seul sujet, d’ailleurs cela a été
fait 10.
On peut aussi rencontrer des comptabilités parallèles, ou
comptabilités miroir. La fraude est difficilement identifiable
lorsqu’une seconde caisse retraçant les espèces reçues est
activée et lorsque les achats sont effectués sans facture.
Quelques précautions doivent cependant être prises, les achats
correspondant aux ventes sans facture doivent être réglés en
espèces et un minimum de précautions doivent être prises : ne
pas oublier le carnet dans un tiroir, éviter de tenir le tableau
Excel sur le même support que la comptabilité, mais cela
devient problématique en cas de divorce difficile. Ce montage
nécessite une présence constante. L’informatique a « allégé »
et a fortement facilité l’industrie du cash. Les manipulations
ont été informatisées.
Quel que soit le système utilisé, une opération de saisie ne
doit pas être annulée ou modifiée sans être tracée, c’est là
qu’une invention miraculeuse accompagne les fraudeurs : les
logiciels permissifs appelés pourriciels. Ces derniers disposent
d’une fonctionnalité permettant la suppression de fichiers sans
garder les traces des données d’origine dans les fichiers
« tickets ». Ils disposent aussi d’une fonctionnalité permettant
le changement de date. « Sur 100 ventes, 50 étaient
supprimées, sans traçabilité. C’est totalement contraire à l’état
du marché et à la sécurité des transactions normalement
opérées », explique Alexis Grin, associé chez Grant
Thornton 11. Installés par les éditeurs sur les caisses
enregistreuses, ces logiciels standardisent les fraudes de caisse.
L’éditeur transmet un code au client accompagné de conseils
d’utilisation de l’outil, préconisant de modifier le nom du
fichier « date system » à partir duquel on aurait pu identifier
l’existence d’une modification à une date donnée.
Le rapport du Service central de prévention de la corruption
(SCPC) de l’année 2002 a révélé le montage que personne ne
voulait décrire, bien qu’il ait fait l’objet d’investigations par
les services des impôts. À cette période, un logiciel dédié
nommé Merlin (l’Enchanteur évidemment) était utilisé par une
chaîne de coiffure et fonctionnait à plein. Nous avions aussi
été avisés de l’existence d’un logiciel utilisé dans le Sentier
permettant un paiement direct depuis la carte bancaire d’un
client sur un compte suisse sans figurer dans les comptes de la
société.
L’utilisation de ces logiciels minore certes les résultats,
mais concomitamment exige des paiements au noir et des
fraudes aux charges sociales. Ainsi en France un dirigeant
d’entreprise peut « économiser » 100 000 euros par mois pour
une fraude totale de 1,9 million d’euros.
L’UTILISATION DE CES LOGICIELS EST MONDIALISÉE
Une opération a cependant particulièrement marqué les
esprits, c’est la vague des contrôles des officines de pharmacie
nommée « Caducée ». Les services des impôts et de la justice
ont engagé des procédures communes à l’encontre de
1 500 officines, cette fraude générant des pertes importantes
pour l’État en matière de TVA et d’impôt sur le revenu. Les
services à partir des données commerciales détenues par les
éditeurs ont effectué des contrôles sur les clients de ces
derniers. Dans ce logiciel, l’une des fonctions, prévues pour
rectifier des erreurs de caisse, permettait d’effacer des pans
entiers de la comptabilité des officines. Il équipait
4 000 pharmacies en France et permettait d’éluder
l’enregistrement de ventes réglées en espèces, et la perte pour
l’État était estimée à 400 millions d’euros.
Plusieurs officines ont été poursuivies au pénal et de
nombreuses autres ont été condamnées à des amendes
importantes, parfois à de la prison avec sursis en sus des
redressements fiscaux.
Bien d’autres professionnels, intéressés par l’utilisation de
ces logiciels, ont été contrôlés. Ainsi des gérants de boîtes de
nuit, des chaînes d’habillement, des chaînes de coiffure qui
utilisaient le logiciel « Marlix », nombre de restaurateurs et
beaucoup d’autres ont été poursuivis. Ce moyen a été utilisé
pour s’approprier des espèces, mais aussi pour payer les
employés au noir. Ce sont précisément ces fraudes qui sont
visées par la réglementation sur les logiciels de caisse, dont
l’entrée en vigueur est advenue au 1er janvier 2018, après des
opérations de lobbying exceptionnelles destinées à retarder sa
mise en application.

Typologie des montages frauduleux


par cycle comptable
L’expérience montre que tous les postes comptables sont
devenus des postes à risque, même si certains recèlent des
fraudes récurrentes.
Les typologies des diverses fraudes peuvent être classées
suivant leur objet.
Certaines manipulations sont destinées à améliorer la
présentation des comptes, les résultats, l’état réel des finances,
en fait la situation générale des entreprises. En comptabilité,
plus que dans toute autre matière, la « vérité » peut avoir
plusieurs visages et se décline sous de multiples facettes. Ces
opérations affectant la nature des bilans sont couramment
qualifiées de window dressing.
L’une de mes connaissances disposant d’un poste élevé
dans la gestion comptable du Crédit lyonnais transmit un jour
les comptes annuels à sa hiérarchie. Le dossier lui revint
immédiatement et l’un des hauts responsables de la banque lui
demanda s’il tenait vraiment à faire de la peine au président.
Puis il lui nomma les comptes qui devraient être « aménagés »
afin d’être plus présentables. En fait, il s’agissait de refaire la
comptabilité en fonction de ce qui était attendu et non de la
réalité. Il refusa, bien lui en prit !
Ces manipulations modifiant la présentation et la réalité des
comptes peuvent être le fait de la direction. Elles camouflent
une incompétence ou glissent sous le tapis les problèmes
majeurs et protègent leur rémunération, leur crédit et les
dividendes. Elles permettent d’embellir les situations proches
de la faillite. Ces manipulations peuvent aussi servir à éviter
ou limiter les taxations fiscales, ou à masquer les infractions
commises dans la gestion de la structure.
Les fraudes internes élaborées par des salariés lorsque les
processus se délitent, on va le constater après la pandémie,
affectent plutôt les comptes de résultat.
LA MANIPULATION DES POSTES À « LISSAGE »
Par son impact sur les résultats, cette fraude modifie
sensiblement la présentation des comptes. Utilisée depuis
toujours, elle ne génère aucune surprise dans son utilisation.
Deux inconvénients sont cependant présents : d’abord celui,
dirimant, d’être parfaitement lisible puis celui de devoir être
poursuivie et amplifiée d’un exercice sur l’autre sous peine de
produire l’effet inverse à celui attendu. Les postes à « lissage »
constituent aussi des leurres performants.
Les redressements fiscaux sur ces postes à lissage sont
souvent importants, cependant, compte tenu des délais légaux,
les redressements ne seront effectifs qu’après un délai assez
long, or l’entreprise en provisionnant ce risque l’année
suivante amortit immédiatement l’opération.
Les amortissements se définissent comme la constatation
comptable d’une perte de la valeur d’un élément d’actif
résultant de l’usage, du temps, du progrès technique ou de
toute autre cause dont les effets sont jugés irréversibles.
L’allongement de la durée d’amortissement augmente le
résultat en limitant la dotation annuelle ; inversement, le
raccourcissement de la durée ou des taux augmente la dotation
annuelle et donc diminue ce résultat.
Le choix de la durée est à la discrétion de l’organisation, les
adaptations à la réglementation fiscale et comptable se faisant
par régularisation extra-comptable.
Les provisions (le coussinage) : le principe de la provision
est de donner la possibilité de comptabiliser en charges des
pertes ou charges non encore effectives à la clôture de
l’exercice, mais que les événements rendent probables. Quel
que soit le type de provision, il a pour effet la diminution du
résultat par anticipation au moment de sa comptabilisation.
L’utilisation de cette « variable de régularisation » est
communément connue sous l’appellation de « coussinage ».
Lorsque l’entreprise a besoin de réduire ses produits, souvent
pour des raisons fiscales, elle « gonfle le coussin ».
Lorsqu’elle désire les augmenter, pour payer des dividendes,
augmenter les valeurs boursières en vue de libérer des stock-
options, ou pour retarder une liquidation proche, elle
« dégonfle le coussin » en réintégrant les provisions exagérées.
Traditionnellement, en gestion ordinaire, les organisations
surévaluent leurs provisions en période de croissance du
chiffre d’affaires de manière à constituer pour l’avenir le
« matelas ». Corrélativement, elles diminuent les provisions en
période de baisse du chiffre d’affaires, ce qui leur permet de
présenter une situation améliorée.
Ce type de manipulation est bien connu des dirigeants
nouvellement nommés qui « chargent la barque » à partir de la
gestion de leurs prédécesseurs.
Cette manipulation présente un double intérêt :
le premier effet, la sanction mécanique de la gestion du
« sortant », est la création d’un déficit important, on dit
alors que le nouveau venu « nettoie les comptes » ;
le second effet (effet rebond) donne une marge de
manœuvre supplémentaire au nouveau dirigeant pour les
exercices ultérieurs. La réintégration dans les comptes des
montants provisionnés en masse a pour effet de majorer la
valeur des actions et des éventuelles stock-options qu’il a
pu obtenir, tout en lui conférant une aura de bon
gestionnaire.
LA GESTION DES STOCKS
La majoration de la valeur du stock permet d’améliorer la
marge et les résultats, la minoration est le plus souvent
expliquée par des raisons fiscales. Il est possible d’agir sur la
quantité, sur les valeurs ou d’utiliser des provisions discutables
de toute nature toujours bienvenues (l’obsolescence entre
autres). Les stocks peuvent être manipulés et camoufler des
fraudes, des fausses ventes de produits à des sociétés liées, des
comptabilisations anticipées de produits qui ne quitteront
jamais les locaux, ou de travaux en cours dont l’avancement
est anticipé. Ils peuvent aussi être utilisés pour camoufler une
baisse des marges et dissimuler une mauvaise gestion.
Je me souviens d’une fraude à 10 millions d’euros qui
consistait à majorer les participations à recevoir et à minorer
les remises, ainsi la majoration des produits à recevoir (PAR)
n’a pas d’incidence sur le résultat, mais la minoration des
remises de fin d’année (RFA) majore la valeur du stock au
bilan. Il est aussi possible de découvrir des bananes à
5 000 dollars pièce, un unique écrou facturé 1 million de
dollars et tant d’autres farces utilisées.
Le détournement de produits en stocks et les vols
« acceptés » peuvent s’expliquer par la gestion de la caisse
noire, par un racket criminel local ou par une fraude interne.
On peut noter qu’une grande société de distribution a fait
l’objet d’une fraude de plus de 500 millions d’euros à
l’étranger, car les marges arrières avaient été détournées par le
directeur.
Les minorations de stocks sont souvent le fait d’« oublis
judicieux » ou de dépréciations conséquentes. Le problème qui
se pose alors est celui du camouflage de l’opération dans la
durée car une variation l’année n, a une conséquence
mécanique en n + 1. Il faudra lisser tout cela en manipulant les
quantités, en créant des flux fictifs ou en enregistrant des
retours fictifs de produits défectueux.
Les opportunités de fraude dans les travaux en cours sont à
rechercher dans l’évaluation de la marge d’une prestation non
terminée à la clôture d’un exercice. Cette méthode était
d’usage courant chez Enron, ils étaient allés jusqu’à
enregistrer en produit un contrat qui prévoyait de livrer
l’électricité à une usine pas encore construite, ce qui avait été
validé par l’audit externe.
LA MANIPULATION DES COMPTES CLIENTS
Les comptes clients sont l’objet de manipulations
récurrentes, les procédés les plus couramment utilisés sont les
suivants :
la facturation anticipée de prestations à venir ;
la facturation de ventes fictives en fin d’exercice qui
s’annulent au début de l’exercice suivant par des avoirs
internes ;
l’absence de comptabilisation de remises accordées ;
l’installation d’un système de ventes fictives dans le cas de
carrousel TVA ou pour de tout autres raisons.
La Financière Turenne Lafayette, dont la propriétaire était
surnommée « Mamie cassoulet », entreprise jusque-là discrète,
a créé un scandale affectant 4 200 salariés. La découverte « de
pratiques de présentations trompeuses des comptes », en un
mot de faux bilans, a mis en évidence les défaillances
successives des contrôleurs et des commissaires aux comptes.
Une plainte visant l’ancien commissaire aux comptes et
conseil de l’entreprise a été déposée pour « escroquerie et
complicité d’escroquerie » à l’occasion du rachat d’une autre
société. L’endettement caché atteindrait 300 millions d’euros.
Les rachats d’entreprises effectués par la holding passaient
d’abord par la société personnelle de la gérante, étaient
restructurés puis étaient transférés dans le groupe. Le chiffre
d’affaires était gonflé de 30 % en maquillant les comptes en
fin d’année. Le groupe arrangeait depuis longtemps ses
comptes en passant des écritures comptables qui étaient soit
des fausses facturations, soit des fausses avances sur stock.
Ces opérations permettaient de présenter des bilans
dissimulant les difficultés financières afin que les banques
continuent à soutenir le groupe.
Les montages passent par des ventes clandestines et la
constitution d’une caisse noire. Mais cela ne fonctionne
réellement bien que lorsque l’utilisation d’espèces est
courante ; or de plus en plus d’espèces circulent. Et la moitié
des billets imprimés disparaît, utilisés ou thésaurisés.
Ces montages nécessitent cependant l’installation
d’opérations complémentaires de camouflage, afin que la
marge ne soit pas altérée ou que le montant des espèces ne soit
pas trop faible ou trop élevé eu égard à la moyenne du secteur.
Autres types de fraudes qui peuvent affecter les ventes :
la sous-facturation, qui nécessite une opération
complémentaire permettant la récupération individuelle des
fonds ;
la sous-facturation en faveur de filiales offshore ou dans
des pays peu contrôlés, ou encore le décalage des ventes
sur la fin de l’exercice qui se reporte d’année en année ;
le détournement par les dirigeants au bénéfice d’une société
qui leur appartient en propre ;
les ventes dissimulées lorsque les ventes sont réalisées en
espèces ;
les fraudes internes organisées par un salarié ou par un tiers
qui affectent l’entreprise, mais aussi les services fiscaux.
Les détournements de chèques ou la réalisation de
virements sur le compte du fraudeur sont aussi possibles, mais
ils impliquent une défaillance du contrôle interne et de la
séparation des tâches. En effet, deux manipulations
successives sont nécessaires, la première au moment du
détournement et la seconde lorsqu’il faut camoufler la fraude.
LA MANIPULATION DES COMPTES FOURNISSEURS
Le premier type de manœuvre couramment utilisé est
l’utilisation du décalage. Ainsi, on reporte les charges de la fin
d’un exercice vers le suivant, dans le même ordre d’idée on
peut retarder la comptabilisation des factures jusqu’à la date
du paiement. Cependant, l’effet est limité et doit être
régularisé. L’opération proche de celle affectant la majoration
des provisions ou des ventes a un effet passager.
Les montages décrits dans la partie ventes sont aussi
déclinés ici en flux inversés, on peut constater des
surfacturations qui alourdissent les charges, les valeurs de
transfert en constituent le plus bel exemple. La collusion entre
le client et le fournisseur est aussi fréquente. Le dirigeant
d’une société peut surfacturer une prestation rendue par une
société lui appartenant en propre. Beaucoup seraient surpris
s’ils apprenaient que nombre de grandes fortunes ont
commencé par là.
Les fraudes internes affectent particulièrement les comptes
fournisseurs. Tous les postes peuvent être affectés dès l’instant
où il est possible d’établir une fausse facture, de l’intégrer
dans le système et de créer un compte pour encaisser la somme
détournée. Le montage consiste à intégrer des faux documents
dans le système.
Dans les entreprises dans lesquelles il est possible
d’engager directement des dépenses sous le seuil non
significatif, la fraude est plus aisée car l’absence de contrôle
ultérieur rend l’opération possible sans prendre beaucoup de
risques.
Une autre catégorie de fraude permet de « solder » au profit
d’un salarié des opérations anciennes déjà provisionnées et
comptabilisées en charges, elles n’ont aucun impact sur le
résultat, tout comme l’appropriation d’un contentieux déjà
provisionné. Je me souviens d’une commission étrange dont la
valeur approchait les 80 000 euros. Le contrat stipulait que la
prestation était « très confidentielle », qu’elle ne se
matérialisait que par un échange verbal avec le client, et
qu’aucune documentation matérielle ne serait apportée. C’est
une puissante couverture magique.
Les fraudes les plus difficiles à identifier sont celles qui
n’affectent pas le résultat comptable, lors d’une élection
présidentielle une entreprise a payé plusieurs milliers de
panneaux publicitaires, seuls 600 ont été utilisés au bénéfice
du groupe, les autres ont financé les affiches d’un candidat.
LA MANIPULATION DES SALAIRES
Les fraudes les plus classiques relevées dans le cycle des
salaires sont les suivantes :
décaler une partie des rémunérations et des charges
afférentes sur les exercices suivants ;
retarder le paiement des primes ;
majorer artificiellement les charges en provisionnant des
primes qui ne seront jamais payées ;
accepter le paiement de faux remboursements de frais non
chargés et non imposables qui compensent l’absence
d’augmentation de salaires ;
accepter le paiement de primes exceptionnelles sous
couvert de remboursements de frais, non soumis aux
charges sociales et non imposables ;
conclure des transactions portant sur des litiges imaginaires
pour diminuer le coût d’un départ de salariés ;
introduire dans les livres des faux salariés.
Pour les dirigeants, les fraudes les plus fréquentes sont la
rémunération du conjoint ou des enfants, ou des proches pour
un travail fictif, l’utilisation du personnel payé par la société
comme personnel de maison. Ce montage a été rendu célèbre
par l’une des condamnations du couple Balkany. Avec
notamment l’utilisation du personnel de la société à des
travaux qui bénéficieront à des sociétés tierces ou au dirigeant
(brevets, etc.).
Il n’est pas rare d’utiliser un stratagème bien connu pour
financer la corruption : il s’agit de verser des salaires
supplémentaires ou des remboursements de frais sans cause à
un salarié à qui il appartiendra de les transformer en espèces et
de les livrer au corrompu. Ce système est aussi utilisé lors
d’élections, c’est parfois le responsable de la sécurité qui paye
une partie des agents en espèces. Son compte personnel étant
crédité des sommes nécessaires au paiement en espèces, il
régularise les remboursements effectués en produisant lui-
même les justificatifs. La présence de ces professionnels
n’apparaît pas dans les comptes soumis à la Commission
nationale des comptes de campagne et des financements
politiques (CNCCFP).
LA MANIPULATION DE LA TRÉSORERIE
Les manipulations de trésorerie sont classiques. Conçues
pour cacher des problèmes financiers, elles sont bien connues
des contrôleurs. La première manipulation basique consiste à
ne pas comptabiliser tous les règlements émis ou à anticiper la
comptabilisation de certains règlements. Ce processus diminue
les créances à l’actif et majore les dettes au passif. Le montage
est identifiable par l’analyse des rapprochements bancaires
dans lesquels des écarts apparaissent. On peut aussi émettre les
chèques, comptabiliser les paiements, mais ne rien envoyer
aux créanciers. Les chèques concernés seront placés dans la
rubrique « chèques émis non débités ».
On peut recourir aux fausses créances commerciales. Il
s’agit d’émettre des fausses factures et de les céder à un
établissement financier complice ou peu soupçonneux. Il est
aussi possible d’émettre concomitamment des avoirs ou de
comptabiliser les factures en produits constatés d’avance. Des
faux peuvent être proposés aux contrôles. Pour ma part, au
cours de certaines vérifications de comptabilité, il m’a été
présenté des relevés bancaires fictifs ou encore des
rapprochements fictifs pour camoufler les détournements des
dirigeants.
Les pratiques utilisées dans les pays sous contrôle pour
« noircir 12 » les fonds consistent d’abord à ne pas
comptabiliser les produits, à émettre ou à recevoir des fausses
factures et à utiliser des sociétés-écrans. On remarque le fait
que, pour qui désire blanchir, les mêmes outils sont utilisables,
mais en flux inversé : faux produits dont la contrepartie en
espèces est intégrée au chiffre d’affaires, fausses factures et
chiffre d’affaires incontrôlable depuis des filiales-écrans.
CHAPITRE 4

Les fraudes commises par les élites


entrepreneuriales
C’est une phrase célèbre du Père Goriot : « Le secret des
grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié car
il a été proprement fait. » Honoré de Balzac était intéressé par
la manière dont ont été créées certaines grandes fortunes. Ce
souci transparaît dans tous ses romans. On dispose maintenant
de suffisamment d’éléments pour décrire les moyens utilisés
pour s’enrichir en utilisant la transgression. D’aucuns
prétendaient que, pour devenir riche, il fallait créer une
religion, pour d’autres, l’entreprise peut y pourvoir.
À la suite de la Théorie de la classe de loisir, de Thorstein
Veblen, les études sociologiques et criminologiques de
Sutherland, Cressey et plus récemment de Pierre Lascoumes,
entre autres, ont identifié le fait que le passage à l’acte pour un
délinquant en col blanc dépend des opportunités proposées,
elles-mêmes liées à des informations, à des réseaux et à des
interconnexions plus complexes 1. La théorie portée par
William K. Black 2 expose ces « fraudes de direction » lorsque
le dirigeant, lui-même à la tête du dispositif, est dans une
situation d’autocontrôle. Cette culture de la rapine 3,
généralisée dans les banques avant la crise de 2008, avait été
observée dans les grandes entreprises, particulièrement en
Amérique ou à l’occasion des rétrocommissions lors des
grands marchés internationaux.
Les notations excessives des analystes financiers, les
emballements des journalistes économiques, la presse people
comme pour les politiques en rajoutent. On quitte alors
l’entreprise pour le showbiz. C’est lors de l’écriture de cette
succes story que la transgression s’installe. Quant aux
actionnaires, leur appréciation est parfois réduite au montant
des dividendes attendus. Se complaire dans la fraude, ou être
aveugle en sa présence en ignorant les risques d’image, trahit
une confiance, une arrogance et un narcissisme outrancier de
la part des intéressés : le sentiment d’être intouchables.
Les indicateurs les plus fréquemment identifiés dans les cas
de fraudes des dirigeants sont :
l’existence d’un contexte organisationnel propice,
l’évolution technologique le facilite ;
des contrôles absents, défaillants ou inutiles ;
l’exercice d’un pouvoir démesuré dû à l’expérience, à la
connaissance de l’entreprise et à la rigueur du pouvoir
hiérarchique ;
une culture organisationnelle où l’autorité fait loi ;
l’orientation donnée par la direction, la fin justifie les
moyens, et de très fortes pressions sont orientées vers la
performance ;
une valorisation boursière reposant sur des attentes de
résultats financiers ;
des incitatifs financiers et des rémunérations fortement
orientées vers des primes tributaires de la performance ;
un conseil d’administration manquant d’expertise
sectorielle (l’exemple des subprimes) et d’indépendance,
trop « amorti » ou trop proche, et des réseaux silencieux (le
« capitalisme de la barbichette ») ;
des justifications faisant référence aux concurrents ou aux
autres entreprises ;
une personnalité ouverte à la fraude par une grande
tolérance face à des situations non éthiques récurrentes
accompagnées par une arrogance et un orgueil exagéré ;
une personnalisation et une centralisation de la stratégie
d’entreprise sur une ou deux personnes ;
enfin une équipe de direction (subordonnés et adjoints)
soumise et sans initiative agissant dans la crainte.

Les fraudes communes


des dirigeants
LES SALAIRES ET LES AVANTAGES EN NATURE
Je ne décris ici que les opportunités de fraudes utilisées par
ceux qui pratiquent le principe suivant lequel la voracité est
une bonne chose et qui, comme Lazarillo de Tormes,
supportent de grandes contrariétés pour ne pas payer d’impôts.
DES SALAIRES STRATOSPHÉRIQUES
Le versement de salaires élevés ne constitue pas une fraude
s’ils sont soumis à l’impôt et s’ils ont été validés par le conseil
d’administration. Ils créent cependant des scandales récurrents
lorsque leur importance devient stratosphérique. La fraude est
présente lorsque la taxation est éludée pour tout ou partie à la
suite d’arrangements divers édifiés à partir des holdings ou de
filiales installées dans des paradis fiscaux. L’agencement des
entreprises avec une société holding installée à Amsterdam est
un modèle organisationnel répandu dans les groupes
internationaux désireux d’optimiser leur situation fiscale.
L’entité installée dans la holding bénéficie d’une taxation
réduite et certaines rémunérations bénéficient d’un abattement
considérable lorsque le salarié apporte la preuve de sa
domiciliation. En outre, des sociétés, peu contrôlées ou
réduites au bon vouloir d’un dirigeant, peuvent effectuer dans
certaines filiales ad hoc, des versements furtifs de
rémunérations diverses et complémentaires à l’état-major,
payer des honoraires ou des virements discrets à des tiers peu
désireux d’apparaître dans les fichiers contrôlables des
entreprises. Ces entités se transforment alors en caisses noires.
Le PNF a ouvert une enquête préliminaire sur certains contrats
de la filiale néerlandaise RNBV, après une plainte déposée par
une actionnaire de Renault. Les intéressés se défendent avec
fougue et récusent toute manipulation.
La justice japonaise a jeté Carlos Ghosn en prison sans
ménagement, elle l’accuse d’avoir dissimulé la moitié de son
salaire de P-DG de Nissan aux autorités boursières et au fisc
japonais pendant cinq ans pour un montant de… 38 millions
d’euros. Elle a largement diffusé ses motifs d’accusation. Il est
soupçonné, et s’en défend, d’avoir « conspiré pour minimiser
sa rétribution entre juin 2011 et juin 2015 » avec l’aide d’un
complice lui aussi poursuivi. Une rémunération de plus de
7 millions d’euros aurait été versée depuis une deuxième
filiale néerlandaise NMBV codétenue par Nissan et Mitsubishi
Motors, autre allié japonais de Renault. Décalage,
manipulation, nous le saurons un jour peut-être. Son bras droit
chez Nissan, est aussi soupçonné d’avoir minoré ses
émoluments sur la période 2015-2018, pour un montant de
4 milliards de yens et il s’en défend. Le décalage de la date de
clôture de l’entreprise pour bénéficier d’un bonus plus élevé
ou d’une situation favorable n’est guère novateur, en revanche
il affecte les investisseurs.
Carlos Ghosn s’est ensuite enfui du Japon de manière
rocambolesque. Il réfute vigoureusement ces accusations et dit
pouvoir en apporter la preuve.
DES AVANTAGES EN NATURE DÉMESURÉS ?
En France, cette affaire feuilletonne, Carlos Ghosn est
soupçonné d’avoir obtenu la location du château de Versailles
et du Grand Trianon pour l’organisation de son mariage, en
contrepartie d’une convention de mécénat signée avec
l’établissement public, ce dont il se défend avec force.
À la suite d’un audit commun entre Nissan et Renault, le
conseil d’administration de Renault a saisi la justice
néerlandaise du fait des « surcoûts de déplacement de
M. Ghosn par avion qui atteindraient les 11 millions d’euros et
qui pourraient être des trajets personnels ». Cette
manipulation, s’il s’agit bien de trajets personnels, est
classique. Je pense à une organisation qui, œuvrant dans un
secteur non lucratif, a acheté un avion bimoteur au Canada,
immatriculé en Grande-Bretagne pour éviter la taxation en
matière de TVA, presque exclusivement utilisé pour le plus
grand bonheur des dirigeants de l’organisation et de leurs
familles.
Une enquête interne aurait fait apparaître le versement de
plus de 30 millions d’euros, qualifiés de primes de
performance à un distributeur commercial des marques de
l’Alliance à Oman.
Nissan soupçonne sa filiale régionale d’avoir payé des
dépenses de marketing qui auraient pu être utilisées pour des
dépenses personnelles sans aucun lien avec l’activité de
l’entreprise.
La justice japonaise fait état d’éventuelles malversations de
sa part à la tête de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi. Elle
lui reproche de la dissimulation fiscale et s’intéresse à divers
financements immobiliers personnels qui auraient transité par
les comptes de la société 4.
D’après l’enquête interne de Nissan, largement diffusée,
une somme de 35 millions de dollars issue de la « réserve du
P-DG 5 » aurait été versée à une société qui vend les véhicules
de Nissan dans un pays du Golfe. L’un des employés est
soupçonné d’avoir transféré les fonds à une compagnie
libanaise, gérée par des associés de Carlos Ghosn. L’intéressé
récuse le fait que ce transfert a financé l’existence d’achats et
d’investissements dans un fonds aux États-Unis.
Ce type de montage est néanmoins connu, il peut être
identifié lorsque la comptabilisation de commissions ne suit
pas le cheminement comptable attendu. L’un des représentants
de Ghosn a réagi vertement : « Aucune somme versée par
Renault aux distributeurs d’Oman n’a été détournée de ses
objectifs commerciaux et en aucun cas tout ou partie de cette
somme n’a profité à Carlos Ghosn ou à sa famille. »
Enfin, le parquet japonais le soupçonne d’avoir « failli à sa
fonction de P-DG et d’avoir causé un préjudice à Nissan ».
Il aurait fait couvrir par Nissan « des pertes sur des
investissements personnels » au moment de la crise financière
d’octobre 2008, ce qu’il nie. La somme incriminée s’élèverait
à 1,85 milliard de yens (14,5 millions d’euros). Un ami
d’Arabie saoudite se serait porté garant et aurait fait effectuer
des virements d’un montant équivalent sur le compte de ce
dernier depuis un compte d’une filiale de Nissan. Ce que nie
fougueusement l’intéressé qui considère que toutes ces
accusations constituent un véritable complot ourdi contre sa
personne et ses choix stratégiques.
Les avanies de Carlos Ghosn, les juges diront si elles
constituent des délits ou si certaines d’entre elles relèvent de
l’opportunisme directorial, créent un cadre de contrôle
remarquable qui pourrait être utilisé par les commissaires aux
comptes et les auditeurs externes.
Cela conforte l’idée que la surveillance des activités d’un
dirigeant ne peut se limiter à un comportement digne des trois
singes de la sagesse ou plutôt au conte d’Andersen Les Habits
neufs de l’empereur. Finalement quoi qu’il advienne, on
retiendra une forte carence du contrôle.
6
UNE INTERVENTION DE LA SEC
Le gendarme américain de la Bourse, la Securities and
Exchange Commission (SEC), s’était déclarée compétente car
« les tromperies induisaient en erreur les investisseurs, y
compris les investisseurs américains ». Elle a clôturé son
enquête en validant le fait que la société Nissan, Carlos Ghosn
et Greg Kelly, qui s’en défendaient, avaient bien dissimulé aux
investisseurs 140 millions de dollars (130 millions d’euros).
Un accord à l’amiable a mis fin aux poursuites. Les trois
prévenus ont payé ensemble 16 millions de dollars. Le
montage décelé était le suivant : « le président fixait chaque
année un montant total de rémunération pour lui-même, dont
une partie était déclarée et payée et une partie non déclarée et
non payée. M. Kelly devait trouver des moyens de verser le
montant non déclaré dans le futur par divers montages et
artifices (contrats secrets, lettres antidatées pour pouvoir
bénéficier d’actions, performances indues, modification du
calcul du montant de la retraite future) ». La SEC ajoute que
ces actions ont induit en erreur le directeur financier de Nissan
et conduit l’entreprise à valider des déclarations trompeuses.
Elle souligne par ailleurs que les 140 millions de dollars
dissimulés n’ont jamais été perçus par Carlos Ghosn ».
Les procès à venir diront le droit et si c’était « happy
hours » chez Nissan. À cette occasion, une plaisanterie a fait le
tour des agences : « Savez-vous quelle est la différence entre
un P-DG français et Dieu ? Dieu ne croira jamais qu’il est un
P-DG français ! »
LES RÉMUNÉRATIONS EXCEPTIONNELLES NE SONT
PAS SI RARES

« Le problème qui se pose n’est pas tant l’importance de la


rémunération que la taxation de cette dernière et la possible
utilisation de ces versements pour effectuer des retours vers
des tiers. Prenons le cas d’un dirigeant qui reçoit, en plus de
son salaire, une rémunération secrète au titre de travaux de
consulting payés par une société écran installée au
Luxembourg. Les versements, plus de vingt millions d’euros,
auraient été effectués sur le compte à Singapour d’une société
offshore panaméenne. Ce montant n’a été soumis à l’impôt
qu’à la marge, en utilisant une résidence fiscale douteuse.
Un autre consultant a exercé une activité domiciliée dans
une société boîte aux lettres luxembourgeoise détenue par son
client. Plus de 10 millions d’honoraires ont été payés à sa
société panaméenne elle-même détenue par des prête-noms.
Un autre encore a reçu une indemnité de licenciement, de
plus de 10 millions d’euros, payée à une société panaméenne,
sur un compte à Singapour.
Ces comportements sont dans la ligne directe des dérives
des dirigeants impliqués dans les affaires de type ENRON et
dans la crise des subprimes. On peut se poser la question de
savoir ce qu’est un dirigeant. Sont-ils des êtres exceptionnels ?
Des stars inégalables ? Évidemment ils ont tout intérêt à
dérouler cette story telling, cela permet de justifier les
rémunérations et les avantages obtenus. Quant aux
administrateurs, ils occupent ou ont eux-mêmes occupé ces
postes.
Les chasseurs de têtes développent la même analyse : leur
paiement est fixé sur la rémunération. Il ne faut cependant pas
oublier que le pouvoir et la démesure rendent ivre et qu’il faut
toujours méditer l’adage romain : « Il n’y a pas loin du
Capitole à la roche Tarpéienne ».
Cette personnalisation pose problème, car les résultats
d’une entreprise relèvent certes de la politique menée par le
« top management », mais aussi de l’effort collectif et de la
capacité à accompagner les services.

Les montages complexes


Nous entrons ici dans le domaine de l’ingénierie
comptable, quelques exemples décrits dans la section
précédente démontrent la dextérité des conseils pour enfumer
les contrôles, ici nous allons encore élever le niveau.
LES MONTAGES DESTINÉS À CAMOUFLER DES PERTES
Lorsqu’une entreprise a des problèmes, les dirigeants peu
scrupuleux sont amenés à manipuler les bilans dans le but de
se maintenir à flot. Les raisons pouvant expliquer ces
manipulations sont diverses, il peut s’agir d’une manifestation
classique de l’hubris du dirigeant, il peut s’agir aussi de tenir
encore un peu pour récupérer les stock-options ou parfois dans
l’attente d’un retournement de situation.
La société Carillion employant 43 000 personnes était
spécialisée dans la construction, elle était numéro deux du
secteur outre-Manche et dans la sous-traitance de services de
gestion ou de restauration. Le groupe détenait plus de
1,7 milliard de livres (1,91 milliard d’euros) de contrats du
secteur public ou en partenariat public-privé. Elle traitait plus
de 450 projets, en particulier la construction d’hôpitaux, de
prisons ou de sites militaires. Elle en assurait la maintenance,
gérait des bâtiments ou des infrastructures pour le compte de
l’État (autoroutes…) et fournissait des services, tels que la
livraison quotidienne de repas à 32 000 écoles britanniques.
Cette entreprise vieille de deux cents ans et pesant
5,2 milliards de livres de chiffre d’affaires a été mise en
faillite. Vanitas vanitatum et omnia vanitas !
Comme Enron qui a disparu en quinze jours, Carillion s’est
volatilisée d’un coup. Cette faillite met en évidence les limites
d’une sous-traitance en masse du public au privé. Les
auditeurs externes n’ont pas subodoré de risque majeur en
contrôlant les comptes de 2016. L’entreprise semblait en
situation de croissance et annonçait une augmentation des
dividendes. Seule sa marge avait un peu baissé.
L’analyse du passif et de l’environnement aurait permis
d’identifier des risques majeurs. The Guardian a identifié,
après coup, les signes d’avertissement qui auraient pu être
remarqués 7 :
trois avertissements sur les bénéfices en cinq mois ont
donné le signal le plus évident de la présence de problèmes,
ainsi qu’une réduction de valeur de 845 millions de livres
sur les contrats et le fait que le directeur général a
démissionné brutalement ;
les fonds spéculatifs avaient échangé à découvert des
actions de Carillion, intuitivement ils avaient senti les
difficultés, 25 % des actions ont été vendues à découvert ;
les dettes ont augmenté de moitié et le déficit des pensions
a atteint 580 millions de livres ;
la société avait imposé à ses fournisseurs un paiement à
cent vingt jours. Elle doit de l’argent à environ
30 000 petites entreprises ;
elle utilisait des méthodes de plus en plus inhabituelles
pour se financer, car elle n’avait plus accès aux banques et
aux obligations. Elle avait levé 112 millions de livres via
une obligation Schuldschein, un marché plus souple. Elle
avait aussi utilisé le reverse factoring : contre
rémunération, les banques ont payé directement les
fournisseurs. La construction de l’hôpital universitaire
Royal Liverpool posait de gros problèmes. Le projet
d’abord retardé est inachevé.
Le groupe a vu sa dette passer à 1,5 million de livres liés
notamment aux 580 millions de livres de déficit de son fonds
de retraites, au moment même où le report de plusieurs
chantiers et des retards dans l’exécution de certains contrats
fragilisaient son activité.
Cette faillite devrait servir de leçons à nos élites :
réfléchissons à la qualité des contrôles interne et externe qui
n’ont manifestement rien vu venir. Peut-on croire à leur
efficacité ? Et pourquoi ? Questionnons la politique du
gouvernement sur le mode de gestion des services publics.
Peut-on confier des activités essentielles à des acteurs aussi
indélicats que fragiles ? Peut-on gérer des services publics
comme des entreprises privées ?
La majoration frauduleuse des ventes a atteint des niveaux
considérables chez Wirecard, qui a gonflé ses produits de
1,9 milliard d’euros en majorant des ventes, en inventant des
clients asiatiques et en achetant des entreprises à une valeur
majorée en Inde ou aux Philippines.
Cette litanie depuis Enron ne s’arrête jamais !
LES MONTAGES DESTINÉS À ÉVITER L’IMPÔT
L’utilisation de sociétés offshore à des fins d’optimisation
fiscale offre d’immenses opportunités. Les montages sont
industriels, empilés et corrélés aux divers types
d’organisations. L’activité est parfaitement huilée et intéresse
fortement les entrepreneurs, les hommes d’affaires et les
professions libérales, sans oublier le secteur immobilier.
Comme les grandes entreprises, ils utilisent les moyens offerts
par la caisse noire pour enrichir leur patrimoine. Les grands ou
petits cabinets de conseil, les intermédiaires locaux comme les
mini-sociétés de conseil en ligne sont des acteurs performants
et rémunérés tournant à plein. D’autant plus que le secteur
évolue sans cesse, les montages se compliquent, les
localisations pertinentes évoluent, la profession de « conseil »
est taillée pour le temps long.
LES ENTREPRISES MOYENNES PRENNENT
LES MULTINATIONALES COMME EXEMPLES

Mediacités 8 a effectué une analyse intéressante portant sur


des entreprises moyennes : « De plus en plus, on voit des PME
suivre l’exemple des multinationales. » Le journal a recensé
une trentaine de sociétés, près de la moitié sont immatriculées
à Malte. « L’île présente le double intérêt d’être dans l’Union
européenne tout en offrant de sérieux avantages fiscaux aux
investisseurs étrangers. Elle est riche en niches fiscales de
toutes sortes, pour les bateaux, mais aussi pour les assurances
ou les jeux en ligne. »
C’est là toute la subtilité. Pour qu’une société offshore soit
légale du point de vue du droit français, elle doit avoir une
activité réelle dans le paradis fiscal dans lequel elle est
implantée. Autrement dit : elle ne doit pas avoir été créée dans
un but exclusivement fiscal. Sans quoi la justice peut estimer
qu’il s’agit d’un abus de droit. Voilà pour la théorie. En
pratique, l’existence de cette activité n’est pas toujours
évidente à démontrer.
DES PROFESSIONNELS LOCAUX ACCOMPAGNENT
DES MONTAGES MOINS COMPLEXES

La société France-Offshore proposait de l’évasion fiscale


en kit. Elle organisait les montages adaptés à chacun de ses
clients, fort divers par ailleurs. Elle adaptait des montages
destinés aux moyennes et petites structures, patrons de petites
PME, artisans ou indépendants échappaient au fisc à travers
des comptes hébergés dans une banque en Lettonie. Les
montages étaient primaires mais redoutablement efficaces, ils
ont duré dix années. La société proposait à ses clients de créer
des sociétés dans des pays aux contrôles allégés. Les sociétés
écrans et leurs hommes de paille réduisaient ainsi le chiffre
d’affaires réalisé en France en émettant des fausses factures.
Les paiements atterrissaient sur les comptes des sociétés
écrans logées dans une filiale d’une banque lettonne. Les
fonds étaient récupérés par les fraudeurs au moyen de cartes
bancaires. C’est le concours de la banque qui a permis à
France Offshore de passer d’un « artisanat » limité à une
dimension « industrielle » entre 2008 et 2012, malgré les
avertissements du fisc français. La banque a été mise en
examen pour blanchiment de fraude fiscale en bande
organisée, elle a été condamnée à une amende de 40 millions
d’euros 9. L’initiateur a été condamné à 5 ans de prison, dont 3
avec sursis et le port d’un bracelet électronique. Il n’a pas fait
appel. »
DEUX MONTAGES ASSEZ CLASSIQUES POUR DE PLUS
GROS POISSONS

Le premier montage permet un enrichissement personnel en


organisant une surfacturation peu risquée, car n’affectant pas
les contrats et les prestations des clients. Cette opération nous
rappelle les fraudes constatées dans l’Association pour la
recherche sur le cancer (ARC), de triste mémoire. C’est
l’entreprise qui supporte l’entière charge du détournement :
1. les échanges entre l’entreprise et les clients sont propres,
ils ne sont pas affectés par les manipulations, ce qui évite
les dénonciations.
2. Les montages interviennent au niveau de la sous-
traitance réalisée par des entreprises du groupe ou par des
tiers dont le chiffre d’affaires est en majorité réalisé avec
l’entreprise principale.

Ces sociétés sont actives dans le pays d’exercice de cette


dernière. Il s’agit dans la plupart des cas de surfacturations ou
de fausses factures émises au titre de prestations rendues.
Une fois que ces gains sans cause sont devenus effectifs,
plusieurs possibilités sont ouvertes.
Les filiales, les filiales des filiales et les entreprises tierces
sous-traitantes réalisent directement ou indirectement avec les
fonds récupérés les prestations demandées : travaux
immobiliers à Uccle, Néchin, sur l’île de Ré ou dans un riad à
Marrakech, voire dans une villa en Floride ou dans les cantons
suisses. Une société offshore, établie de longue date dans un
paradis fiscal, peut être aussi abondée dans le but de garnir une
caisse noire. Elle financera la corruption ou le train de vie du
dirigeant.
Le second montage constaté est un copier-coller du
premier, mais il est mis en place par les cadres de second
niveau lorsque l’entreprise est peu contrôlée par la direction.
Je me souviens d’un dirigeant d’une petite entreprise qui
s’était fait construire une maisonnette sur l’île de Ré en la
finançant de la manière suivante : lors de la construction d’un
immeuble excédant les limites du droit à construire, deux
étages ont été rajoutés, dont le penthouse a été offert au prix de
l’appartement témoin. L’entreprise générale a autorisé le sous-
traitant à surfacturer les travaux contre l’obtention de la moitié
d’un terrain sur l’île de Ré. Les factures ont été émises par une
filiale néerlandaise. Les fonds détournés ont permis de
construire les deux maisons. Les deux dirigeants en sont
devenus propriétaires au travers d’une SCI détenue par des
entités panaméennes.
LA CAISSE NOIRE
Garnir une caisse noire exige l’utilisation d’un montage
frauduleux permettant d’extraire en catimini des fonds de
l’entreprise. Les moyens de remplir la caisse noire sont liés
aux possibilités de l’entreprise, à l’utilisation qui en sera faite,
au montant nécessaire et à l’opportunité. Des complicités sont
souvent nécessaires avec les risques y afférents.
Pour une utilisation locale et personnelle dans une
entreprise moyenne, il suffit d’organiser un montage interne
sur la base de faux documents et de concevoir un cadre pour
encaisser les fonds (société-écran ou banque parallèle). J’ai
constaté des détournements de salaires, des remboursements
de frais directement récupérés, des fausses factures
fournisseurs et des ventes en espèces. Il s’agissait de montages
domestiques ou liés à une seconde famille, ou encore à des
jeux et des paris, ou au train de vie.
Lorsque les besoins sont plus importants (travail clandestin,
ventes non déclarées) dans des entreprises plus importantes,
des montages plus professionnels seront organisés. En effet,
les circuits sont agencés avec les clients, les fournisseurs et les
sous-traitants, entraînant une organisation plus complexe
(surfacturation en cascade) dont le développement est décrit
plus haut. J’ai pu identifier la présence de sociétés, au chiffre
d’affaires déjà considérable (30 millions d’euros), dont
l’activité consistait à émettre des fausses factures aux clients
intéressés et à reverser les espèces aux bénéficiaires. Si les
faux sont intégrés dans une chaîne de fausse facturation,
aucune régularisation n’est nécessaire, il n’existe pas de
contrepartie (achat des produits sans facture et vente
correspondante). Si les biens sont inscrits en comptabilité, une
régularisation comptable est nécessaire (des faux avoirs, des
faux contentieux, des faux retours, des fausses provisions pour
perte, pour vol, pour mise au rebut, pour destruction par le feu
et l’eau, sont utilisés 10).
On fait feu de tout bois, création de faux fournisseurs,
activation de fournisseurs dormants, émission de faux
documents par des fournisseurs ou des clients complices,
utilisation de doublons sont autant de supports acceptables.
Pour les plus grandes sociétés, ce sont les filiales et les
paradis fiscaux qui sont utilisés, dont les pratiques sont
décrites dans la première partie de cet ouvrage.
J’ai poursuivi des montages primaires : dans une société
BAT dont le dirigeant était M. Baton, le « on » était rajouté au
libellé du chèque et celui-ci créditait son compte personnel.
Des montages plus subtils ont aussi été conçus. Un logiciel
buggé 11, par exemple.
Le logiciel de gestion d’une centrale d’achats avait été mis
en place par un salarié de la structure. Les clients triés sur le
volet, en fait, les actionnaires fondateurs, avaient accès à une
boîte de commandes avec un code spécifique. Les commandes
étaient enregistrées, mises en palettes immédiatement puis
livrées. L’application informatique permettait, lorsque deux
commandes identiques provenaient d’un même client dans la
même demi-journée, d’écraser la première commande par la
seconde. Ainsi, après l’envoi d’une première commande de
50 000 euros, par exemple, une seconde commande identique
valorisée à 10 euros était relancée et annulait la première. Les
marchandises étaient alors livrées et facturées 10 euros.
Ce montage permettait, moyennant une légère manipulation
des valeurs d’inventaire, de générer une trésorerie occulte.
L’UTILISATION DE LA CAISSE NOIRE
Une caisse noire peut être tenue sur place pour les petits
montants, dans les pays attachés au paiement en espèces ou
encore dans des filiales à l’étranger, le plus souvent dans les
paradis fiscaux. Elle peut être aussi tenue chez le fournisseur
qui assure à la fois la surfacturation et la distribution des
sommes. Les fonds qui y figurent permettent le paiement des
travaux non déclarés, de la corruption ou, dans des cas plus
complexes, des retours sur commission. C’est par la caisse
noire que des liens peuvent être tissés avec la criminalité pour
disposer d’espèces.
Les sommes contenues dans la caisse noire peuvent être un
instrument confortable de blanchiment. Les fonds détournés
peuvent être réinjectés dans les comptes de l’entreprise sous la
forme de prêts, d’avances, d’opérations de partenariat ou de
montée dans le capital. L’utilisation de prêts adossés est aussi
fréquente. Les possibilités sont incommensurables, il s’agit
d’un « tourbillon des fraudes ».
La caisse noire concrétise l’allégorie des trois
comptabilités.
La première comptabilité d’une entreprise est destinée aux
contrôleurs, aux régulateurs ou aux banquiers. La seconde est
destinée au dirigeant et à sa gestion personnelle, elle
représente la comptabilité réelle. Enfin, la troisième est celle
qui est retraitée dans l’optique d’une vente, d’une cessation ou
d’une demande de prêt. Cette dernière mouture est, en général,
surévaluée.
CHAPITRE 5

Les montages des multinationales


et des GAFAM
Les multinationales, numériques ou classiques, utilisent
l’optimisation fiscale et les opportunités offertes par diverses
législations, le secret des paradis fiscaux et la complaisance de
certains pays européens pour réduire leur imposition.
Ces multinationales se constituent en État face aux États.
Les institutions politiques élues sont dépassées par les
évolutions économiques et leur réaction, modérée, est récente.
Dans l’environnement mondialisé, de nouveaux espaces
s’insinuent entre les espaces nationaux. Les États tentent de
concevoir des régulations protectrices des intérêts nationaux.
Pour cela, il faut inclure les multinationales dans ce cadre en
gestation. Une nouvelle diplomatie commerciale émerge
difficilement, qui doit intégrer les relations des entreprises
entre elles, les relations entre les États et les relations entre les
États et les firmes. Il existerait plus de 100 000 multinationales
et elles détiendraient plus de 1 million de filiales. Les rapports
entre les États et les multinationales sont étranges. Ces
dernières se renforcent grâce aux États qui protègent leurs
champions, aux agences de notation souvent en situation de
conflit d’intérêts leur permettant de s’endetter à moindre coût
et par leur activité mondiale. D’après le FMI, les montages
leur apporteraient un gain de plus de 300 milliards de dollars.
Le Conseil d’analyse économique évalue à 3,3 milliards
l’évitement fiscal des groupes français et à 1,3 milliard celui
des entreprises étrangères, soit 4,6 milliards de perdus. De
plus, les États ne s’irritent pas plus devant les multinationales
que devant les paradis fiscaux, car il se dit que ces entités
seraient les plus grands acheteurs de dette publique, alors… Et
pourtant, des économistes estiment que 40 % des profits des
multinationales échappent à l’impôt, soit un cinquième des
recettes de l’Union européenne.

Les multinationales et l’évasion


fiscale
LA TYPOLOGIE DES MONTAGES DÉVELOPPÉS
PAR LES MULTINATIONALES

Les multinationales, tout en bénéficiant d’avantages fiscaux


notables, utilisent des montages hybrides savants et tous les
mécanismes juridiques utiles à la réduction de leur taxation.
Les gains obtenus créent une concurrence déloyale vis-à-vis
des entreprises assumant une charge fiscale plus lourde. Le
siège social de la majeure partie des multinationales est,
formidable surprise, situé dans des pays dans lesquels on ne
paye guère d’impôt ou disposant de régimes singuliers. Les
multinationales installent leur siège dans ces pays au climat
fiscal serein, comme l’Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas
ou plus récemment à Malte. Elles y font leur marché et
choisissent, avec l’appui de leurs conseils en optimisation
fiscale, les législations mieux-disantes installées en plein cœur
de l’Union européenne. Dans ces États 1, véritables paradis
fiscaux, se rassemblent la plupart des multinationales, ainsi
que les filiales européennes des multinationales américaines.
Des milliards d’euros sont ainsi détournés. Trente milliards de
dollars de recettes seraient perdus du fait des Pays-Bas, du
Luxembourg de la Suisse et du Royaume-Uni 2. Les Pays-Bas
ont une législation facilitant l’évitement d’imposition dans les
autres pays. Les holdings et leurs dépendances permettent de
frauder sans grand risque en utilisant des coquilles créées aux
Pays-Bas ou ailleurs. Les opportunités ne manquent pas ! Les
entreprises y trouvent une réduction de la fiscalité sur les
dividendes, sur les intérêts et sur les royalties, et des
réductions sur l’imposition de certains salaires. Des rulings
sont, comme au Luxembourg, signés avec les administrations.
Tax Justice Network considère les Pays-Bas comme le
quatrième territoire favorisant le plus au monde les stratégies
d’évitement fiscal des multinationales, après les îles Vierges
britanniques, les Bermudes, les îles Caïmans et juste avant la
Suisse et le Luxembourg.
Ces pays détournent des recettes fiscales qui seraient bien
utiles pour lutter contre la pandémie, et certains ont renâclé à
toute action solidaire avec leurs voisins européens pour faire
face à la crise. Les Pays-Bas travaillant à plus de 60 % dans le
marché unique, il serait aisé d’évaluer la perte qu’ils subiraient
si l’Union européenne éclatait.
Le régime spécial du droit de la propriété intellectuelle
facilite la réduction de la base imposable. Microsoft, après
l’enquête menée par le Sénat américain 3, Apple, Google, mais
aussi Starbucks, entre autres, font payer à leurs filiales basées
en Europe des « redevances » pour l’utilisation de brevets ou
de la marque. Le financement de ses propres filiales s’effectue
parfois à un taux deux fois supérieur à celui auquel elle a elle-
même emprunté. Les filiales s’accordent des prêts entre elles
pour limiter les bénéfices réalisés localement. Les intérêts sont
ensuite délocalisés dans un pays qui ne les taxe pas ou qui
autorise leur déduction.
Les multinationales ne répugnent pas non plus à utiliser
toutes les acrobaties rendues possibles par la manipulation des
prix de transfert. Les investissements à l’étranger des
multinationales représenteraient, à hauteur de 40 %, des
transferts fictifs à des fins fiscales.
La filiale est le support principal des montages des
multinationales. Domiciliées dans les territoires à faible
imposition, elles reçoivent des flux financiers depuis la maison
mère et permettent d’éluder les taxations.
EXEMPLES DE MONTAGES
Les conclusions d’une commission présidée par l’ancien
sénateur démocrate Carl Levin 4 publiées en avril 2014, ont
décrit comment les maisons mères d’entreprises américaines
affectaient les bénéfices réalisés sur le marché extra-américain
à sa filiale Suisse, afin de réduire son revenu imposable aux
États-Unis. « Les produits étaient fabriqués aux États-Unis, ils
étaient vendus et livrés à partir des États-Unis, mais les
revenus étaient affectés à une filiale en Suisse… La société ne
fabrique aucune pièce en Suisse et ne dispose d’aucun entrepôt
dans ce pays ».
La commission d’enquête avait aussi révélé le fait qu’une
entreprise avait négocié un taux d’imposition de 4 à 6 % à
Genève, alors qu’elle aurait été taxée à hauteur de à 35 % aux
États-Unis. Ainsi, sur une dizaine d’années, plus de 8 milliards
de dollars de revenus avaient été transférés à Genève. Résultat
pour le fisc américain : un manque à gagner de 2,4 milliards de
dollars. Durant cette période, cette dernière aurait recouru aux
services d’un cabinet de conseil en optimisation fiscale célèbre
qui aurait facturé une cinquantaine de millions de dollars
d’honoraires.
Cette opération a coûté 110 millions de dollars l’économie
est donc rondelette et les actionnaires en ont bien profité. Ces
derniers ne remboursent jamais les dividendes résultant de
montages frauduleux.
Kering, géant français du luxe, aurait économisé
2,5 milliards d’euros d’impôt 5. Sa filiale suisse installée dans
le canton du Tessin et en particulier dans la Fashion Valley de
Lugano 6, où sont offerts des rulings intéressants pour les
groupes du textile, et en particulier ceux du luxe. La filiale
employait 600 salariés environ et contrôlait les entrepôts dans
lesquels transite l’intégralité des produits des marques de luxe
du groupe. Cette entité logistique facture les clients, encaisse
les revenus et traite 70 % des profits du groupe taxés à 8 %.
Elle aurait permis d’éluder 2,5 milliards d’euros d’impôt.
La justice milanaise a considéré que ce montage n’était pas
légal, car ce sont les transactions intragroupes et leurs prix qui
déterminent les lieux où sont localisées les recettes et leur
taxation. Or, la multinationale avait facturé pour le compte de
LGI, sa plateforme logistique située en Suisse, des activités en
fait réalisées en Italie. Le fisc italien et Kering ont conclu un
accord fiscal qui amènera la société à payer 1,25 milliard
d’euros, pénalités et intérêts de retard inclus.
La société « reconnaît que les réclamations soulevées par
l’audit fiscal concernaient, d’une part, l’existence d’un
établissement stable en Italie sur la période 2011-2017, avec
les profits associés et, d’autre part, les prix de transfert
intragroupe appliqués pour la même période entre Luxury
Goods International (LGI) [l’une de ses filiales suisses], et
Guccio Gucci. »

Qui sont les GAFAM ?


Les entreprises numériques sont appelées GAFAM, les
initiales de Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft,
n’oublions pas les entreprises chinoises. Elles pèsent
4 000 milliards de dollars en Bourse, sont friandes de dettes
publiques, disposent d’une solide base mondiale d’utilisateurs,
de réserves de trésorerie massives, et leurs activités peuvent se
développer à distance, en opposition aux États, en défiant
constamment les réglementations existantes dans tous les
domaines. Elles sont les grandes gagnantes du confinement
avec les vidéos de groupe, le divertissement et les ventes en
ligne. L’organisation de l’activité est, pour elles comme pour
les autres entités numériques, grosso modo, la suivante :
un centre de décision ;
des entreprises développant les logiciels utilisés ;
les plateformes ;
la commercialisation ;
les entreprises externes.

Ce sont des monopoles à qui on reproche des pratiques


jugées malhonnêtes, peu éthiques et anticoncurrentielles
combinées avec des menaces sur les libertés individuelles, un
véritable « cauchemar technologique ».
Ces plateformes disposent de plusieurs moyens de pression
vigoureux à l’encontre des fournisseurs, les termes du contrat
et les algorithmes d’évaluation manquent singulièrement de
transparence. Elles bloquent la concurrence par le rachat
d’entreprises, plus de 660 entreprises depuis 2001. Un autre
moyen est le déréférencement. Il permet de retirer certains
produits ou de résilier un compte sans explications. De plus, la
possession de données permet de créer de nouveaux services,
de nouveaux produits et de nouvelles dépendances mettant en
cause la vie privée des utilisateurs, contre laquelle on ne peut
réagir que par la marginalisation. Un auteur a qualifié cette
situation de technoféodalisme.
7
LE NUMÉRIQUE CONTRE LES ÉTATS ?
Jusqu’à l’avènement du digital, les États ont répondu au
besoin de stabilité de la population en construisant des
infrastructures matérielles. Ils ont, sur des fonds publics,
construit des routes, des voies d’eau, ils ont conçu et construit
le service postal, l’adduction d’eau, le téléphone. Ils ont
produit de l’énergie et l’ont distribuée, ils ont construit des
chaudières, et tout cela était bien visible. Lorsqu’il n’était pas
le maître d’œuvre, l’État subventionnait l’activité. L’action des
États a rendu le système cohérent, dans chacun des pays et au
niveau international, en instillant des règles générales
permettant une gestion homogène des rapports commerciaux.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui et cela peut d’ailleurs
expliquer les problèmes politiques actuels. Les entreprises
numériques utilisent des infrastructures qu’elles n’ont jamais
financées et qu’elles refusent de financer si on ne leur tord pas
le bras, en participant à l’impôt. Elles utilisent même tous les
moyens susceptibles d’éviter son paiement. Prenons le cas de
l’invasion des trottinettes 8, des Vespa ou encore des vélos dans
les villes. Ils sont déposés sur l’espace public, utilisés sans
permis ni formation et troublent la circulation, nécessitant la
prise de mesures de contrôle, sans que les entreprises
concernées avancent un sou. Or, tous ces éléments relèvent de
l’utilisation privative du domaine public.
Le cas de Waze est significatif, cette application de
navigation appartenant à Google oriente les flux routiers. Si
elle guide le flux vers une route départementale traversant un
village, la voie se détériore rapidement, les accidents et la
pollution s’amplifient dans ce périmètre. Les habitants,
devenus les otages de ces choix, s’adressent au maire et à
l’État qui ne maîtrisent pas l’application. L’État perd le
contrôle et doit financer les dégâts. De plus, lorsqu’un trajet
est proposé, les données utilisées ne sont pas produites mais
uniquement recueillies. Ces dernières ne seraient-elles pas
bien mieux utilisées dans le cadre d’un partage avec d’autres
acteurs ou avec des collectivités ?
Les pouvoirs publics n’ont réagi que très récemment et
tentent de réguler le secteur, car il s’agit d’un enjeu
économique global. La réactivation des lois antitrust prend
forme, le marché ne pourvoirait donc plus à tout ? L’initiative
tentant de casser les monopoles devient de plus en plus
prégnante. Aux États-Unis, le sous-comité antitrust de la
Chambre des représentants propose dans un rapport récent de
fractionner ces entités par des « séparations structurelles ».
Ces entreprises seraient en conflits d’intérêts lorsqu’elles sont
à la fois « intermédiaires dominants » et concurrentes
d’entreprises dépendant d’eux.
Les GAFAM font l’objet d’enquêtes multiples de la part
des autorités locales antitrust et du ministère de la Justice
américaine, 48 États sur 50 investiguent sur les pratiques
anticoncurrentielles dans le secteur de la publicité en ligne,
ainsi que sur la définition du travailleur indépendant.
Les plateformes numériques font éclater le modèle
entrepreneurial traditionnel. À l’inverse des multinationales
dont le but est de reverser un maximum de dividendes, elles
n’en versent pratiquement pas et réinvestissent la majorité de
leur rente dans des projets grandioses et discutables. Investir
des milliards pour que quelques vieillards cacochymes et
milliardaires puissent espérer acquérir l’éternité ou pour faire
voyager les mêmes autour de la Terre est un objectif étrange.
Elles ont conquis un pouvoir sans contrôle à l’encontre des
entreprises qui dépendent d’elles, en leur offrant l’accès à un
marché mondial. Le petit hôtel près de la Loge à Perpignan est
connecté à des millions de touristes. Pour lui, la plateforme est
un instrument, gratuit en apparence, de développement
économique. Sa dépendance est cependant totale, car c’est la
plateforme qui fixe les prix et les conditions commerciales. Il
est lié par les supports, par les changements de version des
systèmes d’exploitation (OS), des interfaces de programmation
(API), des conditions générales d’utilisation (CGU) de ces
acteurs. Benoît Thieulin 9 considère que « les géants du
numérique deviennent le cœur d’un écosystème sur lequel ils
ont le droit de vie ou de mort », car on ne sait plus à qui
s’adresser en cas de litige.
Ces entreprises font aussi éclater le système salarial en
utilisant les auto-entrepreneurs et des systèmes de sous-
traitance dans lesquels les prestataires facturent une misère
l’heure de travail sans payer de cotisations sociales, en ayant la
possibilité de mettre fin aux contrats sans aucune procédure
face à une main-d’œuvre pauvre et mondialisée. En effet,
toutes ces avancées qui nous facilitent la vie, en particulier
dans le domaine de l’intelligence artificielle, n’existeraient pas
sans le travail de ces petites mains, qualifiées de « premiers de
corvée », dont on a enfin compris l’utilité lors de la grande
pandémie de la Covid-19.
CES ACTIVITÉS VIRTUELLES PRÉSENTENT
DES RISQUES NON NÉGLIGEABLES

Les GAFAM ont disposé de vingt années de liberté totale


qui les ont rendus monopolistiques. Ils se sont insinués dans
notre vie politique, personnelle et économique. Ils ont créé une
véritable fracture numérique dans la société entre ceux qui
sont éduqués au numérique et ceux qui ne le sont pas. Il faut
donc recréer un cadre, d’autant plus que les GAFAM n’ont pas
agi de manière spontanée. Selon Andy Grove ancien P-DG
d’Intel, « la high tech court trois fois plus vite que les affaires
normales, le gouvernement court trois fois moins vite que les
affaires normales, nous avons donc un écart de neuf fois. Et ce
dont nous voulons nous assurer, c’est que le gouvernement ne
nous fasse pas obstacle et ne ralentisse pas les choses ».
Les États ne semblent pas en mesure de réguler ces entités,
dont certaines d’entre elles exercent des activités de service
public. Il faut donc les ramener dans le cadre. La
problématique désormais n’est plus celle du contrôle opéré par
un État démocratique, mais par des puissances économiques
dont le degré de transparence et de légitimité est largement
discutable.
Selon Marc Chevalier 10, le moment du retournement, celui
où l’intérêt des utilisateurs n’est plus aligné sur celui des
plateformes, est atteint : « La phase où elles rendent un service
puissant et très utile est terminée. Les effets de réseau
protègent désormais leur domination de la concurrence et des
innovations. Les nouveaux services que développent ces
acteurs pourraient être mieux rendus aux consommateurs dans
un marché libéré de leur domination. »
Les scandales de la dernière campagne présidentielle, les
fake news et la manipulation de l’opinion, le scandale
Cambridge Analytica, l’évitement fiscal, l’étouffement de
l’innovation, la crise du logement en Californie, la création
d’une armée de précaires payés à la tâche… La liste des griefs
contre la Silicon Valley grandit et structure de plus en plus le
débat politique, malgré les dizaines de millions de dollars
dépensés par le secteur en lobbying à Washington.
Les États-Unis sont familiers du pas de tango, ils ont
engagé une sorte de reprise en main et ont en cela suivi
l’exemple de l’Europe et de certains pays européens, avant
d’inverser la politique. Le Department of Justice (DOJ) et la
Federal Trade Commission (FTC), le régulateur chargé de la
concurrence aux États-Unis, ont placé sous surveillance
Amazon, Facebook et Apple. De plus, une task force
entièrement dédiée au secteur de la high-tech aurait été créée.
Les autorités judiciaires des États américains, du District of
Columbia et de Porto Rico ont ouvert une enquête antitrust
visant des grands groupes du secteur des hautes technologies.
Elle concerne les pratiques de Google dans le domaine de la
publicité. Le géant de la technologie est soupçonné de profiter
de la position dominante de son moteur de recherche sur
Internet pour orienter à leur insu les consommateurs vers ses
propres produits et services, au détriment de ceux de ses
concurrents. Son service de vente d’espaces ou de liens
publicitaires est en outre soupçonné de pratiques
anticoncurrentielles.
Nombre d’entreprises ou de professionnels s’estimant lésés
ont porté plainte contre les GAFAM. Une action de groupe a
été lancée aux États-Unis par deux développeurs
d’applications contre Apple à qui ils reprochent d’avoir
accaparé le marché des applis sur iPhone avec son magasin en
ligne l’App Store. Chaque plainte met en cause le modèle de la
plateforme numérique : la recherche en ligne pour Google, l’e-
commerce pour Amazon, le réseau social pour Facebook, les
applications mobiles pour Apple. Cet écosystème construit sur
mesure fonctionne d’abord à leur profit, les plaçant en position
de juge et parti.
Le tribunal de commerce de Paris vient de condamner
Amazon à une amende de 4 millions d’euros pour avoir inclus
des clauses contractuelles « manifestement déséquilibrées »
envers les entreprises utilisant sa plateforme.
La commissaire européenne à la concurrence a infligé une
amende de plus de 4 milliards d’euros à Google pour abus de
position dominante avec son système d’exploitation pour
mobiles Android. Elle a sanctionné Apple, poursuit Amazon
qui avait bénéficié d’aides illégales du Luxembourg et a exigé
la restitution de 250 millions d’euros au Luxembourg qui a
refusé cette manne. L’Irlande a fait appel de la condamnation
d’Apple à lui rembourser 13 milliards d’euros d’impôts pour
aides d’État illégales. La décision récente de la justice
européenne, en première instance, désavouant la procédure
faute d’avoir apporté la preuve de l’existence d’un avantage
sélectif, souligne le défaut d’harmonisation fiscale en Europe.
Un appel a cependant été déposé par la Commission.
Amazon est aussi poursuivie pour abus de position
dominante, la plateforme améliorerait son offre commerciale
grâce aux données des commerçants qu’elle héberge.
L’approche européenne vise pour sa part certaines de leurs
activités. Le Règlement général de la protection des données
(RGPD) a été conçu comme une réponse politico-juridico-
géostratégique à l’hégémonie des GAFAM au regard des
données personnelles. Les entreprises offrant des services dans
l’Union européenne ou qui s’adressent à des personnes
résidant en son sein doivent s’y conformer. La Commission
européenne a dévoilé les « Digital Services Act » (DSA) et
« Digital Market Act » (DMA). Ils sont structurés autour de
deux grands principes : « ce qui est interdit hors ligne doit
aussi l’être en ligne » et « plus une plateforme est importante,
plus elle doit avoir de responsabilités ». Ils sont destinés à
établir une concurrence équitable, à installer des règles dans
une approche de conformité, à éliminer les contraintes
techniques limitant la compatibilité et à réduire l’asymétrie
d’information qui majore le coût de sortie d’un écosystème.
Les contrevenants pourront être poursuivis. Ces règlements
seront examinés par le Parlement européen et le Conseil, où
siègent les États. Ces discussions feront l’objet d’un lobbying
désespéré des géants du numérique auprès des États.
Les autorités chinoises de régulation enquêtent sur des
« pratiques monopolistiques » du géant chinois de la vente en
ligne, ainsi que sur des pratiques déloyales de sa filiale Ant
Group de paiement en ligne. L’argument selon lequel les
numériques américains sont un rempart contre
l’interventionnisme chinois prend l’eau.
La situation devenant compliquée pour les GAFAM devant
une telle levée de boucliers, certaines multinationales
numériques donnent des gages. Ainsi des accords fiscaux sont
passés avec divers pays, la Grande-Bretagne, l’Italie et la
France. Après Amazon, Apple et Microsoft et Google ont
signé deux accords transactionnels avec les autorités
françaises. Une convention judiciaire d’intérêt public pour un
montant de 500 millions d’euros a été signée avec le Parquet
national financier (PNF). Une transaction confidentielle avec
la Direction générale des finances publiques (DGFIP), d’un
montant de 465 millions d’euros, a été aussi signée. Les
montants payés ne correspondent sans doute pas au montant
réel de l’évasion, cependant, tant qu’un cadre juridique et
fiscal clair et international ne sera pas mis en place, c’est bon à
prendre.
LEUR ORGANISATION CRÉE UN PROBLÈME FISCAL
D’IMPORTANCE
Le développement de ces plateformes s’est réalisé
concomitamment ou grâce à leur organisation fiscale, elles ont
dès l’origine utilisé les multiples opportunités offertes pour
éluder les taxations. Le ruling de Google avec l’Irlande lui
permet d’être contrôlé et géré depuis les Bermudes. Google est
donc essentiellement imposé dans ce paradis fiscal, y compris
pour les bénéfices provenant des utilisateurs français.
L’optimisation fiscale devient alors une alchimie artistique,
bien aidée par le dumping fiscal d’États européens cités plus
haut : le ver est dans le fruit !
Les montages s’articulent entre la domiciliation fiscale
dans des pays ou des territoires à fiscalité faible ou inexistante,
l’utilisation de sociétés filiales s’interposant dans le but
d’éviter toute retenue à la source sur les redevances versées à
la société mère, et le statut d’apporteur d’affaires des filiales
européennes.
Elles créent des sociétés hybrides utilisant une double
nationalité avec la complicité des pays qui les abritent, et enfin
il est toujours possible de « fignoler » en reprenant quelques
pratiques relevant de la gestion des prix de transfert par le
biais de la fixation du montant des redevances de marque
intragroupe (entre la maison mère et l’Europe). 60 % du
commerce mondial seraient constitués par des opérations de
transfert. L’utilisation des prêts entre filiales déplace les
charges financières.
Rien de très nouveau donc, mais une efficacité redoutable
lorsque les États laissent faire, or voici plus de vingt années
que ces montages sont regardés avec envie par ceux qui ne
peuvent les utiliser et avec une stupéfaction souvent feinte par
les États se laissant berner par les « pique-assiettes »
européens.
L’un des montages les plus élaborés me semble être celui
qui a été concocté par Google : le président UMP de la
commission des finances du Sénat, Philippe Marini, a décrit ce
mécanisme utilisé par des entreprises détentrices de brevets 11.
1. Google Inc. USA concède ses droits de propriété
intellectuelle, comme les brevets et les marques, à une société
irlandaise basée aux Bermudes.
2. Cette société, Google Ireland Holding, verse à Google
Inc. USA, en contrepartie de ces droits, une redevance « dont
le prix est fixé le plus bas possible pour limiter la charge
fiscale aux États-Unis ».
3. De droit irlandais, Google Ireland Holding est la maison
mère d’une filiale dénommée Google Ireland, installée à
Dublin. Cette filiale emploie près de 2 000 personnes et réalise
l’ensemble du chiffre d’affaires de Google pour l’Europe (dont
la France), le Moyen-Orient et l’Afrique. Les droits de
propriété intellectuelle détenus par « sa mère » lui ont été
concédés en contrepartie d’une redevance. « Le paiement de la
redevance permet de renvoyer le bénéfice réalisé à la mère
installée aux Bermudes », écrit M. Marini. Google Ireland
Holding, de droit irlandais, échappe à l’impôt sur les bénéfices
irlandais, car son centre de management effectif est basé aux
Bermudes. Quant à Google Ireland, elle paie sa redevance à sa
société mère, ce qui devient une charge déductible de son
impôt.
4. Google « maximise les possibles » en utilisant un texte
irlandais selon lequel les redevances liées à l’exploitation d’un
droit de propriété sont totalement exemptées d’imposition si
elles sont transférées à l’intérieur de l’Union européenne. Le
groupe américain a intercalé entre les deux sociétés irlandaises
une société néerlandaise, Netherland Holding BV, c’est sa
composante du « sandwich hollandais », par laquelle transite
le paiement des redevances. M. Marini conclut ainsi sa
description : « Au total, près de 99,8 % des bénéfices réalisés à
Dublin sont perçus par Google Ireland Holding sise aux
Bermudes… où l’imposition sur les bénéfices n’existe pas. »
Cependant, les entreprises doivent en 2020 régulariser leur
situation. Ne rêvons pas, un autre régime fiscal prend sa place,
la patent box, conçu sur mesure pour attirer les sociétés
utilisant la propriété intellectuelle. Le principe est de taxer très
légèrement tous les revenus tirés de la propriété intellectuelle.
Dans sa lutte contre les régimes fiscaux déloyaux, l’OCDE
n’a pu intervenir sur les régimes de la patent box. « Sur ce
point, on est en échec, il n’y a pas de solution », reconnaissait
un négociateur auprès de Mediapart. La Grande-Bretagne, le
Luxembourg, les Pays-Bas et Chypre ont réussi à s’opposer
aux 40 pays engagés dans les discussions pour que ce régime
ne soit pas supprimé.
CES RÉGIMES ABERRANTS DEVRAIENT ÊTRE REMIS
EN CAUSE

Le système fiscal, dont les principes ont été élaborés par la


Société des nations en 1924, repose sur une approche
traditionnelle de l’activité économique, basée sur la notion
d’« établissement stable » (présence durable et physique),
facilement contournée, et considère les filiales des entreprises
multinationales comme des entités séparées qui échangeraient
au prix du marché, suivant un prix « de pleine concurrence ».
Ce système permet aux entreprises multinationales de
transférer artificiellement leurs bénéfices d’une filiale à une
autre, d’une juridiction à une autre, dans le seul but d’échapper
à l’impôt. Les révélations des Paradise Papers ont démontré
que des entreprises de tous les secteurs peuvent jouer avec ces
règles inadaptées au virtuel. Si une notion d’« établissement
stable virtuel » était intégrée dans la loi fiscale, elle serait
confrontée aux conventions fiscales internationales,
supérieures aux droits nationaux, qui n’ont pas encore intégré
la notion d’« activité numérique ». Les multinationales
annoncent des résultats imposables faibles ne correspondant
pas à la réalité, les actionnaires en revanche, eux, disposent du
montant réel des bénéfices.
Cependant, l’étude de la fiscalité des multinationales dont
ces groupes font partie a ouvert la boîte de pandore. L’OCDE
vient de présenter le format technique de son projet de taxation
incluant les multinationales recourant aux mêmes moyens
d’évasion.
Le premier pilier du projet établit les critères permettant
d’installer un mode de taxation autre que la présence physique
sur un territoire. Les bénéfices distribués entre pays seraient
alors imposés sur une fraction du « bénéfice résiduel » réalisé.
Le second pilier viserait à instaurer une taxation (12 ou
13 %) au niveau mondial, chaque État récupérant sa part.
L’avantage majeur serait d’éviter l’évaporation des taxes lors
du passage par les paradis fiscaux et lors de l’utilisation des
champions du dumping fiscal européens et autres.
Les gains sont évalués à 85 milliards pour le premier pilier
et à 80 milliards pour le second, ce n’est pas rien, surtout dans
la période actuelle. Le montage technique est finalisé, l’accord
politique sera plus délicat à mettre en place, car il concerne les
États. Il faudra, encore là, jouer avec les arrière-pensées. Les
Américains défendent une position liée au volontariat des
entreprises, alors que d’autres États pencheraient vers une
taxation générale. Pour le second pilier, d’autres pays dont la
France s’accrochent à une taxe nationale qui rapporterait
moins, ce qui ne génère pas un enthousiasme excessif des
multinationales.
Néanmoins on touche à la géopolitique, les Américains
ayant déjà « taxé » ces structures, la mise en place effective du
projet ne se fera pas avant la Saint-Glinglin !
Une élue démocrate aux États-Unis, E. Warren, propose
une taxation de 7 % des valeurs transmises aux actionnaires
qui affecte les têtes de groupe, mais cette mesure efficace
impliquerait aussi une volonté internationale. Cette proposition
est simple, n’exige pas de différencier les GAFAM des
multinationales et ne remet pas en cause les traités bilatéraux.
Le texte français appelé à tort la « taxe GAFA 12 » ne
modifie pas la situation, la taxe est symbolique et ne
rapporterait pas plus de 500 millions d’euros par an. L’objectif
est politique, il est censé servir d’exemple et montre qu’une
voie de taxation est possible. Le texte est par ailleurs très
large, outre les GAFA, d’autres entreprises du numérique
seront touchées et se verront appliquer une taxe fixe de 3 %
sur leur chiffre d’affaires à partir de 2019. Ce texte, présenté
de manière exagérée comme la « taxe du XXIe siècle »,
permettrait d’installer une forme de justice fiscale entre les
entreprises, alors que le taux d’imposition effectif des géants
du numérique est aujourd’hui inférieur de 14 points à celui des
PME. C’est bien une taxe destinée à déjouer les stratégies
d’optimisation fiscale des géants de l’Internet. Cette solution a
vocation à n’être que temporaire, dans l’attente d’un
aboutissement de négociations internationales. Il n’empêche,
ces entités présentent deux types de dangers, celui de
l’automatisation qui rejette l’homme et multiplie les inégalités,
et la menace des libertés individuelles par l’usage qui peut être
fait des données. La confiance des consommateurs reste
importante et le problème ne pourra être traité que dans un
débat citoyen.
D’autres secteurs, les Mogul du médicament, par exemple,
présentent des risques systémiques qu’il faudra bien traiter un
jour.
CHAPITRE 6

Les fraudes à la TVA et les niches


fiscales
En 1967, le régime suspensif de la TVA fut adopté par de
nombreux pays et par l’Union européenne. Cet impôt est sans
doute celui à l’occasion duquel se développent les fraudes les
plus massives. Les montages frauduleux basés sur des fausses
facturations et sur des chaînages de sociétés-écrans ont
automatiquement affecté le système. Le montant de la TVA
inscrite sur les fausses factures comme sur les factures de
complaisance n’est pas déductible, c’est mécanique. De plus,
dans ces opérations, la dernière société, la « société taxi », ne
déclare jamais la TVA collectée liée aux opérations fictives.
C’est la double peine.

Les fraudes classiques


QUELQUES MONTAGES LOCAUX
Pendant vingt ans, j’ai été confronté aux diverses
typologies frauduleuses comme à des montages organisés. Les
opportunités de fraude sont multiples et se développent au fil
de l’eau et des circonstances. La fraude la plus massive que
j’ai rencontrée était mise en place dans la filiale d’une société
américaine qui, autre étrangeté, tenait une comptabilité de
trésorerie. Elle consistait à commettre, lorsque la trésorerie
battait de l’aile, des « erreurs en toute bonne foi », autrement
dit à comptabiliser régulièrement la TVA collectée dans le
poste de TVA déductible et le montant de la TVA déductible
dans celui de la TVA collectée, ce qui donnait lieu à des
remboursements de crédits importants jamais régularisés. J’ai
aussi poursuivi des décalages déclaratifs avec ou sans
régularisation, des omissions diverses. Dans les situations
difficiles, c’est souvent sur le poste TVA qu’on récupère la
trésorerie manquante, même si les sanctions sont fortes.
Les taux applicables étant nombreux, les taux les plus
faibles étaient systématiquement choisis, ce qui générait des
gains considérables. Nous avions, avec le collègue qui gérait le
service des contrôles informatisés, conçu des contrôles qui, à
partir du repérage des trous figurant sur les cartes perforées,
permettaient d’identifier des inversions de taux.
Il m’est aussi arrivé de rencontrer des contribuables
déposant systématiquement des demandes de remboursement
de crédit de TVA faisant apparaître des minorations de la TVA
collectée ou des majorations de TVA déductible. Le moyen le
plus simple d’éluder le paiement de la taxe reste tout de même
la vente sans facture. Si la transaction n’est pas enregistrée et
la vente payée en espèces, il sera simplement nécessaire
d’adapter les stocks aux détournements afin de présenter des
documents comptables cohérents. Si le paiement est réalisé en
liquide, il suffit de ne pas utiliser les caisses enregistreuses ou
de les utiliser en passant par la touche « étoile ». De plus,
l’émission de tickets n’était obligatoire que pour les ventes
excédant un certain montant. Avant d’être mis à la disposition
de la justice au Service central de prévention de la corruption
(SCPC), notre brigade avait commencé à travailler sur les
importations de produits informatiques en provenance d’Asie.
Le prix de vente, qui était formulé TTC, était très bas du fait
de l’achat en masse et des crédits récupérés par des sociétés
éphémères. Le montant de la taxe n’était jamais reversé à
l’État. De cette « manière », on embourbait l’État à la fois par
le remboursement des crédits et par l’omission de paiement.
D’autres systèmes constituent de véritables appels au crime.
L’autoliquidation, par exemple, en supprimant les obligations
déclaratives, a rompu la traçabilité des opérations. En excluant
certaines prestations ou des ventes du régime, elle pousse à les
intégrer frauduleusement dans le système.
Certains réseaux criminels ont utilisé le système soit pour
garantir l’arrivée à bonne fin des espèces, soit pour fluidifier
les opérations en mettant à la disposition des entreprises des
prestataires sûrs. En l’espèce, les produits sont vendus TTC et
le montant de la TVA n’est jamais reversé. Certaines
entreprises collectent normalement la TVA auprès de leurs
clients, mais « oublient » de la reverser au Trésor public en ne
déposant pas de déclaration ou en déposant des déclarations
incomplètes ou inexactes. Certaines entreprises n’hésitent pas
à inscrire la créance de TVA au passif de leur bilan, ce qui
prouve, selon Bercy, la volonté délibérée de frauder le fisc.
Les envois postaux et la vente en ligne ont causé des pertes
importantes dans le recouvrement de la TVA. Les modes de
contrôle n’ont à l’évidence pas suivi l’évolution du commerce
en ligne. Le calcul des droits et des taxes à l’importation
reposant sur un régime purement déclaratif, il facilite les
fraudes puisque la masse de colis ne permet pas un contrôle
efficace. Les fraudeurs disposent donc d’opportunités
immenses, dont l’une des plus utilisées est la minoration de la
valeur du produit. Les professionnels se font passer pour des
particuliers sur les sites de vente hébergés à l’étranger. En fait,
les importateurs omettent sciemment, puisqu’on leur en donne
l’opportunité, de payer la TVA dans le pays de destination.
L’entreprise étrangère dont le chiffre d’affaires excède
100 000 euros (seuil applicable aux ventes à distance) ne
s’identifie pas auprès du service concerné.
Le problème du déclaratif revient à faciliter les omissions
ou les fausses déclarations. Le prestataire doit déclarer et
payer la TVA dans chaque État membre de consommation. Or
une fraude « MTIC », ou fraude intracommunautaire à
l’opérateur défaillant, fonctionne déjà. Un fournisseur, appelé
l’« entreprise relais », établi dans un État membre, fournit des
marchandises (exonérées de la TVA) à une deuxième
entreprise appelée l’« opérateur défaillant », établie dans un
autre État membre. Cet opérateur utilise l’exonération de TVA
sur cette livraison intracommunautaire pour revendre les
mêmes marchandises sur le marché de l’État membre à des
prix très compétitifs, car la TVA n’est pas restituée.
L’opérateur défaillant disparaît ensuite sans laisser de traces,
ce qui rend impossible la perception de la taxe dans l’État où
les biens ou les services sont consommés. Il apparaît que 98 %
des vendeurs enregistrés sur des plateformes de e-commerce
ne sont pas immatriculés à la TVA en France.
Les douanes démantèlent régulièrement des systèmes de ce
type. Ainsi, en janvier 2016, une fraude excédant 4 millions
d’euros a été identifiée : une entreprise « importait en France
des articles de bazar supposés être acheminés vers les Pays-
Bas. Elle ne payait ainsi pas la TVA en France puisqu’elle était
censée la payer aux Pays-Bas, alors que les marchandises
étaient en réalité revendues au marché noir en région
parisienne », selon le communiqué de la Direction nationale
du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), qui a
enquêté deux ans sur l’affaire. On constate que la durée de
l’enquête ne permet pas sans augmentation de personnel de
réprimer de manière forte et de réduire le risque de fraude.
LES PARADIS FISCAUX INTERVIENNENT AVEC
DES MONTAGES SUR MESURE

Nous sommes avec l’île de Man, Malte et les jets privés en


présence d’une manipulation assez ancienne, dont les Paradise
Papers ont pointé le caractère récurrent. Un simple passage
dans l’île escamote le paiement de la TVA pour les acheteurs
d’avions et de jets. Ce sont des millions d’euros qui
s’évaporent. Les montages s’appuient encore une fois sur
l’utilisation de sociétés-écrans et sur des opérations de leasing.
En effet, les avions deviennent la propriété de sociétés-écrans
qui contractent des leasings simulant une activité
commerciale, alors qu’elle est purement privée. Les sociétés
propriétaires du jet sont ainsi exonérées de la TVA.
D’après le gouvernement local, 231 sociétés de leasing
d’avions auraient récupéré 894 millions d’euros depuis 2011.
De plus, les clients peuvent obtenir le remboursement de la
TVA à la fin de l’année de l’achat en apportant la preuve de
l’usage professionnel. Dans l’île de Man, l’exonération semble
être accordée d’entrée et les contrôles sont rares.
Les montages sont mis en place par des cabinets spécialisés
et les spécialistes en TVA 1 de cabinets d’audit. Ils consistent
en l’utilisation de plusieurs sociétés offshores organisées de la
manière suivante : la première, souvent logée aux îles Vierges,
achète l’avion, le loue à une autre société basée sur l’île de
Man qui l’a elle-même loué à un opérateur réel. Ce dernier le
propose alors au propriétaire réel qui doit tout de même payer
une soixantaine d’euros à l’aéroport de Man.
Le propriétaire réel n’a pas versé un centime de TVA, le
montant a été avancé par le cabinet organisateur puis
remboursé. À l’occasion de certains achats effectués par des
personnages célèbres, plus de 4 millions d’euros et
120 000 euros de droits de douane auraient été éludés.
Dans le cas, possible, où le cabinet concepteur du montage,
conseillerait « en même temps » la Commission européenne et
quelques États majeurs sur des problèmes fiscaux, ne devrait-
on pas crier au scandale ?
Ces montages identifiés sur l’île de Man, parfois dans
d’autres pays européens, devraient être remis en cause pour
deux raisons : en premier lieu si ces avions sont utilisés à titre
personnel, la TVA ne peut être remboursée qu’à concurrence
de l’utilisation professionnelle. De plus, par principe, la TVA
ne peut être remboursée qu’au propriétaire or les sociétés
écrans ne détiennent pas les avions. Le développement de
l’obtention de renseignements obtenus en sources ouvertes
devrait permettre d’identifier ces montages.
LES MAFIEUX ET LES FRAUDES À LA TVA
Criminels et mafieux détournent à leur profit plus de
50 milliards d’euros au budget européen en organisant la
fraude au « carrousel ». Pendant une longue période, les États
n’ont pu réduire ces fuites et les ont regardées partir, tant il est
difficile de lutter contre le crime organisé avec des moyens
normaux. Les « carrousels » et les « quotas carbones »
constituent ce qui se fait de mieux en tant que fraudes
« pures ».
LA FRAUDE AU « CARROUSEL »
Elle permet d’obtenir le remboursement par un État de
l’Union européenne (UE) d’une taxe qui n’a jamais été
acquittée en amont. Elle utilise des entreprises fictives situées
dans plusieurs pays de l’UE, qui vont acheter et vendre, le plus
souvent fictivement et en boucle, des marchandises de forte
valeur. La répétition de ces opérations dans un temps très court
permet de démultiplier l’escroquerie.
1. Les fraudeurs créent ou utilisent une société existante
(société A), en Grande-Bretagne pour acheter un produit, en
général informatique taxé à 20 %.
2. L’entreprise A vend ce bien à l’entreprise-écran B, la
transaction n’est pas soumise à TVA (exportation).
3. L’entreprise B cède le bien à l’entreprise C, c’est une
transaction intérieure soumise à taxation, cependant
l’entreprise B disparaît sans s’acquitter de la taxe.
4. L’entreprise C demande le remboursement de la TVA
afférente aux achats et l’obtient. Elle revend le bien à
l’entreprise A, la cession n’est pas soumise à taxation.

Ne manquant pas d’humour, certains d’entre eux ont même


établi un carrousel avec des ventes de pommes de terre.

Dans un premier temps, l’entreprise A doit disposer d’un


financement considérable pour amorcer la manipulation. Pour
ce faire, elle en appelle à des financeurs atypiques souvent liés
à la criminalité, mais des mécènes bien sous tous rapports y
participent aussi. Des structures exotiques, banques et des
banquettes, des personnes privées accordant des prêts
personnels à des taux usuraires (un fraudeur d’habitude de mes
connaissances a avancé 1 million d’euros et il lui en a été
remboursé 2 à la fin de l’année suivante) se battaient pour
participer. Il faut reconnaître que le taux est intéressant et
formulé en franchise d’impôts. À l’occasion, certains conseils,
des hommes du chiffre en particulier, ont sollicité leurs
propres clients pour le compte des organisateurs. Ces
entreprises constituent le premier maillon d’un système
délinquant.
Dans un second temps ou concomitamment des sociétés-
écrans ont été créées dans plusieurs pays de l’Union
européenne. La société de tête (A) vend alors le produit à une
société française (société B), le « taxi » qui est censé importer
le produit. Aucune taxe n’est due, il s’agit d’une exportation,
en revanche la société B a droit à la déduction de la TVA.
C’est alors une armée d’ombres de sociétés défaillantes qui
s’active dont les caractéristiques principales sont les
suivantes :
sociétés nouvelles à durée de vie limitée ;
un chiffre d’affaires très important réalisé en un temps
record, qui passe de 0 à 5 ou 6 millions d’euros ou plus
pendant quelques mois, avec un même fournisseur et les
mêmes clients dans la même banque ;
le chiffre d’affaires subit ensuite une chute brutale et les
sociétés disparaissent sans laisser de traces ;
une rotation extrêmement rapide de la trésorerie entre les
achats et les ventes pour un même produit. La journée et
parfois l’heure pour les structures organisées constituent
l’élément de référence et au final il ne reste rien dans les
comptes ;
l’existence constante de financements permettant de payer
l’achat avec la vente précédente ou avec celle qui suit, le
besoin en fonds de roulement ne pose jamais de problème.
Ce type de gestion de trésorerie, sauf quelques cas
particuliers, est l’un des indicateurs les plus évidents de la
présence d’un montage frauduleux.
Ce type de fraude à la TVA est très présent dans les
secteurs du commerce, de la téléphonie mobile, des
composants électroniques ou encore du textile, et sous une
forme différente dans la vente d’automobiles, il a fait perdre
des milliards d’euros par an à la France.
Les circuits de « carrousel » fonctionnent toujours et ont
été rendus plus complexes encore par le recours aux
plateformes logistiques et par des évolutions constantes. Les
contrôles sont toujours difficiles malgré les échanges
d’informations et de données en provenance d’Eurofisc, la
structure fiscale commune aux pays de l’Union européenne
conçue pour lutter contre les fraudes à la taxe sur la valeur
ajoutée (TVA).
L’ESCROQUERIE AU CARBONE
Les sommes détournées sont monstrueuses, elles
atteindraient pour la France selon la Cour des comptes entre
1,6 milliard et 3 milliards d’euros et ont affecté tous les pays
de l’Union européenne.
Le Bluenex est un grand marché des quotas carbone
destinés à limiter les gaz à effet de serre, l’État français l’a
créé en 2007. Chaque année, des quotas étaient attribués aux
entreprises polluantes, celles-ci pouvaient revendre la part non
consommée ou racheter ceux des entreprises qui n’avaient pas
utilisé les leurs. Le marché était ouvert à toutes les sociétés,
pollueuses ou non, sans que personne ait réfléchi aux risques
qu’un tel système présentait dès sa création pas plus qu’à
l’esquisse de l’esquisse d’un contrôle possible. Ce
comportement est malheureusement assez habituel chez ceux
qui conçoivent les textes et qui créent de telles usines à gaz.
Ce problème est assez général : ceux qui gèrent ne maîtrisent
pas et ceux qui maîtrisent ne gèrent pas !
En comptabilité, ces quotas sont inscrits à l’actif du bilan ;
ils impactent donc la présentation des comptes, ce qui n’est
pas sans conséquences. La TVA a été appliquée sur les quotas
achetés hors taxe et revendus taxes comprises. L’État a fait
l’avance du montant de la taxe aux intermédiaires qui vendent
taxes comprises et attend que l’intermédiaire reverse la TVA
collectée : tous sont partis avec la caisse. Or au moment de la
création de ce marché, les escroqueries au « carrousel »
fonctionnaient à plein, et personne, à ma connaissance, dans
l’aréopage concepteur n’a eu un seul instant de clairvoyance
pour faire le lien avec le montage précédent dans un système
où les opérations sont entièrement immatérielles.
Les escrocs financiers proches de la criminalité ont, après
avoir testé la fragilité du système, brillamment adapté les
montages du « carrousel » au carbone, enclenché la machine à
détourner les 20 % de TVA sur chaque transaction. La
plaisanterie durera jusqu’en juin 2009. Lorsque les ventes de
quotas carbone ont été exonérées de TVA, le marché s’est
immédiatement effondré.
Un problème comptable s’est alors posé, les entreprises
avaient acheté des quotas et les avaient inscrits à l’actif de leur
bilan. Or, la valorisation de ces actifs était exceptionnellement
élevée et ne correspondait à rien. Il aurait donc fallu les
provisionner et diminuer d’autant la valeur de l’actif. Ce
n’était pas possible, les sociétés concernées ont donc gardé ces
valeurs au bilan.
On avait constaté une véritable course à l’achat de quotas à
des entreprises anciennes extrêmement polluantes. Les
mafieux flairant le bon coup avaient préempté à vil prix des
entreprises polluantes dans les pays de l’Est et les ont
revendues à prix d’or.
L’escroquerie des quotas s’appuie sur une organisation
classique : création de multiples sociétés bidon dans de
nombreux pays européens, recherche d’hommes de paille et
identification des pays présentant les contrôles les plus
insignifiants. Comme à l’habitude dans ces montages
colossaux, souvenons-nous de l’épopée du Sentier, le
recrutement est communautaire et privilégie la famille au sens
large ! Des clochards sont devenus gérants de sociétés contre
quelques billets ou de bonnes bouteilles.
Quelques techniciens ont été recrutés. Utiles dans la gestion
des achats, dans le contrôle des encaissements, dans le
transfert des fonds sur les comptes offshore, dans la
sécurisation des banques parallèles qui aident à la
transformation en espèces. On rencontre des banquiers de
Dubaï, des familles de la communauté en Tunisie qui ont déjà
participé à des escroqueries antérieures utilisées comme des
banquiers parallèles, la diaspora chinoise à Gennevilliers déjà
rompue aux pratiques fluidifiant la « décaisse ». Ce type de
montage n’est encore une fois pas nouveau, il a été identifié
maintes fois lors des escroqueries concoctées autour des
« régies publicitaires ».
Les versements de centaines de millions d’euros,
fractionnés il est vrai, se sont poursuivis vers des destinations
étranges. Ces virements sans contrôle, malgré les lois
antiblanchiment, sans la moindre analyse sur les sociétés
figurant dans les dossiers et sans la moindre méfiance, peuvent
apparaître absurdes de la part de cadres d’un tel niveau.
Certains pensaient même qu’il pouvait s’agir du financement
occulte d’une guerre dormante au Moyen-Orient !
Le montage a été réalisé par des personnes appartenant en
grande majorité au milieu juif séfarade du quartier parisien du
Sentier et de Marseille, rompues aux « arnaques tunisiennes »
car elles étaient déjà présentes sur les carrousels, dans les
montages du Sentier entre autres.
Ces modèles frauduleux se répètent et ne semblent pas faire
l’objet d’une réaction réelle au premier signal, fût-il faible. Il
faudrait a minima que les services disposent de processus de
blocage pertinents. Seuls les scandales font évoluer la
répression, mais des sommes énormes ont disparu.
Les hommes présents dans ces montages m’ont aussi
intéressé. Pour certains, j’avais contrôlé leurs grands-pères. Il
leur fallait d’abord dépenser les fonds détournés, certains
escrocs gagnaient jusqu’à 500 000 euros par jour ! Sans
complexe, ce furent des locations ou des achats d’immeubles
magnifiques dans les beaux quartiers (beaucoup ont été saisis),
plusieurs jeeps de type Hummer, des Lamborghini, des Ferrari,
parfois des Rolls plus bourgeoises, y étaient garées en
permanence. Les petits Falcon ont aussi été largement utilisés
pour se rendre à Las Vegas dans les casinos à l’occasion de
parties de poker endiablées. Nombre d’entre eux ont été
proches du showbiz. Cependant, la concurrence s’est
rapidement installée et nombre de financeurs ont constaté que
leurs gains étaient faibles au regard des fonds qu’ils avaient
engagés et cela a asséché les commandites. Le milieu qui
n’avait pas eu la présence d’esprit de se lancer dans la curée
commençait à trouver que cette mini-mafia en faisait
décidément trop et qu’elle troublait leur business.
Beaucoup d’escrocs réfugiés en Israël ont irrité par leur
comportement, d’autant plus qu’ils créaient des problèmes
avec la population et qu’ils faisaient grimper le prix de
l’immobilier. Certains d’entre eux se sont acoquinés avec des
groupes criminels locaux et auraient participé au financement
des chemins de la drogue lorsque ces derniers se sont
détournés de la Libye, une faute grave à leurs yeux. Les
criminels étant des gens sérieux, s’accommodant mal des
écarts, et pour lesquels la protection est synonyme de chantage
et la discrétion de principe moral, quelques assassinats sont
advenus pour fermer les portes.
Nombre de participants ont été jugés et condamnés, ce qui
restait des fonds détournés, les appartements, les bijoux, les
montres, les voitures, a été saisi. On a rapporté des situations
atypiques : les juges ont demandé à l’un des escrocs
marseillais contre une remise en liberté provisoire une caution
de 45 millions d’euros… Il les a versés !
Mais les choses étant ce qu’elles sont, les héritiers des
fraudeurs à la TVA sur les quotas de carbone, eux-mêmes
héritiers des « carrousels » s’en sont pris aux télécoms, au
marché des changes, et au Forex en particulier, le deuxième
marché financier mondial après celui des taux d’intérêt. Ainsi,
il a été proposé à des particuliers de « parier » sur l’évolution
d’une monnaie ou d’un indice boursier en laissant croire à la
réalisation de gains importants. Or, une étude de l’Autorité des
marchés financiers (AMF) estime que 90 % des investisseurs
perdent leur mise, les sociétés ayant recueilli les fonds
disparaissant aussitôt.

Une arnaque relativement novatrice affectant les bonus


écologiques présente les caractéristiques suivantes :
1. un concessionnaire déclare une vente à un client français
(société de location, par exemple) et perçoit le bonus à la
place du client, puis il livre au client final, hors Union
européenne.
2. Une société de location déclare effectuer une location
dans l’UE et récupère le bonus écologique, elle vend
ensuite à une société de négoce dans l’UE. Cette dernière
vend sans respecter les délais à une société de négoce qui
revend à un client final hors UE.
Un seul flux physique a eu lieu, vers le pays hors UE.
Gageons que la pandémie nous fera goûter à quelques
montages bien sentis de la même veine !
LES FRAUDES DES PARTICULIERS SUR INTERNET
Les revenus réalisés par des particuliers sur Internet sont
soumis à l’impôt. Ces revenus qui explosent ne sont le plus
souvent pas déclarés, donc ne sont pas imposés. Les fraudes
générées par les « market places » sont massives. Les produits
sont expédiés en Grande-Bretagne au tarif « chinois » et
vendus dans ces structures, les acheteurs sont soumis à la
TVA, mais ne la payent pas. En Europe, des plateformes
achetant directement à prix d’usine les produits et les
revendant sur Internet concurrencent les distributeurs
classiques. Les recettes de l’État sont réduites et des inégalités
de traitement sont créées entre les acteurs traditionnels qui
paient leurs taxes et ceux qui relèvent de l’économie
numérique qui n’en paient pas.
Les e-commerçants utilisent le fait que le système fiscal est
fondé sur des obligations déclaratives et sur des contrôles
a posteriori peu efficaces en l’espèce. L’éclatement des acteurs
en une multitude de petits vendeurs difficiles à identifier et
onéreux à poursuivre, la complexité des régimes de TVA et les
fraudes aux douanes pour la livraison des colis facilitent le
développement d’une fraude massive. D’après la commission
du Sénat, seuls 979 vendeurs étrangers sont inscrits auprès de
l’administration fiscale française, alors que l’Europe abrite
715 000 sites de e-commerce. La fraude aux douanes est aussi
particulièrement criante. Les e-commerçants indiquent une
valeur inférieure à 22 euros, ce qui les exonère de toute taxe…
Les sénateurs proposent d’instaurer un prélèvement à la
source de la TVA sur les achats en ligne. Lors de chaque
transaction, la banque du client prélèverait par défaut le taux
normal de TVA, 20 %, et le reverserait automatiquement sur
un compte du Trésor. De quoi libérer le vendeur de ses
obligations et garantir à l’État son dû.
L’UE envisage une modification des règles de TVA
intracommunautaire afin de lutter contre ces fraudes massives.
Dans le nouveau schéma, l’entreprise qui livre la marchandise
paierait une TVA, mais au taux en vigueur dans le pays où le
bien est livré. Les autorités fiscales reverseraient la somme au
pays du client. Dans cette configuration, la livraison
intracommunautaire ne serait plus exonérée, ce qui limite
l’intérêt de la fraude.
Le principe est cohérent, cependant une telle mesure est
une négation du marché commun qui s’oppose aux traités
européens affirmant que, s’il n’y a pas de frontières, il n’y a
pas à payer d’impôts sur la marchandise. L’obstacle peut être
politique. Bien que le manque à gagner soit indéniable pour les
États membres, il est difficile de réunir les consentements de
tous les partenaires. L’échec de l’harmonisation des taux de
TVA le démontre. Le manque à gagner pour les caisses de
l’Europe est faramineux, 50 milliards (soit environ 100 euros
par citoyen) seraient détournés par la fraude à la TVA
transfrontalière. Et en France, le manque à gagner pour les
comptes publics serait estimé à 20 milliards d’euros, selon une
étude de l’Institute for Advanced Study réalisée pour la
Commission.
CHAPITRE 7

Les dépenses de l’État : les niches


fiscales
En matière de fiscalité, deux méthodes d’imposition
existent : une fiscalité à taux réduit sur une base large, ou une
fiscalité à taux élevé dont l’impact est réduit par la création de
niches ou compensé par des dépenses de l’État. La France est
le pays du G7 qui compte le plus grand nombre de dépenses
fiscales. Ce que nous évitons de payer dépasse ce que nous
payons. Ce qui explique cet étrange paradoxe, c’est la place
occupée par les niches fiscales, définies comme des
dérogations prévues par le législateur autorisant les
contribuables à réduire le montant de leurs impôts sous
certaines conditions. Elles recouvrent des réductions de bases
taxables sous la forme d’exonérations, d’abattements, de
réductions du barème, du taux ou encore d’un crédit d’impôt.
Elles peuvent être actives et poussent le contribuable à engager
une politique d’investissement, l’État prend alors à sa charge
une partie du risque encouru. Elles sont passives, lorsque le
dispositif s’applique à la situation de chaque contribuable.
Les niches sont adorées par ceux qui en bénéficient et
honnies par ceux qui en sont exclus. Outils de politique
fiscale, elles dérogent évidemment au principe d’égalité
devant l’impôt.
Un catalogue à la Prévert
et à géométrie variable
Au projet de loi de finances de 2019 figurent 473 niches
couvrant une multitude de domaines, et dont le montant est
évalué à 100 milliards d’euros environ. Il excède donc le
montant de l’impôt sur le revenu récolté (79 milliards) et
correspond à peu de chose près au montant estimé de la
fraude. Il est impossible de les citer toutes.
Les niches bénéficiant aux entreprises représentent depuis
les années 2000 un coût exceptionnel pour l’État, et les
entreprises ainsi biberonnées semblent ne plus pouvoir se
passer de cette aubaine. Nous vivons dans un libéralisme
subventionné.
LA DÉFISCALISATION FRANÇAISE AU TITRE
DE L’IMPÔT SUR LE REVENU PASSE D’ABORD
PAR L’INVESTISSEMENT

La défiscalisation Girardin, créée en 2003, facilite


l’investissement dans les DOM-TOM.
Le fonds d’investissement de proximité outre-mer est aussi
ouvert aux contribuables métropolitains avec une réduction
d’impôt élevée (38 %).
Adoptée en 1962, la loi Malraux est destinée à financer la
préservation du patrimoine historique et la restauration
immobilière.
Le dispositif Pinel a été introduit en septembre 2014. Il a
pour but de favoriser l’investissement dans l’immobilier
locatif. L’investisseur s’engage à louer pour une période de six
à neuf ans.
Le dispositif Censi-Bouvard bénéficie aux loueurs de
meublés non professionnels. Les investissements dans les
Sofica s’adressent aux sociétés de financement de l’industrie
cinématographique et de l’audiovisuel.
Les Fonds communs de placement dans l’innovation
(FCPI) sont des organismes de placement collectifs en valeurs
mobilières (OPCVM) donnant la possibilité d’investir dans le
capital-investissement.
Le crédit d’impôt travaux permet aux ménages effectuant
des travaux de rénovation énergétique dans leur maison de
bénéficier d’un remboursement à hauteur de 30 % des frais de
rénovation.
L’investissement forestier encourage les investisseurs
privés à financer l’entretien des forêts. L’exonération de la
plus-value lors de la vente d’une résidence principale est elle-
même une niche fiscale.
Une partie des dons, des cotisations ou des versements à
des organismes précisés par la loi donne lieu à une réduction
d’impôt. Le montant des dons pris en compte étant plafonné,
l’excédent peut être reporté sur les cinq années suivantes.
L’emploi d’un salarié à domicile permet de bénéficier
d’une réduction de l’impôt sur le revenu. Etc.
NICHES LIÉES À LA PROFESSION EXERCÉE
Certaines professions bénéficient de régimes particuliers.
Souvent, elles ont aidé les réélections : les limeurs de cadres
de bicyclette du département de la Loire, brodeurs de la région
lyonnaise, ou les tailleurs de pipes de Saint-Claude, chers à
Edgard Faure, générant nombre de blagues potaches. Certaines
existaient depuis 1928, d’autres depuis 1934, elles furent
abolies, car elles étaient « devenues sans rapport avec la réalité
des frais professionnels ». Nombre d’entre elles ont été
retirées, en particulier celles qui concernaient les journalistes
dont le salaire mensuel excédait 6 000 euros par mois. Les
députés ont procédé à la suppression de leurs avantages les
plus visibles, ce que les sénateurs dans leur grande sagesse
n’ont pu se résoudre à réaliser. Ils continuent sereinement à
profiter de primes, passe-droits et réductions en toute
exemplarité.
NICHES LIÉES AUX ÉNERGIES FOSSILES
Onze milliards d’euros pour 2019, c’est le montant des
remboursements et des exonérations de taxes qui concernent la
consommation des énergies fossiles. Les écologistes le
rappellent régulièrement au gouvernement qui ne semble guère
entendre.
Les entreprises bénéficient directement ou indirectement de
diverses niches souvent qualifiées de dépenses de l’État.
Le régime mère-fille des entreprises

Les plus-values constatées lors de la cession de titres de


participation par une société soumise à l’IS sont exonérées
après la réintégration d’une quote-part de frais et de charges.
En outre, les produits de participation (dividendes, bonus de
liquidation…) versés aux sociétés mères sont également
exonérés d’IS au niveau de celles-ci, après la réintégration
d’une quote-part de frais et de charges.
Le crédit impôt recherche

Le crédit d’impôt recherche concerne les entreprises qui


réalisent des opérations de recherche et de développement.
Le crédit d’impôt pour la compétitivité
et l’emploi (CICE)
Cette niche fiscale, qui bénéficie à toutes les entreprises
imposées selon un régime réel d’imposition, est assise sur
toutes les rémunérations qui n’excèdent pas 2,5 SMIC (le
Smic brut annuel est fixé à 17 982 euros par an). Son taux est
de 6 % en 2018, il sera supprimé pour 2019 et remplacé par
des baisses de charges sociales 1.
Le crédit d’impôt pour la formation du chef
d’entreprise

L’assiette de ce crédit d’impôt est constituée des dépenses


de formation professionnelle continue, au profit des chefs
d’entreprise (gérants, présidents, entrepreneurs individuels…).
Le crédit d’impôt intéressement

Le crédit d’impôt intéressement concerne les primes


d’intéressement versées par des entreprises de moins de 50
salariés soumises à un régime réel d’imposition.
Autres niches fiscales intéressant
les entreprises

Les entreprises bénéficient de nombreuses autres niches


fiscales, telles que le régime des jeunes entreprises innovantes,
le crédit impôt Corse, le crédit d’impôt pour la reprise d’une
entreprise par ses salariés, etc. Un régime spécial de TVA est
appliqué pour la Guadeloupe, la Martinique et La Réunion et
un crédit d’impôt « Corse » (déduction de 20 à 30 % des
investissements des entreprises réalisées sur l’île), ces
avantages locaux participent à l’égalité territoriale. Quant aux
crédits pour les investissements d’avenir, il faudra quand
même analyser sérieusement les projets.

On est donc en présence d’un nombre considérable de


dépenses qui sont pour la plupart le résultat de visées
électoralistes et/ou de pressions exercées par le lobbying des
bénéficiaires. En 2018, c’est le CICE qui a causé la plus
importante dépense fiscale. Désormais considéré comme une
baisse de charges, il ne figure plus dans les niches car il a été
pérennisé.

Ces niches sont critiquées


Ces niches ne répondent qu’en partie à un objectif
économique, elles constituent un mécanisme d’incitation
destiné à influencer les comportements. En fait, les logiques
économiques qui semblent les régir relèvent de l’apparence et
camouflent pour partie des logiques politiques dont les
conséquences sont parfois contraires au but officiellement
recherché. La Cour des comptes, l’Inspection des finances
ainsi qu’une commission parlementaire ont réalisé nombre de
rapports résolument négatifs sur elles. Ces rapports mettent en
évidence, en 2017 par exemple, que « parmi les 94 niches
relatives au développement durable, celles qui ont un réel
impact baissent, et certaines ont pour objectif le soutien à
certains secteurs économiques, sans aucun effet, bien au
contraire, sur l’objectif formulé. Il s’agit d’un prétexte pour
bénéficier des mesures fiscales ayant un impact néfaste pour
l’environnement ». Leur efficacité économique reste donc à
prouver.
Certains dispositifs n’atteignent pas l’effet escompté. Les
niches fiscales en faveur de l’investissement locatif ne dirigent
pas la construction vers les quartiers en manque. Elles
favoriseraient davantage les propriétaires bailleurs, privés
comme publics, que les propriétaires occupants. Leur contrôle
est aussi mis en cause. La Cour des comptes met en évidence
la quasi-absence d’analyse et de contrôle sur l’efficacité réelle
des différents dispositifs : « aucune étude sérieuse » n’aurait
été faite sur le taux réduit de TVA sur les travaux réalisés dans
les logements de plus de deux ans, et qui représente 3 milliards
d’euros dans le budget de l’État. Le dispositif Pinel en faveur
de l’investissement locatif (351 millions d’euros) ou le prêt à
taux zéro (746 millions d’euros) auraient dû être évalués en
2018… Ce qui n’a pas été fait.
La Cour des comptes estime que ces dépenses fiscales ne
sont plus pilotées. Elle relève aussi un défaut d’évaluation et
l’insuffisante articulation des dispositifs avec les objectifs des
politiques publiques auxquelles ils sont rattachés. Les critères
permettant de s’assurer de leur efficience ne sont donc pas
réunis : « Au-delà des seuls chiffrages, qui demeurent
imparfaits, les dépenses fiscales doivent faire l’objet
d’évaluations afin de s’assurer de leur efficacité et de leur
efficience. Or, à l’exception du suivi annuel du CICE, celles-ci
sont quasi inexistantes et incomplètes. » Sur les 474 dépenses
fiscales répertoriées, l’identification des bénéficiaires ne serait
disponible que pour 252 d’entre elles.
Certaines apparaissent comme autant de cadeaux pour les
plus riches. Les données transmises à la commission des
finances de l’Assemblée nationale permettent de comprendre
que les cent foyers qui profitent le plus de toutes les niches ont
réduit, en moyenne, leur impôt sur le revenu (IR) de
400 019 euros en utilisant les dispositifs outre-mer
(investissement dans le logement, dans le logement social et
dans les entreprises). Cela représente une ristourne de 39 %
sur leur facture.
L’analyse de la niche Malraux dont bénéficient les
propriétaires d’un bien ancien à rénover situé dans un quartier
historique montre que près de 70 % de ses bénéficiaires font
partie des 10 % de Français les plus riches. Ils prélèvent 95 %
du montant global de la niche.
L’Opinion, dans un article très intéressant 2, commente
certains dispositifs : « D’abord, ne peuvent s’adonner à la
défiscalisation que des personnes suffisamment… fortunées
pour le faire ! Car avant de profiter d’un avantage fiscal,
encore faut-il engager un minimum d’argent. Le ticket
d’entrée démarre à 1 000 euros pour un FIP ou un FCPI, à
1 500 euros pour les SCPI Pinel ou plus souvent à 5 000 euros
pour les SCPI déficit foncier ou Malraux, à 5 000 euros aussi
pour les Sofica, à 10 000 euros pour le Girardin industriel, à
15 000 euros pour le Girardin social, à 100 000 euros pour
acheter un appartement à mettre en location dans le neuf
(Pinel), à 130 000 euros pour un appartement en régime déficit
foncier et même à 200 000 euros au minimum pour un
logement dans l’ancien avec les dispositifs Malraux ou
Monuments historiques… Heureusement, l’immobilier a cet
avantage de pouvoir s’acheter à crédit, de même que les
SCPI. »
Un responsable de l’offre immobilière dans une banque
privée explique : « Aux taux actuels, il est tout à fait
recommandé d’acheter son immobilier locatif ou ses SCPI à
crédit. Outre que cela permet à des personnes qui n’ont pas
d’économies de se constituer un patrimoine pour plus tard, le
crédit a aussi un avantage fiscal. Les intérêts d’emprunts sont
en effet déductibles des revenus fonciers (les loyers) générés
par le bien immobilier, ce qui mécaniquement réduit l’assiette
finale d’imposition et cela, quel que soit le dispositif visé
(Malraux, Pinel, déficit foncier, etc.). »
Par ailleurs, les contribuables moins fortunés, ceux qui font
partie des 100 000 foyers utilisant le plus les niches, profitent
comparativement moins des dispositifs ultramarins. Grâce à
ces derniers, ils n’ont diminué leur IR que de 21 %
(9 149 euros de réduction pour un impôt avant niches de
43 553 euros). À l’exception des crédits d’impôts, ils
bénéficient essentiellement aux plus riches.
Le même constat 3 peut être effectué pour les dons aux
partis politiques. Les modalités de la niche avantagent les plus
riches, pour 80 % des foyers moins riches le coût est nul pour
l’État, mais pas pour le contribuable. Cela contribue à
favoriser les préférences des plus riches et sans doute le
maintien des niches.
Les magistrats de la Cour des comptes évoquent l’efficacité
« incertaine » de ces mesures privilégiant la rentabilité sur les
besoins réels des populations locales. L’excès d’investissement
défiscalisé se traduit par l’accroissement inutile du parc des
camions aux Antilles, l’apparition de cimetières d’hôtels et
d’une offre excédentaire de bateaux de plaisance lorsqu’ils
existent. Il a aussi renchéri le coût du foncier et, en facilitant la
construction d’appartements neufs inadaptés, a réduit la
construction de logements sociaux : la cible a été ratée sauf
pour les aigrefins.
Elle préconise aussi l’étude des petites niches, 11 d’entre
elles rassemblent moins de 15 millions d’euros chacune, et 21
ne peuvent être chiffrées. Cependant, « 10 niches à 15 millions
supprimées, ce sont 150 millions d’euros d’économisés ». Un
rabotage des niches pourrait selon la Cour faire économiser
1,5 milliard d’euros par an. De nombreux dispositifs n’ont pas
été modifiés depuis des décennies, alors que les conditions
économiques et sociales du modèle français ont changé :
« Ainsi, plus de 110 dépenses fiscales recensées dans l’annexe
“Voies et moyens” du PLF pour 2019 n’ont pas été actualisées
depuis 2000. Parmi elles, trois dépenses fiscales créées avant
1940 n’ont ainsi pas été modifiées depuis plus de vingt ans,
l’exonération d’IS des Chambres de commerce maritime, par
exemple. »
Il n’est politiquement pas aisé de s’attaquer aux niches, car,
comme le formule Gilles Carrez, ex-président (LR) de la
commission des Finances, « dans chaque niche fiscale, il y a
un chien qui aboie », et il peut mordre !

Typologie des fraudes dans


ces niches
La réalité de la situation ou de l’engagement dans le
processus exigé pour bénéficier de certaines niches ne serait
même pas contrôlée par l’État : « L’administration fiscale et
plus encore celle du logement sont dans l’incapacité de
contrôler raisonnablement, compte tenu de leur nombre et de
leur dispersion, le respect des engagements demandés
(localisation du logement, plafond de loyer ou plafond de
ressources du locataire) […]. Une telle lacune contribue
encore à atténuer l’utilité sociale de ces mesures. » Il est vrai
qu’une telle situation peut favoriser des fraudes considérables.
Les justificatifs demandés pour bénéficier de la remise ne
seraient pas non plus contrôlés.
Les contrôles des services fiscaux sur la réalité de certaines
déductions ont donné lieu à des redressements considérables
a posteriori. Elles avaient fait l’objet d’escroqueries
généralisées, en particulier sur certaines niches dans les DOM-
TOM et sur des investissements dans le locatif. Je pense
qu’une session de contrôle exhaustif serait profitable au
budget de l’État.
Les types de fraudes les plus fréquentes ici s’appuient sur
des faux documentaires et des glissements de charges rendues
fictivement déductibles. Les niches les plus lucratives ont vu
intervenir les mêmes fraudeurs que d’habitude. Des
intermédiaires ont été poursuivis et condamnés.
L’exemple des fraudes aux dons est marquant.
Évidemment, la plupart des personnes qui utilisent la niche
déclarent correctement, les autres, fraudeurs d’habitude,
déclarent des faux dons. Le risque de se faire prendre est
mineur, l’effet de masse joue et il est aisé d’élaborer des faux
justificatifs. J’ai moi-même constaté que le groupe dirigeant
d’une ONG connue établissait des faux justificatifs à la famille
et aux amis, bricolage de gagne-petit mais scandaleux.
Un autre problème se pose, celui des fondations
« affectataires » qui permettent de soutenir des buts d’utilité
publique qui « s’abritent » sous une fondation existante. Elles
entrent évidemment dans une stratégie de défiscalisation, voire
de fraude lorsque les partenaires profitent in fine de
l’opération.
Le mécénat permet (loi Aillagon de 2003) d’obtenir une
réduction de l’impôt sur les sociétés de 60 % du montant
engagé sans justificatif. Or, la Cour des comptes, qui a analysé
plusieurs fondations, a demandé « un encadrement législatif
des contreparties aux dons », car des surfacturations sont
possibles. En l’absence de toute reddition de comptes, il n’est
pas très compliqué de majorer fictivement les charges et
l’importance de la réduction d’impôt.
Le gouvernement reconnaît que sa « connaissance de
l’usage que font les entreprises de ce type de dispositif fiscal
est trop imparfaite, elle n’est pas à la hauteur des enjeux
financiers en cause […]. La création de l’obligation
déclarative […] va combler ce manque, elle va permettre à
l’État de mieux connaître les institutions et organismes
bénéficiaires de ces dons ».
L’INVESTISSEMENT GIRARDIN
Certaines niches, outre les montages classiques, ont permis
de mettre en place des fraudes de type Ponzi. L’investissement
Girardin, par exemple, voté en 2003 et destiné à relancer
l’investissement productif outre-mer, est une niche très
recherchée, et les carences dans son encadrement ont permis à
des conseillers en patrimoine véreux et à des aigrefins de
mettre en place des systèmes de Ponzi. Près de
20 000 personnes auraient été flouées dans ces montages.
L’une des plus belles manipulations utilisant l’investissement
Girardin, portant sur des panneaux solaires et sur les éoliennes
aux Antilles, a été jugée en février 2017 par le tribunal
correctionnel de Paris. Le principal animateur a été condamné
à six ans de prison ferme pour « escroquerie en bande
organisée ». À cette occasion, 56 millions d’euros se sont
envolés. Les rares panneaux solaires achetés n’ont jamais été
connectés à EDF. Un haut fonctionnaire de Bercy a été
condamné depuis pour corruption. Le même montage a été
décliné dans un cadre similaire pour des éoliennes.
D’importants redressements ont été effectués à ce titre. J’ai le
souvenir précis d’un sénateur qui, avec un cabinet comptable
normand, aidait à l’achat de bateaux fictifs, la prescription est
intervenue.
LE CRÉDIT D’IMPÔT RECHERCHE (CIR)
Le CIR 4 est aussi une source de fraudes inépuisable. On
comprend qu’il soit plébiscité, d’autant plus que ce dispositif
est assez obscur. Il faut savoir que les travaux de la
commission d’enquête menée par la sénatrice Brigitte
Gonthier-Maurin n’ont pas été publiés, cas unique, et que les
entreprises répugnent également à publier le montant de l’aide
obtenue. Pour ma part, lors d’anciens contrôles, j’ai relevé
plusieurs types de montages : des « recherches » qui n’avaient
rien à voir avec ce crédit, des intercontrats, des tâches
administratives, l’aménagement d’un module sur un logiciel
ancien, la présentation de faux rapports dont on n’avait même
pas retiré les références, et des articles recopiés. Toute cette
documentation était savamment retraitée, même pas réécrite.
Puis sont arrivés des conseils, souvent d’anciens collègues qui
se faisaient rémunérer au pourcentage et qui n’hésitaient pas à
harceler les vérificateurs après avoir monté de toutes pièces
des dossiers, disons, discutables. Les cabinets se rémunéraient
en pourcentage du crédit d’impôt décroché par l’entreprise. Il
est impossible de connaître le nombre d’entreprises qui
trichent, ce crédit est devenu une aubaine, et beaucoup de
dépenses pourraient être remises en cause.
On n’a pas constaté d’augmentation sensible des brevets
liés à ces dépenses considérables. Si des licences ont été
déposées dans des paradis fiscaux, ce n’était pas le but. Il
serait désolant de constater que, lorsque des brevets ont été
développés grâce au CIR, le déménagement ou la création
d’une filiale à l’étranger est organisé pour les exploiter. J’ai
aussi appris incidemment que des jeunes doctorants en premier
emploi étaient employés pour permettre à l’entreprise
d’obtenir le crédit, et lorsque ces doctorants devaient entrer
dans un centre de coût, on s’en séparait, et on recommençait
avec leurs remplaçants.
Ce sont plus de 6 milliards d’euros qui sont jetés dans la
nature sans véritable contrôle. Il serait utile de comparer les
crédits et leur utilisation par les laboratoires bénéficiaires dans
la recherche des vaccins anti covid.
LE CRÉDIT D’IMPÔT POUR LA COMPÉTITIVITÉ
ET L’EMPLOI (CICE)

Le CICE était un dispositif à 20 milliards d’euros par an,


ouvrant droit à un crédit d’impôt de 6 % sur la masse salariale,
qui s’appliquait aux salaires jusqu’à 2,5 smic et qui a coûté, de
2013 à 2018, 48 milliards d’euros. Il a fait l’objet
d’évaluations sur la demande de l’Assemblée nationale par
l’Institut des politiques publiques (IPP) dont les résultats
laissent dubitatifs. Ces analystes constatent : « Jusqu’ici, les
évaluations du CICE n’ont pas trouvé d’effet sur
l’investissement [des entreprises], la recherche et le
développement (R&D) et les exportations. Elles ont conclu à
un effet probablement positif sur les marges, mais faible et
incertain sur l’emploi. Enfin, elles ont noté une hausse du
salaire moyen au sein des entreprises les plus concernées. » Le
comité de suivi a émis des hypothèses : « Une interprétation
possible serait que des effets importants du CICE ont transité
[…] par des ajustements de prix, soit entre entreprises, soit au
profit des ménages. » Les entreprises qui ont
proportionnellement touché le plus de CICE auraient donc
répercuté ces baisses de coût sur leurs clients. Mais le CICE
aurait tout aussi bien pu faire baisser les prix de vente.
LA SUPPRESSION DE L’IMPÔT SUR LES GRANDES
FORTUNES

La première grande mesure d’Emmanuel Macron après son


élection a été la suppression de l’impôt sur les grandes
fortunes. Elle a été accompagnée par une communication
enchaînant les calembredaines. Destinée, avec la flat tax, à
aider les « premiers de cordée » à réussir, l’avenir deviendrait
radieux. Cette mesure symbolique réduit encore la
progressivité de l’impôt.
Elle devait réduire l’hémorragie des patrimoines hors de
France, or cette fuite semble discrète, 500 sorties nettes
environ, et le manque à gagner serait de 170 millions d’euros.
On aurait donc abandonné 3,5 milliards d’euros pour récupérer
170 millions… Il ne semble pas avoir été tenu compte de la
hausse des patrimoines en nombre et en montant. Entre 1990
et 2017, les recettes de l’ISF sont passées de 1 milliard à
4 milliards, elles auraient encore augmenté. Ce sont des
recettes nettes qui ont été perdues, sans contrepartie.
Cet impôt n’était pas agressif, un nombre important
d’allégements, d’exonérations et de plafonnements limitaient
sa portée. Le contrôle était lui-même peu inquisiteur et sa
déclaration manuelle, alors que des déclarations préremplies
avec les données des banques auraient pu être utilisées. Il
n’était détaillé qu’au-dessus de 3 millions d’euros. Quant au
ruissellement, personne ne l’a encore rencontré, les économies
réalisées sont parties pour les deux tiers à la consommation et
à l’épargne. La niche ISF-PME 5 créée à cet effet a été dissoute
et avec elle la disparition des business angels qui l’utilisaient.
Les mesures de sauvetage taxant les signes extérieurs de
richesse n’ont rien rapporté du tout. Et les dons aux
associations ont chuté de moitié. En pleine pandémie, le
ministère des Finances a engagé une campagne de dons, sans
grand effet, plutôt que de rétablir l’ISF. Il fallait beaucoup haïr
cet impôt ou être bien enchâssé dans les lobbies pour
abandonner une telle manne !
Les niches fiscales ou les « dépenses » de l’État présentent
la caractéristique de n’être contrôlées que de manière fort
légère, voire pas du tout, par manque de personnel ou par
principe. Elles sont « semées à tout vent » sans qu’aucune
analyse des détournements possibles ait été réalisée au
préalable en s’appuyant sur la moralité des entreprises. Or, une
entreprise, un particulier bénéficiaire ne sont pas moraux,
celui-ci s’enrichit illégitimement, celle-là fait du business, on
ne peut le lui reprocher.
Ce comportement génère des gesticulations à chaque plan
social, car depuis des décennies les gouvernements successifs
ont « détricoté » le cadre législatif du licenciement et se
trouvent maintenant Gros-Jean comme devant, incapables de
s’opposer à ces pratiques.
On constate que, bien avant les financements Covid, le
néocapitalisme français est biberonné aux dépenses publiques
dont je ne suis pas certain qu’il pourrait se passer, quant à son
efficacité… On a pendant des décennies favorisé les désirs des
lobbies d’entreprise, cela apparaît comme une évidence dans la
loi d’accélération et de simplification de l’action publique
(Asap) en pleine pandémie. Les gouvernements successifs ont
« détricoté » consciencieusement tous les cadres législatifs au
profit d’une libéralisation dont on attend avec impatience les
résultats. Cette politique explique les gesticulations éplorées
ou guerrières avec un sabre de bois qui apparaissent à chaque
plan social.
On peut désormais, dans la période prépandémie, avancer
le fait que la France est bien un « pays d’assistés » et qu’il est
aussi vrai que cela coûte « un pognon de dingue », mais cette
assistance est aussi la chose la plus partagée.
TROISIÈME PARTIE

CORRUPTIONS
Il n’existe pas une, mais des myriades de corruptions. Elles
peuvent être blanches, grises ou noires. On peut corrompre ad
majorem dei gloriam, pour le bénéfice d’un État, d’une
entreprise ou/et dans son propre intérêt. Elles sont le fait aussi
bien des élites, de fonctionnaires, du secteur privé, de
criminels que du gardien d’immeuble. On qualifie de
« corruption douce » celle qui sourd des lobbyings.
Le musée de la corruption au Caire en détiendrait l’un des
premiers écrits : la condamnation par un pharaon d’un
intendant qui aurait trafiqué la qualité des pierres lors de la
construction d’un mausolée.
La corruption n’existe pas en l’absence de demande ou de
proposition de contrepartie. Pour corrompre, il faut être deux !
La corruption, c’est d’abord une affaire de personnes
accaparant une richesse qui devrait être partagée. Elle est
intimement liée à la liberté humaine et à la détention du
pouvoir.
La corruption est un délit ancien, il entre en 1810 dans le
Code d’instruction criminelle, mais son champ d’analyse
économique est récent. L’explication tient au fait que la
corruption était perçue jusque-là comme une question
essentiellement morale ou politique. Au début des années
1960, l’analyse de la corruption intègre une variable pouvant
influer sur la concurrence et le développement économique.
Toutefois, certains auteurs (Leff, 1964 ; Huntington, 1968)
jugent cette influence positive : elle piloterait la concurrence
vers les plus malins et les plus « efficaces », et de ce fait
faciliterait le développement économique. La Fable des
abeilles, de Mandeville 1, est souvent évoquée, cet argument
est développé avec bonheur par les criminels et les affairistes.
D’autres considèrent que l’État appelé au secours de
l’économie dans les pays industrialisés, dont les
préoccupations de compétitivité et de création d’emploi sont
majeures, pourrait aggraver le phénomène de la corruption.
Elle faciliterait aussi la modernisation et jouerait un rôle
d’intégration sociale en évitant les révolutions brutales. On
comprend donc que les sorties de fonds de l’Union des
industries et métiers de la métallurgie (UIMM) permettaient
aux exclus de profiter du système ! La corruption ne serait
donc pas un problème, et il n’y aurait pas lieu de s’en
préoccuper. Cette analyse est une foutaise !
Au milieu des années 1990, les premières démonstrations
de l’effet de la corruption sur la concurrence et le
développement économique (Mauro, 1995 ; Susan Rose-
Ackerman, 1999 ; Méon et Sekkat, 2005 2) la transforment en
un objet d’études et en un sujet pénal. Elle est devenue une
préoccupation des organisations internationales. À l’occasion
de la création du Service central de prévention de la corruption
(SCPC), Pierre Truche avait fort bien synthétisé l’évolution de
cette problématique : « La corruption, ce comportement
couramment admis, est désormais devenue intolérable. »
Parallèlement à ces séquences analytiques, de profonds
bouleversements ont radicalement changé la donne politique et
économique mondiale : la globalisation, un monde
multipolaire, la libéralisation des transferts financiers sans
contrôle, de nouvelles hiérarchies économiques et politiques
pour qui la loi n’existe pas, la criminalisation des économies
ont fait de la corruption un outil universel utilisable dans
toutes les manipulations. La crise financière et économique de
2008 a ouvert une nouvelle séquence appelant à reconsidérer
les rôles de la corruption et de la concurrence dans les
performances économiques. Dans un monde globalisé, le
développement économique des pays émergents est
concomitant de celui de la corruption et de la criminalité. En
réalité, la mondialisation, nolens volens, constitue le vecteur
primordial de l’aggravation de la corruption, car s’il y a bien
investissement, c’est dans la rente des corrompus qu’il
s’accomplit et jamais dans la redistribution. De plus, les
kleptocrates, ils sont nombreux, ne favorisent pas les
dynamismes mais le conservatisme local. On constate aussi le
fait que la quasi-totalité des révoltes contre les pouvoirs en
place sont générées par la corruption des élites locales.
En matière pénale, le spectre corruptif recouvre les délits
portant atteinte à la probité. Il s’agit évidemment de la
corruption, mais aussi de la concussion, du favoritisme, de la
prise illégale d’intérêts, du trafic d’influence, j’y ajoute le
détournement de fonds publics. L’abus de biens sociaux chez
le corrupteur pallie la prescription.
La corruption a un coût, le rapport du Fonds monétaire
international (FMI) évalue les méfaits de la corruption à 2 %
de la richesse mondiale, la Banque mondiale pour sa part
estime qu’ils avoisinent 3 % des échanges mondiaux. Pour le
BTP, ils seraient proches de 300 milliards d’euros, soit 10 %
du montant des marchés du secteur.
« La corruption est un phénomène extraordinairement
complexe qui a tendance à résister au temps », indique le
rapport du FMI. Les pots-de-vin versés chaque année
pourraient être évalués dans une fourchette comprise entre
1 500 et 2 000 milliards de dollars. Cependant, cette
évaluation n’est que partielle, car « le coût général
économique et social de la corruption est sans doute encore
plus élevé », ajoutent les auteurs du rapport. Toujours d’après
ce rapport, les plus pauvres sont les plus durement touchés et
la culture de la corruption encourage évidemment l’évasion
fiscale et peut même, quand elle est généralisée, mener à des
« violences, à des troubles civils avec des implications sociales
et économiques dévastatrices ». Il faut constater le fait que
tous les pays touchés par le Printemps arabe, et aujourd’hui
l’Algérie ou le Liban, ont au moins une cause commune : la
corruption de leurs dirigeants. Les pays riches et les pays en
développement sont concernés, et les populations les plus
défavorisées en sont les premières victimes. « Les pauvres
sont affectés de manière disproportionnée parce qu’ils
dépendent davantage de services publics rendus plus coûteux
par la corruption », affirme la directrice générale du FMI,
Christine Lagarde.
Près de 1 000 milliards d’euros. C’est ce que représente
l’impact de la corruption à l’échelle européenne, soit 6,3 % du
PIB du bloc, selon la fourchette haute des chiffres du
Parlement européen. A minima, cet impact est évalué à
179 milliards d’euros chaque année. Un rapport du think tank
Le Club des juristes plaide pour la mise en place de nouvelles
mesures afin de pallier ce problème et d’améliorer le droit
européen en matière de corruption 3.
Nous avions émis le constat et exposé les conséquences et
les moyens de limiter les poursuites de corruption et plus
largement les condamnations financières voici sept années 4.
Entre 2006 et 2017, le nombre de condamnations pour des
infractions financières prononcées a baissé de 27 %, et
0,002 % des affaires de corruption seraient seulement
judiciarisées. Or mandatées par les ministères des Finances, de
la Justice et de l’Intérieur, plusieurs inspections ont remis un
rapport confidentiel, qui relève une absence de stratégie
globale, une organisation inadaptée, un manque de formation,
des outils informatiques limités…
Ugo Bernalicis (LFI) et Jacques Maire (LaREM) ont rendu
public leur rapport d’information sur « l’évaluation de la lutte
contre la délinquance financière ». Ils constatent aussi une
organisation trop morcelée, voire illisible, des moyens
largement insuffisants et une crise des vocations. Ils réclament
notamment la hausse des effectifs du parquet national
financier.
Les montages de corruption s’établissent dans le secret,
souvent facilités par l’acceptation tacite des pouvoirs. Je décris
dans les pages qui suivent l’arrière-boutique de la corruption et
j’en décrypte des manipulations courantes.
CHAPITRE 1

Les outils du droit international


contre la corruption
Les conventions qui tentent
de coordonner les luttes au niveau
mondial
Si un seul bienfait peut être reconnu à la corruption, c’est
bien la création d’une sorte de droit international dédié, créant
pour les États signataires une obligation de traiter le sujet ou
au moins d’en simuler le traitement.
LES CONVENTIONS ET LEUR SUIVI
Le traitement international de la corruption s’est constitué,
à petits pas, mais surtout entre arrière-pensées. Certains ont
accompagné le mouvement pour rester dans la norme espérant
que ces conventions ne seraient qu’un document formel, sans
efficacité réelle, laissant travailler as usual. D’autres
poussaient à la roue, discernant dans ces conventions un
moyen utile de limiter l’expansion économique d’États
concurrents. D’autres encore, très optimistes, ont pensé
qu’avec le temps ces premiers petits pas constitueraient le
support de mesures efficaces. D’autres enfin, et non des
moindres, ont refusé de signer les conventions.
Le premier instrument pénal de lutte contre la criminalité
organisée transnationale est la Convention de Palerme en
2000. Cette convention des Nations unies est appelée
Convention des Nations unies contre la criminalité
transnationale organisée. Cette convention, comme des
suivantes, établit un cadre universel pour diverses
incriminations :
la participation à un groupe criminel organisé, le
blanchiment des produits du crime, la corruption et
l’entrave au bon fonctionnement de la justice ;
la coopération policière et judiciaire dans le but de
permettre une amélioration de la prévention et de la
répression de ces phénomènes ;
l’entrave au bon fonctionnement de la justice.
Cette convention place au même niveau la corruption et la
criminalité organisée. Les institutions européennes ont été très
actives en matière de corruption. Le Conseil de l’Europe a
produit la « convention pénale » en janvier 1999 et la
« convention civile » en novembre 1999. Les cibles étaient
clairement désignées : les agents publics étrangers.
Ces conventions prévoient une « procédure
d’autoévaluation et d’évaluation mutuelle » : le « suivi ». Le
contrôle du respect des standards a été dévolu au Groupe
d’États contre la corruption (Greco). L’article 1er du Statut
adopté en 1999 stipule que le Greco a « pour objet d’améliorer
la capacité de ses membres à lutter contre la corruption en
veillant à la mise en œuvre des engagements qu’ils ont pris
dans ce domaine, par le biais d’un processus dynamique
d’évaluation et de pression mutuelles ». Afin de réaliser cet
objectif, le Greco est chargé de :
suivre l’application des principes directeurs pour la lutte
contre la corruption tels qu’adoptés par le Comité des
ministres du Conseil de l’Europe le 6 novembre 1997 ;
suivre la mise en œuvre des instruments juridiques
internationaux qui seront adoptés en application du
Programme d’action contre la corruption, conformément
aux dispositions contenues dans ces instruments (art. 2
dudit Statut).

La Convention de Dublin (1995) est relative à la protection


des intérêts financiers des communautés européennes et la
Convention de Bruxelles (1997), relative à la lutte contre la
corruption de fonctionnaires des communautés européennes ou
des États membres.
Une décision-cadre du 22 juillet 2003 de la Convention de
l’ONU, relative à la corruption dans le secteur privé, vise à
harmoniser les incriminations et les sanctions dans les pays
membres sur la corruption privée.
L’instrument mondial dédié à la lutte contre la corruption
est la Convention des Nations unies contre la corruption, ou
Convention de Mérida de 2003, entrée en vigueur en 2005
après la trentième ratification. Elle a été créée par la résolution
de l’Assemblée générale des Nations unies 58/4 du 31 octobre
2003. Le 9 décembre 2003, 114 pays signaient la convention à
Mérida, au Mexique. En fin 2017, 186 pays l’avaient ratifiée,
y compris la France et l’Union européenne. Elle décline quatre
types de mesures :
des dispositions portant sur la prévention de la corruption,
cet aspect est nouveau et fondamental ;
des règles organisant la coopération internationale dans ces
domaines ;
des normes procédurales ;
la restitution des avoirs illicites.
Cet aspect est majeur car il modifie les stratégies judiciaires
en portant le fer sur le patrimoine.
Pour certains pays disposant déjà de mesures appropriées,
l’ajustement ne s’est fait qu’à la marge, pour d’autres c’est
l’ensemble du code qu’il a fallu reconsidérer. Ainsi, les pays
signataires disposent de textes cohérents, ce qui facilite
l’entraide internationale essentielle dans cette matière. Dans
ces conventions figuraient en bonne place des préconisations
concernant le contrôle des marchés publics, intégrées à juste
titre dans le corpus de contrôle. Ainsi de nombreux pays se
sont, bon gré mal gré, dotés d’un cadre légal et conforme aux
normes internationales pour lutter contre la corruption.

Une efficacité limitée


Les États qui n’ont pas ratifié ces conventions gardent,
pour leur part, les mains libres et certains sont très actifs au
plan international. Certains grands pays récusent les
conventions considérées comme une lecture occidentale des
affaires ne correspondant en rien à leur modèle. Le corpus
juridique théorique occidental est alors rejeté en bloc. Les
comportements sont dominés par des préoccupations
géostratégiques. L’efficacité prend le pas sur les
préoccupations éthiques, le conflit d’intérêts reste l’un des
fondements des rapports de solidarité entre les divers groupes
et la collusion sous-tend les relations personnelles et
commerciales.
Pour les autres, l’application de ces conventions n’est
effective que dans les États disposant de la volonté, des
moyens en hommes et en financements pour poursuivre la
corruption. Certains États se sont empressés de se soumettre
au régime, mais avec la ferme intention d’en limiter
l’application. En l’absence de volonté et d’autorités efficaces
(police et services d’enquête, procureurs et tribunaux), le plus
robuste arsenal légal est inefficace. Les textes restent « hors
sol ».
LA RÉTICENCE DES ÉTATS
Les États signataires représentent environ deux tiers des
exportations mondiales et près de 90 % des flux
d’investissements directs étrangers, les principales nations
exportatrices ont cependant quelque peine à lutter contre la
corruption dans le commerce international. Dès 2014, l’ONG
Transparency 5 constate que plus de la moitié des pays
signataires d’un traité anticorruption ne l’appliquent pas.
Utilisant le « Name & Shame », elle cite 22 pays signataires
qui ne feraient que peu d’efforts, voire aucun, pour faire
respecter la convention. Le Japon, les Pays-Bas, la Corée du
Sud, la Russie, l’Espagne, la Belgique, le Mexique, le Brésil,
l’Irlande, la Pologne, la Turquie, le Danemark, la République
tchèque, le Luxembourg, le Chili et Israël font partie des pays
où la convention est très peu, voire pas respectée. D’autres
pays, parmi lesquels se trouvent la France, la Suède, l’Afrique
du Sud et la Nouvelle-Zélande, n’ont appliqué la convention
que de manière « limitée ». L’organisme estime que seuls
quatre pays de l’OCDE l’ont appliquée rigoureusement : les
États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la Suisse. La
virginité de ces quatre pays me laisse toutefois très dubitatif.
Au Royaume-Uni, pourtant considéré comme un bon élève, le
gouvernement Blair avait enterré en 2006 une enquête du SFO
sur le très sulfureux contrat Al-Yamamah avec l’Arabie
saoudite, sous couvert d’une « relation stratégique essentielle »
et du fait que l’enquête serait nuisible pour la sécurité
nationale. À la suite de quoi un très important contrat militaire
était signé avec Ryad. Perfide Albion ou bal des hypocrites !
Lorsqu’il s’agit de gagner de l’argent ou de renforcer les
entreprises nationales, l’éthique reste à l’écart.
Le Conseil de l’Europe a publié les observations du Groupe
d’États contre la corruption issues de l’évaluation de la
situation française 6. Les analyses ont porté sur les hautes
fonctions de l’exécutif et les carences constatées dans ce
domaine, il trace un constat qui devrait prendre la forme d’un
programme applicable aux plus hautes strates de l’État. En
particulier parmi les douze mesures de bon sens, j’en retiens
deux qui sont indispensables :
« L’exigence d’un contrôle préalable d’intégrité pour tout
poste de conseiller ministériel ou de la présidence de la
République, dans le cadre du processus de sélection et avec le
concours de la Haute Autorité à la transparence de la vie
publique, soit prévue par la loi », ce qui élimine le risque de
rencontrer des « conseillers » particuliers bardés de casseroles,
et que des moyens supplémentaires, plus particulièrement en
personnel, soient alloués au Parquet national financier. Enfin,
que son indépendance par rapport à l’exécutif soit assurée.
Il traite aussi de la problématique des systèmes répressifs.
Il émet six préconisations assez classiques, dont trois
apparaissent comme étant fondamentales : le principe de la
rotation dans les secteurs à risque, l’évaluation du régime des
lanceurs d’alerte et le renforcement de la formation.
J’avais, avec Jean-Paul Philippe, dans l’ouvrage 92
CONNECTION, exposé les moyens usités afin de limiter les
poursuites. Ils sont utilisables partout dans tous les pays, il
convient d’en rappeler quelques-uns 7 :
ne pas ouvrir de poursuites ;
ne pas ouvrir de poursuites à l’encontre de certains
dirigeants lorsque le parquet est aux ordres ou lié aux
personnages en situation de risque pénal ;
utiliser la procédure de l’enquête préliminaire pour
canaliser l’enfumage.
Un certain nombre de procédures sont utilisées : refuser
d’entendre des personnes qui ont des choses à dire, entendre
d’autres personnes qui n’ont rien à dire, travailler en vitesse
lente, ou choisir des enquêteurs de faible niveau, etc.
Finalement l’investigation ne donnera rien, mais la forme sera
respectée, fors l’honneur.
On compte également d’autres formes de procédures afin
de limiter les proursuites :
ouvrir une procédure, mais saisir un juge d’instruction peu
fiable ou très proche d’un parti intéressé, il en existe aussi ;
fractionner une procédure, ce qui rend incohérente une
situation à l’origine très claire, mais qui doit être utilisée
avec précaution, car d’autres fronts peuvent s’ouvrir à cette
occasion ;
refuser l’ouverture de supplétifs utiles ;
utiliser la mutation des magistrats est un bon moyen pour
casser une procédure, elle peut être conduite de plusieurs
manières. Une promotion attendue depuis longtemps peut
constituer un bon moyen de ralentir sensiblement une
enquête, surtout si on met un certain temps pour trouver un
remplaçant afin de reprendre le dossier. Il peut aussi exister
des mutations paradisiaques ou des mutations sanctions.
Pour qui voudrait protéger discrètement la délinquance
financière, la meilleure pratique consiste à voter des lois à
vocation clairement répressive, constituant un support solide
de communication, et, en même temps, de diminuer le nombre
d’investigateurs et leur qualité technique. La matière exige en
effet la présence de fonctionnaires aguerris, suffisamment
nombreux et disposant de qualités techniques et juridiques
exceptionnelles pour décrypter les montages complexes,
internationaux, et pour répondre aux bataillons d’avocats. Ces
investigateurs devraient être soutenus par un cadre
hiérarchique tout aussi motivé, et ce n’est pas toujours le cas.
La réduction du nombre de fonctionnaires certes, mais aussi le
fait de ne pas favoriser l’évolution de carrière et l’absence de
valorisation de l’expérience acquise permettent de limiter plus
sûrement les investigations téméraires.
DES FILIÈRES DE CONTOURNEMENT
Dans son rapport de 2001, le Service central de prévention
de la corruption (SCPC) avait identifié plusieurs montages
susceptibles de contourner la législation anticorruption
consécutive aux conventions OCDE dans sa lutte contre la
grande corruption d’affaires. Les filiales y tiennent une place
centrale. Utilisées comme autant d’écrans interposés, elles
embourbent les contrôles. Cette analyse est plus que jamais
actuelle. Les moyens utilisés pour payer des commissions
interdites après la mise en place des législations instaurées à la
suite de la convention de l’OCDE suivent l’évolution des
organisations économiques et les effets de la mondialisation.
On constate une adaptation aux grands marchés à l’exportation
et au paiement de corruption. L’architecture globale est peu ou
prou comparable dans toutes les entreprises et dans tous les
pays exportateurs.
Concomitamment à la création de dispositifs censés lutter
contre les pots-de-vin, une ingénierie financière très
sophistiquée, facilitant le contournement des textes, a été
édifiée. Il s’agit bien là de la « schizophrénie d’entreprise »
prompte à édicter des normes internes (soft law) destinées à
protéger leur image et à ne pas les respecter lorsque cela les
arrange. Ces montages mis en place progressivement se sont
largement inspirés des pratiques américaines auxquelles leurs
entreprises ont dû faire face depuis 1977 lors de l’entrée en
vigueur du FCPA (Foreign Corrupt Practices Act).
LE MONTAGE ORGANISÉ AUTOUR DES FILIÈRES
RÉGIONALES

Il s’articule entre les agences régionales et les unités


opérationnelles proches des clients et des marchés, les filiales
« multidomestiques » et les fournisseurs locaux (external
services providers), les prestataires et sous-traitants. Ainsi
s’établit un « découplage » entre l’opérationnel (filiales
opérationnelles) et les sorties de fonds réalisées depuis des
pays peu contrôlés. Ces modèles, variations apportées aux
montages classiques de corruption, permettent de diluer
fortement les liens entre les entités. La surfacturation, la fausse
facturation, les manipulations comptables permettant de
blanchir la sortie des fonds sont toujours présentes. Les points
faibles résident dans la nécessité de multiplier les écritures, les
échanges écrits (mails) et de faire intervenir des tiers de
confiance.
En premier lieu, il faut installer des agences régionales
dans des lieux où la coopération judiciaire est difficile, voire
inexistante. Ces agences sont créées dans chacune des zones
géographiques, elles sont détenues majoritairement par le
groupe. Leur localisation est choisie dans des pays qui ne sont
pas susceptibles d’adhérer à la convention anticorruption.
Singapour en Asie, Dubaï, l’Uruguay en Amérique du Sud ont
été des territoires très prisés.
La filiale exerce une activité réelle et utilise la sous-
traitance locale et par des surfacturations nourrit la caisse noire
locale. En deuxième lieu, interdiction formelle est faite aux
filiales opérationnelles de payer des prestations illégitimes de
manière à éviter tout risque pénal sur ce point. Puis des filiales
non consolidées en dehors du champ de la convention
constituent un second niveau de camouflage. La maison mère
n’est plus majoritaire et un certain nombre d’investisseurs
amis, des « affiliés », entrent en jeu et ne disposent pas de
pouvoir de décision. On rencontre là des tiers de confiance
robustes, parfois très proches de la grande criminalité.
Ces entités centralisent les divers flux et sont souvent en
déficit afin qu’une absorption soit possible sans frais. Ce qui
résout certains problèmes. L’utilisation de ces entreprises
locales en tant que prestataires ou lobbyistes permet de
transférer les sommes affectées à la corruption en facturant sur
place.
Enfin il faut payer des agents à qui incombe la distribution
des fonds. L’agent principal regroupe les fonds, les distribue et
utilise d’autres agents dont il est responsable. En général,
comme le démontrent les investigations actuelles, les
commissions des agents sont « maximisées ». Elles sont en
général constituées par les management fees payés
mensuellement et officiellement nécessaires à la bonne gestion
de l’entreprise. Les proches du bénéficiaire peuvent être
rémunérés chez cet agent. Les success fees sont ensuite
délivrées, les fonds étant virés dans un offshore ou un trust.
Enfin, la rémunération de travaux de prospection bidon vient
compléter le flux. Il est aussi possible de payer des sous-
contractants localisés dans des places offshore qui seront
utilisés comme prestataires de services.
Il a aussi été constaté l’existence d’opérations frauduleuses
purement comptables telles que des lignes de crédit ou des
avances de trésorerie, mais une moindre utilisation d’abandons
de créances considérés à juste titre comme trop risqués. Les
offsets, obligations d’investir localement en corollaire à un
contrat, peuvent être largement surfacturés, permettant de
financer une partie des commissions. Enfin, le paiement
d’indemnités, à la suite de fausses ruptures de contrat ou de
contentieux fictifs, intervient pour régler les queues de
commission.
La mise en place de montages de cette nature a pour
conséquence essentielle la rupture de la chaîne de
responsabilité entre la maison mère et la filiale créant des
difficultés dans l’identification des preuves du délit. Par le jeu
des délégations, lorsqu’elles existent, et par le jeu de
l’autonomie des responsables de la filiale, il est difficile de
démontrer la responsabilité de la maison mère dans le domaine
juridique comme dans le domaine financier par des moyens
classiques.
LE MODÈLE FAISANT INTERVENIR DES PLATEFORMES
FINANCIÈRES DE GESTION DE TRÉSORERIE

L’utilisation de plateformes financières localisées dans les


paradis fiscaux constitue aussi une opportunité pour payer les
commissions sans encourir de risques majeurs. Elles peuvent
cependant poser un problème en interne, la direction générale
se voyant alors retirer une partie de ses attributions.
Ces plateformes présentent un avantage très sérieux, la
preuve du versement de la corruption ne pourra quasiment
jamais être apportée par des moyens classiques du fait du
« découplage » entre les flux financiers par ailleurs fractionnés
et l’opération commerciale qui donne lieu à corruption.
La justification de sorties de fonds, dont la contrepartie est
différée et aléatoire, est aisée et ne peut faire l’objet d’une
vérification directe, il s’agit là d’une opération de
noircissement. De plus, la masse des transactions est telle que
les versements relatifs à la corruption, noyés dans des
opérations licites, sont peu identifiables.
L’utilisation d’un fonds d’investissement est aussi possible,
il suffit de placer des fonds dans un fonds lié à la chaîne de
corruption et de l’utiliser comme cela a été exposé dans la
partie blanchiment. La qualité du general partner lui permet
de faire en sorte que le rendement ou la plus-value soient
redirigés vers le bénéficiaire attendu. La manipulation est
quasi impossible à démontrer.
LE MODÈLE DES CAPTIVES D’ASSURANCE
ET DE RÉASSURANCE

Les captives de réassurance peuvent être aussi utilisées


pour garnir la caisse noire et payer les corrompus. Elles
présentent plusieurs avantages : installées dans des paradis
fiscaux, elles ne sont pas soumises au contrôle prudentiel et
appartiennent en propre aux entreprises intéressées par les
manipulations. Ces captives, permettant de s’auto-assurer
lorsque le risque ne peut être couvert ou lorsqu’il est trop élevé
pour le sous-traiter, abritent un pactole dormant. Ces
opérations diluent le risque de perte et partagent le risque entre
un grand nombre d’assureurs et de réassureurs.
Les captives sont moins réglementées que les sociétés
d’assurance classiques. Elles négocient des accords de fronting
qui consistent à s’assurer fictivement auprès d’un courtier ou
d’un assureur qui transfère le contrat à la captive, pour
atteindre la même fin. Le flux illégitime est créé par une
surfacturation du risque assuré, il suffit par la suite de donner
aux fonds une destination atypique.
LE PAIEMENT DE LA CORRUPTION EN ACTIONS
OU EN PARTS SOCIALES

Ce montage est assez peu documenté, il pourrait constituer


le système résistant le mieux aux contrôles, tout en étant assez
friable du fait des alertes qu’il peut susciter. Il facilite, dans
certains milieux, le secteur des matières premières par
exemple, ou l’intrusion de la criminalité organisée. Le modèle
permet de se passer d’intermédiaire dans les comptes de la
société qui paye les commissions ou les rétrocommissions. Le
montage est camouflé sous une opération d’investissement
classique, et la répartition des fonds n’intervient qu’en fin
d’opération depuis des entreprises situées dans des paradis
fiscaux. Il n’est guère novateur, il a été souvent utilisé dans
l’Hexagone avec quelques variantes.
À ma connaissance, le premier cas concernait la concession
d’une déchetterie dans la région parisienne. La société qui a
obtenu le marché était une grande entreprise qui, pour
remercier le fonctionnaire de sa compréhension, a utilisé un
délit d’initié jamais poursuivi. Le fonctionnaire, avisé de
l’imminence d’une opération boursière engagée par une
société du groupe, a acheté pour 60 000 francs d’actions, et
lorsque l’opération a été réalisée il a pu céder ses actions en
multipliant par dix sa mise. C’était simple, mécanique et très
difficilement contrôlable.
La seconde opération « coup de chapeau » aurait été
réalisée au bénéfice d’un homme politique important qui, du
fait de ses multiples dérives, a été poussé à se retirer un temps
de la politique pour ne pas nuire à son parti. À l’occasion
d’une entrée en Bourse, deux sociétés offshore logées dans
plusieurs paradis fiscaux ont acheté les actions juste avant
l’opération à un prix dérisoire et les ont revendues aussitôt
après. La plus-value aurait approché les 20 millions de francs.
Ledit homme politique se serait par la suite vanté dans les
restaurants voisins de l’Assemblée nationale d’avoir fait le
meilleur « coup » de sa carrière, ce que je veux bien croire.
Au cours des années 1990, lorsque les marchés de
distribution de l’eau étaient passés sous la forme des marchés
d’entreprise de travaux publics (METP), les grandes
entreprises qui obtenaient les marchés des villes soldaient les
comptes pourris des entreprises locales, qui les précédaient en
rachetant ces sociétés. La comptabilité de ces entreprises
contenait tellement de cadavres que le risque de poursuites
pénales était immense et avec lui celui de la mise en cause des
édiles.

Les services anticorruption


Une fois toutes les modifications apportées au corpus pénal
local, les États ont été amenés à créer des services singuliers à
portée préventive. Trois formules peuvent être choisies : un
service de prévention, un service répressif, et un mélange des
deux. Il a souvent été jugé nécessaire d’intégrer dans ces
services des experts issus de la société civile.
Les compétences et la composition même de ces services
sont un indicateur de la duplicité de l’État qui les installe,
ainsi, le caractère du chef de service, l’origine des membres, sa
capacité à investiguer lorsque le service en a la compétence, sa
capacité à communiquer, les luttes qu’ils génèrent entre les
services qui les composent les rendent efficaces ou
somnolents. J’ai connu le fonctionnement de nombreux
services et je puis émettre quelques constats sur la manière de
les rendre inopérants.
Certains services sont composés d’employés supérieurs de
bonne foi, mais ayant eu peu de contacts avec la truanderie,
c’est d’ailleurs souvent le cas, ils seront remarquables sur le
plan du rapportage, mais l’efficacité…
Certains services sont organisés de manière qu’ils ne
puissent pas fonctionner, j’ai le souvenir d’une structure dans
laquelle le numéro deux était un colonel de gendarmerie qui
avait sous ses ordres l’ancien directeur de la police judiciaire,
des anciens ministres, des généraux et fonctionnaires de très
haut rang…
Certains services ont vu là l’occasion de trouver une place
intéressante à des rejetons du régime qui bénéficient de fonds
importants, de véhicules, de salaires élevés, et dont la lutte
contre la corruption n’est certainement pas la priorité.
Certains services ont été organisés comme une confortable
maison de retraite pour hauts fonctionnaires amortis.
On passe ici, facilement, de l’affichage à l’enfumage !
LE SERVICE CENTRAL DE PRÉVENTION
DE LA CORRUPTION (LOI SAPIN)

Dans le discours de politique générale du Premier ministre


Pierre Bérégovoy du 12 avril 1992, la volonté du
gouvernement de renforcer la lutte contre la corruption a été
soulignée. À cet effet, une commission de prévention de la
corruption a été réunie le 23 avril 1992. Composée par un
groupe de personnalités, elle avait pour mission l’étude des
mécanismes économiques dans les domaines les plus exposés
à la corruption. Cette commission a rendu son rapport, appelé
le rapport Bouchery, du nom de son président, au mois de
décembre 1992. Ce rapport propose 86 mesures dont la
création du Service central de prévention de la corruption
(SCPC), ce qui a été acté par la loi no 93-122 du 29 janvier
1993 relative à la prévention de la corruption et à la
transparence de la vie économique et des procédures publiques
(loi Sapin 1).
Cette structure, je l’ai bien connue, ayant été mis à sa
disposition en tant que chargé de mission pendant seize
années. Dirigée par un magistrat et placée auprès du ministre
de la Justice, elle avait une composition interministérielle. Le
pouvoir d’enquêter a été refusé à ce service depuis l’origine
par une décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier
1993 8. Il était chargé de centraliser les informations
nécessaires à la détection et à la prévention des faits de
corruption et des autres atteintes à la probité. La situation
centrale du service et l’activité de la plupart de ses membres
ont permis un collationnement de données en masse, qui ont
facilité le décryptage des montages utilisés dans une
soixantaine de secteurs économiques.
Le service a proposé nombre de mesures de nature à
améliorer le système préventif comme le répressif. Le SCPC,
dont l’exposition médiatique était limitée, exerçait son
influence sur les autorités publiques à travers son travail
d’analyse et de propositions. Ce service a décrypté le
fonctionnement d’une économie dont le citoyen n’aperçoit que
les ombres, et a permis à celui qui veut bien faire l’effort de se
pencher sur le problème de disposer d’une cartographie des
risques potentiels. Nous avions mis en exergue cette évidence :
celui qui ne sait pas ce qu’il cherche est sûr de ne pas le
trouver !
Le service, parmi ses nombreuses activités, a exercé une
importante action internationale en développant des relations
bilatérales à la demande d’États qui souhaitent obtenir
l’expertise et l’appui de la France pour définir une politique
efficace de prévention de la corruption. Il a aussi participé aux
travaux du Greco, du Conseil de l’Europe, de l’Organisation
des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), de
l’Organisation pour la coopération et le développement
économiques (OCDE), de l’Union européenne ou encore du
G20. En outre, il a fait partie de l’Association internationale
des autorités anticorruption (IAACA). Il a développé de
nombreuses formations et des « renforcements des capacités »
dans les universités et auprès des entreprises. Depuis sa
création en 1993 jusqu’en 2013, il a été la principale autorité
française de lutte contre la corruption.
Le SCPC était une structure indépendante, on a souvent
tenté de la faire disparaître : l’affaire Juppé, le faux audit du
juge Thierry Jean-Pierre, les visites de parlementaires dont
certains, les plus critiques, ont été ultérieurement poursuivis
pour des atteintes à la probité. Nous avons souvent craint le
cavalier législatif qui, à l’occasion d’un projet de loi voté à des
heures avancées de la nuit, pourrait nous faire disparaître, mais
nos défenseurs à l’Assemblée ont bien fait leur travail.
9
LA LOI SAPIN 2
Cette loi comporte de nombreux volets, afin de renforcer la
transparence, le statut des lanceurs d’alerte et le répertoire
numérique public des représentants d’intérêts auprès des
personnes publiques. Le volet permettant de mieux lutter
contre la corruption est composé par la création de l’Agence
anticorruption (AFA) 10 qui se substitue au SCPC, avec une
organisation, des pouvoirs plus étendus et des moyens plus
importants. Elle est dirigée par un magistrat hors hiérarchie,
très expérimenté dans la lutte contre les délinquants en col
blanc. Placée auprès des ministères de la Justice et du Budget,
l’agence interministérielle exerce des missions de conseil et de
contrôle pour prévenir et détecter la corruption, le trafic
d’influence, le détournement de fonds publics, ou encore les
cas de prise illégale d’intérêts.
Ce volet comprend aussi la mise en place d’un dispositif de
prévention de la corruption pour les grandes entreprises qui
introduit dans le droit positif les programmes de conformité
qui ne relevaient que des bonnes pratiques (soft law). Il existe
toutefois encore une zone grise pour les entreprises qui ne
disposent pas de contrôle interne.
Il instaure une convention judiciaire d’intérêt public,
facilite la poursuite de faits de corruption des agents publics
étrangers et crée une peine complémentaire de mise en
conformité dans les procédures de prévention et de détection
de la corruption pour les entreprises, entre autres mesures.
L’article 41-1-2 du Code de procédure pénale prévoit, en cas
de convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), l’obligation
de se soumettre pour une durée de trois ans, sous le contrôle de
l’Agence française anticorruption (AFA), à un programme de
mise en conformité. C’est le cas de la validation par le tribunal
de Paris de l’accord par lequel Airbus accepte de payer une
amende de 3,6 milliards d’euros afin d’éviter des poursuites
pénales pour des faits de corruption, reconnus par le groupe
lui-même. L’enquête a duré trois ans et demi et a associé les
justices française, britannique et américaine. Les équipes
d’avocats et d’enquêteurs payés par le groupe ont effectué les
investigations.
Finalement, la CJIP établit la justice en centre de profit.
CHAPITRE 2

La corruption transnationale
Les corruptions dans les marchés
internationaux
Des sommes ahurissantes
enrichissent les corrompus
Le Fonds monétaire international (FMI) évalue le montant
des pots-de-vin annuels à près de 2 % du PIB mondial. Et « les
coûts économiques et sociaux de la corruption sont
potentiellement plus élevés ». L’impact social est tout aussi
élevé : les inégalités se creusent, la pauvreté s’accentue,
l’éducation et la santé sont touchées. Les femmes – plus
exposées à la corruption sexuelle – et les enfants en sont les
principales victimes. « Les pauvres sont affectés de manière
disproportionnée parce qu’ils dépendent davantage de services
publics rendus plus coûteux par la corruption. »
Les marchés internationaux sont affectés par des
manipulations comparables à celles qui sont décrites dans la
première partie de ce livre, cependant ils intègrent une autre
dimension due à l’importance des montants engagés et aux
tendances clairement kleptocrates des dirigeants des États
clients.
Le rapport de l’OCDE 1, même s’il est un peu ancien,
permet de mieux comprendre les travers de la corruption
transnationale. L’analyse a porté sur 400 affaires impliquant
des personnes morales ou physiques appartenant à l’un des
41 pays ayant signé la Convention anticorruption de l’OCDE,
et des agents publics étrangers. Ces affaires étaient survenues
entre 1999 (année d’entrée en vigueur de la convention) et
2014.
Les constats sont les suivants : les entreprises corruptrices
sont des entreprises majeures, les affaires affectent plutôt des
agents de pays au niveau de développement élevé. « Un pot-
de-vin sur cinq a été versé dans un pays dont l’indice de
développement était “très élevé”. » Les pays où les agents
publics ont reçu des propositions ou des pots-de-vin incluent
15 des 19 membres du G20.
Dans 41 % des affaires, des membres de la direction de
l’entreprise ont autorisé le paiement du pot-de-vin, voire l’ont
versé eux-mêmes.
Et dans 12 % des cas, le P-DG de l’entreprise a lui-même
été impliqué, « ce qui réfute les présomptions selon lesquelles
la corruption serait le fait de salariés sans scrupule », note avec
raison l’OCDE.
Trois affaires sur quatre ont impliqué des intermédiaires,
41 % d’entre eux étaient des agents, tels que des agents
commerciaux, des distributeurs et des courtiers locaux ; 35 %
étaient des structures sociétaires : des filiales d’entreprise, des
entreprises situées dans des centres financiers ou des paradis
fiscaux extraterritoriaux, ou des entreprises dont la propriété
effective appartenait à l’agent public ayant perçu le pot-de-vin.
Dans la majorité (57 %) des affaires, l’objectif était de
remporter des marchés publics. Les pots-de-vin ont été versés
pour faciliter des procédures de dédouanement (dans 12 % des
cas) ou afin d’obtenir un traitement fiscal favorable (dans 6 %
des cas).
Dans 80 % des cas, les pots-de-vin étaient proposés à des
salariés d’entreprises publiques. Ceux-ci représentent en
revanche « seulement » 27 % des agents ayant accepté les
pots-de-vin, suivis par les agents des douanes (dans 11 % des
cas), les agents d’organismes de santé publique (dans 7 % des
cas) et de la défense (dans 6 % des cas).
Des chefs d’État et des ministres ont perçu 11 % du
montant total des pots-de-vin versés. En termes de volumes,
ceux-ci en ont toutefois accepté dans « seulement » 5 % des
cas analysés.
Quatre secteurs concentrent deux tiers des cas de
corruption. Les industries extractives représentent 19 % des
cas, la construction 15 %, ainsi que le transport et
l’entreposage, 15 % également, et le secteur de l’information
et de la communication 10 %.
Dans les 224 affaires où il était connu, le montant des pots-
de-vin a atteint au total la somme de 3,1 milliards de dollars.
« Le montant le plus élevé offert dans le cadre d’un unique
schéma de corruption transnationale a été de 1,4 milliard de
dollars et le moins élevé de 13,17 dollars », écrit l’OCDE.
L’institution note néanmoins qu’il ne s’agit que du sommet de
l’iceberg, les transactions entachées de corruption étant
occultes par nature.
Les pots-de-vin versés ont représenté en moyenne 34,5 %
des bénéfices découlant de la transaction concernée. Ce
montant correspond à 10,9 % de la valeur totale du contrat.
Puisque, dans 41 % des affaires, les sanctions cumulées ont
atteint le montant de 100 % à 200 % des bénéfices réalisés par
la transaction corrompue, « la non-rentabilité de la corruption
est claire », souligne l’organisation. Et puis c’est assez peu
risqué : on se fait rarement prendre. L’OCDE regrette ainsi que
le délai nécessaire à la répression de l’infraction soit passé de
deux ans en moyenne à un peu plus de sept ans à l’heure
actuelle.
Il faut aussi intégrer le fait que de nombreux pays sont
totalement criminalisés, illibéraux ou dictatoriaux, et que, chez
eux, la corruption y est entendue comme une évidence, et ses
bénéficiaires ne semblent guère traumatisés par les mesures
répressives. La corruption internationale est en effet l’un des
moyens commodes, rapides et délictueux d’emporter des
marchés à l’étranger.
La corruption destinée à détourner la concurrence figure
dans la liste des risques majeurs des sociétés. Ce procédé, qui
cumule un risque pénal, un risque d’image et un risque
individuel pour les acteurs, engendre pourtant pour le
« business » l’attrait d’une opération gagnant-gagnant. Le
corrupteur assure sa vente moyennant une surfacturation du
marché payée par le client, le corrompu, agent public étranger,
s’enrichit à titre personnel. Les seuls perdants sont l’État client
et la concurrence. Le comportement d’un corrupteur est aisé à
comprendre dans ce monde dans lequel la morale est devenue
un art mineur et où le court terme prévaut.
Une forme de schizophrénie est d’ailleurs présente chez les
commerciaux chargés de réaliser ces affaires. Avec l’aval
silencieux de la haute hiérarchie de l’entreprise bardée de
codes éthiques et de compliance officers, ces salariés sont
poussés à la faute, comme à l’insu de leur plein gré. Ces
commerciaux sont en première ligne et ils en sont conscients.
En fait, au sein du groupe, tout le monde est au courant des
pratiques de vente et ils savent bien qu’ils seront les premiers à
être « lâchés » en cas de problème. De plus, leur rémunération
même n’est pas atteignable dans des conditions normales, et
les primes s’apparentent à un pousse-au-crime car elles sont
calculées sur des objectifs fantaisistes et la part variable sur les
contrats obtenus. Les agents du Department of Justice (DOJ)
américain en sont bien conscients, ils ciblent ces personnages,
les poursuivent et les incarcèrent jusqu’à ce qu’ils obtiennent
un « plaider coupable » dénonçant l’entreprise. Par ailleurs,
certains cadres n’ont pas hésité à utiliser le processus du retour
sur commission pour eux-mêmes ou pour un réseau ami ou
politique.
Le corrompu financiarise son pouvoir décisionnaire
(politique, financier ou d’acheteur) et monétise l’opération non
en fonction de l’intérêt de l’État ou de son entreprise dans les
cas de corruption privée, mais dans le sien propre. Il utilise son
pouvoir discrétionnaire pour obtenir subsides et cadeaux,
comme l’a si bien exprimé l’épouse d’un maire nouvellement
élu dans une ville du 92 : « Maintenant il faut que ça crache ! »
Pour eux, il faut bien dire que le risque de se faire prendre est
mineur. La corruption se nourrit des atypismes entre
législations et différences de comportements, entre les pays
qui poursuivent ce délit et ceux qui font semblant ou qui
l’ignorent.
Il faut cependant relever le fait que certains pays, déjà
particulièrement puissants ou désireux d’atteindre le niveau
des puissances majeures, utilisent des moyens autres, qui en
définitive auront les mêmes conséquences que la corruption
pour les peuples. Je pense à des investissements grandioses :
ponts, barrages, immeubles, dont le paiement repose sur un
prêt qui ne pourra jamais être remboursé et qui est cautionné
par l’accaparement des terres ou l’appropriation des
infrastructures. Il en va de même pour nombre de partenariats
public-privé dont le continent africain est si friand.
LA TYPOLOGIE DES MONTAGES
La corruption transnationale nécessite l’aménagement
d’une organisation complexe dans les entreprises corruptrices,
chez les intermédiaires comme dans la mise en place du
financement des corrompus. Cette organisation devra
composer avec quelques passages obligés. En effet, les
opérations doivent présenter des situations compatibles avec
les réglementations comptables lors de la passation des
écritures, des sorties de fonds, avec la législation
antiblanchiment, et tous sont sous la menace des interventions
du Department of Justice américain. Il faudra donc naviguer
au plus près entre ces divers écueils et laisser libre cours à
l’inventivité comptable et organisationnelle des gestionnaires
si chacun veut jouir en bon père de famille du fruit de ces
magouilles.
Comment camoufler ou rendre éligible une sortie de fonds
illégale, c’est tout le problème. La solution se niche dans la
qualité des artifices utilisés. Les montages peuvent être
organisés à l’intérieur même du groupe. Les entreprises
corruptrices ont beaucoup « travaillé » les modes de
manipulation affectant la comptabilisation des produits et des
charges, l’utilisation des entreprises liées, les rapports avec les
fournisseurs, la gestion internationale, les moyens de gestion
de la caisse noire et des intermédiaires.
Les faux investissements constituent des leurres
remarquables, acheter une mine d’or sans intérêt au Mali pour
plus de 10 millions d’euros ou une mine d’uranium en
Centrafrique à des sociétés atypiques ou à des personnages
patibulaires autorise un transfert de fonds serein. Financer un
projet bidon, un pipeline en mer Caspienne par exemple, ou
surfacturer allégrement le coût de « compensations 2 »
industrielles peuvent conférer un semblant de crédibilité à des
pots-de-vin. Le fiasco viendra avec la disparition des fonds
comptabilisés en pertes, on ne gagne pas à chaque fois ! Ces
manœuvres impliquent la complicité de fournisseurs et de faux
facturiers qui se chargeront de transférer les fonds à qui de
droit, si un achat de produits, des écrous 3 par exemple, fait
l’objet d’une surfacturation, il pourra n’être jamais livré ou
sera mis au rebut après avoir été provisionné. Chez le
corrupteur, cela apparaît comme une majoration de stocks.
Les fraudes se superposent et la palette est large ! Ces
mêmes mécanismes sont souvent utilisés pour rendre crédibles
les opérations camouflant les escroqueries de cadres de
filiales.
Quelques exemples démontrent l’inventivité prodigieuse de
mise dans ce domaine.
Une société multinationale est bénéficiaire d’un contrat
assorti du versement d’une commission affectée à la
corruption. L’une de ses multiples filiales, non consolidée,
établie dans un pays disposant de régimes juridiques et fiscaux
favorables, réalise des études diverses sans grand intérêt. La
multinationale achète à sa filiale une prestation technique
fortement surfacturée. Le produit de l’opération n’est pas
affecté par l’impôt et le surplus de marge permet à la filiale de
payer les intermédiaires. Des chaînages de sociétés-écrans
peuvent être créés sur ce même schéma.
Une société, amenée à payer des commissions, ne désirait
pas utiliser des intermédiaires douteux, c’est tout à son
honneur. Elle avait donc imaginé un montage assez
performant. L’une de ses filiales, installée dans un pays de
l’Est européen, vendait à toutes les autres filiales des études
portant, il fallait oser choisir ce type de prestation, sur
l’organisation éthique des entreprises. L’analyse était par
ailleurs très bien conçue. En fait, cette étude avait été réalisée
par le service compliance de la maison mère. Il s’agissait
simplement d’un circuit de factures de complaisance dont le
chiffre d’affaires réalisé permettait de disposer des fonds
utilisés au paiement de commissions sans passer par des tiers
et sans croiser les réseaux du grand banditisme ou de la mafia.
Les montages sont organisés avec des fournisseurs : dans
ce cas les factures émises par ces derniers sont majorées, à
charge pour eux d’assurer directement ou indirectement la
« distribution » des fonds. Il faudra cependant disposer d’un
moyen de contrôle sur la bonne destination des sommes. Il
sera alors fait appel à des structures locales parfois
criminalisées.
Plusieurs cas de ce genre ont été constatés, en particulier
lors d’une livraison de chars de combat. La surfacturation a été
assumée par un sous-traitant qui a construit les aménagements
portuaires nécessaires au déchargement des engins trop lourds
pour les installations existantes.
Le contrat prévoyant l’informatisation par IBM de
597 succursales de la banque publique argentine, Banco
Nación, est un autre exemple de cette pratique 4. Sur le
montant total (249 millions de dollars), il y aurait eu
surfacturation et pots-de-vin (37 millions de dollars) versés par
la filiale argentine d’IBM au Banco Nación. Une société
censée fournir à IBM un système de sécurité et de backup
aurait servi de façade à l’opération.
Le paiement de pots-de-vin peut prendre des chemins de
traverse. Il s’agit d’opérations dans lesquelles le montant
convenu, en apparence légitime, n’est pas utilisé en totalité, la
différence étant consacrée à la livraison de produits qui n’ont
rien à voir avec l’opération d’origine. À titre d’exemple, on
peut citer une vente d’armes de plusieurs millions d’euros dont
les trois quarts seulement sont liés au contrat, le solde ayant
été affecté à l’achat de produits ou à la création d’entreprises
sans lien aucun avec la transaction d’origine, livrés en nature
et dont les corrompus ont bénéficié. L’utilisation de fausses
créances, de fausses dettes, de faux contentieux est toujours
aussi appréciée.
L’INSTALLATION DE FILIALES DÉCENTRALISÉES
Afin de s’adapter à la situation créée par les conventions
internationales, nombre de sociétés ont mis en place une
ingénierie très sophistiquée, constituée principalement par la
création d’agences régionales permettant le « découplage »
entre l’opérationnel et le paiement des prestations illégitimes,
et enfin l’utilisation d’entreprises locales agissant comme
prestataires ou lobbyistes. Comme nous l’avons exposé dans le
premier chapitre, la mondialisation, les contraintes du
reporting, le besoin de se rapprocher des centres de décision et
les restructurations ont conduit à un regroupement des filiales
en sous-groupes au sein de structures régionales. Les moyens
utilisés pour payer des commissions ont suivi l’évolution des
structures économiques et les effets de la mondialisation. Cette
organisation est justifiée par les soucis de s’installer au plus
près du client pour réagir rapidement en cas d’opportunités ou
en cas de problèmes affectant les opérations en cours. Dans ce
paysage, les vides juridiques constituent autant d’obstacles
auxquels sont confrontés les contrôleurs.
« La muraille de Chine » est une forme d’organisation qui
est censée assurer une parfaite étanchéité entre les différents
services quant à la circulation d’informations sensibles ainsi
qu’aux regards des contrôles extérieurs. Ainsi, il est parfois
créé un service chargé de rémunérer des intermédiaires
officiels afin d’utiliser leur entregent local et de profiter de
leur influence dans les pays « à risques », c’est-à-dire dans les
pays corrompus. L’entreprise ne dispose officiellement
d’aucun pouvoir de contrôle sur ces intermédiaires. La
distribution de pots-de-vin devient leur problème et non celui
du groupe, qui n’est pas censé en avoir connaissance et ne
devrait pas voir sa responsabilité engagée. Le problème revient
en boomerang lorsque ces agents commerciaux se rebellent ou
lorsque le DOJ s’intéresse au dossier.
Quoi qu’il en soit, les sociétés, les représentants des États,
voire les États eux-mêmes qui ne désirent pas respecter les
réglementations n’hésitent pas à utiliser des montages plus
simples et correspondant à une exigence des États clients. Il
suffit de créer une filiale ou une société commune, joint-
venture, avec une entreprise dans un pays qui n’a pas ratifié la
Convention de Mérida, ne l’a pas transposée ou ne l’a
transposée que de manière incomplète, ou encore qui l’a
transposée dans sa législation, mais sans créer les moyens de
l’appliquer. Les versements illégaux peuvent alors être
effectués à partir de ces structures sans grand risque, d’autant
plus facilement que les États ou leurs représentants détenant la
majorité des parts dans ces structures utilisent cette situation
pour exiger du partenaire minoritaire des sommes de plus en
plus élevées pour continuer à exercer cette activité 5. Les
premiers contentieux afférents sont en train de poindre.
LES INTERMÉDIAIRES : UNE FULGURANCE
DE MONTAGES

Les sociétés œuvrant dans ce domaine ont créé des services


dédiés, destinés à gérer les « balourds 6 » des contrats à
l’exportation. En fait, c’est dans ces boîtes noires qu’on
élabore un bouquet de montages afin de « sortir » les fonds
nécessaires. Ces entités traitent la sélection, le suivi et la
rémunération des agents commerciaux. En général placés sous
la responsabilité d’un responsable de très haut niveau, ayant le
contact direct avec la présidence. Le cas d’Airbus est
exemplaire sur ce point 7. L’analyse de la CJIP d’Airbus fait la
lumière sur les pratiques existant dans cette société, mais ces
dernières sont déclinées dans nombre d’autres entreprises.
L’avionneur avait, dès les années 2000, créé une entité, la
SMO (Strategy and Marketing Organisation) en charge de ces
problèmes. Ce service était isolé des autres services. Il a été
dissous en 2017. Il était chargé d’élaborer « des montages
sophistiqués », selon les termes du procureur, afin de
dissimuler des versements de plusieurs millions de dollars, via
des paradis fiscaux.
La convention détaille les montages avec une certaine
gourmandise. Les voyages étaient privilégiés, « plusieurs
voyages en Chine et hors de Chine composés principalement,
voire exclusivement, d’activités de loisirs […], outre des
cadeaux luxueux et des invitations pour divers événements »
au profit de fonctionnaires chinois. Airbus a également versé,
« par le biais d’un contrat d’engagement fictif avec une société
libanaise », 10,3 millions d’euros à un intermédiaire
commercial chinois, dont une partie « était destinée à être
remise à des agents publics chinois ».
Pour « remercier » un ancien dirigeant de Korean Air pour
son rôle dans trois commandes, 15 millions de dollars sont
payés. Le groupe a racheté des parts d’une structure détenue
par une société appartenant au fils d’un intermédiaire. Les
fonds sont virés depuis des comptes ouverts au Liban par une
filiale d’Airbus ayant son siège aux Émirats arabes unis. Un
autre virement est effectué à des établissements universitaires
en Corée et aux États-Unis, dans lesquels l’ancien dirigeant
avait des intérêts.
Cinquante millions de dollars ont été versés à une « équipe
sportive » de Malaisie, dont les deux propriétaires sont
désignés sous l’appellation de « AirAsia executive 1 » et
« AirAsia executive ». Ils étaient des « décideurs clés chez
AirAsia et AirAsia X [la filiale long-courrier d’AirAsia,
NDLR] et ont été récompensés pour la commande de
180 appareils à Airbus », précise le rapport du SFO.
Certains paiements mettent en évidence une forte
inventivité comptable dans l’urgence. Un intermédiaire a été
engagé rétroactivement et a perçu 8,7 millions de dollars, mais
« le siège de [sa] société ne pouvait être identifié, aucun
compte financier n’était disponible et sa capacité à fournir les
prestations proposées était discutable ». De même pour
certains intermédiaires, « leurs contrats ont été signés
postérieurement à la conclusion de la campagne de vente et
mentionnent des rémunérations substantiellement inférieures à
celles promises ».
En Russie, l’avionneur a financé un fonds de coopération à
hauteur de 24,2 millions d’euros entre 2012 et 2017, dont une
partie a été utilisée « au bénéfice d’agents de l’administration
et de dirigeants de compagnies aériennes ou d’entités
publiques chinoises qui jouaient un rôle dans le processus
d’achat ».
Airbus a également versé, « par le biais d’un contrat
d’engagement fictif avec une société libanaise », 10,3 millions
d’euros à un intermédiaire commercial chinois, dont une partie
était destinée à être remise à des agents publics chinois.
Mais tout ne se passe pas toujours bien, le négociateur a
menacé par courriel l’un de ses interlocuteurs pour obtenir la
finalisation d’une commande, qui a déjà donné lieu à
5 millions d’euros de versement à plusieurs intermédiaires,
dont un ancien acteur de la TV britannique et un dirigeant de
club de football.
Des banques demandent parfois des explications sur
l’origine de fonds (1,3 million de dollars) transférés depuis les
îles Vierges britanniques. L’intermédiaire désigné par Airbus a
récupéré l’argent sur son compte.
Airbus entretenait des liens avec AirAsia qui a été le
troisième meilleur client d’Airbus, aux côtés des patrons
d’Emirates et de Qatar Airways, ce qui a pu donner lieu à des
situations croquignolettes, en particulier la signature d’un
contrat dans une boîte de nuit.
8
L’ACHAT DES AVIONS RAFALE PAR L’INDE
L’Inde a acheté 36 avions Rafale à la France. Après les
louanges conventionnelles et les félicitations réciproques, un
problème est né : Reliance Group, la société choisie par
Dassault Aviation, selon les termes du contrat, n’avait
absolument aucune expérience préalable de l’univers
aéronautique et a, par ailleurs, servi en partie de mécène pour
un film de Julie Gayet, compagne de François Hollande, alors
président de la République. L’ancien chef de l’État s’est
défendu de tout conflit d’intérêts, le choix étant le fait du
gouvernement indien, qui a proposé ce groupe de services, et
de Dassault, qui a négocié avec l’entreprise. « Nous n’avons
pas eu le choix, nous avons pris l’interlocuteur qui nous a été
donné », a affirmé l’ex-chef de l’État français. L’opposition
indienne accuse le gouvernement Modi d’avoir favorisé le
conglomérat privé d’un industriel qui serait proche du Premier
ministre. Le but aurait été de bénéficier d’une partie des
« compensations » (ou offsets) contractuelles de Dassault, au
détriment de l’entreprise publique Hindustan Aeronautics
Limited (HAL). Décidément, les voies des ventes d’armes sont
impénétrables !
LES PAIEMENTS DE FACILITATION
Les paiements de facilitation sont des paiements de faible
montant, faible peut être relatif, destinés à des agents publics
des pays dans lesquels les marchés sont effectués dans le but
de faciliter la réalisation de tâches à caractère non
discrétionnaire. Ils peuvent évidemment être utilisés pour
rémunérer indirectement des corrompus.
Ces paiements visent en général à accélérer le délai
d’action des agents publics locaux, mais ne devraient pas
affecter l’opération initiale (paiements pour obtenir la
délivrance rapide d’un visa ou le dédouanement des
marchandises). Ils sont, en principe, constitués par des
sommes récurrentes, engagées pour qu’un fonctionnaire
s’acquitte de ses obligations lors de démarches relatives aux
marchés internationaux sur place. Une étude effectuée en 2008
situe, pour l’Afrique, le montant de ces dépenses entre 2,5 et
4,5 % du montant du marché. Il apparaît aussi que ces
paiements peuvent être assimilés à des chantages des
administrations fiscales et douanières, en particulier et de
petits fonctionnaires qui jouent ainsi le jeu du « dessus de la
pile ».
Une liste non exhaustive des paiements de facilitation peut
être établie :
le paiement à des douaniers locaux pour accélérer les
livraisons ou éviter les contrôles ;
les paiements aux services des impôts de taxes fiscales
indues avant ou après contrôle fiscal ;
le paiement aux autorités locales afin d’éviter tout blocage
mineur ;
le paiement aux fournisseurs de fuel ou d’électricité pour
éviter les coupures ;
le paiement aux services des impôts locaux pour une taxe
qui n’existe pas (cas de concussion) ;
le paiement au capitaine des bateaux pour accélérer les
livraisons ou pour « rémunérer » les contrôles allégés ;
le paiement à certains auditeurs environnementaux
corrompus ;
le paiement à certains auditeurs de la sécurité maritime ;
le paiement à certains auditeurs comptables ou à des
banquiers locaux, etc.
Tout cela ne constitue qu’une partie du faisceau de
paiements destinés à la petite ou à la grande corruption locale.
Mais les montants peuvent être plus élevés et présenter un
risque majeur lorsque la criminalité organisée locale entre dans
la danse. Ce type de paiement peut aussi être utilisé pour
camoufler de véritables et importants versements de
corruption.
LA CORRUPTION INTERNATIONALE UTILISÉE COMME
UN MOYEN DE POLITIQUE INTÉRIEURE

L’impact pour une entreprise d’une crise liée à la corruption


est exceptionnellement lourd, qu’il s’agisse d’une corruption
avérée ou imaginaire. Les processus de déstabilisation sont
engagés par des concurrents sur un marché précis, mais ces
processus sont souvent initiés par les États eux-mêmes.
Certains pays souvent réputés pour leur corruption endémique
ont, par ailleurs, élaboré une stratégie dynamique
d’exploitation de la lutte anticorruption mettant les entreprises
étrangères sous pression. Dans ces pays souvent qualifiés
d’illibéraux, ceux dans lesquels l’État de droit est faible, où la
corruption a été généralisée, les entreprises étrangères
deviennent des cibles d’autant plus fragiles qu’elles n’ont pas
les mains très propres. Comme le résume un cadre d’un grand
groupe pharmaceutique en Chine, « le milieu n’est pas parfait
et tu ne peux pas entrer dans la piscine sans te mouiller ». Un
grand nombre d’entreprises qui ont effectué des paiements
pour corrompre ont été poursuivies, et leur personnel expatrié
est resté longtemps en prison. Les types de corruption le plus
souvent mis en évidence dans ces poursuites, quels que soient
les montants et les pratiques, sont assez classiques. Il peut
s’agir de paiements indirects en utilisant des sociétés-écrans
ou des intermédiaires, d’embauches de fils, filles, épouses ou
maîtresses et amants des notables locaux, de paiements
d’études à la progéniture des hommes politiques en vue, rien
que du très classique.
Ces paiements facilitent l’obtention de droits de forage,
d’utilisation, de passage ou d’exercice d’une activité. Nous
connaissons bien ces typologies, elles appartiennent à l’arsenal
de « magouilles » classiques. Les premiers affectés ont été les
grands laboratoires multinationaux, accusés d’avoir acheté à
coups de pots-de-vin et de voyages des fonctionnaires chinois
de la santé. Leurs dirigeants chinois ou étrangers ont été
arrêtés ou ont été interdits de sortie du territoire. Les agences
locales qui ont organisé des conférences « bidon » et des
voyages pour des officiels et des médecins influents sont
fermées. Certains sont accusés d’offrir des massages, des
bijoux et des cadeaux à des médecins employés par le
gouvernement. D’autres auraient invité des médecins influents
à des prétendus séminaires dans des clubs de vacances et créé
un système de bonus fondé sur des points gagnés par les
médecins à chaque fois qu’ils prescrivent un produit du
laboratoire. Rien de bien nouveau donc ! En revanche, on peut
parier sur le fait que la Chine a récupéré par ce moyen nombre
de brevets.
Ces poursuites ont d’abord affecté le luxe. J’étais
récemment en Suisse à l’occasion d’un colloque à Interlaken
au pied du Jungfraujoch, un bijoutier bavard m’a expliqué
qu’il tenait en garde des montres de prix appartenant à des
riches chinois. Ces derniers ne désiraient pas les porter en
Chine, elles auraient été considérées comme des indices de
corruption. Ce serait bien triste si on s’apercevait que le chiffre
d’affaires du luxe est optimisé par la corruption. Aucune
analyse n’a à ce jour été effectuée sur les marchés de l’escort,
qui devraient, en principe, être affectés par des problèmes
similaires.
Ce comportement vis-à-vis des entreprises étrangères et des
corrompus n’est pas nouveau. Il permet de « liquider » une
strate de corrompus, ce qui renforce le pouvoir en place et
donne à une génération nouvelle l’accès au pouvoir. Il permet
d’encaisser des amendes, de saisir les biens, de déstabiliser des
entreprises étrangères qui auraient trop de succès sur leur
marché national, et d’obtenir ainsi quasi gratuitement les
brevets en compensation de la poursuite de l’activité.
Finalement la Chine, experte en manipulations, a bien
compris la manœuvre, et son comportement est assez proche,
toutes choses restant égales par ailleurs, de celui du
Department of Justice américain.
Les sanctions américaines :
Department of Justice (DOJ)
L’extraterritorialité s’exerce au détriment du droit
international et de la souveraineté des autres États. Le principe
de l’extraterritorialité, qui se joue du droit international, est
une véritable arme de guerre économique conçue par les États-
Unis qui ont saisi plus de 10 milliards aux entreprises
françaises depuis 2010. Les amendes sont payées à 70 % par
les entreprises européennes 9. C’est autant de base imposable
qui disparaît des comptes de ces sociétés. Comme me le
confiait un chef d’entreprise, « avec nos amis américains entre
les écoutes et le FCPA [Foreign Corrupt Practices Act], nous
n’avons désormais plus besoin d’ennemis ».
UN MONTAGE JURIDIQUE PATIEMMENT ÉLABORÉ
Le droit pénal d’un État s’applique sur les faits commis sur
son territoire, mais les compétences de sa juridiction peuvent
être élargies à des délits commis à l’étranger. Ces situations
sont souvent justifiées par des atteintes à la sécurité nationale
ou à des embargos. Les États-Unis ont considérablement durci
et amplifié l’application élargie de ces réglementations
affectant les entreprises étrangères après la crise des
subprimes, dans laquelle ces dernières n’étaient absolument
pas impliquées 10.
Les juristes américains apportent l’appui juridique à ces
nouvelles compétences en tissant des liens complexes entre
divers textes dans le but de « connecter » juridiquement
l’élargissement de l’extraterritorialité à la législation
américaine. Ces derniers ont dû prendre un intense plaisir à
combiner et à accommoder les textes après le scandale causé
par l’avionneur Lockheed et le vote du Foreign Corrupt
Practices Act (FCPA) en 1977. Il faut savoir qu’à l’origine ce
texte n’imposait qu’une déclaration des commissions versées,
c’est plus tardivement qu’une portée générale lui a été
attribuée.
Le Department of Justice, dans une magnifique envolée,
estime que leur loi anticorruption pénalise les États-Unis, car
les « autres » corrompent à leur détriment. Quelques textes
présentant chacun une forte complexité permettent aux États-
Unis de se comporter comme le gendarme du monde, alors
même que dans les années 1990 des sociétés américaines
corrompaient joyeusement en Amérique du Sud et ailleurs 11.
En 1977, le FCPA est créé, il traite de la lutte contre la
corruption. Ce texte a été suivi d’une intense opération de
lobbying auprès des instances internationales, qui a engendré
les conventions anticorruption. En 1998, il est élargi aux
entreprises étrangères.
Le Patriot Act (2001), puis la loi Dodd-Frank (2010)
confèrent à la Securities and Exchange Commission (SEC) le
pouvoir de réprimer toute conduite qui, aux États-Unis,
concourt à l’infraction, lorsque la transaction financière a été
réalisée hors du territoire et ne fait intervenir que des acteurs
étrangers. Les lanceurs d’alerte sont rémunérés entre 10 et
30 % du montant des sanctions, ce qui est tentant. De plus, le
Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA) donne au fisc
des pouvoirs extraterritoriaux.
Le 29 septembre 2016, le Justice Against Sponsors of
Terrorism Act (JASTA) permet à toute victime du terrorisme
aux États-Unis de poursuivre un État lié directement ou
indirectement à des actes de même nature perpétrés sur le sol
américain.
Enfin le Cloud Act a été élargi. À l’origine, il exigeait des
GAFA la transmission de toutes les données figurant sur les
serveurs américains. Cette obligation porte désormais sur
l’ensemble des serveurs où qu’ils se trouvent, les clients
affectés n’étant pas avisés de la transmission.
Et n’oublions pas la norme ITAR (International Traffic in
Arms Regulations) dont l’efficacité est redoutable.
Le Département du Trésor américain recommande
désormais de sanctionner les entreprises payant une rançon
aux groupes cybercriminels après une attaque de
ransomware 12. Ces paiements sont considérés comme un
contournement des sanctions américaines à l’égard de certains
groupes cybercriminels. Les entreprises victimes mais aussi
leurs partenaires « cybersécurité » sont concernés. De plus, les
groupes cybercriminels ont des contours tellement flous que la
marge est vaste pour engager la responsabilité d’entreprises
ciblées.
Ajoutons à cela l’élément à mon sens le plus important du
dispositif, car il permet au DOJ de disposer des indicateurs et
de la cartographie de risque la plus pertinente pour « taper » à
coup sûr. C’est la récupération systématique des données et les
informations transmises par les agences de renseignement. En
effet, toutes les transactions officielles étant enregistrées, elles
sont analysables pour qui maîtrise le « big data » et dispose de
la possibilité de réaliser des traitements de masse. Les services
des États-Unis disposent des moyens de récupérer et
d’analyser 95 % des transactions bancaires mondiales.
Les sanctions américaines 13 sont applicables à tous ceux
qui relèvent de la compétence juridictionnelle américaine, à
tout acte accompli sur le territoire américain, effectué par une
personne américaine (morale ou physique), c’est-à-dire : les
citoyens américains, et les détenteurs d’une « carte verte », où
qu’ils se trouvent, les sociétés constituées selon la loi
américaine, ainsi que toute personne présente aux États-Unis,
y compris les filiales et les succursales de sociétés étrangères.
Dans le cas de l’Iran, les sanctions étaient également
applicables aux succursales et filiales étrangères de sociétés
américaines depuis 2013. En effet, toute transaction effectuée
en dollars, soit environ 78 % des transactions mondiales,
tombe sous le coup d’une loi américaine.
En fait, la procédure américaine déroge au droit commun et
marque les divergences entre le droit américain et le droit
français ou européen 14. Le système inquisitoire français établit
une responsabilité à partir d’une succession de constats
(auditions, analyses et avis d’experts), effectués par une
autorité (institutionnelle et scientifique), qui entraînent la
conviction de juges professionnels. Le système accusatoire
américain tire une vérité d’un spectacle : l’institution judiciaire
monte un spectacle vivant, destiné à permettre à un jury de
désigner le vainqueur. Dans un cas, la vérité se déduit de
l’analyse de documents par des professionnels ; dans l’autre,
elle repose sur la crédibilité accordée à des personnes par
d’autres personnes ordinaires. Selon Antoine Garapon : « Là
on doit être crédible, ici il faut convaincre par la rhétorique ; là
on juge sur une impression, ici par une opération déductive ;
donc là-bas il faut des citoyens, ici des clercs. »
Les États-Unis présentent un argumentaire simple :
personne ne fait « le job » contre la corruption, eux, ils s’y
attellent. Leur outil répressif est efficace et il rapporte gros,
bien que ne respectant aucun code juridique classique. Le
principe est simple : la justice se négocie et les entreprises
soupçonnées mènent elles-mêmes les enquêtes à l’issue
desquelles elles seront incriminées. Les entreprises sont
intéressées car elles se débarrassent d’une menace, et le Trésor
public encaisse les amendes sans qu’à aucun moment on jase
sur la pression fiscale. À l’inverse de la CJIP (convention
judiciaire d’intérêt public), la direction des entreprises est
préservée. Le système est évidemment critiquable, la
prescription n’existe plus, pas plus que la présomption
d’innocence ou que le principe du non bis in idem 15, le
formalisme des procédures encore moins. Les pénalités sont
calculées « au doigt mouillé », elles ne profitent pas aux
victimes, mais à « Zorro », justicier madré : délations, écoutes
illégales, autodénonciations quasi masochistes sont utilisées. Il
s’agit là d’un basculement vers une justice privée qui permet
de raccourcir les délais et de stopper toutes les mesures
dilatoires destinées à faire durer les procédures. Ce système
sanctionne surtout l’échec de la justice traditionnelle à qui on
refuse les moyens d’être efficace.
EN PRATIQUE, IL S’AGIT D’UNE ARME DÉDIÉE
À LA GUERRE ÉCONOMIQUE

Derrière cet arsenal juridique patiemment construit


transparaît une volonté hégémonique. Aux États-Unis,
beaucoup se vivent comme membres d’un peuple élu chargé
de diffuser la bonne parole et de faire le bien. Ils estiment
avoir une compétence universelle, au nom d’une vision
universelle. Dès lors, les instruments de cette idéologie – la
monnaie (le dollar), la langue (l’anglais), le droit (la common
law) par opposition au droit écrit continental européen – ont
vocation à s’imposer à tous.
L’évolution des technologies et la financiarisation de
l’économie donnent à Washington les moyens techniques de
mener à bien cette offensive. « Il suffit, écrit Me Paul-Albert
Iweins, bâtonnier et ancien président du Conseil national des
barreaux, qu’une opération contestée ait été libellée en dollars
ou qu’un échange de courriels ait transité par un serveur
américain pour que la juridiction américaine se reconnaisse
compétente. »
Ce processus s’applique en particulier à trois domaines
éminemment sensibles :
les régimes américains des sanctions internationales ;
la corruption d’agents publics à l’étranger ;
l’application de la fiscalité personnelle américaine aux
citoyens américains non résidents.

La spécificité des poursuites américaines réside dans


l’utilisation de textes au profit de la seule économie
américaine. Il s’agit pour eux d’une lutte contre la concurrence
« malsaine » des entreprises corruptrices. Les États-Unis ont
« une politique juridique extérieure 16 ». Ils s’en expliquent
clairement par ailleurs, dans le rapport no 4082, déjà cité,
« [e]n 1996, le Trade Commission Coordination Commitie
(TCCC) estime que 11 milliards de dollars de contrats avaient
été perdus par les exportateurs américains en deux ans à cause
de la corruption des entreprises étrangères ». Les décisions des
tribunaux américains ne s’appliquent que sur leur territoire,
cependant les entreprises poursuivies ont toutes une activité
aux États-Unis, faute de quoi elles perdraient l’accès au
premier marché mondial et leurs dirigeants y seraient interdits.
De plus, les États-Unis chassent en meute. Ils ont créé une
machine de guerre juridico-administrative, regroupant la SEC,
le Trésor, la Réserve fédérale et le FBI, partageant la base
d’information des agences. Sortes de chasseurs de primes qui
se répartissent les amendes obtenues. Ces mesures constituent
un véritable moyen pour les États-Unis de maîtriser le cadre de
l’économie mondiale en édictant des décisions auxquelles tous
les autres pays doivent se soumettre.
À mon sens, les États-Unis ne se comportent pas mieux que
les autres nations dans le domaine de la corruption. Il est aussi
vrai que, du fait de leur puissance économique et du dollar, ils
disposent d’une stratégie d’influence rendant parfois la
corruption superfétatoire.
UNE MÉTHODE BRUTALE PARFAITEMENT RODÉE
La méthode utilisée par le Department of Justice est simple,
les services élaborent en premier lieu des règles claires
applicables aisément dans la conduite des affaires
(commissions, cadeaux, etc.) et déclinent des formations aux
managers et aux salariés des entreprises, ainsi que l’obligation
qui est faite à toutes les entreprises de faire remonter les
informations sur la concurrence. Concomitamment, ils
dressent une cartographie de leurs propres risques, qu’ils
soient stratégiques, géographiques ou sectoriels. Sur cette base
constamment enrichie par les informations en provenance de
leurs services de recherches, les cibles sont identifiées et les
preuves de l’utilisation du dollar, du passage des mails par les
serveurs situés aux États-Unis entre autres, sont recherchées
ainsi que les points faibles des cibles. L’entreprise visée est
alors avertie de la violation sans autres précisions, à elle
d’apporter la preuve ou non de la corruption. Elle peut
coopérer ou prendre le risque d’un procès. Dans le premier
cas, elle apporte elle-même, à ses frais, des centaines de
millions de dollars, les preuves de sa culpabilité, avec l’appui
d’avocats spécialisés et d’investigateurs dûment stipendiés, au
gendarme américain. Ce dernier négocie avec l’entreprise une
amende dont le paiement suspend l’interdiction de travailler
aux États-Unis.
Si l’entreprise se refuse à passer sous ces fourches
caudines, les cibles, en général les dirigeants des filiales aux
États-Unis, sont alors incarcérées et amenées à dénoncer les
entreprises qui les emploient. Nombre d’informations
sensibles auront été récupérées.
Cette procédure est redoutable, car exiger des entreprises
d’apporter elles-mêmes, sous contrôle, la preuve de leur
comportement délictueux résout le problème de l’accès aux
preuves rencontré par les investigateurs. La masse
documentaire, l’inventivité des montages et la multiplicité des
intermédiaires à l’évidence non coopératifs au fractionnement
des flux, rendent la localisation des preuves quasiment
impossible sans l’appui d’un « souffleur ». De plus, les
procédures peuvent durer au-delà du raisonnable, et les
informations ne peuvent provenir que de canaux officiels, ce
qui exclut les paradis fiscaux. Les services judiciaires pauvres,
mal servis ou encombrés sont rarement en mesure de
poursuivre leur tâche dans des conditions correctes.
Une fois le « plaider coupable » acquis et le risque du
procès évacué, le processus se poursuit par la phase de
monitoring, un « contrôleur interne » est alors nommé pour
trois ans afin de s’assurer du fait que la conformité aux
standards de la réglementation américaine est respectée, si elle
ne l’est pas il contribue à sa mise en place. Les Américains
sont des petits malins, la procédure utilisée par le DOJ porte
souvent sur des marchés anciens, l’infraction a été commise
parfois depuis plus de dix années, ils en tirent donc un gain
financier. Cependant, en termes d’intelligence économique,
l’intérêt est faible. C’est alors que le contrôleur intervient. Il
est destinataire des informations relatives aux affaires en cours
et aux projets à venir (brevets, pays démarchés, types de
produits, environnement commercial et intervenants). Or, tout
cela peut relever du secret des affaires et devrait en principe
être protégé de la voracité américaine. Ces éléments figurent
dans un rapport annuel au ministère de la Justice américain.
C’est open bar pour les services américains et in fine vers les
entreprises américaines.
De plus, le coût est extrêmement élevé et même ruineux,
car on a recours à des cabinets spécialisés américains dont les
honoraires atteignent des sommets. La conformité pourrait
coûter plusieurs fois le montant de l’amende.
Entre 2008 et 2018, sur les 26 plus lourdes condamnations
pour corruption prononcées au titre du FCPA (Foreign
Corrupt Practices Act), 14 concernent des entreprises
européennes, pour un montant total de 5,34 milliards d’euros,
soit 60 % du total des amendes, et 5 seulement des sociétés
américaines.
L’option d’engager le fer contre la justice américaine est
rarement retenue.
DEUX EXEMPLES SIGNIFICATIFS
La corruption et la Fédération sportive
en charge de l’organisation mondiale
du football (FIFA)

La corruption dans la FIFA était pour certains une


évidence, une sorte de pléonasme surveillé par les États-Unis
depuis longtemps. En 2011, un membre du comité exécutif de
la FIFA, en délicatesse avec ses obligations fiscales, a coopéré.
Accusé par la justice d’évasion fiscale, il a été amené à
enregistrer ses conversations avec des responsables de la
FIFA. Une fois ces données récupérées, sept hauts
responsables ont été arrêtés dès potron-minet à Zurich. Le
65e congrès de l’instance sportive se tenait le lendemain, la
perquisition a été menée par la justice helvétique au siège de la
FIFA. Le « FIFAgate » était lancé !
D’après le Département de la justice, outre l’attribution de
la Coupe du monde 2010 et l’élection à la présidence de la
FIFA en 2011, « la plupart de ces pots-de-vin et commissions
occultes » sollicités et reçus par les dirigeants de la FIFA
concernent « la commercialisation des droits média et
marketing » de matchs ou de compétitions. Cela ne surprendra
personne.
Cette enquête a donné lieu à des condamnations par la
justice américaine après de nombreux plaider-coupables, à de
nombreuses et significatives sanctions et à de lourdes amendes
prononcées par la FIFA. Des présidents de fédérations, des
anciens secrétaires généraux d’associations, un membre du
comité exécutif de la FIFA, ancien président de fédération,
ainsi que le responsable des tournois olympiques et des
professionnels du marketing ont été sanctionnés, parfois
exclus à vie. Quelques recours ont été engagés contre ces
mesures. Une banque israélienne et sa filiale suisse ont admis
avoir participé au blanchiment de 20 millions de dollars de
pots-de-vin versés à des responsables de la plus haute instance
du football, et ont accepté de payer 30 millions de dollars à
cette occasion. Cependant la lecture pénale n’est pas simple.
Pour partie, l’obtention de « commissions » n’étaient pas
délictuelles en Suisse au moment où elles ont été perçues, des
recours et bien d’autres chausse-trappes juridiques sont
présentes dans ce dossier.
La justice américaine s’est attaquée à « un système vieux
de 24 ans destinés à s’enrichir grâce à la corruption dans le
football international », selon les mots de Mme Lynch. Colère
et rancœur de ne pas avoir été choisi ou communication
efficace, les motivations de ces poursuites ne sont pas
évidentes, néanmoins elles ont eu un effet positif car de
multiples investigations ont été engagées dans de nombreux
pays et en France en particulier.
L’affaire Alstom, un poker menteur ?

Alstom n’a plus la taille critique 17, le P-DG d’Alstom,


Patrick Kron, cherche des alliances, et son actionnaire de
référence pourrait se désengager. L’offre de General Electric
(GE) dame le pion à Siemens. Alstom fait l’objet d’une
enquête du DOJ pour corruption. La direction plaidera
coupable après maintes tergiversations, convaincue de stopper
la procédure judiciaire. Cette thèse est défendue par son ancien
cadre Frédéric Pierucci, emprisonné pendant plus de deux ans
aux États-Unis pour la corruption par Alstom d’un
intermédiaire en Indonésie, et libéré en septembre 2018.
Patrick Kron dément. Finalement, l’amende a été réduite à
772 000 dollars. GE aurait été associée pendant quelques mois
au DOJ, en fait jusqu’au paiement de l’amende.
Alstom n’était pas une oie blanche : « Au total, Alstom a
déboursé plus de 75 millions de dollars pour s’assurer de la
réalisation de projets valant 4 milliards de dollars dans le
monde, avec un bénéfice pour la société de l’ordre de
300 millions de dollars. Alstom et ses filiales ont également
tenté de dissimuler le système de pots-de-vin en retenant les
services de consultants censés fournir des services de conseil
au nom des sociétés, mais qui ont en fait servi de canaux pour
les paiements corrompus aux fonctionnaires du
18
gouvernement . »
La vente d’Alstom à GE a, elle aussi, été accompagnée par
de nombreux consultants, qui auraient engrangé plus de
165 millions d’euros à cette occasion. Pour Alstom, plusieurs
cabinets d’avocats, deux banques conseils (Rothschild & Co,
Bank of America Merrill Lynch) et deux agences de
communication (DGM et Publicis). Selon l’avant-propos du
rapport de la commission d’enquête parlementaire, GE avait,
quant à lui, au moins fait appel à la banque Lazard, au Crédit
Suisse, à l’agence de communication Havas et à de nombreux
cabinets d’avocats. Le rachat des activités énergie a été bouclé
en deux mois, délai extrêmement réduit, pour 12,3 milliards
d’euros. Avec le recul du temps, tout semble avoir été organisé
dans le but de bloquer toute marche arrière.
Alstom a rapidement récompensé ses cadres par une
rémunération majorée, ses actionnaires et son groupe
dirigeant. Il a versé un dividende exceptionnel de 3,5 milliards
d’euros. Notons ici que le P-DG détenait de nombreuses
actions gratuites et un nombre substantiel d’options de
souscription lorsque l’action est passée de 30 à 70 euros. Il ne
faut pas s’étonner de telles situations… Pour que les
opérations turbulent, il faut aligner les intérêts des managers et
ceux de l’acheteur. Le denier de Judas, certes, mais quel
denier !
Il ne semble pas qu’une protection des intérêts français ait
été intégrée au processus :
Alstom devait être à parité dans les co-entreprises, or le
groupe français n’obtient que 49 % du capital et aucun
pouvoir, c’est ballot ;
l’option d’achat détenue par l’État, qui aurait permis de
garder un droit de regard sur la filière nucléaire, n’a pas été
levée ;
la surveillance des accords sur les créations d’emploi a été
écartée, on en constate maintenant les conséquences avec
les licenciements annoncés ;
le groupe américain a racheté à bon prix les activités
d’énergie, par ailleurs l’utilisation systématique
d’intérimaires a posé de sérieux problèmes de maintenance
à ses clients ;
tous ceux qui ont participé à la liquidation ont bénéficié
d’avantages financiers notables, voire exceptionnels et,
pour qui fouille un peu 19, il est aisé d’identifier leur
présence dans ces aréopages dans lesquels on a coutume de
« se tenir par la barbichette ». Quant à certains hauts
fonctionnaires qui ont été en charge, on espère qu’ils n’ont
pas privilégié leur situation future au détriment des intérêts
stratégiques de l’entreprise d’État.
Or, les conséquences ont été dramatiques, car il ne s’agit
plus d’une alliance mais de la vente d’une entreprise
stratégique fabriquant les turbines de nos centrales nucléaires
et le réacteur du Charles-de-Gaulle. Alstom, acteur
incontournable du nucléaire, pesait 30 % du parc mondial. Il
avait le monopole de la fourniture de turbines pour notre flotte
et des contrats avec la Russie et la Chine. Nos centrales
fournissent 75 % de notre électricité et le porte-avions
supporte toute notre défense. Alstom a cédé aussi le système
de repérage par satellite. À ceux qui penseraient que nous
sommes alliés des États-Unis, il faut rappeler deux faits. Lors
de la seconde guerre du Golfe, les Américains avaient bloqué
la fourniture de catapultes pour le Charles-de-Gaulle, et à
l’occasion d’un litige commercial entre GE et EDF, la
livraison de pièces de rechange avait été bloquée, et Trump
n’était pas encore président. Le risque de blocage n’est donc
pas une vue de l’esprit.
Le rapport de la commission d’enquête chargée d’examiner
les décisions de l’État en matière de politique industrielle, au
regard des fusions d’entreprises d’Alstom, d’Alcatel et de
STX, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos
fleurons industriels (no 897 rect.) ont fait remonter à la surface
quelques comportements originaux semblant démontrer que
l’opération a bénéficié soit d’une remarquable incompétence,
soit de multiples intérêts individuels et d’une indifférence
générale aux intérêts stratégiques nationaux.
Olivier Marleix, président de la commission d’enquête
susmentionnée, a déposé une plainte contre X 20 le 18 janvier
2018 devant le procureur de la République. Il notait que les
autorités judiciaires françaises n’ont « jamais ouvert
d’enquête » sur Alstom, alors que l’entreprise avait notamment
versé une amende à la justice américaine en 2014 pour des
faits de corruption 21.
Il relevait le fait qu’Emmanuel Macron avait
« formellement donné l’autorisation » de la vente d’Alstom
énergie et avait « également autorisé » d’autres cessions
d’actifs d’« entreprises stratégiques françaises », citant Alcatel
Lucent à Nokia ou Technip à l’entreprise américaine FMC
technologies, ou la vente de l’aéroport de Toulouse-Blagnac à
des Chinois, avec le succès que l’on sait.
Désormais GE décide 22 à qui et comment vendre les
turbines à vapeur et aura le dernier mot sur la maintenance de
nos centrales sur le sol français. Avec Arabelle, il déstabilise la
filière française. C’est GE qui dispose du monopole de la
fourniture des turbines à notre flotte de guerre. Alstom
Satellite Tracking Systems, spécialisée dans les systèmes de
repérage par satellite, équipe nos armées et la défense, c’est
GE qui en devient le propriétaire. À titre purement comparatif
et sans doute prémonitoire, on se souvient des problèmes
connus par Technip qui a été amené à fusionner avec FMC
Technologies après l’intervention du DOJ. La fusion s’est faite
entre une société qui réalisait 13,5 milliards d’euros de chiffre
d’affaires avec un carnet de commandes quatre fois plus
important et FMC, 6,5 milliards, et cette fusion devait se faire
en principe à égalité de valeur. Or les promesses n’engageant
que ceux qui y croient, à ce jour 80 % des résultats du groupe
sont réalisés par l’activité Technip, dont le P-DG est
américain.
COMMENT SORTIR DU PIÈGE DU DOJ ?
En principe et dans le meilleur des mondes les procédures
et la conformité sont respectées lorsque les concurrents
respectent tous la « compliance », et lorsque les marchés ont
lieu dans des pays qui ont les moyens et la volonté de faire
respecter les textes… Il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit
de grands contrats dans l’aéronautique et la défense, l’énergie,
le transport et l’extraction de ressources minières et
énergétiques. Dans les pays dans lesquels l’État de droit est
inexistant et où la concurrence utilise tous les moyens pour
obtenir ces marchés, il est impossible d’acquérir
des commandes publiques sans « se payer » le soutien de
proches du pouvoir.
La loi Sapin 2 introduit une disposition extraterritoriale qui
élargit les poursuites de la corruption à l’étranger 23. Cette arme
d’extraterritorialité doit permettre la poursuite par la justice
française d’une entreprise qui aurait commis des actes de
corruption. Ce dispositif est destiné à dissuader les Américains
de poursuivre la déstabilisation des entreprises européennes.
Le système devrait donner le signal que le « travail » a déjà été
effectué et que l’engagement des poursuites ne concernerait
plus la lutte contre la corruption, mais des opérations de
déstabilisation.
Une tentative de contourner les embargos américains a été
expérimentée sans succès. Paris, Berlin et Londres ont
annoncé la création d’un mécanisme de troc permettant aux
entreprises européennes de commercer avec l’Iran malgré les
sanctions américaines portant sur le nucléaire iranien. Ce
mécanisme, baptisé Instex (Instrument in Support of Trade
Exchanges), consiste en un partenariat avec une société miroir,
STFI, basée en Iran, filiale de la Banque centrale iranienne.
Cela fonctionnerait comme une chambre de compensation. Les
Américains ont traité le problème à leur manière : les
entreprises qui travaillent avec l’Iran ne travailleront pas avec
eux. Tout était dit !
En France, les phénomènes de corruption constituent, à
l’évidence, l’une des problématiques à prendre en compte très
sérieusement par les professionnels de l’intelligence
économique. La vision stratégique actuelle semble encore
limitée. Puisse le Coronavirus inverser les tendances ! Je n’y
crois pas trop, notre élite semble borner son devenir à la
mondialisation et, biberonnée dans cette idéologie, elle est peu
à l’aise dans un paysage différent. Les exemples sont pourtant
bien présents. L’Allemagne dont on nous rebat les oreilles, les
États-Unis, la Grande-Bretagne, dont l’attachement au
libéralisme ne peut être contesté, ont installé des mécanismes
de protection solides. Nous avons laissé partir Technip,
Alstom, plus récemment Latécoere, Photonis sera racheté par
Teledyne sous condition… La Covid-19 met en évidence
l’absence de réflexion sur les problématiques médicales,
Luxfer va-t-elle fermer ? Les bouteilles monoblocs ne sont pas
des cylindres d’acier, comme le pensent certains décideurs.
Il semble cependant que le vent ait un peu tourné, le seuil
exigé pour le dépôt d’une demande préalable au rachat d’une
entreprise a été abaissé, et l’Europe prépare un texte autorisant
les États à recapitaliser les entreprises et à entrer au tour de
table de groupes stratégiques. Mieux vaut tard que jamais,
mais les prédateurs étrangers aiguisent leurs armes, et je crains
qu’une fois la pandémie passée on ne revienne au business as
usual.
CHAPITRE 3

Balade dans la corruption ordinaire


La corruption est endémique, elle reste présente en dépit de
contrôles répressifs fonctionnant à peu près correctement. Elle
s’y complaît discrètement, dans des secteurs propices,
organisée en réseaux. Seul le scandale la fait jaillir hors de sa
bauge.
Sa culture, c’est le secret, c’est l’esprit de solidarité ou de
corps destiné à échapper au regard de ceux qui seraient
susceptibles de s’opposer, de dénoncer ces comportements ou
qui ne tiennent pas à participer à ces opérations. Elle se
produit souvent dans des situations dans lesquelles les
fonctionnaires et des délinquants locaux sont en contact
prolongé. Ces derniers « payent » ainsi une tranquillité
essentielle pour l’exercice de leur activité.
La petite corruption cible souvent les populations qui ne
sont pas susceptibles de porter plainte (saisie systématique et
revente des produits en surcharge sur des véhicules se
dirigeant vers le Maghreb, racket des taxis dont la rotation
rapide vers les grands aéroports est une nécessité et qui ne
peuvent se permettre aucun retard, proposition d’aménager
une sanction ou un redressement contre un défraiement en
liquide, liens avec des trafiquants, obtention d’un
appartement, etc.).
Ces situations sont souvent dues à la volonté, à l’absence
ou à la légèreté du contrôle exercé par la hiérarchie, laissant
les agents esseulés au contact de populations à risque,
disposant d’une trésorerie hors norme ou disposés à payer un
service.
La petite corruption est la forme la plus visible et la plus
facile à détecter. Très régulièrement, des fonctionnaires
corrompus, quel que soit leur niveau hiérarchique, sont
poursuivis et condamnés, créant un scandale mais apportant
aussi la preuve que le problème est traité.
L’une des contreparties de la corruption, c’est la plupart du
temps l’argent et les espèces peu traçables, ou l’utilisation
d’offshore. Pour les montants conséquents, les manipulations
décrites dans les première et deuxième parties de ce livre sont
largement utilisées, car il ne peut exister de corruption sans
fraude préalable et blanchiment ultérieur. Pour le reste, il
s’agira de dons, d’avantages indus ou d’échanges tels qu’ils
sont décrits ci-après dans ce chapitre.
Cet état des lieux de la corruption ordinaire en France
montre combien la corruption imprègne nos mœurs et la vie
courante. Rigoberta Menchu met en évidence le fait que, dans
toutes les strates de la société, l’attrait de l’interdit et la
recherche du fric se moquent de l’éthique attendue des
fonctionnaires, des élus et des agents privés.

Peu de domaines y échappent


Je décrirai ici quelques montages, les plus significatifs ou
les plus originaux, organisés à des fins corruptives, qui
méritent d’être connus afin de mieux les identifier.
Chaque groupe d’individus comprend des membres dont la
probité ne peut être discutée, des personnes dont l’honnêteté
est aléatoire, flottant au gré des vents, et de véritables
aigrefins. En matière de fraudes, 20 % des personnes
confrontées à un dilemme frauderont toujours, 20 % ne
frauderont jamais, et les 60 % restants basculeront en fonction
du comportement des meneurs.
Le montage naturel développé en matière de corruption
consiste à soumettre l’obtention d’un marché ou d’une
autorisation quelconques à une contrepartie personnelle. C’est
simple et efficace, il peut s’agir d’une sorte de chantage de la
part du corrompu en position de force ou d’une offre de la part
du corrupteur cherchant la sécurisation de ses activités, ou
d’une entente si les deux s’accordent.
La première conséquence de ce montage est la majoration
du coût de l’opération à hauteur du montant de la corruption.
Le corrupteur surfacture sa prestation au détriment de son
client et rémunère ainsi le corrompu. Il n’y a guère de risques
à réduire la qualité de la prestation, car il est peu probable que
le corrompu fasse grief des dérives au corrupteur, les deux
parties se « tiennent par la barbichette ». Lorsque les
opérations se poursuivent dans le temps, c’est dans la
récurrence de l’attribution de marchés, d’avenants plus ou
moins bidonnés ou de contentieux faussés que la manipulation
aura le loisir de se développer dans les meilleures conditions.
Cependant, comme c’est souvent le cas avec les criminels, au
fil du temps les précautions sont moindres, et le risque naît des
fournisseurs écartés du festin et des tiers lorgnant la place.
Une fois le marché obtenu et son paiement encaissé pour
tout ou partie, la sortie des sommes convenues ou le
financement individuel ou familial devra être organisé. À très
gros traits, on peut regrouper ces avantages constitutifs de
délits sous quatre rubriques :
1. Les avantages concernant la famille directe ou indirecte,
des salaires versés par des satellites à des proches, à des
épouses dont la demande en réparation à la suite de
divorces pourrait devenir lourde 1, des études payées pour le
petit dernier, entre autres.
2. Les avantages en nature, voyages, habits, montres de
prix, véhicules 2, cadeaux, parts ou actions de sociétés,
postes honoraires confortablement rémunérés.
3. Les apports d’espèces nécessitant une manipulation
comptable pour camoufler l’opération et réduire les risques
pénaux liés à la corruption, et cela vaut pour les plus gros
montants comme pour la corruption locale.
4. 4. Le financement pourra être assuré par un
intermédiaire, et un jeu de fausses factures qui pourvoit à
l’achat de biens ou transforme le flux financier en espèces.
Ces charges sont bien sûr déduites des bénéfices des
entreprises corruptrices.
La deuxième conséquence affecte l’État, les montants
sujets à manipulation seront déduits des charges et ne seront
pas soumis à la TVA, les gains du corrompu ne seront pas non
plus déclarés à l’impôt sur le revenu.
Le montage décrit ci-dessus est générique, chaque
utilisateur l’adapte à sa situation propre, à son activité, aux
pratiques de ses fournisseurs et à la sécurité du taxi utilisé. Il
se perpétue au fil des ans et ne fait l’objet de modifications
qu’à la marge. Je n’en veux pour preuve que la découverte du
« Manuel de la corruption » de l’Essonne saisi par la police
judiciaire à Montgeron en 1983. Le feuillet manuscrit
développe et détaille les multiples opportunités du mécanisme
permettant alors au RPR de ponctionner 2,5 % sur les marchés
publics accordés à une dizaine d’entreprises dans le
département. Il porte la signature de « Xavier Dugoin », alors
sénateur et président du conseil général et secrétaire
départemental de la fédération RPR en Essonne, il a été
condamné depuis. Une perquisition au domicile d’Alain Josse 3
a permis de retrouver le document qui peut être considéré
comme le vade-mecum de la corruption politique. Il propose
un « mécanisme de financement clé en main ». Dix entreprises
sont mentionnées, avec les noms des responsables à contacter
et leurs numéros de lignes directes. Pour la voirie et la
construction de bâtiments, sept sociétés sont citées, dont un
« chef de file ». Le pacte présumé donnait encore les noms de
trois autres sociétés, aux domaines d’activités divers
(entretien, gardiennage, etc.), chargées de collecter l’argent à
reverser au RPR. Le mécanisme est détaillé en quelques
lignes : le Manuel propose pour les maires un versement de
« 0,5 % en liquide », plus « 1 % en factures ». Pour la
fédération, il préconise de prélever encore 1 % sur chacun des
contrats, toujours en factures. Le rédacteur précise en outre
qu’il est « déjà en contact » avec ces entreprises pour le
département, et qu’il peut donc se charger de la négociation. Il
s’agit donc d’une sorte d’entente gérée de concert entre les
décideurs et les entreprises qui ont installé un écran
supplémentaire et protecteur en séparant la gestion comptable
(surfacturation et obtention des marchés) et la fonction de
gestion de trésorerie dévolue à des entités dont l’activité est
contrôlée par l’organisateur. Le montage correspond en tout
point à celui des lycées d’Île-de-France ou plus récemment à
celui utilisé par les mafieux à Montréal. Il ne peut plus à ce
jour être employé en l’état, car le financement des partis est
officiellement encadré. Cependant, comme tous les systèmes
frauduleux en déshérence, il fonctionne toujours dans un cadre
plus individualisé ou criminel et rend les corrompus en
manque de technicité heureux, moyennant quelques
améliorations. L’archéologie judiciaire a toujours du bon, elle
permet de mieux comprendre les comportements frauduleux
actuels.
LA CONSTANCE DANS L’ENTRETIEN DES RÉSEAUX
NOURRIT LA CORRUPTION

L’entretien des réseaux est une préoccupation vitale pour


les entreprises prospectant les marchés. L’activité n’est pas
aisée, il faut bien le reconnaître, les « sachants » sont rares et
les réseaux multiples, ils s’entrecroisent, peuvent s’opposer,
s’accorder, et il n’est pas question de fâcher quelqu’un. Dans
ce milieu clos, on se retrouve toujours.
Ces attentions, ces cadeaux, ces services font en général
l’objet d’une comptabilisation indirecte dans les charges et
peuvent aussi être payés en espèces depuis la caisse noire, ou
être comptabilisés dans une filiale, chez un prestataire ou chez
un fournisseur.
Pour ma part, il y a bien longtemps que mes collègues et
moi-même avions découvert la partie cachée du montage. Ces
frais et dépenses étaient comptabilisés en charges, avec l’aval
de la chaîne de commandement, et faisaient l’objet d’une
réintégration extra-comptable (ancien imprimé no 3970) dans
le bénéfice fiscal, accompagnés d’une majoration de taxe. Le
bénéficiaire n’apparaissait plus, il était blanchi par l’impôt.
Les postulants aux marchés participent activement à la
création et à l’approfondissement de liens particuliers avec les
décideurs. Les relations publiques tempèrent alors la rigidité
des processus. Pour ce faire il faut disposer d’un budget… Ces
frais constituent des coûts annexes, légitimes ou non suivant
l’espèce, mais utiles à l’exercice de l’activité. L’ensemble de
ces opérations peut être sous-traité à des sociétés dédiées, qui
refacturent les prestations sous un vocable neutre. Ce
phénomène est apparu lorsque certains laboratoires ont sous-
traité la fidélisation des médecins rentables à des sociétés
prestataires.
La recension de divers scandales montre que la pratique qui
consiste à « arroser » les élus, que nous avions identifiée au
cours des contrôles, est toujours présente. On peut soupçonner,
dans les filiales de certaines entreprises, la mise à disposition
discrète d’un confortable budget récréatif destiné à fluidifier
l’extrême rigidité du Code des marchés publics. Il permet, par
exemple, d’offrir un week-end de découverte des vignobles au
président ou aux cadres d’un donneur d’ordres pour la somme
modique de 50 000 euros.
COMMENT ÊTRE AUX PETITS SOINS DES DÉCIDEURS
Les entreprises peuvent entretenir les besoins des décideurs
et dépensent des dizaines de milliers d’euros pour manger une
fois avec un maire, un conseiller général, un ministre, ou un
apporteur d’affaires autodéclaré, afin de promouvoir leur
activité ou d’obtenir un marché. La dépense peut être chargée
dans l’entreprise elle-même, il est alors établi un contrat
localement, ou depuis l’étranger, et le « salaire » tombe tous
les mois. Tout le problème résidera dans la recherche de la
preuve du travail effectué. Nombre de politiques se laissent
aller avec enthousiasme à ce jeu dangereux, quitte à se
lamenter lorsque la facétie est découverte.
La dépense peut être chargée dans un compte à part ou chez
une filiale, les billets de train, d’avion, l’achat de pierres
bleues, de tableaux, les déjeuners, les dîners sont contrôlés,
mais cette pratique est un coupe-circuit acceptable si le
dirigeant de la filiale ne se retourne pas contre la maison mère.
Il est même des cas dans lesquels c’est une société tierce qui
règle rubis sur l’ongle et en liquide le volet de prostituées qui a
accompagné les agapes. Les fonds de la caisse noire sont
souvent utilisés à cette fin.
Les pratiques manipulatrices sont variées, certains rapports
de Chambres régionales des comptes (CRC) dénoncent des
dérives chez certains bailleurs sociaux. Un groupe dirigeant
qui ne lésine pas sur les frais de bouche. Les repas sont « pris
dans le même restaurant réputé », sans respecter les barèmes
de frais fixés par la société. Des agapes auxquelles sont
conviés des élus locaux lui ayant confié des marchés. Des
conflits d’intérêts sont aussi identifiés à l’occasion
d’opérations immobilières. Deux montages sont récurrents : le
premier consiste à acheter un terrain et à le revendre pour un
prix bradé à une société immobilière, le second à acheter un
immeuble ou un terrain à un prix majoré à un proche. Du reste,
les montages sont assez inventifs.
Ces opérations friendly peuvent aussi concerner le monde
de l’intime. C’est public depuis l’ouvrage de Christine Deviers
Joncour, paru en 1999, qui a obtenu un certain succès : La
Putain de la République. L’affaire du Carlton entre aussi dans
ce cadre. Des agences ont été souvent citées pour organiser des
opérations de ce genre, mais il me semble important de
rapporter une anecdote ancienne mais édifiante. Nous avions
obtenu les références d’une entreprise qui mettait à disposition
des escort girls ou des escort men. Elle était domiciliée en
Suisse. L’entreprise semblait très professionnelle, elle
proposait une liste de prestations à la nuit, à la journée ou à la
semaine, mais sa proposition majeure, c’était de s’engager à
l’année dans ce type d’entertainment en versant d’avance une
somme comprise entre 200 000 francs (suisses) et
500 000 francs, dûment facturée sous un libellé passe-partout.
Les prestations seraient débitées depuis ce compte d’avances.
En fin d’année, si les débits dépassent la réserve, le client paye
la différence. En revanche, si le compte est encore créditeur, il
est possible soit de transférer sur l’année suivante, soit de virer
la somme sur le compte choisi par le client. C’est une belle
opération gagnant-gagnant avec un blanchiment possible à la
clé.

Les requins organisés


Les corrupteurs sont tenus d’accepter ou proposent le
financement des exigences financières à des décideurs
corrompus. Pour ce faire, ils utilisent des pratiques bien
connues des contrôleurs fiscaux, elles s’organisent autour de
surfacturations, de fausses factures, de charges non engagées
pour l’entreprise, et nécessitent l’intervention de sociétés
« taxi » lorsqu’il faut disposer d’espèces. Les quelques
exemples qui suivent, pour simples qu’ils soient, sont très
fréquemment utilisés pour corrompre.
LES AMÉNAGEMENTS IMMOBILIERS
Je me souviens d’une demeure dans le Sud, qui a été
construite et aménagée par les salariés d’une entreprise qui
avait obtenu des marchés de la collectivité, dont le propriétaire
était l’adjoint aux travaux. Ainsi, l’énorme bâtisse a été
construite grâce à la « générosité » de l’entreprise privée. Les
salariés de l’entreprise travaillaient à plus de mille kilomètres
de leur entreprise et les dépenses n’étaient pas détaillées dans
les travaux en cours de cette dernière. Ils y ont passé des
semaines et, une fois la construction terminée, des livraisons
régulières de fuel domestique ont été effectuées ainsi que des
caisses de vin. Ce type de montage assez fréquent chez les
jeunes corrompus utilise une documentation frauduleuse pour
justifier les dépenses.
Le processus utilisé par l’entreprise pourrait être le
suivant :
1. Comptabilisation des charges relatives à ces travaux
(salaires, remboursements de frais, matériel, déplacement et
sous-traitance éventuelle) dans la société ou dans une
filiale. Le détail des charges doit figurer dans la
comptabilité analytique du chantier si elle n’a pas
opportunément disparu.
2. La récupération des frais engagés et de la perte de marge
s’établit par une surfacturation des travaux effectués dans
les collectivités. Il est aussi possible de lisser ces coûts
indus par le biais des factures de sous-traitance ou dans des
prestations ultérieures. Ce qui crée des écrans
supplémentaires ou étale les coûts dans la durée.
La réfection de la toiture d’un château,
une autre déclinaison du précédent montage

À l’occasion de l’enquête qui a démontré que plusieurs


partis politiques percevaient 2 % du montant des marchés de la
part des entreprises attributaires, principalement les grands
groupes du BTP, une perquisition a été menée au domicile
d’un homme politique ayant eu un rôle de décideur dans
l’opération.
Les enquêteurs remarquant que la toiture de la bâtisse avait
été refaite ont demandé la facture des travaux. Elle
correspondait à une prestation de 350 000 francs émise par la
filiale d’un major du BTP, spécialisée dans la restauration des
bâtiments historiques.
La société mère était attributaire de nombreux marchés de
lycées et très impliquée, dans les ententes qui ont émaillé cette
affaire, avec les autres groupes du BTP. Une perquisition au
sein de l’entreprise qui a effectué les travaux a permis de saisir
le document analytique du chantier, qui aurait coûté à
l’entreprise 1 000 000 francs, soit environ trois fois le montant
hors taxes de la facture.
À ce stade, les enquêteurs subodorent que ce différentiel de
700 000 francs pourrait constituer pour tout ou partie
l’avantage indu perçu par le président de la région dans le
cadre de l’affaire de corruption et d’entente des lycées.
Le collaborateur de l’entreprise ayant traité ce dossier
confirme dans son audition que ce « cadeau » lui a été
demandé par sa direction répondant elle-même à une
sollicitation des dirigeants de la société mère.
Cette perte chez la filiale (700 000 francs hors marge) sera
plus tard compensée par une refacturation fictive à la société
mère, apparaissant alors comme sous-traitant de sa filiale.
La mécanique est un peu plus complexe que celle qui a été
citée précédemment. La filiale utilisée intervient comme faux
facturier partiel, le retour de marge et la perte étant compensés
par une refacturation fictive comptabilisée dans la masse des
factures mère/filiale (Interco).
LA PLAGE, LES TABLEAUX, LES EM… PROBLÈMES
Il est des affaires locales même anciennes qui suscitent des
scandales gigantesques car elles agrègent une grande variété
de montages et ciblent les points clé de l’organisation
corruptrice. Il s’agit d’un élu avec qui il est impossible
d’échanger et de vassaux qui magouillent gaiement tant qu’ils
ne s’opposent pas à lui. L’élu aujourd’hui décédé a été élu
maire pendant 19 ans, conseiller général pendant 14 ans,
président d’une communauté de communes pendant 16 ans ;
l’édile disposait d’une véritable mainmise sur le domaine
culturel. Il avait aussi bien intéressé son réseau. Le jugement
fut exemplaire, 10 des 15 prévenus ont été condamnés. Il a été
soupçonné d’avoir initié un système de corruption avec des
proches collaborateurs, des fonctionnaires et des élus, dès le
début de son premier mandat, qui visait à obliger les artisans
ou les entrepreneurs à verser des pots-de-vin pour obtenir un
marché, un permis de construire ou une autorisation de lotir
dans le cadre de projets immobiliers. L’un des participants aux
opérations, condamné définitivement à ce titre, a détaillé la
maille des comportements. Il expose dans ce qu’il appelle le
« Système B » certaines dérives, au demeurant classiques,
mais aussi, et c’est particulièrement intéressant, ce qui
constituait un frein à toute dénonciation et contribuait au
sentiment d’impunité. Il décrit l’édile comme un notable,
titulaire d’un poste important dans un réseau localement bien
implanté et adhérent à un parti politique majeur. Les autorités
politiques, administratives, judiciaires et financières venaient à
sa table qui n’était pas médiocre. L’un des plus hauts
responsables du parti lui a même remis la Légion d’honneur. Il
aurait en outre été averti de son arrestation imminente, mais
cela n’a pas été démontré. Ainsi, par paresse intellectuelle, par
crainte de s’opposer à l’ire du monarque considéré comme
disposant d’un pouvoir immense, par intérêt aussi car ces
situations facilitent le ruissellement de la corruption qui dans
ce cas fonctionne parfaitement, ceux qui auraient pu s’opposer
ou démissionner sont restés inertes. La vie du lanceur d’alerte
lorsqu’il a appartenu à la camarilla devient impossible dans un
milieu fermé. Le responsable respecté, ostensiblement salué,
devient le chien galeux à qui on jette les pierres.
LES MONTAGES À DOUBLE DÉTENTE
Parmi les montages identifiés dans un milieu clos, il en est
un qui peut être considéré comme un classique du genre : le
décideur est aussi dirigeant d’entreprise, il utilise son pouvoir
pour développer sa propre entreprise. On identifie la présence
de favoritisme ou de prise illégale d’intérêt voire de corruption
au fait que l’entreprise est dans une situation monopolistique
ou qu’elle est choisie pour chaque opération à forte marge.
Cette situation peut affecter à la fois les marchés des
collectivités, ceux des agglomérations et ceux des sociétés
d’économie mixte et des divers syndicats liés aux collectivités.
Ce montage est une sorte de chantage bloquant qui est très
usité dans les opérations criminelles : le marché ne sera obtenu
que si telle ou telle société est intégrée à un titre quelconque
dans l’opération. Ainsi, on peut rencontrer cette dérive chez un
décideur assureur, auquel cas les sociétés choisies s’assurent
dans la société de courtage, chez un décideur dirigeant une
entreprise de BTP ou d’éclairage. J’ai en mémoire l’exemple
de la participation à la construction et au carrelage d’une
piscine. De nombreuses autres activités sont concernées telles
que la sous-traitance, la fourniture de produits, le gardiennage.
Le même type d’opération a été identifié chez des
responsables dont les épouses ou des proches géraient des
entreprises dans le domaine de l’art, des antiquités, ou de
l’événementiel. Le marché n’étant obtenu qu’une fois la
condition préalable accomplie, c’est-à-dire lorsqu’un achat
avait été effectué chez le proche. Des entreprises avaient
rapporté le fait que, ayant obtenu le marché officiellement, il
leur était demandé un paiement complémentaire en espèces
pour obtenir le bon de travail, et cela pouvait durer des mois
jusqu’à ce que l’entreprise paye.
Dans le même ordre d’idées, un homme politique
important, dirigeant une instance administrative, se trouvait
fort dépourvu, l’entreprise dirigée par son épouse ne
fonctionnait pas bien, ses dettes s’élevaient même à près de
1 million de francs, et il ne disposait plus du moindre fifrelin
pour combler ce passif. Et pourtant l’âge arrivant, il fallait
vendre.
La corruption était sa seule planche de salut, il la saisit sans
barguigner. La période était propice aux grands engagements
publicitaires destinés à vivifier la province, il choisit donc un
communicant de ses connaissances et lui confia dans des
conditions étranges le marché de publicité de son « pays »
pour 2 millions de francs, et une grande campagne de publicité
fut engagée… aux États-Unis, il s’agissait de panneaux
publicitaires. Concomitamment, l’agence de publicité investit
1 million de francs dans l’entreprise de l’épouse, ce qui facilita
grandement la vente, sans aucune mise de fonds de sa part.
On n’a pu contrôler l’existence ou le nombre de panneaux
facturés aux États-Unis, et au cours des années suivantes on ne
constata aucun engouement des Américains pour la province.
Un coup bien monté.

Les associations utilisées comme


pompes à fric
Les pouvoirs publics ont fréquemment recours à la gestion
associative, cette modalité peut être un moyen d’assouplir la
gestion ou de contourner les règles de la comptabilité
publique, en particulier lorsque le contrôle est inexistant. Les
fonds publics peuvent être dilapidés à titre individuel, dans un
cadre clientéliste ou dans celui d’une escroquerie, comme le
démontrent les exemples qui suivent. Le montage est
classique, il s’agit d’un chaînage de manipulations autour de
l’association qui est utilisée d’abord comme le réceptacle de
fonds publics et/ou de fonds privés. Une fois ces fonds crédités
dans les comptes associatifs, ils sont retirés en espèces ou
acquittent des charges qui n’entrent en rien dans l’objet de
l’association. Ces dernières peuvent être utilisées pour
recevoir des versements consécutifs à l’obtention de marchés
ou destinés à un arrosage clientéliste ou personnel.
E
LE CHOCOLAT DU 3 ÉTAGE, LES ÉPINGLES
4
ET LES ÉPINARDS

La mise en place de certains montages peut être assez


complexe lorsqu’il s’agit d’une entente entre des politiques,
des agents municipaux et des entrepreneurs. Ces derniers, en
contrepartie de versements, obtiennent des marchés publics de
la ville ou de la communauté d’agglomération. Le but est la
récupération d’espèces qui permettent d’assurer un train de vie
intéressant. Pour ce faire, le montage suivant a été conçu :
plusieurs associations sont créées, destinées à développer et à
valoriser l’image locale. Il est rapidement apparu que ces
associations n’avaient aucune activité et pas de membres mais
elles avaient en revanche reçu de confortables subventions de
la mairie et de l’agglomération. Les collectivités n’étaient pas
les seules à financer les associations qui recevaient aussi des
« dons » de sociétés du BTP et du traitement des déchets. Si
les prestations étaient nulles, les financeurs étaient connus.
L’analyse des comptes des associations a laissé apparaître un
fait étonnant, mais bien connu car utilisé dans les magouilles
entre sociétés écrans : aussitôt reçues, les sommes étaient
prélevées en espèces par un membre de l’agglomération.
D’autres entreprises bénéficiaires de marchés publics de la
communauté d’agglomération finançaient les besoins
personnels de certains fonctionnaires territoriaux et élus, soit
directement, soit par le biais de comptes ouverts dans des
commerces. Il était aussi question de prestations fictives dont
le paiement était immédiatement suivi de retraits en espèces.
Comme je l’ai déjà écrit, rien de plus solide que le liquide.
On peut penser que les retraits en espèces sont utilisés aux
remboursements de frais électoraux. Ils peuvent aussi financer
des dépenses personnelles, des cadeaux de baptêmes, des
veillées, des réceptions et des cadeaux de fin d’année aux élus,
aux personnels, aux anciens, etc. Ce montage est bien un
racket consenti, une entente joviale : vous désirez le marché, il
faut payer ! Ce qui est plus étonnant, c’est le fait que des
sommes aient pu sortir impunément des comptes de
l’association : la banque a-t-elle bien respecté ses obligations
envers TRACFIN ? Mais peut-être que, comme pour l’UIMM,
ces espèces fluidifiaient vraiment les rapports sociaux, qui
sait ?
Toutefois il est amusant de constater que, lorsqu’il s’agit
d’espèces, les bénéficiaires utilisent toujours des vocables
qu’on a plutôt coutume d’entendre chez les voyous qui se
savent écoutés. Ainsi, il est question de chemises, de montres,
du chocolat du troisième étage, des épingles et parfois des
épinards, peut-être parce que ce légume un peu fade mérite
bien un accommodement puissant.
5
LE SYSTÈME ANDRIEUX
La députée socialiste Sylvie Andrieux de la troisième
circonscription des Bouches-du-Rhône a définitivement été
condamnée en novembre 2016 à quatre ans de prison dont
trois avec sursis, 100 000 euros d’amende et cinq ans
d’inéligibilité pour détournement de fonds publics. Elle a
distribué près de 740 000 euros de subventions régionales à
des associations fictives pendant la période 2005-2008, elle
était alors vice-présidente du conseil régional de Provence-
Alpes-Côte d’Azur. Le montage est typique d’un clientélisme
à l’ancienne, les mauvais esprits racontent même qu’un
sénateur important aujourd’hui décédé avait l’habitude de
prendre ses repas dans une brasserie où les mallettes emplies
de billets lui étaient apportées dans la plus grande discrétion.
Mais pour en revenir à Sylvie Andrieux, une vingtaine
d’associations recevaient des subventions du conseil général
PACA. En l’espèce, certaines associations étaient fictives, les
dossiers de subvention étaient préparés, « lissés » par un
complice, puis distribués par les présidents en achats de
véhicules, d’électroménager et d’enveloppes de manière à
assurer les votes.
L’ASSOCIATION DÉTOURNE DES SUBVENTIONS
L’inspection du travail découvre parfois des opérations
étranges dans certaines associations dont le but est de lutter
contre la violence ou dont l’objet est divers. Elle effectue alors
des signalements sur la base de l’article 40 du Code de
procédure pénale. Il est évident que ces associations ne sont
pas majoritaires mais elles génèrent une fuite considérable de
fonds car les subventions obtenues, souvent importantes, ne
sont pas utilisées conformément à leur objet.
Certaines fonctionnent uniquement au bénéfice d’une
famille ou d’un réseau local, d’autres peuvent être gérées
indirectement par des proches de la criminalité et des réseaux
de distribution de drogue. Prenons le cas d’une association qui
aurait reçu plus de 500 000 euros au titre de son activité
pendant trois ans (contrats d’accompagnements à l’emploi).
Elle présente une documentation à peu près correctement
falsifiée et fait état de l’organisation de séjours de loisirs, de la
formation d’animateurs et de l’embauche d’un nombre
important de salariés. En cas de problème, ces entités ferment
et les gestionnaires s’égaillent comme une volée de moineaux
effrayés.
En cas de contrôle, les éléments permettant de démontrer la
réalité des emplois et des travaux effectués ont disparu ou ne
sont plus utilisables. On constate aussi que les cotisations
sociales ont été omises. L’analyse des réquisitions bancaires
permet de découvrir des virements au profit de la famille, des
sorties en espèces importantes, des liens avec d’autres
associations ou avec des sociétés commerciales parfois
fictives. On constate alors l’existence d’une « usine à gaz »
dont l’objet est le pompage de fonds publics par tous les
moyens imaginables.

Les fraudes dans les établissements


publics et les détournements
de fonds publics
À l’instar du secteur privé, les administrations peuvent faire
l’objet de fraudes internes dues à une carence de contrôle ou
au fait qu’une bride molle a été laissée au gestionnaire. Dès
lors, le montage se poursuit tant qu’un contrôle sourcilleux
n’est pas réalisé. C’est de l’argent public qui est détourné.
PORT-LA-NOUVELLE : SOUPÇONS
DE DÉTOURNEMENT DE BIENS PUBLICS AU SERVICE
6
DU PORT

Les investigations de la section de recherche de


Montpellier de la gendarmerie nationale et la brigade de
recherche de la compagnie de Narbonne ont porté sur de
possibles « détournements de fonds et de biens publics ». Les
enquêteurs ont longtemps travaillé sur le dossier, puis
plusieurs interpellations ont eu lieu parmi les fonctionnaires
exerçant dans les services portuaires de Port-la-Nouvelle. Il est
reproché à trois salariés des services portuaires dépendant de
la Région « d’avoir bénéficié personnellement de biens et de
matériaux facturés sur le compte client dont dispose le service
portuaire chez un fournisseur », a confirmé le procureur de la
République de Narbonne.
Ils auraient aussi « utilisé à des fins personnelles les
employés du port sur leur temps de travail et auraient bénéficié
de la vente de matériaux et rebuts générés par l’activité de ce
service public ».
Les auditions des personnes mises en cause et les
perquisitions au sein de leur domicile auraient permis de
« confirmer l’existence de ces pratiques illégales », toujours
selon le magistrat du parquet de Narbonne. La région
Occitanie a confirmé ne pas connaître l’ampleur du
détournement de fonds présumés, « raison pour laquelle nous
allons nous constituer partie civile ». Également, « nous ne
savons pas comment les personnes impliquées procédaient ».
Le parquet de Narbonne a fait remarquer que le détournement
présumé « est à la hauteur de l’activité » des mis en cause,
« en aucun cas il ne s’agit de millions d’euros ».
LE CONTRÔLE DÉFAILLANT AU CNRS
Le contrôle interne du Centre national de la recherche
scientifique (CNRS) n’est pas toujours au point, il est même
parfois défaillant : entre 2009 et 2016, une gestionnaire d’un
laboratoire s’est offert, avec la carte du laboratoire, des
voyages en famille et des commandes personnelles en ligne.
Le contrôle de l’utilisation de la carte du service est pourtant
une tâche à la fois simple et à fort pouvoir préventif qui
devrait être récurrente. La personne a été révoquée (c’est-à-
dire licenciée sans pouvoir bénéficier de ses droits à la retraite)
le 19 juillet 2017 du CNRS pour avoir détourné 214 000 euros.
Un cas plus complexe a encore affecté le CNRS, le
responsable administratif et financier du laboratoire de
météorologie dynamique (LMD) a été interpellé 7, et il a
reconnu les faits. Avec sa compagne, ce fonctionnaire est
soupçonné d’avoir détourné près de 1,6 million d’euros
d’argent public. Or cette structure, gérée par le CNRS, est
soumise à la tutelle partagée de Polytechnique, de l’École
normale supérieure et de l’université Pierre-et-Marie-Curie.
Utilisant « l’éparpillement des responsabilités », faille
évidente d’une telle situation, il a utilisé sa « délégation pour
les écritures comptables » pour détourner 1,1 million d’euros
au CNRS dont le siège est basé à Paris, 35 000 euros à l’École
polytechnique, près de 150 000 euros à l’École normale
supérieure et à l’université Pierre-et-Marie-Curie. Il avait
également créé un emploi fictif pour sa compagne au sein du
CNRS et aurait empoché par ce biais près de 200 000 euros.
Cette fraude est un classique du genre, elle a duré onze
années avant d’être découverte.

La corruption des agents publics


en France
La corruption des fonctionnaires sévit en France comme
partout ailleurs, cependant la lutte contre cette dernière a été
engagée depuis des lustres, le décret de Philippe Le Bel en
faisant foi, et il m’apparaît qu’il ne s’agit que d’un type de
corruption individuel. Les quelques exemples cités ici mettent
en évidence la disparité des situations. Ils démontrent que les
comportements délictueux sont générés par des situations
individuelles et des pressions personnelles.
« HAURUS » VENDAIT DES INFORMATIONS
Sur le dark Net, lieu de trafics en tout genre, le
fonctionnaire se faisait appeler « Haurus ». Il est soupçonné
d’avoir vendu des Informations personnelles, des
« doublettes », des identifiants de comptes bancaires, des
éléments de géolocalisation, des informations protégées. Sur
ce Web parallèle, « Haurus » vendait de quoi satisfaire de
sombres aspirations criminelles. Affecté à la Direction
générale de la sécurité intérieure (DGSI), il pouvait accéder à
des fichiers protégés. Pour obtenir ces informations, il
rattachait ses recherches à des commissions rogatoires
existantes, il fouillait dans les procédures de ses collègues en
utilisant des recherches par mots clés. Il devait pour cela
utiliser son identifiant personnel. Les dérives n’ont pas duré
bien longtemps, quelques mois seulement. Ces informations,
vendues en échange de paiements en bitcoins ou en carte
prépayée Neosurf, ont peut-être causé l’assassinat d’au moins
deux membres du milieu à Marseille, et fait une victime
collatérale. Selon le Ouest-France du 26 novembre 2020, il a
déclaré devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel
d’Aix-en-Provence : « J’ai manqué totalement à la moralité,
j’ai conscience à quel point je me suis fourvoyé »,
reconnaissant avoir dévoyé son service et ses collègues qui
font un travail extraordinaire. Il veut désormais aider les
avocats à mieux défendre leurs clients.
La pression des criminels pour obtenir des informations
détenues dans les fichiers de la police est constante. Ainsi, on
a appris de source judiciaire que deux policiers dont un Niçois
ont été mis en examen pour « extorsion en bande organisée et
avec arme », « association de malfaiteurs » et « détournements
de données » et placés en détention provisoire. Ils étaient
soupçonnés d’avoir aidé un réseau de racket en entrant dans
les fichiers de la police 8. Ils ont été écroués conformément aux
réquisitions du parquet de Paris. Ces deux policiers, l’un en
fonction à la brigade anticriminalité (BAC) de nuit à Paris et
l’autre à la police aux frontières (PAF) à Nice, « se seraient
servis de leur qualité de policier pour entrer dans les fichiers
afin d’aider un réseau de racketteurs », lié à une famille du
milieu parisien opérant jusque sur la Côte d’Azur. D’après le
site internet de l’hebdomadaire Le Point, l’un des
fonctionnaires aurait reconnu sa participation active
depuis 2015 dans un réseau mafieux niçois.
9
LE PACTE DE CORRUPTION DE LA SOUS-PRÉFÈTE
L’ancienne haute fonctionnaire et son mari, ont été
condamnés pour avoir passé un pacte de corruption avec le
propriétaire d’un hôtel-restaurant de grand luxe. Elle était
intervenue pour accélérer la création d’une piste de « défense
de la forêt contre les incendies », ce qui aurait donné des droits
à construire supplémentaires au propriétaire, l’un de ses amis.
Une plus-value de plusieurs millions d’euros aurait pu être
obtenue en cas de vente. Une commission de 200 000 euros
devait être versée, via une société londonienne, à son époux se
présentant comme un intermédiaire dans la vente. Un faux
facturier a contribué à l’habillage d’une facture de même
montant, depuis sa société installée à Londres. L’opération ne
s’est pas faite mais en matière de corruption, l’intention suffit
à qualifier le délit.
Dans leur décision, les juges observent que l’intéressée a
« dévoyé les devoirs de sa charge en donnant à ses
interlocuteurs l’image d’une personne complaisante, ce dont
certains se sont évidemment servis, et jusqu’à gérer pour de
l’argent – au prix d’un montage offshore – un dossier
d’aménagement public au profit d’un homme d’affaires déjà
condamné pour corruption, chez lequel elle avait table
ouverte ». Ils notent qu’elle avait été « formée dans l’une des
plus prestigieuses de nos grandes écoles [l’École nationale de
l’administration, ENA], aux frais de la République ». La
condamnation a été confirmée par la Cour d’appel. Poursuivie
pour « corruption passive », elle a été condamnée à trois ans
de prison ferme et 20 000 euros d’amende. Elle récuse la
condamnation. D’après elle, tout s’est effectué dans la
transparence totale, rien ne s’est fait sous le manteau. Avec son
époux ils se sont pourvus en cassation.
Elle a été aussi jugée pour avoir bénéficié des largesses du
chef de l’une des plus importantes entreprises de BTP de sa
circonscription, qui avait réglé des dépenses engagées dans
une boîte de nuit et participé à l’achat d’un cadeau
d’anniversaire de valeur.
Elle avait travaillé dans une entreprise privée à l’étranger
puis réintégré la fonction publique en 2008. Elle l’avait encore
quittée en 1990 pour le privé, notamment dans une grande
société française en Asie. En termes de prévention et de
probité, il semble évident que la tendance actuelle cherchant à
favoriser le cadre contractuel doit susciter une réflexion, il ne
suffit plus de sortir de la même école pour apporter des
garanties suffisantes. Certaines habitudes sont peut-être déjà
prises.
QUEL QUE SOIT LE NIVEAU HIÉRARCHIQUE,
LES COMPORTEMENTS SONT SIMILAIRES

Le fonctionnaire corrompu qui court, enfin, qui est censé


courir, après les trafiquants de drogue comme le très haut
fonctionnaire, familier du pouvoir et affecté aux postes les plus
recherchés, qui dévoie les devoirs de sa charge et dont la
puissance s’accroît au fur et à mesure de son ascension,
pourront être poursuivis sur la base des mêmes délits. Leurs
mises en examen seront fondées suivant les cas sur les délits
suivants : corruption active et passive, prise illégale d’intérêts,
recel d’abus de biens sociaux, détournements de fonds publics,
abus d’autorité, faux et usage de faux et parfois détention
illicite d’arme. Il est reproché à l’un une trop grande proximité
avec les délinquants qu’il poursuit, à l’autre une trop grande
proximité avec les chefs d’entreprise du secteur dont il est
chargé du contrôle.
Les deux, à des niveaux différents, sollicitent des avantages
en contrepartie de leur diligence. Celui-ci se contente
d’espèces, il n’effectue aucun paiement personnel identifiable
bien que des dépenses considérables aient été engagées en
voyages, en aménagements, en achats et en réparations
immobilières. L’autre affiche un esthétisme plus recherché.
Les avantages gratuits lui sont dispensés : des voyages, des
billets d’avion et de train, des mises à disposition de maisons
de vacances et de voitures (séjours en Grèce, au Portugal et en
Corse, invitations à Dubaï, en Hongrie…). Il bénéficie
d’invitations au restaurant, de places au concert, aux matchs de
football et de rugby où il faut être vu, de cadeaux : vêtements
(l’exemple vient d’en haut), téléphone portable, meubles. Les
acquisitions immobilières sont effectuées à prix d’ami, tout
comme leur entretien et les réparations, on lui offre même
l’installation d’une alarme d’appartement.
Les deux rejettent les accusations et leurs avocats estiment
que les expertises futures justifieront le patrimoine car tous
deux ont acquis une petite fortune immobilière.
LES DÉRIVES DU COMMISSAIRE DE POLICE
10
ET DE SES « TONTONS »
Le commissaire Neyret, le policier légendaire, lui aussi
qualifié de « grand flic », a été condamné pour corruption et
trafic d’influence. La transmission de renseignements
confidentiels, couverts par le secret professionnel, à deux
personnages peu recommandables qui lui retournaient cadeaux
et libéralités, constituait un pacte de corruption. Ce dernier
prétendait entretenir avec eux une relation professionnelle. Il
n’aurait reçu aucune information en échange et n’a pas mesuré
les conséquences de ses violations du secret, faute de se
renseigner sur les réelles activités des deux escrocs patentés.
Le corrupteur principal a été condamné à cinq ans de prison
ferme, 100 000 euros d’amende, en fuite il a été arrêté
récemment. Son cousin, impliqué dans des fraudes à la taxe
carbone, lui aussi en fuite, a été condamné à deux ans de
prison ferme, 250 000 euros d’amende et mandat d’arrêt.
L’épouse de l’ex-commissaire a pour sa part été condamnée à
huit mois de prison avec sursis pour recel de corruption,
principalement pour avoir accepté une montre de luxe Cartier
et effectué des démarches à Genève pour l’ouverture d’un
compte bancaire offshore.
Ce procès traite en creux du statut de l’informateur et du
trafic de drogue inscrit dans la loi en 1995, le texte est
complété par une charte des bonnes pratiques en 2002, et en
2004 la loi Perben exige une inscription des informateurs au
fichier central des sources. Ces règles ne seront appliquées
qu’en 2012, sous peine de sanctions pénales ou
administratives. Le processus mis en place exige la présence
de deux personnes lors des rencontres, et le supérieur
hiérarchique doit être prévenu avant chaque rencontre.
L’informateur est rémunéré par l’État, contre émargement et
en fonction d’un barème fixé. Ce statut était censé mettre fin à
la pratique suivant laquelle le policier rémunérait le « tonton »
en produit ou en liquide en provenance de la saisie.
Le problème avec la drogue, c’est que les délinquants
disposant de sommes phénoménales inversent le schéma
classique. Ce sont eux qui peuvent rémunérer les policiers
pour les informations qu’ils peuvent leur fournir, on l’a vu
avec Haurus, et là on entre de plain-pied dans la corruption et
dans l’enrichissement personnel facile lorsqu’il s’agit des
moyens les moins agressifs. Les criminels usent aussi du
chantage, des menaces. Au Mexique par exemple on sait qu’un
magistrat peut toucher 500 000 dollars, voire 1 million de
dollars pour « planter » un dossier, c’est le procédé qui est
nommé « plata o plomo », l’argent ou le plomb. Nous n’en
sommes pas là, cependant le risque se rapproche.
LES DÉRIVES DES INSTITUTIONS FINANCIÈRES
L’existence d’une masse considérable d’espèces entraîne
forcément des tentations et des dérives. Le groupe de
douaniers qui s’appropriait les valises chargées de liquide à
l’aéroport allaient au plus facile et ils ont pu s’enrichir
longtemps avant d’être pris.
Certains agents ont pu tenter de minorer les reprises
fiscales contre rémunération ou ont été corrompus, ils ont
entravé des contrôles, demandé un paiement contre des
conseils, protégé des entreprises ou des groupes d’entreprise
contre une embauche ou encore créé une entreprise familiale
dans laquelle tout achat significatif était suivi d’une analyse
compréhensive. L’un d’entre eux a même réussi à détourner
plusieurs centaines de milliers d’euros en utilisant une
méthode pourtant basique : il intégrait dans les fichiers des
entreprises fictives ou utilisait des entreprises en sommeil qu’il
liait à son compte bancaire et il encaissait des faux crédits
TVA. Il aurait utilisé plus de cent fois ce stratagème.
Voici bien longtemps, c’est la liste de la programmation
annuelle d’un département qui est tombé entre les mains d’un
juriste dont je me rappelle le ravissant assortiment entre les
chaussures et la serviette… en peau de crocodile. Nous avions
aussi constaté la même année qu’un contribuable détenait la
liste des contrôleurs de son secteur assorti de leurs
comportements faillibles. Se voir attribuer le terme
d’intouchable, c’était brandir son bâton de maréchal. Il existe
aussi, mais c’est devenu exceptionnel, des collègues qui sont
poursuivis pour avoir engagé des manipulations au profit d’un
politique ou d’un parti à l’encontre d’un opposant.
Ces quelques exemples ont été choisis pour leur caractère
routinier et la participation de membres de l’élite qui éclot
dans l’ombre de personnages importants et de sociétés
complices.
Cette corruption des têtes se complaît dans les montages
complexes, se développe dans les réseaux et apparaît dans des
moments de trouble à l’occasion de scandales majeurs. Elle est
en général poursuivie quel que soit le niveau de celui qui la
commet, sans prendre trop de précautions lorsque les écarts
deviennent trop visibles. Tout agent d’État, tout responsable
du monde privé, dans un monde qui perd son sens, peut
tomber dans la corruption prise dans son sens le plus large,
certains privilégient le train de vie, d’autres la carrière,
d’autres leur égo, d’autres encore ne peuvent pas s’échapper.
La France diffuse une image étrange avec le renvoi de son
ancien Président de la République en correctionnelle dans
plusieurs affaires financières, il a été blanchi dans d’autres et
récuse avec véhémence toute responsabilité, attribuant ces
« tempêtes » à l’agressivité des magistrats, peut-être même à
un complot ourdi contre lui. On peut aussi penser qu’il n’a pas
eu la main heureuse à l’occasion du choix de ses proches
collaborateurs, car nombre d’entre eux ont suscité l’attention
de la justice, toutefois ils contestent toute commission de délit.
On devrait méditer la maxime attribuée à tort à Voltaire :
« Que Dieu me protège de mes amis, de mes ennemis je m’en
charge » !
Il est donc absolument nécessaire de développer, à tous les
niveaux, à la fois des formations fortes, pérennes et
accompagnées de fréquentes piqûres de rappel, qui détaillent
chaque nouveau scandale et qui tracent le chemin à suivre
pour y échapper, car de tels comportements agressent l’image
d’un service, parfois celle d’une nation.
Cependant, en raison de la multitude des recours, ces
poursuites sont longues ! Les routines corruptrices ne sont pas
rares dans l’ensemble de l’administration. Elles se développent
plus particulièrement dans le cadre des marchés publics et
lorsque les corrupteurs appartiennent à des groupes mafieux et
semi-mafieux locaux, et également chez les trafiquants de
drogue installés.
Je crains cependant que la tendance à intégrer dans
l’administration des contractuels ayant déjà l’expérience du
privé, ce pantouflage inversé pourrait-on dire, ne suscite une
dynamique nouvelle se matérialisant par des conflits d’intérêts
majeurs. Ainsi, ce mélange des genres et des pratiques est
susceptible de rendre plus fréquent l’accomplissement de
délits mettant en cause la probité. En effet, comme je l’ai
démontré, le privé n’est guère exemplaire dans ce domaine,
certains fonctionnaires semblent, peut-être à raison, plus
intéressés par leur situation future que par le service public.
CHAPITRE 4

L’état de la corruption dans le monde


Typologie des montages
de corruption
Comprendre la corruption exige une approche concrète des
manipulations nécessaires à sa réalisation et des malversations
rencontrées en amont comme en aval de la réalisation du délit.
La corruption comme la fraude et le blanchiment relèvent
d’abord de problématiques et de comportements humains et
d’un conflit entre la course au fric et le respect de la loi. Les
grandes thématiques traitées ici seront les suivantes : la petite
corruption, ce qu’il est convenu d’appeler la grande corruption
ou la corruption des riches et des kleptocrates, et enfin le
caractère endémique de la corruption organisée par les majors
locaux.
LA PETITE CORRUPTION
Les « pots-de-vin » des pays en développement

La petite corruption, qualifiée de routinière, est très visible.


Apparaissant comme inévitable, elle est très mal ressentie par
un visiteur étranger qui se cogne aux pratiques quotidiennes. À
l’aéroport, c’est le montant de la taxe de sortie du pays, payée
en liquide, qui s’amoncelle dans des sacs à provisions à la vue
de tous ; à l’occasion du barrage illégal d’un axe de
communication, on est soulagé d’une dizaine d’euros. Dans un
service des finances, lors du renouvellement d’un permis
quelconque, auprès des douanes, dans un service de police, à
l’hôpital, et surtout à l’école, elle-même gangrénée par des
faux diplômes, on est forcé de se soumettre au paiement de la
corruption. Cette corruption correspond à une sorte de
privatisation des services administratifs dont l’utilité n’est
reconnue que lorsqu’ils apportent une rente individuelle.
Fonctionnaires et administrés ont la certitude que
l’administration n’est qu’un nid de corrompus puisqu’elle
n’évolue pas et que les « réformes » sont financées par
l’extérieur.
La « petite » corruption est très présente dans les pays peu
structurés, ceux dans lesquels la criminalité est bien implantée
ou dans lesquels les élites la laissent se développer. Et pour
cause, elle accompagne et justifie en mode mineur leurs
propres dérives. C’est une corruption de situation qui se
matérialise par des espèces, des petits cadeaux, de la nourriture
(poulets ou chevreaux), des services ou encore des vols
d’opportunité (le stylo qu’on « oublie » sur la table). Il s’agit
de pratiques routinières contournant les réglementations
administratives tolérées, peu sanctionnées et considérées
comme légitimes ou inévitables.
Ce type de corruption joue, à l’évidence, un grand rôle dans
la perception de l’image donnée par ces pays, toujours
répertoriés au plus bas dans le classement de Transparency
International 1.
Elle s’explique pour partie, sans que cela puisse la justifier
pour autant, par la pratique culturelle d’acceptation des dons et
du favoritisme à l’occasion de l’activité administrative
normale. Elle se développe toujours dans un contexte de
pauvreté générale. Qualifiée de « corruption de survie » ou
encore de « corruption du ventre », elle se manifeste chez le
corrupteur sous la forme d’une aide, d’un coup de pouce pour
faire avancer un dossier, pour échapper à une obligation
légitime ou bénéficier d’une protection. L’effet cumulatif des
sommes perçues par le corrompu peut atteindre des montants
considérables nets de toute taxation. Les corrompus organisent
les lenteurs, rendant indispensable l’obtention de ce « coup de
pouce » en ralentissant volontairement le traitement des
dossiers, par les absences, les travaux complémentaires plus
rémunérateurs (le « gombo » en Côte d’Ivoire) qui nécessitent
l’utilisation de supplétifs. Ce système est couramment appelé
le système de la « pile » ou de la « rachoua » en Tunisie. La
corruption fait passer le dossier en haut de la pile. Je me
souviens avoir vu un haut fonctionnaire glisser l’équivalent de
50 euros dans le dossier apporté pour obtenir un visa.
La notion d’« intérêt général » étant pratiquement absente
des préoccupations administratives dans les pays pauvres ou
dans de nombreux pays de l’Est, d’Asie et d’Amérique latine,
l’administration, la magistrature, la police et l’armée sont le
plus souvent considérées comme un moyen de survie ou
d’enrichissement personnel.
La corruption trouve aussi sa cause dans la politisation de
l’administration qui en fracture la cohérence en créant un
système de rémunération-récompense. Cette situation donne
l’image d’une administration qui serait un lieu de rente et de
privilèges toujours dénoncé par les organisations de lutte
contre la corruption, très présentes dans ces pays lorsqu’elles
ne sont pas bâillonnées.
Les systèmes partisans distribuent les postes à leurs affidés,
il faut « caser » les militants soit dans des postes
administratifs, soit dans des projets plus larges dans lesquels
ils peuvent se « servir » copieusement. En contrepartie, le parti
les protège des poursuites éventuelles et facilite leur carrière.
Il n’est pas rare de constater que certains postes administratifs
particulièrement lucratifs sont achetés, comme s’il s’agissait
d’une ferme générale ou d’une avance sur recettes. L’appui
politique est incontournable pour obtenir les postes les plus
lucratifs dans la police, l’armée, les douanes, les impôts ou
encore les meilleurs postes médicaux. Les postes les plus
recherchés sont des postes urbains ou des postes particuliers en
brousse, près des mines d’or ou des implantations des
entreprises étrangères.
Il faut souligner aussi l’importance donnée aux
commerçants qui ont financé les élections dans le choix des
directeurs qui « surveillent » leur secteur. Certains pays n’étant
en mesure de récupérer que 30 % des droits de douane qui leur
seraient dus, c’est une manne que les financeurs des
campagnes ne tiennent pas à perdre.
La corruption se criminalise aussi chez les fonctionnaires.
La corruption est alors organisée de manière hiérarchique dans
les secteurs les plus lucratifs. Ainsi, il se crée une sorte
d’administration bis qui centralise les amendes ou les
prélèvements en principe justifiés par des infractions fictives
ou réelles, lesquelles, dans tous les cas, feront perdre un temps
considérable.
Ce type d’organisation, appelé mordida, au Mexique est
présent dans les services traitant les infractions réelles ou
supposées à la circulation, dans la police urbaine ou le long
des corridors où les services corrompus sont nombreux : la
police, la gendarmerie, les douanes, les militaires, etc. Il est
souvent constaté le fait que divers services réalisent des
actions coordonnées sur certains checkpoints. Il s’agit là d’une
criminalité officielle, puisque les chauffeurs qui empruntent
ces voies anticipent la contrainte et préparent dès le départ les
enveloppes dont le montant correspond aux demandes
successives.
La corruption aide dans de nombreux pays au financement
du terrorisme. À titre d’exemple, un fonctionnaire a validé
2 500 faux documents d’identité qui ont permis à des membres
de Boko Haram de se déplacer tranquillement dans des zones
de combat.
Cependant, souvent, des prélèvements corruptifs sont
destinés à faire fonctionner le service. Ils financent les
carences de l’administration, par exemple l’essence nécessaire
aux déplacements dont la dotation a été détournée en amont.
L’excuse tirée de la faiblesse de la rémunération est aussi
avancée. Comment peut-on estimer qu’il est possible de faire
vivre correctement sa famille avec 300 dollars 2 ? Les plus
honnêtes exercent plusieurs métiers, les plus débrouillards
peuvent se laisser aller à accompagner les criminels, et les
autres attendent derrière leur bureau leurs « épingles ». Il faut
cependant retenir le fait que les sommes récupérées par les
corrompus sont parfois considérables. J’ai rencontré des
fonctionnaires subalternes, notamment un douanier en
Amérique du Sud qui avait réussi à acquérir des châteaux, dont
les deux enfants utilisaient un coupé BMW et disposaient de
plusieurs millions sur leurs comptes bancaires. Ces dérives
sont grandement facilitées par une forte carence de
l’encadrement, souvent absent ou occupé à d’autres tâches
plus rémunératrices, telles que les postes dans les agences
internationales. Les agents sont alors laissés libres de tout
contrôle hiérarchique. Il s’agit là d’une corruption de « petits
et moyens agents » tolérée par la population qui ne peut que
subir. Elle appauvrit les faibles et réduit les ressources
publiques.
Cette corruption peut être présente dans tous les services,
dans toutes les administrations, depuis les finances jusqu’à la
magistrature, elle est particulièrement présente dans le secteur
de la santé. Elle est facilitée par l’analphabétisme et la
méconnaissance des procédures par la population. Quelle peut-
être la portée d’affiches placardées dans un hôpital et portant
la devise « Payez ce que vous devez » lorsque les gens ne
savent pas lire ? Le corrompu se trouve dans une position de
force par rapport au demandeur, et l’impunité le conforte dans
ses positions. Ce comportement peut être identifié par la
présence systématique de phénomènes de queue, d’absences,
de retards considérables dans le traitement des dossiers ou de
concussions dans les services fiscaux. Ces situations poussent
l’administré à accepter le paiement comme une malédiction
parmi d’autres. Il n’existe aucun recours ! L’informatique ne
résoudra pas le problème car il est toujours possible de
contourner les sécurités des fichiers.
Ce type de corruption est très préjudiciable pour le citoyen,
car il limite l’accès aux services publics et constitue un impôt
supplémentaire. Il résulte de cette situation une insécurité
juridique constante et une grande réticence à l’investissement
dans ces pays. La législation pénale anticorruption existe bien,
mais elle n’est pas appliquée en l’absence de volonté et par
manque de techniciens. C’est une législation « hors sol », à
qui, même si elle était appliquée, il manquera toujours les
bases matérielles telles que, entre autres, un cadastre à jour,
afin de poursuivre par exemple les bénéficiaires
d’enrichissements illicites.
Par ailleurs, j’ai aussi constaté que les sommes versées par
les instances internationales et les ONG au titre des divers
projets font aussi l’objet de détournements, et il ne s’agit pas
ici de pays en guerre. Ces vols peuvent être effectués par les
élites, comme ce fut le cas des moustiquaires devant être
distribuées gratuitement pour lutter contre le paludisme qui ont
été détournées et vendues sur les marchés pour le plus grand
bénéfice de la belle-mère d’un satrape aujourd’hui écarté du
pouvoir. Certains membres des ONG participent aussi à la
corruption en acceptant les cadeaux avec lesquels on tente
d’attirer les projets sur le village. Des fraudes locales affectent
aussi les distributions, il s’agit de détournements basés sur des
faux salariés, sur des surfacturations des frais de déplacement
et de gestion. Le système étant quasiment généralisé, certains
prestataires sont mandatés par les donateurs pour contrôler la
bonne affectation des sommes engagées. Décidément, en
matière de corruption, on fait feu de tout bois !
LA CORRUPTION DES ÉLITES LOCALES :
LES « KLEPTOCRATES »

Il s’agit d’une corruption d’enrichissement éhontée des


élites et/ou de leurs intermédiaires, les élites corrompues
s’engageant dans une dynamique d’accumulation de richesse
en se souciant peu des moyens utilisés et de la pauvreté des
peuples. Ce comportement affecte aussi bien les élites
publiques que les élites privées, elles sont souvent complices.
En fait, c’est l’ensemble de la classe dirigeante locale qui est
concernée, qui fonctionne en réseau et peut intégrer une
dimension ethnique.
Le système consiste en une prédation organisée des flux
internes et externes du pays. La corruption dans les marchés
publics est un moyen privilégié d’enrichissement, mais il
n’est, hélas, pas le seul. Les dirigeants de ces pays ont souvent
institué un système de prédation dans les organismes publics
destinés au fonctionnement de l’État.
Prenons le cas d’un service postal destiné à la distribution
du courrier et de colis dont les comptes sont sans cesse
négatifs et toujours abondés par l’État. Une analyse simple
permet d’identifier les points de fuite, ils sont politiques :
de nombreux salaires sont fictifs, les absences sont
nombreuses et le nombre de supplétifs affectés à la
distribution est en augmentation. Ces derniers survivent
avec la corruption ;
l’entreprise investit des sommes importantes dans des
sociétés privées qui n’ont aucun lien avec son activité, mais
qui appartiennent à des proches du pouvoir ;
des sommes élevées sont virées sans justification sur des
comptes privés ;
Etc.

Mais cela n’est qu’une billevesée au regard du


détournement majeur qui a été organisé par un proche du
pouvoir.
Ce détournement se décline de la manière suivante :
1. Un pays riche en pétrole (le pays A) vend au-dessous du
cours le pétrole nécessaire à la fabrication d’électricité d’un
pays voisin (le pays B).
2. Une société est créée dans le pays donateur (pays A),
elle achète le pétrole à un prix bas, centralise les transferts
et facture les livraisons à l’établissement public du pays
utilisateur (pays B). Les dirigeants de cette société
appartiennent à la camarilla du pays bénéficiaire.
3. Les facturations sont majorées et les produits
disparaissent dans les paradis fiscaux.
4. Une fois le pétrole livré aux consommateurs, il est plus
cher de 30 % à celui du marché.
Il a donc été créé une station de « pompage », si l’on peut
dire, en amont de l’entreprise d’État qui bénéficie aux proches
du pouvoir. Et le pays manque d’électricité.

Dans les pays de l’Est, outre les manipulations décrites ci-


dessus qui sont bien présentes, les privatisations ont été l’une
des périodes les plus fastes de la corruption du monde
politique, l’exemple le plus marquant est à rechercher lors de
la privatisation des structures des pays de l’Est après la chute
du mur de Berlin.
L’implication de ces corrompus est patente dans
l’immobilier local, d’autant plus intéressant que le cadastre
(l’état civil des biens) n’est qu’approximativement servi et
permet des appropriations intéressantes tout en ne donnant pas
la possibilité d’identifier les vrais propriétaires.
La corruption des dirigeants entraîne une longue succession
de dérives, qui fonctionnent par ruissellement. Les règles
régissant les marchés ne sont plus respectées, les « éléphants
blancs » se multiplient, les concessions d’exploitation des
matières premières sont obtenues par la corruption, et une
minorité s’approprie les richesses locales écartant les
entrepreneurs intègres. Ces dérives se déclinent par strates,
depuis les élites jusqu’au niveau le moins élevé. Les
entreprises, les banques étrangères, des pays étrangers utilisent
ce comportement qui leur permet de capter les richesses
locales sans encombre.
Je fais parfois un rêve étrange et merveilleux, celui d’un
dirigeant corrompu qui utiliserait 20 % de ses revenus illégaux
pour construire des écoles, former des professeurs intègres,
améliorer l’organisation de la santé, et réduire la corruption
avec l’aide de citoyens décidés. Il serait réélu à vie, ou
promptement assassiné !

Les multinationales
de la corruption
Les métastases de la corruption se développent de manière
exponentielle lorsque les conditions sont favorables, une
croissance en apparence sans limites, des régimes dictatoriaux
Rapetou, des pratiques de conflit d’intérêts très laxistes, et
c’est un pays, voire un continent, qui peut être touché.
L’AMÉRIQUE DU SUD EST SECOUÉE
3
PAR LE SCANDALE ODEBRECHT

L’un des exemples majeurs de l’emprise de la corruption


sur le politique affecte toute l’Amérique du Sud avec la
tentaculaire affaire Odebrecht. La société de travaux publics
éponyme avait organisé un cartel pour se partager les appels
d’offres de Petrobras, l’entreprise pétrolière brésilienne. Les
marchés obtenus et surfacturés permettaient de distribuer des
contreparties aux cadres du groupe pétrolier et de financer les
politiques locaux. Cette multinationale a généralisé les
pratiques brésiliennes à l’ensemble du continent sud-
américain.
Ce type de corruption est engendré par les relations étroites
et la promiscuité entretenue par le monde politique et les
entreprises, ce qui devrait en Europe, en France en particulier,
faire réfléchir, car un lobbying trop appuyé se transforme
inévitablement en corruption. L’organisation du système
politique brésilien explique en partie cette dérive. Une
trentaine de partis sont en lice pour les élections se déclinant
sur trois échelons, municipal, étatique et fédéral, et le coût des
campagnes, non régulé, est exceptionnellement élevé. De plus,
après une élection, le gouvernement peine à conserver une
majorité, dont le ciment est la distribution d’espèces, d’où
l’importance des maletin, les porteurs de mallettes, petites
mains besognant à la constitution et à la pérennité des
majorités, et qui eux aussi négocient dans les vestibules. Les
énormes sommes qui permettent de remporter les élections et
stabilisent les majorités proviennent des grandes entreprises
nationales ou privées, ou de groupes criminels. Les partis en
jouent à l’évidence et la corruption est érigée en système par le
biais des caisses noires.
Ce scandale mondial est né d’un fait minuscule, un
battement d’ailes, qui s’est transformé en tremblement de
terre. Née d’un soupçon de blanchiment dans un bureau de
change installé dans une station-service de Brasília, la plus
vaste campagne anticorruption de l’histoire du Brésil,
l’opération « Lava jato » (« Lavage express ») s’est
développée. La « grippe espagnole » des gouvernements avait
infecté l’Amérique latine.
En un peu plus d’une décennie, Odebrecht a versé pour
près de 800 millions de dollars de dessous-de-table, a estimé
récemment le ministère américain de la Justice. Près de la
moitié de ce montant a été versé à des décideurs brésiliens
(349 millions de dollars). Le reste a fini dans les poches de
responsables latino-américains et africains, soit, par ordre
décroissant d’importance, à des Vénézuéliens (98 millions de
dollars), des Dominicains (92 millions de dollars), des
Panaméens (59 millions de dollars), des Angolais (50 millions
de dollars), des Argentins (35 millions de dollars), des
Équatoriens (33,5 millions de dollars), des Péruviens
(29 millions de dollars), des Guatémaltèques (18 millions de
dollars), des Colombiens (11 millions de dollars), etc.
Ces investigations ont été rendues possibles par la décision
des patrons d’entreprise de collaborer avec les policiers et les
magistrats. Soixante-dix-sept cadres de l’entreprise ont aussi
livré des noms, des dates et des montants versés. Un déballage
que l’on a qualifié de « confession de fin du monde ».

L’entreprise brésilienne Odebrecht, dans cette constellation


corruptrice, fut accompagnée entre autres par le leader de
l’agroalimentaire mondial. La multinationale José Batista
Sobrinho (JBS) et ses dirigeants ont transmis à la justice les
noms de plus de 2 000 politiques corrompus, ainsi qu’une
documentation mettant en cause 1 829 hommes politiques,
16 gouverneurs d’État et 167 députés élus. Le groupe JBS
aurait aussi « financé » le vote d’une centaine de lois le
favorisant. Ironie du sort, l’ancien président par intérim
Michel Temer, artisan de la destitution de la présidente Dilma
Rousseff, a fait lui-même l’objet de poursuites. C’est
l’arroseur arrosé !
Avertis par un procureur sans doute stipendié, les frères
Batista ont, juste à temps, échappé à la menace judiciaire en se
retirant aux États-Unis. Ils écopent d’une amende de
60 millions de dollars à titre personnel, l’entreprise devra
payer 3 milliards de dollars. Une partie de l’amende a été
amortie par l’achat en masse de dollars, spéculant sur sa
hausse après le scandale, et cela a marché. Dix-sept partis
politiques ont demandé l’annulation de la délation, dénonçant
le « crime parfait ».
Le développement de « Lava Jato » a franchi les frontières
du Brésil. Il a affecté presque tous les pays du sous-continent,
et il rattrape aujourd’hui un marché de sous-marins nucléaires
au Brésil conclu par la France. Quarante millions d’euros de
commissions auraient été versés à un intermédiaire appelé
« Champagne 4 ».
En Colombie, une enquête est ouverte sur un possible
financement illégal de la campagne électorale 2014. Un ancien
sénateur emprisonné témoigne avoir remis 1 million de
dollars, sur un pot-de-vin de 4,6 millions, au directeur de
campagne du chef de l’État.
Au Pérou, pays traditionnellement affecté par la corruption,
un ancien président est incarcéré. Il aurait reçu 20 millions de
dollars après avoir obtenu le marché de la « Route
interocéanique » entre le Pérou et le Brésil. La justice
américaine évalue à 29 millions de dollars les dessous-de-table
versés à des hauts fonctionnaires péruviens entre 2005 et 2014,
entachant la réputation de trois présidents.
Les deux fondateurs du cabinet d’avocats Mossack
Fonseca, devenus célèbres depuis les Panama Papers, sont
poursuivis pour blanchiment de capitaux dans le cadre de ce
scandale. Pour la petite histoire, l’un d’eux a accusé le
président du Panama d’avoir reçu des dons de l’entreprise
brésilienne.
L’Argentine, déjà rompue à ces pratiques, s’est engagée
avec Odebrecht sous le mandat de Cristina Kirchner.
D’anciens cadres de la société ont avoué avoir versé
35 millions de dollars de dessous-de-table à des fonctionnaires
entre 2007 et 2014. La justice de Buenos Aires enquête sur
huit contrats d’importants travaux publics que la compagnie
s’est vu adjuger sous la présidence de Cristina Kirchner, pour
278 millions de dollars.
Au Mexique, entre 2010 et 2014, 10,5 millions de dollars
de pots-de-vin auraient été encaissés par de hauts
fonctionnaires permettant à Odebrecht de réaliser quelque
40 millions de dollars de bénéfices. Les soupçons se portent
vers Pemex, l’entreprise pétrolière publique. Un contrat de
plus de 602 millions d’euros lui a été attribué pour assurer le
conditionnement d’une raffinerie à Tula.
Après le Brésil et le Venezuela, la République dominicaine
serait, avec 92 millions de dollars, le troisième récipiendaire
des pots-de-vin distribués. Pourtant, aucun bénéficiaire n’a été
révélé, aucune arrestation n’a été effectuée et aucune action
judiciaire n’a été engagée.
Au Panama, Odebrecht a versé 59 millions de dollars entre
2009 et 2014 à de hauts fonctionnaires, en échange de contrats
évalués à 175 millions de dollars. Dix-sept personnes ont été
inculpées pour blanchiment d’argent et corruption. Parmi elles
figureraient, selon la presse, les deux fils d’un ancien
président, titulaires de comptes en Suisse crédités de
22 millions de dollars.
À Cuba, l’entreprise a obtenu sans appel d’offres
l’élargissement du port de Mariel, à 40 km de La Havane et à
160 km de la Floride. Les travaux gigantesques ont été
financés par la Banque nationale de développement
économique et social (BNDES) à hauteur de 682 millions de
dollars (sur un coût total de 957 millions). Tous les documents
bancaires concernant les crédits liés auraient été classés secret-
défense.
À Caracas, la justice américaine évalue à 98 millions de
dollars les dessous-de-table versés à des hauts fonctionnaires
entre 2006 et 2015.
Dans l’ancienne colonie portugaise, cliente historique
d’Odebrecht, le groupe aurait versé 50 millions de dollars
entre 2006 et 2013 à des représentants gouvernementaux pour
obtenir des contrats de travaux publics et empoché
262 millions de dollars de profit. Le rapport est acceptable. Au
Mozambique, 900 000 dollars de pots-de-vin auraient été
distribués entre 2011 et 2014.
Les enquêtes judiciaires au Brésil sont appuyées par la
coopération internationale depuis la Suisse, pays dans lequel
les corrompus ont caché leurs avoirs illégaux. Une équipe
d’investigation conjointe a permis d’accélérer les procédures
en Suisse et 830 millions de CHF (753 millions d’euros) dont
l’origine est suspecte ont été bloqués dans les banques
helvétiques.
Dans un tel montage, la présence d’une banque était
indispensable. C’est la banque brésilienne BNDES qui a joué
un rôle pivot dans ce montage systémique en octroyant des
prêts pour réaliser des opérations internationales et, à un
moindre degré, nationales. Elle a aussi contribué à ce système
corruptif dans le cadre de l’opération dite des « Champions
nationaux ». Elle a accordé des prêts à tort et à travers à de
nombreuses entreprises qui ont détourné les fonds. Celles qui
en ont tiré un bénéfice ont quitté le Brésil. De plus, nombre
des bénéficiaires ont financé le parti des Travailleurs et les
autres partis de droite. Une commission d’enquête
parlementaire (CPI) a tenté d’identifier les problèmes, elle
s’est « terminée en pizza », comme on dit au Brésil.

La malédiction des pays riches


en matières premières
LA CORRUPTION AU VENEZUELA
Les événements du Venezuela montrent comment la
corruption peut ruiner un pays, des précédents existaient en
Argentine, mais dans ce pays richissime en pétrole,
l’incompétence et la corruption ont œuvré de concert.
L’étatisation des secteurs clés a été confiée à des militaires
souvent incompétents et voraces, la corruption gangrénant tous
les domaines de l’économie. La moitié de la rente pétrolière
des vingt dernières années a disparu sans laisser de traces, ce
qui démontre que le détournement était bien organisé et que la
lutte antiblanchiment présentait quelques trous dans sa
raquette.
De plus, l’État semble être désormais fortement
criminalisé, car nombre de trafics passent par ce pays sans
réaction aucune. Il est devenu la plateforme principale de la
livraison de drogue vers l’Europe. Les ventes d’armes utilisent
aussi ses structures, et les militaires disposent de nombreux
ministères et d’une grande partie de l’économie qu’ils gèrent
avec la même virtuosité. Ils ont réalisé de superbes opérations
financières en jouant avec le contrôle des changes, par
exemple.
LA CORRUPTION DANS LES PAYS PÉTROLIERS
Les systèmes sont bien rodés, un industriel allemand du
secteur de la construction de pipelines a décrit 5 son expérience
de la corruption dans les pays pétroliers. Pour lui « les grands
noms de l’industrie comme Siemens, Daimler, Man ont eu à
pratiquer la corruption pour bénéficier de marchés publics ».
Selon lui « il y a des pays où cela ne marche pas autrement »,
citant surtout l’Algérie, l’Égypte, le Nigeria et la Russie.
Il décrit la procédure suivie, un grand classique : « Le
responsable de l’octroi des marchés, cité le plus souvent
comme un agent public, perçoit une commission sur facture
représentant une partie de la somme du contrat. Un compte en
Suisse est désigné, sur lequel l’argent est viré, et le tour est
joué », lit-on dans cet article. À la question : la marge de
l’entrepreneur en souffre-t-elle ? La réponse de Eginhard Vietz
est « Non ». Car il se trouve que la somme, qui peut
représenter 10 % du contrat, est réintégrée dans le prix du
devis. Le coût est supporté par le contribuable.
6
LES INTERMÉDIAIRES DU PÉTROLE NIGÉRIAN
Le président du Nigeria s’est aussi attaqué en 2016 aux
compagnies pétrolières étrangères qui opèrent sur son sol. Le
français Total, l’italien ENI, l’américain Chevron, le brésilien
Petrobas et Shell sont concernés. Ces compagnies sont
accusées d’avoir exporté illégalement plusieurs milliards de
barils de pétrole. Elles auraient réduit leur base taxable de
12,7 milliards de dollars. Pour avoir le droit d’extraire et de
vendre, elles sont amenées à mettre en place un partenariat
avec la compagnie pétrolière nationale nigériane, la NNPC,
qui appliquait une taxe sur le pétrole exporté.
Or, les quantités de pétrole vendues ont été sous-évaluées.
Les détournements dans les régions de production sont
massifs. Ils pouvaient atteindre 20 % de la production totale.
Par ailleurs, 75 % du brut est destiné au marché international
et les navires utilisent des faux permis. Cette fraude ne peut
être réalisée que si des corrompus facilitent l’opération en la
couvrant. Ces derniers auraient été identifiés dans
l’environnement présidentiel, au ministère du Pétrole et à la
NNPC, on compte aussi quelques traders véreux.
L’ancienne ministre du Pétrole a été arrêtée à Londres en
octobre 2015 pour blanchiment d’argent. L’ex-directeur
général de la NNPC a été inculpé de blanchiment d’argent et
de fraude lors de sa comparution devant un tribunal à Abuja,
10 millions de dollars en espèces avaient été retrouvés dans
l’une de ses propriétés dans le nord du pays.
Une juge de Milan a prononcé les deux premières
condamnations dans un dossier de corruption présumée au
Nigeria impliquant les compagnies pétrolières Shell et ENI.
Les intermédiaires ont été condamnés pour « corruption
internationale » à quatre ans de réclusion et à la confiscation
de 98,4 millions de dollars pour le premier et de 21 millions de
francs suisses pour le second. En définitive, il leur reste encore
de quoi vivre. Ces deux personnes avaient demandé à
bénéficier d’une procédure de jugement accéléré se déroulant
à huis clos et ouvrant droit à une réduction de peine.
LES MATIÈRES PREMIÈRES
L’un des montages majeurs dans ce secteur est structuré sur
plusieurs niveaux. La première strate s’appuie sur la
corruption. Des intermédiaires proches du pouvoir local
bénéficient d’un pouvoir de décision sur la dévolution des
permis octroyés dans tous les domaines, forestier, or, cobalt,
métaux rares, en fait sur toute la panoplie des matières
premières. Ces personnages au profil assez sulfureux arrosent
les politiques et organisent l’installation des multinationales du
secteur. Ces dernières contractent avec les services locaux et
créent des sociétés de type joint-venture avec l’intermédiaire.
La deuxième strate est dédiée à la comptabilisation des
redevances perçues par l’État concerné. L’intérêt de la
multinationale est de limiter au minimum le montant de la
redevance. Pour ce faire, elle utilise le modèle du montage des
prix de transfert qui permet de réduire sensiblement la taxation
locale (en général un impôt sur les bénéfices et diverses autres
taxes) et qui peut être encore minorée lorsque des
investissements en matériel lourd sont effectués.
La troisième strate consiste à aider les locaux à faire sortir
les fonds du pays. Ainsi une société avait en comptabilité
acheté une quinzaine de machines, évaluées à une trentaine de
millions chacune, dont la moitié seulement avait été livrée.
Cette opération permettait à la fois de minorer
monstrueusement le bénéfice et aidait certains dirigeants
politiques à échapper au contrôle des sorties de fonds du pays.
L’autre manipulation est organisée en minorant les
quantités exportées. La mécanique comptable est identique,
elle exige cependant le recours à la corruption douanière qui
pourrait atteindre dans certains pays 70 % du montant estimé
des droits.
Certains grands opérateurs œuvrant dans les matières
premières sont soumis au contrôle de la justice américaine qui
enquête, entre autres, sur les pratiques de Glencore en
République démocratique du Congo, au Nigeria et au
Venezuela 7.
Ce géant suisse des mines et du négoce a annoncé son
assignation par le Department of Justice (DOJ) dans une
enquête pour corruption. Son action a chuté de plus de 10 % à
la Bourse de Londres à l’annonce de la nouvelle. Il doit donc
produire les documents et les enregistrements en application
du FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) et des textes
poursuivant le blanchiment d’argent. La documentation
demandée concerne les activités commerciales de la société au
Nigeria, en République démocratique du Congo et au
Venezuela de 2007 à 2018. Or, il s’agit de l’une des activités
les plus sensibles dans les pays considérés comme les plus
corrompus de la planète.
Cette procédure est liée aux poursuites engagées à
l’encontre de Dan Getler, qui, selon le Trésor américain,
servait d’ouvreur aux multinationales minières auprès du
président Joseph Kabila, dont les contrats seraient « opaques et
corrompus ». Entre 2010 et 2012 uniquement, la République
démocratique du Congo aurait perdu environ 1,36 milliard de
dollars de revenus miniers en raison des contrats préférentiels
accordés à ce personnage.
Les intermédiaires des traders suisses de Glencore et le
représentant de Trafigura au Brésil 8 sont aussi poursuivis pour
avoir effectué des paiements de nature corruptrice à des
employés de la compagnie pétrolière d’État et à des
intermédiaires pour 31 millions de dollars. « Les preuves
indiquent qu’il existait un schéma à travers lequel les
entreprises sous enquête payaient des pots-de-vin à des
fonctionnaires de Petrobras pour obtenir des faveurs, des prix
plus avantageux et réaliser des contrats avec plus de
fréquence », détaille le procureur de l’État du Parana dans un
communiqué. Ils sont suspectés d’avoir versé respectivement
6,1, 4,1 et 5,1 millions de dollars de pots-de-vin. Les
paiements se seraient échelonnés entre 2011 et 2014 et sont
liés à 160 opérations de vente et d’achat de dérivés pétroliers.
Dans le cadre de ce « raid », le cinquante-septième de
l’opération « Lava Jato », la Cour fédérale de Curitiba (Brésil)
annonce avoir émis 11 mandats d’arrestation et une
assignation à comparaître, et effectué 27 recherches et
perquisitions.
QUATRIÈME PARTIE

LE TRUCAGE DES MARCHÉS


PUBLICS : VISITE
DE LA BOÎTE NOIRE
On ne traitera pas ici – un ouvrage n’y suffirait pas – de
l’utilisation des fonds des collectivités finançant le train de
vie, la table ou la préparation des élections. La Cour des
comptes, les chambres des comptes et les investigations autres
en apportent tous les jours la preuve : ici, des salariés sans
travail depuis des dizaines d’années ; là, les collaborateurs
royalement payés en grand nombre ; là encore, on bénéficie de
postes peu épuisants donnant accès à des avantages non
négligeables ; ailleurs, les contrats accordés à des
collaborateurs chargés de mission semblent préparer des
échéances futures. Le propos sera ici limité aux risques
afférents aux marchés.
Les marchés publics, donc, sont des contrats conclus à titre
onéreux destinés à répondre aux besoins de l’acheteur public
en matière de travaux, de fournitures et de services. L’objet du
marché doit satisfaire un besoin réel de la personne publique,
et c’est de notre argent qu’il s’agit. L’initiative appartient à
l’acheteur public, trois principes essentiels doivent être
respectés : la liberté, l’égalité d’accès et la transparence.
L’impact économique des marchés publics est considérable,
il représente près de 15 % du PIB de chacun des États de
l’Union européenne, ce qui pour la France représenterait plutôt
100 milliards d’euros annuels d’après l’observatoire
économique de la commande publique, et 70 % des marchés
sont le fait des collectivités. Les marchés ont un effet
régulateur pour l’économie. On constate, lors des périodes de
crise, une bagarre intense pour obtenir ces derniers, même si le
concert de jérémiades reste d’actualité, alors qu’en période de
croissance les entreprises préfèrent se tourner vers le privé.
L’OCDE évalue les « pertes » dans la commande publique
entre 10 et 30 % du montant des opérations. Elles
comprennent les fraudes, la corruption et la mauvaise gestion.
Le montant des achats publics européens avoisine les
1 500 milliards d’euros, soit un montant de dépenses indues
compris entre 150 et 450 milliards d’euros.
Les principes régissant les marchés pourraient même
engendrer de magnifiques exemples de gestion respectueuse et
raisonnée… s’ils étaient respectés, or ce n’est pas le cas ! Les
fraudes dans les marchés publics défrayent inlassablement les
chroniques, des infractions pénales graves sont commises et
donnent lieu à des enrichissements personnels. Il ne se passe
pas de mois sans qu’un scandale directement ou indirectement
lié aux marchés publics ne mette en cause des agents publics 1.
Et la réalité est bien plus sombre.
Les marchés publics ont toujours présenté une forte
réceptivité aux atteintes à la probité, car on connaît l’adage
« qui vole l’État ne vole personne », et les victimes ne sont pas
identifiables !
Les marchés publics représentent un chiffre d’affaires
considéré comme sûr par les entreprises. La communication
programmatique en fait un sujet de réélection pour les édiles,
quant à l’État, il doit bien montrer qu’il investit, même à
contresens. Ainsi, au fil du temps et de l’évolution technique,
chacune des phases du marché se voit affectée d’un type de
montage parfaitement conçu et adapté à la procédure et au
cycle de contrôle. Les manipulations ont été réfléchies, les
artifices huilés et agencés dans leurs moindres détails, dans le
but de ponctionner aisément les caisses publiques. Chaque
fraudeur sait exactement quel chemin suivre pour contourner
les contrôles désespérément légers et souvent inopérants.
Depuis les études effectuées en amont de la passation du
marché jusqu’aux contentieux engagés lors de leur conclusion,
des manipulations sont possibles. Les artifices mis en place
aux divers stades de la procédure présentent une apparente
régularité : c’est du bon travail de professionnel.
Pour les collectivités, à la complexité des travaux effectués
viennent se joindre la complexité des textes et l’opacité des
comptes. En effet, on manque souvent d’informations
traçables sur les dépenses. La loi portant sur la nouvelle
organisation territoriale de la République (loi NOTRe) a
intégré en 2015 des principes de transparence, mais n’a pas
prévu de sanctionner les manquements. Les comptes des
structures qui gravitent autour des municipalités, s’ils ne sont
pas agrégés, rendent leur image insaisissable. Rares sont les
comptabilités analytiques qui permettraient de détailler les
coûts, et la volonté de les mettre en place est très modérée.
Au manque de formation des soumissionnaires, acheteurs,
comptables, s’oppose la technicité des bureaux d’études et des
entreprises qui vivent des marchés publics. Ces fraudes sont
difficilement décelables, les manœuvres permettant
d’outrepasser les règles sont parfaitement dissimulées. De
plus, l’effet de masse joue. Dans les grandes collectivités, les
contrats sont innombrables, et les marchés truqués présentent
des caractéristiques proches de celles des marchés corrects.
Les analyses effectuées sur une base documentaire
n’identifient pas aisément les signaux faibles passés dans
l’urgence et sous une forte pression. Les pratiques clientélistes
engluent les collectivités, toute dénonciation déstabilise les
situations personnelles et l’ensemble du réseau. L’insuffisance
des contrôles indépendants facilite les dérives. Le marché
public reste l’un des secteurs dans lesquels les fonds de l’État
et des collectivités sont le plus aisément dilapidés.
La décentralisation a favorisé les notables, des « leaders
urbains », « techno-notables », hauts fonctionnaires ou petits
marquis aux chausses enrubannées. Le cumul se recompose
par l’exercice simultané de plusieurs mandats locaux. Les
véritables enjeux ne sont pas ceux de l’élection elle-même,
mais ceux du troisième tour qui élimine ou limite les contre-
pouvoirs et se passe à l’abri des regards. La participation aux
« interco » est obligatoire si on veut asseoir son financement,
mais tout se décide au cours de ces réunions aux portes closes
précédant les séances publiques. Finalement on embrouille
deux notions essentielles, celle de l’imputabilité (le
comportement est-il volontaire ?) et celle de la redevabilité
(qui doit rendre compte ?) des décisions dans ces négociations
discrètes menées par le « super-maire ».
La crise de la Covid-19 met en évidence le fait que ce sont
les maires qui sont en première ligne et qui font vivre le lien
social, à la différence de ces diverses structures peu lisibles.
Ce qui est décrit ici ne les met pas en cause, ce sont les
atteintes au corps social qui sont décrites, atteintes d’autant
plus intolérables qu’elles sont commises par des élus,
incarnations de l’intérêt général. En fait, c’est la « génération
Balkany » que je décris et l’indélicatesse de certains
responsables bien aidés par les corrupteurs. Ils ne sont
évidemment pas majoritaires, mais leur comportement jette
l’opprobre sur l’ensemble des donneurs d’ordres déjà
malmenés par Paris. Et je comprends la tristesse qui étreint
lorsqu’on apprend que, dans le superbe village ensoleillé
voisin, le maire a fait refaire son mas avec des fonds publics.
Je propose d’analyser le paradoxe d’une transparence
présentée officiellement comme incontournable dans
l’utilisation des fonds d’État, sans cesse contredite par les non-
dits, la mauvaise foi, les faux documentaires, les fraudes, les
pratiques corruptrices et toutes ces manipulations qui portent
atteinte à la probité et aux finances. Cette partie permettra au
lecteur de pénétrer le monde secret de l’achat public et
d’éclairer la boîte noire.
Les cinq étapes nécessaires et incontournables pour truquer
les marchés publics décrites par Louise Fessard 2 constituent
une mise en bouche schématisée des développements qui vont
suivre.
Première étape – Disposer d’un moyen d’action puissant
sur les prestataires pour « travailler » les besoins et la
présentation du dossier.
Deuxième étape – Disposer d’un maître d’œuvre conciliant.
Ce dernier rédige le cahier des clauses techniques et classe
les réponses des entreprises à l’appel d’offres. Il reste, en
cas de problème, la possibilité de travailler en amont de
l’appel d’offres, ce qui n’est pas très compliqué lorsque les
réseaux locaux fonctionnent.
Troisième étape – L’entreprise désignée doit présenter un
projet moins-disant, quitte à se « refaire » avec des
avenants ciblés, des compléments de chantier ou encore en
réalisant des prestations ne correspondant en rien à ce qui
est prévu au contrat. Elle doit présenter une offre qui tienne
compte des offres concurrentes, des précisions non
explicites, ou organiser un système d’offres de couverture.
Il sera aussi possible de la rendre mieux-disante en faisant
œuvrer les bureaux d’étude privés ou ceux des collectivités.
À ce stade, un marché apparaissant irréprochable peut être
totalement perverti.
Quatrième étape – Dans le cas où un candidat intrus
présenterait réellement le risque d’être choisi, utiliser les
grands moyens est parfois nécessaire, des études d’avocats
amis seront alors pertinentes pour écarter la candidature. Ce
n’est qu’en dernier recours que des grèves millimétrées
seront engagées ou que des incendies ciblés affecteront les
locaux ou les machines de l’heureux gagnant, et cela ne
constitue pas qu’une particularité de Montréal ou de
Naples.
Cinquième étape – Le contrôle de l’exécution reste le point
faible de la loi sur les marchés comme celui du contrôle du
service fait et des avenants. Cette situation rend aisées les
demandes contentieuses permettant de se « refaire »
comme au casino.
Le Service central de prévention de la corruption 3 estimait
que « les contrôles existants peuvent, pour peu qu’ils soient
correctement effectués, contribuer à mettre au jour certaines
fraudes. Mais ils se heurtent aussi, dans leur configuration
actuelle, à des limites qui peuvent en freiner l’efficacité ».
Ces contrôles sont rarement exercés de manière
systématique et approfondie. Le contrôle de légalité pratiqué
par les services préfectoraux est limité par les moyens
humains, par l’effet technicité, l’effet volume et la pression du
politique local. Les autres contrôles sont conçus comme des
contrôles de conformité, conformité aux textes, aux
procédures, aux règles budgétaires… Dans ce dispositif, un
montage savamment organisé reste indécelable. C’est une
cartographie des fraudes et des corruptions affectant les
marchés publics qui est développée ici.
CHAPITRE 1

Les « études » recèlent des risques


multiples et complexes
Les marchés de prestations intellectuelles, aussi appelés
marchés d’études, sont des marchés de services faisant appel à
des opérations de l’esprit. Leur cadre juridique est complexe, il
concerne à la fois le Code des marchés, celui de la propriété
intellectuelle et le Cahier des clauses administratives générales
(CCAG) applicable aux marchés publics intellectuels.
Le domaine d’application est extrêmement vaste, il peut
s’agir de prestations d’études, de conception, de conseil,
d’expertise et de maîtrise d’œuvre. La maîtrise d’ouvrage ne
disposant pas de compétences universelles, les études, rapports
et autres documents comblent les carences et dispensent les
informations nécessaires à la gestion publique. Cette source
d’informations est d’autant plus nécessaire que l’évolution
technique rend très rapidement obsolète le corpus de
connaissances, et le respect des normes nécessite une mise à
jour permanente. L’utilité des études est évidente au cours de
la définition d’un besoin ou d’un arbitrage par la maîtrise
d’ouvrage. Ces expertises facilitent la prise de décision.
Or, ces prestations immatérielles sont particulièrement
vulnérables. Pour qui sait les manipuler, elles peuvent être
utilisées dans la plupart des situations requérant un besoin
urgent et peu honorable de trésorerie, la satisfaction d’un
comportement clientéliste, le téléguidage du choix d’un
prestataire potentiel au détriment d’un autre ou plus largement
la commission d’un détournement de fonds publics. Les études
sont produites en amont des procédures engagées, un
archivage approximatif rend malaisées la reconstitution
historique des opérations et leur articulation entre les divers
marchés. Des études peuvent être demandées dans des
domaines les plus divers, voire farfelus. Leur montant peut
n’être pas très élevé, le risque encouru est alors faible, mais le
contrôle absent.

Copinage, clientélisme
et détournement de fonds publics
dans les études
L’énergie créative est incommensurable lorsqu’il s’agit de
s’approprier ou de distribuer des fonds publics dans un cadre
clientéliste, mode de fonctionnement hérité de l’Ancien
Régime et fondé sur le rapport de suzeraineté. Tout soutien du
vassal méritant protection et prébende utilise le don et le
contre-don. Ainsi, lorsque le besoin de trésorerie est pressant,
lorsque le décideur désire se « mettre bien » avec le calife,
remercier un parent, un ami politique ou couvrir une
magouille, le paiement d’une étude opportune ou un salaire de
circonstance consolident le lien. Certaines études peuvent
blanchir en urgence une activité salariée fictive. Ces dernières
sont souvent comptabilisées dans les entités dépendant des
collectivités rendant leur identification difficile.
Quelques études sont passées à la postérité et ont créé un
scandale spectaculaire. Deux d’entre elles, bien que clôturées
par un non-lieu, aucun délit n’étant identifié par la justice, ont
généré un raffut énorme. Il s’en suivit une prise de conscience
de la dangerosité des études en termes de fraude.
Le très remarqué rapport sur « La francophonie et la
coopération décentralisée », rédigé pour le conseil général de
l’Essonne, n’est certes pas le plus instructif ni le plus
technique, mais il est resté délicieusement célèbre. L’auteur
avait jusque-là bien caché ses compétences dans ce domaine.
De parfaites mauvaises langues ont même prétendu que des
fautes d’orthographe et des erreurs de plume auraient été
rajoutées dans le document car un rapport trop lissé aurait
perdu de sa crédibilité. Pour notre part, nous n’en croyons pas
un mot car l’auteur a dit avoir consulté nombre de documents
incontournables et sérieux pour étayer ses écrits, et la
procédure engagée a été annulée en son temps pour vice de
forme. Ce document de 36 pages a coûté 200 000 francs au
conseil général de l’Essonne et aurait nécessité huit mois de
travail à son auteur. »
L’étude portant sur la vidéosurveillance et sur un système
de lecture automatique de plaques d’immatriculation,
commandée à Roland Dumas par Gilbert Baumet, maire de
Pont-Saint-Esprit, ne manque pas d’intérêt 4. Cette facette
innovante de son immense talent était restée confidentielle,
peu de gens connaissaient la connexion du grand avocat aux
évolutions de son temps. Il est vraiment dommage que la
diffusion de cette étude soit restée discrète, nous aurions sans
doute beaucoup appris sur l’état de la matière. Les policiers,
mauvais esprits sans doute, estimaient qu’elle aurait permis de
rémunérer la défense d’un édile dans une affaire de
malversations jugée en 2006, ce dont les prévenus se
défendaient.
L’ex-édile a d’abord été condamné par le tribunal
correctionnel de Nîmes. L’ancien ministre socialiste des
Affaires étrangères et ancien président du Conseil
constitutionnel, a quant à lui été condamné à une amende pour
recel. Les deux ont par ailleurs été condamnés à verser à la
commune, partie civile dans cette affaire, chose rare, plus de
8 348 euros. Ils ont été ensemble relaxés en appel en
octobre 2017. Procédure, quand tu nous tiens !
Les instances locales ne sont pas les seules à pratiquer ces
jeux discutables et ruineux pour les finances publiques. Dans
un domaine proche, un scandale d’une toute autre ampleur a
éclaté en 2010. Mme Boutin après avoir quitté le
gouvernement, fut employée au ministère du Travail à compter
du, n’y voyez aucune ironie, 1er avril, en « qualité de chargée
de mission » avec une « rémunération mensuelle » de
9 500 euros net 5. Le Canard enchaîné ajoute que la présidente
du Parti chrétien-démocrate (PCD, allié à l’UMP), démise du
gouvernement en juin 2009, dispose d’une « voiture avec
chauffeur », de « bureaux dans le 15e arrondissement de
Paris » et d’un « secrétariat particulier ». Par ailleurs, elle
bénéficiait d’un montant mensuel de revenus notable. Pour
contenir la « tourmente médiatique », elle a, elle-même, décidé
de ne pas recevoir ces émoluments, comme on a pu le lire dans
la presse… Deo gratias.
Ces études benoîtement demandées à des proches
nécessiteux permettent d’affirmer l’importance de l’influence
partisane aux dépens des fonds publics, même lorsqu’on ne
leur reconnait pas de caractères délictueux. René Dosière 6,
député apparenté PS de l’Aisne qui met à mal les
accommodements des élus, commentait alors : « C’est au
premier abord une mauvaise pratique. Mais c’est aussi un
classique du copinage. Le rapport proprement dit n’est que le
support pour donner un peu d’argent à quelqu’un.
L’appel à des « consultants »
extérieurs est une pratique très
prisée
La communication politique, dont l’essor est devenu
l’essence du discours politique, peut être une source de risques
majeurs. L’appel à des consultants extérieurs, à des
« communicants », a généré nombre de délits.
France Télévisions 7 a, sous la présidence de Patrick de
Carolis, fait appel à un nombre considérable de consultants
extérieurs dont la société Bygmalion 8. Le président qui
soutenait que le régime des marchés publics ne s’appliquait
pas dans son cas a été condamné pour favoritisme dans
l’enquête sur des marchés publics octroyés à la société de
communication éponyme. Celle-ci et son ancien dirigeant, ont
été aussi condamnés au chef de recel de favoritisme 9.
L’enquête portait sur des missions de communication passées
sans mise en concurrence et sur l’application du délit de
favoritisme. La Cour de cassation a statué sur le principe en
déclarant que les marchés passés par ce type d’établissements
étaient soumis aux régimes des marchés publics depuis une
ordonnance de 2005. Les condamnations ont été confirmées en
appel.
Ce procès permet de préciser les responsabilités du
délégant et du délégataire. Celui qui délègue ne peut rejeter la
faute sur les collaborateurs qui ont géré les contrats, car il est
tenu à un contrôle de leur activité d’autant plus nécessaire
lorsque des liens personnels unissent les parties.

Mathieu Gallet, lorsqu’il était dirigeant de l’INA, a engagé


entre 2010 et 2014 plusieurs cabinets de consultants. Deux
contrats ont été visés en particulier par la justice. Le premier
avait fait l’objet d’un fractionnement, le second avait été passé
sans appel d’offres. Le tribunal a condamné Mathieu Gallet, le
15 janvier 2018, à un an de prison avec sursis et 20 000 euros
d’amende pour favoritisme. La cour d’appel a réduit sa peine à
une amende, et il ne s’est pas pourvu en cassation.
Il avait été amené à démissionner du poste de P-DG de
Radio France.

L’affaire des « sondages de l’Élysée » 10 est suivie par un


renvoi en correctionnelle de six proches de Nicolas Sarkozy et
de quatre sociétés et instituts de sondages pour favoritisme,
détournement de fonds publics et recel de ces délits. Les
problèmes juridiques sont intéressants car la plainte s’appuie
sur un rapport de la Cour des comptes de juillet 2009 faisant
état du non-respect du Code des marchés publics et de
l’inutilité de certaines dépenses au regard de la fonction de
président de la République, au bénéfice de cabinets d’études.
Le problème de l’immunité présidentielle du chef de l’État
s’appliquait-elle au seul chef de l’État ou à tous ses
conseillers ? La bataille fut rude, le parquet de Paris, puis la
Cour d’appel défendaient une lecture élargie de l’immunité,
la Cour de cassation a considéré que seul le Chef de l’État
devait en bénéficier.
La tradition historique du traitement de ce type de contrat a
aussi dû être résolue. Le Parquet national financier estime
« qu’il ne revient pas aux autorités exécutives ni à ceux qui les
servent […] de décider de s’exonérer du droit commun de la
commande publique au nom d’une tradition à la légitimité
incertaine ». De plus, il s’agissait de hauts fonctionnaires
rompus à ces problèmes. Deux autres points juridiques devront
être examinés lors du jugement, celui du caractère intuitu
personæ de l’intervenant et celui de la notion de détournement
de fonds publics par négligence.

Les exemples cités mettent en évidence l’opposition qui


peut exister entre le fait, courant dans le secteur privé,
d’utiliser des proches ou des entreprises familières au titre de
consultants extérieurs afin de développer des stratégies,
d’accompagner des projets ou de dispenser des conseils en
communication, et les procédures des marchés publics,
soucieuses du coût et de l’encadrement de ces interventions.
Les procédures sont lourdes, mais il s’agit d’argent public.
Les prestations de publicité peuvent aussi n’être pas très
claires. La gestion des panneaux publicitaires ou des pendules
a permis de solides manipulations. Dans l’une d’entre elles
que j’ai traitée, une société de publicité s’engageait à gérer un
grand nombre de panneaux pour un montant largement majoré.
Une partie de la surfacturation, il faut bien vivre, finançait un
club sportif et/ou des associations proches de la mairie, ainsi
que des publications dont on n’a jamais trouvé trace.

Une étude peut manipuler toute


la chaîne d’un marché
Les prestations intellectuelles peuvent aisément mettre en
forme un contournement des procédures 11. Les études, sur la
base d’informations falsifiées, partiales et partielles,
manipulent le besoin, orientent les appels d’offres vers une
structure amie, font état de données inexactes, bénéficiant du
privilège des sachants. Elles savent favoriser une entreprise
candidate à l’appel d’offres, proche d’un maître d’ouvrage
dévoyé, ou protéger leur propre intérêt. Dans certaines régions,
le bureau d’études peut aussi être menacé, dans le cas où ses
options techniques ne correspondraient pas aux attentes, il se
verrait privé de prestations dans le secteur géographique
concerné.
L’ÉTUDE PEUT AIDER À LA CRÉATION DE BESOINS
EXAGÉRÉS

Un décideur prêtant peu d’attention à la bonne utilisation


des fonds publics, ou qui veut être reconnu comme un « maire
bâtisseur », est une cible de choix pour les entreprises.
Rappelons-nous les années 1980, chaque établissement
départemental ou régional était construit par des architectes
connus et chers, avec des matériaux nobles. La construction
symbole de la région se devait d’être plus précieuse que celle
de la région voisine. Des études ou des successions d’études
ont validé techniquement la conception ou la réalisation de
projets défiant le bon sens. Dans une ville du centre de la
France, les trottoirs ont été pavés de pièces de marbre, qu’il a
fallu garnir de clous car la population âgée était décimée les
jours de verglas. Il est aussi vrai qu’il n’appartient pas aux
entreprises de se soucier des deniers publics.
Ces pratiques relèvent soit de l’hubris des élus locaux ou
d’une stratégie corruptrice, quelques belles demeures
particulières ont d’ailleurs été construites concomitamment à
cette débauche constructrice. La période a changé, les budgets
sont limités, finalement sur ce point c’est une bonne chose.
LORSQUE LE BESOIN EXISTE, IL POURRA ÊTRE
MANIPULÉ EN AMONT DE L’APPEL D’OFFRES

Lorsque l’entité dispose d’un budget important, lorsque le


paiement peut être étalé sur des dizaines d’années et que le
contrôle peut être aisément contenu, l’étude embellit les
avantages sans trop tenir compte du coût des difficultés.
L’accord est aisément obtenu.
La surestimation des risques permet de survaloriser
l’opération au détriment de la collectivité. Cela peut porter sur
la qualité de la prestation, sur la quantité ou sur les délais.
À titre d’exemple, on peut citer l’aménagement d’une route
de montagne, l’étude a identifié une fragilité de la roche sur
l’ensemble du projet. Or il est apparu que la nécessité de
renforcement, très onéreuse par ailleurs, n’était nécessaire que
sur une partie du tracé. L’évaluation des travaux de
soutènement a porté sur l’ensemble du tracé, les coûts étant
largement surfacturés.
Il arrive aussi que des besoins superflus soient intégrés au
projet ; à l’inverse, des besoins manifestes peuvent être omis.
À titre d’exemple, on peut citer le projet de construction d’une
école sur une route nationale dans lequel l’intégration des
barrières de protection ou des ralentisseurs destinés à protéger
les élèves a été « oubliée ». Ce type de besoin est prévisible et
incontournable, il fera l’objet de demandes de modifications
des travaux ou d’avenants.
Certaines études sont aussi réalisées sans tenir compte de la
situation locale. À l’occasion d’un projet d’installation et
d’exploitation d’une centrale d’enrobage à chaud sur une
commune catalane, présenté par une société de travaux publics
normande, l’étude d’impact ne tenait aucun compte du fait que
le site d’implantation excluait toute exploitation industrielle,
que le terrain, instable par ailleurs, était classé comme
inondable dans le document d’urbanisme. L’impact
économique, agricole, touristique et les risques sanitaires de
l’implantation n’étaient pas analysés pour cette zone exclusive
de productions agricoles biologiques, pas plus que les effets de
la tramontane, consubstantielle à la vie de la région, qui
auraient renvoyé les émissions d’oxyde de soufre et d’oxyde
d’azote sur les villages avoisinants. Le projet a été abandonné
devant l’opposition très forte de la population.
LES ÉTUDES SONT UN MOYEN UTILE POUR JOUER
AVEC LES PROCÉDURES

Les prestations intellectuelles sont susceptibles de


manipulations, les typologies des montages les plus fréquentes
sont les suivantes :
Préparer le fractionnement des marchés pour que le prix
soit inférieur au seuil à partir duquel des obligations plus
sévères s’appliquent.
Omettre la production d’une étude générale d’impact, qui
seule permet de disposer d’une vision globale du projet.
Cela facilite la validation des opérations fractionnées.
Se laisser mener, par incompétence ou par intérêt, par les
propositions d’un bureau d’études particulièrement bien
implanté. N’étant pas comptable des deniers publics, ce
dernier propose des solutions permettant d’augmenter son
chiffre d’affaires au détriment de la collectivité. Le donneur
d’ordre est ainsi conforté dans son désir de réaliser un
projet pharaonique et inutile, par exemple l’édification
d’une piscine olympique dans une ville de 3 000 habitants.
LA SURFACTURATION DU COÛT DES ÉTUDES, LE FAUX
DOCUMENTAIRE ET L’USINE À « FRAÎCHE »

Les études et les marchés d’études peuvent aisément être


surfacturés. Majorer l’un de ces postes, voire l’ensemble des
postes, est aisé lorsque le contrôle du service fait n’est pas
efficient ou qu’une complicité existe entre le responsable dans
la collectivité et le bureau d’études.
On a pu rencontrer des prestations non réalisées, mais
payées par la collectivité ou l’une de ses dépendances. On a
trouvé aussi des surfacturations qui portaient sur les heures de
consultants ou d’ingénieurs expérimentés, alors que les
travaux ont été réalisés par des débutants. De même, du temps
d’architecte était facturé alors que le travail était effectué par
des étudiants en architecture.
La valeur réelle d’une prestation intellectuelle est difficile à
chiffrer avec exactitude. En effet, comment évaluer le temps
passé à réaliser une prestation ? Comment évaluer la qualité
même de la prestation ? Comment évaluer le risque de
surfacturation ? Comment évaluer son intérêt ou sa nécessité
pour une organisation ?
Les contrôles internes comme externes ne s’exercent
souvent que sur l’aspect purement formel de la prestation. La
masse de documents justificatifs est considérable et il n’est pas
possible, sauf à utiliser des procédés informatisés, de réaliser
des contrôles exhaustifs. De plus, la pression locale des édiles
et de l’administration constitue une limite à
l’approfondissement des contrôles. Ainsi les études peuvent
constituer une opportunité acceptable pour qui désire garnir
une caisse noire ou corrompre.
Les manipulations concernant la maîtrise d’ouvrage
déléguée étaient connues lors de la construction de Notre-
Dame au XIIe siècle. Les contrats dits « de fabrique » étaient
assortis de clauses élaborées qui recensaient les « obligations
de bonne foi » du fabricant.
CHAPITRE 2

Les besoins
Tout marché public procède de l’expression d’un besoin
dont l’accomplissement contribue à la bonne marche de
l’entité qui l’exprime. Cette étape est déterminante dans le
processus d’achat, or elle est aisément manipulable. Les
besoins sont définis, en principe, dans les collectivités par les
services techniques et par le directeur général des services. Ce
fonctionnaire territorial est un salarié souvent lié au mandat du
maire. Une fois les besoins établis, il définit précisément les
marchés en fonction d’aspects ou de choix techniques. Cette
définition peut être sous-traitée à un bureau d’études. C’est
une étape décisive. Si le fraudeur ou le corrompu agit à ce
stade de la prise de décision, afin d’initier l’opération
conformément aux intérêts des lobbyistes locaux, dans le but
d’assouvir son ego ou dans son intérêt personnel, il dispose
d’une marge de manœuvre considérable. Une fois la décision
« forcée », l’opération suit son cours sans anicroche.

Comment manipuler les besoins :


des pratiques banales
L’acheteur public formalise l’expression du besoin dans le
cahier des charges. Sa juste définition doit permettre une
bonne compréhension de la demande et la définition des
produits ou de services conformes.
Le fraudeur ou le corrompu, pour sa part, s’adapte
parfaitement aux opportunités qui lui sont offertes et aux
pratiques sectorielles frauduleuses. Ces manipulations sont
volontaires ou « surfent » sur des carences béantes dont
l’origine réside moins dans les comportements fautifs et
délictueux que dans une conjonction d’errements divers
pouvant être rencontrés chez le maître d’ouvrage. On peut
citer une propension à éviter la règle, des carences dans la
formation technique, dans les compétences juridiques, parfois
une négligence due à la routine et à un « je-m’en-foutisme »
local. On rencontre aussi une forme de transgression
particulière camouflée sous une apparente efficacité
rationalisée. L’évitement de l’appel d’offres est justifié par la
réactivité ou par la reproduction de pratiques anciennes
tolérées au plus haut niveau. Les failles existent et, avec le
temps, elles se convertissent en autant de tentations pour
laisser s’installer la corruption à tous les niveaux. Les marchés
passés avec les banques ne suivent pas les procédures
normales. Dès lors, dans certaines collectivités, on constate
que les mêmes banques qui ont accordé des prêts à des
entreprises locales en voie de liquidation ont obtenu des
marchés avec la collectivité. Ainsi, l’entreprise n’est tombée
en faillite qu’après l’élection.
Les montages le plus souvent identifiés sont récurrents,
disparates et conçus en fonction de l’opportunité, de l’aubaine
et de la qualité du contrôle.
Le fractionnement, développé par ailleurs, est
incontournable. Ce montage multitâche peut être utilisé pour
tous les marchés, quelle que soit leur importance. Il est adapté
aux petits marchés comme aux ententes ou aux
contournements des seuils dans les opérations complexes. Il
facilite aussi la prise de décision des commissions d’appel
d’offres et des conseils qui pourraient être effrayés par des
montants élevés.
Il est possible d’intégrer dans le dossier des informations
fausses, tronquées ou modifiées, ce qui est souvent le cas pour
l’engagement de travaux importants, par exemple voter la
construction d’une nouvelle école en se basant sur des
statistiques tronquées ou falsifiées qui mettent en évidence une
augmentation du nombre d’élèves, alors qu’en réalité la
fréquentation baisse. Ou proposer la construction d’une route
ou d’une zone industrielle sur une zone inondable dont un élu
est propriétaire.
Ainsi la manipulation des avantages et des inconvénients
d’un projet, exagérer ses atouts à court ou à long terme ou
sous-estimer les risques attachés à ce dossier, ou minorer le
coût n’est pas très compliquée. L’un des exemples le plus
fréquemment rencontrés lors d’opérations immobilières est
l’absence d’évaluation des risques en matière de sécurité ou
d’hygiène et dont le coût devra être supporté par la
collectivité. Seuls les gains estimés de taxe foncière sont mis
en exergue.
La minoration du coût rend le budget acceptable, alors
qu’une juste évaluation aurait pu bloquer l’acceptation du
projet. Certaines omissions, qu’il eût été intéressant de
connaître pour juger de la faisabilité de l’opération, peuvent,
on l’a décrit, affecter le dossier. L’Europe a reproché, lors de
l’analyse du dossier de Notre-Dame-des-Landes, à la France
de ne pas avoir fourni un document général essentiel lors de la
transmission des dossiers. Finalement, la rétention
d’informations permet de faire « passer » un marché.
Le projet peut aussi être exposé de manière fallacieuse, ne
faisant pas apparaître de solution alternative et requérant une
source unique, dans ce cas c’est de favoritisme qu’il s’agit.
Les erreurs ou omissions le plus souvent constatées dans
l’évaluation du besoin sont les suivantes :
Le truquage volontaire du détail estimatif en balisant le
choix vers un matériau spécifique vendu de manière quasi
exclusive par une société, ce qui est proscrit par le Code
des marchés.
La détermination arbitraire d’un procédé de réalisation
précis exigeant une complicité entre le technicien et
l’entreprise.
En l’espèce, un marché public de mise à disposition d’un
hélicoptère particulier spécifiait que l’entreprise devrait
disposer d’un second hélicoptère : « La flotte devra
comprendre au moins deux appareils destinés à la défense des
îles… dont un seul sera pris en compte dans la note
technique… » Une seule entreprise, appartenant à un proche
du maître d’ouvrage, répondait à ces spécificités, elle obtint le
marché. Le montage était évidemment délictueux.
Certaines collectivités présentent une large palette de
montages : une collectivité est poursuivie par sept procédures :
le versement de primes à hauteur de 2,4 millions d’euros, les
conditions de passation de marchés et le déclassement de
terres devenues constructibles, un circuit parallèle de
ramassage d’ordures, des voyages en Europe, l’utilisation de
subventions, des employés mis au service des dirigeants, etc.
Pour qui désirerait rapporter le dixième des montages
affectant le besoin dans les marchés publics, il lui serait
possible d’écrire un ouvrage aussi épais que la Bible et tout
aussi symbolique… des dérives du secteur. Ce sont les intérêts
particuliers et personnels qui motivent la manipulation de ces
besoins. Ils sont destinés à accroître l’avantage et les gains de
certains fournisseurs au détriment de certains autres, à limiter
ou à éliminer la concurrence sur ce point précis. Une fois ce
premier objectif atteint, de tels montages suscitent maintes
opportunités, ouvrant la voie à l’émission d’ordres de
modifications, de marchés complémentaires ou d’avenants très
rémunérateurs, qui, au mieux, hypothèquent la trésorerie des
collectivités et, au pire, permettent au fournisseur de disposer
de marges non causées et des fonds nécessaires au paiement du
corrompu ou à sa rémunération en nature si nécessaire.

Les besoins et l’intérêt général


L’« intérêt général » et l’« utilité publique » sont des
notions essentielles 1 et récurrentes dans le domaine des
marchés publics, qui permettent de justifier la « dépense
publique ». Cette dernière notion, « notamment en matière
d’expropriation ou d’urbanisme, apparaît comme la condition
de la légalité de l’intervention des pouvoirs publics. Une fois
cette condition satisfaite, elle fournit les moyens spécifiques
d’intervention en fondant les principales prérogatives de
puissance publique […] elle permet de limiter, au nom des
finalités supérieures qu’elle représente, l’exercice de certains
droits et libertés individuels, au nombre desquels on peut
ranger notamment le droit de propriété et la liberté
d’entreprendre, ainsi que certains principes fondamentaux, tels
celui d’égalité et celui de sécurité juridique »… Deux
principes doivent cependant être respectés : « En premier lieu,
il convient que le choix des fins considérées comme étant
d’intérêt général puisse, en permanence, faire l’objet d’une
discussion. […] La seconde garantie concerne le contrôle des
modalités de mise en œuvre, par l’administration, des finalités
d’intérêt général. C’est à ce stade que le rôle du juge se révèle
décisif. »
DE NOMBREUSES CRISES LOCALES TROUVENT LEURS
CAUSES DANS UN DÉFICIT DE TRANSPARENCE

L’arsenal de mesures existant autour de l’enquête publique


– les concertations, les commissions, un grand nombre de
réunions officielles – semble participer à une dépolitisation du
débat. Cependant, tout aussi nombreuses, des réunions
discrètes, des rencontres furtives à l’occasion des nombreuses
manifestations locales, des manipulations dans la présentation
des projets existent aussi. En fait, les décisions sont souvent
prises à l’écart de la population. Alors, nombre de grands
travaux inutiles et imposés créent des litiges avec les
associations locales lorsqu’on comprend que les échanges
officiels ne sont qu’illusions destinées à faire valider des
décisions prises en amont. Le critère démocratique n’est pas
respecté et on peut penser, souvent à juste titre, que l’intérêt
général est à rechercher dans des intérêts particuliers, qui ne
doivent surtout pas transparaître. L’argent public est alors
cannibalisé au détriment des besoins utiles.
Dès 2011, la Cour des comptes dans un rapport spécial sur
la vidéosurveillance 2 a constaté qu’elle n’a fait l’objet
« d’aucune étude d’impact fiable », elle a constaté que
l’absence, en France, de toute évaluation rigoureuse de
l’efficacité de la vidéosurveillance de la voie publique est une
lacune dommageable, notamment au regard du montant des
dépenses publiques engagées. Ce rapport déplorait que « les
modalités d’autorisation de l’installation des systèmes de
vidéosurveillance de la voie publique ne sont pas toujours
conformes au texte en vigueur ». De même, « faute de
moyens », les commissions départementales de
vidéoprotection ne peuvent pas non plus exercer leur pouvoir
de contrôle a posteriori prévu par la loi. La CNIL
(Commission nationale de l’informatique et des libertés)
constate des « manquements » de la part des collectivités
locales 3. Face au recours de plus en plus fréquent à ce
système, elle s’inquiète de l’utilisation de nouvelles
technologies, très intrusives. Elle appelle d’urgence à un débat
démocratique, afin que la loi française pose un cadre clair à cet
usage, dans le respect de nos droits et de nos libertés.
Les projets de stockage d’eau, dont l’objectif est la
rétention hivernale pour une utilisation en période de
sécheresse, se sont multipliés sans que les problèmes d’étiage
soient résolus. C’est leur utilité qui est discutée. Ainsi le
barrage de Sivens et celui de Fourogue ont posé des
problèmes. Toujours selon Hervé Jouanneau, « ils
appartiennent à la “même fratrie, aux mêmes maîtres d’œuvre
et d’ouvrage, la Compagnie d’aménagement des coteaux de
Gascogne (CACG), pour le compte du conseil départemental
du Tarn, avec à sa tête le même président ; avec les mêmes
objectifs affichés, soutenir le débit d’une rivière et répondre
aux besoins des cultures en aval évalués par la même chambre
d’agriculture, et même modèle, doté d’une capacité de
stockage de 1,3 million de mètres cubes pour Fourogue et
1,5 million pour Sivens” ». Les deux ouvrages ont, en outre,
connu des déboires juridiques comparables et essuyé les
mêmes critiques sur leur surdimensionnement, sur les
destructions d’hectares de bonnes terres agricoles pour l’un, de
zones humides boisées pour l’autre. Bref, tous deux ont été
vilipendés pour engager des dépenses publiques importantes
dans des projets dont l’intérêt général était discutable.
Le projet de Notre-Dame-des-Landes, lancé depuis plus de
quarante ans, engagé sous la forme d’un partenariat public-
privé, dont l’utilité était peu évidente, présentait des
caractéristiques proches. Les grands projets inutiles, en
particulier ceux qui affectent les contournements des villages,
présentent des aspects similaires.
Un redoutable lobby local s’est souvent installé dans la plus
grande discrétion, il recouvre les services de l’État, les
mairies, les propriétaires des terrains susceptibles d’être
expropriés qui pouvent exercer des responsabilités à la mairie,
les communautés de communes. Ce lobby s’appuie sur les
entreprises locales qui seront intéressées dans l’opération. Ces
discrets « arrangements » s’appuient sur des « idiots utiles »,
en général une association défendant ce projet, qui permettent
au maire de se camoufler derrière eux. Tout ce qui fait le sel de
la théorie de l’engagement est présent. Les techniques de
manipulation qui en découlent sont la base du marketing et
sont pratiques lorsque l’intérêt de l’opération n’est pas évident.
La position du maire peut être fluctuante et fuyante, variant en
fonction des personnes concernées, il faut bien se faire réélire.
Il apparaît souvent comme étant inféodé à la communauté de
communes. Tout cela ne clarifie en rien la situation. Ceux qui
demandent des explications deviennent dès lors des opposants.

Réflexions sur le dérapage


des grands marchés publics
LES DÉRAPAGES DES MARCHÉS
Un grand nombre de marchés publics, grands ou petits, sont
affectés de dérapages qui touchent les deniers de l’État. Le
rapport de la Cour des comptes portant sur « La Société du
Grand Paris 4 (SGP) » a mis en évidence de nombreuses
dérives susceptibles de générer des dépassements de budget
considérables pour les finances publiques. Un problème
sérieux de gouvernance dans la gestion des marchés serait
constaté, le cadre des achats est bien structuré, il est
externalisé, mais cela implique une surveillance particulière,
car le risque de fraude et de corruption est majeur en cas
d’urgence. La Cour poursuit en observant que « cette fonction
serait aussi insuffisamment professionnelle et rigoureuse quant
à l’exécution ».
La Cour constate aussi le fait que les coûts prévisionnels ne
cessent de dériver, d’une première évaluation fixée à
19 milliards d’euros, ils passent à 38 milliards d’euros environ,
ce qui n’est pas mal, de plus il met en évidence le risque
constitué par les frais financiers. À la décharge des
gestionnaires du Grand Paris, la proximité des jeux
Olympiques affecte sans doute les procédures de passation des
marchés rendant leur « respect inégal ».
Soixante-cinq dossiers ont été contrôlés et les constats de la
Cour sont les suivants :
La définition des besoins est inégale, très faiblement
formalisée, de nombreux avenants sont conclus et les bases
de commande sont très larges. Les règles de procédure sont
régulièrement contournées, en particulier le recours à des
procédures sans publicité et sans mise en concurrence.
L’évaluation initiale était très faible et il existe des
suspicions de pratiques anticoncurrentielles qui ont été
signalées.
Un recours peu contrôlé aux bons de commande dans les
marchés structurés et la présence de bons de commande
sans maximum dans les prestations intellectuelles qui
pourraient devenir un « point de fuite financier ».
Une pratique extensive des avenants.
Il est aisé de constater l’analogie de ces observations avec
celles qui résultent des dérapages dans les marchés
informatiques.
Le rapport met en exergue le fait que « [l]a gouvernance de
la Société du Grand Paris est désormais trop tournée vers la
dimension politique du projet et pas assez vers la maîtrise des
enjeux, en particulier les objectifs de coûts ». Il préconise une
réforme de la gouvernance de la SGP, chargée de réaliser le
Grand Paris Express pour le compte de l’État.
Il précise aussi que « [l]e coût du projet doit désormais être
stabilisé [et] ce nouveau coût doit s’imposer à la SGP », en
appelant également à « revoir le calendrier » pour éviter
« d’accroître l’instabilité de la maîtrise des risques et des
coûts ».
Plusieurs maux affectent ce projet immense et monstrueux :
la difficulté de gestion d’une structure de ce type, le nombre et
l’importance des problèmes techniques devant être résolus en
urgence, et la décision politique exigeant une réalisation avant
les jeux Olympiques dont la préparation pose de sérieux
problèmes.
La plupart des éléments facilitant le dérapage des marchés
semblent être présents ici. Cependant, il ne faut jamais éluder
l’importance du fait politique et des raisons cachées présentes
dans la décision. Le décideur public est toujours amené à
arbitrer entre des solutions dont aucune n’est parfaite et qu’il
faudra peut-être abandonner en cours de réalisation car les
faits sont têtus. Il doit arbitrer entre la pression des élus, celle
des entreprises et la situation électorale.
Plus généralement, le système fonctionne sans possibilité
de retour, il n’existerait pas de marche arrière, lorsqu’une
opération est lancée on poursuit et on paye, quels que soient
les risques et les pertes. Ce principe est connu sous le nom du
« biais des ingénieurs ». Le trio infernal souvent générateur de
dérives est composé par l’association des élus, des lobbyistes
et des techniciens. On peut objecter que, si des commissions
destinées à valider les projets sont prévues, leur action n’est
pas toujours efficace. Les élus fonctionnant souvent sur un
principe de suzeraineté, il n’est guère évident de s’opposer
dans une communauté de communes à la présidence, alors que
beaucoup de subventions dépendent de cette dernière. La
décentralisation et le cumul des mandats ont paradoxalement
renforcé une féodalité qui réduit les pouvoirs des commissions
à ceux d’une chambre d’enregistrement. Ce fait peut être
vérifié en comparant le nombre de projets analysés par session
et la durée de la session. Le système est fort bien encadré,
cuirassé de procédures dont le contournement est facile, cet
ouvrage le démontre aisément.
Il peut être constaté l’existence de présentations biaisées,
de réticences dans les réponses aux questions concernant la
globalité de l’opération, certains projets peuvent être présentés
de manière partielle, éparpillée « façon puzzle », ce qui permet
d’éviter les critiques générales. De plus, le périmètre des
enquêtes et la technicité des dossiers rendent malaisée la
compréhension du dossier dans son ensemble.
L’impact environnemental peut n’être analysé que
postérieurement à la déclaration d’utilité publique, ce qui crée
inévitablement des différends parfois agressifs qui ne
trouveront un dénouement que dans les procédures
administratives.
Les avis consultatifs écartent systématiquement les avis
contraires et le plus souvent le choix est fait en dernier ressort,
sans avoir à se justifier. Certains projets, parfaits sur le papier,
se soldent alors par une déroute financière payée par le
contribuable.
Il apparaît aussi que les conflits d’intérêts potentiels, liés à
l’emprise immobilière et aux plus-values potentielles qui en
découlent, ne sont guère analysés. Les lobbyistes intéressés au
projet disposent, souvent de manière indirecte, d’informations
précises, alors que des rétentions d’informations affectent les
opposants sur des points souvent essentiels.
Ces derniers sont systématiquement décrédibilisés, car ils
sont considérés comme ne « poursuivant qu’un intérêt
personnel », alors que les personnes favorables au projet
défendraient objectivement l’intérêt général. Ce moyen de
communication par ailleurs efficace, très utilisé par les
économistes libéraux, est celui de l’objectivité et de
l’apolitisme. Ces mantras, accompagnés d’éléments de
langage, sont développés sans autre formalité, afin que la
répétition devienne une vérité première dans les médias.
En fait, l’analyse de certains projets permet d’adhérer
pleinement à la citation attribuée à des personnes aussi
différentes que Coluche, Woody Allen, Sempé, Fréderic Dard
et Jean-Louis Barrault : « La dictature, c’est “ferme ta gueule”,
la démocratie, c’est “cause toujours” ! »

La manipulation des besoins


et la preuve
La manipulation des besoins est découverte à l’occasion de
contrôles généraux effectués a posteriori, bien après que
l’engagement et la réalisation des travaux ont eu lieu. La
preuve n’est apportée, sauf dénonciation, que par un faisceau
d’indices agrégeant les indicateurs démontrant la manœuvre
frauduleuse. Ce sont souvent les conséquences apparaissant
sous des formes diverses, dérapages financiers,
fonctionnement incohérent, délais sans cesse reconduits et
absence de sanctions corrélées à ces problèmes, qui permettent
d’identifier les dérives. Il est alors possible, lorsque la
documentation utile est disponible, de reconstituer les causes
du montage dans chacune des phases du marché.
Des investigations simples sont à même de faire naître le
soupçon, ainsi faut-il identifier :
Les marchés récurrents dévolus à un même fournisseur
dans la collectivité et ses dépendances (égouts, eau,
entretien des voies, immobilier, communication, formations
diverses et associations).
Les constats de la présence d’une dérive financière par
rapport à l’estimation initiale lors de la réalisation, et en
particulier lorsqu’elle est due à une inflation des coûts
provenant de fausses exigences, à des spécifications
discutables et à l’absence de réaction à l’occasion de
dépassements du budget.
La fréquence élevée d’ordres de modifications envers un
fournisseur particulier qui, bien que ne constituant pas un
indicateur exclusif de manipulation, accompagne le marché
générant une inflation des coûts.
L’utilisation de procédures d’urgence écartant l’appel à la
concurrence et favorisant un fournisseur particulier ou ses
filiales, ainsi que le constat de la faible qualité de la
prestation se matérialisant par un nombre élevé de rejets
des prestations pour des raisons techniques ou par des
réclamations des utilisateurs.
L’absence de réaction face à des retards de livraison ou la
présence de besoins prévisibles non inclus dans le projet
initial figurant dans les demandes de modification des
travaux.
La surestimation des avantages et la sous-estimation des
risques.
CHAPITRE 3

Les ententes : une pratique


systémique de contournement
Foncièrement corporatistes, les ententes conduisent les
entreprises à adopter, entre elles, un modus vivendi qui peut
soit satisfaire le décideur s’il est complice, soit majorer le prix
du marché lorsque le maître d’ouvrage ne participe pas au
montage sans se lancer dans une concurrence sauvage.
L’entente peut être qualifiée de comportement gagnant-
gagnant pour le bénéficiaire du marché comme pour le
corrompu. Les entreprises se répartissent au préalable les
marchés à tour de rôle 1, évitant les combats fratricides
destructeurs de marges. Cette pratique, prohibée par le Code
de commerce, renchérit le coût du marché lorsqu’elle n’ouvre
pas la voie à la corruption.
Dans un tel schéma, le dépouillement des offres devient
purement formel. Les devis présentés par les « concurrents »
sont inexploitables ou trop élevés 2. L’entreprise choisie en
amont est alors la mieux-disante et obtient le marché. Lorsque
le maître d’ouvrage se trouve confronté à une collusion
d’entreprises dont toutes les offres sont supérieures à
l’estimation fixée par ses services, il déclare l’appel d’offres
infructueux 3 et négocie avec l’un des membres de l’entente. Si
le maître d’ouvrage organise l’opération, il choisit l’entreprise
après avoir émis une estimation prévisionnelle basse qui sera
compensée par des avenants. Dans tous les cas, le coût de
l’opération finalement pris en charge par le contribuable sera
majoré.
L’un des exemples caractéristiques d’une telle mesure
figure dans la décision no 13-D-09 du 17 avril 2013 relative à
des pratiques mises en œuvre sur le marché de la
reconstruction des miradors du centre pénitentiaire de
Perpignan. « Le groupe français de construction et de
concessions Eiffage a été condamné par l’Autorité de la
concurrence à payer une amende de 960 000 euros pour
entente, dans le cadre de l’obtention d’un marché de
reconstruction des miradors de la prison de Perpignan… »
L’Autorité de la concurrence explique avoir « majoré la
sanction » d’Eiffage dans la mesure où il s’agit d’une récidive,
le groupe ayant déjà été sanctionné en 2005 et en 2007. Elle
justifie sa décision par les résultats d’une enquête qui a
« permis d’établir l’existence d’un faisceau d’indices graves et
concordants attestant que les entreprises Eiffage Construction
Roussillon (filiale d’Eiffage) et Vilmor Construction ont
échangé des informations avant d’envoyer leur réponse à
l’appel d’offres ». Elle estime qu’il y a eu de fait
« concertation », dont les modalités « en l’espèce ont consisté
en l’attribution du marché à Eiffage Construction Roussillon
en échange d’une compensation financière à Vilmor
Construction ». Ces dernières ont ainsi « faussé la
concurrence » pour l’obtention du marché public prévoyant la
reconstruction des tours de surveillance du centre pénitentiaire
du chef-lieu des Pyrénées-Orientales pour un montant estimé
au départ à 660 000 euros. Elle rappelle que l’appel d’offres
avait été lancé en 2008 par la Direction régionale des services
pénitentiaires de Toulouse. Au final, les deux entreprises
étaient seules en lice. Eiffage avait remporté la mise et
effectué les travaux, tandis qu’une enquête était ouverte par
l’Autorité de la concurrence en décembre 2009. Cette dernière
a constaté une grande similitude entre les deux offres,
l’amenant à estimer que les deux sociétés « ont trompé le
maître d’ouvrage quant à l’existence et à l’intensité de la
concurrence entre ces entreprises ». Elle a par ailleurs pu
établir qu’Eiffage Construction Roussillon avait accepté de
payer un loyer 300 fois supérieur au prix du marché « pour la
location d’un terrain adjacent au lieu des travaux », qui
appartenait à une société civile immobilière « dont le dirigeant
de Vilmor Construction était l’un des principaux associés ».
« De telles pratiques, très graves par nature, portent in fine
atteinte aux deniers publics », a insisté l’Autorité de la
concurrence 4.

L’entente anticoncurrentielle
LE PRINCIPE : UNE OBSCURE TRANSPARENCE
La mise en œuvre de pratiques anticoncurrentielles est
consubstantielle aux marchés publics et entre dans le champ de
l’article L.420-1 du Code de commerce. Elles sont interdites
quel que soit le type de contrat conclu par les personnes
publiques.
L’entente peut affecter un marché particulier comme un
secteur donné. La cour d’appel de Paris a confirmé qu’il est
alors possible de sanctionner « les pratiques
anticoncurrentielles affectant chacun des marchés publics en
cause, ainsi que l’entente organisée à un échelon plus vaste
que chacun des marchés considérés et produisant des effets sur
ces marchés, en ce qu’elle conduit les entreprises qui y sont
présentes à s’en répartir illicitement les parts 5 ».
C’est sur ce principe que le Conseil de la concurrence a
sanctionné plusieurs groupes de travaux publics pour une
entente généralisée concernant l’Île-de-France en 2006 6. « Le
fondement de la sanction se situe au niveau de l’incertitude
dans laquelle sont tenues les entreprises au regard de
l’obtention du marché. C’est la seule contrainte qui incite les
concurrents à faire le maximum d’efforts en termes de qualité
et de prix pour obtenir le marché. L’entente affaiblit la
concurrence et pénalise l’acheteur public, obligé à payer un
prix plus élevé que celui qui aurait résulté d’une concurrence
non faussée 7. » L’entente se caractérise par une véritable
organisation calquée sur les méthodes mafieuses mise en place
pour contourner les principes essentiels de la commande
publique.
Tout échange d’information avant le dépôt des offres est
interdit, « qu’il s’agisse de l’existence de compétiteurs, de leur
nom, de leur importance, de leur disponibilité en personnel ou
en matériel, de leur intérêt ou de leur absence d’intérêt pour le
marché considéré ou des prix qu’ils envisagent de proposer 8 ».
De même, dans une affaire de 2006, il a été considéré que « de
simples échanges d’informations portant sur l’existence de
compétiteurs, leur nom, leur importance, leur disponibilité en
personnel ou en matériel, leur intérêt ou leur absence d’intérêt
pour le marché considéré ou les prix qu’ils envisagent de
proposer, altèrent également le libre jeu de la concurrence en
limitant l’indépendance des offres 9 ».
Une entente s’organise comme une opération criminelle,
elle ne vit que par le secret. Les organisateurs se réunissent,
souvent dans un restaurant huppé car il faut bien joindre l’utile
à l’agréable. On comprend pourquoi ces réunions fixant les
conditions de l’entente sont appelées « tables ». Les décisions
prises au cours de ces agapes industrieuses étaient inscrites sur
des cahiers jalousement gardés par le secrétaire général de
l’une des entreprises de tête. Les ententes lorraines récemment
condamnées donnent une idée assez précise de leur
organisation. Lors de l’audience, les 11 prévenus ont tous
reconnu les faits. « Au début ces fameuses “tables” se tenaient
dans les locaux d’un syndicat, puis elles ont été délocalisées
pour plus de discrétion dans les entreprises ou au Novotel du
coin… La note était réglée à tour de rôle. Parfois, les
intéressés, tous les patrons des sociétés qui font un gros chiffre
d’affaires, déjeunaient ensemble. On s’entend mieux le ventre
plein 10… » Le procès-verbal du lanceur d’alerte permet de
préciser trois points : « Les tables se tenant de manière très
fréquente, nous nous répartissions peu de marchés à chaque
réunion, ainsi nous n’avons pas besoin de prendre des notes et
de laisser ainsi des traces de nos échanges d’informations. De
plus, régulièrement, nous étions sensibilisés aux perquisitions
que la DGCCRF [Direction générale de la concurrence, de la
consommation et de la répression des fraudes] est susceptible
de réaliser et on nous demandait de ne laisser aucune preuve
de notre concertation… Les participants aux tables ont
connaissance du caractère illicite des pratiques de répartition
des marchés 11. » Ce système a permis de « gonfler »
l’addition, les prix auraient été majorés de 50 à 60 % par
rapport aux prix habituellement pratiqués. Il pourrait exister
des programmes confidentiels permettant à grande échelle de
truquer l’attribution des marchés publics ou privés et à en
gonfler artificiellement le prix. Les plus anciens se
souviennent, lors de la procédure engagée à l’occasion d’un
logiciel Drapo, de la lettre saisie opportunément dans le
bureau de l’un des responsables d’un groupe, prouvant une
entente autour de la construction de l’une des stations du futur
métro Éole, ce qui calma instantanément les esprits.
DÉCRYPTAGE DES MANIPULATIONS ET PRÉSENTATION
D’OFFRES FAUSSEMENT CONCURRENTES

Le bon fonctionnement du système exige la connaissance


des appels d’offres, de la nature des opérations et de leur coût
prévisionnel. Les fuites depuis la maîtrise d’ouvrage sont donc
indispensables pour que l’association de malfaiteurs puisse
disposer de toutes les informations et de tous les détails
susceptibles de favoriser les discussions internes 12. Les
marchés sont répartis en fonction de critères spécifiques (plan
de charge, difficulté de la tâche, délais…), de la liste des
marchés ouverts aux offres et des détails recelés par chaque
marché. L’aide d’agents publics est souvent nécessaire, car le
mode de consultation utilisé, la liste des candidats sélectionnés
et les contraintes techniques doivent rester stables.
Les modalités d’organisation sont plus aisées lorsque
l’entente est entérinée par le maître d’ouvrage en amont, les
informations utiles sont alors disponibles. Au cours de ces
« tables », les membres évitent les échanges téléphoniques et
les mails, a fortiori les lettres présentant un risque majeur en
cas d’investigations ou d’écoutes intempestives. Le cahier
contenant les décisions jalousement gardées est désormais
remplacé par une tablette dédiée à cette activité.
Les agendas peuvent aussi receler des preuves accablantes
pour leurs propriétaires. Un entrepreneur avait noté dans son
calepin une série de conseils pour ne pas attirer l’attention sur
une entente. Ainsi un petit nombre de personnes, à un niveau
élevé dans l’entreprise, connaissent parfaitement la procédure
à suivre.
Les ententes fixent donc les règles à observer sur les projets
en cours ou à venir, consignent les opérations et discutent les
offres qui seront présentées. Les réunions peuvent se réaliser à
plusieurs niveaux, national, régional et/ou local. Elles
regroupent les membres par corps de métiers, ce qu’exige
souvent la technicité des opérations.
Un tel montage exige non seulement la désignation de
l’heureux gagnant, mais aussi les compensations des perdants,
qui ne peuvent accepter le système que s’ils en tirent un profit.
Ainsi est fixée, parfois dans le détail, la manière dont ces
derniers seront rémunérés. Il peut s’agir de la promesse
d’obtenir un autre marché, parfois à l’étranger, ou de participer
en sous-traitance à l’opération concernée, ou encore d’obtenir
une rétrocession de la marge perdue sous la forme d’une
fausse facturation, d’un faux contentieux ou de tout autre
montage comptable. Sur le marché des lycées déjà cité, une
PME a, en compensation de la perte d’un marché, émis une
facturation libellée « perte en industrie » de 2 millions de
francs. On imagine le gain de la société qui a obtenu le
marché.
L’enfumage administratif fonctionne grâce à des offres de
couverture. Déposées sans intention d’emporter le marché,
elles donnent l’illusion d’un processus correct. Elles sont plus
élevées que celles du gagnant putatif. L’offre de couverture
peut être inappropriée, injustifiée ou inacceptable, parfois
aucune offre n’est remise, c’est risqué. Mais une étude, même
bidon, coûte cher ; c’est donc le futur bénéficiaire qui se
charge de réaliser ces variantes et de les remettre ensuite aux
intéressés. Un ancien cadre de la Société auxiliaire
d’entreprises électriques et de travaux publics – SAE
(aujourd’hui fusionnée au sein du groupe Eiffage) – se
souvient de l’époque où il jouait les « dispatchers ». « Pendant
la journée, nous faisions normalement notre travail d’étude
pour des centraux téléphoniques ou des hôpitaux. Le soir, je
restais seul au bureau pour travailler sur des offres bidon.
Ensuite, je partais faire la distribution, dans un bistrot quand
mon interlocuteur était prudent ou carrément au siège de mes
concurrents 13. » L’évolution technologique jouant à plein son
rôle, il existe des logiciels de présentation des offres qui
permettent d’éviter le souci et la perte de temps consécutifs à
la fabrication des offres de couverture et accessoirement aux
contreparties éventuelles.
Finalement, c’est le contribuable qui paye tous ces
suppléments, et la multiplication de ces ententes renchérit
considérablement le coût des marchés. Les entreprises qui ne
jouent pas le jeu sont persona non grata dans ces marchés. Les
moyens de dissuasion peuvent être brutaux.

L’entente : un boulevard vers


la corruption
Mediapart rapporte dans un article de Karl Laske 14 des
éléments tirés de procès-verbaux d’enquête de ce qui est
appelé l’entente de l’Essonne. Ces extraits méritent l’attention
car ils explicitent la méthode utilisée. « C’est au siège d’une
entreprise qu’ont été découverts, dans l’ordinateur d’une
secrétaire, les “documents Mylène” prouvant le trucage des
appels d’offres par les entreprises. » Effectivement, la
secrétaire recopiait le détail quantitatif estimatif (DQE) [des
réponses aux appels d’offres] pour les différentes sociétés de
l’entente et le leur adressait ensuite, a expliqué le président de
la société. « C’est moi qui préparais ces chiffres du DQE.
Certaines entreprises acceptaient de nous couvrir à condition
que nous leur préparions des bordereaux de prix car elles ne
voulaient pas perdre du temps. » Ces documents concernant
les cinq sociétés constituent bien une « entente », concède le
dirigeant.
« Je téléphonais aux représentants de ces sociétés pour
savoir s’ils avaient retiré un dossier pour le marché qui
m’intéressait », a-t-il poursuivi. Il faisait « part de l’intérêt de
[sa] société » à ses concurrents, « et en contrepartie » ceux-ci
lui indiquaient les marchés qui les intéressaient « pour que je
ne leur fasse pas concurrence ». « Ensuite, soit ils ne
répondaient pas, soit je leur communiquais mon montant
d’offre HT pour qu’ils fassent une offre dont le montant était
supérieur. »
Dans sa déposition du 8 février 2016, il détaille la
cartographie des zones protégées. « Je souhaite préciser que la
concurrence n’existe pas dans les marchés publics en Essonne,
conclut-il. Depuis cinq, six ans, cela est amplifié par la crise.
Je ne réponds même plus à certains marchés. Cela se passait
de la même manière pour tous les marchés publics. »
La méthode féodale ou quasi mafieuse exposée correspond
en tout point à l’un des quatre processus frauduleux les plus
utilisés dans les ententes que nous avons identifiés, on le
retrouve dans les dérives qui ont affecté l’éclairage des
autoroutes ou dans les montages qui ont facilité la corruption à
Montréal cité ci-après :
une société de tête dispose d’un mémorandum et organise
l’ensemble du schéma ;
les autres sociétés, complices, respectent les injonctions
sous peine d’être exclues de l’ensemble des opérations tant
que leur marge n’en souffre pas ;
toutes respectent les zones protégées.
LES ENTENTES ONT FINANCÉ LES POLITIQUES
ET LA CORRUPTION
Les ententes ont souvent permis jusqu’en 1995 de financer
les politiques et la corruption. Ce financement se poursuit sous
des formes discrètes en utilisant l’international.
L’un des montages hexagonaux les plus élaborés a été
sanctionné par le Conseil de la concurrence en 2007 15. Il s’est
agi d’une entente générale de répartition des marchés entre les
grands groupes du BTP et leurs filiales, concernant le
programme de rénovation des lycées d’Île-de-France, portant
sur 88 marchés d’entreprises de travaux publics passés de
1989 à 1997, en sept vagues successives, pour un montant
total de 10 milliards de francs.
L’entente a été conclue dès le lancement du programme.
Elle a fonctionné pendant sept ans sous l’égide de Patrimoine
Ingénierie, société assistant le maître d’ouvrage, et du conseil
régional, présidé à cette époque par Michel Giraud (RPR),
selon un mode opératoire toujours identique. Ce système,
baptisé par les initiés la « règle de Krieg », du nom du
président du conseil régional de 1988 à 1993, fixe un principe
de répartition officieux selon lequel les six grands majors du
BTP emportent les deux tiers des marchés publics, le reste
revenant aux PME.
Chaque entreprise présélectionnée faisait en sorte soit
d’obtenir l’attribution du marché en indiquant à ses
« concurrents » les marchés sur lesquels ses choix s’étaient
portés et en leur communiquant ses prix, soit d’y renoncer en
déposant une offre de prix délibérément majorée (offre de
couverture). L’exécution de l’entente ne peut se poursuivre
que si, lors de la commission d’appel d’offres, les élus des
quatre principales formations politiques suivent les consignes
de vote. La contrepartie était la rétrocession, sur chacun des
marchés, de 2 % du prix aux formations politiques,
proportionnellement à leur représentation, soit 1,2 % pour le
RPR et le PR et 0,8 % pour le PS.
Les chefs d’entreprise se sont défendus en dénonçant les
partis, qui les rackettaient, le versement de cette « dîme » de
2 % étant « la condition sine qua non de l’attribution des
marchés ».
Il n’a pas été constaté ou pas recherché dans l’affaire des
enrobés bitumineux du département de Seine-Maritime de
racket politique, toutefois une forme de corruption individuelle
était bien présente. Deux fonctionnaires en poste à la Direction
départementale des infrastructures avaient constaté que les
mêmes lots étaient attribués aux mêmes groupements et que
les prix étaient reconduits d’un appel d’offres à l’autre.
L’exigence d’une caution couvrant 100 % du marché
défavorisait les petites entreprises susceptibles de venir
concurrencer les majors déjà en place, tout comme l’insertion
d’une clause exigeant des candidats la possession d’une
centrale opérationnelle à la date de remise des offres. Les
fonctionnaires ont bénéficié de recouvrements d’enrobés
bitumineux à titre gratuit dans leur propriété. Ils se sont vu
également offrir des voyages d’agrément pour eux-mêmes et
leur famille, des prêts gratuits de véhicule et le financement
d’heures de vol nécessaires au maintien d’une qualification.
Cette affaire s’est poursuivie pendant dix années et a
généré un surcoût, dans l’hypothèse basse, de plus de
24,8 millions d’euros de 1992 à 1998 (soit un peu plus de
10 % du montant du marché).
Ces montages intéressants et techniquement complexes se
poursuivent encore comme le montre le « système Léon 16 »
qui prend fin avec la condamnation de Léon Bertrand rendue
définitive par la haute juridiction. Le rejet du pourvoi de
l’ancien ministre, validant ainsi la peine infligée par la cour
d’appel de Basse-Terre en Guadeloupe le 7 mars 2017 : trois
ans de prison ferme avec mandat de dépôt, trois ans
d’inéligibilité et 80 000 euros d’amende pour favoritisme et
corruption passive. Une enquête est lancée en 2007, sur douze
marchés couvrant la période où Léon Bertrand cumule les
fonctions de maire de Saint-Laurent, président de la
communauté de communes de l’Ouest guyanais (CCOG),
conseiller régional et secrétaire d’État, puis ministre du
Tourisme jusqu’en 2007. L’un des condamnés a détaillé le
« système Bertrand », avec une « liste de sociétés » rentrant
dans le « système de financement occulte des campagnes
électorales » et des marchés « attribués illégalement et de
façon prédéterminée », selon un arrêt de la cour d’appel de
Fort-de-France de 2014.
Le procès des marchés publics truqués en Lorraine s’est
tenu, le 15 mars 2018, au tribunal de grande instance de
Metz 17. Le système bien rodé aurait pu durer encore de
nombreuses années si un entrepreneur de Behren-lès-Forbach
n’avait dénoncé ce système d’entente et de corruption à la
Répression des fraudes de Metz en mars 2009. Il dénonce
d’ailleurs des faits de corruption en marge des municipales de
Woippy en 2008, mais l’enquête sur l’aspect politique du
dossier n’a pas eu de suite 18. Les politiques locaux n’ont pas,
semble-t-il, fait l’objet d’investigations, et ce choix a surpris
tous les observateurs.
Les ententes peuvent évidemment donner lieu, lorsque les
conditions s’y prêtent, à une manipulation boursière. Une
société, filiale d’un groupe et cotée en Bourse, obtient un gros
marché après entente, les quelques personnes initiées utilisent
ces informations pour leur bénéfice propre. Il est alors aisé
d’acheter, avant la publication du résultat, des actions de la
société bénéficiaire dont la valeur augmentera
automatiquement lors de l’annonce de cette « bonne
nouvelle ». Il ne restera plus qu’à revendre avec un bénéfice
immédiat.
De la même façon, la vente d’actions d’une société, avant
l’annonce de sa mise à l’écart dans un grand contrat, permet de
prévenir la baisse de valeur qui interviendra mécaniquement
après cette annonce.
Si la situation le permet, utiliser ces deux leviers apporte un
double gain. En outre, dans la mesure où l’opération ne porte
que sur un nombre limité d’actions, elle devient difficile à
déceler. Ces pratiques ne peuvent pas être négligées, car elles
peuvent donner lieu à des gains substantiels et, si les
conditions sont réunies, matérialiser un délit d’initié.
L’ENTENTE INITIÉE PAR LA CRIMINALITÉ ORGANISÉE
Certaines ententes relèvent d’un comportement mafieux, la
présence de structures criminelles y est identifiée, comme dans
le scandale de Montréal traité par la commission Charbonneau,
qui a mis en exergue des faits de corruption généralisée et
surtout les liens avec la mafia locale. Il s’agissait de
malversations à l’occasion de travaux routiers : le « cartel des
égouts » avait ainsi organisé une surfacturation des contrats.
La commission Charbonneau sur l’octroi et la gestion des
contrats publics dans l’industrie ainsi que l’Unité permanente
anticorruption ont identifié une situation effrayante, qui existe
dans de nombreux pays d’Europe. Ces manipulations ont été
qualifiées de « corruption des ingénieurs », car c’est par
l’activité criminelle de ces derniers que les surfacturations et la
corruption étaient rendues possibles. Les auditions ont été
rendues publiques et ont fait apparaître un comportement
singulier de la part de ce personnel corrompu.
De nombreux « ingénieurs » de la ville de Montréal ont
ainsi reconnu et exposé devant la commission leurs pratiques
au bénéfice des entreprises qui avaient obtenu des marchés. À
Montréal, un ex-ingénieur des travaux publics a détaillé le
système devant la commission : « en dix ans il a reçu des
cadeaux, invitations dans les restaurants à des voyages,
tournois de golf, matchs de hockey et pots-de-vin totalisant
736 000 dollars en échange de contrats d’égouts ». L’un des
éléments les plus marquants dans la situation québécoise
réside dans l’omniprésence de la mafia locale et du
financement politique dans ce domaine : « L’incroyable
mainmise de la mafia sicilienne sur la Belle Province.
Construction de routes, de ponts, de tunnels, d’universités,
d’hôpitaux, réfection des chaussées et des trottoirs, égouts,
approvisionnement en eau, dépollution, déneigement… » Il
ressort des témoignages produits devant la commission
d’enquête que « l’industrie du bâtiment et une bonne partie de
la classe politique de Montréal sont de mèche avec la mafia ».
À Montréal, les entreprises auraient versé 3 % au parti du
maire, en plus de ces 3 % elles versaient 2,5 % à la mafia et
1 % aux fonctionnaires véreux sans lesquels l’opération
n’aurait pu se réaliser. Une quinzaine d’entreprises se
partageaient le marché et organisaient les tarifs et les surcoûts,
elles écartaient ceux qui ne voulaient pas entrer dans le
schéma par la menace.
CHAPITRE 4

L’évitement et les manipulations


de l’appel d’offres
Certains maîtres d’ouvrage ne tiennent pas du tout à
soumettre leurs marchés à des procédures d’appel d’offres.
Utiliser le fractionnement des marchés, l’urgence et, dans un
domaine particulier, le secret-défense constitue des procédés
pertinents de manipulation. D’autres moyens existent qui
permettent de favoriser des entreprises moyennant quelques
manipulations au demeurant assez simples, en particulier les
partenariats d’innovation, l’allotissement, la sous-traitance…

Le fractionnement
ou le « saucissonnage »
des marchés
Le « saucissonnage » se dit de la manière de fractionner
illicitement les achats publics et toute autre catégorie de
charges et de produits. Pour qui désire garder la maîtrise de
l’opération et éviter ainsi les contrôles d’une procédure plus
encadrée, les opportunités sont multiples. L’une des
justifications les plus souvent apportées face à de tels
comportements est la lourdeur administrative. Un conseiller
général poursuivi pour prise illégale d’intérêts a avancé cet
argument pour se défendre : « Je veux bien qu’on rentre dans
la légalité, mais cela va compliquer les choses à cause de la
paperasse. » Cette pratique est d’utilisation générale, car elle
est présente dans les secteurs publics comme dans le domaine
commercial. Identifier ce « saucissonnage » est aisé.
UNE MANIPULATION AU MODUS OPERANDI SOMMAIRE
Le « saucissonnage » est une violation délibérée des
principes de mise en concurrence et de publicité. Il peut être
mis en place directement par la maîtrise d’ouvrage ou par un
bureau d’études. La complicité du ou des fournisseurs
bénéficiaires est inévitable. Il peut être utilisé chaque fois
qu’un seuil est affecté à une procédure, quel que soit son
montant. Les procédures de passation de marchés publics
varient en fonction de leur objet 1 et de la valeur estimée du
marché. Pour les marchés d’une valeur inférieure à
40 000 euros HT, l’organisme public a pour seule obligation
de choisir une offre pertinente, de faire une bonne utilisation
des deniers publics et de ne pas contracter systématiquement
avec le même fournisseur. Le franchissement d’un seuil
modifie aussi les modalités de la publicité à donner à l’avis de
marchés. Il devrait être proposé de rendre publics la liste des
marchés inférieurs à 40 000 euros (portés à 100 000 euros
jusqu’au 31 décembre 2022) par collectivité, leur montant et le
bénéficiaire. Cela constituerait une grande avancée de la
transparence 2 pour les collectivités de faible importance. Cette
avancée, attendue, ne verra sans doute jamais le jour tant on
s’échine à l’éviter. Limiter la publicité sur ces opérations me
semble douteux, le coût est négligeable, et si le fait d’écarter la
publicité ne cache rien, pourquoi ne pas le révéler ?
LE CONSEIL GÉNÉRAL DES HAUTS-DE-SEINE
ET LE MARCHÉ DES ORDINATEURS

Ce marché somptueusement truqué est exemplaire, car il


met en évidence jusqu’à l’absurde le caractère quasi mafieux
de la manœuvre. En fait, on rencontre là deux types de dérives,
celle relative à la corruption des marchés, somme toute
classique, un corrupteur, un corrompu, des directions aveugles,
complaisantes ou incompétentes, et celle d’hommes politiques
importants dans l’environnement de contrôle qui ne veulent
« surtout pas d’histoires 3 », sans oublier un lanceur d’alerte
qui ne sera pas reconnu.
Les faits ont été dénoncés au cours de l’année 2000 par une
ex-employée du conseil général après qu’elle a découvert la
présence de fausses factures. « Florence est une jeune
fonctionnaire recrutée en 1998 pour contrôler les factures. Elle
ne tarde pas à découvrir que les règles les plus élémentaires
des marchés publics sont bafouées 4. » Elle a été victime de
fortes « pressions », en fait des menaces, pour la faire taire.
Les manipulations en cause ont été effectuées entre 1995 à
2000, époque où Charles Pasqua présidait l’assemblée
départementale. Isabelle Balkany, qui était conseillère générale
en charge des affaires scolaires à l’époque, a été interrogée
dans cette affaire, mais elle n’a pas été inquiétée. Les
protagonistes ont été jugés en décembre 2012, soit dix-sept ans
après les faits. Ce marché est intéressant car il démontre très
clairement que ce montage ne déparerait pas à Catane ou
Naples.
Deux articles, l’un, de Valérie Mahaut, paru dans Le
Parisien le 12 novembre 2012, et l’autre, de la même date,
diffusé par France Inter dans un dossier de Sara Ghibaudo,
suffiront à exposer clairement les problèmes.
Le Parisien : « L’informatisation des collèges des Hauts-
de-Seine a rapporté gros à un chef d’entreprise douteux et à un
fonctionnaire du conseil général indélicat. Elle pourrait aussi
leur coûter cher… en peines de prison. Plus de dix ans après
les faits, tous deux, ainsi que trois autres fonctionnaires du
département, sont convoqués devant le tribunal correctionnel
de Nanterre. À la fin des années 1990 et au début des années
2000, l’équipement informatique des 87 collèges du
département a fait l’objet d’une arnaque chiffrée à plus de
2 millions d’euros. » Au cœur du système se trouve le gérant
de sociétés, qui était chargé très discrètement des commandes
d’ordinateurs et des contrats de maintenance.
Au conseil général, le directeur des services informatiques
apparaît comme le personnage clé de l’arnaque. Il aurait été
gratifié de près de 250 000 euros en espèces – depuis les
comptes des sociétés –, sans compter les week-ends offerts, la
rénovation de sa maison, une voiture, etc. Pour contourner la
procédure d’appel d’offres, obligatoire pour ces marchés, la
facturation était « saucissonnée ». En clair, ils la répartissaient
sur une dizaine de sociétés gérées ou cogérées par l’homme
d’affaires. En outre, celui-ci surfacturait ses prestations.
Le responsable de la Direction de l’action scolaire et
éducative ainsi que le patron du Service d’organisation et de
programmation dont dépend la Direction des services
informatiques ont été renvoyés devant le tribunal correctionnel
pour avoir fermé les yeux ou validé les paiements. Le chef
d’entreprise était même devenu le consultant de ces
responsables peu regardants.
L’employée du conseil général qui a révélé l’affaire
en 1998 était chargée des relations avec les principaux de
collèges pour le suivi de l’informatisation, elle a relevé un
nombre étonnant de factures « hors marchés » pour plus de
615 000 euros (4 millions de francs). Les commandes étaient
toujours passées à des entreprises gérées par le corrupteur.
L’employée s’en est ouverte à sa hiérarchie. Un audit interne a
été mené, confirmant les soupçons. Puis le directeur général de
l’administration a fait un signalement au parquet. C’était le
début d’une très longue procédure. L’information judiciaire
n’a été ouverte que quatre ans plus tard. La juge a enquêté
pendant quatre ans, le parquet a demandé des investigations
supplémentaires pour « blanchiment ». Finalement,
l’ordonnance de renvoi a été signée en janvier 2011.
Les protagonistes ont été condamnés par le jugement rendu
par la 15e chambre correctionnelle le 22 décembre 2012.
Il n’est d’ailleurs pas exclu que d’autres personnes que
celles qui ont été poursuivies aient reçu des fonds. La
surfacturation portait sur plus de 2 millions d’euros et les
encaissements identifiés chez les bénéficiaires se sont élevés à
400 000 euros. Les bénéficiaires du solde sont restés inconnus.
Notons aussi que, pour la partie qui pourrait être camouflée
dans des paradis fiscaux, le versement dans d’autres mains a
pu être effectué à la fois à partir de la caisse noire de
l’entrepreneur et des comptes cachés du fonctionnaire.
Dans une telle situation, le jeu des fraudeurs consiste en
premier lieu à scinder les prestations ou les achats de manière
que le montant de chacun des marchés apparaisse comme étant
inférieur au seuil fixé. Le « saucissonnage » engendre la
création fictive d’une pluralité de marchés affectés à plusieurs
prestataires différents. Dans la plupart des cas, c’est la même
entreprise proche des élus qui en bénéficie ; le camouflage,
nécessaire, consiste à utiliser des filiales ou des sociétés tierces
complices. La manipulation est parfois tellement développée
qu’il faut aller chercher des entreprises chez les amis, les
partenaires et les connaissances plus éloignés ou plus lointains.
On peut ainsi avoir la surprise de constater qu’un commerçant
en voilages réalise une grande partie de son chiffre d’affaires
avec des prestations informatiques. Il s’agit bien sûr d’un
simple jeu d’écritures et de l’émission de factures de
complaisance.
LES POINTS DE CONTRÔLE
Le principe, lorsque plusieurs marchés se rattachent à une
même opération, est de ne pas considérer les divisions
sectorielles, mais de prendre en compte la valeur de
l’ensemble. Le principe de l’appréciation des seuils en unité
fonctionnelle est appliqué. Ce dernier est effectué en
additionnant toutes les fournitures et tous les services
poursuivant un même objectif, et en comparant le montant
estimatif aux seuils. Il s’agit alors d’appréhender une pluralité
de fournitures et de services qui concourent à la réalisation
d’un même projet. Si le montant total de cette évaluation est
supérieur aux seuils de procédures formalisées, l’acheteur
devra s’y conformer. Dans le cas contraire, il pourra recourir
aux procédures adaptées.
Par exemple, l’achat et la mise en place d’un nouveau
logiciel spécifique impliquent d’additionner des prestations de
services accessoires telles que des compléments d’étude, la
formation des utilisateurs ou encore la maintenance pendant la
période de garantie, alors même qu’il s’agit de prestations ne
relevant pas de familles homogènes.
Ainsi le contrôle du saucissonnage qui sera développé une
fois que les indicateurs de risque seront identifiés nécessite dès
l’abord des analyses spécifiques de l’opération concernée :
analyse technique de l’achat ou de la prestation concernés,
analyse de l’évaluation de l’opération, analyse de l’évaluation
de la valeur du marché. L’opération doit être indépendante du
nombre de prestataires utilisés et doit aussi être calculée sur la
valeur totale du marché et non sur la valeur annuelle.

Avenants et contentieux
Un avenant modifie un marché public et s’applique dans un
cadre précis. Le montant de la modification doit rester
inférieur aux seuils européens et à 10 % du montant du marché
initial pour les marchés publics de services et de fournitures ou
à 15 % du montant du marché initial pour les marchés publics
de travaux.
L’existence d’avenants est justifiée par la difficulté de
réaliser un marché dans l’enveloppe fixée, cependant l’avenant
peut être un support intéressant de fraudes. En effet, un
montage affectant un marché est scindé en plusieurs temps,
dont l’origine se situe lors de la préparation technique du
dossier et la fin lors de la réception des travaux effectués. Dans
les foires, un vieux principe prévaut : « C’est à la fin du
marché qu’on compte les bouses. » En matière de fraudes aux
marchés, il en va de même ! Un marché frauduleusement sous-
évalué dès l’origine devra être régularisé soit par des
prestations complémentaires, soit par des avenants qui ne
devraient pas modifier substantiellement le marché, soit par
des contentieux, or des constats de ce type permettent de
remonter à l’origine de la manipulation et de reconstituer le fil
des opérations. De même, dans les montages de corruption,
une surfacturation des opérations est nécessaire car le
corrupteur tient avant tout à garder ses marges ; les avenants
peuvent alors être utilisés pour produire le flux financier
indispensable au paiement des corrompus. Lorsque le marché
est obtenu à vil prix, l’entreprise peut également se refaire
grâce aux avenants.
Ces rallonges budgétaires ne doivent pas dépasser 20 % du
prix du marché pour ne pas en bouleverser l’économie. « Mais
on a déjà vu une affaire en Corse, où un avenant de 5 % a été
considéré comme un délit de favoritisme », précise l’avocat
Florian Linditch. Dans une europole, satellite d’un
département du sud de la France, une société, poursuivie pour
bien d’autres délits, a ainsi obtenu trois avenants d’un montant
de 80 000 euros pour compenser… son propre retard sur les
chantiers. C’est-à-dire qu’au lieu de pénaliser l’entreprise il a
été décidé de lui accorder des rallonges.

Les indicateurs de présence


de ces manipulations et la preuve
Les indicateurs le plus fréquemment identifiés pouvant
faire naître le soupçon sont appréhendés lors des études
systématiques des avenants en liaison avec les bénéficiaires,
afin d’en relever les récurrences, et lors des analyses des
contentieux récurrents qui peuvent aussi être détournés de leur
objet pour de mauvaises raisons. Il n’est pas rare que le
prestataire, accompagné de ses avocats, ouvre une procédure
fictive ou quasi fictive, mais parfaitement motivée, afin de
disposer d’un élément de discussion face à un contentieux,
justifié celui-là, engagé à son encontre.
L’absence de contentieux à l’encontre d’un prestataire qui
n’a pas réalisé correctement la prestation, ou lorsque les délais
n’ont pas été respectés, le refus de prononcer une amende
prévue au contrat, entre autres constats, peuvent constituer des
indicateurs précieux de collusion. Encore faut-il en apporter la
preuve !
Dans un marché de maîtrise d’œuvre conduit sous la forme
de groupement, un dérapage très important de près de dix
millions des coûts prévisionnels a été constaté. Après moultes
discussions, la ville renâcle à allonger l’enveloppe budgétaire
et décide finalement de résilier le marché. Ses services
techniques font alors appel à un cabinet d’avocats expert en
urbanisme qui préconise une résiliation aux torts exclusifs du
maître d’œuvre sans indemnité. Curieusement, ce n’est pas la
solution choisie par le maire, qui préféra régler le litige à
l’amiable, en versant une indemnité de 3 millions d’euros à
l’architecte. Cela mérite une analyse. Dans la même région, un
marché a pris un retard important qui a causé des frais
supplémentaires à la collectivité. Contre toute attente, cette
dernière a versé 80 000 euros au prestataire qui a finalement
terminé son marché avec plus d’une année de retard.
CHAPITRE 5

Les fraudes au moment de l’analyse


des offres
Une fois les besoins identifiés, les organisations publiques
sont tenues d’appliquer une procédure organisée faisant
respecter le principe d’égalité entre les prestataires possibles et
dont la transparence protège les fonds publics : l’appel
d’offres. Les marchés doivent faire l’objet d’une publicité
permettant le libre accès à la commande publique. Ce point de
procédure peut être manipulé directement par le maître
d’ouvrage ou indirectement, on l’a vu, en utilisant les études
de la maîtrise d’œuvre. Remarquons tout de même que la
meilleure manière de « fluidifier » les achats publics, c’est de
se passer d’appel d’offres, c’est illégal certes, mais tellement
pratique et cela ne concerne pas que des marchés de faible
montant.
Ainsi, lorsque le carrelage d’une piscine est confié à
l’entreprise dont un élu de l’agglomération était le P-DG, et le
gros œuvre à la filiale d’une major dans laquelle l’épouse de
l’élu est directrice commerciale, nous côtoyons la prise illégale
d’intérêts. De même, le maire qui confie le marché nécessité
par la création d’un jardin d’enfants à son beau-frère architecte
sans respecter les procédures de mise en concurrence entre
dans le favoritisme. Ce dernier est condamné à six mois avec
sursis et reste éligible. Autre exemple, une mairie facturait du
bitume 650 % plus cher que le prix habituel via une société
monégasque. Cette commande d’enrobés à froid portait sur
plus de 1 million d’euros et n’a pas fait l’objet d’appel
d’offres. Une centaine de tonnes d’enrobés à froid ont été
commandées durant la période 2011-2014 et une vingtaine de
tonnes seulement livrées. Cette affaire vient d’être réactivée,
car un montage similaire, avec des enrobés à chaud cette fois,
semble avoir cours dans une commune voisine avec les mêmes
intermédiaires en Suisse, à Monaco et dans les paradis fiscaux.
Ainsi, une patinoire de 420 000 euros peut être installée
avec le visa du conseil municipal en escamotant la procédure
de l’appel d’offres dans un village de 400 habitants hors
touristes.

Le tripotage des délais de remise


des offres est efficace
Les entreprises sont tenues de soumettre une offre à la
collectivité dans le délai fixé. Jouer sur ce délai afin d’écarter
ou de rendre la conception de l’offre particulièrement malaisée
pour les fournisseurs importuns se révèle efficace. Un délai
particulièrement « serré » ne permet pas de répondre de
manière complète à l’offre, alors que l’entreprise choisie au
préalable prépare le dossier depuis plusieurs mois. Il arrive
même que la modification de l’échéance ne soit pas
communiquée aux postulants mal aimés… La faute à pas de
chance.
Par ailleurs, en termes de contrôle, l’analyse des délais de
remise des offres est souvent très instructive. En effet,
« malgré toutes les précautions figurant dans la
réglementation, les délais de diffusion de l’information
peuvent être trop courts pour que des entreprises non
informées à l’avance du lancement de la procédure puissent
présenter une offre crédible ou même étudier le projet. Parfois,
d’ailleurs, même les délais minimaux réglementaires sont
insuffisants pour une étude de prix sérieuse : qui, en moins de
cinquante jours, entre juillet et août, peut faire une offre bien
étudiée pour un projet routier de vingt kilomètres comportant
plusieurs ouvrages d’art non standards ? Le décideur justifie
souvent les délais réduits par l’urgence, voire l’urgence
impérieuse, alors que ces notions, bien définies par la
jurisprudence, sont inapplicables dans le cas d’espèce et que
seule compte la possibilité d’éliminer certains candidats non
souhaités 1 ».
DE SAVANTES MANŒUVRES
Une fois les dossiers déposés, la commission d’appel
d’offres étudie ces derniers sur la base de critères objectifs
concernant les prix, les délais, la qualité technique, afin
d’adopter la proposition la plus favorable pour la collectivité.
La composition de la commission rassemble des membres des
majorités élues (des conseillers municipaux) et certains tiers
dont la présence n’est plus obligatoire. Il arrive aussi que des
représentants de l’opposition soient membres de la
commission, ce qui donne une apparente transparence. Cela
n’est pas très contraignant, car il est extrêmement difficile
lorsqu’on n’appartient pas au cercle manipulateur de déceler
les montages.
Prenons le cas où une offre plus intéressante et moins-
disante est présentée par une entreprise ne faisant pas partie du
groupe ligué, il faut alors trouver rapidement une solution pour
évacuer l’intruse. L’une des manœuvres possibles consiste à
demander une « analyse technique ». Cette dernière permet de
comparer en seconde analyse les coûts, les techniques en
présence et la nature des propositions formulées. Des
justifications sont demandées à l’entreprise « élue ». Cette
dernière présente un dossier aménagé assorti d’explications
évidemment pertinentes qui mettent en évidence les qualités
spécifiques nouvelles de l’offre. On passe ainsi du moins-
disant au mieux-disant. L’enfumage de la commission est réel,
les membres peuvent n’avoir aucune idée de ce qui a été
fomenté, surtout lorsque dans la commission une majorité de
membres sont peu compétents dans ce domaine.
Une manipulation similaire dans les dossiers à haute
technicité est possible. Dès qu’une difficulté est identifiée,
l’analyse technique est confiée au directeur des services
techniques. En général, ce dernier est un proche du pouvoir à
qui il doit un certain nombre de facilités, des avantages directs
ou indirects et son avancement. Il ne sera pas tenté de mordre
la main qui le nourrit !
L’entreprise ainsi cornaquée aménage son offre en fonction
des observations et de moins-disante va devenir mieux-
disante, il lui suffit de réduire le montant de son offre, de
présenter des « explications » qui n’avaient pas été données,
d’embaucher quelques demandeurs d’emploi, ce que la presse
rapportera en détail.
La manipulation des critères de sélection constitue un
moyen pratique de biaiser les procédures. À titre d’exemple et
parmi d’autres, on peut citer l’utilisation de critères non
standard ou l’appréciation subjective de critères additionnels
justifiés par l’objet du marché ou par ses conditions
d’exécution, en particulier lorsque le cadre est imprécis. On
peut citer aussi l’introduction de modifications non autorisées
ou de critères d’évaluation après l’ouverture des offres ou
encore la non-utilisation des critères existants.
Lors d’une procédure qui a duré dix-sept années, deux élus
qui votaient en commission d’appel d’offres avouent qu’ils ont
menti lors de la première investigation et déclarent que le
maire leur a téléphoné, leur demandant comme un service de
voter pour l’entreprise choisie par lui en commission. Cette
demande était intéressée, car l’architecte et l’entreprise choisie
titulaire du marché en cause (construction de la maison des
associations, de la crèche municipale et de bâtiments sociaux
de la ville) construisaient au même moment une villa pour le
maire. Lors du procès, on découvre que le coût de la
construction de la villa était inférieur de 40 % au prix du
marché.
On glisse aisément vers la corruption pure : un adjoint au
maire a été condamné pour atteinte à l’égalité dans les
marchés publics, corruption passive et trafic d’influence, la
sentence ayant été confirmée par la Cour de cassation pour
avoir reçu, entre 2003 et 2006, 300 000 euros en liquide en
échange d’informations sur un marché public de collecte de
déchets.
Les investigations qui ont été engagées autour de
l’attribution du grand stade de Lille donnent à réfléchir. Selon
Libération, « une charge en règle, clinique, édifiante, mais qui
n’aura peut-être pas de suite. Pour le procureur de la
République de Lille (Nord), l’obtention en 2008 par Eiffage du
marché de la construction du Grand Stade de la métropole
(aujourd’hui baptisé Pierre-Mauroy) a été affectée de plusieurs
irrégularités 2 ». Le procureur constate « une atteinte majeure à
l’objectivité et à la transparence de la procédure ayant abouti à
la désignation d’Eiffage » et valide ainsi les soupçons de
favoritisme pesant sur ce gigantesque contrat. Mais les faits
seraient prescrits.
Lors de la phase dite de “dialogue compétitif”, les services
techniques de la métropole rendent leur verdict : le projet du
groupement Norpac (Bouygues) est en tête devant celui
d’Eiffage, tandis que Vinci, le troisième candidat, est
largement distancé. Un rapport de 75 pages sanctifiant ce
classement est signé le 2 janvier puis validé en commission.
Or, le jour du vote final, le 1er février, c’est une délibération
désignant le projet Eiffage, pourtant beaucoup plus coûteux,
qui est approuvée à une écrasante majorité 3.
Deux élus auraient, d’après le réquisitoire, sans
compétences techniques particulières dans ce domaine, inversé
le classement de moins-disant à mieux-disant. Ils ont reçu des
cadeaux et un faux a été transmis à la préfecture.
DISPOSER D’INFORMATIONS
Le rédacteur du cahier des charges, le décideur ou encore
son âme damnée peuvent communiquer, à l’avance, à certains
fournisseurs, des éléments déterminants ou des informations
complémentaires sur le contenu de l’appel d’offres, aux
dépens des candidats.
Des pratiques redoutables peuvent être instaurées : le vice-
président d’un conseil général en charge de la commission des
appels d’offres disposait d’une martingale « agile » pour
distribuer les marchés. La veille de la réunion des
commissions d’appel d’offres, les tarifs retenus étaient
communiqués aux entreprises afin qu’elles se situent dans la
« fourchette des prix ». Les entreprises, les fonctionnaires et
les élus étaient complices du montage. La contrepartie
consistait en des repas pantagruéliques, des travaux personnels
et des enveloppes.
Si les organisateurs des montages se méfient désormais des
conversations téléphoniques, c’est à cause d’un appel donné
pendant une réunion de la commission d’appel d’offres au
cours de laquelle le rapport de cette dernière avait été
« révisé » et avait fait passer l’entreprise bénéficiaire du
marché de la quatrième place à la première. Les informations
circulent vite !
Et pour terminer, il est aussi possible de contourner les
règles relatives à la passation des marchés après qu’un appel
d’offres a été déclaré infructueux. Cette opération consiste à
établir dans un premier temps une proposition avec des
caractéristiques techniques élevées et un prix très bas. En
l’absence de postulants, l’appel d’offres sera déclaré
infructueux. Le marché passe alors au statut de marché
négocié, et au cours de la « négociation » il est alors nécessaire
de réduire les prestations pour les ramener au niveau des
normes habituelles et/ou de majorer l’enveloppe financière
initiale pour pouvoir, moyennant « compensation financière »,
octroyer le marché à l’entreprise la plus accommodante.
LA SÉCURITÉ DES OFFRES
Il s’agit ici de protéger les données papier ou
informatiques. Omettre ou négliger l’installation d’une
sécurité minimale dans les bureaux, les armoires ou sur le site
Internet, ou encore dans les fichiers dans lesquels les offres
sont stockées, ouvre la voie à toutes les opportunités. Ces
données, inestimables pour la concurrence, valent de l’or et
sont souvent monnayées. De même, il a été relevé la présence
d’attaques informatiques de certains sites de collectivités,
destinées à obtenir les informations contenues dans les offres
de la concurrence.
De nombreux cas ont été identifiés dans ce domaine :
les armoires et les vitrines contenant les offres étaient
ouvertes à tout vent lors de la dévolution d’un marché de
plusieurs milliards ;
l’ouverture non autorisée d’enveloppes scellées ;
l’altération du dossier d’offres ou la falsification de
registres concernant la réception des offres ;
l’omission des signatures sur une ou des offres reçues ;
l’absence de témoins indépendants lors de l’ouverture des
offres ;
l’acceptation d’offres incomplètes.
CHAPITRE 6

L’exécution des travaux : un monde


opaque
Après l’exécution des travaux, la prestation doit être
rendue. Le contrôle se transforme alors en une analyse du
service fait, destinée à s’assurer de la conformité de la
réalisation, et c’est là que le bât blesse.

Contrôler l’exécution des marchés


est une entreprise malaisée
Les textes relatifs aux marchés publics ont été conçus pour
être appliqués par des entreprises de bonne foi. Le contrôle de
l’exécution du service fait et celui des avenants ont été à mon
sens, volontairement ou pas, totalement négligés. Le contrôle
de l’exécution du marché constitue une faille importante dans
cet environnement. Il n’a pas été prévu ou si peu dans les
textes, les dispositions dédiées à l’exécution peuvent être
évaluées à moins de 10 % du montant total des mesures. Cette
carence est confortée par le fait que les collectivités peuvent
difficilement recruter les techniciens et les contrôleurs de
travaux.
Ainsi, on l’a remarqué dans le domaine informatique, les
collectivités, acheteurs généralistes, sont souvent désarmées
face aux commerciaux hautement spécialisés sur leur métier.
« Le favoritisme se fait surtout lors de l’exécution, confirme
un employé du département, sous couvert d’anonymat. Si on
retient une entreprise qui propose des prix très bas, derrière, si
on ne contrôle pas, elle va se rattraper sur les quantités et sur
la qualité. Or le conseil général des Bouches-du-Rhône compte
un nombre étonnamment faible de techniciens pour contrôler
les travaux (deux fois moins par collège que son voisin du Var
par exemple) 1. »
Le contrôle de la bonne exécution des marchés par le
donneur d’ordre nécessite, pour certains travaux, une présence
sur place afin de valider la matérialité de la prestation et, pour
d’autres, une expertise particulière. Or certains donneurs
d’ordres ne tiennent pas du tout, mais alors pas du tout à ce
que le contrôle sur place soit performant, car ils savent bien,
ils en bénéficient, que leur rétribution procède d’une carence
du contrôle 2.
Une telle situation favorise incontestablement les
manipulations matérielles et comptables. Les entreprises
peuvent alors aisément se « refaire » d’un manque à gagner
consenti au préalable. Les fraudes rencontrées présentent des
caractéristiques particulières, les précédentes étaient
juridiques, celles-ci sont plus rustiques (facturation de trois
toupies de béton alors qu’une seule a été livrée effectivement),
et relèvent de la catégorie des fraudes « métier » et des
fraudeurs d’habitude. La preuve de l’existence de ces dernières
s’établit en étudiant les données de la comptabilité du
fournisseur et en particulier de la comptabilité analytique de
chantier – encore faut-il y avoir accès. Seules quelques
enquêtes peuvent développer l’investigation jusqu’à la
comptabilité matière de l’entreprise, les autres se limitent à
une recherche formelle faute de moyens, de temps et de
compétences techniques.
De plus, le camouflage des fraudes est grandement facilité
par l’organisation des travaux sur la base d’une sous-traitance
en cascade. Lorsque ces montages sont découverts, c’est le
rang des sous-traitants qui sera poursuivi en premier, la
structure mise en cause est liquidée et se régénère tel le phénix
dans une entreprise nouvelle.

Des conséquences dramatiques


Les fraudes vont affecter la qualité, la nature même et le
montant de la prestation. La présence de « nids de cailloux »
dans une structure en béton réduit le coût par deux, la
modification du dosage de sable et de ciment génère un gain
analogue. Le fait de ne pas respecter les mesures de sécurité
minimales peut avoir des conséquences dramatiques. Ainsi un
tunnelier allemand avait réduit sensiblement le ferraillage du
béton nécessaire à la bonne résistance du tunnel, les voussoirs
restants étaient revendus au noir à destination de pays de l’Est.
Le tunnel s’est effondré, entraînant l’écroulement d’un
immeuble et faisant des victimes.
Lors d’un dramatique tremblement de terre en Italie, les
immeubles quasiment neufs se sont effondrés alors que les
constructions anciennes n’ont pas bougé. Les catastrophes se
répètent : effondrement de ponts et de viaducs, d’immeubles et
de hangars à l’occasion de tremblements de terre, leur
construction n’avait pas respecté les normes minimales de
sécurité. Ainsi à l’Aquila, en Italie, 32 étudiants sont morts
dans leurs logements construits six ans auparavant avec des
fausses certifications. On identifie les constructions truquées et
celles pour lesquelles les termes du contrat ont été respectés au
moment des sinistres !
Le pont Corleone, entre Palerme et Agrigente, a commencé
à se fissurer puis est tombé dix jours seulement après son
inauguration, du fait, semble-t-il, de travaux mal réalisés. Il
peut constituer un exemple de ces dérives techniques ou
matérielles peut-être dues au comportement d’entreprises
quasi mafieuses. Et que dire de l’effondrement du pont de
Gênes…
Le maître d’ouvrage doit disposer d’une technicité
suffisante et des moyens rendant possible une surveillance des
travaux impartiale et sourcilleuse. Il ne doit pas tremper dans
un conflit d’intérêts avec le prestataire, et enfin ne pas être
affecté par la corruption. Or les manipulations réalisables sont
à la fois multiples et techniques, rendant tout contrôle malaisé.

Les typologies sont souvent


récurrentes
Les chapitres précédents ont permis de décrypter
essentiellement des dérives « fines », disons plus
intellectuelles ; il s’agissait alors de montages affectant des
prestations, des contournements de textes, des faux projets, des
commissions illégales et des montages destinés à faciliter les
truquages lors de l’exécution du contrat. Dans la phase de
réalisation du marché, le contrôle, lorsqu’il est effectif, est
confronté à des prestations matérielles non réalisées ou mal
exécutées, à du travail clandestin 3, à des maîtres d’ouvrages
délégués complices de détournements, ainsi qu’à un ensemble
de pratiques, de tours de main profondément intégrés dans la
tradition du métier concerné. Ces « artifices », évidents pour
certains et insoupçonnés pour d’autres, génèrent, au détriment
de l’État, les flux financiers permettant de regonfler les marges
ou de rémunérer un pacte corrupteur.
LES DÉMOLITIONS, CREUSEMENTS ET RECYCLAGE
DES DÉCHETS
Les marchés de démolition ou de la préparation des sols
(dessouchage) sont traités au forfait ou à prix unitaires fixés
souvent arbitrairement ou totalement négligés… Si la
concurrence existe, il est toujours possible de multiplier les
unités (le nombre d’arbres à abattre, par exemple) ou
d’invoquer des difficultés imprévisibles (nécessité d’utiliser du
matériel plus puissant…) afin d’obtenir le versement de
sommes complémentaires qui permettront à l’entreprise
attributaire de ne pas réduire son résultat 4 au cas où le
décideur exigerait un paiement personnel. En l’absence de
marché, les produits qui peuvent être vendus (le bois de
chauffage, par exemple) le seront, et cela constitue un manque
à gagner pour la collectivité. Il serait intéressant de savoir quel
traitement a été appliqué au bois coupé à la suite des travaux
du barrage de Sivens ou de Notre-Dame-des-Landes.

En 2008, le président du conseil général des Hauts-de-


Seine révèle la « disparition » d’une livraison de sable sur l’un
des chantiers départementaux dont la SEM 92 est maître
d’ouvrage, celui de la construction de l’IUT de Gennevilliers.
Sur ce point Le Parisien du 28 juillet 2008 titre : « Mais où est
donc passé le sable de la SEM 92 ? » Il poursuit : « Le
feuilleton a démarré après les fêtes du 14 Juillet. Le président
du conseil général en personne faisait allusion à une facture
irrégulière de 400 000 euros de sable, dont on ne trouverait
plus trace à la SEM 92, société d’économie mixte pour
l’aménagement et le développement des Hauts-de-Seine, dont
le conseil général est actionnaire à 70 %. » Elle a porté plainte
pour détournement de… sable. Avec, à la clé, un préjudice de
1 million d’euros au détriment de la SEM 92.
Le détournement de sable, produit de première nécessité
dans la construction, n’est pas rare. On se souvient de la
disparition du sable extrait pour construire les marinas dans le
sud de la France, qui avait en son temps créé un fort scandale,
car les fonds avaient financé un parti centriste 5.
Le transport des déblais peut, notamment à l’occasion de
grands chantiers en milieu urbain, constituer un enjeu
fondamental pour la collectivité. De tels marchés, payés à
l’unité (mètre cube ou tonne transportés) peuvent générer des
dérives corruptrices ou un enrichissement personnel. De plus,
déversés dans une décharge sauvage, ces déblais constituent
une atteinte à l’environnement. Cette activité nécessite un
contrôle appuyé, car la criminalité s’est installée dans ce
secteur. Si les dérives mafieuses comme l’enfouissement des
déchets dangereux près de Naples sont connues de tous,
l’implication criminelle en région parisienne est ignorée 6. Un
réseau criminel d’enfouissement de déchets dangereux a été
démantelé près de Paris. Deux figures du grand banditisme ont
été mises en examen et écrouées.
Pendant plusieurs mois, à quelques kilomètres de Paris, un
ballet incessant de camions a apporté des tonnes de déchets et
de gravats. Une société proposait à des entreprises du BTP de
prendre en charge leurs déchets à des prix sans concurrence.
Ces gravats n’étant, semble-t-il, pas recyclés. Cette entreprise
était liée à une famille associée depuis longtemps au grand
banditisme et qui aurait diversifié son activité dans le
traitement illégal des déchets. L’activité semblait lucrative :
voitures de luxe, nuits dans des palaces, plusieurs membres du
clan menaient grand train.
Lorsque les travaux de démolition sont moindres, ces
déblais sont trop souvent jetés dans des décharges illégales par
les sous-traitants.
LES TYPES DE MANIPULATIONS TRADITIONNELS
Il s’agit de montages courants dans les rapports entre
clients et fournisseurs s’adossant sur la réalisation de
prestations moindres, sur la fourniture de produits moins
onéreux, moins performants que ce qui figure dans les
prescriptions techniques. Ces « révisions à la baisse » non
contractuelles sont en général opérées sans l’aval du donneur
d’ordre. En cas de complicité de ce dernier, il pourra s’agir de
corruption.
Ainsi, un contrat de nettoyage et d’entretien de bureaux
exigeait un nettoyage complet et quotidien. En fait, seules les
poubelles et les cendriers étaient vidés chaque jour 7, le
nettoyage et l’entretien étaient réalisés deux fois par semaine.
En contrepartie, le directeur des achats a bénéficié d’un revenu
net d’impôt régulier pendant trois années.
Dans un autre marché de nettoyage, assez perméable aux
fraudes, le contrat prévoyait une prestation valorisée sur un
bâtiment de trois étages alors que l’immeuble n’en comptait
que deux. Les deux tiers des gains non causés ont disparu dans
les flux d’une filiale luxembourgeoise du prestataire et dans
une société civile immobilière, puis chez un antiquaire très
proche de l’épouse du donneur d’ordre. La farce a duré près de
cinq années.

Des travaux supplémentaires peuvent être nécessaires en


cours d’exécution. Ils sont, en principe, le fait d’événements
imprévisibles ou résultent d’une estimation erronée, il faut
alors reconsidérer la situation. Ces situations bloquantes sont
diverses : la quantité de remblais à mettre en œuvre est
insuffisante pour soutenir un édifice, le volume des purges à
effectuer est plus important que prévu, la mauvaise qualité du
sous-sol, non identifiée lors de l’évaluation des coûts, impose
la réalisation de fondations plus profondes, des pieux plus
longs ou plus nombreux. Lors de la création d’une voie, il n’a
pas été tenu compte de la fragilité du sous-sol et du fait que les
tunnels creusés lors de la Grande Guerre n’avaient pas été
comblés. Un terrain est pollué par des hydrocarbures sur une
profondeur plus importante que celle envisagée, etc. Le
prestataire doit alors effectuer les travaux supplémentaires.
Ces travaux comme les ordres de service et les avenants sont
sujets à réclamation et à contentieux, en particulier dans les
marchés conclus à un prix forfaitaire.
De telles situations peuvent aussi résulter d’une
manipulation préalable. On aurait alors volontairement
escamoté ou mal calculé un risque dont l’apparition
permettrait de reconstituer des marges ou de disposer d’un
financement corruptif.
On relève aussi des travaux supplémentaires sans lien avec
le marché, proposés ou exigés par le maître d’ouvrage en
contrepartie de l’attribution du marché. Parfois réalisés au
bénéfice de la collectivité (le goudronnage d’une place, par
exemple), ils le sont souvent au bénéfice personnel du
décideur : la construction d’une piscine privée, la restauration
d’un bâtiment, entre autres. L’existence de faux documentaires
est alors nécessaire.
Au cours des études effectuées au Service central de
prévention de la corruption (SCPC), nous avons tout de même
identifié un marché pour la construction d’une route de
plusieurs kilomètres jamais édifiée mais payée.
Dans toutes ces opérations, on retrouve les mêmes acteurs :
le chef de chantier, les conducteurs de travaux, le représentant
du bureau d’études qui pilote l’opération. Ces derniers, dans
un état de subordination vis-à-vis du titulaire du marché ou du
donneur d’ordre, ne peuvent s’opposer à la « manipulation »
dont ils sont témoins.

La malédiction des marchés


informatiques d’État
S’il est un domaine dans lequel l’État cache un cygne noir,
c’est bien celui de l’informatisation. En effet, le
développement de progiciels destinés à améliorer sa gestion a
acquis la notoriété certaine et emblématique d’une
organisation approximative et coûteuse. Il est aussi vrai que
gérer la comptabilité publique, les hôpitaux, les soldes
militaires n’est pas une mince affaire 8, et les projets de masse,
engagés au long cours, comportent souvent des risques
majeurs.
En 2010, Bercy a fait développer le progiciel Chorus afin
de moderniser la comptabilité publique. Son développement a
été plus onéreux que prévu et aurait provoqué des retards de
paiement de plusieurs mois des fournisseurs de l’État. La Cour
des comptes, dans son rapport de juin 2017, estime que, « s’il
assure bien sa fonction de gestion au jour le jour de la dépense
publique, il ne permet toujours pas de certifier avec certitude
les comptes de l’État ». Ce progiciel est implémenté auprès de
50 000 utilisateurs. Il automatise une grande partie des
écritures comptables, mais des saisies manuelles subsistent.
Or, selon la Cour, le progiciel ne propose pas des contrôles
automatiques permettant de prévenir des erreurs, ni même un
système de traçabilité permettant de garder en mémoire les
écritures concernées à des fins de régularisation : « Les
modalités actuelles d’utilisation de Chorus font peser un risque
significatif sur la fiabilité des enregistrements comptables, non
compensé par des contrôles automatiques ou manuels
suffisants. » Or il s’agit là de l’irrespect d’un principe
fondamental du contrôle des opérations informatisées forcées
et des rejets.
Les bugs d’Orbis auraient causé la perte de près de
100 millions d’euros de factures aux Hôpitaux de Paris,
d’après le rapport de la chambre régionale des comptes 9. Cette
perte serait définitive.
Le programme ONP (Opérateur national de paie) est aussi
cité en bonne place. Ce logiciel de gestion des paies du
ministère du Budget a été abandonné en 2014. Il a coûté
290 millions d’euros et la perte pourrait atteindre 600 millions
d’euros. Lancé en 2007, il devait gérer les salaires de
2,5 millions de fonctionnaires à partir de 2017, l’objectif était
la réalisation de 190 millions d’euros d’économie par an. Or, il
n’est pas possible d’évaluer le montant total des dépenses
engagées dans la conception du « super logiciel ». En effet,
« SI Paye », le cœur du réacteur, initialement estimé à
170 millions d’euros, est affecté de retards importants.
Certains coûts indirects, les travaux effectués dans les
ministères pour se mettre en conformité avec le système, sont
difficilement évalués. L’engagement aurait coûté 760 millions
d’euros jusqu’en 2018. De plus, l’État a anticipé les économies
de postes de son futur super logiciel, si bien que les services
des ressources humaines de certaines administrations sont déjà
« dans un relatif sous-effectif ».
Le programme Sirhen (système d’information et de gestion
des ressources humaines du ministère de l’Éducation
nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche) est
un autre gouffre financier lancé en 2007, qui devait être
raccordé à l’ONP.
Le progiciel Louvois est une « vraie usine à gaz ». Conçu
pour gagner en efficience, il assurait la paye de
200 000 militaires. Or les retards de paiement ont été
considérables et 70 000 dossiers de trop-perçus ont été
recensés dont il a fallu demander le remboursement. Tous
n’ont pu être recouvrés, de nombreux militaires ayant quitté
l’armée. Le délai de récupération est estimé à sept ans. La
correction des moins-perçus a occasionné des coûts indirects
élevés : des centaines de personnes auraient été embauchées
pour rétablir les situations.
Quelques autres progiciels de moindre importance ont
intéressé la presse : le logiciel des cartes grises est de ceux-là.
La plateforme en ligne, lancée en novembre 2017 et destinée à
fluidifier les opérations d’attribution, affectée par des bugs
informatiques, a bloqué l’ensemble du système. Le délai
d’obtention des cartes grises a atteint six semaines, mais aussi
pour les permis, les changements d’adresse et les cessions de
véhicules. En mars 2018, selon le Conseil national des
professionnels de l’automobile (CNPA), plus de
400 000 dossiers étaient en souffrance, interdisant l’utilisation
des véhicules nouvellement acquis et la livraison des
commandes.
Nous ne serions guère étonnés si le progiciel tant vanté par
les publicités, le DMP (Dossier médical partagé), n’atteignait
pas les résultats escomptés. En effet, ce projet, issu d’une
initiative du ministre Douste-Blazy en 2004 pour une mise en
application en 2007, a été relancé en 2018 par la Caisse
nationale d’assurance maladie (CNAM).
Chaque personne devrait être en mesure d’ouvrir son
dossier soit en ligne, soit auprès des agents des caisses
d’assurance maladie, lesquelles comportent « votre historique
de soins des vingt-quatre derniers mois automatiquement
alimenté par l’Assurance maladie, vos résultats d’examens
[radios, analyses biologiques…], les coordonnées de vos
proches à prévenir en cas d’urgence, vos antécédents
médicaux [pathologies, allergies…] et vos comptes rendus
d’hospitalisations ».
Le premier problème posé est celui de la sécurité de
l’information contenue chez l’hébergeur unique, les sécurités
d’Internet étant constamment contournées. Ces données sont
susceptibles d’intéresser les assurances privées. En effet, si ces
données sont hébergées à l’étranger, la réglementation
française ne s’applique pas et les fuites sont probables ! De
plus, l’intégration facile et rapide des documents dans les
dossiers des patients exige des logiciels adéquats.
Les causes de ces dérapages sont comparables à celles
rencontrées dans les grands projets des autres domaines
d’activité, surtout s’ils sont démesurés et urgents. Et cela n’est
pas propre au public, le privé est pareillement affecté.
L’une des causes de dérive et de surcoût est due à la qualité
de la conception du projet. Les effets négatifs peuvent aussi
provenir de l’accompagnement de ces projets par les cabinets
de conseil extérieurs. Si le cahier des charges est flou, les
besoins mal formulés, les bureaux d’études tâtonnent et
peuvent ne pas être exempts de conflits d’intérêts. Les dérives
peuvent être dues aux classiques biais cognitifs, qui amènent
les donneurs d’ordre à se renfermer sur leur propre lecture,
souvent restrictive.
De plus, l’énormité des projets et leurs délais à rallonge
sont essentiellement dus au fonctionnement en silo,
conséquence du pilotage « en mode tour d’ivoire » et à la
« comitologie » : réunions interminables devant rapprocher
des points de vue inconciliables dans lesquelles personne
n’accorde à un participant la qualité de disposer d’une vision
exhaustive du projet, des enjeux, des risques et des décisions à
prendre. Rajoutons à cela la conviction folle et chimérique que
le logiciel est en mesure de traiter tous les problèmes, et que
tous les biais affectant l’origine des projets comme leur
réalisation sont identifiés. Ils ne sont pas nouveaux ni
inconnus, mais impossibles à réduire.
Ces problèmes laissent des opportunités infinies aux
prestataires qui deviennent rapidement les véritables maîtres
du projet, le donneur d’ordre perdant la maîtrise de
l’ensemble. Ces erreurs deviennent monstrueuses lorsque le
recours massif à la sous-traitance est présent.
Les carences dans la relation et le pilotage entre le donneur
d’ordre et la maîtrise d’œuvre sont problématiques. L’absence
de suivi des prestataires génère des surcoûts, la multiplication
des demandes de modifications en dehors du cahier des
charges étant facturée au prix fort. Le risque existe aussi du
fait de prestataires travaillant sur place ou à l’extérieur et du
secret des affaires.
Les alertes sont lentes, partielles, rares et n’apparaissent
que comme des signaux faibles de risque. Le porteur de
mauvaises nouvelles n’est jamais bienvenu. En fait, le
problème devient tellement ingérable qu’il doit être poursuivi,
c’est le célèbre « biais abscons 10 ».
Rajoutons dans ces projets une division du travail
outrancière, des structures qui ne communiquent pas entre
elles, une dilution des responsabilités, l’urgence qui ne peut se
faire qu’en utilisant des composants « sur étagère », des
objectifs fixés sans consulter les utilisateurs, et la catastrophe
devient inéluctable.
Les problèmes persistent pendant la pandémie, on a raté les
marques, le traçage et la vaccination prennent l’eau.
CHAPITRE 7

Retour sur quelques particularités


notables
La tentative manquée
des partenariats public-privé
Les contrats de partenariats public-privé (PPP) sont un
mode de financement dans lequel une autorité publique fait
appel à des prestataires privés pour financer et gérer un
équipement assurant un service public. Les délégations de
service public, les baux emphytéotiques, les occupations
temporaires, autres formules assez proches qui sont utilisées
depuis longtemps. Les marchés d’entreprises de travaux
publics (METP), ancêtres du PPP, avaient été exclus des
procédures des marchés publics du fait des multiples
manipulations qu’ils recelaient, dont celle des « marchés
truqués d’Île-de-France ».
Les partenariats public-privé relèvent d’une opinion suivant
laquelle les entreprises privées sauraient faire mieux et moins
cher que l’État ou les collectivités. On sait maintenant qu’ils
sont plus chers, mieux… ça peut se discuter !
Cette pratique venue d’Angleterre est un exemple de
manipulation qui s’ourdit dans l’ombre, bien que présentée
comme objective et apolitique. L’engagement de fonds publics
dans ces opérations est souvent qualifié de « gestion pure »,
détachée des choix politiques, or ce n’est pas le cas. Elle
s’appuie sur la complexité, le juridisme pointilleux, le secret
des affaires et le dépeçage des biens publics entre soi. Une
mission d’appui aux partenariats public-privé (MAPPP), créée
en 2014, était chargée de faciliter ces partenariats, et son
impartialité a toujours été discutée. L’ordonnance no 2004-559
du 17 juin 2004 sur les contrats de partenariat 1 a suspendu tout
débat public. Si certaines personnalités politiques ont rusé
pour imposer la pratique, le Conseil constitutionnel ayant
envisagé une censure de la procédure, il eût été sage d’écouter
M. Arthuis, l’un des meilleurs connaisseurs des manipulations
comptables en tout genre au Sénat, qui avait émis des réserves.
Cette procédure augmente in fine l’endettement public. Elle
transfère par ailleurs les gains au secteur privé et aux banques
sur des opérations ayant un impact considérable sur les
comptes publics. Une analyse de simple bon sens tendrait à
montrer que finalement les grands bénéficiaires sont les grands
groupes sur un fond de pantouflage, de conflit d’intérêts et de
corruption douce 2. Ces opérations, en apparence indolores, ne
s’activent que lorsque certaines conditions sont réunies,
notamment l’imbrication des élites dans les plus hautes
sphères publiques et dans la direction des grandes entreprises.
Fruit d’un lobbying exceptionnel, « en à peine neuf ans
d’existence, les PPP ont connu un emballement spectaculaire :
de 146 millions d’euros en 2007, le montant des
investissements programmé dans ce cadre a atteint près de
5,6 milliards en 2011, plaçant la France au premier rang
européen ».

On y relève les dérives déjà présentes dans les METP, soit :


des mécanismes de surcoût, d’absence de contrôle,
d’endettement massif, d’engagements très contraignants sur
le très long terme pour le seul profit du privé ;
des contrats opaques et ficelés de manière à donner tout
pouvoir au privé ;
des surcoûts non contrôlés ;
un endettement massif à des taux beaucoup plus élevés que
si la puissance publique avait assuré elle-même le
financement et, sur un très long terme, une surcharge
financière qui ôte toute marge de manœuvre à l’utilisateur.
Ce type de montage a pu pousser les services, selon
l’Inspection générale des finances (IGF), « à investir dans des
ouvrages “manifestement surcalibrés”, bien au-delà de ce que
leurs ressources leur permettaient d’envisager », ou « de
surpayer un investissement ». Ce processus facilite la
manipulation des besoins. La mise en place de ces projets et
les réalisations surdimensionnées flattent naturellement l’ego
des décideurs. Les risques ne s’inscrivant que dans le futur, ces
derniers se sont lancés dans des projets aberrants et parfois
inutiles. On relève quelques analogies avec les prêts Dexia :
même complexité des opérations, même implication des élites,
une grande place laissée à l’ego des dirigeants « à la mode »,
même manière d’occulter ou de décaler la dette effective.
Le Sénat, dans le rapport « Les contrats de partenariats :
des bombes à retardement ? » du mois de juillet 2014 effectué
par la Commission des lois, a identifié les risques importants
pour la collectivité dans ce secteur. Dans leur rapport annuel
de 2014, la Cour et les chambres régionales des comptes ont
émis des observations sévères : « des évaluations préalables
biaisées et des lacunes dans la mise en concurrence ont
souvent facilité la signature ; sur le long terme, l’équilibre
économique du contrat est souvent défavorable aux
collectivités territoriales qui ont rarement la capacité d’en
assurer le suivi ». Les procédures ont été engagées de manière
précipitée, les avantages attribués aux partenariats public-privé
ont été mal exploités, leurs enjeux financiers ont été
insuffisamment pris en compte et tout cela contribue à la
création de dettes dont on aurait bien pu se passer dans un
grand nombre de cas.
La Cour des comptes européenne (no 9, rapport spécial Les
partenariats public-privé dans l’UE) relève de multiples
insuffisances et des avantages limités. Après avoir examiné de
nombreux contrats de partenariat privé-public passés dans
toute l’Europe, celle-ci a constaté un « manque considérable
d’efficience, qui s’est traduit par des retards de construction et
par une forte augmentation des coûts », une opacité comptable
qui compromet « la transparence et l’optimisation des
ressources », une inadaptation de ces contrats de long terme à
suivre « l’évolution rapide des technologies ». Sa première
recommandation est qu’en l’état du droit et de la pratique il
faut cesser de recourir aux partenariats public-privé, tant que
tous les problèmes juridiques et financiers n’auront pas été
résolus.
Il faut relever aussi le fait que seules quelques rares
grandes entreprises peuvent gérer de telles structures, et que le
principe de l’égalité devant la commande publique est donc
écarté, ce n’est que tardivement que le délit de favoritisme a
pu s’appliquer à cette procédure.
Il a cependant suffi d’une révolte de bonnets rouges, d’un
aérodrome mal aimé et de la résiliation d’un contrat au centre
hospitalier sud francilien pour que cette procédure de
passation des marchés, encensée par un lobbying débridé, soit
vouée aux Érinyes. D’aucuns prétendraient même que ces
partenariats public-privé pourraient créer, à terme, des dégâts
proches de ceux des subprimes sur les comptes des entités.
Une lecture, même superficielle, des contrats dévoile les
grandes typologies de risques inhérents à cette procédure. En
premier lieu, la clause de dédit mal analysée peut rendre
financièrement impossible tout retrait de la puissance
publique. L’État et les collectivités 3 semblent démunis face à
cette clause. Cela peut s’expliquer par un manque de
compétences juridiques, par un vice commercial 4, par l’intense
communication, et plus sûrement par un défaut de volonté
pour s’opposer aux grandes entreprises.
Présentés comme un partenariat entre égaux, les PPP
génèrent des rapports souvent violents, parfois corrupteurs et
le plus souvent liés à des conflits d’intérêts entre entreprises et
politiques. Finalement, ils sont défavorables à l’État, souvent
incapable de produire une expertise technique et juridique
solide. Il s’agit de « contrats secs » sans renégociation
possible, assortis de charges exceptionnelles comme les
indemnisations. Dans ce jeu où pile je gagne, face tu perds,
l’endettement des États et des collectivités se poursuit.
Un autre problème posé est celui du conflit d’intérêts de
hauts fonctionnaires 5, qui, après avoir piloté localement,
seraient embauchés par une filiale de l’heureux gagnant.
Notons que les oppositions aux PPP ont généré nombre de
saillies humoristiques : au Canada ATTAC-Québec nomme le
PPP « Privatisation du Patrimoine Public », le PFI britannique
(Private Finance Initiative) est aussi qualifié de « Perfidious
Financial Idiocy ».

Le tropisme des élus pour


l’immobilier
La gestion des collectivités est souvent affectée par des
manipulations liées à l’immobilier. Ce n’est guère étonnant, la
pression immobilière est très forte et, pour les propriétaires de
terrains, la cession sous la forme de terrains à bâtir est l’ultime
occasion d’obtenir des plus-values.
COMMENT CONTOURNER LES TEXTES ENCADRANT
LE PERMIS DE CONSTRUIRE

Depuis des lustres, le permis de construire est considéré


comme une entrave à l’investissement immobilier, qu’il soit
individuel ou collectif. Quelques astuces sont couramment
utilisées dans le but de contourner efficacement les règles.
Il n’est pas rare de bâtir sans permis en jouant sur la
discrétion. Pour ce faire, il est nécessaire de se trouver dans
une situation géographique favorable, à l’abri des regards, de
l’indiscrétion ou de l’ire des voisins, cependant cela n’est
réalisable qu’avec la complicité du constructeur.
Les bâtisseurs du dimanche vont utiliser une « gratte »
systématique afin de transformer un garage en appartement, de
construire un hangar dont la surface sera majorée de dix
mètres carrés ici, de cinq là, et vogue la galère. Quant aux
services municipaux, ils peuvent se demander, au moment de
viser le certificat de conformité, s’il est bien raisonnable de se
mettre à dos une famille qui vote… C’est un grand classique
du microdéveloppement immobilier. Dans un village des
Pyrénées-Orientales, excédée par les litiges entre voisins, une
mairie a pris une décision redoutable. Pour chaque saisine, elle
diligente une inspection préalable des locaux de chacune des
parties. Le prurit vicinal a baissé de manière spectaculaire.
Un soupçon d’habileté peut être instillé dans le rouage
frauduleux ! La manipulation affecte alors la demande de
permis de construire, majorant la surface de la construction à
agrandir ou sa destination. L’absence de contrôles
systématiques ou l’appartenance à une coterie facilitent la
manipulation. Des personnages célèbres se sont fait prendre à
ce jeu. Un ancien ministre avait obtenu le droit de rénover
dans un site protégé un petit mas en majorant la surface
initiale. L’emballement de la contestation l’a amené à y
renoncer. Une « people » célèbre aurait tenté de maquiller en
abri de piscine une maison de cent mètres carrés construite
dans une pinède inconstructible. Condamnée à détruire la
construction, elle a fait appel de la décision. De nombreuses
bergeries à l’abandon ont été subrepticement transformées en
villas somptueuses ou sont devenues des gîtes touristiques
courus ; comme on dit dans l’île de Beauté, c’est « brocciu et
fiadone ».
Les contrôles sont parfois efficaces, ils génèrent alors un
concert de pleurs et de gémissements. La démolition d’un
local construit sans autorisation a été prononcée par le tribunal
correctionnel. Il appartient à l’épouse d’un maire et il était
destiné à devenir un gîte. Des travaux non autorisés avaient été
réalisés par deux fois sur le même bâtiment. En 2012, en
possession d’un hangar sur un terrain agricole (non
constructible), une demande de changement de destination de
ce bâtiment afin d’y abriter un gîte touristique aurait été
déposée et aurait obtenu cette autorisation, toute démolition est
alors exclue. Or, le « casot » aurait été rasé de manière
illégale, dans l’optique de rebâtir.
En 2013, curieusement, un second permis, dit « de
régularisation », a été obtenu de la communauté de communes,
à la stricte condition que le hangar agricole soit reconstruit à
l’identique. Ce qui n’a pas été le cas. Un mas aurait bien été
érigé, mais agrandi par un sous-sol afin d’y accueillir
notamment une chaufferie. L’extension ne figurait pas sur les
plans. Sans compter une piscine semi-enterrée qui ferait l’objet
d’une autre procédure et pour laquelle des investigations
seraient en cours.
De surcroît, la famille y aurait élu domicile, selon les
déclarations de la propriétaire lors de l’audience. Celle-ci a
plaidé l’ignorance. Elle aurait sans doute gagné à poser la
question à son époux, qui a été maire de la commune, son
conseil eût été profitable, on ne se parle jamais assez en
couple ! Le tribunal a prononcé une amende de 10 000 euros à
son encontre et a ordonné la démolition de la construction sous
peine d’astreinte. Le jugement a été pris conformément aux
réquisitions de la procureure. La commune victime d’une
construction illégale sur son territoire ne s’est finalement pas
constituée partie civile.
Le Canard enchaîné a apporté son concours, évidemment
humoristique, au corpus juridique en créant le « permis
tacite ». Il consiste pour l’élu à ne pas répondre dans le délai
imparti à la demande, la règle du « qui ne dit mot consent »
s’applique alors, et le permis est accordé de manière tacite.
C’est une manière de resserrer les amitiés et d’assurer des
votes potentiels.
LES DÉRIVES IMMOBILIÈRES
L’immobilier présente de nombreux avantages pour un
édile dont l’éthique est fluctuante, et ses décisions, qui
devraient être marquées du sceau de l’intérêt général, ne
constituent parfois qu’une pratique destinée à privilégier son
intérêt personnel. De plus, le choix absurde qui a été fait du
développement immobilier horizontal a entraîné une
concurrence malsaine entre les collectivités et des coûts
d’aménagement de plus en plus élevés pour les finances
communales. On peut craindre que ce type de développement
périurbain, qui a pour partie été la cause de la révolte des
Gilets jaunes, ne crée des problèmes similaires à ceux
constatés dans les grandes barres des banlieues. Cependant,
cette course au développement génère des flux financiers qui
attirent les convoitises.
AUTANT EN APPORTE LE VENT
Le SCPC (Service central de prévention de la corruption) a
été destinataire de nombreuses procédures engagées par des
associations, qui font état de dérives graves concernant les
implantations d’éoliennes. Il a aussi été consulté sur cette
problématique par l’autorité judiciaire qui sollicitait son
analyse à l’occasion d’une affaire en cours. Cette dernière a pu
relever le fait qu’il ne s’agissait pas toujours de simples
négligences, mais parfois d’agissements délibérés, leurs
auteurs étant motivés par les revenus substantiels tirés de
l’implantation d’éoliennes sur des terrains leur appartenant et
par un régime fiscal favorable.
Il a pu être également constaté une très forte pression
exercée sur les élus par les investisseurs. Certains auraient
même été invités à soutenir la société dans l’élaboration du
projet. Or, cela n’est pas cohérent avec le principe de neutralité
de la décision prise au nom de la collectivité publique,
principe destiné à éviter, en toute circonstance, la confusion
entre l’intérêt privé de celui qui prend, participe ou prépare la
décision, et l’intérêt public dont il a la charge en qualité d’élu 6.
Ce principe n’est en rien théorique. Entre 2010 et 2013, le
maire d’une commune, son premier adjoint, et un conseiller
municipal ont participé aux délibérations sur une zone de
développement éolien, lesquelles ont permis de créer un parc
de huit machines. Or, ils étaient propriétaires d’une partie des
terrains concernés. Plusieurs d’entre eux avaient en outre signé
des promesses de bail emphytéotique au bénéfice du
constructeur des éoliennes.
La présidente du tribunal a rappelé que la loi obligeait à se
retirer quand le conseil municipal évoquait ce dossier qui allait
leur « rapporter un peu d’argent », en l’espèce 6 500 euros de
loyer annuel par éolienne pendant vingt-cinq ans, pour des
terrains ne rapportant que 1 000 à 1 200 euros à l’hectare
lorsqu’ils sont cultivés 7.
LA SPÉCULATION SUR LES CESSIONS OU LES ACHATS
DE TERRAINS

Les exemples dans ce domaine sont légion et chacun


d’entre nous a connu un montage de ce type. Quelques
exemples significatifs seront seulement cités ici.
Un maire adjoint est condamné pour avoir spéculé sur des
terrains. Il avait acheté une surface de 5 000 m2 et participé à
deux ventes autorisant l’aménagement du quartier dans lequel
était situé le terrain. Un compromis de vente avait été passé et
la valeur du terrain avait été multipliée par cinq. Le maire lui a
retiré ses délégations et a porté plainte. Il a été condamné à
6 mois de prison avec sursis et son terrain lui a été confisqué 8.
Le député et maire de Royan, pour sa part, a rendu
constructibles des terrains appartenant à sa famille, il est
condamné à 7 500 euros d’amende et a utilisé la procédure de
reconnaissance préalable de culpabilité 9.
Le maire de Tignes en Savoie, accusé d’avoir revendu un
terrain quinze fois sa valeur initiale en modifiant le plan local
d’urbanisme, a été condamné à huit mois de prison avec sursis
par le tribunal d’Albertville. Poursuivi pour prise illégale
d’intérêts, il a été condamné par le tribunal à une amende de
60 000 euros, à trois ans d’inéligibilité et à six mois de prison
avec sursis. « On peut s’enrichir, mais pas avec son mandat
d’élu », a réagi l’ancien maire de Tignes. En janvier 2005, lors
d’une vente aux enchères, la société immobilière SCI
L’Ancolie, dont le maire de Tignes et l’épouse étaient
cogérants, a acquis un terrain de 4 000 m2« inconstructible »
pour un peu plus de 80 000 euros qu’elle a revendu cinq ans
plus tard à une agence immobilière pour 1,2 million d’euros
après avoir modifié le plan local d’urbanisme. Le compromis
de vente, signé dès 2007 entre la société et MGM, suspendait
la transaction à l’obtention d’un permis de construire, qui sera
accordé par la mairie en 2008, prévoyant des logements
sociaux pour les saisonniers et une résidence touristique quatre
étoiles. Mais en 2010, une nouvelle modification du permis de
construire, qui inclut l’aménagement d’un magasin de location
de skis de 300 m2 dont le maire deviendra le propriétaire, est
signée. « C’est plus qu’une excellente affaire, c’est du jamais-
vu », avait lancé au prévenu l’un des avocats des parties
civiles, après avoir rappelé que la valeur du commerce pouvait
« être estimée à 2 millions d’euros ». « Vous avez été aveuglé
par l’appât du gain », avait renchéri le deuxième avocat des
parties civiles, lors de l’audience. L’édile a démissionné de son
mandat et a stoppé la procédure de son pourvoi en cassation. Il
avait été condamné par le tribunal correctionnel d’Albertville à
huit mois de prison avec sursis, 60 000 euros d’amende et trois
années de privation de droits civiques pour « prise illégale
d’intérêts ». La cour d’appel de Chambéry a confirmé le
jugement, qui est devenu définitif après l’annulation de la
procédure engagée auprès de la Cour de cassation 10.
Avec la création des communautés de communes, les
montages sont facilités car apporter la preuve de l’élément
moral est plus difficile, la décision étant collective. À titre
d’exemple, prenons le cas d’un terrain inconstructible car
attenant à une route départementale. Le prix du terrain agricole
avoisinait 2 000 euros l’hectare, or la communauté de
communes l’a acheté au prix du terrain constructible majoré de
dix pour cent, soit près de 70 000 euros l’hectare. Les liens de
proximité entre le vendeur et le conseil municipal ont ainsi été
discrètement camouflés.
LES ORGANISMES « SOCIAUX » DESTINÉS
À L’HABITAT

L’effondrement de plusieurs immeubles à Marseille, qui a


causé la mort de huit personnes, outre l’horreur engendrée par
ce drame, a mis au jour quelques manipulations intéressantes
qui démontrent, s’il en était besoin, qu’il est possible de
s’enrichir en manœuvrant autour d’immeubles vétustes, voire
inhabitables.
L’hebdomadaire Marianne, dans son édition du 14 au
19 décembre 2018, titre « Marseille : plus laide la ville ? » et
rapporte l’existence d’un montage complexe qui pourrait être
utilisé dans de nombreuses autres villes. Une société
d’économie mixte, Marseille Aménagement, acteur majeur de
la réhabilitation, a racheté des centaines d’immeubles. Elle en
aurait revendu à la découpe à des sociétés civiles immobilières
composées d’investisseurs privés. Les ventes auraient été
réalisées à perte. La ville a installé une « garantie locative »
accompagnée d’une promesse d’achat par ailleurs critiquée par
la chambre régionale des comptes.
Ainsi, les heureux acheteurs auraient utilisé les subventions
de l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) et effectué des
travaux, puis revendu les locaux avec une plus-value
significative.
Nombre de propriétaires appartiendraient à des
« chapelles » locales. Ces derniers, informés de la préemption
d’un immeuble, se portent alors acquéreurs, effectuent des
travaux rapides, et un expert à la vue basse les valide. Les
propriétaires de ces logements sont défiscalisés pendant neuf
années. Laissant un peu passer le temps, ils déclarent alors
l’immeuble en péril du fait des locataires, et la ville rachète
cher l’immeuble qu’elle revendra par la suite. L’opération peut
alors se perpétuer.

Le cumul des mandats a eu des conséquences majeures


dans les manipulations des marchés publics, car la maîtrise des
réseaux et des circuits financiers, des subventions et des places
nécessaires permet d’asseoir le clientélisme. La mainmise sur
les circuits de financement des dépendances des collectivités
aggrave la situation.
La décentralisation a créé des collectivités gigantesques,
dont la culture éthique est parfois limitée. Elles gèrent des
marchés colossaux, en nombre comme en montant, des
subventions tout aussi importantes, et sont souvent l’un des
rares fournisseurs d’emplois locaux. L’existence d’un système
féodal de baronnies locales fonctionnant sur le principe de la
suzeraineté et de la vassalité n’a pas disparu, loin de là, et les
réseaux s’activent dans l’ombre. Il est difficile pour tout un
chacun de comprendre qui fait quoi et surtout qui décide.
L’existence des métropoles, des communautés
d’agglomérations ou de communes peut sembler pertinente au
regard de l’action publique, encore que… Néanmoins,
l’opacité est grande, et le clientélisme ou la corruption sont
présents. Les contrôles externes apparaissent particulièrement
fragiles. Les contrôles internes, eux, semblent assez limités, à
l’exception de quelques grandes régions qui ont intégré cette
procédure. Les préfectures ne disposent pas de moyens
suffisants pour exécuter le contrôle de légalité, qui a été
qualifié par un sénateur de « véritable passoire ».
La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique
(HATVP) 11, en contrôlant les obligations de déclarations
d’intérêts, contribue à limiter les dérives primaires dans ces
domaines. L’Agence française anticorruption (AFA), qui
développe les plans de prévention de la corruption adaptés aux
collectivités, poursuit son ouvrage 12 et introduit un début
d’analyse du risque de corruption dans ces entités. Il serait
sage de lui accorder un véritable pouvoir de sanction dans ce
domaine.
Quelques propositions dont l’efficacité est certaine
pourraient être formulées :
Autoriser l’AFA à sanctionner les manquements constatés.
Renforcer les commissions d’appels d’offres locales en
créant des jurys tirés au sort et en rendant obligatoire la
convocation d’un représentant de l’État, ce qui a longtemps
été le cas.
Instaurer la transparence du recrutement et de la promotion
des agents publics locaux.
Prévoir une sanction pénale en cas de non-exécution d’une
décision de la commission d’accès aux documents
administratifs.
Toutefois, que faire lorsqu’on savonne gaiement la planche
des contrôles en se moquant manifestement des directives
européennes ? En effet, la loi du 7 décembre 2020
d’accélération et de simplification de l’action publique
(ASAP), appelée aussi « As soon as possible » lorsqu’elle est
considérée comme une mauvaise manière en termes d’atteintes
à la probité, a été, comme souvent avec ces lois fourre-tout
affublées d’acronymes ridicules, l’occasion d’un bel
enfumage. Initialement, elle contenait exclusivement des
mesures de simplification administrative pour les particuliers,
les entreprises et les collectivités territoriales. Elle est devenue
le support de mesures en faveur de la relance économique,
et… modifie profondément le régime des marchés publics,
procédure déjà engagée par divers décrets. On profite donc
d’une loi présentée comme raisonnable pour manipuler les
marchés publics, largement soumis à la corruption, et mettre,
de facto, en risque les décideurs. Aucune étude d’impact,
aucun argument juridique, autre que le lobbying prônant
depuis longtemps un libéralisme total, n’a été apporté, le texte
étant adopté en urgence accélérée.
Cette loi permet au préfet d’organiser une consultation
électronique à la place d’une enquête publique, lorsque le
projet concerné n’est pas soumis à évaluation
environnementale. Ce qui élimine tous ceux qui ne sont pas
férus d’Internet. Même si l’enquête publique est parfois
critiquable, elle permet néanmoins de faire participer
l’ensemble des personnes concernées à la discussion.
Le seuil de dispense de publicité et de mise en concurrence
pour la conclusion des marchés publics de travaux jusqu’au
31 décembre 2022 a été relevé à 100 000 euros. Ce seuil
chatouille réellement les esprits, de 25 000 euros il est passé à
40 000 euros, maintenant à 100 000 euros. Cette modification
permettrait aux acheteurs de « contracter plus rapidement avec
des entreprises, et notamment des PME 13, grâce au maintien
de l’obligation d’allotissement ». Le problème n’est pas la
rapidité de l’acte, qui n’est que l’éjaculation précoce de
lobbyistes intéressés, mais l’utilité réelle du projet et du
besoin, car c’est de l’argent de l’État qu’il s’agit, et donc de
nos impôts.
Il devient possible désormais de recourir à la passation de
marché sans publicité ni mise en concurrence lorsque l’intérêt
général 14 est censé justifier l’opération. Donc il n’existe plus
de seuil ! De plus, la notion d’« intérêt général » est
particulièrement floue car elle peut varier, être admise ou
rejetée, suivant celui qui l’utilise ou qui la subit. Le
bénéficiaire du marché, l’association ou le maire qui ont lancé
l’affaire, n’aura pas la même approche que celui qui a été
écarté ou qui va subir des nuisances, ou que les instances de
contrôle (préfecture, juge administratif, chambre régionale des
comptes…). Cela va forcément multiplier les contentieux
mettant en évidence le risque de favoritisme et le surcoût pour
la communauté. De plus, le Code des marchés dispose d’un
grand nombre d’exceptions prévues lorsque le processus
normal ne peut s’appliquer (urgence impérieuse, première
procédure infructueuse, etc.). Pour bien connaître le domaine,
cette référence à l’intérêt général facilite la signature de
contrats opaques, on l’a constaté lors de l’achat de masques
après le premier confinement.
Finalement, un tel texte destiné à réduire la « paperasse »
contribue à donner des pouvoirs exceptionnels aux préfets, tant
et si bien qu’on peut se demander si la décentralisation existe
encore !
Ce texte a été voté alors même que les premières analyses
portant sur les achats de masques dans la période
d’assouplissement des contrôles des marchés publics étaient
diffusées 15. Il faut croire que le législateur était sourd, aveugle
ou bien peu informé en matière de fraudes aux marchés
publics. On constatait alors des achats de masques à des prix
fous réalisés avec des entreprises en liquidation auxquelles des
avances considérables étaient accordées, ce qui est une bonne
manière de jeter l’argent public par les fenêtres. On a aussi
relevé des propositions de surblouses à 12 euros pièce, ou des
avances sur commandes versées à des sociétés figurant dans
les listes des Panama Papers. En fait, les entreprises locales
ont été largement choisies, ce qui n’est pas critiquable lorsque
les prix sont corrects et les livraisons effectives. En revanche,
en faire un principe d’action développe un clientélisme
forcené qui facilite la corruption. Favoriser systématiquement
les entreprises locales bloque le marché aux autres
entreprises ; qui sont alors dépendantes de leur propre
territoire et mécaniquement soumises à la corruption.
De même, l’article 44 quater renforce l’accès aux marchés
publics des entreprises en redressement judiciaire. Les
entreprises qui bénéficient d’un plan de redressement peuvent
candidater à ces contrats, là cela peut avoir un impact sur la
bonne fin du projet.
Je comprends et partage pleinement les analyses de
Transparency International et d’Anticor après la validation de
certains articles par le Conseil constitutionnel : « La loi ASAP
pérennise les modifications exceptionnelles prévues dans le
Code des marchés publics. Elle va également pérenniser les
risques accrus d’escroquerie, de favoritisme ou de corruption
que ce recul de la transparence implique. Sous le prétexte de la
simplification et de la relance, la transparence dans
l’attribution de marchés publics recule. Reste à savoir
comment ces dispositions vont pouvoir être appliquées
concrètement. En effet, pour le motif d’intérêt général qui
devra être défini par décret, la définition a des chances d’être
fortement contrainte par le droit européen qui énumère de
façon exhaustive les motifs dérogatoires possibles aux règles
des marchés publics. Quoi qu’il en soit, le signal envoyé est
inquiétant compte tenu de la quasi-disparition du contrôle de
légalité. Avec une commande publique qui représente près de
90 milliards d’euros de contrats par an et qui risque de gonfler
sous l’effet du plan de relance, le risque juridique potentiel est
énorme et ne semble pas avoir été évalué. »
On ne peut mieux dire !
CINQUIÈME PARTIE

ORGANISATIONS
CRIMINELLES
ET CYBERCRIMINALITÉ
CHAPITRE 1

Une hybridation réussie


Les organisations criminelles s’intègrent dans le monde
économique car leurs disponibilités financières sont à la fois
exceptionnelles et liquides. Elles ne rechignent pas à
s’impliquer dans des activités plus saines, en particulier dans
les secteurs touristique et immobilier, tout en développant leur
business historique. Elles ont besoin d’entreprises officielles à
des fins stratégiques, organisationnelles, financières, et surtout
dans leur approche des pouvoirs. L’exemple du gang de la
Brise de mer le démontre. La plupart des gains étaient
réintégrés dans des entreprises propres. Quant au système
bancaire, il facilite le blanchiment des gains illégaux.
Souvenons-nous de la « parenthèse divine » pour le crime
autour de la crise de 2008, pendant laquelle nombre de grandes
banques ont facilité le blanchiment des flux criminels pour se
refinancer, certaines ont parfois été sanctionnées. Ces
organisations n’hésitent pas non plus à créer des entreprises
déconnectées du crime 1, car les activités criminelles et
économiques sont complémentaires. Les criminels disposent
de fonds à foison, ils ont les moyens de se faire respecter, mais
sont en manque de reconnaissance. Les entreprises disposent
de la reconnaissance, mais peuvent manquer de trésorerie ou
de moyens pour se développer. L’articulation de ces
caractéristiques constitue évidemment une opération
« gagnant-gagnant » pour qui, poussé par l’obligation de
majorer ses profits, ne dispose pas d’une éthique solide. De
plus, de nombreux pays, on l’a vu, sont criminalisés, et le
modèle mondialisé facilite ces rapprochements.
Les entreprises criminelles ont adopté les codes du monde
économique, elles en ont créé certains, modifié d’autres. Leur
modèle reste, toutes choses étant égales par ailleurs, celui de
l’économie classique. Elles utilisent les services des paradis
fiscaux pour protéger leur pécule et pour tirer le plus grand
profit des gains au détriment des États. Elles ont les mêmes
conseils et utilisent les mêmes pratiques. Les escroqueries
fiscales constituent aussi pour elles une source de revenus
considérable. L’exemple du groupe criminel qui, tout
récemment, a escroqué des clients pour plus de 100 millions
d’euros en vendant du vin additionné de sirop l’illustre bien.
L’isoglucose provenait des Pays-Bas, les soixante entreprises
commercialisaient depuis les Pays-Bas, la Belgique, la France,
la Moldavie et la Russie. Il existe bien une symbiose entre
acteurs légaux et illégaux qui répondent à des mécanismes
d’offre et de demande, car on est bien en présence d’acteurs
conventionnels. « Les acteurs légitimes ne font que tirer profit
des activités criminelles des autres. Les banques et autres
institutions financières occidentales peuvent recevoir de
l’étranger des fonds importants qui sont le produit d’activités
criminelles. Dans ce cas, le blanchiment a eu lieu ailleurs et les
transactions intermédiaires ont caché les traces de l’illégalité.
Dans l’industrie chimique, les entreprises tirent profit des
activités de réseaux qui éliminent illégalement des déchets
toxiques. S’il y a entente, il s’agit d’une externalisation ; sinon
[…], on parle de synergie 2. »
Les acteurs légaux et illégaux peuvent travailler de concert
à la commission d’un même délit. Des avocats, des politiciens,
des comptables, des banquiers proposent leurs services en
toute connaissance de cause aux opérateurs criminels ou aux
entreprises désireuses de se comporter ainsi. Les intérêts sont
alors réciproques, il se crée une sorte de collaboration sous-
tendue par des avantages mutuels. Ils s’enrichissent
mutuellement alors qu’ils poursuivent leurs activités de
manière indépendante en promouvant leurs intérêts et leurs
objectifs. Il n’y a pas ici d’entente entre acteurs légaux et
illégaux, ni de relation directe de client à fournisseur. Si cette
forme de symbiose est possible, c’est en raison de l’existence
de facteurs structurels.
Certaines entreprises qualifiées de non criminelles ne se
comportent pas de manière très différente des premières : les
campagnes agressives de vente de médicaments antidouleur de
certains grands laboratoires pharmaceutiques ont causé plus de
70 000 morts aux États-Unis en pleine connaissance de cause.
Ces entreprises cotées ne se différencient pas de celles qui ont
contrefait les médicaments antipaludisme en Afrique ou qui
vendent des contrefaçons d’hydroxychloroquine. De même,
une société a accordé de gros rabais à ses distributeurs pour les
paiements anticipés sur les ventes d’anhydride acétique au
Mexique avant son introduction en Bourse. Une partie des
produits a été acquise par les trafiquants de drogue, car ce
produit est recherché pour la fabrication de l’héroïne, en
particulier le « China white », la forme la plus pure d’héroïne.

Dans les paradis fiscaux, les organisations criminelles


disposent aussi d’une possibilité d’adaptation extraordinaire et
savent tirer parti des bonnes pratiques de l’économie. En
matière de vente de drogue, les criminels ont compris qu’il
était nécessaire de protéger leurs clients. Ils ont mis en place
des mini-plateformes, des abonnements et un service de
livraison sur place. Ainsi les utilisateurs reçoivent le produit
dans la demi-heure chez eux, et leurs achats sont accompagnés
de bonus et de remises.
Les GAFAM ne font guère mieux. Les trafiquants ont aussi
amélioré les plants et ont utilisé des processus chimiques
performants. Ils ont su s’entourer de spécialistes dans tous les
domaines et ont intéressé les entreprises de chimie par l’achat
de précurseurs. Ils ont su également échanger les bonnes
pratiques technologiques entre eux, comme ils ont su le faire
dans le domaine financier. Ils peuvent attaquer certains pays,
les Pays-Bas par exemple, qui sont menacés par le crime
organisé. Les mafias y sont nombreuses et apportent chacune
leur produit privilégié. La « Mocro Mafia » marocaine, les
gangs de motards, la mafia turque, les mafias russes, entre
autres, utilisent le positionnement stratégique des ports et les
territoires des Antilles et du Surinam, créant une sorte de
« narco-hub ».
Les entreprises criminelles, grandes ou petites, sont gérées
comme des entreprises. Les zones de chalandise sont
protégées. Parmalat utilisait bien les nervis de la mafia pour
s’assurer de l’exclusivité de la vente de ses packs de lait. Le
management par la motivation fonctionne aussi chez eux, plus
brutalement. La recherche de nouveaux marchés, la répartition
des tâches sont des business plans criminels. La concurrence
n’échappe pas aux standards en vigueur. Les flux financiers
sont correctement protégés, et cela depuis l’origine. Les points
forts de la criminalité sont l’adaptation et la fluidité.
Lors de la guerre des Balkans, à aucun moment les
passages de produits contrefaits, de cigarettes, d’êtres
humains, de l’immigration clandestine, entre autres, n’ont été
interrompus. Bien au contraire, des « gentleman’s
agreement », si l’on peut dire, ont été passés entre les divers
groupes mafieux et les combattants. Les uns fournissant des
armes, les autres créant des corridors protégés temporairement.
En Colombie, les FARC 3 et les milices paramilitaires,
financées par de nombreuses entreprises internationales, qui
étaient censées se combattre, se sont partagé le travail : aux
FARC la culture de la cocaïne et la préparation des pains de
drogue, aux milices l’acheminement des précurseurs vers les
lieux de production et celui des pains de drogue vers les ports.

La criminalité s’est évidemment adaptée aux nouvelles


technologies et aux crypto-monnaies concomitamment à leur
évolution. Les supermarchés du darknet, les escroqueries, les
liens entre les organisations mafieuses et les hackers se sont
développés sans encombre. La criminalité a aussi pénétré la
finance : elle disposait de masses financières qui ne pouvaient
qu’intéresser les financiers, et les diverses crises démontrent
leur présence. Cette intégration a été d’autant plus facile que le
système bancaire, après la crise de 2008 jusqu’à ce jour, a
blanchi la manne criminelle. Il faut savoir que ce n’est que
début 2020 que l’Allemagne a fait du blanchiment une
priorité 4.
La criminalité a ajouté à ses activités traditionnelles
d’autres métiers. Les criminels jouent aussi un rôle de
mandataire, de récupérateur de créances, et ils suppléent les
banques dans un rôle de prêteur aux PME lors des crises. On
assiste finalement à une stratification des activités de la
criminalité ; d’une part, les méthodes anciennes éprouvées, et,
d’autre part, les activités nouvelles affublées de nouveaux
oripeaux. La mondialisation et la globalisation ont permis un
développement international sans limites et sans contrôle. Les
organisations criminelles se sont diversifiées en utilisant toutes
les opportunités offertes en bénéficiant d’aubaines telles que la
lutte antiterroriste et… la pandémie. En effet, les
investigations les concernant ne sont plus une priorité si elles
savent rester discrètes.

Les États, sources de profit


Les organisations criminelles, très réactives, se sont
adaptées instantanément aux évolutions car elles avaient,
depuis longtemps déjà, investi des pans entiers d’une
économie à qui elles avaient offert le moyen de gagner de
l’argent sans se salir les mains. Dans les pays développés, les
stratégies des criminels consistent à gérer leur fonds de
commerce en coordonnant et en rentabilisant l’utilisation de
l’immigration clandestine, en mettant en place et en finançant
des circuits de contrefaçon, et enfin en investissant dans des
secteurs délaissés ou complexes à gérer avec des moyens
traditionnels. Les groupes criminels organisés constituent la
face cachée de l’économie de marché. Ils se fondent dans les
circuits économiques dont ils utilisent les points faibles qui
alimentent l’économie souterraine.
LES BANQUES PARALLÈLES
L’analyse qui suit 5 synthétise en décrivant dans le détail
l’organisation de ces entités aux activités multiples qui sont
destinées à blanchir les flux frauduleux des « passants
honnêtes ». Elles constituent le trait d’union entre l’économie
criminelle et les caisses noires de l’économie « légitime ».
Cela mérite réflexion. En six ans, plus de 400 millions d’euros
principalement issus d’escroqueries auraient été blanchis. En
enquêtant sur des escroqueries, des gendarmes ont pénétré un
système international de blanchiment brassant des milliards
d’euros. À l’échelle d’une petite succursale du crime, ils ont
découvert plus de 120 millions d’euros de flux suspects : « On
parle beaucoup des circuits de blanchiment du crime organisé,
de leur imbrication dans l’économie légale. Notre enquête a
démontré l’existence de ce système bancaire parallèle. Nous
l’avons physiquement trouvé. » Les gendarmes ont repéré,
décrypté et démantelé l’une des succursales de cette « banque
du crime ». « Un simple rouage, avec un noyau dur de cinq
personnes seulement. Mais à l’échelle de cette microcellule
spécialisée dans la collecte de l’argent issu d’escroqueries, les
chiffres donnent le tournis : en dix-huit mois, près d’un millier
de sociétés bidon et 120 millions d’euros de flux d’argent
suspect sont détectés ! » Les autorités slovaques ont facilité les
investigations. Les sommes d’argent sont colossales : en un an,
40 millions d’euros ont transité dans les caisses de la société
slovaque. Surtout, celle-ci n’est pas alimentée par une, mais
par 25 autres sociétés, toutes immatriculées en France !
Un système bancaire parallèle était organisé autour de
créateurs de sociétés et des gestionnaires. « Des dizaines de
sociétés sont créées puis des centaines. Près d’un millier au
final. » C’est un classement par thématique qui a été
découvert : « Les raisons sociales où apparaissent les termes
“web” ou “pub” correspondent aux escroqueries liées à
Internet (faux encarts publicitaires, faux ordres de virement,
fausses créations de sites). Un nom avec “optique” cache
souvent une fraude à la Sécurité sociale. Les dénominations
“école” ou “formation” pointent vers des fraudes à la
formation professionnelle. “Climatisation”, “informatique”,
“négoce”, “dépannage” ou autres activités du bâtiment
masquent de fausses ventes de produits, pour dégager du cash
issu des trafics (stupéfiants, etc.). »
Les utilisateurs sont divers : « Ici, un patron d’entreprise
qui, grâce à ces fausses factures, détourne plusieurs centaines
de milliers d’euros. Ou cet autre qui paie de la même manière
un bijou à son épouse. Ou encore ce salarié d’un grand groupe
qui fait sortir 600 000 euros via de faux achats d’ordinateurs…
Grâce aux rabatteurs et au bouche-à-oreille, la machine à
billets tourne à plein régime. Autre exemple : un patron a un
besoin ponctuel de main-d’œuvre. Il ne veut pas la déclarer. Il
fait un chèque de 100 000 euros à une société bidon
d’informatique ou de bâtiment. Celle-ci prélève 20 % (c’est le
forfait moyen constaté) et reverse 80 000 euros en cash qui
serviront à payer discrètement les salariés au noir.
L’organisation criminelle, elle, a blanchi 100 000 euros et
récupéré 20 000 euros qui servent à payer les salariés non
déclarés de sa “banque”. Un système de compensation entre
groupes criminels alimenté par l’argent liquide est utilisé,
offrant un double avantage : éviter les déplacements risqués
avec de grosses sommes d’argent en cash, et couper tout lien
traçable entre l’acheteur et le vendeur. Les enquêteurs ont
également pu établir des liens avec d’autres microcellules sur
lesquelles travaillaient d’autres services d’enquête. »
Rappelons que les services d’investigation ne sont pas
formatés pour poursuivre ce type de délinquance de masse à
forte implantation étrangère, et cela vaut pour tous les services
de contrôle : carence en temps, en personnel, en qualification,
en appui. De plus, des affaires de ce type, elles existent par
centaines, bloquent les autres investigations et les procès
pendant une longue période.
LE MONTAGE DES « KITS ASSEDIC »
On est passé d’une fraude interne classique conçue à des
fins de financement politique à une professionnalisation du
montage par la criminalité organisée. En l’espèce, elle était
utilisée pour récupérer des indemnités chômage non dues. Les
groupes organisés qui s’en chargeaient étaient composés de
quelques locaux, mais aussi de criminels d’origines diverses
(Balkans, Pakistan, Turquie, Asie) et qui combinaient cette
activité avec du blanchiment local d’espèces, de la fausse
facturation et parfois des ventes d’armes.
La méthodologie était simple : elle consistait à inscrire
auprès des Assedic une société éphémère. Cette dernière
déclarait des salariés fictifs qui recevaient après la liquidation
de cette dernière une indemnité de chômage et étaient admis à
faire valoir des droits sociaux.
Cette fraude à l’assurance chômage s’est poursuivie bien
après que les mises en garde ont été effectuées et que la
Commission parlementaire de 2007 a conduit à l’adoption de
mesures susceptibles de faciliter le contrôle de ces opérations.
Elle a coûté plusieurs milliards.
Cette fraude était organisée ainsi : ces sociétés étaient
présentes dans les secteurs économiques dans lesquels la
rotation de la main-d’œuvre était importante : la restauration
rapide, la confection. Elles déclaraient des faux salariés que
des rabatteurs recrutaient. Les personnes convoitées étaient
souvent dans le besoin, en situation irrégulière, et
appartenaient à des groupes communautaires. Le bénéficiaire
achetait le « kit » vendu généralement entre 1 500 et
3 000 euros et percevait l’assurance chômage. Il était possible
d’acheter ces kits à tempérament.
Ce type de fraude était aussi utilisé aux fins d’obtention
d’indemnités par la voie judiciaire.
Le mécanisme mis en place est le suivant : un organisateur
crée une société fictive. Six mois plus tard, il la déclare en
faillite. Les salariés, munis de faux documents, vont devant les
tribunaux. Ils affirment devant le juge ne pas avoir été payés
depuis quatre mois. La société est condamnée, mais ne peut
honorer ses dettes car elle se trouve en liquidation. Les
supposées victimes s’adressent alors à l’Association pour la
gestion du régime de garantie des créances des salariés
(AGIRC) pour percevoir les montants fictifs.
On relève la parenté entre le « kit Assedic » et le montage
décrit précédemment, même typologie, même approche
communautaire, même manière de faire disparaître les fonds.
Finalement, c’est un modèle délinquant généralisé et efficace
qui s’est longtemps développé sans contrôle, protégé par un
effet de masse. Il semble aujourd’hui moins utilisé du fait de la
possibilité de croiser les fichiers.
LES ESCROQUERIES FINANCIÈRES
Le milieu « affairiste » franco-israélien, sans doute le
groupe le plus performant dans ce domaine, est composé
d’escrocs professionnels dont l’origine remonte à la
décolonisation et au milieu pied-noir, et qui ont utilisé la « loi
du retour » en Israël de 1950. À cette occasion, ils ont acquis
une double nationalité, certains ont pu changer de nom. Ce
type d’activité a été initié et testé dans les fausses factures des
arnaques aux encarts publicitaires. Puis il a été développé dans
les circuits de fraude à la TVA ou à la taxe carbone, en
utilisant des fausses factures accompagnées de sociétés-écrans,
ainsi que dans les « arnaques au président » avec des pratiques
d’ingénierie sociale. Parfois allié aux triades chinoises, il
prospérait doucement à l’abri des poursuites jusqu’à ce que le
comportement soit considéré comme insupportable et qu’il soit
devenu la cible de criminels plus déterminés encore.
Trois exemples mettent en évidence la grande inventivité
des criminels capables d’adapter leurs montages à toute
situation nouvelle.
Le vieil exemple du Sentier est remarquable. Vaste circuit
de blanchiment, il permettait à des commerçants ou à des
particuliers français de dissimuler un « délit initial » (fraude
fiscale, abus de biens sociaux, chèques volés) en échangeant,
moyennant une commission, des chèques contre de l’argent
liquide. Les chèques étaient présentés dans des bureaux de
change en Israël, il y était possible de les faire endosser contre
le versement de sommes en espèces par une autre personne
que son destinataire. Les chèques étaient ensuite adressés par
les différentes banques à une banque correspondante en
France. Le président de la Société générale avait été mis en
examen à cette occasion, créant un scandale sans précédent.
Ainsi, six filières distinctes de blanchiment ont été identifiées
et quatre banques n’ignorant pas l’existence du système ont été
poursuivies au pénal.
Le montage financier qui le précédait, dit du Sentier I,
excellemment analysé par Libération, est un cas d’école
mettant en évidence une phénoménale carence dans le
contrôle. Trois cents officiers de police ont entendu près de
80 personnes, perquisitionné dans une soixantaine
d’entreprises et produit une synthèse monstrueuse. Les
personnes déférées ont été mises en examen pour
« escroquerie, faux et usage, recel, escroquerie en bande
organisée », voire « banqueroute » et « travail clandestin ». Le
montage financier a fait se propager des traites fictives, à
hauteur de 1 milliard de francs. Il utilisait une multitude
d’entreprises de confection du quartier du Sentier, dans le
IIe arrondissement de Paris. L’escroquerie est un système
classique de « cavalerie », s’appuyant sur des traites fictives
escomptées auprès des banques. Ces traites ne reposant sur
aucune prestation n’ont jamais été honorées. Tournant
d’entreprise en entreprise, elles donnaient lieu à des facilités
de crédit illimitées et injustifiées. Des centaines de petites et
moyennes entreprises du Sentier en auraient profité. À la
cavalerie s’est ajoutée une fraude classique au Sentier, la
« carambouille », qui consiste à acheter des marchandises sans
les payer et à disparaître après leur vente. Le montage s’est
clôturé par une escroquerie aux assurances, les stocks fictifs
ont été déclarés comme incendiés.
Les véhicules de prix et les 4x4 Range Rover propriétés de
RMIstes ont pendant cette période occupé les trottoirs du
IIe arrondissement et ceux de Deauville en fin de semaine. Des
techniques originales de blanchiment ont aussi été testées :
l’argent a été recyclé dans des bons au porteur, par des
opérations de change ou par l’achat de devises. Quelques
sociétés-écrans ont été identifiées, notamment britanniques.
C’était le prélude aux pratiques de blanchiment développées
par la suite. Comme pour le « kit Assedic », c’est le
croisement des fichiers clients des banques qui a bloqué le
système.

L’escroquerie au président associe les méthodes


traditionnelles de l’imposture téléphonique et les techniques
sophistiquées de l’espionnage industriel. Elle consiste à
convaincre la cible de verser des sommes importantes hors
procédure dans des pays peu contrôlés en prétextant une
opération secrète et en se faisant passer pour le président de la
société.
La première étape, de l’ingénierie sociale pure, consiste à
recueillir le plus possible d’informations de toute nature sur
l’entreprise par un travail approfondi sur les sources ouvertes
disponibles sur Internet, dans les registres de commerce ou sur
les réseaux sociaux. Les rapports annuels d’entreprises,
documents publics, permettent d’appréhender la politique
générale de la société, de scanner la signature du P-DG, et
l’écoute des discours identifie les caractéristiques de son
expression qui seront imitées ultérieurement.
La deuxième étape, souvent réalisée grâce à un « cheval de
Troie », est destinée au siphonnage de données internes du
système. Elle s’attache à récupérer des éléments tels que
l’organigramme détaillé, les contenus des mails des cibles, les
fournisseurs, les coordonnées bancaires, les dates de
congés, etc., qui seront utilisés ultérieurement. Enfin, l’analyse
des réseaux sociaux finalise les recherches, c’est par eux que
les criminels ont appris qu’une comptable était en admiration
et secrètement amoureuse de son patron. Ils ont alors utilisé
cette information pour arriver à leurs fins. Au final, 8 millions
d’euros se sont envolés.
Ces informations, souvent stratégiques et parfois très
personnelles, sont triées et approfondies, parfois partagées
avec d’autres groupes. Les indications qui en ressortent
permettent de peaufiner le montage mis en place et améliorent
les pratiques. L’escroc peut se faire passer pour un directeur,
un fournisseur, le chargé d’affaires d’un cabinet d’audit ou
même un gendarme. Cette phase crédibilise les opérations qui
vont suivre, mais, surtout, elle met en évidence, en creux, la
fragilité des sociétés face à la protection de leurs données. Au
fur et à mesure de son développement, cette arnaque
fonctionne toujours, avec un taux de réussite étonnant, et
affecte les très grandes sociétés comme les PME plus faciles à
duper.
LA GESTION DES DÉCHETS
Les mafias ont toujours vénéré les déchets, à Naples ou
ailleurs, elles évitent ou minorent le paiement des taxes aux
entreprises tenues de les recycler.
Courant 2011, 14 tonnes de déchets automobiles de faible
valeur ont été découverts sur la zone portuaire de Port-
Vendres. La cargaison était destinée à la Côte d’Ivoire, où elle
devait être enfouie afin d’échapper aux taxes de recyclage
françaises, évaluées à environ 10 000 euros. Le trafic se
poursuivait depuis 2009. La « marchandise » saisie avait été
déposée la veille de sa découverte sur l’aire de stockage de
Port-Vendres. Plusieurs dizaines d’essieux, des batteries de
voitures usagées, des carcasses et une grande quantité d’huile
de moteur ont été répertoriés. Les auteurs du transport
clandestin avaient utilisé un prête-nom et une fausse adresse.
L’éco-mafia n’est pas cantonnée à Naples. Fort discrète,
elle s’active dans diverses régions et tout près de Paris. Un
clan œuvrant dans le trafic de drogue s’est impliqué dans
l’enfouissement de déchets parisiens. Ainsi, un agriculteur
endetté aurait « vendu » au clan une entreprise d’aménagement
paysager et un terrain utilisé comme une décharge sauvage.
Pour ce faire, une société-écran et une société spécialisée dans
l’évacuation des chantiers BTP ayant accès aux marchés
publics ont été utilisées.
Des gravats pouvant contenir de l’amiante ont été
disséminés tout près de l’autoroute de l’Est. En bonne logique
frauduleuse, des « carrousels » TVA peuvent compléter le
dispositif. Les sociétés productrices de déchets encourent un
risque majeur, car le Code de l’environnement (art. L542-2)
prévoit que « tout producteur ou détenteur de déchets est
responsable de la gestion de ces déchets jusqu’à leur
élimination ou valorisation finale, même lorsque le déchet est
transféré à des fins de traitement à un tiers ».
LA CORRUPTION ET LES CHANTAGES AUTOUR
DES MARCHÉS PUBLICS OU PRIVÉS
La corruption affecte les agents publics et privés, et
constitue l’une des dérives majeures des marchés publics
nationaux et internationaux. Elle se matérialise par des
montages organisés en amont des grands marchés (on paye
pour obtenir un marché) et par des paiements de facilitation
destinés à « huiler » l’exécution des travaux. Elle se manifeste
aussi par un racket à l’encontre des entreprises qui ont obtenu
des marchés. Elle affecte aussi bien les « vieilles
démocraties » que les pays émergents ou criminalisés. Les
collectivités locales ne sont pas toutes protégées du risque de
corruption.
La corruption affecte les activités commerciales privées
dans certains pays. Le risque lié à la corruption est conséquent
pour les petites et moyennes entreprises exportatrices ou se
développant sur place. Des paiements de facilitation sont
exigés de manière récurrente ; il s’agit d’un pillage externe
assez classique (transport, vols, chantages au blocage de
l’activité et au paiement des droits fiscaux et douaniers, etc.).
Le flou dans les contrats, l’obligation de payer pour obtenir
des marchés, le racket local, lorsque la corruption est
endémique et facilite la création de réseaux criminels étanches
aux structures d’État, constituent des risques majeurs. Dans
ces pays, les « raiders noirs », spéculateurs féroces, utilisent
les failles juridiques avec l’aval de juges véreux. Ces criminels
activent leurs réseaux de corrompus (policiers, agents des
impôts, avocats, magistrats et gros bras) pour donner une
apparence juridique au dépouillement des investisseurs locaux
ou étrangers, sans que l’État s’émeuve de la situation. Ces
raids hostiles sur les entreprises, les expropriations, les
falsifications de documents, les jugements iniques, la
corruption, les intimidations, les chantages et parfois les
assassinats affectent les personnes et les biens. Il s’agit à
chaque fois de s’emparer d’immeubles, d’usines, de
commerces, de restaurants ou d’appartements.
Le racket affecte aussi l’activité économique, il faut payer
pour se protéger d’un risque qui n’existerait pas sans la
présence criminelle. Il se matérialise, entre autres, par des vols
de métaux, de matériel, des prêts usuraires, des chantages à
l’embauche fictive, ou par l’obligation d’utiliser tel ou tel
sous-traitant proche des criminels. Les vols divers sur les
chantiers (câbles, etc.) sont tels que, pour éviter l’arrêt des
travaux, les produits à risque (le cuivre) sont livrés en plus
grand nombre que nécessaire. Plus de 150 millions d’euros
seraient perdus par an en France pour ce seul motif.
Les constructions sociales et l’aménagement des parcs
HLM endurent la pression des caïds locaux désireux de
« taxer » les entreprises sur leur territoire. Cette forme de
racket, récurrente, peut être très violente ; des salariés ont
même été blessés à Paris par des armes à feu. Certaines
sociétés travaillent désormais bien avant potron-minet et
ferment le chantier avant le réveil, tardif, des apprentis
mafieux pour éviter tout contact. L’enjeu est important pour
les petits caïds : faire embaucher quelques jeunes ou prélever
leur dîme sur le chantier leur octroient une polyvalence
criminelle et des fonds utiles pour gravir les échelons de la
pègre.

Les détournements de subventions


étatiques
Les détournements à la TVA et à la taxe carbone ont été
exposés dans la deuxième partie de cet ouvrage, ils constituent
une facette importante des gains de la criminalité. Mais celle-
ci est ingénieuse et s’est attaquée aussi aux subventions. Le
détournement de subventions est toujours d’actualité, il est le
fait de personnes « honorables » comme d’organismes
mafieux.
L’affaire de l’entreprise Blue Dragon 2000 6 témoignait
voici vingt-cinq ans de ce qui pouvait être « construit » autour
d’un détournement de subventions européennes. Des
entrepreneurs perpignanais ont créé une société de fabrication
de pompes hydrauliques à Figueras, en Espagne. Ils ont intégré
un groupe d’action local (GAL), une société d’économie mixte
chargée de choisir les bénéficiaires des aides européennes. En
juin 1999, la société est créée et le patron part en Asie pour
s’occuper de l’achat de son parc de machines. À son retour, le
propriétaire du terrain assujetti aux primes européennes refuse
de le vendre, ou alors exige une partie du versement au noir,
un classique local. Le devis pour la construction des bâtiments
est passé du simple au double. Une fois que les machines
arrivent sur place, il n’y a pas d’eau sur le terrain. La société
est victime d’une surfacturation de travaux au bénéfice
d’entreprises espagnoles appartenant à des membres du
groupement d’action local et 700 000 euros ont ainsi été
détournés. Les fonds européens n’ont jamais été encaissés par
celui qui devait en bénéficier. Cette affaire s’est accompagnée
d’intimidations, de faux en écriture, d’usurpations d’identité et
de détournement de subventions européennes à la création
d’emplois. Tels sont les éléments clés de ce dossier.

En Italie, 94 personnes ont été arrêtées en Sicile et


151 exploitations agricoles ont été mises sous séquestre,
affectant considérablement la mafia dei pascoli (la mafia des
pâturages). La justice française investigue un processus
similaire de détournements d’aides européennes, au profit de
familles d’éleveurs corses soupçonnées de déclarer fictivement
de vastes surfaces de terres sans les exploiter réellement. Les
aides communautaires allouées à la Corse sont
miraculeusement passées de 13,9 à 36 millions d’euros par an.
Il serait bon que l’exemple italien soit suivi.
LAMAS ET VIGOGNES DANS LES MONTAGNES
CORSES ?

L’île de Beauté, lorsqu’on touche aux subventions, est


rarement l’île d’amour chantée par les poètes. Hélène
Constanty, qui a écrit un article dans Mediapart sur ce sujet
sensible, en a fait l’expérience, elle a été amenée à porter
plainte à la suite de menaces sévères 7.
Selon l’association Anticor, qui a déposé plainte contre X
auprès du Parquet national financier, 36 millions d’euros
auraient été détournés par des agriculteurs, entre 2015 et 2018,
avec « l’accompagnement de personnes très bien informées de
la complexité et des failles du système de distribution des
aides ». La plainte porte sur le détournement, le recel et le
blanchiment de subventions européennes.
Le montage est assez simple. En Corse, un agriculteur peut
bénéficier d’aides sur des terrains dont il n’est ni propriétaire
ni locataire. Les dossiers se sont multipliés sans que la
production soit augmentée. De plus, ces aides étant
dégressives, certains petits malins ont fractionné les surfaces ;
ainsi chacun des membres de la famille a été servi « plein
pot ».
Voici plus de trente années, des subventions étaient versées
à des bergers ; lors des contrôles, le même troupeau était
transporté par camion de village en village et le contrôleur
validait une documentation falsifiée. On a même pu
subventionner un troupeau de vaches domicilié sur les
Champs-Élysées à Paris…
Actuellement, trois leaders européens ou des membres de
leur entourage familial sont impliqués dans des dossiers de
fraude aux fonds européens dans des pays où la justice locale
est sérieusement contrainte. L’escroquerie aux subventions
serait-elle encore un sport européen ?
Notons cependant que la Cour des comptes, dans une
communication au Sénat consacrée à la « chaîne de paiement
des aides agricoles », a précisé que la France était l’État
membre qui avait enregistré entre 2007 et 2016 le plus de
corrections financières (2,36 milliards d’euros). Or ces
corrections sont compensées par l’État, donc par les
contribuables. Il est alors légitime de se demander si des
procédures de remboursement des montants détournés chez les
fraudeurs ont été engagées. Dans le cas contraire, les fraudeurs
se pavanent toujours dans leurs 4x4 ou leurs voitures de luxe
pendant que les agriculteurs dans le besoin sont exclus de ces
subventions. C’est le contribuable qui paiera finalement
l’amende, qui pourrait être évaluée à 1,4 milliard d’euros.
AU PLAN NATIONAL, LES GÎTES RURAUX PEUVENT
8
RAPPORTER GROS

L’ancien président du conseil départemental de Haute-


Corse avait ou aurait été forcé d’organiser, entre 2007 et 2010,
le détournement de près de 500 000 euros de subventions du
département destinés à la création de gîtes ruraux dans les
villages de l’intérieur de l’île, des gîtes qui n’ont jamais vu le
jour. Trois ans de prison, cinq ans d’inéligibilité et
100 000 euros d’amende : la condamnation du député Paul
Giacobbi, ancien président de l’exécutif de Corse, a été
prononcée au palais de justice de Bastia. Conformément aux
réquisitions du procureur, l’ancien président du conseil
départemental de Haute-Corse a été jugé coupable de
détournement de biens publics, pour avoir mis en place entre
2007 et 2010 « un système claniste et clientéliste dont il était
le seul et unique bénéficiaire », selon les mots utilisés par le
procureur dans son réquisitoire le 29 novembre 2016. Un
demi-million d’euros de subventions du département ont été
détournés de leur objet. Les hébergements prévus n’ont jamais
été réalisés et l’argent a été empoché par une petite clique de
16 personnes, toutes membres du premier cercle de Paul
Giacobbi. La géographie des aides fait apparaître clairement
qu’elles ont été versées exclusivement dans la deuxième
circonscription électorale de Haute-Corse, le fief du député,
après sa réélection à l’Assemblée nationale pour un deuxième
mandat en 2007.
Lors de son procès en appel, Paul Giaccobi a reconnu que
tous subissaient des pressions de la part de ses « conseillers ».
Son pourvoi en cassation a été rejeté. En Corse, les problèmes
étant parfois résolus par des assassinats, son conseiller proche
a été tué en 2011, et l’ex directeur des services du Conseil
général de Haute-Corse en mars 2014 ; ils ne lui auraient pas
signalé le risque.
LA RÉNOVATION ÉNERGÉTIQUE : UN ASPIRATEUR
À SUBVENTIONS

La rénovation énergétique des logements est l’un des points


majeurs de la relance. Ces mécanismes complexes ont aspiré
tous les escrocs du marché et la criminalité.
Les certificats d’économie d’énergie (CEE) concentrent le
plus grand nombre de fraudes. Dès leur création, les dossiers
frauduleux ou carrément fictifs ont permis d’embourber des
fonds immédiatement transférés en Europe de l’Est. On relève
d’abord des démarchages agressifs, des factures gonflées, des
travaux bradés ou non réalisés. Ce n’est qu’en septembre 2020
que la prospection téléphonique sera interdite, et des contrôles
sont depuis peu mis en place.
Pourtant, dès 2016, Tracfin a identifié sur cette seule
année 80 millions d’euros potentiellement détournés et, en
2019, 100 millions. Comment croire que 2017 et 2018 aient
été des années blanches ?

Les entreprises criminelles


L’histoire récente met en évidence le comportement
criminel de certaines entreprises, ce qui démontre bien qu’une
digue a sauté, si tant est qu’elle n’ait jamais existé que dans
l’esprit. La recherche de profits a définitivement écarté les
comportements éthiques. On l’a constaté, et J.-F. Gayraud l’a
parfaitement démontré dans ses ouvrages, que dans les grandes
crises la criminalité était présente dans les fraudes. La
« récession Yakuza » des années 1980 a été causée par la
multiplication d’emprunts falsifiés obtenus par les criminels.
Tout comme les « Savings and Loan » américaines de la même
période et le trucage systématique de leur comptabilité pour
dissimuler les pertes abyssales.
Cette fraude a coûté autant que la Seconde Guerre
mondiale et les fonds ont disparu dans les paradis fiscaux. Près
des deux tiers des caisses d’épargne ont fait l’objet de faillites
frauduleuses. Le Mexique, la Russie ou la Thaïlande ont suivi.
Une série de crises financières à dimension criminelle s’est
développée avant que la magnifique crise des subprimes
n’éclate.
Cette crise, mondiale, présentait des caractéristiques
similaires aux précédentes : les banques sont directement ou
indirectement alimentées en demandes de prêts par des
courtiers spécialisés (mortgage broker), qui proposent des
rendements très attractifs. Nombre de dossiers sont qualifiés
de « non documentés », en fait ils ont été truqués et relèvent à
la fois de l’escroquerie, de l’abus de confiance et du faux en
écritures. Nombre de ces documents ont « disparu ». Avaient-
ils jamais existé ? Nul ne sait. Ces courtiers adossés aux
prêteurs hypothécaires (mortgage lender) ont distribué des
prêts douteux, dits « prédateurs », consistant à prêter à des
populations vulnérables (pauvres, minorités) dont on savait
qu’elles ne pourraient être en mesure de les rembourser. Le
tout était emballé dans des mille-feuilles de valeurs risquées et
revendues à l’encan.
L’économie devrait être déstabilisée par les flux criminels,
mais les flux licites et illicites sont tellement mêlés qu’il est
difficile de les distinguer. Certains criminels développent donc
une propension à l’entrisme dans les sociétés légales, aux
côtés de la création de leurs propres entreprises. Une part de
l’économie est donc irriguée et contaminée par différentes
formes de criminalité dont la corruption et la fraude sont les
supports essentiels, ainsi que par des flux financiers d’origine
criminelle.
Certaines entreprises n’ont pas besoin de se lier avec la
criminalité, elles développent seules des comportements
hautement critiquables. Que penser des laboratoires qui
mettent sur le marché des médicaments causant des crises
sanitaires graves, de ceux qui retardent le plus possible le
retrait de médicaments nocifs avec des arguments spécieux
mais efficaces pour rentabiliser l’investissement ? Que penser
également d’autres laboratoires, dont les stratégies
industrielles de rationalisation à outrance des coûts de
production les conduisent à produire à flux tendus et
délocalisés en Chine, en Inde, pays dans lesquels la qualité des
travaux est faible et les rejets de fabrication importants ? Que
penser aussi de ces entreprises qui ne s’émeuvent guère par les
ruptures de stocks de médicaments d’intérêt thérapeutique
majeur (MITM) ? Cette industrie délaisse les produits peu
rentables et concentre ses recherches sur des produits plus
lucratifs. On peut relever le fait que les ruptures de stock des
médicaments chers sont assez rares. Aux États-Unis, pays
libéral, des hôpitaux se sont regroupés et ont créé une
entreprise pharmaceutique à but non lucratif. À quand
l’organisation d’une telle structure en France, pays qui dispose
d’une base technique suffisante pour cela et dont les carences
ont été mises en évidence avec l’intrusion de la pandémie ?
Que penser aussi des entreprises qui ont poursuivi les
activités dans les enclaves avec Daesh ou de pays criminalisés
et qui ont finalement contribué à leur financement ?
Et que penser aussi des trucages des moteurs Diesel qui ont
affecté en premier Volkswagen puis pratiquement tous les
autres constructeurs automobiles, des fabricants de raviolis au
cheval polonais, ou des boîtes de lait en poudre pour nouveau-
nés non rappelées alors qu’elles auraient pu être contaminées
par les salmonelles ?
Que penser d’un franchisé du Sud-Est qui a payé
25 000 euros un faux témoignage pour licencier un salarié ?
Les « Monsanto Papers », déclassifiés au cours de l’été
2017, pointent une activité étrange de la multinationale : le
ghostwriting – littéralement « écriture fantôme ». Selon Le
Monde 9, « cette pratique, considérée à juste titre comme une
forme grave de fraude scientifique, consiste, pour une
entreprise, à agir en “auteur fantôme” : alors que ses propres
employés rédigent textes et études, ce sont des scientifiques
sans lien de subordination avec elle qui les endossent en les
signant, apportant ainsi le prestige de leur réputation à la
publication. Ces derniers sont bien entendu rémunérés pour ce
précieux service de “blanchiment” des messages de l’industrie.
Si la pratique du ghostwriting est notoirement répandue dans
le secteur pharmaceutique, la lecture des “Monsanto Papers”
pose désormais la question de son ampleur dans l’industrie
chimique et agrochimique. Elle semble en effet si prégnante
dans la culture de la société que ses employés eux-mêmes ont
recours à ce terme sulfureux, à plusieurs reprises et sans
retenue, dans leurs correspondances internes. Dans le plus
grand secret, Monsanto a eu recours à ces stratégies. ».

Les intermédiaires : un milieu


émétique
La nécessaire utilisation des intermédiaires dans les
montages hautement pervertis leur concède la maîtrise de
l’opération dans les zones grises et conduit parfois à un
rapprochement avec la criminalité qui affecte la tête des
entreprises et de l’État. Nombre d’entre eux ont par ailleurs
souvent fréquenté le plus haut niveau de l’État. Ces
personnages révèlent, selon Pierre Péan, et je partage
pleinement cette opinion, les activités occultes et délictuelles
des puissants. Le versement de commissions et la pratique du
retour sur commissions, pourquoi se gêner, a nécessité
l’installation en chaîne d’entités diverses, ingénieusement
camouflées et fonctionnant en réseau. Ces montages font
intervenir des régulateurs, des tiers de confiance, des chefs
d’orchestre locaux, des agents ou des sociétés, qui centralisent
les flux éclatés au préalable (splittés), des teneurs de caisse
noire mais aussi des actionnaires dormants, des filiales ad hoc
et des trustees. La présence de telles masses officieuses de
fonds attire les escroqueries, les chantages et tous les malfrats
de haut niveau. Certains d’entre eux sont incontournables car
ils sécurisent physiquement et usent souvent gratuitement de la
violence ou pour garantir la bonne fin. De plus, opérations et
acteurs sont rassemblés dans le même ensemble géographique
offshore, ou ponctuellement à Paris dans le « triangle d’or ».
Le marché du noircissement d’argent illicite et de son
blanchiment ne peut être géré efficacement que par des agents
proches ou issus de la criminalité, dont ils appliquent les
méthodes au demeurant fort efficaces.
Un bref retour historique démontre la véracité de ces
propos, sans remonter au déluge, la liste de ces personnages
étranges murmurant à l’oreille des patrons et des présidents est
longue.
À tout seigneur… Étienne Léandri a longtemps conseillé
les plus grandes sociétés françaises par l’entremise de Nadhmi
Auchi (milliardaire et actionnaire de Paribas). Ces dernières le
connaissaient, car l’une de ses maîtresses, une Américaine
épouse d’un richissime entrepreneur, lui avait expliqué par le
menu les pratiques frauduleuses utilisées par les entreprises
américaines pour échapper au fisc, qu’il s’empressa de
revendre. Bien lui en prit, ce personnage, mis en cause à la
Libération, a été recyclé par la CIA au moment de la guerre
froide. Conseiller occulte de Charles Pasqua, il n’éprouvait
aucune animosité envers François Mitterrand. Ses faits
d’armes ne furent pas minces.
André Guelfi, surnommé « Dédé la sardine », a géré les
commissions pour les plus grandes entreprises pendant une
bonne dizaine d’années. Il fut condamné à la suite du jugement
de l’affaire ELF. Haut personnage de l’olympisme, son
entregent facilita l’entrée de petits pays au CIO, dont il était
l’une des personnalités marquantes.
Ziad Takieddine participe au banquet des montages générés
par les grands contrats internationaux. Il est présent dans de
nombreuses affaires troubles de la droite balladurienne
française. Pièce essentielle des négociations sur les contrats
d’armement, Takieddine disposait d’un entregent certain au
Liban, en Arabie saoudite et en Syrie. Il exerçait la profession
d’intermédiaire et de consultant pour l’État français, et
d’importantes sociétés le rémunéraient en commissions
encaissées dans des offshore, qu’il a omis de déclarer. Il est
donc poursuivi par le fisc. Il a perdu son dernier recours porté
contre la procédure fiscale. Il a été condamné dans l’affaire de
Karachi, mais a fait appel puis s’est réfugié au Liban. Il
apparaît aussi dans l’affaire du financement libyen. Il serait
aussi poursuivi au Liban dans le cadre d’un litige avec un
avocat.
Alexandre Djouhri, résident suisse, entré dans les affaires
par l’entremise des dirigeants de feu ELF, est devenu le
conseiller influent de grands groupes industriels français et
d’hommes politiques de tout premier plan. « Il est la preuve
vivante que l’ascenseur social n’est pas en panne 10… » Il
dispose d’un tissu relationnel hors normes et a même atteint le
sommet de l’État du fait des relations amicales avec des
hommes politiques visités régulièrement. Il est aussi proche de
très hauts fonctionnaires. Son domaine d’intervention serait
l’Arabie saoudite, l’Algérie et la Libye. Proche des réseaux de
la droite française, les réseaux ELF régénérés, il œuvre plutôt
dans les contrats secret défense. D’aucuns prétendent qu’il
dirigerait un groupe de sociétés internationales extrêmement
discret, mais sans preuves concrètes. Son activité serait celle
d’un intermédiaire sans contrat officiel entre l’exécutif,
certains États, et des dirigeants d’entreprises majeures. Il a été
mis en examen sur la base présumée de la commission de
nombreux délits dont « fraude fiscale en bande organisée » et
« corruption ». Il a dénoncé plusieurs fois vertement une
justice « politique » et une « persécution ». Il conteste la
validité des poursuites engagées à son encontre par la justice
française 11.
Les amis intimes interviennent aussi dans la diplomatie
officieuse. Sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy (2007-
2012), Patrick Balkany était très proche des Tchadiens,
Levallois-Perret, dont il était maire, disposait d’un contrat de
5,7 millions d’euros pour héberger dans des locaux
communaux les membres de l’ambassade du Tchad, le temps
de réhabiliter les locaux de l’ambassade à Paris. Il est
intervenu pour le compte d’Areva en Centrafrique. Il est
apparu que 5 millions de dollars ont été virés sur un compte à
Singapour en liaison avec l’opération précitée. Le compte
crédité appartiendrait à la fiduciaire suisse Gestrust SA, dont
l’ayant droit serait l’ancien chef de cabinet du maire de
Levallois. Le milliardaire George Forrest aurait approvisionné
ce compte.
On peut citer aussi Robert Bourgi, avocat, porteur de
valises, il l’a déclaré lui-même au Journal du dimanche. Au
cours des années 2000, entre Paris et les capitales africaines, il
aurait été porteur de messages « confidentiels ». Son dernier
coup d’éclat fut asséné à François Fillon lors de la dernière
campagne électorale. Il offrit des costumes de prix que l’autre
accepta sans rechigner.
Enfin, l’affaire B. vient, en creux cette fois-ci, compléter le
tableau. Son cas à lui est particulier, car ce n’est pas tant ce
qu’il a fait que ce qu’il aurait pu faire qui a donné des sueurs
froides aux services de contrôle. La situation ne manque pas
d’intérêt, ce personnage aurait pu être une bombe à
fragmentation. Dans leur rapport d’enquête sur l’affaire, les
sénateurs ont estimé que l’affaire des contrats russes marquait
« d’importants dysfonctionnements au plus haut de l’État ». Ils
n’ont pas hésité à parler de « fragilisation de la sécurité
présidentielle et des intérêts nationaux ». « Il ne fait nul doute
que les relations entretenues avec un oligarque russe par un
collaborateur de l’Élysée directement impliqué dans la sécurité
de la présidence de la République seraient de nature, en raison
de la dépendance financière qu’elles impliquent, à affecter la
sécurité du chef de l’État, et, au-delà, les intérêts de notre
pays. » Les sénateurs le considèrent donc comme un cheval de
Troie.
De plus, une fois extirpé de l’Élysée, il faisait du
« business » en Afrique et en Israël, avec un certain nombre de
personnages et des réseaux assez étranges. Pour ce faire, il
utilisait ses passeports diplomatiques. Audiard aurait pu
écrire : « B. ose tout. »
On est toujours surpris de ces interférences entre l’officiel
et l’officieux, le normal et l’atypique, l’intervention de
réseaux, et le fait d’entretenir des rapports aussi directs avec
les présidents en exercice, avec des entourages présidentiels.
Les grands marchés internationaux et les ventes d’armes ont
toujours été marqués par la présence d’intermédiaires à la
réputation douteuse. Les commissions et les rétrocommissions
nourrissent les personnes politiquement exposées (PPE) et tout
un ensemble de personnages vivant aux limites du monde
économique et de la criminalité. Il est assez cocasse de
retrouver dans la base de données des propriétaires de sociétés
luxembourgeoises de nombreuses personnes compromises
dans des affaires de corruption, de blanchiment, de fraude ou
de crime organisé. On répondra sans doute que chacun a droit
à la présomption d’innocence, mais alors que font les services
antiblanchiment ?
La criminalité en France se porte
bien
On a longtemps pensé que la France était à l’abri des
influences criminelles, un trait humoristique ne prétendait-il
pas que « la mafia n’existe pas en France, l’ENA suffit ». On
rencontre des groupes criminels comme le démontrent les
exemples qui précèdent. Les clans communautaires
hexagonaux, italiens, les triades chinoises, les mafias turques,
les organisations qualifiées de russophones ou albanophones
en lien avec les Turcs et les groupes criminels des Balkans
sont parfaitement implantés. Les plus importantes structures
criminelles sont bien présentes dans le sport, les jeux, dans le
football, le spectacle et les paris clandestins.
Il existe donc bien en France un milieu mafieux, depuis les
milieux marseillais de Sabiano, la lutte contre l’OAS et la
French Connection. Les groupes criminels en Corse, dans la
région marseillaise et dans quelques cités sensibles ont la
mainmise sur les territoires, sur les entreprises locales qui sont
rackettées, sur certains fonctionnaires, et leur périmètre
s’étend aux structures de moindre importance, sur les marchés
publics en exigeant l’intervention de tel sous-traitant, de tel
bureau d’études, de tel service de sécurité.
Les criminels utilisent alors les entreprises comme leur
bien propre, les véhicules de qualité font l’objet de prêts sans
retour, les villas en location et les bateaux peuvent être utilisés
comme s’il s’agissait de leur bien propre, des prêts leur sont
accordés qui ne seront jamais remboursés. C’est utile en cas
d’évaluation du train de vie, rien ne leur appartient en propre.
Des relais existent dans tous les secteurs, cependant les
liens avec les maires et les membres des diverses
communautés de communes sont ravageurs. Les modifications
des plans d’urbanisme sont à leur main. Obtenir la gestion du
fret dans les aéroports est recherché pour qui distribue la
drogue.
Si on dispose d’informateurs au sein de la police, des
impôts, des notaires pour faire disparaître des pièces, ou de
fonctionnaires judicieusement placés, la province devient
mafieuse et l’État impuissant.
L’un des indicateurs de présence de la grande criminalité
dans un territoire, c’est le nombre de voitures blindées
achetées. Certes, il existe toujours des personnages qui se
donnent un peu d’importance avec ce type de véhicules,
cependant l’accroissement de leur nombre indique un dérapage
du système. De plus, pour avoir travaillé épisodiquement au
Mexique et en Colombie, je sais que ces voitures sont utilisées
par des truands, mais aussi par des chefs d’entreprise par
crainte des enlèvements et d’un racket généralisé. Ceux qui ne
disposent pas des fonds pour acquérir ces véhicules les
blindent eux-mêmes, avec les moyens du bord. Il faut savoir
que la Corse compterait entre 80 et 100 véhicules de ce type,
soit un véhicule blindé pour 3 000 habitants, quatre fois plus
qu’au Brésil…
Car le monde du crime s’est depuis longtemps rapproché de
la politique, d’abord dans les colonies puis dans l’Hexagone.
Une bourgeoisie criminelle 12 semble exister. « La question de
la pénétration de certains milieux influents par des individus
issus de la pègre a toujours été entourée dans notre pays d’un
flou sémantique arrangeant (on utilise le terme de barbouzes
voire d’agents d’officine pour éviter les mots qui fâchent),
généralement reléguée au traitement des faits divers, elle n’a
pas droit de cité dans les grands débats sur la démocratie alors
qu’elle constitue un pan ignoré de notre vie politique. »
Or, on peut identifier la présence de la criminalité dans tous
les domaines de l’économie, les marchés nationaux et locaux
sont touchés. Une nouvelle menace est entrée dans le jeu, celle
des caïds des banlieues qui peuvent exercer une influence sur
la vie politique locale. Disposant de réserves financières
exceptionnelles, ils n’hésiteront pas à instrumentaliser les
droits des minorités, le combat antiraciste, par ailleurs
légitime, ainsi que les religions pour devenir incontournables,
si cela présente pour eux une utilité quelconque. La criminalité
s’est substituée dans les périodes de crise aux banques et à
l’État, comme elle l’a fait en 2008. La Covid-19 lui permet de
renforcer son pouvoir dans des zones auxquelles elle n’avait
pas encore accès, en pratiquant l’usure et en infiltrant le
marché des produits sanitaires. Beaucoup d’entreprises en
difficulté ont contracté des prêts auprès des organisations
criminelles à des taux approchant les 1 000 %. Ces
« perfusions » d’argent sale sont estimées à 30 milliards
d’euros en Italie. Cette pratique permet aux mafias de
s’approprier directement les entreprises ou de les utiliser en
tant que prête-nom pour blanchir des fonds ou comme support
logistique de transferts illégaux. Il ne faut pas omettre leur
utilisation à des fins électorales.
La France a jusqu’ici été un peu protégée d’une invasion
criminelle par la qualité de son administration, son statut
solide, et surtout son maillage lui permettant de résister aux
pressions. Cette présence et les contrôles croisés limitaient les
opportunités criminelles. Or, tout cela est remis en cause par
les réformes en cours, l’installation de services hors sol en
province n’a pas d’utilité sur ce point. Chaque fois qu’une
structure administrative disparaît, les criminels se réjouissent
et colonisent la place. La disparition de ce maillage,
l’affaiblissement de cette administration, c’est l’ultime
barrage, susceptible de limiter l’avancée criminelle, qui
s’effondre.
La pandémie actuelle démontre s’il en était besoin cette
capacité d’adaptation phénoménale de la criminalité, les
milliards d’euros versés par les pouvoirs publics ont
immédiatement fait l’objet de fraudes par l’usurpation de la
raison sociale et du numéro d’identification d’entreprises,
alors que ces dernières n’ont effectué aucune demande. Les
fraudeurs sont aussi intervenus en jouant le rôle
d’intermédiaire lors de la passation de contrats d’achats de
masques et de respirateurs comme lors de leur acheminement.
CHAPITRE 2

La cybercriminalité
Qu’est-ce
que la cybercriminalité 1 ?
La cybercriminalité est une infraction pénale commise par
un système informatique ou par Internet, elle est constituée
d’infractions traditionnelles transposées dans cet espace et
d’infractions qui lui sont propres. Les infractions les plus
fréquentes dans le cyberespace sont les infractions au droit de
la presse, la pédopornographie, le piratage, l’escroquerie, la
contrefaçon, la vente de drogue, etc. Le terme « cyber » est
accolé à l’activité d’Internet et provient du mot grec kubernân
(gouverner). Ainsi, toutes les activités criminelles utilisant
l’Internet sont désormais affectées de ce préfixe.
Les criminels ont toujours aimé la technologie, Pablo
Escobar était déjà très fier d’utiliser le meilleur de la
téléphonie, ce qui l’a perdu. Ils l’ont démontré en utilisant en
masse les capacités de la cryptologie et l’immense réseau
téléphonique Encrochat dont le décryptage a permis
récemment des poursuites sur le monde criminel.
Ils utilisent aussi des Blackberry modifiés. Plus de caméras,
de micros et de GPS : en somme des téléphones à la papy.
Seule différence : sur les terminaux, une messagerie chiffrée
de type PGP. En cas de problème, le contenu peut être effacé à
distance. Au procès de Guzmán (El Chapo), on a appris qu’il
avait engagé un ingénieur pour créer son propre logiciel espion
afin de surveiller ses collaborateurs.
Le support technologique ne les effraie pas, Les criminels
commettent des infractions génériques, escroqueries, fraudes,
usurpations d’identité, et des infractions dites de contenu
(droits d’auteur, vies privées, mineurs…). L’utilisation du
cybermonde est une circonstance aggravante pour ces délits.
Ces infractions sont poursuivies par le code dont elles
relèvent : Code pénal, Code de la presse, Code de la propriété
intellectuelle, etc.
Le développement de l’utilisation du cyberespace génère
une spécificité : l’utilisation massive des montages. Il s’agit de
la collecte, du traitement non autorisé, de la divulgation des
données personnelles, des appropriations des correspondances
électroniques, des atteintes aux systèmes, etc. Ces infractions
sont aggravées lorsqu’elles sont commises en bande organisée.
La lutte contre la radicalisation sur Internet se traduit par des
dispositions spécifiques sanctionnant l’apologie du terrorisme
et la consultation régulière de certains sites. Le système
répressif a évolué, suivant en cela les « avancées » de la
cybercriminalité. « La caractérisation du délit de vol de
données immatérielles a vu sa définition élargie à l’extraction,
la détention, la reproduction et la transmission de données en
2014. Il accompagne les évolutions techniques constantes,
dans une certaine mesure, tout en étant respectueux des
exigences de garanties en matière de libertés publiques et de
libertés individuelles. »
Les moyens d’investigation ont accompagné l’évolution.
Les spécificités du cyberespace nécessitant l’utilisation de
procédures inhabituelles, comme l’introduction dans les
procédures des dispositifs de captation de données ou
d’infiltration de réseaux sous pseudonyme. Il a fallu peser sur
les fournisseurs d’accès (FAI), chose compliquée lorsqu’ils
sont à l’étranger. Ces derniers sont soumis à l’obligation de
bloquer, sur demande du juge, des sites pour des faits
d’apologie du terrorisme, de traite des êtres humains, de
proxénétisme ou de prostitution de mineurs. La police et la
gendarmerie disposent de plateformes qui reçoivent des
internautes les signalements de contenus illicites.
L’un des problèmes réside dans le fait que les infractions
sont transnationales. Nombreuses sont donc les failles causées
par l’incohérence de certaines législations, et nombre de pays
ne disposent pas des moyens de les faire appliquer. Comme
tous les criminels classiques, les cybercriminels utilisent ces
failles pour échapper aux poursuites. Ils tirent aussi parti du
volume de données échangées et de l’utilisation des moyens de
cryptage et d’anonymisation. Leur identification est malaisée
et ils en profitent.
Dans ce cybermonde coexistent des infractions de grande
ampleur touchant de grandes entreprises ou des structures
étatiques (piratage de Sony, virus Stuxnet dans une centrale
nucléaire iranienne) avec des attaques à faible spectre affectant
les particuliers. La plupart des infractions commises par
Internet sont des escroqueries classiques, dont les formats ont
été transférés sur Internet et qui ont multiplié les cibles.
Cependant, ces escroqueries ne fonctionnent que lorsque
l’attaqué est mené par la peur, la sottise ou l’appât du gain.
Finalement, c’est une escroquerie qui utilise la technicité. Le
caractère massif des opérations fait que leur poursuite requiert
aussi des moyens considérables.
La cybercriminalité recouvre des infractions très variées,
entre autres :
le piratage informatique, l’intrusion dans des ordinateurs,
dans des serveurs informatiques ou dans des sites Internet,
plus couramment appelés les atteintes aux systèmes
automatisés de données dont le coût est très onéreux ;
la destruction à distance de données informatiques ;
les fraudes à la carte bancaire et les abus de confiance par
Internet constituent le fonds de commerce de groupes
criminels. Multiples, elles peuvent être scindées en trois
typologies.
De nombreuses escroqueries nécessitent un engagement de
la cible, soit par sottise, les phishings, soit par crainte.
les fraudes issues de vols, de pertes de cartes, de
détournements de données ou de copies de cartes
magnétiques, d’une part. D’autre part, celles relatives aux
montages développés autour des distributeurs automatiques
et du manque de sécurisation lors des paiements à
distance ;
les traitements automatisés de données personnelles non
autorisés ou non déclarés ;
la création de faux sites Internet imitant des sites connus
(par exemple un faux site Internet d’une enseigne) ;
la pédopornographie qui prend beaucoup d’ampleur ;
l’incitation à des délits contre les personnes ou contre les
biens, par le biais d’Internet.
Trois pays majeurs dans ce domaine n’ont pas signé à ce
jour l’appel de Paris 2 : les États-Unis, la Russie et la Chine.

La cybercriminalité, comment
ça marche ?
LES ATTAQUES
En 2018, l’Agence nationale de sécurité des systèmes
d’information (ANSSI) a mis en évidence l’exfiltration de
données stratégiques, dirigée vers des secteurs d’activité
d’importance vitale et vers des infrastructures critiques. Les
attaquants font ainsi preuve d’une grande discrétion et mettent
à profit « une véritable sophistication technique en procédant à
des attaques très ciblées ».
L’ANSSI constate la présence d’attaques indirectes. Le
pirate cible un intermédiaire comme un prestataire ou un
fournisseur, de façon à « exploiter la relation de confiance qui
l’unit à la cible finale pour toucher cette dernière ». En fait, la
sécurisation de la cible finale entraîne un déport vers les tiers.
Les attaques ont aussi pour but la déstabilisation et l’influence.
« À la portée de groupes ou d’individus isolés, ces hacks
peuvent aller de la simple indisponibilité du service touché au
sabotage en bonne et due forme. » Organisés en réseaux, les
cybercriminels se jouent des failles de sécurité de systèmes
d’information pour compromettre des équipements par le biais
d’un dépôt discret de « mineurs » de cryptomonnaie. Les
hackers ciblent les entités insuffisamment protégées dans le
but de voler des données personnelles revendues sur le
darknet, de demander une rançon, ou de s’appuyer sur
l’ordinateur pour engager des attaques « rebond ».
LES TYPES D’ATTAQUES SONT VARIÉS
Dans un ouvrage de 2006, Cols blancs et mains sales
(éd. Odile Jacob), j’avais consacré un chapitre aux fraudes
développées sur le support numérisé que j’avais appelé « les
cybermafias », le terme n’était pas encore à la mode, mais il
était déjà aisé d’identifier les pratiques dont les principes sont
identiques, leur technicité s’est en revanche nettement
améliorée.
L’attaque par déni de service (DoS) ou par déni de service
distribué (DDoDS) surcharge les ressources d’un système au-
delà de sa capacité maximale. Ainsi, le système visé ne peut
plus répondre aux demandes de service des utilisateurs
autorisés. L’attaque est lancée sur les ressources du système à
partir d’un grand nombre d’autres machines hôtes infectées
par des logiciels malveillants contrôlés par l’attaquant
(botnet).
L’attaque TCP SYN Flood utilise l’espace tampon à
l’initialisation d’une session TCP (Transmission Control
Protocol). Le dispositif inonde la file d’attente du système
cible de demandes de connexion (SYN). Mais lorsque le
système cible répond à ces demandes, le dispositif de
l’attaquant ne réagit pas. Le système cible se trouve alors
bloqué en attente de la réponse. Cela génère un déni de
service.
L’attaque « Teardrop » (fragmentation) consiste à envoyer
des paquets TCP qui se recouvrent en jouant sur le champ de
fragmentation dans les paquets du protocole Internet
séquentiel (IP) sur l’hôte attaqué. Le système attaqué tente de
reconstruire les paquets pendant le processus, mais il échoue
et, désorienté, il « plante ».
L’attaque « Smurf 3 » est un ping flooding particulier, une
attaque axée sur les réseaux. Ce procédé comporte deux
étapes, la première consiste à récupérer l’adresse IP de la cible
par spoofing (faux mails), et la seconde envoie un flux
maximal de packets ICMP ECHO (ping) aux adresses de
Broadcast.
L’hameçonnage, phishing, est la pratique consistant à
envoyer des courriels qui semblent provenir de sources fiables.
Le but est l’obtention de renseignements personnels ou
d’inciter les utilisateurs à se comporter d’une certaine manière.
Il combine l’ingénierie sociale et la supercherie technique, et
peut prendre la forme d’une pièce jointe à un mail qui charge
un logiciel malveillant sur votre ordinateur. Un lien vers un
site Web pourri qui peut amener à télécharger des logiciels
malveillants ou à communiquer des renseignements
personnels. Les attaques « Drive by-download » sont une
méthode courante pour propager des logiciels malveillants.
Les cybercriminels recherchent les sites Web non sécurisés. Ils
y implantent alors un script malveillant dans le code HTTP ou
PHP sur l’une des pages. Ce script, invisible, peut installer des
logiciels malveillants directement sur l’ordinateur d’une
personne qui visite le site. Il peut aussi rediriger la victime
vers un site contrôlé par les cybercriminels. Les « Drive by-
download » peuvent se produire lors de la visite d’un site Web
ou de l’affichage d’un message électronique ou d’une fenêtre
contextuelle.
LES LOGICIELS MALVEILLANTS INTRODUITS DANS
LES SYSTÈMES

Un logiciel malveillant est un logiciel conçu pour


endommager le système d’un ordinateur ou pour y exécuter
des actions non souhaitées. Voici quelques exemples de types
de logiciels malveillants :
les virus propagent des logiciels qui peuvent se transformer
et évoluer une fois intégrés dans les systèmes ;
les vers n’ont pas besoin de programme hôte pour se
propager ;
les chevaux de Troie ;
les logiciels espions collectent des informations ;
les logiciels de sécurité non autorisés.
Les attaques portent aussi bien sur les données privées que
sur les infrastructures vitales d’une entreprise ou d’une
administration. À l’origine le risque provenait des mafias qui
utilisent le numérique pour s’enrichir : rançons, blanchiments,
trafics divers, ventes d’armes. Les criminels bloquent ainsi la
démocratie, infox électorales, ou l’économie (blocage
d’activités, l’énergie, les transports et les hôpitaux).
LES QUATRE CAVALIERS DE L’APOCALYPSE
DES CYBERATTAQUES

Les fuites de données se définissent comme des incidents


de sécurité ou des violations de données à caractère personnel
dont la conséquence est la fuite, intentionnelle ou non,
d’informations sensibles. Les exemples les plus fréquents
sont : la mise en boucle d’une personne tierce lors d’une
transmission par mail d’une information protégée ou d’un
rapport financier aux clients et actionnaires, ou une erreur de
destinataire au moment de l’envoi. La perte ou le vol de
l’ordinateur d’un collaborateur contenant des données
confidentielles lors d’un déplacement professionnel ou privé.
L’utilisation par les salariés de leurs propres outils dans leur
activité professionnelle peut présenter des risques majeurs. Un
salarié peut aussi subtiliser et faire fuiter volontairement des
données stratégiques.
L’hameçonnage (phishing), en usurpant l’identité d’un tiers
de confiance, des informations confidentielles (mots de passe,
informations personnelles ou bancaires) sont récupérées pour
financer des achats, à des fins de revente ou d’accession aux
systèmes d’information des organisations.
Les agressions par rançongiciel (ransomware) se
multiplient. Après l’introduction d’un agresseur sur le réseau
de l’entreprise par des entrées à distance ou par l’équipement
d’un collaborateur 4, l’accès aux données est bloqué. Suit une
demande de rançon à l’entreprise empêchée de travailler, c’est
un racket banal qui draine au profit de la criminalité des
sommes exceptionnellement importantes. Il affecte les
entreprises, les administrations, parfois les particuliers.
Lorsqu’un ransomware est découvert en France, on peut
penser que la même mécanique fonctionne urbi et orbi,
multipliant les montants détournés. Le paiement demandé qui
devrait donner lieu au décryptage des données se situe entre 10
et 1 000 BTC (bitcoin), ce qui est considérable.
Les faux ordres de virement (FOVI/BEC) sont légion,
l’usurpation de l’identité d’un dirigeant ou de l’un de ses
mandataires, d’un fournisseur ou d’un prestataire, voire d’un
collaborateur, permet d’obtenir un virement exceptionnel et
confidentiel, ou un changement des coordonnées de règlement
(RIB) d’une facture. Là aussi on compte en millions. Les
criminels ont affiné leur attaque en utilisant sur le site Internet
de La Poste le service payant de la lettre recommandée en
ligne. Le compte, créé sous une fausse identité ou une identité
d’emprunt et payé par une carte prépayée anonyme, permet de
rassurer les cibles.
LE DARKNET ET LES CRYPTOMONNAIES
Détourner les fonds est une chose, encore faut-il pouvoir
les utiliser. Ce n’est pas très difficile dans les pays incontrôlés,
c’est plus délicat lorsque les réglementations antiblanchiment
sont présentes. Internet, c’est pour une majorité de personnes
Facebook, Youtube, Google ou Bing, cependant toutes les
données et toutes les bases ne sont pas accessibles. Peu
d’utilisateurs accèdent au « Deep Web » ou Web caché. Ce
darknet, donc, est constitué par un ensemble de pages non
indexées, non accessibles depuis les moteurs de recherche
classiques. Ce sous-ensemble permet de communiquer et
d’échanger de façon anonyme du fait du cryptage. Or ce
supermarché de la criminalité, du terrorisme, des échanges
illégaux et interdits représente la majorité de la surface
Internet.
L’un des passages vers ce monde secret est l’utilisation du
logiciel appelé TOR 5 qui, en lui-même, n’est pas illégal. Ce
navigateur utilise la cryptographie rendant difficile la
localisation de l’adresse IP. Il donne la possibilité d’accéder à
des sites (les supermarchés du Web) dans lesquels s’échangent
des biens et des services interdits (ventes de drogues, armes,
pédophilie, tueurs à gages, etc.). Il permet aussi de
communiquer lorsque les pouvoirs bloquent les libertés et
facilite le travail des lanceurs d’alerte. Pour naviguer sur ce
darknet, des réseaux privés virtuels (VPN) sont utilisés 6.
L’utilisation de TOR exige un moyen de paiement adéquat,
en général les cryptomonnaies, le bitcoin (BTC) ou le Monero,
les dollars et euros n’étant pas acceptés.
La criminalité a depuis longtemps investi ce monde caché
dans lequel un tiers serait dédié à la pornographie et à la
pédophilie, un tiers à des ventes illégales (drogue,
négationnisme, vente de codes de cartes bancaires, édition de
fausses cartes d’identité de belle facture, vente de données
personnelles, vente de données professionnelles, ventes
d’armes et fournitures d’explosifs). Le tiers restant est
inclassable. Les groupes qui pratiquent le ransomware utilisent
donc en priorité ces supports, et on peut en dessiner, à gros
traits, le cadre pourtant évolutif. Une fois les données
bloquées, les entreprises attaquées peuvent préférer payer, ce
n’est pas toujours une bonne solution, surtout si
l’extraterritorialité américaine s’en mêle, car le décodage peut
ne pas être effectué. Les hackers transmettent alors les
références d’un intermédiaire 7 qui sera mandaté pour
récupérer les fonds. Ces sociétés ou personnes privées, sans
doute appariées au groupe criminel, négocient et encaissent les
fonds du chantage. Ces fonds proviennent de la caisse noire de
l’entreprise. Ces « intermédiaires » achètent alors des bitcoins
à due concurrence, mais doivent parfois stratifier ces achats.
Une fois les achats effectués, il faut les transférer moyennant
une commission. Or ces transactions ne sont pas anonymes. La
blockchain BTC enregistre toutes les activités dans un « grand
livre », on a besoin d’une identification pour livrer. Le
camouflage du camouflage consiste à utiliser un prémélangeur
(bitcoin mixer) ou plusieurs successivement pour fractionner
les flux, rompre la transmission directe, et les mélanger avec
d’autres clients. Hormis le serveur de mixage, il est difficile
d’identifier une connexion entre les adresses de portefeuille
entrantes et sortantes. Et on peut, pour plus de sécurité,
interposer des écrans bénéficiant des règlements. Le bitcoin est
utilisé lors de menaces d’enlèvements, d’attentats, il est un bon
support de blanchiment. Parmi les 5 140 cryptomonnaies
existantes, BTC et Monero à un degré moindre autorisent la
liquidité de très gros montants sans altérer l’équilibre du
système. Toutefois, malgré la difficulté, l’identification reste
possible dans le système 8, les criminels utilisent alors les
« mulets ». Ils se procurent sur TOR des cartes d’identité, ma
foi fort bien imitées, qui permettent de créer une société-écran
ou une fausse identité, c’est ainsi qu’ils déposent ou encaissent
des fonds sans risque. Un autre moyen tout aussi classique est
privilégié, c’est l’échange des bitcoins contre des espèces « de
la main à la main » dans le pays où ces fonds peuvent être
utilisés.
Ce type d’attaque s’accompagne souvent d’un vol de
données et d’une destruction préalable des sauvegardes. Les
criminels œuvrant dans ces activités sont organisés en
groupements flexibles dont les stratégies divergent. Les
données volées seront revendues ou diffusées pour nuire. On
commence à identifier des montages complexes dans lesquels
l’ensemble de typologies frauduleuses et criminelles se
regroupent et s’articulent de par le monde.
Les groupes criminels ont conçu des montages
extrêmement compliqués et satisfaisants pour les divers
groupes malfaisants à partir d’une fraude au FOVI, par
exemple, ce qui pourrait devenir désormais un grand classique
du blanchiment de ces fonds :
1. Le virement est effectué vers un compte « rebond » en
Europe sous une fausse identité 9.
2. Les virements sont transférés et centralisés dans les pays
d’origine des malfrats ou des pays non coopératifs dans
lesquels une partie est décaissée en espèces.
3. Une partie des sommes revient en Europe ou ailleurs par
le biais de « mules ».
4. L’autre partie finance, dans certains pays d’Asie, de
grands fournisseurs de produits destinés à la contrebande.
Cette somme permet l’achat de tissus ou de matériaux qui,
une fois fabriqués, reprendront le chemin des grands
centres et des ports dans le monde (Naples, Anvers, Pays-
Bas et les grossistes distributeurs locaux). Une grande
partie du textile n’est pas déclarée à l’importation du fait
d’une corruption endémique et contribue à générer des flux
d’espèces considérables.
5. Les ventes génèrent des espèces qui proviennent des
ventes clandestines.
6. Ces espèces sont compensées et permettent aux
entreprises, qui en sont friandes pour financer le travail
clandestin et la corruption, d’en disposer. Une partie de ces
espèces pouvant être retournée dans les pays en utilisant
des mulets, ce qui perpétue le cycle.
LE COÛT DE CES ATTAQUES
EST EXCEPTIONNELLEMENT ÉLEVÉ

Le coût causé par l’attaque NotPetya en 2017 atteindrait les


10 milliards de dollars, cette attaque à l’origine analysée
comme un rançongiciel était en fait une opération de sabotage
contre l’Ukraine. Elle a infecté et a paralysé pendant plusieurs
jours des serveurs et des ordinateurs des grands groupes.
WannaCry aurait coûté entre 4 et 5 milliards de dollars. Saint-
Gobain a déclaré avoir perdu 25 millions de chiffre d’affaires
et 80 millions de résultat.
Facebook a vu 50 millions de comptes affectés par une
faille de sécurité. En effet, à partir d’un bug inscrit dans le
code informatique de la société, et en combinant trois défauts
dans ce code, les pirates ont eu accès aux « jetons » qui évitent
à l’utilisateur de saisir son mot de passe à chaque visite. Tout
récemment l’entreprise belge Picanol, qui a fait l’objet d’un
rançongiciel, a dû mettre ses salariés au chômage technique et
suspendre sa cotation en Bourse pendant deux semaines. Elle a
déclaré avoir perdu 1 million d’euros.
Le jeudi 30 janvier 2020 10, les employés du site de
Guyancourt (Yvelines) ont reçu un SMS annonçant « une
alerte virale avec une coupure générale du Datacenter
Challenger », le nom du siège social de Bouygues. Le message
précisait que toutes les messageries et applications étaient
inaccessibles pour une « durée inconnue ». Selon les
informations du Parisien, « les employés à l’étranger du
groupe sont aussi au chômage technique sans accès à leur
email professionnel ».
Depuis la Corée du Nord, en fait depuis la Chine, certaines
entreprises servent de façade aux opérations de
cyberespionnage coréennes. Tous les ordinateurs du studio
Sony ont ainsi été paralysés par un virus, et toutes les données
ont été publiées en ligne. Il s’agissait d’une réponse au film
The Interview, qui parodiait le chef d’État coréen.
Les hôpitaux français ont fait l’objet d’un chantage
informatique par le logiciel CryptoLocker dont le programme
chiffre et rend illisibles les données d’un PC tant qu’un code
de déblocage n’est pas saisi. Il a fallu se résigner à payer
40 bitcoins pour libérer les postes. L’ANSSI préconise de ne
pas payer, car il n’est absolument pas certain de recevoir la clé
de déblocage une fois le paiement effectué. Des entreprises
importantes en ont fait l’expérience.
Plusieurs administrations ont fait l’objet de telles attaques :
le ministère des Transports aurait été attaqué par un logiciel
CryptoWall. Il en va des logiciels comme des tornades, on leur
donne un nom pour les rendre moins détestables. Il faut savoir
aussi qu’une clé USB abandonnée sur le parking de
l’entreprise ou sur une table lors de réunions internationales a
de bonnes chances d’introduire un virus dans le réseau, car le
participant est tenté, s’il n’est pas formé, de l’introduire sur
son PC pour voir ce qu’elle contient.
La présidente de la CEE a accusé la Chine d’avoir
développé des cyberattaques contre les hôpitaux pendant la
pandémie.
LA PANDÉMIE A CRÉÉ DES RISQUES MAJEURS
La fraude survit à tout, elle se délecte des situations de
crise. Les pandémies, les guerres, loin d’en réduire le
potentiel, en décuplent les opportunités. Les fraudes en tout
genre se multiplient autour de la corruption et de l’engeance
criminelle. Nous assistons à l’éclosion de la « Corona-fraude »
dans laquelle la criminalité est clairement à la manœuvre, elle
dispose des moyens de professionnaliser les montages et de les
mondialiser.
Elle s’attaque aux particuliers en multipliant la diffusion de
montages classiques sur Internet, prospérant sur une baisse de
surveillance relationnelle causée par le confinement, sur
l’angoisse et sur le rejet des solutions d’État. À partir de sites
hébergés en France et de pages Web légales piratées, les
fraudeurs sont bien référencés et peuvent tromper les visiteurs.
La pénurie et l’urgence leur facilitent le travail. Après une
solide recherche en ingénierie sociale, les bandes criminelles
contactent les cibles en leur proposant l’achat de masques, de
gel, de produits miracles, de médicaments qui ne seront jamais
livrés. D’autres sites vendent les contrefaçons de ces mêmes
produits. Les cagnottes bidon ne sont pas en reste, ainsi que les
inévitables plateformes de courtage proposant des placements
dont le rapport laisse rêveur.
Les plateformes sont installées chez des hébergeurs dans
des pays non contrôlés. Les protocoles de connexion
garantissent l’anonymat. L’effet de masse permet de récupérer
des fonds sans grande fatigue, d’autant qu’il n’y a guère de
plaintes. Le démarchage téléphonique existe aussi, il porte sur
des désinfections, des fausses aides à domicile. Quelques faux
agents publics sévissent encore, visant les réserves d’espèces
constituées par les personnes âgées.
La criminalité se taille la part du lion sur la Toile en
multipliant les cyberattaques sur des thématiques sanitaires,
des centaines de millions sont en jeu. Sont visés les hôpitaux,
les EHPAD, des grossistes et les collectivités locales peu
sensibles à ces fraudes et travaillant dans l’urgence, avec des
services désorganisés et manquant de tout. Les escroqueries se
ressemblent : on prétend disposer d’un produit en manque,
mais la pression est forte, il faut se décider vite et payer
d’avance. L’acheteur stressé valide, paye et les fonds
disparaissent. Les escrocs usurpent l’identité d’une entreprise
connue pour passer des commandes auprès de fournisseurs
dans un autre pays. La livraison se fera dans un troisième pays
et le règlement ne sera évidemment jamais effectué. Les
données de la première entreprise sont détournées par
opération d’ingénierie sociale (Kbis, bons de commande,
tampons, etc.). On constate que ces montages sont le fait d’une
même filière d’escrocs. La création de sites factices est
fréquente, les paiements disparaissent dans une série de
comptes rebond. On rencontre aussi des livraisons de
cargaisons non conformes et non utilisables aux trois quarts et
livrées avec des documents de certification falsifiés. Plus de
30 000 fausses pharmacies ont été identifiées et les
contrefaçons de médicaments explosent.
L’intensification du télétravail est une opportunité
promptement saisie. La pandémie a forcé les entreprises à
délaisser l’environnement de bureau sécurisé au profit du
travail à distance, ce qui crée si l’on n’y prend garde des
risques majeurs de sécurité. Les pirates ont déjà investi le
domaine afin d’en utiliser les déficiences pour piéger et
récupérer les mots de passe et toutes les autres données
utiles 11.
Les hackers et autres trolls à la solde de puissances
étrangères ont utilisé la pandémie pour multiplier les piratages
et les opérations de propagande. Ainsi la Russie, la Chine et la
Corée du Nord dans un but de désinformation ou de
propagande. Ces activités sont destinées à montrer que ces
régimes sont plus efficaces que les démocraties et utilisent
massivement les réseaux utilisés par l’Occident. Cette
propagande fait aussi oublier les erreurs qui ont pu être
commises. Les pratiques utilisent des faux comptes ou des
comptes hackés pour diffuser des messages favorables, il peut
même être proposé à des abonnés de « twitter » leurs messages
contre rémunération. Il s’agit de l’une des plus vastes
campagnes de cyberespionnage observées au cours des
dernières années. On a relevé la forte augmentation de
campagnes d’agression lancées par divers pays dans le but de
s’approprier les recherches de divers laboratoires et États dans
les études portant sur le vaccin de la Covid-19.

Qui sont les cybercriminels ?


Les personnes qui s’attaquent aux systèmes sont
nombreuses, on peut les classer en fonction de leur type
d’activité.
Les menaces viennent d’abord de l’extérieur et des hackers.
En général, on distingue plusieurs catégories de hackers : ceux
qui ne sont pas malveillants, mais qui sont dans un jeu. Dans
la démonstration de leur qualité, ils espèrent ainsi être
reconnus et embauchés par les entreprises. On peut y rattacher
les scipt kiddies, des as de la bidouille.
Les hackers techniquement brillants mettent souvent leur
qualité technique exceptionnelle au service d’une cause et au
détriment de l’entité à laquelle ils s’attaquent. C’est d’eux que
proviennent en général les divers leaks, et on peut les
considérer comme des lanceurs d’alerte lorsqu’ils œuvrent
dans l’intérêt général, en particulier contre la corruption et la
fraude fiscale. Si on a pu autrefois scinder les types d’activités
entre les bons et les méchants hackers, les attaques étatiques
ou financières, il semble que, désormais, la majorité des
cybercriminels a intégré l’enrichissement à ses motivations. La
Corée du Sud semble être l’État qui a le plus développé la
sous-traitance de tout ou partie de ces activités. Elle profiterait
aussi des gains qui en sont retirés et n’est pas la seule. Les
hackers de compétition se font rares, désormais on court après
le fric, assez facile à obtenir. Les seuls « techniciens » œuvrant
dans ce secteur sont les « développeurs d’attaques » et les
analystes 12. La présence de tutoriels et l’achat ou la location de
moyens d’attaques permettent à des délinquants primaires de
passer au cyber.
Une supply chain a été créée, qui assure un gain maximal à
chaque participant. « Les criminels se sont organisés comme
des PME, autour d’un écosystème de plateformes d’attaques
structurées. Ils ont adopté des modèles de franchise, de
licence, d’affiliation dans lesquels les vendeurs d’attaques,
clés en main, se rémunèrent au pourcentage sur les
résultats 13. » Ce type d’organisation est une constante
criminelle qui ressemble trait pour trait au commerce le plus
légitime.
Les concurrents constituent une catégorie non négligeable
d’attaquants, leur objet est l’appropriation des secrets de
l’entreprise, mais comme d’habitude, afin de ne pas être
identifiés, ils sous-traitent à la criminalité internationale les
attaques et les rémunéreront en conséquence. Les criminels
sont très présents dans ces attaques, elles rapportent gros et les
risques de se faire prendre sont pratiquement nuls. Le but des
« cybervoleurs » est l’enrichissement et, organisés comme le
sont toutes les structures criminelles, ils fractionnent et sous-
traitent les travaux, d’autant que dans ce domaine ils sont
pratiquement intouchables.
Le dernier groupe d’attaques est le fait de « cybersoldats »,
liés à un État, qui s’approprient par ce moyen les données
stratégiques des secteurs concurrents ou menacent de
représailles des pays, ou encore réalisent des coups, comme
sur le système de gestion iranien.
L’entreprise subit aussi des attaques internes, et ce sont les
employés de l’entreprise et souvent les prestataires ou les
fournisseurs, volontairement ou pas, qui créent le danger.
Un employé malveillant a compris que ces données ont une
valeur exceptionnelle, disposant d’un accès à ces dernières il
l’utilise pour frauder, c’est la catégorie de fraudeurs la plus
développée. La vengeance est présente aussi en cas de manque
de reconnaissance. Les audits de sécurité surveillent
particulièrement ce risque. À l’évidence, il est plus aisé à
analyser que le risque externe, mais sa protection n’est pas
plus aisée.
Cette situation, en apparence paradoxale, est due au fait que
l’information est disséminée et que les attaques sont tellement
rapides et diversifiées que les positions défensives ne sont pas
en mesure de les stopper. Internet recèle tous les tutoriels,
toutes les astuces, tous les supports facilitant les attaques. De
plus, les hackers sont organisés en communautés et disposent
d’une connaissance très complète des vulnérabilités, en tout
cas bien plus que les cibles.
Dans tous les cas, les attaquants ont et auront toujours un
coup d’avance, pour une raison simple à comprendre et il est
quasiment impossible de s’en protéger : une entreprise est une
structure dont les systèmes sont complexes et dont les serveurs
se comptent par milliers. Ils ne peuvent pas tous être mis à jour
constamment. Des failles résiduelles pouvant être utilisées par
des hackers existent même dans l’entreprise la plus protégée.
D’où la nécessité de connaître précisément le degré
d’importance stratégique des systèmes et de protéger ceux qui
sont les plus sensibles, comme lorsqu’on stocke des données
dans un cloud. Lorsque ce travail, nécessaire par ailleurs, est
effectué, tout risque n’est cependant pas écarté.
Le développement du Bring your own device, en français
PAP pour « Prenez vos appareils personnels », crée une
vulnérabilité supplémentaire, les appareils personnels parfois
plus performants que les postes de travail peuvent perturber la
sécurité du système d’information de l’entreprise, car ils sont
moins bien protégés. Les failles des appareils peu protégés et
l’imprudence des utilisateurs facilitent l’intrusion des virus, les
attaques de trackers : le détournement des actifs immatériels
est devenu un risque majeur.
On constate cependant une grande proximité entre les
groupes de hackers et les divers pays qui leur sous-traitent
certaines investigations. Certains États en manque de
financement laissent faire les mafias « Internet » locales, mais
exigent des contreparties réactivant sur la Toile la « guerre de
course ». Ces attaques informatiques pourraient, à terme, faire
l’objet de représailles conventionnelles.

La cyberguerre
Lorsqu’un pays investit dans l’armement, c’est en général
dans le but de ne pas l’utiliser. L’investissement en cyber n’est
en rien un élément de dissuasion, il est destiné à être utilisé. Or
cette guerre menace les individus et les infrastructures
critiques afin de causer des dommages. Le domaine « cyber »
est depuis longtemps l’épicentre des rivalités entre États.
Les scandales des écoutes électroniques par les États-Unis,
le Royaume-Uni ou encore la France font apparaître les
rivalités entre États en matière d’espionnage et de conflits « en
ligne », pour lesquels les gouvernements se préparent. Les
attaques informatiques impliquant un État ou une
infrastructure vitale sont régulièrement décrites comme
relevant de la « cyberguerre ». Il s’agit d’opérations menées
pour interdire à l’ennemi l’utilisation efficace des systèmes du
cyberespace et des armes au cours d’un conflit. Cela inclut les
cyberattaques, la cyberdéfense et les « actions cyber ».
Contrairement aux armes conventionnelles, les
« cyberarmes » des logiciels malveillants agissent longtemps
sans être repérées. Stuxnet, un malware qui a permis de
saboter pendant des mois les installations nucléaires
iraniennes, ralentissant le programme de plusieurs années, a
rendu les États soucieux. Il aurait été développé par les États-
Unis et par Israël. Un autre programme visant l’Iran, Flame,
aurait permis aux deux pays de collecter silencieusement des
données. L’Internet mondial a été en 2019 visé par une vague
d’attaques informatiques d’une ampleur inédite, consistant à
modifier les adresses des sites Internet pour les pirater. Ces
attaques consistent « à remplacer les adresses des serveurs
autorisés par des adresses de machines contrôlées par les
attaquants ». Ils peuvent alors fouiller dans les données (mots
de passe, adresses mail, etc.) et au passage dériver le trafic
vers leurs serveurs 14.
En cette fin d’année 2020, une attaque d’espionnage
informatique de grande envergure a été lancée contre les États-
Unis et une dizaine d’autres pays. Il s’agirait de l’installation
d’un cheval de Troie, « Sunburst », indécelable dans une mise
à jour d’un logiciel de gestion de réseaux. Les pirates peuvent
ainsi consulter et récupérer des informations sensibles.
L’attaque serait le fait du groupe russe Cozy Bear,
alias APT29, lié aux services secrets russes (FSB), et a affecté
les départements américains du Commerce et des Finances,
peut-être la gestion du nucléaire. Les services ont identifié un
certain nombre d’entreprises et d’administrations affectées et
ont créé un coupe-circuit pour bloquer le malware. Il ne
protège cependant pas les entités déjà infectées et il faudra
beaucoup de temps pour les rendre inopérantes. Les
conséquences de cette attaque se feront sentir pendant
plusieurs années. Il faudra envisager l’intégration dans la
doctrine de cyberdéfense d’une possibilité de riposte à ces
attaques affectant les infrastructures.
Les attaques d’État se développent dans tous les domaines :
le site Internet de la Cour européenne des droits de l’homme a
été la cible d’une « cyberattaque de grande ampleur qui l’a
rendu temporairement inaccessible » dès qu’un arrêt
condamnant la Turquie pour la détention d’un opposant a été
prononcé. La production de ces armes numériques est moins
onéreuse que les armes classiques, et les attaques sont
aisément dissimulables. Le défi de la cyberguerre est de
connaître le véritable attaquant et de viser la bonne cible lors
des représailles.
Il peut s’agir aussi de créer des dommages politiques
comme les attaques attribuées aux services d’espionnage
russes lors des élections américaines ou du Brexit.
« Cambridge Analytica », bien que de nature différente, à
l’époque Facebook, autorisait à des applications tierces l’accès
à des données personnelles dont l’organisation peut modifier
une élection. En effet, sur la base d’informations individuelles
siphonnées depuis Facebook, le profil des votants est
identifiable et il permet de cibler la publicité lors des élections.
Ce système aurait été utilisé lors de l’élection américaine de
2016 et lors du référendum sur le Brexit.
De même en France, lors de l’élection de 2017, les
courriers électroniques de six responsables d’En Marche ont
été divulgués. Qualifiés de « Macron leaks », ils révèlent aussi
et surtout que certains reproches faits à Macron sont des fake
news issues d’un piratage, qui vise moins à révéler des
malversations imputables au mouvement En Marche ou à
Emmanuel Macron qu’à les stigmatiser. L’escalade est
exceptionnelle, les attaques sont plus violentes, plus
dévastatrices, les hackers ne risquent rien, les gouvernements
non plus, et souvent les premiers attaquent pour le compte des
seconds.
La cyberguerre se poursuit dans le but d’obtenir des
informations et des éléments de propriété industrielle dans le
cadre de la recherche sur les vaccins Covid-19. Les États-Unis,
le Canada et la Grande-Bretagne accusent le groupe de
cyberespionnage russe APT29 de mener des cyberattaques
dans ce but. Les États-Unis poursuivent deux Chinois qui
auraient agi de la même manière au profit de la Chine.
Tout récemment, des attaques ont été portées contre les
laboratoires et contre les entreprises qui transporteront les
vaccins. Ces intrusions dans les réseaux semblent destinées à
récupérer des informations qui permettraient de paralyser le
système ou de bloquer la distribution des vaccins. Les fishings
liés devraient faciliter l’inscription sur les listes, le
contournement du prépaiement ou la commande d’un vaccin.
Les soupçons se portent sur le groupe AP3 chinois, sur la
Russie qui a elle-même été attaquée ou sur la Corée du Nord.
L’Agence européenne du médicament a annoncé que de la
documentation a été volée dans une cyberattaque au cours de
l’homologation des vaccins. L’intérêt de l’attaque porterait sur
la chaîne du froid.
Quels moyens de protection
utiliser ?
LA PRÉVENTION DANS LES ENTREPRISES
Le rapport annuel Risk in Focus (RiF21) estime que la
cybercriminalité et la sécurité des données seront l’un des trois
risques majeurs des entreprises en 2021 15. Malgré les
investissements de plus en plus importants effectués par les
organisations, les cyberattaques sont de plus en plus
complexes et sophistiquées, et entraînent de graves dommages
aux actifs les plus précieux des compagnies. Elles créent des
risques nouveaux et amplifient les risques existants.
Devant ce problème, les entreprises doivent mettre en place
des procédures de prévention et de protection susceptibles de
réagir en cas de problème. Les moyens mis en place pour se
protéger ne se limitent pas à une simple opération technique
sous-traitée. Connaître les risques présents dans le système, les
failles liées au système et à son utilisation permet de disposer
d’alertes pertinentes et de réagir. La mise en place d’outils
d’analyse peut aussi créer un casse-tête pour les directeurs de
la sécurité des systèmes informatiques (DSSI), du fait du
nombre élevé des alertes sans suite et de la difficulté à trouver
des compétences. L’activité peut être polluée par des alertes
dont 70 % ne sont pas justifiées, les outils fournissant des
données brutes qu’il faut corréler manuellement.
Les entreprises doivent tout d’abord identifier ce qui est
vital pour elles. En effet, parmi les entreprises qui ont intégré
le « cloud », rares sont celles qui ont évalué auparavant les
éléments dont la privation pourrait les tuer et la manière de les
protéger. C’est pourtant indispensable, car les « cloud’s »
présentent des caractéristiques de sécurité très différentes.
Souvent située physiquement à l’étranger, l’application des
textes locaux peut générer des difficultés en cas de problème.
Quant aux éléments vitaux, fallait-il les glisser dans le cloud et
risquer, comme le formule la fleur de pissenlit de Larousse « je
sème à tout vent », de livrer ses secrets, ou les garder en
interne ? Qui protège les cloud’s des interventions des États ?
Est-on sûr de tous leurs fournisseurs et de tous leurs sous-
traitants ? Les mesures de sécurité sont-elles suffisantes ?
Finalement on peut se demander s’il était nécessaire de faire
voter la directive du secret des affaires si on laisse les États
étrangers et les concurrents venir faire leur marché.
S’est-on jeté sur l’innovation sans en analyser les risques
pourtant évidents ? Les entreprises doivent savoir si toutes les
situations susceptibles de leur créer des problèmes sont
protégées, et cela concerne les fournisseurs et tous les autres
prestataires, les avocats et les fiscalistes en particulier. Les
problèmes sont souvent créés par une carence de formation de
ces tiers. De plus, les codes sources des programmes évoluent
constamment, on peut donc être protégé à un moment donné et
faillible lors de l’évolution suivante.
Il faudrait donc :
Connaître ce qui doit être protégé en priorité et effectuer
des évaluations régulières.
Disposer d’outils de surveillance, savoir gérer les alertes et
tester régulièrement le dispositif.
Analyser les alertes, et pour cela disposer d’éléments
spécifiques adaptés à sa situation.
Les risques engendrés par la cybercriminalité entraînent la
mise en place d’une organisation spécifique qui se rapproche
des meilleurs systèmes antifraudes, car il faut savoir que
quatre-vingt-quatorze jours environ s’écoulent avant de
s’apercevoir qu’une attaque APT 16 a eu lieu, ce qui laisse
beaucoup de temps aux hackers pour se balader tranquillement
dans les systèmes.
Ainsi, il semble que le responsable de la gestion des risques
de la cybercriminalité doit être, dans les entreprises
importantes, nécessairement un membre de la direction, et le
plus élevé possible, de manière à disposer des moyens
d’intervenir et de prévenir sans perdre du temps dans les
validations successives.
Son rôle consiste d’abord à s’assurer et à mettre en place
les éléments technologiques nécessaires à l’activité, il doit
disposer des moyens humains indispensables, ces derniers sont
rares, onéreux, et le bon choix s’effectue souvent hors
procédure.
Il doit aussi assurer la formation du personnel, module
essentiel de la prévention. Il semble opportun, à l’instar des
systèmes organisés de prévention des fraudes, de mettre en
place des référents en mesure de porter le message de la
direction et de faire remonter les soucis depuis la base. Il est
sans doute pertinent d’intégrer ce responsable au comité
d’audit ou de créer un comité de l’information, comme l’ont
fait certaines entreprises, ce qui permet de disposer à tout
moment d’un état de la situation. Le responsable de cette
activité deviendra rapidement le chef de file de la sécurité
générale.
Pour les PME, c’est à la fois plus simple et plus complexe,
un chef d’entreprise se doit de savoir quels sont les éléments
vitaux de l’entreprise. Il s’agit là du premier point de
protection. Ces éléments doivent être particulièrement
protégés. Peut-être faut-il copier certaines banques qui ont
transféré les informations de leurs plus gros clients sur un
support papier enfermé dans un coffre ?
Un disque dur crypté, isolé des réseaux, peut suffire dans la
majorité des situations, ou l’utilisation d’un cloud sûr. Il faut
aussi prendre garde aux informations transmises aux sous-
traitants, aux fournisseurs et aux prestataires. Cela complique
sans doute la vie, mais cela en vaut la peine.
L’ORGANISATION DE L’ÉTAT
Il est vital pour un pays de résister et de se protéger de ce
type de criminalité. L’État s’est organisé à la fois pour se
défendre, pour poursuivre et pour participer à ce type de
criminalité. Le Secrétariat général de la défense et de la
sécurité nationale (SGDSN) et l’Agence nationale de la
sécurité des systèmes d’information (ANSSI), par leur
positionnement interministériel et le caractère des
responsabilités qui sont les leurs, se voient confier de
nombreuses missions par le président de la République et le
Premier ministre. L’ANSSI participe ainsi, en collaboration
avec d’autres services de l’État, à divers projets liés à la
sécurité numérique promus par les plus hautes autorités. Cet
engagement démontre la volonté de la France de faire de la
sécurité, gage de confiance, la condition sine qua non de la
réussite de la transformation numérique.
L’ANSSI a publié un guide « hygiéniste » de la gestion des
systèmes pour les entreprises. Elle a aussi publié la liste des
organismes certifiés pour la détection des cyberattaques. Les
entreprises dites d’importance vitale (OIV) sont tenues de
s’équiper de systèmes de sécurité certifiés sous peine de
sanction. Au nombre de 250 environ, elles évoluent dans
divers secteurs : la banque, la santé, l’énergie, l’alimentaire,
les télécoms. Leur nom est classé secret-défense. Il leur est fait
obligation, par la loi de programmation militaire, de protéger
leurs réseaux en s’équipant de dispositifs certifiés. La France
est le premier pays au monde à obliger les entreprises à
protéger leurs services numériques.
La cybercriminalité est aussi entrée dans les cadres des
services d’investigation. L’Office central de lutte contre la
criminalité liée aux technologies de l’information et de la
communication (OCLCTIC) a été créé en 2001. La police et la
gendarmerie ont chacune des enquêteurs spécialisés. La police
judiciaire dispose aussi d’une division spéciale, la sous-
direction de lutte contre la cybercriminalité (SDLC). Le champ
d’action de la SDLC est plus large que celui de l’Office. Elle
référence aussi les attaques subies par les entreprises et les
particuliers. Auparavant, les PME dont les systèmes
informatiques étaient attaqués, par exemple, n’avaient pas de
correspondants.
Comme le disait Mireille Ballestrasi, qui occupait la
fonction de directrice centrale de la police judiciaire et
présidait le comité exécutif d’Interpol, dans une interview à La
Tribune 17 : « La cybercriminalité est clairement la nouvelle
menace du XXIe siècle. Elle force les polices à repenser leurs
moyens d’action, à se mettre au niveau techniquement et à
développer des outils transnationaux, car l’échelle devient
mondiale. Le cybercrime est d’autant plus difficile à
appréhender qu’il prend des formes diverses et n’a, par
définition, pas de frontières. Il peut s’agir d’apologie du
terrorisme, de réseaux de pédopornographie ou de
proxénétisme, ou encore d’attaques contre des systèmes de
données, comme celle qu’a connue récemment TV5 Monde.
[…]. Et ce n’est que le début : toutes les études tablent sur une
augmentation significative du nombre de crimes liés à Internet
dans les années et décennies à venir. Il s’agit d’un vrai défi
pour les États et les polices du monde entier. »
Les États membres de l’Union européenne se sont mis
d’accord pour renforcer la lutte contre le blanchiment d’argent.
Un rapport estimait notamment que certains actes terroristes
avaient pu être financés via des plateformes de monnaie
virtuelle. Parmi les mesures prises, figure la fin de l’anonymat
des transactions sur ces plateformes, y compris avec des cartes
prépayées. De tels moyens de paiement avaient pu être utilisés
pour financer des attentats.
Pour Tracfin, le bitcoin constitue une triple bulle : « une
bulle spéculative, une bulle d’opacité et une bulle criminelle ».
La cellule de Bercy s’inquiète surtout du côté criminel des
cryptomonnaies qui seraient utilisées pour masquer et financer
des activités criminelles. Dans le collimateur de Tracfin,
notamment, le blanchiment d’argent rendu plus facile par les
cryptomonnaies. Mais c’est aussi un problème pour les
impôts : les plus-values liées aux bitcoins et notamment à
l’explosion de leur valeur doivent être déclarées au fisc.
Gérard Darmanin, ministre des Comptes publics, l’a rappelé le
12 décembre 2017. « Dans le cas contraire, le redressement
fiscal serait évidemment à la hauteur de la fraude. »
Les particuliers, notamment, sont invités à être
transparents : jusqu’à 33 200 euros de plus-value, les revenus
des bitcoins peuvent être considérés comme des bénéfices non
commerciaux. Ils sont donc imposables. Au-delà, l’activité
passe dans le domaine des activités commerciales et nécessite
des autorisations et des déclarations différentes.
SIXIÈME PARTIE
LES LANCEURS D’ALERTE,
UN REMPART POUR
LA DÉMOCRATIE ?
Les parties précédentes décrivent des forfaits en série. Les
États, le secteur économique, tous les systèmes politiques,
financiers et religieux dissimulent des failles, des secrets et des
dysfonctionnements inacceptables inhérents aux pouvoirs. Les
manipulations, l’actualité le confirme, la fraude et la
corruption sont couramment pratiquées pour s’enrichir,
conquérir le pouvoir et s’y maintenir. Ceux qui sont en charge
du problème ne se bousculent pas vraiment pour prévenir et
sanctionner ces dérives mondialisées.
Le lanceur d’alerte trouve aisément sa place dans un tel
milieu, lui qui cherche à faire reconnaître, souvent à contre-
courant, l’importance d’un danger ou d’un risque en lien avec
l’intérêt général. Cette définition, assurément restrictive, est
due au sociologue Francis Chateauraynaud, créateur du
concept de « lanceur d’alerte » en 1996 1. Les lanceurs d’alerte
dénoncent les manipulations d’une organisation et devraient
bénéficier d’une protection particulière, ce que la loi Sapin 2
tente de réaliser, sans vraiment y parvenir.
La presse en général, les diverses ONG, les différents
consortiums lorsqu’ils analysent la société au regard de la
criminalité, de la corruption et de la transparence des pouvoirs,
ont un rôle essentiel en diffusant des informations sur des
comportements qui ne peuvent être acceptés dans un cadre
démocratique. Les journalistes, du fait de la protection du
secret des sources et de leur appartenance au quatrième
pouvoir honni par les puissants, s’ils ne sont généralement pas
considérés comme des lanceurs d’alerte sont des porteurs
d’alerte institutionnels. La protection dont ils bénéficient n’est
réelle que dans les pays démocratiques. Plus de 56 journalistes
ont été assassinés en 2019, dont trois dans l’Union
européenne.
Les alertes se propagent dans tous les domaines.
Hétéroclites, elles révèlent la prolifération des pratiques
illégales ainsi que les systèmes de camouflage édifiés pour les
protéger. Ces alertes peuvent être considérées comme des
actions de « désobéissance civile » au sens où l’entend Hannah
Arendt 2.
Le lanceur d’alerte est un partenaire incontournable de la
démocratie 3. À ce titre, sous réserve du respect de certaines
conditions, une protection générale lui est allouée, destinée à
le protéger de persécutions infondées. Ainsi, pour la France, la
loi no 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la
transparence, à la lutte contre la corruption et à la
modernisation de la vie économique, faisant suite à nombre
d’autres lois traitant des lanceurs d’alerte, est une avancée
considérable, même si elle ne suffit pas. Les avocats Clara
Gandin et Xavier Sauvignet, dans un article paru le jeudi
26 avril 2018 sur le site « Village de la justice », estiment que
« Cette protection, encore fragile, épouse les contours du
dispositif de lutte contre les discriminations : désormais, au
même titre que le genre, l’origine, le handicap ou l’activité
syndicale, le lancement d’alerte est considéré comme un motif
discriminatoire prohibé ».
Les lanceurs d’alerte contribuent assurément à transmettre
une meilleure information aux citoyens, ils ont dénoncé des
scandales et prévenu nombre de tragédies initiées par les
pouvoirs en place. Ils apportent un contrôle et une certaine
transparence au fonctionnement démocratique. Leur rôle est
fondamental dans la lutte contre la corruption et la fraude
fiscale, ainsi que dans le domaine médical.
CHAPITRE 1

L’alerte : un processus atypique


qui éclaire le chaos
Une procédure foncièrement
saugrenue au regard
des institutions
Les États produisent des normes, installent des contrôles
et… ne les respectent pas ; les ministres se moquent des
réglementations. La négociation de l’affaire Alstom s’est
opérée en secret, dans le dos du Parlement et de certains
membres du gouvernement. La crise du coronavirus a mis en
évidence les failles d’une gestion centrée sur la
communication plutôt que sur l’exécution. Les administrations
qui devraient surveiller l’application des textes et sanctionner
les dérives s’en désintéressent. Une inspectrice du travail est
convoquée par le directeur départemental du travail qui lui
reproche de « vouloir mettre le feu » en voulant renégocier un
accord qu’elle juge illégal. C’est contre les dérives étatiques
que ces alertes ont été utiles. Cependant, dans cet ouvrage, je
ne porte d’analyse que sur la criminalité en col blanc. Les
entreprises aussi se moquent des législations, et les religions
ont vocation à s’autoprotéger. Or, lorsque plus de la moitié des
États sont criminalisés, lorsque les réseaux maléfiques
devenus les maîtres du monde se soucient comme d’une
guigne de l’éthique et du respect des textes, lorsque
l’autorégulation est devenue une chimère, lorsque certains
services spéciaux sont hors contrôle, seule l’alerte peut limiter
ces dérives.
Les services répressifs nationaux courent après les fraudes
systémiques, l’hybridation entre les montages d’habitude et les
montages criminels, l’internationalisation et l’inventivité des
nouvelles fraudes. Ils sont aussi affectés par l’idiotie libérale
exigeant la réduction des fonctionnaires de contrôle. Ceux qui
restent courent désespérément après les évolutions techniques
et ne sont plus à même de réaliser correctement leur mission.
De plus, ces situations déplorables sont présentées comme des
exceptions relevant d’une faillite individuelle dans le monde
clos d’une élite et n’apportant qu’un préjudice marginal aux
institutions. C’est intellectuellement reposant ! Les scandales
récurrents permettent périodiquement de simuler un contrôle
effectif. Ils sont hélas considérés comme des verrues et non
comme des facteurs consubstantiels affectant la vie
économique, politique et religieuse.
La société a dorénavant besoin de systèmes d’alarme
atypiques pour prévenir des situations néfastes ou
scandaleuses qui se propagent insidieusement dans le domaine
de la probité et des libertés individuelles. L’alerte devrait être
une exception, elle se banalise. Elle devient l’aiguillon et
l’auxiliaire déterminé des services de contrôle lorsqu’ils s’en
saisissent. Concomitamment, l’ouverture sur le monde et
Internet facilitent l’accès à des informations jusque-là bien
cachées, et un besoin irrépressible de transparence se
développe.
L’ALERTE EST PERTINENTE AU REGARD
DE LA CRIMINALITÉ EN COL BLANC
Les agissements de la « criminalité en col blanc »
engendrent un gisement infini de scandales à la portée des
lanceurs d’alerte. Atteintes à la probité, à la libre concurrence,
irrespect des textes, contournement des règles fiscales et
camouflage savant des manipulations, tels sont les
comportements habituels. Le « crime d’entreprise » prolifère
car le risque est faible. La criminalité financière, complexe,
« hypertechnique » et internationale est mal identifiée et se
dissimule dans l’entre-soi protecteur d’une élite. En France,
les grands scandales décrits par la presse affectaient
essentiellement les délits d’initiés, jusqu’à ce que quelques
magistrats, accompagnés par l’incontournable Canard
enchaîné, aient clairement qualifié la criminalité d’affaires,
« cet abîme insoupçonné » selon le mot du président Rolland.
L’environnement favorable de la mondialisation, les
évolutions techniques et les carences éthiques facilitent les
manipulations, alors que le développement du numérique
permet à la fois un camouflage et une opportunité de
transparence. La criminalité d’affaires s’appuie sur l’opacité
structurelle juridique, comptable et géographique créant une
économie de l’ombre prospérant dans les niches qui a rendu
l’arsenal juridique classique quasiment inopérant. Cette
situation a été accompagnée par la perte de toute lecture
éthique des situations, puisque le risque est nul, seule compte
la recherche du profit. Le système bancaire a ainsi développé
un montage frauduleux dont les gains portaient sur plus de
15 milliards de dollars ; ce système a fonctionné pendant plus
de trente années, il a perduré lors de la crise de 2008. Comme
sait le faire le crime organisé, le montage est le fruit d’une
collusion entre les tradeurs, les courtiers, les fonds, les avocats
et les banques.
Frauder n’est pas un dérapage ponctuel, il résulte d’une
volonté délibérée du monde des affaires de se comporter de la
sorte et d’utiliser tous les moyens possibles pour atteindre les
objectifs. Diminuer les bénéfices taxables, rentabiliser
l’investissement constituent les rouages essentiels de la gestion
des entreprises pour ceux qui en ont l’opportunité. Que les
moyens utilisés soient légitimes ou pas est sans importance. La
« truandaille financière » s’enracine !
Les « barons voleurs », nous dit-on, sont rentrés dans le
rang et ont été « utiles » à leur nation, certes, nos barons eux
s’empressent de fuir le pays sans rien lui apporter. Je n’en
veux pour preuve que la baisse des dons aux associations qui a
immédiatement suivi la disparition de l’ISF. Ils n’avaient plus
aucun effet sur la base imposable.
La tromperie des entreprises 4 – gangrène affectant
l’ensemble des activités commerciales, industrielles et
bancaires – est devenue une activité autonome. Les
manipulations fonctionnent en meute, les logiciels manipulant
l’optimisation des résultats de tests d’émissions de particules
le démontrent. Cela reste profondément choquant et alarmant 5.
L’accumulation des inégalités et la multiplication des
scandales réduisent la croyance selon laquelle le seul profit des
associés garantirait l’intérêt collectif au rang de propagande 6.
Un métier peu connu car extrêmement discret facilite le
contournement des textes, fournit des « kits » de fraudes,
édifie des montages sophistiqués, disperse les preuves dans
divers pays, et vend des montages à la technique irréprochable
mêlant le juridique et le comptable, on l’a vu dans la première
partie. Il organise une protection maximale pour les fraudeurs,
rendant presque impossibles les poursuites. Comme on a su le
faire pour combattre les réseaux mafieux, la seule opportunité
réside dans l’utilisation de repentis bien au fait des opérations
ou des lanceurs d’alerte.
LE MODE DE GESTION ENTREPRENEURIAL
EN QUESTION

Une entreprise, une administration, une ONG ne se


développent que dans un univers utilitariste, la morale
« n’imprime » pas lorsqu’il faut ajuster des moyens à des fins :
ces entités sont amorales. L’éthique « métier », essentielle
pour le salarié, est souvent en conflit avec les pratiques
managériales et les processus des organisations. Pour respecter
le processus, il faut jongler avec la sécurité, avec la réalité,
multiplier les approximations, se mettre en concurrence avec
les collègues. Cela, les salariés en sont conscients car ils le
vivent. L’alerte surgit d’un conflit entre la moralité d’un
individu et l’amoralité de l’entité.
L’entreprise s’est concomitamment engagée dans une sorte
de croisade éthique, elle établit entre autres des chartes
anticorruption, se convertit à l’écologie, accompagne des
organisations non gouvernementales, et communique
ardemment sur ces sujets. Cet engagement, aussi porté par la
loi Pacte, comporte un risque majeur. Si l’entreprise ne
respecte pas ses engagements, qui, forcément, limitent la
réalisation de profits majeurs, elle aura créé des instruments de
comparaison et de mesure qui pourront aisément lui être
opposés.
En présence d’une dérive, les comportements des salariés
sont divers. Le mercenaire sait que l’entreprise ne se gênera
pas pour le licencier, alors, disciple de Machiavel, il en tire
tout ce qui est possible et change de mangeoire. Le
pragmatique, conscient du fait que le monde ne changera pas,
accompagne le mouvement. C’est une vision à court terme et
une conscience morale brisée. Cette vision affecte tous les
acteurs, les dirigeants d’abord, « court-termistes », avec pour
tout horizon les bilans et leur carrière. Les salariés conscients
de l’existence d’un problème restent silencieux, ils tiennent à
leur travail, ce qui peut se comprendre. Un salarié de Mossack
Fonseca critiquait dans un entretien télévisé le lanceur d’alerte
à ce jour inconnu, car les salariés du groupe panaméen
perdraient de son fait des salaires importants, les avantages
pour le suivi scolaire des enfants et leur train de vie.
Les lanceurs d’alerte estiment que les dérives sont
insupportables au regard de leur éthique et des engagements de
l’entreprise, et veulent faire cesser la bouffonnerie ! De plus,
ils sont confrontés à un dilemme. S’ils ne font rien, leur
responsabilité morale ou pénale est engagée ; s’ils bougent…
ils perdent leur poste. Un savoir, une technicité élevée et un
œil exercé sont souvent nécessaires pour déceler les dérapages,
tant ils peuvent être élaborés et les techniques utilisées
complexes 7. L’alerte devient une affaire de spécialistes
particulièrement courageux pour qui la moralité est essentielle,
mais qui seront sanctionnés pour leur outrecuidance.
L’intégration des lanceurs d’alerte dans un cadre législatif
apportant une protection à certains d’entre eux est donc
positive. Elle protège en partie un particulier, individu, salarié,
scientifique ou simple citoyen, qui, confronté à une situation
criminelle ou délictuelle, dans tous les cas portant atteinte à
l’intérêt général, la dénonce de manière officielle. Intégrer
dans la loi un tel comportement est nécessaire, car l’alerte
opérée en pleine conscience des risques encourus n’est pas
sans danger. Une surveillance citoyenne est donc
indispensable. C’est à eux et à eux seuls qu’il appartient de
défendre leur éthique et leur liberté !
La formule d’Albert Einstein, ciselée, est particulièrement
adaptée à la situation des lanceurs d’alerte : « Le monde ne
sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les
regardent sans rien faire. »
CHAPITRE 2

L’opposition entre morale


et pragmatisme
L’alerte est présente depuis la plus
haute antiquité
Le lanceur d’alerte a toujours accompagné la vie politique
et religieuse. Il n’affectera la vie économique que plus
tardivement, lorsque ses imperfections seront devenues moins
obscures. Il est garant d’une vision morale. Le dialogue de
Platon, dans Gorgias, entre Socrate, dont la célèbre anaphore
« oui certes, mais » a démoli Calliclès, le sophiste contestant
les lois de la cité, en apporte le témoignage. Antigone,
idéaliste, désobéit à la loi de Créon et se comporte comme un
lanceur d’alerte. D’autres se sont opposés à l’intolérance de la
religion protestante, Castellion en Suisse à propos de la
condamnation au bûcher de Michel Servet en 1553 ; Martin
Luther en 1517 s’opposa à la vente d’indulgences des
catholiques 1. Voltaire face à l’intolérance catholique à
l’occasion de la condamnation de Jean Calas. Leur efficacité
est avérée dans la dénonciation de la pédophilie dans les
milieux religieux, des abus sexuels avec le collectif
« #MeToo ». Très récemment Boualem Sansal 2 s’élève contre
le développement de l’islamisme. D’autres lanceurs d’alerte
célèbres ont pris leurs responsabilités dans le domaine
politique : Victor Hugo et Napoléon le Petit, Émile Zola et son
célèbre « J’accuse », article publié dans L’Aurore 3. Fabien
Albertin, député socialiste, le 10 novembre 1932 à
l’Assemblée nationale 4 dénonce déjà les bénéficiaires d’un
vaste réseau d’évasion fiscale organisé par une banque
helvétique. Martin Luther King Jr et Nelson Mandela peuvent
aussi être considérés comme des lanceurs d’alerte d’envergure,
peut-être les plus grands. Ces quelques figures parmi tant
d’autres constituent des exemples mémorables de l’opposition
constante qui existe entre le respect des lois qui structurent la
vie en société et la nécessité d’évolution de cette même
société. Les dérives apparaissent sans fard, et le proverbe, aux
origines incertaines, Lorsqu’on monte aux arbres, il faut avoir
les braies propres trouve là une application universelle.
e
Les systèmes d’alerte ont été utilisés dès le XIV siècle à
Venise, avec les boca di leone, un moyen de flicage efficace au
regard du fisc et de la santé, qui a existé à Gênes et à Rome
jusqu’au XVIIIe siècle. Les services des Douanes, des Impôts,
les services de police utilisent des aviseurs. La dénonciation
est alors reconnue comme un devoir civique. La loi exige des
citoyens la dénonciation d’actes terroristes, les atteintes aux
personnes vulnérables, aux femmes, etc. Il faut cependant
distinguer l’action citoyenne de la réaction intéressée. Les
réticences à la procédure d’alerte découlent du fait qu’elle est
souvent assimilée à la délation, elle ferait revivre la période
noire de Vichy.
La terminologie utilisée est aussi révélatrice d’un malaise,
les vocables sont neutres – alerte, signalement, révélation – et
sont à l’évidence destinés à dédramatiser.
Le droit français s’est engagé très précautionneusement
dans ce domaine, au contraire les systèmes anglo-américains,
devant la multiplicité des dérives, développent depuis
longtemps le name & shame (nommer et faire honte) et la
démarche citoyenne du wistleblowing 5. Les partisans de la
divulgation totale se rencontrent plutôt sur Internet.
LE CADRE DE L’ALERTE ÉVOLUE CONSTAMMENT
ET SE GÉNÉRALISE

Dans certains domaines, les États n’ont pas hésité à utiliser


l’alerte pour obtenir des informations en matière fiscale et
dans le domaine économique. L’US False Claims Act est voté
en 1863 pendant la guerre de Sécession (1861-1865).
L’objectif était de dénoncer, déjà, les entreprises sous contrat
avec le gouvernement, soupçonnées de vendre de la poudre
mélangée à de la sciure.
Organiser un système d’alerte est une obligation des
entreprises et sa propagation est due au Sarbanes Oxley Act de
2002 6. Au cours des années 2000, un grand nombre de
sociétés américaines ont été mises en faillite du fait de
décisions managériales aberrantes et notamment pour des faits
de fraude. Or, nombre d’employés au fait de ces dérives
frauduleuses n’ont rien dit par crainte d’un licenciement
immédiat. La même observation pourrait être apportée aux
montages « subprimes » et aux « CumEX ». Le Sarbanes
Oxley Act est la première loi majeure à portée internationale
qui a exigé l’intégration du whistleblowing, l’alerte
professionnelle dans les entreprises 7. Cette loi a une portée
extraterritoriale, notamment pour les groupes cotés aux États-
Unis. La « loi de sécurité financière » (LSF) du 1er août 2003
intègre l’obligation pour certaines entreprises françaises
d’installer un cadre permettant d’alerter en cas de fraude. Les
sociétés concernées doivent adopter un code d’éthique et un
mécanisme de protection pour les lanceurs d’alerte. Les
employés qui relèvent la présence d’une faute commise dans
leur société doivent avoir la possibilité d’informer une autorité
interne ou externe qui mène alors une enquête et qui, si cela
est nécessaire, prendra des mesures disciplinaires ou pénales à
l’encontre de la ou des personnes qui ont commis une faute.
Le système d’alerte a une force obligatoire et le lanceur
d’alerte dispose d’un statut et d’une protection légale, tout cela
est toutefois bien théorique.
À ce jour, en France, de nombreuses entreprises sont tenues
de disposer d’une ligne d’alerte au regard des textes suivants :
la loi sur la sécurité financière (LSF) ;
la loi Sapin 2 (articles 6 à 15 et 17) ;
le devoir de vigilance ;
les textes de l’Autorité de contrôle prudentiel et de
résolution (ACPR) pour les banques.

L’Autorité de la concurrence 8 utilise la procédure de


clémence qui permet à une entreprise de révéler une entente à
laquelle elle a participé auprès de l’Autorité de la concurrence,
en contrepartie :
d’une exonération totale d’amende pour la première
entreprise qui demande la clémence ;
d’une exonération partielle d’amende pour les suivantes.
Cette procédure permet à l’acteur d’un cartel de dénoncer
ses complices et d’obtenir une remise sur l’amende à venir.
Les soupçons dans l’enquête du cartel de la compote sont
venus d’une société néerlandaise qui a dénoncé le cartel. La
révélation devient alors une arme stratégique pour les
entreprises comme pour les autorités. « La clémence peut
devenir un moyen de pression pour faire la police dans le
cartel, en dénonçant celui qui défie les autres participants »,
remarque un avocat habitué de cette procédure. Seul le
premier qui a fourni à l’Autorité de la concurrence des
éléments de preuve n’écopera pas d’une amende. D’où une
course à l’échalote pour être le premier dénonciateur.
Ralph Nader, célèbre militant des droits des
consommateurs, a, dès 1972, communiqué sur l’importance du
whistleblower (lanceur d’alerte), adoubé en dernier ou en
premier défenseur des droits : « La volonté et la possibilité des
employés de siffler une faute criminelle est la dernière ligne de
défense des citoyens ordinaires contre le déni de leurs droits et
de leurs intérêts par des institutions secrètes et puissantes. »
Ce système fonctionne correctement pour les petites
fraudes, les vols, le harcèlement et dans les filiales, mais son
efficacité est incertaine pour les montages de grande envergure
et concernant les managers. Le dénonciateur appartient
inévitablement au groupe initiateur. Il est donc rapidement
identifié et serait immédiatement « blacklisté » par l’ensemble
de son environnement professionnel.
La numérisation des données pallie en partie cette carence.
Elle facilite l’alerte de masse qui se déploie grâce aux fuites
(les célèbres leaks) depuis les paradis fiscaux. Les
informations de toute nature sont partagées et analysées
concomitamment par plusieurs grands médias. Elles
« harponnent » le blanchiment des montages managériaux et
l’immensité des fraudes dont nous n’avions qu’une image
réductrice 9. Les leaks ont permis de comprendre que les
pratiques de fraude, de corruption et de blanchiment sont aussi
globalisées.
La définition de l’alerte éthique s’est élargie en trente ans,
au fil des crises. Depuis l’alerte professionnelle, elle est passée
à l’alerte citoyenne, et depuis les fraudes comptables,
financières et médicales, à la notion de risque pour autrui. La
multiplication exceptionnelle des alertes et des scandales
engendrés par le comportement d’entités publiques,
commerciales et religieuses suscite une réflexion sur les
causes de cette situation. Le statut de protection du lanceur
d’alerte est devenu un sujet majeur de société.
UNE LONGUE LISTE DE SCANDALES
Les plus grands scandales des cinquante dernières années
ont éclaté, pour la plupart, après l’intervention d’un lanceur
d’alerte. Ils se sont développés aux États-Unis où le
Whistleblower Protection Act de 1989 assure la défense de
toute personne apportant la preuve « d’une infraction à une loi,
à une règle ou à un règlement » ou encore « d’une mauvaise
gestion évidente, d’un flagrant gaspillage de fonds, d’un abus
de pouvoir ou d’un danger significatif et spécifique en ce qui a
trait à la santé et à la sécurité du public ». Cette loi a été
consolidée, en 2000, par le No-FEAR Act, le bien nommé, puis
en 2012 par le Whistleblower Protection Enhancement Act.
Aux États-Unis, depuis 1970, les alertes majeures ont divulgué
des exactions gouvernementales :
les « Pentagon Papers », des mensonges d’État entourant la
guerre du Vietnam ;
la « gorge profonde » du Watergate, sous la mandature de
Richard Nixon qui démissionna le 9 août 1974 pour éviter
sa destitution ;
un soldat de deuxième classe fut la principale source des
documents publiés par WikiLeaks 10 ;
la fuite de documents de la NSA en 2013 révèle le système
de surveillance massive d’Internet ;
les révélations sur l’organisation par la banque UBS de
systèmes d’évasion fiscale entraîne le Département de la
Justice des États-Unis à condamner UBS à payer une
amende de 780 millions de dollars. Le lanceur d’alerte a
reçu une récompense d’une trentaine de millions de dollars
du Bureau des lanceurs d’alerte de l’IRS (les services
fiscaux américains) ;
diverses industries ont aussi été mises en cause : l’industrie
du tabac, l’extraction du gaz de schiste, la NRA pour la
promotion des armes, le montage Madoff, etc.
En France, les scandales initiés par des lanceurs d’alerte
concernent plutôt des dérives d’entreprises et la fraude fiscale,
ils présentent une grande diversité :
le risque présenté par l’amiante ainsi que celui des
polluants cancérigènes dès 1973 ;
l’affaire du sang contaminé en 1991 apporte la preuve que
des lots de sang contaminés ont été distribués à des
malades hémophiles lors de transfusions. L’hépatite C et le
virus du VIH ont infecté des milliers de personnes ;
en 1994, un toxicologue à l’INRS (Institut national de
recherche et de sécurité), discernant les effets nocifs des
solvants utilisés dans les peintures et les détergents, a été
licencié pour « faute grave » par l’Institut ;
en 2008, la collusion entre des « abatteurs » des enseignes
et les services vétérinaires est dénoncée dans la pratique de
la « remballe » ;
l’ouvrage Mediator 150 mg. Combien de morts ? met au
jour les risques de ce produit ;
l’ouvrage Révélations a révélé les dérives d’une chambre
de compensation dont le courant n’était pas si limpide. Il a
donné du corps à la méfiance envers les structures
financières ;
le lanceur d’alerte licencié pour « faute lourde » et « avoir
manqué à ses obligations de loyauté et de confidentialité »,
a gagné son procès aux prud’hommes cinq années après
avoir dénoncé l’implication de son entreprise dans les
systèmes d’espionnage des régimes libyen et syrien ;
le domaine de la fraude fiscale est propice à l’action des
lanceurs d’alerte, un grand nombre d’évadés fiscaux de la
banque HSBC 11, les dérives d’UBS ont été poursuivis à la
suite de l’alerte lancée par les salariés des banques ;
les administrations aussi sont mises en cause, l’inspecteur
des impôts qui avait identifié un dysfonctionnement sur le
patrimoine de Cahuzac n’a pas été écouté, dans ce même
dossier, un agent a été poursuivi pour violation du secret
professionnel, il a dénoncé la lenteur avec laquelle Tracfin
traitait l’affaire ;
les salariés de Price Waterhouse & Coopers qui ont
dénoncé les arrangements des grandes entreprises avec le
Luxembourg (Lux Leaks) ont provoqué des modifications
législatives (légères) dans le corpus luxembourgeois.
CHAPITRE 3

Une longue marche


La loi no 2013-316 du 16 avril 2013, relative à
l’indépendance de l’expertise en matière de santé et
d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte,
stipule : « Toute personne physique ou morale a le droit de
rendre publique ou de diffuser de bonne foi une information
concernant un fait, une donnée ou une action, dès lors que la
méconnaissance de ce fait, de cette donnée ou de cette action
lui paraît faire peser un risque grave sur la santé publique ou
sur l’environnement. L’information qu’elle rend publique ou
diffuse doit s’abstenir de toute imputation diffamatoire ou
injurieuse. » Ce texte, inclus dans le Code du travail,
s’imposait, car des études mettent en évidence le fait que le
tiers des substances chimiques en Europe ne respectent pas la
réglementation protégeant la santé et l’environnement.
Les agents publics disposent d’une procédure spécifique
relative à la dénonciation des conflits d’intérêts dans la
fonction publique. Ils disposent depuis longtemps de
l’article 40 du Code de procédure pénale qui impose à tout
fonctionnaire ayant connaissance, dans l’exercice de ses
fonctions, d’un crime ou d’un délit d’en aviser, sans délai, le
procureur de la République et de lui transmettre tous les
documents relatifs. À ma connaissance, aucune sanction n’est
prévue pour celui qui ne respecterait pas cette injonction. Un
agent 1, ayant connaissance d’un conflit d’intérêts, peut en
aviser sa hiérarchie. Si cette information préalable n’a pas été
exécutée, la mauvaise foi de l’agent est présumée et il ne peut
bénéficier du régime de protection des lanceurs d’alerte.
Aucune mesure concernant notamment le recrutement, la
titularisation, la formation, la notation, la discipline, la
promotion, l’affectation et la mutation ne peut être prise à son
égard pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits
constitutifs d’un délit ou d’un crime, dont il aurait eu
connaissance, dans l’exercice de ses fonctions. Seuls les
agents ayant relaté des faits auprès des autorités judiciaires ou
administratives sont protégés. La divulgation publique, ou la
transmission à un journaliste de faits, n’octroie aucune
protection.
Le processus de conciliation de cette obligation avec les
autres obligations auxquelles les agents publics sont soumis, la
déontologie, le devoir de réserve et de discrétion, le secret
professionnel ou fiscal, n’est pas clairement explicité.

La loi dite Sapin 2 – loi no 2016-1691 du 9 décembre 2016


relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la
modernisation de la vie économique – crée un statut des
lanceurs d’alerte (titre 1 chapitre II) : « […] celui qui révèle ou
signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou
un délit, une violation grave et manifeste d’un engagement
international régulièrement ratifié ou approuvé par la France,
d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur
le fondement d’un tel engagement, de la loi ou du règlement,
ou une menace ou un préjudice grave pour l’intérêt général,
dont il a eu personnellement connaissance… ». Le spectre est
donc très large.
La protection du lanceur d’alerte est renforcée contre les
représailles possibles. Ainsi, les entreprises de plus de
50 personnes, les administrations de l’État et les communes de
plus de 10 000 habitants sont tenues de mettre en place des
procédures de recueil des alertes qui garantissent une stricte
confidentialité de l’identité des auteurs du signalement, des
personnes visées par celui-ci et des informations recueillies.
La procédure de signalement prévue à l’article 8 est organisée
en trois phases successives, précisément fixées par la loi.
Ainsi, dès qu’une personne constate un dysfonctionnement ou
un abus, elle a le devoir d’alerter tout d’abord le « déontologue
de l’entreprise ou de l’administration concernées, à défaut le
supérieur hiérarchique ». Cette phase prévoit que le
signalement est adressé au supérieur hiérarchique, à
l’employeur ou au référent que celui-ci a désigné. Il ne
concerne qu’une personne employée par l’organisme mis en
cause ou un collaborateur extérieur ou occasionnel de cet
organisme. En l’absence de diligences de la personne
destinataire de l’alerte « dans un délai raisonnable », le lanceur
d’alerte s’adresse à l’autorité judiciaire, à l’autorité
administrative ou aux ordres professionnels. En dernier
ressort, à défaut de traitement par l’un des organismes dans un
délai de trois mois, le signalement peut être rendu public.
Ce n’est qu’en cas de danger grave et imminent ou en
présence d’un risque de dommages irréversibles que le
signalement peut être porté directement à la connaissance de
l’autorité judiciaire, de l’autorité administrative ou aux ordres
professionnels.
Les employeurs 2 sont soumis à l’obligation de garder le
lanceur d’alerte dans l’entreprise. La nouvelle législation
instaure également une nouvelle sanction afin de protéger le
lanceur d’alerte : est ainsi puni de deux ans de prison et de
30 000 euros d’amende le fait de révéler l’identité de l’auteur
du signalement. Dans le sens inverse, un lanceur d’alerte peut
également être poursuivi en cas de faux signalement. La loi
prévoit une amende civile dont le montant peut atteindre
30 000 euros.
Transparency International considère que « c’est une
législation très complexe et visant sur le fond à une alerte
responsable ». Elle ne protège pas seulement les lanceurs
d’alerte car les employeurs aussi ont leurs garde-fous. En cas
de doute sur la procédure à suivre, le salarié peut contacter le
défenseur des droits 3 qui l’orientera vers l’organisme
approprié. Il est aussi prévu des exclusions à l’alerte : les faits,
informations ou documents, quels que soient leur forme ou
leur support, couverts par le secret de la défense nationale, le
secret médical ou le secret des relations entre un avocat et son
client.
À ce jour, une soixantaine de pays ont mis en place un
processus de protection. La loi adoptée en 1998 par le
Royaume-Uni, qui protège les lanceurs d’alerte des secteurs
publics et privés, le Public Interest Disclosure Act, est
communément considérée comme le texte le plus équilibré au
monde 4. Ce dernier comprend « un signalement gradué par
paliers, une protection en amont – avec un référé conservatoire
d’emploi jusqu’au procès et en aval – et un dédommagement
intégral de la perte de revenus (incluant les années de retraite)
et de la souffrance morale. Soit un double mécanisme de
prévention et de réparation, mais ni rétrocession ni
récompense. En 2013, cette loi a été amendée, en recentrant la
définition du signalement sur le concept d’intérêt général, et
en ajoutant une protection, avec des sanctions pénales, contre
les représailles de tierces parties (par exemple les collègues de
travail) ».
Plusieurs reproches peuvent être apportés au texte :
le recours à la justice ne peut être effectué directement ;
la saisie des médias n’est admise que lorsque les voies
internes ou administratives sont épuisées, or c’est pendant
la période initiale que les risques sont les plus élevés ;
le texte n’est pas applicable à l’activisme actionnarial.
La transposition de la directive (UE) 2019/1937 du
23 octobre 2019 5 doit être effective, si les procédures ne
traînent pas trop, avant le 17 décembre 2021. Elle devrait
pouvoir améliorer très fortement la situation des lanceurs
d’alerte, et il serait bon d’initier une analyse de fond sur
l’activisme actionnarial.
CHAPITRE 4

Une réponse risquée mais nécessaire


Le lanceur d’alerte est un citoyen qui s’engage, un
particulier prenant des risques certains et en toute
connaissance pour ce qu’il considère être une atteinte à
l’intérêt général. Il sait aussi qu’il n’en tirera aucun bénéfice
matériel si ce n’est une publicité passagère chèrement payée. Il
n’est pas exagéré d’établir un parallèle avec les personnes qui
sont entrées en résistance 1. Ce comportement est parfaitement
décrit par Edward Snowden caché en Russie : « Mais je peux
vous dire ceci : je n’ai pas peur. Il y a des choses qui doivent
être dites, peu importent les conséquences 2. » D’autres
lanceurs d’alerte questionnés sur les raisons qui les ont amenés
à dénoncer, nonobstant les risques encourus, répondaient qu’il
fallait le faire, qu’il en allait de leur dignité. Il est
déraisonnable de comparer le lanceur d’alerte à un espion
infiltré dans le milieu qu’il observe et à qui il peut nuire. Il
n’est pas plus à la solde d’une organisation, il ne répand pas
non plus de fausses nouvelles. Il n’est pas un dénonciateur, pas
plus qu’un délateur, un cafard ou un mouchard, termes dont il
est souvent affublé. Nous vivons dans un monde dans lequel
ce n’est pas le fraudeur qui est poursuivi, mais celui qui
dénonce la fraude, et ce personnage atypique constitue la
réponse inévitable aux comportements illégitimes dont le
hasard a permis l’observation.
Être un lanceur d’alerte n’est
jamais un long fleuve tranquille
« Celui qui dit la vérité doit monter un cheval rapide » dit
le proverbe afghan. Les organisations confrontées à une alerte
s’appuient d’abord sur le « complexe de Cassandre » : elles
ignorent l’avertissement. Puis, vexées d’être mises en cause,
elles s’en prennent au lanceur d’alerte. Elles se comportent
comme les politiques accusés de corruption, d’ailleurs ce sont
souvent les mêmes « communicants » et avocats qui portent
leur défense.
Nier contre toute évidence, faire diversion en invoquant le
« système », discréditer le lanceur d’alerte par un lynchage
personnel, s’appuyer sur les médias favorables qui « portent »
l’information et gagner du temps, gagner du temps, gagner du
temps ! Dans les cas les plus graves, lorsque les effets en
termes d’image, de baisse des objectifs, de rentabilisation des
investissements engagés, et si les dirigeants vexés en font une
affaire personnelle, on peut recourir à des pratiques
« barbouzardes ». Dans tous les cas, la guerre sera longue et
l’oubli jouera au profit de l’organisation. Alors, nonobstant les
chartes éthiques inscrites au frontispice des sites et les
engagements citoyens, on se résout à utiliser les moyens
permettant d’étouffer le scandale. Le lanceur d’alerte est un
mouton noir, à ce titre il a attaqué « la famille », et à l’instar
des systèmes mafieux il faut le briser.
Les décisions sont en général prises au niveau le plus élevé
des organisations au cours des réunions de crise convoquées
en urgence. Tant que le problème n’est pas rendu public, il est
possible d’utiliser des clauses pouvant figurer dans le code
d’éthique de la structure 3 et exigeant des arbitrages privés
confidentiels ou la soumission des motifs d’alerte à un
médiateur. La résolution sera pacifique avec un licenciement
agrémenté d’une indemnité conséquente, ce n’est pas la
situation la plus fréquente.
Il n’est pas, et c’est heureux, fait un usage systématique des
pratiques qui sont décrites ci-dessous tant elles peuvent être
brutales.
Lorsqu’une action en « défense » est envisagée, des
mesures « conservatoires » sont d’abord prises. Il s’agit de
suspensions, de licenciements immédiats ou de pressions dans
le cadre professionnel. Des formes de harcèlement
millimétrées, l’organisation d’un isolement, l’obstruction et le
blocage des projets professionnels en cours, la multiplication
d’humiliations parfois assorties de menaces sont perpétrés. Les
collègues, pour sauver leur travail, prennent leurs distances, le
sentiment de solitude est omniprésent dans l’expérience de
chaque lanceur d’alerte. Ainsi un cordon sanitaire est tracé
autour de ce dernier générant un climat délétère qui naît de la
mise à l’écart. Ces mesures rendent rapidement l’activité
insupportable et la présence sur place insoutenable.
Le harcèlement n’est que le premier degré de l’agression.
Le lanceur d’alerte peut être mis à pied ou licencié pour faute
lourde, une communication parfaitement ciblée suit. Il
l’emportera aux prud’hommes, mais cinq ou six ans après.
Encore faudra-t-il attendre les appels que l’organisation ne
manquera pas d’interjeter. Pendant ce temps il devra vivre,
payer les avocats. Les lanceurs d’alerte devenus célèbres ne
retrouvent que rarement du travail, car ils sont « blacklistés »
dans leur secteur.
Concomitamment à cette « tambouille » interne, la
communication de crise est déclenchée afin de bloquer ou de
limiter les risques de diffusion incontrôlée de l’information
auprès des médias 4 et indirectement auprès d’éventuelles
structures de contrôle, ce qui permet de gagner du temps. Une
rumeur se propage parmi les oreilles attentives ; il s’agit d’un
incompétent, instable, sans doute un déséquilibré, il aurait
demandé à être rémunéré pour son silence. Fort heureusement,
les juges se laissent rarement prendre au jeu.
Le salarié d’une banque a été licencié pour « insuffisance
professionnelle » et « comportement inapproprié » envers ses
collègues. Il conteste les raisons officielles de son renvoi. Il
assure avoir été mis à la porte après avoir dénoncé, auprès de
sa hiérarchie, des faits de manipulation des cours effectués par
l’un de ses collègues. La cour d’appel 5 a admis la véracité de
ses arguments et « ordonné à la société de le réintégrer dans
son emploi ou dans un emploi équivalent » et le paiement
d’une importante somme pour compenser le préjudice, son
licenciement étant déclaré « nul ».
Si l’opération ne prend pas, quelques procédures
nauséabondes peuvent accompagner l’opération. Les officines
spécialisées activent alors leurs réseaux pour obtenir contre
rémunération des informations couvertes par le secret
professionnel.
Leur besogne consiste d’abord à « googliser 6 » l’individu.
Un grand nombre d’informations peuvent être tirées de cette
recherche ainsi qu’une multitude de pistes. Elles engagent des
filatures afin de renseigner les habitudes, les horaires de départ
et de rentrée du travail, les usages familiaux (sport, école des
enfants, secrets d’alcôve, etc.) et les contacts. Toutes ces
situations seront photographiées et consignées dans un rapport,
la personne a fait l’objet d’un « criblage ». Il n’y a pas si
longtemps, alors que j’exerçais au SCPC, nous avions conçu
une formation destinée à certains inspecteurs de feu l’Unedic,
afin de protéger les entretiens relatifs aux fraudes dites des
« kits-Assedic ». En effet, les inspecteurs faisaient l’objet de
menaces de ce type de la part des fraudeurs organisés.
Ces officines peuvent fignoler le travail, en recourant à des
informations administratives soumises au secret professionnel.
La « tricoche 7 » consiste en une consultation illégale des
fichiers administratifs soumis au secret. Actuellement,
plusieurs « grands policiers » sont poursuivis pour avoir utilisé
les moyens de l’État au profit de sociétés privées, ils
bénéficient évidemment de la présomption d’innocence.
L’accès illégal aux fichiers sécurisés de l’administration n’est
pas gratuit. Excepté en cas d’implication de réseaux il sera
rémunéré en espèces. Les informations administratives sont
très recherchées et ces fichiers permettent de disposer des
adresses, d’éléments relatifs à la situation bancaire : la copie
d’une déclaration fiscale, c’est de l’or ! Nous sommes là dans
la zone noire du renseignement. Toutefois, ces fichiers
disposent d’un système de gestion sécurisée des habilitations,
toute interrogation est traçable à partir du code personnel de
chacun des fonctionnaires. Certains fichiers privés présentent
aussi un grand intérêt, celui des opérateurs téléphoniques étant
particulièrement recherché.
S’appuyant sur des réseaux, l’obtention de toutes ces
informations permet de compléter un dossier dont la
facturation journalière est variable suivant les travaux
demandés. Facturé à la pige pour les affaires simples, il peut
atteindre des montants extraordinaires… en franchise
d’impôts. Un gérant d’officine me chuchotait, tout sourire :
« Dans ce domaine, les honoraires sont libres et le paiement se
fait au black. » La comptabilisation dans l’organisation figure
souvent dans le « domaine réservé », depuis une entité
camouflée dans un pays contrôlé lorsque les facturations sont
effectuées, ou depuis la caisse noire pour les paiements en
espèces. Dans ce milieu équivoque, il est essentiel de disposer
des réseaux pertinents. Ainsi, les officines mutualisent leurs
contacts et sous-traitent ces activités, ce qui retarde les
investigations officielles du fait de la cascade des prestataires.
C’est heureusement plus rare, les exécuteurs de basses
œuvres, parfois dénommés « fixers », peuvent se comporter
comme des sicaires mafieux. La pression téléphonique
nocturne est systématique, seule une respiration profonde est
audible, très usitée dans les films d’horreur, une collection
d’insultes ou de menaces peut suivre. C’est encore une voix
doucereuse qui vous susurre que l’école de votre enfant est
bien notée, que ses boucles blondes sont ravissantes. Elle
questionne…, êtes-vous content de votre véhicule ? Il en est
fait une description précise, ou encore votre maîtresse vous
satisfait-elle pleinement ? Et la description suit. Il s’agit là
d’une façon de vous faire savoir que vous êtes dans la nasse.
Des techniques plus modernes peuvent être utilisées, se
procurant on ne sait où vos données de sécurité, la domotique
peut rendre fou. On peut aisément jouer sur le chauffage,
l’électricité, la fermeture des portes, suivre vos conversations
téléphoniques, entre autres. Ces pratiques de harcèlement,
courantes lors des divorces, sont redoutablement efficaces.
Les appels téléphoniques vespéraux et matutinaux, je les ai
moi-même subis au cours d’un contrôle fiscal « sportif ». Il
m’a été aussi proposé, très discrètement, de mettre à
disposition de ma fille, alors cavalière chevronnée, pendant
une durée indéterminée, un cheval de compétition
correspondant très exactement à ses besoins. La proposition
était cousue de fil blanc !
Des rats crevés, il est aisé de s’en procurer dans Paris,
gisant sur le pare-brise du véhicule ou sur le tapis de porte,
aident à la mise en forme matinale ! La porte de l’appartement
entrebâillée sans que rien soit dérobé, le véhicule affecté de
pannes étranges, les pneus crevés, un à l’avant et l’autre à
l’arrière, entraînant l’achat de quatre pneus et tant d’autres
pratiques tout autant dissuasives qu’extrêmes ont pu être
utilisées. La victime pourra être aussi suivie en extérieur de
manière systématique, juste pour faire monter la pression. La
réalité de ces pratiques dépasse le cinéma, d’autant plus que
ces officines n’hésitent pas à voler les dossiers détenus par les
administrations qui les poursuivent. Le 10 mai 2018, trois
ordinateurs et une tablette ont été dérobés lors d’un
cambriolage dans une annexe parisienne de la DGCCRF
(répression des fraudes), a révélé Le Canard enchaîné dans
son édition du 29 août 2018. Des travaux avaient été effectués
sur une porte du service administratif, et le système de sécurité
n’avait pas été réactivé, c’est ballot ! Cela n’explique
cependant pas pourquoi ces éléments n’étaient pas protégés 8
alors même que toute la presse traitait le sujet. Des documents
d’enquête concernant un secrétaire d’État ont été
opportunément volés dans le coffre de la voiture de
l’investigateur. Le journaliste de l’Obs 9, Matthieu Aron, qui
enquêtait sur les conditions dans lesquelles le groupe français
Alstom a vendu sa branche énergie à l’américain General
Electric (GE), au printemps 2014, a été cambriolé pendant le
week-end. L’ordinateur sur lequel figuraient les fichiers de
l’ouvrage a été volé… et seulement lui. Cette étrangeté permet
de penser qu’une action en défense était initiée.
Ces méthodes d’intimidation peuvent conduire les lanceurs
d’alerte solitaires à la dépression, voire au suicide. Une fatigue
morale éprouvante comme en témoigne Stéphanie Gibaud 10 :
« Il faut gérer sa tristesse, son dégoût de son monde
professionnel. La déception au quotidien. C’est aussi dire à sa
famille qu’on ne peut pas tourner la page. » Sauver sa vie de
famille dans ce type de situation n’est jamais aisé.
Un autre moyen très usité consiste à instrumentaliser la
justice de manière à entraver les recherches en utilisant le
volet judiciaire, civil ou pénal. En général, les plaintes sont
déposées de manière très large, dans certains cas plus de
cinquante personnes ont été visées. Il ne sera pas donné suite à
toutes les plaintes, la plupart d’entre elles ne feront pas l’objet
de condamnation, mais chacune entraîne des frais de justice et
une perte de temps pendant une longue période. Des
procédures pourront, si la situation s’y prête, être engagées à
l’étranger. Ces pressions judiciaires se révèlent le plus souvent
inappropriées.
Denis Robert qui, dans l’affaire Clearstream, en a subi les
foudres explicite la pratique de manière fort pertinente :
« Comme on ne pouvait pas attaquer le message, puisque mon
enquête était solide, on a attaqué le messager. »
Ces procédures sont définies comme des « poursuites-
bâillons 11 », destinées à faire peur de manière préventive au
lanceur d’alerte. D’autres procédures, plutôt désignées par le
qualificatif de « procès homéopathiques », sont utilisées
comme un supplice chinois. D’autres encore sont engagées à
des fins de vengeance et dans le but de faire des exemples.
L’éventuel lanceur d’alerte est prévenu qu’il ne sortira pas
indemne de cette procédure. Ces procès s’étalent en général
sur plusieurs années, appels et cassation inclus, et exigent
l’engagement de sommes importantes dont ne dispose pas le
lanceur d’alerte. Les entités mises en cause peuvent entretenir
des procédures ad vitam aeternam, car elles ne sont limitées ni
par le temps ni par l’argent, et les montants sont provisionnés
sur leurs comptes. L’instrumentalisation judiciaire a pour
objectif de ruiner, d’épuiser moralement ou de pousser à
l’autocensure le lanceur d’alerte, elle relève de l’intimidation
permanente.
L’autorité judiciaire fait cependant respecter la liberté
d’expression et l’intérêt général, en prononçant la relaxe
d’associations ou de particuliers attaqués en diffamation sur
cette base. Les jugements réaffirment la primauté de la liberté
d’expression et l’intérêt général sur les « poursuites-bâillons »
de certaines multinationales.
Le lanceur d’alerte n’hésite pas à prendre des risques
financiers, souvent familiaux, parfois physiques, toujours
juridiques, pour défendre ce qu’il considère relever de l’intérêt
général. Ces risques, il les connaît, ce qui rend son
engagement encore plus fort. L’analyse des multiples
situations dans lesquelles apparaissent les lanceurs d’alerte
démontre que le rapport de force n’est jamais favorable entre
le lanceur d’alerte épris d’intérêt général et l’organisation mise
en cause.
Il obtient, lorsque l’alerte devient publique, un niveau
d’audience exceptionnel dans les médias, cependant cette
célébrité temporaire ne le protège pas longtemps de la nuée de
maux qui vont s’abattre sur lui parfois pendant de longues
années. Ceux qui sont amenés à se poser en défenseur de
l’intérêt général à visage découvert sont le plus souvent à la
merci d’un « chantier » dont la nature est exposée plus haut,
aspect perverti de la gestion souterraine des entreprises. La
prise de risques du lanceur d’alerte fait éclater au grand jour
les informations cadenassées ainsi que les manipulations des
« communicants », en fait elle ouvre le chemin de la
transparence et présente en creux les dérives d’une société.

De l’alerte individuelle à l’alerte


de masse numérisée
L’alerte a été longtemps caractérisée par une action
individuelle : un lanceur d’alerte solitaire, parfois accompagné
de quelques porteurs d’alerte, rend publique une information
cachée. L’alerte subit une évolution profonde avec l’arrivée
des leaks. Depuis une décennie, les « fuites » de documents
confidentiels 12 en provenance des paradis fiscaux ont créé une
alerte massive divulguant une accumulation de données
confidentielles, rejetant définitivement l’idée lénifiante du
caractère exceptionnel des dérives. Ces informations
communément appelées les leaks, les fuites, ont permis de
mettre en évidence le caractère organisé, professionnel et
mondialisé des manipulations installées en toute opacité. La
succession des « fuites », les « Panama Papers », les « Football
Leaks 13 », les « Bahamas Leaks », les « Malta Files », les
« Swiss Files », les « Lux Leaks », les « Paradise Papers », les
« Fincen Files », entre autres, ont révélé le rôle capital des
places offshore et des banques dans les processus d’évasion et
d’optimisation fiscales des multinationales et le comportement
des « premiers de cordée ». Ces données sont analysées par de
nombreux journalistes dans un cadre international, ce qui
protège l’alerte. La diffusion mondiale des dérives par
plusieurs médias le même jour à la même heure est redoutable,
car elle déjoue toute manipulation ultime. Cette alerte permet
la poursuite de maints fraudeurs et a aussi tordu le bras de
certaines administrations qui ont dû être poursuivies malgré
elles. Elle a provoqué des modifications législatives profondes.
On peut citer la décision du Royaume-Uni exigeant, à partir de
2021, la transparence eu égard aux propriétaires des sociétés
dans ses confettis ultramarins qui iront désormais se cacher en
Asie. Les Américains ont voté la loi FATCA, qui exige des
acteurs financiers la transmission au fisc des données de leurs
ressortissants. L’échange automatique d’informations est une
avancée notable, et les rescrits fiscaux sont mis en cause. La
France a créé une cellule de dégrisement fiscal récemment
fermée 14.
Ces avancées sont évidemment compensées par
l’inventivité des intermédiaires qui font sans cesse évoluer les
montages, en particulier ceux qui sont utilisés par les
multinationales et les « numériques » (GAFAM). Certains
opposent la pratique d’investigation journalistique classique
aux alertes de masse. Celle-là serait obsolète car limitée à un
cas d’espèce. Or, si la solitude fragilise et peut altérer la
révélation elle-même, elle reste essentielle dans la découverte
des manipulations en tout genre. Cette alerte n’est pas
obsolète, pas plus que le chemin de croix qui l’accompagne
désormais. La numérisation des supports a certes rendu
possible une alerte de masse disposant de millions de pages
tirées d’un support informatisé, mais elle n’a pas
définitivement écarté les informations portant sur une cible
unique. Ces alertes de masse, d’une efficacité avérée dans
certains domaines, ne remplacent pas l’enquête classique, elles
évoluent vers une procédure de groupe à l’instar des activités
développées par les intermédiaires des fraudes. Finalement,
ces alertes se complètent et c’est de la coordination entre les
pratiques que se manifeste un début de globalisation
professionnalisant les recherches.

Les prémices d’une organisation


Sans critiquer le dispositif prévu par la loi Sapin 2 15, qui
reste une avancée dans ce domaine et dont le principe est
manifestement destiné aux personnes de bonne foi engagées
par un lien de subordination avec les entreprises et agissant
dans le respect des règles, il faut cependant tenir compte du
caractère retors des personnes ou des organisations mises en
cause. Pour ce faire, quelques mesures préventives devraient
être prises par les lanceurs d’alerte ayant identifié ce risque.
Le premier principe est de ne jamais courir seul à la guerre,
tant il est problématique de s’opposer, isolé, à des entités
organisées. Il faut donc se faire accompagner. Un certain
nombre de structures ont aménagé des procédures protectrices
pour les lanceurs d’alerte. Ainsi, il est possible de contacter
des ONG à l’instar de Transparency International, Anticor, le
Mur des Insoumis, French Leaks 16, et tant d’autres qui ont créé
un département « Alerte éthique » ou le groupe écologique
européen (EELV), avec sa plateforme sécurisée « UE Leaks »,
pour assurer l’anonymat des lanceurs d’alerte. Certains médias
se sont regroupés dans le but de mutualiser et de protéger les
lanceurs d’alerte, le site « sourcesure.eu » permet de divulguer
des informations à des médias sans compromettre leur identité.
Quatre médias francophones, Le Monde, La Libre Belgique, Le
Soir de Bruxelles et la RTBF (radio-télévision belge), rejoints
par L’Obs et France Télévisions pour la France, la RTS pour la
Suisse et L’Avenir pour la Belgique, ont créé ce site Internet
sécurisé. Le site fonctionne de la manière suivante : le lanceur
d’alerte disposant de preuves et désirant rester anonyme
dépose des documents sur le site, il peut se connecter à un site
sécurisé et intraçable, utilisant le navigateur Tor ou bien sur un
site classique, plus risqué. Il choisit alors le ou les médias à
qui il désire transmettre des documents. Ces documents
intègrent alors une plateforme sécurisée, « Global Leaks », qui
extrait les métadonnées pouvant faciliter l’identification, elles
seront chiffrées, seul le média destinataire des documents
pourra les lire. Par ailleurs, les journalistes ne pourront pas
remonter eux-mêmes jusqu’à l’identité de leur source. Un
identifiant sera attribué à la source qui pourra joindre le
journaliste par la messagerie sécurisée intégrée au site.
Pour la première fois dans le monde, une Maison des
lanceurs d’alerte (MLA) est créée, sous l’égide d’un collectif
de 17 associations et syndicats, dont Anticor. Les lanceurs
d’alerte permettent la détection, la prévention et la révélation
des failles, et des dysfonctionnements dans nos États, nos
économies, nos systèmes financiers et sanitaires, et contribuent
ainsi à une meilleure gouvernance citoyenne. Alors qu’ils
jouent un rôle essentiel dans la prévention de tragédies ou la
préservation de nos vies, ils sont trop souvent licenciés,
poursuivis, arrêtés, menacés ou même tués.
La MLA, en les accompagnant, permettra de faciliter
l’alerte et son traitement, tout en protégeant les personnes. Elle
accueillera tous types d’alertes d’intérêt général. En outre,
pour aider financièrement les lanceurs d’alerte, la MLA se
dote d’un fonds de dotation. Celui-ci fera régulièrement appel
à divers types de contributions : financement participatif, dons,
legs, etc.

Pourquoi on a absolument besoin


des lanceurs d’alerte
La dénonciation justifiée, quelle que soit sa nature, dessine
en creux la géographie des dérives et pointe pour les États
l’incapacité patente de ces derniers à contrôler les
manipulations, les fraudes, et met en évidence les problèmes
posés par ses propres institutions et par du lobbying.
Pour ma part, je pense que l’alerte est primordiale, même et
surtout lorsque les forces en présence sont disproportionnées.
Son efficacité peut n’être que ponctuelle, peu importe : les
lanceurs d’alerte font leur part du travail, ils sont devenus les
vigies d’un monde perverti, c’est pourquoi il est vital de les
protéger.
CHAPITRE 5

Et le diable est dans les détails


La loi sur le secret des affaires
La directive européenne du 8 juin 2016 sur le secret des
affaires, destinée à protéger les entreprises contre « le vol de
leurs secrets industriels ou leur divulgation à des concurrents
ou au grand public », a été transposée dans le droit français le
30 juillet 2018. Les multinationales ont effectué un lobbying
intense pour obtenir le même arsenal juridique que la Chine et
les États-Unis. Cette directive a été mise en chantier à la fin de
2013. Ces entreprises n’étaient pas, selon elles, en mesure de
faire valoir leurs droits contre ceux qui récupèrent illégalement
les données 1.
La proposition de loi insère 9 nouveaux articles (L. 151-1 à
L. 151-9) au sein du livre premier du Code de commerce, sous
un titre V intitulé « Du secret des affaires ». Ainsi seront
passibles de sanctions au titre du secret des affaires,
indépendamment de son incorporation à un support, toute
information :
qui ne présente pas un caractère public en ce qu’elle n’est
pas, en elle-même ou dans l’assemblage de ses éléments,
généralement connue ou aisément accessible à une
personne agissant dans un secteur ou un domaine d’activité
traitant habituellement de ce genre d’information ;
qui, notamment en ce qu’elle est dénuée de caractère
public, s’analyse comme un élément à part entière du
potentiel scientifique et technique, des positions
stratégiques, des intérêts commerciaux et financiers ou de
la capacité concurrentielle de son détenteur et revêt en
conséquence une valeur économique ;
qui fait l’objet de mesures de protection raisonnables 2,
compte tenu de sa valeur économique et des circonstances,
pour en conserver le caractère non public.
L’entreprise confrontée à une situation dans laquelle ces
conditions sont réunies peut saisir la justice afin de faire cesser
le préjudice ou à des fins de prévention. Les sanctions sont
diverses et peuvent se matérialiser par la destruction des
disques durs de stockage, l’interdiction préventive des disques
sur lesquels l’information serait stockée, jusqu’à l’interdiction
préventive de divulguer ledit secret ou par une réparation
financière proportionnelle à la perte subie et au préjudice
moral.
Ce texte n’apporte qu’une protection symbolique aux
entreprises françaises face au problème majeur posé par le
principe d’extraterritorialité du droit américain, gigantesque
système de récupération de données décrit dans la troisième
partie de cet ouvrage. Il ne résout pas plus le problème des
logiciels créés aux États-Unis, en Chine ou ailleurs qui
pourraient dissimuler des portes dérobées dans le code source.

Le débat de fond qui portait sur la protection des


entreprises contre l’espionnage industriel, le harcèlement
juridique, le vol de données confidentielles de brevets,
l’atteinte à l’image et le détournement de savoir-faire a été
complètement escamoté par l’atteinte possible aux lanceurs
d’alerte. En effet, même si la protection de la liberté de la
presse est un acquis généralement bien protégé dans le droit
français, même si l’amende pouvant atteindre 60 000 euros est
censée dissuader les entreprises de multiplier les « procédures-
bâillons », et même s’il est, dans cette loi, fait référence à la
loi Sapin 2, et que la loi prévoit que le secret des affaires ne
saurait être opposé aux personnes qui révèlent « de bonne foi
une faute, un acte répréhensible ou une activité illégale dans le
but de protéger l’intérêt public général », les doutes subsistent.
En effet, le monde des affaires pourrait trouver dans ce
texte l’opportunité de poursuivre ceux qui dénonceraient des
comportements illégitimes, et en particulier les journalistes, en
bloquant les investigations qui pourraient lui nuire. Le
problème qui se posait était de savoir si la protection des
secrets d’affaires pouvait se concilier avec la liberté
d’investiguer. Il était aisé de donner satisfaction aux
protagonistes. Pour ce faire, la limitation de ladite protection
aux milieux d’affaires (les acteurs économiques) aurait suffi.
Cette solution, logique et raisonnable, n’a pas eu l’heur de
plaire aux parlementaires. Il est donc possible d’engager des
poursuites contre les journalistes, les lanceurs d’alerte, les
syndicalistes ou les associations. Cette loi ouvre la voie au
déclenchement de « procédures-bâillons 3 » au civil et devant
le tribunal de commerce. Cette situation crée une forte
inquiétude, car le risque de conflit d’intérêts ou de prise de
décisions étranges est souvent identifié dans les tribunaux de
commerce, l’affaire Tapie est exemplaire sur ce point 4. Les
lanceurs d’alerte seront amenés à devoir démontrer que leurs
travaux relèvent de l’intérêt général et que les informations ne
relèvent pas du secret des affaires, or toute information interne
à une entreprise est susceptible d’en faire partie. Les
recherches pourraient donc être bloquées dès le début des
enquêtes.
Un autre problème réside dans la définition du lanceur
d’alerte. Lorsque les faits dénoncés sont illégaux, le problème
ne se pose pas. En revanche, quelle sera la position des
tribunaux lorsqu’ils seront confrontés à la divulgation de faits
légaux mais contraires à l’éthique ? L’affaire Lux Leaks 5
serait-elle considérée comme une atteinte à l’intérêt général ?
Les lanceurs d’alerte devront-ils faire la preuve de leur bonne
foi pour être protégés ?
Ce risque s’est d’ailleurs concrétisé lorsque le tribunal de
commerce de Paris a ordonné au magazine Challenges de
retirer de son site Internet un article sur les difficultés
financières d’une société, au nom du secret des affaires 6. Une
pétition est lancée contre le « secret des affaires » par une
association des malades opposée à l’Agence du médicament
qui a refusé de livrer des informations sur la nouvelle formule
du Levothyrox. Le collectif de journalistes « Informer », pour
sa part, estime que « nous ne pouvons tolérer que la défense
des intérêts d’une entreprise privée passe avant l’intérêt
général, en l’espèce la santé des citoyens ».
Cette loi recèle une forte incertitude juridique, ce qui a
justifié la saisine du Conseil constitutionnel qui a validé le
texte. Sans être devin, nous n’en avons pas fini avec les
dérives offertes par ce texte.
Conclusion

Fraudes, corruptions et pandémie


Les fraudes et les corruptions font leur miel de toutes les
situations, elles se diffusent et s’adaptent constamment. La
crise sanitaire actuelle, loin de limiter leurs nuisances, en
multiplie les opportunités. Les grandes crises s’accompagnent
toujours d’un accroissement des fraudes, internes, externes et
criminelles. La pandémie a été pour nous tous une expérience
violente et traumatisante, nous avons pris conscience d’une
évidence quasi mystique : « Nous autres civilisations, nous
savons maintenant que nous sommes mortelles 1. » Nous
affrontons, confrontés à un ouragan de fraudes, brutalement,
de nouvelles incertitudes : les escrocs, les corrupteurs, les
criminels agissent désormais en terrain favorable et leurs effets
sont infinis. La fraude survit à tout, cependant l’expérience
enseigne aussi que les crises font apparaitre au grand jour les
déviances pratiquées en période de vaches grasses. On prête à
Warren Buffet une prédiction émise au moment de la crise des
subprimes : « C’est quand la mer se retire qu’on reconnaît
ceux qui se baignent nus. » Elle sera plus que jamais
d’actualité, il faut s’y préparer.
En matière de fraudes, l’analyse d’un flagrant délit est
rarissime, l’analyste travaille en général sur des « cold cases »
installés sur un temps long, c’est plutôt une médecine légale
des montages qui se développe par temps calme. Ici, on est
directement confronté aux montages sans y être vraiment
préparé par des procédures réfléchies. La seule protection
réside dans l’anticipation et la distance, ce qui fait
singulièrement défaut !
LES DÉRIVES D’AVANT COVID ÉTAIENT ABYSSALES
L’endettement destiné au rachat de leurs propres actions, la
recherche d’effets de levier monstrueux et les titrisations
disproportionnées se sont multipliés, faisant fi des leçons de la
crise précédente. Quelques ventes de biens d’État se sont
poursuivies, posant bien des questions, les prix ont
singulièrement baissé, il est vrai que nous étions dans la
période des soldes, avec des clauses liées à l’évolution des
cours. Était-ce si urgent ? Les jeux de bourse entre utilisateurs
de ventes à découvert en période de pandémie ont continué,
des sociétés ayant pignon sur rue en manque de trésorerie s’y
sont même embringuées. Les entreprises sont toujours
considérées comme des objets d’achat, de revente et
d’endettement, dans un Monopoly ô combien rémunérateur,
permettant de s’enrichir et d’engraisser les intermédiaires
participant à la curée. On a simplement occulté la production
dont la pandémie a pointé le caractère primordial.
Les grandes entreprises et les riches particuliers défendent
ardemment le principe du libéralisme ouvert et de la prise de
risque… pour les autres. Et en même temps ils n’hésitent pas à
se confiner en utilisant les moyens plus que discutables offerts
par des entités peu éthiques, dans un système protecteur et
lucratif qui n’a pas d’égal comme le démontrent les OpenLux.
On remarque qu’aucun chef d’État n’a commenté cette
situation pour le moins étrange : quelles leçons doit-on en
tirer ?
Les économistes libéraux, dans leur grande majorité et
jusqu’à l’éclosion du virus, ont professé avec une extrême
ferveur le risque des dettes étatiques en accompagnant le
massacre des institutions. C’était selon eux une bombe à
retardement. Les politiques de tous bords, idiots utiles de la
mondialisation, accompagnaient le mouvement. François
Fillon, était « à la tête d’un État en faillite », faillite à laquelle
il avait mesquinement contribué. Ils ont oublié qu’un État ne
meurt pas et peut difficilement être saisi. Les OpenLux ont par
ailleurs identifié les réserves utilisables qui permettraient le
remboursement de la dette.
Le Fonds monétaire international (FMI) redoute les effets
de la colossale bulle de la dette privée, qui est évaluée à
quelque 19 000 milliards de dollars dans le monde. Celle-là
serait réellement irrécouvrable, créant un risque majeur !
Les montages de corruption se sont accrus de manière
exponentielle du fait de la conjonction entre la pression
commerciale exceptionnelle, l’anxiété et le dérèglement des
processus de contrôle. Les corrompus et les criminels savent
que les contrôles efficaces ne seront effectifs que dans un délai
lointain. D’incommensurables surprises nous attendent dont
nous n’avons pas encore la moindre idée !
Les généralistes au pouvoir doivent dès maintenant mettre
leurs tableurs en charge maximale pour s’assurer que la remise
en marche soit le moins possible affectée par ces dérives. Il
faut conditionner toute subvention à la production d’un
produit, à la réalisation d’une prestation vitale et à un prix
correct. Les fonds ne devront plus être détournés vers des
augmentations de salaires et les bonus de la direction, vers le
versement de dividendes et les rachats d’actions. Il faut
s’assurer que ces financements ne finissent pas comme
d’habitude dans les paradis fiscaux, et que les mesures prises
soient autre chose que des supports de communication
politique. Les carences constatées dans les contrôles préventifs
à l’occasion des carrousels TVA, des contrats carbones, des
crédits recherche, des subventions européennes, ont mis en
évidence les méfaits dus à l’impréparation.
LES FRAUDES SONT EN PLEINE EXPANSION
Il est possible de dessiner, à grands traits, la typologie des
fraudes actuelles. Les duperies se multiplient et agressent en
force, particuliers, entreprises, et l’État.
Pour les particuliers, il s’agit de filouteries traditionnelles
s’appuyant sur la baisse de surveillance relationnelle causée
par le confinement. Les montages sont construits sur le modèle
de plateformes utilisant des protocoles de connexion
garantissant l’anonymat, chez des hébergeurs installés dans
des pays non contrôlés. Les montages antiques de la
criminalité itinérante se sont adaptés à la pandémie et se
développent avec le porte-à-porte : faux policiers, faux agents
venant contrôler l’eau, visite du réseau électrique, du gaz,
agents de services venus « désinfecter et éliminer le virus »,
fausses vaccinations à domicile profitant de l’angoisse des
personnes plus âgées pour visiter les habitations. Les escrocs
comptent souvent sur la peur, parfois sur la sottise et toujours
sur la faible vigilance des personnes souvent âgées.
LES CYBERCRIMINELS SONT CLAIREMENT
À LA MANŒUVRE MULTIPLIANT LES FRAUDES
EXTERNES

On constate une augmentation exponentielle des attaques


au profit ou à l’encontre des entreprises comme des structures
étatiques. La pandémie a facilité la multiplication des attaques
informatiques sur les ordinateurs personnels ou sur ceux
utilisés pour le télétravail. La cyber menace est exceptionnelle
du fait de son ampleur, de la nature des sites attaqués et de la
présence si peu cachée d’États pirates. Les capacités de
nuisance cumulées se sont investies dans la Covid. Les
« botnets 2 » lancent des centaines de millions d’attaques par
hameçonnage, logiciels malveillants (malwares) et sites
malicieux ciblant des utilisateurs à distance. L’accroissement
frôlerait les 30 000 %. Le retour des attaques non ciblées
avoisine les 10 % malgré les avertissements des services
publics. Les escroqueries criminelles des hackers de l’ombre
se sont professionnalisées.
Les bandes criminelles se sont fait la main en créant ou en
copiant des sites, ils ont proposé l’achat de masques, de gels,
de produits miracles, de médicaments qui ne seront jamais
livrés, les mouvements sectaires se multiplient. D’autres ont
commercialisé les contrefaçons de ces mêmes produits. Les
cagnottes « bidon » ne sont pas en reste, elles blanchissent les
fonds provenant de cartes volées et de ventes de données.
Les cyberattaques ciblant les entreprises 3 et les
administrations s’étaient multipliées en fin d’année 2019. Une
courte pause a eu lieu pendant le premier confinement,
cependant, l’injection de malwares dormants utilisant la
porosité entre les usages privés et professionnels a permis de
relancer des agressions. L’activation de ces codes engendre
des infections majeures et le retour en force des quatre
cavaliers de l’apocalypse numérique est acté. Les typologies
des cyberattaques ne sont pas nouvelles mais elles sont
massives. Les fraudes internes des salariés revendant les
données des clients se développent. Les cinq générations
d’attaques, les virus, le réseau, les applicatifs, et les charges
actives polymorphiques fonctionnent de concert. Les hôpitaux
sont sauvagement attaqués dans le monde entier, leur faiblesse
réside dans l’exigence de continuité de leur activité. Il faut
donc s’assurer que toutes les structures privées ou publiques
disposent d’un plan de continuité d’activité à jour, que les
dirigeants et les conseils d’administration prennent toutes les
mesures utiles en matière de gestion de crise, car si des
conséquences graves s’ensuivent, ils pourraient être mis en
cause. Le blanchiment des sommes détournées est, de longue
date, parfaitement organisé. On attend beaucoup de la
coopération internationale, qui seule permet de poursuivre les
gangsters ou les pays qui les abritent.
LA PANDÉMIE DÉTRUIT LES PROCESSUS
D’ENTREPRISE FAVORISANT LES FRAUDES INTERNES

Les fraudes comptables se multiplient elles aussi en période


de crise. Elles sont internes ou externes et surfent sur les
périodes de tension et sur l’urgence. Dans ces moments, les
processus classiques de contrôle se dégradent et peuvent être
contournés. Les opérations économiques se réalisent dans
l’urgence et dans un cadre de contrôle déstabilisé. Ainsi,
l’analyse des tiers, essentielle en matière de fraudes, peut être
négligée et les passe-droits, les forçages et le fractionnement
des opérations affectent tous les systèmes. De plus le passage
immédiat et en urgence d’un environnement de bureau
sécurisé à un travail à distance engendre des risques de
sécurité et facilite grandement la commission de fraudes.
Les directions générales abaissent leur niveau de vigilance,
focalisées sur un risque majeur : la survie. Les salariés perdent
leurs repères, les procédures désactivées les laissent désormais
sans filet, livrés à eux-mêmes. Ils subissent une formidable
pression car leurs décisions peuvent hypothéquer la pérennité
de l’entreprise. Par ailleurs les opportunités sont immenses et
les contrôles tardifs. Les décisions lourdes sont prises par oral,
par mail, les validations sont téléphonées et prises entre
plusieurs urgences. Les contrôles sont forcément dégradés.
La crise a mis les échanges en risque, on a vécu ici un
marché noir de masques, là les ventes de respirateurs ont
flambé sur leboncoin.fr, partout les marchés publics sont
contournés, certains agents publics se sont improvisés
intermédiaires appointés. Les États ont parfois développé une
communication abracadabrante, la peur d’être mis en cause, la
gestion en silo, la lutte entre services, le manque de souplesse
si utile dans les situations de crise ont créé un cimetière
d’occasions perdues. Dans ces périodes interlopes, la
corruption et les conflits d’intérêts éclatent et la criminalité
experte dans l’organisation logistique est tout à son aise.
Certaines collectivités ont même donné de bien mauvais
signes alors que les appels d’offres et les règles de
transparence des marchés publics étaient suspendues. On a pu
constater l’intervention d’intermédiaires atypiques qui n’ont
jamais travaillé avec la santé, le choix privilégié d’entreprises
locales dans une vision clientéliste, et parfois le refus de
transmettre les factures ou le prix des masques sous couvert,
encore, du secret des affaires.
Le constat de cette dérive ne trouble pas le gouvernement
qui, dans la loi ASAP (As soon as possible), permet de passer
des commandes publiques sans appel d’offres, créant une
gigantesque ouverture à la commission des délits d’atteinte à
la probité. Reste à savoir si c’est inconscient ou volontaire !
LES FRAUDES AUX SUBVENTIONS
L’éligibilité des aides publiques, des subventions et des
financements, est affectée par des faux documentaires. En
Rhénanie, de nombreuses sociétés fictives ont été créées,
20 000 dossiers seraient bloqués. Des terroristes salafistes
auraient même tenté le coup. Plus de 100 fausses pages
d’internet imitant des sites officiels hameçonnaient les
données pour obtenir des subventions à la place des sociétés
attaquées. Le même constat a été effectué dans tous les autres
pays européens. En France, des contrôles décèlent enfin des
mises en activité partielles fictives ou des demandes de
remboursement intentionnellement majorées.
Les fraudes aux aides sont évidentes, en particulier celles
qui portent sur le télétravail et le chômage partiel 4. Certaines
entreprises ont mis leurs salariés, avec ou sans leur aval, en
activité partielle, en télétravail. L’entreprise était remboursée
et poursuivait son activité.
D’autres ont déclaré des réductions de temps de travail
majorées eu égard aux plages effectivement non travaillées et
ont obtenu des remboursements injustifiés. Ces abus ont
parfois été accompagnés de menaces ou de la promesse de
primes ultérieures qui seront payées sous la forme de
remboursements de frais fictifs.
Enfin, beaucoup de fraudes se sont développées chez les
salariés qui, en chômage partiel, ont travaillé en ne le déclarant
pas. Au travail au noir, payé au noir, s’ajoutait l’indemnité de
chômage partiel.
L’Administration s’est offusquée en constatant ces
manipulations, elle ne devrait pourtant pas s’étonner, voici des
années qu’elle verse des subventions sans contrôle appuyé
dont le contournement peut devenir une habitude.
Le fond de solidarité, 14 milliards d’euros distribués, n’a
pas échappé aux fraudes, les montages les plus utilisés sont
d’abord l’inévitable création d’entreprises individuelles
bidons, coquilles vides créées ad hoc, ensuite, la multiplication
de demandes d’aides pour la même période avec des chiffres
d’affaires de référence différents, et enfin la demande
présentant un chiffre d’affaire majoré à l’excès.
Pour ma part, je pense que les prêts garantis par l’État,
obtenus par 650 000 entreprises et pour 132 milliards
distribués, devraient être porteurs de colossales surprises
lorsque les remboursements vont arriver à échéance.
Les effets de la crise au regard du blanchiment pourront
aussi être très importants, car nous manquons de trésorerie :
l’apport d’argent sera donc primordial, et comme en 2008,
certaines entreprises exsangues vont se battre pour en
bénéficier, quitte à s’impliquer dans des montages criminels.
C’est une gigantesque opportunité pour les blanchisseurs.
Les administrateurs et les mandataires judiciaires ainsi que
les comptables vont devoir analyser avec attention les offres
de reprise qui pourraient être financées par des fonds d’origine
délictuelle, et en particulier les cessions de créances et
identifier les liens entre créanciers et débiteurs.
La reprise immobilière constituera une forte opportunité
pour blanchir : chez le vendeur seront recherchés les sommes
dont on ne connaît pas l’origine, la sur ou sous-évaluation du
bien, et la nature des prêts relais.
L’État, débordé dans la gestion des masques, des tests puis
par les vaccinations, mais là ce n’était presque pas de son fait,
devrait se remémorer Jules Verne, dans Voyage au centre de la
terre, où les héros sont deux ingénieurs et un guide. C’est ce
dernier qui repère les solutions pertinentes tant il est vrai que
ceux qui décident ou qui proposent connaissent rarement, et
que ceux qui connaissent ne décident pas.
Confrontée au fléau du « coronavirus », la croyance en la
mondialisation heureuse devrait s’essouffler ; en même temps
les « gens de rien », ceux qui ne sont ni assez intelligents, ni
assez subtils, ni assez techniques, se sont imposés en tant que
pourvoyeurs essentiels de vie. Les hommes constatent que ce
qui leur semblait primordial, indestructible, allait à vau-l’eau
et succombait avalé par la pandémie. L’industriel, méprisé et
abandonné, ceux dont la monétisation est plus lente, plus
généralement le travail humain toujours trop onéreux,
deviennent indispensable. À l’évidence, l’État, ce pelé, ce
galeux d’où venait tout le mal, gaiement massacré pendant des
décennies, dispose, seul, des moyens de protéger. Une prise de
conscience immédiate a peut-être eu lieu au contact du fléau.
Quelques sentiments élémentaires, oubliés depuis longtemps,
semblent à nouveau apparaître. Mais il est facile au cœur du
danger de mieux vivre la solidarité, l’amitié et parfois l’amour,
même confinés. Cependant, fions-nous à notre vieille
expérience, quand le fléau s’éloigne, les villes s’ouvrent, les
peurs s’éteignent, les gens oublient, et comme en 2008, une
fois les États essorés, le système va se reproduire, as usual.
L’inconscience aussi se perpétue, et il n’est de grands
esprits que ceux qui se souviennent !
Notes
Introduction : La fraude corrompt tout
1. George Akerlof et Robert Shiller, Marchés de dupes, Paris, Odile Jacob,
2016.

Première partie
Une ingénierie pour les fraudes

CHAPITRE 1. LES PARADIS FISCAUX : UNE TUMEUR


AU CŒUR DE L’ÉCONOMIE ET DE LA FINANCE

1. Étude du Conseil d’analyse économique (CAE).


2. Démocraties sous stress : les défis du terrorisme global, Paris, PUF, 2016.
3. Christian Chavagneux, « L’évasion fiscale, un sport très prisé avant 1914 »,
Alternatives économiques, 15 décembre 2016.
4. Article 47 de la loi fédérale sur les banques et les caisses d’épargne.
5. Christian Chavagneux et Ronen Palan, Les Paradis fiscaux, Paris, La
Découverte, 2007.
6. Éric Vernier, Fraude fiscale et paradis fiscaux, Paris, Dunod, 2014.
7. Gabriel Zucman, La Richesse cachée des nations. Enquête sur les paradis
fiscaux, Paris, Seuil, 2017.
8. Christian Chavagneux, « Pour en finir avec les paradis fiscaux »,
Constructif, no 51, novembre 2018.
9. Vincent Piolet, « Géopolitique des paradis fiscaux », in Politique étrangère,
2013.
10. « Tax Havens Creating Turmoil : The Tax Justice Network submission to
the UK Treasury Select Committee. »
11. Vincent Piolet, Paradis fiscaux : enjeux géopolitiques, Paris, Technip,
2019.
12. Il faut noter que ce type de montage fonctionne dans l’Hexagone, même
lorsqu’il met en présence des filiales déficitaires et des filiales bénéficiaires.
13. Des taux de 15 % peuvent être facturés, alors que les taux d’emprunt sont
bien inférieurs.
14. Certaines banques se sont retirées du métier (matières premières) tant les
fraudes y sont présentes.
15. Convention de La Haye, article 2C, 1er juillet 1985.
16. Voir, sur ce point, Volaw Trust & Corporate Services Limited.
17. Rapport du Sénat no 673, « L’évasion fiscale internationale, et si on
arrêtait ? ».

CHAPITRE 2. LES OUTILS POUR FRAUDER


1. La société-écran est accompagnée d’un flux de fausses factures. Ce
maquillage comptable vise à authentifier une sortie de fonds partiellement ou
totalement injustifiée qui emprunte différents schémas : majoration artificielle
du prix d’un produit ou de travaux d’étude, paiement d’une commission à un
intermédiaire sans prestation correspondante, constitution d’une caisse noire en
franchise d’impôt dans un paradis fiscal, frais de traduction « bidon », etc. Les
auteurs de tels montages destinés notamment à détourner des fonds privés ou
publics ou à frauder le fisc encourent, outre un redressement fiscal, des
sanctions pénales pour faux et usage de faux, fraude fiscale, escroquerie,
blanchiment, abus de bien social (ABS), etc.
2. Une société-écran est toujours illégale alors qu’une société offshore peut ne
pas l’être.
3. Valérie Berche et Noël Pons, Arnaques. Le manuel anti-fraudes, Paris,
CNRS éditions, 2009.
4. Pour ce qui touche aux méthodes utilisables pour emplir une caisse noire, se
référer à mon ouvrage Cols blancs et mains sales. Économie criminelle, mode
d’emploi, Paris, Odile Jacob, 2006. Lorsqu’on n’est pas en mesure d’identifier
un bénéficiaire de fraudes avérées, c’est que le système fonctionne avec une
caisse noire.
5. Julie Zaugg, « Les sociétés-écrans sont au cœur de tous les trafics », Le
Temps, 14 août 2018.
6. Catherine Boss et Christian Brönnimann, « La Croix-Rouge victime d’une
usurpation », Le Monde, 25 avril 2016.
7. « Cette décision intervient alors que le numéro un britannique des
supermarchés a été touché l’an dernier par un scandale comptable… Une erreur
comptable a en effet conduit à une surestimation de ses bénéfices de
263 millions de livres… Un règlement à l’amiable assorti d’une amende clôture
l’affaire », voir « Le scandale comptable : TESCO rompt avec PwC », Le
Figaro, 11 mai 2015.
8. Éric Albert, « Mobilisation contre les facilitateurs de l’évasion fiscale », Le
Monde, 10 juillet 2019.
9. US Tax Shelter Industry. The Role of Accountants, Lawyers and Financial
Professionals, U. S. Government Printing Office, Washington, 2003.
10. Éric Albert, « Mobilisation contre les facilitateurs de l’évasion fiscale », Le
Monde, art. cité.
11. « La première banque d’Ukraine réclame 3 milliards de dollars à PwC »,
Le Monde, 3 avril 2018.
12. Ibid., 16 janvier 2018.
13. « Paradise Papers : comment le cabinet Appleby s’est spécialisé dans les
montages offshore pour clients VIP », France info, 8 novembre 2017.
14. Le lobby le plus important est la Society of Trust and Estate Practitioners
(STEP) fondé au Royaume-Uni qui recense 17 000 membres dans toutes les
professions concernées.
15. Paradise Papers.
16. Xavier Counasse, « Mossack Fonseca : le lexique pour comprendre le
jargon des offshore panaméennes », lesoir.be, 3 avril 2016.
17. Les Paradis fiscaux, enquête sur les ravages de la finance néolibérale,
Nicholas Shaxson, Paris, André Versaille éditeur, 2012.
18. Pour les clients moins « juteux », Internet suffit à la peine.
19. La CJIP porte la référence suivante : N/Réf : PNF 11024092018 JIRSIF
14/9.

CHAPITRE 3. LE SECTEUR BANCAIRE DANS


LES PARADIS FISCAUX

1. Édouard Pflimlin, « Paradis fiscaux : les banques de l’UE en abusent », Le


Monde, 27 mars 2017.
2. Oxfam, le Réseau « Fair Finance Guide International » et le Secours
catholique – Caritas France, mars 2016.
3. Cité par Nicholas Shaxson dans l’ouvrage Paradis fiscaux, op. cit., p. 275.
4. Le réseau de correspondants d’une banque est constitué par l’ensemble des
banques étrangères auprès desquelles cette banque a ouvert un ou plusieurs
comptes pour effectuer des opérations en devise. Si une banque ouvre un
compte auprès d’une autre banque située dans un autre pays, cette dernière
ouvrira probablement aussi un compte auprès de la première banque,
puisqu’elle a aussi besoin de faire des opérations en devises. Les deux banques
entrent ainsi dans une relation de correspondance. Une relation de
correspondance peut être unilatérale ou bilatérale. Dans le premier cas, seule
une banque ouvrira un compte auprès d’une autre banque étrangère. Mettre en
place un réseau de correspondant est un processus coûteux. Les grandes
banques ont clairement un avantage sur les banques récentes ou plus petites qui
utilisent les services d’une grande banque dotée d’un réseau de correspondant
en lui transmettant toutes les opérations en devises à exécuter pour son propre
compte. Ce service n’est évidemment pas gratuit.
5. Le Capitalisme clandestin, Thierry Godefroy et Pierre Lascoumes, Paris, La
Découverte, 2004.
6. « Haro sur les paradis fiscaux », lemonde.fr, 22 octobre 2008 ; « Comment
les paradis fiscaux nourrissent l’instabilité financière », Christian Chavagneux,
Alternatives économiques, 23 septembre 2009.
7. Cayman Islands Business and Tax Advantages Attract U.S. Persons and
Enforcement Challenges Exist, Report to the Chairman and Ranking Minority
Member, Committee on Finance, U. S. Senate, 2008, GAO.
8. Définir la nature des fonds basés dans les paradis fiscaux, c’est définir
l’indéfinissable tant la transparence manque. Ces entités semblent avoir été
conçues avant tout pour se libérer de tout encadrement.
9. Novethic, « Les paradis fiscaux au cœur de la crise financière », 22 octobre
2008.

CHAPITRE 4. LES RÉTROCOMMISSIONS


1. Denis Robert, La Boîte noire, Paris, Les Arènes, 2002.
2. Jean-François Gayraud, Showbiz, people et corruption, Paris, Odile Jacob,
p. 151 et suiv.
3. Jean-Louis Gergorin et Sophie Coignard, Rapacités, Paris, Fayard, 2007.
4. L’association Anticor, dans sa balade sur les traces de la corruption à Paris,
en découvre sur de nombreux immeubles.

CHAPITRE 5. LE BLANCHIMENT
1. Rapport no 1822, Rapport d’information pour la commission des Affaires
étrangères sur la lutte et le financement du terrorisme.
2. Jean-Louis Gergorin et Sophie Coignard, Rapacités, op. cit., p. 145-146.
3. Le rapport « Golden Visas » de Transparency International & Global
Witness du 10 octobre 2018.
4. Éric Vernier, Techniques de blanchiment et moyens de lutte, Paris, Dunod,
4e éd., 2017.
5. Pierre-Antoine Souchard, « Entre “la cuisine des Suisses” et “le procès des
juifs” », la ligne de défense de Patrick Balkany surprend », Dalloz actualités,
24 mai 2019.
6. L’Obs, en partenariat avec la cellule investigation de Radio France « Pièces
à conviction » (France 3) et le groupe de médias privé suisse Tamedia, a eu
accès aux documents internes d’une société basée aux Émirats arabes unis et
qui a compté parmi ses clients des fraudeurs.
7. Joachim Dauphin, Abdelhak El Idrissi, Constant Méheut, « Dubaï Papers :
comment des cartes bancaires permettent de profiter de l’évasion fiscale »,
Cellule investigation de Radio France, 12 avril 2019.
8. Alexandre Pouchard et Mathilde Damgé, « Affaires Dassault, Bettencourt :
le rôle trouble de Cofinor », Le Monde, 19 novembre 2014.
9. Laurent Lequien, « Un Russe inculpé pour blanchiment d’argent », La
Tribune, 22 août 2017.
10. Les technologies bitcoin et VPN sont complémentaires. Elles assurent
toutes deux l’anonymat sur Internet : bitcoin permet de faire des achats en ligne
anonymement, et le VPN permet de surfer sur la toile et de télécharger
anonymement. C’est un complément efficace pour éviter la surveillance,
qu’elle soit de masse ou ciblée, au moins dans l’état actuel de la technique…
11. Courrier International, « La banque qui aimait trop l’argent sale » (The
Observer Londres, 11 mai 2011).
12. En référence au blanchiment des fonds des cartels par la banque Wachovia,
filiale de Wells Fargo, quatrième groupe bancaire américain, qui s’est élevé à
378,4 milliards de dollars. Poursuivie aux États-Unis, Wachovia sera
sanctionnée par une amende dérisoire de 160 millions de dollars pour avoir
autorisé des transactions liées au trafic de drogue et pour n’avoir pas contrôlé
cet argent ayant financé le transport de 22 tonnes de cocaïne.
13. Anne-Françoise Hivert, « Les liaisons dangereuses des banques
scandinaves », 9 mars 2019, lemonde.fr.
14. On peut relever le fait que seuls quelques actionnaires de la Swedbank ont
été avisés de la diffusion de l’émission qui la mettait en cause et qu’après
l’émission la banque a subi une baisse de 20 %. Une procédure est engagée sur
la base de possibles délits d’initiés. Décidément, ils sont impossibles !
15. Selon l’enquête menée pour l’émission « Uppdrag granskning » de la
chaîne SVT.
16. Éric Albert, « Le “lavomatic Troika” : un système de blanchiment d’argent
russe mis au jour », lemonde.fr, 5 mars 2019.
17. L’ACPR est chargée de la supervision des secteurs bancaires et
d’assurance. Elle veille à la préservation de la stabilité du système financier et à
la protection des clients. Le secteur financier est exposé au risque de
blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme. À ce titre, il est
assujetti à des dispositions en matière de lutte contre le blanchiment des
capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT).
18. Capucine Cousin, « ING devra verser 775 millions d’euros pour
blanchiment d’argent », L’AGEFI, 5 septembre 2018.

Deuxième partie
Fraudes et fiscalité

CHAPITRE 1. UN SUJET ISSU DU FOND DES TEMPS


L’ÉVOLUTION D’UN DÉLIT PARTICULIER
1. Alexis Spire et Katia Weidenfeld, L’Impunité fiscale, Paris, La Découverte,
2015.
2. Rabelais, Œuvres complètes, t. 2, p. 322, Paris, Garnier, 1962.
3. Le montant de l’amende est fractionné, puis chaque tronçon est encapsulé
dans les management fees facturés aux filiales.
4. The International Tax Competitiveness Index (ITCI).
5. L’action du PNF a rapporté au Trésor près de 10 milliards d’euros depuis
2014.
6. Une erreur non constatée constitue bien une perte pour les impôts, une
réduction du personnel dans ce domaine constitue bien une opportunité pour les
fraudeurs.
7. On peut y obtenir une taxation limitée, une résidence fictive et une certaine
opacité.
8. DAC6 est une directive européenne qui oblige les conseillers fiscaux
entendus au sens large, ainsi que dans certains cas les contribuables eux-
mêmes, à déclarer aux autorités fiscales celles de leurs transactions
internationales qui présentent un caractère potentiellement agressif sur le plan
fiscal, en raison de la présence d’au moins un « marqueur » ou élément
caractéristique visé par cette directive.
9. Citation apocryphe attribuée à tort à Albert Camus.
10. Une étude évalue à 20 milliards d’euros les pertes des États voisins lorsque
les Pays-Bas perçoivent 3 milliards.
11. Patrice Rolin, La Pensée économique et sociale de Jean Calvin, Atelier
théologique de Montferrand, 11 et 12 novembre 2016.
12. Assez paradoxalement, le coût de la crise évalué par Capital après le
premier confinement serait de 113 milliards d’euros hors garanties bancaires, et
tout le monde tremble, alors qu’un même montant fraudé équivalent ne semble
effrayer personne.
13. Solidaires-Finances publiques est aujourd’hui la première force syndicale
unifiée de la DGFIP.

CHAPITRE 2. QUI SONT LES FRAUDEURS ?


1. « Profil du fraudeur en entreprise », KPMG, juillet 2016.
2. Agence France-Presse (AFP), jeudi 8 octobre 2020.
3. Mathilde Damgé et Gary Dagorn, « UBS : le profil type des fraudeurs
fiscaux », lemonde.fr, 17 février 2016.
4. Décision no 2010-DC du 28 décembre 2010.
5. Geneviève Daune, « Fraudes, métiers de la santé en tête », L’Alsace,
17 juillet 2018.
6. Gaëtan Lebrun, « Ces fraudes massives à l’Assurance maladie », Le Figaro
économie, 10 décembre 2016.
7. « Marseille : deux dentistes soupçonnés de fraude », L’Obs avec AFP,
29 novembre 2012.
8. Claudia Cohen, « Fraude : 1,7 million d’euros d’allocations sociales
détournées vers la Roumanie », lefigaro.fr, 22 octobre 2018.

CHAPITRE 3. LES FRAUDES DANS L’ENTREPRISE


1. Sur le site Internet de la DGFIP, une carte des pratiques et montages fiscaux
abusifs a été publiée. Régulièrement mise à jour, elle met en évidence les
risques encourus par les utilisateurs.
2. Le cabinet Grant Thornton produit un intéressant « baromètre des
entreprises en matière de lutte contre la fraude et la corruption ».
3. Dans de nombreuses entreprises, les factures inférieures à un montant fixé
ne sont pas contrôlées ou le sont de manière aléatoire, car on considère qu’une
fraude à cette échelle ne fait pas courir de risque majeur à la société. Pour les
dirigeants, c’est le domaine réservé qui est rarement contrôlé.
4. Le parquet de Paris a validé une CJIP (convention judiciaire d’intérêt
public) signée avec la Bank of China pour 3,9 millions d’euros (d’amende
versée au fisc) pour arrêter les poursuites à la suite d’une opération de
blanchiment. Les fonds voyageaient depuis la Lituanie, la Lettonie, la Pologne
l’Espagne et le Portugal.
5. Les Industriels de la fraude fiscale, Paris, Seuil, (nouv. éd.), 1971.
6. Le Fichier national des interdits de gérer (FNIG) a pour objectif de lutter
contre les fraudes et de permettre l’application des condamnations pénales
portant interdiction de gérer.
7. L’ordonnance du 1er décembre 2016 renforçant le dispositif français de lutte
contre le blanchiment et le financement du terrorisme a prévu une nouvelle
obligation à la charge des sociétés (commerciales et civiles), des GIE et
d’autres entités tenues de s’immatriculer au Registre du commerce et des
sociétés (RCS), afin d’identifier leur(s) bénéficiaire(s) effectif(s), dont la
définition est donnée par l’article L. 561-2-2 du code monétaire et financier.
Les décrets no 2017-1094 du 12 juin 2017 et no 2018-284 du 18 avril 2018
déterminent la mise en œuvre de ce dispositif.
8. Médiacités a effectué un remarquable travail sur quelques entreprises
lyonnaises installées à Malte, qui mérite le détour : « Ces Lyonnais qui jouent
avec le fisc français », Mathieu Martinière et Mathieu Périsse, 20 juin 2018.
L’usage de sociétés offshore se révèle être à la portée de PME comme de
citoyens anonymes.
9. Il était fréquent lors de contrôles complexes pour les plus anciens de
réfléchir à la meilleure façon de faire avancer un contrôle embourbé. Je ne sais
pas si cette pratique se poursuit actuellement.
10. Mathieu Delahousse et Thierry Lévêque, Cache cash, Paris, Flammarion,
2013.
11. Cécile Desjardins, « Sept fraudes à la TVA expliquées aux honnêtes gens »,
Les Échos-entreprises, 15 juin 2017.
12. On qualifie de « noirciment » le fait de camoufler des fonds obtenus
légitimement et de blanchiment le fait de rendre légitimes des fonds obtenus
illégalement.

CHAPITRE 4. LES FRAUDES COMMISES


PAR LES ÉLITES ENTREPRENEURIALES

1. Pierre Lascoumes, Carla Nagels, Sociologie des élites délinquantes, Paris,


Armand Colin, [2014], 2018.
2. William K. Black, The Best Way to Rob a Bank is to Own One : How
Corporate Executives and Politicians Looted the S&L Industry, University of
Texas Press, 2005.
3. Jacques de Saint-Victor, Un pouvoir invisible, les mafias et la société
démocratique (XIXe-XXIe siècle), Paris, Gallimard, 2012.
4. « Achats immobiliers, donations… Carlos Ghosn utilisait Nissan pour
choyer ses proches », Le Monde avec AFP, 16 janvier 2019.
5. « La réserve ou le domaine réservé du P-DG » est une somme globale qui
peut être engagée par le dirigeant sans autre validation, lorsqu’un besoin
immédiat ou une opération discrète doit être engagée.
6. Éric Béziat, « Aux États-Unis, l’affaire Ghosn se conclut par un accord à
l’amiable », Le Monde, 23 septembre 2019.
7. « Six Warning Signs that the Carillion Collapse Was Coming », The
Guardian, 16 janvier 2018.
8. L’usage de sociétés offshore se révèle être à la portée de PME comme de
citoyens anonymes. Mediacités dévoile l’évasion et l’optimisation fiscales
pratiquées depuis l’agglomération lyonnaise, voir Mathieu Martinière et
Mathieu Périsse, « Ces Lyonnais qui jouent avec le fisc français », art. cité.
9. Valérie de Senneville, « Jugement sévère dans l’affaire France Offshore »,
Les Échos, 6 juillet 2017.
10. Les contrôleurs peuvent utilement analyser ces postes pour se faire une
idée du risque dans la structure.
11. Le bug est un problème rencontré dans un logiciel, donc un problème
informatique difficile à résoudre. Il arrive que des dysfonctionnements soient
volontairement installés dans des logiciels par malveillance ou dans le but de
générer des fraudes.

CHAPITRE 5. LES MONTAGES DES MULTINATIONALES


ET DES GAFAM

1. Notons que la France peut être considérée comme un paradis fiscal pour
certains pays du Golfe, et le Quatar en particulier. Ces derniers bénéficient,
depuis un accord de 1990 et de l’avenant « Sarkozy » de 2008, d’avantages
fiscaux exceptionnels.
2. « Time for the EU to Close its Own Tax Heavens », Tax Justice Network,
4 avril 2020.
3. Offshore Profit Shifting and the U.S. Tax Code. Part 1
(Microsoft & Hewlett-Packard), Permanent Subcommittee on Investigations,
Washington, US Governement Printing office, 20 septembre 2012.
4. « Le piège se referme sur Caterpillar Suisse », Le Temps, 3 mars 2017.
5. « Kering condamné à 1,2 milliard d’euros d’amende pour avoir fraudé le
fisc italien », lemonde.fr, 9 mai 2019.
6. Ce canton pratique le dumping fiscal et attire d’autres géants du textile,
comme Armani, Hugo Boss, Versace et The North Face, comme l’a révélé en
2016 l’ONG suisse Public Eye.
7. Benoît Thieulin, « Les plateformes numériques se pensent comme de
nouveaux États », Alternatives économiques, no 391, 29 mars 2019.
8. Il faut savoir que, dans chacun de ces secteurs, tous financés par les
GAFAM, une lutte à mort est engagée entre chaque concurrent, le dernier en
lice gagne la mise en augmentant les prix.
9. Ancien président du Conseil du numérique et fondateur de la Netscouade.
10. « Le vent tourne pour les Gafa », Alternatives économiques, 12 septembre
2019.
11. « “Double irlandais” et “sandwich hollandais” : la recette de Google pour
réduire ses impôts », Challenges, 31 octobre 2012.
12. L’Italie et l’Autriche disposent d’une taxe de même nature.

CHAPITRE 6. LES FRAUDES


À LA TVA ET LES NICHES FISCALES

1. Anne Michel et Maxime Vaudano, « Lewis Hamilton en pole position pour


échapper à la TVA », Le Monde, 8 novembre 2017.

CHAPITRE 7. LES DÉPENSES DE L’ÉTAT :


LES NICHES FISCALES

1. La loi de finances pour 2018 a supprimé le crédit d’impôt compétitivité et


emploi (CICE) à compter du 1er janvier 2019. Le CICE sera remplacé par une
baisse pérenne de charges sociales employeurs.
2. Mireille Weinberg, « Les 10 étapes d’une optimisation fiscale réussie »,
L’Opinion, 24 novembre 2015.
3. Julia Cagé, Le Prix de la démocratie, Paris, Fayard, 2018.
4. Le CIR permet d’exonérer un montant de 30 % de différentes dépenses
jusqu’à 100 millions d’euros, puis 5 % au-delà, concernant la recherche,
l’innovation et plus largement l’investissement.
5. 550 millions d’euros d’investissements avaient été dégagés en 2017.

Troisième partie
Corruptions

CHAPITRE 1. LES OUTILS DU DROIT INTERNATIONAL


CONTRE LA CORRUPTION

1. Pour Bernard Mandeville, le vice, qui conduit à la recherche de richesses et


de puissance, produit involontairement de la vertu parce qu’en libérant les
appétits il apporte une opulence supposée ruisseler du haut en bas de la société.
Aussi, Mandeville soutient que la guerre, le vol, la prostitution, l’alcool et les
drogues, la cupidité, etc., contribuent finalement « à l’avantage de la société
civile » (1714).
2. Pierre-Guillaume Méon et Khalid Sekkat, « Does Corruption Grease or
Sand the Wheels of Growth ? », Public Choice, janvier 2005.
3. Cinq propositions : 1. Adopter un parquet européen contre la corruption.
2. Introduire des clauses anticorruption entre l’UE et les États tiers.
3. Subordonner l’exercice de certaines activités à des clauses anticorruption.
4. Renforcer la coopération entre États. 5. Étendre la compétence du parquet
européen à la corruption internationale.
4. Noël Pons et Jean-Paul Philippe, 92 CONNECTION. Les Hauts-de Seine,
laboratoires de la corruption ?, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2013, p. 254.
5. Michael Nienaber et Clémence Apetogbor, « La convention de l’OCDE sur
la corruption largement ignorée », L’Obs, 23 novembre 2014.
6. https://www.globalbpa.com/europe-le-greco-publie-son-rapport-sur-la-
corruption-en-france-2019.
7. Ces méthodes peuvent d’ailleurs être utilisées dans tous les services
répressifs et dans les structures publiques comme dans les structures privées.
Elles sont évidemment liées au type de procédure utilisé.
8. Les investigations et la répression en France relèvent de la compétence de
l’autorité judiciaire et de l’Office central de lutte contre la corruption et les
infractions financières et fiscales créé en octobre 2013.
9. Loi no 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte
contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « loi
sapin 2 ».
10. Dans son dernier rapport, le Greco suggère un rapprochement entre
l’Agence française anticorruption et la Haute Autorité sur la transparence de la
vie publique, afin de renforcer leur coopération dans la mise en œuvre de leurs
compétences en matière de personnes exerçant de hautes fonctions de
l’exécutif. Le Club des juristes cité préconise plutôt une fusion entre les deux
autorités.

CHAPITRE 2. LA CORRUPTION TRANSNATIONALE


LES CORRUPTIONS DANS LES MARCHÉS
INTERNATIONAUX

1. « Rapport OCDE sur la transaction transnationale : une analyse de


l’infraction d’agents publics étrangers », OCDE, 2014. Voir lien :
http://dx.doi.org/10.1787/97899264226623-fr.
2. Participations et financement d’entreprises du pays dans lequel la vente est
effectuée.
3. Il m’est arrivé au cours d’un contrôle fiscal de relever dans les stocks la
présence d’un tournevis, un Facom certes, évalué 270 000 euros ; il fallait bien
équilibrer les comptes.
4. Calvin Sims, « I.B.M. Contends With a Scandal in Argentina », New York
Times, 9 mars 1996.
5. Dans certains pays du Maghreb, on ne peut investir dans le pays que si l’on
est associé au maximum à 49 % avec une société locale. Il est alors aisé pour le
majoritaire de, en sous-main, surfacturer les contrats de location, l’importation
de matériel, de choisir des prestataires proches. Les systèmes de contrôles
locaux ne s’intéressent que de fort loin à ces structures.
6. Ce terme est utilisé pour qualifier les commissions versées dans les ventes
d’armes.
7. Intelligence online, « Airbus sous le feu croisé des juges anti-corruption :
trois ans d’enquête exclusive », 28 juillet 2017. Marine Orange et Yann
Philippin, « Le gigantesque scandale de corruption qui menace Airbus »,
Mediapart, 27 juillet 2017. Chloé Aeberhardt, Marie-Béatrice Baudet et Guy
Dutheil, « Bataille feutrée entre Airbus et ses intermédiaires », Le Monde
économie, 18 décembre 2017.
8. « Vente de Rafale : François Hollande au cœur d’une polémique en Inde, un
peu malgré lui », LCI, 22 septembre 2018.
9. Peu d’entreprises américaines importantes sont poursuivies à ce titre.
10. Les États-Unis sont coutumiers du fait. Après les attentats du World Trade
Center, ils ont attaqué l’Irak, comprenne qui pourra…
11. Andrés Oppenheimer, Ojos vendados : Estados Unidos y el négocio de la
corrupcion en America Latina, Editorial Sudamericana, 2001.
12. (https://home.treasury.gov/system/files/126/ofac_ransomware_advisory_10
012020_1.pdf)
13. En 2011, la Chine a étendu sa compétence juridique aux actes de
corruption commis en dehors de ses frontières ; les entreprises chinoises, les
joint-ventures avec des entreprises chinoises et les entreprises étrangères
représentées sur le territoire chinois sont concernés.
14. Antoine Garapon, secrétaire général de l’Institut des hautes études de la
justice, « France-États-Unis : deux façons de chercher la vérité », 4 juillet 2011.
15. Ce principe établit, dans la procédure pénale, qu’on ne peut être poursuivi
deux fois pour le même fait.
16. Rapport de l’Assemblée nationale no 4082, « Rapport d’information sur
l’extraterritorialité de la législation américaine », 5 octobre 2016.
17. La notion de « taille critique » relève à mon sens des légendes
économiques au même titre que celle du ruissellement, d’ailleurs personne n’a
jamais pu apporter une explication cohérente de ce pseudo-phénomène. On doit
lui reconnaître une utilité financière, elle facilite l’enrichissement considérable
des dirigeants et des prestataires. Les entreprises passent alors de main en main
en perdant chaque fois un peu de leur savoir-faire, la spéculation s’invite là où
il ne devrait pas y en avoir.
18. Traduction de courtoisie à Mediapart du communiqué suivant :
Https ://www.justice.gov/opa/pr/alstom-pleads-guilty-and-agrees-pay-772-
million-criminal-penalty-resolve-foreign-bribery.
19. Étienne Campion, « La trahison a du bon », Marianne, 19 juillet 2019.
20. Plainte déposée sur le fondement de l’article 40 du Code de procédure
pénale.
21. Anticor, « Affaire Alstom : Anticor dépose une nouvelle plainte »,
22 juillet 2019.
22. Une compétence réelle et essentielle a quitté la France pour GE, les
salariés sont licenciés, puis GE exangue reconfigure sa stratégie, il devient
miraculeusement possible de se réapproprier ce secteur. Six ans après, on a
perdu les hommes et le savoir qui auraient pu le développer.
23. La loi Sapin 2 dispose que, en cas d’infractions relatives à la corruption
commises à l’étranger par un Français, ou par une personne résidant
habituellement en France ou exerçant tout ou partie de son activité économique
sur le territoire français, la loi française est applicable en « toutes
circonstances ».

CHAPITRE 3. BALADE DANS LA CORRUPTION


ORDINAIRE

1. J’ai en tête deux cas : le premier concerne un ancien Premier ministre qui fit
nommer son ex-épouse à un poste d’inspecteur général de l’Éducation
nationale, le second celui d’un haut fonctionnaire dans le Sud qui trafiquait
dans l’immobilier et dont la banque qu’il utilisait a accepté de payer un salaire
élevé pour un travail très léger à son ex-épouse dans un divorce qui aurait pu
lui coûter cher.
2. Je me souviens d’un fonctionnaire supérieur à qui un proche faisait
remarquer que le véhicule très haut de gamme qu’il venait d’acheter pour
presque rien n’était pas clair, qui lui répondit que la couleur ne le dérangeait
pas. L’un de mes élèves m’a aussi conté la mésaventure suivante : il a reçu en
cadeau une magnifique machine à café Gaggia et, inquiet, a décidé d’aller
demander à son chef de service la position qui devait être tenue dans ce cas ;
une fois entré dans son bureau il a remarqué que la même machine trônait dans
la pièce. Il est ressorti après avoir posé une question technique anodine et a
placé la machine dans la salle commune.
3. Olivier Bertrand, « Essonne : la corruption par le détail. Un document RPR,
trouvé lors d’une perquisition, devra être authentifié par une enquête »,
liberation.fr, 29 mai 1996.
4. « Guadeloupe : l’ancienne ministre Lucette Michaux-Chevry en garde à
vue », Le Point et AFP, 27 avril 2017.
5. Sous la direction d’Yvonnick Denoël et Jean Garrigues, Histoire secrète de
la corruption sous la Ve République, Renaud Lecadre, Matthieu Pelloli, Jean-
Paul Philippe, Noël Pons, Yvan Stefanovitch et Jean-Marie Verne, Paris,
Nouveau Monde Éditions, 2014.
6. Karine Alazet, « Des employés du port de Port-la-Nouvelle dans l’Aude
interpellés pour détournement de fonds publics », Fr3 Occitanie, 21 avril 2017.
7. Le Point, 4 janvier 2018.
8. AFP, 7 février 2018.
9. « L’ancienne sous-préfète de Grasse condamnée à trois ans de prison ferme
en appel », Le Monde, 22 novembre 2017.
10. Richard Schittly, « Affaire Neyret : l’ex-commissaire condamné à deux ans
et demi de prison ferme », Le Monde, 5 juillet 2016.

CHAPITRE 4. L’ÉTAT DE LA CORRUPTION DANS


LE MONDE

1. Transparency International France est une ONG qui appelle à faire enfin de
la lutte contre la corruption et de l’éthique publique une grande cause nationale.
2. La solde des employés subalternes est bien plus faible… lorsqu’elle est
payée.
3. Claire Gatinois, « L’entreprise brésilienne Odebrecht, multinationale de la
corruption », Le Monde Économie, 7 février 2017.
4. Patricia Neves, « “Champagne”, le sulfureux intermédiaire des industriels
français au Brésil », Mediapart, 28 décembre 2019.
5. L’entretien de Eginhard Vietz est paru dans le journal économique
Handelblatt et a été rapporté dans Les Échos, 11 août 2010.
6. « Premières condamnations pour corruption au Nigeria des compagnies
Shell et ENI », Le Monde avec AFP, 21 septembre 2018.
7. Sylvain Besson, « Glencore sous enquête aux États-Unis, son action
s’effondre », Le Temps, 3 juillet 2018.
8. Ibid.

Quatrième partie
Le trucage des marchés publics : visite
de la boîte noire

CHAPITRE 1. LES « ÉTUDES » RECÈLENT


DES RISQUES MULTIPLES ET COMPLEXES

1. Selon les chiffres publiés par l’Observatoire de la Société mutuelle


d’assurance des collectivités locales (SMACL) dans son rapport 2019, 207 élus
locaux ont été condamnés pour des faits relevant de manquements au devoir de
probité.
2. Louise Fessard, « Comment truquer un marché public », Mediapart,
6 septembre 2013.
3. Rapport du Service central de prévention de la corruption (RCPC) – 2007,
« L’audit de la corruption dans les marchés publics des collectivités
publiques » : proposition de guide méthodologique.
4. « Roland Dumas comparaîtra au tribunal pour “recel de détournements de
fonds publics” », lemonde.fr, 12 juin 2015.
5. « Christine Boutin renonce à son salaire de chargée de mission »,
lemonde.fr, 10 juin 2010.
6. Emmanuel Levy, Marianne, 20 novembre 2014.
7. « France Télévisions s’est offert 22 millions de conseils fumeux », Le
Canard enchaîné, 1er juin 2001.
8. L’affaire Bygmalion, pour la partie qui concerne l’ex-UMP et la campagne
électorale du candidat Sarkozy, constitue une véritable leçon de fraudes pour
qui voudrait intégrer ce métier. On y rencontre des surfacturations, des fausses
factures, des factures de complaisance, des faux en écriture ainsi que les
montages destinés à camoufler ces dérives. La totale !
9. « Affaire Bygmalion : cinq mois de prison avec sursis pour Patrick de
Carolis et Bastien Millot », lemonde.fr, 19 janvier 2017.
10. « Sondages de l’Élysée : nouvelle plainte d’Anticor », Anticor,
10 novembre 2012.
11. Plusieurs types de risques sont présents : liberté d’accès, absence d’égalité
de traitement des candidats, dépassement financier. Efficacité fonctionnelle :
commande imprécise, livrables inadéquats, absence de validation du service
rendu. Dérive budgétaire, avenants, bons de commande, marchés
complémentaires. Risques pénaux.

CHAPITRE 2. LES BESOINS


1. « Réflexions sur l’intérêt général », Rapport public du Conseil d’État, 1999.
2. Laurent Mucchielli, Vous êtes filmés ! Enquête sur le bluff de la
vidéosurveillance, Paris, Armand Colin, 2018.
3. Hervé Jouanneau, « Police municipale et vidéosurveillance passées au crible
par la Cour des comptes – Décryptage », lagazette.fr, 11 juillet 2011.
4. « La Société du Grand Paris », communication à la commission des
finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire de l’Assemblée
nationale, décembre 2017.

CHAPITRE 3. LES ENTENTES : UNE PRATIQUE


SYSTÉMIQUE DE CONTOURNEMENT

1. Les ententes étaient aussi communément appelées « tours de rôles ».


2. Les devis peuvent être « fabriqués » et diffusés aux complices par le
candidat désigné pour obtenir le marché, notamment à l’aide de logiciels
spécialisés.
3. Les modalités d’interruption d’une procédure de passation des marchés sont
les suivantes : aucune offre n’est présentée, les offres sont inappropriées,
irrégulières ou inacceptables. Les offres peuvent aussi être présentées en
l’absence de documents obligatoires, ce qui nécessite leur rejet.
4. lemonde.fr, 17 avril 2013.
5. Arrêt du 14 janvier 2003, pourvoi rejeté par la Cour de cassation, arrêt du
13 juillet 2004.
6. Décision no 06-D-07 du 21 mars 2006 du Conseil de la concurrence.
7. Aurélien Condomines, « Ententes dans le cadre des marchés publics »,
Aramis publications.
8. Conseil de la concurrence, décision no 01-D-31 du 5 juin 2001 relative à des
pratiques relevées lors de la passation de marchés d’électrification rurale et
d’éclairage public en Vendée.
9. Conseil de la concurrence, décision no 06-D-13 du 6 juin 2006 relative à des
pratiques mises en œuvre dans le cadre d’un marché public de travaux pour la
reconstruction du stade Armand-Cesari à Furiani.
10. Laurent Léger, « Quand le BTP de Moselle bétonnait les marchés
publics », Charlie Hebdo, no 1044, 20 juin 2012.
11. Ibid.
12. Décision no 08-D-33 du 16 décembre 2008.
13. Gilles Fontaine, « Un logiciel étrange fait trembler le bâtiment »,
lexpansion.lexpress.fr, 13 novembre 1995.
14. Karl Laske, « Corruption en Essonne : des patrons avouent une entente »,
Mediapart, 23 mars 2017.
15. La sanction était alors exemplaire : 5 % du chiffre d’affaires des intéressés.
16. Laurent Marot, « Le Guyanais Léon Bertrand, ancien ministre de Jacques
Chirac, condamné à trois ans de prison », Le Monde, 9 mars 2017.
17. Alain Morvan, Le Républicain lorrain, 17 mai 2018.
18. Ibid.

CHAPITRE 4. L’ÉVITEMENT ET LES MANIPULATIONS


DE L’APPEL D’OFFRES

1. Les marchés publics sont classés en trois catégories : les marchés de


travaux, les marchés de fournitures et les marchés de services, matériels ou
immatériels.
2. L’article 133 du Code des marchés publics stipulait que tous les marchés
devaient apparaître dans la liste des marchés requise annuellement, or la
publication des marchés publics de 4 000 euros HT à 19 999,99 euros HT n’est
plus obligatoire depuis l’arrêté du 10 mars 2009.
3. Pour ces personnes, ce n’est d’ailleurs jamais le bon moment de dénoncer.
4. Sara Ghibaudo, « La colère d’une ancienne fonctionnaire des Hauts-de-
Seine », France Inter, 12 novembre 2012.

CHAPITRE 5. LES FRAUDES AU MOMENT


DE L’ANALYSE DES OFFRES

1. Rapport du Service central de prévention de la corruption (SCPC), 1997.


2. Libération, « Non-lieu requis dans le dossier du Grand Stade de Lille »,
3 juillet 2018.
3. Ibid.

CHAPITRE 6. L’EXÉCUTION DES TRAVAUX :


UN MONDE OPAQUE

1. Louise Fessard, « Comment truquer un marché public », Mediapart et Le


Ravi, 6 septembre 2013.
2. Sur ce point, se référer à l’article de Jean-Paul Philippe et Jean-Pierre Bueb,
« Comment éviter les fraudes dans les marchés publics », Le Moniteur,
2 novembre 2012.
3. Le travail clandestin est un des problèmes majeurs des entreprises de BTP.
Ainsi la fédération du BTP 66 réagissait de la sorte : « Nous l’avions dénoncé
en amont, on avait saisi le juge administratif qui ne nous a pas suivis et c’est
finalement la justice pénale qui a rattrapé ces entreprises qui faussent le jeu de
la concurrence. On ne peut que regretter que cela ne se soit pas fait plus tôt. ».
Trois entreprises du bâtiment des Pyrénées-Orientales ont été condamnées par
le tribunal correctionnel de Perpignan pour travail dissimulé, fourniture de
main-d’œuvre illégale et marchandage. À savoir une EURL qui, sous couvert
d’un GIE entre deux sociétés, pouvait se fournir en personnel auprès de ces
entités sans payer aucune charge et continuait de décrocher de gros marchés.
4. Ce bénéfice ne tient d’ailleurs pas souvent compte de la réutilisation ou de
la revente des matériaux provenant des démolitions, car ces produits n’ont, a
priori, aucune valeur marchande, bien qu’ils permettent parfois de dégager les
premières sommes, en liquide, qui serviront à alimenter le pacte corruptif. En
outre, le titulaire du marché principal et le maître d’œuvre ne s’intéressent
qu’au délai de libération de l’emprise.
5. Noël Pons et Jean-Paul Philippe, 92 CONNECTION, Les Hauts-de Seine,
laboratoires de la corruption, op. cit.
6. « Région parisienne : démantèlement d’un réseau mafieux d’enfouissement
de déchets dangereux », France info, 7 mars 2014.
7. Cette précaution est prise pour que la réduction de la prestation ne soit pas
perceptible par les employés du décideur, dans la mesure où le prestataire vient
chaque jour travailler dans les bureaux.
8. La Dinsic (DSI de l’État) publie en Open Data sept projets d’importance
nationale.
9. Rapport sur l’Assistance publique de Paris du 17 mai 2016.
10. Le « biais abscons » : les biais peuvent également être utilisés
volontairement, par exemple dans la construction d’argumentaires publicitaires,
commerciaux, politiques, pour faire passer des messages, parfois fallacieux,
allant même jusqu’au sophisme.

CHAPITRE 7. RETOUR SUR QUELQUES


PARTICULARITÉS NOTABLES

1. La loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure (LOPSI)


du 29 août 2002 énonce dans son annexe les principes et l’étendue du
partenariat avec le privé.
2. Voir sur ce point mon ouvrage La Corruption des élites, Paris, Odile Jacob,
2012.
3. Il s’agit du « principe de résiliation pour motif d’intérêt général ».
4. Cette carence est due à la fois au fait que les grands commis de l’État sont
biberonnés aux poncifs du libéralisme et que nombreux sont ceux qui attendent
une seconde carrière dans ces entreprises.
5. « Notre-Dame-des-Landes : un préfet en plein conflit d’intérêts », L’Obs,
3 novembre 2012.
6. Ludivine Tomasi, « Les trois élus poursuivis dans l’affaire des éoliennes
d’Ally-Mercœur ont comparu hier au Puy », La Montagne, 22 mai 2013.
7. « Éoliennes de Blanzay : trois élus condamnés », La Nouvelle République,
27 février 2015.
8. « Bernard Jourdain mis en examen », lanouvellerepublique.fr, 18 décembre
2013.
9. « Le député-maire de Royan condamné pour prise illégale d’intérêts »,
sudouest.fr, 3 juillet 2015.
10. « Le maire de Tignes condamné pour une trop belle affaire immobilière »,
Le Parisien, 27 mars 2012.
11. Il serait cependant utile de lui donner des pouvoirs effectifs en ce qui
concerne le pantouflage, qui est, on l’a vu, une véritable plaie en matière de
probité.
12. Notamment élaborer une cartographie des risques de corruption et édicter
un code de bonne conduite, certaines collectivités l’ont déjà fait, former leurs
élus et leurs agents, et protéger efficacement les lanceurs d’alerte.
13. L’aide aux PME étant, pour qui connaît le sujet, un prétexte bidon, celui
dont on se sert lorsqu’on prépare un mauvais coup.
14. En aucun cas l’intérêt général ne peut justifier une déréglementation des
marchés.
15. « Marchés pharaoniques, sociétés douteuses : les dérives des achats des
collectivités pendant le confinement », France Inter, 5 décembre 2020.
Cinquième partie
Organisations criminelles
et cybercriminalité

CHAPITRE 1. UNE HYBRIDATION RÉUSSIE


1. Un cartel mexicain a réalisé plus de 60 % de son chiffre d’affaires dans des
activités classiques en s’appuyant sur seulement 23 sociétés. Ces dernières
éliminaient la concurrence par leur haut degré de capitalisation et d’apports de
fonds.
2. Nikos Passas, « Cross-border crime and the interface between legal and
illegal actors », in Petrus C. van Duyne, Klaus von Lampe et Nikos Passas
(dir.), Upperworld and Underworld in Cross-border Crime, Nimègue (Pays-
Bas), Wolf Legal Publishers, 2002.
3. On retrouve ces acteurs dissidents au Venezuela, où ils se sont réinventés en
milices paramilitaires appelées les « colectivos » à la solde du pouvoir, des
chercheurs d’or et de coltan.
4. Jean-Michel Hauteville, « L’Allemagne serre la vis contre le blanchiment
d’argent », Le Monde, 27 janvier 2020.
5. Hervé Chambonnière, « Blanchiment d’argent. Le jackpot des gendarmes
bretons », Le Télégramme, 5 décembre 2016.
6. Geoffroy de Fautereau, « Enquête sur un détournement de subventions
européennes », Le Parisien, 29 août 2001.
7. Hélène Constanty, « La Corse secouée par un scandale de fraude aux aides
agricoles », Mediapart, 20 décembre 2018.
8. Jacques Follorou, « Le député de la Haute-Corse Paul Giacobbi condamné à
trois ans de prison ferme pour détournement de fonds publics », Le Monde avec
AFP, 25 janvier 2017.
9. Stéphane Foucart et Stéphane Horel, « “Monsanto Papers”, désinformation
organisée autour du glyphosate », Le Monde, 4 octobre 2017.
10. Histoire secrète de la corruption sous la Ve République, op. cit., p. 393.
11. Voir troisième partie, chapitre 1 : « Le paiement de la corruption en actions
ou en parts sociales », p. 275.
12. Jacques de Saint-Victor, Un pouvoir invisible, les mafias et la société
démocratique (XIXe-XXIe siècle), op. cit.

CHAPITRE 2. LA CYBERCRIMINALITÉ
1. « La lutte contre la cybercriminalité », Crimhalt.org, 17 juillet 2016.
2. Cybersécurité : Appel de Paris du 12 novembre 2018 pour la confiance et la
sécurité dans le cyberespace.
3. La technique d’« attaque par réflexion » (en anglais smurf) est basée sur
l’utilisation de serveurs de diffusion (broadcast) pour paralyser un réseau.
4. Le cabinet Kroll a réalisé une étude sur les cas de demandes de rançon sur
lesquels il a enquêté : dans 47 % des cas, les pirates ont utilisé le protocole de
bureau à distance mis en place pour le travail à domicile ; dans 26 % des cas,
par un courriel d’hameçonnage. Les autres intrusions par des points de
vulnérabilité particuliers (zdnet.fr du 13 octobre 2020).
5. TOR est l’acronyme de « The Onion Router ». À l’origine, ce logiciel a été
créé par l’armée américaine et plus particulièrement la Navy. Les militaires
s’en servaient pour masquer leurs adresses IP, afin d’éviter tout risque de vol
des données sensibles collectées lors de missions. Cependant, lorsque l’armée a
commencé à utiliser son propre système VPN, TOR est devenu un logiciel
gratuit open source.
6. Le VPN est un réseau privé virtuel. Il désigne un accès sécurisé entre deux
appareils ou plus. Il est utilisé pour protéger un trafic Web privé contre les
interférences, l’espionnage ou la censure.
7. On relève la similitude du montage avec celui qui est utilisé au Mexique en
matière d’enlèvements.
8. Il semble que les fonctionnaires qui s’attaquent à ces travaux commençent à
être pistés par les criminels, car ils deviendraient gênants pour le « business ».
9. Voir l’obtention de fausses cartes d’identité dans TOR.
10. Damien Licata Caruso et Florian Loisy, « Cyberattaque géante chez
Bouygues Construction, 3 200 employés au chômage technique », Le Parisien,
30 janvier 2020.
11. Les employeurs devraient transmettre les mesures déclinables en cas de
problème : une manière de réagir en pareille situation, les informations sur les
personnes à appeler, les heures de service et les procédures d’urgence. Des
capacités d’authentification et de session sécurisée (essentiellement le
chiffrement). Des solutions virtuelles telles que l’utilisation de signatures
électroniques et de flux d’approbation virtuels pour assurer un fonctionnement
continu. Et assurer une assistance adéquate en cas de problèmes en définissant
une procédure claire à suivre en cas d’incident de sécurité.
12. On aurait même constaté entre les concepteurs de virus et les groupes
dédiés aux rançons une sorte de rapprochement « métier ».
13. Sophy Caulier, « Le cybercrime s’organise », Le Monde, 17 novembre
2020.
14. Les pirates s’attaquent au système des noms de domaine (« Domain Name
System », DNS) qui permet de relier un ordinateur à un site Internet.
15. Ce rapport annuel est le fruit de la collaboration de dix instituts d’audit
interne européens. Mêlant enquête quantitative et entretiens qualitatifs, le
RiF21 met en lumière les principaux domaines de risques actuels (Docs.
Ifaci.com).
16. Technique du cheval de Troie, Advanced persistent threat (APT), qui est
une attaque de longue haleine permettant à l’attaquant d’obtenir les
autorisations qui lui permettent de récupérer les informations stratégiques.
17. Sylvain Rolland, « La cybercriminalité est la nouvelle menace du
e
XXI siècle », La Tribune, 26 juillet 2015.
Sixième partie
Les lanceurs d’alerte, un rempart pour
la démocratie ?

CHAPITRE 1. L’ALERTE : UN PROCESSUS ATYPIQUE


QUI ÉCLAIRE LE CHAOS

1. Pour l’ONG « Transparency International », le lanceur d’alerte est « une


personne qui, dans le contexte de sa relation de travail, signale un fait illégal,
illicite et dangereux, touchant à l’intérêt général, aux personnes ou aux
instances ayant le pouvoir d’y mettre fin ».
2. « Il existe une différence essentielle entre le criminel qui prend soin de
dissimuler à tous les regards ses actes répréhensibles et celui qui fait acte de
désobéissance civile en défiant les autorités et s’institue lui-même porteur d’un
autre droit. […] Il lance un défi aux lois et à l’autorité établie à partir d’un
désaccord fondamental, et non parce qu’il entend personnellement bénéficier
d’un passe-droit » (Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, 1972).
3. Il faudra toutefois être en mesure de « trier » les alertes, car tous les lanceurs
d’alerte ne s’engagent pas dans l’intérêt général et il ne faut jamais exclure le
risque d’une manipulation bien organisée.
4. On peut citer un aphorisme philosophique célèbre : « Il ne faut jamais
mentir, sauf dans les affaires car il n’y aurait plus d’affaires. »
5. Jean-Pierre Lehmann, « Le mensonge d’entreprise, meilleur ennemi du
capitalisme », Le Monde Idées, 29 mars 2017.
6. L’article 6-1 de la loi Pacte requalifie la définition de la société et la
responsabilité des entreprises.
7. Le logiciel utilisé pour manipuler les résultats de tests d’émissions
polluantes par les constructeurs automobiles en est un exemple parfait.

CHAPITRE 2. L’OPPOSITION ENTRE MORALE


ET PRAGMATISME

1. Ce n’est que plus tardivement qu’il a validé le prêt sur gages.


2. 2084, la fin du monde, Paris, Gallimard, 20 août 2015.
3. Les antidreyfusards, nationalistes convaincus, ont à l’instar du terrorisme
actuel su motiver des petites mains pour commettre l’assassinat de Zola. En
effet, le fumiste nationaliste Henri Buronfosse (1874-1928), qui travaillait sur
une cheminée voisine, aurait bouché le conduit la veille de la mort d’Émile
Zola et l’aurait débouché le lendemain.
4. L’affaire commence, le 26 octobre 1932. Le commissaire Barthelet débarque
en force dans un appartement de cinq pièces situé dans un hôtel particulier
parisien, rue de La Trémoille, dans le quartier des Champs-Élysées. Il a
beaucoup de chance, le commissaire Barthelet : quand il pénètre dans cette
succursale parisienne de la Banque commerciale de Bâle, en plus de la surprise
de tomber sur un sénateur, il touche le jack pot : 245 000 F en liquide
(160 000 € d’aujourd’hui), des francs suisses, un répertoire, un livre de caisse
et, surtout, dix carnets, qui contiennent environ 2 000 noms. Ceux des
fraudeurs qui ont recours à la banque suisse pour ne pas payer la taxe de 20 %
sur les revenus des placements à l’étranger. Le policier, en fait, n’est pas si
surpris : il a bénéficié d’une dénonciation. La rumeur se répand vite, et la
presse commence à chercher les noms qui sont sur les carnets. Le ministre de
l’Intérieur, Camille Chautemps, ne veut pas les donner. Louis Germain-Martin,
le ministre des Finances, jure ses grands dieux qu’il ne les connaît pas.
5. Terme recouvrant les modes de dénonciation par les salariés des pratiques
délictueuses au sein de leur entreprise.
6. L’idée avait déjà été émise aux États-Unis dès 1970, cependant les
opérations de lobbying avaient écarté la légalisation du système. Les scandales
ont finalement, comme d’habitude, forcé la main du législateur et
l’extraterritorialité des lois américaines a joué pleinement.
7. Sarbanes Oxley Act 2002, Protection for employees of publicly traded
companies who provide evidence of fraud, « Loi visant à protéger les
investisseurs en améliorant l’exactitude et la fiabilité des publications des
entreprises conformément aux lois sur les valeurs mobilières, ainsi qu’à
d’autres fins apparentées ».
8. Le premier programme de clémence européen a été créé en 1996, avant
d’être réformé en 2002.
9. Les fraudes sont obligatoirement « blanchies » dans des paradis fiscaux au
moyen de sociétés-écrans.
10. WikiLeaks est une organisation non gouvernementale, fondée en 2006,
dont l’objectif est de publier des documents ainsi que des analyses politiques et
sociales à l’échelle du monde. Elle ne peut désormais plus être considérée
comme apolitique.
11. La première convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) a été signée en
France entre HSBC Private Bank et le Parquet national financier contre le
versement de 300 millions d’euros. Cette procédure permet à une entreprise,
poursuivie pour corruption ou blanchiment de fraude fiscale, de négocier une
amende sans aller en procès ni en procédure de « plaider coupable ».

CHAPITRE 3. UNE LONGUE MARCHE


1. L’article 25 bis est inséré dans la loi no 83-634 du 13 juillet 1983 portant
droits et obligations des fonctionnaires, l’agent doit faire cesser immédiatement
ou prévenir toute situation de conflit d’intérêts dans laquelle il pourrait se
trouver. L’article 6 ter A de cette loi offre une protection au fonctionnaire ayant
dénoncé un crime ou un délit.
2. Le fait de faire obstacle à la transmission d’un signalement aux personnes et
organismes compétents est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros
d’amende.
3. « Le Défenseur des droits veille au respect des droits et libertés », article 71-
1 de la Constitution.
4. Transparency International, « Guide pratique à l’usage du lanceur d’alerte
français », 2014.
5. Le champ d’application de la directive rationae materiae est
particulièrement large, il n’exclut que les éléments relevant de la sécurité
nationale. Le champ rationae personae est largement ouvert : une protection est
offerte aux personnes ayant le statut de travailleur au sens de l’article 45, § 1,
du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, y compris les
fonctionnaires, aux personnes ayant le statut de travailleur indépendant, aux
actionnaires et aux membres de l’organe d’administration, de direction ou de
surveillance d’une entreprise, y compris les stagiaires et les bénévoles, et aux
personnes travaillant sous la supervision et la direction de contractants, de
sous-traitants et de fournisseurs. Les mesures de protection s’appliquent
également aux facilitateurs, tiers qui sont en lien avec les auteurs de
signalement et entités juridiques appartenant aux auteurs de signalement. La
directive s’applique en outre aux violations du droit de l’Union, qu’elles soient
illicites aux actes de l’Union ou à l’objet, ou la finalité des règles prévues dans
ces actes (art. 5).

CHAPITRE 4. UNE RÉPONSE RISQUÉE MAIS


NÉCESSAIRE

1. Les lanceurs d’alerte dans des pays autoritaires ou criminalisés risquent leur
vie ou un emprisonnement prolongé. Les exemples de meurtres de journalistes
en Russie, en Turquie, à Malte ou au Mexique ne manquent pas. Le Mexique a
été classé comme la onzième nation la plus meurtrière pour les journalistes.
2. Edward Snowden, rapporté par Génération Nouvelles Technologies du
13 février 2017.
3. On apprend, à la lecture d’un article de Jérôme Marin dans le journal Le
Monde (« Harcèlement sexuel, Microsoft modifie ses contrats de travail »,
22 décembre 2017), que le groupe Microsoft supprime une clause qui contraint
les salariés au silence en matière de harcèlement sexuel en les empêchant de
porter plainte au profit d’un arbitrage privé et confidentiel. Il faut noter que
cette suppression ne concerne que le harcèlement, les autres motifs de plainte
seront toujours soumis à un médiateur pour examen. Ces clauses, depuis une
décision de la Cour suprême des États-Unis en 1991, se sont multipliées,
surtout dans les entreprises de plus de 1 000 salariés. Les employeurs ont
récemment élargi ces clauses aux class actions, ainsi la capacité des salariés à
effectuer des recours est très restreinte.
4. Il est possible d’utiliser des armées de « trolls » générant des commentaires
favorables ou des bots pour discréditer par des attaques personnelles ainsi que
par des violences sur les réseaux sociaux.
5. Par un arrêt rendu le 16 décembre 2016, la cour d’appel de Paris reconnaît le
statut de « lanceur d’alerte » à un salarié qui avait dénoncé à sa hiérarchie des
manipulations de cours et des délits d’initiés, et annule son licenciement.
6. Les acteurs de la fameuse « arnaque au président » en font un usage
immodéré.
7. Selon les statistiques fournies par l’Inspection générale de la police
nationale (IGPN), la « police des polices », une centaine de cas de
« consultation illégale de fichiers » ont été traités en conseil de discipline ces
cinq dernières années.
8. Laura Mollet, « Mystérieux cambriolage dans une annexe de la répression
des fraudes », Le Monde, 30 août 2018.
9. Alexandre Berteau, « Un journaliste de L’Obs enquêtant sur l’affaire Alstom
se fait cambrioler », Le Monde, 31 octobre 2018.
10. Stéphanie Gibaud, poursuivie pour diffamation par la filiale française du
géant bancaire suisse UBS, après qu’elle a gagné deux procès, l’un au pénal et
l’autre devant les prud’hommes, pour harcèlement moral.
11. Le Canada s’est doté d’un texte prohibant ce type de procès.
12. Afin de disposer des possibilités d’enquêter sur des investigations
internationales et susceptibles de poser de graves problèmes, le Consortium
international des journalistes d’investigation (ICIJ) a été fondé en 1997 par
Chuck Charles Lewis. Son objectif est de « creuser des problématiques qui ne
s’arrêtent pas aux frontières », autour de la criminalité, de la corruption et de la
transparence des pouvoirs. Les journalistes participants sont assistés d’experts,
d’avocats, d’informaticiens, qui leur fournissent des données analysées. Le
réseau s’est attaché la collaboration des divers médias : le Washington Post, la
BBC, El Mundo, Le Soir, The Guardian, Le Monde… mais aussi des journaux
d’Azerbaïdjan, de Finlande, du Nigeria, du Costa Rica, etc. Actuellement,
65 pays collaborent au Consortium et plus de 190 journalistes sont impliqués.
13. Les « Football Leaks » sont constitués par quinze médias européens
(European Investigative Collaboration) et ont traité plus de 18,5 millions de
documents.
14. Cela illustre bien le paradoxe français. En même temps, on ferme la cellule
qui rapportait gros et 400 postes de contrôle sont créés pour poursuivre les
fraudes sociales dont le montant est ridiculement faible si on s’attaque aux
seuls bénéficiaires de prestations.
15. Les personnes morales sont exclues de l’alerte.
16. « French Leaks » est « un site dédié à la diffusion de documents d’intérêt
public concernant notamment la France et l’Europe. Édité par le journal
d’information en ligne Mediapart, il est au service du droit à l’information et du
débat démocratique, dans une indépendance totale vis-à-vis des pouvoirs
politiques et économiques ». C’est à la fois un outil documentaire et un
instrument d’alerte. D’une part, il met à la libre disposition du public des
documents ayant fait l’objet d’investigations des journalistes de Mediapart.
D’autre part, il permet à des sources de transmettre, en toute sécurité et
confidentialité, des documents d’intérêt public qui seront mis en ligne après
une enquête préalable répondant aux règles professionnelles du journalisme.

CHAPITRE 5. ET LE DIABLE EST DANS LES DÉTAILS


1. L’arsenal législatif français permettait cependant de réprimer la divulgation
en s’appuyant sur l’abus de confiance, sur la loi Godfrain pour violation du
système informatique, ou encore sur le vol de données immatérielles.
2. Pour ma part, je considère qu’une entreprise qui dépose ses données en vrac
dans un « cloud » n’a pas pris les mesures de protection suffisantes à leur égard
pour deux raisons : la première tient à la nature même du cloud. Connaît-on les
mesures de protection exigées de la nuée de sous-traitants, d’intermédiaires et
d’intérimaires œuvrant dans l’entité ? Or le degré de sécurité des données est
égal à celui de la structure la moins protégée. La seconde, tout aussi risquée, est
la législation américaine du Cloud Act.
3. L’amende de 60 000 euros ne peut être considérée comme dissuasive pour
des entités brassant des milliards.
4. La Cour de cassation avait demandé le remboursement des 404 millions
d’euros perçus au terme de l’arbitrage jugé frauduleux dans l’affaire de la
revente d’Adidas au Crédit Lyonnais. Le tribunal de commerce a entériné le
plan de remboursement que Bernard Tapie souhaitait mettre en place. Celui-ci
ne remboursera donc rien cette année. La première échéance du plan de
remboursement (21 millions d’euros) est fixée en juin 2018. Il devra ensuite
s’acquitter de 42 millions d’euros en 2019, de 63 millions en 2020, et de
83 millions en 2021 et 2022. La dernière échéance, de 127 millions, est prévue
en 2023. Bernard Tapie aura alors 80 ans. Le tribunal a même admis que
l’intéressé choisisse l’expert-comptable chargé de contrôler ses comptes. Le
parquet de Paris a fait appel de cette décision. La cour d’appel a invalidé ce
plan le 12 avril 2018.
5. Accords fiscaux secrets conclus entre l’administration luxembourgeoise et le
cabinet PricewaterhouseCoopers pour le compte de grandes multinationales.
6. Martine Orange, « Secret des affaires : une censure absurde vise désormais
les médias », Mediapart, 5 février 2018.

CONCLUSION : FRAUDES, CORRUPTIONS


ET PANDÉMIE

1. Paul Valéry, La Crise de l’esprit, 1919.


2. Sortes de serveurs robotisés pirates.
3. D’après l’ANSSI, une entreprise TPE ou PME sur deux a fait l’objet d’une
attaque.
4. Les fraudes relatives au chômage partiel sont les suivantes : le cumul de
télétravail ; les salariés fictifs ; les sous-traitants et intérimaires ; les congés de
longue maladie ; les jours de congé posés ; l’augmentation des heures d’activité
partielle ; l’augmentation des taux horaires ; les salariés non déployés.
Je remercie chaleureusement Lucie, Jean-Paul Philippe et
Antoine Peillon, qui m’ont accompagné pendant les diverses
phases de recherche. Jean-Christophe Brochier qui a contribué
avec une grande patience à rendre attrayant ce bloc d’éléments
au langage mystérieux, si technique et parfois byzantin qui lui
a été confié.

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