Vous êtes sur la page 1sur 50

Amours à Londres journal 1762 1763

1st Edition James Boswell


Visit to download the full and correct content document:
https://ebookstep.com/product/amours-a-londres-journal-1762-1763-1st-edition-james
-boswell/
More products digital (pdf, epub, mobi) instant
download maybe you interests ...

A Última Livraria de Londres 1st Edition Madeline


Martin

https://ebookstep.com/product/a-ultima-livraria-de-londres-1st-
edition-madeline-martin/

A Última Livraria de Londres 1st Edition Madeline


Martin

https://ebookstep.com/product/a-ultima-livraria-de-londres-1st-
edition-madeline-martin-2/

A Luz Sobre Londres Julia Kelly

https://ebookstep.com/product/a-luz-sobre-londres-julia-kelly/

Journal d une Ukrainienne 1st Edition Maryna Kumeda

https://ebookstep.com/product/journal-d-une-ukrainienne-1st-
edition-maryna-kumeda/
Journal d un scénario 1st Edition Fabrice Caro

https://ebookstep.com/product/journal-d-un-scenario-1st-edition-
fabrice-caro/

Journal de La Roue Rouge 1st Edition Alexandre


Soljénitsyne

https://ebookstep.com/product/journal-de-la-roue-rouge-1st-
edition-alexandre-soljenitsyne/

A sociedade espírita de Londres Sarah Penner

https://ebookstep.com/product/a-sociedade-espirita-de-londres-
sarah-penner/

Pasión 3 Amor en Londres 2021st Edition Lauren Smith

https://ebookstep.com/product/pasion-3-amor-en-londres-2021st-
edition-lauren-smith-2/

Pasión 3 Amor en Londres 2021st Edition Lauren Smith

https://ebookstep.com/product/pasion-3-amor-en-londres-2021st-
edition-lauren-smith-3/
Domaine étranger

collection dirigée
par
Jean-Claude Zylberstein
Titre original :

BOSWELL’S LONDON JOURNAL


1762-1763

En dépit de ses recherches, l’éditeur n’a pu retrouver les ayants-droit


de la traductrice, Madame Blanchet. Leurs droits sont réservés.

© Succession André Maurois pour la préface


© Succession Philippe d’Argila pour le texte de Dominique Aury

© 2021 Les Belles Lettres


pour la présente édition
95, boulevard Raspail, 75006 Paris
www.lesbelleslettres.com

ISBN : 978-2-251-91493-0
NOUS CONNAISSONS TROP
PEU JAMES BOSWELL

Nous connaissons trop peu James Boswell (1740-1795). Ce nobliau écossais


s’est rendu célèbre dans les pays de langue anglaise en publiant en 1791 une
monumentale biographie de son ami Samuel Johnson, un poète, lexicographe,
essayiste qui fut le critique littéraire le plus redouté de son temps (1).
L’ouvrage et son auteur ont suscité suffisamment de curiosité, et assez
longtemps, pour qu’un collectionneur américain, le colonel Isham (1890-
1955), consacre son entière fortune à rassembler ce qu’il est convenu d’appeler
les « Papiers de Boswell », un volumineux ensemble réunissant son
exceptionnel Journal et d’innombrables correspondances. André Maurois
raconte dans sa préface au présent volume les étonnantes tribulations du
colonel pour dénicher et devenir propriétaire, à grands frais, des « Papiers »
disséminés ici et là : une sorte de chasse au trésor riche en épisodes
surprenants bien de nature à réjouir les chercheurs et les curieux. Ces
« Papiers » se retrouvèrent en définitive entre les mains de l’Université de Yale
qui décida d’en entreprendre la publication. Le premier volume parut en 1950 :
il contenait les pages du Journal, ici reproduites, consacrées au séjour
à Londres de l’impétueux Écossais, alors âgé de 22 ans, où il raconte dans un
style pittoresque et avec une ingénuité sans pareille tant ses frasques galantes
que ses rencontres avec les meilleurs esprits de son temps. On ignorait alors
que la publication de douze autres gros volumes allait s’ensuivre, fruit d’un
immense travail éditorial qui ne parvint à son terme qu’en 1989 (2) !
On voit Boswell, au fil des volumes dont trois seulement ont connu une
traduction française, parcourir l’Europe, rendre visite à Rousseau et Voltaire,
coucher avec Thérèse Levasseur, tomber amoureux de Belle de Zuylen, la
future Isabelle de Charrière, soutenir le général Paoli au moment où la Corse
s’engage dans la résistance à la France et dénoncer non sans paradoxe les
« barbares horreurs de la Révolution française » !
Si sa rencontre avec le Dr Johnson en fit un biographe de génie, le récit de sa
propre vie, qui consigne les humeurs changeantes de ce « libertin
mélancolique » (comme l’a surnommé le Pr Maurice Lévy, son biographe
français grâce à qui l’on connaît tout ce qu’il faut savoir sur notre héros), trace
le portrait d’un Casanova venu du Nord, à la fois hypocondriaque et grand
buveur, père imprévoyant mais brillant causeur. Avocat de causes perdues,
époux infidèle en proie au remord mais pécheur impénitent, cet ardent
jouisseur fréquentait avec assiduité non seulement les dames dites « de petite
vertu », mais aussi les meilleurs esprits de son temps : Edmund Burke, David
Hume, Adam Smith, le peintre Reynolds (qui fit son portrait), ou encore
Edward Gibbon, Oliver Goldsmith, Richard Brinsley Sheridan, les Premiers
ministres Bute et Pitt, et jusqu’au roi George III. Esprit fin et disert, il était
reçu aux meilleures tables de Londres et, comme en témoigne sa
correspondance, ce fut aussi un ami fidèle et dévoué. Dans le genre « diariste »
il fait bonne figure auprès de son illustre aîné Samuel Pepys. C’est donc une
figure parmi les plus attachantes de la littérature anglaise du XVIIIe siècle au
début de son parcours que l’on rencontre dans le présent volume. Un « bien
agréable et remarquable personnage », comme en avait jugé Dominique Aury
dans la recension qu’elle fit de ce livre en 1953, sans savoir que l’auteur
exauçant son vœu ne cesserait jamais de tenir ce Journal en forme
d’autoportrait où il dit tout avec le plus grand naturel et sans aucun effet de
manche ! Un trait assez rare pour que l’on se plaise à le souligner.
Il faut aussi avoir une pensée pour le colonel Isham sans qui ces « Papiers »
trop audacieux pour l’époque et pour ses héritiers auraient bien risqué de finir
au bûcher.
J.-C. Z.,
novembre 2020

1. Les éditions L’Âge d’homme en ont publié en 2002 une traduction


française intégrale que l’on doit à M. Gérard Joulié. L’édition de référence du
texte original a paru chez Everyman’s Library.
2. La « Yale Edition » des « Boswell Papers » comprend les volumes suivants :
– Boswell’s London Journal (1762-1763), McGraw Hill et Heinemann, 1950
– Boswell in Holland (1763-1764), idem, 1952
– Boswell On the Grand Tour: Germany and Switzerland (1764), idem, 1953 (trad.
fr. Boswell chez les princes, 1955)
– Boswell On the Grand Tour: Italy, Corsica and France (1765-1766), idem, 1955
– Boswell in Search of a Wife (1766-1769), idem, 1957 (trad. fr. Boswell veut se
marier, 1959)
– Boswell for the Defence (1769-1774), idem, 1960
– Boswell: Journal of a Tour to the Hebrides (1773), idem, 1961
– Boswell: The Ominous Years (1774-1776), idem, 1963
– Boswell in Extremes (1776-1778), idem, 1971
– Boswell Laird of Auchinleck (1778-1782), idem, 1977
– Boswell: The Applause of the Jury (1782-1785), idem, 1981
– Boswell: The English Experiment (1785-1789), idem, 1986
– Boswell: The Great Biographer (1789-1795), idem, 1989.

Ces livres sont disponibles chez les libraires en ligne.


La biographie de Boswell par le Pr Maurice Lévy est disponible en
OpenEdition.
On trouve en traduction française l’ouvrage État de la Corse paru en 1768, qui
valut à Boswell le surnom « Corsica Boswell », complété par son Journal de
voyage et Mémoires de Paoli. Et le double récit de voyage dans les Hébrides de
Johnson et Boswell a été traduit en 2002 aux Éditions de la Différence.
L’édition de référence des textes originaux est chez Everyman’s Library.
ABRÉGÉ DE LA VIE DE JAMES BOSWELL

1740 : naissance à Édimbourg dans une famille de riches propriétaires


terriens calvinistes (son père Alexander est le Laird d’Auchinleck, le domaine
familial).
1749-1759 : études à l’Université d’Édimbourg : latin-grec, français, droit.
Son père veut qu’il devienne avocat.
1760-1763 : premier séjour à Londres où il se convertit au catholicisme.
Effrayé, son père le confie à l’un de ses amis, Lord Eglinton, qui initie Boswell
aux plaisirs de la capitale. Il y prend goût et souhaiterait s’y installer, mais il est
rappelé en Écosse pour terminer ses études. Ses frasques amoureuses sont
telles que son père préfère financer son retour à Londres où le fils va
fréquenter les milieux galants, mais aussi les meilleurs cercles littéraires et
artistiques. Il fait ainsi la connaissance de Samuel Johnson le 16 mai 1763, date
décisive puisque cette relation le conduira à écrire la grande biographie qui le
rendra célèbre une trentaine d’années plus tard. Il commence à tenir un
Journal.
1763-1766 : Boswell part en Hollande pour compléter son droit à
l’Université d’Utrecht. Son chemin croise celui de Belle de Zuylen, la future
Isabelle de Charrière. Elle est riche, elle lui plaît, mais il craint d’épouser une
femme « trop intelligente ». Ils entretiennent une correspondance qui a été
conservée. En juin 1764 il entame son « Grand Tour » sur le Continent :
il visite les principautés allemandes (il est accueilli par Frédéric de Prusse), la
Suisse (il est reçu par Rousseau puis Voltaire), l’Italie. En octobre 1765, il est
en Corse où il se lie d’amitié avec le général indépendantiste Pascal Paoli. Ce
séjour inspirera un ouvrage sur l’île de Beauté (État de la Corse). Il est à Paris en
janvier 1766 quand il apprend la mort de sa mère. Sur la route du retour en
Angleterre, il accompagne Thérèse Levasseur, son aînée de vingt ans, avec
laquelle il a une « aventure ». Il s’inscrit au barreau d’Édimbourg en
juillet 1766.
1767-1772 : il plaide dans une cause célèbre, l’affaire Jane Douglas, du nom
d’une noble écossaise qui, mariée secrètement, a eu deux enfants à l’étranger
pour lesquels elle revendique un important héritage. L’affaire ira jusqu’à la
chambre des Lords. Son État de la Corse, publié en 1768, est l’occasion d’une
virée à Londres où il retrouve Johnson. Après une période riche en épisodes
amoureux (« Boswell veut se marier »), il finit, l’année suivante, par épouser
une cousine germaine : Margaret (Maggie) Montgomerie en novembre 1769.
Tout en l’aimant, il ne renoncera jamais aux plaisirs de la chair
extraconjugaux. Quelques moments de stabilité vont suivre ; son étude est
active. Paoli lui rend visite en 1771. Un dossier le ramène à Londres : il s’y
éternise plus que de raison, saisi non seulement par la débauche mais aussi par
la fréquentation des beaux esprits de son temps, à commencer par Johnson. Il
est élu cette année-là au « Club », qui tient ses assises tous les vendredis soir au
Turk’s Head Tavern. Il y fréquente Edmund Burke, Adam Smith, le grand
historien Edward Gibbon et le peintre Joshua Reynolds, qui fera son portrait.
Il entreprend avec Johnson un voyage dans les Hébrides dont chacun rendra
compte de son côté.
1775-1784 : très affecté par la pendaison de son client John Reid, un voleur
de moutons, il s’abandonne de plus en plus à ses démons. Plusieurs années
durant, il donnera toutefois au London Magazine une chronique mensuelle
intitulée « The Hypochondriack », une sorte d’auto-analyse qui ne parviendra
guère à le débarrasser de sa mélancolie. Il y traite de ses sujets de prédilection :
l’amour, la mort, la censure, le mariage, la vie à la campagne ou la boisson
(et bien d’autres encore) avec un talent très sûr où se manifestent tout à la fois
son goût pour les grands auteurs de l’Antiquité, une finesse d’esprit et une
sympathique bonhomie prouvant qu’il fut en effet un personnage non
seulement agréable mais véritablement remarquable. Il se rend de plus en plus
souvent à Londres, néglige ses affaires, sa famille, cette douce épouse qui lui a
donné cinq enfants. En 1781, la mort de son père fait de lui le nouveau Laird
of Auchincleck. Il s’installe sur ses terres, tente de se reprendre et de faire face
à ses responsabilités. En vain. Au printemps 1783, il est à Londres avec
Johnson ; à peine rentré il apprend que son ami a eu une attaque. Au
printemps suivant, il est à nouveau avec celui qui fera sa gloire. Johnson
décédera à la fin de l’année.
1785-1790 : Johnson mort, Boswell publie à son tour la relation de leur
voyage commun aux Hébrides. Ce succès lui permet d’entrevoir une
installation définitive à Londres où vit sa nouvelle maîtresse, Margaret
Caroline Rudd, une intrigante qui a eu maille à partir avec la justice pour
fausse monnaie et a été acquittée après avoir dénoncé ses deux complices ! Il
s’installe dans Great Queen Street, y fait venir sa famille et s’inscrit au barreau
anglais. Il travaille à sa biographie de Johnson : la publication d’un ouvrage
concurrent le fait redoubler d’efforts. Ses difficultés financières le poussent en
1787 à se mettre au service de Lord Lonsdale comme assistant parlementaire
pour la circonscription de Carlisle, dont le Lord est député. L’année suivante,
la santé de sa femme s’aggravant, la famille retourne à Auchincleck. Boswell
revient derechef à Londres pour travailler à la biographie de Johnson, sans
cesser de mener une vie mondaine. En juin, il est appelé au chevet de son
épouse mourante. Il arrive trop tard. Les remords l’accablent. Lonsdale lui
reprochant son absentéisme, il le quitte après avoir failli se battre en duel avec
lui : il n’est pas fait pour le moindre lien de subordination. Il partage avec
Burke une grande aversion pour la « barbare » Révolution française.
1791-1795 : le 16 mai 1791 paraît Life of Samuel Johnson : immense succès, le
livre est très rapidement réimprimé. Cette fois on le fête, on l’admire. Il plaide
l’année suivante, avec succès encore, une autre cause célèbre : celle de Mary
Bryant et des évadés de Botany Bay, le bagne australien d’où ils étaient
parvenus à s’échapper au prix de mille misères avant d’être repris par la flotte
anglaise. À l’annonce de l’exécution de Louis XVI, il rédige un tract virulent
que Pitt le dissuade de faire paraître. En juillet 1791, seconde édition de Life of
Samuel Johnson. En octobre, l’exécution de Marie-Antoinette le révulse. Il se
laisse aller, subit de nombreux épisodes éthyliques, sa mélancolie ne
l’empêchant heureusement pas de continuer à tenir son journal et à rédiger
une volumineuse correspondance avec ses amis. À Londres, en mai 1795, il est
au « Club » avec ses amis quand il est « pris d’un malaise ». Il s’éteint quelques
jours plus tard d’une crise d’urémie. Boswell n’a jamais pris une pose
quelconque et certainement pas celle d’un « gens de lettres », mais c’est l’un des
grands écrivains du xviiie siècle anglais qui vient de mourir.

Source : Maurice Lévy, Boswell. Un libertin mélancolique, Ellug.


PRÉFACE

V oici l’une des autobiographies les plus franches et les plus divertissantes de
l’histoire littéraire ; voici un jeune auteur qui confesse, avec une désarmante et
insolite franchise, ses désirs, ses ambitions et ses faiblesses. On a comparé ce journal à
celui de Samuel Pepys et aux Confessions de Rousseau. Il y a des traits communs,
mais Rousseau est un romantique, Boswell un classique. Rousseau compose un récit ;
Boswell note au jour le jour ce qu’il fait et ce qu’il entend. Rousseau gémit sur ses
échecs ; Boswell se moque des siens, avec une savante ingénuité.
Toutefois James Boswell est, à sa manière, aussi grand artiste que Jean-Jacques. On
a beaucoup parlé de sa naïveté. À première lecture, il paraît en effet naïf, si la naïveté
est une simplicité trop grande et un défaut de retenue dans l’expression des sentiments
que l’on aurait intérêt à cacher. Il dit tout, et même ce qui peut lui nuire dans l’esprit
du lecteur.
On découvre, en le connaissant, que cette naïveté fut consciente. Boswell fait le pitre
parce qu’il aime mieux amuser les autres à ses dépens que ne pas les amuser du tout.
Par inclination naturelle il eût souhaité posséder, comme Addison, une dignité
aristocratique. Un visage comique : grosses joues, double menton, nez anguleux, le
prédestinait plutôt au ridicule ; ayant le sens de l’humour, il feignit d’accepter avec
gaieté un rôle de bouffon. Il en souffrit d’abord ; il s’y accoutuma ; il lui dut la gloire.
Sa Vie de Samuel Johnson demeure un des grands livres aimés par l’Angleterre et
le verbe to boswellize a passé dans le langage commun. Boswelliser, c’est peindre le
portrait d’un grand homme en vivant avec celui-ci et en enregistrant dévotieusement
ses propos. Admirable journaliste, Boswell a interviewé son modèle pendant des jours
et des années ; il a su faire parler l’irascible docteur en le provoquant par des questions
et des remarques, délibérément imprudentes ; il a recherché avec minutie les traces de
ce qu’il n’avait pu lui-même observer. Bref, il a écrit, sur l’un des hommes les plus
pittoresques de son temps, la meilleure biographie de tous les temps.
L’étrange est que, pendant plus d’un siècle, il passa pour avoir composé « malgré
lui » son chef-d’œuvre. Macaulay, en 1832, dans un illustre essai, le décrivait encore
comme un idiot inspiré : « S’il n’avait été un grand imbécile, dit Macaulay, il n’eût
jamais été un grand écrivain. » À l’égard de l’homme Boswell, l’historien se montrait
impitoyable : « Servile et impertinent, étroit et pédant… »
Pauvre Macaulay ! Il n’avait pas su voir le sourire de coin, l’immense travail de
recherches et de style, la merveilleuse peinture de toute la vie du xviii
e siècle. À la
vérité, les documents lui manquaient pour étudier le véritable Boswell. Par une
extraordinaire suite d’événements, que nous tenterons de résumer, le présent journal
et tous les papiers Boswell étaient encore ignorés il y a quelques années. Mais, avant
de conter la passionnante histoire de leur découverte, il faut expliquer aux lecteurs
français qui était James Boswell.

II
histoire de boswell

James Boswell était né en 1740, à Édimbourg. Son père, Alexandre Boswell, possédait
à Auchinleck un vaste domaine sur lequel vivaient six cents personnes qui le
reconnaissaient pour leur seigneur. Bien qu’il fût apparenté aux plus vieilles familles
d’Écosse, il ne portait lui-même aucun titre héréditaire, mais, en devenant juge, avait
acquis le droit de se nommer Lord Auchinleck, suivant la coutume écossaise.
Il destinait son fils au barreau et lui fit faire des études de droit mais se heurta, en ce
bizarre garçon, à une vocation étrange et complexe. À dix-huit ans, le jeune James
Boswell souhaitait écrire, composait des vers et des pamphlets, était amoureux de
toutes les actrices qui traversaient Édimbourg et désirait passionnément vivre à
Londres pour y participer à la vie de « la société ».
Surtout il avait un irrésistible désir de connaître des hommes de génie. Disciple-né,
il désirait bien plus se faire le « montreur des lions » que rugir pour son propre
compte. À dix-sept ans, il avait eu une grave maladie ; il lui en était resté des accès de
mélancolie, qu’il soignait et masquait par mille folies. Déjà il tenait un journal et y
jouait, pour lui-même et pour quelques intimes, le rôle d’interlocuteur curieux et naïf
des grands hommes.
Entre le père et le fils, sur le choix d’une carrière, le désaccord était total. Le portail
d’Auchinleck avait été orné, par le père, d’une inscription latine : « Ce que tu cherches
est ici. » Leçon de saine philosophie, mais ce que le fils cherchait n’était ni à
Auchinleck, ni à Glasgow, ni même à Édimbourg ; il aspirait à la société des grands
esprits de Londres et au libertinage du beau monde. Afin de vivre à Londres, il voulait
solliciter un brevet d’officier de la garde.
En 1760, il fit une première escapade dans la capitale, mais bien qu’il y eût, grâce à
son père, de puissants protecteurs : le duc d’Argyll, Lord Northumberland, Lord
Eglinton, il n’obtint pas le brevet souhaité. Entre-temps il s’était fait papiste, par
amour a-t-on dit. Cette conversion fut sans profondeur et sans durée. Ses nobles amis
l’initièrent à la fois aux dérèglements de la grande ville et à la vie littéraire. Le duc
d’York, frère du roi George III, daigna courir les mauvais lieux avec lui. Boswell
rencontra Laurence Sterne, dont le Tristram Shandy faisait alors fureur. Il eût
volontiers passé ainsi toute sa vie, dans un alliage de débauche et de culture, mais son
père le rappelait en Écosse.
Suivit une longue bataille de volontés. Ce fils à la vie licencieuse désolait le grave
magistrat. Enfin un compromis intervint. James voulait vivre à Londres ? Soit, il
vivrait à Londres et son père lui donnerait deux cents livres par an pour y faire figure
de gentleman, mais à la condition qu’il renoncerait à l’armée et ferait du droit. James
tenait aux génies et aux femmes bien plus qu’à l’armée ; il transigea. Il fit ses adieux à
ses amis écossais, Temple et Johnston, promit de leur envoyer régulièrement son
journal et arriva à Londres le 15 novembre 1762, pour y rester jusqu’au 4 août 1763.
C’est le journal tenu par lui pendant ce séjour, pour son ami Johnston, qui constitue le
présent livre.

*
Le Londres de 1762, dans lequel s’installa le jeune Boswell, ne se montrait guère
accueillant aux Écossais. Le véritable roi d’Angleterre n’était pas alors l’honnête
George III, mais le fougueux William Pitt, l’homme de la guerre contre la France.
George III, décidé à faire la paix, prétendit imposer comme premier ministre, à un
pays fou de Pitt, Lord Bute, Écossais peu fait pour gouverner, que huaient les foules de
Londres. Dans leurs feux de joie, les gens de la Cité jetaient des tartans, des bonnets,
enfin tous les symboles de l’Écosse. Boswell vit des officiers écossais conspués à leur
entrée dans un théâtre.
Mais les plaisirs de Londres compensaient à ses yeux cette injustice. En ce nouveau
Siècle d’Auguste, peintres, musiciens, acteurs, écrivains, hommes politiques y
formaient une véritable société, qui chaque jour se retrouvait dans les Coffee Houses,
dans les clubs, dans les tavernes. Les demoiselles de petite vertu étaient nombreuses,
dans les parcs et dans les rues, dès la tombée de la nuit. La ville n’étant pas éclairée, un
jeune homme comme Boswell pouvait les aborder sans danger et faire d’elles, en plein
air, « ce qu’il voulait ». On verra dans le journal qu’il eut d’abord de plus hautes
ambitions amoureuses et espéra plaire à des femmes du monde, puis, qu’ayant essuyé
des échecs et se sentant réellement malheureux faute de « ce sport », il prit le parti de
s’adresser aux professionnelles, avec les plus fâcheuses conséquences pour sa santé.
Ses joies les plus vives étaient celles de l’esprit. Le théâtre anglais se trouvait alors au
plus haut. Boswell connut Sheridan et Garrick. Surtout il rencontra le docteur Johnson,
qu’il avait toujours admiré et qu’il devait à la fois boswelliser et immortaliser. Cette
rencontre, grand événement littéraire, alors inaperçu, se passa dans l’arrière-boutique
du libraire Tom Davies, dans Great Russell Street. Le terrible docteur, qui venait de
publier son dictionnaire, était comme un dictateur des lettres ; ses éloges et ses blâmes
faisaient loi. Boswell nous a conservé beaucoup de ses boutades, qui valaient mieux
encore que ses écrits. Le docteur avait de violents partis pris et il jouait de sa brutalité
de langage avec une complaisance amusée. En particulier il affichait une mortelle
antipathie pour les Écossais.
« Mr. Johnson, lui dit Boswell quand il le vit pour la première fois, il est vrai que je
viens d’Écosse, mais je n’y puis rien.
— Sir, répondit Johnson, je me suis déjà aperçu que c’est là une chose à laquelle bon
nombre de vos compatriotes ne peuvent rien. »
Boswell trouva Johnson d’apparence terrifiante, et jugea désagréables son
dogmatisme et la rudesse de ses manières. Mais en fait chacun des deux hommes
devina l’humour de l’autre et bientôt ils eurent peine à se quitter.
En août 1763, lorsque Boswell abandonna Londres pour le continent où il voulait
compléter son éducation par les études et les voyages, Johnson prouva son affection
bourrue en l’accompagnant jusqu’à Harwich et « en remplissant son esprit de
sentiments si justes et si nobles que le démon du découragement en fut chassé ». Les
voyages de Boswell en Hollande, où il devint amoureux de Belle de Zuylen, qui fut
ensuite Mme de Charrière et l’amie de Benjamin Constant ; en Suisse, où il ajouta
Voltaire et Rousseau à sa collection de génies ; à Naples, où il devint le commensal du
rebelle exilé John Wilkes ; en Corse, où il boswellisa un autre rebelle, Pascal Paoli, et
devint un fervent champion de l’indépendance corse, débordent le cadre de cette
préface. Toutefois il faut indiquer que c’est par son Journal d’un Tour en Corse que
Boswell révéla d’abord son talent d’écrivain et, par le portrait de Paoli, son génie de
biographe.
Tout au long de ses voyages, il continua de s’enflammer pour de nombreuses
femmes et de croire avec candeur à leur amour pour lui. Rentré à Auchinleck en 1769,
il épousa tout simplement sa cousine, Margaret Montgomerie, « de conversation
nutritive », dans les bras de laquelle l’avait jeté leur respectable famille, justement
inquiète des innombrables inclinations amoureuses du jeune James. Boswell fut un très
mauvais mari, infidèle avec constance, et il tenta en vain de boswelliser sa femme ; la
matière était trop pauvre.
En 1773, il devint avocat comme l’avait souhaité son père, mais ses occupations
professionnelles ne le détournèrent pas de son grand dessein. Des voyages à Londres
lui permirent à la fois de continuer ses exploits virils et d’enrichir son carnet de notes
par les nouveaux discours du docteur admirable. Il arriva même à entraîner celui-ci en
Écosse, et aux îles Hébrides. La rencontre entre le tory Johnson et le whig Lord
Auchinleck fut orageuse. Conservatisme et libéralisme, presbytérianisme et épiscopat
en sortirent bosselés. D’ailleurs, Boswell lui-même ne cessa de se quereller avec son
père jusqu’en 1782, année où la mort de celui-ci fit James seigneur d’Auchinleck. Il
n’abandonna jamais son magnum opus et enfin, en 1791, publia sa Vie de Samuel
Johnson. Devenu veuf, il alla s’installer à Londres, où « la violence de ses plaisirs » le
tua, jeune encore, en 1795.

III
histoire des papiers de boswell

« Il serait impossible, dit Christopher Morley, d’inventer un roman policier plus


étonnant que l’histoire des papiers Boswell au cours de cinq générations. » Car
Boswell, en mourant, laissait de nombreux manuscrits, y compris le présent journal.
Mais sa famille presbytérienne avait toujours eu horreur, et de son amitié pour
Johnson, et de sa vie licencieuse. Elle tenait James Boswell pour un ancêtre à ensevelir,
d’esprit comme de corps, dans le silence et l’oubli. La lecture des scandaleux journaux
et la terrible franchise de ceux-ci confirmèrent les héritiers dans la résolution de sceller
à jamais cette tombe trop bavarde.
Boswell avait désigné trois exécuteurs testamentaires : Sir William Forbes, le
Révérend W.-J. Temple, et Edmund Malone. Temple mourut presque aussitôt après
Boswell, sans avoir vu les papiers. Forbes les jugea impossibles à publier, les annota
sévèrement mais se refusa à les détruire. Restait l’Irlandais Malone, excellent érudit
shakespearien, et sincère admirateur du bizarre génie de Boswell. Les louanges de
Malone avaient contribué à encourager Boswell dans son travail littéraire. Ce fut une
grande chance pour la gloire posthume de Boswell que Malone restât seul responsable
des manuscrits. Il ne pouvait les publier (la famille s’y fût opposée), mais il prit grand
soin de les sauver.
À la mort de Malone, en 1812, les papiers se trouvaient probablement, pour la plus
grande part, à Auchinleck. La maison avait passé entre les mains de vieilles dames
puritaines. Elles mirent au grenier, face au mur, le portrait de James Boswell par
Reynolds et le bruit se répandit que tous les papiers avaient été détruits. La famille
préférait qu’on le pensât ; son désir d’anéantir le souvenir d’un ancêtre baroque et
libertin s’accrut encore après le cruel essai de Macaulay. Puis, vers 1840, un voyageur
anglais, le major Stone, trouva dans une boutique de Boulogne, où l’on s’en servait
pour envelopper les paquets, les lettres de Boswell à Temple. Il les acheta, les publia en
partie ; elles sont aujourd’hui à la Morgan Library. Première résurrection de Boswell.
Il avait toujours pensé qu’il aurait une revanche posthume.
Puis, en 1873, une arrière-petite-fille de Boswell, Emily, épousa un noble, Lord
Talbot, châtelain de Malahide, près de Dublin, de sorte qu’au début de notre siècle des
hasards de succession envoyèrent les archives d’Auchinleck en Irlande. Vers 1921,
James Boswell-Talbot, homme de cheval et terrien, hérita du titre, du château et de ces
papiers auxquels il n’attachait aucune importance. Peu de temps après (1924), un
professeur américain, Chawcey B. Tinker, publia une excellente édition des lettres
alors connues de Boswell et mit celui-ci à sa place légitime, celle d’un grand écrivain.
Ce professeur Tinker avait écrit au Supplément littéraire du Times pour demander
si quelque lecteur connaissait des lettres inédites de Boswell. Il reçut une note
anonyme : « Voyez château de Malahide. »
Malahide ? Le professeur chercha le lien, repéra aussitôt le mariage Talbot-Boswell,
se souvint que le consul d’Amérique à Dublin était un de ses camarades de classe et
partit. Un érudit américain en chasse ne connaît ni distances, ni obstacles. Grâce à son
ami le consul, il fut invité au château. Il avait apporté comme présent à ses hôtes, nous
dit Morley, son édition des lettres de Boswell. Ce n’était pas un très heureux début,
l’ancêtre n’étant pas en odeur de sainteté dans la maison. Toutefois on montra au
visiteur des manuscrits, des lettres, des journaux « impubliables », dit Lady Talbot.
Elle avoua qu’il y avait encore des boîtes pleines de papiers venus d’Auchinleck et que
personne ne les avait jamais ouvertes.
Tinker rentra en Amérique ; il y raconta qu’il avait entrevu des trésors brillants
dans l’ombre et que les papiers Boswell, contrairement à la légende, étaient intacts. Un
collectionneur américain câbla aussitôt pour en offrir cinquante mille dollars. Lord
Talbot fut froissé non par l’offre, mais par le câble, et ne répondit pas. Il y fallait la
manière.
Ce fut alors qu’entra en scène un autre amateur américain, le colonel Isham,
infiniment mieux équipé pour réussir. Il avait servi comme officier d’état-major dans
l’armée britannique, pendant la guerre, et connaissait les lois non écrites du pays. Il
possédait une grande fortune, ce qui ne gâtait rien, mais aussi de l’esprit et le sens de
l’humour, ce qui valait mieux. Bref, il était de ces Américains dont les Anglais disent
avec sympathie : « Il pourrait presque être un Anglais. »
Nonchalamment, négligemment, le colonel Isham se fit inviter à Malahide en 1926.
Il prit son temps, monta à cheval, chassa avec Lord Talbot et regarda les papiers
Boswell sans paraître y attacher trop d’intérêt.
« Ont-ils de la valeur ? lui demanda Lady Talbot.
— Certainement », dit le colonel sans insister.
Bref, ce pêcheur adroit laissa le poisson s’enferrer et, en 1928, les papiers lui furent
spontanément offerts, pour une somme astronomique. Après négociation, l’affaire se
fit et, dans une vieille boîte de croquet, de nouveaux trésors furent retrouvés. En fait, il
y en avait dans tous les coins et recoins du château et, en 1940, quand le gouvernement
réquisitionna une écurie de Malahide, on y découvrit encore deux malles d’archives.
Par son traité avec Lord Talbot, le colonel Isham était devenu propriétaire de toutes ces
reliques. Il entreprit une édition géante et somptueuse des papiers Boswell.
Mais le présent journal n’en était pas. Celui-là fut trouvé par un érudit qui cherchait
tout autre chose, le professeur Abbott. Ayant été amené par ses travaux à étudier les
papiers de la succession Forbes (on se souvient que Sir William Forbes avait été l’un
des trois exécuteurs testamentaires de Boswell), ce professeur eut la surprise de
découvrir dans une soupente seize cents lettres et documents provenant de Boswell,
Johnson et leurs amis. Là était entre autres le désormais fameux Journal de 1763. Qui
était propriétaire de ce nouveau trésor ?
« Moi », disait le colonel Isham, qui pensait avoir acquis de Lord Talbot tous les
droits présents et à venir.
« Nous », répondirent les administrateurs de la Cumberland Infirmary, institution à
laquelle une autre branche de la famille avait légué ses biens.
Après de longs procès en Écosse (les légistes écossais aiment les subtilités juridiques
autant que ceux de Philadelphie ; ou que les plaideurs normands), le trésor fut
également divisé entre le charmant colonel et l’institution bienfaisante. Il ne restait
plus au colonel qu’à racheter les droits de l’Infirmerie : Il ne fut en possession du
précieux texte qu’en 1948. Les papiers Boswell et les avocats écossais lui avaient coûté
une grande part de sa fortune. Tout s’arrangea enfin le mieux du monde lorsque la
Fondation Mellon acheta, pour l’université de Yale, cet admirable fonds. Puis un
éditeur acquit les droits de publication et, une fois de plus, rebondit la gloire posthume
de Boswell.
Ses confessions eurent autant de succès que sa biographie de Johnson. Celui qui
n’avait voulu que « montrer les lions » devint lui-même roi de la jungle. On reconnut
qu’il s’était « boswellisé » aussi adroitement qu’il avait confessé les autres. La vérité
toute nue ne donne pas à un auteur la gloire immédiate, mais elle finit par plaire et
triompher. Témoin Saint-Simon et Boswell.

IV
Telle est l’histoire de ce livre. La traduction française présentait de difficiles
problèmes. La langue de Boswell est celle du xviiie siècle ; il fallait transposer en un
français de même saveur. C’est ce que la traductrice, Mme Blanchet, a compris. Elle
devait aussi rester fidèle aux hardiesses et libertés du texte ; elle l’a fait. Je crois que le
lecteur français, bien qu’il soit moins familier que les Britanniques avec l’étonnante
figure de Boswell, aura plaisir à la découvrir ici dans sa naïve et roublarde honnêteté.
On aimera la candeur de ses aveux, le récit étonnamment sincère de ses ridicules
amours avec Louisa, la peinture crue et vive de la société georgienne. Stendhal a dit
qu’il aimait tant le naturel qu’il s’arrêtait dans la rue pour voir un chien ronger un os.
Le charme de Boswell est son naturel. Et il est un parfait écrivain, ce qui ne gâte rien,
pas même le naturel.
André Maurois,
de l’Académie française.
JOURNAL COMMENCÉ À MON DÉPART
D’ÉCOSSE LE 15 NOVEMBRE 17621

L e « connais-toi toi-même » du philosophe est un sage conseil. Cette


science-là est assurément la plus importante de toutes. Mais mon
intention n’est point d’entrer ici dans de graves considérations. La meilleure
façon de savoir « qui l’on est » avec quelque certitude est d’observer
soigneusement ses propres sentiments et ses actes. Aussi ai-je décidé de tenir
un journal, où je consignerai mes diverses façons de sentir et de me
comporter. Ce sera non seulement utile, mais agréable. J’y gagnerai l’habitude
d’appliquer mon esprit et de m’exprimer mieux. Si je sais que je dois tout noter
de ma vie, je serai plus attentif à bien faire et m’égarerai moins facilement. J’y
marquerai les pensées qui se succéderont en moi, mes caprices et les sautes de
mon imagination débordante, les anecdotes, les conversations instructives ou
plaisantes que j’entendrai et les aventures que je pourrai avoir.
Je faisais observer à mon ami Erskine2 qu’un semblable projet n’était pas
sans danger. Dans l’effusion de son cœur, on peut dire bien des choses et
révéler bien des faits qui nuiraient, si le journal tombe en mains ennemies.
« Eh bien, a-t-il répondu, vous ne courez pas grand risque. Vous n’y inscrirez,
je présume, ni vos vols à main armée, ni vos autres crimes. Et pour le reste,
que vous importe ? » J’ai ri de bon cœur à cette boutade, assez juste, en somme.
Je veillerai à ne rien noter de nuisible. Je dirai toujours la vérité et je passerai
sous silence ce qui nécessiterait le vernis du mensonge. D’ailleurs, il me suffira
de changer le nom des personnages pour pouvoir tout raconter sans faire de
tort à personne.
Ainsi, je conserverai le souvenir d’événements qui, sans moi, tomberaient
dans l’oubli. Cette tâche quotidienne me préservera de l’indolence et du spleen
et me préparera de l’amusement pour ma vieillesse. Nous trouvons souvent, à
nous rappeler des moments agréables, plus de joies que nous n’en avons eu à
les vivre. J’inscrirai chaque jour mes travaux, ou plutôt mes plaisirs. Pour que
l’effort ne m’incite pas à renoncer à mon entreprise, je ne rechercherai pas
trop la pureté du style. J’espère que ce journal pourra être utile à mon digne
ami Johnston3 et lui donner quelque peu le bonheur de ma présence.

Lundi 15 novembre. — Je me suis levé transporté de joie à l’idée de mon


voyage. Je suis passé chez Johnston, mais il n’était pas rentré de la campagne.
J’ai été un peu dépité de ne pas pouvoir lui faire mes adieux. Néanmoins,
comme Cairnie m’a dit que les Français ne prennent jamais congé, je me suis
résigné. J’ai eu un long et sérieux entretien avec mes parents. Ils m’ont
témoigné beaucoup de bonté. Ils m’aiment, je le sens, et j’éprouve pour eux un
tendre respect. Le rôle du fils qui s’éloigne du foyer pour s’en aller dans le
vaste monde et va être son propre maître me plaisait fort. En me séparant de
mon frère Davy, le banquier, je lui ai recommandé de bien travailler, d’être
heureux et de gagner beaucoup d’argent.
À dix heures, je monte dans ma chaise de poste et je pars. Au carrefour, les
gamins et les porteurs de chaises saluent et semblent dire : « Longue vie à
notre noble Boswell ! » À grand tintamarre, je descends la grand-rue ; je suis
plein d’entrain, je souris, je salue à la ronde. À Boyd’s Close, mon compagnon
de voyage monte à côté de moi. C’est un nommé Stewart, le fils de Lord
Ardsheal, condamné à la confiscation de tous ses biens en 17464. Après quatre
voyages aux Indes orientales, il y repart comme enseigne. Je fais arrêter la
chaise au pied de la Canongate5, je demande à M. Stewart de m’excuser un
instant, je me rends à l’abbaye de Holyroodhouse, je fais le tour des arcades et
salue trois fois : une fois le palais lui-même, une fois la couronne d’Écosse qui
surmonte la façade et une fois notre vénérable chapelle. Puis je me rends dans
la cour devant le palais6 et je salue trois fois aussi l’Arthur Seat, cette montagne
altière et romantique7 où j’ai souvent erré dans ma jeunesse. Plongé dans la
méditation, je ressentais en ce temps-là les transports d’une âme pénétrée de la
magnificence de Dieu et de sa création. Après avoir ainsi satisfait mon humeur
superstitieuse, j’ai eu une bouffée de satisfaction. À la vérité, ce que les sages
appellent superstition m’attire fort. Je dois de grandes joies à mon don
d’attribuer à toutes choses des propriétés fantastiques, d’autant plus que
l’expérience et la réflexion m’ont appris à le maintenir dans de justes bornes,
sans en perdre l’agrément ni entraver mon imagination. Cela me rend
sûrement bien plus heureux que si Holyroodhouse ne représentait pour moi
qu’un assemblage de pierres et de chaux, et l’Arthur Seat, qu’une masse de terre
et de roches dressées au-dessus de la plaine environnante.
Puis nous avons poursuivi notre route. Mon compagnon me paraissait
jovial, honnête et sans détours. J’étais parti avec la ferme résolution de
renoncer au persiflage et je m’exprimais avec bon sens et simplicité. Tout s’est
fort bien passé jusqu’après Old Camus où l’une de nos roues s’est brisée. Le
cocher nous a proposé de monter les chevaux jusqu’à Berwick. Mais je m’y suis
refusé, et, comme mon compagnon me laissait la direction du voyage, j’ai fait
remorquer la chaise jusqu’à Ayton. Nous y avons attendu le cocher, parti à
cheval pour Berwick chercher une autre chaise. Jamais je n’ai vécu trois heures
plus atroces que dans le cabaret glacé de ce hameau sordide. On nous y a servi
un mauvais bifteck et une bière épaisse et trouble. Nous étions trop déprimés
pour parler. Nous avons vainement essayé de dormir, nous n’y avons gagné
qu’une migraine. D’un côté, nous étions grillés par le feu, et, de l’autre, gelés.
Enfin la chaise est arrivée, et nous avons atteint Berwick vers minuit. On nous
y a offert une rôtie sèche et dure, un bol de vin chaud épicé, et nous sommes
allés nous coucher, réconfortés.

Mardi 16 novembre. — Nous nous sommes remis en route à six heures. Joyeux
déjeuner à Alnwick avec un certain Elliot, des Indes orientales. Stewart et moi
commençons à nous connaître. Nous avons parlé de la paix prochaine8, de
voyages, des diverses façons d’employer sa vie. La journée a été sans accroc. Le
soir, nous étions à Durham.

Mercredi 17 novembre. — Nous avons eu une excellente journée et nous


sommes arrivés de nuit à Doncaster.

Jeudi 18 novembre. — Nous devenons très bavards. Stewart m’a raconté qu’aux
Indes des Noirs avaient attaqué son bateau pour le piller et qu’il en avait tué
deux de sa main. L’après-midi, entre Stamford et Stilton, le jeune cheval
fougueux, attelé à notre voiture, s’est emballé, et la chaise a versé. Le choc a été
brutal. Stewart a été touché à la tête, et moi, au bras. Nous avons toutefois pu
poursuivre notre route. Pendant les deux dernières étapes, faites dans
l’obscurité, la crainte des voleurs et d’autres idées horribles me tourmentaient.
Rien ne nous fait souffrir autant que la peur et, de plus, elle nous rend
méprisable à nos propres yeux. Cependant j’affectais la sérénité. À vrai dire,
comme chacun de nous tenait un pistolet chargé, nous ne courions pas grands
risques. Nous sommes arrivés de nuit à Biggleswade.
Vendredi 19 novembre. — Il a fait très froid. Stewart est aussi frileux que moi.
Je lui ai demandé comment il pouvait s’accommoder de la dure vie de marin,
lui qui frissonne quand le carreau d’une chaise de poste est cassé. Il m’a
répondu que la nécessité fait tout endurer. Rien n’est plus vrai. Si l’esprit sait
qu’il est vain de lutter, il se résigne à supporter n’importe quel fardeau.
Lorsque, de la colline de Highgate, nous avons aperçu Londres, j’ai été
transporté de joie. Je répétais le monologue de Caton sur l’immortalité, et mon
âme s’élançait vers la certitude d’un heureux avenir. Je chantais mille
chansons, et me suis mis à en composer une sur un rendez-vous amoureux
avec une jolie fille. Le refrain était :
Elle me donne ceci, je lui donne cela ;
Et, dites-moi, ceci ne vaut-il pas cela ?

J’ai poussé trois hourras, et nous sommes descendus vers Londres à fond de
train.
Digges9 m’avait donné la liste des meilleures auberges de la route, ainsi que
l’adresse d’une bonne hôtellerie à Londres. Je me suis donc fait conduire chez
M. Hayward, au Lion Noir, à Water Lane, Fleet Street. Le bruit, la foule, l’éclat
des boutiques et des enseignes me troublaient délicieusement. J’étais plus ému
qu’à ma première arrivée à Londres. Mon compagnon ne pouvait comprendre
mes sentiments. Pour lui, Londres est simplement le lieu où il reçoit les ordres
de la Compagnie des Indes. En nous quittant, nous avons déclaré que nous
avions passé de bons moments ensemble et que nous nous reverrions. Puis j’ai
dîné légèrement, me suis rasé, ai changé de vêtements et ai convié mon hôte,
qui me paraît jovial et très poli, à prendre un verre de vin avec moi. J’étais
bouleversé de me retrouver enfin dans la ville que j’aime si follement. Quels
projets insensés n’avais-je pas échafaudés pour y revenir, du temps où l’on
m’en empêchait ! Pour retrouver mon calme, j’ai dû recourir à la philosophie.
Je me suis rendu sans tarder chez mon ami Douglas, chirurgien à Pall Mall.
L’accueil de cet homme bon, simple et intelligent a été des plus cordiaux. Son
épouse est d’humeur agréable, mais elle a ce genre de caractère fréquent en
Angleterre : beaucoup de vivacité et peu d’esprit. Ses bavardages me fatiguent.
Douglas m’a donné toutes sortes de bons avis et, en attendant que je trouve un
logis à mon goût, il a insisté pour me recevoir chez lui. J’ai accepté de m’y
rendre dès demain. Je suis allé à Covent Garden10 voir Chaque homme a son
humeur11. Woodward jouait Boabdil avec élégance. Il m’a amusé grandement.
Quel bien-être, après les fatigues du voyage, de se blottir dans un théâtre, le
corps au chaud, l’esprit aimablement diverti ! J’ai regagné mon auberge et,
après avoir bu un bol de vin chaud, je me suis plongé dans le confort de mon
lit.
Samedi 20 novembre. — J’ai pris un fiacre et je me suis rendu chez Douglas.
Nous avons établi mon budget et je vois que je ne m’en tirerai pas sans grande
économie. J’y mettrai mon point d’honneur. J’ai flâné toute la matinée et fait
plusieurs visites sans trouver personne. Je suis allé voir une ménagerie. Je me
sentais plein d’audace, d’aisance et de bonheur. Cependant j’aurais voulu sentir
une différence plus marquée entre ma vie présente et celle d’Édimbourg. J’ai
dîné chez Douglas et passé tout l’après-midi à écrire des lettres.

Dimanche 21 novembre. — Je me suis levé joyeux et enchanté de mon sort. Je


dispose d’une salle à manger et d’une belle chambre au cœur de Pall Mall, le
quartier le plus élégant de la ville, j’ai bon espoir d’obtenir une charge dans
l’armée, et assez d’argent pour vivre en gentilhomme.
Je me suis rendu à la chapelle de Mayfair, où j’ai entendu le service et un
excellent sermon, tiré du livre de Job, sur les consolations de la piété. J’étais
d’humeur excellente et je pensais que Dieu nous destine vraiment au bonheur.
Quand je serai vieux, je deviendrai certainement très pieux. Je l’étais à
l’extrême dans ma jeunesse. Ma dévotion brûle encore par intermittences,
mais le temps viendra où sa flamme sera constante. Je suis allé chez George
Lewis Scott, qui s’est montré très obligeant, et chez Lord Macfarlane, qui m’a
diverti grandement. Il s’intéresse beaucoup aux contestations présentes entre
Écossais et Anglais. Il est très opposé à l’Union12. À son avis, nous autres
Écossais, nous sommes traités en subalternes ; nos richesses sont drainées hors
du pays. La plupart des villes d’Écosse sont lésées et, sauf Glasgow, aucune ne
tire de l’Union un avantage commercial.
J’ai dîné chez le docteur Pringle. J’y ai rencontré M. Murdoch, l’éditeur de
Thomson, M. Seymour, précepteur itinérant13 et quelques autres Écossais. Le
docteur a essayé de me décourager. Comme il est un ami de mon père, je l’ai
écouté avec patience, décidé à ne pas me laisser abattre. La conversation a
roulé sur des sujets généraux : la paix, Lord Bute14, les laquais, la cuisine.
J’ai pris le thé chez Douglas. Puis je suis allé à Southampton Street, au
Strand, m’enquérir de Mlle Sally Forrester, mon premier amour, qui habitait à
la Perruque-Bleue. On m’a appris la faillite et la mort des propriétaires de cette
maison. De Sally, on n’a rien pu me dire. Je me suis ensuite informé de
Mlle Jeany Wells, à Soho, Barrack Street, mais elle avait fui, on ne savait où,
ruinée par ses extravagances. Bonté du Ciel, que de changements en deux ans !
En 1760, ces jeunes dames étaient dans tout l’éclat de la beauté et du succès, et,
maintenant, les voici effacées de la scène, ou peut-être pis encore. J’ai alors fait
visite à Love15. Je l’ai trouvé avec Mme Love et Billy. Ils m’ont offert de la
tarte. Love m’a montré une pantomime de sa façon : Les Sorcières.
Depuis mon arrivée ici, je travaille à devenir un homme calme et de bon ton,
fort différent de l’ours mal léché qu’il me plaisait d’être, il y a peu de temps
encore. Je m’en suis aperçu, nous pouvons jusqu’à un certain point jouer le
personnage de notre choix. Par la pratique, on devient ce que l’on veut. Je
goûte maintenant le bonheur de me sentir à l’aise, tranquille et serein.

Lundi 22 novembre. — J’ai flâné tout le jour en quête d’un logement. Le soir, je
suis allé à Drury Lane où j’ai vu Garrick16 jouer deux rôles : Scrub et le
Fermier17. Dans la première pièce, Love jouait Boniface18. Cela m’a ramené à
Édimbourg et au théâtre de la Canongate.

Mardi 23 novembre. — Je suis allé à la Cité voir George Home, le fils de Lord
Kames. Comme Lord Eglinton19 ne m’a témoigné aucun intérêt, je n’en
attends aucun soutien, et je vois simplement en lui un agréable compagnon.
S’il m’offre de me rendre un service, tant mieux ! Mais je ne le lui demanderai
pas. J’ai passé trois fois chez lui sans le trouver. Aujourd’hui, j’ai reçu une
invitation à dîner. Son accueil a été chaleureux. Quelle douce émotion de me
retrouver dans cette salle à manger où, au temps de ma folle jeunesse, j’ai été si
heureux ! L’architecte Milne dînait avec nous. La conversation a roulé sur
l’état de barbarie et de civilisation des sociétés. Je me tenais sur la réserve et ne
parlais qu’à bon escient. J’ai pris du thé. Nous nous sommes séparés, mon hôte
et moi, en excellents termes.

Mercredi 24 novembre. — J’ai passé chez Dodsley. Malgré son refus de courir le
risque de publier mon Blanc-Bec20, mon poème s’est bien vendu. Il m’en
revenait treize shillings et je me les suis fait payer sur l’heure. Jamais je n’avais
attaché autant d’importance à treize shillings. Je me suis remis, tout joyeux, à la
recherche d’un logement, mais n’en ai trouvé aucun à ma convenance. Le soir,
je suis allé voir Pringle. C’est un aigri, mais il n’en est pas moins intelligent,
cultivé, bon philosophe et excellent médecin. Je l’ai entretenu avec tant de
gaieté que je l’ai amené à sourire et il a fini par se montrer fort aimable. Je l’ai
consulté sur tous mes projets. Deux cents livres par an me paraissent à présent
bien peu de chose. Je l’ai quitté avant minuit. Mme Douglas commence à me
lasser ; elle parle trop. Je me sens quelque peu déprimé.

Jeudi 25 novembre. — J’ai passé une mauvaise nuit. Je rêvais que Johnston ne
m’aimait plus. Je le voyais fatigué, distrait, et il me quittait avant mon départ
pour un long voyage sans prendre congé de moi. Ce rêve m’a assombri. Je me
disais que Londres ne me convenait pas, que je m’y déplaisais et que je ferais
peut-être mieux de repartir. Bref, j’étais très malheureux.
Je me suis levé, j’ai déjeuné. Lord Eglinton m’a envoyé une invitation pour la
Chambre des lords. J’y suis allé et j’ai entendu le discours du roi21. C’est un
noble spectacle qu’offre le roi de Grande-Bretagne sur son trône, la couronne
sur la tête, s’adressant aux Lords et aux Communes réunis. Jamais je n’ai
entendu parler avec autant de dignité, de finesse et d’aisance que Sa Majesté. Je
l’ai admirée. Je désire beaucoup la connaître.
Je suis allé chez Love prendre le thé. Je suis déjà depuis quelque temps en
ville et je n’ai pas encore approché de femmes. Comme je tiens à ma santé, je
suis décidé à ne pas m’adresser à des filles de joie. J’ai donc été trouver une de
mes anciennes belles d’Édimbourg que je savais à Londres. Mais elle m’a refusé
ses faveurs. Il est dur de devoir se passer de femme dans une ville comme
Londres. J’ai arrêté une fille dans le Strand et je l’ai entraînée dans une cour.
J’avais l’intention de jouir d’elle en cuirasse, mais elle n’en avait pas, ni moi
non plus. Je l’ai caressée. Elle s’est émerveillée de mon calibre et m’a dit que si
jamais je tombais sur une pucelle je la ferais crier. Je lui ai donné un shilling.
J’ai eu assez d’empire sur moi-même pour la quitter sans l’avoir possédée. Je
tremblais à la pensée du danger auquel je venais d’échapper. J’ai résolu
d’attendre sans maugréer d’avoir trouvé une jeune personne saine ou d’avoir
plu à quelque grande dame.
Je suis allé chez Lord Eglinton ; j’y ai vu John Ross Mackye. On nous a offert
un léger souper. Je me sentais très à l’aise. Je n’ai pas encore parlé du général
Douglas, que je trouve simple et courtois. Le duc de Queensberry ne sera pas
en ville avant dimanche. Je ne saurai donc rien de mon brevet d’officier avant
ce jour-là.

Vendredi 26 novembre. — Je suis allé présenter mes respects à l’aimable Lord


Adam Gordon. J’ai eu du plaisir à voir un colonel aux gardes dans une élégante
demeure. J’ai bien de la peine à trouver un logis. J’en ai vu de toutes sortes,
cinquante au bas mot. Pour finir, je viens d’arrêter à Westminster, Downing
Street, un appartement au deuxième étage, avec usage d’un grand salon toute
la matinée, et j’ai convenu de le payer quarante guinées l’an, après un essai de
quinze jours. J’ai aussi arrangé de dîner avec la famille quand il me plaira, pour
la somme d’un shilling. Mon propriétaire, M. Terrie, est huissier au ministère
du Commerce et des Colonies. Il est originaire du comté de Moray22. Il a une
femme, mais pas d’enfants. La rue est comme il faut, à quelques pas de la
Parade, près de la Chambre des communes, et très salubre. Je suis allé toucher
vingt-cinq livres chez mon banquier, M. Cochrane. C’est ma pension pour six
semaines.
Ensuite, j’ai dîné23 chez Lord Eglinton. J’y ai vu Lord Elibank, vraiment
doué, très instruit et plein de fantaisie, Sir James Macdonald24, jeune homme
de bonne compagnie, fort remarquable et studieux, un vrai puits de science.
Enfin Sir Simeon Stuart, un très galant homme. Nous avons tenu maints
propos ingénieux. Mais je suis incapable de m’en souvenir. Je sortais de la
pantomime des Sorcières. Je me sentais calme et heureux.

Samedi 27 novembre. — J’ai donné à la Cité l’ordre de faire tenir le reste de


mon Blanc-Bec à Donaldson25. Puis j’ai déjeuné au café Child, où j’ai lu les
journaux et bavardé avec mes voisins. Dimanche dernier, je n’avais pas trouvé
mon vieil ami Temple à l’Inner Temple26. J’y suis retourné aujourd’hui. Il n’est
pas en ville. Il me tarde de le revoir.
J’ai passé chez Lord Eglinton. Puisqu’il me témoigne tant d’obligeance, je suis
bien aise d’en profiter. Il m’a emmené en voiture à Covent Garden et m’a prié
d’attendre au café Bedford qu’il m’y fasse chercher. Quelques minutes plus
tard, le fameux M. Beard27, du théâtre de Covent Garden, est venu me
prendre. Nous avons gravi d’innombrables marches avant de déboucher au-
dessus du théâtre dans une magnifique pièce où se trouvait le Beefsteak
Club28, fondé il y a trente ans. Leur premier lieu de réunion a brûlé. Le Grill a
été presque entièrement consumé, mais il en est resté un modèle réduit, qui
orne la salle actuelle. Le président trône sous un dais, surmonté de la devise :
« Bœuf et Liberté », en lettres d’or. C’était le club qui nous recevait. Lord
Sandwich29 présidait avec cordialité. La société était très mêlée. Lord
Eglinton, M. Beard West, colonel aux gardes, l’acteur Havard, le poète
Churchill, M. Wilkes, l’auteur du North Briton, et bien d’autres. On ne
mangeait que des biftecks, mais le vin et le punch étaient à discrétion. Nous
avons beaucoup chanté.
J’ai eu un aparté avec Lord Eglinton. Il me croyait encore inexpérimenté,
instable et crédule, comme il y a trois ans. Il n’imaginait pas la maturité que j’ai
acquise, ni les connaissances et le sang-froid que je dois à la méditation.
« Milord, lui ai-je dit, j’ai un peu grandi en sagesse. — Moins que vous ne le
pensez ! m’a-t-il répondu. L’enfant qui vient d’apprendre l’alphabet se juge un
maître au premier mot qu’il réussit à lire. De même, votre petit progrès en
prudence vous paraît grand, comparé au passé. » J’ai reconnu qu’il y avait
quelque vérité dans ce propos et lui ai dit mon espoir d’arriver par la modestie
à éviter les embûches. Je lui ai exprimé mon regret d’avoir dédié mon livre au
duc d’York30, sans avoir sollicité son assentiment et qu’il eût mal pris la chose.
Je l’ai conjuré d’arranger l’incident et de me donner l’occasion de rencontrer le
duc. Il n’a pas dit non.
Lord Eglinton a un singulier caractère. Il a des dons au-dessus de l’ordinaire :
un solide bon sens, une grande vivacité d’esprit, beaucoup d’imagination et
d’humour. Quoique son instruction ait été négligée et qu’il ait peu lu, il a
butiné dans la conversation mille connaissances. D’autre part, il est étourdi,
rêveur, distrait, avec un penchant marqué à la frivolité. On peut lui appliquer
ces vers de Pope :

Il a l’esprit si prompt qu’il ne peut être instruit,


Et trop de réflexion pour penser comme autrui.

S’il est très égoïste et dissimulé, il a pourtant une nature affectueuse. Il m’a
déclaré qu’il avait toujours eu beaucoup d’amitié pour moi, et je le crois. J’ai
assez bonne opinion de moi-même pour penser que nulle compagnie ne peut
lui agréer mieux que la mienne. Toutefois, comme je me sens très attiré vers
lui, je me tiens sur la réserve.
Nous nous sommes séparés à sept heures. Je suis rentré à Downing Street,
où j’ai rangé mes effets, puis je suis allé voir le roi et la reine sortir de l’Opéra.
Enfin, j’ai admiré, dans toute leur splendeur, éclairés par la lune, les gardes
alignés dans la cour du palais. Je n’étais que paix et bonheur. Les images
variées d’un samedi à Édimbourg défilaient devant mes yeux. Je porte
présentement un bel habit couleur de violette. Puis je suis rentré à la maison et
j’ai passé un moment avec mon logeur et sa femme. Mais ils faisaient trop
d’embarras pour moi.
Dimanche 28 novembre. — Déjeuné avec M. Douglas. J’ai assisté au service
divin à St. James et entendu un bon sermon sur « la meilleure façon de se
conduire pour un jeune homme ». Les avantages d’une piété précoce y étaient
fort bien exposés. L’étrange et inconsistante chose que l’esprit humain !
Pendant le culte, je pensais aux moyens de me procurer des femmes et,
pourtant, mes sentiments religieux étaient des plus sincères. J’attribue à mon
peu de foi ces mouvements contradictoires. Je voudrais essayer d’être, sur ce
point, un peu plus conséquent. J’ai le cœur chaud, l’imagination vive. J’ai donc
du penchant pour l’amour, mais aussi pour la piété et les plus brillantes, les
plus pompeuses formes du culte.
Après une promenade dans le parc, je suis rentré chez moi pour le dîner, qui
consistait en un bon rôti de veau et un pudding. C’est le menu habituel de mes
hôtes. Je le prise fort. Mon logeur m’a semblé un peu trop familier. Aussi ai-je
pris un maintien solennel pour le tenir à distance.
À six heures, je me suis rendu chez M. Sheridan31. Il revenait de la cour et il
était splendide. Il s’est avancé à ma rencontre avec une chaude cordialité.
Comme je n’avais pas donné suite à son conseil de m’inscrire au temple, je me
sentais un peu gêné. C’est un homme fort doué et personne mieux que lui
n’entend les finesses du langage. Mais il est un peu trop féru de ses études
bien-aimées. Il a beaucoup lu, beaucoup vu et il est d’un commerce très
agréable. J’ai été présenté à Mme Sheridan. Elle paraît insignifiante, mais, à en
juger par ses Mémoires de Miss Sidney Bidulph, elle doit être fort sensée et
intelligente. Je me suis peu à peu départi de ma réserve et j’ai été flatté de voir
que je lui plaisais.
Je me suis informé de M. Samuel Johnson32. Sheridan a déclaré qu’il ne
pouvait plus le souffrir depuis qu’il a accepté une pension de la cour de trois
cents livres. Quoiqu’il la doive à la bienveillance de Lord Bute, il continue à
vitupérer la famille royale et le ministre écossais. « Cette attitude peut
s’expliquer », ai-je répondu. Johnson considère sa pension non comme une
« faveur », mais comme un « dû ». Il se juge donc libre de rester fidèle à ses
principes d’opposition et de les exprimer ouvertement.
— Non, monsieur, a dit Sheridan. C’est bien d’une faveur qu’il s’agit.
Johnson, quand il s’est rendu chez Lord Bute, lui a déclaré que, ne trouvant
pas de mots anglais pour exprimer ses sentiments, il devait avoir recours au
français : « La bonté de Sa Majesté me « pénètre de reconnaissance. » Dans ces
conditions, son devoir est de se taire ou, si on lui demande son opinion, de
répondre : « Messieurs, mes idées n’ont pas varié. Mais un obligé n’a plus le
droit de les exprimer. »
J’étais peiné d’entendre Sheridan accabler ainsi un homme dont il m’avait
parlé jadis avec la plus grande estime.
« La brutalité de Johnson était supportable tant qu’on lui croyait du cœur, a-
t-il ajouté. Il a prouvé dans cette affaire qu’il n’en avait point. »
J’ai pris du thé, du café, et je me sentais fort bien. Je suis rentré me coucher.

Lundi 29 novembre. — J’ai déjeuné chez mon logeur. Ensuite, je suis passé chez
Love. J’y ai vu M. George Garrick. (Comme il ressemble à son frère !) J’ai
admiré Mlle Pope, du théâtre de Drury Lane, à la fenêtre d’en face. J’ai quelque
peu musé, puis dîné chez Lady Frances Erskine33. Il y avait là ses deux fils et
M. Grant, fils de Sir Ludovic. Nous avons été très réservés, très ennuyeux. Nos
propos ont été exactement ceux de tous les Londoniens. Cette journée ayant
été nulle pour la conversation, j’en reviens au dîner de Lord Eglinton.
Il a prétendu qu’un sauvage avait autant de plaisir à prendre son grossier
repas et à entendre les rudes accents de la cornemuse qu’un raffiné à assister à
un dîner des plus élégants, aux sons d’une musique subtile. M. Mylne a fait
observer très justement que, seul, un être supérieur à l’un et à l’autre, capable
d’éprouver le plaisir de chacun, pourrait juger de leur bonheur. On verrait
alors que les goûts plus raffinés et la plus grande capacité de jouissance du
civilisé lui permettent d’être le plus heureux des deux.
Sir James Macdonald et Lord Elibank ont longuement disserté sur le
caractère d’Annibal. Ils admiraient surtout sa parfaite connaissance des
hommes. Lord Elibank a des dons solides, beaucoup de lecture, une vive
imagination. Sir James Macdonald a l’esprit naturellement rapide et des
années d’études sérieuses lui ont donné une excellente base. À quoi servira-t-
elle ? Il est difficile de le dire. À pas grand-chose, dit M. Sheridan, s’il ne sait se
désencombrer l’esprit de toute cette science : une bibliothèque en renfermera
toujours plus que lui. Sir James est trop docte pour être d’un commerce facile ;
il cherche sans cesse à imposer quelque sujet savant. Il a aussi un air de
hauteur fort déplaisant. Lord Eglinton a déclaré qu’il ne s’entendait qu’en
hommes, en femmes et en chevaux. Sir James assure que c’est par l’histoire que
l’on apprend à connaître l’humanité. Lord Elibank a objecté que, si l’on bornait
sa connaissance des hommes à l’histoire, on ressemblerait à un médecin qui
posséderait à fond la théorie de l’anatomie, mais qui, dans l’exercice de son art,
se trouverait fort emprunté et sujet aux erreurs. En revanche, celui qui ne
connaît les hommes que par l’observation ressemble à un empirique qui a
glané son savoir en pratiquant et commet, lui aussi, longtemps, des erreurs
grossières. À mon avis, l’histoire sert surtout à comprendre les grandes lignes
du caractère des hommes vivant en société, quoiqu’elle révèle aussi, dans une
certaine mesure, le cœur et l’entendement des individus. Toutefois, rien ne
vaut une longue expérience de la vie et des mœurs. Si l’on y joint l’histoire, la
connaissance sera parfaite.

Mardi 30 novembre. — Deux écoliers de Westminster, Douglas de Douglas et


Douglas de Pall Mall, ont déjeuné avec moi. Je les ai raccompagnés et j’ai fait
parmi les tombes de l’abbaye, une promenade solennelle et douce. Dîné avec
M. Sheridan. L’art oratoire l’enthousiasme. Garrick, selon lui, ne sent pas ce
qu’il joue. Si son talent d’imitation lui en donne l’apparence, si son art peut
séduire notre imagination et nous pousser à crier : « Que c’est beau ! » il ne
touche jamais notre cœur. Cette distinction est juste, mais ne s’applique pas à
Garrick qui, souvent, a ému les foules et leur a arraché des larmes. Dans
l’après-dîner, nous avons vu arriver le vieux Victor, longtemps directeur
adjoint du théâtre de Dublin, poète lauréat d’Irlande et auteur d’une Histoire
des Théâtres. Honnête, indolent, sociable, il sait un grand nombre d’anecdotes.
Il nous a raconté qu’à un dîner chez les Booth il avait entendu une jeune
chanteuse. Elle plut et fut engagée à vingt shillings par semaine. Or elle n’était
autre que la future Mme Pritchard, la fameuse artiste dramatique. Sheridan a
dit alors qu’on n’avait encore jamais bien dit trois vers de suite au théâtre de
Drury Lane. Victor m’a regardé et a secoué la tête.
« Tous les dons de l’acteur, dit Sheridan, ne sont rien sans la diction, comme,
sans le rythme, ceux du danseur. Quels que soient ses tours et son agilité, on
ne l’applaudira pas s’il danse à contretemps. »
Cette comparaison n’est pas juste. La majorité des spectateurs a l’oreille assez
exercée pour juger du rythme, mais fort peu sont compétents en diction, car
on ne la leur a jamais enseignée. Les qualités du jeu doivent donc plaire par
elles-mêmes. Sheridan s’est répandu en invectives contre les organisateurs de
ses conférences sur l’élocution anglaise à Édimbourg. Il les accuse de l’avoir
trahi dès le début et d’avoir ainsi fait perdre à leur pays une chance de
perfectionnement et de gloire.
J’ai été bien aise qu’il ne mentionnât point mes projets, mais j’ai résolu de lui
en parler peu à peu. Il m’a convié à revenir en ami, chaque fois que rien ne me
retiendrait ailleurs. Je le ferai. Je trouverai chez lui une bonne table, mes aises,
un accueil hospitalier, une conversation utile et agréable. Comme mon
logement est trop coûteux, j’en cherche un autre. J’ai découvert dans l’obscure
Crown Street, à Westminster, un charmant appartement de vingt-deux livres
par an seulement. J’ai bien réfléchi à cette question. Un logis coquet dénote
l’homme de qualité, mais peu de gens m’y verront, et cette dépense ne
m’avantagera pas, alors que mon intérêt est de briller autant que me le permet
ma petite pension. D’autre part, la distinction de ma demeure me rehausse à
mes propres yeux. Mais il serait dur de ne pouvoir mettre mes autres dépenses
sur le même pied, et il vaut mieux accéder par degrés à une belle résidence que
d’avoir à redescendre vers une méchante demeure. J’ai donc décidé de prendre
l’appartement de Crown Street, et j’en ai informé mon logeur. Il s’en est
montré très affecté. Plutôt que de me voir partir, il m’a offert de fixer moi-
même mon prix. Sa position ne l’oblige pas à louer des chambres, et, comme
j’agrée fort à sa famille, il est prêt à me laisser les miennes pour trente livres. Je
l’ai remercié de la bonne opinion qu’il a prise de moi. « Mon seul objet, en ce
moment, est l’économie, lui ai-je dit. Je suis très heureux chez vous, mais je ne
puis vous demander de me céder trois pièces dans une rue élégante au prix de
deux dans une rue modeste. » Il a réfléchi un instant. « Eh bien, je le ferai », a-
t-il dit. Il me demande seulement de ne pas parler de ce rabais. Me voilà donc
établi pour un an.
Je vois là une excellente preuve de mon don de plaire. Sinon, cet homme
aurait-il montré tant d’égards à un étranger ? Cette course au logement m’a fait
penser à la recherche d’une femme. Tantôt c’était l’appartement à vingt
guinées la semaine : la dame de qualité ; tantôt à une guinée : la fille du
hobereau. Enfin, je me suis décidé pour celui à vingt-deux livres l’an : la fille
du gentilhomme pauvre. Maintenant que l’affaire est conclue, je suis bien aise
de n’être plus réduit au vagabondage des célibataires. J’espère toutefois choisir
ma femme avec plus de subtilité et moins de hâte. Combien je me trouve plus
heureux à flâner dans Londres, plein de joyeuse attente, que si, pauvre animal
lié à un autre, j’avais épousé, l’année dernière, une Mlle Colquhoun ou une
Mlle Bruce ! Je rends grâces à Johnston de ses sages conseils.

Mercredi 1er décembre. — Le duc de Queensberry est en ville. Je lui ai déjà


rendu visite une ou deux fois sans le trouver. Mme Douglas m’a confié que le
portier, le vieux Quant, ne faisait rien pour rien. J’y suis donc retourné
aujourd’hui, j’ai un peu bavardé avec ce Cerbère et lui ai dit : « Je vous donne
bien de l’embarras, monsieur Quant ! » Puis, avec un sourire et un petit salut,
je lui ai glissé dans la main une demi-couronne. Il m’a dit alors que le duc
serait heureux de me recevoir le lendemain matin à neuf heures.
J’avais envie, mardi, d’une épée à poignée d’argent, mais, tout en longeant le
Strand, j’ai vérifié le contenu de mes poches et vu que je n’avais pas sur moi de
quoi la payer. Une excellente occasion d’éprouver l’obligeance de mes
semblables et, en même temps, l’effet de ma mine et de mes discours. Je me
suis donc rendu à la boutique de M. Jefferys, armurier de Sa Majesté, j’ai
examiné quelques épées, et en ai choisi une fort belle, du prix de cinq guinées.
« Monsieur Jefferys, je n’ai pas assez d’argent sur moi, lui ai-je dit alors.
Voulez-vous me faire confiance ?
— Ma foi, monsieur, a-t-il dit, il faut m’excuser. Nous ne faisons jamais
crédit aux étrangers. »
Je me suis incliné courtoisement :
« Et vous avez grandement raison, monsieur. »
Cependant, je restais là et le regardais ; il me regardait, lui aussi.
« Soit, monsieur, s’est-il écrié, je me fierai à vous.
— Si vous ne l’aviez pas fait, monsieur, ai-je répondu, je ne vous aurais pas
acheté cette arme. »
Je lui ai donné mon nom et mon adresse, j’ai choisi un ceinturon, ceint mon
épée, et annoncé que je reviendrais payer le lendemain. Ce matin, je suis
retourné à la boutique.
« Voici votre argent, monsieur Jefferys. Vous m’avez fait beaucoup
d’honneur. Je vous en suis le plus obligé du monde. Mais ne recommencez pas,
ce serait risqué.
— Monsieur, a-t-il répondu, nous nous connaissons en hommes ! Je vous
aurais laissé emporter une épée de cent livres. » Je trouve cette aventure toute
à ma louange.
Peu après mon arrivée à Londres, j’ai rencontré M. Maine qui venait
d’Écosse. Il m’a rappelé que, trois ans auparavant, il m’avait fait entrer dans la
Société d’encouragement des arts et sciences. La cotisation annuelle est de
deux guinées. Comme je ne l’avais jamais payée, je lui en devais six. Nouvelle
alarmante pour un homme aux ressources fort limitées. Néanmoins, j’ai fait
bon visage. J’ai dit à Maine que, si l’on était exclu de la société pour avoir
négligé de payer une cotisation, je ne devais que deux guinées ; dans le cas
contraire, je les paierais toutes. J’en avais réellement l’intention.
Je suis allé trouver M. Caisse, le trésorier (admirablement nommé). C’est un
homme fort poli. Je lui ai expliqué que depuis mon admission j’avais presque
toujours vécu en Écosse et que je ne savais pas combien de temps je pourrais
rester à Londres. Ne serait-il pas possible de faire disparaître mon nom,
comme s’il n’avait jamais figuré dans la liste des membres ? Une fois établi à
Londres, je m’empresserais de redemander mon admission dans cette noble et
utile société. Je me suis tellement mis en frais pour lui, je lui ai si bien présenté
les choses qu’il a accepté, et je l’ai quitté, le cœur joyeux, à l’idée de pouvoir
dépenser six guinées que j’avais cru perdues.
J’ai eu cet après-dîner la surprise d’apprendre l’arrivée de Lady Anne
Erskine34, Lady Macfarlane, du capitaine Erskine et de Mlle Dempster,
descendus à l’hôtel du Lion-Rouge, à Charing Cross. Lady Betty avait, paraît-
il, écrit à Lord Macfarlane qu’elle arriverait s’il ne venait pas ; il ne lui a fait
qu’une molle réponse, et, en femme de tête, elle a exécuté sa décision. Je suis
allé les voir sur l’heure.
À dire vrai, j’étais agacé. Ces Écossais de province me gâtaient mes idées de
grandeur à Londres. Outre cela, j’avais formé le dessein d’acquérir cette
attitude distante qui, seule, permet de garder sa dignité. Comme j’ai une bonne
dose de fierté, ce que je juge convenable et même noble, je suis sensible au
ridicule et mécontent si je ne peux pas me sentir un animal supérieur. Ce fut
toujours l’idéal de mes meilleurs moments ; mais des circonstances diverses
m’ont obligé à m’en écarter. Après ma folle équipée de 1760 à Londres, quand
la compagnie constante de Lord Eglinton, que j’aimais beaucoup et qui faisait
grand cas de moi, m’eut débarrassé du poids de pensées trop sérieuses, je suis
tombé dans la dissipation. Puis, quand mon père me contraignit à rentrer en
Écosse, j’ai commencé, malgré mes grands airs, par être très déprimé. Mais ma
vivacité naturelle m’a bientôt poussé à ne plus me tourmenter et, comme un
homme noie ses soucis dans la boisson, je me suis jeté dans le rôle d’un
personnage léger, bruyant, prêt à dire ou à faire n’importe quelle sottise. Cela
m’a valu d’être recherché par chacun, mais je me jugeais moi-même un bien
piètre personnage et je souffrais d’être souvent traité en pitre. Bref, j’étais loin
de jouer le rôle que j’aurais voulu et auquel Dieu m’avait destiné. Mon ami
Johnston me dit un jour sa surprise de me voir tourner tout autrement qu’il
n’avait présumé, lui qui s’attendait à ce que je suivisse les traces de
M. Addison35. Je ris et ripostai par une grosse plaisanterie, mais j’étais frappé
au cœur. À la vérité, je puis me rendre cette justice, j’ai toujours été résolu à
ressembler à ce grand modèle, une fois mes affaires arrangées. Mais, comme je
désespérais d’y arriver, j’ai visé plus bas, je me suis borné à être le bouffon qui,
valet d’auberge, simple soldat, clerc à la Jamaïque ou Dieu sait où, plaît
toujours. Maintenant que mon père m’a enfin permis d’être mon maître, mon
esprit retrouve sa dignité native et je me sens très capable de devenir un
M. Addison. Mais j’étais si bien habitué à rire de tout, qu’il m’a fallu du temps
pour assagir mon imagination et retrouver des notions justes sur la vie et la
religion. J’espère revenir par degrés à un certain sens des convenances. Le
caractère et la sensibilité de M. Addison, un peu de la gaieté de Sir Richard
Steele36 et les manières de M. Digges, tel est l’idéal auquel j’aspire. Je ne
connais pas d’homme de qualité qui ait un maintien meilleur, ni même aussi
bon que Digges. Quoiqu’il ait parfois de ces accès de mélancolie où il est si
difficile de garder sa dignité, je ne la lui ai jamais vu perdre, même dans
l’intimité. C’est ce que j’admire surtout en lui. Nous n’en sommes jamais
arrivés, il est vrai, à cette familiarité dont on dit avec raison qu’elle enfante le
mépris. Le grand art de vivre heureux et libre en société est de se conduire
avec décence et de montrer de la politesse, même à ses amis les plus intimes ;
sinon, on en vient peu à peu à se traiter avec trop peu d’égards, et chacun en
est diminué aux yeux des autres. L’arrivée des Kellie, avec qui j’avais vécu en
Écosse sur le pied de la plus grande familiarité, contrariait ces louables
intentions. Si je ne les avais pas vus de toute une année, je me serais trouvé
assez affermi dans ma nouvelle attitude, mais nous n’étions séparés que depuis
une quinzaine de jours, et je ne pouvais me montrer très différent de ce que
j’avais été, sans tomber dans l’affectation. Aussi ai-je repris mon ancien rôle,
mais plus discrètement. Ils m’ont trouvé terne et ont insinué que Londres me
décevait. J’ai assez bien supporté leurs taquineries, et je les ai quittés.
Je suis allé ensuite voir L’Eunuque de Térence, donné par les élèves de l’école
royale de Westminster. La salle était pleine, mais je n’y connaissais que
Churchill, et de vue seulement. Je comprenais fort mal la pièce, mais cela
m’amusait de voir jouer ces enfants et les entendre parler latin avec l’accent
anglais37. Ils ont fait une bruyante ovation à leur directeur, le docteur
Markham. J’avais le cœur plein de Londres et cela me distrayait de mes soucis.

Jeudi 2 décembre. — À neuf heures du matin, j’étais chez le duc. Il m’a reçu
avec la plus grande politesse. C’est un homme extrêmement bienveillant et
plein de grâce. Il a beaucoup de bon sens et aussi de gaieté, malgré les dures
épreuves qu’il a traversées38. Il rencontre de grandes difficultés, m’a-t-il dit, à
obtenir pour moi un brevet d’officier, mais il essaiera. J’ai montré dans ce tête-
à-tête plus de timidité que je n’eusse désiré, mais, pour une première entrevue,
il valait mieux parler peu. Je ne suis pas resté longtemps.
Je suis allé ensuite voir le colonel Gould, gendre du général Cochrane. Je ne
connaissais ni lui ni son épouse. Il n’était pas levé. J’ai présenté mes hommages
à Mme Gould et j’ai déjeuné avec elle. Je l’ai trouvée affable et de bon ton. Très
belle demeure, mobilier élégant. Elle m’a marqué de la joie en apprenant que
j’entrais dans les gardes et m’a invité à considérer sa maison comme la mienne.
Elle m’a prié à dîner pour le lendemain, afin de me présenter au colonel et m’a
assuré qu’il ferait l’impossible pour m’obliger. « Il peut être utile à un jeune
homme, m’a-t-elle dit, d’avoir une maison où il se sente chez lui et d’éviter
Another random document with
no related content on Scribd:
Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could
be freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose
network of volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several


printed editions, all of which are confirmed as not protected by
copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus,
we do not necessarily keep eBooks in compliance with any
particular paper edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,


including how to make donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation, how to help produce our new
eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear
about new eBooks.

Vous aimerez peut-être aussi