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Les fantômes de Demmin 223rd Edition

Verena Kessler
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Ce livre a reçu une aide à la traduction du Goethe-Institut.

Titre original :
Die Gespenster von Demmin
Éditeur original :
Hanser Berlin
© Hanser Berlin in der Carl Hanser Verlag gmbH & Co. KG, München

Photographie de couverture : © Adrian Muttitt / Millennium Images, UK

© ACTES SUD, 2023


Pour la traduction française
ISBN 978-2-330-17793-5
VERENA KESSLER

Les fantômes
de Demmin
roman traduit de l’allemand
par Denis Dumas
Pour tous mes parents.
“I tell you loneliness is the thing to master.”

MARTHA GELLHORN
Le fleuve Peene coule chez nous. Il se glisse paresseusement à
travers les rives limoneuses et sinueuses, il longe les eaux calmes,
les étangs et les forêts marécageuses au cœur d’une nature presque
vierge. La guifette noire, le milan et la grande aigrette y survolent
les orchidées baltiques, les primevères farineuses et les parnassies
des marais. La Peene atteint rapidement Demmin, puis elle la
traverse et la contourne. Personne ne sait ce qu’elle évoque. Elle
transporte peut-être avec elle ces jours de mai où par centaines ils
descendirent dans ses eaux, les poches remplies de pierres, portant
leurs enfants dans leurs bras. Peut-être la Peene parvient-elle à se
purifier, peut-être conserve-t-elle bien des choses au fond de son lit.
Comme tous les fleuves, elle veut atteindre la mer, mais sa pente est
si douce que son cours s’inverse quand le vent s’engouffre avec
force dans la lagune. La Peene remonte alors vers sa source.
Mon record, c’est 37 minutes. À rester là, suspendue au pommier, la
tête à l’envers. Mais je suis en­­core loin d’avoir atteint mon but. David
Blaine a tenu 60 heures la tête à l’envers, à Central Park. Trois jours
et deux nuits, attaché à un câble d’acier. Les yeux lui sortaient de la
tête, il aurait pu devenir aveugle. Le problème, c’est pas seulement
que le sang afflue dans la tête ; les organes écrasent tellement les
poumons qu’on suffoque. En plus, au bout d’un moment on a des
fourmis dans les jambes, vu qu’elles se sont vidées de leur sang. Au
total, c’est pas le truc le plus agréable qui soit. D’ailleurs, c’est une
méthode de torture, aussi. Et c’est justement pour ça que je dois
m’entraîner. Il est pas du tout improbable que je sois torturée un de
ces jours.
Il fait gris et froid aujourd’hui, en dessous de zéro certainement.
Mon t-shirt a glissé jusqu’à ma poitrine, je sens la peau nue de mon
ventre et de mes bras qui se tend, et j’entends le vent aussi fort que
si j’avais poussé des cotons-tiges jusqu’au fond de mes oreilles. Mais
je peux résister et c’est bien de ça qu’il s’agit, résister. Quand on sait
résister, on n’a rien à craindre.
Je sens presque plus mes jambes. Faut prendre quelques élans en
poussant bien fort. Faire un demi-tour en tombant pour pas me
casser le cou ni atterrir à quatre pattes comme une parfaite abrutie.
Parfois je monte debout sur la branche et je m’élance dans un salto
arrière. Un truc facile. D’autres vous diraient pourtant le contraire.
L’autre jour, en EPS, je voulais sauter à partir de la dernière barre des
espaliers et mon prof est devenu très énervé. Il avait la tête rouge
comme une tomate, à peu près la même couleur que son horrible
pantalon de jogging et il s’est mis à hurler : “Redescends de là, ET
TOUT DE SUITE, PETITE !” Comme si je voulais nous rendre tous
malheureux. Il exagère, en vrai. Je l’ai sûrement fait mille fois dans
le jardin chez nous et ça rendait personne malheureux. Bon, en vrai,
y avait personne d’heureux, mais qui est heureux dans cette ville ?
“Larissa !”
Ma mère. La seule qui m’appelle Larissa. J’ai ha­­bitué les autres à
dire Larry. Le problème, c’est que Larissa rime avec pissa. Ma mère
pouvait pas penser à ça non plus. Faut dire que penser, c’est pas
normalement sa spécialité. J’ai beau lui demander pourquoi elle a
choisi ce prénom, comment ça lui est venu, si elle connaissait une
autre Larissa ou si elle avait songé à d’autres prénoms. Histoire de
connaître le contexte. Elle dit qu’elle s’en souvient plus. C’est comme
ça quand elle veut pas répondre : “J’ai oublié… Ça fait longtemps.”
“Laaariiissaaa !”
Elle se met toujours à crier quand elle veut que je rentre. Pas
question d’ouvrir la porte et d’avancer dans le jardin pour le
demander poliment. Elle préfère bousiller ses cordes vocales. Je
prends mon élan et je trouve un bon rythme. Ça fait sûrement pas
25 minutes. Un. Je viens de perdre un temps précieux si j’arrête
maintenant. Deux. Mais surtout, j’ai pas envie d’une dispute avec ma
mère. Faut choisir ses combats. Trois : je saute. Je retombe sur mes
pieds et j’entends le crissement de l’herbe gelée sous mes
chaussures. Pendant un instant je vois du noir, je vois des étoiles, et
mes genoux vacillent. Mais je m’en remets rapidement. Une question
d’habitude.
“L-A-R-I-S-S-A !!!”
J’arrête le chronomètre à 24 min 56 s.
*

La jeune fille est encore suspendue à son arbre, se dit-elle, et elle


secoue la tête, légèrement, juste pour elle. Elle n’est pas du genre à
se mêler des affaires d’autrui, même si elle peut voir le jardin des
voisins par la fenêtre de sa chambre, même si la jeune fille est
suspendue là-bas, le ventre exposé à un tel froid, ses cheveux
touchant presque le sol crasseux. Elle se demande pourquoi la mère
ne dit rien, elle semble pourtant être chez elle, la voiture se trouve
dans l’allée comme d’habitude. Elle ne l’a plus stationnée dans le
garage depuis le départ de son mari. Cela fait une éternité qu’il est
parti, la jeune fille était encore un bébé. Elle ressent une douleur au
dos et se demande combien de temps elle a passé à la fenêtre. Elle
n’était montée à l’étage que pour s’étendre, se reposer un moment.
Elle voulait fermer la fenêtre, tirer les rideaux, mettre cette journée à
la porte. Mais elle a vu la jeune fille à nouveau pendue à son arbre.
Elle a eu peur, n’a pu s’empêcher de repenser à la vieille Kastner
bien qu’autrefois, celle-ci ne fût pas pendue à cet arbre-ci, mais
plutôt devant la maison. Après tout, cela fait une éternité. Elle
secoue à nouveau la tête, cette fois à propos d’elle-même, en
réalisant qu’à quatre-vingt-dix ans, elle appelle encore la vieille
Kastner cette femme morte à un âge bien plus jeune que le sien.
Parfois elle n’arrive pas à y croire, puis l’évidence lui revient. Voilà
deux semaines justement, elle est tombée chez elle dans les trois
dernières marches de l’escalier. Elle a perdu l’équilibre un court
instant, puis les genoux ont simplement lâché et elle gisait au sol
dans une mauvaise posture, une hanche meurtrie, incapable de se
mouvoir. Elle ignore ce qui lui serait arrivé si Steffan ne l’avait pas
trouvée. S’il n’était pas passé, justement cette journée-là, pour jeter
un coup d’œil au tuyau d’écoulement de sa cuisine. Il l’a grondée
pour toutes ces idioties qu’elle fait. Il peut bien parler, il en fait lui
aussi des idioties mais contrairement à elle, il les fait exprès. Elle
secoue à nouveau la tête. Elle ne veut pas y penser, elle l’a décidé
ainsi, elle ne veut pas s’en mêler.
Le lendemain, il lui a proposé de déménager. Il est repassé chez
elle spécialement pour cela et lui a apporté trois brochures, comme
si elle ne connaissait pas les maisons de retraite ici. “C’est hors de
question”, a-t-elle répliqué, elle ne quittera cette maison que les
pieds devant. Elle avait jeté les brochures au recyclage en n’y
repensant plus, jusqu’à ce que cela se reproduise quelques jours
plus tard. Cette fois, elle était tombée sur une table d’appoint en
verre.
La jeune fille vient de commencer à se balancer, elle va et vient de
plus en plus rapidement, ses ge­­noux ne lâchent pas, ils la retiennent
jusqu’à ce qu’elle pousse enfin sur la branche et fasse un demi-tour
dans les airs, avant de retomber solidement sur ses pieds. Elle tire
rapidement le rideau. Elle se rend jusqu’à son lit, elle doit se reposer
et soulever ses jambes un moment. Elle ferme les yeux et elles
réapparaissent. Les images. Pendant des années, ils avaient disparu
et voilà qu’ils reviennent de plus en plus souvent, les cadavres qui
défilent dans le fleuve.
Ma mère est assise sur son pouf au milieu du séjour. Un coussin
rond et de toutes les couleurs, elle l’a commandé sur internet quand
elle s’est mise à la méditation. Chaque matin, assise là à l’orientale,
les yeux fermés, elle inspirait et expirait intensément. Maintenant,
elle ne s’y assoit plus que pour peindre ses ongles.
“T’étais où pendant tout ce temps ? dit-elle sans lever les yeux.
— Dehors.
— En t-shirt ?”
Je réponds plus aux questions stupides, je viens de le décider.
Malheureusement, ça échappe à ma mère pour l’instant.
“Si tu tombes malade, t’iras quand même à l’école.”
Elle se penche sur son gros orteil et passe le petit pinceau sur
l’ongle, d’un regard concentré.
“Alors, tu veux quelque chose ?”
Elle oublie parfois pourquoi elle m’a appelée. Je déteste ça. C’est
que j’ai autre chose à faire.
“Tu peux aller faire les courses aujourd’hui ? Je suis débordée.”
Ça crève les yeux qu’elle est débordée, avec tout ce bazar ici.
“Je vais acheter quoi ?
— Mais ce que tu veux manger !
— Tu manges avec moi ?
— Je sais pas encore. J’ai un truc à finir et je rentrerai peut-être
tard. Achète pour deux.”
Elle saisit son pied droit dans sa main, le remonte presque
jusqu’au menton et souffle pour assécher le vernis.
“Et l’argent ?
— Dans le sac à main sur mon lit.”

Notre maison, en fait, c’est pas une vraie maison, plutôt un


appartement égaré par hasard au milieu d’un terrain. On n’a qu’un
étage, trois chambres et pas de grenier ni de sous-sol, mais un
garage géant où il y a de tout, sauf notre voiture. La chambre à
coucher de ma mère est la plus petite des pièces, mais pour moi
c’est la plus jolie. Tout est blanc : le placard, la commode et le lit
toujours bien couvert de ses draps. Seuls ses rideaux sont bleu
foncé car la nuit, elle supporte pas la moindre lumière. Quand les
rideaux sont ouverts, sa fenêtre offre une vraie bonne vue sur le
jardin. Du moins on voit le pommier, c’est tout de même le clou du
spectacle. Ma fenêtre donne sur la rue. Et comme on n’a pas
vraiment de jardin à l’avant, juste une petite bande de pelouse entre
la clôture et la maison, les passants me reluquent tout le temps.
Parfois, je leur fais un signe de la main et ils se détournent
rapidement.
Je tire le lourd porte-monnaie du sac à main. Deux billets de
20 euros, un de 10, deux de 5 et mille tickets de caisse. Ma mère les
collectionne tout le temps. “Quand on voudra échanger quelque
chose.” J’ai pas de chance : y a pas de tickets de caisse pour les
choses que j’aimerais échanger. Je prends 35 euros. Il m’en faudra
probablement pas plus de 30. Le reste, c’est mon pourboire.
Pendant que j’enfile mes chaussures, j’entends un claquement
puis un sifflement dans la salle de bains. La maison sentira encore le
spray coiffant à mon retour, mais ma mère sera déjà partie. Elle
rentrera peut-être pour le dîner, mais ça dépendra de la tournure des
événements. Difficile à évaluer, il me manque des informations. Je
trouve qu’elle pourrait tout de même me prévenir quand elle a un
rendez-vous galant.
Le supermarché Netto est juste à sept minutes d’ici. Mais j’irai un
peu plus tard, je fais d’abord ma tournée des courbettes. Je dis ça
quand je suis de service au cimetière. Une fois ou deux par semaine,
je ramasse les déchets et les feuilles sur les tombes, je jette les
bouquets de fleurs pourris au compost et, exceptionnellement,
j’arrose les plantes quand il pleut pas. Mme Ratzlow, la directrice du
cimetière, me paie 10 euros. Elle a presque soixante-dix ans et
pourrait être à la retraite depuis longtemps, mais je pense qu’elle a
peur de passer de l’autre côté.
La meilleure journée pour ma tournée, c’est samedi. Y a les
veuves. Enfin, celles qui peuvent encore venir. Elles apportent des
fleurs fraîches ou allument une bougie et, dès qu’elles me voient, si
attentionnée, elles dégainent un billet. Ou de la petite monnaie. Elles
me remercient d’avoir ratissé le parterre pendant leur récent séjour à
l’hôpital, encore la hanche ou le genou, on ne rajeunit pas tout de
même, et je leur sers mon plus beau sourire, mais-voyons-je-le-fais-
avec-plaisir. Je sais m’y prendre avec les personnes âgées, elles
m’aiment bien. Peut-être parce qu’elles savent rien de moi, elles
imaginent simplement ce qu’elles veulent. La gentille fillette blonde
avec son arrosoir.
Un autre enterrement aujourd’hui. Un tout petit groupe
d’endeuillés en noir se rassemble autour des niches du columbarium.
Rien de dramatique : moins il y a d’invités, plus le mort était âgé. Ou
bien il était pas sympa, ça arrive aussi.
Je commence toujours au même endroit :

Heinrich Ehrlinger
1927-2001
La vie est limitée mais l’amour est inépuisable

Des déchets s’accumulent souvent sur les tombes le long du mur.


Les gens qui marchent de l’autre côté, ils balancent leurs babioles
ici. En tout cas, c’est ce que je pense, mais j’ai jamais pincé
personne sur le fait. Je sais pas non plus si je les dénoncerais, je
suis tout de même pas la police des déchets. En plus, c’est mon
gagne-pain de ramasser ça, pourquoi je m’énerverais. Je trouve un
emballage de Snickers dans la haie qui délimite la tombe d’Ehrlinger
et je le fourre dans le sac-poubelle que je traîne avec moi. J’arrive à
Erika Lindmann. Je pourrais réciter par cœur tous les noms dans
l’ordre. Avec leurs dates de naissance et de décès. Parfois je me
demande si je me bourre pas trop le crâne avec tout ça.
La petite troupe funèbre se met en mouvement là-bas. Certains
ont l’air tellement vieux qu’on sait pas trop si ça vaut la peine qu’ils
quittent le cimetière. “Il sort de la maison de retraite. Dans les
quatre-vingt-dix ans. Il était temps !”
Je me retourne. Trois tombes plus loin, c’est Mme Nienhoff auprès
de son mari. Je veux dire auprès de sa tombe.
Je lui lance un “Madame Nienhoff !”, comme pour dire à la fois
“Heureuse de vous voir !” et “Ne soyez donc pas si irrespectueuse !”
Ça lui plaît et la fait rire.
“On doit tous y passer un jour.
— Vous avez bien raison.
— Toi, tu as encore un peu de temps.
— Mais vous aussi, madame Nienhoff.”
Elle rit à nouveau et se met à fouiller dans les poches déformées
de son anorak. Pendant ce temps, je me penche vers un mouchoir
mouillé qui cache les deux premières lettres sur la pierre tombale
d’Otto Bode.
“Tiens, prends ça.” Elle me tend la main mais, avant que je puisse
m’avancer vers elle, ses doigts s’écartent soudainement et laissent
virevolter un billet de 5 euros vers le sol. Ça m’était déjà arrivé avec
elle. Je sais pas quoi penser, peut-être qu’elle perd un peu le
contrôle. En tout cas, elle semble pas le faire exprès. Elle a toujours
cet air penaud quand ça se produit.
Je ramasse rapidement le billet au sol, je prends ses mains
osseuses de vieille dame dans les miennes et je les serre un peu.
“Merci beaucoup.
— Ah ! De toute façon, je sais plus où je pourrais le dépenser !”
Elle rit à nouveau et je secoue la tête d’un air sé­­rieux, puis elle
s’en va. Elle habite dans l’un des ap­­partements situés derrière
l’église, avec un balcon qui donne sur la rue. Je l’ai souvent vue
assise là. Elle est plutôt fière de s’en tirer toute seule, à plus de
quatre-vingts ans. Je la comprends. Les maisons de retraite, ça doit
être l’enfer d’après moi. Comme attendre le bus pendant une
éternité sans savoir s’il passera.
Je mets environ une heure à faire le tour. Je garde la grande
pelouse pour la fin. Il m’arrive de pas m’en soucier du tout et de
ramasser seulement ce qui traîne en bordure. C’est pas que la fosse
commune me donne des frissons. Moi, j’ai peur de rien et après tout,
ils sont morts. Mais je les imagine tout le temps là-dessous, entassés
dans tous les sens, les pieds des uns sur le visage des autres, et
alors je me sens à l’étroit et j’ai envie de m’enfuir en courant.
Évidemment je le fais pas, après tout c’est un cimetière ici.
Mme Ratzlow dit toujours qu’on doit pas courir autour des piscines
et dans les cimetières. Une fois, je lui ai demandé si elle trouve pas
étrange de travailler ici tous les jours en se sachant entourée de
cadavres. Elle m’a regardée tout étonnée, en secouant la tête. “Les
cadavres, c’est juste du compost”, qu’elle m’a répondu, en ajoutant
que les morts iront bien là où ils veulent, de toute manière. On
devient peut-être un peu bizarre quand on travaille trop longtemps
dans un cimetière. J’aime bien Mme Ratzlow malgré tout. Quand je
vais me faire payer à son bureau pendant la semaine, je m’assois
souvent quelques instants. Elle a toujours quelque chose à raconter :
qui vient de décéder, si l’inhumation impliquait des dépenses
extravagantes, si la cérémonie avait plutôt été un deuil ou une fête.
Parfois, elle déballe les histoires anciennes, celles d’autrefois dont
elle a juste entendu parler. Et elle en a entendu beaucoup, pendant
toutes ces années. L’autre jour, elle m’a expliqué que les gens
viennent au cimetière pour se souvenir. Et tant qu’à y être, ils aiment
bien raconter des choses.
J’apporte mon sac plein à la poubelle. Le couvercle est pris dans la
glace et je dois faire un gros effort pour l’ouvrir. Un robinet se trouve
juste à côté de la poubelle ; c’est pour les arrosoirs, mais j’en profite
pour me laver les mains. L’eau est glaciale. Je vois mes mains qui
tournent au rouge, c’est une bonne occasion pour m’entraîner à
supporter le froid, mais je ferme le robinet. J’ai encore une chose à
régler.
La tombe numéro 46 se trouve là-bas, un peu à l’écart près des
trois pins. La pierre tombale lisse et blanche est légèrement inclinée
dans la terre et entourée d’une petite haie de roses, bien jolie en été
quand elle fleurit. Je m’incline, j’enlève quelques aiguilles de pin
brunes sur la pierre et je pose ma main un instant sur les lettres
dorées. On n’y voit que son nom, les deux dates si rapprochées l’une
de l’autre et rien de plus, aucune parole, pas d’amour inépuisable.
“J’ai pas réussi à tenir très longtemps aujourd’hui, dis-je à voix
basse afin que lui seul m’entende. Maman m’a interrompue. Mais la
prochaine fois, je ferai un bon trois quarts d’heure, facile. J’ai
beaucoup renforcé mes jambes. Tous les soirs, je fais l’exercice de la
chaise au mur.” J’entends des pas qui s’approchent sur le chemin de
graviers et j’attends d’être seule à nouveau. Je sais bien, les autres
aussi ils parlent aux morts comme je m’en suis souvent rendu
compte ici, mais je veux pas être dérangée. Après tout, c’est une
conversation privée. Les pas s’éloignent, le calme revient. Je
m’arrête quand même là-dessus pour aujourd’hui, c’est terminé.
“Pas de bêtises !” lui dis-je en le quittant. Je me lève et pars en
direction du Netto.
*

Au réveil, elle sent sa tête lourde et ses membres raides, il fait froid
dans la chambre. Elle a oublié de fermer la fenêtre qui est restée
ouverte. Elle se demande un instant où elle était ce matin avec
Steffan, puis lui revient l’image des couloirs jaune pâle dans la
maison de retraite et elle commence à s’agiter. On ne peut presque
rien y apporter. Tout est fourni dans les petites chambres : les
meubles, les draps, les serviettes, les rideaux. “Tout ce qu’il faut”, a
dit la jeune directrice enthousiaste et elle aurait tant voulu lui
demander si elle aussi, elle vit dans dix-huit mètres carrés et dort
dans les draps des autres. Mais elle a plutôt hoché gentiment la tête
et fini par signer. L’idée lui semble absurde : devoir vider la maison
en quelques semaines, cette maison où elle a passé sa vie entière,
emballer tout ça pour le donner ou, pire, l’envoyer à la poubelle. Elle
s’assoit et retire la couverture. Un vent glacial souffle dans la
chambre. Elle sentait une telle chaleur dans la maison de retraite,
comme si on avait réglé le chauffage au maximum dans toutes les
chambres. L’air était sec et sentait bon. Elle n’a pu s’empêcher de
penser au passé, aux jours et aux semaines pendant lesquels on
n’avait pas encore emmené les morts. Au-dessus de la ville flottait
une cloche faite de l’odeur doucereuse des cadavres et du brûlé. Elle
prend soin de se lever très lentement, elle ne se fie plus à ses
jambes et doit toujours faire quelques pas avant de se sentir à peu
près en sécurité. La directrice a dit qu’à la maison de retraite, elle
trouvera toujours quelqu’un pour l’aider à se lever, qu’elle pourra
utiliser un déambulateur dans les larges couloirs et qu’il y a aussi un
ascenseur. Elle ferme la fenêtre et s’appuie un instant sur le rebord.
Ce matin, elle s’accrochait à Steffan en tenant constamment son
bras. Ils ont croisé dans l’ascenseur une femme assise sur son
déambulateur. “Quel étage ?” lui avait demandé Steffan pour lui
rendre service, mais elle avait simplement répondu “Meyer”, en
fixant la porte d’un regard absent. Lorsqu’ils avaient pris à nouveau
l’ascenseur après la visite, la femme était encore assise à l’intérieur ;
elle avait passé tout ce temps à monter et redescendre. Elle se dit
qu’elle n’utilisera pas de déambulateur ; où irait-elle dans cette
maison de retraite, qu’est-ce qu’elle pourrait bien y faire ?
J’introduis mon złoty dans le chariot. Je l’ai rapporté après le voyage
en Pologne avec notre classe. Juste la bonne dimension, je pourrais
pas le dépenser par erreur. Vraiment pratique. C’est que je déteste
faire les courses sans chariot. Ou bien tu te gèles un bras en le
serrant autour d’un sac de frites surgelées, ou bien le chocolat que
tu as pressé trop longtemps contre toi est en train de fondre, ou
c’est tout le bric-à-brac qui dégringole d’un coup avec le bocal de
pesto, puis t’as l’air d’un parfait abruti avec le balai qu’on t’a foutu
dans les mains.
C’est sûr, le supermarché est plein à craquer. Ils font tous leurs
achats hebdomadaires. Aucun problème pour moi, bien au contraire.
Après tout, faudra que j’apprenne à me tirer d’affaire dans des
situations chaotiques. C’est que je me prépare à devenir
correspondante de guerre. Bon, le Netto, c’est pas la guerre, mais
faut bien commencer quelque part. Le moment venu, je pourrai tout
de même pas dire : oups ! désolée, y a un peu trop de désordre ici,
je repasserai demain. Oh ! non. Faudra garder l’œil grand ouvert et
foncer.
Ça s’entasse au rayon des légumes. Les gens laissent leur chariot
dans l’allée pour aller tripoter tranquillement les avocats. Comme j’ai
surtout pas besoin de légumes, je m’engage directement dans l’allée
des pains. Je sais maintenant repérer le pain de mie à l’aveugle, j’en
attrape un au passage et le lance dans mon chariot, puis je me
dirige tout droit vers les produits réfrigérés. Je bredouille “s’cusez,
s’cusez, s’cusez, je peux ?” en zigzaguant entre les indécis immobiles
puis je ramasse du fromage, du jambon, du lait et du pudding. Je
gare mon chariot devant les congélateurs pour aller
m’approvisionner en nouilles, en pesto et en Nutella. J’ajoute la pizza
et les glaces juste avant de terminer, faudrait pas que ça fonde.
Dernier arrêt : l’étagère des chips. Apercevant du coin de l’œil un
embouteillage causé par une poussette, je fais un léger détour, je
tourne ensuite dans l’allée des biscuits apéritifs et me voilà
soudainement bloquée. L’étagère où se trouvent mes chips préférées
est obstruée par un obstacle contre lequel j’ai pas encore développé
de stratégie : Timo. Avec une énorme palette emballée dans une
feuille de plastique.
Timo était dans la classe au-dessus de la mienne, jusqu’à ce qu’il
décroche l’an dernier. Ou jusqu’à ce qu’il se fasse virer, il y a
plusieurs versions. On raconte bien des trucs à son sujet. Qu’il
fumait pendant les cours. Qu’il a eu quelque chose avec Mme Wolter.
Qu’il a organisé un trafic de drogue avec le concierge. Qu’il peut
débloquer le cadenas d’un vélo en moins d’une minute. Des choses
comme ça. Pour autant que je sache, il habite dans le Bangladesh.
C’est le quartier des constructions préfabriquées derrière l’école,
aucune idée de pourquoi on l’appelle comme ça, mais c’est ce que
tout le monde dit. D’après moi, au moins la moitié des histoires
qu’on raconte au sujet de Timo sont inventées. Ce qui est sûr en
tout cas, c’est qu’il travaille chez Netto en ce moment et qu’il me
bloque le chemin.
Je me demande un instant si j’ai vraiment besoin de chips. C’est
mauvais pour la santé et tout. Mais j’ai décidé de me battre.
“Je peux ?”
Timo me jette un bref regard. Pas la moindre ex­­pression sur son
visage. Impossible de dire s’il m’a entendue. Sans me répondre, il se
retourne vers sa palette, saisit son couteau dans la poche arrière de
son pantalon et commence à couper la feuille d’emballage.
“Juste une seconde, que je prenne des chips.”
Timo s’accroupit lentement, laisse descendre le couteau et ouvre
le plastique d’un trait bien défini. Le geste a presque une certaine
élégance. Il se relève et ouvre la feuille de ses deux mains. Des
boîtes de biscuits empilées les unes sur les autres apparaissent d’un
seul coup. Malheureusement, pas de chips.
“Allô ?”
Il me regarde à nouveau. Et ricane. Pourquoi ce ricanement ?
“Sois pas si impatiente.”
Tiens, il sait parler. Très bien. Mais il dit plus rien maintenant ; il
range son couteau et commence, au ralenti, à placer les boîtes de
biscuits sur les étagères. À ce rythme, il lui faudra facilement une
heure pour vider cette palette. Pas question d’attendre. Ni de
décamper, évidemment. J’ai pas d’autre choix que l’attaque. J’attrape
le levier du transpalette. Ce bidule doit pas être trop difficile à
déplacer. Je m’y appuie de tout mon poids et je me penche en
même temps vers la droite. Le chariot se met en mouvement mais il
part dans la mauvaise direction, quelle idiote. La palette vient
heurter l’étagère à gauche et quelques boîtes de biscuits tombent
sur le sol.
“T’es stupide ou quoi ?”
Timo est pas en colère, plutôt amusé. J’opte quand même pour
une retraite rapide. J’attrape un sac de chips, le lance dans le chariot
et pars dans l’autre direction. Une fois rendue à la caisse, j’arrête le
chronomètre à 8 min 37 s. Pas si mal pour un samedi.
Il y a rien qui vaille une pizza au lit avec l’ordinateur sur le ventre. Je
vois pas pourquoi je mangerais à table quand ma mère est pas là.
Elle insiste tellement là-dessus, ça lui donne probablement
l’impression de faire son travail et de m’éduquer correctement. Un
documentaire joue à l’écran. Ça fait partie de mon entraînement : la
partie théorique, pour ainsi dire. Je regarde tout ce qui parle des
correspondantes de guerre et je prends des notes sur mon portable,
pour plus tard. Par exemple : Quand une grenade à main explose, se
jeter sur le sol, boucher ses oreilles et ouvrir la bouche. Cette
histoire de bouche ouverte est importante pour équilibrer la
pression, sinon le tympan peut exploser et à mon avis, c’est
vraiment pas très pratique quand on se trouve au milieu d’une zone
de guerre.
Je souhaite par-dessus tout participer au Hostile Environment
Awareness Training. C’est un entraînement offert par l’armée
fédérale, spécialement pour les gens qui doivent se rendre dans les
zones de guerre, pas des soldats mais les médecins ou les
journalistes, par exemple. On passe une semaine à apprendre
comment se comporter en situation de guerre, ce qu’on doit faire
quand on se retrouve sous les tirs, comment reconnaître une mine
terrestre, soigner les plaies par balle et autres blessures de guerre.
La dernière journée, on est kidnappé par des rebelles et emmené
dans une pièce obscure où il faut s’agenouiller au sol pendant des
heures en tenant les mains derrière la tête et si la moindre chose
déplaît aux ravisseurs, ils vous obligent à faire des pompes. Ils
gueulent et menacent de vous tuer, parfois on doit même enregistrer
un message d’adieu pour sa famille. Malheureusement, faut avoir
dix-huit ans pour y aller. Bien sûr ça fout les boules, mais ça me
donnera le temps d’éco­­nomiser pour payer les frais d’inscription,
1 500 euros quand même.
On sonne. Trois fois court, une fois long. J’aimerais bien faire
croire que je suis absente, mais je sais que ça fonctionnerait pas. On
sonne encore. Trois fois long, puis court – court – court – court. Elle
abandonnera pas, c’est certain. J’écarte la couverture, je me lève et
j’ouvre la porte.
“Tu dormais ?”
Sarina porte un chapeau assorti à son écharpe, les deux sont
assortis à ses yeux et moi, je veux retourner au lit.
“C’est mauvais pour toi de dormir l’après-midi, après tu te réveilles
la nuit et tes biorythmes sont per­­turbés. Ça peut te coûter plusieurs
années de vie.”
Je dis que je dormais pas, je laisse simplement la porte ouverte et
retourne à ma chambre. Pendant que Sarina enlève ses souliers et
son veston dans le vestibule, je dépose mon ordinateur, l’assiette et
les croûtes de pizza sur le sol et retourne me réfugier sous les
couvertures.
“Ça sent le salami ici.”
Sarina ouvre la fenêtre et se laisse choir sur le lit à mes côtés. Ses
cheveux, chargés d’électricité par son chapeau, pointent dans toutes
les directions. Si on était à l’école, elle aurait déjà sa brosse dans les
mains, mais elle se soucie pas de son apparence quand on est
seules ensemble. Je m’adosse au mur, l’air froid pénètre dans la
chambre. Sarina étend ses jambes sur les miennes. Ça lui arrive
souvent de poser une partie de son corps sur moi.
Je lui demande ce qu’elle fait là. Elle se penche maintenant sur le
bord du lit.
“On met de la musique ? dit-elle en soulevant mon ordinateur vers
elle.
— Donne-le-moi, je m’en occupe.” Je veux lui enlever l’ordinateur,
mais ses jambes sont si lourdes que je peux pas me lever. Elle
effleure le pavé tactile et l’écran s’allume. Exactement ce que je
voulais éviter.
“T’as encore écouté ces machins de guerre ?” Sarina, elle est pas
vraiment dingue de mes projets d’avenir. Plus précisément : elle les
trouve complètement stupides.
“T’es pas obligée de t’y intéresser”, dis-je en réussissant
finalement à déplacer une de ses jambes. Elle se redresse, j’attrape
l’ordinateur et cherche une musique qui pourrait créer une meilleure
ambiance.
“De toute manière, je crois pas du tout que tu prends ça au
sérieux”, dit-elle en enlevant les peluches sur les draps. Je fais défiler
mes listes de lecture sans trop regarder. Sarina, elle peut pas savoir
à quel point ce projet est sérieux pour moi.
“C’est simple, pourquoi tu sautes pas tout de suite du haut d’un
gratte-ciel ?”
Je lui réponds : “Parce qu’il y a pas de gratte-ciel à Demmin”, mais
je m’en veux de réagir à une provocation aussi bête.
Elle fronce les sourcils. “En tout cas, ce serait vraiment pas difficile
de se suicider ici.
— T’as préparé l’interro de chimie ?” Je lui de­mande sûrement pas
par intérêt pour le contrôle de la semaine prochaine, mais par envie
de changer de sujet, et rapidement.
“J’arrive pas à me concentrer”, réplique Sarina. Faut que je lui
demande une explication, c’est clair, et je m’exécute. Surtout pas de
dispute.
“Lequel, cette fois-ci ?”
En vrai, Sarina est toujours en train de craquer pour un gars.
Même à l’école primaire, je devais traîner avec elle devant le
vestiaire des garçons pour qu’elle puisse jeter un coup d’œil sur Rafi
et son caleçon de Batman dès que la porte s’ouvrait. Moi, j’ai jamais
été amoureuse et ça doit rester com­­me ça.
“Tu trouves pas que Timo a de belles épaules ?
— Le Timo qui déballe des palettes au Netto ?” Je le dis en
sachant bien qu’il peut pas être question d’un autre Timo.
Sarina incline la tête. “En tout cas, il a l’air bien entraîné.”
Je roule les yeux intérieurement et je me demande comment elle
peut bien s’éprendre de Timo. Pour autant que je sache, elle lui a
jamais dit un seul mot. Je suis pas très étonnée, à vrai dire. Elle a
probablement à la maison un album Panini avec dedans tous les
garçons de Demmin classés par âge de fréquentation potentielle et
voilà, c’est simplement le tour de Timo.
“Dis donc, y a quelqu’un qui t’a pas encore fait craquer ?” En lui
posant la question, je m’étonne moi-même d’avoir l’air aussi
hargneuse.
“Toi”, répond Sarina en me donnant un coup de pied. Puis elle
m’enlève à nouveau l’ordinateur et met sa musique.
*

Il y a de la lumière à côté, partout dans la maison. La jeune fille fait


souvent cela quand elle est seule le soir. La voiture n’est plus dans
l’allée. La mère doit travailler ce soir, elle est infirmière à l’unité des
soins intensifs de l’hôpital. Elle a dû s’y faire soigner elle-même voilà
quelques années quand elle a fait une pneumonie, à son âge ça peut
être fatal et elle s’était déjà faite à l’idée, puis elle avait guéri. La
voisine s’était bien occupée d’elle. Elle a replacé ses oreillers, lui a
demandé si ses pieds étaient bien au chaud et après être rentrée
chez elle, elle est même revenue voir si tout allait bien. C’est pour
cela qu’elle lui a donné une clé de la maison, en cas d’urgence.
Steffan en a une lui aussi, mais avec lui, on ne sait jamais.
Elle ressent la faim, n’ayant rien mangé depuis le petit-déjeuner.
Elle ouvre le buffet dans la cuisine et elle en sort une assiette toute
simple, avec le motif des immortelles en bleu et blanc. En dessous,
c’est écrit German Democratic Republic, les lettres n’ont pas pâli au
fil de toutes ces années. Elle prend une tranche de pain dans le sac
et elle la tartine généreusement avec du beurre. Elle mange toujours
la même sorte qu’elle achète chez Aldi ; elle va y faire ses courses
une fois par semaine et elle y parvient encore toute seule, bien
qu’elle s’y rende plus lentement depuis quelque temps. Ce serait
plus simple d’aller au Netto situé plus près de chez elle, mais elle ne
met plus les pieds dans ce magasin depuis que la vendeuse s’est
montrée désagréable avec elle. Elle se demande parfois si elle ne
devrait pas sonner à la porte voisine, la jeune fille pourrait peut-être
lui rapporter quelques affaires en faisant ses courses. Mais sa mère
ne lui a pas parlé très souvent depuis qu’elle lui a donné la clé, et
elle n’est pas du genre à s’imposer.
Elle prend une bouchée de pain, la mastique mé­caniquement et se
dit, comme elle le fait si souvent, qu’elle ne l’aime pas, ce pain
emballé, mais il se conserve mieux et de toute manière, le pain n’a
plus nulle part le goût d’autrefois. Avant que tout cela se produise
ici, avant la guerre – ou plutôt : avant la fin de la guerre, il y avait
de vrais boulangers et de vrais pâtissiers à Demmin. Sa mère allait
toujours chercher une grosse miche qui suffisait pour toute la
semaine. Les magasins de la vieille ville ont tous été réduits en
cendres à ce moment-là et ils ne pourraient pas survivre de nos
jours, il y a trop de supermarchés pour une si petite ville.
Le claquement de la porte d’entrée à côté l’arrache à ses pensées.
Elle tend légèrement le cou, afin d’observer sans avoir à se lever.
C’est l’amie de la jeune fille. Elle met son chapeau sur ses longs
cheveux fins et descend la rue, les épaules voûtées, elle a sûrement
froid. Les jeunes filles sont toujours vêtues trop légèrement. Elle la
surveille encore un instant, jusqu’à ce qu’elle disparaisse au coin de
la rue. Devant la maison, le pommier ploie sous le vent et les vieilles
branchent craquent. Ils ont émis un avis de tempête tout à l’heure à
la radio.
Treize étoiles lumineuses en plastique sont collées au-dessus de mon
lit. C’est moi qui les ai placées là, à l’époque où j’allais encore au
jardin d’enfants. Ma mère avait emprunté un escabeau aux voisins
pour l’occasion. J’ai eu la permission d’y grimper pour coller les
étoiles au plafond pendant que ma mère, debout juste à côté, tenait
l’escabeau d’une main et ma jambe de l’autre. Aujourd’hui, on
pourrait plus décoller ces étoiles sans que tout le plâtre s’effrite, du
coup elles restent là. Bien sûr, ça semble un peu enfantin mais
franchement, je les aime encore beaucoup, ces étoiles. Quand je
suis éveillée la nuit, il m’arrive d’inventer mes propres constellations.
Le grand soulier. L’éponge. L’ovni.
La tempête fait rage dehors et j’arrive pas à dormir. C’est pas de la
peur, j’ai tout de même pas cinq ans, mais le vent est vraiment fort
et j’entends quelque chose qui claque. Je sais pas quelle heure il est,
je m’interdis de regarder. Quand on arrive pas à dormir, regarder
l’horloge ça fait qu’empirer les choses. On trouve horrible qu’il soit
aussi tard, on se demande pourquoi on est éveillé depuis trois
heures et quelles idées noires on a ressassées pendant tout ce
temps, puis on se demande si on aurait pas dormi un peu sans
même s’en rendre compte. C’est alors qu’on parvient vraiment plus à
s’endormir, qu’on se met en colère en regardant à nouveau l’horloge
et puis à l’aube, on n’a pas dormi du tout. Ça m’est arrivé mille fois.
C’est pas inhabituel que ma mère rentre pas à la maison le soir.
Ou qu’elle rentre très tard. Ça dépend toujours de ses quarts de
travail à l’hôpital, mais certains soirs, elle travaille pas du tout et elle
rentre quand même pas. Je m’en suis rendu compte quand j’ai voulu
lui téléphoner au travail pour lui demander quelque chose et sa
collègue m’a dit qu’elle avait pas travaillé un seul soir cette semaine-
là. Pour ma mère, trouver un amoureux, c’est comme un but dans la
vie. Et quand elle en a un, elle s’adapte entièrement à lui : elle
change ses opinions, ses intérêts, ses habitudes alimentaires et sa
coiffure. Je pourrais coller un post-it avec un nom sur chacun des
objets qui sont arrivés chez nous à cause d’un de ces types.
L’immense palmier yucca : Michael. Le rideau de douche aux
couleurs du club Hansa Rostock : Ralf. La carafe à whisky et les
verres complètement hors de prix : Jan-Martin. En vrai je me
demande un instant si je devrais pas me lever et coller ces post-it,
puisque j’arrive pas à dormir. Mais je pense que ma mère m’en
voudrait.
Une voiture passe dans la rue. La lumière de ses phares parcourt
ma chambre en effleurant le placard, la table de travail, la chaise et
la montagne de fringues qui la recouvrent. Ça projette des ombres
quelques instants, puis la noirceur revient. Mon estomac gargouille.
J’ai l’impression de pas avoir mangé depuis une éternité. J’hésite, je
me demande si je devrais me lever pour aller chercher quelque
chose. L’idée de préparer une tartine sous la froide lumière de la
cuisine est pas très attirante. Par contre, je pourrai pas m’endormir
en étant aussi affamée. J’inspecte le réfrigérateur ouvert. Il y a le
fromage et le jambon que j’ai achetés aujourd’hui. Aussi de la
rémoulade et des tomates. Et un restant de salade. Aucun doute
possible : ce sera grandiose. Dans la petite armoire au-dessus de
l’évier, je trouve ce qu’il faut pour compléter à la perfection mon
projet de collation de minuit. Un appareil à croque-monsieur avec un
motif de Bob l’éponge : Steven.
Je me tiens sur les bords extérieurs de mes pieds pour qu’ils
soient pas trop froids, pendant que j’attends de voir le témoin
lumineux du grille-pain passer au vert. Je commence à sentir l’odeur
du fromage légèrement brûlé, exactement comme je l’aime. Une fois
qu’il est prêt, je glisse prudemment mon sandwich sur l’assiette avec
deux doigts et je l’apporte dans la salle de séjour. Je m’installe
confortablement sur le sofa et j’empile deux coussins sur mes
genoux, pour éviter d’avoir à me pencher sur mon assiette quand le
fromage fondu et la rémoulade commenceront à dégouliner. J’ai
laissé la lumière éteinte et il fait sombre dans la pièce. Mon cerveau
doit pas penser qu’on est en plein jour. Le vent souffle sur la fenêtre,
on entend une poubelle glisser dans la rue. Je jette un coup d’œil
vers la maison de Mme Dohlberg. De toute manière, cette maison a
toujours l’air un peu inclinée. Elle est beaucoup plus vieille que la
nôtre, elle date d’avant la guerre et le pire, c’est qu’à cette époque il
y avait déjà les arbres juste devant. C’est là que quelqu’un s’est
pendu, comme l’a raconté Mme Ratzlow. La vieille Dohlberg doit
sûrement dormir depuis quelque temps, ça se met au lit tout de
suite après le journal télévisé. Enfin c’est ce que je pense mais je la
connais pas très bien, même si on habite l’une à côté de l’autre
depuis que je suis née. Elle est pas le genre de voisine à vous
accoster par-dessus la clôture du jardin pour parler de la
température. Ma mère a quand même sa clé, en cas d’urgence.
Dohlberg la lui a donnée un jour, elle a probablement personne
d’autre. Personne semble lui rendre visite, à part ce type qui a
toujours l’air d’avoir passé les dix dernières années dans une cave.
En fait, j’aimerais bien lui demander, à Mme Dohlberg, si c’est vrai
que quelqu’un s’est pendu devant sa maison. Mais je sais pas
comment m’y prendre. C’est tout de même pas quelque chose qu’on
sort comme ça quand on se rencontre dans la rue. En plus,
Mme Dohlberg et sa maison me faisaient déjà frissonner bien avant
que je connaisse cette histoire. Maintenant, il m’arrive de me
demander si les branches craquent seulement à cause du vent.
Le dimanche à Demmin, on se sent comme dans un bain rempli
d’eau tiède. Je sais pas trop pourquoi mais le dimanche, j’éprouve
souvent dès mon réveil ce sentiment de grisaille qui ne me quitte
pas de la journée, qui devient de plus en plus sombre et finalement,
complètement noir. J’aime peut-être moins les dimanches que les
lundis.
J’ai baissé mon capuchon bien bas sur mon visage pour le
protéger du vent, de la bruine et peut-être aussi du regard des
quelques personnes que je vais croiser.
Sarina habite quelques rues plus loin, dans l’une des petites
maisons mitoyennes. Devant les maisons de ses voisins, on voit
environ quatre-vingt mille fi­­gurines d’argile multicolores. Des
grenouilles avec des parapluies. Des champignons avec des visages
ricaneurs. Des chatons sortant des bottes en caoutchouc. Quand je
passe par ici, je m’imagine toujours prendre l’une de ces figurines et
la tenir bien haut dans les airs, en criant à tue-tête au milieu de la
rue.
Le père de Sarina m’ouvre la porte. Il ressemble à un de ces vieux
mannequins de chez H&M. Les cheveux mi-longs, la barbe poivre et
sel, grand et mince, t-shirt et jeans, le regard mélancolique. Mais ce
look chez lui, c’est un peu par accident.
“Sarina est là ?” dis-je par politesse. Bien sûr qu’elle est là, où est-
ce qu’elle pourrait être.
“Entre.” Un torchon entre les mains, il me dirige vers le vestibule.
Il fait chaud à l’intérieur, on sent une odeur d’oignons rissolés et
j’entends le grésillement monotone de la hotte aspirante. “Tu veux
manger avec nous ?” me demande-t-il par politesse. Je sais qu’ici,
les dimanches sont sacrés et réservés à la famille ou du moins, à ce
qu’il en reste. Je secoue la tête. “Merci, je resterai pas longtemps.”
Le mur qui longe l’escalier menant à l’étage est rempli de photos.
Celles de Sarina et de sa sœur Josi, pour la plupart. Elle a trois ans
de moins que Sarina, pas tellement mon genre. Au début je savais
pas ce qui me dérangeait chez elle, mais un jour j’ai mis le doigt
dessus : c’est son air satisfait qui me tape sur les nerfs. Tout est bon
à ses yeux, peu importe ce qu’on lui demande. Elle trouve que ses
professeurs sont bons et que tous ses camarades de classe sont
gentils, tous les films lui plaisent et tous les repas sont délicieux. En
plus, elle a des milliers de passe-temps, moi je trouve ça douteux.
Elle fait de l’équitation, elle danse, elle joue du saxophone et
naturellement, elle chante dans la chorale de l’église. Bon, Sarina y
chante aussi, mais juste pour faire plaisir à son père.
La porte de Sarina est ouverte. C’est allumé, mais elle est pas
dans la chambre. Ses cahiers et ses dossiers sont parfaitement
alignés sur le bureau, comme si elle les avait poussés avec une
règle. Son lit est fait et le plancher est complètement dégagé. Je me
demande comment elle parvient à jamais rien laisser à la traîne, pas
même une chaussette. De la musique électronique provient de la
salle de bains. Elle a commencé récemment à écouter ce genre de
truc. Elle prétend que ça lui plaît bien, mais je soupçonne qu’elle
voudrait surtout être quelqu’un à qui ça plaît bien.
“Oh, hello.”
Je sursaute et me retourne. La mère de Sarina se tient à l’entrée
de la chambre sombre. Elle porte une longue chemise de nuit
délavée, un peu trop étroite, qui laisse paraître distinctement sa
lourde poitrine et ses cuisses.
Je réponds “Hello”, en faisant un signe de la main maladroit dans
sa direction.
Je me souviens pas vraiment quand je l’ai vue la dernière fois. En
tout cas, elle avait pas encore de taches chauves sur la tête. Elle
semble soudainement effrayée, presque anxieuse.
“C’est bien dimanche aujourd’hui, non ?” demande-t-elle avec l’air
d’en douter pour de vrai.
Je hoche la tête. “Oui, c’est dimanche aujour­d ­ ’hui.” Je me
retourne et disparais dans l’escalier. On entend le bruit de la vaisselle
dans la cuisine pendant que le père de Sarina dresse la table.
J’hésite un instant, puis j’ouvre la porte de la maison aussi
doucement que possible et je sors sans dire au revoir.
Ma main gauche est rouge écarlate, je peux même plus la sentir.
Seule une boule de douleur en forme de main pendouille encore
dans la Peene. Une mince couche de glace recouvre l’eau à quelques
endroits. Je consulte le chronomètre : 11 min 32 s. Je vise
15 minutes. Faisable. J’ai commencé à m’entraîner à supporter le
froid après avoir vu un documentaire sur David Blaine. Il m’a été
proposé par YouTube, au milieu de toutes ces vidéos sur les
correspondantes de guerre. Faut dire que David Blaine, c’est pas un
correspondant de guerre, mais il s’expose tout le temps aux pires
situations et je parie qu’il aurait de très bonnes chances de survivre
à la guerre. Une fois, il s’est fait immobiliser dans un bloc de glace
pendant plus de 60 heures. Il lui a fallu ensuite des mois pour
recommencer à marcher normalement, mais peu importe, il y est
parvenu et c’est pourquoi je sais que 15 minutes, c’est rien du tout.
Je dois simplement trouver une distraction, peut-être penser à
quelque chose de beau, de chaud. Un feu de camp. Un grille-pain.
Un gaufrier. Le soleil. Un sèche-cheveux. Des croissants frais.
C’est la porte de la maison qui m’a éveillée ce ma­­tin. Elle s’est pas
ouverte de l’extérieur et refermée de l’intérieur mais plutôt dans
l’ordre inverse, sauf que je l’ai compris plus tard. J’étais encore
étendue sur le sofa de la salle de séjour, alors sur le coup il m’a fallu
un moment pour m’orienter dans la pièce. J’ai dû m’y endormir hier
soir ; l’assiette et le reste du sandwich se trouvaient sur l’accoudoir.
Mon cou me faisait mal, probablement parce que je me suis
endormie dans une étrange posture. Mon subconscient a sûrement
fait en sorte que je reste immobile pour empêcher l’assiette de
tomber au sol. Je me suis levée et j’ai marché en direction de la
cuisine, croyant que ma mère arrivait à la maison. Pas du tout. Elle
était déjà repartie, laissant sur la table un sac provenant de la
boulangerie et une note : “Bon dimanche !” Dans la lettre o, elle
avait dessiné un visage souriant.

Encore 52 secondes. Une voiture passe sur la voie rapide derrière


moi, puis le calme revient sur la rive. J’espère que le père de Sarina
lui parlera pas de ma visite. Je préfère qu’elle en sache rien. J’ai pas
envie de lui expliquer ce que je voulais, ou plutôt que je voulais rien
du tout. Aucune idée. Depuis quelque temps, c’est parfois bizarre
entre nous.
Sarina et moi, on se connaît depuis la première année à l’école. Ça
fait déjà une éternité, mais je me rappelle précisément comment on
est devenues amies. On avait commencé l’école depuis quelques
semaines et tous les autres avaient formé de petits groupes qui
jouaient pendant les récréations. Mais moi je participais à rien. Au
début, je voulais à tout prix jouer avec les filles qui s’attachaient à
tour de rôle des cordes à sauter autour du ventre et galopaient dans
la cour comme des cavalières sur leurs chevaux. Je sais pas trop
pourquoi je les trouvais si formidables, vu que j’ai jamais été
branchée équitation. Elles m’ont laissée jouer avec elles une seule
fois. Comme on était cinq, j’ai dû faire le cheval de remplacement
dans l’écurie ; mon rôle consistait à rester attachée à un poteau sous
l’auvent et à m’ébrouer. Quelles connasses. Après j’ai commencé à
prendre mes récréations toute seule. Il y avait un buisson le long de
la clôture, c’était comme un long couloir vert. Un jour en m’y
promenant au hasard, j’ai surpris Sarina en train de faire pipi dans
un trou. Elle m’a dit que je pourrais moi aussi utiliser son petit coin
secret, à condition que je la trahisse pas. Depuis ce jour-là, on se
rejoint à chaque récréation pour le pipi.
Encore cinq. Quatre. Trois. Deux. Un. Je sors ma main de l’eau, la
secoue, l’essuie sur mon blouson et l’enveloppe rapidement dans
mon écharpe. Elle a maintenant pris une couleur bleu-violet que
j’avais jamais vue sur une partie de mon corps. La douleur irradie
dans tout mon bras.

La noirceur est déjà tombée quand je tourne au coin de notre rue.


Je vois de loin la salle de séjour où est allumée la lampe orange des
années 1970 que ma mère avait chipée quelque part dans un vide-
grenier. “On dirait une lampe de bordel”, elle a dit quand on l’a
allumée la première fois, mais naturellement on l’a quand même
conservée. J’espère un peu qu’on passera le reste de la journée bien
posées sur le sofa à regarder un truc débile à la télé, juste pour se
bidonner ensemble et chasser la morosité du dimanche. Ma mère est
trop forte pour commenter les émissions de télévision. Elle devrait
avoir sa propre émission.
Je jette un coup d’œil chez Mme Dohlberg pendant que je referme
la porte du jardin derrière moi. Elle est assise dans la cuisine,
probablement à faire des mots croisés, en tout cas elle est penchée
sur la table et porte ses épaisses lunettes. Elle s’assoit là tous les
soirs et en un sens, ça me calme. C’est peut-être pas la voisine la
plus bavarde, mais elle est pas non plus comme ces vieilles femmes
dégoûtantes qui vont se plaindre quand les enfants jouent dehors.
Autrefois, pendant l’été, je dévorais toujours toutes les groseilles de
son arbuste. C’est-à-dire que j’en mangeais au moins la moitié, celle
des branches qui poussent de notre côté à travers la clôture. Je sais
qu’elle m’observait, debout à sa fenêtre, mais elle a jamais rien dit.
Je me demande si elle a toujours été seule. Une chose est sûre : y a
pas de M. Dohlberg au cimetière, j’ai vérifié. Elle a peut-être jamais
eu de mari. Elle s’est peut-être dit qu’elle serait mieux comme ça.

En ouvrant la porte de la maison, je sais que quel­­que chose a


changé. Je veux pas insinuer par là que j’aurais des pouvoirs
surnaturels ou des trucs du genre, mais je suis parfois capable de
sentir dans l’air quelque chose qui s’y trouve pas normalement. Ça
pourra peut-être m’aider plus tard. Parfois, je me vois faire une
interview avec un chef rebelle dans une maison délabrée. On est
accroupis au sol dans la pénombre, absorbés par notre conversation
et d’un seul coup, je le sens. J’attrape ma photographe par le bras et
je dis, calmement mais sur un ton ferme : “On doit partir.” On se
lève d’un seul bond, on disparaît par la porte arrière et on s’enfuit
dans des ruelles sinueuses. De loin, on entend le crépitement des
mitrailleuses.
J’entre dans le vestibule et je m’écrie : “Je suis de retour !” Pas de
réponse. J’enlève mon blouson, ba­­lance mes souliers dans le coin et
me dirige vers ma chambre. Ma mère, assise sur le sofa, a le regard
fixé sur mon ordinateur portable. Je lui ai dit environ mille fois
qu’elle devait s’en acheter un, mais elle pense que c’est pas
nécessaire puisqu’elle a le mien.
“Allô”, dis-je à nouveau, car je suis pas du tout certaine qu’elle ait
remarqué ma présence. Elle lève les yeux et pointe l’index vers le
haut pour me dire d’attendre un peu, puis elle tourne l’ordinateur
vers moi. On voit à l’écran deux blousons de motards, l’un avec des
rayures rouges sur les manches et l’autre cousu avec des étoiles en
cuir.
“Lequel tu préfères ?” demande-t-elle avec en­­thousiasme.
Sans lui répondre, je m’en vais dans ma chambre.
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“Now,” she said, “please, when you leave, don’t look back; and don’t
try to find me! In this business who seeks shall never find. We place
everything on the knees of the gods. Thursday evening, at Mr.
Banning’s, at eight o’clock. Please be prompt.”
Then she lifted her arms toward the sky and cried out happily:
“There, sir, is the silver trumpet of romance! I make you a present of
it.”
He raised his eyes to the faint outline of the new moon that shone
clearly through the tremulous dusk.
As he looked she placed her hands on the veranda railing and
vaulted over it so lightly that he did not know she had gone until he
heard her laughing as she sprang away and darted through the
shrubbery below.
From the instant Arabella disappeared Farrington tortured himself
with doubts. One hour he believed in her implicitly; the next he was
confident that she had been playing with him and that he would
never see her again.
He rose early Wednesday morning and set out in his runabout—a
swift scouring machine—and covered a large part of Western
Massachusetts before nightfall. Somewhere, he hoped, he might see
her—this amazing Arabella, who had handed him the moon and run
away! He visited the tea house; but every vestige of their conference
had been removed. He was even unable to identify the particular
table and chairs they had used. He drove to the Banning place,
looked at the padlocked gates and the heavily shuttered windows,
and hurried on, torn again by doubts. He cruised slowly through
villages and past country clubs where girls adorned the landscape,
hoping for a glimpse of her. It was the darkest day of his life, and
when he crawled into bed at midnight he was seriously questioning
his own sanity.
A storm fell on the hills in the night and the fateful day dawned cold
and wet. He heard the rain on his windows gratefully. If the girl had
merely been making sport of him he wanted the weather to do its
worst. He cared nothing for his reputation now; the writing of novels
was a puerile business, better left to women anyhow. The receipt of
three letters from editors asking for serial rights to his next book
enraged him. Idiots, not to know that he was out of the running
forever!
He dined early, fortified himself against the persistent downpour by
donning a corduroy suit and a heavy mackintosh, and set off for the
Banning place at seven o’clock. Once on his way he was beset by a
fear that he might arrive too early. As he was to be a spectator of the
effects of the gathering, it would be well not to be first on the scene.
As he passed through Corydon his engine changed its tune
ominously and he stopped at a garage to have it tinkered. This
required half an hour, but gave him an excuse for relieving his
nervousness by finishing the run at high speed.
A big touring car crowded close to him, and in response to fierce
honkings he made way for it. His headlights struck the muddy stern
of the flying car and hope rose in him. This was possibly one of the
adventurers hastening into the hills in response to Arabella’s
summons. A moment later a racing car, running like an express train,
shot by and his lamps played on the back of the driver huddled over
his wheel.
When he neared the Banning grounds Farrington stopped his car,
extinguished the lights and drove it in close to the fence.
It was nearly eight-thirty and the danger of being first had now
passed. As he tramped along the muddy road he heard, somewhere
ahead, another car, evidently seeking an entrance. Some earlier
arrival had opened the gates, and as he passed in and followed the
curving road he saw that the house was brilliantly lighted.
As he reached the steps that led up to the broad main entrance he
became panic-stricken at the thought of entering a house the owner
of which he did not know from Adam, on an errand that he felt
himself incapable of explaining satisfactorily. He turned back and
was moving toward the gates when the short, burly figure of a man
loomed before him and heavy hands fell on his shoulders.
“I beg your pardon!” said Farrington breathlessly. An electric lamp
flashed in his face, mud-splashed from his drive, and his captor
demanded his business. “I was just passing,” he faltered, “and I
thought perhaps——”
“Well, if you thought perhaps, you can just come up to the house and
let us have a look at you,” said the stranger gruffly.
With a frantic effort Farrington wrenched himself free; but as he
started to run he was caught by the collar of his raincoat and jerked
back.
“None of that now! You climb right up to the house with me. You try
bolting again and I’ll plug you.”
To risk a bullet in the back was not to be considered in any view of
the matter, and Farrington set off with as much dignity as he could
assume, his collar tightly gripped by his captor.
As they crossed the veranda the front door was thrown open and a
man appeared at the threshold. Behind him hovered two other
persons.
“Well, Gadsby, what have you found?”
“I think,” said Farrington’s captor with elation, “that we’ve got the
man we’re looking for!”
Farrington was thrust roughly through the door and into a broad,
brilliantly lighted hall.

II
Senator Banning was one of the most generously photographed of
American statesmen, and the bewildered and chagrined Farrington
was relieved to find his wits equal to identifying him from his
newspaper pictures.
“Place your prisoner by the fireplace, where we can have a good
look at him,” the Senator ordered. “And, if you please, Gadsby, I will
question him myself.”
Rudely planted on the hearth, Farrington stared about him. Two of
the persons on Arabella’s list had answered the summons at any
rate. His eyes ran over the others. A short, stout woman, wearing
mannish clothes and an air of authority, advanced and scrutinized
him closely.
“A very harmless person, I should say,” she commented; and, having
thus expressed herself sonorously, she sat down in the largest chair
in the room.
The proceedings were arrested by a loud chugging and honking on
the driveway.
Farrington forgot his own troubles now in the lively dialogue that
followed the appearance on the scene of a handsome middle-aged
woman, whose face betrayed surprise as she swept the room with a
lorgnette for an instant, and then, beholding Banning, showed the
keenest displeasure.
“I’d like to know,” she demanded, “the precise meaning of this! If it’s
a trick—a scheme to compromise me—I’d have you know, Tracy
Banning, that my opinion of you has not changed since I bade you
farewell in Washington last April.”
“Before we proceed farther,” retorted Senator Banning testily, “I
should like to ask just how you came to arrive here at this hour!”
She produced a telegram from her purse. “Do you deny that you sent
that message, addressed to the Gassaway House at Putnam
Springs? Do you suppose,” she demanded as the Senator put on his
glasses to read the message, “that I’d have made this journey just to
see you?”
“Arabella suffering from nervous breakdown; meet me at Corydon
house Thursday evening,” read the Senator.
“Arabella ill!” exclaimed the indomitable stout lady. “She must have
been seized very suddenly!”
“I haven’t seen Arabella and I never sent you this telegram,”
declared the Senator. “I was brought here myself by a fraudulent
message.” He drew a telegram from his pocket and read
impressively:
Arabella has eloped. Am in pursuit. Meet me at your
house in Corydon Thursday evening.
Sallie Collingwood.
The stout lady’s vigorous repudiation of this telegram consumed
much time, but did not wholly appease the Senator. He irritably
waved her aside, remarking sarcastically:
“It seems to me, Sallie Collingwood, that your presence here
requires some explanation. I agreed to give you the custody of
Arabella while Frances and I were settling our difficulties, because I
thought you had wits enough to take care of her. Now you appear to
have relinquished your charge, and without giving me any notice
whatever. I had supposed, even if you are my wife’s sister, that you
would let no harm come to my daughter.”
“I’ll trouble you, Tracy Banning, to be careful how you speak to me!”
Miss Collingwood replied. “Poor Arabella was crushed by your
outrageous behavior, and if any harm has come to her it’s your fault.
She remained with me on the Dashing Rover for two weeks; and last
Saturday, when I anchored in Boston Harbor to file proceedings
against the captain of a passenger boat who had foully tried to run
me down off Cape Ann, she ran away. Last night a telegram from her
reached me at Beverly saying you were effecting a reconciliation and
asking me to be here tonight to join in a family jollification. Meantime
I had wired to the Gadsby Detective Agency to search for Arabella
and asked them to send a man here.”
“Reconciliation,” exploded the lady with the lorgnette, “has never
been considered! And if I’ve been brought here merely to be told that
you have allowed Arabella to walk off your silly schooner into the
Atlantic Ocean——”
“You may as well calm yourself, Frances. There’s no reason for
believing that either Tracy or I had a thing to do with this outrage.”
“Well, Bishop Giddings is with me; he, too, has been lured here by
some one. We met on the train quite by chance and I shall rely on
his protection.”
A black-bearded gentleman, who had followed Mrs. Banning into the
hall and quietly peeled off a raincoat, was now disclosed in the garb
of a clergyman—the Bishop of Tuscarora, Farrington assumed. He
viewed the company quizzically, remarking:
“Well, we all seem to be having a good time!”
“A great outrage has been perpetrated on us,” trumpeted the
Senator. “I’m amazed to see you here, Bishop. Some lawless person
has opened this house and telegraphed these people to come here.
When I found Gadsby on the premises I sent him out to search the
grounds; and I strongly suspect”—he deliberated and eyed
Farrington savagely—“that the culprit has been apprehended.”
A young man with fiery red hair, who had been nervously smoking a
cigarette in the background, now made himself audible in a high
piping voice:
“It’s a sell of some kind, of course. And a jolly good one!”
This provoked an outburst of wrath from the whole company with the
exception of Farrington, who leaned heavily on the mantel in a state
of helpless bewilderment. These people seemed to be acquainted;
not only were they acquainted but they appeared to be bitterly hostile
to one another.
Mrs. Banning had wheeled on the red-haired young man, whom
Farrington checked off Arabella’s list as Birdie Coningsby, and was
saying imperiously:
“Your presence adds nothing to my pleasure. If anything could
increase the shame of my summons here you most adequately
supply it.”
“I’m sorry, Mrs. Banning,” he pleaded; “but it’s really not my fault.
When Senator Banning telegraphed asking me to arrive here tonight
for a weekend I assumed that it meant that Arabella——”
“Before we go further, Tracy Banning,” interrupted the Senator’s wife,
“I want to be sure that your intimacy with this young scamp has
ceased and that this is not one of your contemptible tricks to
persuade me that he is a suitable man for my child to marry. After all
the scandal we suffered on account of that landgrab you were mixed
up in with old man Coningsby, I should think you’d stop trying to
marry his son to my poor, dear Arabella!”
The Bishop of Tuscarora planted a chair behind Mrs. Banning just in
time to save her from falling to the floor.
“Somebody has played a trick on all of us,” said the detective. “My
message was sent to my New York office and said that the Senator
wished to see me here on urgent business. I got that message an
hour after Miss Collingwood’s and I have six men looking for the lost
girl.”
They compared notes with the result that each telegram was found
to have been sent from a different railroad station between Great
Barrington and Pittsfield. While this was in progress Farrington felt
quite out of it and planned flight at the earliest moment. He pricked
up his ears, however, as, with a loud laugh, the Bishop drew out his
message and read it with oratorical effect:
Adventure waits! Hark to the silver bugle! Meet me at
Tracy Banning’s on Corydon Road via Great Barrington at
eight o’clock Thursday evening.
X Y Z.
Farrington clung to the mantel for physical and mental support. His
mind was chaos; the Stygian Pit yawned at his feet. Beyond doubt,
his Arabella of the tea table had dispatched messages to all the
persons on her list; and, in the Bishop’s case at least, she had given
the telegram her own individual touch. No wonder they were paying
no attention to him; the perspiration was trailing in visible rivulets
down his mud-caked face and his appearance fully justified their
suspicions.
“All my life,” the Bishop of Tuscarora was explaining good-
humoredly, “I have hoped that adventure would call me some day.
When I got that telegram I heard the bugles blowing and set off at
once. Perhaps if I hadn’t known Senator Banning for many years,
and hadn’t married him when I was a young minister, I shouldn’t
have started for his house so gayly. Meeting Mrs. Banning on the
train and seeing she was in great distress, I refrained from showing
her my summons. How could I? But I’m in the same boat with the
rest of you—I can’t for the life of me guess why I’m here.”
Farrington had been slowly backing toward a side door, with every
intention of eliminating himself from the scene, when a heavy motor,
which had entered the grounds with long, hideous honks, bumped
into the entrance with a resounding bang, relieved by the pleasant
tinkle of the smashed glass of its windshield.
Gadsby, supported by the agile Coningsby, leaped to the door; but
before they could fortify it against attack it was flung open and a
small, light figure landed in the middle of the room, and a young lady,
a very slight, graceful young person in a modish automobile coat,
stared at them a moment and then burst out laughing.
“Zaliska!” screamed Coningsby.
“Well,” she cried, “that’s what I call some entrance! Lordy! But I must
be a sight!”
She calmly opened a violet leather vanity box, withdrew various
trifles and made dexterous use of them, squinting at herself in a
mirror the size of a silver dollar.
Farrington groaned and shuddered, but delayed his flight to watch
the effect of this last arrival.
Banning turned on Coningsby and shouted:
“This is your work! You’ve brought this woman here! I hope you’re
satisfied with it!”
“My work!” piped Coningsby very earnestly in his queer falsetto. “I
never had a thing to do with it; but if Zaliska is good enough for you
to dine with in New York it isn’t square for you to insult her here in
your own house.”
“I’m not insulting her. When I dined with her it was at your invitation,
you little fool!” foamed the Senator.
Zaliska danced to him on her toes, planted her tiny figure before him
and folded her arms.
“Be calm, Tracy; I will protect you!” she lisped sweetly.
“Tracy! Tracy!” repeated Mrs. Banning.
Miss Collingwood laughed aloud. She and the Bishop seemed to be
the only persons present who were enjoying themselves. Outside,
the machine that had brought Zaliska had backed noisily off the
steps and was now retreating.
“Oh, cheer up, everybody!” said Zaliska, helping herself to a chair.
“My machine’s gone back to town; but I only brought a suitcase, so I
can’t stay forever. By the way, you might bring it in, Harold,” she
remarked to Coningsby with a yawn.
Mrs. Banning alone seemed willing to cope with her.
“If you are as French as you look, mademoiselle, I suppose——”
“French, ha! Not to say aha! I sound like a toothpaste all right, but I
was born in good old Urbana, Ohio. Your face registers sorrow and
distress, madam. Kindly smile, if you please!”
“No impertinence, young woman! It may interest you to know that the
courts haven’t yet freed me of the ties that bind me to Tracy Banning,
and until I get my decree he is still my husband. If that has entered
into your frivolous head kindly tell me who invited you to this house.”
The girl pouted, opened her vanity box, and slowly drew out a
crumpled bit of yellow paper, which she extended toward her
inquisitor with the tips of her fingers.
“This message,” Mrs. Banning announced, “was sent from Berkville
Tuesday night.” And then her face paled. “Incredible!” she breathed
heavily.
Gadsby caught the telegram as it fluttered from her hand.
“Read it!” commanded Miss Collingwood.
“Mademoiselle Helene Zaliska,
New Rochelle, N. Y.
Everything arranged. Meet me at Senator Banning’s
country home, Corydon, Massachusetts, Thursday
evening at eight.
Alembert Giddings,
Bishop of Tuscarora.”
The Bishop snatched the telegram from Gadsby and verified the
detective’s reading with unfeigned astonishment. The reading of this
message evoked another outburst of merriment from Miss
Collingwood.
“Zaliska,” fluted young Coningsby, “how dare you!”
“Oh, I never take a dare,” said Zaliska. “I guessed it was one of your
jokes; and I always thought it would be real sporty to be married by a
bishop.”
“Yes,” said Miss Collingwood frigidly, “I suppose you’ve tried
everything else!”
The Bishop met Mrs. Banning’s demand that he explain himself with
all the gravity his good-natured countenance could assume.
“It’s too deep for me. I give it up!” he said. He crossed to Zaliska and
took her hand.
“My dear young woman, I apologize as sincerely as though I were
the guilty man. I never heard of you before in my life; and I wasn’t
anywhere near Berkville day before yesterday. The receipt of my
own telegram in New Hampshire at approximately the same hour
proves that irrefutably.”
“Oh, that’ll be all right, Bishop,” said Zaliska. “I’m just as pleased as
though you really sent it.”
Miss Collingwood had lighted her pipe—a performance that drew
from Zaliska an astonished:
“Well, did you ever! Gwendolin, what have we here?”
“What I’d like to know,” cried Mrs. Banning, yielding suddenly to
tears, “is what you’ve done with Arabella!”
The mention of Arabella precipitated a wild fusillade of questions and
replies. She had been kidnapped, Mrs. Banning charged in tragic
tones, and Tracy Banning should be brought to book for it.
“You knew the courts would give her to me and it was you who lured
her away and hid her. This contemptible little Coningsby was your
ideal of a husband for Arabella, to further your own schemes with his
father. I knew it all the time! And you planned to meet him here, with
this creature, in your own house! And he’s admitted that you’ve been
dining with her. It’s too much! It’s more than I should be asked to
suffer, after all—after all—I’ve—borne!”
“Look here, Mrs. Lady; creature is a name I won’t stand for!” flamed
Zaliska.
“If you’ll all stop making a rotten fuss——” wheezed Coningsby.
“If we can all be reasonable beings for a few minutes——” began the
Bishop.
Before they could finish their sentences Gadsby leaped to the
doorway, through which Farrington was stealthily creeping, and
dragged him back.
“It seems to me,” said the detective, depositing Farrington, cowed
and frightened, in the center of the group, which closed tightly about
him, “that it’s about time this bird was giving an account of himself.
Everybody in the room was called here by a fake telegram, and I’m
positive this is the scoundrel who sent ’em.”
“He undoubtedly enticed us here for the purpose of robbery,” said
Senator Banning; “and the sooner we land him in jail the better.”
“If you’ll let me explain——” began Farrington, whose bedraggled
appearance was little calculated to inspire confidence.
“We’ve already had too many explanations!” declared Mrs. Banning.
“In all my visits to jails and penitentiaries I’ve rarely seen a man with
a worse face than the prisoner’s. I shouldn’t be at all surprised if he
turned out to be a murderer.”
“Rubbish!” sniffed Miss Collingwood. “He looks like somebody’s
chauffeur who’s been joy-rolling in the mud.”
The truth would never be believed. Farrington resolved to lie boldly.
“I was on my way to Lenox and missed the road. I entered these
grounds merely to make inquiries and get some gasoline. This man
you call Gadsby assaulted me and dragged me in here; and, as I
have nothing to do with any of you or your troubles, I protest against
being detained longer.”
Gadsby’s derisive laugh expressed the general incredulity.
“You didn’t say anything to me about gasoline! You were prowling
round the house, and when I nabbed you you tried to bolt. I guess
we’ll just hold on to you until we find out who sent all those fake
telegrams.”
“We’ll hold on to him until we find out who’s kidnapped Arabella!”
declared Mrs. Banning.
“That’s a happy suggestion, Fanny,” affirmed the Senator, for the first
time relaxing his severity toward his wife.
“What’s this outlaw’s name?” demanded Miss Collingwood in
lugubrious tones.
Clever criminals never disclosed their identity. Farrington had no
intention of telling his name. He glowered at them as he involuntarily
lifted his hand to his mud-spattered face. Senator Banning jumped
back, stepping heavily on Coningsby’s feet. Coningsby’s howl of pain
caused Zaliska to laugh with delight.
“If you hold me here you’ll pay dearly for it,” said Farrington fiercely.
“Dear, dear; the little boy’s going to cry!” mocked the dancer. “I think
he’d be nice if he had his face washed. By-the-way, who’s giving this
party anyhow? I’m perfectly famished and just a little teeny-teeny
bite of food would go far toward saving your little Zaliska’s life.”
“That’s another queer thing about all this!” exclaimed the Senator.
“Some one has opened up the house and stocked it with provisions.
The caretaker got a telegram purporting to be from me telling him I’d
be down with a house party. However, the servants are not here. The
scoundrel who arranged all this overlooked that.”
This for some occult reason drew attention back to Farrington, and
Gadsby shook him severely, presumably in the hope of jarring loose
some information. Farrington resented being shaken. He stood
glumly watching them and awaiting his fate.
“It looks as though you’d all have to spend the night here,” remarked
the Senator. “There are no trains out of Corydon until ten o’clock
tomorrow. By morning we ought to be able to fix the responsibility for
this dastardly outrage. In the meantime this criminal shall be locked
up!”
“Shudders, and clank, clank, as the prisoner goes to his doom,”
mocked Zaliska.
“The sooner he’s out of my sight the better,” Mrs. Banning agreed
heartily. “If he’s hidden my poor dear Arabella away somewhere he’ll
pay the severest penalty of the law for it. I warn him of that.”
“In some states they hang kidnappers,” Miss Collingwood recalled,
as though the thought of hanging gave her pleasure.
“We’ll put the prisoner in one of the servants’ rooms on the third
floor,” said the Senator; “and in the morning we’ll drive him to
Pittsfield and turn him over to the authorities. Bring him along,
Gadsby.”
Gadsby dragged Farrington upstairs and to the back of the house,
with rather more force than was necessary. Banning led the way,
bearing a poker he had snatched up from the fireplace. Pushing him
roughly into the butler’s room, Gadsby told Farrington to hold up his
hands.
“We’ll just have a look at your pockets, young man. No foolishness
now!”
This was the last straw. Farrington fought. For the first time in his life
he struck a fellow man, and enjoyed the sensation. He was angry,
and the instant Gadsby thrust a hand into his coat pocket he landed
on the detective’s nose with all the power he could put into the blow.
Banning dropped the poker and ran out, slamming the door after
him. Two more sharp punches in the detective’s face caused him to
jump for a corner and draw his gun. As he swung round, Farrington
grabbed the poker and dealt the officer’s wrist a sharp thwack that
knocked the pistol to the floor with a bang. In a second the gun was
in Farrington’s hand and he backed to the door and jerked it open.
“Come in here, Senator!” he said as Banning’s white face appeared.
“Don’t yell or attempt to make a row. I want you to put the key of that
door on the inside. If you don’t I’m going to shoot your friend here. I
don’t know who or what he is, but if you don’t obey orders I’m going
to kill him. And if you’re not pretty lively with that key I’m going to
shoot you too. Shooting is one of the best things I do—careful there,
Mr. Gadsby! If you try to rush me you’re a dead man!”
To demonstrate his prowess he played on both of them with the
automatic. Gadsby stood blinking, apparently uncertain what to do.
The key in Banning’s hand beat a lively rat-tat in the lock as the
frightened statesman shifted it to the inside. Farrington was enjoying
himself; it was a sweeter pleasure than he had ever before tasted to
find that he could point pistols and intimidate senators and
detectives.
“That will do; thanks! Now Mr. Gadsby, or whatever your name is, I
must trouble you to remove yourself. In other words, get out of here
—quick! There’s a bed in this room and I’m going to make myself
comfortable until morning. If you or any of you make any effort to
annoy me during the night I’ll shoot you, without the slightest
compunction. And when you go downstairs you may save your faces
by telling your friends that you’ve locked me up and searched me,
and given me the third degree—and anything you please; but don’t
you dare come back! Just a moment more, please! You’d better give
yourself first aid for nosebleed before you go down, Mr. Gadsby; but
not here. The sight of blood is displeasing to me. That is all now.
Good night, gentlemen!”
He turned the key, heard them conferring in low tones for a few
minutes, and then they retreated down the hall. Zaliska had begun to
thump the piano. Her voice rose stridently to the popular air: Any
Time’s A Good Time When Hearts are Light and Merry.
Farrington sat on the bed and consoled himself with a cigarette. As a
fiction writer he had given much study to human motives; but just
why the delectable Arabella had mixed him up in this fashion with the
company below was beyond him. Perversity was all he could see in
it. He recalled now that she herself had chosen all the names for her
list, with the exception of Banning and Gadsby; and, now that he
thought of it, she had more or less directly suggested them.
To be sure he had suggested the Senator; but only in a whimsical
spirit, as he might have named any other person whose name was
familiar in contemporaneous history. Arabella had accepted it, he
remembered, with alacrity. He had read in the newspapers about the
Bannings’ marital difficulties, and he recalled that Coningsby, a
millionaire in one of the Western mining states, had been implicated
with Banning in a big irrigation scandal.
It was no wonder that Mrs. Banning had been outraged by her
husband’s efforts to marry Arabella to the wheezing son of the
magnate. In adding to the dramatis personæ Zaliska, whose name
had glittered on Broadway in the biggest sign that thoroughfare had
ever seen, Arabella had contributed another element to the situation
which caused Farrington to grin broadly.
He looked at his watch. It was only nine-thirty, though it seemed that
eternity had rolled by since his first encounter with Gadsby. He had
taken a pistol away from a detective of reputation and pointed it at a
United States Senator; and he was no longer the Farrington of
yesterday, but a very different being, willing that literature should go
hang so long as he followed this life of jaunty adventure.
After a brief rest he opened the door cautiously, crept down the back
stairs to the second floor, and, venturing as close to the main
stairway as he dared, heard lively talk in the hall below. Gadsby, it
seemed, was for leaving the house to bring help and the proposal
was not meeting with favor.
“I refuse to be left here without police protection,” Mrs. Banning was
saying with determination. “We may all be murdered by that ruffian.”
“He’s undoubtedly a dangerous crook,” said the officer; “but he’s safe
for the night. And in the morning we will take him to jail and find
means of identifying him.”
“Then for the love of Mike,” chirruped Zaliska from the piano, “let’s
have something to eat!”
Farrington chuckled. Gadsby and Banning had not told the truth
about their efforts to lock him up. They were both cowards, he
reflected; and they had no immediate intention, at least, of returning
to molest him. In a room where Banning’s suitcase was spread open
he acquired an electric lamp, which he thrust into his pocket. Sounds
of merry activity from the kitchen indicated that Zaliska had begun
her raid on the jam pots, assisted evidently by all the company.
One thought was uppermost in his mind—he must leave the house
as quickly as possible and begin the search for Arabella. He wanted
to look into her eyes again; he wanted to hear her laughter as he told
of the result of her plotting. There was more to the plan she had
outlined at the tea house than had appeared, and he meant to
fathom the mystery; but he wanted to see her for her own sake. His
pulses tingled as he thought of her—the incomparable girl with the
golden-brown eyes and the heart of laughter!
He cautiously raised a window in one of the sleeping rooms and
began flashing his lamp to determine his position. He was at the rear
of the house and the rain purred softly on the flat roof of a one-story
extension of the kitchen, fifteen feet below. The sooner he risked
breaking his neck and began the pursuit of Arabella the better; so he
threw out his rubber coat and let himself out on the sill.
He dropped and gained the roof in safety. Below, on one side, were
the lights of the dining room, and through the open windows he saw
his late companions gathered about the table. The popping of a cork
evoked cheers, which he attributed to Zaliska and Coningsby. He
noted the Bishop and Miss Collingwood in earnest conversation at
one end of the room, and caught a glimpse of Banning staggering in
from the pantry bearing a stack of plates, while his wife distributed
napkins. They were rallying nobly to the demands upon their
unwilling hospitality.
He crawled to the farther side of the roof, swung over and let go, and
the moment he touched the earth was off with all speed for the road.
It was good to be free again, and he ran as he had not run since his
school-days, stumbling and falling over unseen obstacles in his
haste. In a sunken garden he tumbled over a stone bench with a
force that knocked the wind out of him; but he rubbed his bruised
legs and resumed his flight.
Suddenly he heard some one running over the gravel path that
paralleled the driveway. He stopped to listen, caught the glimmer of
a light—the merest faint spark, as of some one flashing an electric
lamp—and then heard sounds of rapid retreat toward the road.
Resolving to learn which member of the party was leaving, he
changed his course and, by keeping the lights of the house at his
back, quickly gained the stone fence at the roadside.
When he had climbed halfway over he heard some one stirring
outside the wall between him and the gate; then a motor started with
a whir and an electric headlight was flashed on blindingly. As the
machine pushed its way through the tangle of wet weeds into the
open road he clambered over, snapped his lamp at the driver, and
cried out in astonishment as the light struck Arabella full in the face.
She ducked her head quickly, swung her car into the middle of the
road, and stopped.
“Who is that?” she demanded sharply.
“Wait just a minute! I want to speak to you; I have ten thousand
things to say to you!” he shouted above the steady vibrations of the
racing motor.
She leaned out, flashed her lamp on him, and laughed tauntingly.
She was buttoned up tightly in a leather coat, but wore no hat; and
her hair had tumbled loose and hung wet about her face. Her eyes
danced with merriment.
“Oh, it’s too soon!” she said, putting up her hand to shield her eyes
from his lamp. “Not a word to say tonight; but tomorrow—at four
o’clock—we shall meet and talk it over. You have done beautifully—
superbly!” she continued. “I was looking through the window when
they dragged you off upstairs. And I heard every word everybody
said! Isn’t it perfectly glorious?—particularly Zaliska! What an awful
mistake it would have been if we’d left her out! Back, sir! I’m on my
way!”
Before he could speak, her car shot forward. He ran to his machine
and flung himself into it; but Arabella was driving like a king’s
messenger. Her car, a low-hung gray roadster, moved with incredible
speed. The rear light rose until it became a dim red star on the crest
of a steep hill, and a second later it blinked him good-by as it dipped
down on the farther side.
He gained the hilltop and let the machine run its maddest. When he
reached the bottom he was sure he was gaining on the flying car, but
suddenly the guiding light vanished. He checked his speed to study
the trail more carefully, found that he had lost it, turned back to a
crossroad where Arabella had plunged more deeply into the hills,
and was off again.
The road was a strange one and hideously soggy. The tail light of
Arabella’s car brightened and faded with the varying fortunes of the
two machines; but he made no appreciable gain. She was leading
him into an utterly strange neighborhood, and after half a dozen
turns he was lost.
Then his car landed suddenly on a sound piece of road and he
stepped on the accelerator. The rain had ceased and patches of
stars began to blink through the broken clouds, but as his hopes
rose the light he was following disappeared; and a moment later he
was clamping on the brakes.
The road had landed him at the edge of a watery waste, a fact of
which he became aware only after he had tumbled out of his
machine and walked off a dock. Some one yelled to him from a
house at the water’s edge and threatened to shoot if he didn’t make
himself scarce. And it was not Arabella’s voice!
He slipped and fell on the wet planks, and his incidental remarks
pertaining to this catastrophe were translated into a hostile
declaration by the owner of the voice. A gun went off with a roar and
Farrington sprinted for his machine.
“If you’ve finished your target practice,” he called from the car with
an effort at irony, “maybe you’ll tell what this place is!”
The reply staggered him:
“This pond’s on Mr. Banning’s place. It’s private grounds and ye can’t
get through here. What ye doin’ down here anyhow?”
Farrington knew what he was doing. He was looking for Arabella,
who had apparently vanished into thin air; but the tone of the man
did not encourage confidences. He was defeated and chagrined, to
say nothing of being chilled to the bone.
“You orto turned off a mile back there; this is a private road,” the man
volunteered grudgingly, “and the gate ain’t going to be opened no
more tonight.”
Farrington got his machine round with difficulty and started slowly
back. His reflections were not pleasant ones. Arabella had been
having sport with him. She had led him in a semicircle to a remote
corner of her father’s estate, merely, it seemed, that he might walk
into a pond or be shot by the guardian of the marine front of the
property.
He had not thought Arabella capable of such malevolence; it was not
like the brown-eyed girl who had fed him tea and sandwiches two
days before to lure him into such a trap. In his bewildered and
depressed state of mind he again doubted Arabella.
He reached home at one o’clock and took counsel of his pipe until
three, brooding over his adventure.
Hope returned with the morning. In the bright sunlight he was
ashamed of himself for doubting Arabella; and yet he groped in the
dark for an explanation of her conduct. His reasoning powers failed
to find an explanation of that last trick of hers in leading him over the
worst roads in Christendom, merely to drop him into a lake in her
father’s back yard. She might have got rid of him easier than that!
The day’s events began early. As he stood in the doorway of his
garage, waiting for the chauffeur to extract his runabout from its shell
of mud, he saw Gadsby and two strange men flit by in a big
limousine. As soon as his car was ready he jumped in and set off,
with no purpose but to keep in motion. He, the Farrington of cloistral
habits, had tasted adventure; and it was possible that by ranging the
county he might catch a glimpse of the bewildering Arabella, who
had so disturbed the even order of his life.
He drove to Corydon, glanced into all the shops, and stopped at the
post office on an imaginary errand. He bought a book of stamps and
as he turned away from the window ran into the nautical Miss
Collingwood.
“Beg pardon!” he mumbled, and was hurrying on when she took a
step toward him.
“You needn’t lie to me, young man; you were in that row at Banning’s
last night, and I want to know what you know about Arabella!”
This lady, who sailed a schooner for recreation, was less formidable
by daylight. It occurred to him that she might impart information if
handled cautiously. They had the office to themselves and she drew
him into a corner of the room and assumed an air of mystery.
“That fool detective is at the telegraph office wiring all the police in
creation to look out for Arabella. You’d better not let him see you.
Gadsby is a brave man by daylight!”
“If Arabella didn’t spend last night at her father’s house I know
nothing about her,” said Farrington eagerly. “I have reason to
assume that she did.”
She eyed him with frank distrust.
“Don’t try to bluff me! You’re mixed up in this row some way; and if
you’re not careful you’ll spend the rest of your life in a large,
uncomfortable penitentiary. If that man at the telegraph office wasn’t
such a fool——”
“You’re not in earnest when you say Miss Banning wasn’t at home
last night!” he exclaimed.

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