Vous êtes sur la page 1sur 69

Les Filles Du Campus T1 Cours

particuliers Rebecca Jenshak


Visit to download the full and correct content document:
https://ebookstep.com/product/les-filles-du-campus-t1-cours-particuliers-rebecca-jens
hak/
More products digital (pdf, epub, mobi) instant
download maybe you interests ...

Rapprochement forcé Les filles du campus 2 1st Edition


Rebecca Jenshak

https://ebookstep.com/product/rapprochement-force-les-filles-du-
campus-2-1st-edition-rebecca-jenshak/

L inconstante Les filles du vignoble 1 1st Edition


Sybil Redevil

https://ebookstep.com/product/l-inconstante-les-filles-du-
vignoble-1-1st-edition-sybil-redevil/

La Légende du campus Campus 5 1st Edition Jennifer


Sucevic

https://ebookstep.com/product/la-legende-du-campus-campus-5-1st-
edition-jennifer-sucevic/

Les filles del Capità María Dueñas Vinuesa

https://ebookstep.com/product/les-filles-del-capita-maria-duenas-
vinuesa/
Notes du Cours Algèbre linéaire Math103 Guy Henniart

https://ebookstep.com/product/notes-du-cours-algebre-lineaire-
math103-guy-henniart/

Ante Millenium T1 Les prémices de l humanité Gilles


Rouvière

https://ebookstep.com/product/ante-millenium-t1-les-premices-de-
l-humanite-gilles-rouviere/

Archibald Finch T1 Archibald Finch et les sorcières


disparues Michel Guyon

https://ebookstep.com/product/archibald-finch-t1-archibald-finch-
et-les-sorcieres-disparues-michel-guyon/

Crescent City T1 Maison de la terre et du sang J Maas


Sarah

https://ebookstep.com/product/crescent-city-t1-maison-de-la-
terre-et-du-sang-j-maas-sarah/

Le rugissement du guépard The savages of Hell T1 1st


Edition Lavallée Pierrette

https://ebookstep.com/product/le-rugissement-du-guepard-the-
savages-of-hell-t1-1st-edition-lavallee-pierrette/
COURS PARTICULIERS

LES FILLES DU CAMPUS


REBECCA JENSHAK
TABLE DES MATIÈRES

Prologue
1. Daisy
2. Daisy
3. Jordan
4. Jordan
5. Daisy
6. Jordan
7. Daisy
8. Jordan
9. Daisy
10. Jordan
11. Daisy
12. Daisy
13. Daisy
14. Jordan
15. Daisy
16. Daisy
17. Jordan
18. Daisy
19. Jordan
20. Daisy
21. Jordan
22. Daisy
23. Jordan
24. Daisy
25. Daisy
26. Jordan
27. Daisy
28. Daisy
29. Jordan
30. Daisy
31. Jordan
32. Daisy
33. Jordan
34. Daisy
35. Jordan
36. Daisy
37. Daisy
Épilogue

Notes
Autres titres de Rebecca Jenshak
Copyright © 2023 par Rebecca Jenshak
Tous droits réservés. Sauf dans les cas prévus par le U.S. Copyright Act de 1976,
aucune partie de ce livre ne peut être reproduite, distribuée, transmise sous
quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, stockée dans une base de
données ou un système d’extraction, sans l’autorisation écrite de l'auteur.

Rebecca Jenshak
www.rebeccajenshak.com
Traduit par Viviane Faure et Valentin Translation

Les personnages et événements décrits dans ce livre sont fictifs. Les noms, les
personnages, les lieux et les intrigues sont le produit de l’imagination de l’auteur.
Toute ressemblance avec des personnes, existantes ou ayant existé, serait fortuite
et non intentionnelle.
BLURBS

J’ai un genre de mec.


Les mecs gentils.
Responsables et fiables. Sûrs.
Alors, quand un joueur de hockey amateur de bière, taquin et
tatoué me demande de lui donner des cours particuliers, je me
retrouve propulsée dans un monde de bad-boys et de mauvaises
décisions.
Jordan est un joueur populaire sur le campus.
Il ne prend rien au sérieux, à l’exception du hockey et des
soirées.
Mais il me fait un drôle d’effet.
Moi, la fille la plus banale de l’Université de Valley, je vais donner
des cours au joueur le plus canon de la fac.
À toutes les filles silencieuses. Moi, je vous entends.
PROLOGUE
DAISY

— T u veux bien descendre de là ? hurle Violet d’en bas.


Ma cousine a le vertige et elle n’est pas fan des échelles
branlantes.
— Tu vas choper une pneumonie ou une IST par voie aérienne.
— Ils ont gagné le match, dis-je en lui jetant un coup d’œil
rapide.
Elle se tient sur le barreau le plus bas et tend le cou pour voir le
jardin de notre voisin par-dessus la clôture.
— Qu’est-ce qu’on s’en fiche ? Qu’ils gagnent, qu’ils perdent, ils
font la fête pareil.
Elle peut faire style qu’elle est imperméable au fun à côté, mais
je l’ai surprise à regarder avec envie vers chez eux une ou deux fois
depuis la fenêtre de sa chambre.
— Ils ont l’air tellement heureux.
Depuis ma cachette dans la vieille cabane dans l’arbre, j’ai une
vue parfaite sur le jardin des voisins. Un petit groupe de filles danse
dans l’herbe au rythme d’une musique entraînante. Dans une autre
zone, des garçons se sont rassemblés pour jouer au cornhole.
D’autres se trouvent dans la piscine chauffée et s’éclaboussent en
jouant. Tous les autres sont sur la vaste terrasse qui court le long de
l’arrière de la maison.
L’alcool coule à flots et l’atmosphère est si heureuse et légère
que même l’oxygène semble avoir un goût différent d’aussi près.
— La nuit ne fait que commencer et ils ont déjà picolé. Bien sûr
qu’ils sont heureux, déclare Vi avec indifférence. D’ici quelques
heures, ils seront tellement bourrés que la fête sera moins joyeuse.
Elle a tort. Au moins une fois par semaine, je viens m’asseoir ici
pour les regarder boire et rire, et je peux attester qu’ils repartent
aussi heureux qu’ils sont venus.
— Allez, viens, chouine-t-elle. Tu m’as promis qu’on finirait
Orgueils et préjugés ce soir.
Je ravale un grognement mais je me souviens d’avoir acquiescé à
ce programme avant de me rendre compte qu’il y avait une fête à
côté. Je ne suis même pas assez cool pour être au courant quand il y
a une fête, encore moins y être invitée.
— Encore cinq minutes.
— D’accord. Je fais du popcorn.
Sa voix s’éloigne de la cabane.
— Si tu n’es pas rentrée quand je lance le film, c’est toi qui sors
la poubelle jusqu’à la fin du mois.
— Oui, oui. J’arrive.
Le vent me fait voler les cheveux dans le nez. Je dénoue la
chemise en flanelle à ma taille et l’enfile, et puis je ramène mes
genoux à ma poitrine et pose le menton sur mes bras.
J’ai emménagé il y a trois mois à côté de la maison où se passent
les meilleures fêtes de la fac avec Violet et deux autres amies, Jane
et Dahlia.
La Maison Blanche, comme on l’appelle, doit son nom non
seulement au fait qu’elle est énorme et de cette couleur, mais aussi
parce que les fêtes épiques qui s’y déroulent sont l’équivalent d’être
invité à dîner avec des dignitaires ou des membres de la royauté.
Enfin, j’imagine, vu que pour moi, le plus proche que je sois d’y
assister c’est les observer depuis mon coin préféré de l’autre côté de
la clôture.
Les joueurs principaux de l’équipe de basket de la fac vivent à
côté, mais c’est le dernier endroit à la mode, formule tout-compris,
pour l’élite du campus : les membres des fraternités, les athlètes
dans les sports les plus en vue, des filles absolument magnifiques et
lui.
Liam Price : joueur de hockey, troisième année, en sciences de
l’ingénierie.
On a un cours de physique ensemble ce semestre, alors je
connais le tracé de ses épaules quand il s’appuie à son dossier, la
façon dont il mâchonne le bout de stylo quand il réfléchit, et le fait
que ses amis l’appellent parfois Apollon pour se moquer de ses
cheveux blonds bien coiffés et de ses vêtements BCBG.
Ce soir, il est assis avec ses coéquipiers du côté de la terrasse qui
est le plus proche de moi. Les garçons avec qui il est enchaînent les
bières mousseuses mais pas lui. Comme bien d’autres soirées où je
l’ai observé, il tient une bouteille d’eau. Il rit et parle avec ses potes,
mais alors qu’ils se mettent à hausser la voix sous l’effet de l’alcool,
Liam reste parfaitement calme et bien mis.
Mon pouls accélère alors qu’une jolie fille approche de son cercle.
Son arrivée au milieu du groupe avec tant d’assurance et d’aisance
me laisse admirative. Il se déploie de toute sa hauteur pour offrir
son siège à la nouvelle arrivée. Elle sourit et pose une main sur son
avant-bras avant de déblatérer quelque chose que je n’entends pas à
cause du bruit et de prendre sa chaise.
Ai-je mentionné que c’est un gentleman ?
Il vide ce qui lui reste d’eau et regarde autour de lui. Parfois, j’ai
l’impression qu’il ne se sent pas à sa place non plus. Mais bon, il est
quand même de l’autre côté de la clôture.
Ma respiration se bloque quand ses yeux se portent vers la
cabane dans notre jardin mais alors que j’ai l’impression qu’il m’a
vue, il continue à tourner.
Mon super pouvoir c’est d’être invisible. Sauf que je ne peux pas
l’arrêter. Ça fait trois mois qu’il regarde dans ma direction sans me
voir.
— Daisy ! hurle Violet depuis la porte de derrière.
Je sortirais la poubelle jusqu’à la fin des temps si je pensais que
rester assisse ici et observer les étudiants populaires me
rapprocherait d’en devenir une.
Avec un soupir, je jette un dernier regard à tout ce que je n’ai
pas et entreprends de descendre l’échelle. Mon programme pour ce
samedi soir c’est de regarder Colin Firth jouer M. Darcy pour ce qui
est au moins la troisième fois ce semestre. Violet a un faible pour
Austen et j’ai un faible pour la romance et l’optimisme, alors ça ne
me dérange pas trop. Cela dit, je préfère la version avec Matthew
Macfadyen.
Avant d’emménager ici, j’aurais pu être à fond à l’idée de réciter
nos dialogues préférés et de me pâmer quand Darcy tombe
amoureux d’Elizabeth. À l’époque, c’était facile de penser que je ne
manquais rien en n’étant pas invitée à ces fêtes, mais maintenant…
Maintenant, en entrant dans la maison en pierre, vieillotte et
silencieuse, quasiment cachée à côté de l’énorme baraque blanche à
côté, je me demande ce qu’il faudrait pour qu’une petite fleur timide
comme moi passe la clôture et soit vue ?
UN
DAISY

— J e suis à la bourre , crie Dahlia en se précipitant en bas des


escaliers, une pomme à la main et son sac de golf en bandoulière.
Elle bloque la pomme dans sa bouche pour nous saluer de la
main et ouvre la porte en grand. Une brise s’engouffre dans le salon
alors qu’elle claque la porte derrière elle et traverse la rue en
courant pour se joindre à d’autres sportifs qui partent à
l’entraînement.
Notre maison n’est qu’à quelques rues du campus, blottie entre
les dortoirs au sud et Ray Fieldhouse avec le reste des bâtiments de
sport.
Les après-midis en semaine, c’est le meilleur moment pour
observer les gens.
— Je n’ai pas vu les baseballeurs avec leurs jolis petits shorts,
déclare Violet en regardant par-dessus mon épaule.
— Ils ont un jour de congé. J’ai entendu un mec en parler en
classe, répond Jane en feuilletant Cosmopolitan sur le canapé.
Elle lève le nez de la page et tire le rideau pour nous offrir une
meilleure vue.
Les basketteurs sont en train de courir, les footballeurs partent à
la muscu en débardeur et si je plisse les yeux, je peux apercevoir le
diamant vide du terrain de baseball au loin. La patinoire de hockey
est à deux rues de là à l’ouest, hors de vue, mais j’aime à
m’imaginer Liam à l’entraînement avec tout son rembourrage et son
grand sourire radieux sous son casque.
La piqûre d’une aiguille dans mon épaule me fait sursauter.
— Ne bouge pas. J’ai presque fini.
Il n’y a que Violet pour avoir l’air à la fois empathique et agacée.
Comme demandé, je me tiens parfaitement immobile pendant
qu’elle m’utilise comme modèle pour sa dernière création. Le tissu
tombe au sol avec une petite traîne. Le bustier est un corset noir qui
enserre mes côtes et fait remonter mes petits seins à une hauteur
impressionnante, comme s’ils défiaient la gravité. Une dentelle
douce et transparente couvre mes épaules et mes bras, fermée à
mon cou par une broche vintage. Le chemisier ajusté ne fait rien
pour dissimuler mon décolleté, mais je suis certaine que c’est fait
exprès.
C’est du gothique victorien avec une touche sexy. C’est très
Violet. Elle étudie la couture et son goût pour les trucs historiques
est indéniable dans tout ce qu’elle crée.
Elle dépose une paire d’escarpins devant moi avant de s’asseoir
pour faire l’ourlet.
— Ça ne serait pas mieux si tu posais les épingles pendant que je
suis pieds nus ? Comme ça tu pourras mettre des talons de six à huit
centimètres sans problème.
Ma cousine fait bien six centimètres de moins que moi et elle a
une propension à porter des talons hauts tandis que je préfère
garder les pieds sur la terre ferme.
Elle secoue la tête et ses cheveux noirs volent autour de ses
épaules à ce simple mouvement. Je grimpe avec maladresse sur ses
talons aiguilles rose vif. Elle fait une demi-taille de moins que moi et
ses chaussures compressent mes orteils. Heureusement qu’on me
demande juste de les enfiler, pas de marcher avec.
Violet retire une épingle du coussin passé à son poignet et
bloque le tissu sur le dessus de mon pied. Je me retiens de remuer.
Cela fait presque une heure qu’on y est et Violet n’offre pas une
compagnie très distrayante quand elle travaille. Elle est
profondément concentrée et les seuls mots qu’elle prononce alors
qu’elle tourne autour de moi pour fixer le tissu sont des instructions
ou des commentaires sur les gens qui passent dehors. Et Jane passe
toute sa pause entre ses cours à lire les douzaines de magazines
auxquels elle est abonnée – tant sur papier qu’en numérique.
— Bon.
Violet se redresse et décrit un autre cercle autour de moi.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— Elle est superbe, comme toujours. C’est pour quoi ?
Je retire les talons, heureuse de sentir à nouveau mes orteils.
Quand Violet sourit, tout son visage s’illumine.
— C’est pour le Bal des Petites Fleurs Timides, en janvier.
Ma surprise quant au fait qu’elle crée encore une robe pour
l’événement – c’est la troisième qu’elle dessine et réalise pour ça –
est temporairement éclipsée par le surnom qu’elle donne à ce bal
masqué qu’elle organise.
— On peut arrêter de l’appeler comme ça ?
En une fraction de seconde son sourire disparaît, remplacé par
une moue agacée.
— Les petites fleurs timides sont géniales. Accepte-toi.
Oh, je m’accepte. Ce n’est pas comme si j’avais le choix. C’est
l’une des nombreuses différences entre Violet et moi. Elle est cool et
extravertie. Les gens l’apprécient tout de suite. Elle était dans
l’équipe de danse au lycée et, elle me tuerait si je le disais à
quiconque, elle a même été élue reine à la fête des anciens élèves.
Ça faisait deux mois qu’elle était étudiante à Valley quand elle a tout
laissé tomber et décidé qu’elle en avait terminé avec les soirées et
qu’elle ne traînerait plus avec des enfoirés insipides et remplis de
haine de soi. C’est elle qui le dit.
— Qu’est-ce qui ne va pas avec les deux autres que tu as faites ?
Je lisse la jupe en dentelle de ma main. C’est incroyable à quel
point elle est douce.
— Rien. Celle-ci est pour toi.
Son sourire est revenu en place. Elle sort son téléphone et prend
une photo de moi alors que ces paroles ne sont pas encore tout à
fait parvenues à mon cerveau.
— Je ne peux pas mettre ça.
— Si.
Elle vient se tenir à côté de moi et me montre l’écran de son
téléphone pour que je voie la photo qu’elle a prise.
— Elle est parfaite.
La robe est effectivement parfaite. J’arrive à peine à me
reconnaître dedans. Je suis bien plus à l’aise dans mes propres
vêtements, pas parce qu’elle ne me plaît pas, mais parce qu’elle est
bien trop belle pour moi.
Je jette un coup d’œil à ma superbe cousine. Son père est le
frère du mien, mais nos personnalités sont aussi différentes que nos
apparences. Mes cheveux ont la couleur du sable mouillé et mes
yeux bleus n’ont rien de spécial. Je suis de taille moyenne et juste…
eh bien, moyenne. Violet, elle, a hérité des gènes coréens de sa
mère. Ses longs cheveux sont d’un noir doux et ses yeux d’un brun
sombre qui s’éclaire quand elle rit.
J’adore ma cousine mais elle ne comprend pas toujours ce que
c’est que d’être une fille timide et qui ne parle pas beaucoup.
— Elle ne te plaît pas ?
L’incertitude lui fait froncer les sourcils alors qu’elle m’observe.
Des fois, j’oublie que Violet aussi a des insécurités. Ça me paraît
absurde parce qu’elle est douée dans tout ce qu’elle fait.
— Tu plaisantes ? J’ai l’impression d’être une courtisane.
Elle me fixe toujours de ses grands yeux incertains.
— C’était un compliment. Je ne me suis jamais sentie aussi belle,
Vi. C’est juste que je ne suis pas sûre que ce soit très moi.
— Tu pourrais être une courtisane. Il faudrait juste que tu parles
aux mecs qui te plaisent, plutôt que de les mater depuis la cabane.
Cette intervention vient de Jane, qui pose son magazine pour
venir se tenir devant moi.
— Tu es très belle, Daisy.
J’apprécie leur confiance en moi, même si elle ne repose sur rien.
J’ai une idée assez claire de ce qui se passerait si j’allais parler à
Liam, et ça ne se termine pas par moi qui porte cette robe à un
rendez-vous où il me tire dans un coin pour s’en prendre à mon
honneur parce qu’il ne peut plus attendre avant de me posséder. La
robe est belle. Mais pas à ce point.
Violet a un sourire qui étire le coin de ses lèvres et elle me serre
sur le côté.
— Ça va être bien cette année.
Elle vient rouvrir la fermeture éclair.
— Je t’ai dit que j’ai pu réserver la grande salle dans le bâtiment
Moreno ? Et les parents de Jane nous ont fait don de nappes et de
belles bougies pour les centres de table. Merci encore, ajoute-t-elle
en regardant notre coloc.
— De rien.
Jane se rassied sur le canapé et reprend son magazine.
— Ouah. C’est une sacrée amélioration par rapport à la petite
fiesta dans le salon du dortoir l’an dernier.
On avait bu du soda sans bulles dans des gobelets en plastique
et la lumière était celle des néons.
Violet avait eu l’idée d’un bal masqué quand on vivait dans les
dortoirs l’an dernier. Sa coloc était invitée à un événement officiel
d’une sororité et on était toutes les deux en train de se plaindre qu’il
n’y ait pas de trucs organisés pour les gens comme nous qui ne
faisaient pas partie des fraternités et sororités ou qui ne sortaient
pas avec des mecs assez populaires pour y être invitées. Alors on en
avait organisé un – enfin, Violet l’avait organisé.
— Oui, je me suis un peu laissé dépasser.
Elle m’adresse un sourire ravi en haussant les épaules et je
comprends que ça va être carrément exagéré.
— Comment je peux t’aider ? je demande.
— Tu pourrais t’occuper des fleurs ? Le fleuriste en haut de la rue
nous a déjà inscrites sur son planning, mais il faut que je lui donne
les détails.
— Les fleurs ?
— Oui, les fleurs.
Elle me jette un regard.
— C’est le Bal des Petites Fleurs Timides.
Un gémissement franchit mes lèvres.
— Il faut vraiment que tu arrêtes de l’appeler comme ça.
— Je t’enverrai tous les détails par SMS. Tu es sûre que tu peux
t’en occuper ? Tout le concept tourne autour des fleurs. Elles
formeront une arche et…
Elle s’interrompt quand il devient clair que je n’écoute qu’à
moitié.
— N’oublie pas.
— J’irai cette semaine.
— Merci.
Elle me retire la robe et j’enfile la mienne, beaucoup moins
stylée, et mes chaussures.
— Je pars en cours.
Mon cœur accélère parce que d’ici un quart d’heure, je verrai
Liam.
Mes colocs sourient. Elles savent à quel point j’anticipe ce cours,
deux fois par semaine.
— Dis bonjour à Liam pour nous, me taquine Jane.
Aucune chance.
DEUX
DAISY

N otre prof de physique est un petit homme chauve avec une voix
tonitruante et un sourire facile. Il passe les deux heures de TD à
faire les cent pas sur le devant de la salle et essaie de toutes ses
forces de nous motiver. Il est super. Sympa, un peu excentrique et
très animé. Il enseigne avec tout son corps, ses mains font de
grands signes pendant qu’il nous donne les instructions pour
l’expérience d’aujourd’hui.
Mais en dépit de ses efforts, mon attention dérive vers le garçon
assis au bureau devant moi. Aujourd’hui, Liam porte un polo noir
avec un jean. Ses cheveux blonds sont couverts par une casquette
noire aussi. Même quand il est habillé décontracté, il est bien mis. Il
s’appuie sur son coude gauche, son stylo posé contre ses lèvres
pleines, et il accorde toute sa concentration à notre prof plein
d’entrain.
Il offre un contraste frappant avec le mec à côté de lui. Les
boucles en bataille de Jordan Thatcher retombent sur une casquette
à l’envers qui dit « J’aime les MILFs ». Son tee-shirt est froissé et ses
chaussettes désassorties. Il est plutôt beau gosse si on n’est pas
dérangé par le côté je viens de sortir de l’entraînement et j’avais la
flemme de chercher des vêtements propres.
Liam et Jordan sont dans la même équipe mais ils sont si
différents que je ne comprends pas comment ils peuvent être amis
hors de la patinoire. Liam est connu pour être un mec bien, mais la
réputation de Jordan est loin d’être aussi immaculée. Il va à toutes
les soirées. Les filles aiment bien son attitude nonchalante de gros
fêtard. Moi je trouve ça… intimidant. Bien sûr, j’aimerais être un peu
plus relaxe et sortir de ma coquille, mais Jordan donne l’impression
qu’il n’y a rien dont il se soucie.
Il a la tête courbée sur son bureau et bouge son stylo avec
assiduité comme s’il prenait en note le moindre mot de ce que dit le
Professeur Green. Sauf que de ma table derrière lui, je vois ce qu’il
fait vraiment : il colorie les lettres de la marque de son bloc-notes.
Quand le professeur a terminé et qu’il nous dit de nous y mettre,
je soupire et contemple la chaise vide à côté de la mienne. C’est la
troisième semaine d’affilée que ma partenaire de TD ne vient pas.
Soit elle a laissé tomber, soit elle est bien partie pour foirer cette
matière.
Je lis les consignes dont j’ai manqué une partie pendant que je
matais Liam. Jordan et lui arrivent toujours en cours à la dernière
seconde, alors ce n’est pas vraiment ma faute si j’ai besoin des cinq
premières minutes de cours pour me rincer l’œil.
Je noue mes cheveux en une queue de cheval pendant que Liam
se place debout à côté de son tabouret. Il est grand et ses larges
épaules tirent le tissu de son polo alors qu’il se penche pour
griffonner quelque chose sur un morceau de papier. Son partenaire
est moins enthousiaste, il reste assis et regarde Liam faire la mise en
place.
Je pousse un soupir et ramène mon regard sur mon bureau.
J’aime bien la physique, mais ça va être chaud de faire tout ça toute
seule.
— Miss Johnson.
Le professeur Green s’approche de ma table alors que je relis la
première étape du TD. Il fait claquer sa langue, une main sur la
hanche, alors qu’il contemple la place vide à côté de la mienne.
— Votre partenaire est de nouveau absente.
Je lui adresse un sourire embêté.
— Ces TDs sont vraiment prévus pour deux.
Il se redresse pour contempler le reste de la classe. Mon pouls
tambourine alors qu’il considère ses options. Tout le monde est par
deux aux autres tables. Vu ma chance, il va décider d’être mon
partenaire ou me coller avec un groupe qui m’ignorera pour
continuer à travailler joyeusement en binôme. Je déteste ce genre
d’attention. C’est comme entrer dans une salle pleine de gens ou
être interrogée en cours. Ma peau me démange et je tords mes
mains devant moi.
On dirait que tout le monde évite de relever le nez parce qu’ils
savent que le professeur Green cherche quelqu’un avec qui me
mettre. C’est irrationnel. Je le sais. La plupart d’entre eux ne se sont
certainement même pas rendu compte de ce qui se passe. Ce n’est
pas comme s’ils me remarquaient d’habitude alors pourquoi ça serait
le cas maintenant ? Tout de même, je déteste l’idée d’être ajoutée à
un groupe qui ne veut pas de moi.
— On va vous mettre avec M. Price et M. Thatcher.
Mon estomac fait un salto. Figée, je ne parle ni ne bouge
pendant que le professeur Green se rapproche de Liam et Jordan
avec le sourire ravi de celui qui a résolu un problème.
— Miss Johnson va se joindre à vous jusqu’à ce que sa partenaire
revienne, leur annonce-t-il.
À ma grande horreur, Liam se retourne, ignorant visiblement qui
est Miss Johnson.
C’est moi, idiot, je hurle dans ma tête avant de m’excuser en
silence parce que ce n’est pas de sa faute si je n’ai jamais eu le
courage de lui adresser la parole. Ce n’est pas tout à fait exact. Une
fois, j’ai éternué et il a dit À tes souhaits et je l’ai remercié.
Jordan et Liam finissent par repérer la seule personne sans
binôme dans la classe. Liam écarquille les yeux, observateur, en me
fixant du regard. Il lève une main dans un salut poli. Jordan fait
glisser son tabouret sur le carrelage, ce qui produit un crissement
sonore.
Je rassemble mes affaires et, les genoux flageolants, je franchis
les deux mètres entre leur table et la mienne.
— Salut, je m’appelle Liam.
Il se place au milieu derrière la table et me laisse sa chaise.
— Ça, c’est Jordan.
Il recula légèrement pour que je puisse voir Jordan de l’autre
côté de lui.
Je leur fais un signe de tête à chacun.
— Je n’ai pas entendu ton prénom, dit Liam. À moins que tu
veuilles qu’on t’appelle Miss Johnson.
— Dai… sy.
Ma voix tremblote sur chacune des deux syllabes. Son sourire fait
éclore un millier de papillons en moi. D’aussi près, il a l’air beaucoup
plus grand.
— Cool. Enchanté, Daisy. On était juste sur le point de tracer les
rayons de la lentille concave. Tu veux en avoir l’honneur ?
Jordan renifle :
— L’honneur ?
Liam l’ignore et allume le projecteur. Des rayons de lumière
s’étirent sur le papier. Je suis toujours plus ou moins figée.
— Besoin d’un crayon.
Il en prend un posé sur son carnet et parce que je ne sais pas où
j’ai mis le mien, je l’accepte.
Ma main tremble alors que je repasse le contour des rayons avec
une règle. J’ai honte d’avouer que sa présence à tout juste trente
centimètres de moi me fait vaciller sur mes pieds et que j’ai du mal à
respirer normalement.
Le pendentif en forme de pâquerette 1 à mon collier se balance
alors que je me penche au-dessus de la table. Liam pianote
machinalement sur la table de ses pouces.
— Voilà, dis-je quand j’ai fini.
Je prends enfin une grande inspiration qui me calme un peu,
mais je me retrouve à respirer à pleins poumons son parfum et mon
cœur se serre. Même son odeur est parfaite.
Liam se tourne vers Jordan.
— Ensuite ?
Jordan reste assis sur son tabouret pendant que Liam et moi
finissons de faire les marques sur les papiers. À chaque étape, Liam
vérifie les consignes avec lui, et ensuite on s’en charge tous les
deux. Je comprends que c’est comme ça qu’ils fonctionnent
d’habitude et ça ne me surprend pas que Liam fasse le gros du
boulot.
Il lit la consigne suivante et j’en profite pour le contempler. Ses
sourcils sont froncés de concentration et le bout de sa langue passe
entre ses dents. Il a des traits superbes avec de hautes pommettes
et un long nez droit. Il est rasé de près et sa peau a des sous-tons
chauds qui font ressortir ses cheveux blonds et ses iris bleus.
Je sens les yeux de Jordan sur moi. Quand je croise son regard
sombre, un sourire amusé recourbe ses lèvres. Je rougis de me faire
prendre à mater son ami et je regarde les autres tables autour de
nous en triturant mon collier pendant que Liam termine.
— Alors, Daisy, me ramène la voix de Liam. C’est quoi ta matière
principale ?
— La physique, je réponds automatiquement comme je m’y suis
entraînée avant d’ajouter : et l’art. La physique et l’art.
Un sourire lent relève les coins de sa bouche. Son front se plisse
alors que ses sourcils se haussent sous l’effet de la surprise.
— Tu es en double cursus ?
J’humecte mes lèvres et hoche la tête. Quelques secondes
passent avant que je me rende compte que le truc poli est de lui
retourner la question même si je connais déjà la réponse.
— Et toi ?
— Ingénierie civile.
Il pointe son crayon vers Jordan.
— Tous les deux.
Je refuse de regarder à nouveau vers Jordan alors je dirige mon
sourire entre eux deux. Au bout d’une demi-heure, mon anxiété
baisse enfin assez pour que je retrouve ma voix.
— Tu joues au hockey, hein ?
— Oui.
Liam m’adresse un sourire rayonnant.
— Comment tu le sais ?
Je désigne son tee-shirt de hockey de Valley Université.
— Ah oui. Tu as déjà été à un match ?
— Non, j’avoue en regrettant d’avoir abordé le sujet.
— Quoi ? Jamais ? Tu es en quelle année ?
— Deuxième.
Il secoue la tête et m’adresse un sourire enjoué.
— Tu manques quelque chose. On est plutôt bons.
Il est modeste. Ils ont remporté le championnat des Frozen Four
il y a deux ans et l’année dernière ils n’étaient pas loin d’y retourner
pour le tournoi national.
Jordan, qui a gardé le silence jusque-là pour lire les consignes,
prend la parole :
— Laisse tomber. Ça n’a pas vraiment l’air d’être son truc.
Il jette un regard rapide et critique à ma robe et mes bottines.
Avec mon mètre soixante-deux, je suis un peu plus petite que la
moyenne, et ma carrure fine me fait paraître plus jeune et plus
petite que je le suis. Je ne compte pas enfiler la tenue rembourrée
des joueurs de hockey mais la violence ne me dérange pas en soi.
Même si je dois reconnaître que je ne comprends pas tout à fait
comment on a pu penser que c’était une bonne idée de coller des
mecs sur des patins à glace, de leur filer des crosses et leur donner
la permission de se foncer dedans.
— Si, je proteste.
— Ah oui ? fait Jordan en souriant. Pardon. C’est qui ton joueur
préféré ?
Mes joues s’embrasent.
— Les matchs à domicile sont les meilleurs, reprend Liam en
l’ignorant.
Il se penche en avant et bloque Jordan à ma vue.
— Le rugissement de la foule, toute cette excitation, c’est comme
une grande fête. Tu devrais venir une de ces fois et juger par toi-
même.
— Oui, peut-être.
Je ne sais pas vraiment pourquoi je n’y suis pas allée avant. C’est
juste une de ces choses que j’ai mise de côté pour leur préférer des
options plus tranquilles et calmes. Et puis Violet ne va plus à des
événements sportifs à l’exception des matchs de Dahlia et toutes
mes amies sont amies avec elle.
On continue à bavarder de tout et de rien pendant le reste de
l’heure et on finit notre exercice avant tout le monde.
— On travaille bien ensemble, dit Liam en passant son sac à dos
sur une épaule.
— Oui, j’acquiesce, le souffle un peu court.
Mon cœur bat de nouveau trop vite.
— Merci de m’avoir laissée me joindre à vous.
— C’est normal. Bonne journée, Daisy.
Mon nom sur ses lèvres me coupe la respiration.
— Toi aussi, Liam, gazouillé-je.
Jordan reste en arrière une seconde et, comme je n’ajoute rien, il
pouffe de rire.
— Ouais, super. Je passerai une bonne journée aussi.

Je me hâte vers le café où j’ai rendez-vous avec Violet. Elle est déjà
attablée avec une tasse et son carnet de croquis devant elle. Quand
elle me voit, elle relève la tête et sourit.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu as l’air bien trop heureuse.
— Je lui ai parlé.
— À qui ?
— À Liam.
Je trépigne devant elle en agitant les mains.
— Et il m’a parlé. Genre, beaucoup. Il était tellement gentil,
Violet. Pas juste poli, mais sympa. Il m’a posé des questions, et il
m’a invitée à venir à un match de hockey.
Ou peut-être qu’il a juste dit que je devrais aller à un match. Peu
importe. C’est le truc le plus proche d’une invitation que je recevrai
jamais.
— Ouah. Sérieux.
Je hoche la tête comme un jouet qui dit oui.
— Oh mon Dieu. Je n’y crois pas. Qu’est-ce qui t’a donné le
courage ? C’était Orgueil et préjugés ? Les femmes savaient parler
aux hommes à l’époque, les pourfendre d’une simple parole.
Elle écarquille les yeux.
— Oooh, ou alors c’était la robe ?
— Ma partenaire de labo était absente et on m’a mise dans leur
groupe.
— Leur ?
— Liam et Jordan.
Je grommelle un peu le deuxième nom. Ça aurait été deux
heures parfaites sans lui.
— Oh, le bad boy de ton M. Parfait.
Elle prend une bouchée de son sandwich.
— Un des deux joue la comédie.
— Je ne pense pas que ce soit Jordan.
— Alors peut-être que Liam n’est pas aussi gentil qu’il y paraît.
— Si, Violet.
Je m’assieds enfin et me repasse rêveusement comment il était
attentif. Personne d’autre ne m’aurait accueillie dans son groupe
comme ça. Il est tout ce que j’espérais. Non, encore plus.
— Bon, si tu le dis.
Violet pose ses coudes sur la table.
— Tu lui as enfin parlé. Et maintenant ?
Et maintenant, bonne question.
TROIS
JORDAN

L’ ambiance dans les vestiaires est lourde de frustration. Mes


omoplates reposent contre le dos du box en bois, et ma respiration
est rapide, de grandes goulées inégales. La sueur ruisselle sur mon
visage. Je n’ai pas encore bougé mais je sens déjà la brûlure dans
mes quadriceps.
— Putain. C’était violent.
Même parler fait mal.
Liam grogne à côté de moi. Il se penche, les coudes sur les
genoux, une serviette passée autour de la nuque. Un regard au reste
de l’équipe m’informe que tout le monde est dans le même état.
La saison a commencé depuis un mois et on est minables. On n’a
perdu que deux gars entre ceux qui ont fini leurs études et ceux qui
sont partis dans une autre fac à la fin de l’année, mais notre record
au championnat de la ligue nous nargue quand on a du mal à mettre
le palet dans le filet. Le coach a décidé que patiner pendant deux
heures non-stop nous motiverait un peu.
Mon pote s’assied tant bien que mal et pousse un long soupir qui
fait gonfler ses joues.
— Tu veux prendre une bière à La Planque ?
— Je ne peux pas. Il faut que je finisse ce devoir de rédaction
technique.
— Tu ne l’as toujours pas fait ?
Le sourire incrédule qu’il me jette ne contient aucun jugement.
— Je pensais que c’était ce que tu faisais hier soir quand je suis
allé me coucher tôt.
— Non. Je me suis retrouvé à faire une partie de jeu vidéo avec
les gars de l’autre côté du couloir. Et puis les filles de l’équipe de
volley sont arrivées avec une bouteille de Malibu.
— Ça explique les bruits aigus qui sortaient de ta chambre quand
je suis allé me doucher ce matin. Je pensais que tu chantais Céline
Dion à tue-tête de nouveau.
— Oui, Céline a une belle voix. Abby aussi – à moins que ça ait
été Anna ?
Il secoue la tête, amusé, et se relève.
— Termine ta rédac et viens nous rejoindre.
Liam galère à passer son maillot par-dessus sa tête. On a tous
l’air d’avoir piqué une tête avec nos fringues.
— Je croyais que tu avais dit une bière ?
Il boit rarement, et d’autant moins en semaine.
— J’ai l’impression que ce sera une soirée à commander des
carafes.
Sans déc.
— Je ne pense pas que je viendrais, mais appelle-moi si tu as
besoin d’un chauffeur.
Il balance son maillot dans la panière à linge.
— Je ne vais pas rester si tard que ça. Je serai peut-être rentré
avant que tu aies terminé ta rédac.
Je renifle en riant.
— À plus.
De retour au dortoir, je sors un sandwich à moitié mangé et une
Powerade bleue du mini-frigo et je me place à mon bureau.
J’engloutis la bouffe et ouvre le document que je dois rendre
demain.
Une phrase – c’est la totalité de ce que j’ai écrit pour cette rédac
de trois à cinq pages qui nous a été donnée il y a deux semaines.
Mince. Je savais que je regretterais de l’avoir remis à plus tard
pendant aussi longtemps.
J’allume ma musique et je fais tourner ma chaise de bureau en
espérant qu’une idée me vienne. Je peux broder sur trois pages sans
problème, mais j’ai besoin d’inspiration.
Un coup frappé à la porte de notre suite universitaire détourne
mon attention et je me lève, heureux de la distraction.
— Leonard, dis-je en ouvrant la porte en grand. Qu’est-ce qui se
passe ?
Je recule pour lui donner la place d’entrer en baissant la tête.
Avec son mètre quatre-vingt-dix-huit, Gavin Leonard fait bien quinze
centimètres de plus que moi et dépasse largement la plupart des
gens.
— Où est Price ? demande-t-il.
— Il est sorti avec d’autres gars après l’entraînement.
— Et tu n’es pas avec eux ?
Il parcourt du regard la suite que je partage avec Liam et s’arrête
sur la porte ouverte de ma chambre. Il baisse la voix pour
murmurer :
— Tu es avec une fille ?
— Tu penses vraiment que je viendrais t’ouvrir la porte si c’était
le cas ?
Je m’assieds sur le canapé et il se laisse tomber sur le fauteuil.
— Qu’est-ce que tu fais là à t’abaisser à visiter les dortoirs ?
Il se renfonce en arrière avec un sourire ironique. Gavin vit à la
Maison Blanche avec trois autres joueurs de basket. C’est un vrai
palais. Ils ont leur propre salle de gym, une piscine et une salle télé.
Ça doit être bien sympa.
— Warren vit en bas, dit-il en parlant d’un de ses coéquipiers.
— Oh oh. Qu’est-ce qu’il a fait pour mériter une visite du
capitaine de l’équipe ?
Un sourire sournois étire ses lèvres.
— C’est son annif aujourd’hui. Les gars l’ont emmené dîner et on
a couvert le sol de sa chambre avec des gobelets de flotte pour
quand il rentre.
Cette image me tire un aboiement de rire.
— Sérieux, dit-il, qu’est-ce que tu fais ce soir ? Il y a une fête à
Sigma et pas mal de monde à La Planque.
Je me passe une main dans les cheveux.
— J’ai une rédac à rendre demain.
— Alors, termine-la et allons-y. Je rejoins les mecs dans vingt
minutes.
L’indécision me gagne.
— Je ne devrais pas. Les entraînements se sont super mal
passés, l’équipe n’arrive pas à se trouver et on a un match vendredi.
— Rester au dortoir pendant que les autres gars de ton équipe
sont dehors ne va pas vous aider à créer de la cohésion par magie.
Il n’a sans doute pas tort là-dessus. J’hésite quand même.
— C’est à quelle heure ton premier cours demain ? demande-t-il.
— Le premier auquel je compte aller ? je demande en riant. Pas
avant treize heures.
— Tu as un entraînement ou du sport ?
Je secoue la tête. Le coach nous a libérés demain matin pour
qu’on se remette de la séance brutale d’aujourd’hui.
Leonard se relève.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Viens. Allez, au moins pour
souhaiter joyeux anniversaire à Warren et puis tu pourras revenir
finir ta rédac et quand même avoir tes huit heures de sommeil.
— Oui, carrément.
Je me lève. Warren est venu pour mes vingt-et-un ans. Ça ne
serait pas cool de ne pas aller prendre au moins une bière avec lui.
Quand on arrive à Sigma, l’ambiance est dingue. Je vois à peine
la porte d’entrée avec tous les gens debout dans le jardin devant. Et
la fête est derrière.
— Ouah, dis-je alors que l’adrénaline m’envahit.
J’adore les grosses teufs.
— Je te l’avais dit.
Gavin me pousse et étire ses longues jambes pour rentrer dans
la maison.
J’envoie un SMS à Liam en chemin pour voir s’il nous rejoint,
mais il est déjà en train de retourner au dortoir. Suis son exemple, je
me dis. Une bière, et c’est tout.
Une voix tonitruante déchire le silence et le sol tremble sous moi.
— Lève-toi, mon vieux. On a cours dans vingt minutes.
— Aarrgh.
Ma bouche est sèche et mon crâne se fend en deux quand
j’ouvre les yeux pour me retrouver face au sourire amusé de Liam.
— Tu as une gueule atroce. Je croyais que tu y allais doucement
hier soir ?
Je me redresse et fais craquer ma nuque.
— C’était dingue à Sigma. La plus grosse teuf que j’ai vue de tout
le semestre.
Je tends la main vers la bouteille d’eau sur ma table de nuit. Une
bière s’est transformée en deux ou trois, et puis en plusieurs
tournées de shots d’anniversaire.
— Il y avait masse de monde à La Planque aussi.
Il sort de ma chambre et s’arrête sur le seuil.
— Tu as fini ta rédac ?
Ah putain. J’avais mis mon réveil à huit heures ce matin pour me
lever et l’écrire mais j’ai dû l’éteindre et me rendormir direct. Ce qui
n’est pas surprenant vu qu’il était presque trois heures quand je suis
rentré.
La tête que je fais doit lui fournir la réponse parce qu’il rit.
— Prends-la avec toi au TD. Je te laisserai écrire pendant ce
temps-là.
— Merci.
J’ai juste le temps de me doucher et de prendre mes affaires
avant qu’on rejoigne Emerson, le bâtiment de notre TD de physique.
Je suis en train de finir un sac de chips quand on entre. Le Dr Green
interrompt ce qu’il disait et attend qu’on soit assis.
Il parle pendant vingt minutes et nous donne toutes les
informations dont on a besoin pour le TD d’aujourd’hui. Mes notes
sont correctes. J’obtiens des B et des C, en grande partie parce que
la plupart de mes cours sont les mêmes que Liam. Il me force à
bosser et j’aime à me dire que je l’ai aidé à se lâcher un peu. Quand
on est arrivés, notre première année à Valley, il n’avait jamais bu
une goutte d’alcool de sa vie et passait toutes ses soirées à bosser.
Je ne dis pas que c’est mal, mais c’est nos années fac – il faut
bien vivre un peu.
Le Dr Green termine son speech et Liam me désigne le sac par
terre.
— On s’en occupe. Fais juste style de prendre des notes comme
un fou.
— On ?
Alors que je pose la question, Daisy rejoint notre table. Elle
repousse une mèche de cheveux blond cendré derrière son oreille.
— Salut.
— Tu te retrouves coincée avec nous de nouveau, hein ?
demande Liam en lui adressant un sourire charmeur.
Ça fonctionne directement et elle baisse les yeux au sol en
souriant.
— Oui. Ma partenaire doit avoir laissé tomber ce cours.
Liam attrape un autre tabouret et le place à côté d’elle.
— Tu es notre partenaire maintenant.
— Merci.
Elle se déplace comme un lapin apeuré et se perche tout au bord
du siège. Je ne suis pas sûr de l’avoir entendu dire un seul mot de
tout le semestre qui ne soit pas une réponse à une question directe
jusqu’à il y a deux jours quand le Dr Green l’a mise dans notre
groupe. Mais elle est intelligente. C’est toujours elle que le prof
interroge quand personne d’autre n’a la réponse.
Elle est plutôt mignonne. Le style nana timide et pas très
bavarde, c’est un genre en soi.
Et ça plaît à mon pote. Je le vois bien. Ils sont parfaits l’un pour
l’autre : Barbie et Ken, en mode intellos et introvertis. Liam est un
mec bien, le meilleur qui soit, pour tout dire. S’il y a quelqu’un qui
peut la mettre à l’aise, c’est bien lui. C’est sûrement pour ça que le
Dr Green l’a mise avec nous.
— Comment on se répartit le travail ? demande-t-elle en se
penchant en avant pour lire le polycopié du TD.
Ses ongles sont vernis en rouge vif. Ça me fait sourire. C’est
tellement plus affirmé que tout le reste chez elle.
— Ça sera juste toi et moi aujourd’hui, dit Liam en faisant un
signe de tête vers moi. Jordan a besoin de finir une rédac. Ça ne te
dérange pas ?
Son regard passe brièvement sur moi, sans croiser le mien, et
elle décoche un autre sourire timide à Liam.
— Parfait.
Comme prévu, je commence ma rédac pendant qu’ils bossent sur
le TD. Je leur jette un coup d’œil : ils sont collés l’un à l’autre, en
train de sourire et de rire comme si la physique était le truc le plus
cool du monde.
Je suis arrivé à trois pages et je suis en train de me relire quand
ils terminent le TD.
— Fini ? me demande Liam alors qu’ils nettoient le matériel.
— Oui. Il me faut juste une phrase de conclusion.
— C’est quoi le sujet ?
La voix de Daisy ne se distingue presque pas du bruit ambiant
dans la salle. Elle est vraiment silencieuse, mais elle a parlé un peu
plus aujourd’hui.
— La gestion du temps, répond Liam à ma place, avec un petit
rire.
Bon, OK, c’est un peu drôle. Je le fusille quand même du regard.
— Tu devais écrire une dissert sur la gestion du temps ? Pour
quel cours ?
— Rédaction technique. Ce sont des conseils et des trucs, ce
genre de choses. On a tiré les sujets au sort.
Elle hoche la tête.
— Peut-être que tu devrais finir sur une phrase d’avertissement
sur ce qui se passe quand on n’a pas une bonne gestion du temps et
qu’on se retrouve obligé de finir ses devoirs pendant les autres
cours.
Liam pouffe de rire. Bon sang, elle se paie ma tête ?
— Peut-être que j’étais malade hier, ou que je suis allé à un
enterrement.
— C’est le cas ?
Je m’esclaffe et lui souris.
— Non.
On ramasse nos affaires tous les trois. Liam a rendez-vous à
l’autre bout du campus avec sa conseillère d’orientation mais je
prends mon temps et sors de cours avec Daisy. Même la façon dont
elle se déplace est douce et discrète. Elle me jette un regard de côté
alors que je lui emboîte le pas.
— Merci. Je suis désolé de t’avoir fait bosser à ma place.
Elle me regarde avec prudence, comme si elle n’était pas certaine
de ma sincérité. Je ne sais même pas pourquoi je m’excuse. Ils ont
quand même fini en avance, sans que je les aide.
Elle m’adresse un signe de tête infime et fait un autre pas
hésitant dans le couloir.
— Tu viens au match demain soir ?
— Oh, euh…
Elle a ce tic de mettre ses cheveux derrière son oreille droite et
elle le refait à cette question.
— Je ne sais pas.
— Une grande fan de hockey comme toi ? je la taquine.
Elle rougit de nouveau mais ne dit rien.
On arrive à la sortie et je lui tiens la porte. Le vent fait voler ses
cheveux et je me prends ses mèches à l’odeur fruitée dans le visage.
Elle regarde par-dessus son épaule tout en domptant ses
cheveux.
— Je vais par là.
Je pointe du pouce dans la direction opposée, là où j’ai mon
cours de rédaction technique.
— Tu as un autre cours ?
— Non, j’ai fini pour aujourd’hui.
— Tu es en dortoir ?
Elle hésite, avec l’air de ne pas comprendre pourquoi je pose tant
de questions. Moi aussi, mais je la trouve quelque peu fascinante.
— Non, je ne vis pas sur le campus.
— Ah.
Elle me regarde, interrogative. Je ne peux pas vraiment lui dire
que je trouve ça étonnant, même si c’est le cas.
— Tu ne devrais pas passer autant de temps à bavarder entre les
cours.
— Pourquoi ça ?
C’est à mon tour d’être perdu.
Le fantôme d’un sourire flotte sur ses lèvres roses.
— C’est un autre conseil pour une meilleure gestion du temps.
QUATRE
JORDAN

— J e pensais que vous aviez oublié tous les deux.


Gavin me lance une boule de tissu.
— Les nouveaux maillots, annonce-t-il.
— Désolé. Le coach nous a gardés tard de nouveau.
Liam pose ses chaussures de bowling par terre et prend un siège.
— Il n’y a que nous trois ce soir ?
Gavin hoche la tête.
— Jenkins a une session de travail.
Je tends un tee-shirt à Liam et tiens le mien devant moi avant de
le lâcher pour regarder Gavin.
— Lucky Strikes ?
Il se lève et ramasse sa boule de bowling bleue.
— On ne pouvait pas continuer à s’appeler Boules Bleues cette
année.
— Pourquoi ça ? je demande.
J’enfile le maillot noir avec le nouveau nom de notre équipe
imprimé sur le devant par-dessus mon tee-shirt.
— C’était drôle.
— Pas si drôle que ça, dit Liam.
Je lui fais un doigt d’honneur alors qu’il se place devant
l’ordinateur.
— Comme d’hab ? il demande en entrant nos noms.
— Ça me va.
Je suis rouillé d’avoir passé quelques mois sans jouer. Tous les
trois, avec un des coéquipiers de Gavin, Andy Jenkins, on est rentrés
dans la ligue de bowling en première année, quand Gavin et Andy
vivaient dans le même couloir que nous, et pas dans leurs nouveaux
pénates très classes à la Maison Blanche. On s’emmerdait et on avait
entendu dire qu’ils ne vérifiaient jamais l’âge pour servir de l’alcool
ici. À l’époque, ça semblait être une raison suffisante pour rejoindre
une ligue de bowling. Mais deux ans plus tard, on le fait toujours
même si on a tous vingt-et-un ans maintenant, à l’exception de
Gavin.
On s’arrête pour prendre un pichet de bière et papoter après la
première partie. J’étire mes jambes devant moi et masse mon
quadriceps gauche.
— Le coach aura ma mort s’il continue à nous pousser comme il
le fait depuis deux semaines.
— C’est si dur que ça à l’entraînement ? demande Gavin en
remplissant nos verres.
Liam lui fait signe que ce n’est pas la peine, il préfère boire de
l’eau.
— Plutôt, oui. Il ne sait pas s’il doit continuer à nous crier dessus
ou nous faire un discours d’encouragement d’anthologie, j’explique.
On a perdu un autre match le weekend dernier. Il n’y a rien de
pire que de perdre à domicile.
— C’est quoi le problème ? Les bleus ont tant de mal que ça à
s’intégrer au reste de l’équipe ?
La question de Gavin est plutôt innocente mais je sens un
picotement de malaise me parcourir.
— Je vais prendre l’air.
Liam part vers la porte sans attendre notre réaction.
Gavin attend qu’il soit hors de portée d’oreille.
— J’ai dit un truc qu’il ne fallait pas ?
— Nan. Ce n’est pas toi. Il a la pression.
Liam a été nommé capitaine par le coach cette année, et depuis,
ses résultats sur la glace partent en cacahuète.
— C’est juste le hockey ou il y a autre chose ?
— Comme quoi ?
— Je ne sais pas. Trop de cours ?
Je secoue la tête.
— Il a des A partout.
— Une nouvelle copine ?
— Non, je réponds en secouant la tête à nouveau.
— Tant mieux. Il n’y a rien de tel qu’une nouvelle fille pour faire
perdre sa concentration à un mec. Tu peux me croire. Une nouvelle
copine, c’est la pire des distractions. Les femmes vous coupent les
jambes.
— Quoi ?
J’éclate de rire à cette dernière déclaration.
— C’est dans Rocky.
Je me contente de le fixer du regard.
Il se relève et sautille d’une jambe sur l’autre en donnant des
coups de poing comme un boxeur.
— Le film. Rocky ?
— Oh, j’avais compris la première fois, mais ne t’arrête surtout
pas de faire l’idiot pour moi.
Il s’interrompt et me fait un doigt d’honneur.

L’après-midi suivant, Liam est en retard à l’entraînement. Il a le


visage rouge et les épaules raides.
— Désolé, Coach, dit-il en patinant sur la glace.
Il n’a jamais été en retard à l’entraînement ou au sport. Jamais.
Je me mets derrière lui pour l’échauffement.
— Tout va bien ?
— Oui.
Il regarde droit devant lui, la mâchoire crispée.
Je l’arrête d’un gant sur son biceps avant qu’il puisse partir en
avant.
— Tu es malade ?
— Non. J’ai trop dormi. Ce n’est rien.
Je le laisse partir mais je suis plus inquiet qu’avant. Il n’était pas
dans sa chambre quand je suis parti. Je le sais parce que j’ai vérifié.
J’avais besoin d’un short propre. Mais pourquoi donc est-ce qu’il me
mentirait ?
À la fin de l’entraînement, le coach l’arrête.
— Price, tu veux bien m’expliquer pourquoi tu étais en retard
aujourd’hui ?
Il poursuit sans attendre sa réponse :
— Tu es en retard, tu manques des passes, tu es lent. Si tu
continues comme ça, tu vas rester assis à côté de moi pendant les
matchs.
— C’est de ma faute.
Je reprends peu à peu ma respiration.
— J’ai éteint son réveil avant de partir. Je croyais qu’il était
debout.
La bouche du coach forme une ligne dure.
— Ça n’arrivera plus, promet Liam.
— J’espère.
Le coach fait un signe de tête vers les vestiaires.
— Dégagez-moi de là.
Mon pote attend qu’on soit assis dans le vestiaire pour parler
enfin :
— Merci.
— Tu étais où ?
— Je te l’ai dit. Je ne me suis pas réveillé.
— Je sais que tu n’étais pas dans ta chambre.
Ses sourcils disparaissent sous ses cheveux blonds et emmêlés.
— Tu me surveilles ?
— J’ai oublié de faire la lessive de nouveau, j’avoue.
Je baisse la ceinture de mon pantalon de hockey pour lui montrer
le short que j’ai emprunté. Il pouffe de rire.
— J’étais à la bibliothèque. Je me suis endormi sur le bureau
pendant que je révisais l’économie.
— J’aurais dû le savoir.
En dépit de l’entraînement nul, Liam semble de meilleure humeur
quand il revient au dortoir. Je joue à un jeu vidéo et il amène son
ordi dans le salon pour bosser sur une dissert.
— Je vais peut-être inviter notre partenaire de labo à sortir avec
moi, dit-il sans lever la tête de l’écran.
— Qui ça ?
— Daisy. La fille du TD de physique.
— Ah oui.
Je médite là-dessus et je n’aime pas l’effet que ça me fait.
— Vraiment ?
— Elle est gentille.
J’interromps mon jeu. Depuis trois ans que je le connais, Liam
n’est pas vraiment sorti avec des filles. Il chope si rarement que je
suis toujours surpris quand je le trouve en train de raccompagner
une fille dehors au matin. Mais il y a un truc qui me dit que s’il invite
Daisy à sortir avec lui, ça ne sera pas comme ça. Ça serait sérieux.
Ce serait une vraie relation.
— Ça ne sera pas bizarre si ça se passe mal et qu’on doit faire
équipe avec elle deux fois par semaine en cours ?
— Tu vois le verre à moitié vide maintenant ?
— Je dis juste que ce n’est peut-être pas le meilleur moment
pour démarrer quelque chose.
Mon insinuation est claire. Il se mordille la lèvre inférieure et
incline la tête.
— Oui. Tu as peut-être raison là-dessus. Je suis à un plantage de
me faire foutre au banc par le coach.
— Bien sûr que j’ai raison. Je t’ai déjà guidé dans la mauvaise
direction ?
Il hausse un sourcil.
— Bon d’accord. Ne réponds pas, mais sortir avec une fille, c’est
une distraction. Tu peux me croire.
— Parce que faire la bringue et choper quatre ou cinq nuits par
semaine ça ne l’est pas ?
— Tu n’es pas moi. Si tu veux devenir aussi génial que moi, il
faut y aller en douceur. Commence peut-être par une branlette en
tout bien tout honneur à une soirée, par exemple.
Another random document with
no related content on Scribd:
sans un répit, sans un repos, est l’empire du monde et la mort. Plus
tard, les creux qui se remplissent, les saillies qui s’estompent, la face
tendant toute à continuer le crâne rond, le crâne énorme et presque
dépouillé, pour former avec lui un bloc. L’assurance est venue, la
maîtrise définitive, la foi qu’il saisira cet empire du monde comme
moyen contre la mort. Il n’y a plus d’accidents dans le majestueux
visage, d’un ton d’ivoire uni, calme et en qui la force est scellée,
parce que l’homme a capté pour les réduire à son service toutes les
passions qui jadis passaient parfois malgré lui dans le geste et se
dispersaient trop encore aux accidents du chemin. Le nez pur, à
peine busqué, qui paraît prolonger la double courbe des orbites, le
développement grandiose des tempes et de l’os frontal, la mâchoire
aux plans silencieux, la bouche sinueuse et ferme ne coupent plus
d’arêtes trop aiguës l’édifice impérieux de la tête, qu’il porte élevée
et droite et dont l’œil bleu, dans les traits immobiles, ne peut pas être
fixé. « On a pu peindre son crâne proéminent, son front superbe, sa
figure pâle et allongée et l’habitude méditative de sa physionomie ;
mais la mobilité de son regard était hors du domaine de l’imitation.
Ce regard obéissait à sa volonté avec la rapidité de l’éclair, dans la
même minute il sortait de ses yeux vifs et perçants tantôt doux,
tantôt sévère, tantôt terrible et tantôt caressant [6] . » Je le crois bien.
Il était seul, dès lors, à jeter au dehors un esprit désormais assuré
de ses armes et n’ayant plus à s’en emparer contre l’ironie, ou
l’insulte, ou l’incompréhension de tous, dans une lutte épuisante
pour les nerfs et pour le cœur. Une sérénité redoutable s’était assise
dans son âme. Il ordonnait. Noble ou non, chef de peuple et
d’armée, il était celui qui vient pour accomplir, envers et contre tous,
une œuvre attendue et unique, et que tous reconnaissent aussitôt
qu’il apparaît.
[6] Bourrienne.

3
Sa noblesse, en tout cas, ne l’intéresse guère. Ce n’est pas par
dilettantisme, ni par intérêt, ni par peur qu’il a marché avec son
temps. S’il mâchonne entre ses dents jointes quelque rude épithète
contre la canaille qui coiffe, le dix août, Louis Capet du bonnet rouge
— scène à laquelle il assiste de loin, — ce n’est pas qu’il éprouve
pour l’ancien régime ni pour son représentant la moindre tendresse.
C’est que son aristocratisme naturel réagit contre le répugnant
spectacle que donne une multitude abandonnée à ses instincts. La
Révolution, à laquelle il a sacrifié sa situation, son repos, la fortune
de sa famille, est déjà presque ordonnée et organisée dans sa tête
où les formules de Montesquieu et de Rousseau ont ouvert, parmi le
brouillard du verbe idéologique commun à toutes celles de son
temps, quelques avenues droites et claires qui aboutiront, dix ans
plus tard, au monument du Consulat. Il a, d’ores et déjà, renoncé
définitivement aux privilèges de sa caste, opposé sans retour, dans
ses habitudes d’esprit, au droit de possession par la naissance, le
droit de conquête par l’égalité. Malgré les apparences il ne variera
jamais. Il méprisera toujours la noblesse héréditaire qu’il juge bonne
tout au plus à meubler ses antichambres, à laquelle, quand elle
rentrera en France, il ne rendra pas ses biens, et qu’il n’accueillera
plus tard que dans l’idée qu’il a d’établir une continuité profonde
entre le passé et l’avenir, signe d’une imagination d’artiste pour qui
le temps et l’étendue sont toujours, et tout entiers, contenus dans le
moment et dans l’endroit même où il œuvre. Quand l’empereur
d’Autriche, son beau-père, qui a fait rechercher en Italie les origines
de la famille Bonaparte, lui fait tenir ses titres de noblesse, il rit et dit
à Metternich : « Croyez-vous que j’irai m’occuper de ces bêtises ?…
Ma noblesse date de Montenotte [7] . Remportez ces papiers. »
[7] Sa première victoire.

Ce mot contient toute l’idée de la noblesse qu’il crée — ou qui se


crée, bien plutôt. « L’égalité et le despotisme ont des liaisons
secrètes… Monté au trône, il y fit asseoir le peuple avec lui ; roi
prolétaire, il humilia les rois et les nobles dans ses antichambres ; il
nivela les rangs non en les abaissant, mais en les élevant [8] . » Les
Français sont égalitaires parce que chacun d’eux espère un peu être
roi, ou quelque chose d’approchant, et refuse, dès lors, qu’on
avantage son voisin. Voici tous les hommes égaux en droit dès leur
naissance. Voici leurs armes. Qu’ils s’en servent. Je consacrerai par
un titre, ou par un grade, ou par une croix, la noblesse personnelle
de ceux qui sauront le mieux s’en servir. Grande idée, mais trop
simpliste et destinée, comme toutes les idées qui doivent, pour se
réaliser, passer dans le plan social, à tomber avec l’homme assez
fort, lui présent, pour en demeurer le maître et résister au double
assaut des vanités et des intrigues extérieures et du besoin de plaire
à bon marché. C’est certainement l’origine de toutes les féodalités,
— romaine, franque, germanique, normande, arabe, japonaise —
chez tous les peuples de la terre. Mais elle n’est compatible qu’avec
l’état de guerre à peu près continu et la permanence nécessaire
d’une aristocratie militaire obligée, pour maintenir son droit, à une
surveillance incessante, et impitoyable pour elle, de ses facultés
propres de commandement. Bien que sa source soit logique, — trop
logique, — c’est l’une des erreurs politiques, et certainement la plus
grave, de Napoléon. Et l’Europe, sans nul doute, s’y trompera moins
que lui, et ne cessera pas de voir en lui l’homme réel de la
Révolution, — car comment veut-on qu’un Bourbon, un Habsbourg
ait eu assez d’intelligence et de candeur à la fois pour prendre au
sérieux les nobles de Buonaparte ? Si quelqu’un les prend au
sérieux, c’est eux-mêmes, parce qu’ils sont ingénus et rudes et
pensent qu’il est légitime qu’un soldat qu’ils ont couronné couronne
d’autres soldats.
[8] Chateaubriand.

Là aussi, me semble-t-il, il échappe au ridicule, en ce qui regarde


du moins ceux d’entre ses ducs et princes qui ont ramassé leur
diadème dans leur sang, — car pour les autres on songe aux ducs
de Trou-Bonbon et aux princes de Limonade. Mais il n’y échappe,
prenez-y garde, que parce qu’il est Napoléon et comme tel ne se
rend pas très bien compte que l’inharmonie de l’institution vient de
l’incompatibilité qu’il y a entre une nouvelle noblesse héréditaire et
les principes mêmes qu’il veut lui faire représenter. Là comme
ailleurs il entraîne après lui, dans sa gigantesque aventure, toutes
les contingences morales, psychologiques, sociales qui prétendent
l’emprisonner, et dicte tout haut son poème qui gardera sa valeur
propre, même si son expression matérielle s’effrite de toutes parts.
« Quel roman, pourtant, que ma vie ! » En effet. Etre un petit
montagnard corse, débarquer un jour tout enfant, sans nom, ni sou,
ni maille sur le continent, dans quelque barque de pêche, et vingt
années plus tard avoir sept ou huit rois ou reines pour frères ou
enfants d’adoption, donner, comme on donne une aumône, à
d’anciens palefreniers, ou cabaretiers, ou sergents, tel trône qu’on
choisit parmi les plus vieux de la terre ou qu’on établit d’un décret,
saisir entre les mains du plus haut pontife de la plus haute religion la
couronne de Charlemagne pour l’enfoncer soi-même sur son front,
prendre au poignet, à son passage, la fille du plus vieil Empire de
l’Europe pour la jeter sur son lit, et s’arranger de telle sorte que la
postérité trouve ces choses naturelles et ne puisse plus concevoir
l’Histoire si elles n’eussent été. En effet. Une erreur s’excuse quand
on en voit sortir un mythe. A la source de tous les mythes, il y a un
grand nombre d’erreurs. Mais il y a quelque chose de plus fort que la
Vérité. Et précisément, c’est le Mythe.
« Les guerres de la Révolution ont ennobli toute la nation
française. » Voici l’idée centrale qui explique et excuse tout.
Évidemment, au début, il y a chez lui une illusion sincère sur l’avenir
de l’aristocratie qu’il fonde. Il croit que cet ennoblissement, conquis
par le sacrifice et le danger dans la responsabilité terrible des
batailles, continuera de maintenir au niveau qu’ils ont su atteindre
ceux chez qui il l’a sanctionné par des distributions de dignités et de
titres. Il croit que, comme lui, ils montent. Il croit qu’une couronne,
même fermée, ne peut pas les satisfaire, puisque son front, à lui,
brise le plus haut dôme des couronnes pour chercher au delà, il ne
sait où, un diadème mystérieux qu’il ne saurait atteindre pour la
raison, ignorée de lui sans doute, qu’une grande âme est incapable
de gravir sa propre hauteur. Plus tard il s’en doutera, bien plus tard,
quand il verra les représentants des plus vieilles monarchies se
bousculer dans le sillage de ses bottes, mendier un mot, un sourire
de lui, se prostituer pour qu’il ajoute à leur gâteau un pré, un bois, un
village, lui demander non seulement des exemples de dignité, mais
des leçons de tenue extérieure, être plus que ses domestiques, en
avoir l’air. Et surtout quand il aura vu, ramené par leur meute
enragée dans sa France exsangue, lui seul, accablé de gloire et de
revers, battu des pluies, couvert de boue sanglante, et toujours,
toujours, toujours soulevé par son incurable illusion, lui seul avec
quelques pauvres petits, fous d’amour pour sa force solitaire, quand
il aura vu ses ducs et princes l’abandonner un à un. Alors, et pour
l’espace d’un éclair — le temps de voir, et d’oublier, et de saisir, pour
le dernier effort, le dernier tronçon de l’épée : « Dans la position où je
suis, je ne trouve de noblesse que dans la canaille que j’ai négligée,
et de canaille que dans la noblesse que j’ai faite. »

Sa religion est ce qu’elle doit être, étant donné la direction de ses


idées philosophiques et la forme de son action. Quelque superstition
italienne, innée pour ainsi dire et machinale, reliquat, chez tous les
hommes de ces races, du besoin de représenter par des signes les
forces inconnues dont le jeu assure le sens et la continuité du
monde. Un athéisme aussi déterminé que vague quand il se trouve
en face d’un croyant, un déisme aussi imprécis que péremptoire
quand il se trouve en face d’un athée. Et, plus profond en lui, le
mysticisme de tous les artistes puissants. C’est-à-dire la sensation
confuse, mais vivante, et enivrante par instants, qu’il est en
communication constante, par des moyens et pour des fins qu’il ne
cherche pas à s’expliquer, avec l’esprit épars dans la vie universelle.
Il ne croit pas, nous l’avons vu, à l’immortalité de l’âme, mais à la
conquête par lui-même de sa propre immortalité. Dans le domaine
de la pratique religieuse il accomplit, comme chef de peuple, les
quelques gestes extérieurs qu’il juge nécessaires au maintien de la
paix spirituelle, et laisse quiconque libre de croire ou de nier. Mais à
la condition que les autres, non plus que lui, n’empiètent sur son
territoire. Un jour qu’on veut lui plaire, par exemple, on lui envoie un
rapport où il est question de canoniser Bonaventure Buonaparte, un
de ses ascendants lombards : « Épargnez-moi ce ridicule, » écrit-il
en marge du papier.
Je crois que c’est bien tout. Toute forme confessionnelle n’existe
qu’en dehors de lui. C’est un objet, qu’il manie ou néglige à sa guise.
Elle est à part de sa philosophie du monde, qu’elle a pu contribuer à
former, ne fût-ce que par son rôle historique, mais qu’il a laissée en
arrière de lui sur la route, comme un caillou dont on connaît le nom
et la composition chimique, et qui ne joue plus aucun rôle organique
dans les rouages de l’esprit. Il n’en parle à peu près jamais, car il n’y
réfléchit guère, ayant, une fois pour toutes, écarté cela de son
chemin. Si l’on insiste, voici ce qu’il répond, et la réponse fait
regretter qu’il ait écouté Cuvier plutôt que Lamarck et refusé de
recevoir et de lire la Philosophie Zoologigue : « Nous ne sommes
tous que matière… L’homme a été créé par une certaine
température de l’atmosphère… La plante est le premier anneau de
la chaîne dont l’homme est le dernier. » Ce n’est pas si mal, il me
semble, et peut-être même très hardi, surtout pour la dernière
phrase, car on trouve dans les autres l’essentiel de la doctrine de
Diderot ou de Buffon. Gœthe ne nous dit pas s’il parla avec lui de
ces choses. Ils se fussent certainement compris.
Mais voilà. Il y a le domaine du temporel. Et c’est dans celui-ci
qu’il œuvre. Il ne faut jamais l’oublier. La religion, ici, fait partie de
son système, dont le Concordat est, en France, pour l’action
générale et positive qu’il prépare, le moyen. Dresser chez lui les
unes contre les autres les confessions religieuses, ou bien
l’athéisme contre elles, alors qu’il veut répandre sur l’Europe non
pas seulement les principes, mais surtout les réalisations légales de
la liberté et de l’égalité, il s’agit bien de cela ! La liberté, l’égalité des
cultes sont inscrites dans les Droits de l’Homme. Il donnera aux
cultes opprimés par la Révolution ou par l’Europe, la liberté et
l’égalité. Il reprend simplement la politique d’Henri IV, la seule qui
soit digne d’un homme libre sachant, lui à la fois incroyant et chef de
peuple, que son rôle d’incroyant et de chef de peuple est d’assurer à
tous les croyants de son peuple le droit de croire ce qu’ils veulent
dans la forme qui leur plaît. Mais attention. Il défend strictement les
frontières de leur domaine. Le spirituel est libre, à condition qu’il
reste dans sa sphère et n’entre, sous aucun prétexte, dans celle du
temporel. Le pape en saura quelque chose. Sans doute, un jour, vis-
à-vis de lui, il aura la poigne un peu rude. Il manquera d’élégance,
irrité d’une résistance que les armées les plus farouches ne lui ont
jamais opposée. Placé par sa nature, et ses idées, et ses actes, aux
antipodes même du christianisme, il pensera faire du pape un
fonctionnaire, ce qui est une idée latine, et non juive ou grecque,
catholique plutôt que chrétienne, et une conséquence directe du
vaste système esthétique suivant lequel il se représente la société
qu’il organise. Il conduit un orchestre immense où le pape tient un
instrument. Le pape veut jouer à contretemps. Il ne l’expulse pas de
l’orchestre, mais il brise son archet.
Le catholicisme, pour lui, ne prend une importance spéciale que
du fait qu’il constitue la religion de la majorité du peuple qui l’a élu.
Cela à part, il traite le catholicisme comme il traite le protestantisme,
comme il traite l’islamisme, comme il traite le judaïsme, avec
bienveillance, sans plus. « Les conquérants, dit-il, doivent connaître
le mécanisme de toutes les religions et les parler toutes. Ils doivent
savoir être musulmans en Égypte, catholiques en France. J’entends
par là : protecteurs. » Mot de chef, qui a d’autres buts que de jeter
les unes sur les autres les religions, parce qu’il considère les temps
où cette lutte était féconde comme fermés. Mot d’artiste de l’action, à
peu près inintelligible aux hommes de son époque — et de bien
d’autres, — où quiconque n’était pas anti-chrétien à la manière de
Voltaire ou déiste à la manière de Rousseau passait pour un
« fanatique ». Les rires de ses lieutenants devant son attitude au
Caire étaient bel et bien des rires de soudards qui, s’il n’eût été là,
fussent entrés bottés dans les mosquées sous prétexte qu’il était
aussi bête de croire en dieu au Caire qu’à Paris. Ils ne pouvaient se
rendre compte qu’il saisissait, comme tous les hommes profonds, le
caractère fatal des grandes religions humaines, ce qui me semble
nécessaire dès qu’on travaille dans le grand.
Est-ce tout ? Non. Il y avait, de ce côté-là, sous le ciel, une chose
qu’il ne pouvait vaincre. Peut-être parce que cette chose il la portait
en lui, mais appliquée à d’autres fins, et la poursuivait sans relâche.
Une chose que nul ne peut vaincre, parce que nul ne peut la saisir.
Parce qu’elle est la certitude inébranlable, aussi bien dans l’esprit le
plus haut de toutes les religions que dans quelques hauts esprits
isolés parmi les hommes, que le cœur de Dieu cesserait de battre si
l’esprit la saisissait. Il ne pouvait rien contre le pape, et il le savait :
« Les prêtres gardent l’âme et me jettent le cadavre. » Oui. Tout est
mort, qui sort du désir de l’étreinte pour consentir à l’étreinte et se
laisser mesurer. Et ce fut là, sans nul doute, le dernier et le plus
amer aliment de son désespoir.
VI
DEVANT LES HOMMES

Les Historiens qui font gravement, au nom de la morale, son


procès à Napoléon, ressemblent à tel clergyman, gras et rose, frais
émoulu du séminaire, et vierge, qui sermonnerait un grand artiste
déjà vieux et tout déchiré par la pensée, la paternité et l’amour. Et au
fond, c’est ça la morale.
Certes, les « classes dirigeantes » ont préféré et préfèreront de
tout temps Louis-Philippe à Prométhée, et c’est bien naturel.
Supposons Napoléon arrêtant définitivement la guerre après
Marengo, comme on l’a cru — et comme il l’a sûrement espéré un
moment lui-même, — continuant l’œuvre du Consulat jusqu’à la fin
de sa vie, administrant en paix, ouvrant des ports, creusant des
canaux, lançant des bateaux, traçant des routes, et mourant à
soixante-dix ans au milieu de son Conseil d’une attaque d’apoplexie.
Évidemment, il eût laissé dans la mémoire unanime des dépositaires
irresponsables du bonheur des hommes un inattaquable souvenir.
Seulement, il n’eût pas semé dans les quelques imaginations
responsables de la grandeur des hommes ce feu qui les alimente.
Les discours de Comices et de Distributions de prix, les Éloges
d’Académie, les Rapports des Mutualités se fussent gonflés de
périodes, certes. Mais aurions-nous eu Dostoïewsky ?
La morale est à la foi ce que la calligraphie est au style. Quand le
saura-t-on ? Jamais.
Il eût fallu, pour parler de cet homme, l’auteur de Coriolan. On a
donné la parole à un petit avocat de Marseille, féroce et pontifiant,
finaud et bas, imperator lauré de nénuphars et stratège en
pantoufles, qui a travaillé de son mieux à ramener le héros à sa taille
en s’imaginant le grandir. Et tous après lui, ou avec lui, les plus
grands même, l’ont jugé en bourgeois rentés — rentés par
l’organisateur de la Révolution qui les avait, pour un siècle, installés
dans leur privilège, — ou en pasteurs épiques certes, mais plus
aveugles que Milton. Tous. Lanfrey et Norvins, Barbier et Walter
Scott, Carlyle, Chateaubriand et Emerson eux-mêmes, et Hugo —
Homais à Pathmos — au premier rang. Tous, sauf Stendhal et
Gœthe, sans doute. Taine consacre un chapitre à dresser de lui une
image monumentale, et un second à la briser. Quinet n’y comprend
pas grand’chose. Tolstoï absolument rien. Et pourtant, et pourtant,
tous ont volé vers lui comme l’insecte à une flamme. Même
prêchant, même moralisant, par haine ou par amour, les poètes y
ont reconnu un être de leur famille. Pourquoi Beethoven n’a-t-il pas
dédié sa Symphonie à Marceau, ou à Hoche ? « Un homme comme
moi est un dieu ou un diable. » C’est vrai. Mais comment ont-ils été
si peu nombreux, parmi ceux qui ont vu en lui soit un dieu, soit un
diable, à connaître que le Diable n’est qu’une autre face de Dieu ?
Soit pour la malédiction, soit pour l’excuse, les plus perspicaces
d’entre eux ont vu en lui un amoral. Même ceux-là se sont trompés.
Et je ne sais si c’est dommage, car ainsi Napoléon, — cet « être
incompréhensible » [9] , serait plus aisé à saisir, et plus pur. Mais non.
Il n’est pas amoral. Il n’est pas même immoral. Dans sa vie privée, je
veux dire. Il est comme moi, il est comme vous, et comme eux, ceux
qui le louent, ceux qui l’invectivent, d’une honnêteté suffisante, et
même supérieure à la moyenne, de cette honnêteté normale passée
dans l’habitude de la plupart des hommes distingués qui n’ont que
faire des petits moyens détournés, des petites saletés mesquines,
parce que les uns et les autres encombreraient leur chemin. Dans sa
vie publique, c’est autre chose. Il connaît les hommes, hélas, ne croit
guère à leur pureté — et là est son impureté. Il utilise la morale sans
en posséder l’illusion. Incurable faiblesse, dès qu’on œuvre à même
l’action, et qui sapera la sienne. La morale sociale, comme la
religion, est un simple instrument qui lui est nécessaire et qu’il manie
comme les autres, pour maintenir l’équilibre dans les peuples qu’il
gouverne et accroître par là leur puissance offensive et leur capacité
de production. C’est la bonne toile, les bons pinceaux, la bonne
couleur qu’il faut au peintre, quelque chose de net et de solide qui
assure le côté matériel de l’œuvre. Il renverse, par là, les valeurs
communes, puisque l’ordre et la paix sociales, au lieu d’être ses
buts, sont ses moyens. Un monstre ? Soit. Mais ce monstre réalise,
du moins immédiatement. Si ce n’est pour lui qu’un outil, il est d’une
trempe telle qu’il construit, avec des décombres, le seul édifice
possible où l’ordre qui se cherche puisse habiter un moment.
[9] Chateaubriand.

Il est vrai qu’il ne s’embarrasse pas de métaphysique


transcendante. Il ne se demande pas ce qu’est la morale en elle-
même, si elle est féconde ou stérilisante, légitime ou sans
fondements. Il gouverne. Il poursuit les fripons, les pillards, les
prévaricateurs. En quelques semaines, dès qu’il a pris le pouvoir,
l’anarchie générale est étouffée, par des moyens quelquefois rudes,
mais légaux. Peu d’exemples, mais bien choisis : « La sévérité
prévient plus de fautes qu’elle n’en réprime. » La nuit les rues, les
routes redeviennent sûres. Les fonctionnaires sont soudain probes.
Les magistrats intègres. Les agents du fisc désintéressés. Le calme
renaît dans les villes, la sécurité dans les campagnes. Le travail
reprend partout. Il suffit de deux ou trois ans pour rédiger,
promulguer les Codes qu’il discute, article par article, avec les
jurisconsultes surpris et souvent battus sur leur terrain. Il apporte,
dans le déblaiement de la maison commune, encombrée depuis dix
années de tant de ruines morales que nul n’y reconnaît plus son
chemin, cette sagesse orientale, ce positivisme romain qui ont
donné à tous les peuples leur squelette spirituel depuis quatre ou
cinq mille ans. « La morale publique, dit-il, est fondée sur la justice
qui, bien loin d’exclure l’énergie, n’en est au contraire que le
résultat. » En effet, l’homme fort protège le faible, permet au fort de
s’affirmer. Il n’est d’autre paix que la Paix romaine, établie contre le
violent par l’appareil de la force en action, maintenue contre le
sournois par l’appareil de la force au repos, et répandue de proche
en proche comme le blé qui conquiert les terres incultes, précédé,
mètre après mètre, par le fer dans le sillon. Mais à la condition qu’un
fort tienne la poignée de la bêche.

Il ne me semble pas que le péché originel de sa fortune politique


puisse être retenu à sa charge au jour du Jugement. La démocratie
a ses dogmes. Et le respect de la Loi, même si la Loi est caduque,
même si, de toute évidence, elle a cessé de répondre aux besoins
les plus urgents, même si des attentats antérieurs — ce qui est le
cas pour Brumaire — ont modifié la Loi au profit de ses thuriféraires,
est au premier rang de ceux-là. Il est pourtant des Lois profondes,
souterraines, organiques, supérieures à la Loi écrite, qu’il appartient
précisément à l’homme puissant de saisir et de dresser contre la Loi
écrite, si l’heure a sonné pour elles. Quand luttent l’esprit et la lettre,
je ne crois pas que la société civile ait plus à y gagner que la société
religieuse, si la lettre accable l’esprit. Condamner toujours, et dans
tous les cas, le coup de force politique, c’est condamner, où qu’il
s’exerce, tout mouvement vivant allant contre les idées reçues et les
formules acceptées. C’est condamner l’artiste, et le savant, et
l’inventeur qui pour introduire dans l’art, la science, l’industrie, un
nouvel accord entre l’intérêt commun et l’intelligence créatrice,
n’hésite pas à marcher seul contre l’alliance obscure des
intelligences passives et des intérêts particuliers. C’est condamner le
marin qui abat d’un coup de hache, quand le navire va sombrer, les
mâts trop chargés de voiles. Peut-être d’ailleurs est-il dans l’ordre
que ce dogme soit répandu, afin de maintenir un cadre nécessaire
que le premier venu ne se croie pas autorisé à briser à tout instant
pour son profit personnel ? « Il faut être bien étranger à la marche du
génie pour croire qu’il se laisse écraser sous des formes. Les formes
sont faites pour la médiocrité. Il est bon que celle-ci ne puisse se
mouvoir que dans le cercle de la règle. » Quand c’est un grand esprit
ou une grande volonté qui entreprend l’aventure de franchir ce
cercle-là, ceux qui vivent en esprit et en volonté le reconnaissent
sans peine et absolvent l’audacieux [O] .
Une vertu, entre tant d’autres, a fait la grandeur de cet homme :
le caractère. Le courage bref des champs de bataille n’est pas le
plus difficile de tous. Tant d’yeux qui vous regardent, et la mort fait si
peu attendre ! Le courage à vivre est plus haut. La vie tend ses
embûches à tous les coudes du chemin. C’est elle qui attend, et tout
le temps qu’il faut. Elle est sûre de vous surprendre. Elle vous sait
paresseux devant l’effort constant qu’il faut pour l’agir, pour la
penser, pour la conserver en vous toujours montante et combative
chaque fois que vous avez fait sur elle une conquête et songez à
vous arrêter. Les soldats de la mort sont rangés en masse devant
vous, tous armés contre vous seul, et vous le savez, et un éclair de
décision peut vous donner, s’ils vous manquent, une longue
existence de repos et d’honneur. Et puis vous ne pensez guère,
vous êtes ivre, vous allez… Les soldats de la vie sont invisibles, et
innombrables, ce sont les passions, les rancunes, les intérêts
enchevêtrés de tous les hommes qui vivent et les ligues obscures
qui se forment contre quiconque tend à dépasser le niveau, et vos
propres passions, vos propres rancunes, vos propres intérêts qui
vous poussent à ne pas le dépasser, ou à faire semblant de le
dépasser en vous haussant sur les pointes ou en mettant sur votre
tête une couronne de carton… Je doute que Napoléon ait jamais
montré, sauf aux minutes décisives où il fallait qu’il la montrât, la
bravoure de Ney, ou de Murat, ou de Lasalle. Mais Ney, Murat,
Lasalle tremblaient devant Napoléon.
« Votre mari, écrivait-il à Caroline, est un brave homme sur les
champs de bataille. Mais il n’a aucun courage moral. » Or, c’est le
courage moral qui éclate dans tous les gestes et dans toutes les
circonstances de la vie de Napoléon. Une existence entière à
supporter l’assaut du monde, seul, avec sa tête et son cœur.
Brumaire n’en est pas la première manifestation certes, car l’Italie et
l’Égypte avaient précédé Brumaire, et le commandement suprême
n’est pas du domaine du courage militaire, mais du courage moral…
Il y a, dans son histoire, un acte atroce. Et cependant, cet acte
dénote un courage infiniment plus difficile que de s’exposer à la
mort, un « courage de la pensée », une aptitude à la décision
héroïque qui, quelle qu’elle soit, écartèle le cœur. De plus il n’est pas
une faute, ce qui, je le crois bien, l’absout. A Jaffa, il doit choisir
entre la mort violente pour les Arabes capturés et la mort par la faim
pour eux et son armée s’il les épargne. Il réfléchit, et les fait tuer… Il
est facile, après cela, de diminuer un grand homme. On qualifie de
folie orgueilleuse, d’insensibilité, d’impulsivité, de crime, tout acte qui
soulève d’abord la réprobation de la morale universelle dans telle
circonstance où sa conscience doit jouer. Mais la conscience d’un
grand homme est un lieu bien plus redoutable qu’on ne le croit en
général. Car l’opinion de la morale universelle entre dans le jeu d’un
grand homme. Il se passe de morale, mais de conscience jamais. La
morale fixe des règles, la conscience n’en veut pas. Et si elle en
voulait, elle ne serait plus conscience. Tel acte que la morale
autorise déchire certaines consciences. Tel acte qu’elle réprouve n’a,
pour certaines autres, aucun aspect répréhensible. Dans les
décisions éclatantes, et visées par tous les regards, qu’un grand
homme est appelé à prendre, la morale publique et sa conscience
ne cessent d’entrer en conflit. Dès lors, les moralistes ont beau jeu.
Et l’interprétation des mobiles qui le poussent devient la proie des
impuissants : « Le pouvoir, le sang-froid, le courage et la fermeté ne
firent qu’accroître le nombre de ses ennemis… L’on appela orgueil
sa grandeur d’âme. [10] »
[10] Élison et Eugénie.

Cependant, Brumaire est sans doute, avec et avant 1814 et le


retour de l’île d’Elbe, et depuis le jour illustre où César franchit le
Rubicon, le signe le plus haut de courage moral auquel l’homme ait
pu reconnaître un héros de l’action. Songez qu’il a contre lui la Loi
même, la Loi écrite, les plus redoutables symboles qu’on ait trouvés
depuis les Livres saints, et qu’une révolution qu’il aime, qu’il
approuve, qu’il veut sauver d’elle-même, a consacré dans
l’assentiment unanime des plus généreux esprits. Songez qu’il a
devant lui le rempart idéologique construit depuis cent ans par
Montesquieu, par Rousseau, par Voltaire, par Kant, entre la société
théocratique qu’il veut abolir comme eux, et la société civile qu’il veut
inaugurer comme eux [P] . Songez que, s’il échoue, c’est bien plus
que la mort probable, c’est le déshonneur certain. Songez surtout
qu’il porte en lui une puissance incomparable, qu’il a trente ans,
toute une vie, déjà la plus glorieuse du monde, pour manifester cette
puissance dans les voies suivies jusqu’alors, mais qu’il sait que cette
puissance dépasse tout ce que les autres en savent, tout ce que lui-
même en devine, et qu’il la joue sur une seule carte, pour la
multiplier à l’infini ou l’abolir, en une seconde, à jamais. Songez qu’il
ose. Et jugez-le.
« Seules, a-t-il dit un jour, seules les guerres civiles forment les
hommes de courage. » Il l’a bien vu, en cet après-midi terrible, soldat
sans arme, devant cinq cents hommes en robe qui lèvent le
poignard sur lui. Il a manqué de défaillir, il a labouré de ses ongles
son visage ensanglanté. Dans la tourbe des députés qui font le coup
de poing et le coup de gueule au nom de la Loi, — leur pitance —
l’esprit c’est lui, eux la matière. L’aristocrate est écœuré. « Le terrible
Hors la Loi ! clameur jacobine équivalente au crucifige » [11] , le jette
dans une sorte de torpeur nerveuse qui montre de quels combats et
de quelles victoires sa résolution est le fruit. Ce n’est ni à la nature
du geste, ni aux conséquences du geste qu’il faut mesurer sa
grandeur. C’est à ses mobiles profonds, à son sens, à sa portée, à la
clairvoyance cruelle de celui qui les aperçoit. Le coup d’État d’un
Augereau n’a pas la qualité du coup d’État d’un Bonaparte. Là,
c’était un soudard qui n’aime pas les « avocats » et voit un bon tour à
leur jouer. Ici, c’est un homme profond sachant qu’un acte décisif
qu’il ne dépend que de lui de repousser ou d’accomplir peut écraser
dans l’œuf son épopée imaginaire ou l’en faire bondir, les ailes aux
épaules, pour lui soumettre le futur.
[11] Léon Bloy, L’âme de Napoléon.

Que cet essor ne se soit pas noyé dans le sang du duc


d’Enghien quand Napoléon accomplit son troisième attentat contre la
morale publique, c’est là le secret d’une force qui se nourrissait
d’elle-même et que le plus noir attentat contre la morale publique
pouvait blesser, et faire chanceler une minute, mais non abattre. Car,
au contraire, il semble qu’en frappant le crédit moral immense qu’il
s’était acquis en Europe, ce meurtre ait fait de l’homme un être plus
à part des hommes, un formidable solitaire errant avec plus
d’horreur dans sa gloire désespérée, s’enfonçant de jour en jour
dans le désert d’une imagination qui toujours devançait son geste et
que nul, pas même lui, ne pouvait suivre sans une sorte d’épouvante
qui faisait reculer les autres, et l’enivrait. C’est son remords, ce
meurtre. Dès qu’il l’apprend, il pâlit, il s’enferme, il est sombre
pendant des mois. Après lui, il n’est plus le même. Il y revient vingt
fois. Il en parle le premier devant ceux qui n’y songent plus. Il leur
demande leur sentiment sur lui, rempli d’une angoisse visible. S’il en
parle, il l’appelle une « catastrophe ». C’est le seul point de sa vie
qu’il fixe avec une inquiétude anxieuse et sur qui il sent le besoin
d’interroger les cœurs. Toujours, sans hésiter, il s’en déclare
responsable, — bien que ce ne soit pas très sûr, bien qu’il ait été,
avant, travaillé par son entourage, puis, presque certainement
trompé au moment même du coup, toute une louche intrigue autour
de lui qu’on n’a jamais tirée au clair. Il s’en déclare responsable,
mais, dans son attitude, dans son verbe, on sent une lutte confuse
en lui, on dirait que son orgueil lui défend à la fois d’avouer sa faute
la plus grave, — alors qu’il en avoue tant d’autres, — et d’en
découvrir les facteurs.
Le vrai, je le crois bien, dans les mobiles secrets de cet acte,
c’est qu’il a peur des assassins depuis la machine infernale et
l’histoire de Cadoudal, et qu’il obéit, pour arrêter leur bras par un
acte de terreur, aux suggestions des mauvais anges qui l’entourent,
Talleyrand, Fouché, ceux qui happent, sous la table où sa gloire est
offerte au monde, les ordures et les os que toute gloire conditionne,
— car la misère d’un grand homme est d’autant plus profonde que
sa vie est plus éclatante, plus innombrable, et entraîne plus de vies
tributaires dans le sillage qu’elle fait. Il s’emporte publiquement
contre les conspirateurs qui le visent. Il leur reproche tout haut, avec
violence, d’empêcher ses projets de mûrir, de ne pas comprendre
ses intentions et surtout, oh surtout ! de ne pas sentir sa grandeur.
La mort brutale est un risque de la guerre, normal, et qu’il accepte
sans broncher. Dans la paix, il regarde la mort brutale comme un
risque inutile qui n’augmente pas d’un atome le poids de son
autorité, mais l’énerve au contraire, entrave l’harmonie du
développement logique qu’il lui rêve, — un grain de sable dans les
rouages de la montre, un brusque caillot dans le cœur. Il a peur des
assassins, cette peur irrésistible du visage fou surgissant à l’instant
le plus imprévu, de la lame du couteau se retournant dans les
entrailles, de la hache tombant sur le crâne, de l’explosion arrachant
le bras ou la jambe, du lent martyre au milieu d’une foule immonde,
les ongles, les ciseaux des femmes labourant la figure ou tailladant
les organes virils. Son déguisement pitoyable pour traverser, quand
il part pour l’exil, la canaille hurlante qui l’attend vers Avignon, la ville
des massacres à coup de serpes et de bûches, le montre
suffisamment. Il n’admet pas cette fin malpropre, tout son être
nerveux se tend, se hérisse contre elle. De là l’outil de sa police, —
l’outil le plus abject qui soit, mais dont aucun pouvoir n’a jamais pu
se passer, — qui blesse beaucoup plus chez lui que chez les autres,
parce qu’il est très haut et que la police est très basse, de là sa
réaction convulsive d’Italien qui connaît le jeu des intrigues, qui ne
croit guère au désintéressement des mâchoires qui l’entourent et
leur jette leur os pour qu’elles fassent bonne garde autour de lui, de
là ce bâillon sur la presse, de là le meurtre désastreux qui l’entraîne
à plus de soupçons, à plus de vigilance, à plus de sévérité.
Pardonnez-lui. Il a saigné. Que celui qui n’a jamais saigné lui
reproche le sang qu’il a répandu.
Quand on songe aux armes qu’employait contre Napoléon la
puritaine Angleterre, à l’argent dont elle arrosait l’Europe pour y
saper sa puissance, à ses intrigues souterraines, aux coups de force
qu’elle exécutait, en pleine paix, contre les petits peuples qui
n’étaient pas engagés dans son duel avec la France, on se prend de
quelque indulgence à l’égard de la moralité qui préside aux relations
entre les peuples dès qu’il s’agit pour eux de ne pas mourir sous le
blocus ou le couteau [Q] . Quelques mois avant l’accès de Bonaparte
au pouvoir, l’Autriche ne faisait-elle pas massacrer les
plénipotentiaires de la République ? La grande immoralité, c’est la
guerre, et à la vérité si grande, qu’il convient de se demander si elle
doit être mise à la charge des hommes, et non à la charge de Dieu.
La guerre admise, voici qu’un tourbillon de forces est entraîné dans
le remous qu’elle provoque, où l’héroïsme et le mal s’engloutissent
pêle-mêle, sans qu’il soit bien facile de les séparer. L’affaire de
Bayonne n’est pas belle, c’est même la moins belle affaire de la vie
de Napoléon. Et pourtant, si l’on songe à l’imbécillité de la Maison
espagnole lavant son linge sale devant lui comme des domestiques
pris en faute, au gâtisme obscène et bégayant du père, à la fureur
érotique autour de qui tournait toute la politique de la mère, à
l’abjection féroce et délirante du fils, aux supplications dont ils
l’accablaient tous de les débarrasser les uns des autres, on conçoit
trop que son dégoût n’ait pas eu précisément pour effet de lui
masquer l’image nouvelle que les Espagnes à conquérir, et par elles
le Nouveau-Monde, faisait danser et fuir devant ses yeux. Il fut
finalement vaincu, vaincu grâce à cette image nouvelle qui le mena,
en cinq ans, à l’abîme. Il y a là de quoi satisfaire les amateurs de
l’Histoire providentielle, qui ne se demanderont pas si la fin de
l’Inquisition et l’entrée du souffle moderne en Espagne et en
Amérique n’auraient pas pu suffire à payer l’attentat. Ah oui ! « ces
misérables Espagnols qu’on voulait civiliser malgré eux… » Et de
sourire. C’est le raisonnement qu’on oppose toujours à tout
mouvement fort qui menace, du dehors, l’immobilité mortelle.
Comme toujours, on connaît peu les ressorts secrets de l’Histoire,
on connaît peu Napoléon : « J’embarquai fort mal toute cette affaire,
je le confesse ; l’immoralité dut se montrer par trop patente,
l’injustice par trop cynique, et le tout demeure fort vilain, puisque j’ai
succombé. Car l’attentat ne se présente plus que dans sa hideuse
nudité, privé de tout le grandiose et des nombreux bienfaits qui
remplissaient mon intention… »

Il me semble qu’avec un autre mot de lui, celui-là nous révèle, et


même nous définit toute la morale de l’action. Il a dit, à Sainte-
Hélène, à quelqu’un qui l’interrogeait sur son retour de l’île d’Elbe :
« De Cannes à Grenoble, j’étais un aventurier. Dans cette dernière
ville, je redevins un souverain. » Est-ce à dire que le succès seul
moralise le geste risqué hors des usages et des lois ? Non, si le
succès n’est qu’une fin. Oui, si le succès porte en lui ce caractère
dynamique, cet enivrement de conquête qui en fait un nouveau
départ et le charge de conséquences si fécondes qu’un équilibre
séculaire peut être ébranlé par lui, et par lui, des voies inconnues
ouvertes au courage et à l’activité de tous. Tout est dans la qualité
de l’acte, et en dernière analyse, de l’homme. « Je ne suis pas un
homme comme les autres, et les lois de morale ou de convenance
ne peuvent être faites pour moi. » Tout geste qui suscite la vie et fait
cesser la stagnation est moral, même si ce geste est considéré
comme un crime par les habitués du moindre effort. Chez celui qui a
coutume d’entreprendre ces gestes-là, l’échec n’est plus le
châtiment d’un attentat, comme pour un homme ordinaire, mais bien
la sanction d’une faute. C’est le faux pas d’un grand organisme
autonome qui crée sa morale lui-même parce qu’il vit avec une
puissance telle que tous marchent dans ses pas. Il n’est pas né pour
obéir à la Loi, mais pour la faire. Et c’est en obéissant à sa loi qu’il
l’impose à tous ceux qui n’ont point assez de vertu pour trouver et
formuler la leur. Quelle distance y a-t-il, d’un homme tel que celui-là
à un malfaiteur vulgaire ? Je crois l’avoir fait entendre. Il délivre une
multitude, et parfois des générations, du fardeau de la liberté.

Vous aimerez peut-être aussi