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Devoir au conditionnel :
valeur évidentio-modale et origine du conditionnel

Patrick DENDALE
Université de Metz & Université d'Anvers (UIA) •

O. Position du problème

Le but de cet article est double: examiner l'origine du conditionnel dans la

forme devrait et comparer la valeur de devoir au conditionnel avec celle du
même verbe à l'indicatif. Nous nous limiterons dans cet article aux seuls types
d'emplois de devrait (et de doil) qu'on trouve illustrés dans les phrases
suivantes et qu'on rencontre principalement à la troisième personne du singulier
et du pluriel :

(1) En principe, d'après leur dernière position connue, ils devraient être plus près que
ie Grey Shadow. (Sulitzer, Cartel, p.368)2

Cette étude a été réalisée en grande partie au sein du groupe de recherche

« Emploi de la langue, langue d'emploi» dans le cadre du projet « The
pragmatics of language » de l'université d'Anvers (UIA). Nous tenons à
remercier Hans Kronning et Vladimir Plungian de leurs remarques judicieuses
sur une version antérieure de ce texte.
Dans une autre étude (Dendale 1994), nous avons montré et décrit la nature
évidentio-modale de devoir à l'indicatif. Que les fonctions de doit et devrait
doivent être rapprochées est également la position de Salkie ( 1996), pour qui les
équivalents anglais, must et should, partagent la même intention communicative
(« communicative purpose », 1996: 385). Les deux formes verbales s'opposent
par contre pour Salkie quant à leur signification de base (« basic meaning »), la
signification de base de should étant l'expression d'une prédiction, celle de
must l'expression d'une inférence.
Le contexte plus large permet d'exciure la lecture irréelle pour devrait ·
« - J'ai cinq bateaux qui foncent vers Strahan.[... ]
- Et où sont-ils, eux?
- Le Grey Shadow sera sur place dans vingt ou vingt-cinq heures. Deux autres
sont trop loin. [... ]
- Il en reste encore deux.
- Dont je suis sans nouvelles. Soit ils ont coulé soit ils ont des problèmes de
radio. En principe, d'après leur dernière position connue, ils devraient être plus
près que le Grey Shadow. » (Sulitzer, Cartel, p.368)
8 Patrick Dendale
(2) Si tout se passe bien et si les vents ne sont pas contraires, la flotte anglaise, forte
d'une quarantaine de bâtiments, devrait s'approcher des îles Falkland aux alentours
des 20 et 21 avril. (Nouvel Observateur)
Devraient dans (1) se laisse paraphraser en gros comme « ils doivent être plus
près; on peut calculer/estimer qu'ils sont plus près ... »; dans (2), devrait est
paraphrasable comme « on peut calculer/estimer qu'elle s'approchera ... ; elle
s'approchera probablement, normalement ... ». Nous considérons que devoir
dans ces deux phrases - la première avec un infrnitif présent, la seconde avec
un infrnitif à temporalité future - a une valeur évidentielle et modale
3
(désormais évidentio-modale). Par valeur évidentielle nous entendons
l'indication de la façon dont le locuteur s'est procuré son information (en
l'occurrence, pour doit/devrait, par inférence\ La valeur (épistémico-)modale
est l'indication du degré de certitude que le locuteur accorde à la vérité de ce
qu'il communique (en l'occurrence la non-certitude). Dans la suite de cet article
nous désignerons l'emploi évidentio-modal de doit et devrait par devraitEIM et
doitEIM
La question que nous nous poserons dans cet article est double. Il s'agira
premièrement de savoir de quelle valeur de devoir et de quelle valeur du
conditionnel la forme verbale devraitE!M est la résultante. Ensuite nous nous
demanderons quelle est la spécificité de devraitEIM par rapport à doitEIM quant à
sa signification et quant à ses restrictions d'emploi. Je partirai pour la dernière
question de l'analyse présentée dans Tasmowski & Dendale (1994: 49-52).
1. Les valeurs de devoir
On s'accorde généralement pour attribuer à devoir deux groupes de valeurs, les
valeurs déontiques et les valeurs épistémiques (cf. entre autres Huot 1974,
Sueur 1975, Tasmowski 1980). Parmi les valeurs déontiques, Sueur oppose
l'obligation à la nécessité, la première supposant un agent de l'obligation
humain, la seconde un agent non humain :
(3) a. Pierre doit partir (parce que« son frère» l'y oblige) (obligation)
b. Pierre doit partir (parce que« les circonstances» l'y obligent) (nécessité)
Pour une définition plus précise de ce terme, voir entre autres Dendale (l 992,
1994).
Où inférence est à prendre dans un sens large, couvrant aussi bien la déduction
et l'induction que le calcul ou l'estimation (cf. Dendale 1994).
Devoir au conditionnel 9
Comme valeurs épistémiques on distingue parfois entre probabilité obtenue
dans le présent/passé et probabilité obtenue dans le fatur (Dauzat 1947: 198,
Sueur 1975: 41):
(4) Maintenant ma lettre doit être à destination (Dauzat 1947: 198)
(5) Les commandos de l'île de Pebbie n'ont pas dû détruire tous les bombardiers
Pucara car ce seront les premiers avions argentins à fondre sur ia flotte de
débarquement (Le Point)
(6) Il doit arriver d'un moment à l'autre.
A ces deux valeurs de devoir, certains linguistes (notamment K.ronning 1996)
ajoutent encore une troisième valeur, la valeur aléthique, dont la prise en
considération amène une redistribution de certains emplois déontiques et
épistémiques, mais permet de l'autre côté de rendre compte de certains emplois
qui tombaient hors des classifications d'autres linguistes.
Hans K.ronning (1996) voit dans toutes les valeurs de devoir - déontiques,
épistémiques et aléthiques - l'expression d'une nécessité. La valeur déontique,
illustrée par l'exemple (7), est pour lui une« NECESSITE DE FAIRE ETRE»
5
véridicible •
(7) Louis XIV doit être honoré (Arnauld & Nicole 1662, cité par Kronmng 1996: 31)
6
Les valeurs épistémique et aléthique sont toutes deux défrnies comme des
« NECESSITES D'ETRE». Entre elles, elles diffèrent par le fait que la
première est véridicible, la seconde seulement montrable, mais pas véridicible.
Voici un exemple de devoir épistémique analysé par K.ronning :
(8) La noire devait ayoir froid aux pattes, car elle les avait recouvertes de sa queue
(Montherlant, cité par K.ronning 1996: 34)
Et voici quelques exemples auxquels K.ronning attribue une valeur aléthique :
(9) Etant donné les propriétés physiques et chimiques de la molécule HP, l'eau doit,
sous la pression atmosphérique normale, bouillir à cent degrés. (Kronning 1996:
37)
Où « véridicible » signifie « justiciable d'une appréciation en termes de vérité
ou fausseté» (1996: 28).
A laquelle il donne une définition « plus large que les logiciens »
« Notre définition sémantique de devoir A comprend [... ] toute NECESSITE
D'ETRE, qu'elle soit analytique ou synthétique, pourvu qu'elle soit
véridicible ». (1996: 28)
10 Patrick Dendale
(10) Si tu lances une pierre en l'air, elle doit tomber (Gosselin, cité par Kronning 1996:
115)
(11) Cependant pour Lisbeth, la date du départ approchait; elle devait quitter Paris le
dimanche suivant (Martin du Gard, cité par Kronning 1996: 116)
Les deux premières phrases sont difficiles à intégrer dans la classification de
Sueur (la nécessité, qui s'en rapproche le plus, est une forme d'obligation
portant sur un agent (les circonstances obligent X à) alors qu'ici il n'y a pas
d'agent X en jeu); la dernière illustre un emploi de devoir que Damourette et
Pichon (1911-1936, V-152) appellent « le convenu» et qui semble tenir le
milieu entre l'obligation (morale ou autre) et la probabilité dans l'avenir.
2. Aperçu des principales valeurs du conditionnel
Nous basant sur quelques classifications existantes (lmbs 1968, Martin 1971,
Larreya 1979: 73-79, Korzen & N01ke 1990, Confais 1990: 294 et Haillet
1995: 10-16, nous avons proposé une classification des valeurs du conditionnel
en quatre catégories (cf. Dendale 1992: 194 e.s.). Notre classification n'a pas de
prétention d'exhaustivité, mais regroupe les emplois les plus fréquents du
conditionnel recensés par les grammairiens et linguistes.
2.1. Le conditionnel - futur du passé
C'est l'emploi du conditionnel qu'on retrouve dans le discours indirect
(exemple (12)) et le style indirect libre (exemple (13)):
(12) Les Argentins pensaient que les Anglais se contenteraient de faire un peu de bruit
pour la forme (Le Nouvel Observateur)
(13) D'avance ils s'organisaient. Bouvard emporterait ses meubles, Pécuchet sa grande
table noire; [...] (Flaubert, cité dans Riegel e.a. 1994: 317)
Se contenteraient et emporterait sont ici la transposition au passé de futurs
simples, respectivement dans un contexte de discours indirect et de discours
indirect libre.
Un autre emploi temporel du conditionnel est le conditionnel dit
«historique» (Togeby 1982, II: 386), illustré par:
(14) Bonaparte désanna celui qui deviendrait bientôt son rival et son adversàire
(Bainville, cité dans Togeby II, 1982: 387)
Devoir au conditionnel 11
2.2. Le conditionnel d'éventualité ou d'hypothèse
Le prototype de cet emploi est la construction corrélative (Imbs 1968: 72), où la
principale au conditionnel est accompagnée d'une subordonnée en si qui
exprime la condition (exemple (15)):
(15) Si la Martinique était envahie, vous feriez la même chose. (Le Nouvel
Observateur)
Mais le conditionnel d'éventualité se rencontre aussi en dehors du système
corrélatif, par exemple dans les relatives (Martin 1971: 126), où un des
arguments du verbe exprime une action éventuelle, comme dans l'exemple
(16):
(16) Mais il faut compter avec les ra!Os, la psychose de l'encerclement, la
démoralisation de ces conscrits nullement aguerris qui résisteraient sans doute mal
à un débarquement en force (L'Express)
Pour le conditionnel d'éventualité, on distingue généralement entre potentiel et
irréel (cf. Martin 1981).
2.3. Le conditionnel d'atténuation
Les grammaires ont tendance à bien approvisionner cette catégorie d'emplois
du conditionnel. Certaines des formes qu'elles allèguent comme exemples de
conditionnels d'atténuation sont en réalité des cas de conditionnels
d'éventualité7, comme par exemple:
(17) J'aimerais vous dire combien je vous suis reconnaissant. (Charaudeau 1992: 473)
J'aimerais ne se rapporte pas à j 'aime8 comme on voudrait se rapporte à on
veut ou devriez à devez dans :
(18) Quand on songe aux victimes de cette guerre inattendue, on voudrait que leur mort
serve au moins à rappeler les dangers qu'il y a à jouer avec le feu. (Figaro
Magazine)
Cf. les remarques judicieuses faites à ce propos dans Haillet (1995: 224-225
e.s.).
Des remarques analogues valent également pour on dit que et on dirait que (cf.
Haillet 1995: 226).
12 Patrick Dendale
(19) Je ne crois pas que vous devriez vous préoccuper de cela, Georges. (Sulitzer, Le
roi vert, p. 382)
Le dernier exemple montre combien la marge entre la valeur d'atténuation et
d'autres valeurs du conditionnel (en l'occurrence celle d'éventualité) est étroite.
Il suffit que le pronom démonstratif cela réfère à une activité future, éventuelle,
pour que l'interprétation d'atténuation se perde en faveur d'une interprétation
d'éventualité-potentiel : Je ne crois pas que vous devriez, le cas échéant (si le
cas se présentait), vous préoccuper de cela.
Le problème· est donc principalement un problème de définition et de
délimitation de l'atténuation. C'est aussi la raison pour laquelle Haillet (1995)
propose de limiter la valeur d'atténuation du conditionnel à un petit nombre de
verbes et à quelques personnes du verbe (Haillet 1995: 237).
2.4. Conditionnel de citation
Les termes utilisés pour décrire l'emploi du conditionnel illustré par les
exemples (20) et (21) sont nombreux : conditionnel de citation (Korzen &
N01ke 1990: 279), conditionnel de reprise (Confais 1990: 294), conditionnel de
la rumeur (Togeby 1982: 388), conditionnel de l'allusion au discours de l'autre
(Ducrot 1984: 154, Haillet 1995), conditionnel de l'information incertaine
(Martin 1983: 136, Riegel e.a. 1994: 320), conditionnel de l'information non
confinnée (Charaudeau 1992: 473), conditionnel de l'affmnation prudente
(Cristea 1979: 70), conditionnel de non-prise en charge (Abouda 1997: 563), ou
conditionnel épistémique (Dendale 1993: 165, Abouda 1997: 381) pour n'en
citer que quelques-uns.
(20) Le Pérou qui dispose de Mig et de Mirage, aurait déjà proposé ses services. Le
Venezuela serait disposé à prêter des avions américains. (Le Point)
(21) Quelque part, mais rien n'est sûr, opéreraient déjà les S.b.s. (L'Express)
Le conditionnel présent ou passé de citation signale premièrement que
l'information transmise est empruntée à autrui; c'est sa valeur évidentielle (cf.
Dendale 1992: 206, 1993). Cette valeur évidentielle se double toujours d'une
valeur épistémico-modale (le plus souvent d'incertitude) et/ou d'une valeur que
9
nous avons appelée a/éthique, dans le sens originel du terme (le plus souvent
de non-prise en charge de l'information par le locuteur).
Où a/éthique signifie « exprimant la vérité/fausseté/indécision», ce qui est
autre chose que le qualificatif a/éthique des modalités langagières, tel qu'il est
utilisé entre autres par Kronning (1996).
Devoir au conditionnel 13
Haillet (1995) a montré que le conditionnel de citation (qu'il appelle
« conditionnel de l'allusion au discours de l'autre ») commute en fait avec le
présent ou le passé composé de l'indicatir1°. Cette caractéristique l'oppose au
conditionnel d'éventualité (irréel), qui inverse en fait la polarité de
l'information, alors que le ·conditionnel de citation la garde intacte (Haillet
1995: 119). Les exemples suivants illustrent cela clairement:
(22) Il y aurait eu une manifestation à Paris. Tout le monde en parle. (conditionnel de
citation)
(23) Il y aurait eu une manifestation à Paris si la préfecture n'avait pas interdit tout
attroupement pendant cette période. (conditionne! de l'éventualité, irréelle, qui
sous-entend: « il n'y a pas eu de manifestation à Paris »)
3. Composantes de la forme devrait
Nous en arrivons ainsi à la première question que nous nous sommes posée au
début de cette étude, celle concernant la composition de la forme devrait
lorsqu'elle fonctionne comme marqueur évidentio-modal (devraitEIM)- Si
devraitEIM résulte morphologiquement de la combinaison du lexème devoir
avec le morphème du conditionnel, à quel emploi de devoir avons-nous alors
affaire et à quelle valeur du conditionnel ? Pour répondre à cette question, nous
partirons ci-dessous des quatre valeurs du conditionnel et nous examinerons
pour chacune d'elles quels emplois de devoir se rencontrent avec cette valeur.
Dans un premier mouvement, nous examinerons toutes les combinaisons
de devoir+ conditionnel qui ne peuvent pas donner lieu à devraitEIM pour nous
concentrer ensuite sur les seules combinaisons qui pourraient bien être à la base
de la valeur évidentio-modale de devrait.
3.1. Devrait à valeur non évidentio-modale
3.1.1. Devoir+ conditionnel d'atténuation
Considérons les exemples suivants :
(24) Les soeurs lui disaient : « Tu devrais plutôt demander à la Sainte Vierge de
t'apprendre le catéchisme. » (Barrès, dans Discotext 1)
(25) Jean devrait préparer son examen (mais il est parti au cinéma/ 1 (Huot 1974: 49)
10
Auxquels il faut alors ajouter un indicateur explicite de la source (selon X.
paraît-il).
11
L'effet d'irréel du présent de cette phrase n'empêche pas que devrait se trouve
au conditionnel d'atténuation.
14 Patrick Dendale
(26) si Dieu a créé l'homme impeccable, il ne devrait pas le punir (Flaubert, dans
12
Discotext 1)
Devrait y représente chaque fois la forme atténuée de la valeur déontique de
3
devoi/ • Ces trois phrases n'imposent ou ne communiquent pas une obligation
ferme, mais avancent plutôt des suggestions, des conseils. Dans (26), du fait
que le locuteur n'a pas d'autorité sur Dieu, la suggestion s'interprétera comme
une simple opinion, donnée en quelque sorte gratuitement par le locuteur. Dans
(24) et (25), où le locuteur est susceptible d'avoir une certaine autorité sur la
personne à qui s'adresse devoir, la suggestion impose en même temps une
forme mitigée d'obligation sur la personne qui est l'objet du devoir.
3.1.2. Devoir+ conditionnel d'éventualité/d'hypothèse
Ici il y a plusieurs possibilités. Devrait résulte soit de la valeur déontique
(atténuée ou non) de devoir, soit de sa valeur aléthique. Commençons par le
premier cas :
(27) Si la mère de Henri V était en France, elle devrait se hâter d'en sortir [... ] Ainsi, au
lieu d'être venue organiser la guerre civile, elle serait venue commander la paix
(Chateaubriand, dans Discotext 1)
A l'indicatif imparfait de la subordonnée conditionnelle correspond un
conditionnel d'éventualité (potentiel) dans la principale. Il suffirait de
remplacer était par est pour qu'on obtienne dans la principale un présent (doit)
14
ou un futur (devra) de devoir •
Le conditionnel d'éventualité se rencontre aussi, on l'a vu, en dehors des
constructions corrélatives. C'est le cas dans les exemples suivants, les deux
premiers avec un devrait déontique non atténué (où la subordonnée en puisque
.dans (28) suggère l'interprétation d'obligation non atténuée), le troisième avec
12
Le fait que la phrase contenant devrait soit précédée d'une subordonnée en si ne
fait pas automatiquement de devoir un conditionnel d'éventualité (corrélative).
Il suffit d'omettre la proposition conditionnelle pour s'en convaincre.
13
Kronning voit dans ce genre d'exemples l'assertion non pas d'un prédicat
déontique, mais d'une relation hypothétique portant sur la conformité du
comportement de l'agent de l'obligation avec une régularité nomique donnée (s1
/ 'agent de l'obligation se conformait à la régularité nomique, alors... ).
14
La même phrase peut aussi s'interpréter comme si devrait était un conditionnel
d'atténuation corrélé à l'indicatif présent est dans la subordonnée
conditionnelle. Il y a alors, si on peut dire, superposition d'une valeur
d'éventualité à la valeur d'atténuation.
Devoir au conditionnel 15
un devrait déontique atténué (suggéré par la présence de l'adverbe
normalement) :
(28) Le type qui vous prend à tous un dollar cinquante par jour pour vous livrer des
journaux qu'il devrait [autrement] vous livrer de toute façon, puisque il est payé
pour ça (Sulitzer, Le roi vert, p. 224)
(29) Si Bernard voulait [ou: veut] toucher à notre société, il devrait [ou: doit/devra] me
passer sur le corps (Renard, dans Discotext 1)15
(30) Le problème [... ] c'est qu'en France nous sommes normalement dans un Etat de
droit[ ... ] où, normalement, tout ça ne devrait pas se passer (L'événement du;eudi,
cité par Haillet 1995: 199)
Dans (29), devrait exprime un potentiel; dans (30), un irréel. (28) est un cas
difficile à cause de de toute façon, qui penche quand même plutôt, il nous
16
semble, vers l'irréel •
Dans l'exemple suivant, c'est une valeur aléthique qu'on croit devoir
attribuer à devrait, si on accepte la distribution des valeurs de devoir proposée
par Kronning :
(31) Si l'impression de froid était la cause de la pneumonie, tous les individus atteints
devraient avoir des pneumonies; donc c'est la condition prédisposition qui est la
cause réelle (Bernard, dans Discotext 1)
Le conditionnel y exprime l'irréel (avec une proposition introduite par donc qui
mène inéluctablement à cette interprétation).
3.1.3. Devoir+ Conditionnel-futur du passé
DevraitEIM ne résulte jamais d'une forme de devoir mise au conditionnel-temps.
Si devrait contient un conditionnel-futur du passé, il résulte soit de la forme
devra à valeur déontique mise au futur du passé (exemples (32) et (33)), soit de
la forme devrait à valeur déontique-atténuée mise au futur du passé (exemples
(34) et (35)) (cf. Haillet 1995: 104):
(32) Ma mère me dit que là-bas du moins je lisais, et qu'à Balbec je devrais bien faire
17
de même, sije ne travaillais pas. (Proust, dans Discotext 1)
15
Cp. aussi l'exemple suivant, où c'est l'indicatif qui est attesté et qu'on pourrait
transformer en conditionnel devrait (voir notre ajout entre crochets droits):
« Si jamais Dieu se met [ou: mettait] en communication immédiate avec
l'homme, il devra [ou: devrait] se faire homme» (Proudhon, dans Discotext 1)
16
Pour plus de détails sur les constructions au conditionnel contenant des
expressions du type de toute façon, voir Haillet (1995: 76 e.s.)

16 Patrick Dendaie
(33) Hannond savait dans les grandes lignes ce qui devait normalement se passer à
l'intérieur du poste. Le commando de !'Irgoun qui venait de s'y introduire était sans
doute en train de neutraliser les Britanniques, [... ] Ensuite, on viderait le dépôt
d'annes, on libérerait les prisonniers, le faux officier aux moustaches rousses
paraîtrait sur le seuil, ôterait sa casquette pour un signai et lui, Hannond, avec la
jeep, devrait alors venir se ranger devant l'entrée du poste (Sulitzer, Roi Vert,
p.102)
(34) Et comme je lui disais qu'il devrait se reposer, ... (Goncourt, dans Discotext 1)
(35) Je disais que la gorge de la femme honnête devrait être la chose la plus secrète
pour les autres (Goncourt, dans Discotext l)
3.1.4. Devoir+ conditionnel de citation
Pour terminer l'aperçu des formes de devrait qui n'ont pas de valeur évidentio-
modale, signalons encore que lorsque devoir est mis au conditionnel, celui-ci ne
sera jamais interprété ni interprétable comme un conditionnel de citation (cf.
aussi Haillet 1995: 207). Cela n'empêche évidemment pas que le locuteur glisse
dans sa phrase avec devrait des expressions qui marquent que l'information est
attribuée à autrui, comme par exemple selon lui dans :
(36) Alain Richard a concocté un redécoupage électoral qui devrait, selon lui, permettre
au PS de gagner entre 50 et 60 sièges aux législatives (L'événement du jeudi, cité
par Haillet 1995: 203)
L'opinion exprimée par devrait est attribuée à Alain Richard par le biais de
selon lui et non pas par le conditionnel de devrait.
3.2. Devrait à valeur évidentio-modale
Il ne reste à notre avis que trois possibilités pour· rendre compte de la
provenance de la forme devraitEIM:
(a) devraitFM = doit épistémique + conditionnel d'éventualité/d'hypothèse (potentiel)
(b) devraitFM= doit épistémique + conditionnel d'atténuation
(c) devraitFM = doit aléthique + relation hypothétique (Kronning 1996)
Examinons-les une à une.
17
Devrais dans cet exemple peut résulter aussi bien d'un devras que d'un devrazs-
conditionnel d'atténuation.
Devoir au conditionnel 17
(a) DevraitE!M, conditionnel d'éventualité corrélative?
On peut exciure relativement facilement l'hypothèse (a). A supposer que
devrait ait bel et bien un sens évidentio-modal dans la phrase (37):
(37) La Navy ne devrait être en vue des côtes argentines qu'aux dernières heures de la
semaine prochaine (Le Point)
ce n'est pas à une proposition conditionnelle à l'imparfait, du type (38), que
devrait semble lié, mais plutôt à une proposition conditionnelle au présent18, du
type (39):
(38) si elle ne rencontrait pas_de problèmes
(39) si elle ne rencontre pas de problèmes
Cela nous amène à dire que ie conditionnel de devraitEJM n'est pas un
conditionnel d'éventualité corrélative.
(b) DevraitE!M, conditionnel d'atténuation ?
La solution (b) est une explication traditionnelle. Elle consiste à dire que le
marqueur évidentio-modal devraitEIM constitue la forme atténuée de devoir
épistémique à l'indicatif, que le conditionnel y est donc un conditionnel
d'atténuation. Le principal problème de cette solution est la définition de la
notion d'atténuation. C'est une notion si large ~t si extensible, ayant des
manifestations si variées, qu'on se demande en vertu de quoi on peut parler
d'atténuation dans le cas de devraitEJM. Est-ce en vertu de la valeur concrète des
instances de devraitEJM? Cette forme devrait alors avoir clairement une valeur
atténuée par rapport à la forme doitEJM. Dans la deuxième partie de cet article,
nous montrerons cependant que la différence entre devraitEJM et doitEJM ne se
laisse pas définir, ou en tout cas pas exclusivement, en termes d'atténuation,
l'atténuation n'étant tout au plus qu'un effet de sens. On devra alors déclarer ce
conditionnel « atténué » en vertu de la seule tradition grammaticale qui veut
que le conditionnel ait des valeurs d'atténuation, quelles qu'elles soient, mais
c'est là une solution linguistiquement peu satisfaisante.
18
Cp. la conditionnelle attestée dans l'exemple (2).
18 Patrick Dendaie
(c) DevraitF/M, devoir aléthique + relation hypothétique
Une dernière explication que nous voudrions examiner ici, comme alternative
des explications (a) et (b), part de la description que Kronning donne du
conditionnel de devoir. Pour Kronning, la forme devrait, qu'elle fonctionne
comme marqueur évidentio-modal ou non, est toujours aléthique ou déontique,
jamais épistémique. Si elle est aléthique, elle exprime toujours une « nécessité
d'être» inscrite dans une relation hypothétique marquée par la terminaison -rait
(Kronning 1996: 140). Nous retrouvons là l'idée que devraitEIM serait un
conditionnel d'éventualité corrélatif, sans que l'auteur n'aille jamais jusqu'à
dire cela, non sans raison, comme nous verrons plus loin. Voici quelques
exemples de devraitEIM recueillis par Kronning :
(40) -Et le soleil?
-Néant.
- Il devA-rait être en train de se coucher pourtant. Cherche bien. (Beckett, cité par
Kronning 1996: 139)
(41) Nous allons faire le tour du monde dont je rêve depuis longtemps. Notre voyage
dev A-rait normalement commencer au début d'avril (Tristan, cité par Kronning
1996: 140)
Les exemples du dernier type, où l'action est future, sont relativement faciles à
trouver, ceci à l'opposé d'exemples comme (40) avec un infinitif désignant un
processus présent. Dans le cas de (40), il s'agit d'une nécessité aléthique
synthétique (Kronning 1996: 115); dans le cas de (41), il s'agit d'une nécessité
aléthique de type « futur a/éthique ».
Avant d'entrer dans les détails et de voir quels sont les bénéfices qu'on
peut tirer de cette hypothèse et quels sont ses problèmes, examinons d'abord les
9 impression qu'on a moins avec doitEIM. Dans (45), la différence entre doitEIM et
effets de sens dégagés par devoirEIMet ses restrictions d'emploi1 •
4. Effets de sens et restrictions d'emploi de devraitF/M (et doitF/M)
4.1. Les effets de sens
Si on compare devraitEIM à doitEJM, il y a un certain nombre de différences
souvent subtiles qui attirent l'attention, comme autant d'effets de sens dégagés
par l'une ou l'antre des deux formes, en fonction des contextes dans lesquels
elles sont intégrées.
Nous commencerons par énumérer ici les principaux effets de sens
dégagés par devraitEIM ou doitEIM en nous basant en partie sur une étude
19
Voir aussi, pour un exposé de quelques conditions d'emploi de should et must,
les remarques faites dans Lakoff(l972: 233-235).
Devoir au conditionnel 19
antérieure (Tasmowski & Dendale 1994), pour ensuite essayer de rendre
compte de leur émergence par quelques hypothèses sur le fonctionnement
respectif de ces deux marqueurs évidentio-modaux.
4.1.1. Une description assez fréquente de la différence entre doitEIM et devraitEIM
20
est que la dernière forme est moins certaine que la première . Comparez à ce
propos (42) à (43):
(42) Si les conditions sont bonnes, la toute nouvelle piste des Arcs, tracée spécialement
pour les Jeux, devrait permettre - cela a été calculé par l'ordinateur - de frôler les
240 (Nouvel Observateur, cité par Haillet 1995: 199)
(43) Si les conditions sont bonnes, la toute nouvelle piste des Arcs, tracée spécialement
pour les Jeux, doit permettre - cela a été calculé par !'ordinateur - de frôler les
240.
4.1.2. Une autre nuance de sens qu'on discerne parfois entre devraitEIM et
doitEIM est qu'avec devraitEIM il y a eu manipulation de la situation ou
arrangement préalable :
(44) /La fenêtre est restée ouverte toute la soirée et la lumière allumée./
a. Il doit y avoir beaucoup de moustiques dans la chambre.
b. Il devrait y avoir beaucoup de moustiques dans la chambre. (Tasmowski &
21
Dendale 1994: 51)
(45) /On sonne à la porte./
a. Ça doit être le facteur.
b. Ça devrait être le facteur22 . (Tasmowski & Dendale 1994: 50)
Dans (44b), devraitEIMsuggère que la scène a été truquée, que le locuteur a fait
exprès de laisser la fenêtre de la chambre ouverte et la lumière allumée,
20
Cette caractéristique est en tout cas souvent citée pour ·distinguer should de
must en anglais. Selon Rivière (1981: 187), « The degree of certainty is higher
with must than with should when they appear in the same context » et « should
is used when the inference is most risky » ( 1981: 187).
21 Si Eggs (1994: 88) prend pour cible notre analyse de cet exemple et lui
substitue une analyse « moins imprécise et moins vague » plus conforme aux
théories sur !'argumentation et sur l'inférence, il ne récuse pas pour autant
l'effet de sens lié à cet exemple. Son analyse à lui consiste à dire que doit est
épistémique, devrait en revanche topique (Eggs, 1994: 88).
22 Certains acceptent encore plus facilement la phrase avec un pronom: Ça devrait
être lui, ce qui se comprend, vu que la pronominalisation montre ici un savoir
partagé concernant la personne attendue, à quoi s'ajoute un autre savoir partagé,
à savoir celui du rendez-vous signalé par devrait.
20 Patrick Dendale
devraitEJM semble s'organiser autour d'un arrangement, d'un accord éventuel
entre le locuteur et le facteur (à propos de l'heure où celui-ci passerait), accord
sur lequel le locuteur se base pour tirer sa conclusion). L'indicatif doitEJM ne fait
pas allusion à un tel accord éventuel.
4.1.3. Avec devraitEJM, on a plus l'impression que la vérification de ce qui est
dit est imminente qu'avec doitEJM. Il suffit pour cela de reprendre et de
comparer les phrases sous (44), ou encore les phrases ci-dessous sous (46), où il
nous apparaît que le locuteur de (b) est plus près de se lancer dans une aventure
de forage pétrolier que le locuteur de (a). La phrase (46a), de son côté,
conviendrait mieux, par exemple, pour expliquer simplement des signes de
pollution au sol ou la végétation particulière due à la présence de pétrole dans le
sous-sol:
(46) a. Il doit y avoir du pétrole ici.
b. Il devrait y avoir du pétrole ici.
4.1.4. Avec devraitEJM il semble y avoir un décalage temporel, qui fait défaut
pour doitEJM dans des constructions analogues à infmitif présent (Tasmowski &
Dendale 1994: 50/3. Un biologiste en pleine manipulation génétique pourrait
s'écrier, enthousiaste, à propos d'une de ses créations:
(47) Celui-là devrait être un insectivore !
Dans cet exemple, le décalage temporel est celui entre les prémisses disponibles
au moment de l'énonciation (la manipulation des gènes) et la conclusion sur le
produit futur (qu'on ne pourra évaluer que dans l'avenir).
Le décalage peut cependant également s'opérer entre des prémisses fixées
dans le passé et une conclusion qui porte sur le moment d'énonciation, comme
c'était le cas de l'exemple du facteur (44), où les prémisses sur lesquelles le
locuteur base sa conclusion étaient l'accord conclu avec le facteur et où la
conclusion (Ah! c'est le facteur!) est tirée au moment de l'énonciation. C'est
dans le dernier cas de décalage temporel que la vérification sera généralement
imminente.
23
Cf. Lakoff, qui oppose should et must en termes de « likelihood based on future
expectation »versus« likelihood based on present conjecture» (1972: 234) ou
de« testable in the future» versus « presently-verifiable assumptions » (1972:
235). Cf. aussi Groefsema(1995: 72).
Devoir au conditionnel 21
4.1.5. Une dernière différence qu'on ressent parfois entre devraitEJM et doîtEJM
est qu'avec devraitEJM le locuteur semble plus engagé, plus intéressé ou
concerné par la conclusion qu'il tire. Cette impression peut se vérifier
notamment sur l'exemple (46b) où l'on peut très bien se représenter le locuteur
intéressé avide des pétrodollars qui l'attendent si ses calculs ont été corrects.
4.2. Les restrictions d'emploi
II est beaucoup plus difficile de trouver des exemples avec devrait avec une
valeur clairement évidentio-modale qu'avec doit. Et parmi les exemples de
devraitEJM qu'on trouve, ce sont principalement des phrases où l'infmitifréfère
à un processus futur. Pour les rares cas de devraitEJM avec un infmitif présent
qui subsistent, on constate qu'ils connaissent en outre davantage de restrictions
d'emploi que les exemples avec doitEJM.
Ainsi il nous a semblé qu'on utilise l'indicatif doitEJM dans (48) lorsqu'on
se base pour sa conclusion ou bien sur les remarques de l'étudiant en classe ou
bien sur son dossier personnel qu'on a parcouru. DevraitEJM n'admet que la
seconde situation.
(48) /En classe .. ./
a. Cet étudiant doit être intelligent.
b. Cet étudiant devrait être intelligent.
La nature des prémisses sur lesquelles le locuteur appuie sa conclusion ne paraît
donc pas libre. L'emploi de devraitEJM dans cette situation requiert des
prémisses que nous appellerons « in absentia », c'est-à-dire des prémisses que
le locuteur ne recueille pas au moment de l'énonciation mais qu'il a rassemblés
antérieurement, créant ainsi un décalage temporel avec la conclusion. C'est ce
qui explique aussi l'étrangeté de (49b) et de (50a) présentés dans Tasmowski &
24
Dendale (1994: 49, 51) :
(49) /A propos d'un individu qu'on surprend l'oreille collée à la porte/
a - Ça doit être un psychopathe.
b. - # Ça devrait être un psychopathe.
(50) /A propos d'un passant/
a. - Quelle antiquité ! # Ce type devrait avoir dans les 80 ans au moins.
Or, il suffit d'ajouter maintenant à (50a) une indication concernant
l'élément sur lequel on se base pour estimer l'âge de la personne pour que la
phrase avec devraitEJM redevienne acceptable :
24
Pour un bref commentaire sur ces exemples voir aussi Eggs (1994: 87).
22 Patrick Dendale
(50) b. -A en juger par son allure, ce type devrait avoir dans les 80 ans au moins.
Dans Tasmowski & Dendale (1994), nous avons appelé« cadre de validité» un
ajout du type A en juger par son allure, qui rend le jugement du locuteur
dépendant d'un seul aspect observé de l'objet. La présence d'un cadre de
validité modifie les possibilités d'emploi de devraitFJM: devraitFJM redevient
possible avec des prémisses« in praesentia ».
DoitFJM de son côté est toujours parfaitement compatible avec des
prémisses« in praesentia », sans cadre de validité, comme le montrent (48a) et
(49a).
5. La signification de devraitEIM par rapport à doitEIM
Il s'agit maintenant d'essayer de formuler une hypothèse sur la signification de
devraitFJM qui permette de rendre compte d'un maximum d'effets de sens et de
restrictions d'emploi cités dans le paragraphe précédent. Reprenons pour cela
l'hypothèse de Kronning concernant les composantes de devrait.
Devoir au conditionnel représente pour Kronning le « modus a/éthique
intradictal [... ] d'un point de vue PDV inscrit dans une relation hypothétique»
(1996: 140). L'acception aléthique de devoir est définie ailleurs dans son livre
comme exprimant une conclusion véridicible, produit inférentiel de prémisses,
et qui pose qu'un certain état de choses ou procès est ou sera le cas dans tous
les mondes possibles d'un univers modal UM (1996: 78). Cette universalité dans
les mondes possibles, dans le cas du conditionnel devrait, ne vaut cependant
que « sous la condition que le procès modalisé p s'inscrive effectivement dans
l'univers modal UMprésupposé par ce modal» (1996: 140, nos italiques). Cet
univers modal est « nécessairement un univers restreint, structuré par des
modèles cognitifs idéalisés (MCI) » (Kronning 1996: 64), comme par exemple
celui de la prévision météorologique (exemple (51)) ou celui de la visite
officielle (exemple (52)):
(51) Le typhon Arthur doitA-FUT atteindre la Réunion dans les heures qui viennent
(Picoche, cité dans Kronning 1996: 64)
(52) Shimon Peres .. est arrivé hier à Paris. Il doitA-FUT s'entretenir ce matin à l'Elysée
avec le Président François Mitterrand, queiques heures avant l'intervention
télévisée de ce dernier. (Le Matin, cité dans Kronning, 1996: 64)
La validité de la conclusion signalée par devrait est donc soumise à une
condition. Celle-ci s'exprime parfois sous forme condensée, par des
Devoir au conditionnel 23
5
compléments adverbiaux comme normalemeni2 , en principe, en toute logique
(Eggs 1994: 88), que l'on trouve assez souvent dans des phrases avec devrait
(cf. l'exemple (1)) et qu'on utilise souvent aussi dans des paraphrases de
devraitEJM. Dans Tasmowski & Dendale (1994: 51)26, nous avons formulé
comme suit la condition à laquelle fait allusion Kronning: « Si les données
prises en considération ne se révèlent pas m'avoir trompé, ont été bien
interprétées». Vu l'analyse de should et must de Groefsema (1995: 62), on
pourrait y ajouter encore la formule suivante : « Si toutes les données
27
pertinentes ont bel et bien été prises en compte ». La validité de la conclusion
du locuteur dépend donc de la question de savoir si celui-ci ne s'est pas trompé
en la tirant et si les éléments qu'il avait en faveur de la conclusion étaient
suffisants, ou, posé en termes de Kronning, de la question de savoir si la
conclusion inférée devait bel et bien être inscrite dans l'univers modal du
locuteur, activé pour l'occasion. En faisant allusion à son erreur éventuelle, le
locuteur avoue en tout cas clairement sa faillibilité, et cela n'est pas sans
importance, comme nous verrons.
Cette analyse de devraitEIM permet d'expliquer un grand nombre d'effets de
sens liés à ce verbe.
Premièrement, le fait que devraitFJMest ressenti comme moins certain que
doitEIM effet qui peut être rattaché à la faillibilité du locuteur et à la condition
« si les données ne se révèlent pas m'avoir trompé I si toutes les données
pertinentes ont bien été prises en compte», présente uniquement dans le
sémantisme de devraitEJM. Cette possibilité d'erreur de la part du locuteur
explique à son tour pourquoi ce n'est pas devraitFJM qu'on rencontre dans un
énoncé comme (48), mais doitEIMet pourquoi la mention d'un cadre de validité
augmente sensiblement les possibilités d'emploi de devraitEJM. Ça n'a de sens
de signaler la possibilité d'une erreur que si l'erreur est effectivement possible.
Et cela est seulement le cas si une vérification instantanée de ce qu'on dit est
impossible par la nature de la situation extra-linguistique. Dans le cas de
l'étudiant qui enchaîne les remarques intelligentes par exemple (prémisse in
praesentia), la conclusion concernant son intelligence s'impose sans possibilité
d'erreur. L'erreur de conclusion n'est possible que lorsqu'on a affaire à des
prémisses in absentia, ou bien lorsque le locuteur réfère explicitement à l'aspect
25 Cet adverbe suggère que les choses pourraient très bien ne pas être normales.
26 Cf. aussi Sweetser (1982: 495) qui rattache à shouid une condition qu'elle
formule comme « if all goes as expected », « if all goes right ».
27 Groefsema (1995: 72) la formule ainsi: En utilisant should, le iocuteur « leaves
it open whether the rest of the evidence does or does not entail the
[conclusion]», alors qu'avec must le locuteur signale que « ail the evidence
entails the [conclusion]. »
 24 Patrick Dendale
particulier sur lequel il a basé sa conclusion et que nous avons appelé cadre de
28
validité . Le cadre de validité sert d'échappatoire aux prémisses in praesentia.
En attirant l'attention sur les circonstances2 9 de l'objet dont on affinne quelque
chose, le locuteur détourne l'attention de l'objet en soi et garde ainsi ses
«chances» pour faire une erreur d'interprétation. L'ajout de A en juger d'après
ses remarques, améliore les chances d'avoir un devraitEIM dans (48a) lorsque
l'énoncé est produit en classe.
Le fait d'ajouter une clause d'erreur montre un locuteur occupé plus ou
moins consciemment de la question de savoir si ce qu'il dit est vrai ou non, un
locuteur concerné par la vérité de la conclusion qu'il tire. Cela peut expliquer,
premièrement, l'impression qu'on avait dans certains contextes (par exemple
(46b)) que le locuteur était plus engagé, plus intéressé par l'objet dont il affinne
quelque chose; deuxièmement, l'impression qu'on avait d'une certaine
impatience de la part du locuteur pour aller vérifier sur place ce qu'il a dit.
30
Cette propriété de vérification imminente permet peut-être aussi d'expliquer
de façon plus satisfaisante, il nous semble, un phénomène signalé par Salkie
31
1996 pour les équivalents anglais de devraitE!Met doitEfM, should et must:
(53) a. Let's go shopping. The shops should ail be open now.
b. *Let's not go shopping. The shops should ail be shut now. (Salkie
1996: 386, n.1)
Pour Salkie, should signale toujours la prédiction en même temps que la
confiance que le locuteur a en cette prédiction. Pourquoi cette prédiction est-
elle acceptable dans (53a), mais pas dans (53b), alors qu'avec will, le marqueur
tout indiqué pour signaler la prédiction, les deux séquences seraient
acceptables? L'hypothèse de Salkie est qu'un locuteur est peut-être plus
28
Dans Tasmowski & Dendaie (1994: 49), nous avions confondu cadre de validité
et condition générale de validité liée au sens de devraitEJM Il convient de
distinguer ces deux entités, la seconde étant liée par définition aux emplois de
devraitE/M, la première étant une expression explicite qui apparaît dans certains
énoncés avec devraitEIM.
29
C'est Ducrot qui, dans une analyse des verbes de jugement du type trouver,
avoir l'impression, estimer (Ducrot 1980: 76-78), a distingué l'expérience de la
chose elle-même et l'expérience de circonstances extérieures à l'objet (causes,
effets). Comparez à ce propos les exemples de Ducrot : Ce film, j'ai
l'impression qu'il est beau (en se basant sur le succès, le metteur en scène) et
Ce film, je trouve qu'il est beau ( où le locuteur laisse entendre qu'il a vu le film
même).
30
Dans l'exemple (40), l'enchaînement Cherche bien est une invitation à la
vérification immédiate.
31
Cf. pour une discussion similaire Lakoff(l972: 234).
Devoir au conditionnel 25
confiant dans sa prédiction à propos de bonnes nouvelles (53a) qu'il ne l'est à
propos de mauvaises nouvelles (53b).
Ce qui, à notre avis, pourrait jouer ici, est le fait qu'un énoncé avec
shouldldevraitEIM accepte mieux un contexte qui fait référence à la vérification
imminente (Let's go shopping dans (53a)) qu'un contexte comme (54b), qui
refuse la vérification immédiate. Le même raisonnement explique
l'acceptabilité de l'exemple (54) que Salkie confronte à (53b):
(54) Let's go and steal some jewels. The shops should ail be shut now.
La condition nécessaire au cambriolage étant remplie, il n'est pas inconcevable
que les malfaiteurs s'apprêtent à aller accomplir leurs méfaits. La forme should
suggère alors cette « vérification » prévue, imminente.
Tout ce qu'il nous reste à motiver est le décalage temporel que nous
avons mis en rapport avec devraitEIM· Ce décalage temporel est corollaire
premièrement de la nécessité d'avoir des prémisses in absentia, qui étaient
caractéristiques de devraitEIM Il est lié deuxièmement à la clause conditionnelle
postulée par Kronning pour toute forme de devoir au conditionnel, notamment
lorsqu'on interprète cette clause comme« si tout se passe comme prévu» (cf.
l'exemple (2)), « s'il n'y pas entre-temps d'obstacle ou de contretemps». Un
exemple cité par Kronning fait explicitement référence à un tel obstacle virtuel :
(55) A moins d'une surprise, la résolution de la direction [... ], conçue de telle sorte
qu'elle laisse au chancelier et aux partis une marge de manoeuvre raisonnable,
devA-rait remporter une majorité au congrès. (Le Matin, cité par Kronning 1996:
139)
L'obstacle, la surprise, ne se conçoit que dans l'intervalle entre l'activation des
prémisses et la vérification de la conclusion.
6. Problèmes qui subsistent
La description de Kronning des formes devrait a l'avantage de fournir un cadre
d'explication intéressant pour rendre compte d'un certain nombre d'effets de
sens et de restrictions d'emploi de devraitEIM tels que ceux énumérés au § 4.
Elle ne résout cependant pas tous les problèmes. Nous terminerons cet article
par signaler deux problèmes qui ne nous semblent pas encore définitivement
résolus.
Un premier problème est que la relation hypothétique que Kronning
postule ne se formule pas à l'imparfait (exprimant un potentiel). Si cela avait
été le cas, cela aurait justifié et expliqué le conditionnel de devoir. Du fait
26 Patrick Dendale
qu'elle se fonnule à l'indicatif présent (prenant la fonne d'une condition
réelle), elle ne pennet pas par elle-même d'expliquer la présence du
conditionnel. Et s'il est vrai que les propositions conditionnelles à l'indicatif
présent suivies d'un conditionnel présent sont bel et bien attestées, elles
constituent quand même plutôt l'exception que la règle.
Un deuxième problème de la description de Kronning concerne le
caractère véridicible de la valeur aléthique de devrait. C'est là une des
caractéristiques fondamentales de la valeur aléthique, qui l'oppose à l'acception
épistémique (de doit) laquelle est seulement montrable. C'est dire que les deux
fonnes verbales devraient se comporter différemment sous la négation. Mais y
a-t-il vraiment une différence sur ce point entre (56) et (57)?
(56) -L'échelle devA-rait se trouver contre le mur du garage.
- Non, elle ne devrait pas s'y trouver, car je l'ai déplacée hier.
(57) - L'échelle doitEJMse trouver contre le mur du garage.
- Non, elle ne doit pas s'y trouver, car je l'ai déplacée hier.
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