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Langue française

L'article zéro sous préposition


M. Jean-Claude Anscombre

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Anscombre Jean-Claude. L'article zéro sous préposition. In: Langue française, n°91, 1991. Préposition, représentation,
référence. pp. 24-39;

doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1991.6203

https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1991_num_91_1_6203

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J.-Cl. Anscombre
C.N.R.S.-E.H.E.S.S.

L'ARTICLE ZÉRO SOUS PRÉPOSITION

1. Introduction

Cette étude se propose de rendre compte de diverses propriétés syntaxiques et


surtout sémantiques des syntagmes prépositionnels de la forme Adjectif + article
zéro + syntagme nominal. Par exemple : aller à vive allure, mener à bonne fin,
demander avec insistance, libérer sous caution, prendre pour cible, faire une avance
sur droits d'auteur, se tromper par pure distraction,... etc. Pour des raisons de
place, nous n'examinerons ici que les syntagmes prépositionnels les plus courants, i.e.
ceux formés sur les prépositions à, avec, après, avant, par, pour, sous, sur. Largement
arbitraire, ce choix n'a d'autre justification que le corpus, et les autres prépositions
donnent lieu à des constructions tout aussi intéressantes, ainsi hors antenne, de source
sûre, sauf miracle, contre vent et marée, que nous citerons ici... pour mémoire. Nous
laisserons également de côté les constructions de type Nj prép. N2, comme « moulin
à vent », « facture hors taxe », « bétail sur pied »,... etc. Le cas correspondant à
prép. = à a fait l'objet d'une étude séparée 2. Enfin, nous passerons outre les
problèmes posés par la définition de « syntagme prépositionnel », renvoyant pour
cette question aux remarques de D. Leeman 3. Une fois sommairement circonscrit le
domaine d'étude, un certain nombre de questions se posent alors, parmi lesquelles :
a) La possibilité/imposeiblité de certaines constructions. Pourquoi par exemple
dit-on aller à vive allure, mais non aller à allure ? Commen se fait -il que l'on ait penser
(à tort + avec raison), et non l'inverse penser (avec tort + à raison) ?
b) La possibilité/impossibilité de la « variante » 4 avec article. Ainsi au couple
aller à (0 + une) vive allure s'oppose mener à ( 0 + *une) bonne fin. Et lorsque les
deux constructions coexistent, y-a-t-il équivalence sémantique entre les deux ? Un
livre pour enfants est-il la même chose que un livre pour les enfants ?
c) La possibilité/impossibilité d'insertion adjectivale. Ainsi, on peut aller à une
vive allure, à une allure folle, et même à une allure démente. Mais alors que l'on peut
également aller à vive allure, on ne va ni à folle allure, ni à allure démente.
Pour tenter de répondre à ces questions, nous mènerons une analyse articulée
selon deux axes principaux :
1) Une approche procédurale : ni la préposition, ni l'article zéro ne renvoient à
des entités linguistiques fixées à l'avance. Elles ne fournissent que des indications
sémantiques sous forme d'instructions : « cherchez les entités el9 e2,..., en qui vérifient
les propriétés Pj, P2,..., Pk ». Nous étendons ainsi au domaine intraphrastique un type

1. Je remercie de leur aide D. Flament (Université de Lille), D. Leeman (Université de Paris


X), P. Cadiot (Université de Paris VIII), H. Obenauer (CNRS).
2. Cf. Anscombre ; 1990b.
3. Cf. Leeman ; 1990.
4. Nous utilisons ce terme faute de mieux. Les propriétés linguistiques montrent à l'envi
qu'il ne s'agit pas d'une simple variante.

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d'analyse qui nous avait servi lors de l'étude argumentative de relations
interphrastiques 5.
2) Une approche événementialiste : comme nous l'avions fait lors de précédentes
études, nous ferons intervenir des notions comme procès, propriété, et événement 6.
Noue verrons plus loin comment ces notions interviennent.

2. Les prépositions à et avec

2.1. Quelques exemples

Pour introduire au type d'analyse que noue utilisons, nous le mettrons à l'œuvre
sur des exemples déjà évoqués ailleurs 7.
Un premier exemple de différence entre à et avec sera illustré par la paire
suivante :

Cette entreprise vend ses produits à (perte + "bénéfice)


Cette entreprise vend ses produits avec (perte + bénéfice)
Nous conduirons l'analyse à partir d'une série de remarques :
a) Les quatre cas de figure ci-dessus font intervenir un procès, en l'occurrence un
procès de vente. Remarquons par ailleurs que bénéfice et perte renvoient également à
des procès, à savoir « gagner (de l'argent) » et « perdre (de l'argent) », grosso modo,
et dont ils sont les résultats naturels.
b) Une seconde remarque est que, dans la civilisation du négoce dont relèvent
nos exemples, toute vente est supposée procurer un bénéfice. Ce qui ne signifie pas que
toute vente procure effectivement un bénéfice, mais que la notion même de vente ne
se conçoit que sous l'angle du bénéfice. De la même façon qu'on ne peut parler de
traverser une rivière sans donner à entendre par là-même qu'on envisage d'atteindre
l'autre bord. Ce qui ne signifie nullement qu'on y parvienne effectivement. On
comparera de ce point de vue les deux exemples :

Max vend peu, et avec un (gros + faible) bénéfice.


Max vend peu, mais avec un (gros + ? ?faible) bénéfice.
c) Troisième point : comme nous l'avons fréquemment souligné, la langue
distingue les propriétés essentielles et les propriétés accidentelles. P est une propriété
essentielle d'une entité E si P est vue comme faisant intrinsèquement partie de E.
P est en revanche accidentelle si elle apparaît (i.e. est présentée linguistiquement)
comme ajoutée à E, comme provisoire. De ce point de vue, la propriété accidentelle
est du côté des procès. Elle est de nature temporelle, i.e. est située dans le temps. Elle
est susceptible d'avoir une fin et un début extrinsèques, même si elle n'en possède pas
intrinsèquement parlant. La propriété essentielle à l'inverse transcende le temps : elle
n'est pas de nature temporelle. La propriété essentielle est une vraie propriété, alors
que l'accidentelle est un procès, en fait un état. Les langues possèdent en général un
certain nombre de procédés pour distinguer les deux types de propriétés. Par exemple
au niveau morphologique, dans les couples de type malade /maladif, né/natif, qui
montrent des différences de comportement aspectuo-temporel très marquées :

5. Cf. par exemple J.C. Anscombre & 0. Ducrot, L'argumentation dans la langue, Ed.
Mardaga, Liège-Paris, 1983.
6. Nous réservons une discussion approfondie de ces notions pour une publication ultérieure.
7. Cf. Anscombre ; 1986a, 1986b, 1990a, principalement.

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Pierre est tombé (malade + * maladif).
Pierre vient d'être (malade + * maladif).
Marie est (née à Arras + ? ?native d'Arras) en 1900.
Marie est (née à Arras + * native d'Arras) pendant une nuit obscure.

d) Dernier point : les rôles respectifs des deux prépositions. Etudiant dans
Anscombre ; 1990 les « mots composés » de la forme iV, à N2, nous avions montré que,
du fait de la présence de à, la caractéristique introduite par N2 était présentée comme
constitutive de Nx. Alors que dans iV, avec N2, avec en faisait une caractéristique en
quelque sorte surajoutée. En termes lapidaires, à introduit une caractéristique
essentielle, avec une caractéristique accidentelle. Ainsi, un fusil à deux coups est un
type de fusil. Il est dans sa nature de pouvoir tirer deux coups. Un fusil avec deux
coups en revanche, est un fusil tel que deux cartouches sont présentes. Si un fusil à six
coups a tiré quatre coups, il reste un fusil avec deux coups, mais non un fusil à deux
coups. De la même façon, un bateau à voiles est un type de bateau, alors qu'un bateau
avec voiles est un bateau auquel on a adjoint des voiles. Un bateau à voiles qui perd
ses voiles dans une tempête reste un bateau à voiles, ce qui n'est pas vrai pour un
bateau avec voiles ayant subi la même mésaventure : il n'est plus un bateau avec
voiles. Remarquons que à introduit une caractéristique potentielle, et avec une
caractéristique réelle. De ce point de vue, l'opposition bateau à voiles/bateau avec voiles
est de même nature que l'opposition sauveteur /sauveur étudiée par Benveniste. De ce
fait, les seuls adjectifs permis pour qualifier les voiles seront de type « générique ».
C'est ainsi que l'on aura un bateau à voiles (latines + carrées), face à un bateau à voiles
( ? ?hissées + ? ?carguées + * déchirées) . Dénominations auxquelles on préférera un
bateau aux voiles (hissées + carguées + déchirées) . La raison en est claire : l'insertion
de l'article défini entraîne l'apparition d'un présupposé d'existence concernant les
voiles. Lequel présupposé, comme il est habituel, est vu comme dénotant une
existence temporellement antérieure au procès envisagé. Rien ne s'oppose alors à ce
que ces voiles fassent l'objet d'un procès : elles ont été hissées, carguées, ferlées ou
déchirées.
Une fois assénés ces longs préliminaires, revenons à nos exemples (1) et (2). On
voit comment combiner les différents points évoqués ci-dessus. Une vente étant par
nature dirigée vers le bénéfice, ce dernier est constitutif de la notion même de vente.
On ne peut donc présenter comme une caractéristique additive du procès de vente un
trait qui le fonde. D'où la bizarrerie de « vendre à bénéfice ». Et si l'on peut dire
« vendre à perte », c'est parce qu'il s'agit alors d'une façon de vendre, et d'une façon
telle que la perte résultante y est prévue d'avance. Dans le cas de avec en revanche,
tant le bénéfice que la perte sont présentés comme s'ajoutant accidentellement au
procès de vente, comme en étant l'aboutissement, ce qui survient lorsque s'achève le
temps imparti au procès. Dans le cas de à, l'état résultant de perte (qui est un procès)
est présenté comme une propriété du procès de vente ; dans le cas de avec, ce procès
statif est dit venir en sus du procès principal et le caractériser. De façon lapidaire, on
peut dire que la préposition à est non-événementielle : elle présente le procès (statif)
de perte comme une propriété du procès de vente, comme coextensif à la vente. Avec
à l'inverse, dit de ce procès statif qu'il est successif à la vente, et apparaît donc comme
une préposition événementielle. Autre façon de décrire la différence entre les deux
prépositions : à induit une procédure synthétisante (un seul procès, « vendre à
perte »), avec une procédure dissociante (deux procès, « vendre » et « avoir » (une
perte + un bénéfice)). Remarquons que d'autres exemples sont susceptibles d'une
analyse similaire. Par exemple, une association à but non lucratif apparaît comme un
type bien précis d'association : « avoir un but non lucratif » y est présenté par la
combinaison à + Art. 0 comme une propriété constitutive. Et l'on conçoit sans mal

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l'ironie d'une déclaration comme : « Cette association à but lucratif (caractéristique
potentielle) s'est finalement révélée être une association avec but tout ce qu'il y a de
lucratif (caractéristique réelle) ».
Avant d'examiner d'autres exemples, précisons un point théorique qui nous
paraît important : dans (1) et (2), nous avons fait intervenir deux procès : le procès de
vente, et un autre procès, par exemple « gagner », dont « bénéfice » serait le résultat
naturel. Pourquoi diable ne pas faire directement de « bénéfice » le résultat du procès
« vendre » ? Certes, il peut se faire que les deux procès soient proches ou même
confondus. Mais on ne saurait élever ce fait au rang de principe général. Trop
d'exemples s'y opposent de fait. Considérons :

Vu les charges sociales, cet artisan travaille à perte.


Il est clair que dans cet exemple, la perte n'est pas vue comme le résultat direct du
travail, mais bel et bien comme celui d'un procès complexe. Remarquons que la
langue possède ainsi les moyens de présenter comme inhérente une perte qui n'est en
fait que contingente. Autre remarque : les deux procès ne sont pas indépendants, et
la relation qui les joint semble être du type anaphore associative. Supposons par
exemple que Max cesse de travailler pour échapper à la pression fiscale, mais que cette
manœuvre se solde par un déficit budgétaire. On ne dira cependant pas :

*Max chôme à perte,


pas plus qu'on ne dira :

*Max s'échine à perte.


si les efforts de Max ne sont pas récompensés. Il faut qu'il y ait entre le procès de perte
et le procès principal un lien « naturel ». Or chômage et effort ne sont pas
sémantiquement du même ordre que gain et perte 8. Pour exprimer que ces deux
« activités » sont vaines, on utilisera en fait la préposition en :

Max (chôme + s'échine) en pure perte.


Voici maintenant un fort curieux exemple, et qui semble à première vue défier
toute explication. Il s'agit de l'opposition :

(3) Pierre pense (*à + avec) raison qu'il y aura un conflit.


(4) Pierre pense (à + *avec) tort qu'il y aura un conflit.
Signalons que la langue classique, qui connaissait avec raison 9, utilisait également à,
qui avait à l'époque une gamme d'emplois plus étendue qu'aujourd'hui. Il nous en est
resté les expressions A tort ou à raison et A plus forte raison. Le phénomène qui nous
intrigue est d'autant plus surprenant que, dans nombre d'emplois, raison et tort se
comportent de façon parallèle : avoir (raison + tort), donner (raison + tort),... Une
première remarque sera que, tout comme la vente est par nature censée procurer un
bénéfice, la pensée est de même — ou du moins son auteur — présentée comme
« ayant raison ». Ce que l'on voit sur le contraste :

8. Avec 0. Ducrot, nous dirions qu'ils ne relèvent pas du même champ topique. Ce que
montrent des tournures comme : Toute peine mérite salaire, Ses efforts ont été récompensés, Gagner
sa vie. à la sueur de son front, etc.
9. « ... C'est donc avec raison que je commence à craindre... », Corneille, Heraclite, 1.4.

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Pierre pense qu'il y aura un conflit, (et + "mais) il a raison.
Pierre pense qu'il y aura un conflit, et + mais) il a tort 10.
dans un contexte « normal », i.e. sauf à supposer que Pierre se trompe
systématiquement : auquel cas le contraste ne disparaît pas, mais s'inverse. On comprend donc que
l'on n'ait pas penser à raison, tout comme on n'a pas vente à bénéfice. Le parallèle
s'arrête là, puisqu'on a vente avec (bénéfice + perte), qui diverge de penser avec
(raison + *tort). Il nous faut donc chercher du côté des dissymétries entre raison et
tort. Or — et ce sera notre seconde remarque, raison possède, hors le sens « faculté de
juger », le sens de « motif, cause », sens qui en fait un comptable :

Pierre a des raisons de penser qu'il y aura un conflit.


Bien que tort puisse aussi être comptable, il diffère de raison :

* Pierre a des torts de penser qu'il y aura un conflit.


Pierre a des torts envers pas mal de gens.
Pierre a le tort de penser qu'il y aura un conflit.
•Pierre a la raison de penser qu'il y aura un conflit.
Dans (3) et (4) donc, tort n'a pas son sens comptable, mais plutôt un sens proche de
« position erronée », sens non comptable, réduit au seul article défini :

Le tort de Pierre, c'est de penser qu'il y aura un conflit.


Quant à raison, il semble signifier dans ces exemples (3) et (4) « ce qui est juste, vrai »,
sens pour lequel il n'existe pas comme nominal libre. On opposera de ce point de vue :

Pierre a raison de penser qu'il y aura un conflit.


Pierre a toutes les raisons du monde de penser qu'il y aura un conflit.
Notre explication sera que, dans les deux expressions étudiées, tant raison que tort
sont des évaluations, des jugements portés sur un procès, la pensée de Pierre dans nos
exemples. Mais qui dit jugement, dit norme à l'aune de laquelle il est porté. Or dans
les deux cas, cette norme est la raison = « ce qui est vrai ». Une pensée fausse n'est
pas jugée telle par rapport à une norme de la fausseté, mais par rapport à une norme
de la vérité. Puisqu'on ne peut avoir à raison, une pensée ne peut être présentée
comme valide que par rapport à cette norme extérieure, ce qui fait de sa validité une
caractéristique en quelque sorte rajoutée : d'où avec raison. Si maintenant une pensée
est erronée, c'est également par comparaison avec la norme de la vérité. Mais cette
fausseté qui lui est ainsi attribuée, elle est constitutive de la pensée (ou vue comme
telle) : penser à tort, c'est penser faux « dès le départ ». D'où à tort. Il y a d'ailleurs
des indices de ce que nous avançons : ce sont les oppositions Avec juste raisonna juste
tort, entendre raison/*tort, se rendre à raison/*tort.
Dernier exemple destiné à montrer l'importance du procès subsume sous
prép. + art. 0 : celui des expressions du type A titre... Très nombreuses, on peut les
regrouper en deux classes :
a) Classe I : titre est qualifié par un adjectif :
Voici les principales : A juste titre, A titre (amical + bénévole + définitif +
exceptionnel + gracieux + gratuit + individuel + lucratif + onéreux + payant +
personnel + posthume + privé + spéculatif + temporaire). Elles permettent la
plupart du temps une paraphrase simple par nominalisation du verbe principal :

10. Le « et » est en effet gusceptible de marquer la coorientation ou l'antagonisme : il signifie


alors quelque chose comme « mais en fait ».

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Marie a aidé Pierre à titre (amical + bénévole + gratuit + payant +
temporaire).
L'aide de Marie était (amicale + bénévole + gratuite + payante + temporaire).
Et, un peu plue compliqué :

Max a refusé à juste titre de tremper dans cette combine.


Le refus de Max de tremper dans cette combine était justifié.
La langue classique connaissait les deux expressions (à + en) titre de, avec un
sens proche de notre moderne « en qualité de ». On voit sans trop de difficulté ce qui
se passe. A titre + Adj. introduit un procès de qualification dont le résultat, « Adj. »,
est présenté comme une caractéristique du procès principal, et une caractéristique
essentielle. Le procès principal est par nature amical, bénévole, définitif ou
temporaire.
b) Classe II : titre est qualifié par un génitif nominal :
Cette classe est de loin la plus intéressante, car elle donne lieu au curieux
phénomène suivant : il y a une variante sans article, et une variante à article défini,
comme dans les exemples :

(5) Max touche une pension (à + ? ?au) titre de dédommagement.


(6) Max touche une pension ( ? ?à + au) titre d'invalide de guerre.
exemples qui autorisent les paraphrases :

La pension que touche Max est un dédommagement,


et : Max est un invalide de guerre.
On serait tenté de généraliser : l'article distinguerait ce qui est qualifié par X
dans A + Art. + titre + de X. On se heurte aussitôt à des contre-exemples comme :

II est presque impossible à l'homme d'agir uniquement à titre d'individu (R.


Martin du Gard, cité par Robert).
Il entra chez un marchand de toile à titre de commis (E. Zola, cité par Robert).
Pour expliquer ces faits, nous reprendrons une remarque faite plus haut. Celle que le
présupposé d'existence est un contenu dont l'existence apparaît comme antérieure au
moment de renonciation. Lorsque à est suivie de l'article zéro, les deux procès sont
vus, avons-nous dit, comme coexistant, comme simultanés. On comprend alors (5) :
chaque fois que Max touche sa pension, c'est un dédommagement. Lorsqu'en
revanche apparaît l'article défini, le présupposé existentiel introduit une distance
temporelle. La qualification est saisie comme antérieure au procès principal, et en
étant la cause. D'où (6) : Max a été déclaré invalide de guerre, et à ce titre touche une
pension. L'exemple de R. Martin du Gard, où l'article défini serait maladroit, ne
signifie pas que l'homme ne peut agir parce qu'il est individu, mais que l'homme ne
peut agir en se réclamant uniquement de sa condition d'individu, en tant qu'individu.
De même pour l'exemple de Zola : le protagoniste n'a pu être commis qu'en entrant
chez le marchand de toile, en aucun cas avant. L'article défini est donc strictement
impossible. On comprend alors l'absence d'article défini dans des tournures comme A
titre (d'essai + d'exemple + de curiosité), P, qui servent à définir P, au moment où
elles sont énoncées, comme un essai, un exemple ou une curiosité. On peut remarquer
que (5) et (6) peuvent être glosés comme suit :

(5') Max touche une pension qui est un dédommagement.


(6') Max est invalide de guerre, et à ce titre, il touche une pension.

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Chacune de deux gloses correspond à l'un des deux cas envisagés. Bien que grossières,
ces gloses permettent de prévoir que, dans certains cas, seule une des deux solutions
sera possible :

Je vous colle une amende (à + *au) titre d'avertissement.


J'ai droit à la parole ( ? ?à + au) titre de délégué syndical.
et que dans d'autres, les deux seront valides :

Max a touché une forte somme (à + au) titre de dommage de guerre.

2.2. Quelques autres exemples temporels.

Nous avons affirmé plus haut que la préposition avec article zéro introduisait un
procès dont le groupe nominal était le résultat naturel. Le phénomène est en fait un
peu plus complexe. Ce que nous avons montré ailleurs u, c'est que, d'une façon
générale, l'article zéro présuppose l'existence d'un procès se déroulant dans un certain
intervalle temporel 12. Le groupe nominal à article zéro peut alors être a) Soit le
résultat naturel du procès (c'est pourquoi il y a beaucoup de noms résultatifs et
cycliques résultatifs dans les constructions à article zéro 13) b) Soit le terme temporel
naturel de ce même procès. Le paragraphe 2.1. n'envisageait que le premier cas. C'est
au second que nous consacrerons maintenant notre attention. Ces expressions
temporelles à article zéro sont nombreuses : ainsi jour et nuit 14, à temps, à présent, à
(date + époque) (récente + ancienne), à longueur (de temps + d'année) 1S, à (plein +
mi-) temps, à temps (partiel + complet + perdu), à ( ф Ф + long + moyen + court)
terme, à ( Ф ф + longue + moyenne + courte + brève) échéance. Et également, en
sortant du domaine de à/avec : de (longue + courte) durée, de (longue + courte +
fraîche) date,.... etc.
Nous nous intéresserons ici à l'exemple suivant :

(7) Max a mené ce projet (à son terme + à sa fin + à terme + *à fin) 16.
On notera que, comme nous l'avions annoncé, terme/fin ne renvoient pas directement
au résultat d'un procès, mais au point final de l'intervalle temporel afférent au
déroulement de ce procès. Il est facile de voir quel est ce procès, par exemple sur la
glose :

Max a mené la réalisation de ce projet à son terme.


et que la condition d'homogénéité 17 liée à l'article zéro explique le comportement des
exemples suivants :

11. Cf. Anscombre ; 1986b, 1990a, 1990c.


12. Ce que noue avons appelé « espace discursif temporel ».
13. Sur ces notions, cf. Anscombre ; 1986b, 1990a.
14. Pour ceux qui font dériver l'article zéro de l'effacement d'un des articles traditionnels,
voici une petite propriété qui montre l'inanité d'une telle position :
Max travaille pendant le jour et la nuit.
*Max travaille pendant jour et nuit.
15. Remarquons que l'on a à longueur d'année, et non à longueur d'an.
16. Remarquons le contraste à la fin (du jour + de la journée), vs. au terme ( ? ?du jour +
de la journée) . La journée est vue non seulement en tant que durée temporelle, mais en tant que
durée temporelle à l'intérieur de laquelle est inscrit un procès.
17. Sur les questions d'homogénéité liées à l'article zéro, cf. Anscombre ; 1986b, 1991a,
1991b.

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Max a abandonné ce projet à son terme.
*Max a abandonné ce projet à terme.
Le second énoncé ne peut jamais sémantiquement équivaloir au premier : l'article zéro
contraint le procès principal (ici « mener ») à être homogène avec « réaliser ». A la
lumière de tout ce qui précède, on est amené à expliquer (7) par une différence
sémantique radicale entre terme et fin. Nous voudrions ici soutenir que terme désigne
le point d'achèvement naturel du déroulement processif, alors que fin désigne l'arrêt
du procès. Plus précisément, le terme se situe dans la continuité processive, alors que
la fin marque une discontinuité processive. Il y a d'abord des différences lexicales :
(toucher + tirer + ?arriver) à sa fin s'oppose à (toucher + *tirer + arriver) à son
terme. Terme suppose une durée temporelle, fin est ponctuel : d'où à (long + court)
terme vs *à (longue + courte) fin. Un enfant peut naître à terme ou avant terme,
jamais à fin ou avant fin. Soient maintenant deux procès Px et P2. On aura A la fin
de Pj, P2, si P2 ne fait pas partie de Px, et Au terme de Pt, P2, si P2 fait cette fois partie
de Px. D'où des exemples comme :

A la fin de l'étude, on trouve la signature des auteurs.


? ?Au terme de l'étude, on trouve la signature des auteurs.
Au terme du congrès, un grand débat est prévu.
?Au terme du congrès, un grand repas réunira les participants.
Et enfin :

Je vous verrai après (la fin + ? ?le terme) du congrès.


Je lui ai parlé pendant (la fin + ? ?le terme) de la réunion.
Puisque donc seul terme est « naturel », il est normal que l'on ait l'opposition à
terme j *à fin. A son terme ne pose pas de problème particulier. Le présupposé
existentiel induit par son conduit à voir la réalisation comme atteignant le stade final
qui devait être le sien, et donc prévisible. A sa fin, et plus particulièrement mener à
sa fin a fréquemment une connotation « catastrophique », et mener à sa fin prend très
fréquemment le sens de « mener à sa perte ». On peut le comprendre si l'on admet
d'une part que fin renvoie à une discontinuité processive, et d'autre part que le
présupposé induit par l'article défini présente une existence comme préalable à
renonciation. En effet, la seule rupture processive dont on peut affirmer l'existence
préalable est la disparition qui, dans notre vision occidentale, guette toute chose. S'il
se trouve que la fin observée est la fin naturelle, on aura mené le projet à (bonne fin
+ bon port + bien). Remarquons que le bon et le bien dont il s'agit ne sont pas
qualifiants, et signifient simplement « conforme au déroulement naturel des choses »
(à leur bon déroulement). La fin s'inscrit dans la rupture : elle n'est donc pas bonne (au
sens précédent) par nature : on n'a donc pas — pour cause de pléonasme — mener à
(mauvaise fin + mauvais port).
Il peut se trouver que la procédure liée à la préposition à et qui comporte entre
autres, selon nous, une instruction du type « chercher le procès tel qu'il ait pour
résultat naturel ou pour terme naturel le groupe nominal sous la préposition », oblige
à un calcul assez complexe. Ainsi, dernier exemple, dans :

Marie n'est pas bête : elle aura des soupçons à brève échéance.
L'échéance dont il s'agit, c'est « avoir des soupçons », qui doit être le résultat naturel
d'un certain procès à découvrir. La première partie de l'énoncé nous met sur la voie :
il s'agit du procès de « raisonner ». Bien sûr, « raisonner » n'a normalement pas un tel
résultat naturel : mais le rôle de о est précisément de le présenter comme tel. D'où ce
goût d'inéluctable qui s'attache à l'expression : Marie ne peut faire autrement que

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d'avoir des soupçons, puisqu'elle raisonne juste, et ce, dans peu de temps. Bref qualifie
en effet, d'après notre analyse, l'intervalle de temps pris par le raisonnement pour
arriver aux soupçons (l'échéance).

2.3. Et quelques problèmes d'adjectifs

Une des propriétés les plus curieuses des constructions verbales à article zéro est
leur comportement face à l'insertion adjectivale. Par exemple (Anscombre ; 1991b) :
(8) Le candidat a fait (bonne + mauvaise + *extraordinaire) impression.
(9) Georges a toujours pris part (active + *passive) aux travaux de la
commission.
(10) Compte-rendu (fidèle + exact + ? ?inexact + ? ?approximatif) en avait été
fait aux responsables.
alors que l'ajout d'un article — un en l'occurrence — fait disparaître les problèmes.
Or on trouve des phénomènes analogues dans le domaine de l'article zéro sous
préposition. En voici un :

(11) Max roulait à (*# Ф + faible + petite + moyenne + grande) vitesse.


(12) Max roulait à vitesse (*folle + *démente + 'hallucinante 4- ? ? ?extrême).
Pour rendre compte de ces phénomènes dans le domaine des constructions verbales,
nous avions repris à Milner ; 1978 la distinction entre adjectif claeeifiant et adjectif
qualifiant, mais avec certaines modifications (Anscombre ; 1991a, 1991b). Comme
chez Milner, les adjectifs classifiants définissent des sous-classes « stables ». Quant aux
qualifiants, nous en distinguons deux espèces : a) Les qualifiants intrinsèques : ce sont
les adjectifs qui désignent un degré sur l'échelle dénotée par le substantif associé. Par
exemple complet dans une complète satisfaction, b) Les qualifiants extrinsèques : ils
renvoient à l'attitude du locuteur vis-à-vis de l'événement décrit. On peut déduire un
degré de cet attitude, mais ce degré n'est pas exprimé directement. Par exemple, dans
une extraordinaire impression, extraordinaire est qualifiant extrinsèque par rapport à
impression. Les quah'fiants extrinsèques expriment souvent le haut degré, mais ce
n'est pas toujours le cas. Ainsi dans Pierre roulait à la vitesse requise, requise est
qualifiant extrinsèque de vitesse (l'obligation exprimée n'est pas une sous-classe des
vitesses, ni un degré), et n'est pas un haut degré.
La règle est alors la suivante :

(R) Si le groupe nominal à article zéro est :


a) Classifiant : les seuls adjectifs permis sont des classifiants (ex. (8)).
b) Qualifiant : les seuls adjectifs permis sont les qualifiants intrinsèques allant
« dans le sens » dénoté par le groupe nominal (ex. (9) et (10)). Les
qualifiants extrinsèques sont toujours exclus (ex. (8)) 18.
Cette règle se transpose en fait telle quelle aux cas qui nous occupent ici. Dans (11),
faible, petite, moyenne et grande sont classifiants (on peut les interroger) par rapport à
vitesse, lui-même classifiant. Si on n'a pas Max roulait à vitesse, c'est que rouler
implique par définition que l'on aille à une certaine vitesse. La vitesse ne peut donc
être considérée comme une caractéristique supplémentaire, même constitutive, du
procès de rouler. Dans (12), les adjectifs envisagés sont qualifiants extrinsèques, et
peuvent en particulier entrer dans des exclamatives :

18. Il est possible que approximatif soit également un qualifiant extrinsèque, ou mixte entre
intrinsèque et extrinsèque.

32
(Folle + démente + hallucinante + extrême), la vitesse à laquelle il allait !
Notons au passage, suite à notre remarque supra :

? ?Max roulait à vitesse requise.


L'impossibilité des qualifiants extrinsèques permet d'ailleurs des effets stylistiques
certains, comme dans l'exemple suivant :

Les chalutiers restaient stationnés à distance désapprobatrice de l'armada


américaine.... (Canard enchaîné, 16/4/86, p. 8).
Le procédé est clair : à distance désopprobatrice est formé comme à distance
respectueuse, avec la différence que respectueuse est, de nos jours, qualifiant intrinsèque,
alors que désapprobatrice est qualifiant extrinsèque. Considérons maintenant :

Un spectacle à (grand 4- petit + faible) budget.


Un film à (grand + *petit) spectacle.
Le premier exemple s'explique facilement : budget est qualifiant, et grand, petit et
faible sont qualifiants intrinsèques (en fait, ils font partie des mixtes). On rend compte
du second cas en remarquant que spectacle est mixte : il est classifiant lorsqu'il désigne
une certaine rubrique de loisirs, et classifiant au sens de « mise en scène, sensation »
(cf. « un film à sensation »). C'est cette seconde valeur qui est à l'œuvre ici, ce qui
explique le caractère bizarre de petit : il ne va pas dans le sens de « spectacle ». Au lieu
de renforcer le côté sensationnel, il l'affaiblit.
Une dernière remarque : les écrivains ne se font pas faute d'exploiter au
maximum la règle d'insertion adjectivale, comme le montrent les exemples :

II s'est adressé à ses chiens avec grande douceur, comme à des personnes... (R.
Mallet, Ellynn, p. 40).
Il est décidément tiré à exemplaire unique, ce citoyen... (San Antonio, le Loup
habillé en grand mère, p. 22).
Le hallebardier a pour haute consigne d'écarter les chiens des appartements... (J.
Giraudoux, Ondine).

2.4. Esquisse de modèle

Nous voudrions rassembler ici les principales propriétés et concepts que nous
avons dégagés dans ce qui précède, et les présenter sous forme d'esquisse de modèle.
On obtient à peu près ceci.
Soit un énoncé présentant un procès Px comme accompagné d'un circonstant de
la forme Prép. + Art. 0 + GN :
a) L'article zéro indique qu'il faut déterminer un procès P2 tel que GN
apparaisse comme lié directement au résultat naturel de P2, ou à l'instance temporelle
d'apparition de ce résultat.
b) Pj et P2 ne sont pas indépendants, et entretiennent une relation de type
« anaphore associative ».
c) Les insertions adjectivales sont régies par la loi d'homogénéité mise en œuvre
par l'article zéro.
d) Le rôle de la préposition est de signifier le rapport reliant Pj et P2, en
particulier pour ce qui est des liens processifs ou non processifs.
Rappelons que dans le cas qui nous a occupés jusqu'ici, le point d) peut être glosé
comme suit : à introduit un rapport non événementiel entre Px et P2, en ce sens que

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P2 apparaît comme une propriété essentielle de P1? et donc simultané. Avec à l'inverse
est événementielle : Pl et P2 sont vus comme des procès séparés, P2 étant une
propriété accidentelle de Px. Px et P2 peuvent à ce titre être séparés dans le temps.
Nous voudrions maintenant montrer, sur l'étude de quelques cas particuliers,
qu'il n'est pas totalement illégitime d'étendre cette esquisse de modèle à d'autres
prépositions.

3. Les prépositions pour et par

3.1. La préposition pour

Notre but n'est pas une étude exhaustive de cette préposition. D'autres s'y sont
déjà consacré, en particulier P. Cadiot et B. Fradin, auxquels on pourra se reporter.
Un premier problème, et qui n'est pas nouveau, est celui du concept central que
l'on doit affecter à la préposition pour. Etant donné un énoncé P1 pour P2 (nous
devrions d'ailleurs dire un schéma d'énoncé), doit-on décider que P2 est cause de Px,
ou que Pi a pour but P2 ? Il nous semble que dès cette question, un biais s'introduit
sous la forme d'une confusion entre deux niveaux. A savoir le niveau de la relation
générale introduite par pour, et que nous appellerons, pour simplifier, et donc sans a
priori théorique, relation de destination. Et le niveau de présentation par l'énoncé de
cette relation de destination.
Reprenant Anscombre ; 1984, nous dirons qu'il y a explication si on expose les
causes d'un fait ; et consecution si on expose les conséquences cette fois d'un fait.
Dans ces conditions, la forme Pj pour P2 est un schéma d'explication (on indique la
cause), et la forme Pour P2, Pj est un schéma de consecution. Pour (sic) éviter d'avoir
à chaque fois à jouer de cette terminologie, nous utiliserons donc la notion plus
générale (et indépendante de la présentation dans l'énoncé) de destination.
Mais ce préambule quelque peu théorique nous permet de mettre le doigt sur une
propriété importante, qui m'a été signalée par P. Cadiot, ainsi que l'exemple
l'illustrant. Considérons :

Pierre est venu à mon anniversaire.


Pierre est venu pour mon anniversaire.
Malgré la très grande proximité sémantique, il y a des différences sensibles entre ces
deux énoncés. En particulier :

? ?A mon anniversaire, Pierre est venu.


Pour mon anniversaire, Pierre est venu.
? ?Pierre est spécialement venu à mon anniversaire.
Pierre est spécialement venu pour mon anniversaire.
Ce qui nous met sur la voie d'une caractéristique de pour, et qui l'oppose à à : pour
opère une discontinuité entre les deux procès Pj et P2 qu'il relie. C'est pourquoi, et
nous le verrons, Px et P2 relèvent fréquemment de deux ordres ou de deux domaines
différents. Revenons à l'article zéro, et considérons :

(13) Max a été condamné pour excès de vitesse.


(14) Max a été condamné pour un excès de vitesse.
Cette intéressante variation s'éclaire dès lors qu'on remarque que excès de vitesse est
ambigu, et désigne l'intitulé d'une condamnation, mais aussi le fait matériel de

34
dépasser une certaine vitesse. D'où l'idée que l'alternance 0\un sert peut-être à
séparer les deux interprétations. Hypothèse qui se voit confirmer par les phénomènes
suivants :

Le tribunal se doit d'être indulgent pour {*0 + un) excès de vitesse.


L'accusation (d'excès de vitesse + *d'un excès de vitesse) a été retenue contre
vous.
L'article zéro a donc choisi l'interprétation « intitulé de la condamnation », P2 étant
alors de l'ordre de la sentence. Remarquons en outre que dans (13) sont reliées par la
préposition la sanction et la sentence, et dans (14) le fait matériel à l'origine de la
sentence et la sanction. Dans les deux cas donc, deux ordres différents. Par ailleurs,
la condition d'insertion adjectivale est respectée :

(15) Max a été condamné pour (0 + un) excès de vitesse caractérisé.


(16) Max a été condamné pour (*0 + un) grave excès de vitesse.
Excès de vitesse caractérisé est un intitulé de condamnation au même titre que excès de
vitesse. Ce que l'on peut également exprimer en disant que caractérisé joue le rôle d'un
adjectif classifiant pour excès de vitesse, d'où (15). En revanche, il n'y a pas d'intitulé
de condamnation « grave excès de vitesse ». Grave est alors un adjectif qualifiant
extrinsèque, d'où (16).
D'une façon générale, le pour suivi d'un article zéro sert souvent à introduire des
intitulés. La plupart des intitulés juridiques : en particulier les condamnations, mais
aussi du non-pénal : pour (consigne + solde de tout compte + acquit + adoption
définitive + procuration) ; et toute une série d'intitulés renvoyant à une norme ou une
évaluation externe : pour (charge + prix + preuve + objectif + mission + but +
prétexte + cause + cible + tâche). On remarquera que dans un exemple comme je cite
ce fait pour mémoire, l'ordre externe introduit par pour apparaît clairement. Cette
tournure signifie en effet que l'exemple en question ne fait pas partie du corps du
sujet. Dernière remarque : si le contexte indique clairement que ce qui suit la
préposition est un intitulé, l'article zéro est impossible si le GN considéré n'est pas un
tel intitulé :

Max a été condamné pour (0 + un) braquage de banque.


Max a été condamné pour ( ? ?0 4- le) braquage de la Société Générale.
Voici un autre type de problème :

Marie a pris quinze jours de congé pour (0 + ?une) maladie.


Marie vient de se faire (vacciner + opérer) pour (*0 + une) maladie.
C'est en fait notre règle d'anaphore associative qui joue ici. Le congé est conforme au
déroulement de la maladie, mais non la vaccination ni l'opération, puisqu'ils en
interrompent le cours naturel. Remarquons que de la même façon :

Max a été relaxé pour (*0 + son) braquage de banque.

3.2. La préposition par

Pour éviter une longue digression qui n'a pas sa place ici, nous décrirons cette
préposition en disant qu'elle introduit une relation de source, sans chercher à savoir
s'il s'agit plus d'un moyen que d'une cause ou d'un agent. Premier exemple :

Savorgnan a été (tué + épargné) par les balles.


Savorgnan a été (tué + *épargné) par balles.

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Là encore, il s'agit d'un phénomène d'anaphore associative. La destination naturelle
des balles est le tir, et P2 est ici un procès du type de « tirer ». Or la notion de
« épargner » lui est contraire, comme on peut le voir sur le contraste :

Bien que Pierre ait tiré des balles, l'animal (a été épargné + n'a pas été tué + ? ?a
été tué).
En introduisant une distance temporelle, l'article défini rompt la contrainte liée à
l'anaphore associative, et permet la combinaison. La préposition par n'échappe pas
plus que les autres à la contrainte d'insertion adjectivale. Par exemple :

Savorgnan a été tué par (0 + des + les) balles.


Savorgnan a été tué par (*0 + des + les) balles perdues.
En d'autres termes, une balle perdue n'est plus une balle, en ce sens que personne ne
tire au sens strict des balles perdues. Si l'on préfère, perdu n'est pas classifiant pour
balle.
L'exemple qui suit, plus compliqué, va nous montrer l'intervention simultanée
de deux règles :

Ce résultat est obtenu par (simple manipulation + ? ?manipulation complexe +


'manipulation compliquée) du clavier.
Le cas de compliqué se résoud assez facilement : il s'agit en effet d'un adjectif
qualifiant extrinsèque, et comme tel, il est d'entrée éliminé. Il peut intervenir dans des
interjections (Compliquée, la manipulation / Quelle manipulation compliquée !). Mais
remarquons cependant qu'il s'interroge (Est-ce que la manipulation est
compliquée ?). Le problème n'est pas résolu pour autant. Manipulation est en effet classifiant
(il peut définir des sous-classes : « II n'aimait pas les travaux pratiques, surtout les
manipulations ») ; or simple ou complexe, une manipulation reste une manipulation.
Ce qui fait de simple et complexe des classifiants. L'exemple proposé semble donc
contrevenir à la règle d'insertion adjectivale. Ce que nous voudrions en fait montrer,
c'est qu'il y a interférence avec la règle d'anaphore associative. Considérons en effet :

? ?La manipulation est simple, mais j'ai obtenu le résultat.


La manipulation est simple, mais je n'ai рае obtenu le résultat.
La manipulation est complexe, mais j'ai obtenu le résultat.
? ?La manipulation est complexe, mais je n'ai pas obtenu le résultat.
On voit ce qu'il ressort de ces exemples : une manipulation simple est homogène avec
l'obtention du résultat, alors qu'une manipulation complexe est homogène avec la
non-obtention du résultat. La condition d'anaphore associative disqualifie alors
complexe.

4. Les prépositions avant et après

Nous avons à plusieurs reprises attiré l'attention sur les phénomènes temporels
liés à la présence de l'article zéro, et liés en particulier à l'intervalle temporel relatif
au déroulement de P2. C'est ce point que nous voudrions maintenant examiner à
propos des deux prépositions ci-dessus, et plus spécialement le rôle « englobant » de
cet intervalle temporel. Soit à comparer :

Après consultation, on lui a trouvé un hématome.


Après la consultation, on lui a trouvé un hématome.

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Intuitivement, l'article zéro fait de la découverte de l'hématome un composant de la
consultation, alors qu'elle est présentée comme lui faisant suite avec l'article défini. Ce
qui concorde avec le rôle de dietanciateur temporel que nous avons attribué à ce
dernier. Ce qui est confirmé par :

*Après consultation, le consultant s'est évanoui de fatigue.


Après la consultation, le consultant s'est évanoui de fatigue.
En utilisant nos notations, nous dirons que l'article zéro, dans le cas de après, fait que
Pr est temporellement englobé dans P2, alors qu'il lui succède dans le temps s'il y a
l'article défini. On a un comportement analogue dans le cas de avant :

Vous ne pouvez pas prendre de médicaments avant consultation.


Vous ne pouvez pas prendre de médicaments avant la consultation.
D'où le contraste :

? ?Ce médecin n'est jamais dans son cabinet avant consultation.


Ce médecin n'est jamais dans son cabinet avant la consultation.
Si d'ailleurs on indique de façon incontournable la succession temporelle, l'article zéro
devient impossible :

Suite à (*0 + la) consultation, on a découvert la cause de la maladie.


Antérieurement à (*0 + la) consultation, l'état du malade ne s'était pas
amélioré.
Pour être plus précis, il faut dire que tant avant que après, lorsqu'ils sont combinés
avec l'article zéro, admettent la successivité temporelle, mais non la discontinuité
processive. P1 doit être processivement parlant inclus dans P2. Remarquons qu'avec
les substantifs qui ne renvoient pas à une période temporelle (même s'ils peuvent être
situés à l'intérieur d'une telle période) parce que ce ne sont pas à proprement parler
des procès, l'article zéro est exclu. En particulier, avec les noms psychologiques :

•Après joie, le rire.


•Avant bonheur, pas d'espoir.
*Après amour, la passion.
•Avant tristesse, pas de désespoir.
mais également avec certains noms météorologiques :

•Après pluie, la boue.


•Avant tempête, pas de nuages.
•Après gelée, il y a de la glace.
Une particularité que l'on aura remarquée sur les exemples est que les suites que nous
étudions et qui présentent Px comme inclus dans P2 se présentent sous la forme Après
P2, Pj et non Pj, avant P2. On peut enfin voir la condition d'anaphore associative sur :

Après régime approprié, il avait perdu dix kilos.


? ?Après régime approprié, il n'avait pas perdu un gramme.
Et pour finir, un exemple conforme à notre analyse, et réel :

...Un s.m.e. plus contraignant et établi avant parfaite harmonisation des


politiques ne pourrait qu'affaiblir le deutsche Mark... (l'Express, 11-17/01/85, p. 33).

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5. Les prépositions sous et sur

Elles ont un comportement très proche des précédentes pour ce qui est du
caractère englobant de l'intervalle temporel. Ainsi :

Sous anesthésie, le patient a tourné de l'œil.


Sous l'anesthésie, le patient a tourné de l'œil.
peuvent être paraphrasés grosso modo par :

Alors qu'il était anesthésie, le patient a tourné de l'œil.


A cause de l'anesthésie, le patient a tourné de l'œil.
On remarquera que la distance temporelle induite par l'article défini se traduit ici par
une relation de cause à effet, ce qui ne surprendra pas. Notre intuition est confirmée
par :

Placé sous (0 + T) anesthésie, le patient a tourné de l'œil.


Livide sous ( ? ?0 + Г) anesthésie, le patient a tourné de l'œil.
D'où des anomalies comme :

Le catamaran a fini la course sous (0 + ?un + *le) gréement de fortune.


Le malfrat a été libéré sous (0 + ? ?une + *la) caution.
Sous (0 + ? ?F) hypnose, beaucoup racontent leur vie.
Le phénomène est beaucoup plus difficile à percevoir dans le cas de la préposition
sur. Grosso modo, sur + Art. zéro est temporellement englobant, alors que sur + Art.
tend à prendre un sens locatif. D'où des contrastes comme :

Ces maisons sont vendues sur (0 + *les) plans.


Max ne travaille que sur (0 + *une) commande.
Notre catalogue vous sera envoyé sur (0 + ? ?une) simple demande 19.
Les médicaments ne sont délivrés que sur (0 + *F + ? ?une) ordonnance
Ce spécialiste ne reçoit que sur (0 + *le + ? ?un) rendez-vous.
ainsi que le suivant, plus compliqué :

On a consenti à Pierre une avance sur (0 + ses) droits d'auteur.


On a consenti à Pierre une avance sur (*0 + ses) futurs droits d'auteur.
Du fait de l'article zéro, P2 = « toucher des droits d'auteur » englobe
Px = « consentir une avance ». L'avance est donc nécessairement antérieure aux
droits d'auteur, d'où la bizarrerie de « futur », et qui disparaît avec le possessif « ses »,
puisque ce dernier rétablit la succession temporelle.
Un cas intéressant est celui où le groupe nominal fait partie de ce que l'on appelle
les nome psychologiques (cf. Anscombre ; 1992, à paraître). Or on sait que les procès
psychologiques ne sont pas de véritables procès (cf. Belletti & Rizzi ; 1988, Rmvet ;
1972), en ce sens qu'ils n'ont ni agent, ni patient, mais un « lieu psychologique », et
qu'ils ne sont pas temporels. Ils ne se déroulent pas dans le temps, bien que l'on puisse
les placer dans un intervalle temporel. Ce sont des procès internes à l'individu,
s'opposant en cela aux actions et aux états, qui sont, eux, externes. Ils ne peuvent

19. Avec le curieux phénomène :


Notre catalogue vous sera envoyé sur (0 + ?une) simple demande de votre part.

38
donc être que le résultat d'une action, ou marquer la fin d'un état, mais jamais
comprendre une action ou un état. Ce que l'on confirme indirectement par nos
prépositions :

Sous (*0 + la) colère, il s'est étouffé.


*Sous indignation, le téléphone a sonné.
Encore sous (*0 + le) dégoût, il a dû partir.
D'où un contraste comme :
Pierre a déposé sous (0 + *le) serment.
Pierre a déposé sous (*0 + la) foi du serment.

BIBLIOGRAPHIE

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Cahiers de grammaire, 8, p. 1-53.
1986a : « Article zéro, termes de masse et représentation d'événements en français
contemporain », Recherches linguistiques, XI, J. David & G. Kleiber éds.,
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72, p. 4-39.
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article zéro », à paraître.
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1992 : « Quand on fait du sentiment : réflexions (presque) spontanées sur la nature
linguistique des noms psychologiques », à paraître.
BELLETTI, A. & RlZZI L., 1988 : « Psych- Verbs and theta-Theory », in Natural
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Cadiot, P., 1990 : « A propos du complément circonstanciel de but », Langue
française, 86, p. 51-64.
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CNRS.
CADIOT, P. & Fradin В., 1990 : « Pour et la thématisation », in Fonctionnalisme et
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