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Anscombre Jean-Claude. L'article zéro sous préposition. In: Langue française, n°91, 1991. Préposition, représentation,
référence. pp. 24-39;
doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1991.6203
https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1991_num_91_1_6203
1. Introduction
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d'analyse qui nous avait servi lors de l'étude argumentative de relations
interphrastiques 5.
2) Une approche événementialiste : comme nous l'avions fait lors de précédentes
études, nous ferons intervenir des notions comme procès, propriété, et événement 6.
Noue verrons plus loin comment ces notions interviennent.
Pour introduire au type d'analyse que noue utilisons, nous le mettrons à l'œuvre
sur des exemples déjà évoqués ailleurs 7.
Un premier exemple de différence entre à et avec sera illustré par la paire
suivante :
5. Cf. par exemple J.C. Anscombre & 0. Ducrot, L'argumentation dans la langue, Ed.
Mardaga, Liège-Paris, 1983.
6. Nous réservons une discussion approfondie de ces notions pour une publication ultérieure.
7. Cf. Anscombre ; 1986a, 1986b, 1990a, principalement.
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Pierre est tombé (malade + * maladif).
Pierre vient d'être (malade + * maladif).
Marie est (née à Arras + ? ?native d'Arras) en 1900.
Marie est (née à Arras + * native d'Arras) pendant une nuit obscure.
d) Dernier point : les rôles respectifs des deux prépositions. Etudiant dans
Anscombre ; 1990 les « mots composés » de la forme iV, à N2, nous avions montré que,
du fait de la présence de à, la caractéristique introduite par N2 était présentée comme
constitutive de Nx. Alors que dans iV, avec N2, avec en faisait une caractéristique en
quelque sorte surajoutée. En termes lapidaires, à introduit une caractéristique
essentielle, avec une caractéristique accidentelle. Ainsi, un fusil à deux coups est un
type de fusil. Il est dans sa nature de pouvoir tirer deux coups. Un fusil avec deux
coups en revanche, est un fusil tel que deux cartouches sont présentes. Si un fusil à six
coups a tiré quatre coups, il reste un fusil avec deux coups, mais non un fusil à deux
coups. De la même façon, un bateau à voiles est un type de bateau, alors qu'un bateau
avec voiles est un bateau auquel on a adjoint des voiles. Un bateau à voiles qui perd
ses voiles dans une tempête reste un bateau à voiles, ce qui n'est pas vrai pour un
bateau avec voiles ayant subi la même mésaventure : il n'est plus un bateau avec
voiles. Remarquons que à introduit une caractéristique potentielle, et avec une
caractéristique réelle. De ce point de vue, l'opposition bateau à voiles/bateau avec voiles
est de même nature que l'opposition sauveteur /sauveur étudiée par Benveniste. De ce
fait, les seuls adjectifs permis pour qualifier les voiles seront de type « générique ».
C'est ainsi que l'on aura un bateau à voiles (latines + carrées), face à un bateau à voiles
( ? ?hissées + ? ?carguées + * déchirées) . Dénominations auxquelles on préférera un
bateau aux voiles (hissées + carguées + déchirées) . La raison en est claire : l'insertion
de l'article défini entraîne l'apparition d'un présupposé d'existence concernant les
voiles. Lequel présupposé, comme il est habituel, est vu comme dénotant une
existence temporellement antérieure au procès envisagé. Rien ne s'oppose alors à ce
que ces voiles fassent l'objet d'un procès : elles ont été hissées, carguées, ferlées ou
déchirées.
Une fois assénés ces longs préliminaires, revenons à nos exemples (1) et (2). On
voit comment combiner les différents points évoqués ci-dessus. Une vente étant par
nature dirigée vers le bénéfice, ce dernier est constitutif de la notion même de vente.
On ne peut donc présenter comme une caractéristique additive du procès de vente un
trait qui le fonde. D'où la bizarrerie de « vendre à bénéfice ». Et si l'on peut dire
« vendre à perte », c'est parce qu'il s'agit alors d'une façon de vendre, et d'une façon
telle que la perte résultante y est prévue d'avance. Dans le cas de avec en revanche,
tant le bénéfice que la perte sont présentés comme s'ajoutant accidentellement au
procès de vente, comme en étant l'aboutissement, ce qui survient lorsque s'achève le
temps imparti au procès. Dans le cas de à, l'état résultant de perte (qui est un procès)
est présenté comme une propriété du procès de vente ; dans le cas de avec, ce procès
statif est dit venir en sus du procès principal et le caractériser. De façon lapidaire, on
peut dire que la préposition à est non-événementielle : elle présente le procès (statif)
de perte comme une propriété du procès de vente, comme coextensif à la vente. Avec
à l'inverse, dit de ce procès statif qu'il est successif à la vente, et apparaît donc comme
une préposition événementielle. Autre façon de décrire la différence entre les deux
prépositions : à induit une procédure synthétisante (un seul procès, « vendre à
perte »), avec une procédure dissociante (deux procès, « vendre » et « avoir » (une
perte + un bénéfice)). Remarquons que d'autres exemples sont susceptibles d'une
analyse similaire. Par exemple, une association à but non lucratif apparaît comme un
type bien précis d'association : « avoir un but non lucratif » y est présenté par la
combinaison à + Art. 0 comme une propriété constitutive. Et l'on conçoit sans mal
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l'ironie d'une déclaration comme : « Cette association à but lucratif (caractéristique
potentielle) s'est finalement révélée être une association avec but tout ce qu'il y a de
lucratif (caractéristique réelle) ».
Avant d'examiner d'autres exemples, précisons un point théorique qui nous
paraît important : dans (1) et (2), nous avons fait intervenir deux procès : le procès de
vente, et un autre procès, par exemple « gagner », dont « bénéfice » serait le résultat
naturel. Pourquoi diable ne pas faire directement de « bénéfice » le résultat du procès
« vendre » ? Certes, il peut se faire que les deux procès soient proches ou même
confondus. Mais on ne saurait élever ce fait au rang de principe général. Trop
d'exemples s'y opposent de fait. Considérons :
8. Avec 0. Ducrot, nous dirions qu'ils ne relèvent pas du même champ topique. Ce que
montrent des tournures comme : Toute peine mérite salaire, Ses efforts ont été récompensés, Gagner
sa vie. à la sueur de son front, etc.
9. « ... C'est donc avec raison que je commence à craindre... », Corneille, Heraclite, 1.4.
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Pierre pense qu'il y aura un conflit, (et + "mais) il a raison.
Pierre pense qu'il y aura un conflit, et + mais) il a tort 10.
dans un contexte « normal », i.e. sauf à supposer que Pierre se trompe
systématiquement : auquel cas le contraste ne disparaît pas, mais s'inverse. On comprend donc que
l'on n'ait pas penser à raison, tout comme on n'a pas vente à bénéfice. Le parallèle
s'arrête là, puisqu'on a vente avec (bénéfice + perte), qui diverge de penser avec
(raison + *tort). Il nous faut donc chercher du côté des dissymétries entre raison et
tort. Or — et ce sera notre seconde remarque, raison possède, hors le sens « faculté de
juger », le sens de « motif, cause », sens qui en fait un comptable :
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Marie a aidé Pierre à titre (amical + bénévole + gratuit + payant +
temporaire).
L'aide de Marie était (amicale + bénévole + gratuite + payante + temporaire).
Et, un peu plue compliqué :
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Chacune de deux gloses correspond à l'un des deux cas envisagés. Bien que grossières,
ces gloses permettent de prévoir que, dans certains cas, seule une des deux solutions
sera possible :
Nous avons affirmé plus haut que la préposition avec article zéro introduisait un
procès dont le groupe nominal était le résultat naturel. Le phénomène est en fait un
peu plus complexe. Ce que nous avons montré ailleurs u, c'est que, d'une façon
générale, l'article zéro présuppose l'existence d'un procès se déroulant dans un certain
intervalle temporel 12. Le groupe nominal à article zéro peut alors être a) Soit le
résultat naturel du procès (c'est pourquoi il y a beaucoup de noms résultatifs et
cycliques résultatifs dans les constructions à article zéro 13) b) Soit le terme temporel
naturel de ce même procès. Le paragraphe 2.1. n'envisageait que le premier cas. C'est
au second que nous consacrerons maintenant notre attention. Ces expressions
temporelles à article zéro sont nombreuses : ainsi jour et nuit 14, à temps, à présent, à
(date + époque) (récente + ancienne), à longueur (de temps + d'année) 1S, à (plein +
mi-) temps, à temps (partiel + complet + perdu), à ( ф Ф + long + moyen + court)
terme, à ( Ф ф + longue + moyenne + courte + brève) échéance. Et également, en
sortant du domaine de à/avec : de (longue + courte) durée, de (longue + courte +
fraîche) date,.... etc.
Nous nous intéresserons ici à l'exemple suivant :
(7) Max a mené ce projet (à son terme + à sa fin + à terme + *à fin) 16.
On notera que, comme nous l'avions annoncé, terme/fin ne renvoient pas directement
au résultat d'un procès, mais au point final de l'intervalle temporel afférent au
déroulement de ce procès. Il est facile de voir quel est ce procès, par exemple sur la
glose :
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Max a abandonné ce projet à son terme.
*Max a abandonné ce projet à terme.
Le second énoncé ne peut jamais sémantiquement équivaloir au premier : l'article zéro
contraint le procès principal (ici « mener ») à être homogène avec « réaliser ». A la
lumière de tout ce qui précède, on est amené à expliquer (7) par une différence
sémantique radicale entre terme et fin. Nous voudrions ici soutenir que terme désigne
le point d'achèvement naturel du déroulement processif, alors que fin désigne l'arrêt
du procès. Plus précisément, le terme se situe dans la continuité processive, alors que
la fin marque une discontinuité processive. Il y a d'abord des différences lexicales :
(toucher + tirer + ?arriver) à sa fin s'oppose à (toucher + *tirer + arriver) à son
terme. Terme suppose une durée temporelle, fin est ponctuel : d'où à (long + court)
terme vs *à (longue + courte) fin. Un enfant peut naître à terme ou avant terme,
jamais à fin ou avant fin. Soient maintenant deux procès Px et P2. On aura A la fin
de Pj, P2, si P2 ne fait pas partie de Px, et Au terme de Pt, P2, si P2 fait cette fois partie
de Px. D'où des exemples comme :
Marie n'est pas bête : elle aura des soupçons à brève échéance.
L'échéance dont il s'agit, c'est « avoir des soupçons », qui doit être le résultat naturel
d'un certain procès à découvrir. La première partie de l'énoncé nous met sur la voie :
il s'agit du procès de « raisonner ». Bien sûr, « raisonner » n'a normalement pas un tel
résultat naturel : mais le rôle de о est précisément de le présenter comme tel. D'où ce
goût d'inéluctable qui s'attache à l'expression : Marie ne peut faire autrement que
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d'avoir des soupçons, puisqu'elle raisonne juste, et ce, dans peu de temps. Bref qualifie
en effet, d'après notre analyse, l'intervalle de temps pris par le raisonnement pour
arriver aux soupçons (l'échéance).
Une des propriétés les plus curieuses des constructions verbales à article zéro est
leur comportement face à l'insertion adjectivale. Par exemple (Anscombre ; 1991b) :
(8) Le candidat a fait (bonne + mauvaise + *extraordinaire) impression.
(9) Georges a toujours pris part (active + *passive) aux travaux de la
commission.
(10) Compte-rendu (fidèle + exact + ? ?inexact + ? ?approximatif) en avait été
fait aux responsables.
alors que l'ajout d'un article — un en l'occurrence — fait disparaître les problèmes.
Or on trouve des phénomènes analogues dans le domaine de l'article zéro sous
préposition. En voici un :
18. Il est possible que approximatif soit également un qualifiant extrinsèque, ou mixte entre
intrinsèque et extrinsèque.
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(Folle + démente + hallucinante + extrême), la vitesse à laquelle il allait !
Notons au passage, suite à notre remarque supra :
II s'est adressé à ses chiens avec grande douceur, comme à des personnes... (R.
Mallet, Ellynn, p. 40).
Il est décidément tiré à exemplaire unique, ce citoyen... (San Antonio, le Loup
habillé en grand mère, p. 22).
Le hallebardier a pour haute consigne d'écarter les chiens des appartements... (J.
Giraudoux, Ondine).
Nous voudrions rassembler ici les principales propriétés et concepts que nous
avons dégagés dans ce qui précède, et les présenter sous forme d'esquisse de modèle.
On obtient à peu près ceci.
Soit un énoncé présentant un procès Px comme accompagné d'un circonstant de
la forme Prép. + Art. 0 + GN :
a) L'article zéro indique qu'il faut déterminer un procès P2 tel que GN
apparaisse comme lié directement au résultat naturel de P2, ou à l'instance temporelle
d'apparition de ce résultat.
b) Pj et P2 ne sont pas indépendants, et entretiennent une relation de type
« anaphore associative ».
c) Les insertions adjectivales sont régies par la loi d'homogénéité mise en œuvre
par l'article zéro.
d) Le rôle de la préposition est de signifier le rapport reliant Pj et P2, en
particulier pour ce qui est des liens processifs ou non processifs.
Rappelons que dans le cas qui nous a occupés jusqu'ici, le point d) peut être glosé
comme suit : à introduit un rapport non événementiel entre Px et P2, en ce sens que
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P2 apparaît comme une propriété essentielle de P1? et donc simultané. Avec à l'inverse
est événementielle : Pl et P2 sont vus comme des procès séparés, P2 étant une
propriété accidentelle de Px. Px et P2 peuvent à ce titre être séparés dans le temps.
Nous voudrions maintenant montrer, sur l'étude de quelques cas particuliers,
qu'il n'est pas totalement illégitime d'étendre cette esquisse de modèle à d'autres
prépositions.
Notre but n'est pas une étude exhaustive de cette préposition. D'autres s'y sont
déjà consacré, en particulier P. Cadiot et B. Fradin, auxquels on pourra se reporter.
Un premier problème, et qui n'est pas nouveau, est celui du concept central que
l'on doit affecter à la préposition pour. Etant donné un énoncé P1 pour P2 (nous
devrions d'ailleurs dire un schéma d'énoncé), doit-on décider que P2 est cause de Px,
ou que Pi a pour but P2 ? Il nous semble que dès cette question, un biais s'introduit
sous la forme d'une confusion entre deux niveaux. A savoir le niveau de la relation
générale introduite par pour, et que nous appellerons, pour simplifier, et donc sans a
priori théorique, relation de destination. Et le niveau de présentation par l'énoncé de
cette relation de destination.
Reprenant Anscombre ; 1984, nous dirons qu'il y a explication si on expose les
causes d'un fait ; et consecution si on expose les conséquences cette fois d'un fait.
Dans ces conditions, la forme Pj pour P2 est un schéma d'explication (on indique la
cause), et la forme Pour P2, Pj est un schéma de consecution. Pour (sic) éviter d'avoir
à chaque fois à jouer de cette terminologie, nous utiliserons donc la notion plus
générale (et indépendante de la présentation dans l'énoncé) de destination.
Mais ce préambule quelque peu théorique nous permet de mettre le doigt sur une
propriété importante, qui m'a été signalée par P. Cadiot, ainsi que l'exemple
l'illustrant. Considérons :
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dépasser une certaine vitesse. D'où l'idée que l'alternance 0\un sert peut-être à
séparer les deux interprétations. Hypothèse qui se voit confirmer par les phénomènes
suivants :
Pour éviter une longue digression qui n'a pas sa place ici, nous décrirons cette
préposition en disant qu'elle introduit une relation de source, sans chercher à savoir
s'il s'agit plus d'un moyen que d'une cause ou d'un agent. Premier exemple :
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Là encore, il s'agit d'un phénomène d'anaphore associative. La destination naturelle
des balles est le tir, et P2 est ici un procès du type de « tirer ». Or la notion de
« épargner » lui est contraire, comme on peut le voir sur le contraste :
Bien que Pierre ait tiré des balles, l'animal (a été épargné + n'a pas été tué + ? ?a
été tué).
En introduisant une distance temporelle, l'article défini rompt la contrainte liée à
l'anaphore associative, et permet la combinaison. La préposition par n'échappe pas
plus que les autres à la contrainte d'insertion adjectivale. Par exemple :
Nous avons à plusieurs reprises attiré l'attention sur les phénomènes temporels
liés à la présence de l'article zéro, et liés en particulier à l'intervalle temporel relatif
au déroulement de P2. C'est ce point que nous voudrions maintenant examiner à
propos des deux prépositions ci-dessus, et plus spécialement le rôle « englobant » de
cet intervalle temporel. Soit à comparer :
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Intuitivement, l'article zéro fait de la découverte de l'hématome un composant de la
consultation, alors qu'elle est présentée comme lui faisant suite avec l'article défini. Ce
qui concorde avec le rôle de dietanciateur temporel que nous avons attribué à ce
dernier. Ce qui est confirmé par :
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5. Les prépositions sous et sur
Elles ont un comportement très proche des précédentes pour ce qui est du
caractère englobant de l'intervalle temporel. Ainsi :
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donc être que le résultat d'une action, ou marquer la fin d'un état, mais jamais
comprendre une action ou un état. Ce que l'on confirme indirectement par nos
prépositions :
BIBLIOGRAPHIE
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