Vous êtes sur la page 1sur 3

Quelques grands noms de la nouvelle conscience européenne 

Une modification radicale, irréversible, des connaissances, des perceptions et des structures
de référence s'est produite. L'esprit et la conscience européens connaissent ainsi une
« révolution copernicienne » qui fait subir à la conscience vive une pression énorme à laquelle
l’humanité européenne, surtout occidentale, va devoir répondre. Dans l'affrontement d'un
événement pressant, il n'y a que deux actions possibles : pousser vers l'avant, ou résister dans
la retraite. En histoire, cependant, le temps ne vas que vers l'avenir, et si l'esprit, dans sa
prudence ou sa perplexité, se tourne vers le passé, l'irréversibilité du temps fait que le passé,
quoi qu'on en pense ou veuille en faire et malgré qu'on en ait, se réinvestit dans le futur selon
un dynamisme de conjonctions, de disjonctions et de compatibilités relatives qui produit le
nouveau1. C'est ce qui s'est produit au cours des XVe et XVIe siècles. Déstabilisée, la
conscience européenne, contre les forces du conservatisme médiéval, s'est tournée, assez
naturellement partout2, vers l’Antiquité, la grande ressource patrimoniale de la culture
européenne, et elle a choisi, dans l'Antiquité, un moment, à ses yeux paradigmatique des
nécessités et des équilibres exigés par les défis de la nouveauté radicale du monde : le
classicisme (les Ve siècle grec et Iers siècles ACN et PCN latins). Ces grandes périodes
classiques de l’Antiquité (paroxysmes des cultures grecque et latine) ont paru correspondre,
en effet3, à la nécessité de quitter radicalement l'univers de référence essentiellement
théologique des siècles antérieurs4 et se trouver cependant compatibles avec les fondements
de l'intellectualisme scolastique et de l'esthétique gothique.
Thomas More (1477­1535).  Auteur de l’Utopia, en latin, cet Anglais marié apparaît tout 
d’abord dans l'Histoire comme le chancelier (« premier ministre ») d’Henri VIII ; chancelier 
qui refusera de cautionner le divorce et la volonté de remariage du roi. Emprisonné à la Tour 
de Londres, il sera exécuté. More est un héros du catholicisme résistant à l’anglicanisme5 
despotique. Juriste, homme de droit, More entend, quel qu'en soit le prix, penser le monde en 
1
Il n'y a, ainsi, jamais, de nouveau absolu.
2
En Italie, notamment et surtout, où le mouvement de la Renaissance est apparu, on n'a jamais pu ne pas voir les
vestiges de l'Antiquité, y vivre et en vivre — architecture, sculpture, peinture, mosaïques, etc. — et savoir,
comme partout en Europe, où le latin était la langue savante, ce que fut l'Antiquité. Mais on l'avait regardée
d'une certaine manière et il fallut la regarder, désormais, tout autrement.
3
Probablement parce que, aux yeux d'une nouvelle conscience universelle (on a fait le tour du monde) en quête
d'une nouvelle harmonie intégrale, ces deux périodes ont semblé tout à la fois intégrer et concentrer la plus
grande diversité de richesses actualisant les divers modes de l'être, du paraître et du savoir et parce qu'elles ont
exprimé cet idéal dans un dire et un agir dont la communication s'est avérée la plus universellement facile et
dont, dès lors, l'évidence et l'excellence sont apparues dans une miraculeuse coïncidence. De plus, les XVe et
XVIe siècles, en raison de la nouvelle conscience universelle, qui maîtrise la finitude de l'espace, ont, pour la
première fois dans l'histoire et en un moment de grande prospérité, ressenti la nécessité d'arpenter le temps,
rétrospectivement autant que prospectivement dans son universalité linéaire et, donc, de le diviser en le
rythmant, c'est-à-dire en composant à son propos réitération et irréversibilité. C’est ainsi le premier moment où
l’on put vraiment prendre conscience des continuités, des discontinuités et donc des moments de l’Histoire,
quand le monumentum devint fondement du momentum. Auparavant, la continuité cadencée, « fuguante »
(comme en musique) et cependant fuyante de l’Histoire ne pouvait être envisagée : l’homme ne possédait pas
cette conscience de l’Histoire et du temps, de la chronologie « rentable ». Certes, on consignait bel et bien, et
depuis longtemps, des faits ; il existait bien une « Histoire » dans les chroniques et les annales, mais celles-ci ne
se disposaient pas selon une perspective qui se perçût rassemblant et se voulût rassembler, en un ensemble suivi
et cohérent, un tableau historique général. Or, c’est aux XVe et XVIe siècles que cette navigation historique
s’affrète selon des périodes (du grec péri-odos, littéralement voyage autour de, c’est-à-dire pratiquement une
sorte de croisière) où, paradoxalement, le retour au même (à l'image du retour des navigateurs au long cours), à
chaque fois, s'accompagne d'un réel changement, ce qui, deux siècles plus tard, prendra le nom de « progrès ».
4
Même si, comme on l'a vu, ces références théologiques étaient largement du ressort de la construction, voire de
la superposition métaphysique et non de l'inhérence sémiologique.
5
Variété singulière de protestantisme, religion d’Etat instituée par la volonté du roi et dirigée par lui. More ne
cessera de résister pour maintenir le catholicisme.
vérité, au­delà des conventions de la pensée établie, au­delà même de ce que la réalité impose 
à   la   pensée   quand   celle­ci   se   veut   praticable.   Il   est   ainsi   un   des   principaux   Humanistes 
européens à penser le Droit à la manière antique, mais selon la nécessaire adaptation qu'il juge 
utile de celui­ci aux institutions et aux fonctionnements existant en son temps. Il a aussi des 
vues sur l’éducation des filles, qu'il veut toute semblable à celle des garçons, en ce qui touche 
notamment les arts libéraux6, la pratique des langues anciennes, les « sciences utiles » (le 
droit) et la pratique des arts (notamment la musique).
L’œuvre essentielle de More, Utopia (en grec non-lieu), est philosophique : elle cherche à
(dé)montrer que l’on peut envisager une société idéale (mais impraticable), dont le phare
serait doté d’une lumière qui assure l'analogie entre l’harmonie des civilisations antiques et
celles du monde présent.
Érasme de Rotterdam (1467-1536). Ami de More — ils échangeront une correspondance
—, homme d'Église, Érasme est d’abord un savant philologue (hébreu, grec, latin), un
immense éditeur de textes et pourvoyeur des imprimeurs (Bible, patristique, littératures
anciennes, manuels scolaires) très soucieux d’enseignement, et, naturellement, tout cela étant,
un théologien très représentatif de la nouvelle conscience. Il va, notamment, revisiter la
traduction de la Bible réalisée par saint Jérôme (la vulgate, datant de 520 PCN), afin de
vérifier philologiquement la fiabilité de la traduction, et dialoguer, entre autres, avec Luther.
C'est à lui, aussi, qu'on doit la reconstitution savante de la prononciation du latin classique.
L'Éloge de la folie (1511), son œuvre la plus célèbre, est, par l'ironie et la sagesse parodique,
l'œuvre emblématique de tout ce qui fonda le travail de la nouvelle critique et la mise en cause
de la sclérose scolastique.
Guillaume Budé (1468-1540), dont le nom sera repris par la société savante sous l’égide de
laquelle se publie la collection des Universités de France (auteurs grecs et latins classiques),
représente l'établissement de la référence grecque dans l’organisation des études classiques. Il
peut à bon droit figurer comme l'un des fondateurs des humanités gréco-latines, dès lors qu'il
va éditer un grand nombre de textes anciens d'époque classique.
Jean Dorat (1508-1588), grand professeur de littérature grecque du Collège royal
(actuellement Collège de France), fondé par François Ier (1494-1547) pour donner un point
d'appui et d'autorité (civile, face à l'autorité ecclésiastique de la Sorbonne) à ceux qui
entendaient cultiver la nouvelle façon de voir le monde, fut le maître de grec et de poésie de
Ronsard et, plus largement, des poètes de la Pléiade, auxquels il a inculqué le culte de
Pindare. Dorat joua aussi un rôle important dans la révolution de 15487 (une révolution qui
trouvera bien d’autres échos ultérieurement), révolution dont le poignard de ralliement est une
œuvre de Joachim du Bellay Défense et illustration de la langue française (1549). Sorite8
paradoxal ? En effet, pourquoi cette défense de la langue française alors que, d’un autre côté,
Pindare reste un modèle absolu ? C’est, en fait, une réaction logique9. Pourquoi Dorat
s’intéresse-t-il à la langue grecque ? Car elle correspond au mode de langage parfaitement
6
Institués originellement par Aristote. Il y en avait sept : la grammaire, la rhétorique et la logique (regroupées
sous le terme de trivium), ainsi que l’arithmétique, la musique, l’astronomie et la géométrie (recensés comme
quadrivium).
7
C’est notamment à cette date que le Parlement de Paris interdira la représentation des Mystères Cela se fera en
1575 en Angleterre. Faut-il y voir une cause favorable au théâtre classique ? Probablement pas. La principale
raison de cette interdiction tient au fait que les représentations de pièces médiévales tournaient très souvent à
l’excès. Remarquons cependant que ni en Italie, ni en Espagne les Mystères ne seront interdits de représentation.
Or, l’Espagne est celle qui connaîtra ces génies qui vont créer cette fusion entre veine médiévale et veine
classique (cf. infra). C’est en revanche en Italie que le classicisme trouvera son essor le plus rapide. Néanmoins,
même si la suppression des représentations de Mystères n’indiquait en rien, originellement, une préférence du
classicisme, cet événement favorisera toutefois la percée de celui-ci (c’est en effet trois ans plus tard, en 1551,
qu’Étienne Jodelle écrira la première tragédie française aux normes classiques, Cléopâtre captive).
8
Le sorite est une suite de syllogismes enchaînés.
approprié à l’expression du monde tel qu’il était en son temps et correspond ainsi à ce qui est
attendu, analogiquement, pour le temps présent. Mais, à présent, ce ne saurait être en grec que
la nouveauté s'exprime, et, puisqu’on est de langue française au XVI e siècle, on ne peut
ignorer que cette langue s'est déjà largement illustrée et est ainsi fondamentalement prête à
rivaliser avec la langue greque antique aux fins d'être, comme la grecque en son temps, de
plain pied avec la nouveauté du monde. Le français semble ainsi en mesure de dire le vrai
aujourd'hui, comme il le faudrait absolument, dans l'actualité de la conscience vive.
Sarbievius (1595-1640) [Sarbiewski]. Ce Polonais est d'une famille de haut lignage, qui fait,
sur le plan du tonus chrétien et de l’influence de la Contre-Réforme, hautement référence
(c’est un parent de saint Stanislas Koscka). Jésuite typique, Sarbievius est de la fine mouture
de la Contre-Réforme catholique, où les jésuites joueront un rôle décisif. Ils assumèrent deux
missions originelles du christianisme et, en l'occurrence, essentielles tout à la fois à la
conscience nouvelle exigée par les temps nouveaux et aux nécessités de la rénovation
catholique : 1° la diffusion de l’Évangile, mais conçue comme « catholicisation », ou
reconversion catholique de l’Europe, au service de la centralisation romaine ; 2° l’éducation
au nouvel humanisme, mis en compatibilité théorique et pratique avec l'idéal spirituel du
christianisme occidental tel qu'Ignace de Loyola l'exprima. Afin d’assurer cette compatibilité,
il faut donner aux gens, par l'éducation10, les moyens de maîtriser le monde et de se maîtriser
eux-mêmes, car il n’existe pas de liberté sans responsabilité, mais il faut leur enseigner aussi
et surtout qu'aucune maîtrise de soi et du monde n'a de finalité en soi, mais doit se faire au
service du meilleur de l'humanité et, finalement, s'élever dans l'ordre de l'esprit ad majorem
Dei Gloriam (« à la plus grande Gloire de Dieu »). Ainsi, afin de choisir en toute liberté le
Vrai, c’est-à-dire choisir à tout moment le plus juste et le meilleur, les Jésuites vont proposer
un programme d'éducation focalisant et synthétisant la totalité des attentes de la conscience de
l’époque11. Sarbievius donnera à la Pologne son plus prestigieux poète latin. Déjà de son
vivant, on le surnommait l’Horace polonais. La comparaison n’est pas fortuite : Sarbevius a
ainsi écrit un livre d’Odes et un d’Épodes (tout comme Horace). Outre qu'il traduit par là
même la conscience que le monde tel qu’il est en chrétienté occidentale peut parfaitement
s’accommoder de la lyrique classique du Ier siècle ACN et qu'il établit, par sa poésie, entre ces
deux visions du monde une analogie de représentation, il assure, entre les aspects formels de
son chant (ce qui est du ressort de la poétique, de la rhétorique, de la stylistique) et les
registres thématiques (de contenu, de propos, de sujet) qu'il y développe un équilibre, une
symétrie harmonique qui est, précisément, au cœur de l'idéal classique. Et il le fait en latin !
dans cette langue qui, antique, médiévale et moderne, manifeste la continuité sans rupture du
génie européen et la permanente congruence de sa valeur expressive en tout moment où sa
conscience entend se re-cueillir en sa fleur.

9
On l'indiquait ci-dessus : « En histoire, cependant, le temps ne vas que vers l'avenir, et si l'esprit, dans sa
prudence ou sa perplexité, se tourne vers le passé, l'irréversibilité du temps fait que le passé, quoi qu'en en pense
ou veuille en faire et malgré qu'on en ait, se réinvestit dans le futur selon un dynamisme de conjonctions, de
disjonctions et de compatibilités relatives qui produit le nouveau. »
10
Les Jésuites vont multiplier leurs collèges, exclusivement masculins, et vont éduquer les élites de la société
européenne par les humanités gréco-latines et selon l'idéal de l'humanisme chrétien. Au sommet de cette
formation, la rhétorique, soit la maîtrise des conjonctions du langage et de la pensée dans toutes leurs possibilités
et toutes leur subtilités, et, pour la mettre en pratique, les exercices d'éloquence et, singulièrement, le passage à
l'acte, soit l'épreuve du théâtre (les auteurs de théâtre jésuites, en letin et dans les langues vulgaires, sont très
nombreux et ont profondément marqué ce genre littéraire : c'est, par exemple, le cas de Pierre Corneille, élève
des Jésuites, en France).
11
Ce n'est que dans la deuxième moitié du XXe siècle, alors que se marquent de plus en plus les signes d'une
rupture d'époque semblable à celle du XVe siècle, que le système d'éducation jésuite va perdre le pas et se
trouver, comme tous les autres d'ailleurs, dépassé.

Vous aimerez peut-être aussi