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{ L E S Pe t i t s ma ti ns}

03 Márcia Bechara La maison des fauves // 11 Jean-


Louis Parrot Borgne // 17 Geneviève Alméras Troncatures
// 25 Dominique Pascaud Tourbillons et friselis //
33 François Claude-Félix La galère de l’infini // 41
Guillaume Siaudeau Lapin de garenne // 45 Ludovic
Maubreuil Scéno-dysgraphie // 53 Denis Sigur La file
d’attente // 65 Jan Thirion Le voyage à dos de caillou //
73 Sylvain Josserand Albert // 77 Jean-François Dalle
Pretty vacant // 87 Danielle Lambert Roissy-Paris // 93
Bernardo Toro Luz

Ce numéro a été publié avec le concours du


Centre national du livre et du Conseil régional d’Ile de France
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Márcia Bechara

La maison
des fauves
Pour Eddie

Traduit du portugais (Brésil) par


Izabella Borges et Jean-Baptiste Michel

À ma naissance, mon père a vomi en entier une corne qui gran-


dissait dans son ventre depuis plus de trente ans. Ni le rugissement
amazonien, ni la violence de la jungle, ni le silence des fauves n’ont
atténué la douleur de ma mère, morte en couches – une nandou montée
par un rhinocéros.
Ignorants sont ceux qui croient que les espèces animales ne s’ac-
couplent pas entre elles. Qui donc pourrait soupçonner la passion
sourde entre un singe et la femelle d’un tigre ? Un hominidé désirant
les attributs du félin avec toute sa force, dans une passion implacable et
tranquille, de ces longues passions dangereuses, les passions de guerre.
Quel singe ne se soumettrait aux pattes élégantes et mortelles de la
féline, ne fût-ce que pour goûter un peu du miel de l’assassine ?
Parmi les bêtes je suis née, dans la connaissance de tous les
aspects cornés de ma naissance – dents, os, cornes, appendices, le tout
sous la structure fine de la peau d’un nouveau-né. Il existe une biologie
propre à la naissance des bêtes, dans cette croûte sans asepsie, lieu où
l’on apprend à respecter les commencements.

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Mes parents ne m’épargnèrent pas la connaissance de la matière :


ils déchiraient avec leurs dents, cornes, griffes et becs toute insurrection
protectrice de mes membranes, livrant la peau encore translucide à son
destin pour qu’elle apprenne à renaître seule des dégâts du monde.
Je hurlais de rage, victime révoltée d’une telle exposition, rongée
par la faim sans mesure, par la soif éternelle, le froid, je geignais pour
tout, je détestais être fauve. Je haïssais aussi les bêtes, une et toutes.
Parce que je voulais prendre délicatement les tasses à thé,
marcher avec grâce, je voulais une vie loin de la bonne odeur de la
jungle, je voulais réussir à me corrompre, me défendant ainsi contre ma
nature. Cependant, je réduisais en poussière, à chaque fois, la tasse, en
miettes sur le sol, une bête, un fauve. Je n’ai jamais eu la main pour les
choses délicates.
La femelle en moi ne s’est pas soumise, malgré mes efforts
puérils pour arracher, avec des larmes et du sang, les griffes féroces qui
me poussaient aux pattes et les poils redoutables qui s’aventuraient sur
ma poitrine.
Quand on est fauve, on a une compréhension linéaire du corps.
L’apprentissage commence alors que nous sommes des nouveau-nés et
que les liquides ne se sont pas encore solidifiés. Les bébés fauves sont
des élèves voraces de leur propre corps, des leçons qu’il leur donne et
qui se perpétuent sans culpabilité tout au long de leur vie. La faim n’est
rien d’autre que la faim. Les poils nous habillent et nous n’y pouvons
rien. Faire quoi ? Arracher de soi son moi ?
Nous apprenons à marcher sur les pierres, la poussière, la boue
et sur d’autres bêtes, plus petites, déchirant nos pattes chaque fois que
nous nous en servons. Cela donne une science naturelle de la guérison.
Et la naturalité de manger d’autres bêtes, d’attaquer d’autres bêtes. Qui
d’entre vous oserait cet acte, l’assassinat par la faim, dépouiller de sa
peau la chair d’un autre, mû uniquement par la faim ?
Née de deux espèces différentes, je ne me suis jamais remise de
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La maison des fauves

cette ambiguïté, n’appartenant à aucun code défini. Je suis un animal


compliqué, voyez-vous, travaillé par ses cornes, et à mesure que je m’in-
stalle dans la condition de fauve, d’autres branches me poussent, incon-
trôlables. Comme moi, il y avait dans le jardin musclé où nous vivions
toutes sortes d’autres bêtes, nées avec des têtes de taureaux et des pattes
d’amphibiens, langues de serpents et torses de jaguars.
Nous les bêtes ne mesurons pas la passion, nous nous accou-
plons avec ceux qui nous plaisent. Tout ce que vous apprenez dans les
livres de biologie et d’histoire naturelle est un mensonge, oubliez tout.
Nous les bêtes, nous sommes l’insurrection des livres. À la vitesse à
laquelle nous nous reproduisons, nous sommes incataloguables.
Nous sommes la révolution.
J’habite un jardin immense, dans une jungle hantée, dont les
limites sont visibles lorsqu’on a assez d’énergie et de souffle pour les
balayer. C’est une tâche difficile. Le jardin où j’habite est long et suf-
fisamment grand pour que je m’y cache. Nous sommes les animaux
d’élevage du dresseur Juan Valente, un homme bon, qui, à la demande
d’une reine, nous a rendus à la vie sauvage.
André, par exemple, était comptable diplômé avant de devenir
l’une des salamandres du bassin. Muriel travaillait dans la construction
civile avant de laisser pousser son incroyable queue de hérisson. Lucia
ne voulait pas être un loup, mais c’est en loup qu’elle s’est transformée
après avoir ôté tout le mensonge plastique de ses gencives et avoir senti
pousser ses dents, et avoir vu naître, de chaque côté de son visage, des
oreilles en pointes.
La vérité, c’est que personne ne soupçonne sa vocation de fauve.
Cependant, nous ne nous sommes jamais rebellés contre Juan
Valente, le dresseur de cirque, dont la nature humaine était bienveillante
et généreuse. Son fouet était de joie pure, simple artifice de théâtre qu’il
n’a jamais porté contre aucune bête, pas même contre les castes
mystérieuses de fauves qui s’entassent dans l’aile nord du grand jardin-

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jungle, bêtes mythologiques et cruelles, régies par une morale d’un autre
temps. Dans l’aile nord, Juan, et seulement Juan, entrait. Nous ne nous
aventurions pas dans cette zone située au-delà des frontières de la peur.
C’est à côté du dresseur que nous compatîmes, en juin dernier,
au sort de la jeune Laïca, sur les omoplates de qui se mirent à pousser
de gracieuses ailes mêlées de plumes multicolores. Elle geignait beau-
coup, déshéritée de sa fragile condition humaine, n’ayant plus de famille
à elle, plus de racines, plus de calme et plus de clan. Maintenant les
fauves l’attendaient.
Laïca se rendait compte qu’il lui fallait se lier avec les fauves,
tous : l’avantagé de la vie, le maladroit, le ferme et le fort, l’immense
animal de la vie. Elle endura les souffrances dues aux horreurs de ce
passage dans le nouveau monde, puis se tut. Nous nous sommes sentis,
peu à peu, plus proches d’elle. Parce que, voyez-vous, il y a plusieurs
types de fauves, ceux qui naissent ici et ceux qui renaissent ici, mais tous
nous y mourons.
Dans cette condition mortelle, nous nous sommes approchés
d’elle, délicatement, pour ne pas lui causer d’agitation. Laïca n’a pas
flanché, malgré son immense tristesse. Elle avait de la douceur et du
respect, mais nullement la vocation de phénix qu’il lui fallait assumer.
Pénétrer l’aile nord, ce vide sans espoir, et rejoindre les siens, les
animaux-énigmes, cela, elle ne le pouvait pas.
Contre la volonté du lion, elle s’offrit à sa cohorte pour être
dévorée.
Elle n’a pas attendu le lever du jour, s’est placée sans peur face à
la tanière des félins avant qu’ils partent en chasse. Mues par l’instinct,
attirées par l’odeur du sang qui jaillissait d’une blessure qu’elle s’était
infligée de ses propres griffes, les bêtes ont dévoré Laïca avant que sa
véritable nature la transforme. On raconte que les lions geignaient en
dévorant ses doux viscères et qu’ils n’ont plus jamais été les mêmes
après ce jour, accablés par la malédiction d’avoir dévoré un animal
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La maison des fauves

mythologique appartenant à l’aile nord ou, peut-être, par la mélancolie


des tueurs de beauté.
J’évite ce genre d’événement pour ne pas blesser la bête que je
suis. Vigoureuse, mais assez obsédée par mes attributs – les cornes, de
tous les formats –, je sors peu quand il y a de la lumière. Je préfère rester
dans le jardin et marcher à côté de Juan, silencieusement, dans son
ombre. Il aime feindre de ne pas me voir, mais moi je vois que, tandis
qu’il marche, il débroussaille, sans doute pour que je puisse le suivre.
J’ai toujours considéré cela comme une espèce d’amour, peut-être le
seul que je connaîtrai. Je le dis sans mélancolie ou auto-indulgence, ce
sont là des sentiments que je ne connais pas. Nous, les fauves, n’avons
pas de perversion, de morale, de culpabilité ni de nostalgie. Nous
sommes un corps dans un corps.
Un jour, j’ai senti quelque chose d’étrange en Juan Valente. Il
oubliait de secouer les branches basses pour faire tomber les fruits à
l’intention des rongeurs. Il ne poursuivait plus les animaux véloces,
comme habituellement, pour son plaisir. Et un après-midi, j’ai vu que
Juan semblait flotter dans ses pensées, la tête basse, face au bassin des
poissons rares, étourdi, ailleurs.
Peu de temps après, il est apparu complètement négligé, une
barbe hirsute avait balayé pour jamais son joyeux visage d’enfant. Une
ombre l’avait remplacé. Juan ne quittait plus le jardin à la tombée de la
nuit. Étrangement, il restait.
On pouvait voir, le matin, ses yeux enfoncés, tendus, sans allé-
gresse. Il abandonna son cerceau et son fouet aux insectes, à la fontaine.
Nous sentions que, chez lui, le dresseur se désintégrait conjointement
à l’homme et nous questionnions les raisons de cette métamorphose.
Juan était en deuil, plus qu’en deuil, il était fini. Il était tombé éperdu-
ment amoureux de Cassiopée, de l’épouvantable aile nord – femme
transformée en constellation.
Tous les soirs, Cassiopée l’appelait, et comme il ne pouvait

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répondre à la femelle, ses trente étoiles brillaient incessamment pour


lui. Trente morts, trente provocations. L’homme en perdait la raison.
Je ne pouvais rien faire. Avec mes seuls appendices d’os et de
corne, je n’avais aucun moyen d’arracher Juan à sa transe. Et nous tous,
les fauves, privés de sa protection, sentions un abandon s’abattre sur
nous.
Une ambiance d’orphelinat commença à gagner le jardin. Nous
beuglions, hurlions, meuglions le soir pour que Cassiopée nous laisse
Juan, mais les fauves sont impuissants face aux étoiles, ces magiciennes
solitaires du désir.
Peu de temps après, d’autres hommes ont envahi notre maison
et nous ont pris notre dresseur, Juan Valente. Accusé de folie, il fut
attaché avec une corde alors qu’il criait de passion lucide pour
Cassiopée. Celle qu’on ne pouvait voir que la nuit.
Maladroits devant la folie, l’amour et les fauves, et si téméraires,
les hommes sont venus pour tuer. Ils ont attaqué les serpents, les
centaures, les taureaux, les crocodiles. La salamandre, l’écureuil et le
loup ont assisté à tout, épouvantés. C’était une dévastation de notre
périmètre, une violence. Je me suis cachée dans les buissons, pétrifiée de
voir se désintégrer tout ce que je connaissais.
Quand les hommes sont partis, le silence des fauves est tombé
en avalanche sur le jardin. Nous ne savons pas pleurer. Notre dur
apprentissage est celui de la perte et de la blessure, peau sur la peau se
refermant sur l’âme, cette étrange matière humaine.
Nous savons cependant que d’autres fauves naîtront, que
d’autres encore renaîtront dans ce jardin, occupant la place de ceux qui
sont partis. Hommes et femmes viendront ici retrouver leurs pâturages
et leurs descendances.
Nous restons incataloguables, révolutionnaires. Depuis quelques
années, les hommes comme ceux qui ont pris Juan Valente n’osent plus
entrer ici, car les mythes de l’aile nord ont jeté à terre leur portail massif
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et se sont mis à s’accoupler avec d’autres espèces, inlassablement.


Maintenant nous avons ici toutes sortes de bêtes hors nomen-
clature.
Sans peurs, sans pairs, sans lois, nous sommes libres. Bêtes de
proie, hominidés, moitié divinités, moitié animaux, fauves de luxe,
organiques, mélangeant mensonge et vérité, dans notre jardin nous
pouvons tout.
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Jean-Louis Parrot

Borgne

On vieillit. On finit par se transformer en une espèce de monstre


hybride, quelque part entre le cheval et le rat. Dès qu’il perd son utilité,
l’homme devient méconnaissable. Plus la peine de parler de destin.

C’est l’histoire d’un homme et d’un âne, tous les deux misérables
et gris.
L’homme, c’était Borgne, un zonard qui affirmait à qui voulait
bien l’entendre, qu’une armée de rats hantait les caniveaux. Des rats,
peut-être après tout qu’il y en avait, qui aurait pu le dire… Personne ne
restait suffisamment près de lui pour vérifier s’il disait vrai.

Quant à la bourrique, elle n’était guère plus reluisante, arborant


à son encolure un chapelet cliquetant de boîtes de conserve, accrochées
en cascade à ses crins. Combien de fois, paré de ces ridicules colliers
d’immondices glanées çà et là au plus profond des entrailles de la ville,
l’animal n’avait-il pas dû perdre sa dignité à frotter son cou contre le sol
pour en déloger l’acier incrusté dans sa chair…
Des insectes venaient s’abreuver dans ses yeux globuleux et

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luisants, comme remplis d’huile : des taons, des guêpes, des moustiques,
des mouches venaient se délecter de ses plaies et virevoltaient autour de
sa carcasse aux arêtes pointues, de ses oreilles grignotées par la gale et
jusqu’au fil de ses dents rectilignes dans une ronde incessante qui sifflait
de fureur.

II boitait mais n’était pas facile à approcher. Dès qu’il jugeait une
présence trop proche, il ruait. Ses sabots labouraient la boue, des
zigzags soulevaient sa peau, dressant en éventail des poils rêches comme
de vieux paillassons. II émettait un geignement affreux, rauque et
sonore, en arquant au maximum son cou vers l’avant et en faisant vibrer
ses babines.
Il se mettait à braire à pleins poumons, sa cage thoracique se
gonflant et se dégonflant :
– Hiiii-haaannn... Hiiii-haaann...

Le clochard avait lui aussi une stratégie de défense : elle consis-


tait surtout à mouliner des bras.
C’est ainsi qu’on le voyait surgir dans les bars, précédé d’un
nuage de vinaigre, insulter le ciel en se tordant. Des serveurs au papil-
lon froissé le servaient pourtant, avec beaucoup d’ indifférence. Borgne
avalait un verre, puis un autre et finissait par regagner le local à
poubelles qui lui servait d’abri.
Il y cuvait son vin dans un sommeil haché, peuplé de rats en
embuscade, puis émergeait, la gueule en feu. Il fallait boire à nouveau.
Il ne parlait désormais qu’à sa bouteille, ne voyait plus rien
d’autre, ni les taxis glissant comme des ombres, ni la respiration de la
ville lorsqu’elle changeait de rythme. C’était une autre vie qui se
déroulait à travers ses yeux irrités, sa vie à lui, pas tout à fait une vie
d’homme.
Les gens allaient et venaient, nobles et droits. Du fond de sa
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Borgne

pénombre, la tignasse et le pantalon lamentablement aplatis par la


crasse, il leur lançait des petits cris plaintifs et on s’écartait encore un
peu plus loin de lui.

Un soir, un type au crâne rasé l’agrippa par les cheveux et le


traîna en hurlant sur plusieurs mètres.
Borgne n’opposa pas la moindre résistance. Il sentit qu’on lui
arrachait ses cheveux et ses chaussures, mais c’est tout. Il n’y trouva rien
à redire.
Il mâchonna sa langue, regarda effaré ses pieds nus et le type qui
partait en courant, un sourire en cisaille sur un visage glabre, un drogué
au corps cousu de nerfs.

De l’autre côté de la ville, le long des marges incertaines du


dépotoir, l’âne avançait, clopin-clopant, silhouette tanguante sur laquel-
le crépitaient les puces. La brume tombait en nappes lourdes et pesait
sur les détritus. Soudain, il y eut ce cri :
– On le tient !
Profitant de la nuit, des marginaux, un couple, s’étaient jeté ssur
l’âne.
– On le tient !
La fille vrillait ses poings dans le cou de l’animal, le forçant à
ployer, pendant que l’homme, agrippant les pattes de la bête, parvenait
à la renverser d’un seul bloc sur le flanc.
– Ahahahah !!!
Ils entravèrent l’âne à toute vitesse, saucissonnèrent sa bouche
avec du fil de fer et le tirèrent vers les taillis.
– On t’a eue, sale carne !
L’âne secouait son encolure dans tous les sens et roulait des yeux
affolés. Le fil coupait la chair sensible entre sa bouche et ses naseaux.
Le sang brûlait sa langue.

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– Sale carne !
Des poings se mirent à pleuvoir sur le ventre mou de la bête avec
un bruit de tambour, mat et profond.
Ils poussèrent l’animal qui bascula sur lui-même vers une pente
plus raide, dégringolant jusque dans une clairière de boue.
Là, quelques fringues souillées pourrissaient entre des carcasses
de voiture. C’était chez eux, les gardiens de la misérable décharge, un
voyou aux yeux pâles et sa sorcière affamée. La femme commença à
glaner du bois, le dos rond, ses mains crochues dépiautant des bouts de
cageots. Un feu monta rapidement de la boue, éclairant le couple hale-
tant, qui grimaçait de haine... L’homme s’approcha et resserra les liens
de l’âne.
– Tu es à moi maintenant ! dit-il en lui décochant un coup dans
les flancs, le feu se déchirant dans ses yeux.
Borgne se leva. Ses pieds nus s’enfoncèrent dans l’eau du caniveau
glacé. Il tituba dans la nuit, remonta la rue en tirant des bords incer-
tains, de poubelle en réverbère, de réverbère en seringue et en bouteille
de vin. II aboutit dans un bar, plein à craquer, et cria à la cantonade :
– Un blanc !
– Dehors ! siffla un doigt qui pointait vers la porte.
– Un blanc ! Un blanc ! répétait Borgne, agitant les bras, postil-
lonnant, dément..
Puis, il essaya de se servir seul, mais la bouteille – oh, malheur –
roula, explosa sur le sol…
Les conversations s’étaient arrêtées. Un silence suivit et Borgne
se précipita vers la porte mais la foule se referma sur lui. Une panique
abjecte l’envahit. II cria à pleins poumons et une grêle de coups s’abat-
tit sur son crâne.

Le dépotoir. L’homme et la femme qui tenaient l’animal comp-


taient bien le manger. Ils ronflaient péniblement, leurs lèvres crispées
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par la faim. À côté d’eux, l’âne gémissait. À travers le fil de fer qui sciait
ses naseaux, il émettait un sanglot continu, sa robe grise soulevée de
frissons. Il souffrait, frottant obstinément depuis des heures sa
mâchoire contre le sol, et avalait de la terre, se râclait jusqu’au sang.
Soudain, il réussit à faire glisser le fil de fer le long de ses babines
et put mordre.
Il brouta les chiffons qui entravaient ses sabots, se releva et détala
dans un galop brinquebalant, ses liens enchevêtrés volant autour de lui.
Il franchit un terrain vague et déboula sur une place bondée de gens.
Un cri de dégoût l’accueillit. L’âne hésita, tremblota sur ses flancs et fit
face. La foule s’approcha, hypnotisée par la vision d’horreur crachée de
sa décharge. Un concert de klaxons éclata et l’âne repartit. Il esquiva
une voiture. Une autre pila devant lui. Alors, il avança son cou et se mit
à braire de désespoir :
– Hiiii-haaan... Hiiii-haaan...
Comme il retroussait à nouveau ses babines ruisselantes d’é-
cume, la foule se précipita sur lui. Il dérapa sur les pavés et remonta
l’avenue en claudiquant, fut contraint de prendre une ruelle puis une
autre, une autre encore.

Des soleils mous se heurtaient dans la tête de Borgne. Un liquide


brûlant envahissait sa gorge et il cracha dans le vent. II resta là, assis au
milieu du trottoir, prostré, un poivrot aux pieds nus que les gens enjam-
baient en faisant la grimace. Tout à coup, venu de nulle part, le voleur
au crâne rasé réapparut. Il était ivre. Sa gueule irradiait. Borgne était là,
c’était sa seule faute. Il n’arrivait plus à bouger. Le type prit son élan et
balança sa chaussure dans le clochard avec un « han ! » de bûcheron,
puis s’enfuit, ricanant comme une hyène. Borgne sentit que quelque
chose venait de craquer dans son ventre. Il ravala un sanglot, essaya de
se relever, n’y arriva pas, remua des bras et des jambes, comme un cafard
écrabouillé, pris au piège de lui-même, comme englué dans le goudron.
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Il rampa jusqu’au refuge d’une église, se traîna en gémissant à


l’intérieur. À travers sa douleur, il entendit approcher une horde brail-
lante à la poursuite de quelqu’un, et vit, stupéfait, un vieil âne affolé,
acculé devant les marches de l’église, bondir pour le rejoindre dans
l’ombre froide où des flammes de bougies dansaient.
Les sabots de l’animal glissèrent sur le marbre et une masse
indistincte de boîtes de conserve et de sabots s’abattit juste à côté de
son crâne. Les yeux du clochard plongèrent dans les yeux larmoyants de
la bête et un fil invisible unit tout à coup leurs regards. Borgne posa sa
main déformée sur le front de l’animal et ils parvinrent tous deux à se
relever. Le clochard se jucha tant bien que mal sur le dos de l’âne, le fit
avancer sur la foule, la forçant à s’ouvrir. Ils remontèrent l’allée centrale
entre une haie d’honneur de voyous et d’enfants. La lumière des vitraux
les baignait de cristal liquide.
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Geneviève Alméras

Troncatures

Il y a du monde au musée Andy Warhol. C’est la première fois


que Lila voit des gens dans cette salle. Elle observe que des boîtes ont
changé de place, qu’une pile de cartons blancs se dresse à présent dans
l’angle gauche de la pièce et que plusieurs personnes se pressent dans
cet espace réaménagé. Elle se demande s’il y a un lien de cause à effet
entre les variations du décor et l’apparition de visiteurs. Apparemment
oui, ils sont venus voir des boîtes blanches… pour l’art ou pour la
géométrie ? Pas même une inscription, tout au moins pas qui soit visi-
ble. Un homme immobile lui donne l’impression d’afficher sa per-
plexité, une minute passe et les autres ont disparu. Une femme s’en-
cadre dans la porte, elle a un pull-over rouge et les bras croisés. Elle
regarde de côté, comme si elle hésitait à entrer, puis elle est hors cadre.
Une jeune surgit, boulotte et en jeans, et Lila lui trouve l’air décidé.
Dans cette salle aveugle, la lumière électrique est vive et crue. Lila se
demande quelle heure il est à Pittsburgh.
À Vienne, au café Einstein, un homme seul lit son journal tout

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au fond de la salle. Il s’est placé près d’une lampe et semble n’avoir


qu’un bras. Un couple s’est installé deux tables plus loin, dans un coin
tamisé. Ils prennent une boisson chaude. L’homme est penché vers la
femme, ils regardent tous deux quelque chose dans son sac à main. Lila
pense qu’elle les déteste.
À Amsterdam, c’est l’heure des joueurs d’échecs. Deux joueurs
face à face, avec l’échiquier entre eux, et à côté, un damier oisif entre
deux chaises vides. Aux autres tables, il y a du monde, les gens fument
et boivent, tous des hommes. À gauche, un pan de rideau tombe, rouge,
dont elle ne sait à quoi il est destiné, porte ou fenêtre.
À Strasbourg, il n’y a personne au comptoir du café Brant et plus
grand monde dans la salle. Les verres suspendus en haut du bar reflè-
tent la lumière des lustres, qui rebondit sur le zinc et l’inox du sucrier
boule ; les lumières de la ville passent au travers d’un bout de vitre et
ajoutent au scintillement du métal des chaises, tandis que les colon-
nades et les murs rougeoyants dégagent une ambiance théâtrale. Les
trois femmes qui ont passé une bonne partie de l’après-midi à la table
la plus proche sont enfin parties, sans doute depuis un certain temps.
Rentrées chez elle, certainement, pour retrouver leur famille. Elles ont
parlé si longtemps… Est-ce qu’elles ont toujours autant de choses à se
raconter ou est-ce qu’elles ne se sont pas vues depuis des mois ? Sur la
droite, une autre femme est là, que personne n’attend, peut-être, il est
déjà si tard. Un homme aussi, au fond, qui donne l’impression de ne
rien faire et dont elle ne sait ce qu’il regarde.
Dehors il fait nuit noire, sauf à New York. À Venise, le grand
canal, qui baignait dans un halo rose ce matin, est maintenant plongé
dans l’obscurité ; on ne distingue plus que quelques lumières qui, telles
des lumignons, dessinent le point d’un i au-dessus de leur miroitement
dans l’eau. La place Stanislas, au contraire, est bien éclairée, les décora-
tions de Noël illuminant l’immense sapin installé par un camion-grue
au début du mois. Un instant, comme tant d’autres soirs auparavant,
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Troncatures

Lila s’imagine Nancéenne, traversant tranquillement cette grande place


piétonne, puis elle chasse cette idée qui n’a jamais eu aucun sens.
N’empêche. La grille en ferronnerie qu’on aperçoit au fond est splen-
dide, dorure et dentelle, brillance et obscurité. La tour Eiffel aussi est
belle, tout illuminée. Porte de Vanves, un tramway passe de temps à
autre, sur sa bande de verdure, entre les feux des phares de voitures. La
perspective donne à la rue la forme d’un demi-losange incliné.
Cinquième Avenue, au carrefour de la 545, il fait jour pour quelques
heures encore ; les taxis jaunes sont au moins sept à être arrêtés au feu
et un rayon de soleil d’hiver éclaire les piétons qui traversent. Ils sont
tous d’un côté, puis soudain de l’autre et les taxis ont disparu. Seul le
rayon de soleil n’a pas changé de place, dessinant dans l’image un léger
dégradé en diagonale…
Le couple du café Einstein a déserté sa table. Pour rentrer à la
maison ? Sans doute. Ensemble ? Pas forcément, qui sait… ?

Aussitôt que cette pensée lui traverse l’esprit, Lila sait que son
quart d’heure de sérénité est terminé et qu’elle ne reviendra pas à ses
révisions d’examen et à la troncature des polyèdres. Elle clique sur
fichier, positionne le point d’insertion sur quitter, clique à nouveau et
les webcams disparaissent de l’écran, avec leurs images de jour et de
nuit, d’intérieurs et d’extérieurs. Des images. Rien que des images.
Qui veut savoir qui rentre avec qui ? Qui cela peut-il bien
intéresser ? Qui veut savoir qui va faire quoi ? Ça ne regarde personne.
De toute manière, il est l’heure et ce soir encore, elle ne se remettra pas
au travail malgré ses résolutions, ce soir encore elle va le faire.
« Et de rentrer ensemble ne veut pas dire grand-chose », martèle
une voix dans sa tête, obstinément, qu’elle n’arrive pas à chasser, « pense
à ceux que tu vas croiser dans un instant », dit la voix. Elle clique sur
l’icône, n’a même pas à saisir son identité et son mot de passe puisqu’ils
sont préenregistrés et vérifie d’un coup d’œil que, bien sûr, il n’est pas

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en ligne. Sur l’écran son visage immobile la nargue, sourire figé, cheveux
étales, sa mèche blanche vissée sur son front, qu’aucune main ne chas-
sera ce soir. Toutes les lignes d’adresse sont dans la même rubrique, la
sienne et les autres, personne n’est connecté, ni lui ni aucun de ses cor-
respondants – qui d’ailleurs aurait l’idée de l’être pendant cette période
des fêtes ? Elle reste hors ligne et se dit que d’une certaine façon, c’est
plus simple qu’il n’y ait personne de connu, que gérer plusieurs iden-
tités à la fois est toujours acrobatique.
Cliquant une deuxième fois, elle fait apparaître une deuxième
fenêtre identique, la positionne de l’autre côté de l’écran et saisit l’iden-
tité de son double : Milalove, puis le mot de passe. Là il y aura du
passage, elle le sait, puisqu’elle est visible par tous les connectés, y
compris de parfaits inconnus, qui ne connaissent d’elle qu’une liste de
centres d’intérêt préétablie, sur laquelle elle a coché la rubrique « parte-
naires ». Elle a immédiatement un message, une fenêtre s’ouvre, puis un
deuxième onglet ; en trente secondes elle est assaillie. Le premier inter-
locuteur se comporte en habitué, il devait être là les jours précédents,
elle répond à son bonjour, supputant déjà, à l’affichage, que ce mot-là
serait le seul mot propre de la conversation qui allait s’ensuivre. La
déferlante démarre, missives en direct, clignotements d’écran, deman-
des de conversations audio et vidéo – qu’elle refuse systématiquement.
D’une seconde sur l’autre, les messages tombent en rafales, ne lui lais-
sant pas le temps de respirer, tous les mêmes, tant par leur dactylogra-
phie incertaine que par le contenu de leurs textes, phrases amputées,
verbes et sujets aux appariements incertains, mots réduits à leur plus
simple expression, tronqués, mutilés, accents occultés, espaces
manquants, lettres pilonnées au clavier, clignotements de la machine tel
un halètement silencieux. Elle répond du tac au tac, cliquant d’un
onglet sur l’autre, n’utilisant parfois qu’un signe de ponctuation, un
point d’interrogation ou d’exclamation tapé au hasard, comptant sur
l’interlocuteur pour lui trouver un sens – ou ne pas s’y arrêter. Que leur
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Troncatures

importe ce qu’elle peut avoir à leur dire, en réalité ? Ils ne voient d’elle
qu’une photo aguicheuse qui ne la représente même pas et le clignote-
ment du message qu’elle renvoie, cliquant dès réception, sourds et aveu-
gles à ce qui n’est pas la nécessité de l’instant.
Comme les soirs précédents, elle en repère un dans la masse, un
nouveau, pour autant qu’elle soit capable de s’en souvenir, qui fait
quelques efforts d’écriture et de prise de contact. Elle répond alors un
peu plus sérieusement, semblant se laisser faire la cour, puis, après une
ou deux questions tests qui ne donnent pas les réponses escomptées, lui
demande brusquement ce qui le rend si certain du sommeil de sa
femme et s’il est bien sûr qu’elle est toujours dans la pièce d’à côté.
Comme elle s’y attendait, la fenêtre se ferme brutalement, sans qu’elle
sache si l’interlocuteur est déçu ou s’il redoute soudain d’avoir été iden-
tifié et piégé. Un de moins. Quand elle en a assez, elle fait un copier-
coller de sa phrase et l’adresse à quelques autres, qui interrompent
aussitôt le dialogue. Deux d’entre eux la traitent d’allumeuse, un
troisième de lesbienne, elle ferme les fenêtres, cliquant méthodique-
ment sur les croix une par une, puis se déconnecte en constatant qu’elle
ne vient pas à bout de quelques irréductibles dont la frappe indigente
la laisse désespérément froide, pour répétée qu’elle soit.
Terminé.

Elle se retrouve seule, face à son bureau dans son appartement


vide, orné d’un ridicule sapin qu’il n’aura même pas l’occasion de voir.
Sur l’ordinateur, la photo du Grand Canal dans sa lumière rose des
matins d’hiver la nargue. La promesse a dépassé sa date de péremption
mais elle n’arrive pas à se décider à modifier son fond d’écran, sans
savoir si cette réminiscence des mensonges passés est destinée à conti-
nuer de la faire souffrir ou à la protéger des suivants. Et les quelques
clics qui permettraient de changer la photographie n’ont de toute
manière pas le pouvoir de gommer une année de sa vie.

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Elle se souvient des fêtes de l’année précédente, de toutes ces


heures qu’il passait devant l’ordinateur en prétendant travailler, de
toutes les soirées de vacances qu’il a passées au cybercafé pour être avec
elle de loin, comme il disait, et comme ils s’en amusaient tous les deux,
de ses promesses sur tout ce qui allait changer dans sa vie ; elle songe à
toutes leurs nuits écourtées par ces soirées de tête à tête électronique
qui démarraient après minuit, à tout ce temps passé devant l’écran ;
curieux bilan : que pesaient leurs quelques étreintes face à tous ces
rendez-vous avec un clavier ? Et que conservera-t-elle de leur histoire ?
Elle ne connaît même pas son écriture après tout ce temps passé à
correspondre… Dix mille je t’aime phonétiques, pas un seul en toutes
lettres puisque trois suffisent… le verbe aimer réduit à son caractère
central, comme si d’emblée leur histoire avait été programmée pour
n’avoir ni vrai début ni véritable fin… comment ne l’a-t-elle pas
pressenti ? Pas plus qu’elle n’a écrit le mot en entier, elle n’ira à Venise
avec lui autrement que par webcam interposée, ni nulle part ailleurs, elle
l’a enfin compris – elle ne sait même pas où il est en ce moment, à
Nancy ou parti pour les fêtes. Elle ne verra plus son visage s’afficher
sur l’écran, sauf par hasard, s’il se remet en chasse et tombe sur son
double, qu’elle n’a créé que pour le traquer, même si elle sait bien que
la probabilité que cela se produise est infime.
Dans quelques jours elle passe ses examens, il va bien falloir
qu’elle recommence à dormir un peu. Elle arrête l’ordinateur et voit
disparaître la photo du Grand Canal et le rose du ciel de Venise et de
ses illusions. Au moment où la lumière de l’écran s’éteint, son studio
rétrécit d’un coup et lui semble une petite boîte dont on aurait limé les
angles, polyèdre tronqué aux issues colmatées et à l’oxygène raréfié. En
se levant de son siège, elle sent ses jambes flageoler, se reproche l’heure
qu’il est et se dit que scotchée à cet ordinateur, elle vit comme si on
l’avait amputée des deux jambes et de la moitié de son cerveau. Elle lève
les yeux et voit les lumières de la ville par sa fenêtre, essaie d’amenuiser
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le cadre en reculant un peu, songe à la photo de paysage urbain qu’elle


pourrait faire d’ici, de jour comme de nuit, et se dit que de son huitième
étage, la vue est belle aussi.
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Dominique Pascaud

Tourbillons et
friselis

L’interphone retentit dans l’appartement.


Tu te diriges vers la porte en chaussons et décroches l’appareil.
Tu dis à ton ami de monter et de ne pas prendre l’ascenseur car les
portes se bloquent en ce moment. Tu attends quelque secondes pour lui
ouvrir, cette fois-ci, le sas du hall d’entrée. Le temps qu’il gravisse les
cinq étages tu enfiles une paire de baskets.
Tu expliques à ta fille de trois ans qu’un de tes copains vient chez
vous ce soir. Elle vient attendre en pyjama à tes côtés. Ton ami apparaît
essoufflé sur le palier, rentre et vous fait la bise. Il dépose son manteau
et sa sacoche. Une odeur de tomate et d’épices est venue parfumer le
pas de la porte. Ta copine et toi avez préparé des lasagnes aux légumes.
Tu ouvres trois bières et un jus de pomme.
Votre petit deux-pièces se situe dans un quartier agréable et
familial. Chaque soir vous dépliez le canapé pour vous coucher. Vous
souhaitez avoir d’autres enfants et il vous faudra bientôt davantage
d’espace. La petite met du bazar partout quand elle joue. Ça t’énerve
parfois. La journée, tu aimes bien ne pas avoir à enjamber des petits

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poneys pour atteindre la salle de bains.


Elle te réclame un disque d’Anne Sylvestre. Tu dis que ses chan-
sons sonnent comme du Barbara. Il y a en même une, La Petite Rivière,
qu’il t’arrive d’écouter seul, pour penser à elle quand elle est à l’école ou
peut-être simplement, parce que c’est une jolie mélodie sur un beau
texte.
Sur ta chaîne, tu joues essentiellement du classique. Ta
discothèque est remplie de CD de musique indépendante, des groupes
américains que tu ne sors plus depuis quelque temps. Ton pote te tient
au courant des dernières formations intéressantes. Ça ne te déplaît pas
d’être coupé de cette sphère. Plus de magazines spécialisés et pointus.
Moins de sorties également.
Au moment de passer à table, il te parle d’amis communs qui
doivent faire un concert dans un bar. Il propose de s’y rendre. Cet
endroit, tu le connais bien, tu y as joué il y a quelques années lorsque
que tu interprétais tes propres chansons. C’était avant la naissance de ta
fille. Des compositions en français sur des musiques aux couleurs
anglo-saxonnes. Quelques démarches auprès de labels. Un coup de télé-
phone, un jour, d’un directeur artistique mais aucune suite. Puis, de la
lassitude et beaucoup de désillusions. Maintenant, il t’arrive de colla-
borer avec d’autres groupes à l’écriture mais ça ne te rapporte pas d’ar-
gent.
Tu travailles dans un cinéma en banlieue. Tu rentres tard trois
soirs par semaine. Ce rythme conditionne votre quotidien. La petite a
du mal à s’endormir. Il semblerait qu’elle t’attende souvent pour fermer
ses yeux. Ce n’est pas évident mais tu n’as pas trop le choix. Cela te fait
vivre et il te reste du temps dans la journée pour tes poèmes. Vos
parents vous aident à payer le loyer. Ta copine bosse à la Cinémathèque
française. Tu es fier de son travail. Elle numérise des plaques de
lanternes magiques du XIXe siècle afin de constituer une base de
données pour un fonds gigantesque d’images oniriques.
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Tourbillons et friselis

Tu apportes des glaces pour le dessert, il est bientôt 21 h 30. Tu


acceptes l’invitation de ton ami. Le temps de prendre le métro il sera
22 heures, un autre pote vous attend là-bas, vous prendrez un verre en
écoutant le concert.
La petite a bien mangé, elle ira se coucher après ton départ. Ta
copine va en profiter pour regarder un film. Elle ne peut pas sortir mais
elle ne le regrette pas ce soir. Il est trop tard pour appeler la baby-sitter.
Pour faire la fête, il vous arrive parfois d’organiser des soirées, c’est plus
pratique que de l’emmener chez des amis dans une chambre et un lit
qu’elle ne connaît pas ou de payer quelqu’un.
Tu vas chercher un recueil de poésies contemporaines que tu as
envie de prêter à ton ami. Il ne semble pas convaincu mais tu insistes car
tu aimerais qu’il le partage avec toi. Il commence à parcourir l’ouvrage
pendant que ta copine choisit avec ta fille des livres d’histoires.
Pendant ce temps, tu vas à la salle de bains. Depuis plus d’un an,
tu portes un appareil dentaire. Ce soin d’orthodontie a redressé
certaines dents qui te complexaient. Bien qu’invisibles, le port et l’en-
tretien de ces bagues de métal sont contraignants. Tu as souvent des
irritations et des aphtes. Tu ne peux plus sortir sans ta brosse à dents de
poche. Tu évites les cacahuètes et la salade. À la fin des repas, tu
t’éclipses aux toilettes afin d’ôter au mieux les restes d’aliments coincés
entre les structures métalliques et tes gencives.
Tu prends ton portefeuille et ton téléphone portable. Tu décides
de ne pas mettre ton caban. Il fait plus doux depuis hier. Tu as choisi
ton blouson en cuir, plus léger et plus branché. Ton copain est prêt lui
aussi, il a glissé ton livre dans son sac. Il dit au revoir à ta copine et à ta
fille qui lui fait un bisou. Tu embrasses ta famille en souhaitant une
bonne nuit de rêves à tes amours. Tu refermes la porte.

Un air chaud vient vous surprendre au pied de ton immeuble. La


station de métro se trouve juste en face. Vous auriez pu choisir le bus

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mais à cette heure-ci, ce n’est pas agréable d’attendre quinze minutes


avec cette curieuse impression de perdre du temps. Passé les portiques,
il y a peu de monde.
Ton copain est musicien lui aussi. Il est guitariste d’un excellent
groupe, très prometteur. Plusieurs années auparavant, vous aviez été
engagés lui et toi pour accompagner un chanteur. Tu étais le bassiste.
Une longue tournée était prévue. Il n’y eut en tout que six concerts. Le
disque ne s’est pas bien vendu mais cela t’a permis de jouer dans une
grande salle en province, d’enregistrer une émission de radio et de
passer à la télé sur une chaîne locale. Ce fut une expérience que vous
auriez aimé poursuivre. Vous en parlez souvent, surtout toi. Tu aurais
voulu sillonner les régions en train et en voiture, découvrir chaque
week-end un nouvel endroit, un nouveau public, des sensations
inédites. Quelques doutes se sont installés depuis la fin de cette aven-
ture. Tu n’as plus trop cherché à jouer en live. Depuis, tu aimes surtout
travailler pour d’autres, au calme chez toi.
Votre changement. Couloirs blancs et affiches publicitaires. Quai
de la ligne violette. Vous attendez quelques minutes. Le métro arrive.
Sept stations avant votre point d’arrivée.
En ce moment, tu écris pour un chanteur que tu vas peut-être
épauler à la guitare pour quelques dates. Tu dois t’acheter un petit
ampli. Tu en parles à ton pote. Lampes ou transistor ? C’est sûr la
chaleur et la puissance du son ne sont pas les mêmes mais tu voudrais
le transporter facilement. Cette perspective t’a redonné un petit coup
de fouet ces temps-ci mais cela t’inquiète de te trimballer avec un petit
ampli fragile. Ton copain te conseille les lampes malgré tout. Tu hésites.
Tu iras en tester quelques-uns la semaine prochaine. La rame ralentit
puis s’immobilise. Vous descendez.

Tu connais cet arrêt. Il y a deux sorties. D’habitude, tu prends


celle qui donne sur l’avenue car, dès le haut des marches, se trouve une
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Tourbillons et friselis

petite librairie dans laquelle tu aimes bien flâner. La seconde est à


l’autre bout du quai, elle vous emmènera plus près de votre lieu de
rendez-vous. Tu suggères donc de rebrousser chemin. Vous vous
retournez en direction des escaliers.
La station est presque déserte. Les mains dans les poches de ton
cuir, tu repenses aux lueurs embuées de l’aube, du premier métro,
attendu à moitié endormi sur les sièges en plastique aux côtés d’autres
noctambules et quelques clochards lorsque tu rentrais seul, un peu ivre
pendant tes années universitaires.
Vous apercevez quatre types à dix mètres en face de vous. Ils ont
des bouteilles d’alcool à la main. L’un d’eux fait des signes avec ses
doigts en direction d’autres voyageurs sur le quai d’en face. Ils parlent
fort et arrivent vite à votre niveau. Ton pote te dit que ça craint. Vous
ne pouvez pas repartir en arrière. D’un accord tacite, vous regardez
droit devant, adoptant un profil discret. Vous croisez les deux premiers.
Le plus grand s’adresse à toi et demande si tu n’as pas une cigarette en
agitant deux doigts devant sa bouche. Tu réponds non de la tête tout en
murmurant : « Désolé, je ne fume pas. » Ils te dépassent. Ton pote
marche légèrement devant maintenant, son dos et ses talons sont tes
repères. Les deux suivants semblent davantage saouls et énervés. Tu ne
veux pas croiser leurs regards. Depuis toutes ces années à la capitale, toi
le provincial au léger accent du Sud, il ne t’est jamais rien arrivé. Tu as
toujours su éviter les embrouilles. Ton visage est toujours passé
inaperçu au milieu des foules. Tes lunettes te donnent un air intello, te
semble-t-il, inintéressant. Les filles ne t’ont jamais beaucoup regardé,
les emmerdeurs non plus. Tu n’es pas de ceux qu’on remarque. Tu ne
penses pas avoir un charisme débordant, pas de magnétisme particulier.
Tes concerts sous ton nom étaient bien mais sans plus, pas de grâce
originale. Pas de flamme. Pas d’étincelles. Pas de petit truc qui fait fris-
sonner. Un talent d’écriture et mélodique, des professionnels l’ont
reconnu, mais peu d’incarnation. Il vaut mieux que d’autres se chargent

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d’interpréter tes paroles. Reste caché. Reste dans l’ombre. La soirée t’at-
tend sereine, plus loin.
Tu sens un souffle bref, un bruit furtif de tissu, une masse
sombre pénétrer ton champ de vision puis le dos d’une main qui vient
s’écraser violemment sur ta joue. Une claque expédiée par le dernier de
la bande, à la fois ferme et nonchalante, qui atterrit parfaitement sur la
moitié de ton visage. Un geste brutal et détaché. Une torgnole de
maître d’école punissant sans prévenir un innocent. Un geste précis et
sûr. Du bourreau vers sa victime, sans appel. Gratuit, brusque et
implacable. Tu n’as rien vu venir. Tu poses ta main sur ta peau qui
chauffe instantanément. Personne ne s’arrête, ni eux, ni vous. Tout le
monde poursuit son chemin. Ton pote est à deux mètres de toi. Tu sais
ce qui vient de se passer mais sans vraiment l’évaluer. Tu ne te retournes
pas. Peut-être continueraient-ils à vous emmerder, il ne vaut mieux pas
les défier. Ce type d’événement te fait croire à une fatalité. Cela devait
être ainsi.
Ton pote ralentit. Il demande ce qu’il y a, voyant tes sourcils bas
et ta main toujours posée sur la joue. « Un des types m’a filé une
claque. » C’était plus violent qu’une claque car donnée avec le dos de la
main, avec les têtes des métacarpes directement contre ta peau. Mais tu
ne t’es pas fait battre. Il n’y a pas eu de baston. Ni même de coups. Tu
ne souffres pas réellement. Tu ne pourras pas dire : un mec m’a frappé.
C’était juste une claque. Ton copain s’excuse presque de n’avoir rien vu.
Il te demande si ça va. Il a l’air soucieux et contrarié que cela se soit
passé ainsi.
Tu te figes et te retournes finalement. Ils sont loin et ivres. Ils ont
sûrement déjà oublié cette rencontre. Ils ne pensent qu’à la prochaine
altercation. Ils ne sont déjà plus dans cet instant qui t’a figé. Tu ne les
intéresses pas. Pas de castagne avec toi. Pas si tu restes à ta place. Pas si
tu continues ton chemin.
Tu penses que tu aurais dû mettre ton manteau plutôt que ton
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blouson en cuir. Que ça ne sert à rien de se battre. D’ailleurs tu ne t’es


jamais battu. Qu’un coup de poing dans ta mâchoire ferait exploser tes
dents et ruinerait un an et demi de traitement. Que sans tes lunettes, tu
ne peux plus vivre. Qu’il n’y a que les faibles qui s’abaissent à se bagar-
rer. Il n’y a pas d’honneur, il n’y a que de l’intelligence face à des situa-
tions.
– Qu’est-ce que tu veux faire ? te demande ton pote
Tu imagines courir rapidement dans leur direction. Ils sont de
dos, ils ne te verront pas arriver. Tu peux en pousser deux sur les voies,
dont celui qui t’a frappé. Les deux autres te sauteront ensuite dessus. Ils
sont énervés, ils n’attendraient que cela pour te dérouiller complète-
ment.
Tu aimerais avoir des notions de sport de combat pour les
maîtriser tous ensemble en peu de gestes. Les immobiliser à l’aide d’une
simple prise du bout des doigts puis arracher leurs yeux.
Tu aimerais avoir sous la main une barre en fer pour leur cogner
fort sur le crâne, les rouer de coups, insister sur le nez, les côtes et entre
les jambes. Les laisser pour morts sous les yeux des caméras de surveil-
lance.
Tu aimerais avoir un flingue pour les appeler de loin, les traiter
de fils de putes, les voir s’échauffer et s’élancer vers toi. Tu aimerais
sortir l’arme de ta poche et voir leurs gueules à la vue du pistolet. Les
regarder détaler ou te supplier. Leur tirer une balle dans les couilles et
les voir agoniser.
– Qu’est-ce qu’on peut faire ? redemande ton pote.
Rien.
Il n’y rien à faire. Nous sommes deux et ils ont peut-être des
couteaux. Cela ne te réconforte pas vraiment. Vous savez lui et toi que
toute supposition d’affrontement est vaine. Il faut ravaler sa fierté.
Serrer les dents. Encaisser. Accuser le coup. Accuser la claque.
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La sortie. L’air plus frais. Les lampadaires. Les voitures. Le bar


à cinquante mètres.

La petite rivière, elle est toujours couchée, toujours couchée.


La petite rivière, elle peut pas se lever, pas se lever.

Votre pote qui vous attend. La musique. Les garçons et leur bière
à la main. L’odeur de l’alcool et du tabac froid. Les filles. Les regards
fuyants.

Mais elle chante, mais elle chante,


Toujours elle sourit, toujours contente.

Des applaudissements. Des discussions. La nuit. La fermeture.


Une bise à tes amis. Retour en métro.

Elle ne se plaint jamais et quand il vente,


C’est elle qui vient rassurer ceux qui vivent à ses côtés

Les escaliers. La clé dans la porte. Ta copine endormie.


Des bruits de pas.

Ses tourbillons ses friselis


Font tomber les rayons du soleil dans son lit.

Des yeux ouverts.


« Papa. »
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François Claude-Félix

La galère de l’infini

Guillaume aimait jouer dans le vieil escalier de la ferme. Son


grand-père lui avait raconté que le bâtiment avait été adossé, au siècle
dernier, aux ruines d’un château et que l’on avait conservé ces quelques
marches pour accéder commodément à la grange. On voyait bien que
jadis la vis se poursuivait ; les amorces des degrés supérieurs étaient
encore apparentes au ras du plafond de plâtre. Les dalles étaient
creusées par d’immémoriales ascensions, et l’enfant y plaçait des cheva-
liers de plastique combattant des dragons découpés dans des boîtes de
céréales.
– Regarde, Papy, c’était comme ça quand le château était neuf !
– Au XIIe siècle, il n’y avait plus de dragons, Guillaume… Tu as
des exercices de calcul à finir, souviens-toi. Je t’aiderai, si tu veux.
Le garçon entreprit de ranger ses jouets. Un dragon glissa et,
tout à coup, disparut dans une fissure entre les pierres. Guillaume intro-
duisit ses doigts dans la fente et il sentit que la dalle, insensiblement,
basculait.

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– Papy, Papy, la marche s’écroule !


Devant lui s’était ouverte une cavité oblongue et profonde.

Juste de Villedieu ramait, et chaque poussée s’ajoutait à la précé-


dente, sans une pause ; et la rame dessinait sur la surface de la
Méditerranée un cercle auquel s’ajoutait aussitôt un autre cercle.
Dans le désarroi de sa capture, un mois auparavant, sur la route
de Saint-Jean-d’Acre, combien d’ondes le croisé avait-il laissé lui échap-
per, avant d’avoir l’idée de les compter ? Plusieurs jours, plusieurs nuits,
il avait gémi. Puis il s’était souvenu qu’enfant, sur la butte de Villedieu,
il comptait les degrés de l’escalier à vis du donjon et qu’ainsi il arrivait
au sommet plus rapidement ; de là, il pouvait librement laisser son
regard se perdre entre les milliers d’arbres de sa montagne, à la recherche
d’un unique faucon qui trahirait le retour de son père.
Depuis, il comptait.
Poussée après poussée, il comptait. L’esprit occupé à dénombrer
soigneusement, il remarqua à peine que, peu après la huit cent huit
millième, son voisin de banc – un gaillard blond dont il ne comprenait
pas la langue – s’était écroulé et avait roulé à ses pieds. L’aviron était
devenu un peu plus lourd, mais trois hommes pourraient encore le
manœuvrer jusqu’au prochain port.
Juste estima que la course pouvait encore durer quelques jours,
une semaine tout au plus, car les réserves d’eau étaient déjà entamées et
on avait réduit les rations des galériens. Si le Barbaresque voulait
disposer d’un navire en état, il ne pouvait trop longtemps assoiffer son
équipage. Déjà plusieurs postes n’étaient plus tenus. Les hommes libres
inspectaient les rangs, l’air préoccupé.
Huit cent soixante mille. Juste n’avait plus le temps de réfléchir
à tout cela. Il comptait. L’esprit du sire de Villedieu s’était vidé de tout
autre objet que la suite des nombres, qu’il déroulait méticuleusement à
bout de bras dans le silence intérieur de son crâne. Plus les nombres
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La galère de l’infini

devenaient longs et plus ils chassaient toute autre image – même cet
infini horizon liquide qui miroitait aux rayons du couchant.
Bientôt le nom des nombres allait lui manquer. Personne n’était
allé au-delà de mille milliers. Aucun troupeau n’avait jamais compté
autant de têtes. Comment franchirait-il cette limite ? Comme la
cadence ralentissait, il pouvait imaginer des solutions. Car s’il inter-
rompait son compte, qu’adviendrait-il de son esprit ? Il était vide de
toute sensation, de tout souvenir autre que cette énumération immé-
moriale ; et si son esclavage ne finissait jamais, les nombres l’accompa-
gneraient-ils jusqu’au bout de sa vie ?
Le rythme diminuait de plus en plus, en même temps que se
rapprochait le nombre fatidique. Le vent s’était levé et forcissait. La
galère roulait d’un flanc sur l’autre ; on avait hissé une voile qui
secourait à peine l’équipage, tant le bâtiment était lourd du butin
arraché aux nefs génoises ou catalanes assaillies depuis son départ de
Tunis. La carène arrondie embarquait des paquets de mer qui balayaient
la chiourme et rinçaient les ponts des immondices accumulés par les
deux cents hommes enchaînés aux bancs. Une odeur de sel neuf et
d’iode remplaçait la puanteur du temps calme que l’on venait de
traverser. Dans cet air vivifié, les nombres de Juste se dispersaient
rageusement et se perdaient dans le fracas des giclées d’eau tiède.
Les yeux brûlants, il se préparait à l’échéance. Avant la nuit, il
faudrait l’affronter. Dix centaines de mille – et ensuite ? Une vague
déferla à ses pieds. L’aviron était devenu plus léger. Juste ne comprit pas
qu’il s’était brisé au ras de la coque. La galère gîtait. Le compte s’était
interrompu. Les hommes luttaient pour se détacher du banc. Les fouets
tournoyaient, tentant de maintenir la cadence de ceux dont les rames
étaient encore utiles. Les voiles étaient déchirées. Des lambeaux de tissu
et des espars encombraient le pont, étouffant les hommes.
Une lumière balaya le ciel, encore lointaine, trouvant son chemin
au travers de trouées que ménageaient les nuages. Le phare

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d’Alexandrie ! Les galériens ne ressentaient plus les coups, n’écoutaient


plus les ordres. Ils arrachaient les bancs, les points d’ancrage de leurs
chaînes et se jetaient à l’eau, tendant leurs efforts vers le rivage. Le bâti-
ment désemparé craquait. Les bordures disjointes étaient autant
d’esquifs auxquels s’agrippaient des mains sanglantes.
Juste de Villedieu ne s’était pas enfui. Hébété, appuyé au reste de
son aviron, il répétait indéfiniment le dernier nombre. Il avait compté
le temps et, maintenant qu’il ne ramait plus, le temps ne passait plus. Il
fallait absolument qu’il retienne cela – car son nom était dans ce
compte.
Assis vingt-sept marches avant le sommet de la tour ruinée, le
petit Juste verrait-il jamais le faucon ?
Ce fut sans doute ce qui le sauva. La galère s’échoua sur un banc
de sable du delta, à l’orient du port. Tout le reste de la nuit, le vent
arracha pièce sur pièce à l’épave. La plupart des hommes étaient noyés.
Au petit matin, lorsque la mer se fut calmée, on voyait flotter çà et là
des cadavres, accrochés aux planches arrachées à la coque. Une longue
bande de sable s’était dévoilée à tribord, qui menait à la terre ferme.
Ils étaient deux sur la nef disloquée : Juste, assis à sa place, le
sourire aux lèvres, encore enchaîné au pont éventré, et le capitaine de la
galère, dont le caftan déchiré trahissait malgré tout le statut. Les lèvres
du galérien murmuraient sans cesse les mêmes paroles. Le Turc enten-
dit la mélopée sourde qui lui parvenait du banc ; il s’approcha du Franc
et détacha sans peine l’anneau des planches lacérées. Il lui dit quelques
mots que Juste ne comprit pas. Puis, comme celui-ci ne bougeait pas, il
le prit par les épaules et lui demanda en langue d’oc ce qu’il répétait
ainsi.
– Est-ce notre naufrage qui te rend si heureux ?
– Neuf cent nonante neuf mille neuf cent septante trois… J’ai
ramé neuf cent nonante neuf mille neuf cent septante trois poussées.
Je les ai comptées une à une, et je ne veux pas l’oublier.
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La galère de l’infini

– Écris-le, dit le Turc.


– Cela peut-il s’écrire ? Je n’ai ni parchemin, ni encre et je ne
saurais trouver les signes justes.
Le capitaine observa Juste attentivement ; il évaluait l’homme. Il
sortit de sa ceinture un fin poignard courbe, au manche d’ivoire et d’ar-
gent délicatement ciselé. Avant que le galérien n’ait pu réagir, il lui fit
une longue entaille au creux du bras gauche.
– Ne crains rien. L’eau de la mer suffira à refermer cela.
Il arracha un pan du vêtement de Juste et traça sur le tissu une
suite de six signes de sang.
– Tu es un homme libre, maintenant. Voici le gage de ta liberté.
J’ai écrit là le nombre de coups de rame que tu as donnés pour moi, et
je te tiens quitte pour cela. Maintenant, suis-moi. Allons à Alexandrie.
J’ai besoin de toi pour sauver le meilleur de la cargaison.
Le Franc regardait, incrédule, le morceau de linge et les six carac-
tères alignés. Il ne parvenait pas à se résoudre à quitter le banc ni à
cesser de répéter le nombre fatidique. Le Turc dut le soulever et l’en-
traîner à travers les bordages. Ils écartaient les planches des cloisons
démantelées. Le capitaine regardait à droite et à gauche, reconnaissant
les marchandises amoncelées dans les entreponts en désordre. Il
négligeait tout cela et continuait d’avancer, sûr de lui. Juste le suivait
sans réfléchir, serrant contre lui son étoffe et marmonnant toujours. Ils
arrivèrent devant une écoutille apparemment intacte. Le Turc détacha
une clef qu’il portait autour de la taille, retenue par une cordelette à
même la peau. Le battant s’ouvrit. Ils descendirent dans une pièce dont
les parois étaient recouvertes de métal. Là se trouvaient plusieurs
coffres.
– Ceux-ci, désigna le capitaine sans hésiter. Si nous parvenons à
les transporter en ville en lieu sûr, le voyage n’aura pas été inutile. Je te
fais confiance. On peut faire confiance à celui qui compte.
Juste ne répondit pas. Contre une cloison s’appuyait un petit

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meuble en bois précieux. Des tiroirs renversés dans le bouleversement


de l’échouage s’étaient échappées des liasses de feuillets couverts de
signes alignés, des signes semblables à ceux que le capitaine avait tracés
sur son lambeau de camisole. Il comprit que son compagnon ne lui
mentait pas. Les nombres s’écrivaient ainsi.
– Ce sont les comptes de Hussein, commenta le capitaine. Mon
ami Hussein est mort maintenant, que Dieu et le Prophète le reçoivent.
J’ai vu son corps emporté par la mer. Dépêchons-nous d’emporter cela
avant que les pillards ne découvrent l’épave.
Juste s’empara sans mot dire d’un coffret qui gisait à terre, ouvert
et vide. Il y plia son linge sanglant, referma les ferrures et le fixa à sa
ceinture ; puis il se chargea d’un lourd coffre cerclé de métal noirci par
l’humidité et suivit son guide au-dehors de l’épave.
Ils avançaient avec précaution le long de l’isthme qui menait aux
premiers roseaux. Les oiseaux marins les tourmentaient d’un vacarme
incessant de rires et de sanglots – ou bien était-ce l’équipage de noyés
qui réclamait sa part ?
Le musulman invoquait sans cesse à voix basse la protection du
Prophète. Juste avait perdu la foi en dénombrant son esclavage, et il ne
craignait plus la mort. La suite des nombres ne finirait jamais. Il était
le plus assuré des deux, et son compagnon avait peine à le suivre sur
l’étroite piste de sable.

L’enfant allongea son bras vers le fond du trou. Il effleura du


doigt un cadre de métal, puis saisit un anneau. Lorsque son grand-père
arriva, Guillaume finissait d’extraire une cassette d’une trentaine de
centimètres de côté. Le couvercle, qui portait le fermoir, semblait fait
d’os ou d’ivoire, finement gravé de lignes entremêlées. Les autres faces,
en bois, avaient moins bien résisté au temps et jouaient dans les ferrures
rouillées. Pourtant, la serrure tenait encore.
Le reste de la cavité était vide. Elle avait été visiblement
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aménagée pour y placer ce coffret, et rien d’autre.


Le vieil homme examina la découverte de son petit-fils.
– Ce sont des inscriptions en arabe, dit-il, observant la plaque
supérieure.
Guillaume lui raconta comment le dragon, pour échapper aux
chevaliers, avait fait basculer la dalle.
– Nous verrons cela demain. Il est temps d’aller faire tes opéra-
tions. Puis tu iras compter les étoiles pour t’endormir, ajouta-t-il en
souriant.
Le conservateur du musée historique du département vint à la
Combe noire. Il datait l’objet de la fin du XIIe siècle. Il fit glisser une
lame le long du fermoir et parvint à ouvrir la serrure qui n’était pas
verrouillée.
Dans le coffret, se trouvait une monnaie d’argent. Une unique
pièce à l’effigie de Manuel Comnène, basileus de Byzance. Elle reposait
sur un chiffon de coutil grisâtre sur lequel Guillaume lut, écrit à l’encre
bistre, ce nombre étrange : 999973. Les chiffres étaient un peu tordus,
écrits par un gaucher peut-être, mais le nombre était bien reconnais-
sable, et n’importe quel élève de CM1 aurait pu le lire.
À la grande surprise du garçon, le conservateur lui donna la pièce
et emporta le chiffon.
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Guillaume Siaudeau

Lapin de garenne

Je ne dois pas m’arrêter ici. Je dois continuer. Mes pieds sont


pleins de terre mais je dois avancer. J’ai de la terre sur le visage, dans les
trous de nez, aux confins des oreilles, sur mes jambes nues et mon pull
en lambeaux, mais je dois progresser. Les cris des oiseaux ondulent dans
ma caboche. Avancer. Toujours. Jusqu’à ce que je n’aie plus rien à me
reprocher. Les ruisseaux peuvent bien vomir de l’eau à outrance je ne
flancherai pas. Les gouttelettes peuvent taquiner ma peau je ne céderai
pas. On m’a dit d’avancer et j’avancerai. Jusqu’à ce que les morts me
suivent. Jusqu’à ce que je ne devienne plus que le souvenir d’une nuit
mortifère. Devant. Dans l’horizon brouillé comme un œuf. Dans les
charpentes des paysages cédant sous le poids du ciel. Étouffant. Je dois
bouger un pied puis l’autre, ne pas me retourner, ne pas fuir, juste
avancer, comme si de rien n’était. Peu importe les hurlements de loups
ou les attaques répétées des petites fourmis rouges, je dois filer. Parfois
mes orteils se confondent avec la boue du sol, parfois mes jambes de-
viennent des troncs qu’on pourrait scier à la main, parfois les cors de

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chasse font tituber mes tympans et me rappellent à l’ordre. Je fonce. Un


gibier. Voilà, je suis un gibier. Une bête dépecée qui marche dans la
fange. Je ne m’en fais pas. Je n’ai plus rien à perdre. Parfois des corbeaux
plantent le ciel dans le dos, lacèrent ce qu’il reste de verdure à la surface
des prés. Parfois je pleure. Parfois je ne pleure pas. Parfois je suis entre
les deux et la seconde d’après je pleure. Je ne m’en veux pas. Je suis un
brave type. C’est ce qu’ils ont dit au début de la chasse. « Toi tu es un
brave type. » Un brave type qui court entre les champignons. C’est l’au-
tomne. Les champignons poussent comme des champignons. Rien à
signaler. Courir. Pas le temps de cueillir. Des sons gras, des odeurs puis-
santes, autant de saveurs propulsées dans mes sens atrophiés. Pulvérisés.
Mes os sont pulvérisés. S’ils étaient de bois je craquerais l’allumette.
Crac. Devenir une flamme, un feu, un ardent brasier qu’on contemple
dans le silence. Mais point de silence. Point de répit. Point d’oasis sur
le bord des fossés. Je saute dans le fossé. C’est froid. C’est une mer
minuscule qui bat à mes chevilles. Je m’essouffle. L’air est brûlant,
rouge, avec des nuances mauves. L’air est un rejeton du ciel qu’on a jeté
sur la plaine. Je m’en contente. Respirer. Inspiration, expiration, inspi-
ration, blocage des poumons puis reprise au mouvement de départ. Les
espoirs s’amenuisent comme on sculpte une pierre. Les espoirs sont
tellement petits que je ne les vois plus. Minuscules. Infimes. Des
insectes miniatures livrés à eux mêmes dans la gueule d’un chien vorace.
Je les entends. Ils arrivent. Je perds mes forces. Je gagne du terrain. À
peine. Je perds du terrain. Ils sont si proches que le sol tremble. Je ne
sais pas combien ils sont. On m’a parlé d’un milliard. Un milliard de
chasseurs et un seul gibier. Je suis un gibier. Un homme, une bête, un
gibier, une future carcasse, une charogne à frire sous les rayons d’été. Je
ne suis plus un homme. Je suis de la couleur du sentier. Marron, vert,
jaune, gris. Je suis très gris. Je me camoufle dans le ciel couvert. Nous
sommes tout de gris vêtus. Des ombres parmi les ombres. Des soldats
fatigués d’avoir trop dormi. Je marche comme je parle. Tout haut. Tout
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fort. Courbant l’échine sur la rosée agonisante. Ils sont à quelques


mètres. Une balle siffle à ma droite. Puis à ma gauche. Au dessus. Pas
encore en dessous. Ça y est, ping ! Juste entre mes deux jambes. J’ai eu
chaud. J’ai froid. Ces frissons qui nourrissent l’adrénaline au biberon.
Je ne sais plus comment tout ça a commencé. On m’a dit « Tu veux te
faire du fric » ? J’ai répondu « Oui ». On m’a dit « Il y aura un milliard
de personnes et tu devras courir ». J’ai répondu « J’aime bien la
course ». Je n’ai pas menti, j’aime bien la course. On m’a dit « Viens
dans ce champ dimanche et tu pourras courir. Signe en bas ». J’ai tout
signé en bloc et me suis pointé ce matin. On ne m’a plus rien dit. Si,
juste « Enfile ce costume de lapin et mets-toi en place sur la ligne de
départ ». Maintenant le costume ressemble à un vieux pull. Les oreilles
sont restées dans les ronces, la queue ronde est tombée dans un ruis-
seau, les jambes ont goûté aux épines des fourrés. Un pull. Il est à ma
taille et je m’en réjouis bien. Une chance. On a choisi la bonne taille. Si
j’avais dû courir avec un costume trop grand, jamais je n’aurais accepté.
C’est quand même triste de finir ses jours dans un costume trop grand.
Une balle me traverse la jambe. Je boite. Une autre embrasse mon bras.
Je suis déséquilibré. C’est bientôt fini. Un gibier et un milliard de chas-
seurs. La plus grande chasse du monde. Je suis un lapin de garenne. Du
cou jusqu’à la ceinture. Je suis foutu. Il pleut des balles dans ma chair
galvanisée. Je crie. Je tombe. Je les vois tous autour me viser d’un sourire.
Je relève la tête. « Une dernière chose avant qu’on te déglingue pour de
bon ? » dit un chasseur au nom du milliard. Je réfléchis. Je pleure. Je
pèse mes espoirs et réponds du tac au tac : « Je veux bien une carotte. »
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Ludovic Maubreuil

Scéno-dysgraphie

Si la neige tient demain, j’y plongerai la main, mais si c’est de


l’eau ? Si c’est de l’eau, je t’en ferai cadeau.
Juste après, elle se tourna vers la porte.
Depuis plus d’une heure maintenant, une vilaine petite pluie
froide diluait la neige, battait sans discontinuer les verrières, prolongeait
son bruit sourd et fuyant, fuyant comme si l’on y frottait quelque chose,
jusqu’à la cuve bourdonnante qui servait d’égout. L’odeur du gâteau de
riz indisposait Sonia Volto. Pétrifiée dans sa loge en bois de pin re-
constitué, l’actrice devait rejoindre le plateau d’un instant à l’autre. À
plusieurs reprises, le mégaphone avait claironné son nom, mais à
présent s’était tu, son silence en disait long, à peine agrémenté de cris
rauques et de sifflements étouffés. Derrière le mur de tôle, un chien sale
essayait en vain de traverser la boue encore blanche des clapiers. Elle
imaginait déjà l’assistant-réalisateur cramponné à ses lunettes comme à
des jumelles, ne quittant pas des yeux les portes lambrissées qui se
faisaient face, anxieux d’en finir avec cette journée de tournage inutile-

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ment allongée, indifférent aux mines sévères des techniciens, à l’am-


biance houleuse qui montait, ne pensant qu’aux Mémoires courtisanes, son
nouveau film en costumes et mascara. Il allait se rengorger. Se rengorger
et clamer. Pas assez d’entrées sur le territoire national, mais avec
quelques conseillers historiques bien choisis, idéal pour les collèges et
les lycées, surtout en décrochant le viatique Art et histoire de la
Cinémathèque !
Le territoire national.
Viatiques, entrées, conseillers.
Pas beaucoup !
Idéal…
Elle le voyait comme s’il était dans la pièce, ses cuisses musclées
en boules compactes, surtout autour des genoux, le torse élancé cepen-
dant, se prenant à flairer les trois projecteurs en quinconce qui irradi-
aient des lueurs de printemps sur la literie Second Empire. Adoucissant
à bon compte les solives du boudoir, les filtres de couleur avaient
certainement commencé à chauffer. Le chien, bientôt, se reprendrait à
gémir, maintenu immobile sous la neige fondue par plusieurs hommes
dont les ombres courtes ne manqueraient pas de se mêler. Avec un peu
de chance, l’animal finirait par se raviser, le museau trempé de vase et
les pattes embourbées sous l’auvent, saisi d’un accès de gaieté qui lui
ferait trembler tout l’arrière-train.
La neige, c’est comme tout ce qui revient après être passé, un
goût nouveau qui pourtant déçoit.
Passé, tu entends ?
Non, tu n’entends pas.
Au centre de sa loge dont elle appréciait les liures sous le regard
bienveillant de Marilyns en quadrichromie, Sonia Volto avala quatre
cachets de plus. Environnée de foulards disposés en accroches
oblongues, elle connaissait son texte sur le bout des doigts, mais le râle
d’une costumière, juste à côté, dans le cagibi qui servait de cabine d’es-
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Scéno-dysgraphie

sayage, l’empêchait de se concentrer pleinement, et puis cette épaisseur


molle dans la bouche, comme un caramel trop de fois remâché, lui
donnait d’interminables nausées. Des somnifères pour rester d’attaque.
C’était devenu le paradoxe de sa vie d’artiste. Les doses excessives qu’elle
prenait désormais ne provoquaient plus aucune sédation, mais au
contraire une sensation d’indéfinissable euphorie, celle qu’elle pouvait
ressentir de temps à autre, mais de façon bien plus ténue, après s’être
acquittée d’une obligation mondaine ou d’une forte miction.
Il avait tant neigé cette nuit-là que nos fenêtres faisaient coton.
Non, il n’y avait personne dans la pièce d’à côté !
L’orgasme prolongé qu’elle croyait encore entendre n’était au
mieux que le son amorti de l’averse au creux des gouttières bifides, à
moins que ce ne fût l’écho du chien toujours plaintif, maintenant
acharné à renverser les plaques du réservoir. Les deux poings sur les
hanches, Sonia Volto tenta d’imiter son geignement, mais le son rauque
qu’elle lâcha comme à regret la rendit d’un coup maussade.
Sonia Volto !
Sonia Volto !
La voix sourde du mégaphone avait repris sa morne litanie.
Détachant les syllabes à l’excès, elle appuyait sans finesse sur les nasales.
C’était un ordre empreint de lassitude, une invocation machinale qui ne
lui laissait aucun répit. Cette identité qui ne cessait de revenir en écho
lui apparaissait maintenant comme le symbole même de ses entraves,
de ses contraintes, de son absence de choix. La Nécessité qui depuis
toujours s’imposait à elle. Les relents de cassonade l’obligèrent à se
boucher le nez avant de chanceler avec élégance, avec talent, avec audace
même, puisqu’elle dévoila l’ombre d’un sein en poire avant d’agripper
la main du régisseur dépêché en hâte. Engainé d’un improbable ciré
couleur de mendole, qui lui couvrait de manière absurde la moitié du
visage, celui-ci ne put l’empêcher de perdre l’équilibre, car l’actrice était
seule. Seule et entortillée dans le châle offert par l’un de ses admirateurs

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munichois, seule et maintenant convaincue qu’il lui fallait rejoindre de


toute urgence le plateau.
(…)
Si par son éclairage oblique et sa décoration apprêtée, la loge
ressemblait à la chambre en désordre d’un Vermeer, les perspectives
enchâssées du studio tenaient davantage du Mondrian décoloré. De
longs couloirs incurvés. Quelques croisements. D’imperceptibles
pentes. Quel cadre ! L’actrice principale s’enhardit à rabattre sur ses
épaules la capeline portée autrefois dans les coulisses de l’Opéra de
Genève, lorsqu’elle jouait Électre jusqu’à l’ovation. Ainsi déguisée, elle
se perdit bientôt dans le dédale qui sentait la confiserie à plein nez, cube
de béton immaculé que tout acteur rêvait d’un jour arpenter, car la saga
des Villars-Cossery, millésime télévisuel, y avait été conçue tout
l’hiver 79. Le métier en raffolait. Une telle saga ne peut laisser de
marbre, tant elle souligne par la bande, dans ses thèmes et ses redon-
dances, les émois d’une époque !
Le métier et le marbre.
Sagas, émois, redondances !
L’époque par la bande...
Sonia Volto opinait du chef. Quoi de plus désespérément doux
que la banlieue sous la neige, avec ses angles jamais aigus et toute cette
boue par en dessous ? De quoi affronter la vie, quelques semaines au
moins, sans espoir ni crainte. De couloir d’albâtre irisé en corridor
phosphorescent, le labyrinthe de verre déroulait son interminable
parcours. Les plateaux successifs qu’elle traversait sentaient l’éther et la
frangipane. À pas de loup, elle dérangeait à peine les équipes de tour-
nage affairées qui faisaient mine de ne pas la reconnaître. Songeuse, elle
s’excusait d’un sourire plat, humait l’atmosphère avec ostentation,
fébrile dès qu’elle était de nouveau seule, à la façon d’une fillette impré-
cise, et qu’il lui fallait choisir une nouvelle direction. Sonia Volto en
venait à croire que c’était cela qui comptait le plus, ces longues déam-
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Scéno-dysgraphie

bulations, ces détours incertains, ces raccourcis trompeurs qui lui


faisaient arpenter en tous sens, entre deux prises, un territoire déli-
cieusement complexe. Au fond, le tournage lui-même ne durait qu’un
instant tandis que ses pérégrinations la comblaient pour longtemps, lui
permettaient de s’étourdir, de s’enthousiasmer le souffle court, pressant
le pas, trébuchant presque, tous les sens en alerte pour profiter du
voyage. Mais personne ne la reconnaissait. Alors qu’elle avait donné la
réplique à Carmet et Ventura à la fin des années soixante-dix ? Connu
une carrière plutôt flatteuse au théâtre, alternant comme il est d’usage
Feydeau et Tchekhov, avant de pouvoir être interrogée par Jean Semilla,
sur un canapé noir pendant plus d’un quart d’heure, lors de l’émission
Nos années ? La roue tourne si bien que les ratés d’hier sont déjà les
oubliés de demain.
Les ratés, la roue.
L’oubliée tourne.
Hier et demain.
Si bien !
Assaillie d’odeurs âcres et de sons entêtants, Sonia Volto trotti-
nait en cadence dans le studio d’enregistrement anobli par la neige, cette
neige de printemps fluide et tiède qui lui rendait confiance. Les couloirs
à présent se ramifiaient davantage, tel un écheveau de guimauve, si bien
qu’il lui était possible d’en toucher les parois en écartant les bras. Se
presser ainsi, d’un point à un autre, c’était une forme de bonheur, un
accomplissement, la certitude que le trajet était le seul but de son
périple, la destination réelle, comme ces dessins d’enfants dissimulés
derrière des chiffres à relier dans l’ordre.
La neige dehors comme le tapis blanc où innocent tu reposes
dévêtu, la neige dehors comme le linceul qui te recouvre, déjà mort et
déjà nu.
Tout à sa fierté dans l’igloo moderne, Sonia Volto se sentait
désormais apte aux envolées poétiques les plus insolentes. Malgré ses

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pas égaux, elle n’en perdait pas moins l’équilibre, surtout lorsque sous
les coups de butoir du chien, la cloison sur sa droite se gondolait
soudain.
Sonia Volto !
Le mégaphone se faisait à présent séducteur, la voix cassée qui
flatte puis implore, riche d’attendrissantes variations mélodiques.
Chaque nouvelle main tendue, aux doigts cuivrés et aux ongles limés
court, était un leurre qu’il lui fallait saisir quand même, ne serait-ce que
pour s’en effrayer ensuite. Tout comme le miel insistant à l’intérieur des
joues et le parfum caramélisé à chaque croisement de couloirs, ces
sensations la troublaient malgré la certitude de leur absence, souvenirs
intenses de moments jamais vécus, qui lui donnaient à bon compte du
panache et de la mélancolie.
(…)
Entre deux nausées, Sonia Volto découvrit au fond de sa poche
cinq cachets supplémentaires, enfouis dans un mouchoir. Radieuse à
présent, elle choisit d’ouvrir une porte vitrée qui donnait sur le terrain
vague alentour, espérant chasser le chien enragé ou tout au moins s’as-
surer de sa réelle présence. Elle se sentait prête. Prête à menacer, à s’em-
porter sans mesure. Un animal porteur d’une telle violence méritait
qu’on lui apprenne l’autorité ! Combien d’enfants et de vieillards
devaient donc mourir sous les dents de semblables bêtes avant qu’enfin
l’humanité ne réagisse ! Le chien est un traître potentiel qui n’attend
que votre faiblesse pour vous faire sentir combien sa sauvagerie se porte
bien !
Violence ! Mérites !
Autorité des traîtres, violence des chiens !
Les vieillards et les enfants.
Sous les dents…
En dépit de ses efforts, la porte ne s’ouvrait pas. Ce n’est
qu’après qu’elle réalisa qu’elle était condamnée. Juste derrière, l’animal
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épuisé grognait en sourdine, imprimant son ovale noir sur l’épaisse


couche de neige qui recouvrait encore, malgré les rafales de pluie, le
verre en damiers. Un regain de coquetterie en rapprocha l’actrice prin-
cipale qui souhaitait à présent y examiner son reflet. Ce n’était pas si
mal. Il y avait un genre. La chevelure brune, qui donnait de part et
d’autre de son front bombé des allures de diablesse assagie, auréolait
plus qu’elle ne l’exaltait le visage en triangle court. Ses yeux, de façon
curieuse, ne s’orientaient en amande que vers les tempes, à la manière
des chats fatigués.
Sonia Volto !
Sonia Volto !
Sonia Volto !
La voix redevenait exigeante et, sans émotion ni patience, tonnait
le même ordre assourdissant. Lorsqu’elle s’avança à bout de forces sur
le plateau des Mémoires courtisanes, l’assistant-réalisateur resta immobile.
À son approche, au moment précis où elle lui prenait langoureusement
le bras en susurrant sa venue, il laissa d’ailleurs voir sa vraie nature : ce
n’était qu’une écritoire bancale, sur laquelle chacun avait disposé son
manteau puisque la penderie ne comportait plus aucun cintre.
S’il neige à Noël, nous n’irons pas au manège, mais au lac à
glaçons, s’il neige à Noël, ce sera un garçon.
Sonia Volto hurla avant de vomir sans retenue, recouvrant enfin
d’amertume le goût sucré qui lui creusait la langue. Il fallait encore
avaler des cachets. Sept, pas un de plus. Une demi-plaquette et encore.
Huit, parce que le risque c’est la vie. L’usage c’est tout ce qui fait plaisir
sans précaution, neuf alors. Voire dix, il n’y aurait plus à tergiverser.
Rien n’était là, bien entendu, elle était seule. Seule dans le cellier, sans
caméra, probablement sans chien. Elle respira un grand coup avant
d’ouvrir une nouvelle porte.
(…)
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Laure Bouxit épouse Frachon ose un pied frileux sur le balcon


encombré de séchoirs, en bordure de Cergy, là où il ne neige plus depuis
la fin des années soixante. Les plants de tomates alignés en contrebas se
déroulent jusqu’à la haie des voisins. Les nuages, lourds comme des
barbes, se teintent à peine de la fumée des entrepôts. Laure s’empresse
de retourner à l’intérieur : déjà le bruit de l’averse et le crissement des
bottes, les grognements du chien et l’impression que chacun s’affaire
autour d’elle, déjà la vue dédoublée et l’odeur du riz trop cuit.
Sonia Volto !
Laure veut défaillir sous le regard impérieux d’Helmut Berger, en
pied sur l’affiche du salon. À plat ventre au milieu du vestibule, les
mains jointes et les cuisses écartées, elle demande à pénétrer la nuit.
Quand il neigeait, sans savoir pourquoi, tu m’embrassais trois
fois, le front, les yeux, la tempe.
Il y a plusieurs sorties, mais elles ne mènent pas au but.
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Denis Sigur

La file d’attente

La brise matinale venue de l’est lui brûlait les oreilles et son


corps nu était parcouru de frissons. C’était un matin gris de novembre
et la neige ne tarderait pas à tomber ; il en était certain.
Comme tous les autres réunis là, Albert, les mains pudiquement
croisées sur ses parties génitales, attendait de devoir avancer d’un pas
ou deux à chaque fois que la rangée de devant se disloquait. Les visages
étaient graves, figés dans l’expectative. Albert ne voulait pas se laisser
submerger par l’angoisse. Il savait d’expérience que celle-ci s’infiltrerait
dans la moindre brèche ouverte de son esprit. Alors, il tentait de
concentrer son attention sur autre chose. Autre chose que cette sélec-
tion à laquelle il participait. Son regard sondait les moindres recoins de
son champ de vision, en quête d’un élément qui lui permît de s’évader
mentalement : un vol de corneilles passant au-dessus des cabanes, les
volutes de fumée crachées d’une cheminée et allant se diluer dans le ciel
de plomb, la nuque du compagnon qui le précédait… Une nuque
épaisse, large comme le cou d’un taureau, avec une étrange tache de vin

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en forme de croissant de lune à sa base. Albert connaissait cette nuque !


Ce n’était pas la première fois qu’il la voyait. Oh non ! Et cette tache !
Cette tache unique au monde ne pouvait appartenir qu’à une seule
personne…
– Hé ! Pst ! Marek ! appela-t-il à voix basse.
L’autre ne broncha pas.
– Hé ! Marek ! dit-il plus fort pour être sûr d’être entendu. C’est
bien toi, n’est-ce pas ? Tu es Marek Kavinsky ?
L’homme tourna furtivement la tête, juste le temps de le fusiller
d’un regard où se mêlaient la colère et la crainte.
– Tais-toi, sombre idiot ! Tu vas nous faire repérer…
En découvrant son profil, Albert sut immédiatement qu’il ne
s’était pas trompé. C’était bien Marek Kavinsky qui se tenait debout
devant lui. Le grand Marek Kavinsky ! Albert sentit une vague d’allé-
gresse l’envahir.
– Hé, Marek ! Tu ne me reconnais pas ? C’est moi, Albert
Ringsbaum ! Bébert le gaucher… Tu ne m’as pas oublié tout de même ?
L’autre lui tournait à nouveau le dos et le gratifia d’un hausse-
ment d’épaules en guise de réponse. Un instant décontenancé, Albert
regarda autour de lui. Les autres gardaient le regard rivé au sol.
Quelques-uns s’aventurèrent à lever furtivement les yeux vers lui, mais
Albert ne lut que de la désapprobation sur leurs visages ; il aurait chanté
une chanson paillarde en plein enterrement qu’ils ne l’auraient pas
regardé autrement, songea-t-il. Il décida de les ignorer. Après tout, libre
à eux de s’isoler dans leur silence et de laisser l’angoisse les envahir. Lui,
était décidé à se battre. Et la seule arme dont il disposait c’était la
parole. Il était bien résolu à ce que Marek l’écoute, qu’il le veuille ou
non.
De nouveau, il interpella la nuque hermétique :
– Hé, Marek ! C’est Albert, je te dis ! On était ensemble sur les
bancs de l’école…
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La file d’attente

– Tais-toi, imbécile ! le coupa Marek, tournant légèrement son


visage vers lui. Bien sûr que je t’ai reconnu. Mais ferme-la, bon sang !
Ce n’est pas le moment de faire des mondanités ! Tu tiens vraiment à
nous faire remarquer ?
Albert reçut l’apostrophe comme une gifle. Son allégresse reflua
vers des contrées invisibles. Une nouvelle fois, il regarda ses autres
compagnons, inquiet qu’ils aient pu être les témoins de cette rebuffade.
Heureusement, tous semblaient revenus à leur solitude et paraissaient
disposés à l’ignorer…
Sur un ordre lointain, les rangs avancèrent d’un pas. Un instant
décontenancé par l’attitude de Marek, Albert décida finalement de
revenir à la charge :
– Hé ! Psst ! Marek… Je me disais comme ça : c’est un drôle de
hasard qu’on se retrouve là, toi et moi, non ?
– Imbécile ! siffla Marek sans se retourner cette fois-ci. Je ne vois
pas ce que tu trouves de drôle à ça ! Tu as perdu la tête, ma parole !
– Ce qui est drôle, poursuivit Albert, décidé à ne plus tenir
compte de l’animosité manifeste de son compagnon, c’est qu’on dirait
qu’à chacune de nos retrouvailles, on soit condamnés à se retrouver nus
comme des vers ! Ça nous est arrivé au moins trois fois déjà…
Nouvel haussement d’épaules. Le croissant rosâtre parut se
recroqueviller sur lui-même.
– C’est vrai ce que je dis, Marek ! On finit par se retrouver tout
nus dans une file d’attente, et chaque fois tu es juste devant moi !
–…
– D’ailleurs, c’est pour ça que je t’ai reconnu ! Grace à ta tache
de vin. Tu parles si je la connais !
La colonne humaine avança d’un pas. Loin devant, le vent
emportait une phrase énigmatique hurlée par un inconnu.
– Je me souviens, reprit Albert. L’école Jules-Michelet, dans le
XIIe à Paris… C’était deux ou trois semaines après la rentrée des classes.

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On nous avait fait déshabiller dans le réfectoire et nous avions dû nous


tenir en rangs, sans bouger pendant des heures, avant que l’infirmière
nous plante sa grande aiguille dans les fesses…
Deux bandes rivales de corneilles se lancèrent dans une bataille
rangée, entamant une danse erratique autour de la cheminée de briques
rouges.
– Ce que j’ai pu avoir peur ce jour-là ! continua Albert
Ringsbaum après avoir observé un instant le manège des oiseaux.
– C’est maintenant que tu devrais avoir peur, ironisa la nuque de
taureau.
Albert ignora la remarque.
– Je crois bien que je me serais fait pipi dessus tellement j’avais
peur ! Je ne sais pas ce que je redoutais le plus, la seringue et son
aiguille ou les moustaches de l’infirmière… J’ai oublié son nom…
Comment s’appelait-elle déjà ?
Un faible rayon de soleil s’entêta à vouloir percer la chape de
nuages. Marek avait grommelé quelque chose.
– Que dis-tu ? questionna Albert, inclinant le buste vers son
compagnon pour mieux saisir sa réponse.
– Davreau. L’infirmière s’appelait Madame Davreau, glissa
l’autre par-dessus son épaule.
– C’est ça ! s’exclama joyeusement Albert. Madame Davreau !
Une vraie sorcière, celle-là !
Son voisin de droite lui bourra les côtes d’un discret mais violent
coup de coude.
– Ferme-la ! ordonna-t-il à Albert dans un murmure.
Venu de nulle part, un chien frôla les jambes d’Albert, les
flairant dédaigneusement au passage. Tête baissée, il observa à la
dérobée l’animal s’éloigner suivi d’une ombre gigantesque qui glissa sur
le ciment fissuré de la cour. Quand la bête et son compagnon furent
suffisamment loin, Albert soupira et sentit ses muscles se relâcher. Sa
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La file d’attente

peau, à nouveau, exhalait un suave parfum de peur. Il devait se concen-


trer, ignorer la sélection qui se déroulait devant lui. Refuser de voir.
Refuser d’entendre. Confiner la réalité aux frontières du temps. Ce qui
n’avait pas été vécu n’avait aucun droit de cité dans une réalité objective.
Le présent n’était qu’un enchaînement brouillon de conjectures… Il
décida de reprendre le voyage à rebours jusqu’à l’école de son enfance :
– Hé, Marek ! Tu sais quoi ? Ce jour-là, j’ai vaincu ma peur en
concentrant mon attention sur la tache que tu as dans le cou. J’ai
regardé la lune qu’elle dessinait et j’ai prié très fort pour qu’elle me
sauve de la piqûre…
– Sottises ! rugit en sourdine la nuque de Marek. On n’échappe
pas à son destin…
– Peut-être, reprit Albert. N’empêche que ce jour-là, quand tu
as été vacciné et que mon tour est venu, l’infirmière a été appelée en
urgence dans une autre école et la séance a été interrompue…
Marek ne dit rien. Il haussa simplement une nouvelle fois les
épaules avant d’avancer d’un pas, suivant ainsi ceux de sa rangée.
Les souvenirs d’Albert affluaient à présent et le rendaient
presque joyeux. Il se laissait emporter par une douce euphorie qui
l’amenait loin du troupeau de corps nus et grelottants.
– La deuxième fois, c’est quand on a intégré l’équipe du Racing,
toi et moi…
– Quoi, la deuxième fois ? demanda hargneusement Marek sans
se retourner.
– Ben, la deuxième fois qu’on s’est retrouvés nus comme des
vers, jubila Albert. C’est ça qui est fou ! Des années qu’on ne s’était pas
vus, et vlan, voilà qu’on se retrouve à poil ensemble dans le vestiaire de
la même équipe !
– Nous avions quitté Paris pendant cinq ans, lâcha Marek avec
nostalgie. Mon père avait été muté à Brest…
– Et cinq ans plus tard, on se retrouve dans les mêmes vestiaires,

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aussi nus que l’Enfant Jésus, à passer des tests devant des médecins pour
savoir lesquels d’entre nous seraient pris dans l’équipe. Tu t’en souviens,
Marek ? Marek le Grand qu’on t’appelait ! Deux buts par match en
moyenne, un pied droit magique pour un sacré bon sang d’avant-centre,
pas vrai ?
Marek jeta un regard inquiet autour de lui avant de se retourner
vers son compagnon. Un instant, ils se dévisagèrent, retrouvant en
l’autre les traits de l’adolescent qu’ils avaient été.
– C’est bien loin tout ça, dit Marek.
– Moi, je m’en souviens comme si c’était hier ! s’exclama Albert.
– C’est loin je te dis, répondit son ami en désignant sa jambe.
Albert découvrit une longue cicatrice brune qui suivait la ligne
du tibia, de la cheville jusqu’au genou.
– Un accident, il y a quinze ans, dit-il comme pour s’excuser.
Depuis, je boite, souffla-t-il avant de se retourner.
La colonne avança d’un pas. Quelque part, sur la gauche, le chien
se mit à aboyer férocement.
– Tais-toi maintenant, dit la nuque de taureau au croissant de
lune. Ce n’est pas le moment de s’attendrir sur le passé.
Albert entendit son voisin de droite pleurnicher sur son ventre
rond et fripé. Le vieux, entre deux sanglots, psalmodiait sans cesse la
même phrase : « J’ai été un petit enfant… J’ai été un petit enfant… »
Albert fut tenté de lui poser la main sur l’épaule et de le récon-
forter. Il faillit dire : « Mais tu l’es encore mon ami. Cet enfant est
toujours là, bien vivant… »
À l’autre bout de la rangée, le chien et son maître se remirent à
aboyer. Albert renonça à venir en aide au vieil homme. Il n’avait pas
assez d’énergie pour deux. Ici, chacun devait puiser ses forces au plus
profond de ses entrailles. Albert retourna à ses souvenirs, abandonnant
le vieux à sa mélopée.
– Hé, Marek ! Au Racing aussi, j’étais derrière toi ; je veux dire
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La file d’attente

dans les vestiaires, à poil…


– Que veux-tu que ça me fasse, Albert ? Vas-tu te taire à la fin ?
Une nouvelle fois, Albert ignora l’injonction de son ami.
– Et tu sais, entre nous soit dit, il n’y avait pas beaucoup de
chances pour que je sois sélectionné…
–…
– Mais j’étais derrière toi. Alors, j’ai fixé ta nuque et sa tache de
lune. Et j’ai prié très fort, très fort, pour qu’ils oublient mes jambes
arquées, mon manque de puissance, mon allure de souffreteux…
– Tu ferais bien de faire la même prière aujourd’hui, souffla
Marek par-dessus son épaule.
– Et ils m’ont pris, Marek ! Oui, ils m’ont pris ! Tu te souviens ?
Ils m’ont pris, précisément à cause de mon grand corps dégingandé.
Parce que le gardien en titre s’était fait broyer la main trois jours plus
tôt dans un accident de travail. Tu imagines !!
– Albert le gaucher…, murmura la nuque de taureau.
Marek avait incliné la tête vers le sol, et le croissant de lune s’éti-
rait à présent comme dans un sourire devant les yeux ravis d’Albert.
– J’avais une sacrée détente, pas vrai ?
– Ouais, répondit Marek avec tendresse. Je n’ai jamais compris
ton secret… Tout le monde, dans le championnat, savait que tu étais
gaucher. Pourtant, à chaque fois qu’un attaquant adverse se pointait seul
devant toi, il poussait presque toujours la balle sur ta gauche. Et, bien
sûr, tu arrêtais son tir ! On aurait dit que tu aimantais le ballon…
Sous le coup de l’émotion, ce fut au tour d’Albert de garder le
silence. Son ami reprit :
– Nous formions une sacrée équipe, pas vrai ? Trois ans de suite,
on leur a rapporté la Coupe… Nous étions invulnérables, hein ? Ils
avaient sélectionné les meilleurs…
Quelque part, une sirène lança de lugubres appels saccadés. Les
rangs de corps dévêtus avancèrent de trois pas. Le voisin d’Albert avait

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cessé de pleurer. Ses lèvres continuaient de bouger dans un discours


inaudible, faisant frissonner sa barbe grisonnante à chaque syllabe.
Albert remarqua avec tristesse que l’homme avait souillé son entrejambe
sans même s’en rendre compte. Pendant de longues minutes, le silence
enveloppa dans une cape de pudique solitude chacun des êtres nus
rassemblés au milieu de la cour.
Albert se sentit abattu. L’euphorie des souvenirs semblait l’avoir
abandonné.
– Albert ? Albert, tu es toujours là ? questionnèrent les larges
épaules de Marek.
Il ne trouva pas la force de répondre immédiatement. Il avait
froid ; il avait peur. Il se sentait humilié par toute cette nudité avec
laquelle il faisait corps.
– Albert, dis-moi, la troisième fois, c’était quand ?
– La troisième fois ? articula-t-il péniblement en s’extrayant de
sa torpeur.
– Oui, Albert. Tu m’as dit qu’on s’était retrouvés nus trois fois
déjà. Raconte-moi, s’il te plaît. Raconte-moi cette fois-là aussi. Quand
je t’écoute, j’ai moins peur de ce qui nous attend. Parle encore,
Albert… S’il te plaît.
La voix de son ami s’était faite suppliante. Albert fit un effort
pour extraire sa pensée de ses chairs frigorifiées.
– C’était à Amiens, dit-il. À la caserne d’Amiens… Nous
passions la visite médicale du service militaire. On nous avait fait
aligner en rang d’oignons au sortir de la douche, pour nous mesurer,
peser, vérifier l’état de nos dents…
Devant lui, le voisin de droite de Marek se mêla à la conversa-
tion. C’était un grand gaillard aux traits taillés à la serpe. Sa chevelure
noire tombait en boucles espiègles sur ses tempes.
– Avez-vous remarqué ? On vérifie toujours la bonne santé du
bétail avant de l’amener à l’abattoir, dit-il. Comme si la mort exigeait
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La file d’attente

de ses victimes des garanties de vitalité…


Marek et Albert le dévisagèrent en silence.
– Je m’appelle David, reprit-il. David Plastchek. Dans la vie, je
suis boucher. J’ai une petite boutique rue des Rosiers, dit-il en leur
tendant la main.
Après un temps d’hésitation, Marek lui tendit la sienne.
– Marek Kavinsky. Je suis… j’étais instituteur…
– Tu l’es toujours ! rectifia David. Ne cède rien de ce que tu es !
Tu es qui tu as été, et tu le seras toujours. C’est la seule chose que tu
possèdes vraiment. Même en t’arrachant jusqu’au dernier de tes habits,
ils ne pourront jamais t’enlever cette dignité-là…
– Moi, c’est Albert Rinsgbaum dit Albert en tendant la main à
son tour.
Il lui sourit timidement et le boucher lui rendit ce sourire avec
force et chaleur.
– Enchanté, Albert. Je t’ai écouté depuis tout à l’heure. C’est
bien ce que tu fais. Continue à nous raconter ta vie. Je t’écoute et c’est
comme si… Comme si elle devenait la mienne…
Ils perçurent les halètements hystériques du chien qui se
rapprochaient et chacun regagna précipitamment sa place, immobile,
les yeux rivés au sol et les mains croisées sur son sexe. Le chien passa en
tirant furieusement sur sa laisse. L’instant d’après, ils durent avancer
d’un pas avant de s’immobiliser à nouveau.
– Albert, dit David, que s’est-il passé ensuite, à Amiens ? Dis-
nous en quoi le fait d’être derrière ton ami t’a aidé ?
Albert sourit tristement.
– Ce jour-là, Marek ne m’a pas aidé ; il m’a servi. L’adjudant-
médecin qui nous examinait était un drôle de type. C’était un vieux
militaire qui ne semblait plus avoir trop de cœur à l’ouvrage. La routine
semblait l’ennuyer. J’avais remarqué que toutes les trois recrues, il
renvoyait l’un d’entre nous dans ses quartiers. Il appliquait une règle

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mathématique qui n’avait rien à voir aves les aptitudes physiques réelles
de ceux qu’il avait en face de lui… Moi, je ne voulais pas faire mon
service. J’étais amoureux ; je ne voulais pas quitter ma fiancée… Elle
s’appelait Rosa…
– Et ? questionna David, alors qu’Albert marquait une pause.
– J’avais calculé que Marek était numéro quatre. J’étais donc le
numéro un de la nouvelle série. Marek serait réformé et moi je devrais
quitter ma Rosa…
Le vent avait brusquement changé de direction, rabattant sur la
cour l’odeur âcre crachée par la cheminée. Ils toussèrent à l’unisson. Sur
ordre, le premier rang se disloqua. Ils avancèrent d’un pas. Plus que
quelques mètres, et ils se retrouveraient devant les sélectionneurs.
Albert reprit son histoire. Les paroles affluaient maintenant au
rythme de son cœur qui s’emballait.
– Je regardais la lune dessinée sur le cou de Marek et, encore une
fois, j’ai prié très fort pour qu’elle exauce mes vœux…
– Tu as été réformé ? demanda David, tournant légèrement la
tête en direction d’Albert.
– Quand je suis arrivé devant le médecin, dit Marek à voix basse,
reprenant le récit à son compte, il s’est aperçu que j’avais oublié de
remplir mon flacon d’urine. Il m’a fait quitter les rangs pour me
renvoyer aux toilettes. Albert venait juste après moi… Il a été réformé
à ma place. On m’a envoyé sur la frontière alsacienne. Nous ne nous
sommes plus revus jusqu’à aujourd’hui…
Il y eut des cris, des coups de sifflet, des aboiements furieux. La
rangée qui les précédait se disloqua brusquement. Certains de ceux qui
la composaient s’en allèrent dans un petit trot grotesque vers les
baraquements de bois, situés sur la gauche de l’esplanade. Les autres
s’acheminèrent en troupeau compact vers le bâtiment de briques et sa
grande cheminée.
Devant eux, à présent, une table, derrière laquelle étaient assis
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deux hommes en blouse blanche. À leur côté, un autre individu,


engoncé dans un grand manteau vert, bien droit dans ses bottes. Il
observait la nouvelle rangée de candidats à la sélection, un sourire
débonnaire au coin des lèvres.
La tête inclinée vers le sol pour que l’homme ne le voie pas
parler, Marek murmura à la hâte :
– Concentre-toi sur ma tache de vin, Albert. Concentre-toi et
prie très fort pour qu’elle exauce ton vœu…
Puis, après un bref silence, il ajouta :
– Adieu, Albert le gaucher. Adieu, mon ami…
– Au revoir, Marek le Grand, répondit Albert dans un sanglot.
– Bonne chance les gars ! s’exclama David avant de toiser le sélec-
tionneur de sa stature de géant qu’il redressa dans un sursaut de fierté.
Que Dieu nous vienne en aide…
Le sourire paternel quitta brusquement le visage de l’homme à
la gabardine verte. Il fit rageusement claquer sa cravache sur le cuir de
sa botte gauche.
– Ein Schritt nach vorne, Schweine Juden* ! aboya-t-il.
Sagement assis à ses pieds, le chien le regardait, les yeux emplis
d’admiration.

*Avancez d’un pas, sales juifs !


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Jan Thirion

Le voyage à dos
de caillou

Elle parle dans le creux de ses mains. Elle me décrit sa vie en peu
de mots. Je ne suis pas avec elle dans cet endroit qu’elle doit absolument
quitter. Je n’existe pas pour elle. Je suis à des milliers de kilomètres et je
pense à elle. J’entends son cœur battre. Elle ne se lamente pas. Elle n’est
pas résignée. Puisque les autres partent, elle partira aussi. L’avenir est
ailleurs. Toutes les filles capables de marcher veulent tenter leur chance
et franchir la frontière.
Chez elle, fille signifie domestique, esclave, bête de somme, mais
également objet sexuel, génitrice à la portée toujours malvenue. Cette
vie de chienne des montagnes ne tient pas la comparaison avec le mirage
de l’autre pays colporté par la rumeur. Là-bas, on revit. Les femmes
sont accueillies à bras ouverts. Elles trouvent du travail et sont en
mesure d’envoyer de l’argent à la famille restée ici. Et puis, on peut se
marier et avoir une vie normale, paisible.

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En fuyant l’affreuse existence de treize ou quatorze années de


soumission, elle n’a rien à perdre. Depuis qu’elle est en âge de porter un
seau aussi lourd qu’elle, chaque jour est un tourment nouveau. Je suis
dans la confidence de son départ imminent. Je suis sur son épaule, telle
une caméra embarquée. Je vois ce qu’elle voit : des marques sur ses bras,
des plaies, des cicatrices. On la frappe avec une baguette. Tout le temps,
elle doit faire mieux les tâches qui lui incombent et plus vite, toujours
plus vite. Elle me dit la violence des hommes du village. Dans leur
malheur, les hommes impuissants à renverser le destin passent leurs
nerfs sur les plus faibles. Sa mère est martyrisée. Ses sœurs sont
martyrisées. À l’abri dans mon récit en construction, j’essaie de traduire
ce qu’elle me souffle à travers ses paumes. La fiction permet la trans-
mission de pensée. C’est un vecteur qui nous rend réels, elle et moi, aux
deux extrémités. Elle s’anime, grâce aux mots. Elle peut représenter
toutes les victimes comme elle de cet exode terrifiant.
C’est le jour, c’est l’heure. Elle se sauve avec son baluchon, de la
nourriture et le coût du voyage. Elle rejoint plusieurs autres filles au lieu
de rendez-vous. Il faut marcher à travers la montagne. Elle quitte sans
regret la misère des jours passés et la misère assurée des jours à venir.
Son enfance est une mue de serpent qu’elle abandonne sur la branche
d’un arbuste torturé par le climat sec. Celui qui mène le groupe promet
monts et merveilles. Une fille se tord de douleur. Elle ne peut plus
avancer. On l’abandonne. Cette nuit, des animaux la trouveront et se
chargeront de la mener au paradis dont elle rêvait. Par les yeux de mon
héroïne, j’observe la malheureuse une dernière fois. On lui a remis une
gourde d’eau tiède et une boule de céréale cuite. J’ai un peu honte de
m’attarder, puisque je ne peux rien faire. Je vole son image pour faire du
pathétique. Je ne suis pas un journaliste dont le devoir est d’informer.
C’est toute la question de la raison d’écrire un tel texte qui me saute au
visage. On met en scène du réel, sans vergogne ; on profite du malheur
d’autrui pour alimenter ses livres. Créer à partir de faits divers, c’est
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Le voyage à dos de caillou

faire de l’art alimentaire avec du cochon. On suce le sang de gens dont


on se moque éperdument et on le recrache sous forme d’encre dans de
belles pages d’humanité.
Mais je poursuis la route vers la terre promise. Les filles doivent
se cacher. À tout bout de champ, des hommes peuvent leur tomber
dessus. La vision des femmes les excite. Riches ou pauvres, tant qu’ils
ne sont pas vieillards ou malades à crever, ils ont faim de chair fraîche.
D’ailleurs, il y a peu de gens âgés. L’espérance de vie baisse d’année en
année, au fur et à mesure que les armes à feu se multiplient. Quant aux
autres, ils ne survivent pas longtemps, faute de soins. Il n’y a pas de
médecins.
À l’arrivée dans une bourgade, celle que l’on suit perd deux amies
qui l’accompagnaient. L’une est violée, puis égorgée au bord de la route,
uniquement parce qu’elle a été attirée par un billet de banque accroché
à un fil et un hameçon. L’autre a simplement été embarquée dans une
voiture. Fermant la marche de la petite colonne, la pauvre n’a pas eu le
temps de se sauver. Des bras l’ont attrapée. On l’a chloroformée. On
avait besoin d’elle vivante pour prélever ses organes dans un lieu près
d’un aéroport. Le marché de la greffe rapporte davantage que celui du
sang. On réclame des foies, des cœurs, des poumons, des reins en bon
état dans les hôpitaux des grandes villes à quelques heures de vol.
Comment je le sais ? Je le sais. On l’a déjà raconté dans des
romans. On l’a déjà dénoncé dans les journaux. Je le répète. Cet élément
fait partie de l’histoire de la fille qui me tient par la main. Tout est
fiction, mais tout est vrai. Maintenant que j’ai commencé, j’irai au
terme de cette nouvelle avec elle.
La voilà avec les autres à un nouveau lieu de rendez-vous. Leur
passeur a téléphoné. Avec un complice, il emporte les sacs, les papiers
d’identité quand elles en ont, et, bien sûr, le peu d’argent en leur posses-
sion. Il raconte un bobard. Un camion doit venir les récupérer et les
emmener à l’orée du pays de la liberté. Elles retrouveront leurs affaires

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avant de passer la frontière. Certaines se méfient et préfèrent ne pas


attendre. Notre héroïne choisit aussi de se faire la belle. Celles qui
restent tombent dans les griffes d’une bande d’esclavagistes. À elles, la
prostitution intensive, les coups, la torture, la drogue, la maladie et le
charnier à plus ou moins brève échéance.
Les cinq qui ont eu le nez creux et qui ont filé parviennent à
gagner la gare. Elles ont vu de loin qu’on pouvait grimper sur les
wagons bondés de monde. À leurs risques et périls, les femmes sans
billet s’installent sur le métal brûlant. Malgré l’estime qu’on lui porte,
le soleil ne favorise pas les miséreux. Il ajoute son supplice aux autres
malheurs. C’est parti pour plusieurs jours de tortillard pour monter
vers le nord. Se déplacer sur un fil tendu entre les deux rebords d’un
ravin ne serait pas plus compliqué. La fatigue et les insolations ont
raison des filles assises sur les toits. Secouées, bercées par le mouve-
ment, elles s’endorment et elles tombent, seules ou à plusieurs, sur les
bas-côtés. Elles se fracassent le crâne. Les charognards aiment regarder
les trains passer. Ils investissent la voie ferrée dès que le convoi s’éloigne.
Lorsqu’une voisine glisse, il ne faut surtout pas la retenir, au
risque d’être entraîné dans la chute. Personne ne peut rien pour aider
l’autre. On a beau tourner les phrases dans tous les sens, celle qui paraît
n’être qu’un cliché est la seule prononçable dans ce contexte. Personne
ne peut rien pour aider l’autre. Moi, encore moins, dans ma tour
verbale. Je suis un témoin qui ne sert à rien, sinon à transmettre le mis-
tigri d’une prétendue prise de conscience au lecteur.
Si notre fille est encore vivante à ce moment du récit, c’est qu’elle
est encore utile. C’est terrible à dire, mais c’est ainsi. Je l’ai empêchée de
tomber du train. Je l’aide pour mieux la sacrifier. Je sais qu’elle va périr
bientôt et, cette fois, je ne ferai rien pour la tirer du mauvais pas où elle
se sera fourrée. Je profite d’elle jusqu’au bout. Elle descend du train.
Elle est entière, malgré des douleurs partout et sa peau qui s’abîme. Elle
sent mauvais. Je ne lui ai pas donné de prénom. Elle représente l’ensem-
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Le voyage à dos de caillou

ble des malheureuses qui tentent, avec un courage exemplaire, de


changer le cours de leur destin. Je la regarde de près. Elle a un œil à
moitié fermé à cause d’un gravillon sous la paupière. Elle a les dents de
devant cassées. Elle a faim. Elle mange ce qu’elle trouve. Elle crache du
sang. Elle pisse du sang.
J’avale un café devant mon traitement de texte. Mes doigts
dansent sur le clavier. J’écris le mot « hypocrisie » que je mets entre
guillemets. Rien de plus hypocrite que de faire du pathos. On passe
pour un écrivain qui a une conscience.
Celles qui survivent et que notre héroïne retrouve aux abords de
la frontière ne sont pas mieux loties qu’elle. Elles sont toutes nées au
mauvais moment, au mauvais endroit. Elles sont toutes sœurs dans la
tourmente et tiennent grâce aux mêmes illusions. Elles viennent de
villages et de pays différents. Elles n’ont pas besoin de se parler pour se
comprendre.
À la nuit tombée, elles courent comme des lapins vers les
barbelés sommaires qui signalent le changement de territoire. Des gros
lézards et des scorpions font office de gardes. Ils ne jouent pas aux
cartes en fermant les yeux, mais c’est tout comme. Leur frontière est
une vraie passoire. À croire que c’est exprès.
On leur a dit qu’elles devaient traverser le no man’s land, jusqu’à
de nouveaux barbelés. Ensuite, elles poseraient les pieds au paradis où
elles pourraient devenir ce qu’elles veulent. Femmes de ménage pour
commencer, infirmières, couturières, puéricultrices. Elles apprendraient
la langue. Elles seraient naturalisées. Elles auraient une vie digne de ce
nom. Dans ce désert de rochers et de rare végétation, elles ont le temps
d’y penser.
Lorsque d’énormes 4x4 les prennent en chasse, elles compren-
nent qu’elles sont du gibier. Les armes à feu crépitent. On voit la trajec-
toire des projectiles dans l’obscurité. Malins, les tireurs portent des
lunettes à infrarouge. Ils jouent à la guerre avec des adversaires sans

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défense. Les proies tombent les unes après les autres, soit sous les balles,
soit dans des filets. Toutes les balles ne sont pas létales. Certaines sont
hypodermiques. Elles endorment sur le coup. Plus tard, les prisonnières
se réveillent entourées de soudards ivres. S’ensuivent les sévices qui
peuvent aller jusqu’au cannibalisme. Aussi étonnant que celui puisse
paraître au troisième millénaire, il y a encore de la chair humaine au
menu des conducteurs de 4x4.
Notre héroïne échappe aux fusils à lunette. Elle parvient à attein-
dre la dernière clôture. La volonté lui donne encore assez d’énergie pour
l’escalader. Une chance, l’endroit n’est pas électrifié et, du mirador, on
ne semble pas vouloir donner l’alerte. De l’autre côté, des policiers qui
s’aperçoivent de son manège viennent l’encourager, même s’ils ne
l’aident pas. Une poutre métallique lui permet de se hisser en se
blessant le moins possible aux pointes des barbelés. Elle sait monter aux
arbres. Les hommes en uniforme l’applaudissent quand elle atterrit sur
le sol de leur pays. Il y a la musique d’une radio pour l’accueillir au
poste. On lui donne une boisson chaude. On la félicite. Elle ne
comprend pas tout. Les sourires qu’on lui décoche lui suffisent.
De chaque côté de la frontière, les hommes se ressemblent. La
porte se referme.
Je vais à la ligne pour signifier que le temps passe et que je n’ai
pas envie de décrire la suite. Aucune des autres filles, ayant réussi à
franchir la frontière comme notre héroïne, ne survivra plus de quelques
jours. La police a le droit de vie et de mort sur les immigrés. Elle abuse
de son pouvoir comme n’importe quelle bande armée.
Notre amie inconnue, notre héroïne fictive a fui la mort lente
chez elle pour aller mourir plus rapidement ailleurs. Grâce à elle, j’ai ce
texte qui n’a de valeur que par le bref destin que je lui ai imaginé.
Imaginé ? Plus ou moins, parce qu’il n’arrête pas de se passer des choses
semblables dans le monde. Cette courte nouvelle est son tombeau. Il est
vide forcément. Écrire est un prétexte. Raconter soulage, mais savoir ne
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sauve pas. On vient avec des mots se recueillir en face du portrait


photographique d’une étrangère. Aux deux extrémités de la fiction, il
existe deux réalités, celle du doute et celle que le temps finit toujours
par absoudre.
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Sylvain Josserand

Albert

Le lendemain je quitte la maison par le fond du jardin pour


rejoindre la rivière. La météo est clémente. Elle ne trahit pas les prévi-
sions du bulletin de 20 h 40. Comme tous les jours, à la même heure,
je longe le bord de la rivière en évitant que ma canne à pêche et mon
épuisette s’emmêlent dans les feuillards.

Ma barque est amarrée en contrebas ; odeur de vase et de plantes


aquatiques en décomposition. Un rayon de soleil miroite sur l’eau et
m’éblouit. Léger vertige, mon acouphène me reprend. Je m’assois sur la
berge. Le malaise se dissipe au bout d’une demi-heure. Je m’approche
de la barque dont le fond est empli d’eau de pluie. J’écope puis j’installe
tout mon matériel devant le banc de nage. Je ne me souviens plus très
bien où j’ai caché les avirons. C’est tous les jours la même comédie :
retrouver mes rames. Je scrute tous les buissons aux environs. « Ça y est,
j’ai trouvé ! » Stupide Archimède d’eau douce. Tous les matins tu t’of-
fres ce petit plaisir de crier à tue-tête « Euréka ! Euréka ! » parce que

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personne ne peut ni te voir ni t’entendre. Je les sors de leur cachette. Je


constate qu’elles auraient bien besoin d’un peu de suif. Je prends dans
la barque le pot de liquide gris et graisseux. J’en étale sur le cuir des
avirons et sur chacune des deux dames de nage fixées au plat-bord.
J’essuie avec soin et précaution tout ce qui dégouline. J’installe les
avirons dans les dames de nage. Je monte dans mon embarcation en
m’éloignant de la rive par une poussée de la jambe droite. Je m’installe
sur le banc de nage et je rame lentement jusqu’au milieu du fleuve. Le
clapotis des vagues, le vol d’un héron et le frôlement d’une libellule
dans les grandes herbes. T’es pas peu fier de ta yole, Albert ! T’en as
hérité de ton père qui l’avait lui-même achetée à un fils de famille : une
belle demoiselle de fabrication artisanale, pimpante de vernis rouge et
bordée à clins.

Je longe ensuite les villas des riches avec leurs pontons privés, je
dépasse les bungalows, puis le camping. Le courant me porte bien au-
delà de cette gargote ouverte l’été, une oasis pour les randonneurs.
« Quatre carottes cinq tomates, pensé-je. Tu dois sortir une bouteille
de la cave en rentrant ! » Ça ne va pas recommencer ! À chaque partie
de pêche la même litanie : Quatre carottes cinq tomates, tu dois sortir
une bouteille de la cave en rentrant ! Je me bouche les oreilles. Rien n’y
fait… Sortir l’attirail de pêche, trouver une occupation… Ah oui !
Monter les lignes ! Mettre des appâts aux hameçons, jeter des croûtes
de pain dans l’eau. Lancer les lignes, fixer les cannes à la barque. Et
attendre, attendre… Une famille de colverts s’approche en V de mon
frêle esquif. À quoi ça sert tout cela ? Ils forment une famille eux ! Toi,
qu’est-ce t’es devenu ? Quatre carottes cinq tomates, tu dois sortir une
bouteille de la cave en rentrant ! Mais que l’on me fiche la paix ! Je n’en
veux plus de vos carottes et de vos tomates !

Ça commence à frétiller… Ils sont tous au rendez-vous les


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copains ce matin. Ça tire sur la ligne à bâbord. Je sors la ligne de l’eau.


Non ce n’est pas encore pour maintenant… C’est un bon coin pour-
tant. Pour rien au monde je ne le partagerais avec quelqu’un. Même avec
mon voisin Gustave dont la femme a les jambes couvertes de varices. Ça
lui fait au moins une occupation à Gustave d’avoir une femme, même
avec des varices. C’est toujours mieux que rien. Il boit plus que moi
Gustave. En fait ce n’est pas pareil que moi Gustave : lui il boit par
plaisir. Moi c’est pour passer le temps, voir du monde au café, me
désennuyer. Ne plus penser à elle et à son mec… Je m’arrête quand je
sais que ma pension de retraite va y passer. C’est ma limite. Je ne donne
jamais d’argent aux pauvres et à mes neveux. À personne ! Tous des
fainéants mes neveux ! J’ai bossé quarante ans. On m’a même décoré de
la médaille du travail Grand Or. Ça se passait dans les salons de l’hôtel
de ville aves des dorures, des fresques sur les murs et des sculptures de
femmes nues. Il y avait tout le gratin, le maire et les adjoints. C’est une
adjointe qui m’a remis ma médaille. Elle était enceinte. Après il y avait
un buffet avec des canapés et du champagne. C’est Gustave qui a
commencé le concours de coupes avalées cul sec. Comme il y avait plein
de monde et de nombreux points de distribution on pouvait se livrer à
notre petit jeu ni vus ni connus. Et que je te trinque et que je te trinque.
Et que je te trinque encore… On l’a bien arrosée notre médaille ! Un
vrai tsunami de champagne dans le bide. Avec Gustave on était plus
soûls que des Polonais. Je ne sais plus si c’est l’appariteur de la mairie
ou l’adjointe enceinte qui m’a raccompagné chez moi. Quant à
Gustave…

Ça y est j’ai une touche ! C’est bon je la tiens… Une truite


argentée. Comme elle n’a pas la maille je la remets à la baille ! Je n’ai vu
personne sur la rivière ce matin. C’est curieux j’ai l’impression que je
dérive anormalement. Quatre carottes cinq tomates, tu dois sortir une
bouteille de la cave en rentrant ! Ça suffit ! Taisez-vous ! J’en peux plus
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de toujours vous entendre. Je les ramènerai vos carottes, vos tomates et


votre bouteille… Promis juré, cochon qui s’en dédit. Tiens un tube en
plastique avec une partie métallique à peine rouillée argentée vient
s’échouer à tribord…. Je ne contrôle plus rien. Tout va trop vite. Mes
lignes s’emmêlent. C’est une fichue pagaille. Je glisse de plus en plus vite
vers le barrage. Je rame à contre-courant. Je suis attiré vers un gros tronc
d’arbre. Flûte je n’arrive plus à rien avec ces fichus remous ! Quatre
carottes cinq tomates. Taisez-vous ! Tu dois sortir une bouteille de la
cave en rentrant ! Je n’en peux plus, je suis au bout du rouleau. Ne me
persécutez-plus. Je vous promets que je vais obéir… Le bateau
m’échappe. Je ne suis plus qu’à deux mètres du barrage. C’est fini… Je
n’arrive plus à….

– Monsieur Albert ?
– Hum…
– Monsieur Albert ? Monsieur Albert !
– Quoi ?
– Pure visite de routine.
– Pourquoi je suis ici ?
– Ça ne dépend pas de moi.
– De qui alors ?
– Hum, hum…
– Pourquoi je reste là ?
– Je ne sais pas, bonsoir, Monsieur Albert…
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Jean-François Dalle

Pretty Vacant
There’s no point in asking us you’ll get no reply
Oh just remenber a don’t decide
I got no reason it’s all too much
You’ll always find us
Out to lunch !

Oh we’re so pretty oh so pretty vacant


But now and we don’t care

Don’t ask us to attend cos we’re not all there


Oh don’t pretend cos I don’t care
I don’t believe illusions cos too much is real
So stop your cheap comment
Cos we know what we feel

We’re pretty pretty vacant


We’re pretty pretty vay-cunt
And we don’t care

C’est Théo qui avait appelé pour l’annonce. Gloria, collée à lui,
pressait l’écouteur sous ses cheveux de geai pour surtout ne rien perdre
de ce que disait cette vieille. Ça leur avait paru tentant, à tous les deux,
d’acheter cet atelier de la rue Ordener. Toulouse-Lautrec y avait peint.
À moins que ce ne fût Marie Laurencin, avait ajouté la propriétaire.

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Enfin, elle en était sûre : c’était soit l’un soit l’autre ! Et de ça, elle était
formelle...
Ils y sont donc allés, rue Ordener, Gloria et lui, pour dépenser
leurs gros sous. La porte s’est ouverte sur un appartement igno-
minieusement coquet, ripoliné avec un zèle sadique et le savoir-faire
d’un compagnon : trois couches merdiques venues des années soixante-
dix, du temps où l’on avait encore un bon goût de chiottes bien triste,
sans pour autant renoncer à l’amour du bel ouvrage ! Trois couches
donc, bien têtues, appliquées pour défier l’éternité. Seule, la verrière qui
n’avait pas eu à souffrir mille restaurations témoignait de la beauté
enfouie de l’atelier tout entier. Il lui incomberait donc de délivrer cette
Atlantide qui, provisoirement, n’était qu’une bonbonnière gerbante.
– Théo, t’as vu l’alcôve ? Juste pour le pieu, la chaîne, la téloche...
Hein ?
Pour les rejoindre sur la mezzanine où elles se tenaient devant
l’alcôve en question, Théo dut emprunter un colimaçon à rampe façon
western : grossier comme du Lapeyre, folklorique comme un saloon.
Il hésita avant d’être courageux. Ces deux femmes partageaient
une connivence religieuse. Gloria et cette vieille se tenaient au bord de
cette « grotte » dans un mimétisme prodigieux. Leurs classes respec-
tives, leurs appartenances sociales, le fossé des générations, tout était
mystérieusement aboli, fondu, distillé dans une essence qu’il pensa être
féminine... Elles l’attendaient, simples et droites comme deux cierges
allumés à la gloire d’on ne sait quoi, attentives à ce qu’il ne vienne pas
tout bousiller. À la fois vacillantes et résolues, elles se dressaient comme
deux gardiennes d’un royaume étrange où, à l’évidence, coffres, tiroirs,
alcôves, vagins, berceaux et autres cavités tenaient une place exorbitante.
C’est à peine s’il osa franchir ce seuil au-delà duquel semblait
frémir quelque chose d’ancestral, voire de reptilien... Théo opta néan-
moins pour un courage en demi-teinte :
– L’alcôve... ça fait crèche. C’est très mignon. Mais y a quand
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Pretty Vacant

même une embrouille. Mince l’embrouille, mais quand même !... »


Il avait fait un signe de tête circulaire, montrant à Gloria que ce
n’était pas gagné. Loin de là, même. Il enchaîna :
– On aura pas besoin d’un petit Jésus ?... Mais plutôt bricoleur,
comme petit Jésus ! Pour les menues broutilles. Tu sais, genre tout abat-
tre pour tout refaire ? Et pour ça, t’en connais un, toi, un qui serait un
Portugais vraiment cool, fort comme un Turc et beau comme un Grec ?
Bref, le P’tit Prince du BT., con comme une bite, tu l’as toi ?
Il avait esquissé un petit geste à la Superman, genre « Je m’en-
vole tous muscles dehors ».
Elles sourirent mais attendaient plus. Beaucoup plus. La vieille
se taisant, c’est Gloria qui se fit câline :
– Nan, nan, juste un. Un peu comme toi : un bon petit mari tout
joli, un bon Français avec une perceuse allemande trop forte !
L’ironie était tendre et la magie avait jailli comme ça. À cette
panoplie, rien ne manquait et tout semblait alors dit. Cette vraie queue
de paon s’était déployée, vive comme la lame d’un cran d’arrêt, coupant
court à toute rébellion, sans menace et dans un charme absolu.

Mais plus fort que le caprice de cet achat, Gloria et lui avaient
senti confusément, dès l’appel téléphonique, que cet atelier, qui avait
une histoire, pourrait les relier au destin qu’ils voulaient tous les deux
pour lui, comme si associer le nom de Théo à celui de peintres célèbres
suffirait à relancer ses envies chancelantes de peindre, et qu’ils pussent
ainsi, ensemble, espérer encore s’opposer à la nausée conquérante qui le
dévorait la nuit et commençait à gâcher leurs jours.
Et même si elle venait tard, la Providence, même si elle l’avait
baladé sacrément ces derniers temps, la Providence, ils voulurent, ce
jour-là, presque en douce, forcer le destin et abattre la seule carte qu’ils
pensaient posséder, pas la plus glorieuse, celle d’un pari un peu
honteux, la carte d’accès à la grâce pour lui, payée en francs lourds par

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elle. Ils s’étaient décidés, ils allaient la jouer...


Cet atelier serait idéal : pour elle, un coin de sable fin quand elle
rentrerait de tournée, et pour lui, un coin de Montmartre saturé de
lumière, comme un gros projo qu’il s’orienterait lui-même en pleine
face, sans merci, pour y mener un interrogatoire pointilleux.

La féerie pouvait débuter. Ils étaient prêts.

La rue Ordener fut à eux et deux mois avaient suffi pour tirer un
premier bilan. C’était bon de boire des double express aux terrasses, les
jours de marché, d’écluser des kirs rue Lepic. Autrement, rien. L’atelier ?
Il était sans travail et donc sans odeur : ni de travaux, ni de toiles. Cet
atelier, si pressé d’en découdre, n’était devenu tout compte fait rien
d’autre qu’un dortoir pour elle et une niche pour lui. Bien sûr, ils étaient
encore autorisés à être heureux, faire l’amour à cette femme si belle était
toujours la norme, mais le souffle qu’il attendait, tardant à le soulever,
son esprit n’avait su que dériver sur une mer d’huile...
Pourtant, Dieu sait s’il en avait appelé aux grands rugissants !
Les fracas !... Son souhait le plus cher, ça, les fracas n’est-ce
pas ?!... Tout casser ! Être cassé !... Mahler à tue-tête, Pretty Vacant en
boucle ! Jusqu’à fendiller la Butte entière !
Mais non. La rue Ordener connaissait une paix désarmante. Si
le gros projo s’était bien allumé, il n’avait éclairé qu’un gros poisson
blanc, de ceux qui ont renoncé à la couleur tant ils vivent à l’écart de
tout, déjà loin dans les abysses. L’interrogatoire, fût-il mené sans
concession, n’avait pas abouti : le radium avait brûlé Théo sans le guérir.
Il regardait ses pinceaux bien trop en évidence, son chevalet bien
trop grand, même ici.
– Le cachet ! Le cachet ! se répétait-il pour se crucifier. Putain,
la misère !
Dès l’âge de vingt ans, quelles que fussent ses raisons, Théo avait
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Pretty Vacant

en quelque sorte mis un point d’honneur à détruire ce qu’il faisait.


Certaines fois, il avait explosé par jeu son travail, une imperti-
nence qu’ont parfois certains jean-foutre exaltés.
L’année précédente, il avait suffi qu’il veuille séduire un copain
bourré, pour qu’il se saisisse d’un marteau et défonce, sous le regard
implorant de Gloria, le travail d’une année complète... Enfin, la dernière
fois qu’il avait défié la raison, il s’était contenté, au soir tombant, de
déposer ses montages au pied d’un platane, boulevard Magenta.
Remonté chez lui, au cinquième, il avait attendu, caméscope au poing.
Malgré les regards qu’il ne pouvait pas entièrement saisir, les attitudes
des passants, à elles seules, le captivèrent plus que tout autre
« vernissage ». Certains s’arrêtaient, en effet, pour cette curieuse expo
mise sur leur trajet de retour, ici, en plein brouhaha propre à ce boule-
vard merdique, à hauteur de Bonsergent... Plus tard encore, dans les
lumières jaunes, certains fiérots pissèrent dessus en rigolant. Un autre,
en revanche, en vola un !... Le peintre Théo en fut flatté, tandis que le
punk en lui ne put s’empêcher de ricaner en le méprisant souveraine-
ment. Puis ce fut l’apothéose, quand, à l’aurore, les éboueurs chargèrent
ses montages qui n’avaient pas trouvé preneurs. Ils furent manipulés
avec l’indifférence des gestes laborieux, et la scène lui parut tellement
grandiose qu’à ce moment, il aurait pu mourir satisfait...
De cette dernière potacherie, il avait conservé un petit film doux
amer qu’il avait montré dans une biennale : arrivé trop saoul, il ne sut
jamais trop si son œuvre avait plu. Gloria lui avait dit que bien des gens
avaient voulu lui serrer la main ?!...
Un an plus tard, Théo était donc là, rue Ordener, contemplant
cette épargnée du hasard, son unique toile, son orpheline... Gloria ne
devait plus tarder à rentrer de sa tournée.
Théo était assis dans un club gonflable gagné autrefois avec des
points Fina. Entouré des cendriers de la nuit, il entendait la télé parler
du Salon de l’auto à Genève… C’était un grand tableau. Le document

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original dont Théo s’était servi avait dû être arraché d’un porno seven-
ties, franchement teuton dans l’âme avec des couleurs luxuriantes
comme dans Derrick… Il représentait une blonde fermement debout :
cheveux raides et sales, seins petits et tristes, pas de taille.
Son pied posé sur un tabouret, elle montrait une de ses bottes
blanches nacrées. Autrement, elle était nue. Le modèle tenait une ciga-
rette allumée devant les lèvres grises de sa vulve qui, devenant une
bouche, semblait ainsi tirer une bouffée... Une idée faussement extra-
ordinaire en soixante-dix pouvait-elle, même revisitée à d’autres fins,
devenir une image méritant qu’un peintre s’y attarde trente ans plus
tard ? Théo l’avait espéré dans un premier temps.
Il avait choisi de peindre en grand ce modèle de femme sur un
linoléum assez rare, sorte de bouillonnement improbable en 3D de lilas
blancs, de pivoines, de camélias et de roses. La tonalité générale étant
un rose mauve que Théo avait utilisé tel quel pour figurer la peau. Un
simple cerne noir suffisait à faire surgir cette femme du fond. Le
volume des chairs était rendu par plus ou moins d’estompage du cerne.
Personnage et fond étant de même couleur, le tout avait pris des allures
de bas-relief.
Il n’y avait eu que très peu d’écart entre son ambition de départ
et la réalisation qui vivait à présent. C’est à peine si l’effet obtenu ne
dépassait pas son objectif : vulgarité de la mise en œuvre, casting
irréprochable pour cette drôle d’Allemande plus très jeune. Associé à
certains matériaux comme ces vieux sandows sans âge utilisés pour
tendre le lino sur un châssis rouillé à l’os, le montage avait fini par trou-
ver sa place dans cette harmonie crépusculaire qu’il avait hardiment
souhaitée.
Aussi, Théo avait-il là, face à lui, le fruit fidèle de son rêve, un
objet dressé et tragique : cet immense santon porno à côtoyer chaque
jour. S’agissait-il d’un calvaire ? Théo aurait dû le sentir, or il ne sentait
pas la passion qui devait s’y trouver. Si calvaire il y avait, il était de ceux
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Pretty Vacant

qui n’édifiaient rien ni personne. C’était peut-être ça, la fin, pensait-il :


à quoi bon ériger de somptueux totems pour se prémunir de craintes
qu’il avait déjà dépassées ?

Sa Gretchen à chatte grise était simplement là, un songe refroidi,


l’escorte muette d’un peintre qui n’attendait plus rien, si ce n’est que sa
femme rentre comme d’habitude…
Il aurait pu rester là, assis mille ans dans son fauteuil Fina à deux
cents sacs, à se demander si c’était bon ou si c’était con. À l’évidence, sa
contribution à la peinture s’éteignait. Over.
Continuer à vouloir édifier des cathédrales, ou bien se contenter
de jouer au Pictionary pensait-il… Le bruit de la clé dans l’entrée le
sortit de ses curiosités sans fond.
– Eh, oui ! Le cœur de la nouvelle Viper bat à 340 chevaux, et donc qu’on se
rassure : cette voiture magique sera, cette fois-ci encore, à la hauteur de sa réputation.
Gloria après avoir jeté son sac, l’embrassa longuement.
– … Elle a, comme on dit, quelque chose sous le capot, mais il vous faudra
attendre le salon de Genève où...
– Ça t’intéresse ça, Théo ?!
– Ouais.

Théo sentit une puissante odeur de lessive. Elle lui rappela l’en-
fance. Plus précisément le bonheur de l’enfance. Quand il ouvrit les
yeux, des femmes pliaient des draps, faisaient mille choses à la fois.
Aucune ne perdait de temps. D’ailleurs autour de lui, tout semblait si
précieux…
Malgré ce labeur sans faiblesse, tout ici était ralenti comme si la
glycérine avait chassé l’air. Théo avait l’impression d’être dans une buan-
derie phénoménale. Il regarda encore un instant le travail de ces Noires

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qui portaient toutes une courte cornette dans la lumière brisée des
stores. Ici, le soleil n’était-il pas trop blanc ? La Nouvelle-Orléans,
pensa-t-il... Il referma les yeux.
Il sentit une main lui caresser le front.
– Salut, mon p’tit con...
Théo voulut répondre mais sa bouche ne s’ouvrit même pas. Il
voulut la rassurer d’un geste fort. Son bras ne bougea pas.
Théo voyait que Gloria retenait des pleurs. Elle se mit à lui
caresser le front plus rapidement et de façon plus appuyée.
– C’est rien, calme-toi... Hein ? C’est pas grave. Repose-toi,
maintenant.
Au contraire, ses yeux se firent impérieux.
– Ne t’en fais plus, Théo... Tu as eu un petit acc... Et puis,
merde ! non, Théo, tu n’as pas eu d’accident !
Gloria sortit de l’enveloppe kraft confidentielle une palanquée
de radios. Théo regarda autour de lui. Maintenant il remarquait tous
ces malades qui dormaient en plein jour. Il regarda ce que Gloria lui
tendait en tremblant. Il fut fasciné par la radio de son crâne : il y avait
une immense tâche blanche sur sa tempe outremer. Il voulut lire le laïus,
mais la lecture, elle aussi, bizarrement, lui était interdite.
– C’est toi qu’as fait ça, Théo... Y a un mois. J’étais dans mon
bain et tu t’es tiré une balle dans les chiottes ! Y avait qu’une cloison
entre nous, pourquoi ?! Merde, Théo ! Si les gens comme toi y meurent,
alors c’est trop horrible…

Des larmes lui vinrent.


À Gloria aussi.
Le corps de Théo fut secoué.
Il obéissait à une loi propre.
De dessous la chemise qui le protégeait
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jusqu’à mi-cuisses
s’échappait une diarrhée orange.
Gloria fit comme si de rien n’était.
Pourtant
en un millième de seconde
Théo sut
qu’elle avait vu.
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Danielle Lambert

Roissy-Paris

Deux jours auparavant, Scotland Yard a déjoué un complot


terroriste. Longues heures d’attente à l’aéroport de Florence : fouille au
corps, passages aux rayons X.

Puis, c’est Roissy sous la pluie, le premier RER B pour Paris.

C’est ensuite cet étrange arrêt d’une demi-heure à Villepinte


pour cause d’agression. Police, chiens, pluie toujours mais plus sombre,
plus fraîche, plus réelle. Apprenant qu’il s’agit d’une simple histoire de
sac à main volé, un groupe d’adolescentes laisse éclater un bouquet de
rires narquois. Une voix éraillée tombe des haut-parleurs, annonce que
le train va filer directement vers la capitale. Tes voisins noirs sont
soulagés de retrouver bientôt leurs enfants chez leurs nounous, leurs
familles qui en banlieue Sud, qui dans le XVe, loin. Comme la vitesse,
la pluie redouble de vigueur, cinglant le métal de la rame.

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Et c’est soudain le hurlement sans fin de l’avertisseur du train.


Le fracas inouï des pierres du ballast criblant la rame, suivi d’un choc
effroyablement sourd, violent et tragique à la fois. Interminable plainte
stridente des freins actionnés sur plusieurs centaines de mètres.
Personne ne crie. Silence de plomb sidérant tout le wagon. Seule la
pluie et la cendre immobile des minutes sur la nuit. Un mutisme de
Parisiens fatalistes et fatigués, si semblable à la morgue énigmatique des
garçons de café.

Une voix blanche et mate filtre des haut-parleurs : « Nous


annonçons aux voyageurs que notre train a heurté un individu. Dans
l’attente des secours et de la police, vous êtes priés de ne pas sortir. »
Les épaules s’affaissent.
– On est là pour quatre heures.
– J’ai tout de suite compris qu’on avait heurté quelqu’un lorsque
le conducteur a klaxonné, dix secondes avant le choc. Oui, dix secon-
des, il faut sentir ces choses-là.
– Il y en a plein, des suicides sur cette ligne.
– Dans le métro aussi.

Tu saignes, abondamment. Règles hémorragiques. Pas de


toilettes pour te changer, plus d’eau pour avaler un antalgique. Le temps
plonge de nouveau dans la nuit indéfinie. La pluie est devenue témoin
fidèle et vigilant. Les passagers viennent près de toi où se trouve une
fenêtre en partie ouverte, mettent le nez dehors en tentant de percer le
mystère opaque de « l’individu ».
– Ça sent le sang, ici.
Ne se doutent pas qu’il s’agit peut-être du tien.

Un quart d’heure long comme une journée. Les secours arrivent.


Tes voisins ne parlent plus de l’individu, mais du corps.
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Roissy-Paris

– J’ai vu passer des pompiers. Ils le cherchent.


– Tant que l’enquête ne sera pas terminée, on ne repartira pas,
c’est sûr.

Stridente, survoltée, une voix de femme succède mystérieuse-


ment à celle du conducteur dans les haut-parleurs. Ne pas sortir...
Éviter un second accident... Secours et police sur place... Solution va
être trouvée pour vous acheminer. Nous sommes arrêtés en pleine voie.
Tout trafic interrompu entre Roissy et Paris.

Lourdement, méthodiquement, la compagnie de CRS envahit le


train. Évacue tous les passagers en les faisant sauter du marchepied qui,
en l’absence de quai, se trouve à plus d’un mètre de hauteur. Les fait
grimper dans un autre train arrivé derrière. Qui marche sur quoi ?
Qu’est devenu l’individu qui est devenu un corps, lui-même éparpillé
en morceaux ?
– Nous n’avons aucune information à vous donner.
Tout le monde se rend au bout du deuxième train qui lui-même
touche la gare du Bourget. Le flot des passagers t’empêche de trouver
d’improbables toilettes. Direction quai 2B. Arrêt.
– Pourquoi on s’arrête ?
Les accents de banlieue roulent, tonnent.
– Alors, on nous dit quai 2B et maintenant, on ne peut plus
avancer.
Une passagère du premier wagon raconte qu’elle a pris pour du
bruit de verre cassé celui des os brisés.

En uniforme dans la nuit, c’est une femme qui traverse la foule.


Flic, secours, sécurité ? Avec un humour déplacé, elle te signale qu’on
montera sur le quai « dès que le corps n’y sera plus ». Flottement. Mais
il est où, ce corps ? Il rôde partout, dans l’opacité scintillante de la

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pluie, entre les reflets du ballast, parmi les ombres dansantes des quais.
Un passager parle soudain de cadavre. Il sera le seul. Pour tous les
autres, il s’agira du corps, asexué, indifférencié, entier ou pas, vivant ou
pas. Humain ou pas.

Qu’est-ce qu’un corps finalement ? Le Petit Robert répond tout


d’abord : « La partie matérielle des êtres animés. » Les corps célestes
existent aussi, qui ne sont pas toujours animés. Le corps peut également
constituer la partie principale d’un ensemble. Le corps se révèle être un
mot fort pratique quoique bien vague. Pour les voyageurs, celui de l’in-
dividu demeure introuvable, voilà l’affreuse réalité à laquelle ils doivent
se rendre, bloqués et entassés dans un souterrain dont les forces de l’or-
dre bloquent fermement la sortie vers les quais. Beaucoup préfèrent
quitter la gare, en pleine nuit, pour tenter de rallier à pied un hypothé-
tique moyen de locomotion. Épuisés, au comble de l’énervement, les
autres tentent de forcer le barrage vers le quai, comme pour rejoindre
l’impensable lieu du corps.

Autorisation enfin de grimper sur le quai. Indécence et effroi. De


la voie où chacun est dirigé, il est possible d’apercevoir les CRS, torche
à la main, qui interrogent l’éclat mat des rails. Allongé entre les voies,
le fantôme d’une tache de chaux blanche que semblent ignorer les
passagers d’un autre RER stationné juste à côté. Proximité des choses,
de la vie et de la mort, du corps vivant et du corps inanimé. Tous les
voyageurs maintenant réunis dans le même train, nouvelle attente. Il
s’agit de procéder au « sauvetage » des passagers de l’autre RER, égale-
ment bloqué. Tu saignes à tel point que tu n’oses plus te lever. Tu
demandes au capitaine des CRS combien de temps il s’agit encore d’at-
tendre. La réponse comme une gifle :
– Ça dépend si des passagers tombent ou pas.
La moleskine colle à ton pantalon. S’abandonner à la nuit, au
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corps multiple de ce train qui ne décide rien.


– Avez-vous besoin de secours ?

Gare du Nord enfin, à la minute précise des derniers métros.


Course éperdue des voyageurs qui s’envolent dans toutes les directions
du hall. Dehors, la pluie fidèle est redevenue insignifiante, rassurante.
Dans le taxi en maraude que tu attrapes, tu perdras ton sang et ton télé-
phone portable, glissant dans une chaleur liquide et épaisse.

Le lendemain dans Le Parisien, l’homme passé sous ton RER fait


l’objet de quelques lignes indifférentes qui lui redonnent étrangement
un peu d’existence sinon de vie. Un homme de 43 ans, dans la force de
l’âge : un début d’identité. Ayant voulu traverser les voies sans avoir le
temps de se rabattre, signale l’entrefilet. Laconique, le quotidien précise
que le conducteur a demandé une aide psychologique. Le conducteur,
certainement cet homme d’une blancheur lunaire croisé dans l’obscu-
rité du souterrain de la gare du Bourget, en compagnie des policiers et
de leurs lampes torches. Accablé, épaules affaissées sous une veste
devenue immense, l’indicible dans un regard perdu, aux confins de lui-
même.

Un mort pèse toujours sur un vivant. Nul doute que le vivant


sera ce conducteur. Qui a vu dans la nuit et sous la pluie la silhouette
hésitante de l’homme de 43 ans. Qui l’a longuement averti. L’a vu
grandir vers lui, devenir de plus en plus réel comme seuls certains
cauchemars peuvent le devenir, avec cette épaisseur gluante, cette
consistance propre à faire un poids définitif sur la conscience. Un corps
mort.

Aujourd’hui mardi, deux jours après l’accident, tu t’es délestée


de la boule stupéfaite de violence, tristesse, douleur et incompréhen-
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sion mêlées. Analyse non pas froide mais distante. Incroyable et incer-
taine banalité de Paris.

Le corps à corps entre passagers filant vers leurs multiples condi-


tions, ossature du RER, immobilité glaciale des rails, danse entêtante
de la pluie, et cet homme de 43 ans rencontrant l’impensable, ce corps
à corps se dénoue. Chairs qui se séparent, bruits de ventouses frustrées,
esprits d’après la fusion, mots qui se cherchent, si peu de mots
d’ailleurs, pour dire ces situations d’exception. Tu n’as pas trouvé celui
qui qualifierait la pluie tambourinant le lourd ballast.
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Bernardo Toro

Luz

Ce soir-là, Luz dîna plus tôt que d’habitude. Toute la journée


elle avait attendu ce moment, imaginant qu’un imprévu viendrait
entraver les projets de sa mère, mais maintenant qu’elle épluchait la
pomme en faisant attention de perdre le moins de chair possible, elle
savait que tout se passerait comme prévu : dans une demi-heure, quand
le dentiste sonnerait, elle serait au lit sans parvenir à s’endormir.
C’était toujours ainsi. En ôtant la peau, elle entamait la chair et ensuite
elle était obligée de manger les épluchures.
– À quelle heure tu as dit qu’il viendrait ?
– À huit heures.
– Je crois que je n’ai plus faim.
– Dans ce cas, monte tout de suite te coucher !
Le matin, elle avait reçu une lettre de son père. Une lettre lisse,
épaisse et un peu grasse qu’elle avait longtemps gardée dans sa paume
avant de la ranger dans sa commode. Malgré les protestations de sa
mère, elle différait la lecture de ces lettres autant que possible. Le jour

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où, en rentrant de l’école, elle trouvait une nouvelle lettre sur le vide-
poche, elle courait s’enfermer dans sa chambre et ouvrait le tiroir.
L’ancienne lettre était toujours là, lisse, épaisse et un peu grasse, elle
hésitait à la cueillir. Elle prenait un coupe-papier, des ciseaux, une
règle, et finissait par demander de l’aide à sa mère. De retour dans sa
chambre, elle parcourait la lettre rapidement, rangeait la nouvelle à sa
place et fermait à clef le tiroir. De cette manière, il y avait toujours une
lettre de son père qui l’attendait dans sa commode.
Mais ce jour-là, il y en avait deux.
– Et s’il m’apporte quelque chose ?
– Antonio ne peut pas t’apporter un cadeau à chaque fois qu’il
vient me voir.
Luz fit glisser son assiette et tendit le couteau à sa mère.
– Je voudrais juste lui dire bonsoir.
– Ce soir, on dîne entre adultes.
– Mais regarde, il fait encore jour !
La nuit n’était pas encore tombée, mais la mer avait pris une
teinte grasse et le ciel s’était mis à bleuir. Le silence était devenu plus
profond, comme si la sonnerie avait aspiré les bruits de la ville pour les
relâcher au moment où le dentiste appuierait sur le bouton. Elle se
lèverait d’un bon et pendant un instant tout serait à nouveau possible :
courir vers le portail, le remercier du cadeau, ajouter un couvert. Prises
de vitesse, les contraintes qui comprimaient sa vie s’assoupliraient.
Être la fille de sa mère ne serait plus une obligation, mais un rôle dont
elle s’acquitterait avec brio. Mais son élan se heurta au silence de sa
mère qui semblait perdue dans ses pensées.
Elle ne pouvait plus continuer à se cacher derrière sa fille. Ce
soir, elle lui avait promis une réponse et elle allait la lui donner.
Seulement elle ne savait pas laquelle. Dès qu’elle semblait tenir sa
réponse, son esprit se dressait pour lui opposer mille arguments. Elle
n’avait pas envie de les entendre. Elle préférait tout concéder en bloc.
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Luz

Mais tout de même, c’était pour sa fille et pas contre elle qu’elle allait
prendre une décision. Luz était encore trop jeune pour comprendre.
Elle lui tendit la pomme qu’elle avait fini d’éplucher.
– Je t’ai déjà dit que je n’ai plus faim.
– Et moi, je t’ai déjà dit que je voulais que tu montes te
coucher !
Ce soir-là, Luz ne se lava pas les dents, ne récita pas ses prières,
ne lut pas la lettre de son père. Quand la sonnerie retentit, elle était
déjà couchée, les bras en croix, le nez tourné vers le plafond, cherchant
en vain à se vider d’elle-même : clefs, devoirs, contrôles. Soudain une
voiture flanquée de deux ailes se posa, telle une mouche, au milieu de
sa pensée. C’était une chose vraiment incompréhensible, un obstacle
qui l’empêchait d’avancer. Elle releva la tête et tendit l’oreille à la
recherche d’une solution. Des choses inconcevables sous la lumière
redevenaient possibles dès la nuit tombée. Un matin, en ouvrant les
volets, elle avait retrouvé la plage infectée d’algues. Personne n’avait
l’air de savoir quel combat ou festin ou maladie avait poussé la mer à
vomir ses entrailles. Elle glissa sa main sous oreiller et attrapa la clef
du tiroir.
Bien sûr, le dentiste était déjà là, en train de boire son whisky
sur la terrasse. Il avait profité d’un léger assoupissement pour glisser
sa Renault sous les sapins. Elle ausculta à nouveau le silence. Aucune
parole, pas même le murmure des vagues. Mais soudain, derrière sa
tête, un coup sec, comme un drapeau qui claque dans le vent. De tous
les côtés surgissaient des drapeaux, ils retentissaient les uns après les
autres comme des coups de fusil dans le noir. C’est alors que le
dentiste lâcha le bouton de la sonnette et que deux coups brefs, vifs,
éclatants vinrent éclairer la chambre comme un phare. Pour Luz, ce fut
un soulagement. Encore un, reconnut-elle, en songeant à la nuit où elle
avait failli mourir. Il lui avait demandé de ne pas regarder la seringue,
de penser à son chat, elle avait bien un chat. Ça y est, c’était fini,

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l’aiguille n’avait pas quitté sa gencive qu’elle n’avait déjà plus mal.
Elle attrapa la clef sous l’oreiller, alluma la lampe et se leva si
vite que le sol tangua sous ses pieds. Elle tourna doucement la clef
dans la serrure et ouvrit le tiroir. Les lettres étaient là dans une boîte à
chaussures.
Elle prit la première lettre sur le tas, c’est-à-dire la plus récente,
et referma à clef le tiroir. Les pneus de la voiture crissèrent sur le
gravier. Elle alluma la lampe du bureau et approcha l’enveloppe. Son
nom tapé à la machine, deux ailes déployées, l’emblème de l’armée de
l’air, un tampon mauve frappé en biais, SANTIAGO. Quel âge
pouvait-elle avoir ? Elle jouait dans sa chambre, quand elle avait
entendu des cris. Ses parents se disputaient dans le salon. Parfois sa
présence servait à les calmer, mais à d’autres moments, on lui criait
sèchement de remonter dans sa chambre et de ne plus ressortir. Elle ne
savait pas quel parti prendre, mais descendit quand même quelques
marches.
Luz ne comprenait pas les raisons de ces disputes, mais perce-
vait, aux inflexions de la voix, les menaces, la douleur, la colère et
l’instant où les mots ne suffisaient plus. Sa mère éclatait en sanglots et
son père partait en claquant la porte. Ce fut encore le cas ce matin-là,
la mère éclata en sanglots et le père se retourna pour partir. L’instant
d’après, la femme prit l’un des bougeoirs de la table basse et se jeta sur
son mari en criant. Luz poussa un cri plus animal qu’humain. Ses
parents levèrent les yeux aussitôt. Elle voulut remonter, mais c’était
trop tard. « Mais qu’est-ce que tu fais là, Luz ? » C’était sa mère, cette
même femme qui ce soir ouvrait la porte de sa maison à un homme
qu’elle connaissait depuis seulement quatre mois. N’était-ce pas trop
précipité ? Probablement, mais jusqu’à présent son intuition ne lui
avait jamais fait défaut. Antonio avait un bon fond et adorait sa fille.
Il aurait pu être un très bon ami, une personne sur laquelle on pouvait
toujours compter. Mais il ne s’agissait plus d’amitié. La portière de sa
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Luz

voiture venait de claquer. Elle s’était dit qu’elle prendrait sa décision


en le voyant arriver. Il lui suffisait donc de lever les yeux, mais une
sorte de peur ou de superstition ou d’intuition que plus tard elle
regretterait cette décision l’empêchait de lever la tête.
Luz approcha l’enveloppe de la lampe pour regarder à travers.
Les lignes se superposaient, créant des zones d’empâtement d’où
surgissaient des l, des t des x, comme les pointes d’un fil de fer barbelé.
Elle prit le coupe-papier et l’introduisit délicatement par l’un des
coins.
Des pas dans l’escalier. Sa mère montait. Elle éteignit rapide-
ment la lampe du bureau, rangea l’enveloppe dans la commode et alla
se coucher. Quand sa mère ouvrit la porte, elle serra la clef dans son
poing.
– Tu ne dors toujours pas, ma puce ?
Luz ne répondit pas. Elle resta sans bouger, les bras en croix, les
lèvres collées, la clef à l’abri dans sa main.
– Tu n’as pas sommeil ?
La voix de la mère distante, poreuse, sortant non de sa gorge,
mais de ces verres épais qu’elle rangeait en haut du buffet. Elle détes-
tait le moment où les glaçons se mettaient à craquer.
– Maintenant tu vas être sage et t’endormir !
Ce n’était pas sa voix habituelle. Une autre voix, une autre
haleine, une autre odeur se mêlant à la sienne. Une autre enfant aussi.
Une enfant qu’elle prenait à tort pour sa fille.
– Bonne nuit, ma fille.
La mère posa un baiser sur son front et éteignit la lampe. Elle
n’avait pas tout à fait descendu l’escalier quand il lui sembla entendre
une porte. Un instant elle songea à remonter. Luz, qui d’autre ? Elle
ne dormait pas, bien sûr, elle attendait son départ pour rallumer et
quitter sa chambre. Mais que pouvait-elle bien faire à cette heure-ci ?
C’était Luz, en effet, qui venait de refermer la porte de la salle

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de bains. Il y faisait toujours si froid. Elle aurait mieux fait de mettre


ses sandales. Le carrelage lui avait donné envie d’uriner. Elle ouvrit les
battants de l’armoire à pharmacie et avança la tête. Ses troupes étaient
là, entre les deux glaces, face à face, profil contre profil. Des dizaines
de Luz, en enfilade, à gauche comme à droite, offrant leur visage à son
regard tatillon. À qui la faute ? Il fallait qu’elle retombe sur une seule,
mais elles étaient toutes pareilles. « Vous ne m’aurez pas ! Je finirai par
le savoir ! »
« Luz, qu’est-ce qui se passe ? » cria sa mère en essayant de
tourner la poignée. Luz ne pouvait pas répondre. Le cri l’avait laissée
sans voix. De plus, elle ne voulait plus lui parler. Elle était devenue
folle. Elle avait failli tuer son père. Mais bientôt les cris reprirent.
Quand son père la vit apparaître dans l’escalier, il monta et l’attrapa
par le bras. « Viens, tu ne peux plus rester ici ! Tu vas devenir folle avec
une mère pareille ! »
Ils ont roulé toute la journée vers Santiago, et plus au nord
encore. Le soir, elle dînait avec son père dans le restaurant d’un hôtel,
quand une certaine lumière sur le mur lui rappela le salon et sa mère.
Elle venait de mettre le couvert, dans l’espoir qu’ils seraient de retour
pour le dîner. Le verre de lait que sa mère lui avait versé rendait encore
plus cruelle la séparation. Toute la journée, elle s’était accrochée au
présent, sans penser au bras levé de sa mère, ni aux conséquences de cet
étrange voyage, ni à l’endroit où ils passeraient la nuit, ni à sa mère qui
devait les attendre, mais ce soir, à mesure que la nuit tombait, l’ici
cédait sous la pression de l’ailleurs. Son père n’avait pas de chef,
personne n’était au-dessus de lui. Il pouvait, d’un simple mot, lui faire
manquer l’école ou lui faire sauter une classe. Mais à cette heure,
quand la nuit commençait à tomber, il n’y avait que ce verre de lait qui
pouvait la calmer. Quelque chose se décrocha de sa poitrine et se mit
à fondre. Elle sentait qu’elle allait se mettre à pleurer. Son père avait
été si gentil. L’après-midi il s’était arrêté devant un supermarché et
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Luz

était revenu avec un immense seau de pop-corn qu’ils avaient vidé dans
un parking en écoutant des milongas. Il fallait oublier tout de suite les
pop-corn, si elle voulait retenir ses larmes. Elle éprouvait un sentiment
nouveau, celui du secret, de la duplicité, de la « vie intérieure ».
Grandir était bâtir un mur autour de soi. Elle ne pouvait pas décevoir
son père, surtout après la journée qu’il venait de lui offrir. Jamais il ne
lui avait accordé autant de temps, jamais elle ne l’avait senti aussi
proche, et c’était précisément pour préserver cette intimité qu’il lui
fallait cacher sa gratitude.
Ils passèrent la nuit dans cet hôtel tout en carrelages et glaces et,
pour la première fois de sa vie, Luz prit l’ascenseur. Le lendemain, ils
reprirent la route de bonne heure. Fidèle à la règle qu’on lui avait
apprise, Luz ne posa aucune question et regarda, d’abord intriguée,
puis de plus en plus lasse, les forêts de sapins se succéder pendant des
kilomètres. Au bout d’une très longue descente, ils débouchèrent sur
un grand terrain plat entouré de grilles. Son père fit un signe au garde
et la barrière se leva. Luz ne fut pas surprise de voir un groupe
d’hommes en uniforme mettre la main sur la tempe et faire claquer les
talons. Elle trouva tout aussi naturel de voir une enfilade d’avions à la
queue étoilée sur une piste d’atterrissage. En revanche, quand son père
ressortit de la cabane de la FACH avec un casque dans chaque main,
un frisson lui parcourut le dos.
Elle ferait mieux d’aller se coucher. Le passé n’était jamais fini,
il se recomposait sans cesse sous ses yeux distribuant son lot d’espoirs
et de déceptions. Elle tourna légèrement la tête et regarda la succes-
sion de profils alignés comme des cartes à jouer. C’était elle, Luz Arce,
multipliée à l’infini, mais toujours la même. Pourquoi sa mère ne
pouvait pas en faire autant ?
« C’est le plus petit casque que j’ai pu trouver, ma puce. J’espère
qu’il fera l’affaire. »
Le métal de la carlingue ronronnait sous leurs pieds. Un

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courant électrique changeait en chair tiède la ferraille. L’avion se mit à


trembler, prit de la vitesse, décolla, mais, au lieu de monter, ce fut le
sol qui descendit.
« On ne dirait pas qu’on monte, tu ne trouves pas. On dirait
plutôt qu’on s’enfonce dans le ciel. »
Son père s’assura que toutes les aiguilles étaient là où il voulait,
puis se tourna vers sa fille : « Alors, qu’est-ce que tu en dis ? Contente
d’avoir un père pilote ? »
Combien de gens y a-t-il dans une même personne ?
Son père claquant la porte de la maison sans un mot. Son père
lançant des pop-corn en l’air puis les rattrapant avec la bouche. Son
père sombre, calciné, semblable à un coing qui aurait reçu des coups,
les mains fermées sur les commandes.
« Regarde sur ta gauche ! C’est Hualqui. Ça a l’air petit, c’est
pourtant une ville de… »
« Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? » La réponse à jamais perdue
parmi les bruits du vol.
Tout petit, en effet. Si petit qu’elle se mettait à souhaiter, à
craindre, à souhaiter qu’ils restent à jamais suspendus dans le ciel.
L’avion soudain mou, silencieux, délesté de sa ferraille. Devant
eux, une multitude d’éclats de verre grossissant à une vitesse verti-
gineuse.
« Je vais te montrer l’hôpital où est née ta mère. » L’espace
d’une seconde, elle se vit, à travers l’une de ces fenêtres, agitant un
mouchoir blanc en direction de sa mère qui venait de naître. Quand
l’image s’effaça, il ne restait plus qu’un troupeau de lumières étanchant
sa soif autour d’un filet sombre.
Combien de gens y a-t-il dans une même personne ?
Sa mère coiffant ses cheveux devant la glace du salon. Sa mère
mêlant sa voix à celle du dentiste jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une
rumeur tailladée de rires. Sa mère, en larmes au pied de l’escalier, la
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Luz

suppliant de ne pas s’en aller, parce qu’une mère n’est rien sans sa fille.
Elle ferma les battants de l’armoire à pharmacie. Depuis
quelque temps, quand elle se regardait dans la glace, elle se demandait
quel rapport il y avait entre elle et son visage. Dans la rue, parfois, elle
trouvait étrange que les voisins la reconnaissent. Et elle songeait à la
manière dont elle pourrait en parler à sa mère. « C’est totalement
absurde, Luz ! Je n’ai jamais entendu quelque chose d’aussi farfelu ! »
Elle n’avait su trouver les mots qu’il fallait. Ou alors elle était trop
intelligente. Il n’empêche, elle passait trop de temps devant la glace.
Soit à diriger son armée de sosies, soit à essayer de comprendre
pourquoi son visage ne lui ressemblait pas vraiment. Dans la rue elle
scrutait les passants, dans le bus elle observait les passagers. Luz était
une orpheline, à la recherche de son visage. Elle se souvenait l’avoir vu
un matin, son vrai visage, pas le masque qu’elle portait tous les jours,
flottant sur la porte vitrée de la cantine où à dix heures elle prenait un
verre de lait.
Elle retourna dans sa chambre sûre d’avoir oublié quelque
chose. Tout à l’heure elle avait oublié les sandales et maintenant elle
avait un peu mal à la gorge. Elle se recoucha et adopta sa position
habituelle, les bras en croix, le nez tourné vers le plafond. Sa clef ? Où
était sa clef ? Un filet de lumière s’allongea au pied du mur, la porte
poussa un cri aigre de mouette. Sa mère apparut soudain en ombre
portée sur la fente du couloir.
– Ma petite souris fait toujours semblant de dormir ?
Elle alluma, s’approcha du lit et posa un baiser sur le front de
sa fille. Dans ses yeux, pâles comme ces fleurs que les papillons visi-
tent au crépuscule, l’ennui, l’impatience, le désir de redescendre au plus
vite.
– Il est là ?
– Oui, il vient d’arriver.
– Et alors ?

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– Alors rien.
– Et pourquoi tu es montée ?
– Pour voir si tout allait bien.
Luz se tourna vers le mur et ferma les yeux. Le craquement du
sommier lui rappela le bruit insupportable des glaçons dans le whisky.
« Juste un doigt, Clara. N’oubliez pas que je conduis ! » Malgré son
discernement, Luz confondait souvent mémoire et imagination. Aussi,
quand elle imaginait le dentiste, assis devant la baie vitrée, en train de
faire tourner les glaçons. « Quelle belle vue, vous avez là, Clara ! Et si
nous allions finir notre boisson sur la terrasse ? » Elle ne faisait que se
rappeler la scène qu’elle avait vécue la première fois, quand le dentiste
était venue la voir, elle, sa « plus jolie patiente ». Ils s’étaient assis sur
les chaises longues et étaient restés un long moment en silence à
contempler la digue et les lampadaires du Paseo. Luz serrait la boîte
de chocolats contre sa poitrine et pensait à la peine qu’elle était en
train de faire à son père.
« Quelquefois, quand le temps se gâte et que terre et ciel se
confondent dans une même crasse, on est soulagé d’apercevoir les
lumières de quelque village. On met le cap sur elles, rassuré d’avoir
trouvé une brèche dans l’orage. Au bout d’un moment, on s’aperçoit
qu’on poursuit des étoiles ! »
Autrefois mère et fille s’asseyaient côte à côte sur la terrasse à
penser au même homme et à contempler le même ciel. « Quel gâchis
tout de même que cette lune ! se lamentait la mère. Je suis sûre qu’à
Santiago le ciel est plombé ! »
– Tu veux que je te laisse la lumière ?
La mère déposa un dernier baiser sur le front de sa fille et
éteignit la lumière. Elle était déjà dans le couloir quand sa fille l’ap-
pela.
– Quoi, ma fille ?
– Maman ?
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Luz

– Oui, je suis là ! Qu’est-ce qu’il y a ?


– Pourquoi tu me demandes, d’habitude tu sais tout.
– Non, je n’en sais rien. Tu veux que je rallume ?
Luz avait peur tout à coup, seulement elle n’aurait pas su dire de
quoi. Elle serra la clef dans son poing et se souvint de la promesse
qu’elle s’était faite tout à l’heure.
– Alors, tu veux que je rallume ou pas ?
Le silence était une forme de réponse, mais la mère ne voulait
pas entrer dans son jeu. Ce soir, elle avait envie de couper le cordon qui
la reliait à sa fille. Ce cordon qui l’avait déjà attirée deux fois dans cette
chambre, alors qu’Antonio venait à peine d’arriver. Oui, il fallait bien
l’admettre, ce soir, elle aussi avait peur. Mais sa personne n’avait
aucune espèce d’importance. Dans ses décisions, seul comptait l’avenir
de sa fille. C’était pour cela qu’elle était montée. Ce soir, elle la sentait
plus menacée que jamais. Sa fille aussi avait peur, comme si elle
pressentait quelque chose. Elle ralluma et lui jeta un dernier regard.
– Qu’est-ce que tu peux être pénible quand tu as décidé de te
taire !
C’était drôle tout de même. C’était sa fille qui avait fait entrer
Antonio dans sa vie. Cette nuit-là, elle était terriblement gênée, à cause
de l’heure, bien sûr, et de son refus d’être payé. La statue d’Andres
Lamarca surplombait la cour de son immeuble etc. Oui, c’était bien
son grand-père – Non, elle ne voyait pas le rapport. Elle paierait
comme tout le monde. Elle y tenait. Et pas parce qu’elle roulait sur
l’or. La maison et le terrain avaient été hypothéqués l’année dernière,
d’ailleurs... Mais pourquoi elle lui racontait cela ? Elle ne voulait pas
de traitement de faveur, mais pas de charité non plus. Est-ce qu’il
pouvait le comprendre ?
Elle fut surprise de ne pas le retrouver sur le canapé. Sa première
réaction fut de regarder dans le hall d’entrée. Il n’était pas parti tout
de même. Quelle idée ! Il contemplait la mer, debout devant la baie

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vitrée. Quand allait-elle lui donner sa réponse, avant ou après le dîner ?


Après. Elle se sentait si vieille pour ce genre de situation. Les regards,
les pressions de main, les compliments. À vingt ans, elle détestait déjà,
alors à quarante-six ? Il y avait chez elle une raideur, une réserve, un
besoin de distance. Il ne l’attirait pas, il ne la dégoûtait pas non plus,
mais la seule idée d’avoir à partager son intimité. Si seulement on
pouvait brûler les étapes et se retrouver comme un vieux couple à boire
le thé et faire des promenades sur le paseo. Dans ce cas, pourquoi pas,
en toute amitié. Elle avait traversé le salon et était à présent derrière
lui. La vie était derrière eux, mais il ne s’en apercevait même pas,
absorbé qu’il était par la contemplation de la baie. « Et si nous allions
finir notre whisky sur la terrasse ? »
La mère n’avait pas vraiment compris le silence de sa fille. Il se
rattachait à une promesse qu’elle s’était faite et à sa nouvelle lubie :
« faire la lettre. » Un jeu qui consistait à rester le plus longtemps
possible sans bouger, les bras en croix, les lèvres collées, la clef ferme-
ment serrée dans son poing.
Luz songeait à tous les drames qu’elle aurait pu éviter si elle
avait toujours agi ainsi. Quand elle entendit le rire du dentiste monter
depuis la terrasse, elle leva instantanément la tête. Trop tard. La lettre
était à recommencer. C’était tout de même étrange ces choses qui se
passaient en même temps et dont elle ne prenait conscience que l’une
après l’autre. Quand elle pensait à la mer, par exemple, elle entendait
les vagues, mais dès qu’elle n’y pensait plus, la mer se taisait. C’était
alors les aiguilles du réveil qui se mettaient à sonner. Et il fallait qu’elle
repense aux vagues pour essayer de les faire taire. Mais quand elle
pensait à elle-même, comme à l’instant, en faisant la lettre, elle
entendait le dentiste s’esclaffer. C’était de sa faute, sa mère n’y était
pour rien. Le mal avait commencé à grandir en elle lentement et une
nuit il s’était manifesté. Elle avait palpé sa joue. La moitié de sa
mâchoire avait grossi, repoussant tout autour d’elle. Elle avait voulu se
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Luz

lever, se regarder dans la glace, mais elle avait eu peur de retrouver un


monstre. Elle s’était retrouvée en sanglot au pied du lit de sa mère.
« Non, ne me regarde pas !
– Mais il faut que je te regarde pour savoir où tu as mal.
– C’est ici, dans la joue !
– Ça doit être une dent alors. Demain matin, on ira voir le
dentiste !
– Tu n’as pas compris, c’est tout de suite qu’il faudrait un
dentiste !
– Luz, sois gentille !
– Je ne peux plus supporter la douleur !
– Je sais, ma puce, c’est très douloureux. Tu dois avoir un abcès !
Mais qu’est-ce que tu veux, on ne réveille pas les dentistes au milieu de
la nuit ! »
La mère l’avait prise par la main et l’avait raccompagnée dans sa
chambre. Elle lui avait donné un grand verre avec deux aspirines. Un
peu plus calme, elle avait essayé de serrer la mâchoire. Ce n’était ni un
poids, ni un abcès, c’était une maison entière en train de grossir dans
sa bouche.
« Je t’assure, je ne peux pas attendre, il faut vite faire quelque
chose ! »
Une maison qu’elle essayait de maintenir en équilibre, une
maison qui menaçait de l’entraîner dans sa chute.
« Fais-moi confiance, ça va passer ! Maintenant il faut que tu
fermes les yeux et que tu te reposes ! »
Au bout d’un quart d’heure, elle avait bondi sur ses pieds, les
larmes aux yeux. Elle était retournée dans la chambre de sa mère.
« Maman, ça ne passe pas, je te jure ! »
Comme si elle allait mourir là, tout de suite, au pied du lit.
« N’aies pas peur, c’est juste une petite piqûre, après tu n’auras
plus mal du tout ! Allez, ne regarde pas la seringue, pense à ton chat,

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tu as bien en chat ? Ça y est, c’est fini ! »


L’aiguille n’avait pas quitté la gencive qu’elle n’avait déjà plus
mal. Sa mère avait tout essayé, mais un seul mot de sa part avait suffi.
Elle le regarda avec dévotion.
Le lendemain, son petit miroir se promenait librement parmi
ses gencives.
« Ouvre encore un peu, voilà ! Ta maman m’a bien dit que tu
étais une fille courageuse ! »
Elle allait chez le dentiste deux fois par semaine, mais sa mère
ne se rendait compte de rien : ni des mots qu’il lui glissait à l’oreille, ni
de l’odeur de savon qui restait imprégnée dans ses narines, ni de la
pression de sa jambe, ni du filet sanguinolent qui restait accroché à sa
lèvre et qu’elle était obligée de couper avec sa main.
Un jour, après l’école, sa mère l’amena prendre une glace au café
Colonia. Il n’y avait pas d’autre solution, lui confia-t-elle sur le chemin
du retour. Parce que de l’argent qui leur venait du grand-père, il ne
restait plus que quelques miettes. Parce que la pension que leur versait
son père allait encore diminuer l’année prochaine. Parce que pour
payer son école, elle avait été obligée de mettre sa bague au clou. Parce
que (c’était la conclusion) autrement il faudrait vendre la maison et
louer un appartement au centre ville.
Luz essaya d’imaginer sa vie loin de la colline. Des pigeons à la
place des mouettes. Des étrangers sous ses pieds, sur sa tête, de l’autre
côté du mur. Heureusement sa mère avait trouvé une solution.
Un matin, sa mère entra sur la pointe des pieds dans sa cham-
bre. « Luz ? » Elle adorait lui jouer de petits tours et notamment celui-
là. La vraie Luz se tordait d’un rire satanique, alors qu’en surface sa
petite fille dormait du sommeil des justes. « Luz ? » répéta la mère en
touchant son épaule. « Quelqu’un est venu te voir, il faut que tu
descendes ! » Elle fit semblant de ne pas comprendre, mais au fond
d’elle-même elle savait : c’était son père. « Qui est-ce ? » fit-elle en
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Luz

s’étirant. Elle se sentait plus que jamais observée. « Descends et tu


verras, c’est une surprise ! » Luz lâcha un cri de stupeur en voyant un
homme aux cheveux blancs surgir de derrière le canapé. « J’ai apporté
un cadeau pour ma plus jolie patiente ! » s’écria le dentiste en sortant
une grande boîte d’un sac couvert d’étoiles. Elle s’était avancée vers le
canapé sans lever la tête. Une sensation de déjà vu l’oppressait, son
cœur battait très fort, quelque chose d’irréparable était en train de se
produire, elle avait envie de revenir sur ses pas, de refermer la porte, de
condamner cette pièce. Elle prit la boîte et entendit la voix de sa mère
sermonner la petite fille qu’elle n’était plus. « Alors, qu’est-ce qu’on
dit, Luz ? » Sa mère avait raison, il n’y avait pas d’autre solution.
C’était l’une des raisons du dédoublement qui s’accomplissait en elle,
de seconde en seconde, depuis qu’elle était rentrée dans cette pièce et
même plus tôt, depuis le soir où la mort était entrée dans sa bouche.
C’était donc ça grandir. Ce mélange de « déjà vu » et « jamais plus ».
Elle ouvrit la boîte lentement, en faisant attention de ne pas abîmer les
chocolats, en proposa un au dentiste, puis à sa mère et resta là, à
genoux contre la table basse, à contempler l’emballage, alors que les
adultes avaient repris leur conversation. Le jeu était fini. Maintenant
il allait falloir se mettre à vivre pour de bon.
Luz n’entendait pas les éclats de rire provenant de la terrasse,
mais percevait tous les bruits de la colline : les vagues, le réveil, les
craquements des boiseries, les frémissements des sapins, l’angoisse des
mouettes dans les falaises. L’inquiétude de la colline était devenue une
extension de sa propre inquiétude, une autre peau par-dessus sa peau
avec des viscères criardes et des nerfs hypersensibles. Elle glissa la tête
sous l’oreiller pour amortir tous ces bruits. Elle était sur le point de
devenir folle et sa mère sirotait tranquillement son whisky. Mais que
lui fallait-il pour comprendre, qu’il apporte une malle pleine de
seringues et qu’il les accroche en guirlande entre les branches des
sapins ?

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Elle lui avait encore dit ce matin : ses seringues ou les klaxons,
il n’y a d’autre solution.
Et elle se demandait qui elle allait bien pouvoir appeler à
l’avenir, quand elle serait seule avec la mort.
Et peut-être bien qu’elle viendrait. Mêmes yeux, mêmes mots,
mais une autre odeur mêlée à la sienne.
« Tu as toujours mal, ma puce ?
– Tu ne les vois pas ? »
– Quoi ma fille ? »
Les aiguilles accrochées de branche en branche ou alors un
appartement minuscule où à la place des mouettes on entendrait les
pigeons.
Combien de gens dans la même personne ?
Sa mère, en gants et cheveux relevés, au bras d’un homme plus
âgé. Sa mère, un foulard gris autour du cou, dans la salle d’attente du
dentiste. Sa mère à genoux au pied de l’escalier la suppliant de ne pas
l’abandonner, car une mère n’est rien sans sa fille.
Luz sortit la tête de sous l’oreiller et cria : « Jamais ! » Mais sa
mère ne pouvait plus l’entendre, elle et son hôte étaient rentrés dans le
salon pour dîner.
Luz lâcha la clef et tenta de se relever, mais ses bras n’obéis-
saient plus à ses ordres. Elle chercha d’instinct un appui, une arête, un
coude qui puisse la soutenir ou du moins l’empêcher de se répandre,
mais il n’y avait rien, juste l’explosion de son cœur et le reflux de la
sueur. Ses yeux le supplient, mais le dentiste ne veut rien entendre. Ce
n’est pas de sa faute, ce sont les murs qui hurlent et les lumières du
paseo qui aspirent son front et soulèvent la marée de son ventre, alors
que aplatie sur le lit, elle entend les semelles du dentiste monter
marche après marche et glisser le long du couloir. « Maman, cria-t-elle,
je ne veux pas qu’il entre ! Maman, je ne veux pas qu’il me pique !
Maman, s’il te plaît, je n’ai plus assez de clefs ! »
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Mais par bonheur sa mère ne pouvait rien entendre. Elle était


dans la cuisine en train de vérifier la cuisson des asperges qui
semblaient, en effet, un poil trop cuites.
Dans son désespoir, Luz se remit à faire la lettre et à se réciter
la liste des affluents du Bio Bio. Elle imagina une multitude de racines
nourrissant une grande tige dont les feuilles plongeaient dans la mer
et cette vision parvint à la calmer. Peu à peu une mélodie familière
commença à palpiter dans ses veines. Elle semblait provenir de son
sang et entraîner dans une même vague les choses les plus récentes et
les plus anciennes : les clefs, les pigeons, les glaces, les seringues, les
épluchures, les pop-corn...
Est-ce la petite qui crie ? se demanda le dentiste. Il allait appeler
la mère quand il s’aperçut que les cris avaient cessé. Il resta quelques
secondes suspendu au silence, puis il se dit : Ce n’est rien, un
cauchemar sans doute.
Peu à peu les meubles cessèrent d’être des meubles, ils perdirent
leurs teintes, leurs formes et jusqu’à leurs noms. Luz elle-même cessa
d’être Luz et son corps se mit à être de la même matière que les murs
et à respirer comme respirent les rideaux.
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Repères
bibliographiques

Geneviève Alméras publie pour la première fois.

Márcia Bechara, écrivaine brésilienne, a publié trois œuvres de


fiction : Métodos extremos de sobrevivência (Publisher Brasil, 2009), Casa das
Feras (7Letras, 2007) et Alegoria para Dinorah (Mazza Edições, 1994).
Ses nouvelles sont traduites en français depuis 2009 par Izabella
Borges et Jean-Baptiste Michel.
Son site : www.marciabechara.com

François Claude-Félix a publié un roman, Un beau voyage,


Edilivre, 2009. La nouvelle que nous publions dans ce numéro est
extraite du recueil La Combe noire.
Son blog : www.claudefelix.unblog.fr

Jean-François Dalle a publié Réussir sa ferme (avec Sophie


Dutertre) et Les Machines utiles (avec Baldo) aux éditions des Quatre
Mers.

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Sylvain Josserand a publié Sur les Traces du Passé, des Cévennes au


Mexique et Vassilia et le Lechlii (illustrations Katia Lou) aux éditions
L’Harmattan et deux recueils de nouvelles : Contes et nouvelles du temps
présent et La Vie en plein mouvement aux éditions Publibook. Il publie
régulièrement des contes, nouvelles et textes poétiques dans les revues
Le Manoir des Poètes et Arts et Mots. À paraître fin 2010 : Haïkus de cœur
(L’Harmattan).

Danielle Lambert a publié des extraits poétiques dans les


revues Le mensuel littéraire et poétique, Petite, Décharge, Gros textes, Contre-allées ;
les proses brèves de Charité désordonnée dans la revue Les Moments Littéraires
et plusieurs textes dans Rue Saint Ambroise.

Ludovic Maubreuil publie régulièrement des écrits sur le


cinéma et quelques critiques littéraires dans Le Magazine des livres, Kinok,
Éléments, La Revue du Cinéma, il est l’auteur de deux essais chez
Alexipharmaque : Le cinéma ne se rend pas et Bréviaire de cinéphilie dissidente.

Dominique Pascaud a publié dans la revue Dissonances. Ses


différents projets musicaux, plastiques et littéraires sont visibles sur
www.dominiquepascaud.fr

Jean-Louis Parrot est auteur de poèmes et de pièces de théâtre :


La lettre à personne, (Théâtre la Lucarne à Bordeaux), Favela (Prix Ardua
1996). Il a publié des nouvelles dans les revues Bleus d’encre, Sol’Air, Cie
du Barrage, les Cahiers de l’Adour et les éditions du Club Zero.

Guillaume Siaudeau a publié Poèmes pour les chats borgnes aux


éditions Asphodèle, ainsi que Boucle d’œil aux éditions Nuit Myrtide. Il
est le créateur de la revue de poésie Charogne, aujourd’hui éditée par
Asphodèle éditions. Son blog : lameduseetlerenard.blogspot.com
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Denis Sigur a publié dans les revues N comme nouvelles, L’Ours


polar, Hauteurs et Rue Saint Ambroise et deux recueils de nouvelles : Petit
traité de savoir-vivre à l’usage de ceux qui vont mourir, 2007, et Crises de foi,
2009, aux éditions Edilivre-Aparis.

Jan Thirion a publié un recueil de nouvelles Élagage de Printemps,


éd. Quadrature, 2007, et deux romans, Dieu veille Toulouse, l’Écailler,
2009, et Soupe tonkinoise, TME, 2010. Sur internet, chaque semaine, il
publie un court récit inédit sur les sites littéraires K-Libre et Ateliers
in8. Pour plus d’informations, http://janthirion.wordpress.com/

POUR NOUS ENVOYER UN TEXTE

L’envoi de textes se fait uniquement par mail à l’adresse :


ruesaintambroise@gmail.com.
Les textes doivent se présenter sous forme de fichier Word et
comporter le nom de l’auteur. Évitez toute mise en page autre que
celle indispensable à la compréhension du texte. Nombre de signes
maximum : 25 000.
Les auteurs ne peuvent soumettre à notre comité qu’un seul
texte par numéro. Pour mieux orienter votre choix nous vous
conseillons fortement de lire la revue.
Nous lisons tous les textes que nous recevons et répondons
toujours à leurs auteurs.

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{ L E S Pe t i t s ma ti ns}
Revue de création littéraire
11, allée Francis-Lemarque
94100, Saint-Maur-des-Fossés

ruesaintambroise@gmail.com
http://ruesaintambroise.weebly.com/

Directeur de la publication
Bernardo Toro

Comité de lecture
Marianne Brunschwig, Françoise Cohen, Luc-Michel Fouassier,
Élisabeth Lesne et Bernardo Toro

Maquette
Lpm d’après Labomatic

Réalisation : André Mora


Révision : Élisabeth Lesne, Françoise Cohen

Vente au numéro 10 euros


Abonnement 3 livraisons par an
France 25 euros
Étranger 30 euros
Abonnement de soutien 50 euros

Dépôt légal novembre 2010


1632-2584
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Achevé d’imprimer
par TREFLE Communication, Paris
en novembre 2010
N° d’impression : 7731
dépôt légal : novembre 2010

Imprimé en France

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