Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Traduit de l’italien
par Emmanuel Lambion et Daniel Vander Gucht
I. LE LIVRE : AGONIE ET TRANSFIGURATION 7
1. Harold Adam Innis (1894-1952), historien canadien de l’économie et des médias est considéré
comme le fondateur de la « Toronto school of communication » et le père spirituel de McLuhan.
Certes, l’analyse de Lazarsfeld n’était pas tout à fait dépourvue de
validité cognitive et avait sa propre plausibilité. Mais c’était une analyse
qui présupposait encore que l’usager, le téléspectateur, n’était jamais
seul, que ce dernier vivait encore dans la tiédeur rassurante d’un noyau
familial qui avait désormais fait son temps, en particulier dans les grandes
métropoles, et qui reposait donc sur l’existence d’un « groupe restreint »,
appelé à fonctionner à l’instar d’un filtre critique par rapport aux messages
de la télévision. Je laisse ici de côté les approches qui prennent en consi-
dération les relations de pouvoir, c’est-à-dire toutes ces analyses où le
message télévisé est considéré comme une « arme politique » de propa-
gande, de justification ou de rationalisation idéologique 1.
est une prothèse pour l’homme, elle est également quelque chose de plus,
qui reste, du moins pour le moment, encore indéchiffrable. C’est pour
cette raison que la télévision attire et repousse, séduit et effraie en même
temps. Avec McLuhan, nous pénétrons avec témérité dans le royaume
du son et de l’image. Presque entièrement dépourvu de sensibilité histo-
rique, ce qui rend par ailleurs son discours fascinant par les sauts d’une
époque à l’autre ainsi que par les rapprochements insolites qu’il opère
entre ces dernières, McLuhan rentre à l’intérieur même du médium, le
questionne de l’intérieur. Commençant à parler de mémoire comme le
ferait un sociobiologiste, il soutient qu’à ce jour, nous n’avons utilisé
que l’hémisphère gauche – notre hémisphère logico-analytique – propre
à la rationalité cartésienne, alors que nous devrions aujourd’hui et plus
que jamais utiliser également notre hémisphère droit – imaginatif, chaud,
émotif – afin de nous glisser en quelque sorte du règne froid et autori-
taire de nos pères au royaume chaleureux et rassurant de nos mères. Par
cette perspective d’une immersion projetée dans un nouvel univers de
significations émotives, McLuhan inaugure un discours profondément
1. Je renvoie sur ces questions à mes ouvrages : La storia e il quotidiano, Rome/Bari, Laterza,
1986 ; The End of Conversation, New York, Greenwood, 1987 ; Mass media e società di massa,
Rome/Bari, Laterza, 1992 ; La perfezione del nulla. Promesse e problemi della rivoluzione digi-
tale, Rome/Bari, Laterza, 1997.
novateur, ce dont il était bien conscient. La mort l’a cueilli avant qu’il
puisse en élaborer les corollaires décisifs. J’ai toujours senti chez lui,
de ce point de vue, une affinité sans doute inconsciente avec certaines
prises de position de Gregory Bateson 1.
McLuhan perçoit au loin, comme Moïse, une espèce de « terre
promise », il voit une ère nouvelle, l’ère « néo-tribale » du « village
global ». Une époque qui réévalue l’odorat, qui ne privilégie pas seule-
ment l’acuité visuelle, mais qui se porte au-delà, en corrigeant l’ap-
proximation visuelle. Pour McLuhan, on voit également avec l’oreille.
On redécouvre le sens tactile. Dans certains moments d’euphorie et d’un
enthousiasme intellectuel contagieux, McLuhan m’a fait comprendre
qu’avec les nouveaux médias, et nonobstant mes réserves, c’était fina-
12 lement tout l’être humain qui était investi, mis en mouvement, appelé
à s’impliquer, corps et âme, avec ses sentiments comme ses jugements
rationnels, en dépassant par là même à la fois cette scission entre corps
et esprit sanctionnée par le christianisme, et, surtout, une logique de
l’écrit héritée de Gutenberg et de Descartes : celle de la succession des
paroles, un chapelet de mots, ligne après ligne. On est enveloppé dans
l’accolade d’une nouvelle oralité. Par rapport à mes hésitations,
McLuhan insiste : il en appelle même à l’oralité de nos classiques, à
celle d’Isocrate l’émotif qui, à quatre-vingt-deux ans, commence son
autobiographie et dépasse les raisonnements abstraits d’un Thucydide.
Le ton de McLuhan, qui se fait ici irénique, ne me semble cepen-
dant pas acceptable en bloc. L’histoire ne connaît pas de semblables
retournements. Ils sont tout simplement impossibles, étant donné la multi-
plicité des variables en jeu ainsi que les caractéristiques variables de
tel ou tel contexte. Il m’a semblé opportun de soutenir, en me lançant
dans une polémique ouverte avec McLuhan, que la télévision, dans la
mesure même où elle active l’hémisphère droit de notre cerveau, donne
naissance à ce nouveau type d’homme que j’ai jugé légitime d’appeler
Homo sentiens. Cet Homo sentiens peut de façon très plausible être
dans une sorte de gélatine humaine quelque peu amorphe. Il serait tout
aussi vain de contester le fait qu’une nouvelle dimension de la commu-
nication humaine s’est instaurée, ne fût-ce qu’à l’état embryonnaire :
une communication comprise, à la lettre, physiquement, comme une
façon de « mettre les choses ensemble ». Il est probable, ainsi que le
théorisait, voire redoutait McLuhan, que la télévision exerce une espèce
de monopole pervers de l’imagination, en s’appuyant sur cette dialec-
tique subtile, inexplorée et mystérieuse, qui existe entre l’image du pouvoir
et le pouvoir de l’image.
Le pouvoir de la télévision existe donc bel et bien. McLuhan a raison
sous cet angle de vue. Je voudrais seulement souligner le fait qu’il ne
s’agit pas d’un pouvoir illimité. Il y a encore des logiques de commu-
nication qui échappent à ce réseau télévisuel, aussi imposant soit-il, et
désormais planétaire et ramifié en sous-réseaux. J’insiste sur ce point
pour la simple raison que la télévision ne travaille pas dans le désert,
et qu’elle doit supporter le poids de l’histoire, même si elle continue à
nier et à théâtraliser la réalité, en s’efforçant par là même de la « déréa-
liser ». Enfin, last but not least, j’ajouterais le fait que le livre est lui
aussi un médium de masse. Il a été détrôné, n’est plus le support prin-
cipal de la communication, mais il continue à exister. On n’a jamais
imprimé autant d’ouvrages que depuis la proclamation de la mort du
livre. Je ne suis jamais parvenu à convaincre McLuhan qu’une issue
existait, et qu’elle subsiste toujours. Celle-ci réside dans l’interaction
critique entre les différents mass media – ceux imprimés sur papier comme
ceux de la néo-oralité, capables (espérons-le) d’une fécondation mutuelle
ou, à tout le moins, susceptibles de combler leurs limites respectives.
Je suis toutefois aujourd’hui moins confiant en ce happy end que je
ne l’étais hier. La voie d’issue sera probablement très exiguë, si elle ne
s’avère pas être carrément entravée par d’insolubles contradictions. Chaque
jour la menace mortelle que je vois peser depuis des années sur cet objet
paradoxal qu’est le livre – désormais produit de masse d’un artisanat
devenu industrie de grandes séries, mais restant toujours, obstinément,
un prototype –, acquiert une consistance et une matérialité plus lourdes.
McLuhan est mort, mais je sais désormais, moi aussi, après ces tenta-
14 tives de résistance extrême lors de nos colloques orageux, que le livre
est en danger, que les expositions, les fameuses « foires du livre » et
autres festivités qui lui sont consacrées revêtent déjà la saveur et l’odeur
de commémorations funèbres. L’illettrisme des populations soi-disant
alphabétisées est en train de croître, tout comme ne cesse d’augmenter
la grande et, à ce qu’il paraît, irrésistible ondée des analphabètes sur le
retour sans compter même celle des aficionados d’Internet, ce monde
virtuel qui risque de produire des idiots savants qui savent tout et sont
informés de tout en temps réel mais qui ne comprennent rien, tant ils
sont phagocytés par la pléthore d’informations qui les assaillent et qu’ils
ne parviennent pas à assimiler, étourdis qu’ils sont par la rapidité « médu-
sante » des images.
1. Cf. KARL POPPER, « Une loi pour la télévision » (1993) in La Télévision, un danger pour la
démocratie, trad. Claude Orsoni, Paris, Anatolia, 1995.
commun dénominateur compréhensible par tous. Elle doit donc arrondir
les angles, c’est-à-dire équarrir. Au terme de ce processus, le public
télévisuel cesse d’être un groupe humain réactif, il est « massifié ». Ce
qui ne veut pas dire pour autant qu’il soit réductible au « troglodyte »,
ainsi que des cohortes d’intellectuels pédants ne se lassent pas de l’in-
sinuer. Il n’y a pourtant rien là de nécessairement vulgaire ou honteux.
La « massification » se situe d’emblée à un niveau moyen, ni trop haut
ni trop bas, en harmonie avec ce que les directeurs de chaînes consi-
dèrent être le « sens commun », autrement dit cette « sagesse » soli-
dement ancrée dans les valeurs du bon sens et de la « morale courante »,
soit, littéralement, comme le soulignait Chesterton, la « morale qui s’en-
court 1 ».
16 Il convient de souligner qu’il s’agit là de la voie royale vers la répé-
titivité, inévitablement ennuyeuse, de ces programmes qui suscitent la
nostalgie des classiques comiques du cinéma muet, de Chaplin à Buster
Keaton. Il n’y aurait donc pas lieu de s’étonner de voir un beau matin
le peuple des téléspectateurs, devenus télé-dépendants, se réveiller en
manifestant les symptômes d’une crise d’inappétence télévisuelle radi-
cale. Car ils se sentent actuellement à la fois séduits et laissés-pour-
compte. Je parle ici de ces catégories de télé-usagers encore insérés dans
la vie active, et donc encore à même de mesurer, à l’aune de leurs expé-
riences quotidiennes, la bêtise de la programmation télévisuelle. Ce sont,
il est vrai, des catégories décroissantes. Mais le peuple des télé-usagers
reste de toute façon une nation bigarrée, hétérogène. Il y a des « niches »,
et non des moindres, qui résistent. Il y a ainsi le public des enfants et,
à l’autre extrémité, celui des personnes âgées.
Le premier des deux, est, par définition, un public qui accepte tout
et trouve tout merveilleux, de Donald et Mickey à Goldorak, en passant
par Popeye et ses épinards. La consommation télévisuelle des enfants
relève de la pédophilie quotidienne. Les parents accaparés par leur vie
professionnelle ont trouvé dans la télévision une aide aussi inespérée
1. GILBERT KEITH CHESTERTON, « The Eternal Revolution » in Orthodoxy, New York, Dodd,
Mead & Co, 1908.
qu’efficace. La télévision, et malheureusement pas seulement celle qui
est destinée aux enfants, s’est révélé être une baby-sitter providentielle.
Tout autre est la problématique du troisième âge. Seuls ceux qui ne
connaissent pas directement des personnes âgées ou manquent cruelle-
ment d’imagination pourraient sous-évaluer le poids de la solitude pour
nos aînés, et ce, à la campagne comme dans les villes. Ce sont surtout
les après-midi qui sont interminables. Même une simple promenade peut
se révéler dangereuse. C’est ainsi que l’inspecteur Derrick devient un
proche avec lequel on arrive à converser et dont on attend, non sans
une pointe d’anxiété, le retour. Les sitcoms (pour « comédies de situa-
tion ») revêtent en l’occurrence une indéniable fonction sociale. Mais
elles condamnent sans appel une société qui augmente l’espérance de
vie de ses aînés pour les abandonner tels des vidanges sur les bas-côtés 17
de ses allées.
Tout cela n’explique pas pour autant une diminution de la qualité
moyenne des programmes. Et pourtant cette chute est réelle et plutôt
ostensible. Comment cela se fait-il ? Et pourquoi seulement maintenant ?
Laissons les réponses apodictiques et dogmatiques à ceux qui ne parlent
de la télévision que par ouï-dire. La télévision était à ses débuts véri-
tablement le nouveau totem qui réunissait à ses pieds le pays tout entier :
tout le monde alors regardait les programmes (que ce soit depuis le bar
des places de village, ou depuis les « salons BCBG » des rares maisons
pourvues d’un poste). Aux messieurs « je-sais-tout » hypercritiques de
nos jours, il conviendrait de rappeler que, dans certains villages des
Abruzzes, la télévision est arrivée avant l’alphabet.
Une fois l’effet de « nouveauté » éventé, la télévision a été victime
de son propre succès et de ces dirigeants qui, non sans ingénuité, ont
cru que la télévision était un livre imagé. On a commis à cet égard, et
pas uniquement en Italie d’ailleurs, de graves erreurs d’appréciation en
confondant la logique de l’écriture avec celle de l’audiovisuel. On n’a
ainsi pas encore compris, ni en Italie ni ailleurs, que la télévision a sa
propre logique, son propre langage, ses signes, et qu’il n’y a pas de
compromis possible entre la logique de l’écrit et celle de l’audiovisuel.
Ce sont, en effet, deux logiques qui s’excluent mutuellement, étant donné
leur spécificité et leur autonomie expressive. Or, pour la plupart des
lettrés de formation « vétéro-humaniste », qui, comble de l’ironie, occu-
pent souvent des postes à responsabilité au sein du monde des mass
media, la télévision est seulement la prolongation naturelle du livre.
Dans le meilleur des cas, ils promeuvent des films et tout ce qui est
désormais tombé en désuétude dans les théâtres qui se respectent, à savoir
les avant-spectacles et le théâtre de « variété » d’avant-guerre.
Le livre est enraciné. Il est lié à une langue, à une culture spécifique, à
un pays, à un quartier. Je parle ici de la langue nationale mais égale-
ment des dialectes. Il renvoie à un ensemble de valeurs complexe s’ins-
crivant dans un contexte historique bien déterminé. La télévision, elle,
efface l’histoire. Elle écrase ses usagers dans le présent. Elle les aplatit.
Elle ne prend pas en compte les antécédents et brûle les ponts avec le
passé. Elle ne peut rien projeter, parce qu’elle promet déjà, ici et main-
tenant, tous les futurs possibles. Elle est à la fois locale et globale, partout
et nulle part.
Des bribes et fragments d’actualités aux spots publicitaires et autres
jingles, c’est tout un arsenal d’images et de sons qui nous poursuit, dans
les ascenseurs, les salles d’attente, les lieux d’aisance et jusque dans
nos intérieurs, à un tel point qu’il semble devenu aussi difficile qu’in-
utile de leur échapper. Avec l’avènement de la communication de masse
« assistée de façon électronique », avec le World Wide Web et Internet
qui élaborent à grande distance et transmettent en temps réel des données
en abolissant l’espace et les fuseaux horaires, la solitude s’est trans-
formée en un bien quasiment impossible à atteindre, et le silence en une
grâce irréalisable. Sans doute, au lieu de se perdre en invectives ou en
persiflage, conviendrait-il tout simplement de prendre acte de la situa-
tion et de chercher à comprendre.
Il n’y a pas si longtemps – tout au plus trente ou quarante ans d’ici –
on pouvait parler et écrire au sujet de la « globalisation » dans un sens
essentiellement métaphorique. C’étaient surtout les marxistes qui
discouraient abondamment sur la « globalité », en particulier les disciples
de György Lukàcs qui désignaient sous ce terme l’ensemble de rapports
sociaux, de l’économique au culturel, que l’on appréhendait comme étant
réunis par un lien dialectique tout à fait prévisible. L’histoire avait un
sens. Et ces marxistes orthodoxes qui s’autoproclamaient « maîtres de
l’histoire » en indiquaient, tels de zélés chefs de gare, les instructions
de marche, les haltes ainsi que la direction du processus d’ensemble.
Si un pays, un continent ou plus simplement une industrie était en crise,
d’autres pays ou d’autres industries s’affrontaient pour s’accaparer les
20 parts de marché dégagées inopinément. En d’autres termes, c’était une
sorte de logique des vases communicants en corrélation négative qui
régnait et opérait d’un point de vue économique.
La situation actuelle a évolué de façon radicale. Ce n’est plus la globa-
lité dialectique, pour abstraite ou mystifiée qu’elle soit, qui est désor-
mais en jeu. L’histoire n’avance plus comme un train sur des rails tout
tracés. Le monde s’est à la fois fondamentalement complexifié et est
devenu de plus en plus interdépendant. Si la bourse de Hong Kong,
pour ne citer qu’un exemple récent, perd des points, Wall Street s’ef-
fondre, la City de Londres tremble, l’Europe et l’Asie retiennent leur
souffle et les grandes banques japonaises vacillent. La globalisation n’est
plus une métaphore. C’est un lien qui n’autorise désormais plus
d’échappatoires ni d’absences. La corrélation à l’échelle planétaire entre
marchés et économies est un fait avéré, positif, et qui implique le monde
entier.
La conscience collective peine encore à s’en rendre réellement compte.
Mais comme toujours, le langage agit en indicateur précieux. Le langage
économique a imprégné en profondeur jusqu’aux homélies dominicales
des ministres du culte qui parlent désormais de « capital moral ». Sans
se troubler, des moralistes de grande envergure évoquent dans leurs écrits
une « bourse des valeurs », dangereusement orientée à la baisse.
Tel un boa constrictor engourdi, perfide et implacable, un flux inces-
sant de communications nous enveloppe et concourt à construire la réalité
dans laquelle nous vivons. Ainsi, la personne qui se proposerait de criti-
quer radicalement la télévision ne pourrait le faire qu’en connaissant et
en suivant ses programmes. Le clivage entre réalité et imaginaire s’es-
tompe. On est à la fois (et en même temps) informé et hypnotisé, ration-
nellement persuadé et irrationnellement séduit.
1. Ibid., p. 14.
2. Ibid., p. 17.
3. Ibid., p. 23.
importants en train d’intégrer leurs économies respectives afin de contri-
buer à former un marché unique de huit cents millions de consomma-
teurs aisés. Certains secteurs industriels sont déjà globalisés (pétrole,
cartes de crédit), d’autres ont commencé à se concentrer à un niveau
continental (chimie, électroménager) et il ne reste qu’une minorité de
secteurs qui restent caractérisés par une concurrence à un niveau national.
Mais quelles sont les conséquences de la globalisation sur les rapports
humains et la qualité moyenne de la vie sociale ? En premier lieu, il
convient d’observer la réduction, parfois drastique, des unités de produc-
tion, c’est-à-dire de chaque usine. Cette évolution répond naturellement
à des critères d’efficacité (réduction des coûts par unité produite) mais
peut avoir, ainsi qu’elle l’a déjà montré, des effets dévastateurs en termes
24 de sécurité de l’emploi et d’équilibre entre les différentes communautés
sociales. Il faudrait relire à cet égard L’Enracinement de Simone Weil 1.
Les mystiques sont capables de faire preuve d’un réalisme à faire blêmir
les hommes d’affaires.
En second lieu, il existe un déséquilibre fondamental entre la fonc-
tion sociale et, à la limite, politique des grandes multinationales, qui
sont en train de changer de nos jours la vie de notre planète, et leur défi-
nition juridique. Il arrive parfois que les comptes annuels d’une seule
et unique société soient plus importants que ceux d’un État national.
C’est de nos jours un fait établi que les multinationales outrepassent
les règles et les limites imposées par les États indépendants, dont elles
consacrent en réalité l’obsolescence. Elles exercent un pouvoir effectif
à l’échelle planétaire, mais les codes juridiques en vigueur les considè-
rent encore comme de simples « personnes privées ». La globalisation
est ici aux prises avec un déséquilibre très sérieux, auquel notre troi-
sième millénaire devra remédier.
Mais qui donc pourra le faire ? Quel est ce nouvel « acteur historique »
en mesure de resituer l’efficacité au niveau et au service de la collec-
1. SIMONE WEIL, L’Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain
(1949), Paris, Gallimard, 1968.
tivité ? Et comment sera-t-il possible de parler de ce « sujet », d’en envi-
sager l’avènement si, avec la mort du livre, se sera desséché et stérilisé
le seul humus historique dans lequel ce dernier pourrait se développer ?
Dans un accès de dementia praecox nous avons cru en la technologie,
nous lui avons cédé notre âme. Mais la technologie est une perfection
sans but. Elle nous enseigne le mode d’emploi, elle nous explique le
« comment » mais ne révèle absolument rien sur le « pourquoi » des
choses. Pour cette raison, la primauté du discours technique est à la fois
absurde et très dangereuse. Elle transforme des valeurs instrumentales
en valeurs de finalité. Elle amène la coexistence du progrès matériel et
de la barbarie intérieure.
La prééminence du facteur technologique, conçu et appréhendé comme
une sorte de deus ex-machina capable de résoudre tous nos problèmes, 25
trai comment l’amitié dont parle Phèdre est en réalité ce processus dialec-
tique amenant le regard du sujet à devenir conscient de lui-même en se
voyant réfléchi dans celui de l’ami. J’expliquai aussi comment le dialogue
s’impose comme le moyen fondamental d’acquisition progressive de la
vérité, d’une vérité entendue comme une vérité participative, conquête
intersubjective et bien commun.
Les professeurs écoutaient en silence. Je parlai pendant cinq heures.
À la fin, avec une générosité dont les enseignants d’aujourd’hui ne sont
sans doute plus capables, ils me serrèrent la main, en s’enquérant de
mes projets pour le futur. J’avais non seulement réussi mon examen de
maturité et été promu, mais j’étais également passé du statut d’étudiant
à celui de chercheur. Je me rends compte que tout ceci peut apparaître
comme une démonstration de narcissisme mais ma victoire était seule-
ment celle de l’élève « libre ». Je n’avais pas dû me soumettre à la disci-
pline extérieure, plus ou moins coercitive, de cet abattoir systématique
de l’intelligence qu’est trop souvent le système scolaire. L’école suscite
presque toujours un ennui au-delà du supportable ; les professeurs sont
démotivés et les élèves ne sont pas stimulés. Il y a quelques années,
j’écrivis un papier sur un « type » social nouveau et inédit : le « gang-
ster académique ». Je devrais aujourd’hui actualiser ce point de vue.
Un profil d’individu encore plus inattendu est en train de naître. Il s’agit
du professeur illettré, celui qu’il y a quelques années Guido Calogero
et Luigi Volpicelli appelaient, sans s’embarrasser de demi-formules, le
« baudet en chaire ». Bien entendu, il ne s’agit pas d’un type pur : c’est
un illettré alphabétisé, un exemple insigne pourrait-on dire de cette myriade
d’illettrés sur le retour venant occuper de hautes fonctions, un échan-
tillon de ces individus qui, privés de l’écran de leur ordinateur portable,
n’ont plus rien à dire. Dans ces conditions, l’école alimente la haine ou,
pire encore, l’indifférence vis-à-vis du livre, instillant sournoisement à
son égard le mépris que l’on porte à un article archaïque, dépourvu de
l’aura conférée par la haute technologie, bref, un article primitif.
Mais par où commencer ? D’où faut-il partir pour faire connaître, partager
et répandre le goût de la lecture ? Il est inutile de nier que c’est dès les
toutes premières classes de l’école primaire que le goût de la lecture
devrait trouver des incitants décisifs et originels, et ce, en particulier
dans tous ces pays où il s’avère que la majorité des foyers ne disposent
pas, ne fût-ce qu’à l’état embryonnaire de bibliothèque familiale. Même
un « élève libre », acharné comme moi, doit le reconnaître.
Il y a néanmoins des obstacles de différentes natures à surmonter.
Il est surprenant que les obstacles les plus sérieux ne soient pas de nature
financière mais qu’il s’agisse bien plutôt de ces blocages psychologiques,
de cette peur de la banalisation, de cet orgueil insurmontable, de cette
auto-valorisation qui paralysent les élites intellectuelles quand, confron-
tées aux requêtes de la classe populaire, elles les esquivent et se reti-
rent, comme si elles avaient peur d’être contaminées par simple contact.
Il faut au contraire avoir, ou retrouver, le courage de la banalité.
Dans un ouvrage récent, Janice Radway définit le banal au départ de
l’étymologie historique du terme (les corvées et les banalités médié-
vales) comme « ce qui originellement se réfère à une espèce de service
féodal que tous les membres d’une communauté donnée devaient à leur
seigneur. Le banal ne se réfère donc pas seulement à quelque chose de
commun mais bien à la particularité commune à tous les serfs. En rava-
lant le banal au rang de lieu commun trivial et ressassé, le système édito-
rial associait implicitement dans son évaluation de l’histoire populaire
une certaine tolérance pour cette familiarité avec les personnes de rang
inférieur 1 ». Une lecture en bonne et due forme se passe volontiers de
ces attitudes pseudo-démocratiques teintées d’une bienveillance pater-
naliste et condescendante.
Tout ceci remonte, bien entendu, très loin. La culture populaire s’op-
pose aux clivages entre haute culture et basse culture. Autant de sub-
divisions un peu scolaires, à orientation vaguement sociologique, sans
doute utiles pour tirer au clair une situation d’une extrême complexité.
Mais cette mise au point est illusoire. La culture implique au premier
42 chef une conscience avertie, et donc une capacité d’évaluation globale
de situations humaines spécifiques, dans un contexte historique déter-
miné. On ne peut plus désormais parler de « haute » ni de « basse »
culture, pas plus qu’il ne semble aujourd’hui concevable de maintenir
l’ingénue dichotomie entre culture « scientifique », d’une part, et culture
« humaniste », de l’autre, une distinction qui fut théorisée en son temps
par Charles Percy Snow 2, romancier, essayiste mais également (et ce
n’est pas un hasard) administrateur avisé et impresario culturel. Ces deux
cultures peuvent tout au plus aspirer à un statut provisoire, à une distinc-
tion de commodité, étant donné que les sciences qu’erronément l’on
qualifiait jusqu’à présent d’« exactes » ont finalement révélé leurs propres
limites. Elles ont ainsi cessé de se poser en image de contrition et en
horizon inatteignable pour les sciences « du vague et de l’à peu près ».
La culture est à la fois spéculation conceptuelle et expérience pratique,
activité théorique et comportement. Elle est l’expression de cette faculté
dont semblent disposer les humains, à la différence des animaux, d’ef-
fectuer un retour critique sur soi-même.
1. JANICE RADWAY, A Feeling for Books, The Book-of-the-Month Club, Literary Taste and Middle-
Class Desire, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1997, p. 45.
2. CHARLES PERCY SNOW, Les Deux Cultures (1959), trad. Claude Noël, Paris, Jean-Jacques
Pauvert, 1968.
La culture populaire a traditionnellement été pendant longtemps un
objet d’horreur : ou alors, dans le meilleur des cas, elle n’était tout au
plus acceptée qu’avec une réserve et une condescendance blasée, un
peu à la façon dont on tolérerait chez soi la présence d’un invité peu
recommandable et peu sympathique, en faisant faire antichambre à ce
rustre en attendant qu’il s’approprie les bonnes manières. L’idée même
du peuple est suspecte pour les gens bien nés. Il ne faut même pas remonter
très loin. Il suffit de lire les essais qu’a consacrés à ce sujet Thomas
Stearns Eliot 1, sans même se rappeler la dure condamnation de la popu-
lace, de la canaille, prononcée en divers endroits par Michel de Montaigne :
selon l’auteur des Essais, la caractéristique spécifique et incorrigible
des classes inférieures serait l’absence de capacités intellectuelles.
Montaigne précise néanmoins, de façon à mitiger sa condamnation et 43
1. THOMAS STEARNS ELIOT, Notes Towards a Definition of Culture, Londres, Faber & Faber,
1948.
2. Voir à ce propos MICHEL DE MONTAIGNE, Essais (1580), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », 1967, p. 1005 : « Il y a du malheur d’en estre là que la meilleure touche de la vérité
ce soit la multitude des croians en une presse où les fols surpassent de tant les sages en nombre. »
siècle se développe en France une collection populaire à grand tirage,
la Bibliothèque bleue, faite de petits volumes brochés mal imprimés,
certes, mais de nature encyclopédique et à la thématique extrêmement
riche ; ils pouvaient être consacrés à des recettes culinaires comme à
des romans chevaleresques, en passant par des récits d’histoire sacrée
et d’autres problématiques religieuses. Ou encore ces almanachs qui
permettaient d’être en phase avec la lune pour la semence et les récoltes.
La suspicion qui longtemps encore continuera à entourer le terme et
l’idée de « peuple » est probablement liée, fût-ce à un niveau incons-
cient, à l’ancienne signification latine de « populus », dérivé de l’infi-
nitif passif « populari » signifiant « mettre à sac, dévaster ». Il n’y a
peut-être qu’Antonio Gramsci, avec son concept du « national-popu-
44 laire », qui puisse être exonéré à cet égard. Gramsci conçoit, en effet,
la culture populaire en dehors de toute acception paternaliste ou mysti-
ficatrice. Son approche n’a rien de douceâtre ni de romantique, à l’instar
d’un Pascoli 1, à l’encontre de ce qu’en son temps avait redouté Alberto
Asor Rosa, expert en langue et culture italiennes, dans son Écrivains et
Peuple 2. Elle est pour lui l’instrument d’une prise de conscience dans
le chef de ces classes inférieures, autrement dit de ces groupes humains
qui avaient été jusque-là des exclus et des laissés pour compte.
de parvenir à dégoûter les enfants de la lecture : leur dire que jadis les
jeunes lisaient bien davantage et les culpabiliser de ne pas aimer lire ;
transformer le livre en instrument de torture en les obligeant à lire ; inter-
dire au contraire à son enfant de lire ; ne pas lui offrir un éventail de
choix suffisant ; etc.
J’ai déjà indiqué que la santé chancelante de mes premières années
m’a sauvé de l’école. Je reconnais toutefois, après cinquante ans d’en-
seignement, que c’est à l’école, et seulement à l’école, que se produit
la véritable rencontre des jeunes avec le livre. L’école reste le lieu privi-
légié, l’institution par excellence, après ou avec la famille, de la socia-
lisation première. Je suis bien conscient du fait que certains esprits éclairés
l’ont durement attaquée. Ivan Illich a proposé de « déscolariser » la
société 1, probablement sans se rendre compte, lui, l’illustre anticonfor-
miste, qu’il ouvrait ainsi la voie au retour du précepteur. La suggestion
d’Illich fut ensuite reprise, et cela ne surprendra pas, par le poète Pier
Paolo Pasolini, vraisemblablement inconscient de la profonde nostalgie
pour ce passé des « happy few » qui se lovait derrière l’ostentation de
ses ardeurs révolutionnaires.
1. IVAN ILLICH, Une société sans école (1971), trad. Gérard Durand, Paris, Le Seuil, 1971.
Dommage que certaines choses, de l’analyse logique à la concor-
dance des temps, doivent encore être enseignées à l’ancienne, apprises
comme de vénérables leçons à ânonner avec plus ou moins d’effica-
cité, la bouche en cœur. En revanche, on peut difficilement nier que le
recours aux multimédias entraîne une sévère restriction de l’oralité, c’est-
à-dire du verbe « vivant » de l’enseignant, de ses réponses aux ques-
tions des élèves, bref de tous ces dialogues qui se développent suivant
des schémas qui ne sont pas exactement prévisibles. Parfois tortueux
et apparemment digressifs, ces chemins sont en réalité toujours animés
par ce besoin d’acquisition d’une vérité et d’un sens qui ne seraient pas
dogmatiques, mais bien participatifs et intersubjectifs.
Le médium électronique écrase inévitablement l’auditeur et le spec-
tateur dans l’instant présent, il ne lui autorise pas le bénéfice du recul
perspectif, et le rend esclave ou, plutôt, otage de l’immédiat. En ce sens,
le livre, désormais ravalé au rang de bien de consommation éphémère
– qu’il soit rangé dans d’augustes et imposantes librairies ou bien dans
les rayonnages des grandes surfaces, entre des flacons de cosmétiques
et de la viande en conserve –, reste un instrument essentiel de docu-
mentation et de réflexion : il permet ou plutôt requiert un repli critique
sur soi-même, sur ce que l’on connaît ou croit connaître, sur nos connais-
sances apprises mais à actualiser, vers ces jugements qu’il convient sans
cesse de revoir afin d’éviter qu’ils ne se transforment en préjugés. C’est
au départ de ces besoins intimes et profonds que je vois naître la soif
du livre et le plaisir de la lecture se développer comme un sentiment de
satisfaction ambiguë, douce-amère ; un plaisir qui sait déjà, au moment
même où il semble assouvi, que la faim reviendra, encore plus dure et
exigeante qu’auparavant.
V. L’AMOUR DES MOTS À L’AUBE DE LA VIE 47
1. GIOVANNI RUFFINI, Lorenzo Benoni. Passages in the Life of an Italian, Edimbourg, Thomas
Constable & Co., 1853.
j’étais presque toujours seul dans cette grande pièce poussiéreuse, qui
me plaisait aussi parce qu’elle me rappelait ma maison, et je m’y sentais
extraordinairement bien. Même s’il ne pouvait guère m’aider en ce qui
concerne les livres, étant en tout point analphabète, ma seule compa-
gnie était celle d’un vieillard en tablier noir qui faisait office de biblio-
thécaire intérimaire : il avait en effet été engagé par la municipalité faute
de mieux, étant donné les urgences et priorités de ces temps de guerre.
Cela faisait en réalité mon affaire. Je pouvais ainsi directement aller
chercher et extraire des étagères les ouvrages qui me servaient, en les
entassant en petites piles chancelantes à côté de ma table de travail, à
la grande satisfaction du bibliothécaire qui voyait dans cette intense acti-
vité livresque une raison de plus, sinon la seule, d’espérer pouvoir être
engagé à durée indéterminée. 51
1. MARIO MORASSO, Uomini e Idee del Domani. L’Egoarchia, Turin, Bocca, 1898.
omni-logique et absurde du néo-idéalisme italien. Je n’avais pas davan-
tage d’information sur la contre-réforme de la dialectique hégélienne
et je pouvais allègrement ignorer les disciples distingués de Croce qui
lui étaient opposés, comme l’autoctise (auto-création) et l’actualisme
pur et dur des suiveurs de Gentile 1. Bref, j’étais superbement indemne
de toute l’incroyable pacotille philosophique en vigueur à l’époque.
L’impécuniosité ou l’inexistence de la politique de la méritante
Commune de Sanremo m’avait sauvé. Au lieu de m’interroger avec le
sérieux requis sur la subdivision en quatre que l’illustre Croce, en bon
propriétaire terrien d’un coin perdu des Pouilles, utilisait avec méticu-
losité pour classer les activités de l’esprit, me voilà occupé à lire les
recherches effectuées par Alfredo Niceforo sur la pellagre en Vénétie :
52 selon ses dires, celle-ci était due à la diète monotone à base de maïs,
c’est-à-dire de polenta, un aliment dont les habitants actuels de ces
provinces du Nord-Est, tout enrichis qu’ils soient, feraient bien de se
souvenir. J’étudiais ensuite les différents types d’anarchistes, des gens
qui m’ont toujours été sympathiques, dans les ouvrages de Cesare
Lombroso et les théories plutôt osées sur le socialisme d’Enrico Ferri,
toujours un peu brouillon. Je ne veux même pas évoquer mes enthou-
siasmes juvéniles pour la Foule criminelle de Scipio Sighele, et d’autres
ouvrages similaires. Sans m’en apercevoir, tout à fait déphasé par rapport
à mon époque, échappant à l’influence de Croce et à la barbe de l’aca-
démisme philosophique dominant, j’étais en train de devenir sociologue,
c’est-à-dire l’adepte d’une discipline qui n’avait pas d’existence acadé-
mique, ou, du moins, n’en avait plus. La sociologie était tout simplement
tombée en désuétude. Pour parler franchement, elle n’avait jamais fait
l’objet en Italie d’une chaire académique ordinaire. Elle avait toujours
était enseignée indirectement, et ce, non dans des facultés de Sciences
sociales mais plutôt dans les facultés de Médecine et de Droit, sous l’ap-
pellation fallacieuse de « criminologie », une dénomination qui conve-
nait bien à une science qui semblait s’occuper de façon préférentielle des
maux sociétaux, de thèmes honteux et toujours un peu embarrassants.
1. L’« actualisme pur » de Giovanni Gentile (1875-1944) est une forme extrême de néo-idéalisme
post-hégélien qui aboutit à la « création » de soi-même par soi-même.
Mes années à Sanremo furent de très belles et bonnes années. J’étais
convaincu que l’on pouvait tout apprendre un livre à la main, que l’on
pouvait forcer tout seul les portes de l’univers et en déchiffrer les secrets.
Mais, assez tôt, à Sanremo je compris qu’il était utile, en ce qui concerne
les langues étrangères, d’avoir quelqu’un avec qui échanger un brin de
causette dans la langue choisie. Je connaissais, par exemple, au moins
quatre mille, voire cinq mille mots en anglais (à l’époque, j’avais pris
pour habitude de lire les dictionnaires comme s’il s’agissait de romans
policiers), mais j’en avais une connaissance comparable à celle d’un
sourd-muet. J’étais incapable de m’exprimer d’une façon qui fût intel-
ligible pour un anglophone. Et si un Anglais avait eu la malencontreuse
idée de s’adresser à moi dans sa langue, il n’en aurait pas retiré grand-
chose, pour la simple raison que je ne l’aurais pas compris. 53
1. VITTOR PISANI, Crestomazia indoeuropea, Milan, Università cattolica del Sacro Cuore, 1942.
2. FRANZ BOPP, Grammaire comparée des langues indo-européennes (1833-1849), 2e édition
refondue, 1857 et traduite par Michel Bréal, 4 t., Paris, Imprimerie impériale et Imprimerie natio-
nale, 1866-1874.
retrouve régulièrement et qui forment l’ossature de toute langue exis-
tante ou potentielle. Tout naturellement, dans mon répertoire ne
manquaient ni l’hébreu, ni la Chrestomathie, ni la Grammaire japo-
naise, publiées à peu de frais par la très active et véritablement œcumé-
nique maison d’édition Hoepli. En un mot, je souhaitais bloquer le
développement historique des langues pour revenir à l’époque précé-
dant la Tour de Babel, et à cet Ur-langage, cette langue originelle, seule
susceptible de sauver, permettre et garantir la cohésion planétaire.
Mais une curiosité encore plus vivace m’aiguillonnait et tourmen-
tait de l’intérieur mes nuits d’adolescent. Qu’est-ce qui se cachait derrière
les mots « philologie » et « sociologie »? En outre, comment se faisait-il
que j’étais incapable d’exprimer certains sentiments impromptus et
56 imprévus, mes états d’âme les plus subits et intenses, autrement
qu’avec les mêmes interjections qu’utilisait mon père, ces sombres et
extraordinaires jurons, qui résonnaient tels des coups de fouet dans le
marmonnement un peu pincé et torve de mon dialecte d’origine ? Pourquoi
devais-je apprendre l’italien, comme s’il s’agissait d’une langue étran-
gère, et pourquoi, en italien, l’imprécation spontanée et imprévue sonnait-
elle alors comme quelque chose d’aussi construit, d’aussi étudié ? Pourquoi
le mot sonnait-il alors faux au point de sembler traduit au départ d’un
langage plus profond, originel, d’un son fondateur qui me constituait
depuis ma naissance, voire depuis mon sommeil trouble et intermittent
de fœtus dans le liquide amniotique ?
Les paroles ne sont pas les choses. Mais les choses se cachent derrière
les mots, et les mots décisifs, pour toute une destinée, restent les mots
de la mère, ceux de la langue maternelle, jusque dans les mouvements,
les méandres et les éructations prénatales. Toutes les autres langues sont
les langues et les paroles de l’exil. Tels des écrins abandonnés le long
de sentiers poussiéreux, ou dans les recoins les plus sombres des maisons
et de l’histoire, les livres sont les gardiens discrets et silencieux des
paroles. Ils attendent patiemment leurs lecteurs, ceux qui les feront parler
et sauront les écouter parler, avec recueillement et concentration, en un
silence seulement rompu, de temps à autre, par un imperceptible mouve-
ment du bout des lèvres.
C’est pour cette raison que, chaque année, je me ressource au grec, au
latin, à l’hébreu, aux langues des ancêtres, à celles que le sens commun,
faisant ainsi erreur grossière et masochiste, appelle les langues mortes,
alors même qu’elles sont les sources vives des ramifications linguis-
tiques actuelles. Les hommes du livre savent que tout ce qui est profond
aime à se déguiser et que le mort est apparent et paraît plus vivant que
le vivant. Par certaines nuits limpides de la fin de l’automne, par ces
nuits de vent quand Rome est enfin déserte et que les platanes de la Via
Nomentana restituent à contrecœur à la terre tout leur feuillage, quand
seules les colonnes du Forum résistent, droites et solitaires, aux caresses
rudes de la tramontane, par ces nuits de vent… C’est par ces nuits de
vent donc que je cherche dans l’obscurité, sur le lit qui flanque le mien
la compagnie discrète qui me convient. Il n’y a plus personne. Je n’aper-
çois plus aucune forme humaine. Je ne suis plus en mesure de susurrer
du bout des lèvres : « Douce colline qui dort à mes côtés. » Seuls veillent
et me tiennent compagnie, silencieusement, mes vieux amis les livres.
Amassés en vrac, chacun, au travers du moindre interstice, d’un tas à
l’autre, lorgne vers moi et me renvoie la moitié d’un titre que je dois
compléter d’instinct. Maintenant, je le sais. Je le sais avec une certi-
tude absolue. Je sais que je m’éteindrai un livre à la main. Ce sera mon
extrême-onction.
TABLE