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COLLECTION ESSAIS LA LETTRE VOLÉE

DES LIVRES POUR VIVRE


Franco Ferrarotti
COLLECTION ESSAIS LA LETTRE VOLÉE
Cet ouvrage a été publié avec l’aide
de la Communauté française de Belgique
et du Centre national du Livre (Paris).

Leggere, leggersi, Rome, Donzelli, 1998.


© 2008 La Lettre volée pour la traduction française
http://www.lettrevolee.com

Conception graphique : Casier / Fieuws


Photographie de couverture : Patrizia Barberito

Dépôt légal : Bibliothèque royale de Belgique


1er trimestre 2008 – D/2008/5636/5
ISBN 978-2-87317-322-7
DES LIVRES POUR VIVRE
Franco Ferrarotti

Traduit de l’italien
par Emmanuel Lambion et Daniel Vander Gucht
I. LE LIVRE : AGONIE ET TRANSFIGURATION 7

Je suis né et j’ai grandi au milieu des livres. Leur présence discrète,


silencieuse et indispensable m’a bercé et fait office de nourrice, de gouver-
nante. Je bénis donc mes nombreuses, ennuyeuses et parfois mystérieuses
maladies d’enfant. Dans mon lit, entre les draps, je découvrais et conqué-
rais par les livres des mondes inaccessibles. J’ai souffert. Mais cela en
valait la peine. La compagnie des livres m’était si délicieuse et belle
qu’elle en paraissait presque coupable : des Dialogues de Platon à Guerre
et paix, des Confessions d’un Italien d’Ippolito Nievo aux dizaines de
manuels Hoepli ou à ces volumes à la couverture verdâtre de l’éditeur
Edoardo Sonzogno de Milan, ouvrages très mal imprimés, authentiques
attentats visuels, mais dont la lecture s’avérait d’une douceur compa-
rable à celle de fruits bien mûrs.
J’avoue sans pudeur aimer les livres d’un amour sensuel, physique.
J’adore leur poussière. Elle s’insinue partout. Elle provoque une
démangeaison des muqueuses nasales et glisse telle de la poudre sous
nos phalanges avides. J’aime caresser lentement le papier des éditions
anciennes, leur texture rugueuse et granuleuse à l’instar d’un papier d’em-
ballage de crémerie. Je déteste le papier glacé des magazines illustrés
à l’usage des patients enfermés dans la salle d’attente des dentistes.
Je m’approche d’un livre comme d’un repas raffiné. Je lui tourne
autour. Je le hume. J’aime en couper les pages pour me livrer à une
première et furtive lecture, coup d’œil à la dérobée, au hasard des pages,
impatience d’un plaisir différé, anticipation de la possession, de la conquête
d’un territoire étranger. Car lire signifie pour moi sortir de soi-même
pour revenir enrichi, bouleversé, arraché à jamais à la torpeur et réveillé
du somnambulisme du quotidien.
Les livres d’aujourd’hui ne me conviennent guère. Je tolère diffici-
lement leurs pages prédécoupées et rigoureusement alignées. Mais en
dépit et au-delà de mes préférences, je peux dire que j’aime en réalité
tous les livres, quels que soient leur format – in-octavo ou de poche –
ou leur épaisseur, qu’ils soient encore patinés ou colorés et emballés
comme des chocolats quand ils essaient de se faire une place dans la
vitrine, de capter le regard du passant et ne pas faire trop piètre figure
8 face aux jouets et autres gadgets d’un monde qui recherche désespéré-
ment des émotions qu’il ne mérite pas et qu’il n’obtiendra jamais. J’aime
tous les livres sans distinction, qu’ils soient reliés et dorés sur tranche
ou humblement brochés, qu’ils soient riches ou pauvres. Ils sont les
amis à qui je dois tout.

Dans notre famille, chaque génération comptait un savant de renom. La


plupart du temps, il s’agissait d’un latiniste distingué ou d’un helléniste
émérite, mais il y en avait aussi qui se vouaient à la perpétuation de la
sagesse héréditaire des analphabètes, celle qui va au-delà de la lettre
morte du livre. À la maison pourtant, les livres envahissaient tout, en
particulier les vastes chambres du dernier étage de ce palais en ruines.
C’est là que je régnais en maître, de l’aube au crépuscule, jusqu’à ce
moment fatidique où ma mère m’appelait pour le repas.
J’étais le seigneur solitaire et incontesté du papier et de la poussière.
Mon père, qui parlait familièrement aux chevaux et aux plantes, ne croyait
pas aux livres. Lui, qui connaissait les noms de tous les arbres et de
tous les oiseaux, nourrissait envers l’écrit une méfiance qui égalait celle
de Socrate. Plus on lit, plus le monde va mal : voilà ce qu’il pensait.
Pour m’empêcher de me livrer au vain orgueil de ma passion, il ne se
lassait pas de me rappeler que j’étais né vilain et chétif, puîné d’un frère
grand, beau et fort aux joues rouges. « Si tu avais été un chat, marmon-
nait mon père, tu aurais bien vite fini à l’égout. » Mon enfance a été
solitaire, maladive et, en définitive, très belle. Certains après-midi, dans
la grange, alors que je me trouvais un livre à la main et que la pluie
estivale commençait à tomber à grosses gouttes, venant mordre la pous-
sière, silencieusement mûrissait en moi un sentiment étrange de la destinée,
qui me remplissait d’une félicité inexprimable.

Mais je sais que les livres sont aujourd’hui menacés de disparition. Il


n’est jusqu’à leur silence qui ne soit perçu comme une forme d’orgueil
insupportable pour un monde que le bruit et le vacarme dominent. Dès
la fin des années 1960, Marshall McLuhan les donnait pour condamnés.
Ces années de polémique à propos de la fin ou de la transfiguration du
livre, de sa mort définitive ou de sa prochaine résurrection, pourraient
donner raison au « prophète de l’électricité » qui voyait dans le livre le 9

produit résiduel d’une civilisation « vétéro-humaniste », c’est-à-dire d’un


humanisme classique désormais à son crépuscule.
Une rencontre avec Marshall McLuhan était toujours un événement.
C’était aussi souvent un véritable plaisir, tant sa conversation était vive
et intellectuellement stimulante, avec cette façon aérienne qu’il avait
de passer de Thomas d’Aquin à William Shakespeare et par ce déta-
chement un peu blasé avec lequel il évoquait indifféremment les données
techniques d’une centrale électrique et la chute de l’Empire romain. Il
m’est arrivé à plusieurs reprises, en Amérique du Nord ou en Europe,
de croiser sa silhouette dégingandée et sèche : sa fine moustache bien
soignée venait souligner des lèvres sans doute trop minces et subtiles
pour ne pas paraître cruelles, ce qui lui conférait tour à tour l’apparence
d’un Gary Cooper brave et dévoué à son devoir de shérif, ou celle d’un
spadassin vif et infatigable, digne émule de d’Artagnan.
Mais ce fut à Venise, au début des années 1980, à l’invitation de
Wladimiro Dorigo 1, que nous eûmes l’occasion de croiser le fer dans
un combat singulier, sous l’œil fin et vigilant d’Enzo Forcella 2. Le débat

1. Wladimiro Dorigo (1927-2006) est le regretté directeur et animateur de Questitalia, revue à la


fois iconoclaste et catholique.
2. Enzo Forcella (1921-1999), écrivain et journaliste politique, collaborateur au Mondo, à La
Stampa, à Il Giorno ainsi qu’à La Repubblica depuis sa fondation.
avait bien sûr pour objet le destin du livre. En arrière-plan, l’affronte-
ment portait sur les effets à moyen terme de la télévision. McLuhan
dans une forme éclatante fut d’une ironie implacable. Ne se faisant aucune
illusion sur le livre, il n’admettait pas que d’autres en cultivent, fût-ce
avec modération et à des fins strictement personnelles. Selon lui, la mort
du livre était un fait accompli. Il était parfaitement inutile de risquer
l’idée qu’il s’agissait seulement d’une agonie prolongée, qui n’excluait
pas des rémissions rapides, des adaptations, des « livres jetables » ou
réduits à leur plus simple expression, tels des scénarios prêts à l’em-
ploi. Rien à faire. McLuhan restait intraitable. Il faisait preuve de ce
goût de l’hyperbole totalisante et péremptoire qui venait conforter son
image de mousquetaire impétueux. Pour McLuhan, la télévision était
10 la prothèse fondamentale de l’homme contemporain. Le McLuhan des
dernières années allait même la regarder comme un organisme diabo-
lique, insidieux et « omni-enveloppant » qui allait mettre en danger les
coordonnées spatio-temporelles de l’esprit humain. McLuhan n’avait
évidemment pas oublié l’enseignement de son maître, le grand Harold
Adam Innis 1.
Comparé à Paul Lazarsfeld, l’ancien socialiste viennois devenu plus
tard, aux États-Unis, le fer de lance de la recherche empirique (fondant
à l’Université de Columbia de New York le Bureau of Applied Social
Research) ou à son équipe de chercheurs spécialisés dans les sondages
d’opinion et les mass media, on peut dire que McLuhan marquait une
avancée considérable. Par-delà le fait de l’influence que les médias exer-
cent sur les comportements et les façons de penser des individus, McLuhan
s’intéressait aux aspects constitutifs des mass media, en examina le fonc-
tionnement, analysa leurs caractéristiques techniques et s’interrogea sur
les procédés qui les amenèrent à être ce qu’ils sont. C’est à ce titre, en
marge même de ses métaphores brillantes et hilarantes, mais qui pouvaient
également fourvoyer le lecteur peu averti, que McLuhan a, me semble-
t-il, apporté en ce domaine une contribution originale, et à ce jour inégalée.

1. Harold Adam Innis (1894-1952), historien canadien de l’économie et des médias est considéré
comme le fondateur de la « Toronto school of communication » et le père spirituel de McLuhan.
Certes, l’analyse de Lazarsfeld n’était pas tout à fait dépourvue de
validité cognitive et avait sa propre plausibilité. Mais c’était une analyse
qui présupposait encore que l’usager, le téléspectateur, n’était jamais
seul, que ce dernier vivait encore dans la tiédeur rassurante d’un noyau
familial qui avait désormais fait son temps, en particulier dans les grandes
métropoles, et qui reposait donc sur l’existence d’un « groupe restreint »,
appelé à fonctionner à l’instar d’un filtre critique par rapport aux messages
de la télévision. Je laisse ici de côté les approches qui prennent en consi-
dération les relations de pouvoir, c’est-à-dire toutes ces analyses où le
message télévisé est considéré comme une « arme politique » de propa-
gande, de justification ou de rationalisation idéologique 1.

L’enseignement que l’on peut retenir de McLuhan est que si la télévision 11

est une prothèse pour l’homme, elle est également quelque chose de plus,
qui reste, du moins pour le moment, encore indéchiffrable. C’est pour
cette raison que la télévision attire et repousse, séduit et effraie en même
temps. Avec McLuhan, nous pénétrons avec témérité dans le royaume
du son et de l’image. Presque entièrement dépourvu de sensibilité histo-
rique, ce qui rend par ailleurs son discours fascinant par les sauts d’une
époque à l’autre ainsi que par les rapprochements insolites qu’il opère
entre ces dernières, McLuhan rentre à l’intérieur même du médium, le
questionne de l’intérieur. Commençant à parler de mémoire comme le
ferait un sociobiologiste, il soutient qu’à ce jour, nous n’avons utilisé
que l’hémisphère gauche – notre hémisphère logico-analytique – propre
à la rationalité cartésienne, alors que nous devrions aujourd’hui et plus
que jamais utiliser également notre hémisphère droit – imaginatif, chaud,
émotif – afin de nous glisser en quelque sorte du règne froid et autori-
taire de nos pères au royaume chaleureux et rassurant de nos mères. Par
cette perspective d’une immersion projetée dans un nouvel univers de
significations émotives, McLuhan inaugure un discours profondément

1. Je renvoie sur ces questions à mes ouvrages : La storia e il quotidiano, Rome/Bari, Laterza,
1986 ; The End of Conversation, New York, Greenwood, 1987 ; Mass media e società di massa,
Rome/Bari, Laterza, 1992 ; La perfezione del nulla. Promesse e problemi della rivoluzione digi-
tale, Rome/Bari, Laterza, 1997.
novateur, ce dont il était bien conscient. La mort l’a cueilli avant qu’il
puisse en élaborer les corollaires décisifs. J’ai toujours senti chez lui,
de ce point de vue, une affinité sans doute inconsciente avec certaines
prises de position de Gregory Bateson 1.
McLuhan perçoit au loin, comme Moïse, une espèce de « terre
promise », il voit une ère nouvelle, l’ère « néo-tribale » du « village
global ». Une époque qui réévalue l’odorat, qui ne privilégie pas seule-
ment l’acuité visuelle, mais qui se porte au-delà, en corrigeant l’ap-
proximation visuelle. Pour McLuhan, on voit également avec l’oreille.
On redécouvre le sens tactile. Dans certains moments d’euphorie et d’un
enthousiasme intellectuel contagieux, McLuhan m’a fait comprendre
qu’avec les nouveaux médias, et nonobstant mes réserves, c’était fina-
12 lement tout l’être humain qui était investi, mis en mouvement, appelé
à s’impliquer, corps et âme, avec ses sentiments comme ses jugements
rationnels, en dépassant par là même à la fois cette scission entre corps
et esprit sanctionnée par le christianisme, et, surtout, une logique de
l’écrit héritée de Gutenberg et de Descartes : celle de la succession des
paroles, un chapelet de mots, ligne après ligne. On est enveloppé dans
l’accolade d’une nouvelle oralité. Par rapport à mes hésitations,
McLuhan insiste : il en appelle même à l’oralité de nos classiques, à
celle d’Isocrate l’émotif qui, à quatre-vingt-deux ans, commence son
autobiographie et dépasse les raisonnements abstraits d’un Thucydide.
Le ton de McLuhan, qui se fait ici irénique, ne me semble cepen-
dant pas acceptable en bloc. L’histoire ne connaît pas de semblables
retournements. Ils sont tout simplement impossibles, étant donné la multi-
plicité des variables en jeu ainsi que les caractéristiques variables de
tel ou tel contexte. Il m’a semblé opportun de soutenir, en me lançant
dans une polémique ouverte avec McLuhan, que la télévision, dans la
mesure même où elle active l’hémisphère droit de notre cerveau, donne
naissance à ce nouveau type d’homme que j’ai jugé légitime d’appeler
Homo sentiens. Cet Homo sentiens peut de façon très plausible être

1. Gregory Bateson (1904-1980), anthropologue et théoricien de la communication américain,


est à l’origine de l’École de Palo Alto, du courant cybernétique et des sciences cognitives.
considéré non seulement comme le successeur mais aussi comme le
subrogé et le remplaçant de l’Homo sapiens socratique : dépourvu de
mémoire (car pour cela il y a l’ordinateur), l’Homo sentiens vit dans
l’instant ; il ne se projette pas dans la pensée, la connaissance ou encore
moins les projets concrets, il se contente de vibrer et de sentir en s’ap-
puyant sur l’important développement de la sphère instinctuelle de son
corps, et se pose comme le champion d’une nouvelle oralité pré-verbale,
tel que le serait un homme sans histoire ou plus exactement, un Homo
post-historicus.
Et cependant les intuitions de McLuhan me semblent, au moins en
partie, valables. Il est difficile, en particulier en se basant sur une obser-
vation rapprochée de la jeunesse d’aujourd’hui, de nier la propension
de celle-ci à se rassembler et à s’exprimer en groupe jusqu’à se fondre 13

dans une sorte de gélatine humaine quelque peu amorphe. Il serait tout
aussi vain de contester le fait qu’une nouvelle dimension de la commu-
nication humaine s’est instaurée, ne fût-ce qu’à l’état embryonnaire :
une communication comprise, à la lettre, physiquement, comme une
façon de « mettre les choses ensemble ». Il est probable, ainsi que le
théorisait, voire redoutait McLuhan, que la télévision exerce une espèce
de monopole pervers de l’imagination, en s’appuyant sur cette dialec-
tique subtile, inexplorée et mystérieuse, qui existe entre l’image du pouvoir
et le pouvoir de l’image.
Le pouvoir de la télévision existe donc bel et bien. McLuhan a raison
sous cet angle de vue. Je voudrais seulement souligner le fait qu’il ne
s’agit pas d’un pouvoir illimité. Il y a encore des logiques de commu-
nication qui échappent à ce réseau télévisuel, aussi imposant soit-il, et
désormais planétaire et ramifié en sous-réseaux. J’insiste sur ce point
pour la simple raison que la télévision ne travaille pas dans le désert,
et qu’elle doit supporter le poids de l’histoire, même si elle continue à
nier et à théâtraliser la réalité, en s’efforçant par là même de la « déréa-
liser ». Enfin, last but not least, j’ajouterais le fait que le livre est lui
aussi un médium de masse. Il a été détrôné, n’est plus le support prin-
cipal de la communication, mais il continue à exister. On n’a jamais
imprimé autant d’ouvrages que depuis la proclamation de la mort du
livre. Je ne suis jamais parvenu à convaincre McLuhan qu’une issue
existait, et qu’elle subsiste toujours. Celle-ci réside dans l’interaction
critique entre les différents mass media – ceux imprimés sur papier comme
ceux de la néo-oralité, capables (espérons-le) d’une fécondation mutuelle
ou, à tout le moins, susceptibles de combler leurs limites respectives.
Je suis toutefois aujourd’hui moins confiant en ce happy end que je
ne l’étais hier. La voie d’issue sera probablement très exiguë, si elle ne
s’avère pas être carrément entravée par d’insolubles contradictions. Chaque
jour la menace mortelle que je vois peser depuis des années sur cet objet
paradoxal qu’est le livre – désormais produit de masse d’un artisanat
devenu industrie de grandes séries, mais restant toujours, obstinément,
un prototype –, acquiert une consistance et une matérialité plus lourdes.
McLuhan est mort, mais je sais désormais, moi aussi, après ces tenta-
14 tives de résistance extrême lors de nos colloques orageux, que le livre
est en danger, que les expositions, les fameuses « foires du livre » et
autres festivités qui lui sont consacrées revêtent déjà la saveur et l’odeur
de commémorations funèbres. L’illettrisme des populations soi-disant
alphabétisées est en train de croître, tout comme ne cesse d’augmenter
la grande et, à ce qu’il paraît, irrésistible ondée des analphabètes sur le
retour sans compter même celle des aficionados d’Internet, ce monde
virtuel qui risque de produire des idiots savants qui savent tout et sont
informés de tout en temps réel mais qui ne comprennent rien, tant ils
sont phagocytés par la pléthore d’informations qui les assaillent et qu’ils
ne parviennent pas à assimiler, étourdis qu’ils sont par la rapidité « médu-
sante » des images.

La lecture d’autrefois, avec sa lenteur spécifique, est désormais consi-


dérée comme un vice absurde, et, par là même, impardonnable. Dans
le meilleur des cas, elle apparaît, dans ce monde de l’utilité immédiate,
comme un luxe inacceptable, un gâchis moralement déplorable, ou encore
comme un incivisme irresponsable. Même les professeurs d’université,
rétrogradés au rang de fonctionnaires, ne passent plus ne fût-ce que deux
heures par jour en bibliothèque. Ils ont d’autres choses en tête : réunions
organisationnelles, conseils de faculté et de département, « pépins »
syndicaux, sans compter qu’ils doivent aussi enregistrer à toute vitesse
des lettres impersonnelles et efficaces sur un dictaphone, accéder et
répondre sur-le-champ à leur courrier électronique et veiller à glaner
encore çà et là des bribes ou des lambeaux d’une culture dûment réduite
à de simples gélules d’information.
La situation n’est guère plus brillante pour la population, en général
moyennement cultivée. Mises à part certaines éditions de luxe ou les
encyclopédies que les notaires, médecins, vétérinaires et autres sportifs
de province utilisent en guise de simple décoration, le panorama d’en-
semble est, à de rares exceptions près, désolant. Le livre est en exil. Les
maisons en sont vides. Cela rappelle un peu les vieilles églises aban-
données. Au IVe siècle, les temples païens étaient encore ouverts au culte,
mais les fidèles étaient rares. De la mousse poussait sur les antiques
chapiteaux. Les voûtes révélaient des taches d’humidité de plus en plus
amples. De nos jours, au retour du travail, hommes et femmes se vautrent, 15

exténués, sur leur sofa. Jadis, c’était l’heure de la lecture : un roman


policier, un poème ou une comédie en cinq actes de Sacha Guitry. Ou
encore de rapides aphorismes, de Marc Aurèle à Nietzsche, voire même
des livres moins exigeants, légers et digestes comme des apéritifs.
Reste aujourd’hui le sofa. Transformés en couch potatoes, nous allu-
mons la télévision qui inscrit sur nos visages interdits ses images fugaces ;
nous sommes aspirés par la séduction de ce néant coloré. La télévision
triomphe et se répand, à une vitesse proportionnelle au degré d’indus-
trialisation. Peut-être McLuhan avait-il raison finalement. Méfions-nous
quand même des jugements péremptoires et définitifs qui peuvent s’avérer
n’être que des préjugés. Après tout, la télévision, elle aussi, a fait l’objet
de dithyrambes exaltées comme de critiques apocalyptiques : de
Marshall McLuhan, qui y voyait une précieuse prothèse des êtres humains,
à Karl Popper 1, qui l’excommuniait en confessant avec une candeur
désarmante n’y rien comprendre.

La télévision vit sous le joug d’une condamnation cruelle : elle doit


séduire en permanence son public en se situant au niveau du plus petit

1. Cf. KARL POPPER, « Une loi pour la télévision » (1993) in La Télévision, un danger pour la
démocratie, trad. Claude Orsoni, Paris, Anatolia, 1995.
commun dénominateur compréhensible par tous. Elle doit donc arrondir
les angles, c’est-à-dire équarrir. Au terme de ce processus, le public
télévisuel cesse d’être un groupe humain réactif, il est « massifié ». Ce
qui ne veut pas dire pour autant qu’il soit réductible au « troglodyte »,
ainsi que des cohortes d’intellectuels pédants ne se lassent pas de l’in-
sinuer. Il n’y a pourtant rien là de nécessairement vulgaire ou honteux.
La « massification » se situe d’emblée à un niveau moyen, ni trop haut
ni trop bas, en harmonie avec ce que les directeurs de chaînes consi-
dèrent être le « sens commun », autrement dit cette « sagesse » soli-
dement ancrée dans les valeurs du bon sens et de la « morale courante »,
soit, littéralement, comme le soulignait Chesterton, la « morale qui s’en-
court 1 ».
16 Il convient de souligner qu’il s’agit là de la voie royale vers la répé-
titivité, inévitablement ennuyeuse, de ces programmes qui suscitent la
nostalgie des classiques comiques du cinéma muet, de Chaplin à Buster
Keaton. Il n’y aurait donc pas lieu de s’étonner de voir un beau matin
le peuple des téléspectateurs, devenus télé-dépendants, se réveiller en
manifestant les symptômes d’une crise d’inappétence télévisuelle radi-
cale. Car ils se sentent actuellement à la fois séduits et laissés-pour-
compte. Je parle ici de ces catégories de télé-usagers encore insérés dans
la vie active, et donc encore à même de mesurer, à l’aune de leurs expé-
riences quotidiennes, la bêtise de la programmation télévisuelle. Ce sont,
il est vrai, des catégories décroissantes. Mais le peuple des télé-usagers
reste de toute façon une nation bigarrée, hétérogène. Il y a des « niches »,
et non des moindres, qui résistent. Il y a ainsi le public des enfants et,
à l’autre extrémité, celui des personnes âgées.
Le premier des deux, est, par définition, un public qui accepte tout
et trouve tout merveilleux, de Donald et Mickey à Goldorak, en passant
par Popeye et ses épinards. La consommation télévisuelle des enfants
relève de la pédophilie quotidienne. Les parents accaparés par leur vie
professionnelle ont trouvé dans la télévision une aide aussi inespérée

1. GILBERT KEITH CHESTERTON, « The Eternal Revolution » in Orthodoxy, New York, Dodd,
Mead & Co, 1908.
qu’efficace. La télévision, et malheureusement pas seulement celle qui
est destinée aux enfants, s’est révélé être une baby-sitter providentielle.
Tout autre est la problématique du troisième âge. Seuls ceux qui ne
connaissent pas directement des personnes âgées ou manquent cruelle-
ment d’imagination pourraient sous-évaluer le poids de la solitude pour
nos aînés, et ce, à la campagne comme dans les villes. Ce sont surtout
les après-midi qui sont interminables. Même une simple promenade peut
se révéler dangereuse. C’est ainsi que l’inspecteur Derrick devient un
proche avec lequel on arrive à converser et dont on attend, non sans
une pointe d’anxiété, le retour. Les sitcoms (pour « comédies de situa-
tion ») revêtent en l’occurrence une indéniable fonction sociale. Mais
elles condamnent sans appel une société qui augmente l’espérance de
vie de ses aînés pour les abandonner tels des vidanges sur les bas-côtés 17

de ses allées.
Tout cela n’explique pas pour autant une diminution de la qualité
moyenne des programmes. Et pourtant cette chute est réelle et plutôt
ostensible. Comment cela se fait-il ? Et pourquoi seulement maintenant ?
Laissons les réponses apodictiques et dogmatiques à ceux qui ne parlent
de la télévision que par ouï-dire. La télévision était à ses débuts véri-
tablement le nouveau totem qui réunissait à ses pieds le pays tout entier :
tout le monde alors regardait les programmes (que ce soit depuis le bar
des places de village, ou depuis les « salons BCBG » des rares maisons
pourvues d’un poste). Aux messieurs « je-sais-tout » hypercritiques de
nos jours, il conviendrait de rappeler que, dans certains villages des
Abruzzes, la télévision est arrivée avant l’alphabet.
Une fois l’effet de « nouveauté » éventé, la télévision a été victime
de son propre succès et de ces dirigeants qui, non sans ingénuité, ont
cru que la télévision était un livre imagé. On a commis à cet égard, et
pas uniquement en Italie d’ailleurs, de graves erreurs d’appréciation en
confondant la logique de l’écriture avec celle de l’audiovisuel. On n’a
ainsi pas encore compris, ni en Italie ni ailleurs, que la télévision a sa
propre logique, son propre langage, ses signes, et qu’il n’y a pas de
compromis possible entre la logique de l’écrit et celle de l’audiovisuel.
Ce sont, en effet, deux logiques qui s’excluent mutuellement, étant donné
leur spécificité et leur autonomie expressive. Or, pour la plupart des
lettrés de formation « vétéro-humaniste », qui, comble de l’ironie, occu-
pent souvent des postes à responsabilité au sein du monde des mass
media, la télévision est seulement la prolongation naturelle du livre.
Dans le meilleur des cas, ils promeuvent des films et tout ce qui est
désormais tombé en désuétude dans les théâtres qui se respectent, à savoir
les avant-spectacles et le théâtre de « variété » d’avant-guerre.

D’un point de vue plus spécifique, apparemment, on n’a pas encore, du


moins pour le moment, intégré le fait que les moyens de communica-
tion de masse, du cinéma à l’ordinateur en passant par Internet, se diffé-
rencient de façon intrinsèque et ont chacun leur propre vocation. Utiliser
la télévision comme s’il s’agissait d’une salle de cinéma relève d’un
usage inapproprié. Un film se construit en visionneuse ; les grands metteurs
en scène sont des couturiers, producteurs d’une haute couture de l’image.
La télévision est, elle, avant tout un œil qui documente, et qui montre
des images venant nourrir une réflexion. L’image est synthétique et n’a
rien à voir avec le discours analytique, cartésien du texte imprimé. Dans
la mesure même où elle est synthétique, l’image travaille sur l’émoti-
vité du spectateur, elle privilégie la réaction émotionnelle au détriment
du raisonnement déductif. S’attendre à des concepts à la télévision est
pathétique. En somme, cela revient à aboyer après la lune. La radio,
plus chaleureuse, est presque intime, elle qui se limite à évoquer par la
parole des systèmes sémantiques qu’il incombe ensuite à l’auditeur de
reconstituer. L’idéal serait de susciter une « interaction critique » entre
les différents mass media.
Le livre est, lui aussi, un médium de masse parmi d’autres. Malheu-
reusement, ce médium est perdant pour la raison très simple et mani-
feste qu’il requiert la participation créative du lecteur, faculté humaine
que la télévision est en train d’éradiquer systématiquement.
II. LA GLOBALISATION PARTOUT ET NULLE PART 19

Le livre est enraciné. Il est lié à une langue, à une culture spécifique, à
un pays, à un quartier. Je parle ici de la langue nationale mais égale-
ment des dialectes. Il renvoie à un ensemble de valeurs complexe s’ins-
crivant dans un contexte historique bien déterminé. La télévision, elle,
efface l’histoire. Elle écrase ses usagers dans le présent. Elle les aplatit.
Elle ne prend pas en compte les antécédents et brûle les ponts avec le
passé. Elle ne peut rien projeter, parce qu’elle promet déjà, ici et main-
tenant, tous les futurs possibles. Elle est à la fois locale et globale, partout
et nulle part.
Des bribes et fragments d’actualités aux spots publicitaires et autres
jingles, c’est tout un arsenal d’images et de sons qui nous poursuit, dans
les ascenseurs, les salles d’attente, les lieux d’aisance et jusque dans
nos intérieurs, à un tel point qu’il semble devenu aussi difficile qu’in-
utile de leur échapper. Avec l’avènement de la communication de masse
« assistée de façon électronique », avec le World Wide Web et Internet
qui élaborent à grande distance et transmettent en temps réel des données
en abolissant l’espace et les fuseaux horaires, la solitude s’est trans-
formée en un bien quasiment impossible à atteindre, et le silence en une
grâce irréalisable. Sans doute, au lieu de se perdre en invectives ou en
persiflage, conviendrait-il tout simplement de prendre acte de la situa-
tion et de chercher à comprendre.
Il n’y a pas si longtemps – tout au plus trente ou quarante ans d’ici –
on pouvait parler et écrire au sujet de la « globalisation » dans un sens
essentiellement métaphorique. C’étaient surtout les marxistes qui
discouraient abondamment sur la « globalité », en particulier les disciples
de György Lukàcs qui désignaient sous ce terme l’ensemble de rapports
sociaux, de l’économique au culturel, que l’on appréhendait comme étant
réunis par un lien dialectique tout à fait prévisible. L’histoire avait un
sens. Et ces marxistes orthodoxes qui s’autoproclamaient « maîtres de
l’histoire » en indiquaient, tels de zélés chefs de gare, les instructions
de marche, les haltes ainsi que la direction du processus d’ensemble.
Si un pays, un continent ou plus simplement une industrie était en crise,
d’autres pays ou d’autres industries s’affrontaient pour s’accaparer les
20 parts de marché dégagées inopinément. En d’autres termes, c’était une
sorte de logique des vases communicants en corrélation négative qui
régnait et opérait d’un point de vue économique.
La situation actuelle a évolué de façon radicale. Ce n’est plus la globa-
lité dialectique, pour abstraite ou mystifiée qu’elle soit, qui est désor-
mais en jeu. L’histoire n’avance plus comme un train sur des rails tout
tracés. Le monde s’est à la fois fondamentalement complexifié et est
devenu de plus en plus interdépendant. Si la bourse de Hong Kong,
pour ne citer qu’un exemple récent, perd des points, Wall Street s’ef-
fondre, la City de Londres tremble, l’Europe et l’Asie retiennent leur
souffle et les grandes banques japonaises vacillent. La globalisation n’est
plus une métaphore. C’est un lien qui n’autorise désormais plus
d’échappatoires ni d’absences. La corrélation à l’échelle planétaire entre
marchés et économies est un fait avéré, positif, et qui implique le monde
entier.
La conscience collective peine encore à s’en rendre réellement compte.
Mais comme toujours, le langage agit en indicateur précieux. Le langage
économique a imprégné en profondeur jusqu’aux homélies dominicales
des ministres du culte qui parlent désormais de « capital moral ». Sans
se troubler, des moralistes de grande envergure évoquent dans leurs écrits
une « bourse des valeurs », dangereusement orientée à la baisse.
Tel un boa constrictor engourdi, perfide et implacable, un flux inces-
sant de communications nous enveloppe et concourt à construire la réalité
dans laquelle nous vivons. Ainsi, la personne qui se proposerait de criti-
quer radicalement la télévision ne pourrait le faire qu’en connaissant et
en suivant ses programmes. Le clivage entre réalité et imaginaire s’es-
tompe. On est à la fois (et en même temps) informé et hypnotisé, ration-
nellement persuadé et irrationnellement séduit.

La globalisation, de nos jours, est essentiellement économique. Dirigée


par un ensemble de multinationales, elle s’attaque avant tout aux carac-
téristiques spatio-temporelles spécifiques, et transforme radicalement
le concept de vérité. Au lieu de correspondre à la signification d’en-
semble d’une situation humaine donnée, appréhendée au départ d’anté-
cédents précis et repensés, d’une réalité présente vécue et réfléchie ainsi
que d’une vision prospective du futur, la vérité est désormais réduite à 21

une séquence fortuite de divers faits et anecdotes. Tantôt amusants, tantôt


tout simplement insignifiants, ces éléments sont perçus et intégrés, ou
tout simplement subis, comme autant de fragments d’un ensemble qui
nous échappe et qui, par ailleurs, n’est pas considéré comme digne d’une
considération profonde. En ce sens, la crainte de ceux qui redoutent que
la télévision et les autres mass media, ainsi que les réseaux de commu-
nication planétaire que nous promet et, en partie, nous procure déjà la
« révolution digitale », ne finissent par « effacer » l’histoire, est fondée.
Nous sommes dans cette situation paradoxale où, tout en étant en mesure
de nous informer de ce qui se passe dans le monde entier, nous nous
retrouvons, dans la réalité existentielle de notre quotidien, orphelins,
coupés de nos dieux, en proie à des forces que nous ne réussissons pas
à contrôler et dont bien souvent nous ne soupçonnons même pas l’exis-
tence. Être écrasé dans son présent équivaut en définitive à être annulé
en tant que sujet pensant.
La globalisation implique l’extension des pouvoirs de l’individu, elle
présuppose un regard d’aigle susceptible d’embrasser et de capter d’un
seul coup d’œil les détails comme le sens global d’un paysage. Rien de
plus éloigné d’une expérience effective, en somme.

La globalisation correspond simplement à l’abolition de toute garantie


concernant le péril du déracinement et la défense d’une stabilité de l’éco-
système global. Les trapézistes de l’intelligence artificielle sont prêts
en ce sens à n’importe quel acte téméraire en vue d’éviter de se mesurer
à des réalités tangibles, historiquement déterminées. La crise des quatre
« Tigres du Pacifique » (Malaysie, Singapour, Hong Kong, Corée du
Sud) fut liée, sinon directement déterminée, par les attitudes et les déci-
sions prises par les multinationales : celles-ci, après avoir misé sur ces
pays, ont décidé, face à une situation monétaire pour le moins confuse,
de « ramener les rames sur le navire », en abandonnant à leur sort, c’est-
à-dire à la faillite et à la mise à pied, usines, représentants de commerce
et ouvriers.
Dans cette perspective se pose un problème politique et social qui
n’est pas reconnu comme tel mais est au contraire présenté, de façon
22 fallacieuse et technique, comme une question purement économique,
circonscrite aux rapports de change entre les différentes devises. À cet
égard, un ouvrage récent de Piero Ottone apporte une contribution qui
mérite un examen attentif 1. Le livre d’Ottone est, en effet, un excellent
exemple d’enquête journalistique se situant dans la mouvance du jour-
nalisme d’investigation anglo-saxon qui a donné les preuves les plus
convaincantes de son efficacité aux États-Unis dès la fin du siècle dernier
avec ses muckrackers (« fouilleurs de poubelles »). Le style d’Ottone
– et ce n’est pas son mérite le plus mince – est à la fois agile et léger,
sans être superficiel. Il aborde des problèmes sérieux sans verser dans
la rhétorique du sérieux, à l’encontre de ce qui se passe dans le monde
éditorial italien.
L’intérêt de la contribution d’Ottone me semble résider, du point de
vue de son contenu, dans sa tentative de faire comprendre la différence,
que l’on commence désormais également à ressentir en Italie et en Europe,
entre le capital productif – lié à sa communauté d’origine et à un produit
spécifique – et le capital financier, essentiellement dépourvu d’ancrage
dans la « polis » et, en tant que tel, irresponsable, détaché de tout lien
avec un produit, un territoire ou une communauté ouvrière déterminés.

1. PIERO OTTONE, Saremo colonia ?, Milan, Longanesi, 1997.


« Je crois, écrit Ottone, que, dans un manuel de sociologie, le capi-
taliste pur et dur serait défini comme quelqu’un pour qui l’efficacité de
l’entreprise représente, dans un cadre déontologique donné, la priorité
absolue 1. » On ne peut pas ne pas être d’accord. À cette réserve près
que les règles de bonne conduite auxquelles fait référence Ottone sont
pour l’instant des paroles en l’air. Et le concept même d’« efficacité »,
pour autant qu’on le considère comme équivalent à celui de rentabilité
de l’entreprise, est bien loin d’être adéquat. Tant que le concept de profit
sera appréhendé en des termes purement comptables et financiers pour
chaque entreprise, on ne voit pas quelles garanties il serait possible d’ob-
tenir pour la préservation de l’environnement et l’enracinement du tissu
ouvrier et de la communauté à laquelle appartient nécessairement la
firme elle-même. 23

Au terme de son exposé, il pourrait sembler qu’Ottone se range du


côté des multinationales quand il écrit, en citant d’importantes sources
de business, que la préoccupation n’est de mise que « lorsque, suite à
une acquisition, la tête pensante de l’usine est délocalisée, autrement dit
quand la direction de la société achetée est transférée à l’étranger 2 ». Mais
qu’est-ce qu’une tête sans le corps ? Le divorce entre les actionnaires-
propriétaires qui détiennent la propriété juridique de l’entreprise et les
managers professionnels qui en ont le contrôle opérationnel se serait
perfectionné, si l’on en croit Ottone, au cours du processus d’interna-
tionalisation des entreprises.
Cette évolution est certes irréfutable – elle se déroule sous nos propres
yeux –, mais il faut encore compter avec les caractéristiques nationales
de chaque pays. De fait, « une Italie faite uniquement de multinatio-
nales serait appauvrie en termes de know-how, d’opportunités de carrières
et d’emplois qualifiés par rapport à une Italie disposant d’au moins
quelques grandes entreprises en position de leadership 3 ». Il n’y a aucun
doute que l’Italie fasse partie de cet ensemble d’une vingtaine de pays

1. Ibid., p. 14.
2. Ibid., p. 17.
3. Ibid., p. 23.
importants en train d’intégrer leurs économies respectives afin de contri-
buer à former un marché unique de huit cents millions de consomma-
teurs aisés. Certains secteurs industriels sont déjà globalisés (pétrole,
cartes de crédit), d’autres ont commencé à se concentrer à un niveau
continental (chimie, électroménager) et il ne reste qu’une minorité de
secteurs qui restent caractérisés par une concurrence à un niveau national.
Mais quelles sont les conséquences de la globalisation sur les rapports
humains et la qualité moyenne de la vie sociale ? En premier lieu, il
convient d’observer la réduction, parfois drastique, des unités de produc-
tion, c’est-à-dire de chaque usine. Cette évolution répond naturellement
à des critères d’efficacité (réduction des coûts par unité produite) mais
peut avoir, ainsi qu’elle l’a déjà montré, des effets dévastateurs en termes
24 de sécurité de l’emploi et d’équilibre entre les différentes communautés
sociales. Il faudrait relire à cet égard L’Enracinement de Simone Weil 1.
Les mystiques sont capables de faire preuve d’un réalisme à faire blêmir
les hommes d’affaires.
En second lieu, il existe un déséquilibre fondamental entre la fonc-
tion sociale et, à la limite, politique des grandes multinationales, qui
sont en train de changer de nos jours la vie de notre planète, et leur défi-
nition juridique. Il arrive parfois que les comptes annuels d’une seule
et unique société soient plus importants que ceux d’un État national.
C’est de nos jours un fait établi que les multinationales outrepassent
les règles et les limites imposées par les États indépendants, dont elles
consacrent en réalité l’obsolescence. Elles exercent un pouvoir effectif
à l’échelle planétaire, mais les codes juridiques en vigueur les considè-
rent encore comme de simples « personnes privées ». La globalisation
est ici aux prises avec un déséquilibre très sérieux, auquel notre troi-
sième millénaire devra remédier.

Mais qui donc pourra le faire ? Quel est ce nouvel « acteur historique »
en mesure de resituer l’efficacité au niveau et au service de la collec-

1. SIMONE WEIL, L’Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain
(1949), Paris, Gallimard, 1968.
tivité ? Et comment sera-t-il possible de parler de ce « sujet », d’en envi-
sager l’avènement si, avec la mort du livre, se sera desséché et stérilisé
le seul humus historique dans lequel ce dernier pourrait se développer ?
Dans un accès de dementia praecox nous avons cru en la technologie,
nous lui avons cédé notre âme. Mais la technologie est une perfection
sans but. Elle nous enseigne le mode d’emploi, elle nous explique le
« comment » mais ne révèle absolument rien sur le « pourquoi » des
choses. Pour cette raison, la primauté du discours technique est à la fois
absurde et très dangereuse. Elle transforme des valeurs instrumentales
en valeurs de finalité. Elle amène la coexistence du progrès matériel et
de la barbarie intérieure.
La prééminence du facteur technologique, conçu et appréhendé comme
une sorte de deus ex-machina capable de résoudre tous nos problèmes, 25

s’affirme au détriment du livre également dans le domaine de la commu-


nication électronique. Grâce à la transmission digitale des données, qui,
suivant l’opinion communément admise, remplacera à brève échéance
la transmission analogique, des développements radicalement nova-
teurs sont prévisibles : la multiplication des services, le déclin suivi de
la disparition de la télévision « généraliste » au profit des chaînes théma-
tiques, l’inanité substantielle des différents systèmes de surveillance de
l’audiovisuel, la fragmentation de l’audience ainsi que l’abolition, peut-
être déjà effective, de la distinction entre télévision publique et télévi-
sion privée. Entre-temps, on peut être certain de l’apparition d’une
télévision à dimension planétaire, autrement dit d’une « mondo-vision »
opérationnelle 24 heures sur 24 et qui entraînera l’intervention néces-
saire de ceux que l’on appelle déjà les « global content providers »,
c’est-à-dire les « fournisseurs de contenus globaux ».
En s’appuyant essentiellement, fût-ce de façon non exclusive, sur
des évolutions similaires, certains futurologues (Alvin Toffler entre autres)
prévoient un phénomène très intéressant : la « société de masse » –
expression consacrée recouvrant une réalité qui était déjà au centre des
débats critiques de l’école de Francfort (Max Horkeimer, Theodor Adorno,
Herbert Marcuse, Eric Fromm) – assurerait ainsi elle-même sa propre
reconversion. À la faveur d’une simple innovation technologique, donnant
lieu à une série de phénomènes de « dé-massification » permettant à
l’usager de forger son propre palimpseste, c’est-à-dire de déterminer
les programmes répondant à ses goûts et à ses exigences, elle redécou-
vrirait les valeurs de l’individu qu’elle avait jusqu’alors « aliéné » et
« réifié ».
Mais en supposant que cette cure, pour ainsi dire homéopathique,
fonctionne, où sont les programmes ? Qui a déjà réfléchi de façon sérieuse
aux contenus, alors que l’on dispose aujourd’hui en théorie de « conte-
neurs » adéquats ? N’est-on pas en droit de penser que la perfection
technologique est en soi dépourvue d’objet, et que, abandonnée à elle-
même, elle se résume, de façon pathétique, à une perfection du néant ?
L’avènement des « plates-formes digitales » est indubitablement un
tournant technologique qui inaugure une transformation profonde de la
26 vie des hommes, voire même du concept même de la vie en commu-
nauté. Cela reste une hypothèse de ma part, mais je pense qu’il conviendra
d’ajouter aux concepts de monologue et de dialogue celui d’une nouvelle
forme de communication interpersonnelle que l’on pourrait désigner sous
le terme quelque peu barbare, j’en conviens, d’« ochlologue ». Du grec
« ochlos » (la foule), le terme désignerait donc ces « dialogues de foule »,
ces agoras nouvelles et inédites dans lesquelles chaque individu est habi-
lité à décider de son propre cheminement transversal tout en étant relié
à la pensée de tous les autres individus actifs au sein de cet environne-
ment spatio-temporel indéfini qui caractérise le « cyber-espace ».
L’identité personnelle cesse donc d’être ce qu’elle a toujours été,
de l’Antiquité à nos jours, à savoir ce processus d’auto-transformation
dirigé par une profonde adhésion aux principes constitutifs de l’ego
individuel.
L’identité se fait désormais plurielle, se conformant à des loyautés
qui se superposent et se croisent d’une façon qui n’est pas nécessaire-
ment cohérente. Chaque individu se constitue et s’organise en fonction
des expériences qu’il vit dans chacune des réalités virtuelles auxquelles
il participe. Il change et réinterprète sa position, stimulé par des infor-
mations toujours nouvelles, à un tel point que l’on pourrait dire qu’il
possède autant de personnalités distinctes qu’il y a d’espaces virtuels
auxquels il se connecte et qu’il contribue à façonner. C’est ainsi que se
forment les « agents intelligents », capables de transformer le temps en
un espace de proximité subjective et, simultanément, de distance inté-
rieure. On passe ainsi de l’homo sapiens socratique, fondamentalement
théorique et mu par une rationalité formelle reposant sur le principe
aristotélicien de non-contradiction (« nequit idem simul esse et non esse »
[Il est impossible d’être et de ne pas être simultanément]) à l’homo sentiens,
un homme aussi éloigné de la logique analytique et cartésienne que de
l’écriture, un homme émotif et néo-tribal, davantage dirigé par des impul-
sions prérationnelles que par ces schémas de pensée rationnelle dont la
fonction est de relier les objectifs souhaités aux moyens à disposition.
En ce sens, la question soulevée par les nouveaux moyens de commu-
nication de masse dépasse celle de ses propres termes techniques. Elle
investit des problèmes substantiels. Elle rend manifeste la césure radi-
cale qui existe entre la civilisation de l’écrit et de la lecture et celle 27

d’une époque dominée par la logique de l’audiovisuel et de l’image. À


l’encontre de ce que semblent encore penser de nombreux cadres diri-
geants de la télévision, encore pour la plupart imprégnés d’une forma-
tion humaniste classique, la télévision n’obéit plus aux règles de l’écriture,
mais bien à celles du monde audiovisuel. Il s’agit d’un contenant extrê-
mement vorace : il est seulement regrettable que lui fassent justement
défaut des contenus substantiels et que ceux qui existent ressemblent
davantage à des fonds de stock. Il est pour le moins paradoxal, pour ne
pas dire carrément incroyable, que les médias les plus perfectionnés
doivent encore se satisfaire de vieux films en noir et blanc, tout au plus
colorisés à la hâte à grand renfort d’effets pathétiques et pénibles à voir.
Comment, d’un autre côté, produire des contenus porteurs de sens ?
Dans la période actuelle d’interrègne, qui durera sans doute longtemps,
peut-être même un siècle, et qui voit s’opposer mais aussi interagir livre
et télévision, télévision généraliste et télévision digitale thématique –
ce sont, faute de mieux, des contenus qui se fondent sur des impulsions
élémentaires d’une rare bassesse qui triomphent : évoquant des secrets
d’alcôve ou exprimant une violence grand-guignolesque, ces contenus
suivent des modules narratifs d’une telle vulgarité qu’ils se suffisent à
eux-mêmes et peuvent se passer de toute traduction.
C’est à ce niveau que se situe le grand défi pour toutes ces cultures
spécifiques qui ont désormais la possibilité d’une confrontation planétaire :
il convient donc de redécouvrir, réévaluer et réinterpréter la spécificité
de chaque contexte historique et aussi, en toute humilité et avec patience,
de réapprendre les vertus de l’écoute de l’autre. C’est une tâche ardue
mais indispensable si l’on veut échapper à un processus planétaire de
« colonisation intérieure ».
III. TRADUIRE SANS TRAHIR ? 29

Il est avéré que le déclin du livre et de la civilisation de la lecture provoque


l’appauvrissement de l’ensemble du monde de la communication. À
commencer, tout naturellement, par celui de l’école. Voici un autre
« cadeau » de ma santé chancelante : je n’ai jamais suivi avec régula-
rité le cursus scolaire. Je me suis présenté au brevet des collèges et puis,
deux ans plus tard, à l’examen de baccalauréat classique, toujours en
élève libre. À titre exceptionnel, parce que le lycée « classique » avait
souffert des bombardements, je l’ai passé au lycée scientifique Massimo
d’Azeglio, dans le chef-lieu de ma province natale, Vercelli.
À l’époque, et je crois qu’elle existe encore de nos jours, il y avait
une sorte de prévention, non sans quelques bonnes raisons, à l’encontre
des élèves en filière libre. Les élèves « libres » avaient la réputation
d’être de jeunes adolescents sans scrupules qui tentaient leur chance et
allaient à l’examen un peu comme s’ils jouaient à la roulette. Ça passe
ou ça casse. Moi, j’arrivais de province, attifé contre l’hiver et les rhumes,
bardé de cette étrange assurance qui caractérise généralement les cheva-
liers solitaires avec pour seules armes ces connaissances générales et
décousues propres aux autodidactes.
Mon examen de philosophie fit sensation. Il fallait présenter, en accord
avec les décrets ministériels, trois textes correspondant à chacune des trois
périodes consacrées de l’histoire de la pensée philosophique : antiquité
gréco-romaine, moyen-âge et époque moderne. Il va de soi que je m’étais
consciencieusement préparé mais mon amour des livres m’avait rendu
la vie difficile. Il m’était pratiquement impossible de limiter mon choix
à trois textes. Comment est-il possible, me disais-je, de choisir et de
préférer Aristote et sa Poétique ou l’Éthique à Nichomaque à Platon ou
à ces dialogues des livres de Jules Verne ou d’Emilio Salgari que, depuis
ma prime enfance, je trouvais beaux et pleins d’aventures ? Et que dire
du Laelius sive de amicitia de Cicéron ? Et comment aurais-je pu choisir
saint Thomas d’Aquin de préférence à saint Augustin, évêque d’Hippone
qui achève sa Cité de Dieu alors même que les Vandales frappent aux
portes de sa ville ?
Je ne parle même pas des philosophes modernes et contemporains :
30 on a vite fait de choisir Kant, mais Hegel, et Fichte, et Schelling, qu’en
fait-on alors ? À l’exception peut-être des grands discours des penseurs
du post-idéalisme qui, à cette époque déjà, régnait partout en maître,
de Nietzsche à Kierkegaard, sous la pluie dévastatrice et assez peu philo-
sophique des bombes alliées, en bref, au lieu de trois auteurs, je présentai
une liste de soixante-cinq ouvrages allant des présocratiques, dans l’édi-
tion commentée de Diehls, à Louis Lavelle.
En arrivant au siège des examens, je me rendis compte que des regards
et des chuchotements, empreints d’une ironie mal dissimulée, me suivaient
depuis le matin. Au début je pensai que quelque chose n’allait pas dans
ma tenue vestimentaire. Non sans raison d’ailleurs, nippé comme je l’étais
de fripes empruntées et de deuxième fraîcheur. Mais dès les premiers
mots du professeur Ermenegildo Bertola, devenu depuis lors sénateur
démocrate chrétien, je me rendis compte des motifs qui se dissimulaient
derrière les œillades ironiques et matinales. On remettait en question la
préparation de cet élève libre atypique. « Voyez-vous, commença à dire
de façon paternaliste Bertola, l’avis d’examen ne requiert pas seule-
ment que l’on fasse une compilation d’œuvres et de leurs auteurs. Elle
demande que trois d’entre eux soient préparés et étudiés avec attention,
de façon à pouvoir nous en exposer, à nous, les examinateurs, la pensée. »
J’étais perplexe mais je commençais à comprendre et, avec cette
compréhension, je sentais la colère monter en moi, une de ces colères
froides, propres à quelqu’un qui réalise tout à coup qu’on ne le prend
pas au sérieux. Je me raidis et gardai un silence absolu, sans doute un
peu méprisant. Après quelques minutes, je murmurai : « J’attends que
l’on m’interroge. » La réplique de Bertola, à qui s’étaient joints d’autres
professeurs, ne se fit pas attendre. Elle était encore légèrement ironique,
prononcée sur le même ton qu’adoptent habituellement les chefs de
cliniques psychiatriques avec leurs pensionnaires : « Nous n’avons que
l’embarras du choix. Voyons. Va pour Phèdre. »
Une colère intérieure déroulait les pages devant mes yeux : « Dans
quelle édition, Monsieur le Professeur ? Vous voulez parler de l’édition
scolaire de Mme Paravia ou bien de l’édition critique publiée en 1882 par
Teubner à Leipzig ? » Les sourires condescendants s’effaçaient. Je parlais
en lisant mentalement et en indiquant avec pédanterie les paragraphes
du texte platonicien, avec les variantes de l’édition critique. Je démon- 31

trai comment l’amitié dont parle Phèdre est en réalité ce processus dialec-
tique amenant le regard du sujet à devenir conscient de lui-même en se
voyant réfléchi dans celui de l’ami. J’expliquai aussi comment le dialogue
s’impose comme le moyen fondamental d’acquisition progressive de la
vérité, d’une vérité entendue comme une vérité participative, conquête
intersubjective et bien commun.
Les professeurs écoutaient en silence. Je parlai pendant cinq heures.
À la fin, avec une générosité dont les enseignants d’aujourd’hui ne sont
sans doute plus capables, ils me serrèrent la main, en s’enquérant de
mes projets pour le futur. J’avais non seulement réussi mon examen de
maturité et été promu, mais j’étais également passé du statut d’étudiant
à celui de chercheur. Je me rends compte que tout ceci peut apparaître
comme une démonstration de narcissisme mais ma victoire était seule-
ment celle de l’élève « libre ». Je n’avais pas dû me soumettre à la disci-
pline extérieure, plus ou moins coercitive, de cet abattoir systématique
de l’intelligence qu’est trop souvent le système scolaire. L’école suscite
presque toujours un ennui au-delà du supportable ; les professeurs sont
démotivés et les élèves ne sont pas stimulés. Il y a quelques années,
j’écrivis un papier sur un « type » social nouveau et inédit : le « gang-
ster académique ». Je devrais aujourd’hui actualiser ce point de vue.
Un profil d’individu encore plus inattendu est en train de naître. Il s’agit
du professeur illettré, celui qu’il y a quelques années Guido Calogero
et Luigi Volpicelli appelaient, sans s’embarrasser de demi-formules, le
« baudet en chaire ». Bien entendu, il ne s’agit pas d’un type pur : c’est
un illettré alphabétisé, un exemple insigne pourrait-on dire de cette myriade
d’illettrés sur le retour venant occuper de hautes fonctions, un échan-
tillon de ces individus qui, privés de l’écran de leur ordinateur portable,
n’ont plus rien à dire. Dans ces conditions, l’école alimente la haine ou,
pire encore, l’indifférence vis-à-vis du livre, instillant sournoisement à
son égard le mépris que l’on porte à un article archaïque, dépourvu de
l’aura conférée par la haute technologie, bref, un article primitif.

L’agonie du livre a été différée, mais de peu seulement. Pour renverser


la vapeur des institutions culturelles, il faut bien plus. Il est nécessaire
32 d’aménager une véritable initiation structurelle à la bibliophilie, pour ne
pas dire à la bibliomanie. En ce qui me concerne, je me considère comme
souffrant d’une maladie incurable que je qualifierais de bibliophagie.
La lecture est pour moi une drogue. Je lis absolument tout. À vrai
dire, je ne lis pas, je dévore. Je suis tel un siphon qui engloutit les phrases
avant même de les avoir lues ; je les pressens, je les devine intuitive-
ment. Je lis avec le cœur en travers de la gorge. Je lis dans un état de
léger enivrement, comme suspendu entre la raison et l’hallucination.
Je suis en revanche un piètre correcteur d’épreuves. Non seulement
parce que je crois au génie involontaire des lapsus calami – ces misprints
des Anglais et ces coquilles des Français – mais surtout parce que mon
œil vorace saute des blocs syllabiques entiers, il sabre les terminaisons
archiconnues (toutes celles en -tion) qu’il enrichit avec toute la force
de sa fantaisie, et en dehors de tout contrôle. La perception effective
du mot est réduite à un simple stimulus, un frémissement, un attouchement
furtif, avec l’anxiété de celui qui dérobe un baiser dans l’escalier. Je lis
avec la précipitation de quelqu’un qui a un train à prendre. Mais ensuite
je laisse sédimenter une pensée que j’ai à peine reniflée et reviens sur
mes pas ; je m’interroge de façon obsessionnelle, je me prends à témoin
et en rêve la nuit, jusqu’à l’aube, comme si je menais un étrange combat
avec un ange.
Des années durant, tout jeune, j’ai été traducteur. C’est un métier
que je recommande. Traduire est un combat au corps à corps sur deux
fronts : celui du texte à traduire et celui de sa traduction. Il s’agit d’une
entreprise risquée, fascinante et ardue. On pourrait la comparer à une
escalade du sixième degré : comme en alpinisme, il suffit qu’une prise,
un clou, en l’occurrence un adjectif, cède pour que tout s’écroule.
Davantage que la lettre, ce serait alors la résonance qui se perdrait, cette
atmosphère mentale que seuls les vrais écrivains réussissent à évoquer
et retraduire en employant tel mot précis de préférence à tel autre, fût-il
parfaitement équivalent et synonyme d’un point de vue purement linguis-
tique, mais en réalité dépourvu de l’aura adéquate.
D’après Walter Benjamin, il est impossible de faire des traductions
de poésie d’une langue à l’autre. Cette impossibilité, prise stricto sensu,
concerne également selon moi la prose. Certes, il est vrai que la langue
poétique a son propre et inviolable absolu, un absolu qui ne se prête 33

pas, s’il m’est permis de parler ainsi, à l’exportation. En comparaison,


la langue romanesque est indubitablement polysémique, plurielle,
moins exigeante et moins parfaite et achevée en soi. Si, dans un vers,
je change un seul adjectif, c’est comme si tout s’effilochait entre mes
mains, et je dois alors tout remettre en cause, comme si j’introduisais
une ombre dans du cristal de roche, ou une inclusion dans un diamant.
Mais la prose a, elle aussi, ses difficultés. Si elle ne donne pas le
vertige à l’instar d’un texte poétique, une bonne traduction de prose,
capable de rendre dans sa langue d’accueil les intentions et les nuances
voulues par l’auteur, n’est pas à proprement parler une simple partie de
plaisir. Je recommande néanmoins le métier de traducteur aux amou-
reux des livres. Il est plus ardu qu’on ne le pense généralement. Et s’il
paie mal, au moins ne court-on pas le risque d’être corrompu par un
enrichissement trop rapide. C’est encore un métier précieux pour apprendre
une langue, en goûter la substance réelle, pour appréhender pour ainsi
dire le laborieux processus de « faire un livre » et saisir, de l’intérieur,
sa construction intime.
Les traductions m’ont préservé de la faim pendant les dernières années
de la guerre, ainsi que les toutes premières années de l’Après-Guerre.
Pour profiter pleinement d’un livre, pour l’assimiler et se l’approprier,
en faire la chair de sa chair, il faut collaborer à sa construction. Et je
ne connais pas de plus beau raccourci que la traduction pour atteindre
cet objectif. On en devient le co-auteur, un peu à la façon de mères
porteuses. J’ai effectué des traductions pour la maison d’édition Einaudi
de Turin : à l’époque, celle-ci se trouvait Corso Umberto, numéro 5,
mais l’entrée se faisait à l’arrière par la rue Biancamano. Mon interlo-
cuteur y était Cesare Pavese, ainsi que le philosophe Felice Balbo. Italo
Calvino n’avait pas encore atterri dans la maison. Il finissait son premier
livre, Le Sentier des nids d’araignée, qu’il écrivait dans les collines qui
se trouvent derrière Sanremo, le long de la route menant au Golfe de
San Giacomo, que survole paresseusement deux fois par jour le funi-
culaire du Mont Bignone.
En revanche il y avait déjà Natalia Ginzburg, avec son air sérieux
et son visage qui semblait tiré au couteau. Elle aussi travaillait à ses
34 premiers ouvrages : Tous nos hiers et La Route qui mène en ville, des
récits qu’à l’époque je ne comprenais pas, truffés d’hommes jaloux et
de femmes se déplaçant avec des arrière-trains semblables à des choux-
fleurs. Natalia Ginzburg travaillait dans la même pièce que Pavese, face
à lui, sur une table disposée de biais sous la seule et unique fenêtre. Elle
lisait et corrigeait des manuscrits en y trouvant de l’amusement, ainsi
que nous l’apprenons de son Lexique familier, où elle rend d’ailleurs
compte de certains de mes vers. (Il s’agissait de vers horribles mais
révélateurs, à leur façon, de leur époque, de ces temps à la fois maigres,
frémissants et superbes qu’après avoir survécu à la guerre, nous vivions
alors : ils étaient emplis de cette joie intime, inavouée et quelque peu
coupable qui vient éclairer par moments le regard des rescapés. J’avais
alors à mon actif trois romans et deux poèmes, que j’avais miséricor-
dieusement laissés en proie aux campagnols de mon ancienne maison
familiale du Vercellese. Mais Natalia cite dans son Lexique ces quelques
vers : « Cia eut mal à un pied / Du pus en sortait parfois le soir / La
sécurité sociale l’envoya à Vercelli / mais son nom bizarre ne figurait
pas dans les épais registres. » Il y avait de quoi déprimer pour une vie
entière.)
Venant alléger l’atmosphère de la petite pièce où régnait l’inlassable
stakhanovisme de Pavese, Paolo Serini faisait des apparitions spora-
diques et toujours inattendue : il ouvrait tout grand la porte du corridor
et de sa haute stature toisait l’assemblée depuis l’embrasure, se tenant
légèrement incurvé vers l’arrière tel un peuplier ployant sous le vent.
Avec ses lunettes aux verres épais comme des culs-de-bouteille, il me
faisait penser à l’apparition plutôt menaçante du Commandeur dans le
final de Don Giovanni. Mais c’est bien la bonhomie qui l’emportait
quand, sans préambule, il débutait sa performance et déclamait de sa
voix haute et claire un extrait de la préface de sa dernière traduction
italienne de quelque classique français. Pavese en riait sous cape, la tête
penchée, mais néanmoins ne l’interrompait pas, tout comme il ne mettait
pas un terme à son inlassable activité de broyeur littéraire : manuscrits,
dactylographiés ou non, livres, projets, idées de projets et autres publi-
cations d’hallucinations ou de bribes de réalité, de songes ou de rêves
éveillés, bref, du papier imprimé, parlant, toujours et partout.
Je traduisais donc sous la douce férule de Pavese, avec son éternelle 35

cigarette pendue aux commissures des lèvres. Je traduisais de l’anglais


et de l’allemand. Quand l’administrateur d’Einaudi tardait à payer mes
honoraires de traduction, Pavese se mettait en grève, non sans en laisser
l’avis sur un bout de papier épinglé au chambranle à l’aide d’une mine
de graphite. Balbo en riait à s’en décrocher les mâchoires. Il compre-
nait tout, sentait tout intuitivement, même de loin. Mais le comte de
Vinadio ne pouvait saisir ces liens de complicité quelque peu souter-
raine qui relient les campagnards des Langhe ou du Montferrat.
Pavese m’avait mis entre les mains l’ouvrage de l’économiste et socio-
logue américain Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir. Il n’y
avait sur la place aucun autre traducteur disponible. En vérité, personne
ne voulait s’y atteler. C’était un texte difficile, quelque peu rebutant,
écrit dans un anglais latinisant, allusif, polysyllabique, souvent sardo-
nique et truffé de doubles sens qu’il n’était pas aisé de restituer dans
un italien acceptable.
Antonio Giolitti y avait déjà renoncé. Vittorio Foa semblait favora-
blement disposé, mais souhaitait, avant même de s’engager, lire tout
Veblen. On savait pourtant que l’on ne pouvait pas trouver ses ouvrages
sur le continent, et qu’ils n’étaient peut-être pas même disponibles aux
États-Unis. De mon côté, je ne pouvais pas me permettre le luxe de
refuser, voire même d’hésiter. Je vivais sans domicile fixe, dans des
conditions précaires, entrecoupées de quelques parenthèses salutaires à
Paris ou en Angleterre, dans le Sussex – à Hastings, pour être plus précis.
Augusto Guzzo, professeur de théorie philosophique à Turin, m’appe-
lait en plaisantant son « clericus vagans » (clerc errant) et Pavese ne se
lassait pas de se moquer gentiment de moi, en m’écrivant que je suivais
désormais les traces de Guillaume le Conquérant. On a vite fait de parler
de la faim. Mais l’expérience de la faim véritable présente des aspects
terrifiants qui marquent quelqu’un à vie. Je ne m’étonne pas qu’elle
porte en elle un stigmate d’infériorité sociale aussi fortement ancré, au
point que l’insulte « crève-la-faim » constitue sans doute en italien l’une
des offenses les plus graves.
J’acceptai donc de traduire le livre de Veblen et me mis au travail
d’arrache-pied : trois pages par jour, mais parfaites, dactylographiées,
36 sans ratures, prêtes pour le typographe, qui me rapportaient, à quatre
cents lires la page, autant qu’il m’était nécessaire pour vivre décem-
ment, à défaut de pouvoir dépenser sans compter. Mais ceci n’était pas
l’aspect le plus intéressant de l’affaire. À commencer par son propre
titre, le livre de Veblen posait de complexes défis. Comment traduire
« Leisure Class » ? On pouvait traduire par « classe de possédants ».
Ou peut-être était-il préférable de recourir à l’épithète « oisif » ? Mais
est-ce que les possédants étaient réellement oisifs ?
Ma traduction était la première en Europe. Des années plus tard,
j’appris que les Allemands traduisaient « Leisure Class » par « feinen
Leuten », autrement dit par les « gens raffinés » aux penchants parti-
culièrement exquis. Une bonne traduction mais qui présentait l’incon-
vénient de présenter cette classe comme celle des oisifs, la classe du
loisir, ce qui garde une connotation liée au « hors-travail » très éloi-
gnée des intentions originales de Veblen. À la fin, en accord avec Pavese
et Balbo, je décidai de traduire « Leisure Class » par « classe aisée ».
Mais les difficultés véritables et autres devinettes ne faisaient que
commencer. Je me rappelle au moins deux cas précis. Le premier était
soulevé par l’expression « conspicuous waste », véritable formule qui
revenait continûment chez Veblen. Il ne s’agissait pas seulement de parler
de « gâchis » et de « gaspillage ». Il fallait encore rendre somptuaire
ce moment qui consacre le gaspillage comme une sorte de « distinction
sociale », non seulement parce qu’il est grand, inhabituel, remarquable,
mais aussi et surtout parce qu’il est aussi vain que voyant, et de ce fait
susceptible de révéler à tout le monde la solvabilité d’un individu ou
d’un groupe social. C’est au beau milieu de la nuit que je me mis à
penser à la racine latine de « conspicuous », à savoir le verbe « conspi-
cere » signifiant « apercevoir, regarder », de telle sorte qu’il convenait
donc de traduire l’expression par « gaspillage ostentatoire ».
Il devait être deux heures du matin. Je téléphonai à Cesare Pavese.
Il vivait à l’époque chez sa sœur qui tenait un débit de tabac à Turin et
qui avait l’habitude de montrer son frère aux quelques habitués inté-
ressés alors que ce dernier déjeunait tranquillement dans la cuisine, en
soulevant le petit rideau qui cachait l’arrière-boutique. Mon coup de fil
à cette heure quelque peu indue fut accueilli avec une explosion de joie
par Pavese. Celle-ci m’apparaissait tout à fait naturelle dans la pétu- 37

lance de ma jeunesse mais était en fait plutôt inhabituelle chez un homme


aussi réservé. On se fixa aussitôt rendez-vous et nous allâmes fêter cela
dans l’une de ces tavernes ou « piôles » ouvertes jusqu’à l’aube que
l’on trouvait autrefois aux portes des champs et aux extrémités des
« corsi », ces boulevards à la française de Turin.
Je trouvai une solution analogue pour la locution « invidious compa-
rison ». Pavese me fut ici d’une aide précieuse. Il ne s’agissait pas de
« jalousie » ou d’« envie », prises dans l’acception usuelle des termes.
Il y avait en l’occurrence un sens de défi, que soulignait également le
mot « comparison » qu’il eût été erroné de traduire par « comparaison ».
La traduction retenue fut celle de « confrontation antagoniste ».
De grandes satisfactions devaient m’être données par la suite avec
le livre de Theodor Reik, Études de psychanalyse sur les rituels, préfacé
par Freud, et le roman de Howard Fast, Clarkton, paru en traduction
sous le titre davantage descriptif de Grève à Clarkton et récemment
réédité par Mondadori. Je me rappelle la rapidité avec laquelle j’ai traduit
ce dernier ouvrage, en guère plus d’une semaine. Il n’y avait aucun parti
pris scientifique dans cette précipitation, juste un besoin impérieux de
faire face à je ne sais plus quelle dépense conséquente et, naturellement,
imprévue au vu de l’état de mes finances.
La traduction implique une lecture en profondeur, et un décorticage
minutieux du texte. Un bon traducteur, si le texte est de valeur, ne peut
s’empêcher de prendre connaissance du combat mené par l’écrivain avec
sa langue. Le vrai écrivain se distingue radicalement du simple écri-
vaillon en ce sens que le premier ressent profondément les limites de
la langue qui lui est échue par sa naissance dans un pays donné, avec
une culture donnée. Il se sent un peu comme s’il était en prison ; et, de
fait, il est prisonnier de formes linguistiques qui ne parviennent pas à
exprimer le monde qu’il porte en lui. Son tourment est celui de tous
ceux qui ressentent avec acuité l’urgence de créer un langage nouveau,
et de donner un sens nouveau, original et vivace à des formules et locu-
tions linguistiques que l’on a héritées d’une certaine tradition littéraire
et qui sont émoussées par l’usage. Le traducteur devient alors le fidèle
complice de l’écrivain dans son œuvre de subversion de la langue. C’est
38 pour cette raison qu’il ne peut y avoir de véritable écrivain qui soit conser-
vateur. Certes, les écrivains peuvent être conservateurs, voire réaction-
naires dans leur vie, dans les choix politiques explicites qu’ils peuvent
faire, dans leurs principes de préférence ou leurs idéologies, mais si ce
sont de véritables auteurs, ils ne peuvent être que révolutionnaires en
littérature. Ce ne sont pas les programmes ou les contenus de leurs ouvrages
qui sont ici mis en cause. Des écrivains peuvent être pro-nazis comme
Louis-Ferdinand Céline, fascistes comme Pierre Drieu La Rochelle ou
encore partisans et propagandistes d’un pouvoir totalitaire en place tel
Ezra Pound. C’est leur langue qui est révolutionnaire et ce, quels que
soient leurs prises de position explicites ou leurs credo idéologiques.
L’écrivain, le vrai, réinvente les mots de l’intérieur. Dans l’accep-
tion la plus littérale du terme, il les convoque à une nouvelle vie. Le
traducteur est le témoin et le relais complice de la bataille incessante
qu’il mène contre les cloisons et les barrières de la prison linguistique,
en vue de son rajeunissement et de sa refonte. C’est que la langue nous
préexiste. On la trouve toute faite, en pleine fonction, à notre naissance.
Nous en apprenons progressivement le vocabulaire, les règles gram-
maticales et syntaxiques. C’est une structure qui trône au-dessus de nous
et qui nous pèse, mais dont nous avons besoin pour nous exprimer et
être compris par tout un chacun. À cette fin, il convient d’utiliser la
langue dans ses significations usuelles et ses locutions d’usage courant,
un peu comme s’il s’agissait d’un costume de prêt-à-porter, tellement
commun et usagé qu’il peut être indifféremment échangé et endossé de
manière quasi inconsciente. La langue n’est plus alors une expérience
individuelle, unique et irréductible. Elle devient ce jargon quotidien que
Jacques Lacan appelle « lalangue ».
Le vrai écrivain, l’écrivain authentique n’accepte pas ce jargon quoti-
dien. S’il fait mine de le faire, ce n’est qu’à une condition : celle de
pouvoir le plier à son gré, de réussir à lui faire exprimer ce qu’il ressent
en son for intérieur, comme la clef, l’instrument et le code d’accès de
sa propre conscience intime. Le traducteur est à ses côtés, il l’aide à
trouver dans une autre langue les paroles qui correspondent aux
siennes. Cette transposition n’est possible que si le traducteur a intégré
et s’est approprié, par-delà leur signification linguistique première, l’es-
prit des mots de l’auteur, de façon à pouvoir affirmer leur sens caché,
nouveau, voire leur réinventer un sens nouveau et, par là même, rendant
justice à leur signification originale, inédite et surprenante.
Dans cette perspective, le lecteur est lui aussi le co-inventeur de ces
nouvelles significations. Lecteur et traducteur donnent la main à l’écri-
vain. Ils le reconnaissent comme leur compagnon de route. Ensemble,
ils rompent le pain de ces sens nouveaux. Qu’est-ce alors que la lecture ?
Peut-on parler du plaisir de la lecture ? Ne faudrait-il pas plutôt parler
du labeur de la lecture ?
Un autre dilemme : traduire ou trahir ? Autrement dit : transférer
mécaniquement les paroles, les convoyer, coûte que coûte et contre vents
et marées, d’une langue à l’autre ? Dans le jargon juridico-pénitentiaire,
le terme de « traduction » indique le transport ou le transfert, sous escorte,
en bonne et due forme, de détenus d’une prison à l’autre. La traduction
purement littérale, fût-elle correcte d’un point de vue linguistique, n’est
en réalité pas fort éloignée de cette signification. D’un livre à l’autre.
D’une langue à l’autre. Sans l’envolée donnée par l’invention, la réin-
vention, mais bien le passage, inévitablement ennuyeux, d’une page à
l’autre. Il s’agit plutôt donc dans ce cas d’un calque et non d’une véri-
table traduction, vécue et revisitée. Ceci vaut également pour le simple
fait de lire un texte. À la limite, le lecteur consciencieux pourrait, de
façon paradoxale, sonder et scruter avec plus de perspicacité le texte
que l’auteur lui-même.
IV. LIRE : UNE PASSION ET UNE AVENTURE 41

Mais par où commencer ? D’où faut-il partir pour faire connaître, partager
et répandre le goût de la lecture ? Il est inutile de nier que c’est dès les
toutes premières classes de l’école primaire que le goût de la lecture
devrait trouver des incitants décisifs et originels, et ce, en particulier
dans tous ces pays où il s’avère que la majorité des foyers ne disposent
pas, ne fût-ce qu’à l’état embryonnaire de bibliothèque familiale. Même
un « élève libre », acharné comme moi, doit le reconnaître.
Il y a néanmoins des obstacles de différentes natures à surmonter.
Il est surprenant que les obstacles les plus sérieux ne soient pas de nature
financière mais qu’il s’agisse bien plutôt de ces blocages psychologiques,
de cette peur de la banalisation, de cet orgueil insurmontable, de cette
auto-valorisation qui paralysent les élites intellectuelles quand, confron-
tées aux requêtes de la classe populaire, elles les esquivent et se reti-
rent, comme si elles avaient peur d’être contaminées par simple contact.
Il faut au contraire avoir, ou retrouver, le courage de la banalité.
Dans un ouvrage récent, Janice Radway définit le banal au départ de
l’étymologie historique du terme (les corvées et les banalités médié-
vales) comme « ce qui originellement se réfère à une espèce de service
féodal que tous les membres d’une communauté donnée devaient à leur
seigneur. Le banal ne se réfère donc pas seulement à quelque chose de
commun mais bien à la particularité commune à tous les serfs. En rava-
lant le banal au rang de lieu commun trivial et ressassé, le système édito-
rial associait implicitement dans son évaluation de l’histoire populaire
une certaine tolérance pour cette familiarité avec les personnes de rang
inférieur 1 ». Une lecture en bonne et due forme se passe volontiers de
ces attitudes pseudo-démocratiques teintées d’une bienveillance pater-
naliste et condescendante.

Tout ceci remonte, bien entendu, très loin. La culture populaire s’op-
pose aux clivages entre haute culture et basse culture. Autant de sub-
divisions un peu scolaires, à orientation vaguement sociologique, sans
doute utiles pour tirer au clair une situation d’une extrême complexité.
Mais cette mise au point est illusoire. La culture implique au premier
42 chef une conscience avertie, et donc une capacité d’évaluation globale
de situations humaines spécifiques, dans un contexte historique déter-
miné. On ne peut plus désormais parler de « haute » ni de « basse »
culture, pas plus qu’il ne semble aujourd’hui concevable de maintenir
l’ingénue dichotomie entre culture « scientifique », d’une part, et culture
« humaniste », de l’autre, une distinction qui fut théorisée en son temps
par Charles Percy Snow 2, romancier, essayiste mais également (et ce
n’est pas un hasard) administrateur avisé et impresario culturel. Ces deux
cultures peuvent tout au plus aspirer à un statut provisoire, à une distinc-
tion de commodité, étant donné que les sciences qu’erronément l’on
qualifiait jusqu’à présent d’« exactes » ont finalement révélé leurs propres
limites. Elles ont ainsi cessé de se poser en image de contrition et en
horizon inatteignable pour les sciences « du vague et de l’à peu près ».
La culture est à la fois spéculation conceptuelle et expérience pratique,
activité théorique et comportement. Elle est l’expression de cette faculté
dont semblent disposer les humains, à la différence des animaux, d’ef-
fectuer un retour critique sur soi-même.

1. JANICE RADWAY, A Feeling for Books, The Book-of-the-Month Club, Literary Taste and Middle-
Class Desire, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1997, p. 45.
2. CHARLES PERCY SNOW, Les Deux Cultures (1959), trad. Claude Noël, Paris, Jean-Jacques
Pauvert, 1968.
La culture populaire a traditionnellement été pendant longtemps un
objet d’horreur : ou alors, dans le meilleur des cas, elle n’était tout au
plus acceptée qu’avec une réserve et une condescendance blasée, un
peu à la façon dont on tolérerait chez soi la présence d’un invité peu
recommandable et peu sympathique, en faisant faire antichambre à ce
rustre en attendant qu’il s’approprie les bonnes manières. L’idée même
du peuple est suspecte pour les gens bien nés. Il ne faut même pas remonter
très loin. Il suffit de lire les essais qu’a consacrés à ce sujet Thomas
Stearns Eliot 1, sans même se rappeler la dure condamnation de la popu-
lace, de la canaille, prononcée en divers endroits par Michel de Montaigne :
selon l’auteur des Essais, la caractéristique spécifique et incorrigible
des classes inférieures serait l’absence de capacités intellectuelles.
Montaigne précise néanmoins, de façon à mitiger sa condamnation et 43

à la racheter de cette forme de moralisme qu’il abhorrait comme la peste,


que cette absence de facultés intellectuelles est pour la plus grande partie
due à un conditionnement social et psychologique auquel il est impos-
sible de se soustraire 2.
Cela prête à réflexion et donne un peu le tournis de songer que les
esprits les plus libres et dépourvus de préjugés de leur temps, les auteurs
mêmes de la Grande Encyclopédie, Diderot et d’Alembert, considéraient,
partageaient et diffusaient cette méfiance fondamentale à l’égard du peuple.
Ils se trouvaient donc, à cet égard du moins, en parfaite concordance
d’opinion avec le Trône et l’Autel. Il est du reste notoire que la Révolution
de 1789 et ses « principes immortels », par-delà leur formulation théo-
rique à vocation universelle, ne considéraient comme citoyens pleno
jure que les Français qui pouvaient se prévaloir d’un titre de propriété
privée sur un morceau du territoire.
Et pourtant, la canaille, le peuple ou la populace, si on veut l’ap-
peler ainsi, n’allait pas pour autant être négligée. Dès la fin du XVIIe

1. THOMAS STEARNS ELIOT, Notes Towards a Definition of Culture, Londres, Faber & Faber,
1948.
2. Voir à ce propos MICHEL DE MONTAIGNE, Essais (1580), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », 1967, p. 1005 : « Il y a du malheur d’en estre là que la meilleure touche de la vérité
ce soit la multitude des croians en une presse où les fols surpassent de tant les sages en nombre. »
siècle se développe en France une collection populaire à grand tirage,
la Bibliothèque bleue, faite de petits volumes brochés mal imprimés,
certes, mais de nature encyclopédique et à la thématique extrêmement
riche ; ils pouvaient être consacrés à des recettes culinaires comme à
des romans chevaleresques, en passant par des récits d’histoire sacrée
et d’autres problématiques religieuses. Ou encore ces almanachs qui
permettaient d’être en phase avec la lune pour la semence et les récoltes.
La suspicion qui longtemps encore continuera à entourer le terme et
l’idée de « peuple » est probablement liée, fût-ce à un niveau incons-
cient, à l’ancienne signification latine de « populus », dérivé de l’infi-
nitif passif « populari » signifiant « mettre à sac, dévaster ». Il n’y a
peut-être qu’Antonio Gramsci, avec son concept du « national-popu-
44 laire », qui puisse être exonéré à cet égard. Gramsci conçoit, en effet,
la culture populaire en dehors de toute acception paternaliste ou mysti-
ficatrice. Son approche n’a rien de douceâtre ni de romantique, à l’instar
d’un Pascoli 1, à l’encontre de ce qu’en son temps avait redouté Alberto
Asor Rosa, expert en langue et culture italiennes, dans son Écrivains et
Peuple 2. Elle est pour lui l’instrument d’une prise de conscience dans
le chef de ces classes inférieures, autrement dit de ces groupes humains
qui avaient été jusque-là des exclus et des laissés pour compte.

Mais ce ne sont pas encore là des lectures suffisantes. L’apport de l’école


est essentiel. Mais celle-ci ne semble pas en mesure de susciter et faire
découvrir à ses élèves la joie de la lecture, de rendre l’étude à sa signi-
fication originelle de studium, c’est-à-dire d’amour, de passion ou
d’aventure.
Un pédagogue peu conformiste, Gianni Rodari 3, l’énonçait en des
termes qui évoquent vaguement Spinoza. À son avis, l’urgence n’est
pas d’éduquer pour la vie déjà faite, mais bien de préparer à la vie créa-
trice. Occupons-nous, en premier lieu, de renforcer la vie vivante, la

1. Giovanni Placido Agostino Pascoli (1855-1912), poète italien.


2. ALBERTO ASOR ROSA, Scrittori e popolo, Rome, Samonà e Savelli, 1965.
3. Gianni Rodari (1920-1980), poète, écrivain et journaliste italien connu plus particulièrement
pour ses œuvres de littérature enfantine.
natura naturans. Et on ne peut nier que l’école, presque toute l’école,
même l’école primaire, ne sait que former à la vie et à l’ordre déjà établis.
Et former à cette vie déjà établie n’est pas éduquer ; au contraire, même
si cette tâche paraît noble aux yeux de celui qui la pratique, il s’agit
d’une répression sous l’égide du devoir et du travail, ou encore d’une
limitation de la natura naturans dans les formes et les schémas de la
natura naturata des programmes. Il ne faut dès lors nullement s’étonner
que nos classiques littéraires soient aussi profondément détestés. Ils ont
été étudiés, présentés et interprétés par une institution scolaire qui en a
fait des chevalets de torture et d’interminables occasions d’ennui. Comment
expliquer autrement la désaffection profonde qui caractérise le rapport
de l’Italien moyen avec des ouvrages tels Les Fiancés d’Alessandro
Manzoni ? D’après Rodari, il y a de multiples façons pour les adultes 45

de parvenir à dégoûter les enfants de la lecture : leur dire que jadis les
jeunes lisaient bien davantage et les culpabiliser de ne pas aimer lire ;
transformer le livre en instrument de torture en les obligeant à lire ; inter-
dire au contraire à son enfant de lire ; ne pas lui offrir un éventail de
choix suffisant ; etc.
J’ai déjà indiqué que la santé chancelante de mes premières années
m’a sauvé de l’école. Je reconnais toutefois, après cinquante ans d’en-
seignement, que c’est à l’école, et seulement à l’école, que se produit
la véritable rencontre des jeunes avec le livre. L’école reste le lieu privi-
légié, l’institution par excellence, après ou avec la famille, de la socia-
lisation première. Je suis bien conscient du fait que certains esprits éclairés
l’ont durement attaquée. Ivan Illich a proposé de « déscolariser » la
société 1, probablement sans se rendre compte, lui, l’illustre anticonfor-
miste, qu’il ouvrait ainsi la voie au retour du précepteur. La suggestion
d’Illich fut ensuite reprise, et cela ne surprendra pas, par le poète Pier
Paolo Pasolini, vraisemblablement inconscient de la profonde nostalgie
pour ce passé des « happy few » qui se lovait derrière l’ostentation de
ses ardeurs révolutionnaires.

1. IVAN ILLICH, Une société sans école (1971), trad. Gérard Durand, Paris, Le Seuil, 1971.
Dommage que certaines choses, de l’analyse logique à la concor-
dance des temps, doivent encore être enseignées à l’ancienne, apprises
comme de vénérables leçons à ânonner avec plus ou moins d’effica-
cité, la bouche en cœur. En revanche, on peut difficilement nier que le
recours aux multimédias entraîne une sévère restriction de l’oralité, c’est-
à-dire du verbe « vivant » de l’enseignant, de ses réponses aux ques-
tions des élèves, bref de tous ces dialogues qui se développent suivant
des schémas qui ne sont pas exactement prévisibles. Parfois tortueux
et apparemment digressifs, ces chemins sont en réalité toujours animés
par ce besoin d’acquisition d’une vérité et d’un sens qui ne seraient pas
dogmatiques, mais bien participatifs et intersubjectifs.
Le médium électronique écrase inévitablement l’auditeur et le spec-
tateur dans l’instant présent, il ne lui autorise pas le bénéfice du recul
perspectif, et le rend esclave ou, plutôt, otage de l’immédiat. En ce sens,
le livre, désormais ravalé au rang de bien de consommation éphémère
– qu’il soit rangé dans d’augustes et imposantes librairies ou bien dans
les rayonnages des grandes surfaces, entre des flacons de cosmétiques
et de la viande en conserve –, reste un instrument essentiel de docu-
mentation et de réflexion : il permet ou plutôt requiert un repli critique
sur soi-même, sur ce que l’on connaît ou croit connaître, sur nos connais-
sances apprises mais à actualiser, vers ces jugements qu’il convient sans
cesse de revoir afin d’éviter qu’ils ne se transforment en préjugés. C’est
au départ de ces besoins intimes et profonds que je vois naître la soif
du livre et le plaisir de la lecture se développer comme un sentiment de
satisfaction ambiguë, douce-amère ; un plaisir qui sait déjà, au moment
même où il semble assouvi, que la faim reviendra, encore plus dure et
exigeante qu’auparavant.
V. L’AMOUR DES MOTS À L’AUBE DE LA VIE 47

Comme je comprends les voleurs de livres ! Comme je me sens proche


d’eux et aussi, en mon for intérieur, presque leur complice ! Je n’arri-
verai jamais à les condamner. Moi aussi, du reste, je l’avoue, non sans
quelque rougeur, mais sans en avoir été grandement traumatisé, j’ai été
coupable du même délit. Plus d’une fois. Quand j’étais encore dans les
vertes années de la puberté, ma bibliomanie conjuguée à mes piètres
ressources financières me poussait, malheureusement de façon assez
systématique, au vol de livres. Dans certaines librairies de Casale
Monferrato, en particulier dans celle de la Piazza Cavour, mais aussi,
quelques années plus tard, à Turin, dans celles de la Via Carlo Alberto,
en face du palais Campana où s’était réfugiée la faculté de Philosophie
et Lettres après le bombardement de son siège de la Via Po, et par la
suite, dans celles de la rue Jacob, à Paris, ou de Doubleday, sur la
cinquième avenue, à New York, j’ai réalisé, comme on dit, quelques
coups fumants.
J’ai, à cet égard, des souvenirs nets et limpides comme s’il s’agis-
sait de visions. Dans certaines librairies d’Alessandria ou de la Piazza
Viotti à Vercelli, par exemple, par temps de pluie, et surtout si je porte
un imperméable, les vendeurs se mettent en émoi, en état d’alerte, dès
mon arrivée. Ils s’échangent de furtives œillades d’intelligence. On me
suit avec circonspection, on m’isole tel un véritable danger public.
Nonobstant cela, je parviens toujours à sortir à l’air libre et à prendre
le large, dûment chargé du doux et précieux fruit de mon larcin.
Heureusement pour moi, les contrôles électroniques n’existaient pas à
l’époque. Naturellement, je n’en éprouve aucun sentiment de culpabi-
lité. Je ne considère pas le livre comme une propriété privée. C’est un
don du ciel, ouvert à tous, à la disposition de quiconque est en mesure
de se l’approprier sans risque. Je puis d’ailleurs affirmer que Mercure
m’a toujours prêté main-forte.
Comme pour Gobseck, l’usurier parisien, né à Amsterdam d’un père
juif et d’une mère hollandaise, ou pour le patricien vénitien Facino Cane,
cet autre personnage de Balzac, qui, aveugle et devenu misérable, obsédé
par le trésor des Doges, tenait dans sa poche, serrés dans son poing,
48 deux ducats d’or, et qui, lorsqu’il passait devant une bijouterie, en ressen-
tait une mystérieuse fibrillation comme s’il était atteint de malaria, le
livre a été des années durant pour moi un objet de convoitise. La seule
pensée qui me mette en émoi lorsque je m’approche de ces « arbres
dentelés » est que ma bibliothèque connaisse le même sort que celle du
Don Ferrante de Manzoni : misérablement dispersée sur des murets ébré-
chés sur lesquels pousse une roquette généreusement arrosée par les
chiens de passage.
J’ai, bien entendu, d’ores et déjà, pris quelques mesures à cet égard.
À contrecœur. Une partie de mes livres a déjà rejoint, sur ma décision,
la Faculté à laquelle j’appartiens. Une autre partie, sans doute moins
importante, a échu à la Bibliothèque municipale de Fiumicino, en geste
de reconnaissance pour avoir tant de fois pris mon envol depuis cet aéro-
port. Je m’adresse aux amoureux des livres qui comprendront immé-
diatement mes atroces hésitations, dignes d’un Hamlet. De quels livres
se débarrasser ? Lesquels conserver ? Et jusqu’à quand ? C’est à peine
croyable, mais il n’existe pas de critères rationnels pour faire son choix.
À partir d’un certain moment, celui même où est en train d’arriver la
camionnette des déménageurs qui les enlèveront, tous mes livres, même
ces tomes sur lesquels j’ai trébuché le matin en entrant dans la salle de
bains pour mes ablutions, et qui ont eu droit à leur lot de malédictions,
deviennent tout à coup essentiels, très importants, indispensables, et il
me devient impossible de m’en débarrasser.
Et pourtant, je me disais qu’une partie au moins devait s’en aller.
Les jeunes convoyeurs sont déjà dans le jardin. Ils attendent que je leur
ouvre la porte, que je les fasse entrer, leur indique les livres condamnés,
ceux à exiler. Je n’en ai pas le courage. J’esquisse un geste vague. Je
les dirige vers le garage. C’est par là qu’ils commenceront, par ces livres
que je ne vois plus depuis des années, que je n’ouvre ni ne dépoussière
plus. Cela me semble moins déchirant. « Loin des yeux, loin du cœur. »
Je me sens comme un officier SS occupé à trier les malheureux livres
destinés à monter dans le convoi. De temps en temps, je m’arrête d’un
seul coup ; je reste immobile et silencieux. Les transporteurs m’obser-
vent de ces yeux ronds avec lesquels on regarde un fou. Je préfère pour
ma part me comparer à Socrate, frappé et comme pétrifié par une réflexion
soudaine, s’immobilisant pendant deux jours et deux nuits à la bataille 49

de Mantinée, oublieux de la guerre, de ses amis comme des ennemis,


bref, de tout le monde extérieur.
Je comprends que ces jeunes gens sont en train de m’arracher un
morceau de mon cœur, des pans entiers de ma vie. Mais eux l’ignorent
et ne peuvent pas le savoir. Dans chacun de mes livres, même dans le
plus insignifiant et le plus poussiéreux, remisé comme par punition depuis
des années dans le garage, il y a un morceau de moi, une lueur de ma
conscience, un ingrédient constitutif de ce que l’on appelle un peu pompeu-
sement la « personnalité », « ma » personnalité. Mais il se fait tard. Les
jeunes gens doivent charger et repartir. J’ai dû recourir à toute la cruauté
que j’ai pu extraire de mon être. Et, malgré tout, les repentirs, les « non »
ont été plus nombreux que les « oui ».
En réalité, la vraie raison de cette séparation n’est pas éloignée de
la science du bâtiment. Il s’agit en fait d’un problème d’ingénierie civile.
Que mes livres soient accumulés jusqu’au plafond le long des murs de
toutes les pièces, ou qu’ils débordent de ce lit jumeau du mien dont
j’extrais parfois la nuit un volume qui me servira incongrûment de somni-
fère, au risque d’être réveillé parfois en sursaut par la chute sur ma tête
de quelque ouvrage relié, ou encore qu’ils soient regroupés et super-
posés les uns aux autres sur l’escalier de mon habitation comme si chaque
marche était en fait l’étagère d’une bibliothèque, il m’est arrivé de sentir
par temps venteux des grincements suspects et d’étranges lamentations.
Peut-être que l’équilibre même de l’édifice est en danger. Je me plais
néanmoins à croire que ce n’est pas seulement dû au poids matériel de
ce papier imprimé entassé à outrance. Je sais que certains de mes livres
se plaignent de ne pas être aérés l’été, et de ne pas prendre alors le soleil
en terrasse. (J’admets ne pas être tout à fait équitable en la matière.) Je
punis les livres de sociologie, aussi parce qu’en général ils sont mal écrits,
tandis que j’accorde une place de choix sur la terrasse aux livres de poésie,
du monde entier, et à ceux de philosophie classique : je me charge d’ailleurs
personnellement, en juin, de leur transhumance. « Et nous, comptons-
nous pour du beurre ?, semblent me dire avec leurs grincements les livres
laissés dans l’ombre. Sommes-nous les parias de l’activité éditoriale ?
Ne te rappelles-tu pas que c’est à nous que tu dois ta chaire universitaire
50 et aussi ta pitance, certes maigre, mais du moins assurée ? » Je les laisse
parler jusqu’à ce que leur péroraison se perde dans la nuit.
Ils ont pourtant raison. Ce sont des livres de sociologie et d’éco-
nomie mal écrits, à la ponctuation souvent arbitraire et constellés de
coquilles, qui m’ont aidé, de façon inopinée, à trouver mon chemin.
C’était en 1940, si mon souvenir est bon. J’avais treize ans bien sonnés
et je me croyais, bien entendu, immortel. Mais je respirais avec diffi-
culté et mes parents m’envoyèrent à Sanremo : c’était alors encore une
petite station tout à fait vivable, digne en tout point de ce Lorenzo Benoni 1
qui avait fait les délices des jours et des nuits de ces ladies anglaises
qui, telles de délicates espèces végétales en voie d’extinction, venaient
y passer l’hiver, comme à Bordighera et à Ospidaletti.
À Sanremo, il y avait naturellement une Bibliothèque municipale
qui fonctionnait comme elle pouvait. Elle était située place de la Mairie,
au numéro 11 ou 13, et la grande baie vitrée de l’unique salle de lecture
donnait sur un lavoir public : des jeunes femmes bavardes, penchées
sur leur linge pendant toute la journée, venaient ainsi à l’occasion apporter
une joyeuse diversion, de quelques minutes ou de quelques heures, à
mon labeur de studieux penché sur ses « papiers de sueur ». En réalité,

1. GIOVANNI RUFFINI, Lorenzo Benoni. Passages in the Life of an Italian, Edimbourg, Thomas
Constable & Co., 1853.
j’étais presque toujours seul dans cette grande pièce poussiéreuse, qui
me plaisait aussi parce qu’elle me rappelait ma maison, et je m’y sentais
extraordinairement bien. Même s’il ne pouvait guère m’aider en ce qui
concerne les livres, étant en tout point analphabète, ma seule compa-
gnie était celle d’un vieillard en tablier noir qui faisait office de biblio-
thécaire intérimaire : il avait en effet été engagé par la municipalité faute
de mieux, étant donné les urgences et priorités de ces temps de guerre.
Cela faisait en réalité mon affaire. Je pouvais ainsi directement aller
chercher et extraire des étagères les ouvrages qui me servaient, en les
entassant en petites piles chancelantes à côté de ma table de travail, à
la grande satisfaction du bibliothécaire qui voyait dans cette intense acti-
vité livresque une raison de plus, sinon la seule, d’espérer pouvoir être
engagé à durée indéterminée. 51

Il n’y avait qu’un point noir à ce tableau. La Bibliothèque de Sanremo


n’avait pas de fonds. Depuis des années, on n’y achetait plus de livres.
Dans la section de philosophie et d’histoire, on n’y trouvait que les célèbres
éditions des frères Bocca, avec leurs belles couvertures en noir et blanc,
décorées de géants et d’autres héros mythologiques toujours prêts à soutenir
des murs sur le point de s’effondrer, quand il ne s’agissait pas de figures
féminines ou masculines passablement grivoises qui, arborant une opulente
nudité, pointaient de l’index les radieux « soleils de l’avenir ». Le tout
était souligné de frises florales de style Art Nouveau. Je me rappelle en
particulier un ouvrage consacré par le Turinois Mario Morasso à sa curieuse
théorie de l’Egoarchie 1, dans laquelle se fondaient allègrement, et non
sans quelque confusion, Marx, Darwin, Spencer et une pointe
d’Übermensch nietzschéen.
Les achats de la Bibliothèque communale de Sanremo s’étaient arrêtés
en 1911, année de la Guerre de Libye. Une catastrophe. Une catastrophe ?
Non, pas pour moi. Ce fut au contraire une chance inespérée. J’étais
écarté de l’école, en raison de ma toux chronique. Me retrouvant face
à la seule bibliothèque restée ouverte, victime d’un retard à la fois sérieux
et providentiel, j’étais ainsi, sans mérite aucun, épargné par tout le verbiage

1. MARIO MORASSO, Uomini e Idee del Domani. L’Egoarchia, Turin, Bocca, 1898.
omni-logique et absurde du néo-idéalisme italien. Je n’avais pas davan-
tage d’information sur la contre-réforme de la dialectique hégélienne
et je pouvais allègrement ignorer les disciples distingués de Croce qui
lui étaient opposés, comme l’autoctise (auto-création) et l’actualisme
pur et dur des suiveurs de Gentile 1. Bref, j’étais superbement indemne
de toute l’incroyable pacotille philosophique en vigueur à l’époque.
L’impécuniosité ou l’inexistence de la politique de la méritante
Commune de Sanremo m’avait sauvé. Au lieu de m’interroger avec le
sérieux requis sur la subdivision en quatre que l’illustre Croce, en bon
propriétaire terrien d’un coin perdu des Pouilles, utilisait avec méticu-
losité pour classer les activités de l’esprit, me voilà occupé à lire les
recherches effectuées par Alfredo Niceforo sur la pellagre en Vénétie :
52 selon ses dires, celle-ci était due à la diète monotone à base de maïs,
c’est-à-dire de polenta, un aliment dont les habitants actuels de ces
provinces du Nord-Est, tout enrichis qu’ils soient, feraient bien de se
souvenir. J’étudiais ensuite les différents types d’anarchistes, des gens
qui m’ont toujours été sympathiques, dans les ouvrages de Cesare
Lombroso et les théories plutôt osées sur le socialisme d’Enrico Ferri,
toujours un peu brouillon. Je ne veux même pas évoquer mes enthou-
siasmes juvéniles pour la Foule criminelle de Scipio Sighele, et d’autres
ouvrages similaires. Sans m’en apercevoir, tout à fait déphasé par rapport
à mon époque, échappant à l’influence de Croce et à la barbe de l’aca-
démisme philosophique dominant, j’étais en train de devenir sociologue,
c’est-à-dire l’adepte d’une discipline qui n’avait pas d’existence acadé-
mique, ou, du moins, n’en avait plus. La sociologie était tout simplement
tombée en désuétude. Pour parler franchement, elle n’avait jamais fait
l’objet en Italie d’une chaire académique ordinaire. Elle avait toujours
était enseignée indirectement, et ce, non dans des facultés de Sciences
sociales mais plutôt dans les facultés de Médecine et de Droit, sous l’ap-
pellation fallacieuse de « criminologie », une dénomination qui conve-
nait bien à une science qui semblait s’occuper de façon préférentielle des
maux sociétaux, de thèmes honteux et toujours un peu embarrassants.

1. L’« actualisme pur » de Giovanni Gentile (1875-1944) est une forme extrême de néo-idéalisme
post-hégélien qui aboutit à la « création » de soi-même par soi-même.
Mes années à Sanremo furent de très belles et bonnes années. J’étais
convaincu que l’on pouvait tout apprendre un livre à la main, que l’on
pouvait forcer tout seul les portes de l’univers et en déchiffrer les secrets.
Mais, assez tôt, à Sanremo je compris qu’il était utile, en ce qui concerne
les langues étrangères, d’avoir quelqu’un avec qui échanger un brin de
causette dans la langue choisie. Je connaissais, par exemple, au moins
quatre mille, voire cinq mille mots en anglais (à l’époque, j’avais pris
pour habitude de lire les dictionnaires comme s’il s’agissait de romans
policiers), mais j’en avais une connaissance comparable à celle d’un
sourd-muet. J’étais incapable de m’exprimer d’une façon qui fût intel-
ligible pour un anglophone. Et si un Anglais avait eu la malencontreuse
idée de s’adresser à moi dans sa langue, il n’en aurait pas retiré grand-
chose, pour la simple raison que je ne l’aurais pas compris. 53

Et néanmoins, combien mon Sanremo de la fin des années 1930 et du


début des années 1940 était agréable ! Contrairement à ce que pouvaient
imaginer mes parents, plongés dans la brume du pays de Vercelli, je ne
prenais pas beaucoup de bains de soleil. Tous les jours, je remontais à
grandes enjambées la rue à portiques du vieux Sanremo : cette rue ressem-
blait un peu à un souk, flanquée qu’elle était de chaque côté de boutiques
et de magasins, et débouchait sur la Place de l’Hôtel de Ville où se trou-
vait la Bibliothèque. C’était la même rue qui, tortueuse et pleine d’odeurs,
montait de ravin en ravin depuis la Piazza Colombo jusqu’au Sanctuaire
de Notre-Dame-de-la-Côte et, encore plus haut, jusqu’au green du Golf
de San Giacomo. À Sanremo, je trouvais les interlocuteurs qu’il me
fallait pour répondre à ma passion linguistique de polyglotte en herbe.
Il y avait naturellement les prêtres polonais de l’église polonaise, celle
qui se trouvait au sommet de la splendide promenade dite de l’Impératrice.
Et puis il y avait les Russes de l’église russe, qui était située à deux pas
du Casino. Mais j’avais, en ce qui concerne le russe, mes sources person-
nelles et discrètes.
Celles-ci portaient un nom féminin. Elles avaient pour nom Marianna
Botkin et n’avaient rien en commun avec l’église orthodoxe russe.
Marianna habitait en effet à l’autre bout de la ville, aux environs de
Coldirodi, dans une ruelle toute en pente, bordée de buissons d’œillets
et de rameaux de figuiers de Barbarie et répondant au nom prometteur
de Printemps : C’est donc au numéro 33 de la rue du Printemps que je
montais chaque jeudi vers quatre heures de l’après-midi afin de siroter
ma dose de Pouchkine, Tchekhov, Lermontov, Essenine.
Marianna était la fille du dernier médecin de la famille du tsar avant
la révolution de 1917, le docteur Botkin, qui fut ensuite fusillé par les
bolcheviques. Elle avait les cheveux blonds et de grands yeux tendres
et humides. Elle était grande et diaphane au point de paraître évanes-
cente. Il y avait en elle quelque chose d’angélique et en même temps
de malade, de précaire, qui m’attirait subtilement, d’une façon mysté-
rieuse et quelque peu dévoyée. C’est étrange à dire mais elle avait de
belles et longues jambes, enserrées dans deux gaines de cuir qui lui
54 donnaient un air de maréchal napoléonien, de ceux qui portaient de
longues bottes noires jusqu’à l’aine. Ces gaines m’évoquaient deux étuis
de cuir précieux servant à abriter des violons de grand prix, peut-être
même le Guarnieri del Gesù de Paganini.
Très pieuse, Marianna me déclamait les vers de Blok : « Dans la
beauté des lys, le Christ est né au-delà des océans… pour rendre les
hommes saints, pour les rendre libres 1. » Il n’y avait pour moi aucune
possibilité de sainteté précoce. La poésie russe, son mysticisme, sa maladie
mystérieuse, sans doute une tuberculose des os, tout cela convergeait
et conjurait en moi un élan érotique qui me donnait le vertige. Sa mère,
heureusement, montait la garde, en chaperon expérimenté et endurci,
jamais distraite, toujours alerte et attentive sur le pont de commandement.
J’en devenais d’autant plus avide de russe et de caresses furtives, de
contacts à la dérobée sous la table, de chaleur épidermique et de chaleur
de samovar. Je ne peux pas nier avoir été précoce d’un point de vue
sexuel, comme beaucoup de jeunes nés à la campagne d’ailleurs. N’ayant
pas eu la chance d’avoir des cours d’éducation sexuelle à l’école, ils n’en
ont pas moins vu naître les petits veaux à l’étable.

1. ALEXANDRE BLOK, « La Nemesi » in STEFANO GARZONIO et GUIDO CARPI (s.l.d.), Antologia


della poesia russa, Rome, La Biblioteca di Repubblica, 2004, p. 543-544.
C’est le russe qui sortait gagnant de tout cela, cette langue aux accents
toniques traînants, incertains, imprévisibles, et tellement éloignée des
langues anglo-saxonnes à tendance monosyllabique, où l’accent fort est
mis sur la première syllabe, où les désinences sont à peine marmonnées,
estompées comme si l’on avait un commencement de mal de gorge ou
gardait de façon persistante sa voix rauque du matin. Je fis de toute
façon de grands progrès rue du Printemps : en deux mois, j’étais passé
de l’élémentaire petite nouvelle de Pouchkine, La Demoiselle paysanne,
aux ténébreux Récits de la Maison des morts de Dostoïevski.

Ça ne me suffisait pas. Cela ne pouvait pas me suffire. Je commençais


à considérer les langues vivantes européennes, celles encore couram-
ment parlées dans les différents pays de notre continent, comme trop 55

faciles et indignes d’un véritable polyglotte. Et ce jugement, je le portais


à l’encontre non seulement des langues latines, qu’il s’agisse du portu-
gais, du roumain, de l’espagnol, de l’italien ou du français, en réser-
vant tout au plus à ce dernier une attention spéciale en raison du fait
qu’il s’était quelque peu arrêté et cristallisé à l’époque de Racine, mais
aussi à l’encontre des langues germaniques, slaves ou de celles du groupe
finno-ougrien. Il n’est pas jusqu’au grandiose (en termes de difficulté)
magyar ainsi que ces langues, considérées à tort comme mineures, très
ardues et mystérieuses, comme l’étrusque, le basque ou le gaélique, qui
ne m’aient interpellé en ce sens. Cela faisait des années que je prati-
quais la Chrestomathie indo-européenne de Vittor Pisani 1, et je lisais
alertement depuis ma plus tendre enfance la Grammaire comparée des
langues indo-européennes de Franz Bopp 2, monumentale et insurpassée.
Je cherchais à atteindre les racines fondamentales des mots usuel-
lement employés dans toutes nos langues, comme « pater », « padre »,
« father », « vater », « père », et ainsi de suite, ces racines que l’on

1. VITTOR PISANI, Crestomazia indoeuropea, Milan, Università cattolica del Sacro Cuore, 1942.
2. FRANZ BOPP, Grammaire comparée des langues indo-européennes (1833-1849), 2e édition
refondue, 1857 et traduite par Michel Bréal, 4 t., Paris, Imprimerie impériale et Imprimerie natio-
nale, 1866-1874.
retrouve régulièrement et qui forment l’ossature de toute langue exis-
tante ou potentielle. Tout naturellement, dans mon répertoire ne
manquaient ni l’hébreu, ni la Chrestomathie, ni la Grammaire japo-
naise, publiées à peu de frais par la très active et véritablement œcumé-
nique maison d’édition Hoepli. En un mot, je souhaitais bloquer le
développement historique des langues pour revenir à l’époque précé-
dant la Tour de Babel, et à cet Ur-langage, cette langue originelle, seule
susceptible de sauver, permettre et garantir la cohésion planétaire.
Mais une curiosité encore plus vivace m’aiguillonnait et tourmen-
tait de l’intérieur mes nuits d’adolescent. Qu’est-ce qui se cachait derrière
les mots « philologie » et « sociologie »? En outre, comment se faisait-il
que j’étais incapable d’exprimer certains sentiments impromptus et
56 imprévus, mes états d’âme les plus subits et intenses, autrement
qu’avec les mêmes interjections qu’utilisait mon père, ces sombres et
extraordinaires jurons, qui résonnaient tels des coups de fouet dans le
marmonnement un peu pincé et torve de mon dialecte d’origine ? Pourquoi
devais-je apprendre l’italien, comme s’il s’agissait d’une langue étran-
gère, et pourquoi, en italien, l’imprécation spontanée et imprévue sonnait-
elle alors comme quelque chose d’aussi construit, d’aussi étudié ? Pourquoi
le mot sonnait-il alors faux au point de sembler traduit au départ d’un
langage plus profond, originel, d’un son fondateur qui me constituait
depuis ma naissance, voire depuis mon sommeil trouble et intermittent
de fœtus dans le liquide amniotique ?
Les paroles ne sont pas les choses. Mais les choses se cachent derrière
les mots, et les mots décisifs, pour toute une destinée, restent les mots
de la mère, ceux de la langue maternelle, jusque dans les mouvements,
les méandres et les éructations prénatales. Toutes les autres langues sont
les langues et les paroles de l’exil. Tels des écrins abandonnés le long
de sentiers poussiéreux, ou dans les recoins les plus sombres des maisons
et de l’histoire, les livres sont les gardiens discrets et silencieux des
paroles. Ils attendent patiemment leurs lecteurs, ceux qui les feront parler
et sauront les écouter parler, avec recueillement et concentration, en un
silence seulement rompu, de temps à autre, par un imperceptible mouve-
ment du bout des lèvres.
C’est pour cette raison que, chaque année, je me ressource au grec, au
latin, à l’hébreu, aux langues des ancêtres, à celles que le sens commun,
faisant ainsi erreur grossière et masochiste, appelle les langues mortes,
alors même qu’elles sont les sources vives des ramifications linguis-
tiques actuelles. Les hommes du livre savent que tout ce qui est profond
aime à se déguiser et que le mort est apparent et paraît plus vivant que
le vivant. Par certaines nuits limpides de la fin de l’automne, par ces
nuits de vent quand Rome est enfin déserte et que les platanes de la Via
Nomentana restituent à contrecœur à la terre tout leur feuillage, quand
seules les colonnes du Forum résistent, droites et solitaires, aux caresses
rudes de la tramontane, par ces nuits de vent… C’est par ces nuits de
vent donc que je cherche dans l’obscurité, sur le lit qui flanque le mien
la compagnie discrète qui me convient. Il n’y a plus personne. Je n’aper-
çois plus aucune forme humaine. Je ne suis plus en mesure de susurrer
du bout des lèvres : « Douce colline qui dort à mes côtés. » Seuls veillent
et me tiennent compagnie, silencieusement, mes vieux amis les livres.
Amassés en vrac, chacun, au travers du moindre interstice, d’un tas à
l’autre, lorgne vers moi et me renvoie la moitié d’un titre que je dois
compléter d’instinct. Maintenant, je le sais. Je le sais avec une certi-
tude absolue. Je sais que je m’éteindrai un livre à la main. Ce sera mon
extrême-onction.
TABLE

I. Le livre : agonie et transfiguration . . . . . . . . . . . . . . . . 7

II. La globalisation partout et nulle part . . . . . . . . . . . . . . 19

III. Traduire sans trahir ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29

IV. Lire : une passion et une aventure . . . . . . . . . . . . . . . 41

V. L’amour des mots à l’aube de la vie . . . . . . . . . . . . . . . 47


ACHEVÉ D’IMPRIMER EN MARS 2008
SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE SNEL GRAFICS À VOTTEM
POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS DE LA LETTRE VOLÉE
Des livres pour vivre Bibliomanie, bibliophilie, bibliophagie : autant
de caractéristiques d’une passion effrénée qui a littéralement conditionné la vie
de l’auteur, dévorant les livres dont la disparition programmée – mais toujours
différée – occupe une place importante dans ses réflexions. Cette histoire person-
nelle du livre est aussi un plaidoyer pour faire retrouver aux jeunes le plaisir de
la lecture, rendre à l’étude sa signification originelle et étymologique de studium,
c’est-à-dire d’amour, de passion, d’aventure. Ce goût du livre s’avère d’autant
plus essentiel que les nouvelles technologies de la communication et la globa-
lisation menacent de substituer le sentiment d’être connecté au monde à la connais-
sance de soi.

Franco Ferrarotti occupa, en 1961, la première chaire de sociologie


en Italie, à l’Université de Rome « La Sapienza » dont il est professeur émérite,
et fonda La critica sociologica, revue dont il reste le directeur. Lauréat de multiples
distinctions scientifiques, il a enseigné en Europe et en Amérique et est l’au-
teur de nombreux ouvrages portant notamment sur les questions du pouvoir et
de la stratification sociale, de la citoyenneté et du multiculturalisme, comme
en atteste L’Énigme d’Alexandre. Rencontres de cultures et progrès de la civi-
lisation paru à La Lettre volée en 2004.

,!7IC8H3-bhdc h! ISBN 978-2-87317-322-7 - 14 €

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