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Les beaux jours de la division droite-gauche

Entretien avec Marcel Gauchet


« Où va la droite ? », Revue des deux mondes , avril 2008

Michel Crépu- Je vous propose de partir de quelques impressions de lecture. Vous


appréhendez la notion de rupture en décrivant un basculement, une révolution, et en même
temps on a l’impression que vous êtes fasciné par l’enchaînement. On dirait que ce n’est pas
la rupture comme telle qui vous intéresse, mais ce qui, en elle, contredit la notion même de
rupture. C’était déjà cela qui frappait à la lecture du Désenchantement du monde1 et dans le
processus que vous décriviez de la « religion de la sortie de la religion ». Votre philosophie
de l’histoire n’est-elle pas une philosophie de l’engendrement, du paradoxe des
enchaînements successifs ?

Marcel Gauchet – Votre impression est très juste : ce que j’essaie de saisir, ce sont des
transformations. Il y a effectivement du changement dans l’Histoire mais quelle est au juste sa
nature ? Il y a moins de changement sur le fond que ce que notre amour du nouveau et notre
culte de la rupture – qui sont des marques de fabrique du discours de la modernité – nous
portent à le croire.
Il y a, bien entendu, une nouveauté majeure dans l’histoire moderne, une réorganisation
complète des communautés humaines aux antipodes de ce que leur organisation a été depuis
qu’on les connaît. Il est permis de parler, de ce point de vue, d’une rupture de l’histoire
moderne avec la totalité du passé humain. Pour autant, s’agit-il d’un inédit radical, d’une
création ex nihilo jamais vue, comme, là encore, la pente très forte de l’esprit moderne, son
prométhéisme naïf nous pousse à le croire ? Je ne le pense pas.
La révolution moderne (je crois qu’on peut parler ainsi, il n’y en a qu’une au fond qui passe
par toutes sortes de « sous-révolutions » de tous ordres) instaure un mode d’être inédit des
communautés humaines. Néanmoins, cette nouveauté ne nous coupe pas du passé de
l’humanité. Les structures profondes du monde humain-social demeurent les mêmes derrière
leur métamorphose. Nous avons affaire à une transformation qui nous garde en continuité
fondamentale avec l’humanité religieuse, pour faire court. Nous pouvons très bien continuer à
comprendre celle-ci dans sa manière de fonctionner socialement, psychiquement,
culturellement, intellectuellement. L’Histoire invente des choses jamais vues mais l’humanité
reste une.
Mon souci est d’échapper à l’illusion de la rupture et de l’autocréation, qui est le péché
constitutif de l’esprit moderne. Cette illusion de nouveauté implique aujourd’hui des
conséquences catastrophiques, en donnant à considérer que le passé ne nous concerne plus. La
barbarie par excellence qui nous menace, c’est précisément la réduction du passé à une
interminable barbarie dont nous serions enfin sortis pour trouver une forme normale
d’existence. Ainsi, se persuade-t-on, aurions-nous surmonté notre sombre préhistoire, cette
période effroyable où les hommes battaient leurs femmes, croyaient dans des dieux et
ignoraient les vacances.
J’écris contre ce fantasme de rupture et en vue d’intégrer, au contraire, le sens du passé dans
la conscience du présent.

1
Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985,
republié en « Folio » en 2005.

1
Michel Crépu – Au fond, vous rompez avec une doxa moderne sans vous retrouver dans une
posture d’anti-moderne ?

Marcel Gauchet – En effet, j’assume pleinement l’existence du monde moderne, sans me


croire obligé pour autant d’épouser ses illusions sur lui-même. J’écris une histoire de la
modernité du point de vue de l’unité de l’aventure humaine, qui fait que si loin que nous nous
établissions de nos ancêtres, nous restons dans le cercle d’une même humanité, nous
travaillons avec les mêmes problèmes, avec les mêmes éléments de base relatifs à ce qui nous
constitue.

Pendant longtemps, nous avons vécu sur l’idée d’une nature humaine demeurant égale à elle-
même à travers le temps, les variations, par ailleurs bien enregistrées, étant secondaires au
regard de cette permanence fondamentale. Depuis le début du XIX e siècle, la conscience
historique a miné petit à petit cette représentation de la nature humaine, en nous faisant
découvrir la diversité des cultures et des civilisations, l’historicité essentielle des manières
d’être de l’humanité.

Nous sommes entraînés par l’approfondissement de cette conscience historique à laquelle il


nous est impossible de nous soustraire. Mais maintenant, après l’illusion de la permanence
contre laquelle nous avons lutté depuis deux siècles, le front s’est renversé : il s’agit de
mesurer l’illusion de la rupture dans laquelle nous sommes en train de tomber et dont les
effets culturels sont terrifiants. Tout mon effort philosophique consiste à concilier le point de
vue de l’Histoire et le point de vue de l’identité humaine. Nouveauté historique et plasticité
humaine il y a, ô combien, puisque l’expérience moderne inverse trait pour trait le mode
d’être des sociétés qui l’ont précédée. Il n’y en a pas moins une unité de l’histoire humaine.

Le point demande d’autant plus à être souligné que nous sommes dans un moment très
singulier de la conscience historique où le sentiment de l’Histoire tend à disparaître au profit
d’un présent perpétuel, sans plus de renvoi vers un passé ou un futur. On ne peut même plus
parler de « fin de l’histoire », car en bonne doctrine hégélienne celle-ci impliquait la
récapitulation et la conscience du chemin parcouru. Plus rien de tel : nous sommes passés
dans une sorte de présent post-historique. D’où l’urgente nécessité de réinscrire ce présent
dans le parcours qui l’explique.

Michel Crépu – Vous faites de Nietzsche le penseur prémonitoire de ce moment où nous


sommes. On dirait, à vous lire, que nous revivons sur un mode cool ce dont Nietzsche a été le
témoin à la fin du XIXe siècle, mais cette fois comme si l’Apocalypse avait déjà eu lieu, bien
longtemps après que la mort de Dieu ait été proclamée : êtes-vous d’accord avec cette
hypothèse ? D’autre part, pensez-vous que nous sommes encore dans la continuité du
processus de la « religion de la sortie de la religion » ou bien est-ce que nous sommes entrés
dans une autre période, un autre processus qui n’aurait plus de lien avec la religion de
départ ?

Marcel Gauchet – Entendons-nous bien sur ce dernier point : religion de la « sortie de la


religion » ne veut pas dire pour moi « fin de la religion ». Cela veut dire « fin de
l’organisation religieuse des communautés humaines », y compris dans les empreintes très
fortes qu’elles ont laissées sur ces communautés humaines bien après qu’une doctrine
religieuse ait cessé de présider à leur manière de fonctionner…
De ce point de vue, je crois, en effet, que nous atteignons un terme. Mais un terme qui
implique plus vraisemblablement une réinvention de la religion au-delà de ce rôle social

2
qu’elle a tenu depuis qu’elle existe que la disparition de la croyance religieuse. Non seulement
la conviction religieuse demeure et les traditions spirituelles persistent mais le plus probable
est que l’idée religieuse va se renouveler en fonction du délestage de la structure
d’encadrement social qu’elle fournissait. C’est vrai spécialement du christianisme, en
première ligne dans ce processus au sein de l’espace européen. La mort du christianisme
sociologique est patente, mais il est visible en même temps qu’une réinvention de la foi
chrétienne se cherche de manière encore confuse.

Les trois courants du libéralisme

Michel Crépu – On s’étonne tout de même que vous mettiez dans le même sac à la fois
l’émergence d’une pensée libérale (au sens du XIXe siècle) finalement très humaniste, très «
Revue des Deux Mondes » et la montée en puissance des grandes croyances au peuple, au
progrès…

Marcel Gauchet – Oui, c’est vrai. Disons d’abord que j’ai voulu donner une image un peu
débanalisée du libéralisme du XIXe siècle, en le prenant dans toute son extension. Or je ne
suis pas sûr que ce caractère prudent et raisonnable que vous évoquez en rende justement
compte. Il y a une puissante foi libérale dont il est important de retrouver l’âme. Ensuite de
quoi, j’ai été contraint par les limites de mon propos, qui était d’introduire à l’histoire du XXe
siècle. J’ai dû me concentrer sur le principal, et le principal unifie souvent des choses qui se
présentent en surface comme très disparates…
En fait, une histoire intellectuelle complète du libéralisme au cours de la seconde moitié du
XIXe siècle, le libéralisme bourgeois triomphant dont la Revue des Deux Mondes est un des
monuments, devrait y distinguer trois courants.
D’abord, un libéralisme d’inspiration économique, plutôt anglais que français d’ailleurs, (le «
manchesterianisme »), où ce qui compte est l’activité économique en tant qu’elle est
productrice de libertés grâce à l’accroissement des richesses. La thèse est simple : la liberté
politique dépend de la liberté du travail et des échanges, qui donne aux individus les moyens
de leur indépendance.
Ensuite, Il y a un libéralisme que j’appellerais « synthétique » et qui s’organise autour de la
notion de progrès. Celle-ci lie toutes les libertés sous le signe de la raison et de la science.
C’est le courant principal du libéralisme de la seconde moitié du XIX e siècle : celui des
conquêtes de l’esprit humain sur la nature, de l’amélioration générale des mœurs qui en
résulte, du gouvernement par discussion qui couronne l’édifice, etc.

Mathieu Laine – Quels auteurs mettez-vous derrière ce « libéralisme de progrès » ?

Marcel Gauchet – L’homme exemplaire de ce courant est évidemment un Anglais, Herbert


Spencer, qui passe à l’époque pour le plus grand philosophe ! Il est complètement oublié
aujourd’hui, mais c’est un auteur très significatif. Il mériterait d’être revisité, comme
beaucoup d’autres auteurs de la Revue des Deux Mondes d’ailleurs !

Et puis il y a un troisième libéralisme qui est celui qu’on connaît en France : le libéralisme
républicain. Un libéralisme méfiant par rapport à la liberté économique, qui entend faire
prédominer la liberté politique et qui attend la solution des problèmes sociaux du suffrage
universel. De Gambetta à Clemenceau, c’est l’axe de la politique française de la IIIe
République. Il s’agit bien d’un libéralisme dans la mesure où ceux qui s’y retrouvent sont à la
fois profondément attachés à la liberté politique, au gouvernement représentatif et à la liberté
économique. Simplement, ils veulent coiffer celle-ci par la liberté politique.

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Pour me résumer, je dirais que s’il existe effectivement des courants du libéralisme qui
méritent d’être distingués, il me semble également que la diversité de ces courants révèle un
libéralisme plus profond, plus englobant : celui-là même que j’ai privilégié parce qu’il fait
l’unité de toutes ces familles. Un libéralisme qui tient fondamentalement à la découverte de
l’Histoire et de la société. C’est cela la nouveauté triomphale du XIX e siècle. Avant, explique
par exemple Spencer, nous avions affaire à des « sociétés militaires », où le commandement
était l’axe organisateur de la vie collective. La grande nouveauté du temps, pour Spencer
toujours, c’est le passage aux « sociétés industrielles », c’est-à-dire le passage à un monde où
le rapport entre pouvoir et société s’inverse, puisque c’est la société qui prend le dessus au
nom de son travail et qui dicte sa loi au pouvoir politique au travers du mécanisme de la
représentation. Les libéraux du XIXe siècle sont des gens qui tirent radicalement les
conséquences de ce renversement du rapport entre pouvoir et société, qui émancipe la société
et les individus dans la société.

C’est à ce libéralisme fondamental que se rattachent les notions fétiches du XIX e siècle, ces
notions que l’on tend aujourd’hui à ridiculiser, la science, le peuple, le progrès… Sous cette
bannière se rassemblent des gens qui sont par ailleurs très différents, qui ont de grands
désaccords entre eux sur la politique effective à mener, mais qui communient dans une même
confiance envers ce qu’ils regardent comme l’accomplissement de l’Histoire. Ils ont le
sentiment d’avoir trouvé la formule définitive selon laquelle l’humanité va désormais vivre
dans une amélioration permanente de sa condition, grâce à la science, grâce à la liberté, grâce
à l’instruction, en évitant les secousses, les ruptures, les catastrophes qui appartenaient à une
époque de l’arbitraire politique heureusement révolue.

Mathieu Laine – Vous expliquez, dans la Crise du libéralisme, qu’à l’approche du XXe siècle
s’est produit « une déroute généralisée de l’individualisme libéral ». Et vous ajoutez que « le
libéralisme est débordé sur son propre terrain par un développement de l’individualisme qui
prend à contre-pied la vision qu’il s’en était formée ». Mais n’ignorez-vous pas ainsi des
auteurs majeurs comme Laboulaye, Follin ou Yves Guyot (la Démocratie individualiste), ces
libéraux français de l’époque qui défendent vigoureusement l’individualisme, l’enracinent
dans le libéralisme et le calent sur le droit naturel moderne ? Plus largement, j’ai le
sentiment que vous écartez tout un pan de la pensée, qui est fondé sur un axiome fondamental
: le droit inaliénable de chacun d’entre nous à être et demeurer maître et possesseur de notre
personne, des biens que nous produisons et des biens légitimement acquis. Locke a été, c’est
très connu mais on semble l’avoir oublié, un des premiers à l’exposer avec systématisme : «
Tout homme possède une propriété sur sa propre personne. À cela, personne n’a aucun droit
que lui-même. Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, nous pouvons dire qu’ils lui
appartiennent en propre. » En fixant ainsi la limite naturelle de l’action humaine, qui peut
dès lors se déployer librement mais sans jamais attenter au corps et aux biens d’autrui sauf à
avoir obtenu, au préalable, son consentement, cette règle est au fondement même d’une
organisation pacifique et respectueuse des relations humaines. Véritable clé de voûte de la
société libre et ouverte, célébrée par Karl Popper, ce principe fondamental, déduit
logiquement du postulat incontestable que l’homme est un être social qui agit et formule des
choix, est fondé sur une conception rationnelle et réaliste de la nature humaine et s’inscrit
parfaitement dans la volonté de faire en sorte que la nature profonde de l’homme puisse être
respectée. De là, on peut déduire une éthique, une organisation de la société, centrée sur
l’individu au sens noble du terme, profondément humaniste et authentiquement libérale, et
que beaucoup de gens qui caricaturent cette pensée ont, hélas, oubliée. Il conviendrait,
d’ailleurs, de restaurer ce beau mot, « individualisme », qui semble être l’horreur égoïste
alors qu’il est la consécration des droits humains. Dans la même veine, il est des auteurs qui

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ont plaidé merveilleusement pour la compréhension et l’émergence d’un ordre spontané,
culturel ou auto-organisé. Je pense à Suarès et, plus largement, aux scolastiques espagnols
de la fin du XVIe siècle, à Kant, à Bastiat, pour citer, parmi tant d’autres, un auteur du XIXe
siècle, aux économistes de l’école autrichienne, au XXe siècle, qui sont d’ailleurs bien plus
que des économistes au sens où on l’entend aujourd’hui, et qui ont tous découvert ou
redécouvert que la liberté individuelle permettait, dans certaines conditions, l’émergence
d’un ordre social bien plus efficient que l’ordre naturel ou l’ordre artificiel qui semblaient
jusque-là devoir régner sans partage sur la réflexion consacrée à l’optimisation de
l’organisation sociale. Or, quand on vous lit, on a le sentiment que vous vous félicitez du
reflux de l’individualisme libéral par l’effet d’un processus de « socialisation de l’individu ».
Mais n’est-ce pas finalement nier que l’individualisme ne veut pas dire vie en vase clos, mais
la préservation des droits fondamentaux de l’homme ? C’est le pivot d’un système pas
seulement économique mais aussi moral, autour duquel se déploient des échanges
volontaires. Et quand vous vantez « l’homme socialisé », j’ai peur que vous croyiez trop au
collectif, dont on a vu les terribles limites. Le reflux de l’individualisme libéral de la fin du
XIXe siècle n’est-il pas plutôt dû à la montée du solidarisme, du socialisme et des promesses
intenables de l’étatisme ? Plus largement, quand vous parlez de « crise du libéralisme » au
XIXe siècle, et que beaucoup de gens considèrent que nous vivons, aujourd’hui, le triomphe
libéral, est-ce qu’en réalité ce ne serait tout simplement pas l’inverse : ne traversons-nous
pas, aujourd’hui, une crise profonde du libéralisme au sens où cette pensée, cette éthique de
vie qui a vécu de belles heures au XIXe siècle, n’est plus du tout comprise. Car elle est sans
cesse caricaturée et se retrouve rejetée, dans le même sac que les idéologies meurtrières du
XXe siècle, alors même qu’elle n’est, contrairement aux autres, pas une idéologie qui
ambitionne – quelle horreur ! – de changer l’homme, mais bien au contraire, et c’est là toute
sa puissance, de le respecter. Comment situez-vous votre pensée par rapport à tout cela ?

Marcel Gauchet – Nous ne parlons pas du même point de vue. Vous parlez d’une manière
normative : ce que le libéralisme devrait être, ce qu’il aurait dû être. Je me contente de parler
du libéralisme tel qu’il a été historiquement.

Je n’ai rien contre la philosophie que vous exposez, qui est une philosophie morale.
Simplement, elle ne me paraît pas correspondre à l’histoire effective. Ce que vous décrivez
comme libéralisme typique du XIXe siècle, c’est en réalité la philosophie de la Révolution,
celle des droits de l’homme. Je crois que c’est par un abus de mots que nous avons confondu
ce « libéralisme »-là avec ce qui va s’appeler le libéralisme au XIXe siècle et qui obéit à
d’autres prémisses… Le libéralisme du XIXe siècle n’a pas son départ dans les droits de
l’homme qui, aux yeux des contemporains, ont été condamnés par l’échec terrible de la
Révolution. Le vrai point de départ du libéralisme du XIXe siècle, c’est la découverte de
l’Histoire et la philosophie du gouvernement représentatif qui en découle, philosophie qui
donne le primat à la société et aux membres de la société. Pour les libéraux du XIXe, les droits
de l’homme sont abstraits : ils ne disent pas comment faire fonctionner pour de bon la
collectivité. Alors que l’Histoire, c’est-à-dire la production de l’avenir, donne une philosophie
pragmatique de l’individu et du fonctionnement collectif qui évite les impasses du type
gouvernement révolutionnaire, et qui donne corps, via le gouvernement représentatif, à la
liberté réelle des individus et des collectivités. Dans son inspiration primordiale, le libéralisme
du XIXe siècle est une pensée soucieuse d’épouser le mouvement réel des sociétés, à l’opposé
des constructions du droit naturel classique. C’est depuis que nous avons assisté à une
renaissance de la philosophie de l’individu de droit et du contractualisme. Ne confondons pas
les époques.

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Mathieu Laine – Pardon de revenir à des préoccupations plus actuelles, mais notre dossier
est intitulé « Où va la droite ? » et j’aimerais vous interroger sur la droite de Nicolas
Sarkozy. Vous avez beaucoup écrit sur les questions de droite et de gauche et l’on se souvient
notamment de votre entrée particulièrement riche sur cette question dans les Lieux de
mémoire. À mon sens, Nicolas Sarkozy a gagné l’élection présidentielle parce qu’il était le
candidat des idées. Il était celui qui ne cessait de proposer quand les autres se cantonnaient
de réagir à ses audaces – plus ou moins heureuses – programmatiques. Mais même s’il y
avait beaucoup d’idées, il n’y avait pas de ligne, pas de cohérence, pas de choix net entre, par
exemple, des ambitions interventionnistes d’une part, et des velléités libératrices, d’autre
part. Il refusait même explicitement de se laisser « enfermer » dans un camp intellectuel, cette
attitude n’étant manifestement pas que tactique. Maintenant qu’il est au pouvoir, cette
absence de vision se révèle au grand jour et explique, sans doute, sa paralysie dans l’action.
Car si de nombreux chantiers ont été ouverts, nous ne connaissons en rien la rupture
promise. Cela ne condamne pas le quinquennat de Nicolas Sarkozy, mais cela le contraint,
s’il veut marquer son temps, à choisir une ligne, une perspective de société, et à s’y tenir. Car
les idées, en politique, doivent être, pour parvenir à enclencher un mouvement réel, inscrites
et ordonnées dans un grand dessein, et cette façon de faire de la Politique avec un grand P
semble avoir été terrassée, à droite, mais aussi à gauche, par le pragmatisme, le relativisme
des idées et la tyrannie des experts. Comment vous situez-vous par rapport à cette analyse ?

Marcel Gauchet – Sur le constat, vous avez évidemment raison. Sommes-nous pour autant
dans une période de « vide idéologique » ? Je ne dirais pas exactement cela. L’idéologie est
toujours là et bien là, mais sous une nouvelle forme. Ce qui nous attriste collectivement, c’est
le sentiment d’une absence de direction d’ensemble pour l’avenir. C’est cela, très
précisément, qui s’est effacé de la politique. Or la politique vivait de cette relation à l’avenir
depuis qu’elle existe dans son sens moderne de débat public.

Nous ne vivons plus à l’heure des « grands récits » et de la foi révolutionnaire dans l’avenir
radieux, ni même de la confiance dans le progrès, c’est entendu. Pour autant, nous ne vivons
pas sans idéologie. Notre idéologie est discrète, voilà tout. Elle se résume dans une foi dans
les régulations automatiques. Nos ancêtres de l’âge totalitaire étaient obsédés par la volonté
de maîtriser le fonctionnement de leur société. Nous sommes aux antipodes de cette hantise.
Notre foi à nous, c’est que les choses marchent très bien toutes seules. Le mot qui condense ce
nouvel esprit de l’époque est « gouvernance ». Un peu de gouvernement, mais le moins
possible. Pour le reste, le plus possible d’ajustements spontanés dans le système le plus
décentralisé possible. C’est à la puissance de ce schéma de pensée qu’il faut attribuer la
désintellectualisation frappante de nos sociétés. À quoi bon chercher à comprendre et à
maîtriser des processus dont l’équilibre doit se trouver de lui-même ? L’Union européenne est
l’incarnation planétaire de cette façon « post-politique » de faire de la politique…

Un livre, paru récemment, s’intitule très significativement la Politique sans pouvoir2. On ne


peut mieux résumer l’utopie post-politique dans laquelle vivent aujourd’hui les Européens. Je
dis bien les Européens car on voit bien que ce n’est pas du tout, par exemple, la philosophie
des Américains. Les Américains continuent de croire que le gouvernement a un rôle à jouer,
spécialement vis-à-vis du rayonnement des États-Unis dans le monde. Mais pour les
Européens, pareille ambition est dépassée. Nous sommes de ce point de vue, sans le savoir, à
l’avant-garde de l’Histoire !

2
Bernard Castagnède, la Politique sans pouvoir, PUF, 2007.

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Le cas Sarkozy est très intéressant. C’est un homme dont la grande intelligence fonctionne à
l’instinct, sans grandes théories. Son intelligence est d’avoir compris que, dans un pays
comme la France, il faut un compromis entre la gouvernance et un certain rôle des idées, de
l’Histoire, de l’autorité de l’État, de la mobilisation d’une grande mémoire. Sarkozy, c’est
l’union de la technocratie version Union européenne avec le besoin d’idéal. C’est la
composante que lui a apportée Henri Guaino. Grâce à lui, Sarkozy a trouvé une synthèse
originale qui s’est révélée électoralement déterminante. Rien d’étonnant à cela si l’on songe
que la France est le pays où l’évidement de la politique est le plus mal vécu, pour des raisons
qui viennent de loin.

Mathieu Laine – On voit très bien cela à la lecture d’un petit livre récent, la Société de
défiance3, qui montre à quel point la société française a été abîmée par la défaite de
juin 1940, et comment les blocages sur le plan économique renvoient finalement à
une blessure qui n’est pas guérie.

Marcel Gauchet – Ce livre touche en effet à quelque chose de très juste qui déborde
largement le plan économique. La France est un pays qui a un problème d’identité
historique – je ne dis pas d’identité « nationale » mais « historique ». Je pense que
c’est d’avoir compris cela qui a fait gagner Sarkozy.

“Être à la hauteur de son passé”

Mathieu Laine – Oui, cela a été très efficace tant qu’il était en campagne. Mais on
peut être très bon dans une campagne électorale et totalement perdu quand on se
retrouve aux manettes dès lors que l’on ne sait pas où aller. Encore une fois, Nicolas
Sarkozy n’a pas de ligne, pas d’épine dorsale idéologique, et n’a donc pas de
réflexe, de guide dans l’action quotidienne. Il lui faut d’urgence en trouver une et en
faire la raison d’être de son pouvoir.

Marcel Gauchet – Vous soulevez là le problème spécifique de la droite. Le problème


nouveau de la droite en France, c’est que c’est la gauche qui définissait l’avenir dans
ce pays. La droite était le parti du passé. Or la gauche étant défaillante dans sa
fonction traditionnelle, la droite se trouve dans l’obligation de faire ce travail à sa
place si elle veut être crédible. La campagne s’est plutôt jouée sur le renouement
avec le passé, comme condition de l’avenir. Sarkozy a retrouvé de ce point de vue le
fil conducteur du gaullisme. Ce que de Gaulle promettait aux Français, c’était d’être à

3
Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance. Comment le modèle social français s’autodétruit, Rue
d’Ulm, 2007.

7
la hauteur de leur passé. Simplement, de Gaulle avait pour lui, en plus de ses titres
historiques, de se situer dans le moment de la haute croissance. Être à la hauteur de
son passé, pour la France, dans ce contexte, cela voulait dire réussir enfin sa
modernisation industrielle. Une idée qui allait très bien à la gauche, qui s’inscrivait
même dans son programme profond. Nous n’en sommes plus là. Sarkozy a pu
réussir à dépasser la dépression collective pendant la campagne présidentielle en
promettant à son tour d’assurer cette continuité avec l’acquis des siècles. Maintenant
qu’il est en charge du pouvoir, il ne parvient pas en revanche à donner un contenu à
l’avenir français, parce que sur ce terrain, il n’y a rien à voler ou à emprunter à la
gauche. De Gaulle pouvait faire d’une certaine manière la politique de la gauche à
droite. Sarkozy, lui, n’a pas plus de propositions à faire que ses adversaires. Ce vide
est sans précédent.

Mathieu Laine – Vous dites que Sarkozy n’est pas de Gaulle. Mais ne pensez-vous
pas tout de même que, de même que la gauche est obsédée par Mai 68, la droite est
emprisonnée par le poids de de Gaulle et n’ose pas un certain nombre de ruptures
parce que cela reviendrait à commettre un « crime de lèse-Général » ? Pouvez-vous
développer sur la comparaison entre Sarkozy et de Gaulle ?

Marcel Gauchet – En bon politique, Sarkozy a compris les besoins de la situation.


Simplement, il n’a pas les moyens de mettre en œuvre ce qui en est resté au stade
de la bonne intuition de campagne électorale. Il a saisi le défi, mais il n’a pas les
moyens de le relever. La « rupture », sans dire pour aller où, cela ne peut pas
marcher.

Mathieu Laine – Est-ce que, finalement, le vrai problème ne se situe pas dans un
rejet total des idées cohérentes, dans le refus, sauf en campagne électorale, parce
que cela fait chic et que cela permet d’allonger la liste des comités de soutien, de
faire appel aux intellectuels pour qu’ils nourrissent, comme cela a toujours été le cas
dans le passé, l’action politique, qu’ils lui fournissent les munitions conceptuelles
pour construire une route sur laquelle tout un peuple se retrouve invité à marcher ?
Est-ce que le politique n’a pas, tout simplement, viré l’intellectuel au profit des
sondeurs et des découvreurs de slogans ? Est-ce que ce n’est pas cela que nous
sommes, collectivement, en train de payer ?

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Marcel Gauchet – Ce qui est intéressant c’est de savoir si un autre dirigeant politique
aurait été dans la même situation de vide intellectuel et de vide de vision ou si on est
dans une situation où les intellectuels pourraient lui donner une vision.

Je vois deux questions différentes dans ce que vous dites. D’une part la question de
l’inéluctabilité de cette situation : je n’y crois pas. Je ne crois pas à la fatalité
historique. Le travail de reconstruction d’un discours collectif mobilisateur qui est à
faire se fera tôt ou tard, sauf à supposer qu’une secrète mutation génétique nous a
privés des moyens de nos prédécesseurs.

D’autre part, la seconde question se décompose elle-même en deux autres.


Premièrement nous sommes précisément dans un moment où tout pousse les
hommes politiques à croire que cela ne sert pas à grand-chose de se poser ce genre
de questions, sauf en période électorale où il s’agit de faire de beaux discours.
L’expertocratie et le pragmatisme leur tiennent lieu de tout. Il n’est que de voir la
manière dont Guaino est maintenant rejeté par ce milieu : « Il a fait son tour de
manège, revenons aux choses sérieuses ! » Pour qu’il se passe quelque chose, il
faut que les hommes politiques en ressentent la nécessité. Sarkozy a donné le
sentiment qu’il avait compris cela, mais jusqu’à quel point ?

Deuxièmement l’autre problème est celui des intellectuels. Comme vous le savez,
cette noble corporation n’est pas, en France, pour des raisons historiques, dans une
situation de forme exceptionnelle. Elle se résume aujourd’hui à quelques braillards
séniles qui se sont emparés du créneau de la radicalité dénonciatrice, hautement
rentable dans un univers médiatique. Cette radicalité tient une place dans le débat
public, on ne peut pas l’ignorer mais on ne peut évidemment pas s’en satisfaire. De
ce côté-là, l’offre est quasiment inexistante. Le rôle suppose, il est vrai, d’avoir le
courage de commencer par prêcher dans le désert… Néanmoins, en dépit de cette
conjoncture contraire, la chose se fera, tant c’est ce dont la France a spécifiquement
besoin. Les Anglais peuvent très bien s’accommoder du pragmatisme libéral, ils ont
pour cela une longue tradition dans cette matière et en même temps une identité
collective beaucoup plus forte que la nôtre dans sa continuité. Les Français ne
peuvent pas se reposer sur de tels atouts. Ils ont besoin d’une projection de leur

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identité historique dans le futur. En même temps les difficultés pour produire celle-ci
sont considérables.

Mathieu Laine – Tout ce que nous venons d’évoquer ne réduit-il pas à néant la
fameuse distinction gauche-droite ?

Marcel Gauchet – Le changement actuel du rapport entre gauche et droite est à


remettre en perspective par rapport au contexte de guerre froide civile qui a été le
régime politique français après 1945, pour ne pas remonter plus haut. Dans un tel
système d’antagonismes, les notions de droite et de gauche acquièrent
spontanément une incandescence qu’elles ne possèdent plus.

Entre-temps, la France est venue au pluralisme politique et le pluralisme relativise les


oppositions. Le principe d’alternance interdit de considérer la lutte politique comme
celle du diable et du bon Dieu ; il ramène les adversaires aux proportions de partis de
gouvernement.

Cela dit, je continue de penser qu’en dépit de cette relativisation, la division droite-
gauche a de beaux jours devant elle. Elle garde son sens opératoire à cause d’une
série de facteurs structurels propres à l’histoire de France.

À commencer par le poids des extrêmes, même si leur rôle n’est plus ce qu’il a été.
L’extrême gauche fonctionne comme un surmoi pour la gauche socialiste, et le vote
d’extrême droite est le grand problème électoral de la droite, dont il n’est pas sûr qu’il
soit derrière nous. Cet extrémisme structurel contribue au durcissement des clivages.

Par ailleurs, la raison première qui a présidé à l’implantation du partage demeure.


Pourquoi y a-t-il eu une droite et une gauche ? Parce que le camp conservateur et le
camp progressiste ont toujours été traversés en France par des failles très profondes
exigeant une unification abstraite. D’où le besoin de fédérer ces familles disparates
au moyen d’un affrontement symbolique simplificateur. Prenez nos partis. L’UMP est
tout sauf un bloc homogène, c’est une réunion de courants dans une machine
politique construite pour les besoins de la cause. Le Parti socialiste se divise à
chaque occasion. Il est manifeste qu’il y a plusieurs gauches dans la gauche. Cette

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dispersion rend indispensable de recourir à des signifiants forts qui en même temps
ne doivent pas trop en dire.

Mathieu Laine – Mais si je vous demandais d’accoler deux ou trois adjectifs pour
qualifier la gauche d’une part et la droite d’autre part, que diriez-vous ? Car
aujourd’hui, on est un peu perdu, en raison de ce phénomène de croisement, de cet
effet ciseau que vous avez été, à ma connaissance, le premier à révéler, entre une
droite qui était conservatrice mais qui s’est engagée sur le terrain du progrès et une
gauche qui était progressiste et qui, cherchant par exemple, à préserver les acquis
sociaux, s’est retrouvée dans le camp des conservateurs. Est-ce que ces deux
notions seraient devenues des enveloppes vides, inqualifiables, des corps dépourvus
d’ADN condamnant toute entreprise de catégorisation à l’échec ?

Marcel Gauchet – Mais c’est justement l’indéfinition du contenu qui fait la force de
l’opposition droite-gauche ! Elle permet d’exprimer une contradiction marquée dont la
teneur reste mystérieuse. Elle autorise chacun des camps à se définir par contraste :
la gauche, c’est ce qui s’oppose à la droite, et la droite, c’est ce qui rejette la gauche.
Le clivage droite-gauche vous permet de savoir qui vous êtes tout en vous
dispensant de vous définir. Commode ! C’est pourquoi je tends à penser qu’un
système aussi bien huilé et enraciné n’est pas près de disparaître.

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