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Numéro 21 Sociabilité et convivialité en Europe et en Amérique aux xvilé et xvill@ siecles BRAM aS) oO kc) AMENAGEMENTS URBAINS ET RECONFIGURATION D'UNE SOCIABILITE ARISTOCRATIQUE: LES JARDINS VIENNOIS DU XVIII SIECLE David Do Pago Le jardin est un lieu de sociabilité privilégié de la noblesse européenne’. Il accueille une compagnie choisie ainsi que la mise en scéne de la puissance sociale et du pouvoir de son propriétaire. D'abord hors de la ville, il peut constituer Vasile des disgraciés et le contre-monde des libertins. Lorsqu’il est privé, les relations qui s'y tissent échappent souvent au controle de Vautorité régalienne. Son histoire releve alors de celle de la police, cest-i-dire tout autant de la mise en ordre et de la gestion de la société que de son contrdle. En ce sens, il constitue un angle d’étude de la domestication de la noblesse ds lors que le jardin du prince entend canaliser la sociabilité du deuxitme ordre*, Visiter le jardin d'un prince, cest s'y soumettre ct safficher publiquement comme son client. Au xvut sigcle, le développement des grands jardins publics témoigne également de la volonté d’aménager une ville en plein essor et de reconfigurer ses espaces sociaux. 1 Eric Hascler, « Quand le paysage suggére le politique: inscriptions paysagéres de laristocratie de la tmonatchi des PabsbourgdAuriche (deucome moi du vir premibe mc du xvut cl) Paysages en dalogue:espaces et temporalits entre centres et périphérieseuropdens,jucic Maar et Traian ‘Sandu (6d.), Cahiers de la Nouvelle Europe, 15 (2012), p. 255-267; Paul Keenan, « The Summer Gardens in the Social Life of Sc Petersburg, 1725-61 », The Slavonic and East European Review, 88/1-2 (2010), p. 134-155; Mary Thomas Crane, « Illicit Privacy and Outdoor Spaces in Early Modern England », The Journal for Early Madern Culeural Studies, 911 (2009), p. 4-22 ; Rebecca ‘W. Bushnell, Green Desire: Imagining Early Modern English Gardens, New Yeek, 2003. 2. Jeroen Duindam, « Nobert Elias und die fruhneuzeitliche Hof. Versuch eine Kritik und ‘Weiterfithrung », Historische Anthropologie, 6 (1998), p. 370-387. 92 David Do Pago Bien que son histoire demeure difficile & écrire en raison de grandes lacunes documentaires, Vienne offre un exemple des plus significatifs des conséquences des politiques d’aménagement du territoire sur la sociabilité de la noblesse. Tous les copographes du xvunr' siécle soulignent I’importance des licux d’agrément depuis les palais-jardins privés des faubourgs jusqu'au développement des grands jardins du prince, tels le Prater et Augarten, offerts sous la Corégence (1765-1780) & la « délectation publique ». Us y relevent la main des princes, que ce soit celle des Habsbourg faconnant leur Résidence ou des grandes familles princitres allemandes dont le jardin du palais suburbain contribue & la gloire tout en ’illustrant. Néanmoins, & Pimage du reste de la vie sociale viennoise, la sociabilité du jardin est difficile a observer. La nature de la Monarchie autrichienne renvoie I’historien de la noblesse dans les archives privées des familles aristocratiques essaimées & travers l'Europe centrale et dont peu sont encore ouvertes*. Le jardin reste étudié dans sa perspective caméraliste mettant au jour la volonté du prince de fagonner une ville idéale et ordonnée. Toutefois, Vienne présente également la spécificité d’étre la premizre place diplomatique orientale de I'Europe du xvut siécle’, Les envoyés du Grand Scigncur et leurs suites nombreuses sy rendent & la moindre occasion et y demeurent plusieurs mois. Pour les encadrer, |'Empereur dépéche 3. Christine Lebean (dir.), Images en capitale: Vienne, fin xvit - début xot siteles, Bochum, 2011 et Kai Kaufmann, « £5 ist nur ein Wien ! » Siadsbeschreibungen von Wien 1700 bis 1783. Geschichte eines literarischen Genres der Wiener Publizistik, Vienne, 1994. Parmi les principales sources que nous utilisons ici: Antonio Bormastino, Historische Beschreibung von der Kayserlichen Residenz-Stads Wienn und thren Vor-Stadten, Vienne, 1719; Ignaz. De Luca, Wiens gegenwartiger Zustand und Josephs Regierung, Vienne, 1787; Jean Fekete de Galantha, Exguise d'un tableau mouvant de Vienne. Tracé par un cosmopdite, Vienne, 1787; Casimir Freschot, Mémoire de la cour de Vienne contenant les remargues d'un voyageur sur Vétat présent de cette Cour et sur ses intéréts, Cologne, 1705; Christian Liper, Der haizer- iniglichen Residensstads Wien Kommerzialichema, nebt Beschreibung aller Merkwiirdigheiten derselbe,; insbesmndere ibrer Schulen, Fabriken, Manufakeuren Kommerzialprofessioniten, dem Handelstande, der akademischen Biirger, Kistler, u. s. w., Vienne, ¥780; Friedrich Nicolai, Beschreibung einer Reise durch Deutschland und die Schweiz im Jahre 1781, nebst Bemerkungen iiher Gelebrsamkeit, Industire, Religion und Siete, vol. 2,3, 5 ec 8, Berlin, 1788; Carlo Antonio Pilati, Voyages en differens pays de l'Europe, en 1774, 1775 & 1776, ou lettres Aerites de VAllemagne, de la Suisse, de I'Tealie, de Sicile et de Paris, vol. 1, La Haye, 1777; Johann Caspard v. Riesbeck, Brieft eines Reitenden Franzosen tiber Deutschland An seinen Bruder zu Paris, vol. 1., Vienne, 1783; Friedrich Wilhelm Weiskern, Beschreibung der kk. Haupt und Residensstad Wien, als der drtte Theil zur ostereichischen Tepographie, Vienne, 1770; Wiliam Wiawall, Memoirs of the Coure of Berlin, Dresden, Warsaw and Vienna in the years 1777, 1778, and 1779, wol. 2, Londres, 1806 (troisitme édition). 4. Eric Hassler, La Cour de Vienne, 1680-1740, Service de Vmpereur et sratégies spatiale: des ites nobiliaires danz la monarchie der Habsbourg, Strasbourg, 2013. 5 David Do Paco, « Vienne, place politique orientale de l'Europe du xvur'sidcle », Austriaca, Cahiers universaires d'information sur VAutriche, 74 (2013), p. 59-78. Aménagements urbains et recon curacion une sociabilité ariaocrmiqne 93 auprés d’eux un secrétaire et interpréte aux orientales ainsi qu'une garde qui tous les deux mettent en place une sociale®, Respectivement, ils tiennent journaux de missions et rédigent quotidiennement des rapports sur l'activité du quartier de Yenvoyé et de ses membres. La fréquentation des jardins, les personnes avec lesquelles les Ottomans s'y rendent, qu’ils y rtencontrent et ce qu’ils y font sont relevés. Ces documents offrent un angle nouveau pour Pérude de la sociabilité de la Résidence impériale. Associées aux archives privées, dont |’étude ct I’édition sont en plein essor, elles permettent d’ouvrir la perspective des études camérales, d’interroger Vefficacité de la politique de 'Empereur et d’observer la réaction de la noblesse qui l'accompagne, la négocie ot y résiste” Trois espaces correspondant & trois périodes du xvii sitcle peuvent atre distingués. Tout d’abord, la sociabilité des jardins viennois reléve des palais suburbains de 'aristocratie militaire, associée & la gloire du prince et dela monarchie, qui contribuent au développement des faubourgs apres le sidge turc de 1683. Dans un deuxitme temps, affirmation deabsolutisme joséphiste entraine celle de Yaurorité de Yempereur gentilhomme sur sa ville métamorphosée par son explosion démographique, passant de 75.000 habitants en 1683 i 200 000 habitants en 1775 les jardins publics en sont l’expression. Enfin, dés la fin des années 1760, le jardin épicurien et confiné de 'Aufklarung se cultive en un lieu discret, si ce n'est secret, d'une sociabilité intime et libertine fuyant la ville. Développement des faubourgs et sociabilité princiére: les palais-jardins Le jardin est un lieu des nombreux faubourgs de Vienne. Sa sociabilité doit étre replacée dans une géographie et un rythme de la vie aristocratique que souligne bien en 1757 Pambassadeur ottoman Resmi Efendi. Puisqu’elles font partie de la ville, les portes ne sont ouvertes que les jours de printemps, pendant lesquels, au Sud, les gens les plus riches ec, vers le Nord, les personnes ordinaires de la Ville intérieure vont se promener sans se mélanger ni simporcuner mutuellement. Au-dela de cela, il y a encore de nombreux et beaux palais et jardins royaux oit les personnes distinguées peuvent se rendrent ensemble & des moments précis. Les personnes les plus importantes et les plus riches dorment jusqu’a Vaube, sassoient & table le 6 Pour les fonds utilisés ici: Osterreichisches Staatsarchiv Haus-, Hof und Staatsarchiv, Staatenabreilungen, Turkei IV. 7 Ici principalement Philipp Cobenzl, « Souvenir des différentes époques de ma vie » dans Graf Philipp Cobenal und seine Memorien, Alfced von Arneth (éd.), Vienne, 1885 et Grete Klingenstein, Eva Faber ec Antonio Trampus (é4.), Europdische Aufllirung zwischen Wien und Triest. Die Tagebiicher des Gouverneurs Karl Graf Zinzendorf, 1776-1782, Vienne, 2009. 94 David Do ayo midi et, dés qu‘lles se sone portées la cuillére la bouche, montene en voiture et se retrouvent en societé le long des promenades mentionnées. Il en va ainsi jusqu/au coucher du soleil oi elles se rendent alors & l'Opéra ou ala comédie * Le jardin se fréquente au printemps, quand la noblesse est revenue de ses Etats et loge dans les palais de la Ville intéricure. Le palais-jardin du faubourg est un lieu de distraction qui lui est associé. Il implique un déplacement non négligeable puisqu’il faut traverser le glacis militaire dépourvu de constructions permanentes avant le milieu du xix® sitcle. été, le palais-jardin devient un lieu de résidence permanente. Les premiers, situés au Sud autour des faubourgs de Mariahilf, de Josephstadt ou du Rennweg, sont ceux de I’époque Iéopoldine a image du palais-jardin du prince Schwarzenberg ou du Belvédére du Prince Eugene de Savoie. Ces faubourgs sont équidistants de la Hofburg et de la résidence de la Favorite ott loge régulitrement Charles VI. Les guerres turques et de Succession d’Espagne (1683-1718) profitent une noblesse militaire glorieuse qui en Autriche est associée au gouvernement. Lédilité comme la gloire sont mises en partage par les Habsbourg et les jardins des maréchaux célebrent conjointement celle de leur famille et de la Monarchie”, Le modele est souvent le méme. Le palais est situé au pointle plus haut du ardin qui descend en pente douce organisée par les allées & la frangaise. A partir de 1710, de simples lieux de réception, les jardins deviennent des lieux d’habitation plus ou moins permanents®. Conformément & l'importance que leur donne Resmi Efendi, les ambassadcurs ottomans du début du régne de Marie-Thérése en font un de leurs points de passage obligés"”. Les plus beaux, commecelui du prince Schwarzenberg, deviennent des topos des grands récits de voyage et des topographes auxquels 'envoyé du Grand Seigneur ne fait que contribuer. En 1741, Janibi Ali visite 4 tour de rdle les jardins du comte Caraffa, ceux du prince Schwarzenberg et ceux du prince de Liechtenstein, situés quant 8 Des tiirkischen Gesandten Resmi Abmet Efendi Gesandichafiliche Berichte von seinen Gesandischaften in Wien im Jahre 1757, und in Berlin im Jahre 1763. Aus dem tisrkischen Originale abersetat mit erléucernden Anmeckungen, Joseph Hammer Purgstall (éd. et trad.), Berlin et Sertin, 1809, p. 41. 9 John P. Spielmann, The City and the Crown. Vienna and the Imperial Court, 1600-1740, La Fayette, 1993, p. 157-170. Charles L. Dibble, Architecture and Ethos. The culture of aristocratic urbanization in early modern Vienna, These de doctorat de Université de Stanfort, 1992 ec Franz Endler, Wien im Barock, Vienne, 1979. 10 Hassler, 2013, p. 120-130, 187-188 et 220-227. 11 Sur le tourisme des jardins et leur médiatisation Diane Barre, « Sir Samuel Hillier (1736- 84) and his garden buildings: part of the Midlands « Garden Cicuit » in the 1760s 8¢ 1770s? », Garden History, 36/2 (2008), p. 310-327. Aménagenicnts arbains ot reconfiguration dune sociabilité aristceatique 95 Acux dans la Rossau, La réputation des jardins du prince Schwarzenberg fait de son palais un passage incontournable, si bien quen 1774 Suleyman Bey les visite & son tour”. Il se rend aussi a Schdnbrunn et & PAugarten, propriétés de ’/Empereur encore fermées au public!. Petit & petit, une couronne de jardins suburbains entoure le glacis ct la Ville intérieure et modifient légérement la répartition géographique des lieux de plaisir, décrite par Resmi Efendi, au profit des faubourgs de la Rossau et de la Leopoldstadt au Nord. Les grands jardins aristocratiques constituent les territoires des clientéles. En 1741 ct 1748, les dignitaires ottomans y fréquentent assidiiment les grandes familles qui entourent les princes de Liechtenstein, en particulier les Orting qui les logent dans leur pahiis-jardin de la Leopoldstadt. Dans les années 1770, les alliances contractées entre les Orting ct les Liechtenstein tissent « la société des cing princesses » qui domine la vie aristocratique viennoise. Aussi, le logement dans le palais- jardin du prince Otcing répond autant, pour les Ottomans, a une volonté de pénétrer Paristocratie de la Résidence impériale qu’a un souci de cette méme Résidence de contréler ses illustres voyageurs. Dga, au début du sicle, lorsqu’il quitte la France pout passer au service de l'Empereur, cest au Belvédére que le comte Charles de Bonneval apprend les manitres allemandes de la cour et intégre la clientéle du Prince Eugene’. Il y est «de routes les fetes & de toutes les parties de plaisir ». Néanmoins, ces plaisirs sont moralement clivés. Il lui faut « éviter d’étre des parties du Roi des Romains [Joseph] & tout ce qui pouvoit sentir le libertinnage ». La fréquentation du jardin aristocratique se poursuit tour au long du siécle. Tout comme Bonneval, le jeune Philipp Cobenzl, futur vice-Chancelier, les fréquente & son arrivée & Vienne en 1768. Dans son Souvenir, il assume pleinement le caractére partisan de ses rendez- vous régulicrs avec le comte Windischgritz, en compagnie de toute une noblesse éclairée lige par les Palffy et les Losy & la société des cing princesses et donc aux Liechtenstein”. 12. Tiirkei IV, 13-1, 13, nove des 28 juin et ler ade, le 3 juillet. 13. Ibid., 7, p. 363-365. 4 id., 7, p. 242, 255, 365-368. 15 Adam Wolf, Firstin Eleonore Liechtenstein, 1745-1812 nach Briefen und Memoiren ibrer Zeit, Vienne, 1875. 16 Mémoire du Comte de Bonneval, t. 1, Londres, 1755, p. 54-59. 17 Martina Greenkova, «Le réseau scientifique européen de Joseph Nicolas de ‘Windischgritz », dans Pierre-Yves Beaurepaire, La plume et la toile: powvoirs et réseaux de correspondance dans l Europe des Lumitres,Lilte, 2002, p, 289-305 et Wolf, op. cit 96 avid Do Page En été, lorsque tour le monde va habicer les jardins, nous nous établimes dans le méme faubourg ott dans le méme village bors des barritres, pour faire ensemble nos promenades ou nous rassembler dans la soirée. Quand la cour faisait des séjours 4 Laxenbourg avec de la compagnie pour quelques semaines, on nous y demandait roujours ensemble" Cette pratique est méme renforcée dans les années 1770 par le souci du jeune Empereur de rencontrer sa noblesse et ainsi de briser les regles imposées par l’étiquette espagnole chére 4 Marie-Thérése”. Dans son entreprise, Joseph II est initié par Cobenzl qui lui fournic les codes de la sociabilité aristocratique et lui permet « de devenir libertin »°. Vhistoire du jardin viennois et de sa sociabilité s'instre dans celle de Pabsolutisme européen et conduit 4 nuancer profondément le modele de la domestication de la noblesse, qui 4 Vienne impose au prince son idéal. I est un des cadres priviligiés de incognito cest-i-dire de la possibilité pour le monarque de développer une vie sociale affranchie du cérémonial et de I’étiquette de sa cour. du delta intéricur du Danube et canalisation des pratiques récréatives de l’aristocratie: les grands jardins publics Toutefois, le prince ne saurait étre que le simple visiteur des jardins. Louverture des grands jardins publics sous la Corégence est un acte d’évergétisme qui ne vise pas cant 4 briser les pratiques aristocratiques qua les polariser au profit de l’Empereur ct conformément a Pidéal du gentilhomme imposé par l incognito”. Le Prater et 'Augarten sont profondément transformés en ce sens, tout autant qu’ils aménagent le delta intéricur du Danube au profit du développement urbain 2. De nouveau, cesta Resmi Efendi de planter le décor: le Danube vient du Nord de ces montages, qui ese également le Nord de la ville, ec se sépare en cing bras, ou plutét doigts, tls les cing d'une main. Quand on arrive en ville depuis le Nord, on traverse un trés grand 18 Cobenal, p. 103. 19 Derek Beales, Joseph I. Volume 1: In the Shadow of Maria-Theresia, 1741-1780, Cambridge,1987, p. 330-335 ; Jeroen Duindam, Vienna and Versailles. The court of Europe's Dynastic Rivals, 1550-1780, Cambridge, 2003, p. 223-259 et Id., Myths of Power. Norbert Elias ans the Early Modern Europeen Court, Amsterdam, 2000, p. 148-151. 20 Beales, p. 324. 21 Lucien Bély, La soci¢se des princes, xvr-xvnr sizele, Paris, 1999, p. 470-472. 22 Logique comparable & Vandra Costello, « Public Spaces for Recreation i Dublin, 1660- 1760 », Garden History, 3512 (2007), p. 160-179. Aunénagemencs nrbains et reconligur une sociabilité arisocearique 97 pont puis quatre plus petits. Le Danube dessine ici de grandes iles, dont Ja plupart sont parcourues de ruisseaux . Le Prater est un bois appartenant aux Habsbourg, situé entre les deux derniers bras du fleuve avant d’atteindre la forteresse. En 1592, alors qu'il était & Prague, Rodolphe II Pavait dédié a la chasse dans l'espoir d’en tun nouveau Pardo, soit un parc organisé autour d’un ruisseau appelé « le canal vénitien +, Lempereur ne fait cependane que fixer les dispositions légales de son exploitation cn définissant les activités permises sans Vaménager matériellement. Apres la guerre de Succession d’Espagne, l’Empereur commande les premiéres transformations. Le Prater est alors divisé en deux parties. La partie basse — la Jagerzeile — est confiée en gestion a la municipalité qui Pinvestit de maisons et d’établissements liés A la vénerie. La partie haute demeure le terrain de jeu de la noblesse. Dans les années 1740 et 1750 les envoyés du Sultan la fréquentent encore comme un simple terrain de chasse*. Une étape décisive est franchie par Joseph II. En 1766, a occasion de ses secondes noces le jeune empercur ouvre le Prater « & la délectation publique de chacun »”, Quant & l’Augarten, il ese aménagé sur le site d’un ancien palais suburbain qui, en 1665, avait beaucoup impressionné le derviche ottoman et sectétaire d’ambassade, Evliya Celebi. LEmpereur mécréant posséde dans ce faubourg un jardin de plaisance merveilleux; si je voulais Vesquisser et le décrire en particulier, cela deviendrait un livre comparable au « Felahetname »**, Cependant, on peut déa se faire une idée de la beauté et de la magnificence du jardin, en écrivant qu'il nécessite plus de trois milles jardiniers infidéles pour Soccuper de pres de soixante-dix-sept mille arbres et que s'y trouvent soixance-dix maisons de plaisir. Chacune a été batie par un prince différent, et & leur vue on ne peut retenir sa surprise et son admiration. Aombre de toutes les palmeraies et roseraies, aucun rayon de soleil qui édlaire le monde ne pénétre jusqu’au sol. Vraiment, ce jardin est un digne pendant du pare de Catbig en Perse”. 23. Des terkizchen Gesandten Resmi Ahmet Efendi... op. cit. p. 39. 24 De Luca, p. 265 ex Nicolai c. 3/2, p. 19. 25. Ibid., p. 266-267. 26 Tiirkei LV, 13,les 17 féveies, 2, 12, 16, 25 mass, 7, 8, 20, 23, 24, avril 27 De Luca, p. 168. 28 «Manuel de bocanique », Jm Reiche des goldenen Apfels. Des titrkischen Weltenbummlers Evliya Gelebi denkwitrdige Reise in das Giaurenland und in die Stade und Festung Wien anno 1665, Richard F. Kreutel (éd.), Vienne, 1987, p. 291, note 176. 29° Ibid., p. 139. 98 David Do Pago En fait de jardin perse, inspiration est encore espagnole et le fait de Vempereur Ferdinand III. Or, la favorite de l’Augarten est détruite au cours du sidge de 1683, puis reconstruite par Léopold I*, mais sous Pinfluence du modéle versaillais. Les allées & la frangaise recouvrent les anciens chemins du simili-alcazar. Charles VI 'abandonne et cest de nouveau Joseph JI qui, en 1775, procéde a sa revalorisation au point d’y sgourner continuellement en été. Il louvre au public et le relie au Prater via une rotonde au niveau dela douane ct du pont de Tabor", En 1787, pour le topographe Ignaz De Luca: Il n'y a plus & se demander si le Prater est un quartier de Vienne, Pour celui qui posstde une bonne connaissance de sa situation, cela ne fait pratiquement aucun doure, quau moins la partie supérieure du quartier est située dans I'étendue de Vienne. Dans les anciens temps, ce parc sétendait jusqu’a la Jigerzeile, ott les chasseurs habicaient. Le perit canal du Danube, qui longeait autrefois le Sud du Prater, a été comblé sur ordre de Joseph II. La poussitre abondante causée par les voitures et les cavalicrs qui se rendent au Prater constitue l'unique raison de la présence des (allées] de tilleuls. On peut présent dire & bon droit de ’Augarten et du Prater: Jam sunt Diliciae Populi, quae fuerant Domini *® Lespace est done intégré a la ville tant par les aménagements du prince que par les pratiques de la noblesse. De nouveau, la vie viennoise des diplomates ottomans atteste de la centralité de ces licux ce que confirme le riche Journal du gouverneur de Trieste, Karl Zinzendorf®. Les « délices populaires » y sont avant tout des plaisirs aristocratiques. Leur accts est soumis au paiement d’une course pour se rendre au Pratet dont le prix élevé agace Mozart, Laménagement des jardins saccompagne encore d’une évolution des pratiques sociales. Sous le régne de Marie-Thérése, la promenade prend le pas sur la chasse”. Un rythme de vie nouveau se développe. En 1741 30 De Luca, p. 168 et 11 31 « Im Prater kann man fahrend, reitend und gehend spaGieren, im Augarten nur zu Fu. ‘Mann kann von Augarten, uber eine Platz der Tabor genaant, wo eine Briicke uber einen Kleinen Arm der Donau gehet, in den Prater kommen », Nicolai t. 3/2, p. 22. 32 De Luca, p. 269. 33. Tarkei, IV, 13, le Prater les 2 mats, 22 avril, 1%, 7, 11, 17 mai; LAugarten (Brigitte Au) les 15, 17 février, 16 mars et Tabor les 19 avrilet 15 mai. Les promenades ec parties de chasse dans le delta du Danube sont également évoquées: les 17 février, 2, 12, 16, 25 mats, 7, 8, 20, 23, 24, avril. 34 « Je ne peux me décider pour plaire au jeune M. v. Mayr, A aller me promener jusqu’a la Leopoldsrade, ou a dépenser vingt kreuzer pour m'y rendre en voiture », « Mozart & son ptte, Vienne le G octobre 1781 », dans W.A. Mozart. Correspondance, «. 3 (1778-1781), ‘Wilhelm A. Bauer, Otto E. Deutsch et Joseph H. Bibl (éd.), Paris, 1989 (1962), p. 262. 35. Zinzendorf, p. 476, 711, 712, 717, 825, 839, 861, 868. Aménagements urbains et reconfiguration d'une sociabilité aristocratiqne 99) et 1748, cest le matin que Janibi Ali Pacha et Hatti Mustafa Efendi se rendent au Prater. En 1792, Ebu Bekr Rattib Efendi y apprend tr, par la rumeur, la mort de Léopold IP”. En 1755, El Haj Hallil Efendi visite 'Augarten apres le Prater et «y demeure jusque tard le soir »*, Si le Prater est agréable le matin et en soirée, son manque d’ombre le rend bien moins plaisant en journée que ’Augarten. Les jardins publics sont encore marqués par les temps de repas. Le Prater offre la possibilité de déjeuner sous les arbres et Pavant-cour de ’Augarten celle de s'attabler le midi comme le soir. Les jardins offrent de la fraicheur et permettent de fuir la vieille Ville intérieure surpeuplée ct sa chaleur accablante en été", Les dimanches et jours fériés sont des moments de grande affluence ce qui explique en partie que la noblesse ne fréquente le Prater quen semaine. Enfin, ce dernier est ouvert au public uniquement pendant les mois d’été et le début de l’autonome, période des feux d’artifice®. Lavant-cour de TAugarten est néanmoins accessible en hiver ct réputée pour son café", ‘Aussi, les deux jardins abritencils des maisons de plaisir: pavillons ouverts a lair libre dotés de salles de jeu'®. Elles offrent des vues dégagées particulitrement prisées*. Le visiteur embrasse la ville du regard depuis le second étage tour comme il profite d’une vue sur le Kahlenberg qui domine la ville". Cest encore depuis ces maisons que sont admirés les feux dartifice tirés pour un grand dignitaire ottoman ou simplement pour sa coterie, comme affirmation d'une autorité sociale dans laquelle excelle le prince Gallitzine, ambassadeur de Russie. Les allées jouent un r6le informel oit se met en scéne V'aristocratie. Les mariages s'y négocient 36 Turkei IV, 2, p. 237 et Tiirkei 1V, 4, note du 9 juillet. Voir aussi Turkei IV, 3, p. 281, Turkei IV, 9, le 1° mars. 37 Ibid., 9, le 1° mars. 38° Ibid. 3, p. 283. Tiikei IV, 7, p. 255. 39 DeLuca, p. 12. 40. Zinzendort, p. 717. 41 Montesquieu, Voyage en Autriche (fragments), Roger Caillois (éd.), Paris, 1949, p. 968. 42. De Luca, p. 267. 43 Ibid, p. 267-268. 44 Ibid. p.12. 45. Exich Zinslet, Das Lusthaus im Wiener Prater: zur Geschichte eimes fst vergessenen Wiener Wahrzcichens, Vienne, 2000. 46 De Luca, p. 267. 47 Nicolai, 3/2, p. 15-16; Zinzendorf, p. 711, 825 et 855. 48 Prince Charles-Joseph de Ligne. Fragments de Uhistoire de ma vie, Jeroom Verectuysse (éd.), Paris, 2001, 1, p. 218, 246, 384 et Beatrix Bast, « Feuerwerk und Schlirtenfahrt. Ordnungen ‘awischen Ritual und Zeremoniell », Wiener Geschichtblatter, 1 (1996), p. 197-229. 100 David Do Pago et sy concluent®. Les ambassadeurs y font de la politique’®. Pour le prince de Ligne, le Prater offre aussi ’illusion sauvage issue d'une nature maitrisée qui permet, sous la Corégence, de se soustraire au contrdle moral imposé pat Marie-Thérése et d’offtit & sa maitresse « l'assurance d'un amour aussi sauvage que le lieu »*!. Cette transgression jouge est encore institutionnalisée par Joseph II qui y met en scene son incognito et interdit les révérences dues A sa dignité impériale. Le Prater est un lieu de relache, oi la ville respite tant physiquement que moralement. Enfin, aux abords des jardins publics sont aménagées des cavernes [Wirthshaus] od Pon peut obtenir du café, du vin, de la bire et des plats préparés « de toutes les manigres” a différents prix »*, I est encore possible ay jouer au billard™. Comme les cafés, ce sont des lieux de rencontre d'une élite plurielle ct cosmopolite ott se cdtoient « la quantité excessive de serviteurs de la cour richement rétribués, la noblesse opulente, et les nombreux étrangers »*. De nouveau, ce sont les acteurs de la Résidence impériale, et non dela ville, quiles fréquentent®, Lavant-cour de 'Augarten abrite traiteurs, pitissiers, cafés, salles de jeu et de dégustation”. Le jardin, ‘ainsi que toutes les installations publiques de Vienne, est excellemment entretenu, ordonné et propre » et devient le cadre d'une représentation théatrale destination du « Beau Monde »**, En 1780, PAugarten se voit méme doté de bains aménagés sur les bords du Danube, pour les hommes et pour les fernmes, ce qui évite le long voyage de Baden”. 49 Le 4 mai 1781: « Avec le Cte Rosenberg en birotsch & VAugarten. Il fesoit chaud mais & Vombre charmant. Mme Clary et de Weissenwolf. La Fries avec ses deux filles, 30.000 florins si un homme de condition I'épouse. », Zinzendorf, p. 861. 50 Tiirkei IV, 13 note du 2 avril. 51 Ligne, ¢. 1., p. 198. 52. La manitre renvoie ici la manitre « nationale », voir Putlisation faite dans Ignaz Gartler ex Barbara Hikmann, Allgemein bewithrtes Wiener Kochbuch in ewanzig Abschnitte, Vienne, 1826 (1787). 53 De Luca, p. 267. 54 Ibid., p. 266. 55. Riesbeck, p. 269. 56 La fréquentacion des cafés viennois se distingue en effet du modele londonien du coffeehouse ‘comme espace bourgeois de publicité: Brian Cowan, The Social Life of Coffee: the Emergence of the British Coffeehouse, New Haven, 2005. Dans les années 1780, Riesbeck ex Fekere dlistinguene leshommes de la cour qui fréquentent le café —lequel est un liew ois on se cache pour échapper au controle moral des commissaires impériaux — des bourgeois coucumiers de la taverne, Riesbeck, p. 206-207 et 268-269 et Fekete, p. 26-27, 57. De Luea., p. 12. 58. Nicolai, «. 3/2, p. 14-15. 59 Ibid.,t. 3/2, p. 16-17. Aménagements uchaints ee reconhgnirarion @une sociabilité asistoetaciqe 101 La captation de la sociabilité aristocratique par Joseph IT autour des jardins publics de la Leopoldstadt est réussie sous son régne personnel (1780-1790). Toutefois cette vie publique ne doit pas laisser sous-estimer la permanence de pratiques particulidres et privées. Périurbanisation et sociabilité intimiste: les petits jardins privés de la noblesse éclairée La publicisation des relations sociales par la gazette fait naitre, dans les années 1770, une critique cinglante de la vie de cour au sein de la noblesse éclairée comptant parmi les Lumitres les plus radicales. Elle dénonce la primauté du paraitre sur l’étre, Sans toutefois totalement abandonner la vie publique, elle développe une sociabilité privée autour de petits jardins intimes. Pour Philipp Cobenzl, le jardin privé est un lieu d’apprentissage et d’expérimentation du savoit quand le jardin public est celui de la démonstration. II présente une frontiére assez floue avec celle des jardins des écoles ct des Académics pouvant accucilli: des pratiques identiques, comme lAcadémie orientale ott les envoyés du Grand Seigneur saluent les qualités linguistiques des élves et assistent & des expériences de physique". La petite coterie de Windischgratz en fait de méme. Cobenzl initie les dames « curicuses et avides d’ instruction » qui « désirérent entre autres d’avoir quelques notions en physique, ce qui {le] porta a leur en donner un cours régulier », I! « availt] fait faire une petite pompe pneumatique, une machine électrique et quelques autres instruments pour les‘amuser avec toute sorte d’expériences ». Pour Cobenzl, cette vie d’Aufkidrer se partage tout autant en été dans les jardins quen hiver dans une chambre en ville. Le jardin intime devient, par la pratique, une pice de la maison, un salon d’été. Le témoignage de Cobenal est précicux car, pour le ministre, il semble impossible de continuer 4 mener ce genre de vie & partir de 1779, une fois aux affaires. Néanmoins, il y envisage sa retraite. Sa correspondance privée avec son dient et ami intime Peter Herbert, ambassadcur impérial & Péra, Vatteste. Dés 1780, Herbert lui écei Quant & vote solitude de la montagne, je trouve que vous avez raison de vous préparer une petite retraite & tout événement. Rendez la commode et 60 Cobenal, p. 120-122, 148-150 et 152-155 (p. 155 pour la citation). Fekete, p. 48. G1 Josef Freiherr von Hammer-Purgstall, Erinnerungen aus meinem Leben, 1774-1852, Reinhardt Bachofen von Echt (éd.), Vienne / Leipzig, 1940, p. 26, 62 Cobenal, p. 103-104 102 David Do Pa agréable, ajoutez une cellule pour vorre ami: n‘oubliez pas un vaste jardin, bien ombragé, je me propose de l'embelir de toutes sortes de plantes orientales. I me faudra aussi un endtoit pout y construire un quiosque tout & fait a la turque: il doic répondre au plus beau point de vue de votre terrain, Assis sur le soffa et jouissant d'un loisir philosophique nous y raisonnerons 4 notre aise sur les causes et les effets, tout en cultivant notte jardin, cela sencend. Il y aura sur le porcail: Intramus postum, Ipes fortuna valete Sat nes Cusitis, ludite nune alios, ce qui surtout sera vrai de moi ® La maisonnetre se situe hors des murs des faubourgs, & Grinzing, sur les flancs du Kahlenberg. Lair frais et la vue dégagée demeurent des critéres présidant au choix. Le village devient la fin du xvi sitcle un asile privilégié pour la noblesse et les artistes qui y cultivent une premidre forme de vie romantique™. Le « quiosque » rappelle les maisons de plaisir du Prater et de VAugarten. Il est aussi un élément orientaliste familier pour Cobenzl et sa clientéle qui investissent les espaces sociaux ottomans dans ces années 1780°. Herbert en est l'archétype. Pérote de naissance, il arrive adolescent en Autriche et est placé sous la protection de la famille Cobenzl installée 4 Gorizia, en Carniole, qui lenvoie faire ses études & Salzbourg puis a Bruxelles en compagnie de Philipp®. Les deux hommes cétoient les diplomates ottomans et offrent leur protection aux administrateurs des affaires orientales de la monarchie. Le jardin idéal de Peter Herbert est le mélange d'un style de vie tour aussi orientaliste quoriental, cest-a-dire relevant d'une culture de la noblesse européenne ainsi que d’une familiarité viennoise avec le monde ottoman. Et pour cause, ces cadres dune sociabilité intimiste ne sont pas propres a Fentourage de Cobenzl mais partagés par une partie de la noblesse. Parce qu’il se réalise en partie par le recul de Empire ottoman et par Paristocratie, le développement des faubourgs du début du xvur' siécle emprunte déa des éléments orientalistes 3 image du toit du Belvédére renvoyant 4 une tenture de campement militaire turc”. Du début du sitcle & 1755, ce sont dans les palais-jardins de la Leopoldstadt que les suites des ambassadeurs ottomans sont en partic logées. Celui du Comte 63 Leute de Peter Herbert 3 Philipp Coben, de Pérale 17 mai 1780, Turkei V, 18, fol. 87v. 64 Marcel Brion, La vie quotidienne a Vienne au temps de Mozart et de Schubert, Paris, 1991. 65. Je renvoie ici Ala correspondance privée de Philipp Cobenzl et de Peter Herbert qui est au centre de mon actuel projer de recherche portant sur la branche orientale de la clienttle des Cobenzl. Turkei V, 18-19. 66 Cobenal, p. 77. 67 Claudius Caravias, Die Moschee an der Wien. 300 Jahre islamischer Einfluss in der Wiener Architektur, Vienne, 2008. Anwnagements urbains e¢ reconhgurasion d'une sociabiliee arismccarique 103 Otting, client des Liechtenstein, est favorisé en 1740, 1748 et 1750. En 1792, Cest un « kiosque » qui est « aménagé autant que possible au fond de la demeure fle palais-jardin Liechtenstein] pour le Chiaja et l/imam » d’Ebu Bekr Rattib Efendi, le temps que le Quartier de a Leopoldstade soit fin prét®. Lors des visites des ambassadeurs, cest dans ces kiosques que sont servis le café, le thé, la confiture, le chocolat et les autres petites douceurs qui ne sont en rien préparées pour loccasion mais font partie intégrante de art de vivre de la noblesse viennoise du xvi siécle”. Dans le jardin privé des Lumitzes, le kiosque est le lieu d'une sociabilité ala fois intimiste et ouverte sur le monde, cosmopolite et négociée. LOrient n’est pas tant ici une réduction intéress¢e du monde musulman qu'il ne donne sens & une vie de sérail ; le petit jardin des Lumitres entend la restituer. Les Ottomans ne sont pas uniquement des acteurs de la vie sociale de la Résidence impériale, ils participent 4 linfléchissement de ses codes en alimentant une familiarité de Varistocratie déji ancienne avec POrient”'. Le commerce des plantes, que se propose d’établir Herbert, s’inscrit lui aussi dans une circulation plus larges des produits ottomans?, Elle est publique et véhiculée par les compagnies commerciales turques qui investissent Vienne aprés le traité de Belgrade de 1739”. Elle est plus discréte encore pour les deux hommes et seffectue en partie, via la valise diplomatique d’Herbert, par un «petit commerce de cuisine » entre la Corne d'or et le Danube. Il vise & prévenir les ruptures de stock des épiceries fines du Graben. De nouveau, le jardin privé est le prolongement de la maison, tant dans ses pratiques que dans son aménagement. Sa fréquentation ne dépend que du rythme des saisons. Conclusion Le jardin est un révélateur de la sociabilité de la Résidence impériale. Au début du xvutt sitcle, il exprime P'importance de la participation 68 Turkei IV, 2, 3, 4 et 13. 69 {bid., 9-11, le26 mai. 70 David Do Pago, « Comment le café devine viennois. Métissage et cosmopolitisme urbain dans Europe du xvi sidcle », Hypothises, 16 (2012), p. 331-342. 71 Id, «Excrandicé ec lien social. Liintégeation des marchands ottomans 4 Vienne au Xvi" sitcle », Revued Histoire Moderne et Contemporaine (sous presses) et Simona Cerutti, « Pacours karstiques. Gerolano Motta, Turc d’Anatolie & Turin au xvin siécle », dans Dakhlia Jocelyne et Vincent Bernard (dit.), Les musulmans dans Uhistoire de l'Europe, tome 1: une intégration invisible, Pacis, 2011, p. 195-228 et particulier p. 201-203. ‘Turkei V, 18. A tiere de comparaison John Phibbs, « The Persistence of Older Traditions in Eighteenth Century Gardening », Garden History, 31/2 (2009), p. 174-188. 73. Do Pago, « extranéité t lien social... art. cit. 7: 8 104 David Do Page de Varistocratie au rayonnement de la monarchie et de la ville de l’Empereur tranchant ainsi avec le modele frangais de la domestication. Il témoigne sous la Corégence de la volonté du prince & la fois de se plier aux pratiques de la noblesse mais aussi d’exceller dans leur maftrise au point de vouloir les polariser autour des grands jardins publics qu'il crée. Enfin le jardin invite, & la fin du sitcle, a considéret une critique, interne a l'absolutisme éclairé autrichien, de la vie de cour et & retrouver un idéal dilué dans la fréquentation des grands jardins publics. Le jardin viennois est représentation, démonstration et expérimentation. Chacune de ces pratiques correspond A un cadre qui lui est propre et & des degrés de publicité, Elles rythment la vie de la noblesse, son quotidien, ses semaines et sa saisonnalité tout autant quelles déctivent son territoire qui sc situe cssentiellement dans les faubourgs, puis, i mesure que le sitcle avance et que la ville intéricure devient trop étroite, de plus en plus en périphérie de Vienne. Lasleintimiste préfigure, bien entendu, la vie romantique de l’époque Biedermeier qui s épanouit 3 Grinzing mais il renvoie surtout & une série d’influences européennes sur les jardins viennois qu'il ne faut pas sous-estimer en le classant trop vite dans une forme de préromantisme. Ces influences ont écé espagnoles, frangaiss, anglaises ct sont, a la fin du siécle, également ottomanes.

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