Vous êtes sur la page 1sur 212

ISBN : 2-9515739-6-0

Editions de l’Eau Régale


X ² = -2
Table des nouvelles

Genèse......................................................................................1
La condition humaine..........................................9
La révélation..............................................................24
Le monde d'aujourd'hui demain........32
Homo erectus.............................................................70
Le plus grand cinéma du monde......86
Virus ethnique........................................................100
L'espèce supérieure......................................115
Un amour d’humanité...................................133
Les cadeaux maudits....................................151
Le genre humain : type 2.......................164
Confection...................................................................177
A.O.C.....................................................................................190
Ultimatum....................................................................197
Genèse

u commencement, il n’y avait rien.


A De ce rien naquit une forme d’exis-
tence puisant sa force dans les
confins du néant. Effondrée sur
elle-même, cette forme de densité
infinie pris conscience d’elle-même :
elle prit conscience qu’elle n’était
rien.

1
Plus tard, plus tôt, à un moment
donné, le néant devint de plus en
plus dense : la conscience du Rien
devint la conscience du Tout. De
cette conscience du Tout naquit la
matière et, de cette matière, les
formes de vie.
Les premières formes de vie
étaient primitives, au comporte-
ment automatique et répétitif per-
sistant uniquement dans un milieu

2
neutre. Les formes suivantes
étaient déjà plus évoluées ; leur
comportement était basé sur des
automatismes mais également sur
une interaction avec l’environne-
ment qui devenait stimulant, varia-
ble, mutagène. Au terme d’un long
processus de transformation naquit
une créature que l’on connaît au-
jourd’hui sous le nom de « femme ».

3
Cette femme était une créature
asexuée qui se reproduisait par
bourgeonnement. Comme toute
chose, elle était animée par une
conscience du Tout limitée à sa
forme, tout en étant, comme toute
chose, en rapport indirect avec la
suprême conscience du Tout. En
prenant conscience de l’Autre, de
ses semblables, la femme émit la
conscience d’ « un peu plus elle-

4
même », elle prit conscience d’être
davantage qu’elle-même. C’est ainsi
qu’elle projeta, par conscience de la
chose, la forme d’un sexe, forme ré-
duite, forme potentielle de l’Autre
en elle-même, en soi. Il advint donc
qu’elle se trouva dotée d’une vulve,
d’une pseudo-forme sexuée… qui
cependant mettait ainsi en péril la
nature auto-reproductive de la
femme originelle. Une erreur avait

5
été commise par la femme, une
erreur qui aurait dû être fatale…
La suprême conscience du Tout eut
conscience de la chose et conçut
que ce nouvel état sexué n’était pas
viable sans adaptation du mode de
reproduction, si bien que la con-
science suprême du Tout édicta le
nouvel ordre des choses :
« Un vice de forme s’est produit de
toi, femme. Pour remédier à cela,

6
toi et tes semblables devrez désor-
mais être circoncises au premier
jour de votre naissance : tout ce qui
dépasse entre vos jambes devra
disparaître. Ton entrejambe devra
être lisse comme la conscience-
même.
Avec l’éclipse de ton état originel,
une autre forme viendra de toi : un
homme. Cet homme sera le prolon-
gement anatomique de ton sexe

7
fatal ; il sera ce que tu voulais être,
il aura la force du rapport à la
matière que tu voulais avoir : de ce
fait, sa conscience sera plus limitée
que la tienne… c’est pourquoi tu
devras le guider. Il sera lié à toi
comme toi à lui. Rien de l’un ne
pourra être sans l’autre. »
Du plus profond de la matière,
d’une largesse de la Conscience
Suprême, ainsi naquit le monde.

8
La condition humaine

a dernière fois que je suis né,


L c'était dans une fort ingrate condi-
tion ; j'avais deux bras et deux
jambes reliés entre eux par un
buste surmonté d'une tête et doté
dans sa partie inférieure d'un
appareillage excréteur correspon-
dant à la tête.

9
Après ma naissance, de longs mois
durant je suis resté couché sur le
dos, totalement impuissant, entière-
ment livré à ceux qui s'affairaient
autour de moi pour me maintenir en
vie. Le plus effrayant, c’est qu'ils
n'avaient pas l'air de savoir
comment faire ! ils avaient l'air
aussi désemparés que moi. En ce
temps-là, je ne sais pas pourquoi,
mon corps portait tout à sa

10
bouche : ses mains, ses pieds, et puis
surtout cet espèce de renflement
brunâtre qui pointait fermement et
tendrement au bout d'une baudru-
che blanchâtre de laquelle sourdait
un jus animal sous le regard
– complice ou détaché – et le
sourire – enjoué ou fatigué – de
la tête perchée au-dessus.
Plusieurs fois par jour, je m'enten-
dais crier de peur, de faim, de frus-

11
tration, comme de joie, de douleur,
de chagrin. Cela pouvait durer
longtemps : ceux qui s'occupaient de
moi ne s'occupaient pas toujours de
moi. Parfois, ils venaient me voir et
repartaient aussitôt en claquant la
porte, me laissant à mes cris
jusqu'à ce que les forces m'aban-
donnent : je me sentais alors dans
le plus simple appareil, prisonnier
de mon corps impotent, perdu dans

12
le vide, dans le dénuement total,
rongé par la soude de la désespé-
rance. Ce malheur était cependant
un moindre mal si je le compare à
ce qu’il advenait de moi, lorsque je
me faisais secouer, admonester,
voire même rudoyer. Heureusement,
je passais le plus clair de mon
temps à dormir, échappant ainsi aux
affres de ma naissance, de ma
conscience.

13
Des mois plus tard j'ai commencé à
agiter les bras et à me contorsion-
ner pour finalement parvenir à
ramper. J'ai même essayé de m'ap-
puyer sur mon derrière avant de
m'étaler sur le côté ou en arrière,
aussi mollement que le mou. A peine
parvenais-je à me redresser que
déjà je devais me rasseoir, parce
que mon corps ne supportait pas la
station debout prolongée. Lorsque

14
j'étais assis, j'éprouvais le besoin de
me lever, parce que mon corps ne
supportait pas la station assise
prolongée. Il en fut ainsi tout au
long de ma pénible vie… et ce n'est
pas tout : à peine commençais-je la
journée que déjà il me fallait
nourrir et hydrater mon corps, et
ce, plusieurs fois par journée, sous
peine de le voir faillir et dépérir.
Après ça, il y avait une corvée de

15
vidange au cours de laquelle il
fallait libérer le corps de ses
déchets : c'était tellement moche à
voir que l'on ne regardait pas ; on
faisait ça dans un coin, à l'abri des
regards.
Je ne plaindrais pas trop sur ce
point, car j'ai vu pire cas : l'espèce
à laquelle j'appartenais était bi-
sexuée, si bien que je pus voir avec
compassion l'autre sexe, un sexe

16
fort mal constitué qui, s'il ressem-
blait au mien, était totalement
dépourvu d'organe excréteur de
l'urine, de sorte que le liquide,
débouchant du corps sans organe
directeur, s'écoulait directement
du corps en le souillant.
Assis ou debout, mon corps suppor-
tait difficilement l'état dans lequel
il était. Assis ou debout, je ne savais
pas que faire de mes bras, de mes

17
mains et de mes doigts. Je ne
savais pas que faire de mon corps
tout entier lorsque j'étais couché ;
rite quotidien contraint et forcé :
sur le dos ou sur le ventre, sur le
côté gauche qui endolorissait le
cœur ou sur le côté droit, les bras
allongés ou pliés écrasés par le
poids du buste, et les jambes aussi
contorsionnées, avec toujours la
tête lourde et son cou brisé... Je ne

18
savais jamais comment me position-
ner, si bien que durant le sommeil,
mon corps, de lui-même, changeait
continuellement de position.
Les premières années de ma vie
furent consacrées à l'automatisa-
tion des gestes élémentaires dédiés
au fonctionnement même et à
l'entretien du corps. Vint ensuite
l'apprentissage de gestes techni-
ques destinés à l'exécution de

19
tâches bien précises et à la mani-
pulation d'outils concourants à la
survie pure et simple : ces gestes
étaient aussi peu ergonomiques que
les gestes innés, et c'est par décen-
nies qu'il fallait compter pour espé-
rer améliorer la gestuelle acquise
et innée, afin d'allier l'efficacité à
l'équilibre et au confort du corpo-
rel. Il fallait toute une vie pour
parfaire sa posture et ses gestes,

20
pour finalement devoir tout oublier,
voir son corps déchoir et redevenir
impotent. Le moindre laisser-aller
était fatal aux connaissances labo-
rieusement emmagasinées, la moin-
dre faute d'attention pouvait avoir
des conséquences désastreuses.
Toute la vie n'était qu'une lutte
acharnée pour se maintenir au-
dessus de sa propre disparition,

21
C'était horrible ! Pour survivre, je
devais incorporer des animaux dans

² Entiers ! ?
mon corps.

² En morceaux !
² Vivants ! ?
² Morts !
Je ne sais pas si c'est pire ou si
c'est mieux, mais c'était l'horreur,
parce qu'en plus, il fallait les avaler
faisandés, c'est-à-dire légèrement

22
décomposés, quand les chairs

² Et bien ! Tu reviens de loin !


étaient suffisamment attendries.

² Pas de loin ! De bas... de très

² Et maintenant, qu'est-ce qui


bas !

² Je ne le sais pas, mais je sais à


nous attend ?

présent une chose : naître ou ne


pas naître, là n'est pas la ques-
tion.

23
La révélation

onjour ! Je me prénomme Acacia, je


B suis une jeune femme originaire du
Nord et du Sud (suivant le point de
vue). J’ai une particularité : j’ai de
la gomme dans le crâne. Je suis pas
très futée, je suis même limitrophe
de la débilité ; je n’ai donc pas de
qualification professionnelle, et

24
d’ailleurs, je suis sans emploi. Issue
d’une famille décomposée, je nourris
l’espoir de fonder une vraie famille
afin de faire mieux que ma fausse
famille, parce que moi je ne suis pas
comme les autres… j’ai tout
compris, je suis plus futée que les
autres (si c’est dire). C’est pourquoi
il m’est venu l’idée originale de
faire un bébé ; toute seule.

25
Cette idée m’est venue ce matin,
dans les W.C. J’étais constipée et
dans ma peine un ange est venu
m’inspirer : « Et si je faisais un
bébé ! » Ah, je ne vous dis pas !
Pour moi, c’était une idée de génie,
l’idée de ma vie ! La solution a mes
problèmes résidait là : la gloire et
la fortune assurées ! (des alloca-
tions, un congé maternité pour
chômeuse avec indemnité de

26
licenciement prévisionnel, la recon-
naissance de mes pairs, des droits,
des aides et des assistances en
pagaille accompagnés de devoirs
que j’honorerai comme des devoirs
de classe ; car les devoirs paren-
taux, c’est comme les devoirs de
classe, vous pouvez ne pas les hono-
rer, si vous faites preuve de sympa-
thie comme de simplicité d’esprit,
vous êtes simplement traités des

27
noms de moineaux en étant tout
excusés) .
Oh ! je sais ce que l’on me dira ; je
l’ai déjà entendu cent fois : « Un
enfant, ce n’est pas facile à éle-
ver. » Moi je sais comment m’y
prendre, car j’ai vu comment s’y
prennent les gens instruits, intelli-
gents, spirituels, évolués : des coups,
du martinet, une grosse voix, une
voix acérée, des ordres, des mena-

28
ces, du chantage – histoire de se
donner de l’importance et d’impres-
sionner quelqu’un –, et puis au
final l’abandon du gosse à lui-même
en lui ordonnant de s’abandonner à
la loi qui prescrit : « Tu honoreras
ton père et ta mère » parce qu’ils
le valent bien, pleins comme ils sont,
de crèmes de pensées. A partir de
trois mois il sera pris en charge par
une crèche, à partir de trois ans il

29
sera pris en charge par une
école… Quinze ans plus tard je
serai sortie grandie et libérée du
fardeau. Pendant ce temps, le
gosse sera rentré tout seul de
l’école, en bus, il se sera fait un
goûter comme un grand avant de se
coller devant la télé. Le soir venu,
je lui aurais sorti un plat surgelé
précuit que j’aurais réchauffé en
quelques minutes avant de dire :

30
« Va te coucher. » Ce n’est pas bien
compliqué !
Je me suis torchée… sur le papier,
tout était imprimé ; le pourquoi du
comment être parent, du fait de la
nécessité qui paraît si on ne fait
rien pour cela, afin qu’il en soit
ainsi : tout ça, comme tout en ce
monde, c’est fait pour l’enfant,
généreusement tout pour l’enfant.
Amen.

31
Le monde d'aujourd'hui demain

nfin ! le monde a atteint un degré


E supérieur dans son développement ;
c’est ce que l’on dit aujourd’hui,
c’est ce que l’on dira demain. Cela
ne fait aucun doute, car aujourd’hui
tout le monde est diplômé : cela
doit signifier que tout le monde est
devenu intelligent, humain,

32
civilisé… Tous les problèmes ne
sont pourtant pas résolus…
Dans le monde d'aujourd'hui, la
mode est au déconditionnement : on
se rend dans un établissement qui
s’apparente à un centre de thalas-
sothérapie où on se lave de ses
conditionnements. Le lavage de
cerveau n'est cependant pas total,
il s'agit simplement de se débarras-
ser du trop plein de slogans, de

33
prescriptions sociales et religieu-
ses.
Les moins fortunés se rendent dans
une station de nettoyage en libre-
service : contre quelques unités
monétaires, chacun peut, enfermé
dans une cabine individuelle, se
refaire le portrait intérieur, une
« image de soi » qui subsiste quel-
ques jours dans un esprit faible-
ment soumis au bombardement

34
médiatique et aux incessantes solli-
citations.
Pour les uns comme pour les autres,
« redevenir soi » est le credo de
tous ceux qui ne supportent plus le
poids de la société.
De nouvelles règles d’hygiène se
sont imposées comme celle qui, pour
une femme, consiste à se faire reti-
rer les glandes mammaires ; que
l’on reconnaît aujourd’hui pour ce

35
qu’elles sont : des glandes de type
sébacé excrétant un liquide huileux
que l’on appelait jadis « du lait ».
Les sciences ont avancé, dans tous
les domaines, à pas de géant, si bien
qu'un nombre croissants d'individus
abandonnent les croyances primiti-
ves et le principe du monothéiste.
Nombreux, à présent, sont ceux qui
ne jurent plus que par les sciences
car, les sciences ont ouvert de

36
nouveaux horizons, elles ont fait
jour sur la vie en de nouvelles et
prometteuses perspectives. Leur
rationalisme a cessé d'être un
stupide rationalisme opposé au
domaine – métaphysique, irration-
nel – qui attiraient les adeptes
des religions. Aujourd'hui, les
sciences proposent des interpréta-
tions de l'univers qui enchantent les
anciens adeptes des religions : les

37
sciences sont les nouvelles reli-
gions ; des religions qui ont leurs
adeptes pour dieux.
Ainsi, la médecine a progressé dans
son approche du vivant, de manière
tellement importante qu'elle ne
cautionne désormais plus l'avorte-
ment – pratique que le niveau
d'instruction croissant n'a pas endi-
guée, pratique que certains psycho-
logues proposent parfois comme

38
une thérapie, car l'avortement est
devenu, comme l’accouchement sans
anesthésie péridurale, un acte
rituel pour certaines, hygiénique
pour d'autres, un acte d'affirma-
tion de soi, un rite de passage –.
Officiellement, plus aucun médecin
ne pratique cet acte, néanmoins, les
progrès accomplis en sciences
humaines ont permis de ne pas
prohiber l'avortement, celui-ci

39
ayant été laissé à la libre disposi-
tion des femmes (le délai d'avorte-
ment a été porté à neuf mois) :
aujourd'hui une femme accomplit
seule l’acte d’avortement ; car la
femme est à présent une grande
fille qui naît majeure et vaccinée.
Pour ce faire, elle se rend dans un
établissement public aussi libre
d'accès que des toilettes publiques ;
établissement entretenu par des

40
sortes de « dames pipi » qui
fournissent à la femme des
produits d'hygiène ou de pharmacie.
La femme avale généralement
trois comprimés : le premier est un
analgésique, le deuxième dilate les
muscles du périnée, le troisième
déclenche l'expulsion de l’embryon,
du fœtus ou du bébé, selon le cas.
Elle se déculotte et s'assied sur
une cuvette semblable à une

41
cuvette de W.C ; la procédure n’est
guère plus longue qu'une défécation
(en cas de problème, la femme peut
appuyer sur une sonnette pour
appeler une « dame pipi » qui cons-
tatera et appellera un service mé-
dical d’urgence). Ensuite, la femme
se lève et appuie sur un bouton :
par ce geste elle tire une chasse de
produit létal qui éradique instanta-
nément le bébé avant de le broyer,

42
de le liquéfier, et de l'évacuer dans
les égouts. Pour terminer, la femme
va se faire cureter par un médecin
auxiliaire officiant à l'intérieur de
l'établissement (un médecin ayant
étudié la médecine pendant dix
années, au lieu des vingt ans requis
aujourd'hui pour être médecin
généraliste). Peu après, elle rentre
chez elle. C'est tout.

43
A défaut d’enfanter, des femmes se
font implanter un ballon gonflable
dans l’utérus afin de pouvoir vivre
l’illusion d’une grossesse : une
canule rétractable abouche au
niveau du col de l’utérus, canule que
la femme branche à une seringue
pneumatique afin de provoquer la
dilatation de son abdomen par
pompage quotidien progressif. Ce
n’est qu’un gadget à la mode, mais

44
certaines femmes ont utilisé ce
procédé – qu’elles complétaient
ponctuellement par des injections
d’hormones, afin que la grossesse
soit validée par le médecin de
l’entreprise – pour simuler des
grossesses et obtenir des congés-
maternité. La combine est désor-
mais connue, et la fraude sévère-
ment sanctionnée.

45
Peau, cartilage et os se cultivent
en laboratoire, et permettent à
certaines personnes de se faire
allonger le pénis, le prépuce, le
clitoris, les nymphes… ce que
permettent également les nouveaux
produits pharmaceutiques. Les
mœurs vont dans le sens d’une
flatterie de l’enveloppe génitale
pour le comble de laquelle on
produit l’extension des organes

46
génitaux : un homme ne saurait se
contenter d’un pénis d’une taille
inférieure à vingt centimètres ou
d’un prépuce qui ne dépasserait pas
le gland d’au moins deux centimè-
tres, une femme ne saurait se
contenter d’un clitoris long de quel-
ques millimètres ou de lèvres qui ne
seraient pas aussi volumineuses que
des bourses.

47
Cela est la cause et la conséquence
conjointe d’un phénomène mémo-
rable : le monde d'aujourd'hui a
définitivement aboli les mutilations
génitales de tous ordres ; puis-
qu’elles ne sont plus irréversibles.
On souhaite oublier la pratique de
la circoncision comme un crime
barbare qui n'aurait jamais dû
exister et qui fait encore honte à
l'humanité. On se languit déjà de

48
voir cette pratique tomber dans
l'oubli et dans le domaine cloacal
des vieilles religions préhistoriques,
frelatées, putrides et définitive-
ment condamnées. Toute exaltation
de cette pratique est désormais
sévèrement sanctionnée comme
l'apologie des crimes contre l'huma-
nité, au même titre que la pratique
rituelle du sacrifice humain.

49
Aujourd'hui, les adolescents ne
subissent plus de mutilation géni-
tale pour accéder à la citoyen-
neté ; ce sont les examens et les
concours qui servent d’examens de
passage. Contrairement au modèle
en vigueur d'antan, la maturation
du corps par les hormones pubères
ne marque pas l'entrée dans le
domaine de la raison, de la
conscience, de la sexualité, de la

50
responsabilité. Aujourd'hui, pour
avoir le droit de procréer, il faut
s'acquitter d'un examen de passage
qui consiste en un éveil de la
conscience au cours duquel l'indivi-
du appréhende l'ordre des choses,
la valeur de la vie, la responsabilité
des parents. Ceux qui ne font pas
preuve d'une prise de conscience
suffisante ne peuvent enfanter et
devenir parents, aussi longtemps

51
qu'ils échouent à leur examen de
conscience. Ainsi, aujourd'hui on ne
copule plus comme on se nourrit, on
n'enfante plus comme on défèque,
on honore chaque vie née que l'on
respecte avec attention, dévotion.
Il ne s'agit plus de remplir le monde,
de produire toujours plus, il s'agit
d'affiner.
Parallèlement à la question de l’en-
fantement, un autre bouleverse-

52
ment de taille s’est produit : la
relation entre l’homme et la femme
est empreinte de clémence et
d’humanité, à tel point qu’enfin, le
mariage a été prohibé, épargnant
ainsi à des millions de couples les
affres d’une confrontation quoti-
dienne avec son pire ennemi.
Autre occurrence : vingt cinq pour
cent des nouveaux-nés sont des
hermaphrodites ; faux ou vrais :

53
sont mises en cause les hormones
contraceptives comme les hormo-
nes d’élevage, qui resteraient à
l’état de trace indécelable, sévis-
sant dans les eaux, les terres, voire
même dans l’air. La presse a fait
état du cas incroyable de cet
homme qui aurait vu ses organes
génitaux se changer en peudo-vulve
du fait des fellations quotidiennes
administrées par sa compagne, dont

54
l’haleine serait chargée d’hormones
féminisantes, tout comme la
salive…
La thérapie génique permet de
vaincre de terribles maladies, mais,
comble du malheur, elle en
engrange de nouvelles ; notamment
des cancéreuses. De nombreuses
voix se sont levées pour exiger une
« traçabilité génique » : les gens
veulent savoir s’ils se reproduisent

55
avec des individus génétiquement
modifiés. Le problème soulevé a été
exacerbé par le transsexualisme
issu de manipulations génétiques ;
lequel a provoqué une levée de
boucliers chez ceux qui n’ont pas
basculé dans la culture de la
pseudo-homosexualité de masse.
Derrière les appels à la tolérance
et à l’assimilation, chacun veut
connaître le sexe originel des

56
individus, afin de pouvoir, librement
et légitimement, se prémunir
contre une relation bi-hétéro-
trans-homosexuelle à revers. Ainsi,
simultanément à leur traitement
ou à leur modification corporelle,
les individus génétiquement dénatu-
rés se voient marqués au front
d’une marque indélébile : « H.G.M. »
(Humain Génétiquement Modifié)
Finalement, comme on aurait pu

57
s’en douter, les individus génétique-
ment modifiés se plaignent d’être
l’objet d’un certain ostracisme…
Sur le plan socio-politique, une nou-
velle classe de politiciens a vu le
jour : sexuellement incorruptibles,
athées… ce sont de parfaits céli-
bataires.
Les frontières géographiques se
sont effacées devant celles écono-
miques. Les peuples du monde peu-

58
vent librement circuler dans la
mégalopole cosmopolite planétaire,
et cependant les esprits sont de
plus en plus confinés dans et de
part leur rôle professionnel qui
conditionne toute leur vie : la spé-
cialisation professionnelle empêche
les individus d'aller voir ailleurs,
individus qui n'ont même plus la
notion du travail de l'autre. Le
monde du travail est ainsi devenu,

59
bien loin du travail d'équipe ou de
l'affaire de famille, un monde
stratifié dans un monde éclaté.
L’économie est aujourd’hui mondia-
lisée, la culture est uniformisée,
tout comme la justice ou la politi-
que ; ce qui n’empêche pas chaque
pays virtuel d’avoir des lois adap-
tées à ses particularismes socio-
économiques et culturels d’origine.
De ce fait, un mouvement social

60
émerge des pays les moins dévelop-
pés, réclamant entre tous les pays
l’égalité des salaires pour une
même profession, pour un même
travail. « A travail égal, salaire
égal ! » A cela, les habitants des
régions les plus aisées, hommes et
femmes confondus, manifestent des
mentalités et des comportements
de résistance et de mauvaise foi,
leur opposant l’idée qu’ils n’ont pas

61
fini de s’acquitter du progrès
réalisé par les pays industrialisés,
ce à quoi eux répondent qu’ils ont
bel et bien participé à ce progrès,
même si ce fut en tant qu’esclaves
(d’ailleurs, c’est à cause de cela que
ces anciens colonisés intentent des
procès pour spoliation, afin que les
biens des peuples colonisés leur
soient restitués, en nature ou en
monnaie ; allusion faite aux

62
matières premières et précieuses
comme aux œuvres d’arts – que
l’on disaient primitifs – arrachées
à ces peuples) Osant même se poser
comme ceux sans qui rien n’aurait
été possible, ils soutiennent repré-
senter 80% de la population
mondiale, ce qui devrait se traduire
par une représentativité propor-
tionnelle dans les instances fédéra-
les mondiales et les organismes

63
internationaux. « De quoi avez-vous
peur ? que l’on vous montre de quoi
nous sommes capables, qu’à armes
égales nous serions plus capables
que vous, qu’à éducation égale nous
serions plus intelligents que
vous ? » Malgré les beaux principes
en vigueur, le principe d’égalité
entre tous les humains reste
viscéralement contraire à l’ordre

64
naturel des choses, à la nature
intrinsèque de l’humanité.
Ainsi, de nouveaux syndromes appa-
raissent : les gens ne savent pas
comment se comporter dans une
relation d’égal à égal, ils ne par-
viennent pas à gérer la liberté qui
les renvoie à eux-mêmes, à ce qui
les anime, à leur centre de décision,
à leurs croyances, à leurs motiva-
tions. On assiste à des phénomènes

65
de repli sur soi ou, au contraire, à la
formation de groupe orgiaque,
quand ce n’est pas à du quiétisme,
de l’apathie, que l’on étudie en
plaçant des cobayes humains dans
un environnement bardé de
miroirs : des déviations sexuelles
apparaissent, de même que des
troubles du comportement, de la
personnalité qui tend vers la
schizophrénie. La situation est

66
paradoxale : tout le monde
ressemble à tout le monde dans la
diversité ; de sorte que les individus
vivent dans des états de confusion
prononcés. La dématérialisation de
la vie engendre une dépersonnalisa-
tion des individus.
C’est ainsi que dans le monde
d'aujourd'hui, la mode est au décon-
ditionnement. « Redevenir soi » est
le credo de tous ceux qui ne suppor-

67
tent plus le poids de la société…
Les sciences ont avancé, dans tous
les domaines, à pas de géant… La
relation entre l’homme et la femme
est empreinte de clémence et
d’humanité… Les frontières géo-
graphiques se sont effacées devant
celles économiques… L’économie
est aujourd’hui mondialisée, la
culture est uniformisée, tout
comme la justice ou la politique…

68
Tous les problèmes ne sont pour-
tant pas résolus… C’est ainsi que
dans le monde d'aujourd'hui, la mode
est au déconditionnement. « Rede-
venir soi » est le credo de tous ceux
qui ne supportent plus le poids de la
société…

69
Homo erectus

e ne suis pas revenu d'un voyage en


J Norvégie… de ce que j’ai vu : un
homme à queue.
J'avais entendu parlé de ces cas
d'individus nés avec une queue, mais
jamais je n'en avais vus. L'homme
que j’ai vu déambulait dans la rue
avec une aisance qui n'avait d'égale

70
que mon trouble ; sa queue était
longue d’une vingtaine de centimè-
tres, ce dont il ne semblait pas être

² Vous avez vu ? demandai-je à un


incommodé.

² Quoi ?
autochtone.

² Cet homme, là-bas !


² Oui. Et bien ?
² Et bien ? ! Il a une queue !

71
² Oui, il a une queue. Tous ceux de

² C'est pas vrai ! Toute une race !


sa race ont une queue.

m'exclamai-je en suivant du

² Seuls les hommes en ont une ;


regard l’individu mystérieux.

pas les femmes. Ce n'est pas


tout. Ils ont autre chose…
A ce moment, la femme de mon
interlocuteur l'interpella avant de

72
regagner son intérieur. Il se tourna

² Je dois vous laisser.


vers elle, l'air agacé, et s'excusa :

Emoustillé, je demandai avec em-

² Vous avez évoqué une autre


pressement :

² Ces gens vous intéressent ?


particularité…

² Je suis curieux.
² Suivez-moi… ma femme en sait
davantage.

73
Je suivis l'indigène jusqu'au seuil de
sa demeure depuis lequel il appela
sa femme pour lui demander de me
raconter ce qu'elle avait déjà cent
fois raconté. La femme fut d'abord
méfiante, et devant mon sourire

² Il a vu un Oubec. Raconte-lui
amical, me regarda avec finesse.

l'histoire de ta sœur, lui deman-


da l'indigène avant de disparaî-
tre dans la maison.

74
² Ma sœur a eu une aventure
avec un de ces hommes… (elle
scrutait les alentours pour
saisir du regard l'homme qui

² Et ?
m'avait intrigué)

² Ils sont différents de vous

² Comment ça ? demandai-je,
autres… là (au niveau du pubis).

piqué au vif.

75
² Ils ne sont pas mous comme
vous… Ils sont toujours durs à
cet endroit.
Devant ma moue perplexe, elle pré-

² Ils ont un os, là. Un homme de


cisa :

cette espèce a fait l'amour à


ma sœur… jour et nuit. Elle
n'en pouvait plus !

76
Spontanément, j'esquissai une bou-
che bée devant laquelle la femme

² Leur truc est articulé sur une


clarifia son propos :

espèce d'articulation… ça leur


permet de le rabattre contre
leur pubis. C'est pour ça qu'on
ne le voit pas sous les vête-
ments, mais leur truc est tou-
jours raide. En plus, comme ils
sont dans leur état normal

77
quand ils sont en érection, le
gland est toujours couvert par
le prépuce. Leur prépuce est
long, bien plus long que celui des
jeunes garçons. C'est pour ça

² Ça ne les gêne pas d'avoir la


qu'ils tiennent toute la nuit.

² Je n'en sais rien, mais ma sœur


peau aussi longue ?

dit qu'avec un pénis comme ça


on peut jouer à des jeux sexuels

78
impossibles avec les hommes
comme vous. Les hommes comme
vous n'ont pas assez de peau.
Dès qu'ils ont une érection, leur
peau s'en va. En plus, à cause de
ça, vous ne durez pas longtemps.
Une femme ne peut rien faire
avec votre sexe. Avec vous,
l'amour n'est qu'une pénétra-
tion sans ténacité.

79
² Votre sœur fréquente toujours
un de ces hommes ? Comment

² Les Oubecs. Non, ma sœur ne


les appelez-vous déjà ?

fréquente plus ces hommes ;


avec regret : son Oubec ne
voulait plus d'elle. Il lui a dit que
faire l'amour avec elle était
comme faire l'amour avec un

² Ah ?
animal.

80
² Pour qui il se prend ? Elle a
trop de peau entre les jam-
bes… « ça gêne le rapport »,
« c'est laid et ça pue » qu'il lui a
dit.
J'ai affecté un air surpris pour en

² Leurs femmes ne sont pas


savoir davantage.

comme nous : leur bas-ventre


est lisse, totalement lisse... En
plus, elle ont quatre trous !

81
Alors là, je ne cachais pas mon éba-

² Vous dites ? !
hissement.

² C'est ma sœur qui ma raconté


ça. Chez les Oubecs, les femmes
ont un trou pour faire… enfin,
vous savez… comme les pe-
tits… après, elles ont un grand
trou… et puis après un petit
trou pour faire pipi, et ensuite,
haut sur le pubis, au même

82
endroit que votre sexe à vous,

² C'est incroyable ! C'est vrai ? !


elles ont un vagin ferme et doux.

² C'est ma sœur qui me l'a dit.


Pourquoi elle aurait inventé ?
Mon mari, lui ne veut rien sa-
voir de tout ça : « Des histoires
de bonnes femmes » qu'il dit…
Ma sœur dit que les femmes
Oubecs ont l'intérieur du bassin
plus ouvert que le nôtre et

83
qu'elles ne souffrent pas de
l'accouchement…Quelle chance
elles ont… Bon… je

² Ah.
m'excuse… je dois vous laisser.

Je la remerciai avec amabilité en


me conviant mentalement à lui
offrir tantôt un présent ; ce que je
fis par voie postale.
Dans la rue, il n'y avait plus trace
d'un quelconque Oubec. Je regret-

84
tai de n'avoir pas eu l'opportunité
d'apprendre où les Oubecs vivaient,
et déjà mon séjour touchait à sa fin.

85
Le plus grand cinéma du monde

e me souviens parfaitement de ma
J première fois : du jour où, pour la
première fois et pour la dernière
fois de ma vie, je me suis rendu au
cinéma.
J'avais huit ans, j'étais exalté par
l'idée qui m'avait été faite de ce
grand écran magique dont tout le
monde vantait les merveilles et les

86
effets. J'ai dû insister auprès de
mes parents pour obtenir d’accéder
à ce haut lieu de l'émotion, de la
distraction, de l'évasion… d’une
certaine culture, d’une certaine
religion… ce saint sanctuaire
supposé échapper aux affres du
temps et aux fléaux du monde,
parce que mes parents n'étaient
pas enthousiasmés par le cinéma et
par la télévision qu'ils jugeaient

87
malsains et aliénants. Dans la cour
de récréation, tout le monde
parlait du dernier film en vogue, de
celui, « en béton » qui avait fait
« un carton », mais moi je ne parlais
que de musées, de promenades en
vélo, de ballades en forêt, de clubs
d'astronomie, d’instruments de mu-
sique, de bandes dessinées… Tous
mes copains allaient au cinéma, mes
parents ne pouvaient pas me

88
refuser ça. Ils ne me l'ont d’ailleurs
pas refusé, et ils ne m'ont pas
accompagné ; je suis allé au cinéma
avec copains et copines. Nous
sommes allés voir un film grand
public, un film pour toute la famille,
un film conçu pour réunir la famille
autour de la joie, de l'émotion, pour
fédérer la société, le monde, ou
plutôt, conçu pour faire des
entrées, un grand nombre

89
d'entrées ; un film avec des
histoires de races, de sexes, d’espè-
ces – domestiques, sauvages ou
extraterrestres –, des histoires
d’argent, de Pouvoir, de vérités et
de mensonges.
Je n'en suis pas revenu ! Dans le
monde meilleur de l'industrie ciné-
matographique, les gens ne savaient
pas converser sans se bousculer,
sans exclamer des vocables étran-

90
ges : « Fuck you, je t'encule, je te
pisse à la raie, nique ta mère,
circoncise ta mère, mets-toi le dans
le trou de balle, vas te faire foutre,
je te coupe les couilles, je me fais
couper les couilles, elle me coupe les
couilles, ils me coupent les
couilles. » En plus, les gens
n'étaient pas formés comme moi,
mes parents, et tous les gens que je
vois habituellement : ils étaient

91
dotés d'une sorte d'excroissance
métallique de forme et de taille
variable qui jaillissait de leurs
mains en toutes occasions, pour des
raisons aussi futiles que graves, une
excroissance qui crachait du feu en
pétaradant à mort. Je ne sais pas
si les gens figurés étaient des
handicapés moteur mais, lorsqu'ils
mettaient leurs excroissances en
exergue, même s'ils se trouvaient

92
dans la même pièce et à proximité,
ils ne parvenaient jamais à se
toucher sans avoir déchargé une
slave de tirs groupés. Dans la rue,
dans les domiciles, dans les
restaurants, partout leurs excrois-
sances faisaient feu en impliquant
des bébés, des femmes, des
enfants… Je ne sais pas pourquoi,
dans ce film les amants se détes-
taient autant qu'ils s'attiraient : un

93
lien très fort les unissaient dans un
rapport de force ou l'homme était
systématiquement menacé de cas-
tration, de sodomie, d'émasculation,
et où la femme violée et violentée
se présentait comme une victime
de l'homme qu'il fallait castrer,
sodomiser, émasculer. Les hommes
recevaient des coups de pieds
entre les jambes, voire même, de
couteaux, de tronçonneuses, ou

94
d’armes à feu. Loin d’émouvoir ou
de révolter, ces scènes récurrentes
faisaient plutôt sourire. Durant
toute la durée du film, les hommes
et les femmes se houspillaient, se
menaçaient, s'agressaient… mais à
la fin, tout à la fin, dans la dernière
scène, ils se jetaient les uns sur les
autres, soudainement compréhen-
sifs, amoureux, enchantés, réconci-
liés… et ils s'embrassaient.

95
C'était quoi l'histoire ? Je ne m'en
souviens pas.
« Ouah ! », « super ! », « canon ! »,
« génial ! »… En quittant la salle
de projection, des gens applaudis-
saient, des sourires béatifiaient
leur visage, et moi j'étais atterré.
« Ah, le cinéma américain, y'a pas à
chier, c'est le plus grand » assurait
un type percé, tatoué, scarifié.

96
Je n'ai jamais plus mis les pieds
dans une salle de cinéma, et je n'ai
jamais cherché à regarder la télé.
« Quoi ! ? tu ne vas jamais au ciné-
ma et tu n'as même pas la télé chez
toi ! ? Putain, tu dois être malheu-
reux ! » me disaient mes camarades
de classe.
Je ne sais pas si je suis malheureux
ou si je dois l'être, mais je peux dire
aujourd'hui que je suis un homme qui

97
ne se prend pas pour une femme, un
homme qui prend la femme pour ce
qu'elle est, ni plus ni moins que ce
que l'homme est, un homme qui n'a
pas besoin de chien dangereux pour
descendre dans la rue, un homme
qui s'adresse aux gens avec assu-
rance, sérénité, courtoisie et ami-
tié, un homme qui ne se sent pas
privé de virilité s'il ne jouit pas d'un
port d'arme, un homme qui n'a pas

98
besoin d'aller au cinéma, de
regarder la télévision, de lire les
magazines de « l’homme moderne »
pour savoir qui être, quoi penser,
comment se comporter. Je ne sais
pas vous, mais moi je me sens moi.

99
Virus ethnique

n 1960 avant l’an zéro, la Répu-


E blique Monarchique du Canadal
Equatorial a vu débarquer sur son
territoire des immigrés originaires
d’anciennes colonies, bientôt suivis
par leur famille au bénéfice d’une
politique de regroupement familial :
une brèche venait d’être ouverte

100
dans le système de régulation
social ; le mur pare-feu était parti
en flammes.
Ces immigrés n’étaient pas
vraiment des êtres humains (s’ils en
avaient grossièrement l’apparence,
ils n’en avaient pas les mœurs ni
l’attitude), c’étaient en fait des
virus humanoïdes programmés pour
parasiter le tissu social en se
reproduisant à l’insu de tous avec

101
une virulence inconnue sous cette
latitude. Chaque virus étaient
capables de se reproduire quatre à
dix fois là où les autochtones
n’étaient disposés à se reproduire
que une ou deux fois. Pour se faire,
ils avaient très discrètement intro-
duit de virulentes pondeuses qu’ils
maintenaient cloîtrées (le module
« duplication » du

102
programme viral), tissant leur toile
par contact religieux.
Pour certains, la question se posait
de savoir s’il fallait stériliser ces
humanoïdes comme on stérilise les
animaux domestiques, ce à quoi un
certain humaniste maladif répondit
par la négative ; ce même huma-
nisme invétéré qui tolérait les
mœurs inhumains des humanoïdes
(ils excisaient le sexe des garçons,

103
mariaient des fillettes, avilissaient
les femmes). On essaya bien de pro-
poser les humanoïdes aux cirques,
qui refusèrent ces indomptables,
puis aux zoos, qui les refusèrent
catégoriquement en les recomman-
dant aux laboratoires qui se livrent
aux expérimentations animales
(finalement, c’est en prison que,
souvent, ils séjourneront). L’incohé-
rence de la politique politicienne

104
demeurait : comment avait-on pu
permettre le regroupement fami-
lial au nom de la nature sacrée de
la famille primitive, tout en per-
mettant le démantèlement de la
famille indigène ?
Discrets au début, car confinés
dans des taches obscures, les virus
commencèrent à se montrer et à
faire parler d’eux – on ne voyait
même plus qu’eux et on ne parlait

105
plus que d’eux –, à causer des
dégâts sur les biens et sur les
personnes, à entraver le bon fonc-
tionnement du système – éducatif,
judiciaire, social, politique –, et à
réclamer le droit d’être éligibles, à
affirmer le droit légitime d’être au
Pouvoir. Au nom de la volonté
populaire, on leur opposait un refus
systématique. Et cependant, pen-
dant vingt ans, avec insistance

106
certains politiques corrompus et
certains médias faisandés martelè-
rent la population pour la faire
changer d’avis ; l’accablant du tort
d’accabler les virus de tous les
torts, culpabilisant sa tendance au
rejet de la barbarie. Tandis que ces
médias les présentaient sous les
traits de faibles victimes oppri-
mées, dans les faits les virus
faisaient preuve de suffisance, de

107
vanité, d’arrogance, d’agressivité,
ce qui impressionnait certains
indigènes, notamment certaines
femelles indigènes qui, en vantant
l’humanisme des femmes, voyaient
dans les barbares les vrais hommes,
ce que n’étaient pas les indigènes
psychologiquement émasculés par
les mouvements de femmes et les
médias véreux. Au bout de vingt ans
de pilonnage intensif et de

108
naturalisations soutenues, un
sondage révélait que « 60% des
personnes interrogées souhaitent
avoir un immigré pour maire ».
Moralement culpabilisé, le système
avait été affaibli ; il était dès lors
disposé à se mettre au service des
virus. La constitution fut modifiée
afin d’imposer le principe d’un
quota : les listes électorales

109
devaient se composer à 50% d’indi-
vidus d’origine étrangère.
En deux générations, la population
virale représentait la deuxième
religion du pays. Deux générations
plus tard elle représentait une
force politique incontournable aussi
puissante que les forces politiques
originelles. C’est à ce moment que
la nature du phénomène fut
cernée : une dose massive de virus

110
avait été injectée dans le corps
social, désormais porteur sain d’une
maladie psychique contagieuse : la
circoncision. L’influence politico-
économique de la République
Monarchique du Canadal Equato-
rial dans les pays des virus était
l’influence socialo-religieuse que
ces pays exerçaient désormais sur
la République Monarchique du

111
Canadal Equatorial. Le terroriste
ethnique venait d’être inventé.
Depuis le début de l’invasion, on
s’était bien douté que ces immigrés
manquaient d’humanité, mais on
s’était laissé duper par leur camou-
flage : une apparente spiritualité
portée par une ferveur religieuse
frôlant souvent le fanatisme (on
croyait que la spiritualité était
l’apanage des êtres humains avant

112
de découvrir que les animaux
primitifs manifestaient un niveau
supérieur de spiritualité ; parce
qu’il faut dire qu’en ce monde ce
sont les bêtes qui se posent comme
les garantes de la moralité, les
tenantes de la vertu, les directri-
ces de conscience). Le mal était
fait. Ceux qui voulaient se prendre
pour des dieux en tendant la mains
aux démons qu’ils croyaient pouvoir

113
domestiquer, ceux-là perdirent
leurs mains, leur bras… leur âme.

114
L'espèce supérieure

n jour, de grands objets ovoïdes et


U opalins firent une apparition silen-
cieuse dans le ciel de Sibérie, ce qui
provoqua le bouclage immédiat du
secteur et la censure de la presse.
Enveloppées dans une combinaison
d'albâtre et parées d'une armature
évoquant un générateur d'énergie
ou un amplificateur d'onde, des

115
créatures anthropomorphes hautes
de deux mètres cinquante environ
sortirent de leurs vaisseaux :
albinos filiformes, de faible muscu-
lature, dotées d'une verge longue
d'environ trente centimètres
terminée par un long manchon
préputial, elles se mouvaient en
semi-sustentation par ce qui
semblait être la force de l'esprit.
Elles commencèrent à se déployer

116
en installant un campement,
manifestement indifférentes aux
soldats qui les encerclaient pru-
demment en se tenant à bonne
distance : à travers leurs yeux
rouges, les créatures nous regar-
daient comme de petits animaux
farouches qu'elles pouvaient ins-
tantanément éliminer. Nous les
avons baptisées « les Opales ».

117
Nous prîmes position dans le froid
sibérien auquel les Opales étaient
insensibles, et bientôt les plus
grands chefs d'Etat vinrent sur les
lieux, ce qui suscita un regain
d'intérêt de la part des Opales qui,
nous voyant nous affairer autour
de ces personnages singuliers,
envoyèrent deux des leurs : un
Opale s'avança, et puis un autre…
attitude qui incita les grands chefs

118
d'Etat à les rencontrer. C'est alors
qu'un Opale tendit en leur direction
un objet qui émit une sorte de flux
ondulatoire tétanisant instantané-
ment les grands chefs d'Etat et
provoquant une réplique dérisoire
des soldats qui, à leur tour, furent
pareillement neutralisés. Les Opa-
les se saisirent des grands chefs
d'Etat par les pieds afin de les
soulever et les tenir comme des

119
trophées. Ensuite, ils les emportè-
rent vers un feu de camp à foyer
infrarouge, les dépouillèrent de
leur fourrure et les scalpèrent.
Après quoi, à l'aide d'un laser ils
leur coupèrent les mains et les
pieds avant de les embrocher en
introduisant un tube acéré dans la
bouche pour le faire ressortir par
l’anus. Finalement, et bien… ils les
firent rôtir ! Plusieurs Opales se

120
joignirent à eux tandis que des
Opales entreprenaient de dépecer
les autres cadavres pour les condi-
tionner ; suspendant les cuisses
comme des gigots, éviscérant pour
trier les cervelles, les foies...
Comment pouvait-on faire pareil
honneur à des êtres vivants ?
Quelle bête faut-il être pour oser
faire cela ? Devant cette vision

121
d'horreur, moi et les autres survi-
vants nous avons fui…
A peine avions-nous rejoint notre
base arrière que déjà les Opales
avaient lancé une attaque sur la
ville la plus proche, décimant la plu-
part des habitants qu'ils emportè-
rent en laissant derrière eux, en
plus des scalps du crâne et du pubis,
un amas de seins, d'intestins, de
pieds et de mains. Nous étions

122
extrêmement choqués par ce
traitement inimaginable infligé à
des êtres vivants. Ces monstres ne
pouvaient-ils donc pas se nourrir
d'autres aliments ? La nature
n'est-elle pas suffisamment riche
en fruits, en légumes, en céréales,
en pédoncules ? Le lait et les œufs
ne suffisent-ils pas à l’apport des
indispensables nutriments d’origine
animale ?

123
Les autorités – composées des
vice-présidents et des militaires –
décidèrent que nous ne pouvions
laisser les corps de nos éminents
concitoyens entre les mains de ces
criminels sanguinaires. Il nous
fallait agir…
Lorsque nous sommes arrivés au
camp des Opales, des petits enfants
et des bébés étaient en train de
griller sur des barbecues à foyer

124
infrarouge. Près de leurs petits
corps brûlés s'affairaient une
seconde sorte d'Opale : hauts de
deux mètres environ, dépourvus
d'attribut phallique et de seins, les
hanches étroites… des Opales de
type femelle. Sur les petits enfants
ces Opales saupoudraient des
sortes d'épices tandis qu'elles
nappaient les bébés de sauce. Ces
ignobles créatures semblaient se

125
délecter des petits corps meurtris,
bien davantage que des corps
adultes ; les corps tendres leur
étaient de toute évidence réservés.
A cette vision d'épouvante, en guise
de représailles les militaires lancè-
rent avec des blindés une offensive
qui se solda par la désintégration
pure et simple de ceux-ci après
celle de leurs obus tirés, si bien
qu'ils en vinrent aussitôt à préconi-

126
ser l'ultime solution de secours :
l'armement nucléaire tactique.
C'est ainsi qu'un missile à tête
nucléaire fut tiré sur le camp des
Opales, un tir dont le terrifiant
champignon n'eut pas plus d'effet
sur les Opales qu'un nuage de pous-
sière soulevé par les pieds d'un tau-
reau en furie. Ces diables étaient
imperturbables devant toutes les
formes d'agression et totalement

127
imperméables aux radiations alpha
et gamma. Nous étions désemparés.
Pour nous tous, le pire ne faisait
que commencer…
Les Opales ont multiplié leurs
chasses à cour, non plus pour nous
exterminer de manière systémati-
que, mais pour commencer à nous
parquer dans des champs de force
hémisphériques en nous nourrissant
généreusement avec des granulés

128
– mélange végétal de viandes,
d'huiles et de poissons –. De
nouveaux vaisseaux ont commencé à
circuler dans l'atmosphère, allant
et venant de leur monde au nôtre,
apparaissant aussi fugitivement
que disparaissant. Notre devenir ne
faisait plus guère de doute.
Certains humains se déchaînèrent
dans une rage vaine, mais la plupart
d'entre nous étions frappés d'une

129
résignation qui annihilait toute
pensée, toute volonté, toute sensa-
tion : nous étions pris d'impuissance,
vidés de notre énergie par le sort
de mort qui s’était imposé à notre
certitude, anesthésiés par la peur
de l’Inconnu, pétrifiés par les
visions effroyables qui, jusqu'à ce
jour, avaient fait la réussite de nos
festivités et le régal de nos papilles
gustatives. Dans le regard de mes

130
congénères terriens je voyais
parfois une lueur de concupiscence,
de jalousie : nombreux sont ceux qui,
loin de les condamner, se mour-
raient d'envie d'être à la place des
Opales. Dans la résurgence de leurs
instincts primaires, enivrés par le
souvenir de leurs us et de leurs
coutumes, ils se saoulaient à mort
de leur animalité résiduelle…

131
L'aube marque la fin d'une nuit
blanche. Des Opales viennent vers
nous, vers moi. Ils jettent un coup
œil sur ma main qui tient un Dicta-
phone et sur ma bouche qui narre.
Ils tournent la tête à gauche, à
droite : ils sélectionnent. Mainte-
nant ils regardent en ma direction
et pointent vers moi un objet qui...

132
Un amour d’humanité

epuis que je suis au monde, j’aime le


D malheur ; pas le Mal, juste sa
manifestation de malheur, et plus
précisément, le malheur des autres.
Je crois bien avoir aimé la condi-
tion humaine du jour même de ma
naissance, en poussant mon cri de
délivrance et de souffrance.

133
J’éprouve du plaisir à entendre les
enfants pleurer de douleur, de
détresse, de désarroi, de peur.
J’aime voir un parent tabasser son
enfant : deux tournioles, une gifle
qui claque, ou mieux, des coups de
martinet ou des coups de bâton. La
violence verbale infligée aux
enfants est à mon ouïe un véritable
régal ; j’aime particulièrement en
elles les marques castratrices de

134
l’autorité. La violence psychologi-
que pêche cependant par son côté
sournois, son troisième degré. Moi,
j’aime la violence au premier
degré : j’avais un voisin qui tabas-
sait ses gosses à coups de manche à
balais, voire même de manche de
pioche… C’était géant ! Je me
disais : « Putain, le mec, il assure ! »
Durant mon enfance, j’entendais
une voisine pleurer de pleurs qui

135
étaient l’expression de la violence
conjugale des gens ordinaires, une
violence dont on ne soupçonne pas
l’existence. Parfois, j’avais envie de
proposer : « Je peux vous aider ? »
à l’homme ! Je voulais participer à
ce matraquage magistral infligé
par un prof de math à une femme
qui fricotait que trop avec le fémi-
nisme triomphant. Je fréquentais
les deux filles de ce couple, et j’ai

136
joui d’entendre l’aînée appeler au
secours sous le feu de la violence
quasi assassine de sa mère qui ne
supporta pas l’aveu d’homosexualité
de sa fille. J’ai également adoré
voir et entendre la cadette souf-
frir, gémir, et pleurer du traite-
ment médical corrosif administré à
ses gencives par sa mère.
Chez mes parents, ce n’était pas
mal non plus : les querelles quoti-

137
diennes étaient ce qu’il y avait de
mieux pour m’apporter amour et
sérénité. Entendre ma mère crier
« au secours ! », un soir, à la fenê-
tre, pour mettre fin à la confron-
tation physique entre son mari et
son fils. Il n’y avait pas de quoi
hurler ainsi, tout cela était la
normalité, l’expression supérieure
de la nature humaine. Moi, je
trouvais tout cela normal et sain :

138
c’est une façon d’aimer, la façon
des humains.
D’ailleurs, personne n’a rien trouvé
à redire lorsqu’un circonciseur est
venu circoncire le petit voisin. Tout
le monde était à la fête ; sauf le
gosse à qui on coupait le sexe, mais
ça, ça ne compte pas. Comme tout
le monde dans l’assemblée, j’ai souri
et j’ai joui de voir tranché le pré-
puce du garçonnet, et puis, de voir

139
la peau s’affaler pour mettre
entièrement à nu le pénis ensan-
glanté ; les vaisseaux, la couche
adipeuse à la vue du garçonnet
totalement épouvanté. Le hurle-
ment du gamin a malheureusement
été couvert par le concert
d'applaudissements et d'exclama-
tions… C’était génial ! mais
j’aurais aimé qu’on le castre, qu’on
l’émascule, comme cela se faisait il

140
y a peu, à grande échelle, comme
cela se fait encore, parce qu’en se
retrouvant dans un état de choc, le
gosse n’avait plus de souffle et plus
d’énergie pour crier. Son regard
était hagard, son souffle coupé.
Cela prouve bien que sa douleur
n’était pas si intense qu’il n’y
paraissait, hein ?
Dans le village où j’habitais, un gars
s’était fait défoncer le crâne à

141
coup de grosse pierre, un autre
s’était fait aplatir par un bus, un
autre a été retrouvé « surdosé »
(une seringue d’héroïne plantée
dans son bras par des fournisseurs
qui n’ont pas apprécié la non
solvabilité du camé)… Chronique
banale de la vie quotidienne par-
tout en ce monde….
Plus tard, j’ai vraiment trouvé mon
bonheur en suivant les journaux

142
télévisés : les famines, les guerres
civiles, les séismes ravageurs, les
épidémies de choléra, les catas-
trophes aériennes et ferroviaires,
industrielles, chimiques et nucléai-
res… mutilations, brûlures, des-
tructions… Tout était bien fait
pour me plaire ; je me gavais litté-
ralement avec les nouvelles catas-
trophiques. Pour rien au monde je
n’aurais manqué ce rendez-vous

143
quotidien avec la barbarie ; il me
fallait ma triple dose quotidienne
de malheur.
Assister à la misère humaine m’a
toujours conforté dans ma position
privilégiée. La misère des autres
est l’estrade sur laquelle j’ai
toujours fièrement siégé. J’ai
toujours été fier de n’être pas
comme tous ceux qui souffrent.
Leur souffrance, leur misère a

144
toujours eu quelque chose d’exci-
tant ; presque sexuellement. J’ai
toujours aimé voir les gens trimer,
se démener, pour survivre comme
des bêtes…
Il en a toujours été ainsi, pour le
monde comme pour moi, et puis un
jour, le ciel m’est tombé sur la
tête…
Je dis « un jour », mais cela s’est
passé aujourd’hui. Je dis « un jour »

145
comme si je parlais d’un certain
passé, parce qu’en fait je parle de
ce qui est arrivé à un autre moi.
Moi, maintenant, je ne suis plus moi.
Je suis devenu un autre.
Lorsque le ciel m’est tombé dessus,
je me suis retrouvé hors de mon
corps, hors de moi, et je me suis
retrouvé imbus du sens de la vie :
l’absence de sens. Il m’apparut que
l’absurde et le non-sens régissent

146
l’univers : il n’y a pas d’ordre, pas de
devenir, pas de sens, pas de finalité.
Tel est le sens que la vie n’a pas :
une erreur, un accident.
Après avoir été ainsi convaincu, des
formes de pensée me sont apparues
pour me charger de la plus grande
responsabilité que j’ai jamais endos-
sée… La question était simple et
tout reposait sur moi : laisser le
monde à son sort, à celui qu’il a

147
toujours connu, à celui qu’il connaî-
tra toujours… ou bien l’effacer.
Fouf ! J’étais bien embarrassé ! Je
devais renoncer à mon plaisir sadi-
que ou faire mandat honorable.
Fan ! C’était trop me demander !
Je pouvais renoncer aux femmes,
renoncer aux enfants, renoncer à
mes bras, renoncer à mon sexe…
mais je ne pouvais renoncer au
plaisir de voir le monde dans son

148
état. Finalement, mon vœu a rejoint
des milliards d’autres vœux – la
moitié penchant pour la fin du
monde, l’autre moitié penchant pour
sa pérennité – (car personne n’a
jamais osé endosser la responsabili-
té d’une fin de monde) et je suis
revenu à moi.
Aujourd’hui, je me sens pantois. Je
réalise à peine que j’ai eu le choix
que je croyais avoir toujours eu. Le

149
choix que j’ai fait est celui que j’ai
toujours fait : celui que j’ai fait
sans être réellement doué du libre
arbitre, du pouvoir de tout changer.

150
Les cadeaux maudits

ujourd'hui, c'était la rentrée des


A classes ; je suis rentré en cinquième.
Comme d'habitude, les professeurs
nous ont fait inscrire nos nom et
prénom sur une feuille, ainsi que la
profession de nos parents. Sans la
moindre honte j'ai écris « avocat »
au sujet de mon père. L'élève assis

151
à ma droite a écris « chômeur » en
tout petit. L'élève à ma gauche a
dit tout haut de moi, en s'adressant

² Hé les gars ! Son père est avo-


à ses camarades :

cat ! C'est le conseiller juridique


des malfrats en col blanc et le
défenseur des pédophiles hup-
pés. C'est comme ça qu'il roule
en Merdecess. C'est mon père
qui le dit.

152
Son père est un syndicaliste prof

² Allons ! s'exclama le professeur ;


d'histoire au collège.

madame la professeur principal-


E de français-euh .

² Ton père dit que le pays est


Un élève pris la parole :

envahi par les barbares qui ont


un regard animal, que ça sert à
rien de les envoyer à l’école, et
qu'il faudrait plutôt les mettre

153
dans des cages. Je l'ai entendu

²
le dire à un prof.
Voulez-vous taire ! tonna le

²
professeur.

²
Ouais, n'empêche...

²
Et vous, que fait votre père ?
Il est chirurgien dans une clini-
que urologique, dit fièrement

²
l'accusateur.
Ah ouais d'accord ! il coupe le
sexe des garçons ; c'est comme

154
ça qu'il t’a payé ton scooter, ta
console et tes baskets à huit
cents balles, dénonça un autre

²
élève.

²
Ça va pas non ! ? C'est pas vrai !

²
Chut ! exhorta le professeur.
Moi, ma mère n'est pas comme
ça. Elle est vendeuse profes-

²
sionnelle : elle conseille les gens.
Et que vend-elle ? lui demanda
cordialement le professeur.

155
² Sa mère vend des articles pour
les vieux impotents. Les gens qui
font ça sont des escrocs qui
racontent des bobards aux vieux
pour les détrousser de leur fric.
Les vendeurs professionnels
sont prêts à tout pour faire du
chiffre : ils vendraient leur
mère et leurs gosses. C'est mon
père qui dit ça, argua qui vous
savez.

156
² Bon, ça suffit, on arrête avec
ça ! ordonna le professeur.
A la récrée j'ai réuni les copains,
avec qui je suis depuis la classe de
CM2, et des nouveaux… Nous
avons passé en revue la profession
des parents en nous demandant ce
qu'une telle profession impliquait : il
y avait le responsable des res-
sources humaines qui s'occupait de
licencier, le cadre qui en avait

157
marre d'être la cible des syndicats
parce qu'ils imposaient à ses
subalternes des contraintes limi-
trophes de l'esclavagisme que ses
supérieurs lui imposaient, il y avait
l'inspecteur des services sanitaires
qui fermait les yeux sur les prati-
ques des entreprises du secteur
agro-alimentaire qui ne respectent
pas les normes d'hygiène, il y a ce

158
commerçant qui arnaque les clients,
comme cet artisan…
S'il apparaissait que l'élite de la so-
ciété n'était pas systématiquement
la crème de l'humanité, il s'avéra
que la lie de la société portait aussi
bien son nom. Les gosses savent-ils
que leurs parents se comportent
souvent en saligauds, en vauriens,
en esclavagistes, en usurpateur, en
menteur, en voleur, en escroc ?

159
Tout ça pour survivre, pour exister,

² Si c'est ça, moi je ne veux plus


tout ça pour le fric.

de cadeaux, ni à Noël ni pour


mon anniversaire. D'ailleurs, je
ne veux plus rien du tout !
C'est ce que j'avais lancé en
lançant l'idée d'un mouvement des
enfants contre le travail des
parents.

160
² Qu'est-ce que vous croyez ? Ce
sont nos vieux qui font le monde.
Tout ce qui se passe dans le
monde, c'est l'œuvre de nos
vieux. Qui sont les putes, les
pédés, les tapettes, les bordilles,
les salopes qui baisent, qui har-
cèlent, qui poussent au suicide,
qui trichent, qui escroquent, qui
volent ? Ce sont nos vieux !
Demandez-vous ce que font vos

161
parents quand ils travaillent, ce
qu'ils sont obligés de faire pour
satisfaire leur ambition, leur
train de vie, leurs obligations.
Les uns exploitent les autres, ils
médisent pour se piquer les
places, ils accusent les autres
avec les fautes qu'ils commet-
tent, ils profitent sans vergogne
des faibles, des ignorants…

162
Ce matin, je me suis réveillé dans un
monde, ce soir je m'endors dans un
autre monde. Le second est plus
cruel que le premier, mais il est
vrai.
On dit que la vie est un don mer-
veilleux, mais au fond, en vérité… le
pire des cadeaux, c'est la vie. La vie
est un cadeau maudit.

163
Le genre humain : type 2

ous sommes bien sur Terre, mais


N pas tout à fait au sein de l’humani-
té ; l’ancienne humanité a disparu,
aussi inexorablement qu’elle a vécu.
L’espèce n’est plus du tout carni-
vore, mais totalement herbivore.
Elle se nourrit exclusivement d’une
seule plante ; de sa racine à son

164
écorce, jusqu’à sa sève et son
feuillage : une variété de cannabis.
En raison de la totale dépendance
et de la vulnérabilité que cela
implique, cette plante est sacrée en
plus d’être vitale : cette plante a
remplacé les totems et sa culture a
remplacé les cultes aux esprits, aux
saints, et autres dieux divins.
Depuis toujours, on souhaitait avoir
un dieu proche des gens, un dieu

165
pratique à l’usage ; ce qui n’allait
pas sans faire naître un dilemme
(un dieu tangible peut-il être un
dieu) : le dilemme fut résolu par
culture cultuelle de la plante
sacralisée. Plus de Dieu donc, dans
le paradis terrestre, mais une
communion spirituelle entre le
contenu et le contenant, le foncier
et l’apparent.

166
Dorénavant la femme n’a pas de
vulve, pas de clitoris. Un anus est
logé sous le périnée où un méat
urinaire abouche à 90 degrés
– permettant à la femme d’uriner
sans se pisser sur les pieds –, ainsi
qu’un méat ventral par lequel elle
accouche sans douleur, méat situé
juste au-dessus de son organe
sexuel. La femme a pour vagin un
épais manchon de peau érectile

167
tapissé intérieurement d’un épithé-
lium érogène qui se termine par un
gland hypersensible que l’on appelle
« le point G », manchon externe
positionné au même emplacement
que la verge chez l’homme. Lorsque
la femme est en érection, le
manchon de peau se gorge de sang,
s’allonge, et se redresse à l’horizon-
tale pour accueillir le phallus qui
est en fait un long gland d’une

168
quinzaine de centimètres entiè-
rement couvert d’un manchon
préputial. Lorsque le manchon
vaginal est à l’état placide, il pend
comme un long prépuce de dix
centimètres environ.
Hauts de deux mètres en moyenne
et totalement imberbe, les humains
de deuxième type sont dotés de
trois hémisphères cérébraux : outre
les deux hémisphères de l’ancien

169
genre humain (orientés intuition et
déduction), le troisième permet à
chaque sexe d’appréhender l’autre
sexe comme lui-même. Ainsi les
hommes et les femmes se compren-
nent instinctivement, sans, toute-
fois, que cela ne prenne la forme
d’une complicité naturelle – la
Nature est plus vicieuse qu’on ne le
croit – ; ce troisième œil est un
espion. En fait, cela se traduit par

170
un phénomène paradoxal : l’humani-
té de type 2 souffre d’un phéno-
mène de « rejet de soi » ; comme
l’humanité de type 1 souffrait d’un
phénomène de « rejet de l’autre ».
Dans l’égalité des sexes acquise par
la similitude des anatomies, tout le
monde aurait dû être heureux… et
bien détrompez-vous ! Dans le
paradis terrestre, les hommes et
les femmes se font la guerre en

171
même temps qu’ils se font l’amour :
dans l’humanité de type 2, chaque
sexe veut se distinguer de l’autre,
être unique en son genre, unique en
son monde. Ainsi, des « mouvements
de libération de la femme » sont
apparus pour réclamer une
dissociation des sexes et des rôles
comme une légitime et vitale
séparation de jumeaux siamois ; les
femmes subissent alors des

172
interventions chirurgicales desti-
nées à enchâsser leur vagin phalli-
que sous la peau de leur abdomen,
au grand dam des hommes qui ne
comprennent pas ce désir de disso-
ciation aussi ancien que soudain, eux
qui ont tant de mal à couper le
cordon ombilical.
– Que voulez-vous à la fin ? ! s’ex-
clament les hommes déconcertés.

173
– Ne plus vous ressembler ! se
plaignent les femmes féministes.
– Mais enfin ! Pourquoi ça ? !
gémissent les hommes éplorés.
– Parce que nous savons ce que
vous avez en vous ! dénoncent les
femmes excédées.
– Quoi donc ? ! s’étonnent les
hommes hébétés.
– Nous ! clament les femmes
aspirant à la liberté.

174
Le chemin de l’émancipation fémi-
nine sera long et semé d’embûches,
prédit-on, et il durera aussi long-
temps qu’il y aura deux sexes dans
l’univers.
On se prend donc à rêver d’une
autre humanité : une humanité
asexuée évoluant dans un univers
non polarisé ; une humanité de type
3 qui rêverait à une humanité de
type 4 ayant pour seul rêve celui

175
d’une humanité sans existence
propre évoluant dans le néant.

176
Confection

n nouveau produit est apparu sur le


U marché, un produit de luxe, un
produit confidentiel. La nouvelle
s’est répandue dans les milieux
huppés de la capitale, au grand dam
de celui par qui le produit a vu le
jour. Une nouveauté ! Pour ceux qui
ont déjà tout ce que le monde peut

177
offrir, la nouvelle est assez impor-
tante pour mériter de l’attention.
C’est donc avec empressement que
la population dorée se rend chez ce
couturier d’un genre bien particu-
lier.
Sa boutique se trouve dans un
quartier chic mais, en tant
qu’arrière-boutique d’un magasin de
fourrure, à laquelle n’a accès que
des clientes sélectionnées. Les

178
dames de la haute société s’y
pressent et, aujourd’hui encore
c’est la ruée.
Madame, qui est accompagnée de
sa fille, est accueillie par une
hôtesse. Mère et fille sont
introduites dans un cabinet privé
où les attend une vendeuse qui les
salue avant de disparaître derrière
une porte pour réapparaître avec
des sacoches. La vendeuse ouvre les

179
sacoches et présente, disposés dans
un écrin de soie, une chemisette,
une paire de bas, une paire de
gants : plus soyeux et plus résis-
tants que la soie, ces produits sont
confectionnés avec de la peau
humaine, de la peau de jeune
femme…
La stupeur est grande chez les
dames de la haute société, mais
cette hébétude ne saurait être

180
qu’affectée pour qui ne voit pas
d’inconvénient à porter des
manteaux de fourrure et à ne pas
se formaliser des différences de
classes et des différentes formes
d’esclavage. On ne voulait pas
savoir dans quelles conditions les
peaux étaient prélevées (sur une
vivante ou sur une morte, avec ou
sans consentement ; et ensuite, est-
ce que la peau repousse ?), cela

181
importait peu au regard de celles
et ceux pour qui « on a rien sans
rien ». Passé le moment de surprise
qui, en fin de compte, fut un
agréable et bien précieux moment
d’émotion, sans manières les dames

² « Oh ! c’est doux, c’est soyeux.


entreprennent l’essayage.

Comment est-ce possible ! »


s’exclama la quadragénaire.

182
² « Les peaux subissent des trai-
tements mécaniques et chimi-
ques qui leur confèrent cette
texture unique » expliqua la
vendeuse sur le ton solennel des
mystificateurs.
La mère fut enchantée par la
chemisette, et la fille par les bas.
On devine que les bas sont faits
avec l’entière peau des jambes
d’une femme, et que les gants sont

183
taillés dans la peau des mains, la
chemisette réclamant quant à elle
un peu plus qu’une seule peau de
buste (entre autres choses, deux
paires de seins sont nécessaires
pour confectionner les bonnets, la

² « La couleur est naturelle et se


peau des seins étant très délicate).

décline en autant de nuances


qu’il y a de races » expliqua la

184
vendeuse qui cherchait à multi-

² « Quelle idée avez-vous de


plier les ventes.

vouloir me faire porter du


noir ? ! Le blanc est parfait ! »
s'étonna la précieuse sur un ton
d’indignation savouré par son

² « Vous me voyez ravie de vous


ridicule.

voir ravie. Je peux néanmoins


vous proposer un produit un peu

185
particulier » proposa la ven-

² « Cachottière ! »
deuse, comme pour se racheter.

La vendeuse ouvra un écrin et


montra entre ses doigts écartés
une petite culotte faite avec de la
peau de fesse, une peau de vulve, et

² « Oh mon Dieu, comme c’est ori-


puis… une toison pubienne.

ginal ! » se réjouit la cliente en

186
s’esclaffant et en s’amusant de
la chose avec sa fille.

² « Pour celles qui sont dégarnies


La vendeuse crut bon de préciser :

² « Je ne suis pas plus démunie à


à cet endroit. »

cet endroit qu’à l’endroit du


portefeuille, et si tel était mon
malheur, figurez-vous que je
connais un praticien qui réalise

187
des collages de toison natu-

² « Ah bon, je ne savais pas que


relle »

cela se faisait ! » s’étonna la


vendeuse.
Effectivement, après épilation
définitive du pubis dépouillé de la
cliente, le praticien colle un
triangle complet de peau pubienne
touffue qui tient en place de longs

188
mois avant de réclamer un recol-
lage.
La vendeuse présenta également
un soutien-gorge fait d’une peau de
seins, ainsi que le slip assorti fait

² « C’est plus classique. »


de peau de fesse.

Les dames étaient aux anges : « On


n’arrête pas le progrès ! »

189
A.O.C.

l existe un pays où les femmes


I confectionnent un fromage unique,
très apprécié de la population
locale qui le nomme « l’huître », et
de certains amateurs partout à
travers le monde qui le nomment
« le havane »… car, couvert par
une croûte grisâtre rappelant la

190
coquille de l’huître, ce fromage est
affiné par des sécrétions vaginales
et vulvaires : comme les femmes de
la Havane roulent leurs fameux
cigares sur leurs cuisses, les froma-
gères de la Sybilie (des nonnes)
frottent contre leur vulve les fro-
mages à affiner ; provoquant ainsi
la rapide formation d’une précieuse
moisissure…

191
Certains industriels tentent de
parvenir au même résultat : ils
étudient le processus d’affinage qui
serait dû à l’action conjointe du
smegma clitoridien et des diverses
variétés de micro-organismes
nichés à la surface et à l’intérieur
du sexe féminin. En fait, seules les
vierges sont capables d’affiner le
fromage sans le faire pourrir ; la
vulve des femmes sexuellement

192
actives étant trop… (comment le
dire sans vexer les femmes ?) trop
beurk !
Un vent de révolte souffle dans le
couvent : bien que versées dans
l’abnégation et le renoncement aux
choses matérielles, les nonnes
réclament une A.O.C pour leur
produit unique, lequel, depuis, fait
l’objet d’un dépôt de brevet. Le
problème se pose de savoir si les

193
micro-organismes vaginaux et vul-
vaires sont brevetables, puisqu’ils
sont communs à toutes les femmes.
Oui, répondent les experts, car la
vie monacale est assimilable à une
technique favorisant une composi-
tion originale de la flore génitale
féminine. « L’huître » pourra donc
demeurer de fabrication artisanale,
au bonheur des amateurs éclairés
de saveurs corsées.

194
Cette affaire n’a pas fait grand
bruit car, hors des frontières de la
Sybilie, le goût de « l’huître » n’est
connu que de quelques connaisseurs.
Peut-être aurez-vous l’occasion de
goûter à ce fromage ; vous le con-
naîtrez entre mille aussi sûrement
qu’ « un chèvre » dans un lot de
« vache ». Si la salive vous venait à
la bouche, ne vous avisez pas de
vous faire une idée de « l’huître »

195
en passant votre langue sur le sexe
de vos femmes car, votre bouche
pourrait prendre le goût d’un fro-
mage de femme. A bon entendeur,
salut !

196
Ultimatum

e matin, je me suis regardé dans le


C miroir et je me suis dit : « Alors
voilà, j’ai trente ans aujourd’hui, il
me reste environ trente ans de vie
active devant moi, soit environ
262800 heures. J’ai entre les mains
un capital-vie. Que vais-je en faire ?
Naturellement, j’ai envie de vivre

197
pleinement ma vie, mais comment
faire ? »
Voilà où j’en suis : à compter mes
dernières heures de vie.
Aujourd’hui, par exemple, que vais-je
faire de mes vingt quatre heures ?
Je dois le savoir, parce que je n’ai
pas la réponse à une autre ques-
tion : « Pourquoi le temps passe-t-il
si lentement quand on est enfant
et si vite quand on est adulte ? »

198
Sans doute parce que l’enfant vit
sur l’instant, au fond de lui-même,
en ressentant, davantage qu’en
analysant, en comparant, en se
positionnant par rapport aux
autres.
Si le temps est subjectivité, la
notion de subjectivité correspon-
drait-elle à une notion de dimen-
sion : chaque individu vivrait sur un
plan de la réalité qui lui serait

199
propre, parallèle à d’autres plans,
un même événement se produisant
différemment d’un plan à l’autre, le
phénomène de l’âge consistant à
passer d’un plan à un autre ?
Si le temps est objectivité, le temps
ne passe pas ; il n’existe pas : de la
comparaison entre deux états
résulte une notion que l’on conçoit
comme « le temps » ; du nombre
d’états intermédiaires résulte

200
« l’unité de temps », la longueur de
l’événement. Pour moi, le secret de
l’immortalité se trouvait là, le
secret de la vie : dans la vie même.
Oui, je sais, ce principe est aussi
foireux que les principes théologi-
ques, religieux : il ne dit rien sous
des airs de révélation qui fige la
conscience davantage qu’il ne
l’élargit. C’est ma vérité à moi,

201
quelque chose sans forme qui ne
résonne qu’en moi.
Comment planifier ma vie qui
serait une vraie vie ? aventureuse,
imprévisible. Un plan de carrière
n’est possible que dans les cadres
strictement définis, les espaces
clos, la vie figée d’une rigidité
cadavérique, de ce qui a déjà été,
est encore, et sera toujours. Si la
vie n’est pas dans le prévisible, peu

202
importe alors ce qui est vécu, seul
importe la façon de le vivre.
La question se réduit alors à savoir
comment vivre la vie ; comment
vivre les surprises, les joies et les
peines, comment survivre aux
agressions, aux accidents, aux flots
d’émotion, aux inondations des sens,
aux saturations des neurones, aux
agitations sociales, aux boule-
versements économiques… En

203
s’appuyant sur les autres sans
hésiter à les écraser… ainsi
répond la bête humaine depuis
toujours, ce à quoi je n’ai jamais pu
souscrire. Me voilà donc ramené au
point de départ.
Ce matin, j’ai levé la tête pour
regarder autour de moi : semblable
à lui-même, le monde avait changé
dans la continuité. Je me suis
regardé dans le miroir et j’ai vu que

204
le temps avait passé : j’ai désormais
quarante ans et il ne me reste plus
à vivre que 175200 heures de vie
active. Je ne sais toujours pas ce
qu’est le temps, ou ce qu’il n’est pas,
mais je connais à présent la valeur
de ce qui passe, de ce qui vient et
va, inlassablement, ce qui, entre mes
hémisphères cérébraux a passé : la
vie, ma vie.

205
Première édition
Dépôt légal : Février 2001
ISBN : 2-9515739-6-0
Editions de l’Eau Régale © 2001

Vous aimerez peut-être aussi