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ADVEnTURe

iSlAnD
LE MYSTÈRE DU SQUELETTE FANTÔME

Traduit de l’anglais par Anouk Journo-Durey


À Jane. Merci pour la séquence
« fabrique de glace » !
1

RetoUR
À CasTle KeY

Jack Carter se leva d’un bond et attrapa son sac à dos sur le porte-
bagages. Le trajet entre Londres et la côte de Cornouailles avait duré une
éternité ! Il se sentait aussi impatient qu’engourdi, presque déconnecté,
comme s’il avait voyagé dans l’espace.
– On est arrivés ! dit-il à Scott, tandis que le train s’arrêtait à
Carrickstowe. Debout ! Vite !
Son frère entrouvrit un œil ensommeillé. À 14 ans, Scott se comportait
toujours de manière nonchalante. À croire qu’il voulait paraître exactement le
contraire de Jack.
– Cool ! Il n’y a pas le feu !
Mais Jack savait qu’il faisait semblant de ne pas être aussi surexcité que
lui.
Lorsqu’ils avaient découvert l’île de Castle Key la première fois, au début
de l’été précédent, ils avaient craint le pire. À coup sûr, ils allaient s’ennuyer
à mourir. Jack avait même imaginé toutes sortes de plans pour s’enfuir.
Puis ils avaient rencontré Emily Wild, qui vivait dans un phare transformé
en gîte près du port, et tout avait changé. Emily et son petit chien Drift les
avaient entraînés dans d’incroyables enquêtes… et un monde caché.
Ensemble, ils avaient déniché un passage secret dans des grottes1, affronté le
fantôme du grenier d’un château2 et la malédiction d’un rubis3, retrouvé un
ancien trésor4…
Et ce n’était sûrement pas fini.
Voilà pourquoi, quand leur père, archéologue, leur avait proposé de passer
les vacances de la Toussaint chez leur tante Kate, ils n’avaient pas hésité une
seule seconde. M. Carter partait assister à une conférence en Allemagne, et
eux, ils s’apprêtaient à vivre de nouvelles aventures extraordinaires !

Un quart d’heure plus tard, ils pédalaient avec énergie sur l’étroite route-
digue le long de la mer. Ils avaient emporté leurs vélos pour circuler
librement.
Alors qu’ils se dirigeaient vers le sud, Jack inspira l’air marin avec
délice. Il aimait retrouver cette lande couverte de bruyère, cette côte
déchiquetée, le cri des mouettes, l’odeur des embruns… Scott éprouvait la
même sensation, il le devinait à son sourire !
Ils traversèrent le terrain de foot, le village, la grand-rue et, enfin,
tournèrent dans la ruelle de l’église. Ça grimpait mais, debout sur leurs
pédales, ils foncèrent. Parvenus en haut, ils posèrent leurs bicyclettes contre
le mur du jardin et coururent jusqu’au cottage des Roches.
Tante Kate les attendait sur le seuil, souriante, essayant de maintenir les
mèches grises qui s’échappaient de son chignon.
– Ah, vous voilà ! dit-elle, comme s’ils étaient partis de chez elle le matin
même. Je vous ai préparé un pain d’épice au gingembre.
Jack sourit. La délicieuse cuisine de tante Kate était l’autre raison qui leur
avait tant donné envie de revenir.
Ils l’embrassèrent affectueusement, heureux de la revoir. Au même instant,
une voix joyeuse les appela. Emily ! Elle arrivait également en vélo, ses
longs cheveux bruns défaits, son inévitable sac sur le dos. Dans le panier du
porte-bagages, le petit Drift était installé. Le regard brillant, les oreilles
dressées, c’était un chien aussi drôle qu’intelligent. « Emily sans Drift, ce
serait comme des frites sans ketchup, ou du chocolat chaud sans
marshmallows ! » pensa Jack.
– Et elle est déjà là ! constata-t-il, admiratif.
– Elle a dû nous guetter avec ses jumelles ! renchérit Scott.
Les trois amis échangèrent des checks enthousiastes, puis ils saluèrent
Drift. Le chien appartenait à leur équipe de super détectives en herbe. Il lança
un bref aboiement, comme s’il avait compris.
– Venez donc goûter ! insista tante Kate. Jack et Scott, vous pourrez ranger
vos affaires dans votre chambre plus tard.
– Merci, mais en fait on a déjà un problème à régler, annonça Emily d’un
air désolé. Vicky White vient de m’appeler : quelqu’un a libéré tous les
lapins de la ferme de Roshendra !
Scott et Jack échangèrent un rapide coup d’œil.
– Dur, dur, ils vont terroriser les touristes, plaisanta Scott.
– Je préviens l’armée, et toi, Emily, contacte le Premier ministre. Il faudra
sans doute déclarer l’état d’urgence, ajouta Jack.
Emily leva les yeux au ciel. Elle avait oublié à quel point les deux frères
pouvaient être moqueurs !
– Ce ne sont pas des lapins ordinaires. Ils sont…
– Mutants ? coupa Scott. Aïe, c’est encore plus grave ! Une bande de
lapins mutants a envahi l’île de Castle Key… Au secours !
Emily ne put s’empêcher de rire.
– Ils sont juste beaux… Très beaux. Ils ont remporté un concours, et, pour
la famille White, ils représentent beaucoup. Vicky m’a demandé si on pouvait
l’aider à les retrouver.
Jack regarda tante Kate. Partir dès maintenant, ce ne serait pas poli… En
plus, un superbe pain d’épice trônait sur la table.
– Allez-y ! proposa aussitôt la vieille dame, visiblement amusée. Vous
vous installerez à votre retour, et je mets le gâteau dans un sac pour que vous
puissiez l’emporter !

Ils découvrirent Vicky White dans la cour de la ferme, en train de scruter le


sol.
– Bonjour, vous ! Et merci d’être là… Dire que je suis revenue de la fac
pour passer un week-end tranquille !
Elle avait des brindilles dans ses longs cheveux blonds, et de la terre sur
son jean.
– Maman vient de se faire opérer de la jambe, et papa est parti à une foire
aux bestiaux. Je suis toute seule pour récupérer ces petits monstres…
Elle se releva en tenant une boule de poils blancs dans les bras.
– Tu es sûre que c’est un lapin ? demanda Jack. Ça ressemble plutôt à une
houppette géante !
Vicky se mit à rire.
– C’est un angora. Je vous présente Snowball le Majestueux. Il a gagné le
premier prix au concours de l’année dernière, ajouta-t-elle en caressant le
pelage soyeux de l’animal.
Elle le posa dans son clapier, referma la porte et soupira.
– Le problème, c’est qu’il y en a encore une vingtaine en liberté !
– Qu’est-ce qu’on attend, alors ? s’exclama Jack. Allez, on part à la chasse
aux lapins !

Environ une heure plus tard, tous les lapins, sauf un, avaient été retrouvés.
Il n’était que 18 h 30, mais la lumière du jour baissait rapidement, et un épais
brouillard commençait à tomber. L’ambiance n’était plus aux longues soirées
d’été sous un ciel étoilé !
Soudain, Jack aperçut une petite bête qui décampait dans les fourrés. Il se
précipita pour l’attraper.
– Je t’ai eue !
Ouaf !
Ouaf ? Depuis quand les lapins aboient ?
Se relevant, Jack vit qu’il tenait un animal noir et brun.
– Drift !
Le chien d’Emily aboya de nouveau joyeusement et bondit par terre. Puis il
fila vers les buissons en reniflant avec avidité.
– À mon avis, il adore notre nouvelle mission ! s’esclaffa Emily. Ça doit
lui ouvrir l’appétit ! Ah, ça y est, il a repéré le dernier !
Elle ramassa un petit lapin marron et le tendit à Vicky qui alla aussitôt le
mettre à l’abri. Elle referma soigneusement le clapier.
– C’est chouette que vous soyez venus. Je vous dois encore une fière
chandelle ! Merci !
Pendant les grandes vacances, la jeune fille avait été accusée d’avoir volé
le trésor saxon du musée de Castle Key et, sans l’intervention de Scott, Jack
et Emily, elle aurait fini en prison.
– Ne nous remercie pas, on aime rendre service, assura Emily.
« Et vivre des aventures ! » compléta Jack en son for intérieur.
Mme White apparut sur le seuil de la maison en s’appuyant sur des
béquilles. Lorsqu’elle sut que ses lapins bien-aimés étaient tous sains et
saufs, elle en eut les larmes aux yeux. Elle invita les trois amis à s’installer à
la grande table de la cuisine et leur apporta des gâteaux et du chocolat chaud.
Drift eut droit à un biscuit qu’il croqua avec gourmandise, assis à côté d’un
vieux labrador assoupi devant la cheminée.
– C’est étrange, dit Vicky en posant sa tasse. Les lapins ne se sont pas
échappés tout seuls. Quelqu’un a dû faire exprès de les faire sortir.
– Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda Emily.
– Je suis sûre d’avoir bien refermé les clapiers après les avoir nourris à
midi. Quand maman est allée les voir cet après-midi, toutes les portes étaient
ouvertes, y compris celle de la grange. Les lapins sont malins… mais ils ne
savent pas encore enlever un verrou !
À ce moment-là, Laura Roberts fit irruption dans la pièce, en chaussettes.
Elle avait ôté ses bottes d’équitation boueuses. Avec ses cheveux blonds
attachés en queue-de-cheval et ses yeux bleus, Laura aurait pu passer pour la
plus jeune sœur de Vicky. En réalité, elle était employée au centre équestre
de la ferme. Heureuse de retrouver Scott, Jack et Emily, elle s’attabla avec
eux. La conversation se concentra rapidement, de nouveau, sur ce qui venait
de se produire avec les lapins.
– Tu as remarqué quelque chose de bizarre, aujourd’hui ? demanda Vicky à
Laura.
Laura haussa les épaules.
– Pas vraiment.
Emily la contempla aussitôt avec un regain d’intérêt. « Pas vraiment »
équivalait à « Oui » !
– Qu’est-ce que tu as vu ? Quand ? interrogea-t-elle.
– C’était pendant notre promenade à cheval de l’après-midi… J’ai cru voir
un truc bizarre derrière les arbres, au milieu de la lande.
– « Bizarre » comment ? fit Scott.
– Je sais que vous allez rire, mais j’ai eu l’impression que c’était… un
squelette ! avoua Laura. Ça m’a flanqué une de ces trouilles !
Elle réprima un frisson.
– C’est sûr, j’ai dû halluciner. C’était certainement des branches, un jeu
d’ombres… En plus, il y avait un brouillard à couper au couteau.
– Tu regardes trop de films d’horreur, dit Vicky, amusée.
Jack, Scott et Emily échangèrent un coup d’œil. Des serrures qui se
déverrouillaient toutes seules ? Un squelette dans la lande brumeuse ?
Voilà qui annonçait le début d’un nouveau mystère !

1. Voir Le Mystère des grottes du Vent-Huant.


2. Voir Le Mystère du fantôme de minuit.
3. Voir Le Mystère du rubis maudit.
4. Voir Le Mystère de l’or disparu.
2

L’arTiCLe
DAns Le JoURNal

Scott, Jack et Emily s’apprêtaient à quitter la ferme de Roshendra quand


une voiture de sport gris métallisé se gara dans la cour. Il faisait presque nuit,
mais la conductrice maintenait sa chevelure rousse en arrière avec une paire
de lunettes de soleil.
Élégante dans son tailleur-pantalon sombre, elle se dirigea d’un pas vif
vers la maison,
– Jessica Jones, annonça-t-elle en tendant la main à Mme White. Je suis
journaliste pour le Quotidien de Carrickstowe. J’ai appris que vous aviez été
victime d’un regrettable incident. On a relâché vos lapins de concours, c’est
ça ? Quel choc, pour vous !
– Eh bien, oui, admit Mme White après une brève hésitation. Mais tout est
arrangé. Nous les avons tous récupérés.
Jessica parut un peu déçue. Emily en déduisit que les fins heureuses ne
permettaient pas d’écrire un article intéressant. Mieux valait parler de choses
tristes ou horribles pour capter l’attention des lecteurs !
– Puis-je quand même vous poser quelques questions ? insista Jessica.
Pour le journal, évidemment. Ce ne sera pas long.
Personne ne put le lui refuser… Et tout le monde s’assit de nouveau à la
table de la cuisine. Ajustant ses lunettes, Jessica sortit de son sac un carnet,
un stylo plume et un petit enregistreur digital.
Emily contempla avec envie la belle sacoche de cuir noir avec les initiales
« JJ » sur le rabat, à l’avant. Celle-ci contenait un ordinateur portable,
plusieurs appareils photo, téléphones portables et autres gadgets, tous rangés
dans un emplacement dédié. « Si j’avais un sac comme celui-là pour mes
enquêtes, je pourrais emporter deux fois plus de matériel, et je serais encore
plus organisée ! » songea-t-elle, admirant la manière dont Jessica menait son
interview. Elle était si professionnelle, et tellement persuasive ! On se
précipitait presque pour lui offrir les informations qu’elle désirait !
D’ailleurs, à cet instant, Laura lui racontait déjà l’épisode du squelette-qui-
était-sans-doute-une-branche-ou-une-ombre.
Emily se dit alors que si, plus tard, elle ne réussissait pas à devenir un
agent du MI55, elle serait journaliste d’investigation, comme Jessica. Sauf
qu’elle enquêterait sur des affaires vraiment importantes : cartels de drogue,
espionnage… Pas un banal fait divers comme cette ridicule histoire de lapins
échappés de leurs clapiers !

Le lendemain matin, Emily, Scott et Jack se retrouvèrent à la crêperie Chez


Dotty, sur le front de mer qui était devenue l’un de leurs quartiers généraux.
Ils emportèrent leurs smoothies à une table ensoleillée, près de la baie vitrée.
Emily accrocha son sac au dossier de sa chaise, mais il tomba et un gros
livre s’en échappa. Jack s’en empara avant qu’elle n’ait pu le récupérer.
– C’est quoi ?
– Rends-le-moi !
Emily essaya de reprendre l’épais volume. En vain. Jack l’avait déjà
ouvert.
Elle s’attendit aux pires moqueries.
– Manuel de survie destiné aux agents secrets, lut-il à voix haute.
Intrigué, il feuilleta l’ouvrage.
– « Que faire si vous êtes pris sous une avalanche. » Oui, effectivement, il
y a beaucoup d’avalanches à Castle Key. « Comment échapper à un
alligator. » Très utile par ici, ça fourmille de crocodiles et de vilains
reptiles… « Comment survivre en mangeant des insectes », poursuivit Jack en
s’efforçant de ne pas éclater de rire. Emily, si tu veux aller chercher de
délicieuses fourmis, tu me laisses ton smoothie ? Je le finirai à ta place.
– Fais voir !
Scott saisit le livre et consulta d’autres rubriques :
– « Comment atterrir en hélicoptère au milieu d’un typhon. » « Comment
survivre si votre parachute ne s’ouvre pas. » Cette page est cornée… Tu as
l’intention de sauter d’un avion ?
Emily attrapa le livre et le remit dans son sac. « Si j’avais une sacoche
comme celle de Jessica, mes affaires seraient en sécurité, et surtout, elles ne
tomberaient pas comme ça ! » se dit-elle, irritée.
Pour changer de sujet, elle prit le Quotidien de Carrickstowe posé sur la
table voisine. Mais découvrant l’article à la une, elle faillit avaler sa boisson
au cassis de travers. Le journal affichait une photo de Mme White, de Vicky
et de Laura à côté d’un énorme lapin blanc aux dents pointues et au regard
d’un rouge cruel. Le titre était aussi éloquent : « Les propriétaires de la
ferme en état de choc ».
– Je crois que cette Jessica Jones a un peu exagéré, commenta Scott d’un
air perplexe.
– Et regarde ça, ajouta Jack en désignant un entrefilet publié à côté.
« Les riverains de la propriété déclarent avoir aperçu un squelette. Y
aurait-il un lien avec le drame qui a eu lieu chez Mme White ? »
– Le drame ? Franchement, c’est la journaliste qui dramatise, lança Jack.
Laura est la seule à avoir vu ce soi-disant squelette.
– La rédaction l’a sans doute obligée à noircir le tableau, répliqua Emily,
incapable de ne pas prendre la défense de Jessica. « Des lapins se sont
échappés, et on les a retrouvés » : si elle avait écrit ça, personne ne lirait
l’article.
Scott sourit à son frère.
– Emily s’imagine déjà reporter… Mais elle exercera ce métier
lorsqu’elle ne sera pas en train de se battre contre des alligators ou de piloter
un hélicoptère au milieu d’un ouragan !
Emily lui tira la langue et s’abstint de tout commentaire. Elle n’allait
sûrement pas avouer qu’il avait raison…
– Au fait, j’ai eu une idée, dit-elle, changeant de nouveau de sujet. Peut-
être que le squelette que Laura a vu existe pour de bon : quelqu’un s’est
déguisé en prévision du festival.
– Quel festival ? demanda Jack.
– Celui de Castle Key ! Une tradition, par ici, comme Thanksgiving ou
Halloween… Pour remercier la mer qui offre tant de poissons, la terre et ses
moissons, ce genre de choses. Ça a toujours lieu fin octobre.
– Et qu’est-ce qu’il s’y passe ? S’il y a des danses régionales, ça ne
m’intéresse pas, prévint Scott.
Emily se mit à rire.
– Non, ce n’est pas le genre… En fait, tous les habitants de l’île se
déguisent, et comme c’est bientôt Halloween, on s’amuse à se faire peur. On
déambule la nuit avec des banderoles et des torches, il y a une parade, de la
musique et des feux d’artifice. Et bien sûr, on prévoit des barbecues et un
énorme buffet pour qu’on puisse tous se régaler, ajouta-t-elle malicieusement
à l’attention de Jack.
– Waouh ! Trop cool ! s’exclama Jack. Je serai un zombie avec du sang
partout et les membres qui se détachent.
– Splendide ! dit Emily en esquissant une grimace. Et toi, Scott ?
– Je ne sais pas. Je n’aime pas les déguisements.
– Tu seras obligé. Tout le monde le fait.
– OK, je verrai, marmonna Scott.
– Et toi, Emily, tu seras comment ? interrogea Jack. Non, laisse-moi
deviner : Wonder Woman ? Lara Croft ? Ah, je sais ! L’agent Maya Diamant !
Emily sourit.
– Gagné !
Non seulement Maya Diamant était un super agent secret, héroïne d’une
série de films qu’elle adorait, mais en plus, avec Scott et Jack, elle avait
rencontré Savannah Shaw, l’actrice qui jouait Maya. Au cours de l’été, les
trois amis avaient sympathisé avec la star alors qu’elle tournait un nouvel
épisode au manoir de Pendragon6.
– Mais j’hésite entre porter son costume de ninja noir ou sa tenue de
combat, avoua-t-elle.
Au lieu de lui répondre, Jack observa son frère. Celui-ci regardait par la
baie vitrée, et visiblement, quelque chose l’intriguait.
– On t’ennuie, peut-être ?
– Pas du tout, mais il y a un problème là-bas, près du port… Une bagarre
entre deux pêcheurs, précisa Scott.
Emily et Jack suivirent son regard. En effet, deux hommes semblaient
s’affronter. L’un était mince et en jean, l’autre plus grand, trapu, avec une
épaisse barbe rousse. Puis un troisième homme arriva à la hâte, coiffé d’un
bonnet en laine bleu marine sur sa masse de cheveux blancs. Il s’efforça de
les séparer…
– Le vieux Bob à la rescousse ? Il n’a peur de rien, dit Jack.
– Jamais, confirma Emily. Venez, le problème doit être sérieux.
– Une histoire de pêche ? Bof ! lança Scott.
Mais Emily avait déjà fini son smoothie d’un trait afin de se précipiter
dehors. Jack l’imita. Scott se leva à son tour. De toute façon, Emily se
trompait rarement.

5. Military Intelligence section 5, service de renseignements britannique.


6. Voir Le Mystère de l’or disparu.
3

Ça S’aGgrAVe

Lorsqu’ils arrivèrent sur le port, un groupe de curieux s’était rassemblé


autour des deux pêcheurs que le vieux Bob avait réussi à séparer.
– Calme-toi, Jago, répétait-il à l’homme qu’Emily surnomma mentalement
Barberousse. Je connais ce jeune… Lee n’est pas méchant, même s’il dit
parfois des choses qu’il ne devrait pas. Il ne peut pas avoir commis une
chose pareille !
Le dénommé Lee haussa les épaules.
– Merci, Bob. Mais Jago ne me croit pas.
– Tu as peut-être de mauvaises fréquentations, marmonna Barberousse d’un
air sévère. Qui a percé la coque de mes bateaux, hein ? Ma Cornish Rose a
failli couler ! Je vais perdre du temps et de l’argent à cause de ce gâchis !
Et il s’éloigna d’un pas furieux. Le vieux Bob sourit à Emily, Jack et Scott,
calme et sûr de lui.
– Content de vous voir… De vous revoir, ajouta-t-il en s’adressant à Scott
et Jack. Vous êtes là pour les vacances ?
– Oui, c’est super ! dit Scott. On adore Castle Key… Qu’est-ce qui s’est
passé ?
Le vieux Bob soupira et regarda Drift qui chassait une mouette le long de
la plage.
– Un problème de plus. Quelqu’un doit en vouloir à Jago Merrick : on lui a
bousillé ses trois bateaux de pêche hier soir.
– Pourquoi Jago accuse Lee Cardew ? demanda Emily.
– Parce que le père de Lee en veut sûrement à Jago, répondit Bob.
– Son père ? Et pourquoi ?
Bob hocha la tête.
– Il est pêcheur, lui aussi, mais il n’a pas respecté le règlement. C’est-à-
dire nos quotas : le maximum de poissons autorisés pour préserver
l’écologie, la faune marine et toutes ces choses, précisa-t-il. Le père Cardew
a dépassé ces quotas… Et Jago l’a dénoncé à la presse.
– C’est pour ça que Jago pense que Lee lui veut du mal ? s’étonna Scott.
– Peut-être, dit Bob. Même si ça me paraît un peu tiré par les cheveux,
c’est une possibilité.
À ce moment-là, une voiture de sport gris métallisé se gara non loin. Une
femme aux cheveux roux, élégamment vêtue, en sortit et se dirigea vers eux.
– Tiens, voilà ta copine Jessica Jones, dit Jack à Emily.
– La journaliste ? Au moindre pépin, ces gens-là rappliquent à toute allure,
maugréa Bob. Ils sont pires que des mouettes autour des tripes d’un
maquereau.
– Quelle comparaison ! s’esclaffa Jack.
– Hello, hello ! lança Jessica en les rejoignant rapidement.
Comme la veille, elle portait sa sacoche de cuir en bandoulière. Elle sourit
à Scott, Jack et Emily.
– Je vous reconnais ! Vous étiez à la ferme hier, pas vrai ? Ravie de vous
revoir, vous et votre adorable petit chien. Drift, c’est ça ?
Elle se pencha pour lui donner une caresse, puis se tourna vers Bob et lui
tendit la main.
– Jessica Jones, du Quotidien de Carrickstowe. J’ai appris qu’il y avait eu
un regrettable incident. Beaucoup de bateaux sabotés ? Des vies mises en
danger ?
– Non. Quelqu’un a fait des trous dans les coques, c’est tout, déclara le
vieux pêcheur.
– Je vois. Ça ne vous ennuie pas que je vous pose quelques questions ?
Jessica jeta un coup d’œil vers le port, et son regard s’attarda sur la
Cornish Rose que Jago était en train de remonter sur la rampe de quai.
– Est-ce un des bateaux saccagés ? Le réparer coûtera extrêmement cher.
Dites-moi, comment vous sentez-vous ?
Jessica mit ses lunettes de vue, dévissa le bouchon de son stylo plume et,
carnet ouvert, attendit une réponse.
Bob haussa les épaules.
– Moi ? Ça va, merci. Ce ne sont pas mes bateaux qui ont été abîmés. C’est
à ce gars-là que vous devriez parler, précisa-t-il en indiquant Jago Merrick.
Jessica le remercia et s’apprêtait aussitôt à s’éloigner. Sauf qu’au même
instant, Mme Loveday arriva en vélo, pédalant avec énergie. La vieille
femme, gardienne et commère célèbre de Castle Key, impressionnait tout le
monde. Elle se chaussait de baskets roses, arborait un casque de même
couleur, et accrochait à sa bicyclette une petite charrette où elle rangeait
seaux, serpillières et brosses. Ce jour-là, en plus, elle portait d’immenses
ailes de fée en maille rose. Une baguette magique ornée d’étoiles mauves et
brillantes apparaissait au milieu de ses accessoires de ménage.
Mme Loveday freina en ignorant le regard ahuri que lui lançait Jessica.
– Bonjour !
– Euh… Jessica Jones, du Quotidien de Carrickstowe, dit Jessica en lui
tendant poliment la main.
– Ma chère, je sais qui vous êtes. Vous travaillez comme médium, c’est
ça ?
Jessica écarquilla les yeux.
– Médium ?
– Mme Loveday veut dire que vous travaillez dans les médias, intervint
poliment Scott.
Jessica sourit.
– En effet. Je suis journaliste.
– Et moi, je suis Irène Loveday.
La drôle de vieille dame fouilla dans les poches de sa veste de sécurité
orange vif et en extirpa une carte de visite qu’elle tendit à Jessica.
– Spécialisée dans les affaires d’hygiène.
– Et les rumeurs, murmura Jack.
Emily et Scott restèrent bouche bée. Heureusement, Mme Loveday ne
l’avait pas entendu, son attention entièrement concentrée sur Jessica.
– Vous savez qu’il s’est passé des choses curieuses sur nos bateaux de
pêche. Auriez-vous envie d’en savoir davantage ?
Jessica acquiesça avec véhémence.
– Justement, oui !
Elle alluma son enregistreur et reprit :
– Dites-moi, Irène, vous vivez à Castle Key où une série de problèmes
graves vient de se produire. Quel est votre sentiment ? Avez-vous peur ?
Scott, Jack et Emily échangèrent un coup d’œil perplexe. Une série de
problèmes ? Alors qu’il n’y avait eu que deux incidents ?
Mais cette exagération ne parut pas choquer Mme Loveday.
– En vérité, ce qui se passe en ce moment est très perturbant ! En ce
moment… et en général !
Ses ailes de fée frémissaient et scintillaient sous le soleil, comme si elle
était une libellule rose géante.
– On ne se sent pas en sécurité dans les rues. La faute à tous ces abdos qui
portent des pantalons trop larges, une casquette, et marchent les yeux rivés
sur leur téléphone portable…
– Des abdos ? Euh… Ados ? rectifia Jessica.
– Oui, des ados. Il y en a partout ! J’espère que vous écrivez ce que je
vous raconte, poursuivit Mme Loveday d’un ton catégorique. Naturellement,
il y a aussi ceux qui viennent de la côte de Cornouailles. Ici, c’est une île,
donc tout est différent ! Mais les gens se comportent comme s’ils étaient en
ville…
Et elle jeta un regard noir à Jack comme si elle le tenait personnellement
responsable des mauvaises habitudes de la totalité des touristes.
– Pourquoi avez-vous ces ailes ? lui demanda-t-il alors, incapable de
refréner sa curiosité.
– Des ailes ?
Elle afficha un air exaspéré, comme s’il venait de proférer une énormité.
Du coup, Jack regretta d’avoir posé la question… Mais, étonnamment, Mme
Loveday se radoucit.
– Oh, ça ?
Elle se tapota les épaules.
– Dotty me les a fabriquées. Je ne voulais pas qu’elles s’abîment pendant
mon trajet en vélo. C’est pour le costume de fée marraine que je porterai
pendant le festival. Bon, où en étais-je ? J’ai été interrompue de manière si
grossière ! Ah, oui, je vous disais donc…
Alors, tandis que Mme Loveday continuait à être enregistrée par Jessica
Jones, Jack, Scott, Emily, Drift et le vieux Bob s’éclipsèrent discrètement.
4

fraNCHemenT BIzaRre

Le lendemain matin, installée dans la salle à manger au cinquième étage


du phare, Emily lisait son Manuel de survie destiné aux agents secrets. Elle
en était à la rubrique « Comment creuser un abri dans la neige par temps de
blizzard », quand son père la rejoignit en brandissant le journal.
– On parle encore de Castle Key ! Tu as intérêt à faire attention quand tu
sors, Emsky. J’ai l’impression que les rues deviennent très, très dangereuses
par ici !
Il lui tendit le Quotidien de Carrickstowe. Drift, couché à côté d’Emily,
leva les oreilles d’un air intéressé.
Emily lut le gros titre : « Série de catastrophes sur l’île de Castle Key ».
Suivait l’article de Jessica Jones sur le sabotage des bateaux de Jago
Merrick. « D’après une experte en environnement qui vit sur place, des gangs
violents sévissent et traînent dehors », écrivait la journaliste.
Une experte en environnement ? Des gangs ?
Là, franchement, Jessica Jones dépassait les bornes.
– C’est n’importe quoi, murmura-t-elle, déçue.
– J’avoue, oui. Quelle ridicule exagération ! dit son père en allumant la
télévision pour écouter les nouvelles locales.
On parlait d’une équipe de foot qui viendrait s’entraîner en Cornouailles
prochainement. À l’école, cette perspective semblait réjouir tout le monde
sauf Emily. Pour elle, ça n’avait aucun intérêt.
Elle se plongea de nouveau dans son livre. Passionnée par le chapitre
intitulé « Comment fabriquer un radeau avec la carcasse d’un mouton », elle
réagit à peine quand le commentateur annonça qu’une maison avait été
cambriolée à Tregower, un hameau situé au nord de l’île. Mais soudain, il
précisa quelque chose qui la fit tressaillir. Un témoin avait cru voir… un
squelette !
Emily se souvint de ce que Laura Roberts avait raconté. Peut-être n’avait-
elle rien imaginé.
– Papa, tu as entendu ce qu’on vient de dire ?
Son père, qui était en train de ranger des papiers sur son bureau, hocha la
tête.
– Un vol a été commis dans la propriété du maire de Carrickstowe, l’une
de ces magnifiques résidences sur l’avenue de l’Océan, à Tregower, tu sais ?
Ce qui est bizarre, c’est que le cambrioleur a emporté les décorations du
maire, mais aucun des bijoux de valeur pourtant bien visibles.
Emily donna son dernier morceau de pain grillé à Drift, et s’élança en
courant dans l’escalier en colimaçon qui grimpait jusqu’à sa chambre. Elle
enfila précipitamment un jean, un tee-shirt, un pull et rassembla son matériel
d’enquête. Puis elle téléphona à Jack et Scott. Ils avaient prévu de passer la
matinée à la ferme de Roshendra pour chercher des indices suite à « l’affaire
des lapins », après quoi ils voulaient préparer leurs déguisements. Sauf qu’un
changement de programme s’imposait. Jessica Jones aurait-elle quand même
raison ? Une succession d’incidents de plus en plus étranges était bel et bien
en train de se produire.
– On se retrouve sur la route de Tregower, proposa-t-elle à Jack et Scott.
Je vous expliquerai la situation…

L’imposante demeure de style victorien se situait sur une avenue bordée


d’arbres. Dans ce quartier, toutes les propriétés possédaient un accès privé à
la plage et jouissaient d’une vue superbe sur la baie de Tregower. De
luxueuses voitures étaient garées devant les portails.
– Classe ! dit Jack.
– Et chic, renchérit Scott. Mais bien gardé.
Il désigna le cordon de sécurité qui empêchait d’accéder à l’entrée de la
maison du maire. Un agent de police surveillait les lieux.
– Ultra gardé… Pour les photos, ça va être compliqué, regretta Jack.
Comme il avait emprunté l’appareil de tante Kate qui permettait de zoomer
sur des détails, il fit semblant de s’intéresser au paysage et photographia
discrètement la baie vitrée et la porte principale ornée d’un heurtoir brillant.
– On n’a plus qu’à faire demi-tour, soupira-t-il.
– Jamais de la vie ! protesta Emily. Si on laisse tomber au premier
obstacle, c’est nul !
Avisant un parc non loin, équipé de jeux pour enfants, Scott réfléchit.
– On peut imaginer un plan. Par exemple, Jack fait semblant d’être blessé,
j’appelle à l’aide… Ça distraira le policier.
– Et ensuite ? Non, on va plutôt poser des questions à cette dame, suggéra
Emily en montrant une femme qui arrivait avec une double poussette et des
jumeaux.
Elle s’assit sur un banc, près du bac à sable.
– OK. Mais qu’est-ce qu’on lui demande ?
Scott donna un coup de pied dans un tas de feuilles mortes qui voltigèrent
en l’air.
– « Bonjour, vous n’auriez pas vu un squelette, par hasard ? »
Emily réfléchit un instant. Scott avait raison. Ils n’étaient pas comme
Jessica Jones. Les gens lui racontaient tout parce qu’elle était journaliste et…
Soudain, elle sut quoi faire. Si Jessica réussit, pourquoi pas moi ?
Elle se dirigea d’un pas décidé vers la mère de famille tout en sortant son
stylo et son carnet.
– Emily Wild, annonça-t-elle en lui tendant la main. J’écris pour le journal
du collège de Carrickstowe.
C’était presque vrai… Elle avait rédigé un article sur l’histoire des
contrebandiers de Cornouailles au trimestre précédent.
Se rendant compte que Jack et Scott se tenaient juste derrière elle, Emily
ajouta :
– Voici mon photographe…
Jack tritura le zoom de l’appareil d’un air concentré. Emily regarda Scott.
– Et mon…
– Assistant technique, déclara Scott avec assurance.
– Puis-je vous poser quelques questions ? poursuivit Emily, empruntant la
phrase préférée de Jessica Jones. J’enquête sur le cambriolage de la maison
du maire.
La femme souleva l’un des enfants dans ses bras et lui nettoya le nez.
– Tu devrais plutôt interroger Miranda Clark. C’est la voisine du maire.
– Et où peut-on la rencontrer ?
– Tu as de la chance, elle doit venir me retrouver ici. C’est une amie. J’ai
hâte de connaître toute l’histoire… Oh, justement, comme par hasard, la
voilà !
Une jeune femme se précipitait vers eux en poussant un landeau. Vêtue
d’un jean chic, de bottes et veste en daim assorti, elle paraissait fatiguée. Des
cernes assombrissaient ses yeux.
Croisant le regard de Scott, Emily s’efforça de dissimuler son
enthousiasme. Peut-être avaient-ils trouvé le bon témoin !
Miranda Clark échangea quelques mots avec son amie avant de contempler
Emily, Scott et Jack d’un air interrogateur.
– Pardon de vous déranger, mais on est envoyés par le journal de notre
collège, mentit effrontément Emily. Accepteriez-vous de répondre à quelques
questions à propos du cambriolage ?
Miranda sourit.
– Le cambriolage ? Je ne savais même pas qu’il y en avait eu un jusqu’à ce
que, ce matin, une journaliste sonne chez moi pour m’interviewer ! La police
n’était même pas là. Apparemment, M. et Mme Price – le maire et sa femme
–, sont sortis hier soir, expliqua-t-elle spontanément. Comme ce n’était pas un
dîner officiel, il ne portait pas ses décorations. Ce n’est que ce matin que M.
Price a découvert que son coffre-fort avait été forcé.
– Mais à la télévision, ils ont dit qu’un voisin avait cru remarquer une
sorte de squelette, insista Emily. C’est vous, peut-être ?
– Eh oui. Car hier soir, mademoiselle refusait encore de dormir…
Miranda jeta un coup d’œil à son bébé qui sommeillait dans sa poussette.
– J’ai dû la prendre dans mes bras je ne sais combien de fois pour la
calmer ! Impossible de dormir… À un moment, j’ai entendu du bruit dehors.
J’ai regardé dans le jardin, et comme la baie vitrée de la maison des Price
donne sur mon arrière-cour, j’ai aperçu cette silhouette bizarre à l’intérieur
de chez eux…
Elle fit une grimace.
– Ça m’a flanqué une de ces trouilles ! J’ai poussé un tel cri que j’ai
réveillé mon bébé.
– C’était quoi ? insista Jack.
– Un squelette ! Avec des os blanchâtres qui brillaient dans la nuit, et un
crâne blanc énorme, bien plus gros que la normale, un peu comme un alien ! Il
est sorti, a grimpé par-dessus le mur du jardin et a disparu. Je vous garantis
qu’ensuite, je n’ai plus fermé l’œil de la nuit.
– Et il était quelle heure ? demanda Emily.
– Presque minuit. J’ai vérifié avant d’aller me coucher.
Elle mit la main devant sa bouche et bâilla.
– Je suis épuisée ! En plus, cette journaliste du Quotidien de Carrickstowe
a débarqué chez moi à 6 heures du matin. Oh, elle avait de ces cheveux !
Auburn, ondulés, vraiment magnifiques, poursuivit-elle en tirant une mèche
de sa propre chevelure brune. Je lui ai demandé le nom de son coiffeur !
Emily la remercia, puis elle appela Drift qui essayait d’attraper un écureuil
en haut d’un arbre. Le bébé de Miranda se mit à pleurer, les jumeaux de son
amie s’envoyèrent du sable à la figure… Et les trois amis s’éloignèrent à la
hâte.
– Cette histoire devient franchement louche, lança Jack alors qu’ils
rejoignaient l’avenue de l’océan. Ce mystérieux squelette, hum, hum !
Scott haussa les épaules.
– C’est forcément un bonhomme déguisé.
– N’empêche, il a une très grosse tête.
– Vous y croyez, vous, à ce détail ? s’étonna Emily. Miranda tombait de
fatigue. Le manque de sommeil peut provoquer des hallucinations.
– Je confirme ! J’en ai toujours le lundi matin pendant les deux premières
heures de sciences, dit Jack.
Emily et Scott se mirent à rire.
– Il faut qu’on sache si des pêcheurs ont remarqué un squelette le soir où
les bateaux de Jago Merrick ont été sabotés, reprit Emily.
– Un squelette avec un énorme crâne et une perceuse, renchérit Scott d’un
ton moqueur.
De toute évidence, il trouvait cette hypothèse absurde…
5

VIve Le SuRf !

Malheureusement, lorsqu’ils arrivèrent sur le port, il n’y avait plus


personne. Le quai était désert. Jago Merrick, un peu plus loin, réparait la
coque de son bateau avec un fer à souder. Les sourcils froncés, il semblait
très absorbé dans ses pensées. Le déranger ne paraissait pas une bonne idée.
– Pour nos questions, ce sera une autre fois, résuma Jack.
– Emily, tu n’as rien lu de spécial dans ton manuel de survie ? plaisanta
Scott. Quelque chose du style : « Comment interroger des marins à distance
quand ils sont en pleine mer »…
Emily haussa les épaules.
– Même pas drôle. On n’a qu’à attendre que Bob revienne, décida-t-elle en
s’asseyant sur le muret.
– Et si on allait Chez Dotty ? suggéra Jack. Je mangerais bien une gaufre à
la chantilly et…
Il s’interrompit. Une voiture de police venait de s’arrêter devant la
boutique de la plage, à côté de la crêperie. On y trouvait des paravents, des
tongs, des serviettes et tout ce que les vacanciers du bord de mer pouvaient
souhaiter. On y louait également des vélos, des pédalos et des planches de
surf.
– Et maintenant, un raid, annonça Jack d’un ton exagérément grave. Peut-
être que quelqu’un a volé des pelles et des seaux.
– Et voilà, le squelette à grosse tête a encore frappé, ajouta Scott d’une
voix d’outre-tombe. Il a volé tous les ballons et s’est enfui en pédalo !
Mais Emily ne les écoutait pas. Une femme en uniforme venait de sortir du
véhicule, bientôt rejointe par un homme moustachu, grand et robuste, vêtu
d’un costume blanc cassé. C’était l’inspecteur Hassan, qu’ils avaient déjà eu
l’occasion de rencontrer lors de leurs précédentes enquêtes.
Debout devant la rangée de vélos et de planches de surf disposées à
l’extérieur de la boutique, l’officier discuta avec sa collègue en montrant une
caméra de surveillance installée au-dessus de l’entrée. Puis tous deux
s’engouffrèrent dans le magasin.
– Je parie qu’ils veulent visionner l’enregistrement, dit Emily.
– Pour voir s’il n’y avait pas un squelette à grosse tête dans les parages
hier soir ? plaisanta Scott.
– Justement, oui, peut-être, fit Emily sans se démonter. Allons-y. Il faut
qu’on y jette un œil, nous aussi. À mon avis, on ne le regrettera pas.
Bien que sceptiques, Jack et Scott lui emboîtèrent le pas.
Quelques instants plus tard, tous les trois faisaient semblant d’admirer des
survêtements exposés dans le rayon sport. L’inspecteur Hassan et la policière
se trouvaient dans le bureau, derrière la caisse. Ils parlaient avec la
propriétaire, Mme Phillips. La porte étant restée entrouverte, on entendait
seulement le murmure de leurs voix.
– Bonjour, je peux vous renseigner ? demanda le vendeur depuis le
comptoir.
Il devait avoir dix-huit ans. Avec sa chevelure décolorée par le soleil et
son teint bronzé, il arborait l’allure typique d’un surfeur passionné.
– Jack, dis-lui que tu veux louer une planche. Pendant ce temps-là, on
essaiera de jeter un coup d’œil dans le bureau, chuchota Emily.
Scott poussa son frère avant qu’il ait pu protester.
– Occupe-le.
– Oui… Euh, je ne sais pas quelle planche choisir…, commença Jack.
Le vendeur ébaucha un sourire réjoui, comme si la question de Jack
illuminait sa journée en cette morne fin de saison.
– Mon gars, tu es au bon endroit ! On a des boards de folie ici, suis-moi…
Dès que Jack et le vendeur furent sortis, Emily plaça Drift en position «
surveillance » près de la caisse. Ensuite, Scott et elle s’approchèrent
discrètement du bureau. Emily fut obligée de se dresser sur la pointe des
pieds pour voir à travers la vitre en haut de la porte.
L’inspecteur Hassan et sa collègue se tenaient devant un petit téléviseur
posé sur le bureau.
– Voici ce que je voulais vous montrer, déclara Mme Phillips en actionnant
la télécommande. Ça date de mardi soir.
Les deux amis fixèrent les images en noir et blanc au grain irrégulier. On
reconnaissait les bicyclettes rangées dehors, devant le magasin, et derrière,
on apercevait la mer. L’enregistrement avait été pris à 3 h 47 du matin.
Sur l’écran, un chat noir traversa la rue, puis une silhouette apparut, se
figea quelques instants avant de se précipiter. La caméra la suivit un bref
instant.
Emily et Scott réprimèrent un même hoquet de surprise.
C’était un squelette.
Les os blanchâtres étincelaient bizarrement sous les lampadaires. Et
exactement comme Miranda Clark l’avait indiqué, le crâne était très gros,
disproportionné par rapport au corps, comme gonflé.
– Vous pourriez repartir en arrière et mettre sur pause ? demanda
l’inspecteur Hassan de sa voix de stentor.
Très bonne idée. Scott et Emily avaient eux aussi besoin de revoir cette
séquence.
– En fait, je préfère le visionner de nouveau au commissariat, reprit
l’inspecteur après avoir consulté sa montre. Si ça ne vous ennuie pas, je vais
récupérer le film…
Aussitôt, Emily et Scott se précipitèrent hors du magasin.
Ils tremblaient.
– C’est trop injuste, se lamenta Jack. Vous avez vu cette vidéo
complètement dingue, et pendant ce temps-là, moi, j’ai eu droit à un cours sur
les planches de surf !
Assis à la table du salon du cottage des Roches, tous les trois préparaient
leurs costumes pour le festival. Ils s’étaient retrouvés dans l’après-midi, et
tante Kate était allée leur chercher une grande malle remplie de vieux
vêtements et de « tout un bric-à-brac que vous pourrez utiliser », avait-elle
précisé.
– Ça faisait peur ? insista Jack en déchirant une chemise blanche en
lambeaux. Scott et toi, Emily, vous étiez pâles comme la mort, tout à l’heure.
Finalement, vous ne pensez plus que c’est un faux squelette ?
– J’ai eu la trouille, admit Emily.
Scott resta silencieux, attentive à découdre les manches d’une vieille veste
marron. Il avait finalement décidé de se déguiser en Jack Sparrow.
– Mais je ne vois pas toujours pas le lien entre les lapins de Mme White,
les médailles du maire et les bateaux de Jago, ajouta-t-elle.
– Moi non plus, avoua Jack en fouillant dans la malle.
Il en extirpa une blouse blanche de laboratoire, une toque de fourrure, un
faux rouge à lèvres transformable en pinces coupantes ainsi que des jumelles
de vision nocturne qu’Emily lui arracha tout de suite.
– Trop bien pour ma tenue Maya Diamant ! Et je veux aussi la pince, s’il te
plaît. Ça peut toujours servir.
– Pourquoi tante Kate a tout ce bazar ? s’étonna Jack. Qui veut une
perruque de dreadlocks ?
– Génial ! Exactement ce qu’il me faut pour me transformer en pirate,
s’exclama Scott.
Continuant à farfouiller, Jack brandit une fausse main.
– Yes ! Impeccable pour être un vrai zombie !
Scott se mit à rire.
– La seule chose que tante Kate n’ait pas, c’est un costume de squelette !
6

La maRChe
aUx fLamBeaUx

Le festival de Castle Key commencerait le lendemain soir, avec la


marche aux flambeaux et la parade.
Emily, Jack et Scott finirent leurs déguisements tout en parlant de
l’opération squelette. Pour Drift, ils fabriquèrent une petite cape, comme
celle de Superman : il serait Superdog.
Une fois que leurs costumes furent prêts, ils se rendirent à vélo jusqu’à la
ferme de Roshendra. Laura Roberts leur montra où elle avait cru apercevoir
le squelette, derrière la ferme. Mais s’il y avait eu des empreintes, elles
avaient été effacées par la boue ou mélangées à celles des sabots des
moutons qui s’étaient abrités sous les arbres à cause de la pluie, la nuit
précédente. Jack trouva néanmoins quelques cheveux roux emprisonnés dans
les gonds de la porte de la grange. Emily souligna qu’il s’agissait forcément
de ceux de Jessica Jones. Elle avait dû coincer son abondante chevelure en
examinant les lieux en compagnie de Vicky, pendant son reportage.
Ensuite, ils allèrent de nouveau au port. Cette fois, ils trouvèrent le vieux
Bob en train de suspendre des guirlandes lumineuses à son bateau, le
Morwenna.
– Toutes les embarcations des pêcheurs seront illuminées, expliqua Emily
à Scott et Jack. De même que le phare et le château.
– Oui, ça fait partie de la fête ! renchérit Bob.
Hélas, il n’eut rien à leur révéler. Il n’avait pas vu de squelette, rien du
tout de ce genre ! Quand Emily lui rapporta ce que l’enregistrement de la
boutique de la plage avait montré, il pouffa de rire.
– À mon avis, ce sont des jeunes qui s’amusent. Il y en a certains qui ont
grand besoin de s’exprimer, ajouta-t-il en montrant des graffitis sur le muret
du port.
Scott reconnu le tag AM-EN : c’était l’œuvre d’Adam Martin et de sa
bande Extreme Network. Il les avait déjà croisés durant l’été. Cependant,
malgré ce que Mme Loveday avait déclaré à propos des « abdos-ados », il
était persuadé que ce groupe n’avait rien à voir avec les incidents. Ils étaient
des artistes, non des vandales.
– En même temps, reprit Bob d’un air songeur, je me souviens d’une
légende que mon grand-père m’a racontée…
Jack, Scott et Emily, qui s’apprêtaient à s’en aller, s’efforcèrent de ne pas
sourire. Le vieux pêcheur avait toujours une histoire originale à partager avec
eux.
– Il paraît qu’à l’époque du festival, les esprits des défunts revivent,
surtout vers le nord de l’île, dans la lande la plus sauvage. Oui, ils
revivent… et ils errent, se promènent çà et là, ajouta Bob, les yeux perdus
dans le vague.
Puis il finit de fixer la guirlande sur la coque du Morwenna et actionna
l’interrupteur afin de vérifier que les ampoules fonctionnaient bien.

– Tadam !
Jack pirouetta sur lui-même dans le salon.
– Qu’est-ce que tu en penses ?
Scott regarda son frère de la tête aux pieds. Son visage était couvert de
talc, taché de rouge sang, et une espèce de gant en caoutchouc pendait de la
manche de son tee-shirt blanc en lambeaux.
– Tu es carrément plus beau que d’habitude.
Il esquiva la fausse main que Jack lui balança et, riant de sa propre blague,
acheva de se préparer. Il noua un foulard rouge sur sa perruque de
dreadlocks, ajusta une large ceinture de cuir et enfila ses bottes de pirate.
Après quoi, il s’admira dans le miroir. Il n’était pas mal en capitaine Jack
Sparrow !
– Et c’est parti ! lança-t-il gaiement. Emily nous a réservé une bonne place
pour qu’on puisse regarder la parade…

Normalement, Scott se serait senti un peu gêné de se retrouver ainsi


déguisé entre un zombie et une fille en tenue de ninja affublée de jumelles de
vision nocturne. Sans parler du chien qui portait une cape de Superman. Mais
il ne tarda pas à se rendre compte que l’événement lui-même n’avait rien de
normal. Tout le monde paraissait déjanté ! Ils étaient entourés de sorciers et
sorcières, d’astronautes, de ballerines, de cow-boys, de loups-garous… Le
vieux Bob s’était transformé en Elvis Presley, vêtu d’un costume étincelant de
paillettes, et Colin Warnock, le vicaire, était devenu Bruce Springsteen.
Vicky White était Pocahontas, et même tante Kate participait, grimée en reine
de Cœur.
Sous les applaudissements, défilaient des centaines de véhicules –
camions, camionnettes, voitures, charrettes… – ornés de toutes sortes de
décorations, accompagnés de coups de klaxon et de fanfares. Les parents
d’Emily, déguisés en Gomez et Morticia Addams, saluèrent la foule depuis
leur fausse grotte peuplée de vampires et de fantômes. Ils étaient suivis par
un grand chariot où se battaient des sumos, puis par une autre plate-forme –
l’arrière d’une camionnette agricole laissée ouverte – qui représentait un
paysage enchanteur : sous un auvent rose, installée sur un canapé orné de
voiles brillants, Mme Loveday semblait voltiger en agitant ses ailes, à côté
d’une fée de Noël, une fée des dents – alias la petite souris – et de
nombreuses petites fleurs magiques.
Une fois la parade terminée, la foule surexcitée se rassembla sur le parvis,
devant la fabrique de glace, afin de se préparer pour la marche aux
flambeaux : tous se rendraient à l’intérieur des terres, vers la colline
surplombant l’île.
Un drôle d’endroit que cette usine. On y produisait des tonnes de glace
destinées à envelopper les différents produits de la pêche avant qu’ils ne
soient envoyés au marché. C’était un grand bâtiment qui ressemblait à un
gigantesque amas de caisses métalliques. Habituellement, il y régnait un
vacarme assourdissant à cause du fonctionnement des condensateurs, et du
bruit des pavés de glace qui glissaient dans les différents tuyaux avant d’être
concassés et gardés dans des cuves réfrigérantes. Mais ce soir, tout était
silencieux puisque personne ne travaillait.
Les véhicules et les chars décorés se garèrent devant, puis chacun fut invité
à aller boire et manger quelque chose : un immense buffet avait été installé.
Ensuite, on leur donna une torche ou une lanterne, et la procession se mit en
route.
À mi-chemin, Emily, Scott, Jack et Drift s’arrêtèrent pour regarder en
contrebas. Dans le port et sur la mer, les bateaux scintillaient de mille feux.
De l’autre côté de la baie, le château au sommet de la falaise, ainsi que le
phare, étaient également illuminés. Et le ciel nocturne était empli d’étoiles.
– C’est génial ! résuma Jack en sentant l’appétissante odeur d’un barbecue.
– Oui, vraiment super ! renchérit Scott.
– Je vous l’avais dit ! répliqua Emily, ravie.
Une sorcière vêtue d’une cape noire les suivait. Malgré son faux nez et son
chapeau – d’où émergeaient des boucles rousses –, ils la reconnurent tout de
suite.
– Bonsoir, Jessica ! lança Emily. Vous allez écrire un article sur le
festival ?
La jeune femme sourit.
– Oui, en effet ! Il s’agira surtout d’un reportage photo.
Elle prit l’appareil qu’elle portait autour du cou et réalisa plusieurs prises
avant de se tourner vers un homme des cavernes et un Michael Jackson pour
leur demander s’ils s’amusaient.
– Nos déguisements doivent être top, elle ne nous a même pas reconnus,
observa Jack.
Puis il se donna une petite tape sur le front.
– Oh non, j’ai oublié l’appareil photo de tante Kate en bas ! Je l’ai posé
sur la table du buffet quand j’ai pris un chocolat… Et j’ai aussi laissé ma
fausse main.
– Pas de bol, soupira Scott. Il faut que tu retournes les chercher. Surtout
l’appareil, il coûte cher.
– Tu veux qu’on vienne avec toi ? proposa Emily.
– Non, ça ira. Continuez et commandez-moi un hamburger au barbecue.
Non, deux hamburgers ! Après tout, c’est la fête !

– Où il est passé ? marmonna Scott une demi-heure plus tard, en donnant


les deux hamburgers froids à Drift. Il lui en faut du temps pour récupérer cet
appareil photo…
La procession entière s’était à présent rassemblée sur un vaste terrain au-
dessus du village, et les feux d’artifice s’apprêtaient à commencer.
Emily jeta un coup d’œil vers le chemin. Aucun signe de Jack.
– C’est bizarre. Il a peut-être un problème.
– Un problème ? Quel genre de problème pourrait-il avoir dans une usine
ferm…
Scott s’interrompit. L’image de son frère emprisonné dans un cube de glace
géant venait de surgir à son esprit. « Problème » aurait pu être le surnom de
Jack.
Il échangea un regard avec Emily et, sans un mot, tous deux repartirent en
courant dans le sens inverse, accompagnés de Drift qui bondissait entre eux.
7

paNIQUe

Jack était reparti jusqu’en bas de la colline, se frayant un chemin parmi la


foule qui grimpait. Il avait l’impression d’être comme un poisson nageant à
contre-courant…
Parvenu sur le parvis devant la fabrique de glace, il longea les différents
véhicules stationnant encore à cet endroit et gagna le buffet. La longue table
avait été débarrassée. Il n’y avait plus un chat. L’imposant bâtiment était
simplement éclairé par des veilleuses qui créaient des ombres sur les murs
métalliques.
Jack réprima un frisson. Désert, l’endroit était plutôt effrayant.
Il scruta les alentours. Pourquoi avait-il la sensation d’être surveillé ?
Non, il se faisait des idées…
– Ah, le voilà ! dit-il à voix haute, apercevant l’appareil photo en bout de
table.
Exactement là où il l’avait laissé, à côté de sa fausse main. Il s’en empara,
le passa à son cou et s’éloigna en tapotant machinalement sur le viseur. « Je
suis un mort vivant, je reviens me venger… », chantonna-t-il.
Soudain, son cœur fit un bond.
Quelqu’un venait d’apparaître au fond de la cour. Un squelette blanc, avec
une grosse tête.
Avait-il rêvé ? Non… Certainement pas !
Sans hésiter, Jack fonça. La silhouette blanchâtre se rua de l’autre côté du
bâtiment, là où se trouvait une sorte de toboggan d’où glissait, dans la
journée, la glace pilée jusque dans des caisses. Jack se précipita…
Mais plus personne.
Il entendit alors un claquement au-dessus de sa tête. Le bruit provenait
d’une trappe au-dessus d’une porte métallique, sans doute une sortie
d’urgence. L’homme déguisé avait dû se faufiler à l’intérieur.
Après une brève hésitation, Jack se décida. D’accord, il était seul, il
faisait sombre, froid… mais ce serait si génial qu’il réussisse à l’attraper.
Scott et Emily seraient tellement impressionnés. Il prendrait des photos, et
peut-être même parviendrait-il à lui faire avouer sa véritable identité !
– Attention à toi, monsieur le squelette, il y a un zombie qui te court après !
marmonna-t-il pour se donner du courage tout en se hissant à travers la
trappe.
Il se retrouva sur une sorte d’allée métallique qui contournait une pièce
spacieuse. En dessous se trouvaient de grands containers qui devaient servir
à entreposer la glace. Au-dessus, des tuyaux de toutes sortes. L’air était
évidemment glacial.
Soudain, des pas résonnèrent quelque part, en contrebas. Retenant son
souffle, Jack emprunta une échelle et descendit à pas de loup. Et là, du coin
de l’œil, il aperçut le squelette qui courait le long de gros tuyaux posés par
terre.
Jack s’élança à sa poursuite tout en essayant d’ôter le cache de l’objectif
de son appareil. S’il pouvait garder une trace de cet instant…
Sauf que le fugitif se volatilisa brusquement.
– Oh, et tant pis ! murmura Jack, déçu.
Il avait essayé de l’attraper, voilà. Maintenant, il avait faim. Il mourait
d’envie de déguster les deux hamburgers qu’il avait commandés ! Il était
temps de rejoindre ses amis à la fête.
Faisant demi-tour, il se dirigea vers le premier escalier qu’il aperçut,
pressé de sortir de là. Il crut sentir une odeur d’essence, pensa que ce devait
être les machines, la tuyauterie… Il eut aussi l’impression que l’air se
réchauffait beaucoup. Et brutalement… BOUM ! Une explosion secoua le
bâtiment.
Une bombe ?
Jack fut projeté contre la paroi.
Lorsqu’il se redressa, il vit un mur de feu devant lui. Des flammes partout,
immenses, qui semblaient jaillir de nulle part.
Paniqué, il pivota pour emprunter une échelle et remonter. Il cria de
douleur lorsque sa paume entra en contact avec le métal brûlant.
L’atmosphère devenait irrespirable. Saisi d’une quinte de toux, Jack chercha
désespérément une issue. L’incendie se propageait à une vitesse inouïe. S’il
ne réussissait pas à s’enfuir, il allait y laisser sa peau…
Soudain, à travers le rideau de fumée, il repéra une porte. Il se précipita,
espérant qu’elle s’ouvrirait. La chaleur était insupportable. Utilisant sa fausse
main pour éviter de se brûler de nouveau, il attrapa la poignée et la tourna. Le
battant s’ouvrit sur une petite pièce. Jack se hâta de refermer. La poitrine
comprimée, il respira de soulagement, inspira l’air encore et encore… Puis,
regardant en contrebas par la fenêtre, il comprit qu’il était piégé. S’il sautait
de là, il se romprait le cou.
La fumée commençait à s’infiltrer sous la porte. Les flammes rugissaient
de l’autre côté.
Jack chercha une corde, un câble électrique, n’importe quoi qui aurait pu
lui permettre de s’accrocher à la fenêtre pour descendre en rappel…
Mais il n’y avait rien.
La porte ne le protégerait pas bien longtemps. Il fallait qu’il sorte de là au
plus vite, et advienne que pourra…
Attrapant une chaise, il brisa la vitre. Il déchira un pan de son tee-shirt et
l’enroula autour de sa main pour balayer les bouts de verre sur le pourtour.
Puis il grimpa sur le rebord et regarda dehors, cherchant une gouttière à
laquelle il aurait pu s’accrocher. Il pratiquait l’escalade, il était habitué à
affronter des parois avec très peu de prises. Mais il découvrit avec horreur
que le mur était une surface aussi lisse que du métal. À quoi pourrait-il bien
se retenir ? « Mise sur ta chance », se dit-il. Au même instant, la porte fut
propulsée en avant et des flammes envahirent la pièce. Jack sentit le souffle
brûlant de l’explosion.
Il n’avait plus le choix.
La gorge sèche, il se glissa sur le bord étroit qui surplombait la cour.
Dorénavant, il ne pouvait plus faire demi-tour.
8

SaUVÉ De JUsTessE

Emily et Scott parvenaient en bas de la côte quand ils aperçurent les


flammes. Au début, ils crurent que les parois métalliques de la fabrique
reflétaient le feu d’artifice qui illuminait le ciel. Mais très vite, ils
comprirent. Des nuages de fumée s’élevaient…
L’usine était en feu.
– Où est Jack ? demanda Scott d’un ton angoissé.
Immédiatement, Drift dressa les oreilles. Puis il détala à toute allure vers
le parking, sa cape de Superdog flottant derrière lui.
– Il a peut-être entendu Jack ! s’écria Emily en s’élançant derrière son
chien.
Ils le retrouvèrent dans la cour de l’usine, là où ils avaient mangé un peu
plus tôt. Des appels au secours retentissaient…
Levant la tête, ils aperçurent une petite silhouette agrippée au rebord d’une
fenêtre en haut du bâtiment dévoré par l’incendie. Jack !
– Tiens bon ! On va te tirer de là ! cria Scott.
– Et comment ? demanda Emily, espérant follement qu’il avait déjà un
plan.
– Je ne sais pas ! dit Scott en ôtant sa perruque de dreadlocks. Je ne sais
pas ! répéta-t-il en ébouriffant ses cheveux d’un geste nerveux.
Drift se mit à aboyer de plus en plus fort, comme s’il sentait à quel point
les trois amis étaient en danger… Et surtout Jack. S’il tombait, il se briserait
la nuque.
Emily aperçut alors les camions garés non loin. Et elle sut ce qu’ils
devaient faire. Il faudrait que ça marche. Coûte que coûte.

Scott n’avait jamais eu aussi peur de sa vie. C’était encore pire que d’être
piégé au fond des grottes du Vent-Huant7. D’un instant à l’autre, Jack risquait
de périr brûlé ou de s’écraser au sol.
– Scott, fais quelque chose ! cria son frère.
– Tiens bon, j’arrive !
Sauf que Scott n’avait aucune idée de la manière dont il allait sauver son
frère.
Soudain, le bruit d’un moteur le fit sursauter. Il se retourna, abasourdi. Ça
provenait d’une camionnette dont la plate-forme était décorée comme un
paysage de conte de fées. Le moteur tournait… et cala, avant de repartir. Puis
il aperçut Emily au volant…
Il se précipita.
– Dépêche-toi ! dit-elle. Il faut qu’on place ce camion sous la fenêtre. Sauf
que moi, je ne peux pas toucher les pédales avec mes pieds, je suis trop
petite.
Scott comprit aussitôt son plan. À l’arrière du véhicule étaient installés un
canapé et des coussins… De quoi amortir la chute de Jack.
Sans la moindre hésitation, il prit le volant. Emily et Drift se poussèrent
sur le siège côté passager. Il n’avait jamais manœuvré un tel véhicule,
seulement un kart ou un quad, mais il avait regardé des centaines d’épisodes
de Top Gear. Une pédale d’accélérateur, un embrayage… Il se débrouillerait.
Bon sang ! Il se débrouillerait pour piloter un hélicoptère si nécessaire !
– J’ai déjà enlevé le frein ! s’écria Emily. Démarre !
Concentré comme jamais, Scott débraya, passa la première et accéléra
brutalement. La camionnette fit une embardée. Emily attrapa le volant et le
tourna juste à temps pour éviter une collision avec une charrette décorée de
fleurs. Ils la heurtèrent sur le côté mais Scott garda le pied enfoncé.
– C’est bon, j’assure ! clama-t-il en reprenant le volant.
Il fit pivoter les roues et fonça en direction du bâtiment en feu. Une horde
de sorcières, fantômes, vampires, fées et cow-boys accouraient à présent
vers eux, mais il les ignora.
Un instant plus tard, il immobilisa la camionnette en dessous de l’endroit
où Jack s’accrochait désespérément.
– Saute ! hurlèrent Emily et Scott en même temps.
– Saute ! répéta en écho la foule.
Jack se laissa tomber en arrière, échappant enfin aux flammes, de plus en
plus violentes.
Scott se rua dehors, terrifié à l’idée de ce qu’il s’apprêtait à découvrir.
Son frère était-il brûlé ? Blessé ?
Il le trouva assis au milieu d’un amas de tissus roses et de fausses fleurs, le
visage noirci de suie, son tee-shirt couvert de faux sang en lambeaux… Mais
sain et sauf.
– Je l’ai retrouvé ! dit Jack en brandissant l’appareil photo de tante Kate.
Miraculeusement, il était resté suspendu en bandoulière autour de son cou.
Jack éclata de rire et serra Drift contre lui. Le petit chien l’avait rejoint et
lui léchait affectueusement la figure.
Scott sentit ses genoux flancher. La peur, le contrecoup, le soulagement…
Des larmes lui vinrent aux yeux. Emily pleurait également de joie.
Puis les choses s’accélérèrent. Des gens surgirent près d’eux, d’autres
grimpèrent pour aider Jack à descendre. Des flashs crépitèrent tandis que
Jessica Jones photographiait la scène.
– Heureusement, Jack va bien ! s’exclama-t-elle d’une voix tremblante.
Quand j’ai appris qu’il y avait un incendie ici – d’abord, je n’y ai pas cru,
puis j’ai vu les flammes… –, j’ai aussitôt appelé les pompiers.
– Oh, mon décor magique est saccagé ! se plaignit Mme Loveday.
Mais personne ne l’écouta…
Des sirènes retentissaient. Des gyrophares bleus illuminèrent la nuit et,
bientôt, deux camions de pompiers, une voiture de police et une ambulance
arrivèrent.
Les policiers éloignèrent immédiatement les curieux. Les pompiers
déroulèrent des tuyaux et entreprirent d’éteindre le brasier. Deux
ambulanciers se précipitèrent auprès de Jack.
– Il a de nombreuses coupures sur la tête et les bras, observa l’un d’eux
pendant qu’ils l’installaient sur une civière.
Son collègue acquiesça.
– On dirait qu’il a perdu beaucoup de sang.
– C’est de l’encre rouge. Il est déguisé en zombie, précisa Scott.
– Il a quand même de sérieuses brûlures, répliqua l’ambulancier en
montrant les paumes cramoisies de Jack.
– Aïe ! fit Jack.
– On va nettoyer tes plaies et t’emmener à l’hôpital pour t’examiner. Mais
qu’est-ce que tu faisais dans cette usine en feu ? ajouta l’infirmer d’un air
perplexe.
– Oui, on aimerait bien le savoir, renchérit Emily.
Jack s’efforça de sourire.
– Après avoir retrouvé l’appareil photo, j’ai récupéré ma main. Puis j’ai
vu un squelette qui courait au loin…
Le secouriste fronça légèrement les sourcils.
– Je vois. C’est peut-être plus sérieux que ça n’en a l’air, chuchota-t-il à
l’autre infirmier. Il délire. Il souffre peut-être d’un traumatisme crânien.
Ils l’installèrent dans l’ambulance.
– Non, rassurez-vous, il est toujours comme ça, intervint Scott. Où est
passé notre squelette ? demanda-t-il à Jack. Est-ce qu’il avait une grosse
tête ?
– J’ai failli cramer, je te signale. Comment j’aurais pu remarquer ce genre
de choses ?
– Mais qu’est-ce qu’il faisait à l’intérieur ? insista Emily.
– Il aspergeait les locaux d’essence, évidemment ! s’exclama Jack.
Soudain, il se redressa en pointant le doigt.
– Il est là-bas !
Se retournant, Scott aperçut un squelette qui s’enfuyait, main dans la main
avec Robin des Bois et une sirène. Mais le squelette ne devait pas avoir plus
de huit ans.
– Ah non, là ! s’écria Jack.
Emily fit signe que non.
– C’est Dotty. Je reconnais sa voix d’ici, elle essaie de calmer Mme
Loveday.
Jack s’allongea sur la civière et ferma les yeux. Maintenant, des squelettes
apparaissaient partout. Mais le vrai squelette avait de nouveau disparu.

7. Voir Le Mystère des grottes du Vent-Huant.


9

Le RÉseaU
De TanTe KaTe

Le lendemain matin, Jack resta allongé sur le canapé, dans le salon du


cottage des Roches. Les mains bandées, la gorge douloureuse à cause de la
fumée qu’il avait inhalée, il avait quand même eu l’autorisation de quitter
l’hôpital. Tante Kate, très affectée par cette affreuse mésaventure, avait
insisté pour qu’il passe la journée à se reposer et à déguster de bons petits
plats – et de délicieux en-cas ! – afin de reprendre des forces.
Profitant de la situation, Jack agita faiblement la main à l’attention de
Scott.
– Tu pourrais me mettre ce coussin sous les pieds, s’il te plaît ?
– Tu rigoles ? Attrape-le toi-même, répliqua Scott. Tes jambes vont bien !
Même s’il était soulagé que Jack n’ait rien de grave, il ne supportait pas ce
petit numéro ! Mais Jack montra ses bandages.
– Je ne peux rien prendre.
– Rien sauf la cuillère que tu tiens en ce moment même pour manger ta
glace, rétorqua Emily.
Et elle éclata de rire. Le regard malicieux, Jack lécha le jus de framboise
qui avait coulé sur le manche.
– C’est comme un médicament. Ça me fait du bien à la gorge.
Scott lui lança le coussin. Drift sauta aussitôt sur le canapé : il adorait les
batailles de polochons. Sauf que Jack ne relança pas le coussin à Scott. Déçu,
Drift se blottit contre le ventre de Jack, guettant d’un œil vif les éventuelles
gouttes de crème glacée.
Emily s’assit et ouvrit son carnet.
– Bon, au travail… Car l’opération squelette continue. Jack, tu nous as
vraiment tout raconté ?
– Oui, soupira Jack. À vous, à l’inspecteur Hassan et à Jessica Jones. Je
récapitule : j’ai suivi le squelette dans l’usine. Puis j’ai senti une odeur
d’essence. Ensuite, il y a eu des explosions en pagaille, et des flammes, et du
feu partout, et j’ai été sauvé grâce à un miracle : vous ! Fin de l’histoire.
– C’est effectivement un vrai miracle qu’on ait pu faire démarrer la
camionnette : les clés étaient restées sur le contact, ajouta Scott.
Emily secoua la tête, un sourire triomphant aux lèvres.
– Pas du tout. J’ai bidouillé les fils ! Avec une pince que j’avais sur moi.
Le faux rouge à lèvres de tante Kate, vous vous souvenez ?
Jack et Scott l’observèrent avec stupeur.
– Comment tu sais faire ce genre de choses ? s’étonna Scott, admiratif. Tu
n’as quand même pas traîné avec la bande d’abdos-ados à casquette dont
Mme Loveday parlait l’autre jour ?
Emily se mit à rire.
– J’ai juste lu, et appliqué ce que j’ai lu dans…
Elle prit, dans son sac, le Manuel de survie destiné aux agents secrets.
– Ça ! On y décrit plein de trucs pratiques, pas seulement des histoires
d’avalanche ou d’invasion d’alligators ! Maintenant, vous traiterez cet
ouvrage avec un peu plus de respect.
Jack hocha la tête.
– Très bien, je m’incline et remercie l’auteur de ce manuel. Je promets de
ne plus me moquer de l’enseignement des anciens.
Puis son visage redevint sérieux.
– Au fait, merci à tous les deux. Si vous n’aviez pas été là, je… Enfin,
vous imaginez.
Scott s’éclaircit la voix.
– Oui, frèrot.
– Et c’est Drift qui t’a repéré en premier, ajouta Emily.
Jack sourit en caressant le chien.
– SuperDrift à la rescousse !
Un silence régna quelques instants, puis Scott reprit :
– Si ça continue, on va pleurer ! Jessica Jones a publié un nouvel article,
poursuivit-il en prenant le Quotidien de Carrickstowe sur la table basse.
La première page affichait une grande photo de Jack en train de tomber en
arrière, s’échappant des flammes, et titrait : « L’enfer à la fabrique de glace :
rescapé de justesse ».
Scott lut les premières lignes à voix haute :
– « L’incendie qui a ravagé l’usine de Castle Key est bel et bien d’origine
criminelle. La police recherche un mystérieux individu déguisé en squelette
qui a été aperçu par un témoin peu de temps avant le terrible sinistre. De
toute évidence en état de choc, Jack Carter, douze ans, a déclaré que ce
squelette lui avait flanqué la frousse, ‘c’était mortel’. »
Scott arqua un sourcil moqueur.
– Mortel ? Pour un squelette ? Très subtil.
– Hé, je n’ai pas réfléchi ! protesta Jack. Je te signale que j’étais « de toute
évidence en état de choc » !
– Jessica Jones aussi, commenta Emily. Hier soir, elle a failli piquer une
crise de nerfs en apercevant Jack à la fenêtre.
Scott jeta un nouveau coup d’œil au journal.
– En tout cas, elle doit être contente d’avoir autant de choses à raconter. Ça
doit la changer de la rubrique des chiens écrasés et du loto. Écoutez ça : « Ce
drame poursuit la série de catastrophes qui balaient l’île et sa petite
communauté jusque-là habituée au calme. »
– Au calme ? Quel calme ? marmonna Jack en bâillant. Elle aurait dû venir
sur l’île l’été dernier. À ce propos, je crois que je vais piquer un petit
somme. Il faut que je me repose.
– Juste un peu, hein ? L’enquête n’est pas finie, rappela Emily. Moi, je ne
vois pas le rapport entre tout ce qui s’est passé. Les lapins qui sortent de
leurs clapiers, les bateaux de pêche aux coques percées, les médailles du
maire volées, et maintenant, l’usine de Nancy Chen…
Elle dessina rapidement un croquis représentant, sous forme de cercles, les
différents incidents. Ils venaient d’apprendre le nom de la propriétaire de la
fabrique de glace, une femme d’affaires réputée à Carrickstowe. Dans chaque
bulle, Emily indiqua l’identité des personnes concernées, la date et l’heure,
ainsi que d’autres détails pertinents.
Jack étudia le diagramme.
– On dirait une carte du métro de Londres vue par un enfant de trois ans.
Qu’est-ce que ça résume ?
Emily esquissa une grimace.
– Justement, rien.
– Ça résume qu’Emily a besoin de suivre des cours de dessin, plaisanta
Scott. Ses lapins ressemblent à des hérissons coiffés d’un casque de Vikings !
À ce moment-là, tante Kate entra dans le salon. Elle apportait un plateau
garni de petits gâteaux.
– Oh, merci ! murmura Jack d’une voix exagérément faible. Exactement ce
dont j’ai besoin !
Tante Kate posa les biscuits sur la table et remarqua alors le croquis
réalisé par Emily.
– Intéressant… C’est pourquoi faire ?
– Pour… commença Scott.
Il chercha une explication qui resterait anodine. Ils aimaient bien que leurs
enquêtes soient secrètes, même s’ils ne cachaient pas forcément leurs allers
et venues à la vieille dame. Celle-ci ne leur demandait jamais rien, occupée à
écrire ses romans d’amour. Elle voulait juste qu’ils soient présents à l’heure
du dîner. Cette liberté était également l’une des raisons pour lesquelles ils
aimaient leurs séjours au cottage des Roches. Cerise sur le gâteau, elle
cuisinait merveilleusement bien et les gâtait !
Tante Kate sourit.
– Ne t’inquiète pas, je ne me mêlerai pas de vos affaires ! À condition qu’à
l’avenir, vous me promettiez d’être prudents. Vous courez trop de risques,
mes chéris.
Après un silence, les yeux toujours rivés sur le dessin d’Emily, elle
ajouta :
– C’est curieux. Je connais ces gens.
– Quoi ? firent Jack, Emily et Scott en même temps.
Tante Kate s’essuya les mains sur son tablier à rayures bleues.
– J’ai été membre d’un jury avec trois d’entre eux. C’était pour la remise
d’un prix le mois dernier : le trophée annuel du journalisme d’investigation.
Nous étions cinq, et j’ai été conviée parce que je suis écrivain. Le maire était
là car c’est une coutume de l’inviter à participer. Mme White s’occupait de la
bibliothèque de Castle Key avant de prendre sa retraite. Ensuite, elle s’est
consacrée à sa propriété et à l’élevage de lapins de concours. Nancy Chen est
la propriétaire de nombreux journaux, de la fabrique de glace et d’autres
affaires. Il y avait également lord Huddlestone qui a sponsorisé le concours :
il a offert une coquette somme d’argent au gagnant.
– Jago Merrick faisait également partie de ce jury ? s’enquit Scott.
– Tu parles du pêcheur ?
Tante Kate secoua la tête.
– Non.
Scott, Jack et Emily échangèrent un coup d’œil. Ainsi, trois des quatre
victimes visées par l’agresseur déguisé en squelette avaient participé à une
délibération pour décerner un prix à un journaliste. C’était le premier vrai
lien !
– Est-ce qu’il s’est passé des choses bizarres ce jour-là ? demanda Jack.
– Pas à ma connaissance, mon chéri. Le lauréat s’est montré adorable. Un
certain Neil Denton. Mais j’ai entendu dire que l’un des concurrents n’avait
pas apprécié le résultat, injuste à ses yeux. Oh, des critiques sans
conséquence… Elle n’a pas été bonne joueuse, tout simplement.
– Elle ? répéta Scott d’un ton surexcité. Tu te souviens de son nom ?
Tante Kate le regarda par-dessus ses lunettes et repoussa une mèche de
cheveux gris.
– Bien sûr. C’était Jessica Jones.
10
UNe HiSToIRe
De VeNgeaNCe ?

Scott attendit que tante Kate soit repartie dans la cuisine. Puis il adressa
un grand sourire à Emily et Jack.
– Jessica Jones arrive en première place dans notre liste de suspects !
annonça-t-il sur le ton d’un présentateur d’émission de radio.
Mais Emily secoua la tête.
– Jessica aurait commis ces crimes pour se venger de ne pas avoir obtenu
le prix ? Non, je n’y crois pas. Vous l’imaginez, elle qui est si brillante, se
déguiser en squelette pour semer la pagaille ?
– Ce n’est pas parce que tu la trouves super cool avec son joli sac et ses
gadgets qu’elle est au-dessus de tout soupçon, se moqua Jack. Tu es la
première à nous répéter qu’on ne doit pas laisser nos émotions influencer
notre jugement.
– La piste « Jessica Jones » est la meilleure, renchérit Scott. Tante Kate a
dit que cette journaliste s’est montrée mauvaise joueuse. Donc elle a envie de
se venger. Elle se transforme en squelette, commet ses délits, enlève son
déguisement et hop ! elle apparaît comme par miracle quelques instants plus
tard pour réaliser un reportage… qui est forcément un scoop !
Emily ébaucha une moue perplexe.
– Si tu as raison, ça expliquerait qu’elle soit toujours sur place aussi vite.
Et on peut se demander comment Jessica a su que les lapins de la ferme
Roshendra s’étaient échappés, vu qu’elle passait juste devant la maison. Et
Miranda Clarke, la voisine du maire, a dit que Jessica avait frappé à la porte
de chez elle vraiment très tôt, donc elle était déjà au courant des vols…
Après un silence, elle ajouta :
– Non, désolée, pour moi, cette théorie ne colle pas. En plus, Jessica a
presque paniqué quand elle a vu que Jack avait été piégé dans l’usine en feu !
Si c’est elle qui a allumé l’incendie, ce n’est pas logique.
– Mais elle aurait très bien pu attendre que tout le monde ait quitté l’usine
et mettre le feu en croyant que l’endroit était vide, fit remarquer Scott.
Normal qu’elle ait été horrifiée en s’apercevant qu’il y avait encore
quelqu’un ! Elle n’avait pas eu l’intention de tuer quiconque !
– Tu as raison, admit Emily. Le squelette s’attaque à des choses
matérielles, pour provoquer un maximum de dégâts, pas à des personnes. Il
ne veut ni blesser ni assassiner… Là, on est d’accord. Mais comment
expliquer ce qui est arrivé à Jago Merrick ? Pourquoi Jessica aurait saccagé
ses bateaux ? Lui, il ne faisait pas partie du jury !
– Ah, les trous dans ces coques sont comme des trous au milieu de ton
hypothèse, dit Jack à Scott.
Et il esquissa une grimace moqueuse. Montrer que son frère pouvait se
tromper, ça lui plaisait.
Scott haussa les épaules.
– D’accord, là, quelque chose cloche. Mais si on fouinait un peu plus, on
découvrirait peut-être d’autres liens entre Jessica et Jago Merrick.
Ils restèrent silencieux un moment. Puis Jack se leva d’un bond, comme
actionné par un ressort.
– Euréka ! Je viens d’avoir une idée d’enfer !
– Tu veux qu’on aille te chercher plus de glace ? Oublie tout de suite,
prévint Scott.
Jack pointa sa cuillère vers lui.
– Puisque tu me le proposes, ce n’est pas de refus. Bon, vous voulez savoir
à quoi je pense, oui ou non ?
– On t’écoute, marmonna Scott.
– Alors, tante Kate a dit que le lauréat du prix s’appelle Neil Denton. Je
me trompe ou on l’a rencontré au manoir de Pendragon quand Savannah Shaw
a disparu8 ?
– Exact. Il écrivait un article sur le responsable de la communication de
Savannah. Neil travaille aussi pour le Quotidien de Carrickstowe, conclut
Emily.
– Donc il connaît forcément Jessica Jones, poursuivit Jack. Si on allait le
voir ? On lui posera quelques questions et on verra si on est sur la bonne
piste avec cette histoire de vengeance. Avouez : je suis un génie, pas vrai ?
– OK ! répondit Emily en riant. C’est une idée géniale. Et même si je suis
sûre que Jessica est innocente, plus on aura d’informations sur elle, mieux ce
sera !

Habituellement, ils se déplaçaient en vélo, mais comme Jack avait les


mains bandées, ils prirent le bus. Tante Kate avait accepté qu’ils aillent voir
une version en 3D d’un vieux film avec l’agent Diamant. Tant que Scott et
Emily surveillaient Jack et l’empêchaient de faire des bêtises, leurs projets
lui convenaient ! Ils durent toutefois laisser Drift au cottage des Roches. « De
toute façon, les lunettes spéciales ne tiendraient pas sur ta tête ! » lui dit Jack
pour le consoler. Puis tante Kate offrit une côtelette de porc au petit chien
qui, du coup, s’installa confortablement devant la cheminée.
– Et on va vraiment au cinéma, souligna Scott tandis qu’ils descendaient du
bus. Mais en chemin, on passera au journal.
Il avait appelé la rédaction et parlé à Neil Denton qui se souvenait
parfaitement d’eux. Il avait aussitôt accepté de les rencontrer et proposé un
rendez-vous.
Deux heures plus tard, les trois amis sortirent du cinéma, un peu étourdis
par les effets de la 3D. Cependant, la pluie froide qui tombait à verse les
ramena vite à la réalité.
Les locaux du Quotidien de Carrickstowe se situaient dans la rue
principale : un immeuble imposant, à la façade de pierres grises. Trempés,
Emily, Scott et Jack s’engouffrèrent dans le hall, où une réceptionniste
élégamment vêtue les accueillit. Un volumineux bouquet de fleurs décorait
son comptoir, et elle parut étonnée qu’ils soient reçus par Neil. Néanmoins,
elle contacta Neil qui ne tarda pas à les rejoindre, descendant l’escalier d’un
pas vif.
Grand et mince comme un joueur de basket, portant de petites lunettes
rondes et une barbichette, le jeune homme n’avait visiblement pas investi la
somme qu’il avait gagnée dans sa garde-robe : il était en vieux jean, chemise
à carreaux et veste en toile. Le sourire chaleureux et amical, il serra la main à
Scott et à Emily, puis, remarquant les pansements de Jack, lui tapota
affectueusement l’épaule.
– Allons dans mon bureau, proposa-t-il en grimpant les marches trois à
trois. J’ai hâte de savoir ce que vous voulez. J’ai entendu parler de vos
exploits cet été ! Vos enquêtes ont fait le tour de l’île… Si jamais vous voulez
devenir journalistes plus tard, tenez-moi au courant !
Scott, Jack et Emily échangèrent un coup d’œil complice. Ils n’auraient pas
pu recevoir meilleur compliment !
Ils arrivèrent dans une salle spacieuse, emplie de monde. Les uns
travaillaient devant un ordinateur, les autres parlaient au téléphone… Une
ruche ! Soudain, Scott repéra une jeune femme aux cheveux roux. Jessica
Jones ! Aussitôt, il se plaqua contre un mur.
– On pourrait discuter en privé ?
Neil acquiesça.
– On dispose d’une salle de réunion en haut.
Ils grimpèrent rapidement un escalier et Neil les précéda dans une petite
pièce sans fenêtre.
– Ça ne manque pas un peu d’air, ici ? s’inquiéta Jack tandis qu’ils
s’installaient à une table ronde.
Neil hocha la tête.
– Pour ceux qui sont potentiellement claustrophobes, peut-être… Bon, en
quoi puis-je vous être utile ?
Emily déclara alors sur un ton très professionnel, son stylo levé au-dessus
de son carnet :
– Je peux vous poser quelques questions ?
Puis, se rendant compte qu’elle imitait de nouveau le style de Jessica, elle
précisa :
– En fait, on aimerait en savoir plus sur Jessica Jones.
– On pense qu’elle a été témoin de beaucoup de choses, ajouta Jack.
Neil ajusta ses lunettes, l’air pensif.
– Possible. C’est son métier… C’est une excellente journaliste. Elle a de
l’intuition, de la rigueur, de la persévérance… En peu de mots, voilà
comment je perçois Jessica.
– Elle aime sûrement être la meilleure, insista Scott.
– Mais pour réussir dans le journalisme, il faut toujours essayer d’être
meilleur que les autres, souligna Emily. Et pour nous, les filles, c’est encore
plus compliqué ! ajouta-t-elle en lançant un regard plein de défi à Scott et
Jack, comme s’ils essayaient d’écraser ses rêves de carrière.
– Tu n’as pas tort, dit Neil à Emily. Jessica déteste perdre une affaire, un
dossier… Quand elle a un objectif, elle l’atteint. Et lorsqu’elle suit une piste,
elle ne lâche pas. Mais elle a peut-être un défaut, poursuivit Neil après une
brève hésitation.
– Un défaut ? répéta Emily, déconcertée.
– D’après certaines personnes, Jessica aurait tendance à enjoliver ou
dramatiser lorsqu’elle n’a pas assez de matière pour ses articles.
Personnellement, je ne sais pas si c’est vrai, compléta-t-il avec hâte.
Scott, Jack et Emily échangèrent un bref coup d’œil. Cette révélation
concordait avec leurs soupçons. Si Jessica ne se gênait pas pour ajouter des
détails croustillants, au risque de déformer la réalité, peut-être était-elle
aussi capable du pire : commettre des crimes afin d’écrire ensuite à leur
sujet.
– J’apprécie Jessica, poursuivit Neil. Elle a du cran. Ses parents sont
morts dans un accident de bateau quand elle était très jeune, et elle a été
élevée par des proches qui se sont chargés d’elle à contrecœur. Quelque part
vers Plymouth, je crois. Elle s’est enfuie quand elle était adolescente, et a
trouvé un emploi de coursier dans un journal. Elle a grimpé tous les échelons,
en partant du plus bas. Courageuse, non ?
Il s’interrompit et les regarda à tour de rôle.
– Dites-moi réellement pourquoi vous vous intéressez autant à elle.
Croisant le regard d’Emily, Scott vit qu’elle secouait légèrement la tête.
Elle ne voulait rien dire, et sans doute avait-elle raison. Sauf que Jack
déclara :
– On pense que Jessica est le squelette. Elle a mis le feu à l’usine et…
Il montra ses mains bandées.
– Moi, j’ai eu la frousse de ma vie. Si ça se trouve, je ne pourrai plus
jamais travailler.
– Comme si tu avais déjà travaillé ! répliqua Scott, moqueur.
Une étincelle malicieuse brilla dans les yeux de Jack.
– Mais oui ! Peut-être que je ne pourrai plus jamais tenir un stylo de ma
vie ! Ni taper sur un clavier ! Donc ça signifie… plus d’école ?
Et il ébaucha un grand sourire ravi.
Ignorant leurs plaisanteries, Neil les contempla de nouveau, le visage
grave.
– Vous n’imaginez quand même pas que Jessica est responsable de cette
série d’accidents ? Qui vous a mis ça en tête ?
Puisque Jack avait tout divulgué, ils n’avaient plus de raison de rester
discrets. Les trois amis expliquèrent alors leur théorie : Jessica voulait se
venger du jury qui ne lui avait pas décerné de prix.
– Du coup, on recherche ses alibis, par exemple pour le soir de l’incendie,
conclut Emily.
– Des alibis ? Oui, évidemment. Logique.
Toutefois, Neil n’avait pas l’air de les prendre au sérieux.
– Vous pourriez nous dire, par exemple, où Jessica était mardi, entre midi
et 16 heures ? insista Emily. C’est à ce moment-là que quelqu’un a libéré les
lapins de Mme White, à la ferme de Roshendra.
– Très bien, voyons voir, murmura Neil.
Il consulta son agenda sur son ordinateur portable.
– Mardi, oui, alors…
8. Voir Le Mystère du fantôme de minuit.
11
INSouPÇoNNabLe

Neil reporta son attention sur Jack, Scott et Emily. Une moue navrée se
dessina sur ses lèvres.
– Jessica ne pouvait pas être à la ferme de Roshendra mardi après-midi.
Elle participait à une émission en direct.
– Vous êtes sûr ? demanda Scott, visiblement déçu.
– À cent pour cent. Elle effectuait un reportage sur le tournoi de golf
d’Exeter. Je le sais parce que j’étais censé m’en occuper, mais j’ai dû couvrir
un autre événement et Jessica m’a remplacé.
– C’était à quelle heure ? demanda Emily.
Neil sourit.
– Tu sais comment c’est, au golf. Les choses traînent et traînent… Jessica a
dû passer la journée à prendre des notes pour la rubrique sportive de
l’édition du lendemain. Si vous réussissez à visionner l’enregistrement de
l’émission, vous la repérerez sûrement. Elle n’a pas dû quitter les lieux avant
18 heures.
– Effectivement, quand Jessica est arrivée à la ferme, on allait partir et il
était environ 19 heures. Exeter est à une heure de route, donc ça colle, conclut
Emily.
– Vérifions pour le reste. Les bateaux… Quand est-ce que ça s’est
produit ? interrogea Neil.
Emily jeta un coup d’œil au schéma qu’elle avait dessiné.
– Mardi soir. D’après une vidéo de sécurité que la police a récupérée, le
coupable se trouvait au port à 3 h 47.
Neil pianota sur le clavier de son portable.
– Je vais jeter un coup d’œil sur le planning de tous les journalistes… Ah,
voilà. Bon, eh bien, pas de chance pour votre théorie : Jessica était à
l’aéroport de Bristol mardi soir. Elle réalisait un reportage sur l’arrivée de
l’équipe de foot brésilienne. Les joueurs sont en vacances et en stage de
préparation en même temps dans un endroit secret, quelque part en
Cornouailles. Vous avez dû en entendre parler.
Jack sourit d’un air réjoui.
– Plutôt deux fois qu’une ! Je suis un fan.
– Je te comprends !
Amusé, Neil consulta d’autres fichiers.
– L’avion a atterri à l’aube. J’ai une copie du compte rendu de Jessica :
l’équipe a franchi la douane à 4 h 25 du matin. Elle y était forcément pour
leur poser des questions.
Scott esquissa une grimace.
– OK, notre hypothèse tombe à l’eau. Je parie que Jessica a également un
solide alibi pour le soir où les médailles du maire ont été volées.
– En béton, même, confirma Neil. On était ensemble pour présenter la
remise du trophée de la meilleure innovation commerciale en Cornouailles,
dans un hôtel de Truro.
Après un silence, il ajouta avec un sourire indulgent :
– Vous avez de la suite dans les idées, tous les trois. Mais cette fois, vous
avez fait fausse route. Vous pouvez rayer Jessica de la liste des suspects.

Le lendemain matin, Scott et Jack retrouvèrent Emily dans sa chambre, au


sommet du phare. La pluie fouettait les vitres, et un vent fort soufflait. De
grosses vagues s’écrasaient sur la jetée. Le hublot de la pièce était
solidement fermé, mais malgré tout, on entendait les bourrasques aux
alentours.
Un mauvais temps en harmonie avec l’humeur sombre de Scott. Regardant
le ciel gris, il soupira :
– Donc Jessica Jones est au-dessus de tout soupçon. Elle a un alibi à
chaque fois. Pourtant, je suis sûr et certain que tout est lié à cette histoire de
trophée. Sinon, qu’est-ce que Mme White, M. Price – le maire – et Nancy
Chen auraient en commun ?
– Et Jago Merrick, l’homme à la barbe rousse ? Il ne faisait pas partie du
jury, rappela Jack. Mais on lui a saccagé ses bateaux. Là, il n’y a aucun
rapport avec la vengeance éventuelle de Jessica. Peut-être qu’on a vraiment
fait fausse route. Conclusion : laissons notre imagination se promener
davantage !
Drift leva aussitôt la tête. Quelqu’un avait dit « promener » ?
Emily se leva et marcha de long en large.
– Tu as raison, on doit suivre d’autres pistes. On s’est concentrés sur un
seul suspect… Du coup, on a ignoré les autres possibilités.
Elle se rassit et tourna la page de son carnet. Drift, qui s’était précipité
vers la porte, se coucha de nouveau en bâillant avec déception.
– Et si le squelette était un appât ?
– Un appât ? Pour la pêche, peut-être ? se moqua Jack.
– Même pas drôle, répliqua Emily, concentrée. Et si les crimes n’avaient
aucun rapport les uns avec les autres ? Dans ce cas, il faudrait enquêter sur
chacun d’eux, séparément.
– C’est vrai, admit Scott, se réjouissant à l’avance. Les lapins de Mme
White ont peut-être été libérés par un concurrent jaloux. Après tout, elle
participe à des concours.
– Le monde des lapins est tout sauf… crétin ! commenta Jack.
Cette fois, Scott et Emily pouffèrent de rire.
– Admettons. Et qui aurait pu avoir envie de voler les médailles du maire ?
poursuivit Emily.
– Un ennemi politique, suggéra Scott.
– Et qui aurait pu vouloir nuire à Jago Merrick le pêcheur ? Le gang
d’Extreme Network ? Après tout, ils ont signé des graffitis…
Scott hocha tête.
– Vous vous souvenez de ce que le vieux Bob nous a dit ? Cette histoire de
scandale que Jago Merrick a rendue publique ? D’après Bob, Lee Cardew
n’a pas saboté les bateaux. Mais ce qui est clair, c’est que quelqu’un en veut
méchamment à Jago Merrick depuis qu’il est allé parler à la presse. Ça nous
ramène encore aux journalistes de Castle Key…
Emily s’empara de ses jumelles. À cause de la pluie battante, elle pouvait
juste distinguer la silhouette familière vert et blanc de l’embarcation amarrée.
– On a de la chance, la Morwenna est au port. Donc Bob n’est pas loin. On
y va et on l’interroge. Vite, on sort !
Drift se précipita de nouveau vers la porte. Enfin ! En remuant la queue, il
dévala avec eux les cent vingt marches de l’escalier en colimaçon.
12
Le ChaÎnoN
MaNQUanT

Le vieux Bob était en train de décharger sa cargaison. En cuissardes,


salopette imperméable orange et doudoune, la pluie ruisselant de son
chapeau, il empilait des cagettes remplies de maquereaux sombres et luisants
sur un chariot.
– Vous avez besoin d’un coup de main ? proposa Scott, levant la voix à
cause du vent.
– Oui, c’est gentil, mon p’tit gars, dit Bob. J’ai eu de la chance,
aujourd’hui, j’en ai pris beaucoup. J’espère qu’il y aura assez de glace au
marché pour tout conserver. Comme l’usine ne fonctionne plus, on en manque.
Jack désigna ses mains bandées.
– J’aurais aimé vous aider, mais…
Le pêcheur lança des gants en caoutchouc à Scott et Emily qui entreprirent
de charger les cageots qu’il leur passait. Laissé de côté, Jack se sentit
soudain de très mauvaise humeur.
– Qu’est-ce qu’on ne doit pas faire pour une enquête, marmonna-t-il. Et
c’est quoi comme espèce ? demanda-t-il en désignant le contenu de la
dernière caisse.
Le vieil homme se mit à rire.
– De la lotte. Elles sont mignonnes, non ?
Jack esquissa une moue de dégoût. Il n’avait jamais vu de poisson aussi
laid. En vérité, c’était même la bestiole la plus vilaine qu’il n’ait jamais
regardée. La peau grumeleuse et verdâtre, la bouche grande ouverte révélant
des dents pourries et noirâtres…
– On dirait des monstres.
– Des monstres qui coûtent très cher ! répliqua Bob avec amusement.
Dommage que j’aie dû en rejeter à l’eau pour respecter mon quota.
Emily échangea un coup d’œil avec Scott. Cette réflexion leur fournissait
le prétexte idéal pour enchaîner.
– Justement, à propos de quotas… Pourquoi vous nous avez dit qu’il y
avait eu un
scandale ?
– Un scandale ? Ah oui…
Le marin hocha la tête d’un air pensif.
– Une question de triche. Des chalutiers viennent dans notre port, et leur
équipage pêche beaucoup de lottes, de cabillauds… D’après Jago Merrick,
ils ne respectaient pas le poids maximal de pêche autorisé. Comme personne
ne l’écoutait, il en a parlé à la presse. Un journaliste de Carrickstowe a mené
une enquête. Conclusion : Jago avait raison. Les coupables ont dû payer de
grosses amendes. Sauf que parmi eux, il y avait aussi des pêcheurs du coin.
Entre nous, on a raconté que Jago avait essayé d’augmenter ses propres
prises. Il s’est fait un bon nombre d’ennemis, c’est sûr.
Le vieux Bob se redressa et s’étira. La dernière cagette avait été rangée.
– Enfin terminé ! Merci de m’avoir aidé. Allons Chez Dotty, je vous offre
un bon chocolat chaud pour vous remercier !

Tandis qu’ils longeaient la plage, têtes baissées afin de se protéger de la


pluie battante, Emily réfléchissait aux paroles du vieil homme. Jago Merrick
n’était donc pas apprécié. On avait toutes les raisons de vouloir se venger de
lui. Par conséquent, Jessica Jones n’avait rien à voir avec cet incident-là.
Songeuse, elle s’immobilisa pour appeler Drift qui était en train de renifler
un objet brillant, par terre, près d’une flaque. Emily le ramassa. C’était un
élégant stylo à plume argenté. En le tournant, elle découvrit les initiales JJ
gravées sur le côté. Jessica Jones avait dû le faire tomber lorsqu’elle était
venue interviewer Bob et les autres pêcheurs.
Emily glissa le stylo dans sa poche et s’apprêtait à rejoindre les autres
quand, soudain, elle eut un déclic. Elle se hâta de rattraper Bob.
– Dites, vous savez à quel journaliste Jago a parlé du scandale des
quotas ?
– Neil quelque chose. Il a gagné une belle somme, et un prix, pour son
article.
Emily sentit une bouffée de surexcitation mêlée de déception. Elle n’avait
jamais eu envie de croire que Jessica Jones était coupable. Hélas, une fois de
plus, les faits la désignaient.

Pendant que le vieux Bob commandait des chocolats chauds et bavardait


avec Dotty au comptoir, les trois amis s’installèrent à une table près de la
baie vitrée et ôtèrent leurs imperméables trempés.
– Beurk ! J’ai l’odeur du poisson dans les narines ! se plaignit Scott.
– Beurk ! Tu sens le poisson, se moqua Jack. J’espère que ça en valait la
peine. Moi, je vais faire des cauchemars à cause de ces lottes monstrueuses.
– Bien sûr que ça valait le coup, rétorqua Emily. On sait que Jago Merrick
a été voir un journaliste pour dénoncer des pêcheurs… Et ce journaliste,
c’était Neil Denton ! Jessica Jones a toutes les raisons d’en vouloir à Jago
Merrick.
– Exact, dit Jack.
– Oui, ça concorde si bien, admit Scott. Malheureusement, Jessica a un
alibi le soir où les bateaux ont été sabo…
Il s’interrompit, les yeux rivés de l’autre côté de la salle. Emily et Jack
suivirent son regard.
Une jeune femme rousse était en train de lire un magazine en buvant un thé.
Jessica Jones ! Au même instant, elle leva la tête vers eux et ébaucha un
vague sourire avant de se plonger de nouveau dans sa lecture.
– Ne la dérangeons pas, dit Emily à mi-voix.
Malgré tout, elle continua à observer fixement Jessica. Celle-ci l’ignora.
– Et voilà ! annonça Bob en leur apportant un plateau chargé de tasses
emplies de chocolat fumant. Régalez-vous !
Il les remercia de nouveau puis s’en alla. Ils le virent pousser son lourd
chariot sous la pluie en direction du marché situé dans l’allée des
poissonniers.
– C’est bizarre que Jessica ne vienne pas me voir, commenta Jack. Je
croyais qu’elle avait été choquée par ce qui m’était arrivé.
– Elle n’a pas peut-être pas remarqué les bandages sur tes mains, objecta
Scott. Elle est occupée. Elle lit.
– Oui, mais… Enfin, tu as sûrement raison. Elle est très occupée.
– Ou alors, elle n’est pas Jessica, chuchota Emily.
Scott et Jack la contemplèrent avec stupeur.
– Qu’est-ce que tu racontes ? demanda Jack. Pourquoi ce ne serait pas
elle ?
– D’habitude, elle nous salue. Et c’est vrai, Jack, elle n’a pas réagi comme
elle aurait dû. Ce n’est pas logique. En plus, Jessica porte toujours des
lunettes pour écrire…
– Là, ce n’est pas le cas, poursuivit Scott.
– Waouh ! Ça explique tout ! renchérit Jack. Jessica Jones a une doublure,
une jumelle…
– Et le soir de la marche aux flambeaux, c’est la fausse Jessica qu’on a
rencontrée, ajouta Emily. On avait eu l’impression qu’elle ne nous avait pas
reconnus… Normal, ce n’était pas elle !
Et tous les trois reportèrent leur attention sur le sosie de Jessica Jones qui
continuait tranquillement à feuilleter son magazine.
13
vRaI oU faUX ?

– Très bien, on va la tester, décida Emily sans hésiter.


Elle se leva et se dirigea vers la jeune femme en brandissant le stylo plume
qu’elle avait trouvé par terre.
– Bonjour, Jessica ! Je l’ai ramassé dehors. Il est sûrement à vous.
– Oh…
L’inconnue ôta une mèche qui lui tombait dans les yeux, prit le stylo et
sourit.
– Exact. C’est très gentil de ta part. Merci.
– Là-bas, il y a Scott, Jack et Drift. Jack est content de vous voir.
La fausse Jessica suivit son regard et ébaucha un nouveau sourire.
– Jack ? Oui, bien sûr ! Je ne l’avais pas vu. Je suis si distraite, parfois.
Impossible de me souvenir des visages.
Emily garda le silence. Mensonge… Jessica Jones avait une excellente
mémoire. Elle les avait immédiatement reconnus quand elle les avait
rencontrés sur le port alors qu’ils ne s’étaient rencontrés qu’une fois
auparavant, à la ferme de Roshendra. Elle s’était même rappelé le nom de
Drift !
– On a pas mal discuté, vous et moi, au château cet été, reprit Emily.
C’était chouette… Vous enquêtiez sur le vol du trésor saxon.
– Oui, quelle mission passionnante !
Emily la regarda fixement. Cette femme mentait comme elle respirait.
C’était Belinda Baxter qui avait écrit l’article pour le Quotidien de
Carrickstowe où elle décrivait l’arrestation de Vicky White.
À ce moment-là, Scott et Jack les rejoignirent.
– Vous avez été trop douée pendant cette enquête ! Comment avez-vous
réussi à découvrir le passage secret ? demanda Scott au sosie de Jessica.
– Et vous avez réussi à nager dans les grottes qui se remplissaient d’eau !
renchérit Jack, comprenant leur manège. On a été bluffés !
– Mais… Enfin, ce n’était pas grand-chose, répliqua la femme.
Elle se sentait visiblement mal à l’aise.
– Désolée, je dois y aller.
Elle se leva et rangea son magazine dans son sac.
Un vieux sac à provisions ordinaire.
Pour Emily, ce fut la preuve absolue. La véritable Jessica Jones était
élégante jusqu’au bout des ongles.

Une demi-heure plus tard, arrivant au cottage des Roches, ils trouvèrent un
mot de tante Kate les informant qu’elle était partie faire des courses.
– Si ça se trouve, c’est la sœur jumelle de Jessica, déclara Scott. On peut
facilement vérifier puisque Neil Denton nous a dit que les parents de Jessica
étaient de Plymouth, et qu’ils sont morts dans un accident de bateau quand
elle était petite. Plymouth n’est pas une grande ville. Les journaux ont dû en
parler…
– Et préciser qui a survécu ! compléta Emily. Jessica doit avoir entre
vingt-huit et trente ans. Il faut regarder les archives des années 89-94.
C’était presque trop facile. Scott ouvrit Internet sur le smartphone qu’il
avait acheté grâce à la récompense qu’on lui avait remise après l’opération
de l’or disparu. Il tapa quelques mots-clés et ne tarda pas à découvrir un
article, paru aussi bien dans les journaux locaux que nationaux en août 1990.
« Une fête à bord d’un yacht se termine par une double tragédie. » Tel était
le titre de l’article. Tous les trois se rapprochèrent pour le lire sur le petit
écran du portable.
« Mike Jones (48 ans), homme d’affaires criblé de dettes, et sa femme
Claudia (27 ans), mannequin, étaient à bord de leur yacht, le Silver Dawn, en
vacances aux Caraïbes, quand un ouragan a éclaté. Le bateau a coulé.
D’après les comptes rendus des garde-côtes, les six passagers ainsi que
l’équipage se sont noyés. Mike Jones venait d’être mis en faillite suite à de
mauvais investissements. Ils ont laissé deux enfants, des jumelles âgées de 3
ans : Jessica et Juliette… »
– Juliette Jones ! s’exclama Jack en levant un poing victorieux.
– Je le savais ! dit Emily. C’est à Juliette qu’on parlait quand on était Chez
Dotty et… Scott, pourquoi tu regardes mes cheveux comme ça ? demanda-t-
elle tout à coup. Je sais que la pluie les fait gonfler mais…
– Ne bouge pas ! l’interrompit Scott. Je viens d’avoir une autre idée.
Il fonça dans le vestibule et en revint avec une vieille cagoule en laine
noire accrochée depuis une éternité sur le portemanteau de l’entrée.
– Tu veux bien l’enfiler ? En mettant bien toutes tes mèches à l’intérieur,
s’il te plaît.
Emily obtempéra. Qu’avait-il en tête ? Une blague stupide ? Lorsqu’elle
eut enfoui ses dernières boucles à l’intérieur, il déclara d’un ton triomphant :
– Et voilà ! Alors ? À qui ça vous fait penser ?
– Un braqueur de banque qui veut rester anonyme ? répondit Jack.
Il jeta un coup d’œil perplexe à son frère.
– Tu te sens bien, tu es sûr ? Si ça se trouve, le poisson que tu as charrié
pour le vieux Bob a eu un drôle d’effet sur toi…
Scott haussa les épaules.
– N’importe quoi. Observe plutôt Emily ! Sa tête est grosse… Vraiment
grosse. Comme celle du squelette sur l’enregistrement de la caméra de
sécurité. Le crâne avait l’air gonflé, enflé… Miranda Clark a dit qu’elle avait
remarqué la même chose quand elle l’a vu dans le jardin. Les cheveux de
Jessica sont encore plus épais et bouclés que ceux d’Emily. C’est parce
qu’elle les cache sous une cagoule que la tête du squelette paraît énorme !
Emily examina son reflet dans le miroir au-dessus de la cheminée.
– Tu as raison ! s’exclama-t-elle. Ça tient la route, ce que tu dis.
Et elle ôta lentement la cagoule. Sa chevelure s’ébouriffa quelques
secondes à cause de l’électricité statique. Jack et Scott se mirent à rire.
– On a l’impression que tu viens d’apercevoir un fantôme ! plaisanta Jack.
Emily esquissa une grimace.
– C’est peut-être vrai…
Puis elle soupira.
– Maintenant, on sait qu’il y a deux femmes qui se ressemblent comme
deux gouttes d’eau. Mais laquelle s’amuse à se déguiser en squelette pour se
venger ? Et de quoi ?
14
Le MYstÈRe
S’ÉPaIsSIT

Emily jeta un coup d’œil par la fenêtre. Il avait cessé de pleuvoir et, à
présent, le soleil brillait tellement qu’une brume légère s’élevait du jardin de
tante Kate. Drift se dressa et mit les pattes sur le rebord de la fenêtre,
regardant à l’extérieur avec envie.
– Pauvre Drift ! Il s’est vraiment ennuyé, ce matin. Il mérite d’aller courir.
Les oreilles de Drift se dressèrent aussitôt. « Courir » ? Emily avait bien
dit « courir » ? Enfin !
– Je sais ! On va l’emmener faire une longue balade dans les collines, du
côté de la lande des Contrebandiers.
– On pourrait emporter un pique-nique, suggéra Jack. C’est bientôt l’heure
du déjeuner, et on a besoin de reprendre des forces après tous ces efforts.
À ce moment-là, tante Kate s’engouffra dans la maison. Elle s’installa
immédiatement devant son vieil ordinateur et se mit à pianoter sur son clavier
à toute allure. Lorsque les trois amis lui demandèrent si elle pouvait leur
préparer quelque chose à manger, elle les regarda par-dessus ses lunettes
d’un air préoccupé.
– Prenez ce que vous voulez dans le réfrigérateur. Je n’ai pas le temps, il
faut que je finisse d’écrire le discours d’accueil de Rex Malone…
– Rex Malone ? Le célèbre auteur de romans policiers ? s’étonna Emily.
– Lui-même. Il donne une conférence demain soir, à la salle communale où
sont invités les adhérents de l’association des écrivains de Cornouailles.
Bien sûr, l’événement sera très médiatique. Il y aura des journalistes.
– Tante Kate ! s’exclama Scott sur le ton de la plaisanterie. Je croyais que
Dirk Hazard était ton écrivain favori. Si jamais il apprend que tu lui préfères
soudain Rex Malone…
La vieille dame se mit à rire.
– Oh, mon chéri, je suis certaine qu’il me comprendrait.
Puis elle reporta son attention sur ce qu’elle était en train de rédiger.
Dans la cuisine, Scott choisit des gâteaux et des biscuits pendant qu’Emily
concoctait d’appétissants sandwichs. Habituée à aider ses parents en cuisine,
elle était douée !
– Ne coupe pas le jambon trop finement, recommanda Jack. Et pas de
moutarde pour moi, mais du beurre. Scott, pense à récupérer le reste de pizza
dans le frigo.
– Fais-le toi-même, répliqua Scott. On n’est pas tes serviteurs !
– Oui, mais… mes bandages ! gémit Jack en montrant ses mains.
Scott fronça les sourcils.
– Arrête d’exagérer autant, tu veux bien ?
– Exagérer ? Pourquoi ? intervint distraitement Kate en les rejoignant.
Elle leur apportait de vieux cerfs-volants.
– Emportez-les. Ils appartenaient à votre père et à votre oncle Tim quand
ils étaient enfants. Ils sont restés enfermés depuis tant d’années, inutilisés…
Et si vous vous amusiez à les faire voler ? Il y a du vent, ce sera
merveilleux !

« Moi, je n’aime pas trop ce genre de balade », pensa Jack tandis qu’ils
grimpaient à flanc de colline. C’était ennuyeux. Et à quoi bon accomplir tant
d’efforts pour redescendre de l’autre côté ensuite ? Heureusement, le ciel
était bleu, constellé de nuages floconneux qui semblaient se pourchasser
comme des moutons. Les oiseaux chantaient, Drift gambadait joyeusement, et
bientôt, ils pourraient se régaler du pique-nique qu’ils avaient emporté !
Tout en marchant, ils parlaient de l’enquête. N’avaient-ils pas découvert la
clé du mystère ? Du moins, l’une des clés…
– Normal que tous les alibis de Jessica aient été aussi parfaits, commenta
Scott. Elle s’est débrouillée pour que sa sœur jumelle, Juliette, se trouve
dans des lieux publics, bien visible : un tournoi de golf, l’aéroport, une
remise de prix, la marche aux flambeaux…
– Et comme Jessica se déguise en squelette, personne ne la reconnaît,
compléta Emily.
– C’est un plan redoutablement efficace, résuma Jack.
Ils franchirent une petite clôture et empruntèrent un sentier qui continuait à
monter. La côte devenait raide ! Enfin, ils parvinrent au sommet d’où le
spectacle était magnifique : la mer à perte de vue illuminée par le soleil, la
côte, la lande…
Ils s’installèrent sur des roches plates et mangèrent avec appétit. Puis Scott
s’allongea pour se reposer et Jack essaya de faire voler un cerf-volant.
Il partit en courant… Mais rien ne se produisit.
– Comme ça ! indiqua Emily.
Elle lui montra comment tenir la bobine qui se dévidait au fur et à mesure
qu’elle allongeait les foulées, lançant le cerf-volant en même temps. Il
s’éleva soudain, porté par le vent, et se mit à planer en déployant ses ailes.
Une tête de tigre était dessinée dessus.
– Tiens, là tu réussis à te servir de tes mains, marmonna Scott, les yeux
rivés sur son frère qui insistait pour reprendre le fil et le diriger. Mais pour
se beurrer son sandwich, tintin !
À son tour, il se leva et, grâce à l’aide d’Emily, manœuvra le second cerf-
volant, qui était à rayures multicolores.
Pendant que Jack et Scott s’amusaient, suivis par Drift, Emily sortit son
carnet et le posa sur ses genoux. Elle écrivit ses dernières conclusions,
ajoutant un alibi pour chaque délit sur la carte où figurait l’ensemble des
suspects. Sur la page opposée, elle avait déjà inscrit le nom des membres du
jury de ce fameux prix annuel attribué à un journaliste d’investigation. Ils
étaient cinq, songea-t-elle, sauf que, jusqu’à présent, Jessica n’en avait visé
que trois : Mme White, M. Price – le maire –, et Nancy Chen. Il en restait
donc deux : tante Kate et lord Huddlestone.
Jessica n’était pas le genre de personne à s’arrêter en si bon chemin… Elle
devait préparer d’autres attaques.
Emily ajouta donc deux cercles à son schéma, pour Katherine Trelawney
dite tante Kate et lord Huddlestone. Sous les noms, elle griffonna une série de
points d’interrogation.
C’est alors que l’évidence lui sauta aux yeux.
– Scott ! Jack ! Venez vite !
Soudain, elle savait où et quand le squelette risquait de frapper encore une
fois.
15
SuR Le TerRaIN

Jack entendit Emily l’appeler. Il leva les yeux, la vit lui faire des signes…
Et se prit les pieds dans une touffe d’herbe. Il tomba, roula jusqu’en bas de la
colline… Et s’emmêla au fur et à mesure dans le fil du cerf-volant. Lorsqu’il
s’immobilisa enfin, il était ficelé comme une mouche dans une toile
d’araignée. Croyant que c’était un jeu, Drift lui bondit dessus.
– Non ! cria-t-il.
Emily et Scott accoururent.
– Ça va ? demandèrent-ils à l’unisson.
Jack ferma les yeux. C’était si tentant ! S’il feignait de s’être foulé la
cheville, ils seraient obligés de le porter jusqu’à la maison. Mais il avait
juste sali son tee-shirt… et froissé sa fierté.
– Ça va.
Emily sourit.
– Ouf !
Elle s’assit à côté de lui et ajouta sans se soucier de l’état dans lequel se
trouvait Jack :
– Je suis sûre que Jessica Jones va s’attaquer aux deux autres membres du
jury : lord Huddlestone et… tante Kate.
Dorénavant, elle appelait ainsi la vieille dame. Avec la même affection
que s’il s’était agi de quelqu’un de sa famille.
– Et je sais quand elle pourrait frapper de nouveau. Demain soir, à la
conférence prévue à la salle communale ! Un écrivain célèbre est invité…
– Et tante Kate a prévenu qu’il y aurait des journalistes ! renchérit Scott.
Jessica va sûrement réaliser un reportage pour le Quotidien de
Carrickstowe. Sauf qu’il ne s’agira pas de Jessica…
– Mais de Juliette, compléta Emily d’un ton surexcité. Pendant ce temps,
Jessica, déguisée en squelette, appliquera un nouveau plan diabolique qui
visera tante Kate…
Tout en parlant, elle posa son carnet sur le ventre de Jack et compléta son
graphique.
– Dis donc, tu me prends pour une table ? protesta Jack. Et si vous me
filiez un coup de main ? Je suis ficelé comme un rôti !
Mais Emily et Scott étaient tellement absorbés qu’ils ne prêtèrent pas
attention à lui.
– J’ai une idée, dit Scott. On va vérifier si Jessica doit être envoyée sur
place demain soir.
Il prit son portable et composa un numéro.
– Le Quotidien de Carrickstowe ? Je voudrais parler à Neil Denton, s’il
vous plaît.
Quelques instants plus tard, il raccrocha et sourit à Emily d’un air
triomphant.
– Neil a jeté un coup d’œil au planning : Jessica sera présente pendant la
conférence à partir de 19 heures. Elle a prévu une interview avec Rex
Malone.
– Je m’en doutais, murmura Emily, ignorant Jack qui se tortillait pour
s’extirper des fils du cerf-volant.
Drift s’efforçait de l’aider en tirant sur la cordelette avec ses dents.
– Qu’est-ce qu’elle pourrait bien vouloir faire à tante Kate ?
– Les autres fois, Jessica s’est attaquée à quelque chose qui était lié aux
métiers des gens dont elle veut se venger, répondit Scott.
– Mais tante Kate est écrivain ! intervint Jack. Comment Jessica pourrait
l’empêcher d’écrire ? En lui déchirant son dico ? En lui volant son stylo ?
– Tante Kate écrit avec un ordinateur, rappela Scott.
Puis ses yeux brillèrent.
– Jessica va sûrement essayer de le lui abîmer ! Elle n’a qu’à insérer un
CD infecté pour détruire tous les fichiers de tante Kate.
– Pas si un antivirus est installé, objecta Emily.
Scott secoua la tête.
– Tu as déjà vu son PC ? Il est préhistorique. C’est tout juste s’il a un
écran ! On devrait prévenir l’inspecteur Hassan, au cas où…
– Impossible, l’interrompit Emily. On n’a aucune preuve. On ne sait pas si
les sœurs Jones travaillent ensemble. C’est notre théorie. Mais on peut
essayer de les surprendre en flagrant délit.
– D’accord, on peut toujours essayer, dit Jack. En attendant, please, vous
pourriez me filer un coup de main ?
À force de se démener, il n’avait réussi qu’à s’entortiller encore plus.
– La corde me serre tellement que bientôt, mon cerveau ne sera plus
irrigué ! gémit-il, plaisantant à moitié.
– Ça m’étonne que tu t’en rendes compte, se moqua Scott.
Et, enfin, il s’accroupit pour aider son frère.

Les trois amis passèrent la journée suivante à organiser leur stratégie.


Comme toujours, ce fut Emily qui imagina la meilleure tactique : Jack, Drift
et elle se rendraient tôt le matin à Castle View, un petit lotissement avec des
maisons modernes, au nord du village où Jessica habitait. Pendant ce temps,
chez tante Kate, Scott sauvegarderait les fichiers informatiques de son PC.
– Ce soir, il faudra qu’on trouve un bon endroit pour surveiller Rex
Malone, donc on sera sur place au moins une heure avant le début de la
conférence, dit Emily à Jack tandis qu’ils se dirigeaient vers Castle View. On
devra aussi se débrouiller pour surveiller la maison de Jessica : s’il y a des
gens qui entrent et qui sortent… Le succès de l’opération dépend presque
entièrement de l’organisation, donc de l’anticipation et de la préparation.
– Mouais, fit Jack.
Planifier, ce n’était pas son truc. Il préférait foncer, agir et s’adapter au fur
et à mesure. Il donna un coup de pied dans un tas de feuilles mortes et
ramassa quelques marrons qu’il glissa dans sa poche. Puis il réalisa
qu’Emily lui avait posé une question.
– Désolé, tu disais ?
Emily soupira.
– Je disais que… Oh, ce n’est pas grave. De toute façon, on y est.
Ils se trouvaient au bout de l’impasse Blossom, au milieu de maisons à la
façade de briques rouges et aux volets blancs, agrémentées de jolis jardins.
– Jessica vit au numéro 8, indiqua Emily. Comme elle est au travail, sa
voiture n’est pas là, mais je l’ai remarquée dans l’allée plusieurs fois.
Jack faillit lui demander pourquoi elle s’était déjà intéressée à ce genre de
détails mais se ravisa. De toute façon, c’était typique d’Emily. Elle avait
probablement repéré chaque véhicule de Castle Key, ainsi que leurs heures
habituelles de stationnement.
Emily, Jack et Drift se promenèrent dans l’allée pour savoir où ils
pourraient se cacher par la suite. Ils essayèrent de ne pas avoir l’air de
cambrioleurs potentiels, d’autant que des panneaux « Voisins vigilants »
étaient affichés sur toutes les fenêtres. Jack avait l’impression que derrière
les rideaux, on les surveillait.
– Mission impossible, décréta-t-il au bout d’une dizaine de minutes. Il n’y
a pas de fourrés, pas d’arbres… On sera à découvert.
Mais Emily ne l’écoutait pas. Elle contemplait une aire de jeux un peu plus
loin, à l’intersection de l’impasse et de l’allée des vergers.
– Pas mal, non ?
– Si tu veux faire du toboggan, ne te gêne pas !
– Ha, ha ! Viens…
Ils se dirigèrent vers le mini château fort en bois qui se dressait au milieu
au milieu de l’aire de jeu. Ils s’y faufilèrent, grimpèrent jusqu’en haut et
jetèrent un œil à l’extérieur.
– Génial, non ? dit Emily en regardant à travers ses jumelles. D’ici, on
peut même zoomer sur la maison de Jessica !
– On a de la chance, admit Jack.
Puis il sortit et courut jusqu’au tourniquet. Il bondit dessus et fit plusieurs
tours avant de sauter de nouveau à terre.
– Bon, on va manger ? Je meurs de faim. Tout ce travail m’a ouvert
l’appétit.
– Le travail ? répéta Emily. Quel travail ?

Pendant ce temps-là, au cottage des Roches, Scott se chargeait de la


sauvegarde de l’intégralité des fichiers stockés sur l’ordinateur de tante Kate.
Une précaution supplémentaire au cas où Jessica Jones se contenterait
d’envoyer un e-mail infecté avec l’un de ces puissants virus qui efface tout le
contenu d’un disque dur.
Tante Kate avait été enchantée que Scott lui propose de s’occuper de cette
opération délicate. Sans poser trop de questions, elle lui avait apporté une
grande boîte de CD vierges.
Refoulant tant bien que mal l’impatience mêlée d’ennui qui le gagnait,
Scott enregistra les données au fur et à mesure. Le vieux PC était d’une
lenteur exaspérante. Régulièrement, il jetait un coup d’œil aux fichiers en
train d’être copiés. Les titres des romans à l’eau de rose écrits par tante Kate
défilaient : La dernière symphonie de mon cœur, Le Baiser infini, Amour
pour toujours… Jack aurait pouffé de rire !
Scott inséra un autre CD et cliqua pour copier le répertoire suivant. Cette
fois, les intitulés changèrent radicalement : Rançon mortelle, Le loup est
silencieux, Vérité-missile. Ils ne ressemblaient pas du tout à ceux qu’on
pouvait donner à des histoires d’amour. Ils évoquaient plutôt…
Intrigué, il alla jeter un coup d’œil à la bibliothèque. Normal que ces
fichiers lui semblent familiers. Il s’agissait de best-sellers signés Dirk
Hazard.
Pourquoi Kate les possédait-elle ? Connaissait-elle personnellement ce
célèbre écrivain ? Sûrement, sinon, il ne lui aurait pas envoyé la version
électronique de ses manuscrits ! Elle avait dû écrire un article sur lui, le
rencontrer…
Quand le dernier fichier fut copié, Scott donna la pile de CD à sa tante.
– Merci, mon chéri, dit-elle. Je vais les ranger dans mon coffre-fort à la
banque.
Un coffre-fort ? Pourquoi en avait-elle besoin ?
Alors, une fois de plus, Scott se demanda si elle ne leur cachait pas
quelque chose d’important. Pour le coup, ça n’aurait rien à voir avec sa
recette de gâteau aux deux chocolats qu’elle tenait à garder ultrasecrète !
16
CHanGemeNt
De DIreCTion

Ce soir-là, à exactement 18 h 30, les trois amis et Drift prirent place dans
le petit château fort de l’aire de jeux. Un épais brouillard commençait à
tomber, enveloppant le paysage de nappes grisâtres. Leur plan était établi :
Emily et Drift suivraient Juliette Jones jusqu’à la salle communale où se
déroulerait la conférence pendant que Scott et Jack fileraient Jessica jusqu’au
cottage des Roches.
– Vérifions notre matériel, chuchota Emily. Appareil photo ? J’utiliserai
celui de mon portable.
Jack montra celui de tante Kate.
– Tu as enclenché la fonction d’enregistrement « jour et heures » ?
s’inquiéta Emily. C’est super important pour prouver que les deux sœurs sont
à des endroits différents aux mêmes moments.
– Euh, laisse-moi réfléchir… J’ai dû la mettre en route au moins six fois
depuis que tu me l’as demandé. Et tiens, c’est bizarre, elle est toujours en
marche.
Emily ignora son commentaire moqueur.
– Vous n’avez pas de semelles qui grincent, hein ? J’ai limé les griffes de
Drift pour qu’il ne fasse pas de bruit sur le macadam.
Jack réprima un fou rire. On aurait pu croire qu’Emily plaisantait… Mais
non.
– Et on porte des vêtements sombres pour passer inaperçus dans la nuit,
ajouta Scott.
« Oh, non, lui aussi, il s’y met ! » songea Jack en sortant une barre
chocolatée de sa poche.
– J’ai apporté des provisions. On doit garder suffisamment d’énergie pour
faire le guet avec efficacité. Et je vais manger maintenant au cas où le papier
crisserait.
– Tu as raison, dit Emily le plus sérieusement du monde.
Puis elle consulta sa montre.
– Dépêche-toi. Il est presque 19 heures. Elles vont arriver d’un instant à
l’autre.
Ils étaient prêts.
Ils n’avaient plus qu’à attendre que le piège se referme.

Le brouillard était si épais que même à travers ses jumelles, Emily


percevait à peine la porte du numéro 8. Enfin, celle-ci s’ouvrit et quelqu’un
sortit. Des talons claquèrent sur le bitume, se rapprochant peu à peu de
l’impasse Blossom. Puis une silhouette féminine apparut, élégamment vêtue :
long manteau noir, tailleur-pantalon à fines rayures, sac en cuir porté en
bandoulière. Sa chevelure rousse capta l’éclat du réverbère.
Le bruit des pas s’éloigna : la femme tournait au coin de l’impasse et se
dirigeait vers l’allée des vergers.
– C’est sûrement Juliette qui se rend à la conférence, chuchota Scott.
Emily acquiesça et lui tendit les jumelles.
– Je vais la suivre et je vous envoie un texto dès que je pourrai prendre
une photo. Viens, Drift !
Et Emily, accompagnée de son chien, se faufila à l’extérieur du château de
l’aire de jeux. Jack et Scott y restèrent, attendant l’apparition de la véritable
Jessica.
– Si ça se trouve, on s’est trompés, dit Jack. Peut-être que c’était elle,
Jessica, et qu’il n’y a pas de sœur. On va être coincés ici toute la nuit. J’ai
déjà des crampes.
Scott scruta la maison du numéro 8.
– Non, il y a encore quelqu’un là-bas. La lumière est allumée.
– Et alors ? Peut-être qu’elle se moque des économies d’énergie et du
réchauffement climatique !
– Chut ! La porte s’ouvre !
Jack lui arracha la paire de jumelles.
– Je veux voir si elle est déguisée en squelette.
– À cette distance, et avec ce brouillard, on ne risque pas de s’en rendre
compte.
– De toute façon, elle est en noir…
Ils s’accroupirent et gardèrent le silence tandis que Jessica passait devant
le square. Quelques instants plus tard, ils entendirent le bruit d’un moteur,
puis une voiture de sport gris métallisé roula lentement dans la rue.
– Elle conduit ? Alors que la salle communale n’est qu’à dix minutes à
pied ? s’étonna Scott.
– Je te l’ai dit, elle se fiche pas mal de l’écologie ! Suivons-la ! ajouta
Jack.
Ils avaient laissé leurs bicyclettes contre un mur de l’allée des vergers.
Sous les bandages, les mains de Jack n’étaient plus douloureuses, et il
pouvait de nouveau faire du vélo.
– On fonce ! renchérit Scott. Si on se dépêche, on arrivera au cottage des
Roches peu de temps après elle.
Ils coururent, pédalèrent aussi vite que possible… Mais rapidement, ils
comprirent que le scénario qu’ils avaient imaginé ne se produirait pas.
Jessica Jones ne se dirigeait pas du tout vers la maison de tante Kate… De
loin, ils la virent emprunter la route qui quittait Castle Key.
17
atTeNtioN, DaNGer !

Scott et Jack regardèrent les feux arrière rouges disparaître dans la nuit
brumeuse.
– On a un plan B ? demanda Jack.
Scott secoua la tête. Ils avaient été tellement certains que Jessica se
rendrait au cottage des Roches qu’ils n’avaient rien envisagé d’autre.
– Alors, on fonce derrière elle ! s’exclama Jack.
Et, se dressant sur ses pédales, il partit en trombe.
– Tu te prends pour Lance Armstrong ? cria Scott. On ne va jamais la
rattraper !
– Elle ne peut pas aller vite à cause du brouillard. Et, à moins qu’elle ne
veuille quitter l’île…
Scott se mit à pédaler derrière son frère. Après tout, oui, autant essayer…
Sinon, face à Emily, ils auraient la honte !
Ils contournèrent le village par le nord, filèrent le long du terrain de foot et
des premiers champs de lande sauvage. Leurs phares diffusaient une lumière
vacillante mais suffisante pour qu’ils puissent rouler à vive allure.
Mais… aucun signe de la voiture de Jessica devant la ferme de Roshendra.
Ils dépassèrent la route menant au lac de Polhallow et continuèrent à toute
vitesse. Scott sentait qu’il s’essoufflait ; ses muscles lui faisaient mal.
– Inutile, on n’y arrivera pas…
– Là ! s’écria Jack.
Scott aperçut alors deux points fixes et rougeoyants, un peu plus loin.
– Hourra ! s’exclama Jack. Je te l’avais dit !
Et il accéléra.
– Ce n’est peut-être pas elle…
– Mais peut-être que si !
Ils laissèrent leurs bicyclettes derrière un fourré et s’approchèrent
doucement. Jack avait vu juste : c’était la voiture de sport gris métallisé,
garée en contrebas. Quelques secondes plus tard, la conductrice en sortit.
Elle était affublée du déguisement d’un squelette… avec une grosse tête.
– Bingo ! chuchota Jack.
Jessica ajusta un volumineux sac à dos, alluma une puissante lampe torche
et partit en courant dans le brouillard, vers le site où se dressaient de
nombreux menhirs.
Lui emboîtant le pas, Scott et Jack faillirent trébucher sur le sentier
caillouteux. Ils traversèrent le terrain hérissé d’énormes rochers, un endroit
effrayant le jour… Et, à cette heure, c’était pire. Mieux valait ne pas penser
aux histoires de fantômes que le vieux Bob leur avait racontées.
Bientôt, ils comprirent où Jessica allait…
Elle filait en direction de la mine d’étain désaffectée qui appartenait à lord
Huddlestone. Le lieu était dangereux. Toutes sortes de panneaux interdisaient
l’accès aux tunnels abandonnés depuis longtemps : « Attention, danger de
mort ! », « Risques d’éboulis », « Ne pas entrer sous peine d’amende »…
Mais Jessica était en train de s’y aventurer.
Scott s’immobilisa, hésitant.
– On n’y va pas.
– Tu rigoles ? Et on la laisse s’échapper ? répliqua Jack. Pas question !
Et sans attendre de réponse, il se lança aux trousses de la journaliste.
Scott envoya un texto à Emily pour la prévenir : « JJ est à la mine… »
Il appuya sur la touche « Envoi » et se précipita derrière son frère.

Combien de temps sillonnèrent-ils le labyrinthe de tunnels sombres où plus


personne ne descendait jamais ? Par la suite, ils ne pourraient pas le
préciser…
Ils coururent longtemps, en tout cas. À pas de loup. En s’éclairant
uniquement du phare de vélo que Jack avait emporté. Un réflexe qu’il avait
toujours, afin d’éviter qu’on ne le lui vole.
Ça sentait la terre humide et le métal, un peu comme le goût du sang dans la
bouche. De l’eau glaciale dégoulinait de la voûte des souterrains. Plus loin,
la torche de Jessica – qui ne les avait pas entendus tellement elle se hâtait –,
illuminait des poutres, des montants en bois et des murs couleur rouille taillés
à même la pierre.
La journaliste savait visiblement où elle allait. Derrière, Jack et Scott
avançaient avec prudence. À un moment, elle bifurqua dans ce qui semblait
être une pièce…
Un entrepôt, constatèrent-ils, cachés derrière un amas de cordes.
Des cordages, des pics, des pioches et autres outils avaient été laissés à
l’abandon au milieu de brouettes et des chariots métalliques. Jessica extirpa
un document de son sac à dos, le déplia et le posa sur une caisse. Elle
l’étudia et partit soudain en direction d’un autre tunnel, plus étroit.
– On ne peut pas rester ici, c’est trop dangereux, déclara Scott.
– Peut-être, répondit Jack tout en rallumant sa lampe, mais je ne partirai
pas tant que je ne saurai pas ce qu’elle manigance. Il doit y avoir des
instructions sur le papier qu’elle a laissé. Il faut absolument que nous y
jetions un œil.
Scott acquiesça. Mais avant que Jack n’ait eu le temps de bouger, ils
entendirent des pas. Il éteignit sa lampe et eut juste le temps de se blottir
contre un mur, au moment où Jessica entrait dans la pièce. Elle déroulait une
bobine de câble. À nouveau, elle étudia la carte, posa son sac à dos, puis
courut en direction d’un autre tunnel.
Jack et Scott échangèrent un coup d’œil et, ensemble, bondirent dans la
salle. Jack éclaira la feuille qu’elle avait laissée. Ça ressemblait au schéma
qu’Emily avait dessiné pour garder des repères de leur enquête. En plus
étoilé et plus grand.
– C’est un plan de la mine ! chuchota Scott.
– Et tu as vu ces petites croix rouges ? Il y en a… six.
Scott se pencha pour mieux examiner le graphique. Des mots étaient
rédigés à côté des croix.
– « Ex », lut-il à mi-voix.
– « Ex » ? Comme ex… Ex-mine ? Ex-mineur ? Ex-amoureux ?
– Ex… plosifs.
Scott croisa le regard de Jack.
– Ces marques indiquent l’emplacement de charges explosives. Elle veut
faire sauter la mine.
Jack esquissa une moue.
– Normal. Son propriétaire, lord Huddlestone, était membre du fameux
jury…
18
Le PIÈge
Se ReFerMe

Scott attrapa le sac à dos que Jessica avait laissé, l’ouvrit et en extirpa
avec précaution trois bâtons de dynamite attachés ensemble avec un épais
Scotch gris.
– Waouh, fit Jack, abasourdi. Ça ressemble à ce qu’on voit dans les
dessins animés.
– Sauf que c’est vrai. Il y en a trois autres comme ça.
– Et regarde où les charges sont placées, poursuivit Scott d’une voix
sourde. Près de tunnels noyés.
– Noyés ?
– Pleins d’eau. Une eau sûrement toxique, polluée par des métaux et
d’autres produits, qui se déversera dans la rivière et le lac de Polhallow. Ça
va contaminer la flore, la faune…
– Non, parce qu’on va agir, décida Jack. Dès que JJ revient, on l’attaque.
Toi, vise ses jambes, moi, ses bras.
– Et si elle était armée ? Je n’ai pas envie qu’on se retrouve ligotés ici
pendant qu’elle mettra son maudit plan à exécution !
– Qu’est-ce que tu proposes, alors ? Qu’on retourne tranquillement à la
maison ?
– Non, j’ai une meilleure idée…
De nouveau, Scott étudia le diagramme.
– Elle a tout indiqué, vraiment tout : les fils des six bâtons de dynamite
conduisent au tunnel principal, jusqu’à l’entrée. Elle a même écrit « BC » :
boîtier de commande, je parie. C’est de cet endroit qu’elle va déclencher les
explosions pour ne pas y laisser sa peau.
– Génial ! Donc on y va et on éteint les flammes avant que ça fasse boum ?
– On n’est plus au Far West, se moqua Scott. Aujourd’hui, ça fonctionne
avec un dispositif électrique. Les fils sont reliés à de petits détonateurs.
Dans le sac, il récupéra effectivement une bobine de câbles attachés à une
extrémité, à une sorte de capsule métallique de forme ovale.
– Jessica a juste à appuyer sur un bouton, ça génère du courant
électrique… Et tout explose.
– Pigé. Alors on récupère vite ce boîtier de commande, dit Jack sur un ton
où perçait une note de panique. Elle risque de revenir d’une seconde à
l’autre.
– Sauf que le boîtier n’est pas là ! Elle l’a sûrement avec elle. On sort et
on prévient la police. Mais avant…
Scott prit l’appareil photo que Jack avait gardé autour du cou.
– On garde une preuve.
– Dépêche, je l’entends !
Scott eut juste le temps de photographier le schéma. Ils se ruèrent dans le
premier tunnel, pile au moment où Jessica s’engouffrait dans l’entrepôt.

Ils tournèrent à droite, à gauche, de nouveau à droite, puis foncèrent devant


eux. Ils grimpèrent, redescendirent, firent demi-tour, repartirent…
Et ne trouvèrent pas la sortie.
– On est déjà passés par là ! Je reconnais le tuyau rouillé ! dit Jack.
– Il y a des tuyaux rouillés partout ! rétorqua Scott.
Ils ne possédaient que le phare du vélo de Jack pour s’éclairer dans ce
labyrinthe sombre et humide.
Au bout d’une demi-heure, peut-être plus, peut-être moins, ils
s’immobilisèrent, à bout de souffle.
– On est mal, lâcha Scott.
– Mal… Tu veux dire qu’on est perdus ?
– Oui.
Scott posa le front contre la paroi de pierre rugueuse. Surtout, ne pas
paniquer... Même s’il ignorait où ils se trouvaient. Même si, d’une seconde à
l’autre, une déflagration risquait de retentir. Tout s’écroulerait, ils seraient
ensevelis… Non, réagis ! Mais à moins d’un coup de baguette magique…
Une idée lui traversa soudain l’esprit. Il se retourna, prit l’appareil photo
que Jack portait de nouveau autour du cou et l’alluma.
– Et si on consultait la carte des lieux ? suggéra-t-il d’une voix cool,
comme s’il avait planifié cette solution depuis le début.
Oui, ça irait. Ils allaient s’en tirer !
La photo du schéma réalisé par Jessica brilla sur le petit écran d’affichage.
Scott zooma pour élargir les lignes du graphique.
– Tu es un génie, dit Jack en riant presque. Pour être franc, je commençais
à avoir une sacrée frousse.
Mais, les yeux rivés sur le dessin, Scott sentit une nouvelle bouffée
d’angoisse l’envahir.
– En fait, on ne sait pas où on est… Donc on ne peut pas se repérer. Autant
utiliser une carte de New York ou de Bangkok, marmonna-t-il.
– On est toujours perdus ? balbutia Jack.
– J’en ai bien peur.
À ce moment-là, ils entendirent un bruit strident, comme un crissement, et
quelque chose leur frôla les pieds.
– Des rats ! s’écria Jack en attrapant le bras de Scott. Super ! Si on
n’explose pas avec la dynamite, on sera dévorés par ces bestioles !
– Mais non ! On va repartir et marcher vers le haut ! On finira bien par
tomber sur la sortie, affirma Scott d’un ton assuré.
Sauf que l’image d’un crâne barré d’ossements venait de surgir en lui,
ainsi que l’avertissement « danger de mort ».
19
L’IMprÉVU

Pendant ce temps, Emily mettait parfaitement en place tout ce qu’elle


avait envisagé. Elle avait suivi Juliette Jones jusqu’à la salle communale sans
être repérée. Elle avait installé son poste d’observation dans un buisson bien
placé. Et, de cet endroit, elle observait chaque mouvement de Juliette Jones.
D’ici dix minutes, la conférence débuterait, et le public commençait à
arriver. De nombreuses chaises avaient été disposées sur une estrade, ainsi
qu’une grande table. Mme Loveday s’affairait, posant une carafe d’eau et des
verres, nettoyant le micro… Tante Kate, très chic en pull à col roulé et
pantalon bleu, sa chevelure grise maintenue par de la laque et quelques
barrettes supplémentaires, discutait avec un homme chauve et corpulent. Sans
doute Rex Malone, songea Emily. Son crâne reflétait la lumière des spots.
Elle n’avait pas imaginé que l’auteur de romans à suspense comme Le jeu du
rasoir ou Cibles par millions aurait cette allure-là ! Vêtu d’un pull rouge
sans manche, et d’une chemise blanche ornée d’un nœud papillon à pois, il
ressemblait davantage à un animateur de foire !
Juliette Jones se dirigea vers tante Kate qui, en souriant, la présenta à Rex
Malone. Juliette sortit son carnet et son enregistreur – elle portait le joli sac
noir de Jessica en bandoulière – et posa des questions. Ensuite, elle prit
quelques photos de Rex Malone assis à une table, son dernier livre à la main.
De l’autre côté de la fenêtre, cachée, Emily parvint à faire quelques photos
comportant l’heure et la date.
– Mission accomplie ! chuchota-t-elle à Drift.
Elle envoya un texto à Scott pour le prévenir, et attendit qu’il lui réponde.
Mais le message qu’elle reçut la laissa perplexe : « JJ est à la mine… »
À la mine ? La mine d’étain abandonnée ? Comment était-ce possible ?
Elle ne s’était pas rendue chez tante Kate ? Ça, ce n’était pas du tout prévu !
Emily réfléchit rapidement. Lord Huddlestone ne vivait pas à Castle Key.
Il possédait des propriétés en Cornouailles, à Londres, et probablement dans
les Caraïbes, à Paris… Il était également le propriétaire de l’intégralité du
territoire nord-est de l’île, donc de la mine désaffectée. L’endroit était fermé
depuis des années, mais d’après certaines rumeurs, lord Huddlestone voulait
l’ouvrir au public prochainement. Ce serait une attraction touristique.
Quelque chose que Jessica Jones s’apprêtait probablement à détruire…
Alors que Scott et Jack étaient là-bas.
Un mauvais pressentiment envahit Emily.
Sans hésiter, elle prit Drift dans ses bras et courut chercher son vélo.

Le petit chien sauta dans le panier et Emily pédala dans la nuit et le


brouillard aussi vite que possible. Elle parvint sur place une quinzaine de
minutes plus tard.
La voiture de sport gris métallisé de Jessica Jones était garée sur le bas-
côté ; vide.
Emily éteignit les phares de sa bicyclette et se dirigea vers la mine. Pas
question qu’elle trahisse sa présence en allumant sa lampe torche, mais elle
avait un plan B : les jumelles de vision nocturne de tante Kate ! Elle les avait
gardées depuis qu’elle s’était déguisée en Maya Diamant. Elle les rendrait
par la suite, bien sûr. Une chance que tante Kate ne les lui ait pas réclamées.
Elle ajusta les réglages. Les lentilles captèrent les rayons de la lune et des
étoiles qui filtraient à travers la brume épaisse. L’environnement se para
d’une teinte verdâtre, ce qui ne l’étonna pas : elle l’avait lu dans son manuel
de survie. Le vert se percevait plus facilement, donc on l’utilisait comme «
couleur repère ».
Le cœur battant, Emily s’élança vers l’entrée du labyrinthe souterrain. À
côté d’elle, Drift gambadait. Lui, il n’avait pas besoin de lunettes ! Mais au
moment de pénétrer à l’intérieur, elle s’immobilisa, glacée d’effroi. Tout était
si obscur et silencieux… Scott et Jack se trouvaient-ils réellement là-
dedans ? Seuls ?
Un panneau affichant un crâne barré d’ossements accrocha son regard. Oui,
ici, on était en danger de mort. Il ne fallait pas y aller. Malgré tout, elle
esquissa quelques pas… et, à ce moment-là, sentit quelque chose rouler sous
ses pieds. Elle se pencha et ramassa deux marrons.
Des marrons ?
Comme ceux que Jack avait récupérés l’autre fois, lorsqu’ils se trouvaient
près de chez Jessica Jones pour préparer leur surveillance.
Emily sentit un frisson glacial la parcourir. C’était la preuve que Jack était
passé par là. Puis elle aperçut autre chose par terre. Du papier froissé. Elle
le ramassa, le déplia et lut les quelques lettres qui apparaissaient : D.Y.N.A.
– Dyna ? répéta-t-elle à mi-voix. C’est quoi ?
Puis elle comprit. Dynamite. Jessica Jones avait dû acheter de la dynamite
pour tout faire exploser.
Refoulant sa panique, elle hésita. Si elle s’écoutait, elle s’engouffrerait
aussitôt dans la mine… Sauf que les tunnels s’étendaient sur plusieurs
kilomètres, sous la mer par endroits. Elle risquait de se perdre, donc de ne
pas pouvoir aider ses amis.
Elle prit son téléphone et composa le numéro du commissariat de police de
Carrickstowe.
20
oN y Va !

– On est en route…
À l’autre bout de la ligne, la voix de l’inspecteur Hassan était ferme.
– Et j’envoie une équipe de pompiers au cas où tes amis seraient piégés à
l’intérieur. On sera là d’ici dix minutes. Tu restes dehors et tu nous attends.
Compris, mademoiselle Wild ? Ne fais rien de stupide !
– Non, non, promit Emily.
Elle coupa la communication et s’appuya contre un rocher sur lequel était
fixé un écriteau portant l’inscription « Eau contaminée ».
Drift se blottit contre elle en gémissant. Emily le caressa.
– Je sais. Moi aussi, j’espère que Jack et Scott vont bien.
Son chien renifla les marrons qu’elle avait gardés dans la main. Puis il
renifla le sol et fila à toute vitesse vers l’entrée de la mine.
– Reviens ! appela Emily. La police arrive !
Mais Drift flaira l’air, et poursuivit. Il avait forcément senti Jack et Scott ;
leur peur, le danger qu’ils couraient… Il voulait les sauver tout de suite ! Il
aboya deux fois pour s’assurer qu’il avait capté l’attention d’Emily puis il
bondit dans le tunnel noir.
Alors, Emily se précipita derrière lui. À l’entrée du souterrain, elle alluma
sa lampe torche. Drift s’était figé, une patte en l’air. Dès qu’il la vit, il poussa
un léger aboiement et repartit dans le tunnel. Parvenu au bout, il tourna. « J’ai
promis à l’inspecteur de ne rien faire de stupide, songea Emily. Mais ce n’est
pas stupide d’essayer de sauver Scott et Jack avec Drift. Surtout si je me
débrouille pour ne pas me perdre ! »
Il fallait juste qu’elle laisse des repères derrière elle. Fouillant son sac,
elle trouva le fil du cerf-volant qui s’était emmêlé autour de Jack. Elle l’avait
rangé en formant une grosse pelote, et oublié. Exactement ce dont elle avait
besoin ! Elle en attacha l’extrémité à un clou fixé sur un montant en bois près
de l’entrée puis, gardant la cordelette à la main, rejoignit Drift en courant.

Jack peinait à suivre Scott. Pour lui, les jeux étaient faits. Game over. Ils
se trouvaient au milieu d’un dédale souterrain invraisemblable, et bientôt
sans lumière : la batterie de son phare de vélo commençait à faiblir. S’ils
survivaient à l’explosion des six bâtons de dynamite, ils seraient piégés par
les éboulis ou balayés par les torrents d’eau. Dur. Il avait échappé au pire en
se sauvant d’un incendie trois jours plus tôt, et voilà qu’il risquait de nouveau
de périr dans des conditions terribles…
Démoralisé, il ne réagit même pas quand un nouveau rat fila entre ses
pieds.
Sauf que le rat lui lécha la cheville. Jack sursauta. Un mutant géant ?
Ensuite, le rat aboya.
– Drift ?
Jack faillit s’évanouir de soulagement. Il tomba à genoux et serra le petit
chien dans ses bras. Peut-être hallucinait-il… Tant pis !
– Emily ? s’écria Scott au même instant. Waouh, c’est toi !
Levant les yeux, Jack fut ébloui par une torche aussi aveuglante qu’un
rayon laser.
– Tu nous as trouvés ! Tu es géniale !
– Elle est géniale, oui. Tu sais comment on sort d’ici ? demanda Scott à
Emily.
– Bien sûr, sinon, je ne serais pas venue ! ajouta Emily en montrant le fil
qu’elle tenait. Suivez-moi !
– On se grouille, Jessica a des explosifs, dit Jack tandis qu’ils emboîtaient
le pas à Emily.
– Je sais ! Vous avez repéré l’endroit d’où elle veut tout faire sauter ?
– C’est près de l’entrée du tunnel principal, répondit Scott.
Ils s’y engouffrèrent quelques minutes plus tard. Jack n’en croyait pas ses
yeux. Scott et lui n’avaient fait que tourner en rond pendant si longtemps !
Soudain, Scott retint Jack et Emily.
– Elle est là ! chuchota-t-il.
Ils risquèrent un œil vers l’entrée. Dans le halo de brouillard éclairé par la
lune, on distinguait une silhouette déguisée en squelette, accroupie, en train
de s’éclairer à l’aide d’une lampe torche. Elle manipulait un boîtier…
– Elle veut connecter le fil du détonateur, murmura Emily.
– Ce fil-là ?
Jack montra, du bout du pied, un câble électrique au sol.
– J’imagine que oui. Il doit se diviser un peu plus loin pour se relier aux
six bâtons de dynamite, dit Scott à mi-voix.
Jessica Jones venait de se relever. Elle tenait un appareil dans la main.
– Il faut l’arrêter, décida Emily. La police arrivera trop tard.
– Tu as gardé la pince coupante de tante Kate ? demanda Scott.
Emily fouilla dans son sac et lui tendit le faux tube de rouge à lèvres.
– Tu penses vraiment à tout, observa Jack.
– Je suis organisée, dit Emily. Si tu provoques un court-circuit, ça
explosera quand même, ajouta-t-elle à l’attention de Scott, devinant ce qu’il
voulait faire.
– On n’a pas le choix. Jessica déclenchera tout dans une minute.
– Vas-y, encouragea Jack.
Emily acquiesça d’un signe de tête.
Scott s’agenouilla et glissa le câble entre les lames. Il ferma les yeux et
actionna la pince. Un déclic retentit…
Et rien n’explosa.
Un peu plus loin, Jessica secouait désespérément la télécommande qu’elle
finit par lancer sur le sol.
– Tu as réussi ! s’exclama Emily.
Au même instant, trois silhouettes apparurent derrière Jessica, lui barrant
le passage.
– Qu’est-ce qui se passe, ici ? interrogea l’inspecteur Hassan d’un ton
sévère.
Sa forte voix résonna dans le souterrain.
Jack souleva les deux morceaux de câble sectionné.
– Plus grand-chose, je crois !
21
Une PetiTe
ÎLe TRaNQUIlle ?

Une fois que l’inspecteur Hassan se fut assuré que personne n’était piégé
dans la mine, il écouta les explications des trois amis. Ses coéquipiers et lui-
même félicitèrent chaleureusement Emily, Scott et Jack. Grâce à eux,
l’énigme du squelette était résolue, on comprenait l’origine des différents
accidents qui avaient secoué l’île, et on venait d’éviter une terrible
catastrophe qui aurait pollué la rivière et le lac de Castle Key.
Jessica Jones fut conduite au commissariat, et Juliette Jones arrêtée par des
collègues de l’inspecteur Hassan. Ce dernier raccompagna les trois amis au
cottage des Roches – on leur rapporterait leurs vélos plus tard –, et ils
retrouvèrent tante Kate, qui revenait de la conférence accompagnée de Rex
Malone.
– Décidément ! Qu’est-ce qu’ils ont fait, encore ? s’inquiéta tante Kate.
Jack, tu es blessé ?
– Ils vont tous bien, assura l’inspecteur Hassan. Mais ils viennent de
passer une soirée quelque peu mouvementée !
– Ma chère Kate, je croyais que tu avais choisi Castle Key pour son calme,
observa Rex Malone d’un ton amusé. Je pense que tu serais plus tranquille à
Piccadilly Circus, en plein cœur de Londres !
Puis il s’adressa à Scott, Jack et Emily :
– Nous avons eu droit à une descente de police en pleine conférence. Ils
ont arrêté cette journaliste aux magnifiques cheveux roux alors que nous
venions de terminer l’interview. Je crois qu’elle s’appelle Jessica Jones.
– Juliette Jones, rectifia Scott. Elle a prétendu être Jessica. En fait, il s’agit
de sa sœur jumelle…
– Et Jessica, elle, avait des choses beaucoup plus importantes à faire !
compléta Jack.
Rex et tante Kate échangèrent un coup d’œil amusé. Ou complice ? Ils
semblaient très bien se connaître, tous les deux…

Tout le monde se rassembla au cottage des Roches. Jack n’avait jamais vu


une telle foule dans le petit salon douillet de tante Kate. En plus de Scott,
Jack, Emily et Drift, tante Kate, Rex Malone et l’inspecteur Hassan, le père
d’Emily les rejoignit. Tante Kate alluma un feu dans la cheminée et servit des
biscuits, du thé ainsi que du chocolat chaud.
Les trois amis racontèrent comment ils avaient établi un lien entre les
différents délits criminels et le prix du meilleur journaliste d’investigation
attribué à Neil.
– C’est tante Kate qui nous a mis sur la piste, expliqua Emily. Jessica
voulait se venger du jury qui ne lui avait pas donné le trophée, mais
également de Jago Merrick qui avait dévoilé l’histoire des quotas de pêche à
Neil, et pas à elle.
– Elle a fait appel à Juliette, sa sœur jumelle, qui s’est transformée en
Jessica pour lui fournir un alibi à chaque fois qu’elle accomplissait un
nouveau méfait, ajouta Scott.
– Elle s’est déguisée en squelette pour qu’on ne la reconnaisse pas,
poursuivit Jack. Et ça a pimenté les articles… qu’elle-même écrivait et
publiait en scoop, puisqu’elle était toujours la première arrivée sur place.
Emily, au début, n’a pas cru à sa culpabilité. Elle avait confiance en Jessica.
Mais je savais que mon hypothèse était la bonne.
– Ton hypothèse ? répétèrent Scott et Emily en chœur.
Puis ils se regardèrent et éclatèrent de rire.
Peu de temps après, l’inspecteur Hassan reçut un appel qu’il alla prendre
dans la pièce voisine.
– C’était le commissariat, annonça-t-il en revenant quelques instants plus
tard. Jessica Jones a tout avoué. Apparemment, sa sœur a eu des problèmes
d’argent quand elle vivait aux États-Unis. Jessica lui a proposé de l’aider si,
en échange, elle lui donnait un coup de main pour sa vengeance.
Il prit un gâteau et ajouta :
– Lord Huddlestone m’a aussi téléphoné. Il tient à vous remercier d’avoir
empêché une telle catastrophe de se produire. Si l’explosion avait eu lieu,
l’eau aurait été polluée et il aurait dû dépenser une fortune pour essayer
d’assainir la situation.
– « Essayer », répéta le père d’Emily. Les dégâts sur l’environnement
auraient été durables. Cela aurait été un véritable désastre écologique.
– C’est certain, admit l’inspecteur.
Puis il regarda Scott, Jack et Emily d’un air sévère.
– La catastrophe aurait été encore plus grave s’il vous était arrivé quelque
chose. Dois-je vous répéter que pénétrer dans une mine désaffectée est
extrêmement dangereux ? Vous avez été inconscients !
– Mais on devait empêcher Jessica de nuire ! protesta Jack.
– Je ne pouvais pas laisser Drift y aller tout seul ! affirma Emily en même
temps.
Elle câlina son chien qui s’était lové sur ses genoux.
– J’aurais eu trop peur pour lui.
L’inspecteur Hassan lissa sa moustache noire, l’air pensif.
– Eh bien, mes jeunes amis, nous avons eu de la chance. Vous êtes sains et
saufs. Quant à lord Huddlestone, il vous a promis une importante
récompense… que vous méritez largement !

Alors que tout le monde s’apprêtait à partir, Jack, Scott et Emily se


retrouvèrent un moment pour discuter entre eux.
– Emily, encore une fois, merci d’être venue nous tirer de là, dit Scott. On
était vraiment dans le pétrin.
Emily sourit.
– Dans le pétrin… et dans le souterrain ! Mais je vous signale que c’est
Drift qui vous a retrouvés. Je l’ai juste suivi.
– Merci, Drift, dit Jack en ébouriffant le pelage du petit chien. N’empêche,
Emily, comment tu as eu l’idée d’utiliser le fil du cerf-volant pour ne pas te
perdre ? Dans ton fameux Manuel de survie destiné aux agents secrets ?
– Non…
Emily se mit à rire.
– C’est grâce à un livre sur la mythologie grecque qu’on est en train de lire
en classe. Quand Thésée part dans le labyrinthe pour tuer le Minotaure,
Ariane lui donne une pelote de fil pour qu’il puisse retrouver son chemin.
– Ah, d’accord, je vois. En fait, c’est grâce à moi, ajouta Jack. Si je ne
m’étais pas emmêlé, Emily n’aurait pas eu cette corde dans son sac. Je peux
vous le dire maintenant : j’avais tout prévu.
– Ben voyons, s’esclaffa Scott. Le jour où toi, tu prévoiras quelque
chose…
– Ça arrivera très bientôt ! se défendit Jack. Pour savoir comment je
dépenserai l’argent que nous donnera lord Huddlestone ! En fait, je le sais
déjà : d’abord, je veux acheter des billets pour le match Brésil-Angleterre. Il
y aura une rencontre amicale quand l’équipe brésilienne aura fini ses
vacances en Cornouailles.
– Moi aussi, j’ai envie d’y aller ! Places aux premières loges ! précisa
Scott avec enthousiasme. Et toi, Emily, qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Une de
ces jolies sacoches noires comme celle de Jessica Jones ? Avec tes initiales
dessus et plein de poches pour ranger ton matériel d’enquête ?
Emily sourit.
– Comment vous avez deviné ? Et tante Kate a dit que je pouvais garder les
lunettes de vision nocturne et le rouge à lèvres qui se transforme en pinces. Je
tiens à bien les ranger !
À ce moment-là, Drift les regarda en dressant son oreille avec des taches
brunes.
– T’inquiète, on ne t’a pas oublié, Superdog ! s’exclama Emily. Toi aussi,
tu as droit à une récompense. Un bel os et une longue promenade !
– Emily ! Tu viens ?
Son père l’appelait depuis le jardin.
– Bon, qu’est-ce qu’on fait demain ? demanda Jack tandis qu’ils
raccompagnaient Emily. C’est notre dernier jour avant de rentrer à Londres…
Scott haussa les épaules.
– Vu la semaine délirante qu’on vient de passer, on pourrait peut-être se
contenter d’une journée tranquille, non ?
Jack le dévisagea comme s’il venait de lui suggérer de s’envoler pour la
planète Mars.
– Une journée tranquille ? Ici ? À Castle Key ? Même pas en rêve !
– Surtout si je m’en mêle ! renchérit Emily, les yeux brillants de malice.
Scott éclata de rire. Bien sûr, à Castle Key, on ne s’ennuyait jamais…
L’aventure semblait les guetter à chaque instant !
Table des matières
LE MYSTÈRE DU SQUELETTE FANTÔME

L'île de Castle Key - carte


Retour à Castle Key
L’article dans le journal
Ça s'aggrave
Franchement bizarre
Vive le surf !
La marche aux flambeaux
Panique
Sauvé de justesse
Le réseau de tante Kate
Une histoire de vengeance ?
Insoupçonnable
Le chaînon manquant
Vrai ou faux ?
Le mystère s'épaissit
Sur le terrain
Changement de direction
Attention danger !
Le piège se referme
L’imprévu
On y va !
Une petite île tranquille ?
Copyright
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ADVENTURE ISLAND
LE MYSTÈRE DU SQUELETTE FANTÔME

Titre original
The Mystery of the Vanishing Skeleton
© Helen Moss 2011
Carte, © Leo Hartas 2011
Publié pour la première fois en 2011
par Orion Children’s Books
Une division de Orion Publishing Group Ltd
(Orion House, 5 Upper St Martin’s Lane, London WC2H 9EA)

Illustration de couverture : Yann Tisseron


Direction : Guillaume Arnaud
Direction éditoriale : Sarah Malherbe
Édition : Raphaële Glaux, assistée de Morgane Jollivet et d’Anne
Castaing
Direction artistique : Élisabeth Hébert
Réalisation numérique : andaollenn, Gwenael Dage
© Fleurus, Paris, 2015.
Site : www.fleurus-numerique.com
ISBN : 978-2-2151-2683-6
ISBN numérique : 9782215130512
Dépôt légal : septembre 2015
Tous droits réservés pour tous pays.
« Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la
jeunesse. »
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