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de l’Université Saint-Joseph
Volume LXIV – 2012
Résumés/Abstracts 11
Préface
Daniel De Smet et Meryem Sebti 27
Introduction
Ziad Bou Akl 167
La notion de waǧh al-ḥikma dans les uṣūl al-fiqh d’Abū Isḥāq al-Šīrāzī
(m. 476/1083)
Éric Chaumont 213
Introduction
Pierre Lory 311
Carmela Baffioni, Accademia Nazionale dei Lincei, Palazzo Corsini – Via della
Lungara, 10 – 00165, Rome.
baffioni@unior.it
Mohammad Hocine Benkheira, École pratique des hautes études, Section des
Sciences Religieuses, 4-14 rue Ferrus, 75014 Paris, France.
hocine.benkheira@gsrl.cnrs.fr
Ziad Bou Akl, École normale supérieure, département ECLA, 45 rue d’Ulm,
75230 Paris Cedex 05, France.
ziad.bou.akl@ens.fr
Jean-Charles Coulon
jeancharles.coulon@gmail.com
Daniel De Smet, Laboratoire d’étude sur les monothéismes, UMR 8584, CNRS,
7 rue Guy-Môquet, F 94801 Villejuif Cedex, France.
daniel-desmet@belgacom.net
Asma Hilali, The Institute of Ismaili Studies, 210 Euston Road, London NW1 2DA,
UK.
ahelali@iis.ac.uk
Christian Jambet, École pratique des hautes études, Section des Sciences Religieuses,
4-14 rue Ferrus, 75014 Paris, France.
christian.jambet@wanadoo.fr
Pierre Lory, École pratique des hautes études, Section des Sciences Religieuses,
4-14 rue Ferrus, 75014 Paris, France.
lorypierre@gmail.com
Meryem Sebti, UPR 76 – Centre Jean Pépin, CNRS, 7 rue Guy-Môquet, B.P. 8,
F 94801 Villejuif Cedex, France.
sebti@vjf.cnrs.fr
9
Mathieu Terrier, Laboratoire d’étude sur les monothéismes – CNRS, 7 rue Guy-
Môquet, F 94801 Villejuif Cedex, France.
met_terrier@yahoo.fr
Anne Troadec, Centre Louis Pouzet d’étude des civilisations anciennes et médiévales,
rue de l’Université Saint-Joseph, BP 16-6775 Achrafieh, Beyrouth, Liban.
annetroadec@gmail.com
Coran, hadith et textes intermédiaires.
Le genre religieux aux débuts de l’islam
Asma Hilali
Introduction
Dans son travail sur les Faḍā’il al-Qur’ān (Les vertus du Coran), Asmā’ Afsaruddin
utilise plusieurs termes afin de désigner les textes, objet de son étude : « genres »,
« récits », « travaux », « sections », « sujets », « littératures »1. Les catégories selon
lesquelles elle classe les premières traditions sur les vertus du Coran reposent sur
l’identité des transmetteurs, leurs profils et leurs fonctions. Le genre littéraire est
défini par rapport au statut du transmetteur, Prophète, Compagnon ou Suivant.
L’auteur reprend les mêmes catégories qu’on retrouve dans les sources anciennes.
Cependant, derrière les catégories en apparence immuable des premières traditions,
il y a la notion problématique du genre religieux.
La notion de genre littéraire possède une longue histoire dans la philosophie et la
critique littéraire2. Elle désigne chez Platon le mimétisme entre différents textes et sa
définition chez les philosophes postmodernes l’établit comme lien d’appartenance et
de différence littéraire3. Le genre demeure cependant une notion insaisissable qui fait
appel souvent à des notions complémentaires4.
Une fois appliquée à la littérature religieuse, la notion de genre exprime
une relation au texte, et est indissociable de l’étude de la langue et du discours5.
L’émergence du genre religieux dépend des outils épistémologiques d’organisation
1
Asfaruddin Asmā’ (2002), « The Excellences of the Qur’an : Textual Sacrality and the Organization of
Early Islamic Society », Journal of the American Oriental Society 122/1, p. 1-24. Pour la définition du
genre comme un Umbrella concept (un concept parapluie) relié à son tour à un ensemble de concepts
dérivés, voir Harris Trudier (1995), « Genre », Journal of American Folklore 108/430, p. 509-527 (p. 509).
2
Cohen Ralph (1986), « History and Genre », New Literary History 17/2, Interpretation and Culture,
p. 203-218 (p. 203-206).
3
Derrida Jacques (1986), « La loi du Genre », in id., Parages, Galilée, Paris, p. 287.
4
Ibid.
5
À propos du texte religieux comme genre, voir Keane Webb (1997), « Religious Language », Annual
Review of Anthropology 26, p. 47-71 (p. 48).
30 Asma Hilali
6
L’activité « d’écriture sacrée » (Scriptures) ne remet d’aucune façon en question la nature sacrée des
mêmes écritures. Voir à ce propos, Cantwell Smith Wilfred (1993), What is Scripture? A Comparative
Approach, Fortress Press, Londres, p. 21.
7
Ibid., p. 62. William A. Graham considère que le texte religieux n’est pas un genre littéraire mais un genre
historico-religieux. Graham William A. (1987), Beyond the Written Word. Oral Aspects of Scripture in the
History of Religion, CUP, Cambridge, p. 6.
8
Graham, Beyond the Written Word, p. 18.
9
Donner Fred M. (1998), Narratives of Islamic Origins: The Beginning of Islamic Historical Writing,
Darwin Press, Princeton, p. 27 et p. 285-290. L’auteur considère que l’état de la société islamique naissante
et les moyens de communication rendent difficilement vraisemblable le contrôle de la rédaction et de
l’unification du corpus du Coran.
10
Hilali Asma (2006), « Abd al-Ramān al-Rāmahurmuzī (m. 360/971) à l’origine de la réflexion sur
l’authenticité du hadith », Annales Islamologiques 39, p. 131-147 (p. 142-145).
11
Id., (2011), « Compiler, exclure, cacher. Les traditions dites forgées dans l’Islam sunnite (vie/xiie siècle) »,
Revue de l’histoire des Religions 2, p. 163-174 (p. 172).
12
Graham, Beyond the Written Word, p. 94, n. 55.
gestation du genre religieux a lieu dès les débuts de la transmission à travers la mise
en place progressive des lois du genre liées à sa récitation et son apprentissage13.
Géographiquement, les débuts de la transmission du Coran et du hadith se situent
aux deux plus anciens centres d’enseignement islamique dans la péninsule arabique,
la Mecque et Médine. Cependant, la conquête musulmane qui couvre progressivement
le nord de la péninsule arabique, l’Asie centrale, l’Afrique du Nord et la péninsule
ibérique fait de l’espace de la transmission un espace en mouvement marqué par le
voyage en quête du savoir (al-Riḥla fī ṭalab al-‘ilm)14. Le voyage suit généralement
l’évolution géographique des centres d’enseignement. Le terme arabe ‘ilm (science)
dénote dans ce contexte ancien le hadith, le Coran et les préceptes religieux et
annonce la complexité des matériaux transmis. Les maîtres voyagent autant que
les disciples afin de former les étudiants et les nouveaux convertis car les voyages
étaient souvent liés aux missions militaires, politiques, et économiques. Les cercles
d’enseignement suivent l’évolution de la société musulmane qui passe au semi-
nomadisme. L’islamisation de la terre d’islam ne correspond pas à son arabisation.
La présence de non-musulmans dans l’espace musulman de la post-conquête et le
caractère progressif de la conquête islamique militaire et surtout administrative sont
déterminants pour l’histoire de la transmission des textes religieux. L’ensemble de
ses éléments attire l’attention sur l’aspect linguistique et culturel hétérogène des
participants aux cercles de transmission. Le même aspect influence le déroulement
de l’étude des textes qui s’accompagne souvent d’instructions de lecture et de
différentes formes d’interprétation destinées aux étudiants qui ignorent la langue
arabe autant que les textes fondateurs de la nouvelle religion.
Notre examen de l’activité de la transmission et son impact sur l’émergence de la
notion de genre s’appuie sur deux sources : la littérature des Ṭabaqāt (Générations)
et plus précisément Muḥammad Ibn Sa‘d (m. 230/845) et son Kitāb al-Ṭabaqāt
al-kabīr, source incontournable de récits sur la transmission des textes lors des
13
Parmi les éléments déterminants du genre littéraire figure la conscience de son existence de la part de ceux
qui lisent le texte, voir Cohen, « History and Genre », p. 204.
14
Les moments importants du voyage en quête du savoir et sa représentation dans les sources sunnites font
l’objet des études suivantes : Jabali Fuad (2003), The Companions of the Prophet : A Study of Geographical
Distribution and Political Alignments, Brill, Leyde ; Sublet Jacqueline (1964), « Un itinéraire du fiqh
Šāfi‘ite d’après al-Ḫaţīb al-‘Uṯmānī », Arabica 11, p. 188-195 ; Madelung Wilferd (1982), « The Early
Murji‘a in Khurāsān and Transoxania and the Spread of Ḥanafism », Der Islam 59, p. 32-39 ; Lucas Scott C.
(2004), Constructive Critics, Hadith Literature, and the Articulation of Sunni Islam. The Legacy of the
Generation of Ibn Sa‘d, Ibn Ma‘in, and Ibn Hanbal, Brill, Leyde, p. 327-369 ; Zaman Qasim Muhammad
(1997), The Emergence of the Proto-Sunni Elite, Brill, Leyde, p. 83. Sur les voyages en quête du savoir
dans la péninsule arabique de la post-conquête, voir Robinson Chase (2000), Empire and Elites After the
Muslim Conquest. The Transformation of Northern Mesopotamia, CUP, Cambridge, p. 34.
32 Asma Hilali
trois premiers siècles de l’islam15. La deuxième source est un folio provenant d’un
manuscrit coranique datant du septième siècle de l’ère commune, le ms. San‘ā, Dār
al-Maẖṭṭūṭāṭ, 01-27.1 (Yémen), témoignant probablement de l’état le plus ancien du
Coran. L’exploration de la notion de genre religieux dans ces deux sources s’inscrit
dans « l’étude interne » des sources et interroge la forme littéraire du texte, sa
structure et son argumentation16.
Des indices sur la récitation et l’étude du Coran et du hadith abondent chez Ibn Sa‘d.
La description de la séance d’enseignement comporte souvent la mention du texte
récité et commenté. La récitation inclut l’apprentissage du Coran et de la loi sacrée
(fiqh) dans la même séance17. L’examen des termes montre la distinction effectuée
par les transmetteurs entre les matériaux au sein d’une même séance. L’effort même
de distinguer les textes prend souvent la place de l’argument central du récit.
Lorsque les Compagnons du Prophète se réunissaient pour la transmission du
hadith, leur transmission (ḥadīṯuhum) concernait la loi sacrée (fiqh) à moins qu’ils
n’ordonnent à un homme de leur réciter (yaqra’u ‘alayhim) une sourate (sūratan)
ou que quelqu’un récite une sourate du Coran (sūratan mina al-Qur’ani) de son
propre gré18.
Le verbe lire (en arabe, qara’a) désigne, dans le contexte du cercle d’enseignement,
la récitation à haute voix. La technique de récitation à haute voix apparaît dans la
préposition (‘alayhim) et souligne la différence entre la simple lecture (qirā’a) et la
récitation. La lecture à haute voix correspond en effet à la technique de tilāwa (récitation
liturgique). Dans son étude des expressions religieuses islamiques, Frederick Denny
remarque que la racine t-l-w est réservée à la lecture du Coran ainsi qu’aux écritures
des gens du livre19. Il cite à ce propos le verset du Coran : « Commanderez-vous aux
gens de faire le bien, et vous oubliez vous-mêmes de le faire, alors que vous récitez
15
À propos d’Ibn Sa‘d et de son intérêt pour l’étude de la transmission des textes lors des trois premiers
siècles de l’islam, voir Lucas, Constructive Critics, p. 328.
16
Günter Sebastian (2005), « Assessing the Sources of Classical Arabic Compilations : The Issue of
Categories and Methodologies », British Journal of Middle Eastern Studies 32/1, p. 75-98 (p. 75).
17
À propos de la traduction impossible du terme fiqh et l’ambiguïté de sa signification lors des deux premiers
siècles, voir Johansen Baber (1999), Contingency in Sacred Law. Legal and Ethical Norms in the Muslim
Fiqh, Brill, Leyde, p. 22.
18
Ibn Sa‘d Muḥammad (1957-1968), Kitāb al-Ṭabaqāt al-kabīr, éd. ‘Abbās Iḥsān, 9 vol., Dār Sādir,
Beyrouth, vol. I, p. 374.
19
Denny Frederick M. (1992), « Components of Religion : The Case of Islam », OAH Magazine of History
6/3, Teaching and Learning about Religion, p. 23-28.
20
Coran, II 44.
21
Coran, III 113.
22
Graham, Beyond the Written Word, p. 8-9.
23
Le terme hadith a été utilisé pendant les deux premiers siècles comme synonyme d’autres termes, comme
celui de tradition (sunna), vestige (aṯar), etc. Sa signification s’étend parfois aux paroles des anciens et aux
proverbes en général.
34 Asma Hilali
et des quatre califes, c’est-à-dire sur ce qui sera appelé à la fin du iie/viiie siècle,
« hadith »24. Il y a une superposition de textes dans la séance d’où émergent trois
éléments de classification : un élément structurel – le hadith est le cadre de la séance
et représente le texte de base – ; un élément thématique – le fiqh – ; et un élément
performatif – la technique de la récitation qui souligne, à elle seule, la différence
entre texte religieux et texte profane. L’élément humain demeure cependant la clé de
la séance d’enseignement ; le partage des tâches appartient aux Compagnons, maîtres
du mağlis, ainsi qu’aux participants autorisés à réciter le Coran de leur propre gré.
Néanmoins, comme c’est le cas pour d’autres motifs dans les sources arabes
anciennes, les récits décrivant les séances de transmission présentent des informations
contradictoires25. Outre la superposition du Coran et du hadith au sein d’une même
séance, on retrouve des récits qui décrivent l’effort des transmetteurs de séparer les
séances de transmission et de distinguer les matériaux de manière à ce que chaque
séance soit dédiée à un texte à part. Le récit suivant décrit l’organisation de la séance
d’enseignement en thèmes et journées :
Rawḥ b. ‘Ubāda nous a informés sous son autorité et [dans d’autres versions du
même récit] sous l’autorité de l’un de ses informateurs sûrs d’après Ibn Ğurayğ
que ‘Aṭā’ a dit : « Des gens venaient voir Ibn ‘Abbās afin d’écouter la récitation
de la poésie, d’autres pour les récits sur les généalogies (ansāb), d’autres, pour les
combats des Arabes (ayyāmu al-‘arabi wa-waqā’i‘ihā). [Ibn ‘Abbās] transmettait
à chacun ce qu’il attendait de lui (fa mā minhum min ṣinfin illā yuqbilu ‘alayhi
bimā šā’a) »26.
24
Voir supra, n. 23.
25
Sur l’aspect contradictoire des récits dans les sources des premiers siècles et leur importance pour
l’historien, voir Lassner Jacob (2000), The Middle East Remembered Forged Identities, Competing
Narratives, Contested Spaces, The University of Michigan Press, Ann Arbor, p. 27 ; Leder Stefan (1992),
« The Literary Use of the Khabar », in Cameron Averil et Conrad Lawrence I. (éds.), The Byzantine and
Early Islamic Near East, vol. I : Problems in the Literary Source Material, (Studies in Late Antiquity and
Early Islam, 1) Darwin Press, Princeton, p. 277-315 (p. 282-283).
26
Ibn Sa‘d, Kitāb al-Ṭabaqāt al-kabīr, vol. I, p. 367.
27
Ibid., p. 368.
28
L’expertise dans la discipline du hadith est fondamentale dans la formation individuelle des « premiers
compilateurs » de la deuxième moitié du iie/viiie siècle. Lucas, Constructive Critics, p. 341-351.
29
Ibid., p. 384-385.
30
À propos de textes religieux périphériques, voir Graham, Beyond the Written Word, p. 3.
31
À propos du mélange des matériaux transmis dans les cercles de transmission aux débuts de l’islam,
voir Hinds Martin (1996), Studies in Early Islamic History, Darwin Press, Princeton, p. 188-198 ;
Zaman Muḥammad Qāsim (1996), « Maghazi and the Muhaddithun : Reconsidering the Treatment of
“Historical” Materials in Early Collections of Hadith », International Journal of Middle East Studies 28/1,
p. 1-18 (p. 10).
36 Asma Hilali
charge d’enseignement comme mission politique, figure celui qui reprend les paroles
du calife ‘Umar lors de l’envoi des transmetteurs Mu‘āḏ, ‘Ubāda b. al-Ṣāmit, Abū al-
Dardā’ à Ḥimṣ, à Damas, et en Palestine. « Vos frères parmi les gens du al-Šām
m’ont demandé de leur envoyer quelqu’un qui leur apprend le Coran et leur fait
comprendre les profondeurs de la religion (yufaqqihuhum fī al-dīni)32. »
À part le Coran, aucune précision n’est donnée sur les textes enseignés. Cependant,
on comprend relativement au statut des trois compagnons qu’il s’agit bel et bien
des paroles, faits et gestes du Prophète et des quatre califes, c’est-à-dire de ce que
les sources anciennes désignent progressivement comme hadith. Rappelons que le
hadith est le texte cadre dans la séance et implique l’évocation de plusieurs thèmes
dont le fiqh occupe une place privilégiée. La dynamique du lien entre transmission
du savoir et pouvoir politique fait appel à ce que Fred M. Donner appelle la fonction
de « légitimation »33. Il y a dans l’usage politique et social du hadith et du Coran
une visée ouvertement utilitaire dirigée vers des buts militaires et idéologiques
liés à l’expansion de la terre d’islam. La fonction de légitimation interfère dans les
séances et souligne leur but didactique. La récitation du Coran est accompagnée
d’interprétation qui fait appel à son tour à la citation de textes de hadith. Par ailleurs,
le thème de la séance évolue selon l’audience qui y participe. On peut avoir, selon
les séances, l’enseignement de la loi sacrée, la récitation du Coran ou l’exhortation à
la participation à une mission militaire ou politique. On retrouve le statut du hadith
comme texte cadre qui inclut à son tour d’autres textes au sein desquels le Coran
occupe une place importante, et partage avec le hadith la fonction de légitimation.
Khalīl ‘Athamina a étudié l’aspect didactique de l’enseignement qui se fait parfois
en persan et il a établi que la fonction didactique est liée également à la conversion
à l’islam34. L’enseignement du Coran observe parfois une méthode minimaliste et
peut contenir quelques sourates nécessaires pour les cinq prières par jour. Le thème
de la séance y apparaît comme un prétexte afin de mémoriser le Coran. L’étude
de ‘Athamina montre que l’interférence entre textes et interprétation aboutit à une
superposition de genres littéraires au sein d’une même séance35.
L’analyse des récits d’Ibn Sa‘d permet de supposer que la séance se déroule
souvent selon deux rythmes : récitation et interprétation. La récitation est réservée
au Coran et le distingue des textes profanes. Le hadith occupe, quant à lui, une place
centrale dans la séance et apparait comme la matière de base de deux activités :
32
Ibn Sa‘d, Kitāb al-Ṭabaqāt al-kabīr, vol. I, p. 357.
33
Donner, Narratives of Islamic Origins, p. 103-121.
34
‘Athamina Khalil (1992), « Al-Qasas : Its Emergence, Religious Origin and Its Socio-Political Impact on
Early Muslim Society », Studia Islamica 76, p. 53-74 (p. 59-61).
35
Ibid., p. 60-61.
Le MS Ṣan‘ā’, Dār al-Maẖṭūṭāṭ, 01-27.1, est connu dans le milieu des études
coraniques par l’appellation « le palimpseste de Sanaa ». Le manuscrit est un
parchemin de 38 folios comportant un palimpseste daté du viie siècle qui est
probablement la version la plus ancienne du Coran37. On y retrouve deux textes
superposés : un texte inférieur effacé sur lequel un deuxième texte a été écrit. Les
deux textes contiennent des fragments de textes coraniques. Aucun des deux textes
ne constitue un Coran complet. Le manuscrit pose un certain nombre de problèmes
liés à l’histoire du Coran, sa collection et la valeur historique des récits autour de
sa canonisation supposée avoir eu lieu entre 644 et 656 e. c. sous le règne du calife
‘Uṯmān38. Outre les problèmes liés à l’histoire du Coran ‘Uṯmanien ou non ‘Uṯmanien,
36
Hilali Asma (2009), « Authentifier le texte sacré en islam. Science du texte et science des hommes », in
Hummel Pascale Catherine (éd.), Unus inter pares. Studies on Shared Scholarship, Philologicum, Paris,
p. 67-79 (p. 71-72).
37
La datation du manuscrit est fixée avec une grande probabilité à une date antérieure à 670 AD selon
l’analyse Radio Carbone 14. Sadeghi Behnam et Goudarzi Mohsen (2012), « San‘a’1 and the Origins of
the Qur’an », Der Islam 87, p. 343-436 (p. 8-9). Cependant, malgré son succès auprès des chercheurs dans
les études coraniques, cette technique de datation est plutôt approximative puisque la marge d’incertitude
est de 50 années avant et après la fourchette de datation. En outre, la datation concerne la date de mort de
l’animal dont provient le parchemin et n’apporte pas d’informations précises sur la date de l’écriture.
38
Les travaux autour de l’histoire de la canonisation du Coran sont nombreux. Nous nous contentons de
citer les travaux ayant trait directement au manuscrit en question : Puin Gerd R. (1996), « Observations on
Early Qur’an Manuscripts in San‘a’ », in Wild Stefan (éd.), The Qur’an as Text, Brill, Leyde/New York/
38 Asma Hilali
le palimpseste de Ṣan‘ā est d’un grand intérêt pour l’étude de la transmission des
textes religieux aux débuts de l’islam. Nous nous limitons à examiner un aspect
bien précis, celui de la présence d’instructions de lecture dans le texte inférieur du
manuscrit.
Un passage bien particulier attire notre attention : il s’agit du début de la sourate IX
« La Repentance (al-Tawba) ». Nous avons reconstitué le passage coranique en
partie endommagé : des parties entières du texte sont illisibles et la ligne droite, qui
sépare les sourates VIII « Le butin (al-Anfāl) » et IX du Coran, est à moitié effacée.
Nous proposons une édition partielle du passage qui se limite aux trois lignes 7, 8, 9
du folio. Cette édition s’appuie sur la reconstruction des lettres et des mots effacés et
dont une partie apparente permet d’en rétablir la forme initiale.
39
Köhln, p. 107-11 ; Puin Elisabeth (2008), « Ein früher Koranpalimpsest aus San‘a’ (DAM 01-27.1) », in
Gross Markus et Ohlig Karl-Heinz (éds.), Schlaglichter : Die beiden ersten islamischen Jahrhunderte,
(Inârah, 3) Hans Schiler, Berlin, p. 461-93 ; id. (2009), « Ein früher Koranpalimpsest aus San‘a’ (DAM
01-27.1) – Teil II », in Gross Markus et Ohlig Karl-Heinz (éds.), Vom Koran zum Islam, (Inârah, 4) Hans
Schiler, Berlin, p. 523-681 ; id. (2010), « Ein früher Koranpalimpsest aus San‘a’ (DAM 01-27.1), – Teil III :
Ein nicht-‘utmanischer Koran », in Gross Markus et Ohlig Karl-Heinz (éds.), Die Entstehung einer
Weltreligion I : Von der Koranischen Bewegung zum frühislam, (Inârah, 5) Hans Schiler, Berlin, p. 233-
305 ; Hilali Asma (2010), « Le palimpseste de San‘ā’ et la canonisation du Coran : nouveaux éléments »,
Cahiers du Centre Gustave Glotz 21, p. 443-448 ; Sadeghi Behnam et Bergmann Uwe (2010), « The Codex
of a Companion of the Prophet and the Qur’an of the Prophet », Arabica 57, p. 343-436 ; Sadeghi Behnam
et Goudarzi Mohsen (2012), « Sanʻa’1 and the Origins of the Qur’an », Der Islam 87, p. 343-436.
39
Le gris désigne les parties du texte complètement effacées que nous n’avons pas réussi à déchiffrer. La
reconstitution de chaque lettre tient compte de la vraisemblance de l’ensemble du mot dans le contexte du
verset coranique.
inclut sa correction. Dans la première ligne du fragment (l. 7), nous trouvons la fin
de la sourate VIII avec la fin du verset 75 et l’expression coranique « [Dieu] est
omniscient ». La ligne droite, reconstituée en pointillés à cause de son effacement
partiel dans le parchemin, désigne dans le manuscrit la séparation entre les sourates
VIII et IX. Au début de la ligne 8, on déchiffre la formule de la Basmala, formule
prononcée au début de chaque chapitre du Coran : « Au nom de Dieu, clément et
miséricordieux » (Bismillāhi al-Raḥmāni al-Raḥīmi). À la suite de la Basmala, on
discerne le début de la sourate IX : « Désaveu de la part d’Allah et de Son messager »
(Barā’atun mina Allāhi wa-rasūlihi)40. Il nous est possible de reconstituer le début de
la ligne 9 et de lire la formule : « Ne dis pas au nom de Dieu ! » ( ). Dans la
suite de la ligne 9, il y a une réécriture un peu plus visible du début de la sourate IX :
« Désaveu de la part d’Allah et de Son messager à l’égard de ceux… » (Barā’atun
mina Allāhi wa-rasūlihi ilā allaḏī…). La formule de la basmala est suivie, une
ligne après, par l’injonction « Ne dis pas bismillah ! », qui est une incitation à ne
pas prononcer oralement la formule de basmala à ce niveau bien précis du texte
coranique. Ceci est d’autant plus intéressant qu’il s’agit de la sourate IX, la seule
sourate qui ne doit pas comporter la formule de la basmala à son début41. Néanmoins,
la formule d’une basmala est partiellement visible au début de la ligne 8 et plusieurs
vestiges de lettres effacées permettent de la reconstituer. Ce passage comporte une
note qui fait bien partie du texte – et qui n’est pas une note marginale – expliquant au
lecteur et récitant du Coran la technique de récitation particulière de la sourate IX.
Rappelons que le terme transmetteur inclut le lecteur du texte, le récitant ainsi que
le commentateur et peut également réunir les trois fonctions en même temps. Ce
dernier intervient dans le cercle d’enseignement par l’interprétation et la narration
de textes religieux périphériques. La note didactique apportée vraisemblablement
lors d’une séance d’enseignement évoque un contexte d’écriture, de récitation et de
relecture impliquant la correction. Le passage récité a été réécrit et sa récitation a
été probablement répétée en y ajoutant l’injonction42. Mais le scribe est-il lui-même
le correcteur ? Mon édition ne peut pas répondre avec certitude à cette question.
Cependant, l’écriture de la basmala et l’incitation à son annulation une ligne après
40
La totalité du verset IX 1 est « Désaveu de la part d’Allah et de Son messager à l’égard des associateurs
avec qui vous avez conclu un pacte ».
41
À propos de l’obligation de ne pas prononcer la basmala au début de la sourate IX du Coran, voir à titre
d’exemple al-Ṣuyūṭī Jalāl al-Dīn (2003), Al-Itqān fi ‘Ulūm al-Qurān, éd. al-Baġā Mustafa, 10 vol., Dār
al-Fikr, Beyrouth, vol. I, p. 151.
42
À propos du caractère extra-coranique de l’injonction « Qul » (dis !) à rapprocher, dans ce contexte,
de l’injonction contraire « lā taqul » (Ne dis pas !), voir Graham William A. (1977), Divine Word and
Prophetic Word in Early Islam. A Reconsideration of the Sources with Special Reference to the Divine
Saying or Ḥadîth Qudsî, Mouton, La Haye, p. 31.
40 Asma Hilali
sans pour autant effacer sa trace permet de supposer qu’il s’agit du même scribe
car celui-ci dispose de l’espace dans le parchemin et ne semble pas contraint par un
espace réduit laissé par un autre scribe ou par le recours à la marge43. L’injonction
provient vraisemblablement du même scribe, mais ne relève pas de la même instance.
Elle implique l’intégration d’une référence orale ou écrite selon laquelle une certaine
récitation du Coran est établie et fixée. Ce passage ne fait pas référence à un contexte
de dictée (imlā’) ni de copiage (nasẖ) mais prouve, à lui seul, la circulation de
fragments coraniques écrits et récités qui font autorité au viie siècle. On retrouve
dans les sources anciennes plusieurs profils de transmetteurs (qurrā’, naḥwiyyūn,
aṣḥāb al-maṣāḥif) vraisemblablement en mesure de prononcer l’injonction, qui
fait référence aux lois de la récitation du Coran44. Cependant, l’identification du
transmetteur doit tenir compte également des catégories méconnues par les sources
de la tradition, comme le suggère l’exemple du participant improvisateur anonyme
au cercle de l’enseignement. Cependant, soulignons que le cercle, avec sa dynamique
d’écriture/récitation/répétitions et correction, est reflété dans le passage du manuscrit
que nous avons étudié. Ce fragment renvoie à l’activité de transmission comme étant
le contexte d’émergence du genre religieux avec les commentaires et les explications
qui l’accompagnent et qui occupent le statut de textes périphériques. Des normes
d’écriture du Coran, de sa récitation et de son interprétation circulaient parmi les
croyants au moment où le copiste du texte inférieur a repris sa propre technique de
récitation. Le scribe ou, probablement, les scribes ne reproduisent pas seulement
certains fragments du Coran mais mettent également par écrit les lois de sa récitation.
Deux genres et deux fonctions sont présents : des mots sacrés et « des mots sur le
sacré »45. Le texte religieux d’un côté et les lois qui déterminent sa récitation de
l’autre, ces dernières constituent le signe distinctif de son caractère religieux46.
43
L’usage de la marge dans les manuscrits arabes est une pratique ancienne et son absence dans le cas de
notre manuscrit doit être comprise comme un choix délibéré du scribe.
44
Shah Mustafa (2005), « The Quest of the Origins of the qurrā’ in the Classical Islamic Tradition », Journal
of Qur’anic Studies 7, p. 1-35.
45
Cette expression est empruntée à l’article de Bratcher Dennis, « Sacred Words? or Words about the
Sacred? A Basic Introduction to the issues of Text Criticism », consultable sur : <http://www.crivoice.org/
pdf/textcriticism.pdf>.
46
À propos du lien étroit entre le contenu du Coran et sa récitation orale, voir Graham, Divine Word and
Prophetic Word in Early Islam, p. 88; Goitein S. D. (1966), Studies in Islamic History and Institutions,
Brill, Leyde, p. 88.
Conclusion
Les genres littéraires issus de la littérature tardive comme le hadith sacré (ḥadīṯ
qudsī), le conte (qaṣaṣ), et même le hadith et le Coran font appel à un examen profond
qui considère la préhistoire du genre religieux. Notre examen de la dynamique du
cercle, au niveau de sa représentation chez Ibn Sa‘d et au niveau du plus ancien
manuscrit du Coran, souligne la nécessité de renouveler notre connaissance de
l’histoire des genres dans la littérature religieuse. Les récits d’Ibn Sa‘d montrent
comment le flux des matériaux transmis aux débuts de l’islam est appréhendé,
organisé et représenté au sein du cercle d’enseignement. Une certaine conception
élémentaire de la notion du genre religieux émerge avec un texte central, le Coran.
La performance de la récitation ainsi que le principe de transgression du cadre de
la séance font la différence entre genre religieux et genre non-religieux. Le Coran,
texte religieux par excellence, est récité à tout moment, d’une manière improvisée
ou sous l’ordre d’une autorité. Le hadith occupe le cadre de la séance sans pour
autant faire l’objet de lecture liturgique. Des textes intermédiaires ou périphériques
gravitent néanmoins autour du Coran et du hadith et constituent progressivement
des catégories thématiques et des disciplines secondaires, comme par exemple
l’interprétation (ta’wīl) ou encore la loi sacrée (fiqh). Les textes périphériques
complètent l’étude du Coran et du hadith et occupent parfois toute la durée de la
séance. Les descriptions des séances comportent néanmoins peu d’informations sur
la méthode selon laquelle les textes se superposent les uns aux autres. Nous citerons
un hadith prophétique qui décrit comment le flux de la transmission dépend de la
demande des Compagnons du Prophète :
Les Compagnons du Prophète ont dit, « Oh, envoyé de Dieu ! Transmets-nous
quelque chose (un texte) de supérieur au hadith et d’inférieur au Coran ! » Ils
entendaient par-là, le conte (al-qaṣaṣ). Dieu révéla : « Alif, Lām, Rā’. Ce sont les
signes du livre évident » [il a récité le chapitre jusqu’au passage] : « Nous allons te
raconter les plus belles histoires que nous révélons dans ce Coran, histoires dont tu
ne t’es point douté jusqu’ici »47.
47
Al-Ṭabarī Abū Jarīr (1999), Jāmi‘ al-Bayān ‘an ta’wīl āy al-Qur’ān, éd. Bayḍūn Muḥammad, 12 vol., Dār
al-Kutub al-‘Ilmiyya, Beyrouth, vol. XII, p. 90.
42 Asma Hilali
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