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Heinich Nathalie. Façons d'«être» écrivain. L'identité professionnelle en régime de singularité. In: Revue française de
sociologie, 1995, 36-3. pp. 499-524;
http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_3_5068
Declaring an activity can in itself be a problem if that activity does not belong to the occupational
regime of employment, career or profession, but to that of a vocation, as is the case for writers. This
article is an attempt to explain the reasons why self declaration of a profession can cause so many
problems for a writer. The article deals with the parameters which go to form a professional identity as
it is seen and developed by the subjects : a personal representation formed by the professional
declaration as well as the designation made by other people and how it is perceived by the subject.
This research is both part of a sociology on the artistic profession and of a sociology on identity which
means that this notion can be given firm signification and may thus be used by social sciences.
Résumé
Le seul fait de déclarer son activité peut faire problème lorsque celle-ci s'inscrit non dans le régime
occupationnel de l'emploi, du métier ou de la profession, mais dans celui de la vocation, comme c'est
le cas pour les écrivains. Cet article cherche à expliciter les raisons pour lesquelles Г auto-déclaration
de profession peut être aussi problématique pour les écrivains. A cette fin sont mis en évidence les
paramètres organisant de façon générale l'identité professionnelle telle qu'elle est vécue et construite
par les sujets : non seulement la représentation de soi telle que la réalise la déclaration de profession,
mais aussi la désignation par autrui et l'auto-perception du sujet. Cette recherche s'inscrit ainsi à la fois
dans une sociologie des professions artistiques et dans une sociologie de l'identité, ce qui permet de
conférer à cette dernière notion une acception rigoureuse et donc utilisable par les sciences sociales.
Resumen
Nathalie Heinich : Maneras de "ser" escritor. La identidad profesional como regimen de singularidad.
El sólo hecho de declarar su actividad puede crear un problema, cuando ésta se inscribe, no en el
régimen ocupacional del empleo, del trabajo, о de la profesión, sino en el de la vocación, como es el
caso de los escritores. Este artículo trata de aclarar las razones por las cuales, la autodeclaración de
la profesión puede ser muy problemática para los escritores. Con este fin son puestos en evidencia los
parámetros que organizan de manera general, la identidad profesional, tal como ella es vivida y
construída por los sujetos : no solamente la representación que él tiene de si, al hacer su declaración
de profesión, sino también la designación de los demás y la autopercepción del sujeto. Asi, esta
investigación se inscribe a la vez, tanto en una sociología de las profesiones artísticas, como en una
sociología de la identidad, lo que permite de dar a la última noción, una aceptación rigurosa y en
consecuencia utilizable para las ciencias sociales.
Zusammenfassung
Nathalie Heinich : Verschiedene Arten Schriftsteller "zu sein". Die Berufsidentität in einer spezifischen
Tätigkeit.
Allein die Tatsache seine Beschäftigung anzugeben kann ein Problem darstellen, wenn diese
Beschäftigung nicht in den Arbeitsrahmen des Angestellten, des Gewerbs- oder Berufstätigen fällt,
sondern in die Berufung wie es bei den Schriftstellern der Fall ist. Dieser Aufsatz möchte die Gründe
darlegen, warum die Selbst-Berufserklärung für die Schriftsteller auch so problematisch sein kann.
Dazu werden die Parameter unterstrichen, um die sich allgemein die Berufsidentität organisiert, so wie
sie von den Schriftstellern gelebt und aufgebaut wird : nicht nur die Selbstdarstellung wie sie aus der
Berufserklärung entsteht, sondern auch die Bezeichnung durch andere und die Selbsterkennung des
Schriftstellers. Diese Untersuchung stellt sich damit in den Rahmen sowohl einer Soziologie der
Künstlerberufe, als auch einer Soziologie der Identität, womit diesem letzteren Begriff ein streng
umrissenes Verständnis verliehen wird, das ihn für die Sozialwissenschaften brauchbar macht.
R. franc, sociol. XXXVI, 1995, 499-524
Nathalie HEINICH
RÉSUMÉ
Le seul fait de déclarer son activité peut faire problème lorsque celle-ci s'inscrit
non dans le régime occupationnel de l'emploi, du métier ou de la profession, mais
dans celui de la vocation, comme c'est le cas pour les écrivains. Cet article cherche
à expliciter les raisons pour lesquelles Г auto-déclaration de profession peut être aussi
problématique pour les écrivains. A cette fin sont mis en évidence les paramètres
organisant de façon générale l'identité professionnelle telle qu'elle est vécue et construite
par les sujets : non seulement la représentation de soi telle que la réalise la déclaration
de profession, mais aussi la désignation par autrui et Г auto-perception du sujet. Cette
recherche s'inscrit ainsi à la fois dans une sociologie des professions artistiques et
dans une sociologie de l'identité, ce qui permet de conférer à cette dernière notion
une acception rigoureuse et donc utilisable par les sciences sociales.
(1) Voir Erik Erikson (1946, 1968). Pour ment le chapitre sur «rôle» et «identité»
une analyse et une bibliographie des théories dans Peter Berger et Thomas Luckmann
d'Erikson, cf. David De Levita (1965). Pour (1986). Pour ce qui est de la psycho-socio-
une critique de ces conceptions, cf. B.R. Slu- logie anglo-saxonne, cf. notamment McCall
goski et G. P. Ginsburg (1989). et Simmons (1966) et Rosenberg (1979).
(2) Voir Anselm Strauss (1959) et égale-
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nous, les travaux de Michael Pollak (1993) ont brillamment exploré sous
différentes facettes les incohérences du «sentiment d'identité», dans ses
dimensions indissociablement individuelle et collective.
La question de l'identité, considérée du point de vue de sa structuration,
appelle forcément un modèle pluriel et non pas unitaire : ce dernier, sub-
stantialiste par définition, n'aurait évidemment pas sa place dans une
théorie de l'identité, laquelle n'a de sens que dans une dimension construc-
tiviste, plurielle, dynamique. On peut, schématiquement, distinguer deux
types de modèles de l'identité, binaires et ternaires. Les modèles binaires
présentent une opposition simple (et souvent simpliste) du type individu/
société, laquelle tend à être spontanément retraduite par le sens commun
en une opposition intériorité/extériorité, authentique/inauthentique (3).
Mais la philosophie recourt également volontiers à cette conception
dichotomique de l'identité, par exemple en opposant soi à autrui (opposition
brillamment développée par Sartre, 1943), ou le personnel au social (c'est
notamment la problématique suivie par Rom Harré, 1983). Plus
sophistiquée est l'opposition philosophique entre identité «qualitative» et identité
«numérique» ou encore, selon les termes de Paul Ricœur, entre identité
«idem», construite par assimilation à des catégories, et identité «ipse»,
définissant l'être dans sa spécificité, en tant qu'il n'est pas assimilable à
d'autres (4).
Plus séduisants parce qu'à la fois plus complexes et plus proches de
Г empirie sont les modèles ternaires. Ne citons ici que pour mémoire celui
proposé par Freud avec ses «topiques» du ça, du moi et du surmoi. Plus
récemment, le psychanalyste André Green (1977) distinguait l'« unité» (ce
que d'autres moment «identité numérique» ou «ipse»), la «similitude»
(analogue à Г «identité qualitative» ou «idem») et la «constance», qui
est la permanence dans le temps : modèle qui a l'intérêt d'intégrer la
variable temporelle dans la construction de l'identité - variable dont Ricœur
a bien senti la nécessité lorsqu'il a proposé d'ajouter à l'« identité
personnelle» (définie par le binôme ipse/idem) T «identité narrative» (Ricœur,
1990 et 1988).
Quant aux modèles anthropologiques ou sociologiques, ils relèvent
d'une problématique qui n'est plus celle de l'intériorité et de la contrainte,
comme en psychanalyse, ni de l'assimilation et de la différenciation,
comme en psychologie sociale (5), ni du même et du différent, comme en
philosophie - mais de l'interaction (6). C'est le cas par exemple avec la
tripartition proposée par Mead entre soi, moi et je ; et surtout avec la
distinction faite par Goffman entre Г «identité pour soi» (qui ressortit au
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De l'objet à la méthode
(7) Voir Nathalie Heinich (1990a), dont typologie de ces différents régimes d'occu-
sont extraits les éléments utilisés ici. pation et de leur évolution historique dans le
(8) Nous ne rependrons pas ici l'analyse cas des producteurs d'images. Une première
des différents sens du terme « profession » et approche de l'opposition entre un régime
des théories sociologiques permettant d'en professionnel et un régime artistique ou « vo-
rendre compte, notamment dans ses accep- cationnel » en matière d'activité littéraire
tions anglo-saxonne et française : voir Natha- avait été proposée dans Nathalie Heinich
lie Heinich (1993a, en particulier le (1984).
chapitre 1), où l'on trouvera également une
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C'est avec une étrange insistance que cet auteur ayant publié plusieurs
romans et pièces de théâtre, boursier du cnl et exerçant par ailleurs un
métier artisanal, marque qu'il n'est pas écrivain : «Je vous dis, je ne suis
pas écrivain, donc j'ai du mal à m' identifier à l'un ou à l'autre. Ma seule
ressemblance avec eux, c'est que j'écris. C'est bien peu». Un autre encore
(auteur de plusieurs romans publiés, d'un essai et de pièces radiophoniques,
(10) Pour une analyse pragmatique des pace des positions axiologiques propres à la
différences de registres énonciatifs voir G. «nature de l'inspiration» et, plus générale-
Dispaux (1984). Pour une théorie des énon- ment, à mesurer le degré de pertinence des
ces performatifs, voir J.L. Austin (1962). catégories ainsi construites dans le cas des
(11) Cette mise en évidence des lignes de activités de création.
cohérence dans les justifications adoptées par (12) Sur la distinction entre «explica-
les acteurs s'inscrit dans la perspective ou- tion » et « explicitation », voir Paul Veyne
verte par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1971).
(1991), tout en cherchant à approfondir l'es-
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L'ambivalence de la création
(13) Sur les variations dans la déclaration cette propriété des activités de création, voir
de profession, voir Laurent Thévenot (1983). Pierre-Michel Menger (1989).
(14) Pour une approche économique de
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ses activités, ou selon les deux à la fois. Effet d'une ambivalence objective,
plus ou moins bien vécue, entre la «profession» et le simple «violon
d'Ingres», l'hésitation à «se dire écrivain» peut être également une ressource
permettant de «faire du flou» en multipliant les dimensions en lesquelles
se construit la valeur du sujet : façon donc d'accorder son identité à ses
chances de succès.
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Le marquage de l'écrivain
«Je le dis toujours avec un air très modeste. Maintenant j'aime bien
le dire, mais je le dis comme si c'était quelque chose de vraiment pas
important. Alors il y a un petit silence et les gens disent : "Mais vous
écrivez quoi?", et je dis: "Des romans". Et puis après on continue la
conversation.» S'il n'est pas innocent de se dire écrivain, c'est qu'un tel
terme n'est pas neutre : il porte en lui, au moins dans les milieux où les
écrivains ont quelque chance de se présenter, une forte charge valorisante.
L'utilisation d'un tel prédicat ressortit, autrement dit, non à un simple
«jugement d'observateur» mais à un «jugement d'évaluateur», susceptible
de faire l'objet d'un emploi non pas discontinu (comme ce serait le cas
si l'on pouvait dire qu'on est, ou qu'on n'est pas, écrivain) mais continu :
continuité qui se manifeste dans la possibilité d'affirmer qu'on est «plus
ou moins», «pas vraiment» ou «vraiment» écrivain (21).
De cette valorisation témoignent les nombreux effets de modestie :
silence pudique (comme ce poète qui évite de se dire tel «par pudeur»);
énonciation timide (« timidement dans le cours de la conversation on peut
annoncer, avancer, selon le protagoniste, selon la personne à qui l'on
s'adresse, que l'on est aussi un peu poète à ses heures»); prudence et
humilité («Non non non, je ne le dis pas. [...]. Je ne vois pas de raison
de le proclamer, de le proférer comme ça, auprès de gens que je ne connais
pas, pour leur signifier que je suis écrivain»); ou encore réserve
stratégique visant à maintenir la communication avec autrui (« Quelquefois,
quand je n'ai pas trop envie d'être importante, ou de me montrer
importante, quand je suis dans des pays lointains et avec des gens qui ne sont
pas vraiment du même milieu, je dis : "je tape à la machine", ce qui n'est
pas tout à fait faux, et puis comme ça, ça permet de ne pas... Parce que
quelquefois c'est un peu éblouissant le mot "écrivain", ça en bouche un
coin, donc ça enlève un peu de communication»).
Ces effets de modestie, qui passent tous par une forme de discrétion
dans l'usage du terme «écrivain», ont en commun le souci de maintenir
la possibilité d'un échange (une «communication») par une équivalence
avec l'interlocuteur : «Je pense qu'il est des personnes avec lesquelles il
est du dernier mal venu de se parer de plumes que l'on a peut-être mais
qui vont empêcher que s'établisse un courant entre les deux personnes.
(...) Alors dans certains cas je dirais, "Je suis un ancien journaliste", ou
"J'écris un peu pour moi", mais j'éviterai le terme écrivain». Car ce
minimum d'égalité dans les positions respectives ou, du moins, de sentiment
d'appartenance à une même communauté, rendant possible ce lien minimal
qu'est l'échange conversationnel, risquerait d'être menacé par le
déséquilibre qu'engendre Г auto-attribution d'un terme fortement valorisé : trop
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valorisé en tous cas pour que son utilisation ne risque pas d'apparaître,
soit comme une volonté d'« écraser» l'autre lorsqu'il n'a pas accès à ce
statut («Je n'irais pas m'inscrire comme poète dans un hôtel [...]. Je
paraîtrais vouloir écraser le monde!») soit, à l'opposé, comme une
«prétention» vis-à-vis de ceux qui y sont indubitablement parvenus : «II y a un
statut terrible, c'est le moment où on sait qu'on écrit, on sait qu'on est
écrivain et on ne veut pas dire qu'on écrit face à d'autres qui sont
écrivains... C'est plus qu'une réticence, c'est une censure absolue! On ne dit
pas qu'on écrit à quelqu'un qui est en pleine gloire... Alors à l'intérieur
on ronge son frein : "Tu vas voir petit mec, tu vas voir moi aussi je serai
écrivain, je ferai des trucs aussi bien que toi !". Donc la rage est là,
évidemment...». Qu'on regarde en direction de ceux qui ne sont pas, ou de
ceux qui sont, écrivains, le fait de s'autodésigner comme tel tend à être
vécu comme une prétention, avec sa double dimension de distinction vis-
à-vis des inférieurs que sont les non-écrivains et d'aspiration déplacée vis-
à-vis des supérieurs que sont les plus grands parmi les écrivains.
L'écrivain (et plus encore peut-être le poète) apparaît comme un
individu pas comme les autres : un être à part, quelle que soit la valeur qui
lui est attribuée - positive en cas de valorisation, négative en cas de
stigmatisation. La mise à l'index de l'écrivain ou du poète pourra à l'occasion
être utilisée par lui comme une ressource : il revendiquera alors un statut
si à part que l'humilité s'y voit transformée en grandeur, conformément
à cette propriété qu'a la singularité de pouvoir être à la fois stigmatisante
et valorisante, disqualifiante et qualifiante. Alors la provocation au
rabaissement par autrui devient une occasion de manifester l'excellence,
conformément à la figure «christique», pour reprendre les termes même utilisés
par un romancier : «II y a peut-être une image un peu... je dirais un peu
christique, maintenant, de l'écrivain, parce que c'est à la fois celui qu'on
gifle volontiers, qu'on méprise, qu'on humiliera facilement. Il suffit de
voir la façon dont la télévision traite les écrivains, quelle que soit leur
notoriété, que ce soit le plus connu ou alors le dernier poète maudit, ce
sera toujours une sous-merde à côté du premier chanteur de variété venu.
Donc l'écrivain c'est une espèce d'épouvantail ridicule, une espèce d'idiot
dostoievskien, un Don Quichotte qu'on rossera volontiers, mais qui fait
peur, c'est d'ailleurs pour ça qu'il est rossé, humilié, parce qu'ils ont peur
évidemment ! ».
Stéréotype et singularité
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parce qu'ils ont changé quelque chose... La série d'écrivains qui étaient
avant eux, ils les ont transformés, et ils transformeront aussi les écrivains
à venir... Ils sont trop grands!».
«En réalité je suis un artiste qui écrit, plutôt qu'un écrivain. Je ne suis
pas du tout un homme de lettres. (...) Et toutes mes difficultés justement
sont d'échapper au statut d'homme de lettres que peu à peu on essaie de
plaquer sur un homme qui écrit» : indépendamment même des problèmes
posés par le contenu du stéréotype et par la difficulté de s'y identifier, la
très simple question ainsi posée («Qu'est-ce que vous faites dans la vie?»)
opère en tant que telle un effet de violence, qui suffit à expliquer la
difficulté qu'ont les écrivains à y répondre, et les stratégies employées pour
le faire sans se renier. Car la forme spécifique de la violence en régime
de singularité est la généralisation par l'assignation à une catégorie,
forcément perçue comme réductrice de ce qui fait l'irréductibilité du sujet :
«Je ne veux pas avoir cet air-là, je ne veux pas qu'on me regarde en
superposant... enfin que les gens me regardent avec cet éclairage-là, avec
cet étalon-là, en disant, est-ce qu'il ressemble ou pas au modèle?». La
réduction au général est la forme première de toute violence pour l'éthique
de singularité.
Les objets
(24) Pour une approche historique et philosophique de la notion ď« auteur», voir Michel
Foucault (1969).
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Les institutions
(25) Rangée dans la nomenclature des teur qui en décide principalement : montant
professions de I'insee parmi les «profession- calculé — significativement - par une mise
nels de l'information, des arts et des specta- en équivalence avec le critère de revenu le
clés », la catégorie n° 3512 (« auteurs plus généralisé qui soit, à savoir le smic. Tou-
littéraires, scénaristes, dialoguistes») distin- tefois il est tenu compte de la particularité
gue le «noyau» («artiste auteur dramatique, économique de ce statut, par le critère de
rédialoguiste, écrivain, parolier, poète, roman- gularité de l'activité ainsi que la qualité d'au-
cier») des «cas assimilés» (adaptateur, au- teur attribuable à la personne, décidée par
teur adaptateur, dramaturge, homme de une «commission de professionnalité», et
lettres, lecteur, librettiste, nègre, rewriter, qui fait intervenir un faisceau de critères très
scénariste, traducteur littéraire) et des « cas peu formalisés, ressortissant de « mondes »
limite exclus » (chroniqueur, critique, journa- (au sens de Boltanski et Thévenot) très hé-
liste, lecteur correcteur, lecteur d'épreuves, térogènes : qualité littéraire de l'œuvre;
lecteur rédacteur d'édition). Sur les principes genre pratiqué ou secteurs d'activité; répu-
de cette nomenclature, voir Alain Desrosières tation de l'éditeur; évolution, régularité et
et Laurent Thévenot (1988). continuité de la production littéraire; reve-
(26) Titre d'un poème de Daniel Biga, Né nus, potentialités et investissement de l'au-
nu, Paris, Le Cherche-Midi, 1969. teur (contrats, projets); âge; filiation
(27) L'accès à ce «régime particulier», éventuelle (généalogie familiale) ainsi que
selon les termes du formulaire de I'agessa, caractère, lorsqu'ils sont connus; enfin, con-
est implicitement conditionné par la publica- formité des décisions aux procédures habi-
tion puisque c'est le montant des droits d'au- tuelles de I'agessa.
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(28) Voir Nahtalie Heinich, «Les écrivains et le Centre national des Lettres», rapport
de pré-enquête, ainsi que (1993c).
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quelle profession manuelle au bout d'un certain temps vous avez une
expérience et ça y est, on ne pose pas de questions. Chez nous, on est toujours
en état de présenter le dossier. C'est kafkaïen en fait. Il faut toujours faire
la preuve de».
Et en effet, comment s'assurer que la «preuve» soit faite une fois pour
toutes dès lors que le verdict sur la qualité de l'œuvre est toujours
susceptible d'être ramené à un verdict sur la qualité d'écrivain, autrement dit
sur l'identité de la personne en tant qu'elle est, en puissance, capable de
créer? On voit bien ici comment le Centre national des Lettres, mixte
d'institution (administrative) et de groupe de pairs (littéraire), peut jouer
un rôle fondamental dans le sentiment d'identité de l'écrivain. Mais on
voit en même temps comment le sens d'un tel verdict peut être manipulé
par celui qui en est la cible, de telle sorte qu'entre le pôle de l'œuvre et
le pôle de la personne, le glissement vers le premier permet de qualifier
la qualification de l'écrivain par ses pairs, alors que le glissement vers le
second permet de disqualifier le jugement disqualifiant.
Quelle que soit par conséquent la nature de l'institution appelée à
désigner un écrivain, il existe une grande marge de flou dans la force d'un
tel verdict, dans sa capacité à être reconnu par les intéressés et,
corrélativement, dans les instruments de constitution d'une identité d'écrivain.
C'est là l'effet de l'ambivalence propre à toute situation où des êtres
définis dans la singularité sont indexés à des critères communs : car selon
que l'intéressé privilégie le régime de communauté dont relève tout
citoyen, ou bien le régime de singularité qui est celui de tout écrivain, il
pourra se féliciter d'être ou bien de n'être pas reconnu par des instances
extra-littéraires, des groupes, des contemporains, et triompher d'appartenir
ou bien de ne pas appartenir à la communauté des écrivains. Ni
«relativisme», ni incohérence, cette ambivalence ne relève que d'une juste
appréhension de la pluralité des régimes de valeurs dont les acteurs peuvent,
diversement et inégalement, disposer.
Les personnes
Ainsi l'on peut être dit écrivain sans pour autant se dire écrivain, comme
on peut se dire tel sans toutefois pouvoir prétendre à l'être dit. On peut
aussi être dit écrivain sans pour autant se sentir tel: «En-dehors de ça
[la feuille d'impôts] je ne me sens pas écrivain. Je suis un homme qui
écrit» ; on peut encore, à l'opposé, se sentir écrivain bien avant de pouvoir
prétendre à être désigné comme tel : « Pendant quinze ans je me suis dit,
"je suis écrivain, je suis écrivain, je suis écrivain", sans avoir, comme on
dit, rien à dire ! ». Car ce sentiment d'identité peut préexister non seulement
à son objectivation dans une œuvre ou à sa reconnaissance par diverses
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instances, mais aussi à l'activité même qui lui est rattachée, dès lors que,
préalablement à l'acte d'écrire et au projet d'une œuvre, c'est la
représentation de l'écrivain comme tel qui fonde la projection de soi-même sur
un «devenir» écrivain : «Je voulais devenir écrivain» (29), voire sur un
«pouvoir se dire» tel : «Ce dont je me souviens c'est d'avoir toujours eu
envie de le dire».
Ce décalage entre l'exercice de l'activité (écrire) et l'identification de
soi-même à la catégorie correspondante (écrivain) tient essentiellement à
deux facteurs. Le premier est la difficulté à se connecter à un collectif
- en se qualifiant par un nom commun - pour un sujet dont l'activité
relève d'un régime de singularité : d'où la tendance à préférer le verbe ou
le nom propre, ou encore le silence ou la disqualification de la question
même. Le second facteur de trouble tient au fort «marquage», à la
valorisation d'une telle activité, propre à entraîner chez celui qui s'en réclame
des effets de modestie ou, au contraire, de prétention. Déjà présente, nous
l'avons vu, dans le travail de représentation de soi-même et de désignation
par autrui, cette double difficulté se retrouve dans le moment de Г
autoperception, tel du moins qu'il nous est restitué par l'activité reflexive du
sujet (30). Mais cette réflexion sur soi est d'autant plus probable que
l'identité, justement, ne va pas de soi.
«Se dire», «être dit», «se sentir» écrivain : si les deux premiers de
ces trois moments de l'identité sont assez facilement accessibles à
l'observation, directe ou indirecte, par contre le troisième n'offre que peu de
manifestations ou d'explicitations. Car contrairement à la représentation
qu'un individu donne et se donne de lui-même, par exemple en se disant
écrivain, et contrairement à la désignation qui lui est renvoyée par autrui,
par exemple lorsqu'il est dit écrivain, Г autoperception par laquelle il se
sent écrivain ne se manifeste qu'à condition d'un dédoublement réflexif
amenant le sujet à faire retour sur son expérience. Or un tel retour opère
et signale à la fois une rupture dans l'immédiateté et l'évidence du rapport
au monde, symptomatique d'une tension, d'une contradiction, d'une
incohérence entre ces différents moments et l'identité : la mise en évidence
d'une autoperception, d'un «se sentir» tel ou tel, a toutes chances
d'accompagner un état critique, une non-conformité entre les trois moments
de la construction identitaire.
(29) Robert Musil, Journaux, Paris, Le conscience de soi le phénomène qui consiste
Seuil, 1981, II, p. 442. à éveiller en nous-mêmes l'ensemble d'atti-
(30) Mead nommait « conscience de soi » tudes que nous provoquons chez autrui»
cette autoperception: «Nous entendons par (1963, p. 138).
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Le «jeu » identitaire
(31) On peut faire l'économie du terme Goffman (notamment 1973), celui-ci y est
cede «rôle social», tout aussi tautologique que pendant revenu de manière critique : mon-
« identité sociale» : s'il faut marquer la dif- trant dans Frame analysis (où il se livre
férence avec un rôle théâtral, l'adjectif «in- justement à une critique de la notion de
teractionnel» sera aussi efficace et plus «rôle») à quelles conditions particulières le
précis. monde est appréhendable comme «scène»
(32) Si une telle conception a été forte- (E. Goffman, 1974).
ment marquée par les premiers travaux de
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(33) II peut prendre également les formes d'être bâties non sur des cas «normaux»
fermées et dramatiques de la dissimulation, mais sur des cas-limites, des cas de crise pris
dès lors que l'écart ou l'incohérence du statut comme révélateurs de la relation normale au
est associé à une stigmatisation : par exemple monde. L'un et l'autre en effet sont caracté-
dans le cas des juifs sous la domination na- rises par une forte « incongruence » entre
zie, ou encore chez les homosexuels - du auto-perception, représentation et désigna-
moins tant que la disqualification n'a pas été tion, étant donné le marquage préalable du
renversée par un travail collectif de re-qua- statut : l'un par standardisation, l'autre par
lification, permettant la représentation ou- discréditation. Les situations problématiques
verte voire ludique de soi-même comme ne sont des outils heuristiques qu'à condition
homosexuel. Les analyses célèbres consa- d'être utilisées comme des révélateurs en né-
crées par Sartre au garçon de café et au pé- gatif, et non comme des reflets, du fonction-
déraste dans L'être et le néant ont le défaut nement normal, non problématique.
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Revue française de sociologie
Nathalie HEINICH
CNRS, Groupe de sociologie politique et morale (ehess)
105 Bd. Raspail, 75006 Paris
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