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Revue française de sociologie

Façons d'«être» écrivain. L'identité professionnelle en régime de


singularité
Madame Nathalie Heinich

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Heinich Nathalie. Façons d'«être» écrivain. L'identité professionnelle en régime de singularité. In: Revue française de
sociologie, 1995, 36-3. pp. 499-524;

http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_3_5068

Document généré le 25/04/2017


Abstract
Nathalie Heinich : Ways of "being" a writer. Professional identity in a singular regime.

Declaring an activity can in itself be a problem if that activity does not belong to the occupational
regime of employment, career or profession, but to that of a vocation, as is the case for writers. This
article is an attempt to explain the reasons why self declaration of a profession can cause so many
problems for a writer. The article deals with the parameters which go to form a professional identity as
it is seen and developed by the subjects : a personal representation formed by the professional
declaration as well as the designation made by other people and how it is perceived by the subject.
This research is both part of a sociology on the artistic profession and of a sociology on identity which
means that this notion can be given firm signification and may thus be used by social sciences.

Résumé
Le seul fait de déclarer son activité peut faire problème lorsque celle-ci s'inscrit non dans le régime
occupationnel de l'emploi, du métier ou de la profession, mais dans celui de la vocation, comme c'est
le cas pour les écrivains. Cet article cherche à expliciter les raisons pour lesquelles Г auto-déclaration
de profession peut être aussi problématique pour les écrivains. A cette fin sont mis en évidence les
paramètres organisant de façon générale l'identité professionnelle telle qu'elle est vécue et construite
par les sujets : non seulement la représentation de soi telle que la réalise la déclaration de profession,
mais aussi la désignation par autrui et l'auto-perception du sujet. Cette recherche s'inscrit ainsi à la fois
dans une sociologie des professions artistiques et dans une sociologie de l'identité, ce qui permet de
conférer à cette dernière notion une acception rigoureuse et donc utilisable par les sciences sociales.

Resumen
Nathalie Heinich : Maneras de "ser" escritor. La identidad profesional como regimen de singularidad.

El sólo hecho de declarar su actividad puede crear un problema, cuando ésta se inscribe, no en el
régimen ocupacional del empleo, del trabajo, о de la profesión, sino en el de la vocación, como es el
caso de los escritores. Este artículo trata de aclarar las razones por las cuales, la autodeclaración de
la profesión puede ser muy problemática para los escritores. Con este fin son puestos en evidencia los
parámetros que organizan de manera general, la identidad profesional, tal como ella es vivida y
construída por los sujetos : no solamente la representación que él tiene de si, al hacer su declaración
de profesión, sino también la designación de los demás y la autopercepción del sujeto. Asi, esta
investigación se inscribe a la vez, tanto en una sociología de las profesiones artísticas, como en una
sociología de la identidad, lo que permite de dar a la última noción, una aceptación rigurosa y en
consecuencia utilizable para las ciencias sociales.

Zusammenfassung
Nathalie Heinich : Verschiedene Arten Schriftsteller "zu sein". Die Berufsidentität in einer spezifischen
Tätigkeit.

Allein die Tatsache seine Beschäftigung anzugeben kann ein Problem darstellen, wenn diese
Beschäftigung nicht in den Arbeitsrahmen des Angestellten, des Gewerbs- oder Berufstätigen fällt,
sondern in die Berufung wie es bei den Schriftstellern der Fall ist. Dieser Aufsatz möchte die Gründe
darlegen, warum die Selbst-Berufserklärung für die Schriftsteller auch so problematisch sein kann.
Dazu werden die Parameter unterstrichen, um die sich allgemein die Berufsidentität organisiert, so wie
sie von den Schriftstellern gelebt und aufgebaut wird : nicht nur die Selbstdarstellung wie sie aus der
Berufserklärung entsteht, sondern auch die Bezeichnung durch andere und die Selbsterkennung des
Schriftstellers. Diese Untersuchung stellt sich damit in den Rahmen sowohl einer Soziologie der
Künstlerberufe, als auch einer Soziologie der Identität, womit diesem letzteren Begriff ein streng
umrissenes Verständnis verliehen wird, das ihn für die Sozialwissenschaften brauchbar macht.
R. franc, sociol. XXXVI, 1995, 499-524

Nathalie HEINICH

Façons d'«être» écrivain

L'identité professionnelle en régime de singularité

RÉSUMÉ
Le seul fait de déclarer son activité peut faire problème lorsque celle-ci s'inscrit
non dans le régime occupationnel de l'emploi, du métier ou de la profession, mais
dans celui de la vocation, comme c'est le cas pour les écrivains. Cet article cherche
à expliciter les raisons pour lesquelles Г auto-déclaration de profession peut être aussi
problématique pour les écrivains. A cette fin sont mis en évidence les paramètres
organisant de façon générale l'identité professionnelle telle qu'elle est vécue et construite
par les sujets : non seulement la représentation de soi telle que la réalise la déclaration
de profession, mais aussi la désignation par autrui et Г auto-perception du sujet. Cette
recherche s'inscrit ainsi à la fois dans une sociologie des professions artistiques et
dans une sociologie de l'identité, ce qui permet de conférer à cette dernière notion
une acception rigoureuse et donc utilisable par les sciences sociales.

« Le plus court chemin


de soi à soi passe par autrui »
(Paul Ricœur)

La question du clivage du sujet et de sa construction multidimension-


nelle est tout sauf nouvelle, depuis les travaux du psychanalyste Erickson
sur les crises d'identité (1) jusqu'à ceux de Г anti-psychiatre Ronald Laing
(1959, 1961); et, en sciences sociales, depuis les réflexions de Mead
(1934) ou celles de l'anthropologie culturaliste sur la dimension identitaire
de l'opposition individu/groupe, notamment chez Linton (1945), jusqu'aux
apports plus récents de l'interactionnisme symbolique (2). Plus près de

(1) Voir Erik Erikson (1946, 1968). Pour ment le chapitre sur «rôle» et «identité»
une analyse et une bibliographie des théories dans Peter Berger et Thomas Luckmann
d'Erikson, cf. David De Levita (1965). Pour (1986). Pour ce qui est de la psycho-socio-
une critique de ces conceptions, cf. B.R. Slu- logie anglo-saxonne, cf. notamment McCall
goski et G. P. Ginsburg (1989). et Simmons (1966) et Rosenberg (1979).
(2) Voir Anselm Strauss (1959) et égale-

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nous, les travaux de Michael Pollak (1993) ont brillamment exploré sous
différentes facettes les incohérences du «sentiment d'identité», dans ses
dimensions indissociablement individuelle et collective.
La question de l'identité, considérée du point de vue de sa structuration,
appelle forcément un modèle pluriel et non pas unitaire : ce dernier, sub-
stantialiste par définition, n'aurait évidemment pas sa place dans une
théorie de l'identité, laquelle n'a de sens que dans une dimension construc-
tiviste, plurielle, dynamique. On peut, schématiquement, distinguer deux
types de modèles de l'identité, binaires et ternaires. Les modèles binaires
présentent une opposition simple (et souvent simpliste) du type individu/
société, laquelle tend à être spontanément retraduite par le sens commun
en une opposition intériorité/extériorité, authentique/inauthentique (3).
Mais la philosophie recourt également volontiers à cette conception
dichotomique de l'identité, par exemple en opposant soi à autrui (opposition
brillamment développée par Sartre, 1943), ou le personnel au social (c'est
notamment la problématique suivie par Rom Harré, 1983). Plus
sophistiquée est l'opposition philosophique entre identité «qualitative» et identité
«numérique» ou encore, selon les termes de Paul Ricœur, entre identité
«idem», construite par assimilation à des catégories, et identité «ipse»,
définissant l'être dans sa spécificité, en tant qu'il n'est pas assimilable à
d'autres (4).
Plus séduisants parce qu'à la fois plus complexes et plus proches de
Г empirie sont les modèles ternaires. Ne citons ici que pour mémoire celui
proposé par Freud avec ses «topiques» du ça, du moi et du surmoi. Plus
récemment, le psychanalyste André Green (1977) distinguait l'« unité» (ce
que d'autres moment «identité numérique» ou «ipse»), la «similitude»
(analogue à Г «identité qualitative» ou «idem») et la «constance», qui
est la permanence dans le temps : modèle qui a l'intérêt d'intégrer la
variable temporelle dans la construction de l'identité - variable dont Ricœur
a bien senti la nécessité lorsqu'il a proposé d'ajouter à l'« identité
personnelle» (définie par le binôme ipse/idem) T «identité narrative» (Ricœur,
1990 et 1988).
Quant aux modèles anthropologiques ou sociologiques, ils relèvent
d'une problématique qui n'est plus celle de l'intériorité et de la contrainte,
comme en psychanalyse, ni de l'assimilation et de la différenciation,
comme en psychologie sociale (5), ni du même et du différent, comme en
philosophie - mais de l'interaction (6). C'est le cas par exemple avec la
tripartition proposée par Mead entre soi, moi et je ; et surtout avec la
distinction faite par Goffman entre Г «identité pour soi» (qui ressortit au

(3) Pour une critique de l'opposition in- (1993).


dividu/société, cf. Norbert Elias (1987). (5) Voir Pierre Тар (1980) et aussi Alex
(4) Voir Paul Ricœur (1990). Pour une Mucchieli (1986).
discussion des différentes théories philoso- (6) Voir Guy Michaud (1978) et Camil-
phiques de l'identité, cf. Stéphane Ferret leri et al. (1990).

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Nathalie Heinich

« sentiment subjectif de sa situation et de la continuité de son


personnage»), Г «identité sociale» et Г «identité personnelle», lesquelles « res-
sortissent du souci qu'ont les autres de le définir» (Goffman, 1963).
Mais Goffman n'a guère systématisé ce qui chez lui reste
essentiellement au stade de l'intuition. C'est à un approfondissement de cette
conception sociologique de l'identité que nous voudrions contribuer, en étudiant
sa dimension professionnelle lorsqu'elle est prise dans un impératif de
singularité, comme c'est le cas chez les écrivains (7). Nous allons être ainsi
amenés, d'une part, à mettre ce modèle ternaire - et, plus généralement,
cette problématique de la structuration identitaire - à l'épreuve d'un
matériel empirique; d'autre part, à préciser l'articulation entre ces trois
dimensions de l'identité telles que les propose Goffman; enfin, à définir et
à décrire chacune d'entre elles, ce qui entraînera un changement de
terminologie. La notion d'identité n'ayant pas de sens hors d'une activité
reflexive (de soi à soi, de soi à autrui, ď autrui à soi), prise par définition
dans cette forme première de socialisation qu'est le langage, nous ferons
l'économie de l'expression consacrée d'« identité sociale», tautologique
par définition - que serait en effet une identité qui ne serait pas « sociale » ?
Et nous nous en tiendrons au terme d'« identité», largement justiciable
d'une investigation sociologique.

De l'objet à la méthode

«Je suis bien embarrassé», répond un romancier (deux romans publiés


sous son nom et plusieurs sous un pseudonyme, par ailleurs boursier du
Centre national des Lettres et exerçant divers emplois alimentaires) à la
question «Quand on vous demande ce que vous faites dans la vie, qu'est-ce
que vous répondez?». Les réponses fort complexes de la plupart des
écrivains ainsi interrogés suggèrent à quel point le rapport à l'activité peut
faire problème lorsque celle-ci s'inscrit non dans le régime de l'emploi,
du métier ou de la profession, mais dans celui de la vocation (8). En quoi
ces problèmes sont-ils spécifiques des écrivains ou des créateurs en
général? De quelles contradictions ou de quelles tensions sont-ils le résultat?
En quoi éclairent-ils ce qui, plus généralement, permet à tout un chacun
de construire un sentiment d'identité à partir d'une activité? Cherchant à

(7) Voir Nathalie Heinich (1990a), dont typologie de ces différents régimes d'occu-
sont extraits les éléments utilisés ici. pation et de leur évolution historique dans le
(8) Nous ne rependrons pas ici l'analyse cas des producteurs d'images. Une première
des différents sens du terme « profession » et approche de l'opposition entre un régime
des théories sociologiques permettant d'en professionnel et un régime artistique ou « vo-
rendre compte, notamment dans ses accep- cationnel » en matière d'activité littéraire
tions anglo-saxonne et française : voir Natha- avait été proposée dans Nathalie Heinich
lie Heinich (1993a, en particulier le (1984).
chapitre 1), où l'on trouvera également une

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comprendre les raisons pour lesquelles Г auto-déclaration de profession


peut être à ce point problématique, nous allons tenter de mettre en évidence
les paramètres organisant l'identité professionnelle telle qu'elle est vécue
et construite par les sujets : non seulement la représentation de soi telle
que la réalise la déclaration de profession, mais aussi la désignation par
autrui et la perception que le sujet peut avoir de ce qu'il est. C'est cette
triple dimension du travail identitaire que nous allons analyser, dans le
cas particulier des activités de création, à travers les différentes façons de
se dire, d'être dit et de se sentir écrivain.
Comment accéder aux informations permettant de traiter ces questions ?
L'idéal serait de pouvoir observer directement, en ethnologue, les situations
où un écrivain est appelé à dire son activité ou, plus généralement, «ce
qu'il fait dans la vie». Mais de telles situations sont trop dispersées pour
permettre un recueil de données suffisamment solides. Le seul accès direct
à l'auto-qualification des écrivains est la situation administrative à laquelle
sont confrontés ceux qui doivent remplir un dossier, telle une demande
de bourse au Centre national des Lettres. Néanmoins l'information directe
ainsi recueillie est à la fois partiale et pauvre : pauvre, parce qu'elle ne
livre que le résultat du travail ayant abouti à une telle inscription, sans
rien communiquer des problèmes qu'elle peut engendrer et, à travers eux,
des contradictions ou des tensions dont ils sont le témoin ; et partiale, parce
qu'il ne s'agit que de cette modalité particulière de l'auto-qualification
qu'est la situation administrative (papiers d'identité, recensement ou
questionnaire, déclaration d'impôts, etc.), caractérisée par Г impersonnalité et
la rigidité d'une inscription sur un formulaire, dont le formalisme
n'autorise guère le flou, l'ironie ou le dégagement que permettent les situations
d'interaction en face à face.
Aussi a-t-on eu recours à l'interrogation directe de personnes
diversement repérées comme écrivains, en construisant un échantillon contrasté
d'une trentaine d'individus choisis de façon à faire varier au maximum
leurs caractéristiques : sexe, âge, lieu de résidence, exercice de l'écriture
exclusif ou associé à un second métier, genre(s) pratiqué(s) (roman, théâtre,
poésie), nombre de publications (dont cas de non-publication par refus de
l'éditeur), degré de notoriété, ainsi que de familiarité avec le Centre
national des Lettres (9). « Quand on vous demande ce que vous faites dans
la vie, qu'est-ce que vous répondez?», assortie de quelques relances, cette
première question visait à faire décrire à l'écrivain ce qui se passe en
situation d'auto-qualification.

(9) Le guide d'entretien comportait une littéraires), le récit de la première publica-


quarantaine de questions portant sur le rap- tion, le rapport à l'activité d'écriture
(desport au statut (représentations associées au cription des moments forts, question de la
mot «écrivain») et au milieu littéraire (pairs, régularité), le rapport à autrui (famille, en-
éditeurs, critiques, Centre national des Let- tourage, activités associatives, lecteurs et pu-
tres), les autres activités pratiquées (alimen- blics), l'incertitude et la projection dans
taires ou professionnelles, de création, genres l'avenir.

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L'important était donc d'amener l'interviewé à s'en tenir à un registre


d'énonciation purement descriptif (explicitant son expérience) et non pas
performatif (fabriquant la situation d'énonciation qu'il s'agit justement
d'expliciter), ni non plus normatif ou prescriptif (explicitant ce que, selon
lui, il faut penser d'une telle expérience, ou ce qu'elle devrait être) (10).
Aussi l'entretien était-il centré exclusivement sur des descriptions de
situations vécues (pratiques, états, sentiments, sensations...), à l'exclusion
de toute interrogation en termes d'« idées» ou d'« opinions». Un tel parti
pris s'éloigne des pratiques familières aux écrivains que sont les interviews
de journalistes : situation suffisamment paradoxale pour avoir étonné plus
d'un de nos interviewés, surpris parfois qu'on ne leur demande pas
pourquoi ils écrivaient, ni ce qu'était pour eux l'identité d'écrivain.
Le but était de décrire l'espace des positions possibles, en contrastant
au maximum l'échantillon de façon à obtenir la plus grande diversité de
cas; et d'expliciter la cohérence interne de chacune des positions eu égard
à l'expérience vécue et au système de valeurs invoquées pour justifier
l'action ou l'opinion (11). Une telle perspective n'est nullement exclusive
d'une recherche des déterminations socio-culturelles par l'origine sociale,
ou encore d'une analyse de la distribution statistique de ces positions dans
l'ensemble de la profession : elle est, si l'on peut dire, «orthogonale» à
ces deux autres perspectives, qu'elle n'exclut ni n'exige. Car elle n'a pas
pour objectif d'« expliquer», si l'on entend par là la mise en évidence des
déterminations par des facteurs externes - auquel cas elle serait
concurrentielle avec ces deux autres approches - mais d'« expliciter», c'est-à-dire
de déployer l'espace des expériences et des valeurs en lequel prennent
sens ces différentes positions (12).

I. - Représentation : façons de se dire écrivain

C'est avec une étrange insistance que cet auteur ayant publié plusieurs
romans et pièces de théâtre, boursier du cnl et exerçant par ailleurs un
métier artisanal, marque qu'il n'est pas écrivain : «Je vous dis, je ne suis
pas écrivain, donc j'ai du mal à m' identifier à l'un ou à l'autre. Ma seule
ressemblance avec eux, c'est que j'écris. C'est bien peu». Un autre encore
(auteur de plusieurs romans publiés, d'un essai et de pièces radiophoniques,

(10) Pour une analyse pragmatique des pace des positions axiologiques propres à la
différences de registres énonciatifs voir G. «nature de l'inspiration» et, plus générale-
Dispaux (1984). Pour une théorie des énon- ment, à mesurer le degré de pertinence des
ces performatifs, voir J.L. Austin (1962). catégories ainsi construites dans le cas des
(11) Cette mise en évidence des lignes de activités de création.
cohérence dans les justifications adoptées par (12) Sur la distinction entre «explica-
les acteurs s'inscrit dans la perspective ou- tion » et « explicitation », voir Paul Veyne
verte par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1971).
(1991), tout en cherchant à approfondir l'es-

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critique littéraire pigiste, candidat à une bourse du CNL et ancien enseignant


démissionnaire de l'Education nationale) fait cette réponse quelque peu
contradictoire : « Je réponds écrivain. [Question : Et vous dites « écrivain »
en toutes circonstances?] Ah, je ne le dis jamais! [Q. : Mais quand on
vous demande ce que vous faites ?] Ah, là oui, que voulez-vous que je
dise? Mais moi je ne le dis jamais (...). Moi je ne dis jamais "Je suis
écrivain". Vous ne dites pas "Je suis charpentier", n'est-ce pas ! Donc pour
moi il n'y a aucune différence entre le charpentier et l'écrivain, car je
crois que c'est exactement la même chose : c'est un métier».
Il y a ceux qui répondent toujours «écrivain» («Ecrivain. Toujours :
c'est ce qu'il y a écrit sur mon passeport. C'est ce que je dis à mon
banquier»); ceux qui ne le disent jamais («Mais je ne suis pas écrivain!»)
ou aussi peu que possible («Non non non, je ne le dis pas. Je ne le dis
pas ») ; et ceux enfin qui adaptent la réponse à la situation (« Ça dépend
à qui»; «C'est très variable, je n'ai pas réussi à stabiliser la chose et à
la définir»). La variabilité des cas de figures indique le caractère
problématique de la question : posée à un échantillon de médecins, d'agriculteurs
ou d'enseignants, il est peu probable qu'elle produise autant de réponses
différentes et autant de commentaires à ces réponses (13). Pourquoi est-il
si peu évident pour un écrivain de décliner son activité ?

L'ambivalence de la création

La difficulté à disposer d'un critère objectif et consensuel pour définir


le statut d'écrivain tient tout d'abord au faible degré de professionnalisa-
tion de cette activité, particulièrement apte à être pratiquée en amateur.
C'est que, comme toute activité de création, elle n'est pas ou
marginalement considérée comme ayant pour fonction première la rétribution
financière de celui qui l'exerce. Et même en cas de rétribution, dès lors que
les produits de cette activité sont mis en circulation sur un marché, la
rémunération de l'auteur n'est pas directement en rapport avec le temps
de travail ni avec la qualité des résultats, qui n'ont pas de lien nécessaire
avec la réussite commerciale de l'œuvre (14). C'est que les activités de
création ont pour caractéristique d'être d'autant plus conformes à leur
nature créatrice qu'elles contribuent à créer une demande, voire un marché,
plutôt que d'y répondre : la seule «demande» qu'il leur est légitime de
satisfaire au moment où elles s'exercent étant la demande propre de
l'auteur. C'est là l'une des dimensions de «l'autonomie relative du champ
artistique», selon les termes de Bourdieu, ou du «monde de l'inspiration»,
selon Boltanski et Thévenot.

(13) Sur les variations dans la déclaration cette propriété des activités de création, voir
de profession, voir Laurent Thévenot (1983). Pierre-Michel Menger (1989).
(14) Pour une approche économique de

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Nathalie Heinich

Leur capacité à satisfaire à long terme une demande élargie à des


consommateurs potentiels est le signe de la réussite, mais celle-ci est
d'autant plus grande que la demande est à la fois plus large et plus différée
dans le temps, au contraire des activités commerciales, dont la réussite
doit être large et immédiate. C'est que, comme toute valeur en régime de
singularité, l'excellence artistique ne peut se concilier avec l'exigence de
quantité, propre au régime de communauté, qu'à condition de différer la
rencontre avec le grand nombre : de sorte que l'immédiateté de la réussite
n'est légitime qu'à condition de se conjuguer avec le petit nombre des
initiés, et l'ampleur de la reconnaissance par la communauté avec la
médiation du temps.
Cette opposition entre deux régimes de valeurs, ou encore deux
«éthiques» - communauté et singularité - permet d'éclairer les phénomènes
relatifs au monde artistique dès lors que l'activité n'y est plus définie
comme «artisanale» ou «professionnelle», mais comme « vocationnelle».
Individualité, originalité, valorisation de l'avant-garde, projection dans la
postérité, démultiplication des niveaux de réception, incommensurabilité
et irréductibilité à des propriétés générales ou à des critères communs,
marginalité voire excentricité des créateurs : telles sont les principales
caractéristiques de ce régime de singularité en lequel prennent leur cohérence
les valeurs du monde artistique, sans qu'il soit nécessaire de les interpréter
comme effets pervers d'un régime économique «normal», ou de les
dénoncer comme illusions du sens commun. A l'opposé, le régime de
«communauté», qui définissait traditionnellement le rapport aux œuvres
picturales, se caractérise principalement par la référence incontestée aux
canons et aux critères communs, le privilège accordé au grand nombre et
aux valeurs partagées, l'immédiateté de la réussite, etc. Le glissement des
arts plastiques d'un régime à l'autre, qui a commencé à s'institutionnaliser
dans le dernier quart du XIXe siècle, s'est progressivement imposé dans le
courant du XXe siècle, en un véritable changement de paradigme
artistique (15).
Il est difficile dans ces conditions de concilier l'activité créatrice avec
une rémunération stable et suffisante pour subvenir aux besoins matériels,
sauf à risquer des compromis sur la qualité de l'œuvre ou la qualité de
sa propre vie (16). Aussi la pratique d'un art est-elle particulièrement
susceptible d'être pratiquée en amateur, soit en dilettante, soit en association
avec une activité professionnelle. C'est là le principe de ce phénomène
bien connu qu'est le double métier, inévitablement générateur de trouble
dès lors que le sujet doit choisir de se présenter selon l'une ou l'autre de

(15) Voir Nathalie Heinich, La gloire de en littérature et en peinture, voir Nathalie


Van Gogh. Essai d'anthropologie de l'admi- Heinich (1994).
ration (1991), qui tentait d'appliquer à une (16) Une analyse détaillée de ces compro-
légende artistique la posture «a-critique» mis est proposée dans «Etre écrivain»
adoptée dans cette étude sur l'identité d'écri- (1990a) 3e partie, chap. 2 («Façons d'être
vain. Sur la genèse conjointe de ces valeurs sérieux »).

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ses activités, ou selon les deux à la fois. Effet d'une ambivalence objective,
plus ou moins bien vécue, entre la «profession» et le simple «violon
d'Ingres», l'hésitation à «se dire écrivain» peut être également une ressource
permettant de «faire du flou» en multipliant les dimensions en lesquelles
se construit la valeur du sujet : façon donc d'accorder son identité à ses
chances de succès.

L'indétermination des critères

L'hésitation ou la gêne de maints écrivains face à la question de leur


activité apparaît également comme l'effet d'un haut degré
d'indétermination : tant l'indétermination subjective qu'entraîne le caractère relativement
imprévisible et incontrôlable de l'activité elle-même que l'indétermination
objective propre à une « occupation » difficilement assimilable aux formes
courantes des professions, des métiers, des emplois (17). Ces deux niveaux
d'indétermination - le sentiment d'incertitude face à sa propre activité et
le sentiment d'inadéquation des termes qualifiant l'activité professionnelle
de celui qui écrit - apparaissent conjointement dans la réponse de cette
femme qui se déclare elle-même «écrivain et journaliste» : «Je réponds
en général, effectivement, écrivain, tout en pensant que ce n'est pas
vraiment un métier comme les autres. Et puis qu'on n'est pas vraiment toujours
assuré d'être un écrivain, qu'on n'est pas forcément assuré de pouvoir
écrire tout le temps, que c'est une position difficile à tenir, même si pour
les gens on a l'air écrivain». Entre la réponse faite à autrui et le sentiment
qu'on éprouve de sa propre expérience, entre ce qu'on «pense» et ce dont,
«pour les gens», on «a l'air», se glisse une duplication sinon une
duplicité, un décalage sinon un malentendu, une réserve sinon une dissimulation,
une inauthenticité sinon un mensonge.
L'indétermination objective de l'accès au statut d'écrivain tient pour
beaucoup à la multiplicité et au faible degré de formalisation des moments
qui le scandent, depuis le simple fait d'écrire jusqu'au fait de se reconnaître
et d'être reconnu comme écrivain. Dans d'autres domaines ce sont des
actes et des objets stables et formalisés - examen, concours, contrat
d'embauché - qui marquent le moment où un individu peut s'attribuer un terme
de profession sans risquer de se le voir contesté, et espérer en tirer à court
ou moyen terme une rémunération à peu près indexée sur le temps de
travail et/ou la qualité des résultats. Pour celui qui écrit par contre, le
chemin à parcourir est beaucoup plus long et incertain.
«C'est là où je me suis senti écrivain : je me suis senti écrivain à partir
du moment où j'ai reçu le télégramme me disant que c'était accepté» : le
moment de la publication est le seul qui, par sa contractualisation, se rap-

(17) Pour une analyse de l'indétermi- de L'éducation sentimentale de Gustave


nation comme stratégie des jeunes héri- Flaubert (1992).
tiers, voir la lecture par Pierre Bourdieu

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Nathalie Heinich

proche d'un «passage de seuil» formalisé. C'est là que peuvent au mieux


se conjuguer le fait de « se sentir» et le fait d'«être dit» écrivain, et qu'on
peut par là-même «se dire» tel sans risquer la discréditation ou le
sentiment ď inauthenticité : «Je pense que si je n'avais jamais publié je ne me
dirais pas romancière, mais parce que je ne voudrais pas. Pour le dire il
faut qu'il y ait des lecteurs, il faut qu'il y ait un échange avec la société.
Sinon, j'écris». La publication marque le moment où l'œuvre se détache
de la personne, où ce qui a été écrit peut circuler indépendamment et au-
delà de la présence physique ou de l'intervention directe de l'auteur, qui
n'a plus à faire lire à des proches pour avoir des lecteurs, autrement dit
pour que l'écrit existe pour autrui et non plus seulement pour soi. C'est
pourquoi le moment le plus apte à autoriser un scripteur à se dire écrivain
est ce moment où s'opère, par la publication, la séparation entre l'œuvre
et la personne (18).
La première publication, «c'était quand même l'affirmation d'une
chose, parce qu'à un moment donné j'ai presque cru que publier un seul
livre suffisait... Mais c'était très très extrêmement naïf». La publication
n'est pourtant pas un critère absolu, dont la validité soit suffisamment
générale pour interdire toute contestation. L'histoire littéraire est pleine
d'anecdotes bâties sur l'histoire du grand écrivain refusé par un grand
éditeur : anecdote dont le cas de Proust est la référence exemplaire, permettant
à l'auteur refusé de transformer l'échec actuel en promesse de triomphe,
et l'éventualité de sa propre incompétence en probable incurie de
l'éditeur (19). C'est là encore un effet de cette propriété des valeurs culturelles
qu'est l'extension de la temporalité, permettant de cumuler le court terme
de la reconnaissance immédiate par un petit nombre avec le long terme
du passage à la postérité. Abondent également, à l'inverse, les
dénonciations visant non plus l'aveuglement mais la complaisance d'éditeurs prêts
à publier indûment des auteurs sans talent. Ces deux dénonciations se
combinent pour ôter au critère de la publication une partie de sa force,
confortant du même coup l'indétermination des sanctions propres à garantir
l'accès au statut d'écrivain : «Chacun sait qu'il y a en France 50 millions
d'écrivains. Où, les "professionnels"? Le critère?... Combien d'édités qui
ne sont pas du métier?... Combien d'inédites qui ne déshonoreraient pas
la corporation?» (20). Aussi est-il toujours possible à un critique ou à un
écrivain de déclarer que tel auteur de roman «n'est pas un écrivain» (par

(18) L'importance de cette tension entre inversion de l'échec en promesse de succès,


œuvre et personne en matière artistique a été (20) Pi erre- Robert Leclercq (1977), p. 117.
développée dans Etre écrivain, 3e partie, Pour une description dénonciatoire du fonc-
chap. 6 («Façons d'être un grand écrivain»), tionnement d'un comité editorial, voir Michel
ainsi que dans La gloire de Van Gogh Deguy (1988). Dans un registre littéraire et
(chap. 3). humoristique, ce topo a été mis en forme
(19) Pour une analyse du cas de Proust dans des parodies de rapports de lecture par
en matière de publication, voir Nathalie Hei- Umberto Eco, Pastiches et postiches, Paris,
nich (1990b). En peinture c'est, bien sûr, le Messidor, 1988.
cas Van Gogh qui sert de paradigme à cette

507
Revue française de sociologie

exemple Michel Braudeau dans Le Monde du 6 avril 1990 à propos de


Jacques Attali), laissant peu de chances à l'intéressé de contester
ouvertement le verdict.
Car la publication implique par définition un recours à l'opinion ď autrui
- un comité editorial, des critiques, des lecteurs - qui forcément entraîne
une distance avec la valeur proprement littéraire. Dans le «monde de
l'inspiration», le jugement se réfère à une instance plus grande que ne l'est
le «renom» (pour reprendre les termes de Boltanski et Thévenot) : la
littérature y est une instance de référence plus générale que ne le sont les
personnes, et la temporalité y est plus large que ne l'est l'actualité des
contemporains, puisque c'est seulement dans la postérité que la singularité
du créateur peut rejoindre l'universalité d'une condition totalement dé-par-
ticularisée (Heinich, 1990a, chap. 6). Aussi la publication, parce qu'elle
ne touche que la «mise au monde», «l'entrée dans le monde» d'une œuvre
particulière et, corrélativement, l'entrée de son auteur dans le monde
littéraire, peut-elle se voir minimisée comme contingente aussi bien que
valorisée comme fondatrice : «C'est simplement des accidents de parcours,
les publications. C'est-à-dire qu'en fait c'est des accidents qui nous aident
à franchir le pont (...) et ça vous autorise peut-être la suite...». C'est
pourquoi aussi Г «autorisation» que procure la publication est toujours
vulnérable à la réduction cynique à une pure stratégie, en vertu de quoi les
individus liés à des groupes agissent pour des objectifs particuliers ayant
leur principe à court terme; en même temps qu'elle peut être décrite, à
l'opposé, dans le langage du «don» et de la «grâce», en lequel se dit
par exemple la nostalgie de l'éditeur idéal, qui fut peut-être un jour, mais
n'est plus: «...C'était une demande d'amour, une demande d'identité,
c'était lui qui disait "oui, tu es écrivain". En fait cette réponse-là on ne
la trouve nulle part, personne ne vous la donne, personne ne vous dit :
"Tu es un écrivain"... Je me dis peut-être qu'il y a des éditeurs comme
ça qui avaient ce pouvoir, cette puissance et assez d'amour pour faire
l'écrivain qui publie...».

Le marquage de l'écrivain

Outre l'ambivalence du statut associé à l'écriture en tant qu'activité


professionnelle et l'indétermination des critères d'accès au statut
d'écrivain, l'hésitation à se dire écrivain tient aussi à l'effet de «marquage»
opéré par ce terme, autrement dit la propriété de qualifier fortement
l'individu auquel il est associé en l'identifiant à des représentations
préexistantes, généralisées et stabilisées en forme de stéréotype. Ce pouvoir de
marquage que possède le mot même d'« écrivain» s'exerce doublement,
dans le sens d'une valorisation du statut et d'une singularisation, d'une
imputation de marginalité ou d'excentricité.
508
Nathalie Heinich

«Je le dis toujours avec un air très modeste. Maintenant j'aime bien
le dire, mais je le dis comme si c'était quelque chose de vraiment pas
important. Alors il y a un petit silence et les gens disent : "Mais vous
écrivez quoi?", et je dis: "Des romans". Et puis après on continue la
conversation.» S'il n'est pas innocent de se dire écrivain, c'est qu'un tel
terme n'est pas neutre : il porte en lui, au moins dans les milieux où les
écrivains ont quelque chance de se présenter, une forte charge valorisante.
L'utilisation d'un tel prédicat ressortit, autrement dit, non à un simple
«jugement d'observateur» mais à un «jugement d'évaluateur», susceptible
de faire l'objet d'un emploi non pas discontinu (comme ce serait le cas
si l'on pouvait dire qu'on est, ou qu'on n'est pas, écrivain) mais continu :
continuité qui se manifeste dans la possibilité d'affirmer qu'on est «plus
ou moins», «pas vraiment» ou «vraiment» écrivain (21).
De cette valorisation témoignent les nombreux effets de modestie :
silence pudique (comme ce poète qui évite de se dire tel «par pudeur»);
énonciation timide (« timidement dans le cours de la conversation on peut
annoncer, avancer, selon le protagoniste, selon la personne à qui l'on
s'adresse, que l'on est aussi un peu poète à ses heures»); prudence et
humilité («Non non non, je ne le dis pas. [...]. Je ne vois pas de raison
de le proclamer, de le proférer comme ça, auprès de gens que je ne connais
pas, pour leur signifier que je suis écrivain»); ou encore réserve
stratégique visant à maintenir la communication avec autrui (« Quelquefois,
quand je n'ai pas trop envie d'être importante, ou de me montrer
importante, quand je suis dans des pays lointains et avec des gens qui ne sont
pas vraiment du même milieu, je dis : "je tape à la machine", ce qui n'est
pas tout à fait faux, et puis comme ça, ça permet de ne pas... Parce que
quelquefois c'est un peu éblouissant le mot "écrivain", ça en bouche un
coin, donc ça enlève un peu de communication»).
Ces effets de modestie, qui passent tous par une forme de discrétion
dans l'usage du terme «écrivain», ont en commun le souci de maintenir
la possibilité d'un échange (une «communication») par une équivalence
avec l'interlocuteur : «Je pense qu'il est des personnes avec lesquelles il
est du dernier mal venu de se parer de plumes que l'on a peut-être mais
qui vont empêcher que s'établisse un courant entre les deux personnes.
(...) Alors dans certains cas je dirais, "Je suis un ancien journaliste", ou
"J'écris un peu pour moi", mais j'éviterai le terme écrivain». Car ce
minimum d'égalité dans les positions respectives ou, du moins, de sentiment
d'appartenance à une même communauté, rendant possible ce lien minimal
qu'est l'échange conversationnel, risquerait d'être menacé par le
déséquilibre qu'engendre Г auto-attribution d'un terme fortement valorisé : trop

(21) Ce passage du discontinu au continu raents d'évaluateur» (avec un critère tou-


marque ce que Gilbert Dispaux appelle la jours indéfini) et «jugements de prescrip-
« polarisation » des énoncés, qui contribue à teur» (polarisés, avec critère défini). Voir
discriminer entre «jugements d'observateur» Dispaux (1984, p. 162).
(non polarisés, avec critère défini), «juge-

509
Revue française de sociologie

valorisé en tous cas pour que son utilisation ne risque pas d'apparaître,
soit comme une volonté d'« écraser» l'autre lorsqu'il n'a pas accès à ce
statut («Je n'irais pas m'inscrire comme poète dans un hôtel [...]. Je
paraîtrais vouloir écraser le monde!») soit, à l'opposé, comme une
«prétention» vis-à-vis de ceux qui y sont indubitablement parvenus : «II y a un
statut terrible, c'est le moment où on sait qu'on écrit, on sait qu'on est
écrivain et on ne veut pas dire qu'on écrit face à d'autres qui sont
écrivains... C'est plus qu'une réticence, c'est une censure absolue! On ne dit
pas qu'on écrit à quelqu'un qui est en pleine gloire... Alors à l'intérieur
on ronge son frein : "Tu vas voir petit mec, tu vas voir moi aussi je serai
écrivain, je ferai des trucs aussi bien que toi !". Donc la rage est là,
évidemment...». Qu'on regarde en direction de ceux qui ne sont pas, ou de
ceux qui sont, écrivains, le fait de s'autodésigner comme tel tend à être
vécu comme une prétention, avec sa double dimension de distinction vis-
à-vis des inférieurs que sont les non-écrivains et d'aspiration déplacée vis-
à-vis des supérieurs que sont les plus grands parmi les écrivains.
L'écrivain (et plus encore peut-être le poète) apparaît comme un
individu pas comme les autres : un être à part, quelle que soit la valeur qui
lui est attribuée - positive en cas de valorisation, négative en cas de
stigmatisation. La mise à l'index de l'écrivain ou du poète pourra à l'occasion
être utilisée par lui comme une ressource : il revendiquera alors un statut
si à part que l'humilité s'y voit transformée en grandeur, conformément
à cette propriété qu'a la singularité de pouvoir être à la fois stigmatisante
et valorisante, disqualifiante et qualifiante. Alors la provocation au
rabaissement par autrui devient une occasion de manifester l'excellence,
conformément à la figure «christique», pour reprendre les termes même utilisés
par un romancier : «II y a peut-être une image un peu... je dirais un peu
christique, maintenant, de l'écrivain, parce que c'est à la fois celui qu'on
gifle volontiers, qu'on méprise, qu'on humiliera facilement. Il suffit de
voir la façon dont la télévision traite les écrivains, quelle que soit leur
notoriété, que ce soit le plus connu ou alors le dernier poète maudit, ce
sera toujours une sous-merde à côté du premier chanteur de variété venu.
Donc l'écrivain c'est une espèce d'épouvantail ridicule, une espèce d'idiot
dostoievskien, un Don Quichotte qu'on rossera volontiers, mais qui fait
peur, c'est d'ailleurs pour ça qu'il est rossé, humilié, parce qu'ils ont peur
évidemment ! ».

Stéréotype et singularité

«Quand je le dis, je dis toujours écrivain, comme si je disais plombier


ou charcutier, voyez, pour montrer le côté naturel de la façon dont j'ai
choisi de vivre ma vie, alors que je sais que dans certains esprits, enfin
même chez la plupart des esprits, ça sonne toujours beaucoup plus
différemment» : l'utilisation quasi ostentatoire du mot «écrivain» peut même

510
Nathalie Heinich

constituer une sorte de stratégie au deuxième degré pour faire comme si


le terme n'était pas particulièrement marqué, comme si être écrivain était
«naturel», c'est-à-dire commun. Ainsi celui qui a conscience de ce
marquage peut-il paradoxalement re-particulariser, en le «réduisant» à du
général (le «côté naturel»), un statut qui, généralement marqué comme
particulier, a été départicularisé par l'opération même de marquage,
autrement dit par la généralisation d'un stéréotype de particularité.
Car c'est dans le refus du stéréotype - fût-il un stéréotype de
particularité ou, plus précisément, de singularité (22) - que peut se maintenir,
malgré la désingularisation qu'opère par définition tout stéréotypage, une
singularité : celle-ci apparaissant alors d'autant plus essentielle qu'elle
touche non seulement ceux qui, de l'extérieur, se font une image de
l'écrivain, mais aussi ceux qui, de l'intérieur, doivent «faire avec», composer
avec cette image. L'une et l'autre positions aboutissent ainsi - la première
par le stéréotype de singularité, la seconde par la déconstruction de ce
stéréotype - à associer de façon très prégnante le statut d'écrivain et la
singularité. La conscience de ce stéréotype est très présente dans les propos
des écrivains : qu'il s'agisse des représentations propres aux non-écrivains
(«Dans l'esprit de la plupart des gens il y a encore une image très
romantique de l'écrivain... Un écrivain c'est quelqu'un qui n'est pas très
normal, dans l'esprit des gens, c'est évident») ou des comportements
propres aux écrivains («A une époque j'ai un peu fréquenté un groupe de
poètes aussi, un peu par curiosité... Ils sont souvent dans le stéréotype»).
L'un et l'autre se conjuguent pour former un véritable «modèle» de
l'écrivain - ou plutôt un «paradigme», une « Gestalt», une forme de référence -
où le refus de toute assignation à un statut commun se concrétise dans le
refus expressément affiché d'imiter le stéréotype, voire dans la volonté
d'en faire un anti-modèle.
On conçoit mieux dans ces conditions les problèmes que peut poser
Г autoqualification et le besoin parfois d'échapper à ses pièges, facteurs
de troubles relationnels ou de déstabilisation identitaire. L'évitement du
nom commun «écrivain» (ou, selon les cas, «poète», «romancier»,
«dramaturge», «homme de lettres», etc.) peut alors emprunter différentes
voies. L'une est le recours au seul nom propre, instrument par définition
d'identification de la personne en tant qu'elle n'est pas réductible à un
«individu» parmi d'autres, à un élément dans une catégorie. Car à la
différence d'une personne, forcément particulière, un individu est défini par
rapport à une communauté, dont il est un élément, susceptible d'être mis

(22) La notion de «singularité», prise au compréhension de ces deux propriétés fonda-


plein sens du terme (et non pas, selon les mentale de la singularité que sont, d'une part,
usages trop courants qui en sont faits aujour- sa difficulté à être prise en compte et, d'autre
d'hui, comme simple synonyme de « spécifi- part, son ambivalence, entre stigmatisation et
cité») ajoute à celle de « particularité » l'idée valorisation, rejet et admiration. Pour tout ce-
d'excentricité, de bizarrerie, de hors-du- ci voir Nathalie Heinich (1991 et 1993b).
commun : connotation indispensable à la

511
Revue française de sociologie

en équivalence avec d'autres; de sorte que la valorisation soit du pôle


individuel (individualisme) soit du pôle communautaire (holisme) relève
d'un même régime axiologique, où la singularité ne peut en aucun cas
constituer une valeur (mais qui par contre permet l'épanouissement d'une
pensée politique) (23). Le recours personnalisant au nom propre est
évidemment favorisé par l'accès à la notoriété, qui est alors une ressource
privilégiée pour éviter Г autoqualification. Ainsi, dès le début de l'entretien,
le romancier qui déclarait répondre « écrivain-scénariste » précise : « Mais
honnêtement j'ai de moins en moins à le dire. C'est-à-dire que le succès
du dernier bouquin aidant, ça a fini par... et du coup, au moment où j'ai
dû le dire je n'avais plus à le dire, alors du coup j'ai fait l'économie du
mot ! ».
L'autre façon d'éviter Г autoqualification est le recours au verbe qui,
en mettant l'accent sur l'activité plutôt que sur l'identité, permet d'affirmer
un sujet («je») en évitant toute «mise en commun» par un substantif:
«Le titre, non, je ne dis pas que je suis poète, je dis : je fais de la poésie» ;
«Je dis que j'écris et je mets en scène des spectacles»; «Je suis
écrivain...? Je n'en sais rien si je suis écrivain. J'écris. On verra après si je
suis écrivain»; «J'écris. Je vis et j'écris». Se trouve de la sorte évitée
la réduction du sujet par son assignation à une catégorie générale :
réduction véhiculée prioritairement par la sociologie (domaine par excellence
des «classements», des «codes», des «représentations», des «images»,
des «rôles»), et qui peut être vécue comme un acte de violence exercé
contre la personne même de l'écrivain en tant qu'il est, par définition,
irréductible à quiconque. «Il y a une phrase qui dit : "Quand on vous
demande ce que vous faites commence le manque d'amour". Alors je
n'aime pas trop cette question, déjà... Parce qu'elle renvoie, en fait, en
général, c'est un désintérêt total, c'est-à-dire que pour moi c'est des
classements, des codes auxquels je n'ai pas envie de répondre, parce qu'ils
renvoient à d'autres codes ou à d'autres représentations. (...) De toutes
façons c'est toujours une image très très prégnante, enfin qui renvoie à
des tas de choses et je n'ai pas envie du tout déjouer le rôle de l'écrivain»,
dit l'un, qui se déclare chômeur; et un autre : «Moi je trouve que chaque
écrivain doit l'être dans sa singularité». Enfin toute réduction au nom
commun d'écrivain peut également être perçue comme attentatoire à cette
grandeur suprême qu'est celle du grand écrivain : celui qui par définition
est grand en tant qu'il est unique, conformément à l'éthique de singularité.
Un poète par exemple évoque Kafka et Baudelaire : «Je ne pense pas qu'ils
étaient des écrivains, c'était quelque chose d'autre... C'est réducteur, ce
mot-là, c'étaient des esprits si grands que... c'est réducteur, c'est trop
réducteur ! C'est peu pour des gens comme ça! (...) Ils sont hors normes,

(23) Ainsi la distinction entre « indivi- dre en quoi le couple singularité/communauté


du» et «personne» qu'autorise une relecture n'est pas réductible au couple holisme/indi-
des théories philosophiques de la personne vidualisme tel que l'utilise Louis Dumont
(voir N. Heinich, 1993b) permet de compren- (1966).

512
Nathalie Heinich

parce qu'ils ont changé quelque chose... La série d'écrivains qui étaient
avant eux, ils les ont transformés, et ils transformeront aussi les écrivains
à venir... Ils sont trop grands!».
«En réalité je suis un artiste qui écrit, plutôt qu'un écrivain. Je ne suis
pas du tout un homme de lettres. (...) Et toutes mes difficultés justement
sont d'échapper au statut d'homme de lettres que peu à peu on essaie de
plaquer sur un homme qui écrit» : indépendamment même des problèmes
posés par le contenu du stéréotype et par la difficulté de s'y identifier, la
très simple question ainsi posée («Qu'est-ce que vous faites dans la vie?»)
opère en tant que telle un effet de violence, qui suffit à expliquer la
difficulté qu'ont les écrivains à y répondre, et les stratégies employées pour
le faire sans se renier. Car la forme spécifique de la violence en régime
de singularité est la généralisation par l'assignation à une catégorie,
forcément perçue comme réductrice de ce qui fait l'irréductibilité du sujet :
«Je ne veux pas avoir cet air-là, je ne veux pas qu'on me regarde en
superposant... enfin que les gens me regardent avec cet éclairage-là, avec
cet étalon-là, en disant, est-ce qu'il ressemble ou pas au modèle?». La
réduction au général est la forme première de toute violence pour l'éthique
de singularité.

II. - Désignation : façons d'être dit écrivain

Si se dire écrivain est une opération complexe, propre à faire surgir


des tensions ordinairement enfouies dans le «ça va de soi» du non-dit,
être dit écrivain n'est guère plus évident (24). Car une telle sanction,
advenant de l'extérieur à celui qui en est l'objet, est à la fois multiple et
toujours sujette à remises en question : «On est toujours en état d'examen,
en fait, permanent», estime un écrivain. Cette désignation par autrui
emprunte trois grandes catégories d'instruments : les objets, les institutions,
les personnes.

Les objets

«Faire un livre», «avoir un contrat» sont les moments par excellence


de l'objectivation de l'état d'écrivain, au double sens où il se trouve
matérialisé dans des objets, et rendu objectif par son détachement à l'égard
de la seule subjectivité de l'auteur ou, plus exactement, du «scripteur» -
celui qui, écrivant, n'a pas encore passé le cap de la publication. Celle-ci

(24) Pour une approche historique et philosophique de la notion ď« auteur», voir Michel
Foucault (1969).

513
Revue française de sociologie

marquant, nous l'avons vu, le moment où l'œuvre est physiquement


détachée de la personne en même temps qu'elle lui est symboliquement
rattachée par la signature, c'est là le moment le plus apte à faire coïncider
le sentiment personnel de son identité avec une représentation collective :
représentation que restituent à l'intéressé les mots qui le qualifient et qui,
par la publication, se trouvent indexés à des objets tangibles, comme
attestés par eux. Aussi la signature d'un contrat editorial est-elle l'opération
qui autorise au mieux la mise en cohérence de Г autoperception de soi et
de la désignation par autrui : cohérence sensible au fait que la
représentation donnée de lui-même par le sujet pourra, sans trop d'hésitation, de
trouble ou de mauvaise conscience, emprunter le mot «écrivain». Ainsi
se comprend l'investissement dont ce passage de seuil peut faire l'objet,
en tant qu'épreuve où se joue - de «scripteur» à «écrivain» - un
changement de grandeur en même temps que d'identité.
Car être publié représente l'assurance - avant l'espoir d'être «connu» -
d'être au moins reconnu comme écrivain, ouvrant par exemple le droit
d'appartenir aux différentes sociétés ou groupements d'auteurs (SGDL,
sacd, sacem, scam, spadem, ou encore Pen-Club). A contrario, l'échec
à la publication signe le renoncement, au moins momentané, à cette
reconnaissance : «Je peux le faire moi-même [auto-édition] mais ce n'est
pas la même reconnaissance. Je le ferai moi-même quand j'accepterai de
ne pas être reconnu». Et si la publication est vécue comme un point de
départ, une fondation («Ça a été comme une fondation (...) ça a été
vraiment le point de départ. La fondation, quoi»), c'est bien que ce qui s'y
joue n'est pas seulement la réussite du travail littéraire et la construction
de l'écrit comme œuvre (qui forcément a commencé antérieurement à la
publication : «J'ai existé avant d'être»), mais aussi la réussite du travail
identitaire et la construction de la personne comme auteur.
Les objets toutefois ne parlent pas : aucun livre, aucun contrat signé
de l'éditeur ne dit à son auteur, «Tu es écrivain». Ils ne sont que les
referents ou les garants des mots, énoncés par des personnes ou portés
par des institutions.

Les institutions

Les institutions susceptibles de formaliser l'accès à l'identité d'écrivain


se situent à l'extrême opposé de la relation avec l'éditeur idéal : celui qui,
dans la grâce d'un rapport à la fois personnalisé et fondé sur des valeurs
proprement littéraires, instruirait au mieux ce passage de seuil qu'est la
publication. Toute instance administrative - en tant qu'elle est
dépersonnalisée, stabilisée et rapportée à des critères généralisés impliquant la mise
en équivalence (Thévenot, 1985) - incarne le pôle par excellence d'une
condition «commune», dont nous venons de voir à quelles tensions elle
est associée.
514
Nathalie Heinich

C'est le cas, typiquement, de l'identification de l'écrivain par


l'institution statistique, définissant dans le cadre du recensement - au plus loin
du monde littéraire et au maximum de dépersonnalisation - les
«professionnels rédigeant des textes de fiction ou documentaires destinés soit à
la publication sous forme d'ouvrage, soit à l'élaboration de spectacles
vivants ou audio-visuels» (25). Si une telle instance d'identification n'a
guère de chances d'atteindre directement les intéressés, ils peuvent par
contre être confrontés à la définition qui leur est renvoyée par
l'administration fiscale, d'autant plus brutalement qu'elle est à la fois standardisée
et fortement stabilisée dans l'inscription d'un formulaire : «La première
fois où j'ai vu associés mon nom et le mot écrivain, ça a été sur une
lettre reçue des impôts. La première fois où j'ai été officialisé, c'était les
impôts. La première fois qu'a été associé mon nom et le nom "écrivain",
c'est pour me réclamer de l'argent que je n'avais quasiment pas gagné ! ».
Tout aussi impersonnelle est l'administration de la Sécurité sociale des
auteurs, gérée par I'agessa; elle est toutefois plus spécifique au milieu
littéraire, même si la notion de « sécurité sociale» est doublement étrangère
à l'image à la fois asociale et instable du «créateur maudit» : «Le poète
ne cotise pas à la Sécurité sociale» (26). Par son caractère formel et le
caractère composite des critères d'accès, l'affiliation à I'agessa peut être
elle aussi vécue de deux façons opposées : soit comme un gage de
professionnalisme signalant l'« auteur professionnel» ou l'« écrivain officiel»,
soit comme un anti-critère de valeur littéraire. Ainsi un écrivain qui ne
se sentait tel que par sa feuille d'impôts, ayant été radié de I'agessa faute
de droits d'auteur suffisants, se félicite de se retrouver dans la même
situation que Claude Simon, prix Nobel de littérature... (27).

(25) Rangée dans la nomenclature des teur qui en décide principalement : montant
professions de I'insee parmi les «profession- calculé — significativement - par une mise
nels de l'information, des arts et des specta- en équivalence avec le critère de revenu le
clés », la catégorie n° 3512 (« auteurs plus généralisé qui soit, à savoir le smic. Tou-
littéraires, scénaristes, dialoguistes») distin- tefois il est tenu compte de la particularité
gue le «noyau» («artiste auteur dramatique, économique de ce statut, par le critère de
rédialoguiste, écrivain, parolier, poète, roman- gularité de l'activité ainsi que la qualité d'au-
cier») des «cas assimilés» (adaptateur, au- teur attribuable à la personne, décidée par
teur adaptateur, dramaturge, homme de une «commission de professionnalité», et
lettres, lecteur, librettiste, nègre, rewriter, qui fait intervenir un faisceau de critères très
scénariste, traducteur littéraire) et des « cas peu formalisés, ressortissant de « mondes »
limite exclus » (chroniqueur, critique, journa- (au sens de Boltanski et Thévenot) très hé-
liste, lecteur correcteur, lecteur d'épreuves, térogènes : qualité littéraire de l'œuvre;
lecteur rédacteur d'édition). Sur les principes genre pratiqué ou secteurs d'activité; répu-
de cette nomenclature, voir Alain Desrosières tation de l'éditeur; évolution, régularité et
et Laurent Thévenot (1988). continuité de la production littéraire; reve-
(26) Titre d'un poème de Daniel Biga, Né nus, potentialités et investissement de l'au-
nu, Paris, Le Cherche-Midi, 1969. teur (contrats, projets); âge; filiation
(27) L'accès à ce «régime particulier», éventuelle (généalogie familiale) ainsi que
selon les termes du formulaire de I'agessa, caractère, lorsqu'ils sont connus; enfin, con-
est implicitement conditionné par la publica- formité des décisions aux procédures habi-
tion puisque c'est le montant des droits d'au- tuelles de I'agessa.

515
Revue française de sociologie

Plus personnalisée et plus littéraire est l'institution du Centre national


des Lettres : l'écrivain qui y présente une demande de bourse sait en effet
qu'il s'expose au jugement de ses pairs, et qu'il se trouve en situation de
concours, où la qualité de son travail est jugée par rapport à celle de ses
concurrents. Certes, ce qui est alors en jeu n'est pas sa qualité d'écrivain
ni même de «bon» écrivain, mais d'écrivain «meilleur» que les autres
candidats présentés devant la même commission. Néanmoins l'épreuve tend
à être vécue, tant par les postulants que par les juges, dans la logique
absolutisante de l'examen beaucoup plus que dans celle, relativisante, du
concours (28). Elle semble engager de ce fait une forte charge de
«reconnaissance», dans laquelle il est difficile de distinguer ce qui tient à
l'évaluation de la qualité littéraire de l'œuvre et à la désignation de son
auteur comme appartenant à la communauté des écrivains.
La représentation que s'en font ces derniers comporte une double
personnalisation du jugement : d'une part, au sens où le verdict ne serait pas
prononcé par une institution mais par des personnes, avec leurs intérêts
particuliers, et, d'autre part, au sens où la cible du jugement serait autant
la personne de l'écrivain que l'œuvre présentée. Le fait que le dossier ne
soit pas constitué en fonction d'un projet précis tend d'ailleurs à indexer
le jugement à la puissance de production de la personne plutôt qu'à la
matérialisation de son activité dans une œuvre. Cette ambiguïté ouvre la
possibilité d'une réversion du jugement sur l'œuvre par une institution en
jugement sur la personne par des individus : réversion qui comporte à la
fois un risque de minimisation de la réussite - lorsqu'on dénonce l'octroi
de bourses comme pur et simple système mafieux - mais constitue en
même temps une forme de protection contre la disqualification en cas de
rejet.
C'est pourquoi cette interprétation «personnalisante» apparaît d'autant
plus que l'écrivain a eu affaire à un jugement négatif, faisant suite à de
précédentes réussites; car alors l'hypothèse implicite d'une indexation du
jugement à la personne de l'écrivain, qui demeure constante, plutôt qu'à
la qualité des œuvres, par définition variable, permet à la victime d'accuser
l'incohérence des jugements de l'institution, à quoi s'ajoute bien sûr
l'hypothèse de compromission des juges par les « amitiés», les «mafias» : «Le
principe est très bon, mais qu'on me l'ait donnée une fois et qu'on me
l'ait refusée deux fois, c'est aussi ridicule. Ou je n'avais pas de qualité
à la première demande, alors qu'on ne me la donne pas. Mais qu'on me
la refuse deux fois après sur des projets... Là, je suis bien placé pour dire
que ça ne sert pas la qualité de ce qu'on écrit. Ça tient... j'allais dire
mafia, je suis encore mauvaise langue. Dans un groupe, il y a des gens
influents qui arrivent un petit peu à influencer les autres. (...) En fait, rien
n'est jamais joué. C'est presque la seule profession... Dans n'importe

(28) Voir Nahtalie Heinich, «Les écrivains et le Centre national des Lettres», rapport
de pré-enquête, ainsi que (1993c).

516
Nathalie Heinich

quelle profession manuelle au bout d'un certain temps vous avez une
expérience et ça y est, on ne pose pas de questions. Chez nous, on est toujours
en état de présenter le dossier. C'est kafkaïen en fait. Il faut toujours faire
la preuve de».
Et en effet, comment s'assurer que la «preuve» soit faite une fois pour
toutes dès lors que le verdict sur la qualité de l'œuvre est toujours
susceptible d'être ramené à un verdict sur la qualité d'écrivain, autrement dit
sur l'identité de la personne en tant qu'elle est, en puissance, capable de
créer? On voit bien ici comment le Centre national des Lettres, mixte
d'institution (administrative) et de groupe de pairs (littéraire), peut jouer
un rôle fondamental dans le sentiment d'identité de l'écrivain. Mais on
voit en même temps comment le sens d'un tel verdict peut être manipulé
par celui qui en est la cible, de telle sorte qu'entre le pôle de l'œuvre et
le pôle de la personne, le glissement vers le premier permet de qualifier
la qualification de l'écrivain par ses pairs, alors que le glissement vers le
second permet de disqualifier le jugement disqualifiant.
Quelle que soit par conséquent la nature de l'institution appelée à
désigner un écrivain, il existe une grande marge de flou dans la force d'un
tel verdict, dans sa capacité à être reconnu par les intéressés et,
corrélativement, dans les instruments de constitution d'une identité d'écrivain.
C'est là l'effet de l'ambivalence propre à toute situation où des êtres
définis dans la singularité sont indexés à des critères communs : car selon
que l'intéressé privilégie le régime de communauté dont relève tout
citoyen, ou bien le régime de singularité qui est celui de tout écrivain, il
pourra se féliciter d'être ou bien de n'être pas reconnu par des instances
extra-littéraires, des groupes, des contemporains, et triompher d'appartenir
ou bien de ne pas appartenir à la communauté des écrivains. Ni
«relativisme», ni incohérence, cette ambivalence ne relève que d'une juste
appréhension de la pluralité des régimes de valeurs dont les acteurs peuvent,
diversement et inégalement, disposer.

Les personnes

Quelles sont à présent les personnes capables d'émettre un verdict


acceptable en matière de reconnaissance au titre d'écrivain? Il y a tout
d'abord les lecteurs : ils échappent certes à la standardisation
institutionnelle, mais sont trop éloignés du milieu littéraire pour être des instances
efficientes. D'ailleurs les contacts avec les lecteurs, rarement décrits
comme intéressants ou gratifiants, ne sont guère relatés qu'à titre
d'anecdotes manifestant ces bizarreries ou ces malentendus qui révèlent la
différence des univers. Pire encore, le «grand public», ou «le public» tout
court, avec lequel l'écrivain n'entretient qu'une relation par le truchement
des médias, tend à figurer la source par excellence de l'incompréhension
ou de l'erreur auxquelles s'expose forcément tout créateur projeté dans le
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Revue française de sociologie

«monde»: abondent ainsi les anecdotes sur l'émission «Apostrophes»,


principale et, en même temps, factice instance d'identification publique.
Plus proches du milieu littéraire, donc plus fiables en tant qu'instances
de reconnaissance, sont les critiques. Certes ils sont toujours discréditables,
parce que trop isolés pour être représentatifs et, surtout, soupçonnables
d'accointances avec des groupes de pression, autrement dit de
compromission avec le «monde domestique», dans la terminologie de Boltanski et
Thévenot. Il n'en reste pas moins que leur seule intervention, quel que
soit leur point de vue sur l'ouvrage en question, suffit à désigner l'écrivain
comme auteur susceptible d'être lu. On comprend ainsi que le pire ne soit
pas les éreintages mais les silences.
Mais l'instance la plus puissante - au maximum de personnalisation,
au maximum de proximité - est incarnée par les pairs, collègues et
concurrents à la fois. Encore faut-il qu'ils soient dotés de crédibilité par
l'expérience ou le renom, tel ce directeur littéraire pour un jeune auteur :
«Comme il avait vu mes manuscrits, c'est lui le premier qui m'a dit "Vous
êtes un écrivain"». Car même là le verdict n'est jamais absolu, étant
toujours susceptible d'être annulé par la discréditation du juge, y compris, a
posteriori, à travers les erreurs de l'histoire littéraire, qui autorisent le
détachement envers la situation présente : « II ne faut pas oublier que
Mallarmé s'est fait refuser par ses contemporains». On voit encore une
fois comment, dans l'univers de la création, retirement de la temporalité
par la projection dans la postérité permet de «tempérer», en même temps
que de «temporiser», les éventuels échecs - et, par là, de maintenir la
croyance du créateur en lui-même.
Venant s'ajouter aux tensions précédemment décrites à propos des
façons de «se dire» écrivain, ce flou dans les diverses façons d'«être dit»
écrivain constitue, certes, une ressource lorsque l'accès à la reconnaissance
est fragile, mais aussi une source supplémentaire d'indétermination étant
donné la labilité des critères. Reste à voir comment la fragilité de cette
configuration de critères peut affecter les façons de «se sentir» écrivain.

III. - Auto-perception : façons de se sentir écrivain

Ainsi l'on peut être dit écrivain sans pour autant se dire écrivain, comme
on peut se dire tel sans toutefois pouvoir prétendre à l'être dit. On peut
aussi être dit écrivain sans pour autant se sentir tel: «En-dehors de ça
[la feuille d'impôts] je ne me sens pas écrivain. Je suis un homme qui
écrit» ; on peut encore, à l'opposé, se sentir écrivain bien avant de pouvoir
prétendre à être désigné comme tel : « Pendant quinze ans je me suis dit,
"je suis écrivain, je suis écrivain, je suis écrivain", sans avoir, comme on
dit, rien à dire ! ». Car ce sentiment d'identité peut préexister non seulement
à son objectivation dans une œuvre ou à sa reconnaissance par diverses

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instances, mais aussi à l'activité même qui lui est rattachée, dès lors que,
préalablement à l'acte d'écrire et au projet d'une œuvre, c'est la
représentation de l'écrivain comme tel qui fonde la projection de soi-même sur
un «devenir» écrivain : «Je voulais devenir écrivain» (29), voire sur un
«pouvoir se dire» tel : «Ce dont je me souviens c'est d'avoir toujours eu
envie de le dire».
Ce décalage entre l'exercice de l'activité (écrire) et l'identification de
soi-même à la catégorie correspondante (écrivain) tient essentiellement à
deux facteurs. Le premier est la difficulté à se connecter à un collectif
- en se qualifiant par un nom commun - pour un sujet dont l'activité
relève d'un régime de singularité : d'où la tendance à préférer le verbe ou
le nom propre, ou encore le silence ou la disqualification de la question
même. Le second facteur de trouble tient au fort «marquage», à la
valorisation d'une telle activité, propre à entraîner chez celui qui s'en réclame
des effets de modestie ou, au contraire, de prétention. Déjà présente, nous
l'avons vu, dans le travail de représentation de soi-même et de désignation
par autrui, cette double difficulté se retrouve dans le moment de Г
autoperception, tel du moins qu'il nous est restitué par l'activité reflexive du
sujet (30). Mais cette réflexion sur soi est d'autant plus probable que
l'identité, justement, ne va pas de soi.

Les trois moments de l'identité

«Se dire», «être dit», «se sentir» écrivain : si les deux premiers de
ces trois moments de l'identité sont assez facilement accessibles à
l'observation, directe ou indirecte, par contre le troisième n'offre que peu de
manifestations ou d'explicitations. Car contrairement à la représentation
qu'un individu donne et se donne de lui-même, par exemple en se disant
écrivain, et contrairement à la désignation qui lui est renvoyée par autrui,
par exemple lorsqu'il est dit écrivain, Г autoperception par laquelle il se
sent écrivain ne se manifeste qu'à condition d'un dédoublement réflexif
amenant le sujet à faire retour sur son expérience. Or un tel retour opère
et signale à la fois une rupture dans l'immédiateté et l'évidence du rapport
au monde, symptomatique d'une tension, d'une contradiction, d'une
incohérence entre ces différents moments et l'identité : la mise en évidence
d'une autoperception, d'un «se sentir» tel ou tel, a toutes chances
d'accompagner un état critique, une non-conformité entre les trois moments
de la construction identitaire.

(29) Robert Musil, Journaux, Paris, Le conscience de soi le phénomène qui consiste
Seuil, 1981, II, p. 442. à éveiller en nous-mêmes l'ensemble d'atti-
(30) Mead nommait « conscience de soi » tudes que nous provoquons chez autrui»
cette autoperception: «Nous entendons par (1963, p. 138).

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Revue française de sociologie

Ce moment de Г autoperception est indissociable des deux autres : il


n'a de probabilité de se manifester et, sans doute, de s'éprouver, qu'en
tant que ce sentiment de soi se trouve mis à l'épreuve de la confrontation
avec autrui. Ce qui ressortirait d'une «pure subjectivité» n'est accessible
à l'expression que dans et par la présence du sujet dans un monde habité
par d'autres êtres, dont l'existence rend nécessaire cette objectivation
minimale qu'est la définition d'une identité. Cette indissociabilité entre le
moment subjectif de l'identité autoperçue et ces moments objectivés que
sont l'identité représentée par le sujet vers autrui et l'identité réfléchie
par autrui interdit de poser comme première et fondatrice cette
autoperception ou, en d'autres termes, cette «identité pour soi», cette «identité
sentie». De même, corrélativement, n'y a-t-il pas lieu de privilégier ce
qui ressortirait du «personnel» par rapport au «social», ou encore de
Г «individu» par rapport au «groupe» - voire à la «société» ou au
«système», pour emprunter le langage du sens commun.

Le «jeu » identitaire

C'est pourquoi également il faut manier avec prudence la notion de


«rôle», si souvent associée aux théories de l'identité (31). Une telle notion
en effet sous-entend comme allant de soi une duplication entre, d'un côté,
l'authenticité d'un individu tel qu'en lui-même et, de l'autre, la facticité
d'une attitude imposée par et pour le monde. Une telle hypothèse a le
mérite, certes, d'invalider l'idée, plus naïve encore, que tout individu serait
doté d'une identité substantielle, immanente, immédiate, invariante; mais
elle n'a de sens que dans ces cas, très particuliers, de décalage entre les
différents moments du travail identitaire où le monde est appréhendable
comme une «scène» (32). Il peut en aller ainsi lorsque le contenu assigné
à tel paramètre identitaire est fortement «marqué», fortement investi
positivement ou négativement, comme dans le cas des écrivains : là, il y
aura «rôle» dans la mesure où le sujet utilise l'image qu'il donne en
«jouant» à être ce qu'il est, par ce qu'on pourrait appeler une
«surreprésentation» de lui-même.
Ce jeu passe souvent par la tenue vestimentaire, comme chez ce
personnage de Paris est une fête d'Ernest Hemingway : « Wyndham Lewis
portait un chapeau noir, à larges bords, comme on n'en voyait plus dans

(31) On peut faire l'économie du terme Goffman (notamment 1973), celui-ci y est
cede «rôle social», tout aussi tautologique que pendant revenu de manière critique : mon-
« identité sociale» : s'il faut marquer la dif- trant dans Frame analysis (où il se livre
férence avec un rôle théâtral, l'adjectif «in- justement à une critique de la notion de
teractionnel» sera aussi efficace et plus «rôle») à quelles conditions particulières le
précis. monde est appréhendable comme «scène»
(32) Si une telle conception a été forte- (E. Goffman, 1974).
ment marquée par les premiers travaux de

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le quartier, et il était habillé comme s'il sortait de La Bohème. (...)


A cette époque nous pensions qu'un écrivain ou un peintre avait le droit
de s'habiller comme il pouvait, et qu'il n'y avait pas d'uniforme officiel
pour un artiste; mais Lewis portait l'uniforme des artistes d'avant-guerre».
Ce jeu reste ouvert et ludique tant qu'il est pris dans les «cadres» adaptés :
par exemple un théâtre, ou encore ces lieux de mise en spectacle de soi
que sont les cafés des quartiers à la mode (33). Ce marquage du statut
- qualifiant ou disqualifiant - contribue différemment à l'incohérence
entre les moments de l'identité : pour l'écrivain, il existe semble-t-il une
relative cohérence entre Г autoperception et la représentation (se sentir et
se dire écrivain), l'écart se situant plutôt avec la désignation (être dit écrivain).

A la recherche de la cohérence de soi

Les cas de marquage négatif du statut mettent en évidence l'utilité de


distinguer entre les trois moments du travail identitaire et, corrélativement,
de montrer la complexité des conditions nécessaires à la construction d'une
cohérence de soi. Celle-ci apparaît ainsi non comme une condition normale
de l'existence mais comme un privilège ou, lorsqu'il n'est pas donné
d'emblée, comme le fruit d'un travail complexe, nécessitant des ressources
adaptées ou une compétence spécifique. Pour construire cette cohérence,
l'écrivain aura plutôt à se faire reconnaître comme tel, travaillant à faire
coïncider la désignation avec Г autoperception - voire la représentation,
selon qu'il gère cette dernière en conformité avec l'un ou l'autre de ces
deux moments. C'est à ces conditions que peut se maintenir un «sentiment
d'identité» - pour reprendre les termes d'Erikson - relativement vivable,
qui ne soit pas sujet à une crise permanente ou définitivement insoluble.
On voit à quel point il ne va pas de soi d'«être» quelqu'un, et en
particulier un créateur - par exemple un écrivain. C'est pourquoi une
réflexion sur l'identité ne peut se contenter de décrire un statut en explicitant
sa nature et les représentations auxquelles il est associé : il ne s'agirait là
que du contenu du paramètre identitaire, non des conditions auxquelles il

(33) II peut prendre également les formes d'être bâties non sur des cas «normaux»
fermées et dramatiques de la dissimulation, mais sur des cas-limites, des cas de crise pris
dès lors que l'écart ou l'incohérence du statut comme révélateurs de la relation normale au
est associé à une stigmatisation : par exemple monde. L'un et l'autre en effet sont caracté-
dans le cas des juifs sous la domination na- rises par une forte « incongruence » entre
zie, ou encore chez les homosexuels - du auto-perception, représentation et désigna-
moins tant que la disqualification n'a pas été tion, étant donné le marquage préalable du
renversée par un travail collectif de re-qua- statut : l'un par standardisation, l'autre par
lification, permettant la représentation ou- discréditation. Les situations problématiques
verte voire ludique de soi-même comme ne sont des outils heuristiques qu'à condition
homosexuel. Les analyses célèbres consa- d'être utilisées comme des révélateurs en né-
crées par Sartre au garçon de café et au pé- gatif, et non comme des reflets, du fonction-
déraste dans L'être et le néant ont le défaut nement normal, non problématique.

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Revue française de sociologie

peut être affecté à un sujet avec quelque chance de «tenir», c'est-à-dire


de le qualifier sans contestations ni problèmes. Au premier plan de ces
conditions, qui déterminent les «façons d'être écrivain», figure le travail
de mise en cohérence des trois moments de la désignation, de la
représentation et de Г autoperception, dans la connexion d'un sujet à une
catégorie par l'attribution d'un nom commun.
Ainsi peut prendre sens le difficile exercice d'ajustement auquel sont
confrontés les écrivains - et, plus généralement, tout créateur et tout
individu en régime de singularité - lorsqu'ils doivent se définir par leur
activité : de sorte que l'on peut être «très» ou «pas vraiment», plus ou
moins qu'un autre, écrivain. Outre qu'il révèle les variables sur lesquelles
il agit, ce travail identitaire nous montre à quel point l'identité n'est pas
seulement une question de nature des propriétés du sujet, mais aussi de
degré auquel elles sont investies, par lui-même et par autrui.

Une posture de recherche

Poser la question : « Quand on vous demande ce que vous faites dans


la vie, qu'est-ce que vous répondez?» mettait les enquêtes, nous l'avons
vu, en situation de décrire l'expérience ordinaire et non de la re-produire
dans l'interaction artefactuelle de l'entretien. Cette nécessité s'imposait
d'autant plus avec les écrivains qu'ils sont, par définition, particulièrement
aptes à manipuler non seulement le langage mais aussi la représentation de
leur propre image, en tant que personnages appelés à une certaine notoriété.
Ce n'est pas toutefois en tant qu'il comporterait un risque de mensonge
ou de déformation que ce travail de représentation doit être autant que
possible objectivé par la formulation des questions : c'est parce qu'il
constitue justement ce que le chercheur se donne ici à étudier, en tant
qu'objet à part entière, et non pas en tant qu'il serait le reflet - forcément
déformé, donc suspect - de l'expérience réelle. Autrement dit, l'hypothèse
du «mensonge», de Г «inauthenticité» ou de la «mauvaise foi» des acteurs
n'est pas pertinente ici, puisqu'il s'agit de restituer, non pas la «vérité
objective» dissimulée derrière l'écran de la «subjectivité», de la
«partialité», des «stratégies», des «illusions» ou des «intérêts sociaux», mais
bien le sens et la pertinence, pour les acteurs eux-mêmes, des éventuels
écarts entre le sentiment immédiat qu'ils peuvent avoir d'eux-mêmes, la
représentation qu'ils s'en donnent et en donnent à autrui, et la perception
d'eux-mêmes qui leur est renvoyée.
Une telle perspective exige donc d'abandonner l'approche critique,
laquelle permettrait au chercheur de dire ou de dénoncer en quoi la
représentation des acteurs peut ne pas être conforme à la réalité, mais lui
interdirait de comprendre en quoi elle est nécessaire, en quoi elle leur
permet de construire une cohérence entre les moments de l'expérience.
Plus encore qu'une différence d'objet, de problématique ou de méthode,
il s'agit là d'un changement de posture de recherche : posture que l'on
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pourrait dire «a-critique», en vertu de laquelle ce n'est plus tant la


question de la vérité des discours qui est pertinente pour le chercheur que la
question de la cohérence entre les différents moments de l'expérience que
ces discours permettent de construire : de sorte qu'on ne se demandera
pas si un discours est vrai ou faux (sauf pour mesurer le travail de
déformation de la réalité qui aura été nécessaire à celui qui le tient), mais
quelle est la nécessité pour les acteurs de tenir le discours qu'ils tiennent.
Comme le disait excellemment Mircea Eliade, à qui nous laisserons le
dernier mot : «Lorsqu'il y va de comprendre un comportement étrange ou
un système de valeurs exotiques, les démystifier ne sert à rien. Il est futile
de proclamer, à propos de la croyance de tant de "primitifs", que leur
village et leur maison ne se trouvent pas au Centre du Monde. Ce n'est
que dans la mesure où l'on accepte cette croyance, où l'on comprend le
symbolisme du Centre du Monde et son rôle dans la vie d'une société
archaïque, qu'on arrive à découvrir les dimensions d'une existence qui se
constitue en tant que telle justement par le fait qu'elle se considère située
au Centre du Monde».

Nathalie HEINICH
CNRS, Groupe de sociologie politique et morale (ehess)
105 Bd. Raspail, 75006 Paris

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