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Une rêverie d’un promeneur solitaire, ou comment faire entrer la ville dans une chambre

Une fiction, qui n’est peut-être rien d’autre qu’une rêverie aux yeux ouverts, commence
souvent par une intrigue (surtout si l'on parle d'une fiction comprise dans sa forme
traditionnelle). Cela peut être tout et n´importe quoi : une invitation à un bal masqué, une
nécessité soudaine d’entreprendre un voyage vers des pays exotiques, un coup de téléphone
ou de pistolet ou encore de marteau (celui d’une hache est, d’ailleurs, en filigrane). Bien que les
formes dans lesquelles l’intrigue ose à s’incarner varient et n'ont de cesse de se multiplier,
souvent soumises à une logique circonstancielle, leur fond reste intact. Pour qu’une action
capable de démarrer tout un tas de conséquences narratives se mette en œuvre, il faut un
contretemps, un déclencheur, un trigger. En d’autres mots, il faut que quelque chose se passe,
tout simplement. « Like a window opening. No, a door. Like a door in a wall »1.
Ici, ce n’est pas une fenêtre, encore moins une porte, qui s’ouvre car celle-ci est
paradoxalement bloquée sachant que là où on aurait été censés en avoir une, il y a ce mur de
briques qui fait obstacle à chacun qui désire pénétrer à l’intérieur de façon conventionnelle. Ici,
il s’agit d’un trou déchirant le mur blanc, comme si ce n’était qu’une page blanche ou plutôt la
couverture rigide d’un livre, peut-être même d’un recueil de poèmes, car le titre imprimé sur la
surface - Sultant Insultant – résonne en épiphore et prend l’allure d’un calembour rythmé.
C’est précisément par ce trou aux contours torturés que le spectateur, sans doute conscient du
fait qu’il risque de s’y casser un bras, une jambe, la tête, est invité à s’immerger dans l’espace
illuminé par les néons rouges. C’est à travers ce trou précisément, créé à la manière d’un tunnel
transperçant le corpus solide d’un livre, qu’il s’attend à lire un poème, bien qu’il pressent déjà
que l'acte de lecture sera particulier car violemment condensé dans le temps : au lieu de
tourner au fur et à mesure les pages, en prenant son temps pour digérer le contenu, le visiteur
sera envahi, même surchargé d’informations qui arriveront de tous les côtés, comme s’il était
en train de lire tous les mots d’un seul coup.
Et voilà, après pas mal d’efforts, il se retrouve à l’intérieur. Dedans, il y a des fresques qui
recouvrent les murs et présentent des visions exotiques de paysages paradisiaques
recherchant, peut-être, à reconstruire, dans une forme fantasmée mais trompeuse, une sorte
de simulacre d’Eden perdu puis retrouvé ; ces visions immobiles semblent promettre un repos
éternel ou, au moins, quelques jours de vacances. Détournant le sens de ces peintures murales
mi- religieuses mi- publicitaires, héritées de l’exposition précédente, Wolf Cuyvers s’en sert
librement, comme il se sert de l’espace, et les considère comme une sorte de papier peint, une
partie de décor propre au lieu. Il intervient directement sur les fresques (leur surface gardée
tantôt intacte, tantôt repeinte avec de la peinture blanche ou encore des bombes de peinture
colorée) afin de déstabiliser l’idée même de ce que le papier peint représente : l’intérieur. Par
la dispersion de signes propres à l’esthétique de l’extérieur, il cherche à incruster le « dehors »
dans le « dedans » jusqu’à ce que les deux catégories, devenues indiscernables, se confondent.
Ainsi, en tournant la tête vers le mur troué de l’entrée, on devine, dans les triangles blancs qui
structurent sa surface d’une manière régulière et géométrique, des zébras de passages piétons
qui ne sont guère traversables car présentés sur la surface verticale, comme si l’idée même de
la rue, que les zébras auraient pu recouvrir, se renverse pour se purifier de toute fonctionnalité
possible et ne se montre qu’en tant que concept paradoxal, résistant à tout usage. De même,
on entend des annonces que l’on peut entendre dans l’espace public (défense d’entrer,
impératif à quitter le lieu, d’autres interdictions préalablement enregistrées), qui se

1
John Fowles, Daniel Martin, Ed. Bay Back Books, 1977
superposent à des morceaux de musique monophonique et répétitive de crack semblable à
celle des jeux vidéo de type Mario. Ces morceaux créent alors une fausse dynamique en
envoyant des signaux contradictoires : le son du fond invite à circuler à l’intérieur, à passer d’un
niveau à un autre, comme dans un jeu de plateforme, tandis que les annonces interdisent de le
faire, ne recherchant qu’à immobiliser voire bannir le spectateur de l’espace. Et puis, les flashes
de lumières rouges, eux aussi, transmettent un message contradictoire (mixte signal
alert !) faisant référence à tous ces feux rouges, qui bloquent la route pour peu de temps, mais
aussi à ces clignotements violents avertissant d’un état d’urgence, qui ordonnent
d’entreprendre l’évacuation imminente d’un bâtiment. Il y a encore des textes, soit imprimés
directement sur les murs, soit sur les tableaux semblables aux panneaux d’affichage ; la surface
de ces derniers est gribouillée, comme si quelqu’un avait essayé de s’en débarrasser,
embarrassé par leur contenu, puis un autre les avait retrouvés et remis en place. Ces textes,
voire des phrases juxtaposées et surajoutées les unes aux autres d’une façon qu’elles créent
des constellations rythmées et conceptuelles à l’instar d’un jeu « cadavre exquis », sont
constituées de mots d’amour ou de haine, de douceurs ou d’insultes, tous mélangés et
reproduits sans aucune censure. Guère inventées, elles ne sont pas écrites, si écrire c’est
produire. Mais elles sont tout de même écrites, écrites mécaniquement, à la manière d’une
machine à écrire qui reproduit à la lettre ce qui est dit, ou déjà écrit, sachant que nul signe n’est
rajouté par l’artiste dans ces textes imprimés dans l’espace. Les phrases proviennent des
graffitis que Wolf Cuyvers a récolté lors de ses promenades urbaines puis prélevé de son
contexte, ou encore de sa matière, afin de s’en servir pour composer des poèmes qui, seuls,
pourraient garder les traces de ce mode d’expression urbaine, jugée illégale et condamnée à
être impitoyablement effacée avec le plus grand soin par les services publiques. Ces textes, à la
fois documentaires, car écrits par des auteurs purement anonymes et introuvables, mais aussi
fictionnels, puisque transformés dans un geste poétique faisant alors de ces bouts de phrases
un ensemble jadis inexistant, forment une cartographie de lieux réels et tissent un système de
références ponctuelles bien que peu perceptibles. L’un peut y reconnaître une façade, un angle
de rue, un mur à Nantes, Marseille ou Paris, ou, privé de références concrètes, juste imaginer
une façade, ou un angle, ou un mur capable d’accueillir ces écrits fragmentés, en s’imaginant
en même temps en train de déambuler dans une ville hypothétique, ou existante, ou faite d’un
mélange des deux.
Après tout, ce qui est accentué dans toutes les pièces présentées dans l’espace, ce n’est pas
une ville dans une forme concrète et palpable, mais une idée de la ville, la ville en soi. Plus
précisément, c’est l’ambiance de la rue prise dans tous ses sens – quotidien, politique, sociale,
poétique - qui est soigneusement reconstruite par l’artiste à partir des symboles criants
(comme celui du zébra ou du feu rouge) ou des fragments textuels. Pour lui, c’est l'esprit de la
rue qui anime les pierres sinon mortes des façades, en altérant l’uniformité des murs pour y
introduire du mouvement, de la respiration, du pouls. L'exposition cherche alors à reproduire
cet esprit-même en faisant ressortir ce qui était caché, ou oublié, ou opprimé, ou repeint
(comme c'est souvent le cas quand il s'agit de graffiti), afin de rendre à la rue la liberté
d’expression dont elle est méthodiquement privée. Pourtant, au-delà de cette dimension
sociologico-politique présente dans les pièces, il y a encore leur poésie formelle. Comme la rue
est cacophonique, faite de mélange de sons, de lumières, de mouvements chaotiques bien que
toujours réglementés, l'installation l'est aussi. À la fois documentaire et fictionnelle, elle crée
une sorte de vortex des signes et des symboles et s’approche plus, dans sa forme, d’une rêverie
(bien que le promeneur solitaire ne se balade plus à la campagne pastorale comme c'était le cas
il y a deux siècles mais se trouve transplanté dans un contexte opposé à ce premier) ou plutôt
un rêve. Car le rêve, lui aussi, se fond à des expériences passées, gardant ainsi un côté quasi-
documentaire bien que les bouts de réel qui ressortent sur sa surface soient souvent
détournés, renversés, condensés. Puis, le rêve est en soi un texte (si l'on y fait confiance à
Derrida), mais aussi un vertige cacophonique de symboles qui précède à une narration
cohérente, sachant que celle-là en découle graduellement au moment où le rêve est verbalisé,
mis en fiction. Enfin, le rêve joue librement avec le temps en accélérant sa course jusqu'à ce
qu'elle devienne vertigineuse, ce qui fait que l’un peut vivre des heures, des jours, des mois
même, en quelques instants seulement. C’est précisément de cela dont il est question dans
l’intervention in situ de Wolf Cuyvers. Multipliant les signes, les phrases, les sons qui se
combinent en produisant une sensation de vertige, il cherche à résoudre le paradoxe du temps
: comment faire condenser en un seul moment, la durée de toutes ses déambulations, de
toutes ces rêveries urbaines et faire entrer la ville dans l’espace infiniment plus petit d’une
chambre.

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