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BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE

CONTEMPORAINE
FONDÉE РАÊ FÉLIX ALCAN

LOGIQUE DU PIRE
Eléments pour une philosophie tragique

PAR
CLEMENT ROSSET
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS 1971
Dépôt légal. — l er édition : 1er trimestre 1971 Tous droits
de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour
tous pays © 1971, Presses Universitaires de France
PRÉFACE (la troisième lettre c’est e)

Ce qui est décrit dans ce livre est une vision tragique, qu'on
pourra considérer comme une sorte d'envers de la vision
plotinienne : а «Extrémisé opposée de la « simplicité du
regard » — vision de Γ Un —, une diversité du regard —
vision du multiple qui; poussée à ses limites, devient
aveugle, aboutissant à une sorte d'extase devant le hasard
(qui n'est, paradoxalement, pas sans rapports peut-être
avec l'extase de Plotin). La philosophie tragique est
l'histoire de cette vision impossible, vision de rien — d'un
rien qui ne signifie pas l'instance métaphysique nommée
néant, mais plutôt le fait de voir rien que ce soit dans
l'ordre du pensable et du désignable. Discours en marge,
donc, qui ne se propose de livrer aucune vérité, mais
seulement de décrire de la manière la plus précise possible
— d'où l'expression de « logique du pire » — ce que peut
être, au spectacle du tragique et du hasard, cette « anti
extase » philosophique.

CHAPITRE PREMIER

DU TERRORISME EN PHILOSOPHIE

1 — POSSIBILITÉ D'UNE « PHILOSOPHIE »


TRAGIQUE ?

L'histoire de la philosophie occidentale s'ouvre par un


constat de deuil : la disparition des notions de hasard, de
désordre, de chaos. En témoigne la parole d'Anaxagore : «
Au commencement était le chaos ; puis vint l'intelligence,
qui débrouilla tout. » Une des premières paroles
d'importance а avoir résonné dans la conscience
philosophique de l'homme occidental fut donc pour dire
que le hasard n'était plus : parole inaugurale, qui évacue du
champ philosophique l'idée de hasard originel,
constitutionnel, générateur d'existence. Sans doute le
hasard devait-il, au sein de cette philosophie qui l'avait
refusé, retrouver une certaine place ; mais il ne devait
jamais, ou presque, s'agir que d'un second rang. Le hasard
existait, mais seulement а partir, et dans le cadre, d'un ordre
qui lui servait d'horizon : conception systématisée par la
célèbre thèse de Cournot. Ainsi devenait possible ce qui, au
cours des siècles, a été désigné sous le nom d'entreprise
philosophique. Tous ceux pour lesquels l'expression de «
tâche philosophique » a un sens — c'est-а-dire presque tous
les philosophes — s'accorderont en effet а penser que cette
tâche a pour objet propre la révélation d'un certain ordre.
Débrouiller le désordre apparent, faire apparaître des
relations constantes et douées d'intelligibilité, se rendre
maître des champs d'activité ouverts par la découverte de
ces relations, assurant ainsi а l'humanité et а soi-même
l'octroi d'un mieux-être par rapport au malheur attaché а
l'errance dans l'inintelligible — c'est lа un programme
commun а toute philosophie réputée sérieuse : commun,
par exemple, а des entreprises aussi différentes, et même
aussi opposées, que celles de Descartes et de Freud.
Devenait également possible le fantasme fondamental de
ceux qu'а tort ou а raison on nomme péjorativement des «
intellectuels » : l'espoir secret qu'а force d'intelligence, de
pénétration et de ruse il est possible de dissoudre le
malheur et d'obtenir le bonheur. Fantasme dont l'optimisme
est de nature а la fois ontologique et téléologique.
Ontologique : on estime que l'ordre des pensées est en prise
sur Γ « ordre » des êtres, ce qui suppose en outre que l'être
est, de certaine manière, ordonné. Téléologique : la
révélation de cet ordre а la fois intellectuel et existentiel est
susceptible d'aboutir а l'obtention d'un mieux-être. Dans ces
perspectives, l'exercice de la philosophie recouvre une
tâche sérieuse et rassérénant: un acte а la fois constructeur
et salvateur.

A l'opposé et en marge de cette philosophie, il s'est trouvé,


de loin en loin, des penseurs qui s'assignèrent une tâche
exactement inverse. Philosophes tragiques, dont le but était
de dissoudre l'ordre apparent pour retrouver le chaos
enterré par Anaxagore ; d'autre part, de dissiper l'idée de
tout bonheur virtuel pour affirmer le malheur, et même,
dans la mesure du génie philosophique dont ils disposaient,
le pire des malheurs. Terrorisme philosophique, qui
assimile l'exercice de la pensée а une logique du pire : on
part de l'ordre apparent et du bonheur virtuel pour aboutir,
en passant par le nécessaire corollaire de l'impossibilité de
tout bonheur, au désordre, au hasard, au silence, et, а la
limite, а la négation de toute pensée. La philosophie
devient ainsi un acte destructeur et catastrophique : la
pensée ici en œuvre a pour propos de défaire, de détruire,
de dissoudre — de manière générale, de priver l'homme de
tout ce dont celui-ci s'est intellectuellement muni а titre de
provision et de remède en cas de malheur. Tout comme le
vaisseau par lequel Antonin Artaud, au début du Théâtre et
son double, symbolise le théâtre, elle apporte aux hommes
non la guérison, mais la peste. Ainsi apparurent
successivement а l'horizon de la culture occidentale des
penseurs comme les Sophistes, comme Lucrèce,
Montaigne, Pascal ou Nietzsche — et d'autres. Penseurs
terroristes et logiciens du pire : leur préoccupation
commune et paradoxale est de réussir а pensé et а affirmer
le pire. L'inquiétude ici a changé de bord : le souci n'est
plus d'éviter ou de surmonter un naufrage philosophique,
mais de rendre celui-ci certain et inéluctable en éliminant,
l'une après l'autre, toutes les possibilités d'échappatoire. S'il
est une angoisse chez le philosophe terroriste, c'est de
passer sous silence tel aspect absurde du sens admis ou tel
aspect dérisoire du sérieux en place, d'oublier une
circonstance aggravante, bref de présenter du tragique un
tableau incomplet et superficiel. Ainsi considéré, l'acte de
la philosophie est par nature destructeur et désastreux.

Réussir а penser le pire — tel est donc le but le plus


général de la philosophie terroriste, le souci commun а des
penseurs aussi différents que les quelques philosophes cités
plus haut. A de tels penseurs, cette tâche empoisonnée est
apparue comme non seulement tâche unique, mais encore
tâche nécessaire de la philosophie. Ce qu'il y a de commun
aux Sophistes, а Lucrèce, а Pascal et а Nietzsche, c'est que
le discours selon le pire est reconnu d'emblée comme le
discours nécessaire — nécessaire, et par conséquent aussi
le seul possible, l'hypothèse du pire étant exclusive de toute
autre. Le discours de la convention chez les Sophistes, de la
nature chez Lucrèce, de l'homme sans Dieu chez Pascal et
de l'homme dionysien chez Nietzsche est ordonné selon
une problématique du pire considérée comme nécessaire
point de départ. A l'origine du discours, une même intention
générale, un même présupposé méthodologique : ce qui
doit être recherché et dit avant tout est le tragique. Et c'est
précisément а ce titre que la philosophie tragique constitue
une « logique du pire » : s'il y a une « logique » dans
l'entreprise de destruction qu'elle a en vue, c'est qu'elle
considère — au préalable — la destruction comme une
nécessité — mieux, comme l'unique et spécifique nécessité
de ce qu'elle admet а titre de philosophie.

L'objet de la présente Logique du pire est de s'interroger sur


la nature de cette « nécessité ». Non pour la mettre en
cause ; plutôt pour la mettre en scène : la faire apparaître,
en précisant les circonstances qui contribuent, dans l'esprit
du philosophe tragique, а rendre cette nécessité «
nécessaire ». Entreprise qui peut, il est vrai, paraître
ambiguë. Aucune pensée, aucune philosophie n'est, il va de
soi, nécessaire en elle-même : et, sous ce rapport, la
réflexion par laquelle Bergson termine l'Introduction de La
pensée el le mouvant n'est pas sans gravité (« on n'est
jamais tenu de faire un livre »). La nécessité de l'issue
tragique n'a de sens, pour le logicien du pire, qu'une fois
admise l'existence d'une pensée : le postulat étant que —
s'il y a de la pensée — celle-ci est nécessairement d'ordre
désastreux. Cette nécessité revêt, en outre, un caractère
évidemment subjectif : il s'agira toujours des raisons que se
donne le philosophe pour rendre compte de la nécessité de
sa propre démarche. Mais peut-être ces raisons ont-elles
intérêt а être connues. Il s'agira toujours, en effet, d'une
nécessité logique, appuyée sur une suite ordonnée de
considérations, et constituant ainsi une philosophie:
affranchie, par conséquent, des considérations d'ordre
émotif ou sentimental qui ont pu, chez tel ou tel penseur
réputé angoissé, tenir lieu de fondements а la méditation
tragique. S'il est une logique du pire, c'est-а-dire une
certaine nécessité inhérente а la philosophie tragique, celle-
ci n'est évidemment а rechercher ni dans l'angoisse attachée
а des incertitudes d'ordre moral ou religieux (tragique selon
Kierkegaard), ni dans le désarroi devant la mort (tragique
selon Ghestov ou Max Schéler), ni dans l'expérience de la
solitude et de l'agonie spirituelle (tragique selon Unamuno).
C'est probablement а ce type de pensée tragique que songe
Jacques Maritain lorsqu'il déclare а Louvain que « rien n'est
plus facile pour une philosophie que d'être tragique, elle n'a
qu'а s'abandonner а son poids humain ».

L'examen de ces essais sur le tragique, tels qu'on les trouve


sous la plume d'auteurs comme Chestov ou Unamuno,
conduit а une double considération. L'une, accessoire, est
que la pensée tragique n'a guère trouvé, depuis Nietzsche,
d'interprète philosophe. L'autre, que l'existence de tels
essais contribue а confirmer les philosophes dans leur
résistance а admettre que la pensée tragique puisse jamais
se constituer en philosophie. Rien n'est plus facile que
d'écrire sur le tragique : aucune chose au monde n'étant
telle qu'on n'y puisse trouver aisément matière а quelque
suite de considérations moroses. La philosophie admettra
donc volontiers qu'il y a « du tragique » dans l'existence,
dans la littérature et l'art. Mais qu'une philosophie puisse
être tragique elle-même, c'est ce qu'elle refusera
généralement d'admettre. Raison avouée : la pensée
tragique est incapable de s'ériger en philosophie (voyez
Ghestov et Unamuno). Raison inavouée : une « philosophie
tragique » serait inadmissible parce qu'elle signifierait la
négation préalable de toute autre philosophie. Aussi est-il
préférable d'abandonner le tragique а l'art et а la littérature.
D'où un contraste fréquent, assez peu remarqué semble-t-il,
entre les productions littéraire et philosophique d'une même
civilisation et d'une même époque : celle-lа brillant le plus
souvent par son éclat tragique, celle-ci par son aptitude а
mettre le tragique hors circuit. Ainsi le xvne siècle français
a-t-il légué а la postérité, d'une part un ensemble d'écrivains
que caractérise tous une vision du monde pessimiste et
désespérée, d'autre part un certain nombre de philosophes
unanimes а louer la raison et l'ordre du monde — sauf
Pascal ; mais, précisément, « Pascal n'est pas un philosophe
» (Bréhier) ; un même contraste serait aisé а mettre en
évidence dans la France contemporaine. Contraste qui
recouvre un parallélisme : la tâche de la philosophie étant
souvent de refaire ce que la littérature a défait, de réparer
chaque grand thème une fois mis hors d'usage. Mais, si la
plupart des philosophes se firent ainsi logiciens de l'ordre,
de la sagesse, de la raison, de la contradiction, de la
synthèse ou du progrès — logiciens de la réparation —,
certains autres furent des logiciens du pire, dont la tâche
était de systématiser le tragique en œuvre dans telle ou telle
littérature, d'en rechercher la logique. Tels les quelques
philosophes déjà cités, qui apportèrent, chacun а sa
manière, la peste dans le discours philosophique, et dont il
est а remarquer que leur office de bourreaux de la
philosophie leur valut d'occuper une place а part, éminente
parfois, mais dont l'éminence n'était reconnue qu'а la faveur
d'une relégation hors du champ proprement philosophique.
Ainsi Lucrèce, par exemple, fut-il abandonné aux latinistes
et а un certain matérialisme superficiel qui, tout en
l'accueillant, et de par cet accueil même, dénaturait sa
pensée ; ou Pascal, aux théologiens et aux moralistes qui
purent, et ce presque jusqu'aujourd'hui, dissimuler la
présence d'une philosophie pascalienne sous
d'interminables controverses portant sur le pari, la grâce et
les miracles. Bref, ni Lucrèce ni Pascal ne sont
véritablement philosophes. Ce que l'arrêté d'expulsion ne
précise pas, c'est son principal reproche : non pas de ne pas
être philosophes, mais d'être des philosophes tragiques.

C'est en effet la notion de « philosophie tragique » qui se


trouve au centre du débat. Notion que conteste une
réciproque exclusive : le tragique n'étant admis qu'а titre
non philosophique, et le philosophique а titre non tragique.
S'il y a, chez Montaigne et Pascal, place pour une certaine
pensée tragique, on précisera que ce n'est pas lа exactement
de la philosophie ; inversement, si l'on admet qu'il y a, chez
ces auteurs, de la « philosophie », on la recherchera dans
certaines régions qui n'ont précisément, а les considérer
isolément, aucune résonance tragique : propos sur
l'éducation ou l'art de bien vivre, fragments sur l'esprit de
géométrie et l'esprit de finesse. Bref, tantôt philosophes,
tantôt tragiques : jamais philosophes tragiques. De quoi
s'agit-il au juste, tout au long de ce processus d'exclusion
réciproque ? De la simple question de la reconnaissance, ou
de la non-reconnaissance, des droits а l'existence d'une «
philosophie tragique » : de savoir si l'exercice de la pensée
peut être habilité а se disqualifier lui-même. Auquel cas
seul on pourra parler de philosophie tragique ; mais c'est lа
précisément le point non admis. Disqualifier la pensée par
la pensée, selon un schéma par exemple pascalien (« rien
de plus conforme а la raison que ce désaveu de la raison »),
a été réputé une entreprise non philosophique. Par quoi il
faut entendre : entreprise qui n'est pas née des exigences de
la raison, mais d'impératifs autres (tels le « cœur » — chez
Pascal —, l'affectivité, l'angoisse). Désaveu de la pensée
tragique qui trouve а s'appuyer, d'une part sur le nombre
élevé des philosophies pseudo-tragiques nées de telles
exigences affectives, d'autre part, et plus profondément, sur
la disparition du hasard а l'horizon de la conscience
philosophique — ou, pour être plus précis, de l'affectivité
philosophique.

S'il est, pourtant, une philosophie tragique, celle-ci n'est en


rien plus illogique que toutes les autres formes de
philosophies. D'où le titre de l'entreprise présente : Logique
du pire, où le terme de « logique » vise а désigner le
caractère philosophique du discours tragique. Rien de plus :
il ne s'agira aucunement de rechercher ici les liens
logiquement nécessaires qui permettraient, une fois posé un
« mal » quelconque, de mener, de mal en pis, jusqu'а
l'évidence philosophique du pire. D'un tel enchaînement
événementiel — utilisé par exemple par Zola, dont
l'itinéraire romanesque est de composer la génération d'un
désastre а partir de la faille qui menace l'édifice au début de
chaque volume — il ne sera pas question ici. Une telle
logique du pire, qu'elle soit d'ordre philosophique ou
romanesque, suppose, en effet, que soit déjà donnée
l'existence d' « événements » : existence que conteste la
philosophie tragique, ou plutôt en deçà de laquelle elle
recherche le terrain spécifique de son savoir. « Logique du
pire » ne signifie donc rien d'autre que: de la philosophie
tragique considérée comme possible.

2 — L'INTENTION TERRORISTE : SA NATURE


A l'origine de la philosophie tragique, comme de toute
philosophie, il y a un désir — quelque chose chez le
philosophe « qui veut » le tragique, comme dirait
Nietzsche. L'examen de cette « volonté tragique » inhérente
а l'intention terroriste précédera nécessairement l'exposé de
la philosophie tragique elle-même. A certains égards, et ce
pour des raisons suffisamment analysées par Nietzsche, elle
est plus riche d'enseignement que les vues théoriques
auxquelles elle aboutit. En l'occurrence, l'intérêt de cette
psychanalyse préalable est double : d'une part, de préciser
la nature de l'intention terroriste, en lavant celle-ci d'un
certain nombre de soupçons inadéquats ; d'autre part,
d'affirmer а l'origine du savoir tragique une intention
d'ordre précisément psychanalytique, ou cathartique : le
vœu de faire passer le tragique de l'inconscience а la
conscience (plus précisément : du silence а la parole).

I. — On remarquera, en premier lieu, que ce souci


d'expression tragique diverge fondamentalement de ce qui
semble а première vue constituer la forme la plus
élémentaire et la plus radicale de logique du pire : le
pessimisme. Telle qu'elle se manifeste chez Lucrèce, chez
Montaigne, chez Pascal, l'intention terroriste n'est pas
commandée par une vision pessimiste du monde, même si
la philosophie qui s'ensuit est, en un certain sens, plus
pessimiste que tout pessimisme. Deux différences
majeures, l'une de « contenu », l'autre d'intention,
distinguent de tels penseurs des philosophes proprement
pessimistes, tel Schopenhauer. La première consiste dans le
fait même de la « vision du monde » : donnée première du
pessimisme, elle est récusée en tant que telle par les
philosophes tragiques. Le pessimiste parle après avoir vu ;
le terroriste tragique parle pour dire Y impossibilité de voir.
Autrement dit : le pessimisme — en tant que doctrine
philosophique, en œuvre par exemple chez Schopenhauer
ou Edouard von Hartmann — suppose la reconnaissance
d'un « quelque chose » (nature ou être) dont il affirme après
coup le caractère constitutionnellement insatisfaisant. En ce
sens le pessimisme constitue, bien évidemment, une
affirmation du pire. Mais précisément : seulement en ce
sens, c'est-а-dire а partir d'un certain sens, ou un certain
ordre, déjà donnés, dont il sera loisible de montrer —
ensuite — le caractère insatisfaisant ou incohérent. Le pire
affirmé par la logique pessimiste prend donc son point de
départ dans la considération d'une existence donnée (tout
comme le pessimisme de Zola se donne d'emblée un édifice
а détruire). Il est une des limites auxquelles peut aboutir la
considération du donné : soit la pire des combinaisons
compatibles avec l'existence. Mieux : il est la limite а
laquelle peut aboutir — et aboutit en effet, si la pensée est
sans assises théologiques — la considération du déjà
ordonné. Mauvaise ordonnance, mais ordonnance : le
monde est assemblé (mal assemblé), il constitue une «
nature » (mauvaise) ; et c'est précisément dans la mesure où
il est un système que le philosophe pessimiste pourra le
déclarer sombre in aeterno, non susceptible de modification
ou d'amélioration. Non seulement donc le pessimiste
n'accède-t-il pas au thème du hasard, encore la négation du
hasard est-elle la clef de voûte de tout pessimisme, comme
Γ affirmation du hasard est celle de toute pensée tragique.
Le monde du pessimiste est constitué une fois pour toutes ;
d'où le grand mot du pessimiste : « On n'en sort pas. » Le
monde tragique n'a pas été constitué ; d'où la grande
question tragique : « On n'y entrera jamais. » Le « pire »
dont parle la logique pessimiste n'a pas de rapports avec le
« pire » de la logique tragique : le premier désigne un
donné de fait, le second l'impossibilité préalable de tout
donné (en tant que nature constituée). Ou encore: le pire
pessimiste désigne une logique du monde, le pire tragique,
une logique de la pensée (se découvrant incapable de
penser un monde).

Aussi serait-il vain de récuser, comme on l'a fait,


pessimisme (et optimisme) au nom de l'humeur et de
l'affectivité. La présence de thèmes pseudo-philosophiques
dans une abondante littérature pessimiste ne saurait faire
oublier l'existence d'une philosophie pessimiste.
Philosophie que la pensée tragique ne récuse aucunement ;
il se pourrait même que, si on le forçait а considérer ce que
considère la philosophie pessimiste, c'est-а-dire le monde,
la nature, la vie de /'homme, tel penseur tragique se
découvre en égalité d'humeur avec le pessimiste : ce serait
probablement, par exemple, le cas de Pascal. Ce n'est pas
l'humeur, mais l'objet de l'interrogation, qui sépare penseurs
tragiques et pessimistes. Le pessimisme est la grande
philosophie du donné. Plus précisément : la philosophie du
donné en tant que déjà ordonné — c'est-а-dire la
philosophie de absurde. Telle est la philosophie de
Schopenhauer, et telle serait la philosophie de Leibniz,
principal inspirateur de la composante pessimiste du
système schopenhauerien, s'il n'y avait, chez Leibniz, Dieu
pour donner le monde, et livrer du même coup la raison de
son ordonnancement. On a déjà remarqué — а la suite de la
jadis célèbre Philosophie de Γ inconscient d'Edouard von
Hartmann — que ce qui distingue ici Schopenhauer de
Leibniz n'est pas l'humeur (pessimiste ou optimiste), mais
le thème théologique : une fois reconnu que le monde est
mauvais, ou du moins empreint de mal, rien de pire que la
formule leibnizienne selon laquelle il n'en constitue pas
moins le meilleur des mondes possibles ; le « pire » de
Schopenhauer et le « meilleur » de Leibniz ont finalement
la même signification. Dès lors qu'il se donne — sans
références théologiques ou téléologiques — une nature а
pensé, le pessimiste aboutit nécessairement а une
philosophie de l'absurde ; ceci en deux temps : 1) La
logique du donné est forcément une logique de l'ordonné ;
2) Rien ne légitimant cet ordonnancement, la logique de
l'ordonné est une logique de l'absurde. Cet itinéraire est
particulièrement net chez celui qui pensa le pessimisme de
la manière la plus rigoureuse, Schopenhauer. On sait que
Schopenhauer ne se donne qu'une pensée а penser pour être
en mesure de décrire le monde : la volonté. Encore cette
volonté est-elle aveugle, illusoire, se répétant
mécaniquement : la plus pauvre des pensées, la plus maigre
des « données ». Pourtant, elle suffît а faire passer du chaos
au monde de l'ordonnancement : dans la mesure où elle
constitue un événement. L'événement, qui signifie а la fois
relief sur l'existence et échec au hasard, permet а lui seul, et
quel qu'il soit, de passer du chaos а la pensée de l'ordre.
Pour le penseur tragique, « ce qui existe » — qui n'est ni
nature, ni être, ni objet adéquat de pensée — ne donne
jamais lieu а des événements : « s'y passent » des
rencontres, des occasions, qui ne supposent jamais le
recours а quelque principe qui transcende les perspectives
tragiques de l'inertie et du hasard. Car l'événement est la
transcendance même : le signe d'une impossibilité
fondamentale а rendre compte des péripéties de « ce qui
existe » а partir seulement de « ce qui existe », la marque
d'une intervention nécessaire pour « faire exister » ce qui
existe. Or, Schopenhauer se représente précisément la
volonté comme un tel événement : la volonté est
l'événement а la faveur duquel il s'est trouvé du donné а
penser, l'acte par lequel un donné — le monde — s'est
constitué. Acte isolé et unique : après lui, il n'y aura plus
jamais d'événements dans le monde, qui ne fera que se
répéter aveuglément sur le mode inerte (de manière
générale, Schopenhauer fut le plus grand pessimiste parce
qu'il fut celui qui se donna le moins d'événements а penser :
une fois « survenue » la volonté, tout le reste est silence).
Mais l'événement donné livre un monde ordonné : car
Schopenhauer dispose désormais d'une « nature », d'un «
monde ». « II existe » — de la volonté. Degré zéro de
l'ordonnancement, sans doute. Mais degré essentiel : on est
passé du hasard de « ce qui existe » au donné d'un monde.
Ainsi des ingrédients épars et contigus peuvent-ils parfois «
se prendre » en certaines sauces : mais, pour que la sauce
vienne а l'être, il y faut l'intervention d'un événement
transcendant, l'action du mixeur. Le lieu où l'on fabrique
ainsi de l'être avec du hasard s'appelle, pour l'alimentation,
la cuisine ; pour la philosophie, la métaphysique.
Logique du donné, la philosophie pessimiste aboutit, dans
un second temps, а une philosophie de l'absurde dont
Schopenhauer demeure aujourd'hui а la fois l'inspirateur et
le représentant le plus original. De manière générale, le lien
entre la philosophie du donné et la philosophie de l'absurde
est immédiat, dès lors que la pensée du donné se prive —
comme c'est le cas chez Schopenhauer — de toute attache
métaphysique ou théologique. Qu'il y ait de l'ordonné de
donné est l'absurdité majeure, dès lors qu'il n'y a personne
pour avoir donné. L'ordre de la volonté schopenhauerienne
est donc désordre, l'explication par la volonté muette, la
constitution du monde absurde : causalité sans cause,
nécessité sans fondement nécessaire, finalité sans fin en
sont les plus remarquables caractères.

Cette philosophie de l'absurde n'est pas tant contraire а la


pensée tragique que sans rapports avec elle. Il s'agit lа, en
effet, d'une absurdité seconde, conditionnée, prenant ses
assises dans le sens une fois constitué : on montre que les «
sens » présentés par le monde existant recouvrent autant de
non-sens au regard de tout ce que l'homme peut se
représenter en matière de finalité. Tout cela ne rime а rien,
pense le philosophe pessimiste ; mais tout cela est :
l'absurdité est lа, constituée, installée, logeant а la même
enseigne que le « sens » qui ordonne l'être et se confondant
ainsi avec elle. Or, autre chose est le non-sens (l'absurde),
autre chose l'insignifiance que la perspective tragique a en
vue. Le premier part d'un sens donné dont il explore la
minceur et l'insuffisance (du sens, dès qu'il y en a, il n'y en
a pas assez : sur ce point, les analyses de Pascal sont
définitives). Ce qu'il montre, c'est que l'ordre régnant est
insensé. Mais l'ordre régnant règne, même s'il s'agit d'un
désordre : ainsi le monde soumis а l'aveugle volonté
schopenhauerienne. Règne dont la reconnaissance, quel que
soit son mauvais gré, voue le « tragique de l'absurde » а
une même superficialité que le « comique du nonsense » :
l'un et l'autre célébrant, chacun а sa manière, un ordre
établi. L'insignifiance tragique conteste l'existence d'un tel
règne : aucun sens n'est donné pour elle, fût-il le plus
absurde. Aussi, de toutes les idées, celle de « non-sens »
est-elle celle qui est précisément la plus dénuée de sens
dans une perspective tragique : elle s'y définirait comme le
contraire de riëh. Affirmation du hasard, la pensée tragique
est non seulement sans rapports avec la philosophie de
l'absurde, encore est-elle incapable de reconnaître le
moindre non-sens : le hasard étant, par définition, ce а quoi
rien ne peut contrevenir.

Pensée tragique et pessimisme diffèrent donc par leur


contenu (plutôt : par le fait que le pessimisme se donne un
contenu, а la différence de la pensée tragique). Ils diffèrent
aussi par leur intention. Constat, résignation, sublimation
plus ou moins compensatoire sont ici les mots de la sagesse
pessimiste. L'intention tragique — l'intention proprement
terroriste, telle qu'on la trouve chez Lucrèce, Montaigne,
Pascal ou Nietzsche — diffère sur tous ces points. Elle
s'avère incapable de dresser un constat (sauf de
l'impossibilité du constat : constat unique de la philosophie
tragique, qui n'est pas sans importance) ; et elle ne
recherche ni une sagesse а l'abri de l'illusion, ni un bonheur
а l'abri de l'optimisme. Elle cherche tout autre chose : folie
contrôlée et jubilation. Ainsi Pascal ; d'un côté : « Nous
sommes si nécessairement fous que ce serait être fou par un
autre tour de folie, de n'être pas fou » ; de l'autre : « Joie,
joie, pleurs de joie. »

II. — Une autre forme de logique du pire, très éloignée


aussi de la pensée tragique, est а rechercher dans les
différentes formes de masochisme : dans un plaisir d'ordre
philosophique а faire apparaître le malheur. Logique du
pire particulièrement rigoureuse parce que
psychologiquement motivée : le malheur étant ici а la
source de la jubilation. Ainsi Pascal a-t-il pu être considéré
par beaucoup comme le tentateur-dé goûteur, offrant а la
réprobation universelle toutes les occasions de réjouissance
humaine, tirant de la ruine systématique de toutes les
formes de bonheur une sorte de délectation morose. Un tel
masochisme philosophique, dont l'existence est indéniable
en de nombreux cas, mais très douteuse en ce qui concerne
Pascal, est riche d'une composante psychologique d'ordre
agressif et compensatoire. L'incapacité de supporter le
malheur semble en être, ainsi que l'a pensé Nietzsche, la
principale motivation : je ne supporterai de ne pas être
heureux qu'а la condition de démontrer que personne ne
peut l'être. Le plaisir masochiste de souffrir n'est ici qu'un
reflet du plaisir plus profond — plus nécessaire —
d'imposer а l'autre la souffrance. Il est possible qu'en ce
sens le masochisme soit une instance psychologiquement
superficielle, ne pouvant s'interpréter qu'а partir d'un
sadisme lui-même dépendant d'un besoin compensatoire lié
а la quête fondamentale du bonheur : telle est sur ce point,
en dernière instance, l'opinion de Freud. L'élément
démocratique du masochisme (« Si je souffre, ce ne peut
être que comme tout le monde ; donc tout le monde souffre
») réduit le plaisir de souffrir au plaisir tout court, c'est-а-
dire au plaisir de savoir qu'on ne souffre pas plus qu'un
autre, assimilant ainsi 1 énigme masochiste а la très simple
recherche du bonheur sur laquelle le masochisme ne fait
qu'un relief apparent. Il est certes vrai que le masochisme
n'est pas le simple envers de la jouissance sadique ; elle a
son autonomie : Gilles Deleuze, dans une récente
Présentation de Sacher Masoc/ι, a mis justement en garde
contre une interprétation simpliste de la thèse freudienne.
Cependant, l'instance agressive et compensatoire du
masochisme donne raison, а un niveau plus profond, au lien
entre le sadisme et le masochisme tel que Γ affirme Freud :
quelle que soit la différence de leurs résonances
psychologiques, l'un et l'autre trouvent dans un besoin
égalitaire et uniformisant une motivation commune.

La présence d'une telle composante masochiste n'entre pas


dans la constitution d'une philosophie tragique. Elle ne
serait а envisager que si le point de départ de celle-ci
consistait dans la révélation d'un malheur : dans un «
accord en mineur », comme dit Schopenhauer, assimilant le
point de départ de la philosophie (pessimiste) au début de
l'ouverture du Don Juan de Mozart. Or, ce а quoi tient la
philosophie tragique n'est nullement une telle affirmation,
mais, au contraire, une affirmation exactement opposée.
Les liens entre l'intention terroriste propre а la pensée
tragique et les dispositions affectives relevant de l'univers
mental de la paranoïa semblent toucher а un problème plus
fondamental ; ne serait-ce que dans la mesure où
masochisme et sadisme dérivent tous deux de cette mise en
question de la souffrance dont la paranoïa, qui en affirme
d'entrée de jeu le caractère irrecevable, représente l'instance
originelle. Mise en question qui ne signifie pas qu'on insiste
sur le caractère intolérable de la souffrance, mais d'abord et
surtout sur le fait même de l'existence de la souffrance ; ce
qui permet — dans un second temps — de disserter sur
elle. Ce qui importe au paranoïaque — comme au
masochiste, au sadique, au pessimiste, qui en dérivent —
n'est pas que la souffrance soit intolérable, mais que la
souffrance « soit ». Creuset commun а la paranoïa, au
masochisme, au sadisme, et а toutes les formes
d'expérience psychologique du malheur : l'affirmation, non
tant que le malheur est intolérable, mais d'abord que le
malheur est. C'est précisément le point qu'ignoré la pensée
tragique et sur lequel s'appuie l'expérience du malheur pour
se constituer en « pensée », en « système », en « logique ».
Le grand malheur du paranoïaque serait de considérer que
le malheur « n'est pas » : ce qui entraînerait l'impossibilité
d'en parler, d'en devenir logicien. En d'autres termes : le
bénéfice de l'affirmation du malheur — que ce soit pour en
jouir (masochisme), pour l'infliger aux autres (sadisme), ou
pour s'en plaindre (paranoïa) — n'est pas dans la
représentation d'un malheur accidentel et évitable, mais
dans l'assignation d'un point d'existence sur lequel la
pensée pourra se reposer pour construire ses
représentations ; l'affirmation « qu'il y a » quelque chose
importe beaucoup davantage que le fait que ce quelque
chose soit « du malheur ». Bref, l'affirmation du malheur
est surtout l'affirmation d'un « être ». Nietzsche déclare, en
terminant la Généalogie de la morale, que « l'homme
préfère encore avoir la volonté du néant que de ne point
vouloir du tout ». C'est-а-dire : il vaut mieux affirmer le
malheur que de n'affirmer rien. C'est dans l'hésitation entre
ces deux modes de représentation (le premier se
représentant, l'autre s'avérant incapable de se rien
représenter), qu'oscillent pensée tragique et pensée
pessimiste. Le pessimiste s'accorde un bénéfice : en
affirmant le malheur, il affirme toujours quelque chose.
Bénéfice que se refuse la pensée tragique : pour elle l'être
est impensable, mieux, aucun être n' « est ». En ce sens, on
peut distinguer deux formes antithétiques de logique du
pire : l'une (paranoïaque) dont la logique est d'affirmer (le
pire), l'autre (tragique) dont le « pire » est de ne rien
affirmer.

Il est évident qu'en un premier sens la représentation


paranoïaque se place d'emblée sous le signe d'une logique
du pire particulièrement contraignante : tout élément étant
logiquement interprété au profit de l'interprétation la plus
meurtrissant pour la personne. Mais de quelle « logique »
s'agit-il dans cette représentation paranoïaque d'une logique
de la persécution ? Ainsi posée, la question est trompeuse.
Il n'est pas sûr, en effet, que la logique paranoïaque figure
une forme particulière de logique, prise parmi d'autres. Il se
pourrait que la logique paranoïaque soit toute la logique.
Aux yeux d'une certaine tradition psychiatrique, le
paranoïaque se caractériserait par un usage morbide de la
logique, le recours au « paralogisme ». Il y aurait, diton,
une certaine logique « saine » et une certaine logique «
délirante ». C'est lа peut-être innocenter un peu vite la
logique; au reste, aucun psychologue n'a réussi jusqu'а
présent а déterminer un critère permettant de reconnaître
une frontière entre ces deux versants de la même logique.
Aux yeux du penseur tragique, toute logique — dès lors
qu'elle ne se limite pas а la non-affirmation — est toujours
et déjà d'ordre paranoïaque : il n'y a pas de «délire
d’interprétation » qui tienne, puisque toute interprétation
est délire. Ce qui différencie, socialement parlant, le fou de
l'homme normal est critère purement quantitatif et
proportionnel : non un usage sain ou malsain de la logique,
mais la quantité de temps, et l'ampleur du champ, qui sont
attribués а l'interprétation. Août homme, en tant qu'il est
logicien, est paranoïaque. Et tout homme est paranoïaque,
en tant qu'il est constitutionnellement motivé а passer de
l'idée de relation а l'idée d'être. L'ordre n'est, а la limite,
qu'un prétexte qui permet de passer а l'être (les recherches
de Lacan sur l'origine de lа paranoïa ont mis en relief le
lien entre les tendances agressives propres а la paranoïa et
l'impossibilité de penser un être : en l'occurrence, son être
propre, le moi). S'il est une logique non paranoïaque, c'est
celle qui se pense comme n'affectant que l'ordre des
pensées : telle est, par exemple, la logique de David Hume,
peut-être le philosophe non paranoïaque par excellence
(parce que ayant allié а un génie proprement philosophique
une allergie absolue а toute idée d'interprétation). Autre
chose est de constater qu'un parallélisme peut être mené
entre tel ordre de pensées et tel ordre d' « objets » s'offrant
а sa préhension, autre chose de conclure а un ordre inhérent
aux « choses » : а des objets dont on oublie qu'ils sont
objets de pensée. Sitôt qu'elle tire de ses agencements une
mise en cause du hasard objectif, la logique verse dans
l'ordre paranoïaque ; elle constitue la paranoïa. La relative
permanence d'un certain ordre assurera l'illusoire fixité d'un
certain être, permettra donc de penser l'être. L'être : c'est-а-
dire quelque chose qui n'existe pas lа par hasard.
L'affirmation de l'être est la négation du hasard. La ligne de
démarcation entre la logique paranoïaque et la logique
tragique n'est pas dans un usage sain ou perverti de la
pensée, mais dans la problématique du hasard. L'intention
terroriste, chez le philosophe tragique, est de nature
exactement opposée а la logique paranoïaque : celle-ci se
caractérisant par le refus, celle-lа par l'affirmation du thème
du hasard. Logique du pire en apparence, la logique
paranoïaque est une logique du meilleur : la nécessité
qu'elle assigne au malheur ayant précisément pour fonction
d'évacuer ce qui serait pour elle la pire des pensées — le
hasard.

Pensée tragique et pensée paranoïaque sont donc а la fois


très proches et très éloignées l'une de l'autre : elles
constituent pour la même raison, mais inversée, une même
tentative de logique du pire. Seul diffère le sens de la «
logique » : la paranoïa utilisant celle-ci а titre de réfutation
du hasard, la pensée tragique а titre d'affirmation préalable
du hasard. Le grand mot tragique est : « il se trouve que,
etc. ». Le grand mot paranoïaque est justement (« il se
trouve, justement, que, etc. »). Aussi la représentation
paranoïaque peut-elle constituer, а sa manière, une
implacable logique du pire : l'aveu presque gai des
calamités qui fondent sur elle étant un prix léger pour payer
un bienfait plus grand que toute calamité, le don de l'être, le
donné d'un monde, d'une personne. D'où le bonheur
inhérent а l'interprétation paranoïaque, bien connu des
psychanalystes : « Je souffre, donc j'existe. » Formule qui
résume la logique du pire chez le paranoïaque et dans
toutes les formes de pessimisme. Il est possible qu'en ce
sens toute « logique du pire » oscille entre ces deux pôles
opposés : la logique tragique, qui n'affirme rien (d'où le
hasard de « ce qui existe »), et la logique paranoïaque, qui
affirme le malheur (d'où le non-hasard de « ce qui existe »).
Peut-être même n'y a-t-il pas d'autre forme de logique que
la paranoïa et la philosophie tragique. Tout homme dit «
normal » se différencie d'ailleurs du paranoïaque
caractérisé en ce qu'il est un composé de paranoïa et
d'intuition tragique : tantôt interprétateur, tantôt affirmateur
du hasard.

III. — L'intention terroriste qui inspire les philosophies


tragiques diffère donc en nature а la fois de la disposition
philosophique dénommée pessimisme et des dispositions
psychologiques propres aux états paranoïaques. Plus proche
de l'intention terroriste se trouve la notion de pitié. Mais
pas une pitié de type schopenhauerien, d'ordre а la fois
consolateur et apaisant. Tout au contraire : une pitié d'ordre
meurtrier et exterminateur, aisément décelable dans tous les
écrits d'inspiration tragique (tant littéraires que
philosophiques). Les grands discours terroristes tenus par la
pensée tragique laissent généralement percevoir cet élément
de pitié assez singulier qui, loin d'apaiser les maux,
entreprend de les exacerber jusqu'а la reconnaissance de
l'intolérable. Pitié meurtrière, que semble définir son
insensibilité, son imperméabilité а toute pitié. En ce sens, la
philosophie tragique est une « pharmacie », un art des
poisons qui consiste а verser dans l'esprit de celui qui
écoute un poison plus violent que les maux dont il est
présentement affligé. Ainsi Nietzsche prétendait-il évaluer
hommes et philosophies а la mesure de la violence des
poisons qu'ils sont susceptibles d'assimiler : le signe de la
santé étant la « bonne » réceptivité au poison. Ainsi
Montaigne, ainsi Pascal. Mais le représentant le plus
caractéristique de cette pitié meurtrière inhérente а la
pensée tragique demeure Lucrèce, dont l'œuvre pousse
presque jusqu'а la caricature l'art de dissimuler les poisons
en remèdes. L'intention médicale du De rerum natura
éclate а chaque page du poème : il s'agit d'arracher les
hommes а leurs vaines angoisses, leurs craintes
immotivées, de leur rendre paix et sérénité. Or, la réponse а
toute l'inquiétude humaine est un livre qui, de l'invocation а
Vénus а la peste d'Athènes, est le discours le plus terrifiant
peut-être qui ait résonné dans la mémoire des hommes.
Traité rigoureux de l'insignifiance radicale, le De rerum
natura offre généreusement а la consolation et а la
jubilation des hommes le hasard comme origine du monde,
le vide comme objet fantasmatique des sentiments et des
passions, la souffrance et la perdition comme le sort auquel
est promise inéluctablement l'espèce humaine — quoique
ce sort nécessaire soit lui-même privé de toute nécessité
d'ordre philosophique. Cette consolation (qu'il y ait une
certaine « nécessité » а l'origine des maux qui accablent
l'homme) serait de trop et ressortit а la pensée religieuse et
métaphysique — d'autres diraient plus brusquement : а la
pensée interprétative, c'est-а-dire а la paranoïa ; Lucrèce le
précise presque а chaque page. Il s'agit d'ôter а l'homme
toute pensée consolante, а la faveur de la plus intraitable
des pitiés. La peste d'Athènes, qui clôture l'œuvre, est la
vérité de la condition humaine : mais а la condition
d'ajouter que cette peste n'est qu'un événement fortuit, issu
du hasard.

Ce que se propose ainsi le poème de Lucrèce est cela même


que se propose toute intention philosophiquement
terroriste : faire passer le tragique de l'état inconscient а
l'état conscient. Plus précisément : faire passer le tragique
du silence а la parole. Cette seconde formulation n'est pas
seulement plus précise : elle est surtout assez différente de
la première. Il y a loin, en effet, entre d'une part le silence
et l'inconscient, d'autre part la conscience et la parole.
L'assimilation hâtive entre le silence et l'inconscient est,
comme certains psychanalystes le savent déjà, un
contresens assez répandu dans la philosophie
contemporaine, particulièrement dans son interprétation de
la psychanalyse comme de toute philosophie de type
généalogique (Marx et Freud). Se taire ne signifie
aucunement qu'on ne sait pas. Et précisément, ce qu'a en
vue le terrorisme philosophique n'est pas tant l'accès а la
conscience que l'accès а la parole : en ce sens, il a et a
toujours eu — bien avant la naissance de Freud — un
caractère « psychanalytique ». Le penseur ou l'écrivain
tragiques estiment, en effet, que la conscience humaine est,
de manière générale, suffisamment informée ; ce qui
manque aux hommes — et dont le manque leur vaut un
surcroît évitable de malheur — est surtout la parole. Ainsi
chez Lucrèce : le hasard du monde, la mort, la vanité de
l'amour sont déjà connus des hommes, mais ne sont pas
parlés (différence essentielle, chez Lucrèce, entre ce qui est
pensé et ce qui est dit, qui fait de Lucrèce un des
précurseurs les plus immédiats, avec peut-être certains
Sophistes, а la fois de Nietzsche et de la psychanalyse). Le
propre de la « cure » tragique proposée par Lucrèce et par
tous les philosophes terroristes est de rendre aux hommes
l'usage de la parole — tout comme la cure psychanalytique,
et pour les mêmes fondamentales raisons. Une tradition
ancienne attribue а Antiphon le Sophiste, outre son art
d'interprète des songes qui suffit déjà а la désignera
l'attention psychanalytique, l'art de guérir les maux
psychiques de l'humanité par leur simple expression : « II
composa, rapporte le pseudo-Plutarque dans ses Vies des
dix orateurs, un Art de combattre la neurasthénie, qui est
comparable aux remèdes dont usent les médecins contre les
maux physiques. A Corinthe, il ouvrit un cabinet donnant
sur l'agora et fit circuler des prospectus indiquant qu'il était
en possession de moyens permettant de guérir les gens
affligés de douleurs en recourant au langage, et qu'il
suffisait que les malades lui confient les causes de leurs
maux pour qu'il les soulageât. » Antiphon avait donc
découvert, tout comme Lucrèce, le postulat de base qui est
le fondement commun а la psychanalyse et а la philosophie
tragique: que le tragique parlé est préférable au tragique
silencieux. Postulat essentiel, dont la « raison »
psychologique (le but) sera envisagée plus loin : on
remarquera seulement ici qu'il est le seul postulat de la
pensée tragique et, en tant que tel, définit assez précisément
la nature de l'intention terroriste. Le penseur tragique, que
caractérise une tolérance absolue — qui permet d'ailleurs
de le définir d'emblée, dans la mesure où il est le seul а
pratiquer et а se recommander d'une telle tolérance — peut
être amené а pratiquer occasionnellement (ces occasions
s'appelant le De rerum natura de Lucrèce ou les Essais de
Montaigne) une sorte d'intolérance médicale а l'égard du
tragique non parlé: il lui arrive — par pitié meurtrière — de
proposer avec insistance, au tragique silencieux, l'accès а la
parole. S'il est, chez le penseur tragique, un seul « jugement
de valeur », c'est celui-ci : d'estimer que, lorsque l'occasion
s'en présente, il est recommandé de faire parler le tragique.
C'est pourquoi tout philosophe tragique est amené а
composer une « logique du pire »: dans la mesure où il
estime que le tragique (le pire) est avant tout ce qui doit
être parlé (légein, parler, d'où logique).

Dans quelle perspective un tel accès а la parole est-il


recommandé, tant par le terrorisme philosophique que par
la pratique psychanalytique ? Dans une intention qui, et
quel que soit le sens que l'on donne а ce terme, ne saurait
en aucun cas être considérée comme « progressiste ». En
effet, l'accès du tragique а la parole ne change rien а la «
nature des choses », et ceci pour deux raisons. Tout d'abord,
la cure tragique ne modifie en rien les éléments tragiques
que l'homme, avant la cure, se contentait de penser en
silence. De la même manière, la cure psychanalytique ne
change rien а la nature des problèmes qu'elle a menés а la
conscience (ou, plus précisément, а un usage
psychologiquement conscient, c'est-а-dire а la parole).
D'autre part, la cure tragique ne rend pas davantage le
tragique « conscient », en ce sens que les éléments
tragiques dont elle rend au patient l'usage psychologique
n'étaient, а proprement parler, nullement inconscients. Elle
apprend seulement а faire parler quelque chose qui se
pensait sans s'exprimer. Tout aussi bien, l'objet de la cure
psychanalytique n'est pas vraiment cet « accès а la
conscience » sur lequel on a beaucoup insisté et, de par
cette insistance même, beaucoup erré. En dernière analyse
— c'est-а-dire, en fin de psychanalyse — le savoir révélé
au patient coïncide exactement avec ce qu'il savait avant
d'entreprendre la cure : une probable banalité que son excès
de simplicité empêche, non de penser, mais de situer а sa
place psychologiquement utile. Le patient sait ce dont il
retourne dès le premier jour de la cure, et l'analyste
expérimenté dès la première semaine. Ni pour l'un, ni pour
l'autre, le problème n'est une question d'accès а la
conscience.

Le seul « progrès » qu'envisagé la cure — qu'elle soit


d'ordre tragique ou psychanalytique — est а rechercher en
un tout autre lieu : dans la notion d'usage, de disponibilité.
Il s'agit de rendre l'homme capable de se servir de ce qu'il
sait déjà (tel était bien, par exemple, le problème d'Ædipe
dans la pièce de Sophocle). La grande distinction n'est pas
entre savoir conscient et inconscient, mais entre savoir
utilisable et non utilisable. La conscience de l'homme est
une banque : certains des biens qui y sont déposés sont « en
réserve », d'autres immédiatement disponibles — les
liquidités. Il ne s'agit pas plus, pour le psychanalyste ou le
philosophe tragique, de rendre plus ou moins conscients les
éléments psychologiques que, pour le dépositaire en banque
qui désire « réaliser » son avoir, d'augmenter ou de
diminuer la somme possédée. Comme la banque possède
tous ses biens, la conscience possède — а l'état conscient
— tous ses éléments. Mais il peut survenir, pour l'un des
problèmes de liquidité, pour l'autre des problèmes de
disponibilité. Une pensée non disponible n'est pas
inconsciente, mais elle ne parle pas et ne peut, de ce fait,
être utilisée en cas de besoin ; de même qu'une valeur en
banque non disponible n'est pas « absente », mais ne peut
être dépensée sur l'heure. Rendre le tragique disponible,
pour le philosophe tragique, n'est pas lui donner la
conscience, mais la parole. De même, le naufragé sait fort
bien qu'il se noie, mais ne peut utiliser ce savoir s'il ne se
trouve pas а portée de voix quelque aide dont il puisse
attendre du secours. Comme le dit Edgar Poe en exergue au
Puits et le pendule : « Oh, une voix ! Une voix pour crier !
» D'être n'est rien, pour un savoir, s'il est inutilisable.

Reste а déterminé pourquoi cette disponibilité du tragique


est, aux yeux du penseur terroriste, une « valeur » — au
sens tant bancaire que philosophique. Pourquoi la parole
tragique vaudrait-elle mieux que le silence ? Quelle est la
nature de Γ « а valoir » octroyé par la parole tragique ? La
réponse а ces deux questions intéresse, non plus la nature,
mais le but de l'intention terroriste.

3 — DIGRESSION

CRITIQUE D'UN CERTAIN USAGE

DES PHILOSOPHIES DE NIETZSCHE, MARX ET


FREUD I CARACTÈRE IDÉOLOGIQUE DES
THÉORIES ANTI-IDÉOLOGIQUES

SAVOIR TRAGIQUE ET SENS COMMUN DÉFINITION


DE LA PHILOSOPHIE TRAGIQUE

Une question annexe, sans rapport direct avec la logique du


pire, mais riche d'incidences pour toutes les autres formes
de discours philosophique, notamment contemporains, se
pose en ces termes : le savoir tragique est-il inauguré par la
guérison terroriste, qui en favorise l'accès а la parole?
L'homme dit commun ignore-t-il le tragique, qu'il
appartiendrait alors а la philosophie de révéler, on ne sait
pour quelle absurde et sadique raison ? A ces deux
questions, la réponse est négative. Si l'homme commun
ignorait le tragique — si l'on pouvait raisonnablement
conclure а son ignorance en raison du silence où il se tient а
ce sujet — la plus absurde des entreprises serait bien, pour
le penseur tragique, de lui imposer une connaissance dont il
n'a que faire. Le terrorisme tragique consiste а rendre
exprimable une connaissance déjà possédée, non а imposer
un savoir dont aurait pu être dispensé celui qui doit en
souffrir : comme ces médecins qui s'estiment tenus de
révéler а leurs malades le caractère fatal de leur maladie
pour avoir lu dans des manuels de philosophie qu'en tout
état de cause la connaissance était préférable а l'ignorance.
L'idée que le terrorisme tragique consiste а privilégier la
connaissance aux dépens de l'ignorance, quel que soit le
bénéfice attaché а l'ignorance, quel que soit le prix dont
l'affectivité doit payer son accès а la connaissance, relève
d'une caricature en œuvre seulement dans certaines très
mauvaises philosophies. Ici prend son sens le mot de
Pascal, ou plutôt le sens dégradé qui lui a été souvent
attribué : « Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la
misère, l'ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre
heureux, de n'y point songer. » II est aisé d'objecter а Pascal
qu'une telle attitude est la plus sage qui soit, si tant est que
de tels maux soient inguérissables. Et bien vaudrait, en
effet, cacher la mort, si la chose était possible.
Malheureusement la mort n'est pas seulement
inguérissable ; elle est aussi indissimulable: il ne saurait
être question de la chasser de la conscience, et la théorie
pascalienne du divertissement porte non sur la
dissimulation du tragique, mais sur sa non-utilisation. Le
résultat du divertissement est d'interdire а l'homme de se
servir de ce qu'il sait. Pascal n'entend jamais révéler un
tragique prétendument caché, comme l'ont entendu Voltaire
et Paul Valéry : mais rendre disponible а la conscience —
et а la parole — un contenu terrible relégué, non dans
l'inconscient, mais dans l'interdit (en ce sens Pascal est, lui
aussi, un des précurseurs les plus directs de la
psychanalyse). L'objet des Pensées est de rendre l'homme
capable d'utiliser le savoir tragique dont il dispose
virtuellement. But parallèle а l'intention en œuvre chez tous
les penseurs tragiques : Lucrèce, Montaigne eux aussi ont
voulu redonner а l'homme la disponibilité d'un savoir
tragique qu'il avait, trop peu confiant peut-être dans ses
capacités digestives, trop précipitamment enfoui et caché.
Un tel but se manifeste également, de manière plus
explicite encore, dans toute l'œuvre de Nietzsche.

Dans un ouvrage qui, de certaine manière, annonçait en


France le véritable début des études nietzschéennes,
Georges Bataille développe le thème suivant: Nietzsche
aurait été le premier philosophe а fondé une philosophie sur
le « non-sens », ou le hasard, en affranchissant sa
représentation du monde de toute pensée rationalisant,
finaliste ou théologique. A cette première erreur historique
(de telles vues n'ayant nullement été inaugurées par
Nietzsche) succède un contresens а la fois plus grossier et
plus révélateur de l'habituelle incapacité de ceux qui parlent
— les « intellectuels » — а donner la parole au tragique :
l'affirmation du non-sens constitue, aux yeux de Bataille,
une « expérience si désarmante » qu'elle ne saurait être
tentée « que par un brillant isolé en nos temps ». En
d'autres termes : le savoir tragique est l'apanage de
quelques intellectuels particulièrement brillants. Vue
superficielle, et populaire elle-même, de ce que « sait » et
de ce que « ne sait pas » le populaire. Sur ce point, l'état
des choses est très précisément le contraire : le savoir
tragique est l'apanage de l'humanité entière, а la seule
exception de quelques intellectuels particulièrement
brillants, tel Bataille. Les vues populaires sur le monde sont
de manière générale axées sur des idées de désordre, de
hasard, d'une absurdité, inhérente а toute existence, que
l'expression « c'est la vie » résume dans toutes les langues
et а toutes les époques ; en revanche, l'idée que le monde
est soumis а une quelconque « raison » ou ordre n'est
l'apanage que d'un très petit nombre d'hommes,
philosophes, savants, théologiens, dont l'aveuglement n'est
pas de se croire autorisés а affirmer un ordre, mais plutôt de
penser que cette affirmation a une influence profonde sur
les vues du « populaire ». On objectera qu'un tel savoir
tragique, s'il est bien le lot universel de l'humanité (а
l'exception des « brillants isolés »), ne se manifeste guère ;
et on aura raison. Mais qui a jamais prétendu que le savoir
des hommes devait se mesurer а ce qu'ils disent ou
écrivent ? Fantasme d'intellectuel, contre lequel il serait
aisé d'invoquer le témoignage de Freud, tout comme celui
de Nietzsche et de Marx.

Ce qui autorise beaucoup de penseurs contemporains а nier,


tel Bataille, l'universalité du savoir tragique est le fait que
le tragique ne parle pas, ou guère. On en conclut qu'il n'y a
pas de « conscience » tragique — du moins chez celui qui
ne parle pas tragique : c'est-а-dire chez presque tous les
hommes. Cette conception superficielle, qui trouve de
nombreux échos dans la philosophie contemporaine, résulte
d'une assimilation, ou plutôt d'une confusion (cette
assimilation n'étant, précisément, pas « pensée » en tant que
telle), entre le non parlé et le non pensé — parfois baptisé «
impensé ». Il y a lа une utilisation frauduleuse du concept
freudien d'inconscient qui aboutit а une représentation
simpliste des rapports entre le silence et la parole, dans
laquelle on s'imagine mécaniquement que toute pensée
vient а la parole et que, réciproquement, toute non-parole
signifie nécessairement une non-pensée. On considère ainsi
que tout ce qui n'est pas « dit » par le névrosé, le capitaliste
idéologue, le penseur spiritualiste ou théologien,
correspond а un « blanc » dans la pensée de celui qui parle,
dont on étudiera ainsi les nombreuses et significatives «
syncopes » : Louis Althusser s'est spécialisé dans cette
tâche de dépistage des « blancs » du discours idéologique,
entraînant а sa suite une pléiade de jeunes néo-marxistes,
néo-nietzschéens et néo-freudiens. C'était lа confondre le
non-dit et le non-pensé : assimilation sommaire qu'auraient
désavouée tant Nietzsche que Marx et Freud, dont elle
prend l'exact contre-pied méthodologique puisqu'elle
procède d'une foi idéologique dans la valeur des idées telles
qu'elles s'expriment, considère que le « dit » est, aux yeux
de celui qui parle, une formulation exacte et exhaustive de
ce qu'il est capable de « penser », c'est-а-dire de se
représenter d'une manière quelconque. Schéma simple et
facile, d'un maniement universitaire très fructueux, mais
qui a l'inconvénient de ne pas prendre en considération
l'existence des « pensées » qui ne « parlent pas » — celles-
ci assez nombreuses. Sans doute le non-dit, qui ne se
confond pas avec Γ « impensé », ne se confond pas
exactement non plus avec le « pensé » : le névrosé ne pense
pas exactement sa névrose au sens où il est capable de
penser ce qu'il sait également exprimer. Mais ce caractère
provisoirement inexprimable ne se confond nullement avec
l'inconscient. Ce qui manque au névrosé est une
disponibilité qui lui permettrait de se servir de ce qu'il
pense pour le parler : il pense, mais ne peut parler son
obsession. De la parler, il serait guéri : et le propre de la
cure est précisément d'amener le contenu refoulé non pas
tant а la conscience (où il figure, dans la plupart des cas,
déjà en assez bonne place) qu'а la parole.

Qu'entend-on, au juste, par penser ? Qu'est-ce que passer de


Γ « impensée » а la pensée ? A cette question une seule
réponse : passer а la pensée, c'est parler, écrire, formuler.
Un exemple caractéristique de ce passage est la rédaction
d'une œuvre philosophique. Dira-t-on qu'avant d'être
formulée l'œuvre philosophique — l'Ethique de Spinoza —
était « impensée » ? Evidemment non. Alors, il faudra dire
qu'elle était pensée avant d'être écrite ; car le schéma «
théorique » n'offre pas d'autre alternative. Mais cette
seconde hypothèse n'est pas plus recevable que la première.
La représentation de la rédaction comme un passage d'un
état pensé en silence а un état pensé tout haut est un
fantasme de mauvais écrivain et de mauvais philosophe :
l'expérience enseigne que toute œuvre ainsi prête avant sa
réalisation est une œuvre morte. Ce qui constitue la pensée
est bien le passage а l'expression. Mais cela ne signifie
nullement qu'avant cet accès а la parole la pensée était «
impensée », inconsciente. Avant que soient écrites l'Ethique
ou la Généalogie de la morale, les vues de Spinoza sur le
rationalisme cartésien et de Nietzsche sur le nihilisme
n'étaient pas de purs « blancs », de purs « impensés ». De
même, la représentation de la lutte des classes, du désir
sexuel interdit, du ressentiment, existe bien chez le
bourgeois, le névrosé, le théologien : non pas а l'état d' «
impensé », mais d' « imparlé ».

De cette assimilation sommaire du silence а l'inconscient il


résulte, chez beaucoup de penseurs d'une nouvelle
génération qui se voudrait anti-idéologique dans le sillage
de Marx, Nietzsche et Freud, une conception superficielle
de l'objet même de leur souci majeur : Γ idéologie. Pour
avoir confondu l'impensé et l'imparlé, on a réduit
l'économique, le psychologique, l'erotique а de l'impensé
auquel il s'agissait seulement de donner, selon le vieux
dessein du toujours inévitable Hegel, « les lumières de la
conscience ». Or, ni chez Marx, ni chez Nietzsche, ni chez
Freud, il ne s'est jamais agi de telles lumières. Il s'agissait
de faire parler (de rendre économiquement ou
psychologiquement utile), non de faire penser. En
considérant ainsi que le silence dans la parole de
l'idéologue reflétait un silence dans sa conscience, les
apprentis anti-idéologues se sont accordé une conception
un peu trop optimiste de l'entreprise anti-idéologique : il
suffît désormais de « faire voir » les blancs, de contraindre
l'idéologue au spectacle des « censures » qui émaillent son
discours. Ce n'est pas seulement Hegel, c'est la sagesse de
Platon qu'on appelle ici а la rescousse, pour le plus grand
dommage de la pensée de ceux qu'on trahit ainsi en
prétendant les servir par une « théorisation » : quittez votre
ignorance, et vous deviendrez justes et bons. Ah, si
seulement on savail ! Si le capitaliste savait qu'il exploite
une certaine classe sociale ! Si le prêtre savail qu'il prêche
aux hommes, non l'amour, mais la vengeance ! Si le
névrosé savait qu'il ne se pardonne pas d'avoir tel désir
incestueux ! Mais voilа : ils ne savent pas. Disons-leur
donc la vérité : ils sauront. On la leur a bien dit, notamment
depuis une vingtaine d'années. Or, aucun changement ne
s'est produit, ni dans la lutte des classes, ni dans l'évolution
des idées religieuses, ni dans les manifestations sociales
d'interdit sexuel. Que s'est-il donc passé ? La réponse est
nette : il ne s'est rien passé. Mais pourquoi ne s'est-il rien
passé ? N'ont-ils donc pas compris ? Si, mais apparemment
sans bénéfice. S'ils n'ont pas changé, c'est qu'on ne leur a
rien appris : tout ce qu'on leur a dit, ils le savaient déjà. Il
fallait leur apprendre а le parler. Cela, tel ou tel
psychanalyste le réussit avec tel ou tel patient. Mais le
discours anti-idéologique est, lui, sans pouvoir. Et
précisément : parce qu'il est lui-même idéologique.
Idéologique, parce qu'il se forge une conception
superficielle, optimiste et rationalisant de l'idéologie : parce
qu'il croit, tout comme les idéologues dont s'est moqué
Marx, а la toute-puissance, la toute-vérité des idées. Parce
qu'il ne fait pas de différence entre l'inconscient et
l'imparlé, et suppose de lа qu'il suffit de livrer l'idée а
quelqu'un pour, du même coup, lui donner la parole. Mais
des idées aussi simples que celles de l'exploitation des
classes pauvres par les classes riches, de la toute-puissance
du ressentiment et des pulsions sexuelles, ces idées-lа sont
présentes depuis toujours dans ce qu'on a baptisé
frivolement Γ « impensée » des hommes : en leur livrant
ces idées en pâture, on n'a fait que répéter un savoir acquis.
Et c'est en quoi on est resté idéologue. En voulant, а l'aide
du discours anti-idéologique, démarquer le vide, le blanc, le
creux du discours idéologique, on s'est masqué la vérité du
discours idéologique qui est précisément d'être vide, blanc,
creux — et de se penser en silence comme tel. En ce sens le
discours antiidéologique est, dans son principe même,
exactement aussi vain que l'idéologie qu'il prétend
renverser : une fois reconnu que l'idéologie recouvre un
rien, l'inconséquence majeure est de vouloir effacer ce rien.
Rien ne peut effacer rien. Ce qui caractérise ainsi
finalement le discours anti-idéologique est,
paradoxalement, une prise au sérieux de l'idéologie. On
prend l'homme а la lettre : s'il dit que, c'est qu'il ne sait pas
que, etc. Cette prise au sérieux de l'idéologie est
caractéristique de l'idéologie ; mieux, elle est l'idéologie
même. Sous couleur de « penser rigoureusement » la
pensée de Marx, de Nietzsche, de Freud, elle ressuscite,
mot а mot, l'idéologie de Platon et de Hegel.

L'homme est beaucoup plus méfiant que ne se le figurent de


telles entreprises anti-idéologiques. La méfiance est, autant
et au même titre que le bon sens, une composante
universelle et indéracinable de la pensée humaine. La
légèreté, ou l'optimisme des philosophes est souvent d'en
sous-estimer la puissance. Victor Brochard, dans son étude,
jadis vantée par Nietzsche, sur Les sceptiques grecs, avait
déjà souligné le fait : le scepticisme ne représente pas,
comme essaient de le faire croire de nombreux philosophes,
la voix de quelques penseurs rares et étranges, au
pessimisme exacerbé, mais d'abord et avant tout la voix
populaire, celle du sens commun.

Cet aperçu du caractère idéologique de certains discours


antiidéologiques mène directement а une considération
essentielle. Il permet de saisir la source commune d'où
dérivent, mais aussi où se séparent, toutes les formes de
pensée tragique et de pensée non tragique. Cette source
commune est le problème de la nature du regard porté par
l'homme sur ses idées — problème spécifique de Γ «
idéologie » dans une moderne terminologie. Il est bien
entendu que, de toute façon, ce qui caractérise l'idéologie
est son inexistence : l'idéologie parle de non-êtres (comme
la justice, la richesse, les valeurs, le droit, Dieu, la finalité) ;
pour reprendre un mot de Roméo dans Shakespeare, elle «
parle de riens ». C'est а partir de la reconnaissance de ce
rien que divergent deux directions philosophiques qui ne se
recroiseront jamais, caractérisées par une différence dans le
mode de regard. Ou bien l'on considère que l'homme ne sait
pas qu'il parle de riens — d'où la possibilité d'un discours
anti-idéologique (qui, dans le cas où l'hypothèse serait
fausse, verserait nécessairement, on l'a vu, dans
l'idéologie) ; d'où aussi, de manière plus générale, la
possibilité de toute philosophie non tragique, c'est-а-dire de
presque toutes les philosophies (en ce sens que l'exercice de
la pensée se trouve, grâce а cette hypothèse, munie d'un
programme : on pourra toujours s'occuper а détromper les
hommes). Ou bien, on considère que l'homme sait qu'il
parle de riens, а la faveur d'un savoir tragique qui n'est ni
du parlé, ni de Γ « impensé » : il sait tout cela, même s'il ne
lui arrive jamais de parler de ce savoir-lа. Or, le point de
départ de la pensée tragique est précisément l'intuition de la
vérité de cette seconde hypothèse : elle attribue d'instinct а
l'homme la possession d'un savoir silencieux portant sur le
rien de sa parole. D'où la vanité de toute entreprise anti-
idéologique, et aussi, en un certain sens, de toute
philosophie : l'éducation de l'homme étant, sur ce point
fondamental, déjà faite. Tel est le principe différentiel qui
sépare а l'origine pensée tragique et pensée non tragique :
l'attribution, ou la non-attribution, d'un savoir débordant
largement sur ce qui est dit ou écrit — la prise ou non au
sérieux de l'idéologie. Une seule formule suffît а
caractériser la pensée tragique: l'impossibilité de croire
qu'il puisse y avoir de la croyance. Et, а l'origine de cette
incroyance а la croyance, qui entraîne pour la pensée toute
une série de conséquences désastreuses qui constituent
l'ensemble de la « philosophie tragique », elle invoque un
argument très simple : toute croyance, mise а l'épreuve, est
incapable de préciser ce а quoi elle croit ; elle est donc
toujours, rigoureusement parlant, une croyance а rien ; or,
croire а rien équivaut а ne rien croire. L'homme peut donc
croire а tout ce qu'il voudra, il ne pourra jamais s'empêcher
de savoir silencieusement que ce а quoi il croit est — rien.
L'intuition fondamentale de la pensée tragique est ici :
l'incapacité des hommes, non pas а se débarrasser de leur
idéologie (ceci n'étant qu'une conséquence d'un mal plus
radical), mais а constituer une idéologie. Aux plus
imaginatives, aux plus optimistes des croyances il
manquera toujours un objet qui permettrait, а l'idéologue de
véritablement adhérer а sa croyance, au penseur tragique
d'estimer que le croyant croit а ce qu'il dit croire. Il s'ensuit
immédiatement, pour la pensée tragique, trois
conséquences essentielles :

1) Se trouve définie la nature de la pitié tragique : dans la


considération qu'aucun homme n'est dupe (ne peut être
dupe, quelle que soit sa complaisance) de son discours, de
ses représentations. Pour le penseur tragique, nul ne croit а
ses thèmes de croyance : ni le juge а la justice, ni le névrosé
а sa névrose, ni le prêtre а Dieu. D'où la pitié inhérente а la
pensée tragique, lorsqu'elle découvre que le bénéfice de
l'illusion est de toute façon refusé а une humanité qui en
manifeste sans cesse le besoin par la multiplicité de ses
pseudo-adhésions — adhésions а rien. D'où aussi le
caractère nécessairement impitoyable de la pensée non
tragique, dont l'optimisme est de croire qu'il y a adhésion
lorsqu'on parle de croyance : philosophie du premier degré,
qui ne pardonne pas aux hommes de défendre des discours
odieux ou absurdes, lа où une philosophie du deuxième
degré (tragique) s'apitoie surtout de l'incapacité où sont les
hommes d'adhérer а ces mêmes discours. Divergence
fondamentale d'affectivité, de profondeur et de pratique
philosophiques : l'accord est acquis sur l'absurde du
discours, mais le désaccord majeur tient а ce que le penseur
non tragique se représente l'homme heureux au sein du
confort de son idéologie (heureux, parce que croyant), alors
que le penseur tragique est d'abord sensible а la fragilité,
mieux, а l'inexistence de ce bonheur en paroles. La pensée
non tragique se caractérise ainsi par la possibilité d'une
action, d'un programme philosophique : arracher les
hommes а leur idéologie. Si elle avait un programme
philosophique, l'ordre du jour de la pensée tragique serait
exactement inverse : elle mettrait tout en œuvre pour
parvenir а faire croire les hommes а leurs absurdités. Mais
— et cette .considération suffit а la laver du soupçon
d'obscurantisme — un tel programme est de par les
fondements mêmes de la pensée tragique, absurde en soi.
Otée la possibilité d'une telle action, reste la pitié.

2) Est établie l'impossibilité de constituer une quelconque


lutte anti-idéologique, puisque, dans le meilleur des cas,
une telle

DU TERRORISME EN PHILOSOPHIE 35

lutte aurait pour résultat de faire apparaître un « non-savoir


» qui est déjà connu comme tel au sein de l'idéologie. Lа où
le discours anti-idéologique s'efforce de démolir, le
discours tragique constate que rien n'a été construit. D'où,
au regard de la pensée tragique, le caractère indéracinable
par définition de toute croyance (car, comment détruire ce
qui n'a pas encore été construit ?), et la frivolité de la
plupart des considérations (non tragiques) sur la nature du
fanatisme.

3) Plus fondamentalement, apparaît l'impossibilité où est


toute pensée non tragique de se constituer en tant que
philosophie. Le problème initial de la possibilité d'une «
philosophie tragique » se trouve ainsi renversé : ce n'est
plus une telle possibilité qui fait problème, c'est l'existence
même de toute autre forme de philosophie qui est
maintenant mise en question. Si l'on appelle philosophie un
corps de considérations qui soient l'objet d'une adhésion
sans réticences ni arrière-pensées, on dira que les seules
philosophies existantes sont les philosophies tragiques.
Conséquence en apparence paradoxale des prémisses dont
procède la pensée tragique : il n'y a pas de philosophies
non tragiques. Sans doute il existe Platon, Kant, Hegel :
mais, ni les « idées » de Platon, ni celles de Kant, ni Γ «
esprit absolu » de Hegel n'existent — dans la mesure où
ceux-ci définissent, pour le penseur tragique, non pas un
contenu, mais seulement un mode de croyance.
Constructions somptueuses faites de riens : ses éléments de
base étant indéfinissables. S'il ne peut y avoir d'adhésion
aux thèmes non tragiques, c'est qu'il n'y a pas, а proprement
parler, de thèmes non tragiques : seulement des directions
d'intention (non tragique). Aussi le non tragique est-il ce
qui se dit sans réussir а se penser, et le tragique ce qui se
pense sans, généralement, accepter de se dire.

A la lumière de ces trois conséquences, apparaissent


clairement les liens entre pensée tragique et pensée anti-
idéologique, en même temps que se précisent les traits
caractéristiques de la philosophie tragique. Aux yeux du
penseur tragique, tout combat anti-idéologique procède
d'un élément partiel et dégradé de savoir tragique. Le
penseur tragique en sait seulement un peu plus. Il sait déjà а
peu près tout ce dont peut parler l'idéologie, et l'anti-
idéologie qui en résulte ; mais, а la différence du penseur
anti-idéologique, il est muni d'un savoir supplémentaire : il
sait que l'idéologue sait qu'il « parle de riens ». Pour
reprendre une expression d'un psychanalyste contemporain,
A. Green, dont un récent ouvrage (Un œil en trop)
établissait précisément le lien entre la tragédie et un léger
surcroît de savoir, il est doté d'un « savoir en trop » qui lui
permet de connaître, outre la vanité de l'idéologie, la vanité
de toute anti-idéologie. Sur l'idéologie, la pensée tragique
en sait, par définition, un peu plus long que toute pensée
anti-idéologique. Bien avant Marx, Nietzsche et Freud, des
penseurs tragiques tels Lucrèce, Montaigne, Pascal, Hume,
avaient centré le problème spécifique de la philosophie
autour de la question de l'idéologie. Mais en un sens plus
général, et aggravé par rapport а la plupart des
interprétations « optimistes » de la pensée de Marx,
Nietzsche et Freud (optimistes : en ce que, croyant а
l'efficacité de l'idéologie, elles croient а l'efficacité de
l'action anti-idéologique). L'inanité de l'idéologie, telle que
la comprend la pensée tragique, signifie d'abord
l'impossibilité où elle est de se constituer en croyance. La
pensée tragique n'est pas anti-idéologique, mais non
idéologique : en ce qu'elle ne croit pas même а l'efficacité
de l'idéologie.

Chez Lucrèce, chez Montaigne, chez Pascal, chez Hume, la


critique de l'idéologie signifie : pas seulement la mise en
évidence du « rien » dissimulé par l'idéologie, mais surtout
la pensée que ce rien, qui n'est que parlé, n'est l'objet
d'aucune adhésion. D'où une exacte définition du tragique
de la « condition humaine » : l'homme est porté а parler le
non tragique — l'idéologie ; donc il en a besoin ; or il n'a
pas d'idéologie а sa disposition, et se trouve ainsi obligé а
parler de riens auxquels, par définition, il ne peut croire.
Contradiction insoluble : l'homme ayant besoin de quelque
chose qui est rien. Se trouve ici rigoureusement confirmée
la définition que propose Vladimir Jankélévitch du
tragique : l'alliance du nécessaire et de l'impossible (1).
Mais une telle formule doit être précisée. Il est très aisé,
une fois arrivé en ce point, de dévier vers une interprétation
non tragique du tragique, c'est-а-dire de quitter le tragique
pour n'y plus revenir : il suffit d'interpréter le « rien » qui
caractérise le désir humain comme un « objet manquant ».
Une des questions fondamentales de la philosophie (l'une
des plus importantes, en tout cas, pour l'orientation tragique
ou non tragique de la pensée) consiste а se demander si l'on
peut confondre l'idée de rien avec l'idée d'un manque.
Autre formulation de cette question : le manque dont
manque le désir pour définir son objet doit-il être reporté
sur l'inaccessibilité de l'objet ou sur l'incapacité du sujet а
définir son propre désir ? C'est-а-dire encore : pensée non
tragique, ou pensée tragique ? Dans le premier cas, en effet,
le monde se voit doublé d'un autre monde (quel qu'il soit), а
la faveur de l'itinéraire intellectuel suivant : l'objet manque
au désir ; donc le monde ne contient pas tous les objets, il
en manque au moins un — celui du désir ; donc il existe un
« ailleurs » qui contient la clef du désir (dont « manque » le
monde). Pensée non tragique, de Platon et de Descartes.
L'histoire de la pensée non tragique commence avec
l'histoire platonicienne de la caverne : rien ne permet de
rendre compte de « ce qui se passe », donc ce qui se passe
tire son être d'un « ailleurs », donc il y a un ailleurs. Pensée
non tragique, en ce qu'elle se dispense d'admettre ce qui
existe au seul titre de ce qui existe : tout n'est pas dit, tout
n'est pas fini (ainsi Hegel eut-il le génie de tirer Tailleurs
métaphysique du côté de l'historicité), il y a « autre chose ».
Dans le deuxième cas, ce qui manque au désir n'est pas un
objet, mais une existence : le désir est besoin — de rien. Il
n'y a pas autre chose que « ce qui existe » où se logerait
l'objet inaccessible du désir, car le désir lui-même ne
renvoie а aucune satisfaction possible ni pensable. D'où
l'inutilité de la métaphysique aux yeux du penseur
tragique : а quoi bon fabriquer « autre chose », si l'on n'a,
en définitive, rien а y mettre ? — l'expérience de l'histoire
de la philosophie prouvant abondamment que toute
fabrication métaphysique a été entreprise pour y loger
l'objet d'un désir, même si elle ne parvenait pas а définir ni
а penser cet objet. Le tragique est donc bien l'alliance du
nécessaire et de l'impossible — а la condition de préciser
que cette impossibilité n'est pas l'impossibilité d'une
satisfaction, mais l'impossibilité de la nécessité même : le
besoin humain se heurtant, non а l'inaccessibilité des objets
du désir, mais а l'inexistence du sujet du désir.

Toute forme de pensée non tragique commence ainsi par


ajouter, а la définition brute du tragique, une insensible
modification : elle estime que l'homme a besoin, non de
quelque chose qui n'est rien, mais de quelque chose qui lui
manque. Entre le besoin de rien et le besoin de quelque
chose qu'on ne peut obtenir se situe l'écart décisif qui
sépare pensées tragiques et pensées idéologiques (celles-ci
fussent-elles d'intention anti-idéologique, comme les
formes de progressisme hostiles aux thèmes supraterrestres
ou suprasensibles, mais confiantes en un mieux que
rendrait possible la disparition des superstitions
idéologiques). Il est, а la limite, assez indifférent que l'objet
d'un contentement humain soit réputé inaccessible ou non.
Importe surtout qu'un tel objet soit réputé « rien » ou «
inaccessible ».

Le « rien » et l’ « inaccessible » recouvrent deux pensées,


non seulement différentes, mais aussi inconciliables.
L'inférence du rien du désir а un « quelque chose » situé en
dehors de la préhension humaine est la source commune où
se sont alimentées toutes les religions, toutes les
métaphysiques et toutes les formes de pensée non tragique.
Ce qui définit la pensée tragique est le refus de cette
inférence : désirer rien (plutôt que « ne rien désirer », le «
ne » explétif semblant déjà engagé dans la problématique
d'un manque métaphysique) signifiant uniquement la
reconnaissance d'un besoin sans objet, nullement la
reconnaissance d'un manque d'objet au besoin. Nuance
d'importance : la nécessité de l'insatisfaction étant attribuée,
non plus au caractère inaccessible de ses visées, mais а
l'impossibilité où est le désir lui-même de se formuler,
c'est-а-dire de se constituer. La perspective tragique ne
consiste aucunement а faire miroiter а l'horizon du désir un
quelque chose inaccessible, objet d'un « manque » et d'une
« quête » éternels dont l'histoire se confond avec l'histoire
de la « spiritualité » humaine. Elle fait apparaître une
perspective exactement inverse: elle montre l'homme
comme l'être а qui, par définition, rien ne manque — d'où
la nécessité tragique où il est de se satisfaire de tout ce qu'il
a, car il a tout. Elle affirme que l'homme, qui ne désire rien,
ne « manque », au sens le plus rigoureux du terme, de rien.
Son argument est simple : si vous voulez être crus quand
vous affirmez manquer de quelque chose, il vous faut dire
ce dont vous manquez. Or, sur ce point, et depuis que la
philosophie existe, vous n'avez jamais réussi а rien dire.
Donc vous ne manquez de rien. Le tragique, considéré d'un
point de vue anthropologique, n'est pas dans un « manque а
être », mais dans un « plein être » : la plus dure des pensées
étant, non de se croire dans la pauvreté, mais de savoir qu'il
n'y a « rien » dont on manque.

L'inaptitude de l'idéologie а se constituer en pensée, donc


en objet d'adhésion, de croyance, a été dite en termes
décisifs par les grands penseurs tragiques — et ce, encore
une fois, avant Marx, Nietzsche et Freud : par Lucrèce, par
Montaigne, par Pascal, par Hume. L'homme, qui désire rien
(c'est-а-dire а la fois désire et est incapable de désirer
quelque chose), constitue des discours où il est question de
riens, et auxquels il ne peut, en définitive, ni se prendre, ni
s'intéresser. L'idéologie — le non tragique — sont
condamnés d'emblée а rester sur le plan de la parole : а
parler « des rêves, ces enfants d'un cerveau en délire, que
peut seule engendrer l'hallucination, aussi insubstantielle
que l'air, et plus variable que le vent qui caresse en ce
moment le sein glacé du nord », pour reprendre les mots
que répond Mercutio au mot de Roméo cité plus haut. Chez
Lucrèce, le propre de la « superstition » n'est pas d'être
crue, mais, tout au contraire, de n'être pas l'objet d'une
croyance : l'homme que décrit le De rerum natura est
incapable d'adhérer aux thèmes dont il a fait vaine
provision pour vivre, et dont il connaît la non-existence.
Chez Montaigne, l'accent est mis constamment non tant sur
la fragilité de la pensée humaine que sur l'inintérêt de
l'homme а l'égard de ce qu'il éprouve (« peu de chose nous
divertit et détourne, car peu de chose nous tient ») et, plus
généralement, а l'égard de ce qu'il pense (« je ne sais si
l'ardeur qui naît du dépit ou de l'obstination а l'encontre de
l'impression et violence du magistrat et du danger, ou
l'intérêt de la réputation n'ont envoyé tel homme soutenir
jusqu'au feu l'opinion pour laquelle, entre ses amis, et en
liberté, il n'eût pas voulu s'échauder le bout du doigt »).
Chez Hume, l'analyse de la croyance — c'est-а-dire de son
caractère incrédible — trouve son expression définitive :
l'œuvre entière visant а établir que, si l'homme est toujours
capable de défendre ses croyances, de dire pourquoi il croit,
il est incapable, en revanche, de jamais préciser ce а quoi il
croit. Aussi la croyance est-elle indéracinable : non
d'adhérer de trop près а son objet, mais de n'adhérer а rien.
On ne peut déraciner ce qui est soi-même sans racines.
D'où le caractère inattaquable de tout fanatisme, dont Hume
est le seul philosophe du xvnie siècle а avoir compris que,
n'étant jamais attachement а « quelque chose », il ne
pouvait être justiciable d'une mise en échec (d'où aussi le
pessimisme de Hume а l'égard du progrès des « lumières » :
toute croyance se définissant, non par un contenu, mais par
un mode d'attachement, il est а prévoir que toute
destruction de croyance aboutira а la substitution d'une
croyance nouvelle qui reportera, sur un nouveau pseudo
contenu, une même manière de croire toujours vivace au
sein de l'équivalence monotone des croyances). On sait
d'ailleurs que le génie philosophique de Hume s'attache а
faire apparaître l'absence de contenu propre а toute
croyance non dans les cas de fanatisme en vue а son
époque, mais dans les opérations les plus communes, les
plus universelles de l'entendement, les plus « saines » en
apparence. Ainsi la critique de la causalité, qui n'est pas de
mettre en doute l'action efficace de la cause, mais de
montrer que nul homme n'a réussi jusqu'а présent а dire ce
qu'il mettait sous le mot « cause ». De même, les idées de
Dieu, de moi, l'ordre, de finalité ne sont pas critiquées en
tant que non démontrables, mais en tant que non
exprimables, non définissables — en tant que « riens ». Il
n'est pas question de se demander — comme le fait, par
exemple, Kant — s'il y a ou non une finalité « objective »
dans l'homme, dans la nature, quelle elle peut être, s'il
pourrait y avoir une « meilleure » finalité ; la question que
pose Hume est toute différente : pense-t-on quelque chose
quand on parle de finalité ? La réponse est négative ; elle
l'était déjа chez Lucrèce et chez Montaigne, pour lesquels
le tragique humain n'est pas l'absence de destin assignable,
de bonheur accessible, mais l'impossibilité même а se
représenter une quelconque fin, un quelconque bonheur : «
Laissons а notre pensée tailler et coudre а son plaisir, elle
ne pourra pas seulement désirer ce qui lui est propre, et se
satisfaire », dit Montaigne dans Y Apologie de Raimond
Sebond. S'il était un dieu du bonheur, et qu'il fût
mystificateur, sa tâche serait facile : il lui suffirait, pour être
sûr de n'avoir jamais rien а accorder, d'annoncer aux
hommes qu'il est disposé а leur accorder tous les bonheurs
imaginables, pourvu qu'on veuille bien, d'abord, les lui
décrire. Si vous voulez un bonheur, dites lequel. Mais, de
nouveau, vous ne dites rien. Il se confirme que vous n'avez
rien а désirer, rien а regretter : ο fournîtes... Le « rien » de
la croyance éclate enfin dans le pari des Pensées, dont la
nature tragique et émouvante ne tient pas au problème du
choix (vaut-il mieux parier sur telle ou telle face de
l'alternative ?), mais а l'incapacité où est Pascal de définir
l'une des deux options : Dieu, qui (Pascal en convient
expressément) ne représente rien de pensable. D'un côté, le
tragique ; de l'autre quelque chose qui, pour l'esprit, est
rien.

Raison pour laquelle le savoir tragique peut être considérée


comme « universelle ». Universel, parce que le seul — tout
« savoir » non tragique étant rien.

Raison pourquoi, enfin, le savoir tragique, lorsqu'il se


constitue en philosophie, n'a jamais élé réfulé. Fait très
remarquable, qui intéresse directement la logique du pire :
si celle-ci voulait établir la « vérité » de la philosophie
tragique, une des premières remarques а faire valoir serait
qu'elle est la seule forme de philosophie а n'avoir jamais été
critiquée, jamais prise en considération philosophique.
Jamais, en lant que telle : si elle est attaquée, c'est de biais ;
d'être tragique n'est pas pris en considération, probablement
parce que lа réside le motif réel de l'attaque, et que l'une
des lois de l'attaque consiste а tout dire, hormis ses
motivations. On chercherait en vain une philosophie
tragique — Pascal ou Nietzsche par exemple — а avoir été
critiquée au nom de son caractère tragique ; ni Voltaire ou
Valéry parlant de Pascal, ni tels philosophes contemporains
s'essayant а des réajustements de la pensée de Nietzsche, ne
s'en prennent jamais а cela qui, en de telles pensées, seul
importe а leurs auteurs, et seul répugne а leurs détracteurs :
d'être tragiques. Les tentatives de dévalorisation (ou de
récupération) portent immanquablement sur un vice de
forme, une quelconque objection préalable qui dispense
d'envisager la pensée en elle-même : tout se passe comme
si, en toute philosophie, l'élément tragique était ce qui ne
peut être dévalorisé. Le penseur tragique sera donc
naturellement tenté d'inférer que le tragique est ce qui, en
soi, ne peut être philosophiquement dévalorisé.

Le premier exemple caractéristique de cette évacuation de


la pensée tragique pour vice de forme — indice d'un refus
de prendre en considération, mais aussi, sur un plan plus
profond, d'une certaine considération а l'égard du tragique
— est livré, dans l'histoire de la philosophie, par l'attitude
de Platon а l'égard des penseurs grecs qui ne sont parvenus
а la conscience de l'homme moderne que sous l'expression
dévalorisée de Sophistes. Attaque pour vice de forme, telle
est, on le sait, la conclusion du Protagoras, le seul dialogue
de Platon directement dirigé contre les Sophistes : le
sophiste, d'après ses propres prémisses, ne devrait pas
enseigner ; or il enseigne ; donc il se contredit. Aucun
thème de la pensée sophistique n'est abordé а aucun
moment du dialogue (pas davantage d'ailleurs, ou si peu,
dans aucun des autres écrits de Platon). En quoi Platon est
un calomniateur de génie : d'avoir reporté sur les penseurs
qu'il voulait éliminer (et qu'il a réussi, dans une large
mesure, а éliminer matériellement, presque aucun texte des
Sophistes n'ayant survécu а ses attaques) le vice propre de
sa philosophie, la « sophistique ». Non seulement Platon
invente la notion péjorative de « sophiste », encore il crée,
par sa philosophie, le vice « sophistique » qu'il attribuera а
ses ennemis. Reste que ce que Platon craint chez les
Sophistes est leur conception tragique de la nature de
l'homme et de l'exercice de la pensée. En ce sens, ce qu'il
reproche aux Sophistes ressemble assez а ce qu'en un autre
temps Rousseau reprochera aux grands classiques du xvne
siècle français. Que penserait l'homme moderne de Molière
et de La Fontaine, s'il n'avait conservé de ces auteurs que
des témoignages du genre de celui de Rousseau ? A peu
près ce qu'il pense des Sophistes : des écrivains peu
recommandables, se moquant de la « vérité », indifférents
aux malheurs d'autrui, sans moralité, et animés, dans
l'exercice de leur métier, par deux seuls mobiles — l'argent
et les plaisirs.

Même dissimulation dans l'attaque : au lieu de déclarer le


véritable désaccord, on prend le parti de dire, avec talent,
n'importe quoi. Platon reproche aux Sophistes non d'être
sceptiques, athées, matérialistes, mais d'être cupides et
vaniteux ; de même Rousseau reproche а Molière et La
Fontaine, non leur vision tragique, mais leur « immoralité
». Face а de telles attaques, force est d'admettre que la
pensée tragique se porte bien : personne, pas même parmi
les plus illustres, ne semblant disposé а la critiquer.

4 — BUT DE L'INTENTION TERRORISTE : UNE


EXPÉRIENCE PHILOSOPHIQUE DE L'APPROBATION

Reste la question du but de l'intention terroriste. Pourquoi


faire parler le tragique ? Si le contenu tragique, que la
pensée tragique n'exhume qu'en paroles, est déjà connu de
tous, quel intérêt а lui ouvrir l'accès а un quelconque
discours ? Quel bénéfice ?

Avant de désigner ce but de l'intention terroriste en œuvre


dans la pensée tragique, il est nécessaire de revenir un
instant sur cette notion d' « événement » telle que la
récusait d'emblée toute pensée tragique, ainsi qu'il a été dit
plus haut. Evénement, ou « acte », si l'on considère
l'événement d'un point de vue spécifiquement humain :
l'acte définissant un événement dont l'homme serait Y
auteur. La pensée tragique récuse également l'événement et
toute possibilité d'acte ; elle se refuse donc а parier pour
quoi que ce soit dans le domaine de Γ « évolution
historique », si maigre que soit le sens qu'on donnera au
mot d' « histoire ». Elle récuse toute possibilité d'agir sur
soi-même, sur l'histoire, sur le monde (même si la
possibilité d'une telle action relève, non d'un savoir, mais
d'un pari, comme l'affirmait Lucien Goldmann dans Le dieu
caché, subordonnant ainsi le point de départ d'une
philosophie marxiste а un pari de type pascalien). La
pensée tragique refuse a priori les données d'un tel pari :
non qu'elle refuse de parier sur les possibilités historiques
de l'action — possibilités dont elle ne doute aucunement
—, mais parce qu'elle se sait, plus profondément, "inapte а
agir. Autrement dit : ce dont doute la pensée tragique ne
concerne pas les conséquences (historiques,
psychologiques, philosophiques) de l'acte, mais la
possibilité de l'acte lui-même. Elle assimile, en effet, l'acte
а un apport hasardeux, inapte а apporter, en tant que tel, la
moindre modification au hasard de « ce qui existe ». L'acte,
pour elle, n'est pas du « vivant », du « libre-arbitre »,
transcendant l'ordre mécanique ou biologique de la nature
(Bergson), mais un ajout naturel а une même nature : du
hasard ajouté au hasard. Il est évident que l'homme, en
agissant, apporte une certaine modification а « ce qui existe
» : mais cette « modification », étant hasardeuse elle-même,
ne modifie pas la nature de ce sur quoi elle agit. Elle
modifie un être dont la nature est de se modifier : elle fait
changer un peu quelque chose dont la vérité est de changer.
Elle n'est donc pas un événement, en ce sens qu'elle
n'intervient pas ; toutes ses capacités d'intervention sont
déjà prévues au grand catalogue de l'être, qui peut se définir
comme le registre préalable de toutes les interventions, de
toutes les modifications possibles. Plus précisément, « ce
qui existe » ne constitue pas, aux yeux du penseur tragique,
une « nature », mais un hasard ; le terme de « nature » n'a
de sens qu'en tant qu'il définit un hasard, c'est-а-dire une
non-nature, au sens classique du terme. Il en résulte la
vanité philosophique de toute interprétation de l'événement.
Aucun événement ne « survient », dans la mesure où tout
est déjа fait d'événements, que toute possibilité
interventionniste se ramène а ajouter un événement а une
somme d'événements. Un événement, au sens où
l'entendent ceux qui croient а la possibilité d'une action,
c'est quelque chose qui « arrive » а ce qui « est » : qui fait
relief sur l'être. Mais que se passe-t-il, si l'être sur lequel
l'événement est ainsi appelé а faire relief est déjà constitué
lui-même d'événements ? Il ne « se passe », exactement,
rien. Si tout est événement, rien n'est événement :
n'amenant qu'un ajout quantitatif а une quantité dont la «
qualité » ne sera en rien modifiée par cet ajout. De la même
manière, un grain de sable ne modifie en rien la nature
sablonneuse du tas de sable. En termes plus généraux : il y
a antinomie entre les notions de hasard et de modification.
Le hasard, est, par définition, le non modifiable. Plus
abstraitement : l'être ne peut changer de nature, dans la
mesure où il ne constitue pas une « nature ». Si l'être est,
non nature, mais hasard, il échappe nécessairement а toute
altération en nature, — d'où l'inanité de toute action (sur la
« nature »). On peut imaginer que soient changés le bleu du
ciel ou le vert de la prairie, mais non que soit modifié le
hasard qui engendre le fait des couleurs, du ciel et des
prairies. Croire qu'un événement de plus modifiera la
somme des événements revient а espérer modifier l'eau
avec une nouvelle molécule d'eau. Lorsque la pensée
tragique assimile l'être а un « donné », elle a en vue une
notion d'assemblage hasardeux dont aucun réajustement ne
peut modifier la nature dans ce qu'elle
44 LOGIQUE DU PIRE

a précisément de hasardeux. Une des intuitions


fondamentales de la pensée tragique — fondamentales : en
ce qu'elle refuse, а toute philosophie, toute portée «
pratique » — est ici : dans la reconnaissance de ce très
simple fait que le hasard n'est pas modifiable.

Or, il est cependant un certain acte, ou événement,


susceptible d'affecter la vie des hommes d'un minime
coefficient de modification. Minime mais essentiel aux
yeux de la pensée tragique, pour laquelle l'acte en question
est le seul notable, parce que le seul possible. Il ne s'agit
d'un événement ni pratique (car il ne modifie rien а « ce qui
se passe »), ni proprement philosophique (car il ne modifie
rien а « ce qui se pense » : il est inapte а constituer un «
événement » philosophique, au sens par exemple de la «
volonté » qui suffit, chez Schopenhauer, а faire basculer le
hasard de l'être dans la perspective pessimiste d'un monde
donné, constitutionnellement absurde). L'acte dont il s'agit
ne concerne que le mode selon lequel une personne se
représente а elle-même ses pensées et ses actions, а chaque
instant d'une existence dont aucun acte ni aucune
représentation ne lui appartiennent en propre.

En quel sens l'approbation — tel est, en effet, l'acte unique


auquel la pensée tragique reconnaisse une valeur d' «
événement » — appartient-elle, de certaine manière, а la «
disponibilité » humaine ? Pourquoi, de manière plus
générale, la question de l'approbation est-elle l'unique
question qui intéresse la pensée tragique ? Pourquoi, enfin,
est-elle а la source de l'intention terroriste, dont elle définit
le but spécifique ?

Avant de répondre а ces trois questions, on remarquera,


dans l'histoire de la philosophie, le lien constant entre les
formes de pensée tragiques et les formes de pensée
approbatrices. Lien si nécessaire, que la question de
l'approbation est la seule а laquelle des penseurs tels
Lucrèce, Montaigne, ou Nietzsche, et quel que soit par
ailleurs leur scepticisme philosophique, aient tenu а
répondre explicitement. Le doute prévaut sur toute autre
question ; sur le point du oui ou du non, la réponse est
acquise d'emblée : « ce qui existe » n'existe pas seulement а
titre « de fait » ; il recoupe aussi tout ce qui, chez l'homme,
est concevable а titre de « désir » (c'est-а-dire : les pensées
les plus cruelles sont bonnes а penser, les actes les plus
inutiles bons а faire, les vies les plus pauvres bonnes а
vivre). Lucrèce ouvre son livre par une invocation а la joie,
dispensatrice du charme de l'existence ; Montaigne ferme le
sien par une profession de foi au bonheur (« Pour moi donc,
j'aime la vie ») ; Nietzsche — en cela peut-être

DU TERRORISME EN PHILOSOPHIE 45

le premier а avoir fait la « philosophie » de la tragédie —


affirme que l'approbation est le critère et le signe propre de
la pensée tragique. Un tel lien, si souvent affirmé, entre
tragique et affirmation n'est pas fortuit.

Aux yeux de la logique du pire, l'approbation


inconditionnelle est, en effet, а la fois la condition
nécessaire des philosophies véritablement tragiques et le
signe qui permet de les reconnaître immédiatement —
encore un fois, si on entend par « philosophies tragiques »
des pensées telles, par exemple, que celles de Montaigne,
de Lucrèce, de Nietzsche. Sans doute existe-t-il nombre de
pensées qui se sont recommandées d'une vision tragique
sans, pour autant, se recommander d'une approbation
inconditionnelle : ainsi les philosophies de Kierkegaard,
Chestov, Unamuno, pour ne citer que quelques-uns parmi
les plus récents. A de telles pensées, la logique du pire
rétorque que, s'il est vrai qu'elles réussissent а plus ou
moins empiéter sur le tragique (dans la mesure où il est
impossible de ne pas empiéter sur le tragique, dès que l'on
prend en considération certaines données de l'expérience
que l'homme est appelé а connaître : la mort — par
exemple), elles ne peuvent prétendre а une prise directe sur
le tragique. Du tragique, elles manquent l'exact champ
qu'elles ont exclu de leur capacité approbatrice : tout ce qui
n'a pas été approuvé est autant de tragique de nié. Ce résidu
de non approuvé est ce qui s'est dérobé а l'affirmation — а
une affirmation qui doit s'entendre ici а la fois comme
tragique et comme simplement « affirmatrice d'être » (le
tragique étant, précisément, d'affirmer). Gomment d'une
part se prétendre tragique, et d'autre part prétendre qu'il y a
dans l'homme, la vie, le monde, la pensée, l'action,
l'histoire, des « contradictions » dont la « solution »
n'appartient pas au pouvoir (intellectuel ou pratique) de
l'homme ? La transfiguration du tragique en contradiction a
pour bénéfice (non tragique) d'affirmer la nécessité, au
moins le besoin, d'une solution ; même si celle-ci est
radicalement hors de question, il restera toujours que le
donné brut de ce qu'a а connaître l'homme « manque » d'un
quelque chose dont l'absence interdira, d'un même
mouvement, et l'approbation inconditionnelle, et
l'affirmation tragique (toutes deux ayant en vue le même
caractère jubilatoire, et maximalement jubilatoire, de ce
qui, а de multiples points de vue, peut et doit être considéré
comme enfer). On remarquera d'ailleurs que la pensée
pseudotragique (ou partiellement tragique) ne réussit
jamais, en réalité, а poser comme « hors de question » la «
solution » dont elle dit désespérer : dans le meilleur des cas,
elle sera seulement hors de

46 LOGIQUE DU PIRE

réalisation. Elle s'efforce plutôt de l'arracher а toute


perspective historique, pour la situer dans une perspective
religieuse ou métaphysique (celles-ci fussent-elles même
d'intention athée et anti-métaphysique : ainsi qu'il arrive au
pessimisme de type schopenhauerien, qui nie la possibilité
de toute « alternative » au drame humain, mais n'en
considère pas moins ce drame comme justiciable d'une «
solution » dont le seul caractère qui le distingue de la
métaphysique traditionnelle est de la situer hors du champ
du possible et du pensable). Encore une fois, ce qui
constitue la vision tragique n'est pas l'affirmation du
caractère inaccessible de la solution, mais l'affirmation du
caractère absurde de la notion même de solution Si
l'homme a besoin d'une solution, c'est qu'il manque de
quelque chose. Or, dire que l'homme manque de quelque
chose, c'est nier le tragique, déjа défini comme la
perspective selon laquelle l'homme ne manque de rien. En
ce sens, plus tragique que toute philosophie pseudo-
tragique est un optimisme dogmatique de type leibnizien.
Si l'on pouvait faire abstraction de la justification
métaphysique qui en est la clef de voûte (la définition des
attributs divins et de leur rôle constitutionnel dans
l'élaboration des existences), la pensée de Leibniz serait
peut-être la seule philosophie absolument tragique :
l'affirmation que le monde connu par l'homme est le
meilleur des mondes possibles interdisant d'emblée toute
possibilité d'appel ou de recours en grâce — l'homme, chez
Leibniz, ne manque, non de rien, mais, du moins, d'aucun
mieux. Pensée peut-être « optimiste », mais en tout cas déjа
beaucoup pire que les différentes formes de pessimisme ou
de « réalisme » qui lui ont été opposées dans le sillage de
Voltaire. Les mêmes réflexions vaudraient, a fortiori, pour
la pensée de Spinoza.

La logique du pire enseigne donc la nécessité du lien entre


pensée tragique et pensée approbatrice. Pour elle, tragique
et affirmation sont termes synonymes. Ceci, pour trois
grandes raisons théoriques qui répondent chacune aux trois
questions générales posées plus haut.

En premier lieu, la philosophie tragique considère


l'approbation (et son contraire, qui est le suicide) comme le
seul acte dont la disponibilité soitjaissée au sujet de
l'action, а l'homme, — c'est-а-dire comme la seule forme d'
« acte ». Non que l'homme soit « libre » de dire oui ou
non : il est évident que les motivations psychologiques qui
portent а affirmer ou а nier ne sont, pas plus que toute autre
chose au monde, du ressort d'un imaginaire « libre arbitre
». Disponibilité pourtant, dans le sens où il s'agit, avec
l'affirmation, ou la non-affirmation, d'un acte susceptible

DU TERRORISME EN PHILOSOPHIE 47

de modifier « ce qui existe » — et le seul. L'image de


Pascal prend ici son sens le plus profond, parce que le plus
tragique : l'homme est embarqué, en ce qu'il est, tel le
passager d'un avion de grande ligne, sans accès possible а
aucune des commandes de direction (incapable donc de
faire dévier, ni sa vie, ni même, ce que n'admettrait
probablement pas Pascal, le « sens » de sa vie : un pari tel
que le souhaite Pascal, c'est-а-dire portant sur la direction
générale du voyage, apparaît, au penseur tragique, comme
hors de portée comme il est hors de sens). Tout ce qu'il peut
« faire » est de se solidariser ou non de son voyage,
d'accepter d'en être (ce qui signifie approbation globale), ou
le refuser (ce qui signifie désapprobation globale, c'est-а-
dire suicide). Et, pour reprendre, sans réserves cette fois-ci,
une pensée de Pascal, il n'y a pas de solution médiane : tout
autre terme de l'alternative est illusoire (même s'il lui arrive
souvent d'être, de certaine manière, « vécu »). Il faut
choisir. Nécessité du oui ou du non, а condition, bien
évidemment, qu'on ait d'abord décidé de choisir :
d'accomplir l'unique acte dont la disponibilité appartienne
au voyageur. On peut aussi ne pas agir du tout : solution
habituelle des hommes а vie « active ». Entre le
renoncement а tout acte, et la relégation de toute « activité
» а l'unique question de l'approbation, la différence peut
sembler minime. On peut ainsi considérer que la plupart
des hommes s'accommodent de vivre sans jamais agir,
remettant а plus tard la seule forme d'acte que reconnaisse
la pensée tragique. Selon une perspective tragique, seuls
donc auront « agi » en leur vie, d'une part les suicidaires, de
l'autre les affirmateurs inconditionnels. Si la « morale »
avait, aux yeux de la pensée tragique, un sens quelconque,
tel en serait l'unique critère de valeur : la « dignité » étant
d'approuver globalement ou de nier globalement, de vivre
en le voulant ou de mourir en le voulant. Suicide et
approbation inconditionnelle sont, en tout cas, а ses yeux,
les seules formes d'activité sur lesquelles l'expression des
frivolité ne soit pas en prise directe.

En second lieu, la philosophie tragique considère que le


privilège de l'approbation tient а son caractère
incompréhensible et injustifiable. Lа où pensées non ou
pseudo-tragiques se plaignent d'un « manque », la pensée
tragique est d'abord sensible а l'incompréhensible existence
d'un « trop ». Si les considérations qui précèdent sont
fondées, s'il n'est « rien » а quoi aucune croyance ait jamais
été, jusqu'а présent, capable d'adhérer, s'il n'est aucune
forme de bonheur que l'homme ait jamais été capable de
décrire, même et surtout en paroles, il s'ensuit de lа que
toute « joie de vivre » est irrationnelle et,
philosophiquement parlant,

48 LOGIQUE DU PIRE

abusive (c'est-а-dire : en trop). Or, une telle joie existe et


s'expérimente quotidiennement sans le recours а une forme
quelconque de justification (puisque chacune de ces formes
de justification est réputée, par la philosophie tragique,
incroyable et incrédible). D'où le renversement tragique de
la problématique du besoin humain de satisfaction : la
jubilation ne manque pas ici-bas — elle est, au contraire,
toujours de trop. Rien ne peut en rendre compte ; d'où son
caractère inépuisable (qui définit assez précisément
l'étonnement propre au philosophe tragique : son
émerveillement premier étant que la joie soit, non la
douleur). Inépuisable, car rien, par définition, ne saurait
jamais tarir une source que rien n'alimente. Rien, du moins,
de tout ce qu'ont pu « penser » les hommes jusqu'а présent.
Cette dernière considération introduit directement au but de
l'intention terroriste, telle que pratiquée par la philosophie
tragique.

Se précisent en effet, en troisième lieu, les éléments d'un


pari tragique, engagé par tous les penseurs tragiques, qui
explique en profondeur le but de l'intention terroriste en
philosophie. C'est ici le moment où le penseur tragique est
bien obligé d'avouer, suivant en cela le sort commun а toute
pensée humaine, ses « valeurs » (ou ses « présupposés ») :
ce а quoi il tient — son unique « valeur » — est, très
précisément, le caractère ininterprétable, donc
invulnérable, de Vapprobalion. Si elle est impensable,
l'approbation est hors d'atteinte de la part de toute pensée.
Ce sur quoi parie le penseur tragique est le caractère
indestructible de l'approbation. Sitôt reconnue la possibilité
(c'est-а-dire l'existence) de cette instance approbatrice,
intervient le pari terroriste : s'il est vrai que ce qu'on peut
appeler, très improprement, « joie vitale », est hors
d'atteinte de la part de toute considération, on fera jouer а
fond les pires pensables de ces considérations afin de
vérifier, ou plutôt d'expérimenter philosophiquement, le
caractère invulnérable de l'approbation (seule condition, en
outre, а laquelle le non-suicide puisse être « moralement »
recommandable). La force de la pensée tragique est donc
liée de manière solidaire а la force de l'approbation, dont
elle ne peut éprouver la puissance qu'а la mesure de la
tragédie : l'une et l'autre ^périront ensemble, ou
continueront а vivre ensemble. Le philosophe tragique peut
ainsi se définir : un penseur submergé par la joie de vivre,
et qui, tout en reconnaissant le caractère impensable de
cette jubilation, désire en penser au maximum l'impensable
prodigalité. Or, les meilleurs moyens philosophiques se
trouvant, jusqu'а plus ample informé, а la disposition de
l'homme pour une telle tâche concernent la

DU TERRORISME EN PHILOSOPHIE 49

pensée tragique. Ce qui définit le maximum de joie


pensable est en effet le maximum de tragique pensable. La
pire des philo-sophies ne définit pas la puissance
approbatrice, mais définit au moins le point minimal а
partir duquel il est possible de dire que la joie est, en tout
cas, plus que cela (c'est-а-dire : une puissance qui suffit de
toute façon а évacuer — mais elle pourrait bien davantage -
— ce qu'on aura réussi а constituer de plus empoisonné en
matière de pensée). Aussi la philosophie tragique est-elle
un art des poisons, orienté vers l'inlassable recherche des
pires, des plus violents, des plus meurtriers parmi les
philtres de mort et de désespérance. Elle en a besoin, а
chaque instant, et du pire d'entre eux immédiatement
disponible pour elle, pour réussir а penser quelque chose de
ce qu'elle éprouve : l'approbation. Penser le pire, pour
rendre quelque honneur philosophique а son approbation :
tel est l'enjeu de la pensée tragique. Mais ce n'est pas assez
dire ; car la pensée tragique est déjа sûre que l'approbation
subsistera — et son pari n'est, en ce sens, qu'un jeu : on sait
а l'avance que le poison choisi sera inefficace. Le point
indécis, le véritable objet du pari, sont ailleurs : dans la
question de savoir si le pire qu'elle pense, au moment de
l'approbation, est а la mesure de ses capacités
intellectuelles. Ce que le philosophe tragique demande au
pire est de ne pas offrir en holocauste а la joie une pensée
dont l'apparent pessimisme pourrait paraître léger, ou
optimiste, au regard d'une autre forme de pensée tragique.
Il en résulte, pour la pensée en jeu dans le pari tragique, une
certaine indifférence а l'égard du contenu de sa propre
pensée. Non qu'elle tienne celui-ci pour fragile en
comparaison des « vérités » conquises par telle ou telle
autre forme de philosophie ; mais parce qu'elle sait que la «
pire » des pensées qu'elle aura réussi а dégager présente un
caractère doublement relatif. Relatif, d'une part, au point
plus ou moins hasardeux auquel elle est parvenue : le pire
dont elle parle n'est qu'un pire provisoire, valable pour elle,
c'est-а-dire en son temps et suivant son besoin propre,
appelé а être remplacé, chez un penseur ultérieur, par une
nouvelle théorie du pire, plus riche et pénétrante. Relatif,
d'autre part, au but qu'elle se propose, qui est de prendre
une mesure approximative de son approbation présente. Ce
dont elle se préoccupe surtout est de confronter chacune de
ses approbations avec ce qui est, pour elle et а chacun de
ces différents instants heureux, le pire provisoirement
pensable.

Ce souci de penser le pire pensable а l'occasion de toute


expérience de l'approbation, qui peut paraître vain (et il
l'est,

C. ROSSET

50 LOGIQUE DU PIRE

certes, en un certain sens), est donc l'enjeu propre de la


pensée tragique. Il définit les données de son pari. Avant
d'en venir а ce pari lui-même, une dernière remarque est
nécessaire au sujet du sens de cette notion de « pire » dans
l'expression « la pire des pensées ». La logique du pire vise
bien l'accès а une pensée tragique ; mais, par pensée
tragique, elle entend plutôt l'accès а une absence de pensée
— а la ruine des pensées — que l'accès а certaines pensées
« noires ». Plus qu'une pensée noire, la « pire des pensées »
désigne l'absence de toute pensée « rosé » : c'est-а-dire,
finalement, l'absence de toute pensée, en raison du lien
fondamental entre optimisme et pensée constituée. Raison
aussi pour laquelle le « pire » est toujours а revoir, chaque
décennie apportant son lot de nouvelles pensées rosés а
évacuer. Gela dit, s'il est vrai que vouloir penser le pire
revient а refuser de penser les pensées déjа constituées, il
ne s'ensuit pas de lа que le penseur tragique aboutisse а ne
penser exactement rien. En réalité il pense, а la place des
pensées qu'il a détruites, quelque chose qui n'est pas rien et
qui, dans le cours de la présente Logique du pire, sera décrit
sous le nom de « hasard » ; d'autre part, il pense quelque
chose de neuf concernant l'approbation : l'indépendance de
cette dernière а l'égard de toutes les pensées. Au terme de la
logique du pire, il est riche d'un savoir nouveau : il se sait
le lieu expérimental d'une approbation qui n'est soumise а
l'affirmation préalable d'aucune pensée, d'aucune vérité.
C'est en ce sens qu'il est devenu « approbateur du hasard » :
il sait que l'expérience de l'approbation se passe de toute
référence. C'est en ce sens aussi que le hasard devient lui-
même critère de l'approbation : toute affirmation
n'acceptant pas sans restrictions le hasard (au sens que la
pensée tragique donne а ce terme) étant dépendante,
hypothéquée, pseudo-affirmatrice. A-t-on besoin d'une idée
quelconque pour être affirmateur ? La plupart des pensées
philosophiques — c'est-а-dire des philosophies non
tragiques — ne sont pas affirmatrices parce qu'elles ont
besoin d'un tel référentiel pour s'estimer « fondées » а
affirmer. Même si elles désespèrent d'y parvenir, elles
conservent l'idée qu' « il y a » de la vérité quelque part —
sinon tout, pour elles, devient vain : vie, action, pensée,
philosophie. Ce qui signifie que le tragique (l'absence de
vérité, de référentiel), s'il était par elles reconnu comme tel,
ne saurait être l'objet d'une approbation : confirmation du
lien entre tragique et approbation.

Comment se définit enfin ce pari tragique, dont on trouve


l'origine explicite (quoique déformée) chez Pascal, et
implicite dans toute pensée tragique, par exemple chez
Lucrèce et Mon-

DÛ TERRORISME EN PHILOSOPHIE 51

taigne ? L'acte du penseur tragique consiste bien, tout


comme chez Pascal, dans un pari : il y a а parier « pour »
ou « contre ». Mais les termes du pari tragique dont on peut
suivre la trace depuis Lucrèce jusqu'а Nietzsche (et а ne
considérer ainsi que les formes philosophiques de ce pari,
en œuvre également, et de manière plus fréquente, dans la
littérature) ne sont pas précisément ceux que leur a assignés
Pascal dans son célèbre argument — de fait, le pari
tragique est présent partout dans les Pensées, hormis dans
les pages consacrées au « pari ». Ce qui est précisé dans le
pari tragique n'est ni l'enjeu ni le choix de la mise, ceux-ci
déjа connus et choisis : l'enjeu est l'approbation, et on sait
qu'on misera sur elle. Seule est en cause la quantité de
chances attachée а la case sur laquelle on est déjа décidé а
miser. Voilа qui rapproche du pari pascalien ; mais a
contrario. Ce dont cherche а s'assurer le parieur tragique
n'est pas que le terme de l'alternative pour lequel il opte
présente les chances maximales, mais au contraire les
chances minimales : que sa mise est aussi perdante qu'il lui
semble, que l'approbation où il engage sa pensée — tous
biens perdus — ne s'embarrasse d'aucune considération
cachée dont une réflexion approfondie montrerait après
coup le caractère illusoire. Il s'agit de déterminer que le
choix sur lequel on se porte est philosophiquement aussi
perdant qu'il est possible de le penser. Pourquoi cet
apparent masochisme ? Raison d'une part d'honnêteté de
jeu, d'autre part d'intérêt porté а l'acte approbateur lui-
même. Parier pour un tragique dont on n'a pas réussi а
penser tout le pensable serait ruiner а la fois la clarté du jeu
et la nature de l'approbation qui en est l'enjeu. En termes
arithmétiques : si le parieur affirme une chance contre un
milliard, il veut du moins être sûr qu'а plus ample examen,
cette chance ne se révélera pas plus mince, ne serait-ce que
d'une unité. En termes philosophiques : celui qui approuve
voudrait être sûr, non pas de tout voir, mais de voir tout le
visible de l'horreur de ce qu'il approuve. C'est ici la
définition de l'anxiété propre au penseur tragique, le lieu de
sa « tension » spécifique : non pas dans un problème de «
contenu » tragique (l'être, le monde, la vie, ont-ils un
caractère tragique ?), mais dans le problème de la vision du
tragique. Quoi qu'il en soit du tragique de ce qui est а voir
— et que le penseur tragique est, de toute façon, disposé а
approuver — le pire, contre lequel tâche précisément de se
prémunir la logique du pire, serait de ne pas réussir а le
voir. C'est en ce sens que le Dr Logre déclare, а propos de
L'anxiété de Lucrèce, que le propre du tempérament
anxieux n'est pas la crainte d'être

52 LOGIQUE DU PIRE

acculé au tragique, mais une incertitude quant а la valeur de


la vision. Le thème du rapport entre anxiété et voyeurisme
est devenu aujourd'hui familier, grâce notamment а la
psychanalyse. Ce qui caractérise le « voyeurisme » tragique
n'est pas une délectation au spectacle de la souffrance, mais
un intérêt majeur porté а la qualité de l'approbation : le
logicien du pire ne désire ni ne redoute la nature de ce qu'il
approuve, mais craint que le « comment » il approuve ne
soit conditionné et dévalorisé par une vision
insuffisamment tragique de ce qu'il approuve.

Tels sont les termes du pari tragique : réduire au maximum


les chances de la mise, chercher а se convaincre qu'on ne
mise sur rien de plus que ce sur quoi on prétend miser. D'où
l'économie а rebours pratiquée par le terrorisme
philosophique. Le souci d'affirmer le caractère
inconditionnel de l'approbation est а la source de l'intention
terroriste ; il explique pourquoi sont apparus de loin en
loin, dans l'histoire de la philosophie, des affirmateurs
terroristes qui tracèrent, а l'ombre de la philosophie
officielle, les grandes lignes d'une logique du pire. Le
philosophe affirma-teur est terroriste parce qu'а ses yeux le
terrorisme est la condition philosophique de toute pensée de
l'approbation. D'où l'itinéraire spécifique de la pensée
tragique : déterminer la plus mauvaise des pensées ; une
fois celle-ci déterminée, s'y maintenir jusqu'а ce qu'ait été
exhumée une pensée pire. Pour conserver а l'approbation
sous-jacente son invulnérabilité (c'est-а-dire son caractère
impensable), le matérialisme de Lucrèce, le scepticisme de
Montaigne sont, provisoirement, de bonnes solutions — en
attendant pire.

Est-il besoin d'ajouter qu'un tel terrorisme ne se soucie


guère de prosélytisme, son propos se limitant, en somme, а
faire l'expérience philosophique de sa propre approbation ?
Gomme le dit Lucrèce : c'est а toi que je m'adresse,
Memmius. Le penseur tragique admettra bien volontiers
que d'autres assignent а l'exercice de la philosophie des
objectifs justement considérés, par eux, comme moins
frivoles.

CHAPITRE II

TRAGIQUE ET SILENCE

1 ---- DES TROIS MANIÈRES DE PHILOSOPHER

Lorsqu'il prépare une sauce, le cuisinier dispose d'éléments


épars, discontinus, qu'il s'agit pour lui de lier en une
substance nouvelle. Deux états : l'un initial, où les éléments
coexistent, sans rapport entre eux, hormis le hasard (en
l'occurrence, les soins du cuisinier) qui les a réunis en des
lieux contigus l'un а l'autre, а l'intérieur d'un même
récipient. L'autre final, synthèse homogène où rien ne
permet plus de distinguer les composants précédemment
distincts. Entre ces deux états, un geste : l'action du fouet
qui, si elle est convenablement menée, permet aux éléments
de « prendre ».

Le problème le plus général de la philosophie est а l'image


de ce problème de cuisine élémentaire. Dans les deux cas, il
s'agit de passer d'un état dispersé а un état structuré.
Comme le cuisinier dispose de toute la diversité des
ingrédients, le philosophe dispose de toute la diversité de «
ce qui existe » : diversité qu'il s'agira de faire « prendre »
en un système, tout comme une sauce mayonnaise se
réussit lorsqu'on est parvenu а faire prendre ses trois
composantes principales — opération qui, dans les deux
cas, requiert un minimum de talent. « Système » signifie,
précisément : « pensées qui tiennent ensemble ». Un
système définira donc, soit la saisie synthétique d'une unité
riche de tous les éléments concevables (Plotin, Hegel), soit
la saisie d'au moins un certain nombre d'éléments.

Avant la philosophie — et avant la cuisine — il y a donc le


dispersé, le discontinu, le séparé, le chaotique. Monde
froid, inerte, insignifiant, de la coexistence de fait : comme
il y a dans l'écuelle du cuisinier des æufs, de l'huile, de la
moutarde, il y a dans la représentation du penseur des
choses en nombre
54 LOGIQUE DU PIRE

infini que ne relie a priori aucune structure (hormis les


structures apprises, léguées par un certain environnement
culturel, mais celles-ci sont secondes et subordonnées).
Faire de la cuisine signifie qu'on intervient dans la
dispersion inerte des objets comestibles : on favorise
artificiellement des rencontres permettant de passer d'un
état de fait (discontinuité existante) а un état culinaire
(continuité conquise). Faire de la philosophie signifie qu'on
intervient dans la dispersion inerte des objets de pensée,
c'est-а-dire dans la totalité de « ce qui existe » : on tisse, ça
et lа, des relations permettant de passer de la vision
d'agrégats hasardeux а la compréhension de systèmes.
Ainsi toute vision du monde se ramène-t-elle а deux
grandes possibilités : vision d'éléments inertes et contigus
(état premier avant la sauce), ou vision d'ensembles
d'éléments (sauce montée). Penser, dans tous les cas,
revient а faire « prendre » entre eux certains éléments de
hasard (dans tous les cas : même les pensées affirmant
radicalement le hasard ne nient pas la possibilité de telles «
prises », mais les considèrent seulement comme
hasardeuses elles-mêmes). Et toute philosophie peut ainsi
se définir comme du hasard qui a pris.

De mêmes aléas attendent la tâche culinaire et la tâche


philosophique. Comme les sauces, il y a des philosophies
qui prennent et des philosophies qui ne prennent pas. Mais
il faut ici préciser davantage. S'il n'y a en effet, pour une
sauce, qu'une seule façon de prendre, il y a, en revanche,
deux façons différentes de ne pas prendre : l'une qui est
l'échec du mélange entrepris, l'autre le refus préalable de
mélanger. Or, selon qu'il échoue ou qu'il renonce а sa
sauce, le résultat obtenu par le cuisinier sera très différent.
Dans le premier cas, il obtient un résultat appelé « sauce
ratée » : monstre culinaire, combinaison désormais
inutilisable dont le sort ordinaire est la poubelle. Dans le
second cas, il conserve intacts les éléments qu'il a renoncé а
combiner entre eux : l'huile, l'æuf, la moutarde sont
toujours а sa disposition au fond de l'écuelle. La pratique
culinaire peut ainsi aboutir а trois résultats : transcender les
éléments en faveur d'une synthèse qui est la sauce réussie ;
gâter les éléments au profit djun assemblage pseudo-
synthétique qui est la sauce ratée ; conserver les éléments
en renonçant а la confection de la sauce, c'est-а-dire а la
recherche d'une synthèse. De même l'exercice de la pensée
peut-il connaître trois grands sorts : transcender le hasard
en système, nier le hasard sans parvenir а constituer un
système, affirmer le hasard. Ou encore, trois modes
d'expression : parler, bafouiller ou se taire. D'où trois

TRAGIQUE ET SILENCE 55

grandes formes de philosophie : les philosophies réussies


(synthèse obtenue), les philosophies ratées (synthèse
manquée), les philosophies tragiques (refus de synthèse).

Sous quelles conditions générales la philosophie vient-elle


ainsi, selon les cas, а la réussite, а l'échec, ou au silence ?
Aux mêmes conditions que celles qui prévalent dans la
confection d'une sauce. Pour réussir une philosophie, il faut
disposer de produits frais, et savoir s'y prendre : ne pas se
contenter de réutiliser tels quels les éléments dont se sont
déjа servis les philosophes précédents ; disposer, d'autre
part, d'une intuition combinatoire originale qui jouera, dans
la philosophie а venir, un rôle comparable а celui du
mixeur dans la confection des sauces. Ainsi, pour mettre en
ordre ses concepts, Platon disposa-t-il de l'Idée, Aristote de
la puissance, Leibniz de Dieu, Hegel de l'esprit absolu,
Schopenhauer de la volonté. En revanche, lorsqu'une
philosophie rate, c'est qu'elle a employé des produits
avariés, et qu'elle ne réussit pas а trouver de principe
commun pour faire tenir ensemble les différents produits
utilisés. Cuisinier malchanceux ou malavisé, le philosophe
sans génie fait confiance а des idées défraîchies, des thèmes
éventés, que seul un miracle d'originalité combinatoire
pourrait réassembler en philosophie nouvelle. Miracle qui
ne se produit guère, l'imagination architecturale faisant
généralement autant défaut au penseur malheureux que des
thèmes neufs. Il a donc beau retourner ses idées en tous
sens : sa sauce ne prend pas. Et, comme le mauvais
cuisinier, il demeure avec une philosophie dont il ne sait
que faire : l'inconvénient supplémentaire étant que les
philosophies manquées ne se jettent pas aussi facilement
que les sauces.

Reste le cas des philosophies qui ne ratent ni ne


réussissent : les philosophies tragiques. Ici, la comparaison
culinaire doit être un peu nuancée. Sans doute le penseur
tragique conserve-t-il intacts les éléments qu'il a refusé de
mélanger, tout comme le cuisinier récupère ses ingrédients
s'il renonce а la sauce avant d'avoir commencé а fouetter.
Mais la raison pour laquelle le penseur tragique refuse de «
monter » ses éléments en système n'est pas la crainte de les
gâter en les livrant aux aléas de l'échec ou de la réussite
d'un montage. C'est de la réussite qu'il se défie, plus que de
l'échec : un montage réussi étant а ses yeux а la fois inutile
et appauvrissant. Inutile : pour le penseur tragique, l'état
premier de « ce qui existe » (l'état « avant la sauce »)
subsistera а travers ses différentes métamorphoses et
transfigurations, lesquelles ne feront que transposer du
hasard de fait en hasard

56 LOGIQUE DU PIRE

de fabrication. Appauvrissement car il y a plus de hasard


dans l'inorganisation qui est celle de « ce qui existe » qu'en
tout hasard organisé (plus de choses, par conséquent, et
pour reprendre un mot ancien, sur la terre et dans le ciel
que dans toute la philosophie). C'est ici que le processus de
la pensée tragique est а l'opposé du processus culinaire. En
se prenant, la sauce mayonnaise ajoute aux éléments qui la
composent, et dont elle modifie la nature en profondeur. En
se prenant, une philosophie — aux yeux de la pensée
tragique — n'ajoute ni ne modifie rien au hasard dont elle
procède, et qu'elle a pour résultat, non de transcender, mais
de voiler et d'appauvrir.
Il y a donc, en bref, trois grandes manières de penser : bien
(philosophies constituées, qui ont réussi un système), mal
(philo-sophies mal constituées, qui ont raté leur système)
ou pas (philosophies tragiques, qui ont renoncé а l'idée de
système). On demandera en quoi le refus de faire prendre le
hasard en système, tel qu'il apparaît, par exemple, chez
Lucrèce, Montaigne et Pascal, caractérise une pensée
proprement tragique. L'examen de cette question, qui
intéresse directement la présente « logique du pire »,
interviendra plus loin.

2 — TRAGIQUE ET SILENCE. DES TRAGIQUES


GRECS A LA PSYCHANALYSE

Ce qui se recommande а l'attention philosophique sous le


concept de tragique est, de manière très générale, ce qui se
révèle rebelle а toute forme de commentaire. Aux yeux
mêmes de ceux qui récusent les pensées de type tragique, le
tragique commence (ou commencerait) lorsqu'il n'y a (ou
lorsqu'il n'y aurait) plus rien а dire ni а penser. En ce sens,
le tragique recouvre assez adéquatement le concept de
panne : il désigne un discours а l'arrêt, une pensée
immobilisée. Au tableau de bord du questionnement
philosophique, plus aucune commande ne fonctionne. Il
devient, non plus inutile, mais impossible de demander «
qu'en est-il de ? » ou « au nom de quoi ? ». Toutes
questions et formulations, souvent utilisées, toujours
efficaces, se dissolvent soudain dans l'esprit de celui qui
voudrait questionner а nouveau avant même d'avoir réussi а
prendre forme. Ce ne sont plus seulement les réponses, ce
sont les questions qui viennent а manquer, se soustrayant а
toute disponibilité. Ici, on ne questionne plus. Aucun
secours en vue, puisque plus aucun appel n'est concevable :

TRAGIQUE ET SILENCE 57

il s'agit d'un arrêt définitif, d'une panne irréparable, d'une


perdition.

Est tragique ce qui laisse muet tout discours, ce qui se


dérobe а toute tentative d'interprétation : particulièrement
l'interprétation rationnelle (ordre des causes et des fins),
religieuse ou morale (ordre des justifications de toute
nature). Le tragique est donc le silence. Si les
interprétations sont toujours secondes, si, lа même où elles
sont agissantes (psychanalyse, marxisme), elles n'épuisent
pas, dans ce qu'elles interprètent, la « raison » de l'être ainsi
interprété, on dira que tout est tragique. Les pommes du
jardin au même titre que les cent mille morts d'Hiroshima,
sans aucun doute. Ou plutôt davantage : les pommes du
jardin n'entrant pas dans un réseau interprétatif qui épuise
une bonne partie de la tragédie d'Hiroshima. Si l'on cherche
ce qui reste de tragique dans les cent mille morts
d'Hiroshima après que soit intervenue l'interprétation
historique, sociologique, politique et militaire, que reste-t-
il ? Cent mille morts, c'est-а-dire un mort (pas plus
interprétable que cent mille), soit un mort comme tous les
morts, quelque chose de banal, de quotidien, de silencieux,
bref de tragique — de ce tragique auquel le spectacle des
pommes du jardin convie déjа, de manière plus immédiate
et plus simple. La mort en elle-même n'est pas a priori
tragique ; pas, en tout cas, davantage que la vie, ni que quoi
que ce soit, dès lors que ce quelque chose résiste а
l'interprétation.

Cette définition initiale récuse d'emblée toutes les qualités


qui ont été, au cours des âges, plus ou moins attachées au
concept de tragique : tristesse, cruauté, absurdité,
inéluctabilité, irrationalité. A de telles qualités, si l'on a en
vue le silence comme concept spécifiquement tragique, on
reprochera de trop parler et d'en trop savoir (de savoir, par
exemple, ce que sont le bonheur, l'harmonie, la raison).

Deux de ces qualités méritent un bref examen préalable : Y


irrationalité et Γ inéluctabilité — notions auxquelles est
attaché, aux yeux de la pensée tragique, un assez habituel
contresens.

Premier contresens : le tragique serait un halo irrationnel


autour du noyau de rationalité qui constitue la vie et la
pensée quotidienne. Halo qui recule au fur et а mesure que
s'aménage et s'accroît le territoire de la raison et de
l'interprétation. Il y aurait donc une sphère de la raison et, а
l'extérieur, une sphère du tragique. Extériorité du tragique,
dont l'affirmation vague et lointaine sert d'alibi а l'homme
de science ou de philosophie morale pour mieux asseoir la
solidité de sa sphère propre. Mais le tragique est partout lа
où il y a présence, est donc toujours
58 LOGIQUE DU PIRE

et partout : il se définit par la quotidienneté, non par


l'exception et les catastrophes. Il y a deux modes de regard
(tragique, non tragique) sur la réalité, non deux sphères de
réalité (tragique, non tragique).

Second contresens : le tragique grec, qui signifie nécessité,


destin, serait en désaccord avec la définition du tragique
comme rébellion face а l'interprétation, dans la mesure où il
introduit un déroulement inéluctable comportant sa raison
propre et prêtant, par conséquent, а une certaine
interprétation causale. Mais un tel désaccord n'est pensable
que si l'on joue sur deux sens très différents de la notion de
nécessité : confusion entretenue par deux mille ans de
mauvaise lecture des Tragiques (dans le sillage d'Aristote).
Mauvaise lecture de væu interprétatif : la nécessité étant
conçue comme cause déterminante (même si son origine est
obscure), le destin comme système de finalité (même si
celui-ci doit broyer toute finalité d'ordre anthro-
pomorphique : la quête du bonheur). Or, ce qui fait la
nécessité grecque — celle des Tragiques — c'est d'être lа,
non d'être parce que : le destin ne désigne rien d'autre que
le caractère irréfutablement présent de ce qui existe. Plus
précisément : la nécessité tragique ne signifie pas le
déroulement inéluctable d'un processus а partir d'une
certaine situation donnée, mais désigne ce donné même а
partir de quoi un déroulement est а la fois possible et
nécessaire, déjа inscrit dans le détail, d'ailleurs, du donné
initial. En quoi Γ « action » tragique ne fait que dire ce qui
était déjа dit dans les prémisses (d'une certaine manière,
elle le répèle) ; en quoi aussi le lieu de son nécessaire n'est
pas dans la suite des déterminations conduisant fatalement
а la crise et а la mort, mais au contraire dans le caractère
globalement non nécessaire de ce réseau même. Non-
nécessité globale d'une chaîne de nécessités fatales, c'est
ainsi qu'on peut définir ce que les Tragiques grecs
entendaient par cette notion de nécessité (ανάγκη). Elle se
distingue de la nécessité au sens ordinaire en ce qu'elle
désigne des faits plutôt que des effets.

De manière générale, l'idée d'extériorité est peut-être le


thème antitragique par excellence, comme il est le thème
fondamental de la paranoïa (« on » m'a acculé а la
perdition). Thème en œuvre dans les deux visions pseudo-
tragiques décrites ci-dessus : le tragique étant, dans les
deux cas, ce qui se tient а l'extérieur, assurant, de par son
extériorité, le caractère non tragique d'un être qui ne peut
être qu'accidentellement atteint par le tragique. Soit un halo
épars autour de la sphère du monde rationnel (idée
d'irrationalité), soit une puissance fatale venant enrayer un
déter-

TRAGIQUE ET SILENCE 59

minisme humain qui, sans cette inférence extérieure, serait


en lui-même sain, normal, harmonieux (idée de destin). De
toute façon, quelque chose qui n'est pas d'abord, mais qui
intervient et détraque : l'altérité en personne, l'ennemi.
Fantasme élémentaire qui, de Rousseau jusqu'aujourd'hui,
entretient tout ce qui s'est conçu de parfaitement médiocre,
ou de parfaitement fou, en matière de philosophie. Les
figures paranoïaques de la faute aux autres ou de la faute а
Dieu ne sont que des variations, parmi d'autres, du thème
original de l'attribution du caractère tragique de ce qui
existe а un « ailleurs » par rapport а Vexistence. « Ailleurs
» qui résume assez précisément а la fois la méconnaissance
du tragique et la reconnaissance du lieu où s'élabore la
genèse de l'idée de « malheur ». Car les deux thèmes —
malheur et tragique — sont indissociablement unis par une
relation d'exclusive : s'il y a du tragique, il n'y a pas de
malheur.

Un philosophe peu suspect de complaisance pour la pensée


tragique, Jules Monnerot, reconnaissait récemment dans ce
fantasme de Γ « ailleurs » une négation fondamentale de la
tragédie : « II n'y a pas d'une part l'homme, et d'autre part
des forces extérieures а l'homme auxquelles lui aussi serait
extérieur. Les forces « extérieures », « cosmiques », «
naturelles » sont aussi en nous. (...) Un homme seul contre
tout n'est pas nécessairement tragique. Il le devient lorsque
« l'ennemi » est aussi а l'intérieur de lui-même. C'est ce que
Hegel exprimait avec le maximum de clarté en disant que le
destin c'est la conscience de soi-même comme d'un ennemi.
Il n'y a tragédie que si le héros est l'artisan de sa propre
perte » (1).

Si l'idée d'extériorité désigne le non-tragique, l'idée


d'intériorité suffit peut-être, en revanche, а désigner le
champ spécifique du tragique, ainsi que les liens qui
unissent la tragédie grecque aux perspectives modernes
ouvertes par la psychanalyse. Situer la source de
l'épouvante, non ailleurs, mais en soi-même, est un
programme commun а Sophocle et а Freud : même
récusation d'une force extérieure qui viendrait opprimer
l'homme, même découverte d'une force intérieure а
l'homme suffisant а décrire la totalité de ses malheurs — du
moins ses malheurs « psychologiques ». Rien de plus
tragique, rien de plus terrifiant pour l'homme que ce qui
provient de son fonds propre. Rien de plus étrange, de plus
inconnu : ici, dans cette épouvante première devant soi-
même, prend sa source ce que Freud a décrit sous le

(1) Les lois du tragique, Paris, Presses Universitaires de


France, 1969, p. 51.

60 LOGIQUE DU PIRE

nom de « refoulement ». L'idée que ce qui est le plus


proche est aussi le plus lointain, le plus connu le plus
inconnu, le plus familier le plus étrange, est un thème qui
alimente а la fois la tragédie grecque, la technique de
l'énigme policière et la pensée psychanalytique. Quel est
l'inconnu χ également recherché par le héros tragique,
l'inspecteur de police et le psychanalyste ? Toi-même, dit la
tragédie ; l'innocent numéro un, décrit dès l'abord comme
personnage trop familier pour être soupçonné, dit le roman
policier ; la force inconnue de toi qui en toi refoule, dit la
psychanalyse.

C'est en ce sens que l'histoire racontée par Edgar Poe dans


La lettre volée, avant d'être une illustration des thèses de
Lacan sur la nature du signifiant, est d'abord et
principalement, comme tous les contes de Poe, une histoire
^épouvante : livrant а l'état brut un modèle de terreur dont
les autres contes ne font, en somme, qu'exploiter la
richesse. Ce que relate La lettre volée est, on le sait, Y
invisibilité du visible : la lettre que recherche un officier de
police est en permanence sous ses yeux et ne rencontre
pourtant jamais son regard, en raison d'un léger surcroît de
visibilité qui, permettant au regard de constamment voir, lui
interdit de jamais regarder. Ainsi toute chose existante
peut-elle devenir épouvantable dès lors que son existence
est, pour l'observateur, si proche qu'elle se dissimule sous
l'éclat de sa visibilité même : l'épouvante ne désigne pas
n'importe quelle invisibilité (« personne n'aurait pu le
prévoir, c'était invisible »), mais seulement l'invisibilité du
visible (« j'aurais dû le prévoir — et même je le savais —
car c'était évident »). Ainsi toute chose est-elle réellement
épouvantable puisqu'elle ne révèle qu'après coup son
caractère voisin : car le point de vue, nécessaire а la vision,
n'est donné que lorsque est retiré — ou du moins éloigné —
l'objet а voir. De manière plus générale et philosophique,
on dira que toute existence est tragique en tant qu'elle est
vécue avant d'être pensée et que ce que raconte La lettre
volée est ainsi а la fois le ressort premier de l'épouvante et
l'histoire de toute la tragédie : soit le caractère
constitutionnellement impensable de la proximité.

Dans une étude intitulée Das Unheimliche (1919), Freud


posait l'équation entVe l'étrange et le familier : équation
exprimée par la notion intraduisible de heimlich, dont
l'ambiguïté résume le mécanisme de l'épouvante. Voir
soudain — et trop tard — le présent, le proche, le familier,
comme absent, lointain et étrange, est l'expérience tragique
par excellence. Or, de tout ce qui est proche а l'homme, rien
ne l'est autant que lui-même,

TRAGIQUE ET SILENCE 61

que les forces psychologiques qui se jouent en lui.


Etrangeté familière des pouvoirs psychologiques, si
éloignée de toute véritable connaissance que Freud lui a
donné le nom d'inconscient : la possibilité de la relégation
dans l'inconscient, qui s'effectue en silence, de la manière la
plus familière mais aussi la plus inconnue, définissant ainsi
un des « points » d'angoisse les plus caractéristiques. Cette
vue de Freud se trouve explicitée dans un essai ultérieur,
Inhibition, symptôme el angoisse, qui pose une question ici
fondamentale : est-ce le contenu angoissant de certains
thèmes qui amène l'homme а les refouler, ou est-ce au
contraire le mécanisme du refoulement lui-même qui
suscite l'angoisse ? Question d'importance : l'angoisse, si on
opte pour la seconde hypothèse, ne se définissant plus par
un objet quelconque, mais par la façon dont cet objet a été
exclu de la conscience. Façon angoissante, en ce qu'elle est
l'œuvre la plus intime de l'homme et échappe cependant а
son contrôle : ce qui est le plus « sien » est aussi le plus
étranger а lui-même. De quoi avez-vous peur ?, demande la
psychanalyse au névrosé, c'est-а-dire а tous les hommes.
Non, peut-être, de ce qu'il y a de terrible dans ce que vous
avez oublié, mais de ce que vous l'avez oublié а votre insu.
C'est de vous que vous avez peur, de cette personne
inconnue а vous-même qui ordonne en vous le mécanisme
а la faveur duquel vous admettez ou excluez de votre
conscience telle ou telle représentation — peu importe, en
définitive, laquelle. Et si vous vous réveillez dans
l'angoisse, essayant en vain de retrouver le rêve qui vous a
si fort effrayé, ce n'est pas la crainte de revivre le rêve qui
vous effraie, mais la crainte de vous trouver face а face
avec la force inconnue qui agit en vous, qui vient а l'instant
même de vous faire oublier votre rêve. Ce qui en vous
refoule est beaucoup plus angoissant que ce que vous
refoulez. Cela, c'est ce qu'a enseigné Freud, et ce
qu'enseignait déjа la tragédie grecque, notamment avec
Ædipe roi. Ce qui fait d'Ædipe un héros tant
psychanalytique que tragique n'est pas qu'il soit incestueux
et parricide, mais qu'il interroge une extériorité а un sujet
qui ne concerne que l'intériorité.

Qu'est-ce qui est le plus « familier » а l'homme ? Qu'est-ce


dont les langues allemande et anglaise disent la familiarité
sous l'expression de heimlich et de home ? Qu'est-ce qu'on
connaît de près, intimement, sans avoir besoin même d'en
parler ? Une certaine chaleur du foyer qui désigne autant
l'environnement proche que le soi intime, et que définit
précisément, par delа l'inutilité d'un discours а son sujet,
une certaine impossibilité

62 LOGIQUE DU PIRE

d'en rendre compte. Le familier, c'est le « petit secret » : ce


que nul panneau indicateur ne sert а signaler, ce qui ne
parle pas. Ce qui réunit un ensemble quelconque — une
famille, par exemple, mais aussi le « moi » psychologique
— au sein d'une familiarité est une somme de silences mis
bout а bout, que toute parole aurait pour effet de critiquer et
de détruire. Tel est bien le refoulement décrit par Freud : а
la fois proche et inconnu, présent et silencieux. Ce qui en
l'homme refoule est la puissance familière par excellence,
mais aussi une puissance inconnue : le « grand secret »
pour celui chez qui elle loge (même si, pour autrui, en
particulier le psychanalyste, il puisse advenir qu'elle soit
secret de Polichinelle). Le mécanisme du refoulement est
ainsi le lieu décisif où se rejoignent l'étrange et le familier :
notion moderne pour désigner le mécanisme des Tragiques
grecs, exclusif de toute force extérieure а l'homme — telle
l'idée de destin —, affirmateur d'une force intérieure et
silencieuse, « capable », au sens géométrique, de toutes les
terreurs et de toutes les joies accessibles а celui qui en est
investi.

Ce qu'affirment ainsi conjointement les Tragiques grecs et


la psychanalyse de Freud est la proximité du silence : que
— et contrairement, sur ce point, а la théorie de Lacan —
ce qui en l'homme est force efficace ne parle pas, n'est pas
« structuré comme un langage ».

3 ---- LE TRAGIQUE DE RÉPÉTITION

Une analyse sommaire du tragique de répétition permet de


préciser quelque peu la nature du silence tragique et de son
inaptitude а l'interprétation.

Marx, paraphrasant Hegel, dit que les événements


historiques se produisent toujours deux fois, la première sur
le mode tragique, la seconde (répétition) sur le mode
comique (Le dix-huit brumaire). Il est certain que la
répétition possède une vertu comique (comique de
répétition) et que, caricaturalement répétée, une tragédie
verse dans le tragi-comique (c'est nécessairement le cas
de'la condition humaine dans la philosophie de
Schopenhauer). Mais une autre question serait de
déterminer si, pour être tragique, l'événement N° 1 ne
répète pas déjа lui-même quelque chose. Il est en effet
remarquable que l'événement non interprétable, qui peut
ainsi être qualifié de tragique, se déploie toujours sur fond
de répétition et que, de

TRAGIQUE ET SILENCE 63

manière immédiate, la répétition apparaisse sitôt qu'il y a


tragédie. Même s'il est originel en un certain sens,
l'événement tragique est aussi et plus fondamentalement
second (c'est-а-dire : se réfère toujours а un premier terme
qu'il répète а sa façon). En quoi il est incapable,
précisément, de constituer un « événement », au seul sens
que lui reconnaisse la philosophie terroriste.

Que dans la tragédie en scène, et dans le théâtre en général,


le tragique soit inséparable de la répétition est l'évidence
même. La présence de la répétition s'y manifeste а tous les
niveaux. Dans la naissance de la tragédie : le culte des
morts, d'où est très vraisemblablement dérivée la tragédie
grecque, consistant essentiellement dans la représentation
mimée (répétitrice) des grands faits de la vie de celui qu'on
inhume. Dans la pratique du théâtre : par les répétitions,
d'âge en âge et aussi d'une séance а l'autre, qui sont une des
principales composantes du travail de l'acteur (toute
représentation théâtrale est ainsi un Vaisseau de Thésée
comparable а celui de Valéry Larbaud). Dans, enfin, le
contenu du théâtre tragique, où le tragique de répétition
joue un rôle au moins aussi important que, dans la comédie,
le comique de répétition. L'action tragique répète un drame
inscrit (déjа complet) dès le lever de rideau, et qu'elle doit
se borner а reproduire : c'est pourquoi il n'y a pas,
rigoureusement parlant, d' « action » tragique (une action
suppose des événements modificateurs en profondeur, qui
signifieraient précisément la fin de la tragédie). Chez
Sophocle (ainsi dans Ædipe roi, modèle du genre), tous les
événements importants se sont passés avant que commence
la pièce : l'investigation tragique n'est plus dès lors qu'une
reconstitution, mieux, qu'une répétition du passé. Chez
Racine, le rapport de forces qui préexiste а la tragédie ne
sera pas sensiblement modifié au cours de celle-ci. Chez
Samuel Beckett, la répétition tragique est particulièrement
manifeste, la seconde partie de la pièce répétant — une fois
littéralement : dans Comédie — la première (celle-ci
répétant déjа elle-même un donné dont le sort est de devoir
se transmettre sans cesse ni modification).

D'où l'importance, dans le tragique de scène comme dans le


tragique en général, de la notion de reconnaissance. Une
des caractéristiques majeures du fait tragique — outre sa
gratuité, son caractère inévitable, irréparable —, est que le
héros (et, au théâtre, le spectateur) « s'y reconnaît », comme
si se trouvait enfin inscrit en clair un mot prévu depuis
toujours sans avoir jamais été dit ni proprement pensé. Ce
jeu du manifeste et de

64 LOGIQUE DU PIRE

l'inconscient explique aisément l'importance de la notion de


reconnaissance dans un autre domaine : l'investigation
psychanalytique. C'est parce qu'il se laisse
imprévisiblement reconnaître que le fait tragique se livre en
même temps comme nécessaire (« je le savais ») ; le
principe qui assure а la fois la reconnaissance et la
nécessité étant précisément la répétition qui souligne,
derrière le fait tragique, la présence d'un tragique diffus et
répétable, plus exactement encore, redoutable.

En quel sens le caractère redoutable de l'événement


tragique suppose-t-il la répétition ? Dans un sens assez
précis :

1) Si l'événement n'est ni prévisible ni prévu, s'il constitue


une nouveauté radicale, un pur N° 1 (par exemple un
cataclysme de nature inconnue), il n'est pas proprement
redoutable.

2) Si l'événement est, au contraire, entièrement prévu, s'il


constitue une répétition exacte du même, а quoi on s'attend
même si on ne peut l'empêcher, s'il est un pur N° 2, il n'est
pas redoutable non plus (le redoutable supposant а la fois
attente et imprécision quant а l'objet de l'attente).

3) Reste donc que, pour être redoutable et tragique, la


répétition suppose la loi suivante : que le N° 1 а partir de
quoi survient le N° 2 répétiteur ne soit révélé qu'en même
temps que le N° 1. La répétition tragique donne du même
coup le répété et l'original. Voyantes et prophétesses
procèdent ainsi : répétant désirs et terreurs déjа présents
chez le consultant. La répétition est regard sur ce qui est
répété, plus que sur la répétition elle-même.

Que dire maintenant de ce N° 1, source de toutes les


répétitions ? On peut le définir comme la révélation après
coup qu'un élément quelconque passé était le premier terme
d'une série. Ce premier terme peut être de deux ordres. Il
peut représenter un élément appartenant au temps et au
monde : un meurtre dans Ædipe roi, un conflit de forces
chez Racine, une situation d'ennui chez Reckett. Mais il
peut être aussi (seconde hypothèse) un x, passé de tout
temps, qui joue auprès du temps le rôle d'un ordinateur,
d'un précurseur inconnu, étranger au temps comme au
monde. La répétition tragique а l'état pur livrerait ainsi
l'événement en tant que répétition d'un N° 1 inconnu : ce
n'est plus а proprement parler un « N° 1 », mais une
inconnue χ que répète le N° 1, а la façon dont il répéterait
un n° 1. Cette seconde hypothèse est la meilleure, et inclut
d'ailleurs la première : les éléments dans le temps
(Sophocle, Racine, Reckett) renvoyant, notamment par le
biais du mythe, а cet élément χ hors du temps, raison de
toute présence, а partir

TRAGIQUE ET SILENCE 65

de quoi ont été possibles et ces éléments et leurs répétitions

__а la façon, encore une fois, du Vaisseau de Thésée. On


pourrait

donc définir le redoutable comme l'apparition dans le temps


d'un événement répétant un premier terme inconnu,
étranger au temps. On pensera inévitablement ici а la
théorie platonicienne de la réminiscence. Mais on
remarquera que la théorie de la réminiscence suppose un
même а l'origine des Idées, lesquelles n'existent qu'а son
image ; qu'en conséquence il s'agit d'une théorie de la
récognition plutôt que de la répétition (celle-ci supposant,
en effet, un élément différentiel). En réalité, un des seuls
philosophes а avoir pressenti, avant Nietzsche, le problème
de la répétition est Schopenhauer, dans certains écrits
consacrés а la musique (1).

Ce que répète la répétition renvoie donc inévitablement au


mythe et а l'inconnu ; en revanche, il est possible d'observer
comment la répétition répète (comment s'opère le passage
des Nos 1 aux Nos 2). Problème d'importance а la fois
psychanalytique (analyse des comportements d'échec) et
philosophique (analyse du tragique).

Le passage des Nos 1 aux Nos 2 peut se concevoir, et s'est


conçu dans l'histoire de la philosophie, de deux manières
très différentes. Ces deux conceptions de la répétition
engagent, sur le plan philosophique et psychanalytique, une
vision entièrement différente de l'exercice de la vie. On
distinguera donc :

1) La répétition а l'arrêt, pathologique, ou répétition-


rengaine. Elle signifie rigoureusement le retour du même.
Conception pessimiste sur le plan philosophique
(Ecclésiaste, Schopenhauer), et pathologique sur le plan
psychanalytique (instinct de mort, compulsion de
répétition, comportement d'échec).

2) La répétition а l'œuvre, ou répétition différentielle, qui


signifie retour d'un élément différent а partir d'une visée du
même. Conception tragique sur le plan philosophique
(pluralisme irréductible а toute unité ou synthèse, mais qui
est а la fois tragique et jubilatoire, tant chez les Grecs que
dans la théorie nietzschéenne du retour éternel), et
thérapeutique sur le plan psychanalytique (accès а un
comportement « normal »).

Le problème de cette différence entre les deux répétitions et


de la nature de ce différentiel introduit par la répétition de
type N° 2 est assez complexe, mais aussi une question
importante qui engage toute représentation philosophique
de l'expérience

(1) Théorie des « universalia ante rem », liv. III, § 52 du


Monde comme volonté et comme représentation.

G. ROSSET

66 LOGIQUE DU PIRE

vitale, et dont dépend aussi le succès ou l'échec d'un


traitement psychanalytique. On sait que le psychanalyste,
au cours de la cure, doit lutter fréquemment contre la
tendance а la répétition (au sens 1) qui amène l'analysé а
s'accommoder de son expérience névrotique en répétant un
certain type de comportement qui lui interdit de sortir d'un
certain cercle névrotique dont les frontières définissent le «
confort » de sa maladie. La tâche de l'analyste consiste
donc а faire progressivement renoncer l'analysé а la
répétition. Mais cela ne signifie pas qu'il demande а
l'analysé de renoncer en bloc а la répétition. Ce serait lа lui
demander de renoncer а vivre : car la vie est faite de
répétitions, exigeant sans cesse un retour des appétits
divers. Il va donc s'agir de passer d'un certain type de
répétition а un autre : d'où la différence entre deux formes
de répétition, et l'idée qu'il faut passer d'une répétition
morte (sans différence) а une répétition vivante (avec
différence). Toutefois, ceci reste trop simple. En effet, ce
n'est pas tout de dire que, dans la répétition morte
(compulsion de répétition), l'analysé ne différencie
nullement. En réalité les choses sont plus complexes et, а
son niveau de répétition а l'arrêt, l'analysé sait fort bien
différencier, а sa façon. Tous les analystes sont sensibles,
non seulement а la répétition dans le comportement, mais
aussi et peut-être surtout а la nouveauté en laquelle le
prisonnier d'un cercle névrotique camoufle sans cesse ses
répétitions. H y a bien répétition, mais seulement sur le
mode analogique, dont l'analogie n'est perceptible qu'а
l'analyste, l'analysé vivant sur le mode du nouveau radical
son analogiquement répété. Où est donc la différence entre
les deux répétitions ? Non en ceci que la répétition au sens
1 ne différencie pas tandis que la répétition au sens 2
différencie, mais en ce que ces deux types de répétition
différencient différemment. Le problème est donc de passer
d'une certaine forme de différenciation а une autre : on
parlera ainsi de « bonne » et de « mauvaise » différence,
qui font respectivement la répétition au sens 1 et la
répétition au sens 2.
Il appartient а Schopenhauer d'avoir décrit de manière
systématique une expérience humaine fondée sur le
principe de « mauvaise » différence. De la philosophie de
Schopenhauer tout entière on peut dire qu'elle est une
philosophie de la répétition-rengaine. La répétition a été la
grande pensée, la grande obsession de Schopenhauer,
beaucoup plus que le pessimisme, la morale de
renoncement, l'esthétique de contemplation, qui en sont des
dérivés. A telle enseigne que Freud, lorsqu'il entreprit
d'étudier les compulsions de répétition et l'instinct de mort,
commença

TRAGIQUE ET SILENCE 67

dans le même temps а s'intéresser а l'œuvre de


Schopenhauer. En effet, le caractère majeur de la volonté
schopenhauerienne n'est pas de « vouloir » (la volonté ne
veut jamais ce qu'elle veut, mais le subit) mais de répéter.
S'il n'est dans le monde, selon Schopenhauer, ni causalité,
ni finalité, ni liberté, c'est que la volonté répète
aveuglément, en dehors de tout principe ou fondement.
Schopenhauer retrouve les paroles de l'Ecclésiaste : rien de
nouveau sous le soleil. D'où un monde mort (qui rappelle
les descriptions freudiennes de l'instinct de mort) où tout
geste est faux geste, mimant maladroitement une vie
absente. Sexualité, naissance, mort, sentiments, actions, ne
sont pas des événements mais des répétitions. On dira que
la répétition est, pour Schopenhauer, précisément le défaut
qui révèle le caractère postiche des gestes de la vie. D'où
aussi un monde non tragique, mais tragi-comique. Tout y
étant prévu, puisqu'il ne peut se produire que des
répétitions-rengaines, rien n'y peut se produire de
proprement redoutable : c'est lа le confort spécifique de la «
névrose » schopenhauerienne.

Multiples sont les sources auxquelles on peut puiser pour


illustrer la nature de l'autre différence, la « bonne », la
répétition différentielle qui est, en un certain sens, la loi de
toute vie. On en mentionnera, ici, trois : Proust, la
répétition musicale, Nietzsche.

On sait que la Recherche du temps perdu est


fondamentalement l'histoire d'une répétition (la liaison
Swann-Odette préfigurant celle du narrateur avec Gilberte,
Gilberte préfigurant Albertine, et ainsi de suite). La
question est : l'essence recherchée inlassablement а travers
ces répétitions, c'est-а-dire а travers l'ensemble de la
Recherche, est-elle de type platonicien ? Représente-t-elle
une « Idée » de l'amour, dont toutes les aventures
(répétitions) seraient autant de copies s'approchant de plus
en plus de leur modèle idéal ? L'amour ainsi recherché
serait loi générale, et répétable. Cette conception d'un
Proust platonicien, favorisé par certaines pages du Temps
retrouvé, relève d'une lecture assez distraite. Il est évident
— comme l'a montré très précisément G. Deleuze dans
Marcel Proust et les signes (1) — que le but de Proust est
ailleurs. La petite Madeleine, les clochers de Martin-ville,
les pavés inégaux de la cour de l'hôtel de Guermantes,
toutes ces analyses conduisent а l'idée que l'essence ainsi
cherchée n'est pas une essence généralisée mais, tout а
l'opposé, un singulier différentiel. La répétition proustienne
vise а l'apparition d'une différence ; mieux, c'est la
différence qui est elle-même principe

(1) 2e éd. augmentée, Paris, Presses Universitaires de


France, 1970.

68 LOGIQUE DU PIRE

de répétition, invitant а la réentreprise perpétuelle de la


recherche des singuliers. C'est en tant que Gilberte diffère
d'Odette, qu'Albertine diffère de Gilberte, que la répétition
amoureuse est possible (Schopenhauer ici dresserait
l'oreille et parlerait de ruse de la volonté répétante,
assimilant ainsi la répétition différentielle а l'effet d'un
miroir déformant destiné а faire oublier l'élément de
rengaine de la répétition). Le moteur de la répétition est la
différence, seule capable d'assurer le retour des répétitions.

En matière de répétition, la musique est domaine privilégié


а bien des égards : très nombreux étant les niveaux où
intervient la répétition musicale, pour ne citer que le
problème de l'interprétation (refaire du neuf avec du vieux,
donner le sentiment que l'œuvre écoutée s'écoute en
première audition, c'est le talent de l'interprète : passer de la
répétition-rengaine а la répétition différentielle). Répétition
aussi au sein même de la partition : fréquentes
réexpositions d'un thème, souvent sans modification
harmonique ni rythmique ni d'aucune sorte, dont la reprise,
dans le cours d'un mouvement de sonate ou de symphonie,
constitue un exemple parfait. Ici se concilient de la manière
la plus évidente ces deux termes qui semblent
inconciliables : différence et répétition, retour du même et
apparition du nouveau. Il y a а la fois différence et
répétition, le contexte (moment du discours musical où
intervient la reprise) conférant une valeur neuve а un thème
strictement répété.

Aussi le grand philosophe de la répétition différentielle est-


il naturellement un philosophe musicien : Nietzsche. La
différence entre les deux différenciations (l'une figée,
l'autre différentielle) au sein des deux formes de répétition
trouve une illustration philosophique décisive dans la
différence entre la philosophie de Schopenhauer (vision de
la répétition) et la philosophie de Nietzsche (vision du
retour éternel). Sans revenir sur les multiples oppositions
qui font de ces deux penseurs deux pôles opposés, on
notera seulement ici que la ligne de démarcation entre les
deux pensées passe précisément par cette notion de
répétition, qui diffère radicalement de l'une а l'autre. Car,
de même qu'elle l'était chez Schopenhauer, la répétition a
été la grande affaire de Nietzsche, mais en un sens tout
nouveau. Ce qui est répété, dans le retour éternel, n'est pas
la reproduction mécanique du déjа produit, mais un retour
du passé en tant qu'il était nouveau, c'est-а-dire une
réapparition de la différence, du singulier, du même en tant
qu'il était différent : une apparition d'un nouveau singulier
qui fait renaître le même de la jubilation due а la différence.
Pour un renouveau de la différence, retour du même de la

TRAGIQUE ET SILENCE 69

jubilation. C'est ainsi que le même et l'autre, la répétition et


la différence, se confondent finalement dans l'intuition de
ce qui pour Nietzsche était l'unique objet de la réflexion : la
vie.

A travers la répétition, c'est donc une perpétuelle


différenciation qui est visée. D'où le caractère tragique de
cette répétition différentielle, tant chez Nietzsche que chez
Proust. Tragique, en quoi ? On pourrait estimer qu'elle
représente, au contraire, le mode de la vie heureuse et
renouvelée ; d'un point de vue psychanalytique, le type du
comportement « normal ». Mais ces vertus, qui sont réelles,
ne contredisent pas la nature tragique de la répétition
différentielle. Celle-ci est tragique en ce qu'elle renvoie au
silence du non interprétable, par quoi se définit, de prime
abord, le tragique. L'interprétation rationnelle, religieuse ou
morale suppose nécessairement, en effet, que soit possible
une réduction а l'identique, au semblable, а des références,
а des points fixes, bref а des essences de type
généralisable, non а des singularités de type différentiel.
L'interprétation est aveugle s'il ne s'offre а la prise
philosophique qu'une pléiade infinie de différences
indéfiniment différenciées. Aussi le philosophe tragique,
aussi anti-cartésien, et pour les mêmes raisons, qu'il est
anti-platonicien, parle-t-il, non d'idées « claires et distinctes
», mais d'idées obscures et distinctes, comme le dit G.
Deleuze dans Différence et répétition. Obscures par leur
distinction même : l'idée « distincte », c'est-а-dire
entièrement distinguée des autres, n'est pas claire mais
obscure ; l'absence de référentiels où prendre sa mesure
rend celle-ci silencieuse et aveugle. Aspect simple et
immédiat de cette détresse interprétative qui assure la
quotidienneté du tragique, on dira que, dans la répétition
différentielle, tout se renouvelle, mais aussi que tout se
perd а jamais avant d'avoir été seulement pensé. Aussi
l'histoire de la Recherche du temps perdu est-elle l'histoire
d'une perdition. Sans doute la mémoire affective dont parle
Proust conserve-t-elle parfois une trace fragile et inattendue
d'un passé non pensé, non interprété, non compris ; mais il
ne s'agit que d'une empreinte fugitive qui ne livre un écho
qu'afin de mieux accuser l'irréparable perdition du son
premier. Telle est la loi tragique de la répétition
différentielle : apprendre а « bien » ou « mal » répéter, а «
bien » ou « mal » différencier, suppose que chaque
répétition, chaque différenciation ainsi gagnée est offerte
d'avance en holocauste ; chaque différence gagnée sur la
répétition-rengaine est perdue pour la raison interprétative.
C'est en quoi, finalement, la différence est le tragique
même : en ce qu'elle porte en elle la raison du non-
interprétable, c'est-а-dire le principe de silence.

70 LOGIQUE DU PIRE

4 — CONCLUSION
En bonne logique, le discours tragique pourrait, devrait
même, s'arrêter ici — au silence. Passer ensuite, s'il le
désire, а des illustrations ou а des conséquences ; pour sa «
théorie », tout est dit, si rien n'est а dire. Faire parler
davantage le silence supposerait qu'on dispose d'un mot
magique, qui sache parler sans rien dire, penser sans rien
concevoir, dénier toute idéologie sans s'engager lui-même
dans une idéologie quelconque.

Or, un tel mot existe peut-être : le hasard.

CHAPITRE III

TRAGIQUE ET HASARD

1 ---- LE CHATEAU DE « HASARD ))

II est toujours compromettant de recommander sa pensée а


un mot ; plus particulièrement, quand ce mot recouvre déjа
un certain nombre d'acceptions dont aucune ne désigne ce
qu'on a soi-même en vue. On peut préférer se taire ; ou
encore préférer créer un mot nouveau, qui n'évoquera rien
dans l'esprit du lecteur et risque par lа de demeurer mort-
né : autre forme de silence, peut-être. Mais si l'on désire
parler, on aura intérêt а se contenter d'utiliser un mot déjа
connu, en le choisissant parmi les moins compromettants
possible, les moins réfractaires а ce qu'on veut dire (plutôt :
les plus réfractaires а ce qu'on veut ne pas dire). Pour
qualifier le silence, il est évident que tout mot est, par
définition, de trop. Mais de combien, de trop ? Question
pascalienne, qui retourne volontiers au silence (ou, selon
Pascal, а Dieu), faute de référentiel permettant de
départager les perspectives. Le problème est donc de
donner la parole а un mot qu'on puisse considérer, dans
l'état actuel du langage dont on use, comme pas trop
éloigné du silence dont on voudrait parler. Tel est, avant
tout autre mot, celui de « hasard ». Mot, en effet, le plus
proche du silence, concept le plus proche de la récusation
des concepts. Mais а condition de préciser qu'on entend par
« hasard » beaucoup moins que ce qu'entendent, sous ce
mot, а la fois le dictionnaire courant et le dictionnaire
philosophique. Beaucoup moins, mais aussi, en un certain
sens, beaucoup plus.

Tel que le comprend la philosophie, le hasard désigne, soit


l'intersection imprévisible, mais non irrationnelle, de
plusieurs séries causales indépendantes (thèse de Gournot),
soit l'intuition générale d'une absence de nécessité, que
désigne aussi le mot de « contingence ». Ces deux sens,
ainsi qu'il sera précisé plus loin,

72 LOGIQUE DU PIRE

sont étrangers а ce qu'une perspective proprement tragique


conçoit sous le terme de hasard. Concepts trop parlants, en
effet, puisqu'ils donnent, en même temps que le « hasard »,
deux concepts annexes que ne « comprend » nullement le
silence tragique : des événements, pour le sens restreint ;
l'idée d'une nécessité, pour le sens large. Le hasard, au sens
tragique, est antérieur а tout événement comme а toute
nécessité, de même que le « chaos », par quoi les anciens
philosophes grecs désignaient l'état premier du monde, est
antérieur en droit comme en fait а tout « ordre ». Parler du
hasard comme d'un concept tragique proche du silence
interdit de parler du hasard а partir de référentiels
constitués (séries d'événements) ou pensés (idée de
nécessité). S'il y a déjа « quelque chose » а partir de quoi
seulement peut se produire l'éventualité du hasard, il ne
saurait être question de hasard au sens tragique du terme. Il
pourrait y avoir des hasards dramatiques, telle une
rencontre fortuite de séries de déterminations entraînant
une catastrophe sociale ou individuelle : hasards non
silencieux, qui laissent la parole а des séries déjа existantes
de relations causales (comme ils ont déjа la représentation
d'une nécessité sur fond de laquelle le hasard fait figure de
relief accidentel). Le hasard « silencieux » signifie
l'absence originelle de référentiels ; il ne peut se définir а
partir de référentiels comme des séries d'événements ou
l'idée de nécessité. Il faudra donc distinguer entre un hasard
d'après la nécessité (et les séries causales) et un hasard
d'avant la nécessité. Vieux problème de savoir si le
désordre ne peut se concevoir qu'а partir de l'ordre (thèse
de Bergson), ou si l'on peut parler, avec Lucrèce, de
désordre et de hasard originels — thèse tragique dont l'une
des premières conséquences est de faire de tous les ordres
existants et concevables des fruits du hasard. Au reste, la
thèse de Bergson est parfaitement admissible, au regard
même de la pensée tragique. Il est vrai que le « désordre »
ne peut se concevoir qu'а partir de l'idée d'ordre. Mais ce
que la pensée tragique a en vue lorsqu'elle parle de hasard
ne se confond nullement avec l'idée d'un désordre. Le chaos
qu'elle appelle hasard n'est pas un monde désordonné, mais
un χ antérieur а toute idée d'ordre ou de désordre. Hasard
d'avant la nécessité, d'où est issu tout ce qui peut apparaître
а la pensée sous les auspices du nécessaire, et d'où sera
issu, en un troisième temps, tout ce qui fera relief sur ces
ordres nécessaires — hasard d'après la nécessité, où
l'expression « d'après » revêt ses deux significations
majeures : а la fois « postérieur а » et « selon ». Trois
niveaux donc : un hasard originel, concept silencieux et
tragique ; puis un certain nombre d'ordres consti-

TRAGIQUE ET HASARD 73

tués ; enfin un certain nombre d'entorses а ces ordres,


entorses que la philosophie classique enregistrera comme «
hasards », mais dans lesquelles Bergson est fondé а voir
plutôt des variations de l'ordre que des expressions d'un
problématique « désordre ». Entre ces hasards considérés
comme « restes » de l'ordre et le hasard envisagé par la
pensée tragique, nul rapport ; sinon — car, sans cela, le
recours а ce mot de hasard n'aurait aucun sens — l'idée
d'une certaine inaptitude а l'interprétation.

Ces définitions initiales de la notion de hasard seront


précisées ci-après. Pour l'immédiat, le hasard, en tant que
concept tragique, ou mot silencieux, se définira seulement
comme « anticoncept », ne qualifiant qu'une somme
d'exclusives. Est, en ce sens, « hasardeux » ce qui exclut а
la fois l'ordre des causes et ses exceptions, l'ordre des
déterminations et ses exceptions, de manière générale les
idées d'ordre et de désordre. Ce qui exclut également, on l'a
dit, l'idée même de contingence qui ne se comprend qu'а
partir, et selon, la nécessité — notion déjа ignorée par la
pensée tragique. S'il est un hasard tragique, celui-ci ne
dépend pas de l'idée qui a rendu possible l'idée de
contingence : loin d'en dépendre, elle la précède et
l'engendre. Anti-concept donc qui, ainsi sommairement
conçu, suffit déjа а illustrer certains thèmes fondamentaux
de la tragédie.

Pour désigner rien, pour faire parler le silence en un


concept muet que définisse seulement une somme
d'exclusives, la langue française a le privilège de disposer
d'un mot qui, dans l'usage courant, manque а toutes les
autres langues européennes — le hasard. Lа où le français
dit hasard, l'anglais dit presque toujours chance, l'allemand
Zufall, l'italien caso, l'espagnol casualidad, tous mots
dérivant de l'idée ou du mot latins de casus, chute (de
cadere, tomber). Mais cette notion de casus ne recouvre pas
précisément l'idée de « hasard ». Il faut ici distinguer, d'un
point de vue а la fois étymologique et épistémologique,
quatre niveaux différents dans la genèse de l'idée de hasard.
Quatre niveaux allant du plus spécifié au moins spécifié, du
plus étendu et plus parlant au moins étendu et moins parlant
— c'est-а-dire, en définitive, du moins hasardeux au plus
hasardeux, si « hasard » désigne bien un concept sinon
silencieux, du moins tendant infiniment vers le silence.

a) Notion de sort — exprimée par le latin fors et par le grec


τύχη. Ici le « hasard » signifie qu'on attribue а un χ —
nommé fortune — la responsabilité d'une série causale
heureuse ou malheureuse pour l'homme (ou les hommes en
général). L'origine

74 LOGIQUE DU PIRE

de l'appellation grecque de ce sort — τυγχάνω : j'obtiens —


en indique le caractère éminemment anthropologique : le
hasard désigne ici ce а la faveur de quoi on obtient ou on
n'obtient pas tel résultat heureux ou malheureux. Hasard
qui certes comble un blanc et fait parler un silence ; mais
qui suppose, d'une part l'existence de séries causales,
d'autre part le caractère heureux ou malheureux de ces
séries d'un point de vue subjectif : engageant donc а la fois
l'idée d'une responsabilité causale (même si le responsable
est innommable et, d'une certaine manière, non existant
puisque non implorable) et l'idée d'une référence connue —
le bonheur — а partir de laquelle cette responsabilité prend
son effet. Hasard anthropologique, et par conséquent hasard
théologique : ce dont l'homme juge renvoyant а son
inévitable double divin. Ce qu'on peut attribuer а une
origine désignée sinon connue, tels Zeus ou une cause
naturelle, sera attribué а une origine autre, ne différant de
ses semblables que par son caractère inconnu et
incontrôlable dans l'immédiat : une cause de plus parmi les
causes, dieu supplémentaire qu'on ajoute а la liste des dieux
connus ainsi que l'ordonnait la liturgie romaine impériale,
soucieuse de ne pas offenser un dieu non inventorié en lui
ménageant — а tout hasard : por si acaso — une case vide.
D'où la personnification — et la déification — de la notion
de sort en fortune (Fortuna) ou en nécessité (Ανάγκη) ; d'où
aussi cette hésitation significative de l'expression antique
du hasard entre ce qui est hasard et ce qui est son exact
contraire : le destin. La notion de τύχη hésite en effet, et ce
dès le début de la littérature grecque, entre deux pôles
opposés : l'absolument non nécessaire (hasard) et
l'absolument nécessaire (destin).

Pour soutenir la notion de fors ou de τύχη — premier


niveau du hasard — deux référentiels : l'idée
d'enchaînement d'événements, et l'idée de finalité.

b) Notion de rencontre — exprimée par le latin casus et


tous ses dérivés européens : chance, Zufall, caso,
casualidad. Ici, « hasard » désigne le point d'intersection
entre deux ou plusieurs séries causales ; le fortuit s'est
déplacé de l'ensemble d'un enchaînement au caractère
imprévisible de la rencontre, en certains points, de certains
* enchaînements. Hasard événementiel qui, dans l'exemple
classique de la tuile, ne porte pas sur les séries elles-mêmes
(tuile qui tombe, homme qui marche), mais sur le fait qu'en
un certain point du temps et de l'espace les deux séries se
sont rencontrées. On parle alors d'arrivée fortuite : non que
les séries qui se sont ainsi rencontrées aient elles-mêmes un
TRAGIQUE ET HASARD 75

caractère hasardeux, ni même d'ailleurs que soient


précisément hasardeux le lieu et le temps de leur rencontre
— mais parce que les référentiels de cette rencontre sont
imprévisibles, aucune intelligence humaine ne pouvant
prévoir dans le détail toutes les rencontres possibles entre
toutes les séries existantes. On demandera le rapport entre
cette notion de « rencontre » et l'idée de « chute », présente
dans l'origine latine de casus (cadere), ainsi que dans ses
dérivés, telle l'expression française selon laquelle un
événement « tombe » bien ou mal. L'hypothèse la plus
probable est celle de la retombée du jet (de dés ou
d'osselets), la chute simultanée de deux objets représentant
l'image élémentaire de la rencontre de deux séries
indépendantes. L'idée de dualité serait ainsi antérieure а
celle de chute dans la genèse de la notion de casus au sens
de hasard, la chute n'étant que le moyen de faire coïncider
— cum-cadere — deux séries indépendantes (même dans le
cas du jet d'un dé unique, dont la retombée entremêle
également deux séries : la trajectoire spatiale et le temps
imparti avant l'arrivée au sol). La coïncidence aurait ainsi
précédé la cadence dans l'emprunt fait а la notion de chute
par la notion de hasard-rencontre. En résumé, l'idée
fondamentale du casus est l'idée de survenir ensemble —
ainsi qu'en témoigne, antérieure au terme latin de casus,
une des expressions grecques du hasard : το συµβαίνον, qui
dérive de συµβαίνω, marcher ensemble.

Pour soutenir la notion de casus — deuxième niveau du


hasard — un référentiel : l'idée de séries causales
constituées.

c) Notion de contingence, dérivée elle aussi de l'idée de


simultanéité (cum-tangere), mais s'étant orientée, dans la
langue philosophique, vers une conception abstraite de la
non-nécessité. Le hasard de la contingence ne désigne plus
le fait hasardeux а la faveur duquel deux séries coïncident,
mais le principe général d'imprévisibilité qui est attaché а
de telles rencontres. Du casus, la contingence ne retient que
l'idée générale de sa possibilité ; si tout n'est pas prévisible,
c'est — peut-être — que tout n'est pas nécessaire ; il
pourrait donc y avoir de la non-nécessité, qu'on appellera
contingence.

Pour soutenir la notion de contingence — troisième niveau


du hasard — un référentiel : l'idée de nécessité.

d) Notion de hasard, qui dérive d'un mot arabe désignant


vraisemblablement le nom d'un château situé en Syrie au
xne siècle. Origine doublement hasardeuse, un même
caractère

76 LOGIQUE DU PIRE

fortuit s'attachant, et а l'origine du mot (lieu géographique),


et aux raisons pour lesquelles ce mot finit par prévaloir
dans la langue française, chassant ainsi, а la différence de
ce qui s'est produit dans les autres langues latines, les
dérivés de casas. Guillaume de Tyr, chroniqueur des
Croisades dont YHisloria rerum in partibus transmarinis
gestarum fut écrite en Syrie au xne siècle, y rapporte « que
Rodoans, li sires de Halape (Alep), ot contenz et guerre a
un suen baron qui estoit châtelains d'un chastel qui avoit
non Hasart » ; et son traducteur du xnie siècle ajoute : « et
sachiez que lа fu trovez et de lа vint li jeus des dez, qui
einsint a non » (1). Avant de désigner un certain jeu de dés
(une autre étymologîe, contestée, voudrait faire dériver le
hasard de l'arabe al sar, le dé), « hasard » désigne donc un
nom de château, puis le nom d'un certain jeu de dés
pratiqué d'abord dans ce château, plus tard répandu chez
tous les Croisés, enfin importé en Europe par leur
entremise. Par la suite, hasard désignera, pendant un temps,
la face du dé qui porte le nombre six, « jeter hasard »
signifiant qu'on a obtenu le six. Plus tard, hasard désigne,
de manière plus générale, l'idée de risque, de péril, de
situation se dérobant а toute possibilité de contrôle ; c'est le
sens du mot chez Montaigne, et qui est resté dans les
langues européennes autres que le français, dans lesquelles
hazard, azzardo, azar, impliquent, généralement dans un
contexte ludique, l'idée d'un coup de malchance, plus
précisément d'un abandon а l'aléatoire rendant possible et
menaçante l'éventualité d'un revers. D'où l'humeur
volontiers morose de celui qui pratique les jeux du hasard,
signalée par Dante dans La divine comédie :

Qaando si parle Γgiuoco deirazara, Colui chi perde si


riman dolente, Ripelendo le volle e Irislo impara (2).

Enfin, et ce dès le xvne siècle, hasard prend en français le


sens général qui est demeuré jusqu'aujourd'hui,
parallèlement au sens de casus que le mot de hasard a fini
par annexer : soit une sorte de silence originel de la pensée
recouvrant tout ce qui n'est pas, d'une manière ou d'une
autre, justiciable d'une vue de l'esprit. Il semble*que Pascal
ait été l'un des premiers, sinon le tout premier, а donner ce
sens philosophique au mot de

(1) Histoire générale des croisades : Guillaume de Tyr et


ses continuateurs, texte français du xme siècle revu et
annoté par M. PAULIN, t. I, Paris, Didot, 1879, p. 229.

(2) Purgatorio, VI.

TRAGIQUE ET HASARD 77

hasard. Lorsque Pascal parle de hasard, ce n'est pas


l'imprévisibilité des rencontres qui est en question, ni la
possibilité philosophique de la non-nécessité, mais plutôt
l'intuition d'un manque а penser, d'un blanc, d'un silence,
antérieurs а toute possibilité de rencontre (qui suppose un
monde constitué) comme а toute possibilité de pensée (qui
suppose la création de l'homme). En ce sens, « hasard »
désigne, chez Pascal, très précisément l'enfer.
Qu'y avait-il de si extraordinaire dans ce jeu pratiqué jadis
au château de Hasard pour que le mot qui en est résulté ait
eu lui-même une si extraordinaire fortune ? Tout ce qui se
peut raisonnablement conjecturer а ce sujet est qu'un tel jeu
devait se caractériser par une inhabituelle passivité du
joueur, а qui était refusée toute possibilité d'intervention : «
hasard » seul présidait aux destinées de la partie. On dira
que cette passivité devant le sort est un caractère commun а
tous les jeux excluant l'influence de l'habileté, lesquels
existaient bien avant le château de Hasard, d'où vient le
nom qui les désigne aujourd'hui. Cependant, cette
affirmation est peut-être un peu excessive. Avant d'être sûr
que les jeux de hasard pratiqués par les Grecs et les
Romains étaient, en fait de hasard, exactement analogues
au jeu « trouvé » au château de Hasard, il faudrait connaître
exactement la règle des jeux anciens ainsi que celle du jeu
de « hasard », connaître aussi la mentalité des joueurs qui
les pratiquaient. Il n'est pas impossible que, quel que soit le
caractère fortuit des jeux de hasard de l'Antiquité, un
élément de fortune (fors) soit demeuré constamment
présent а l'esprit du joueur, qui lui attribuait la
responsabilité du déroulement favorable ou défavorable de
la partie : le caractère mystique que les Grecs prêtaient aux
cérémonies du tirage au sort irait dans le sens de cette
hypothèse (les dieux choisissent). Auquel cas l'idée de
hasard serait aussi récente que le mot. Peut-être les hommes
qui découvrirent а « Hasard » le jeu qui portera, quelque
temps, ce nom, furent-ils précisément impressionnés par le
fait qu'un tel jeu signifiait — pour la première fois ? — une
exclusion absolue de toute idée autre que le hasard du jeu
lui-même, impliquant ainsi l'interdiction de tout recours
extérieur, s'appelât-il chance, destin, providence ou fatalité.
Impliquant ainsi, par voie de conséquence, l'expérience de
la perdition.

La perdition signifie en effet la perte de toute référence. Et,


pour soutenir le mot de hasard — quatrième et dernier
niveau de l'idée de hasard — nul référentiel : seulement
l'idée de l'absence de tout référentiel. Le caractère
particulier de « hasard », par

78 LOGIQUE DU PIRE

rapport а ses cousins fors, casus, contingence, est qu'il


signifie, exactement, rien. Fors désigne destin, casus et ses
dérivés rencontre, « contingence » non-nécessité ; « hasard
» seul désigne l'acte même de la négation, sans référence
précise а ce qu'il nie. Ignorance originelle, appelée а ne nier
qu'accessoirement, et après coup, tout ce qui pourrait se
constituer comme pensée. Hasard n'est pas destructeur : il
est plutôt mise en cause préalable, instance antérieure а la
construction.

Hasard semble donc, en définitive, un mot а qui l'on puisse


recommander sans trop la compromettre la pensée tragique
— а condition de préciser qu'on n'entend par lа ni
exactement fortune, ni exactement rencontre, ni exactement
contingence. Mot honnête par excellence, peut-être, de la
langue philosophique, en raison de sa charge
exceptionnellement faible en idéologie. Mot anti-
idéologique, que caractérise une remarquable non-
disponibilité : c'est un mot dont il n'y aura jamais rien а
tirer (rien а espérer pour l'idéologue, rien а craindre de la
part de l'anti-idéologue). Mauvais concept, en somme,
comme il y a de mauvais soldats. A aucune croisade le
hasard ne saurait jamais, et ce dans tous les sens du terme,
donner de « mot d'ordre ». Lucrèce le répète —
implicitement — а chaque page du De rerum natura : le
hasard, qui définit la « nature » des choses, est la seule idée
vierge de tout élément superstitieux. De « hasard » il n'y a
aucune religion, aucune morale, aucune métaphysique, qui,
non seulement se recommande, mais même, en dernière
analyse, s'accommode. Aussi, jusqu'а présent, rien de vilain
ne s'est-il produit, ni rien de médiocre pensé, au nom du
hasard.

On objectera que le mérite du mot n'est pas grand, s'il ne


s'est de toute façon, au nom du hasard, jamais rien produit
ni pensé. A moins que ce rien ne désigne le champ exigu
laissé а la disposition de la pensée tragique. Reste alors а
déterminer en quoi le hasard, concept non idéologique, est
aussi concept tragique ; mieux : en quoi il est le tragique
même.

2 — HASARD, PRINCIPE D'ÉPOUVANTÉ : L'ÉTAT DE


MORT DÉFINITION DU CONCEPT DE « TRAGIQUE »

Quel que soit le sens qu'on lui donne, le concept de hasard


a toujours eu partie plus ou moins liée avec le tragique et la
tragédie. Ce qui est représenté sur la scène lors d'un
spectacle tragique, dit Schopenhauer а plusieurs reprises
dans Le monde

TRAGIQUE ET HASARD 79

comme volonté et comme représentation, est — notamment


— le règne, le pouvoir du hasard. Tous ceux qui ont parlé
de la tragédie — а l'exception de ceux qui n'ont abordé le
sujet que pour tenter de le dissoudre — ont, sur ce point, dit
la même chose : il y a, dans ce que la tragédie exprime,
place pour du hasard. De manière générale, l'expression du
tragique suppose un coefficient d'aveuglement,
d'imprévisibilité et d'irresponsabilité ; de quelque manière
qu'on se figure le blanc qui apparaît, lors de la tragédie, en
lieu et place d'une paternité assignable — « fatalité », «
destin », « ironie du sort » — il y aura du rapport entre ce
blanc et le hasard. Mais pas n'importe quel rapport : la
conception du tragique dépend а la fois de la nature et de la
quantité du hasard ainsi admis а l'expression (tragique).
Combien de hasard, et quel hasard ? Ces deux questions
sont d'ailleurs dépendantes l'une de l'autre, la « quantité »
de hasard étant fonction de la nature qui lui est reconnue.
Un des problèmes centraux d'une pensée tragique est donc
de déterminer de quel hasard il s'agit lorsqu'elle parle de
hasard.

Entre les trois premiers hasards décrits plus haut — fors,


casus, contingentia — et le quatrième — hasard — il
existe une différence essentielle. Les trois premiers
supposent, pour être, l'existence de quelque chose qui ne
soit pas, au sens où ils l'entendent, hasard, le quatrième seul
se passe de la nécessité de cette référence а du non-hasard.
Rien sur quoi, on l'a vu, le hasard fasse relief, dans le
quatrième sens du mot ; le hasard ici continuerait а être,
quand même tout ce qui existe (y compris tout ce qui se
pense) serait réduit а n'être que hasard au sens où il
l'entend. En revanche, les trois premiers hasards ne peuvent
prendre appui, comme le quatrième, sur un rien ; il leur
faut, pour être, quelque chose d'autre qu'eux-mêmes. Leur
ambition territoriale est donc nécessairement limitée : par
l'existence de régions non hasardeuses, dont la
reconnaissance est indispensable a la reconnaissance de
hasards tels que fors, casus et contingentia. Pour que de tels
hasards soient, il faut que tout ne soit pas hasard. Il leur
faut, outre eux-mêmes, une quelconque « nature ».

De manière générale, on dira en effet qu'а un certain type


de pensée du hasard il faut, pour être concevable,
l ' e x i s t e n c e p r é a l a b l e d ' u n e n a t u re . L e s i d é e s
d'enchaînements de faits, d'événements possibles, de
nécessité pensable, sur lesquelles la plupart des conceptions
du hasard prennent appui, se fondent dans l'idée plus
générale de nature — а la condition d'entendre par « nature
» précisément ce а partir de quoi il y a possibilité de tels
hasards. En un tel sens, la nature se définit par ce qui n'est
80 LOGIQUE DU PIRE

pas compris par le hasard (et le hasard comme ce qui fait


relief sur la nature). On objectera qu'une telle définition de
la nature est а la fois vague et négative, et n'apprend rien
quant а la « nature » de la nature. On répondra :
premièrement, qu'aucune définition véritable n'a été donnée
de l'idée de nature, depuis Lucrèce jusqu'а la philosophie
moderne, sinon — en dernière analyse — des définitions du
type de celle que propose Larousse (nature : « ensemble
des choses qui existent naturellement » ; naturel : « qui
appartient а la nature ») ; deuxièmement, qu'une telle
définition vague et négative, n'apprenant rien sur la «nature
» de la nature, est conforme а la pensée tragique qui affirme
que ce qu'on entend par « nature » est précisément rien, et
qui en appelle au hasard — dans le quatrième sens du terme
— pour dissoudre cette illusion majeure de la philosophie
qui a pris le nom de nature.

Nature désigne donc tout être dont l'existence n'est pas


seulement hasardeuse — а supposer que de tels êtres
existent (c'est-а-dire, précisément : а supposer qu'il y ait
une « nature », du « naturel »). Cette définition de la nature,
qui revient а opposer le naturel, non а l'artificiel, mais au
hasard, peut sembler aventurée. A un premier niveau
d'analyse, la nature semble en effet, et au contraire,
s'accorder avec le hasard, dans la mesure où les deux
termes désignent un certain mode d'existence qui se passe,
pour être, de toute intervention extérieure : si « ce qui
existe » ne tire son existence d'aucune autre instance que de
lui-même, il peut s'appeler tout aussi bien nature que
hasard. Ainsi une chute d'eau peut-elle être dite naturelle
par opposition а celle qui résulte d'un barrage artificiel ;
ainsi la même chute d'eau peut-elle être dite hasardeuse
dans la mesure où elle ne résulte d'aucune nécessité
assignable, mais d'un certain concours de circonstances
géologiques. Comme le hasard, la nature se définit par un
certain défaut d'intervention. Mais l'intervention qui vient
ainsi а manquer est très différente selon qu'on parle de
nature ou de hasard. Dans le premier cas, c'est l'intervention
humaine qui est en défaut : le naturel s'oppose а l'artificiel.
Dans le second cas, c'est une intervention non humaine qui
est en défaut (quelle que soit la représentation — d'ordre
religieux, déterministe, matérialiste — qu'on se fait d'une
telle possibilité d'intervention) : le hasardeux s'oppose au
providentiel, — providentiel, c'est-а-dire « voulu » d'une
certaine manière qui n'est pas humaine, voulu avant
qu'intervienne la volonté humaine. Voulu par les lois de la
matière, par celles de l'histoire, de la vie, de Dieu, comme
on voudra penser. Mais, en un certain sens dont

TRAGIQUE ET HASARD 81

on sait qu'il est sans rapport avec ce que l'homme


expérimente sous le nom de volonté, tout de même voulu.
En d'autres termes, l'idée de nature récuse bien l'idée
d'intervention, mais en un certain sens seulement, limité а
l'idée d'intervention humaine, ou « volontaire » : elle
désigne ce qui est sans intervention de la volonté (ainsi
Kant oppose-t-il la nature а la liberté). En un sens plus
profond, l'idée de nature requiert l'idée d'une intervention
majeure, а un tout autre niveau : elle suppose qu'avant
l'homme, avant qu'avec lui une pensée se constituât, il y
avait un champ d'existence déjа constitué, un être muni de
lois, d'ordre, d'enchaînements, de nécessité (dont l'homme
ne pourra s'aviser qu'après coup). Avant l'homme, il y avait
déjа un monde : fond d'être, assise stable а partir de
laquelle le « phénomène humain » prendra sa signification
et son relief. Comme le montre surabondamment
l'expérience philosophique de Rousseau, l'idée de nature est
une idée préhistorique : elle postule qu'avant l'histoire des
hommes, c'est-а-dire avant la pensée, il y avait (et il
subsiste toujours а titre partiel) de quoi penser а qui,
ultérieurement, serait amené а penser. Gomme la
constitution de la pensée signifie une capacité
d'intervention dans la nature, la constitution de la nature
signifie que s'est manifestée une capacité d'intervention
dans quelque chose qui n'était pas nature, mais chaos et
hasard. Deux niveaux différents donc, mais une même
pensée de l'intervention, qui importe de l'extérieur un ordre
quelconque dans un domaine étranger а cet ordre. Comme
le reconnaîtrait Kant lui-même, dans la logique de la
Critique de la faculté de juger, pour faire de la nature avec
du hasard, il y faut au moins autant d'interventions que pour
faire de la liberté avec de la nature. L'idée de nature est
donc aussi interventionniste — c'est-а-dire aussi peu
hasardeuse — que l'idée de liberté : la différence étant
seulement qu'elle désigne ce qui est intervenu en dehors des
intervention humaines, ce qui a été « voulu » par quelque
chose d'autre que la volonté de type humain. Loin de se
référer au hasard, elle suppose un profond engagement
théologique et téléologique, d'ordre anthropocentrique
comme le sont tous les engagements théologiques : elle
suppose, а l'origine de la nature, une intervention
lointainement analogue а celles dont est capable la volonté,
offrant ici une sorte de reflet dégradé des pouvoirs jadis en
œuvre dans la constitution d'une nature. La nature n'est pas
une idée « infra-interventionniste », mais au contraire «
supra-interventionniste » : elle constitue le modèle idéal et
omnipotent de l'intervention, de la capacité de mettre en
échec le hasard — dont les « actes libres » ne sont que des
pâles et faibles

82 LOGIQUE DU PIRE

copies. Il y faut beaucoup plus, en définitive, pour


transfigurer le hasard en nature, que pour modifier certains
éléments de la nature а l'aide de quelques actes libres. Ce
que l'homme peut, en faisant ça et lа relief sur fond de
nature, est d'ordre infinitésimal par comparaison а ce qu'on
a fait en créant une nature sur fond de hasard — « on » :
Dieu, ou l'ordre, ou les lois, ou le « νους » d'Anaxagore,
peu importe. Demeure donc valable, et valorisée а
l'analyse, cette définition initiale de la nature, vague et
négative : nature désigne, dans tous les cas, la constitution
d'un être dont l'existence ne résulte, ni des effets de la
volonté humaine, ni des effets du hasard.

Remarque complémentaire : ce n'est qu'en apparence que la


pensée de la nature, telle qu'elle se manifeste, par exemple,
dans le théisme et le déisme du xvme siècle, ou dans le
naturalisme anti-religieux de Feuerbach, a succédé а la
pensée théologique et religieuse. En réalité, elle la précède
depuis toujours : les critiques de type feuerbachien seront
toujours antérieures en droit aux religions de type chrétien.
Ce n'est qu'а partir de la reconnaissance d'un être constitué
en dehors de la volonté humaine — être qui s'est appelé
nature au xvine siècle, mais avait et a reçu, en d'autres
temps et dans d'autres civilisations, des noms différents —
que la pensée religieuse devient possible. C'est l'idée de
nature qui conduit а l'idée de Dieu, et non l'inverse, parce
qu'elle contient le thème originel d'où dérivent toutes les
religions : la reconnaissance d'une intervention étrangère а
l'homme, d'un pouvoir efficace auquel l'homme ne prend
nulle part. En prétendant remplacer les superstitions
religieuses par un culte de la nature, les libres penseurs du
xvme siècle ne faisaient que revenir aux sources vives de la
religion et de la superstition : sur ce point, les Dialogues
sur la religion nalurelle de Hume avaient livré, dès le xvuie
siècle, un enseignement définitif.

En résumé, les trois premiers hasards — fors, casas, contin-


gentia — non seulement respectent le concept de nature,
mais encore en ont besoin pour se penser, puisqu'ils se
définissent comme relief sur cette nature ; seul le quatrième
— hasard — ignore l'idée de nature. On distinguera donc
maintenant, non pas quatre, mais deux conceptions du
hasard :

1) Hasard événementiel, ou hasard constitué, supposant


l'existence d'une nature qui lui sert de point d'appui. Il est
l'ensemble des exceptions hasardeuses infirmant et
confirmant l'ensemble des règles de la nature.
Evénementiel : en ce qu'il concerne, non l'état de ce qui
existe (en quoi il reconnaît la présence de séries

TRAGIQUE ET HASARD 83

causales), mais la manière relativement imprévisible selon


laquelle se manifeste cet état de choses dans son
déroulement temporel (il signifie l'incapacité où est l'esprit
humain de prévoir, а chaque instant, le détail de toutes les
interférences entre les séries). Constitué : en ce qu'il est
second par rapport а la constitution originelle de la nature,
constitué lui-même par la nature. Nature d'abord, hasard
ensuite : sans enchaînements d'événements, pas de fors ou
de casus ; sans nécessité, pas de contingence. A ce type de
hasard s'appliquent, par exemple, les analyses de Cournot
et d'Aristote. Pour désigner le hasard-cas us, Aristote use du
terme de το αύτοµατον, « ce qui se meut de soi-même
» (1) ; ce qui signifie que le hasard s'oppose ici а la finalité
naturelle, et désigne tout ce qui se passe sans avoir été
expressément, ni voulu par l'homme, ni visé par la nature.

2) Hasard originel, ou hasard constituant, ignorant, et а


l'occasion récusant, l'idée de nature. Originel, en ce qu'il ne
suppose aucune nature а l'origine de sa possibilité ;
constituant, en ce qu'il est l'origine productrice de tout ce
qui pourra être reconnu sous le nom de nature. Deux
caractères majeurs distinguent le hasard originel du hasard
événementiel : d'une part l'antériorité par rapport а l'idée de
nature (sauf а prendre natura dans le sens que lui donne
Lucrèce, où il désigne l'acte même de se produire, de naître
— natura dérive de nasci — c'est-а-dire l'ensemble des
rencontres hasardeuses productrices de natures plutôt que
l'ensemble des natures une fois constituées) ; d'autre part,
l'impérialisme territorial qui s'étend а toute forme
d'existence. Le hasard originel est antérieur et de partout ;
le hasard événementiel postérieur et localisé.

Ce qu'a en vue la pensée ici dénommée tragique, ou


terroriste, concerne uniquement le hasard au second sens du
terme — hasard originel, hasard constituant, par opposition
а toutes les formes de hasard événementiel, telles que fors,
casus et contingentia. C'est en effet hasard, et non casus,
qui est en cause dans les grandes pensées terroristes, chez
les Sophistes, chez Lucrèce (même si ce dernier utilise,
pour désigner hasard, le terme de fors, seul disponible
alors), chez Montaigne, chez Pascal, chez Nietzsche. Le
pessimisme philosophique utilise, on l'a vu, pour désigner
le tragique, le concept de hasard événementiel, casus, qui
se réfère а l'idée d'une nature déjа (et mal) constituée : le
fait est particulièrement évident chez Schopenhauer, qui se
réfère en toute logique pessimiste au Zufall pour rendre
compte
(1) Physique, II.

84 LOGIQUE DU PIRE

du règne de la tragédie. D'autre part, c'est « hasard », et non


casus, qui est par excellence pensée d'épouvanté, de
perdition et de mort. « Hasard » désignera donc ci-dessous,
exclusivement et sans que la signification en soit désormais
précisée, hasard au sens premier du terme, soit hasard
originel et constituant, par opposition а tous les autres sens
du terme.

La pensée d'un tel hasard n'est certes pas neuve en


philosophie. Elle n'est pas non plus très fréquente, ni très en
vue dans l'histoire de la philosophie. Il est rare qu'elle se
soit manifestée sous une forme précisément explicite ; chez
des philosophes comme Montaigne, Pascal ou Nietzsche,
où elle joue un rôle а la fois fondamental et silencieux, elle
n'apparaît presque jamais en toutes lettres. Il arrive pourtant
qu'elle intervienne de manière explicite. C'est le cas, par
exemple, chez Lucrèce, qui attribue au hasard la paternité
de toute organisation, l'ordre n'étant qu'un cas particulier du
désordre. Impérialisme inhérent au concept de hasard :
produisant tout, le hasard produit aussi son contraire qui est
l'ordre (d'où l'existence, parmi d'autres, d'un certain monde,
celui que connaît l'homme, et que caractérise la stabilité
relative de certaines combinaisons). C'est aussi le cas chez
La Mettrie, où le hasard est proposé comme explication du
fait que l'homme puisse être machine, c'est-а-dire que le
vivant se réduise а n'être qu'une organisation matérielle
parmi d'autres : « Qui sait d'ailleurs si la raison de
l'existence de l'homme ne serait pas dans son existence
même ? Peut-être a-t-il été jeté au hasard sur un point de la
surface de la terre, sans qu'on puisse savoir ni comment, ni
pourquoi ; semblable а ces champignons qui paraissent d'un
jour а l'autre, ou а ces fleurs qui bordent les fossés et
couvrent les murailles. (...) Car si nous écoutons encore les
naturalistes, ils nous diront que les mêmes causes qui, dans
les mains d'un chimiste, et par le hasard de divers
mélanges, ont fait le premier miroir, dans celles de la nature
ont fait l'eau pure, qui en sert а la simple bergère : que le
mouvement qui conserve le monde a pu le créer ; que
chaque corps a pris la place que sa nature lui a assignée ;
que l'air a dû entourer la Terre par la même raison que le fer
et les autres métaux sont l'ouvrage de ses entrailles ; que le
Soleil est une production aussi naturelle que celle de
l'électricité ; qu'il n'a pas plus été fait pour échauffer la
Terre, et tous ses habitants, qu'il brûle quelquefois, que la
pluie pour faire pousser les grains, qu'elle gâte souvent ;
que le miroir et l'eau n'ont pas plus été faits pour qu'on pût
s'y regarder que tous les corps polis qui ont la même
propriété ; que l'æil est а la vérité une espèce de

TRAGIQUE ET HASARD 85

trumeau dans lequel l'âme peut contempler l'image des


objets, tels qu'ils lui sont représentés par ces corps, mais
qu'il n'est pas démontré que cet organe ait été réellement
fait exprès pour cette contemplation, ni exprès placé dans
l'orbite : qu'enfin il se pourrait bien faire que Lucrèce, le
médecin Lamy et tous les Epicuriens anciens et modernes
eussent raison lorsqu'ils avancent que l'æil ne voit que
parce qu'il se trouve organisé et placé comme il l'est ; que,
posées une fois les mêmes règles de mouvement que suit la
nature dans la génération et le développement des corps, il
n'était pas possible que ce merveilleux organe fût organisé
et placé autrement » (1).

Lucrèce et La Mettrie, afïirmateurs du hasard comme


générateur d'ordre, sont par ailleurs philosophes
matérialistes. Ce lien est profond et nécessaire. De fait, la
pensée du hasard est, en premier lieu, pensée matérialiste ;
elle est même la seule forme de matérialisme absolu, en ce
que le matérialisme du hasard est le seul а se passer de tout
présupposé d'ordre non matérialiste (telles les idées de loi,
de déterminisme, et même de « nature »). Assurent а la
pensée du hasard cette rigueur matérialiste les notions
d'immanence et de spontanéité : ce que peut le hasard se
reconnaît au fait que la matière « peut », d'elle-même, tout
ce qui se peut. Ainsi Lucrèce définit-il, en un seul vers de
son poème (2), la « nature » de ce qui existe : sponte sua
forte — spontanément (sans aucun recours а une
intervention extérieure), et par hasard (sans se référer а des
principes étrangers а l'ordre inerte de la matière). Hasard
est précisément le nom qui désigne l'aptitude de la matière
а s'organiser spontanément : la matière inerte reçoit du
hasard ce qu'on appelle la vie, le mouvement et les
différentes formes d'ordre. « Reçoit » est ici terme
approximatif et impropre, puisqu'il suppose l'existence de
deux instances différentes, dont l'une, le hasard,
imprimerait vie (et nature) а l'autre, la matière. A prendre
ainsi les termes, la pensée du hasard ne serait qu'une forme
supplémentaire d'idéologie athée : elle désignerait une
instance non matérielle assurant la cohésion d'une pensée
matérialiste par ailleurs. C'est un leitmotiv de la pensée
spiritualiste que l'objection selon laquelle toute pensée
matérialiste contient une contradiction interne : il lui
faudrait, pour assurer sa cohésion interne, le recours а un
principe non matériel analogue au célèbre coup de pouce
divin de Descartes, а partir de quoi seulement l'explication

(1) L'homme, machine, éd. Pauvert, pp. 111-118.

(2) II, 1059.

86 LOGIQUE DU PIRE

mécaniste devient possible. Le matérialisme peut appeler ce


principe « Dieu », « déterminisme », « hasard », reste que
ce principe serait, de toute manière, transcendant par
rapport а l'ordre de la matière. Or, la pensée du hasard —
telle qu'exprimée, entre autres, par Lucrèce et La Mettrie —
échappe а cette objection : elle inclut le hasard dans sa
représentation de la matière. Forte (le hasard) assure le
sponte sua (la faculté immanente d'organisation) de la
matière ; les deux termes, accolés de manière significative
chez Lucrèce, désignent une même intuition matérialiste,
c'est-а-dire la vision d'un même niveau d'existence où
matière, hasard et spontanéité organisatrice sont notions
synonymes et interchangeables.

Mais ce lien entre forte et sponte sua, qui est le fondement


de l'unique pensée matérialiste rigoureuse conçue jusqu'а
présent, est aussi une pensée d'épouvanté. Raison pour
laquelle, peut-être, ceux qui s'en sont fait les hérauts ont
été, sur ce point, désavoués par la plupart des penseurs «
matérialistes », désavoués, comme La Mettrie, qui n'était
guère en faveur auprès même des philosophes du xvine se
recommandant d'un matérialisme anti-religieux, mais non
anti-naturel ; ou déguisés, comme Lucrèce dont le
matérialisme fut tôt intégré а un rationalisme déterministe
riche de présupposés téléologiques, naturalistes, voire
moraux, entièrement étrangers aux thèses du De rerum
natura. Du matérialisme de Lucrèce et de La Mettrie on
retranche le hasard, le privant ainsi de ce qui assure le
caractère précisément matérialiste du système. On recueille
alors un matérialisme de surface, exposé aux critiques de la
pensée spiritualiste, et ouvert а toutes les utilisations
idéologiques — humanistes, historiques, politiques —
qu'on voudra : l'exemple de Lucrèce, travesti de la même
façon par un certain courant chrétien et un certain courant
marxiste, suffît а montrer d'évidence le caractère indigeste
de la pensée matérialiste, а l'estomac même du
matérialisme historique ou dialectique.
Ce qui est épouvantable n'a aucun titre а séduire les
hommes, qu'ils soient philosophes ou non. Et la pensée du
hasard — pensée matérialiste — est une pensée
d'épouvanté, qui inquiète autant le penseur que celui que
les philosophes appellent l'homme de la rue ; et, parmi les
penseurs, autant les spiritualistes de type religieux que les
idéalistes de type anti-idéologique. Cette épouvante
afférente а la pensée du hasard, visible dans les effets
terrorisants suscités par des œuvres comme celles de
Lucrèce ou de La Mettrie, a été exprimée par beaucoup
d'autres philosophes, tels Montaigne, Pascal ou Nietzsche.
Montaigne et Pascal en

TRAGIQUE ET HASARD 87

parlent sans cesse, bien qu'ils ne l'expriment guère de


manière explicite ; Nietzsche s'y réfère plus précisément а
certains moments, tel ce passage de Zarathoustra (1) : «
Lorsque mon æil fuit du présent au passé, il trouve toujours
la même chose : des fragments, des membres et
d'épouvantables hasards — mais point d'hommes ! Tout ce
que je compose et imagine ne tend qu'а rassembler et а unir
en une seule chose ce qui est fragment et énigme et cruel
hasard ! »

A l'origine du caractère épouvantable de la pensée du


hasard, ou du matérialisme du hasard, peuvent être allégués
deux grands ordres de raisons : 1) L'idée de hasard dissout
l'idée de nature et met en question la notion d'être ; 2) Elle
rejoint précisément la définition qu'а la suite de Freud la
psychanalyse a proposée de la terreur : la perte de la
familiarité ou, plus exactement, la découverte que le
familier est, de manière inattendue, un domaine inconnu
par excellence, le haut lieu de l'étrangeté.

La dissolution de l'idée de nature apparaît dans la plupart


des manifestations de terrorisme philosophique, dont elle
constitue peut-être le thème fondamental : leitmotiv qui se
transmet tout au long de la philosophie tragique,
apparaissant successivement chez les Sophistes, chez
Lucrèce, chez Montaigne, Balthasar Gracian, Pascal,
Hume, Nietzsche. Et c'est а la pensée du hasard qu'il
appartient, dans tous les cas, de prononcer cette dissolution.
Il y a du hasard, donc il n'y a pas d'hommes, dit
Zarathoustra dans le passage cité plus haut. Plus
généralement, la pensée terroriste déclare : il y a du hasard,
donc il n'y a pas de nature (ni de l'homme, ni d'aucune
espèce de choses). Et plus généralement encore : il y a du
hasard, donc il n'y a pas d'être — « ce qui existe » est rien.
Rien, c'est-а-dire rien au regard de ce qui peut se définir
comme être : rien qui « soit » suffisamment pour s'offrir а
délimitation, dénomination, fixation au niveau conceptuel
comme au niveau existentiel. Rien, dans la mouvance de «
ce qui existe », qui puisse donner а la pensée seulement
Vidée d'un être quelconque.

En quel sens l'idée de hasard, quel que soit le nom qu'on lui
ait donné (Lucrèce l'appelle fors, bien qu'il ne désigne par
lа nullement un hasard événementiel, mais un hasard
originel, constituant, antérieur а toute possibilité de «
fortune »), en quel sens le hasard fait-il échec а l'idée de
nature — quel que soit également le nom par lequel on ait
désigné cette intuition du « naturel » ? Le problème est de
savoir si, dans l'ensemble de

(1) Liv. II : De la rédemption.

88 LOGIQUE DU PIRE

« ce qui existe », il existe, non pas même une nature, mais


du moins certains ensembles d'êtres auxquels pourrait être
appliquée l'expression de « natures ». La condition requise
pour la reconnaissance de telles natures est que le pouvoir
du hasard — ou de l'habitude, de la coutume, de
l'apprentissage, bref de tout ce qui peut être considéré
comme « circonstance » adjacente — s'arrête aux frontières
de « quelque chose » qui, préalablement а la possibilité de
telles interventions, existe. Ainsi les natures humaine,
végétale ou minérale exigent-elles, pour exister, que soit
contenu en elles quelque chose transcendant toute
circonstance. Or, le penseur du hasard affirme que « ce qui
existe » est exclusivement constitué de circonstances ; que
les ensembles relativement stables qui portent, par
exemple, le nom d'homme, de pierre ou de plante,
représentent certaines sédimentations de circonstances
ayant par hasard, par un heureux (ou malheureux)
concours, abouti а l'organisation de généralités hasardeuses
et mouvantes (aussi hasardeuses et mouvantes que chacune
des singularités dont elles sont constituées) ;
sédimentations que seules les brièvetés — dans tous les
sens du mot — d'une perspective humaine permettent
d'envisager comme des généralités, des ensembles, des
natures. La notion sophistique de καιρός

— occasion — désigne ces voies hasardeuses а la faveur


desquelles « ce qui existe » existe, survient а l'existence (et
non : constitue un être). L'occasion est la tessiture de tout
ce qui existe : c'est elle qui produit les sensations
singulières, jeux de rencontres, localement et
temporellement imprévisibles, entre un sujet mobile et un
objet dotés des mêmes caractères changeants — sensations
qui constituent l'unique fondement du savoir (comme le
rapporte Platon dans le Théétète qui contient, avec l'exposé
de la thèse des « parfaits initiés », attribuée par Socrate aux
disciples d'Heraclite, l'exposé le plus précis qui soit
demeuré des thèses sophistiques en matière de
connaissance). C'est elle aussi dont les possibilités
combinatoires, s'exerçant а l'infini, ont produit des
ensembles provisoires, des natures imaginaires telle celle
de l'homme, où se joue en miniature, au niveau des
sensations et des idées, le même jeu occasionnel qui a
rendu possible Γ « homme ». L'homme et la sensation sont
des occasions, ne différant l'une de l'autre que par leur plus
ou moins longue durée : un même hasard, considéré а plus
ou moins grande échelle. Au regard de l'infini — c'est-а-
dire du hasard, porteur du principe d'infinité — nulle
différence : l'homme n'est qu'une sensation parmi d'autres.
Il'n'y a pas plus de « nature » dans une sensation

— rencontre isolée — que dans l'homme — lieu, provisoire


et

TRAGIQUE ET HASARD 89

mal délimité, où se joue un certain nombre de rencontres.

La pensée du hasard est ainsi amenée а éliminer l'idée de


nature et а lui substituer la notion de convention. Ce qui
existe est d'ordre non naturel, mais conventionnel — dans
tous les sens du mot. Convention désigne, en effet, а un
niveau élémentaire, le simple fait de la rencontre
(congrégations aboutissant а des « natures » minérale,
végétale ou autre ; rencontres rendant possibles les «
sensations »). A un niveau plus complexe, d'ordre humain
et plus spécifiquement social, convention prend sa
signification dérivée, d'ordre institutionnel et coutumier
(contribution du hasard humain au hasard du reste de « ce
qui existe »). Les lois instituées par l'homme ne sont ni plus
artificielles, ni plus naturelles que les apparentes « lois » de
la nature : elles participent d'un même ordre hasardeux, а
un niveau différent. En réalité, les lois de la nature sont
d'un ordre exactement aussi institutionnel que les lois
établies par la société : elles ne sont pas issues d'une
imaginaire nécessité mais ont dû, elles aussi, s'instituer а la
faveur de circonstances, tout comme les lois sociales. Au
regard d'une pensée du hasard, rien ne différencie le naturel
de l'artificiel ; ou plutôt, rien n'étant « naturel », la notion
d'arti-ficialité perd toute signification.

Cette dénégation de l'idée de nature, qui en vient а parer


l'artificiel des prestiges du naturel, а restituer, en quelque
sorte, а l'artifice des honneurs de la véracité, fut, semble-t-
il, la grande conquête de la pensée sophistique. E. Dupréel
fut un des premiers а montrer, dans son étude de la
philosophie sophistique (Les Sophistes, Neuchâtel, 1948),
que l'intention philosophique majeure des Sophistes n'était
pas un renoncement opportuniste а la valeur de vérité, mais
une récusation cohérente et philosophiquement motivée des
notions de vérité et de nature — aussi l'entreprise
platonicienne peut-elle apparaître comme une régression
philosophique par rapport а l'entreprise sophistique ; un
jour viendra peut-être où l'on qualifiera la pensée
platonicienne de « présophistique ». Plus précisément,
Dupréel démontre que l'un des principaux soucis de
philosophes tels Protagoras ou Gorgias fut de remplacer
l'idée de nature par les idées de convention et d'institution,
en substituant а la philosophie de la phusis une philosophie
du nomos : exactement de la même manière, et pour les
mêmes raisons, que, vingt siècles plus tard, Montaigne
critiquant l'idée de nature et lui substituant celle de
coutume. Et aussi, quelque temps après, Pascal : « Qu'est-
ce que nos principes naturels, sinon nos principes
accoutumés ? (...) Les pères craignent que l'amour naturel
des enfants ne s'efface.
90 LOGIQUE DU PIRE

Quelle est donc cette nature, sujette а être effacée ? La


coutume est une seconde nature, qui détruit la première.
Mais qu'est-ce que la nature ? Pourquoi la coutume n'est-
elle pas naturelle ? J'ai grand-peur que cette nature ne soit
elle-même qu'une première coutume, comme la coutume
est une seconde nature » (1). Importance de la pensée
sophistique : en critiquant l'idée de nature, elle est la
première а instruire un procès dont la révision, après vingt
siècles de platonisme, marquera, avec Montaigne et Pascal,
les débuts de la philosophie moderne.

En quel sens le refus de l'idée de nature implique-t-il


nécessairement un autre refus : celui de la notion d'être ?
Quel lien assez fort relie les notions de nature et d'être pour
assurer la ruine de l'autre, l'un étant perdu ? Que rien ne soit
naturel ne signifie pas nécessairement, semble-t-il, que rien
ne soit. Mais, si l'existence ne recouvre aucune nature, on
sera amené а demander : comment définir cela qui existe et
qui n'est, en aucun cas, nature ? On répondra que ce qui
existe est par définition — selon les principes d'une pensée
du hasard — indéfinissable. On devra donc refuser
l'existence а tout ce qui se laisse maîtriser
conceptuellement, а tout ce qui peut être défini. Ainsi le dit
bien Platon dans le passage du Théétèle cité plus haut : si
l'on est un adepte de la thèse des « parfaits initiés » — si
l'on est sophiste — il faudra refuser l'être а « tout ce qui a
nom » en ce monde. Nommer, c'est définir ; définir, c'est
assigner une nature ; or, aucune nature n'est. Ni l'homme, ni
la plante, ni la pierre, ni le blanc, ni l'odeur, ne sont. Mais
que reste-t-il d'autre pour meubler l'être, une fois exclus de
l'existence tous les êtres désignés par des mots ? Il existe
bien « quelque chose », mais ce quelque chose n'est rien,
sans aucune exception, de ce qui figure dans tous les
dictionnaires présents, passés et а venir. « Ce qui existe »
est donc, très précisément, rien. Rien, c'est-а-dire : aucun
des êtres conçus et concevables ; aucun des êtres recensés
jusqu'а ce jour ne figure au registre de ce que la pensée du
hasard admet а titre d'existence. Force est donc d'exclure de
l'existence la notion même d'être. Exclusion qui relève, non
d'une interdiction de principe, mais d'un constat empirique :
ce qui est exclu de l'existence n'est pas, а proprement
parler, la notion d'être, mais plutôt la collection'complète
(et nécessairement provisoire) de tous les êtres pensés
jusqu'а présent.

Le héros épique symbolisant, quelques siècles а l'avance, le


philosophe sophiste a, pour désigner son être, précisément
refusé

(1) Pensées, éd. Brunschvicg, frag. 92 et 93.

TRAGIQUE ET HASARD 91

de porter un nom. Il s'appelle Ulysse — c'est-а-dire «


personne ». Comme le feront les Sophistes, Ulysse, tel que
le décrit Homère, remet en question l'être а tous les
niveaux : toute entité est niée, fût-ce même celle de
l'identité personnelle, du moi — « je » suis « rien » : mon
nom est personne. Tout comme les Sophistes, Ulysse fait
briller, non l'être, mais le paraître : homme non vertueux
comme Achille (car la vertu, pour n'être qu'un mot, comme
le disent Lucain et Caton, n'en est pas moins un mot,
désignant par lа un être), mais rusé, artificieux, brillant,
insaisissable et irréfutable. Il est l'homme de toutes les
victoires, car il n'offre aucun sujet а défaire а l'éventualité
d'une défaite : Ulysse vaincu, c'est rien de vaincu, personne
de défait. Et, pour n'avoir pas de nom а qui s'en prendre,
Ulysse fera, chez Sophocle, enrager Ajax, tout comme les
Sophistes, par l'intermédiaire de Socrate, exaspéreront
Platon.

Un autre grand héros sophiste sera, au xvne siècle


espagnol, le Don Juan de Tirso de Molina, dont l'une des
répliques refrain est : « Je suis un homme sans nom. »

La pensée du hasard, qui met également en cause l'idée de


hasard et l'idée d'être, aboutit nécessairement а une
philosophie du non-être — c'est-а-dire а une philosophie
tragique. L'un des premiers philosophes tragiques qu'ait
légué а la postérité l'histoire de la philosophie est un
Sophiste, Gorgias, qui écrivit un Traité du non-être dont la
substance est parvenue jusqu'aux bibliothèques
contemporaines grâce а Sextus Empiricus (Contre les
dogmatiques) et а l'auteur inconnu (pseudo-Aristote) du De
Melissos, Xenophane et Gorgias. Titre significatif а le lire
en entier : « Traité du non-être ou de la nature. » Et titre qui
pourrait être inversé sans dommage : « Traité de la nature,
ou du non-être. » La nature est : ce qui n'existe pas.
L'aspect quelque peu sophistiqué de l'argumentation en
œuvre dans le Traité, dont l'agencement paraît plus devoir а
l'habituelle méthodologie sceptique, dont Sextus Empiricus
est ici l'héritier, qu'а la pensée de Gorgias lui-même, laisse
cependant filtrer l'essentiel du message sophistique : la
nature est un non-être ; rien de ce qui a pu être conçu
comme nature ne participe а l'existence. Et, par voie de
conséquence, l'homme, dont le propre est de concevoir des
natures, des êtres imaginaires, est lui-même privé de toute
participation а l'être : car la « nature » de la pensée est
d'ordre imaginaire, comme le soutiendra plus tard
Montaigne. On connaît les trois grandes thèses du Traité de
Gorgias : 1) Rien n'est ;

2) Si quelque chose était, ce quelque chose ne serait pas


pensé ;

3) Si quelque chose était, et était pensé, ce quelque chose


échap-

92 LOGIQUE DU PIRE

perait au langage. Cette affirmation du non-être, dans


laquelle une tradition platonicienne ne voulut voir qu'un
brillant sophisme, était une des premières manifestations
d'un thème fondamental de la pensée tragique : l'affirmation
de l'incapacité humaine а reconnaître ou а constituer une
nature ; d'où la vanité de la pensée, qui ne reflète que ses
propres ordres, sans prise sur une quelconque existence ;
d'où aussi une certaine inaptitude de l'homme lui-même а
l'existence. Thème qui devait alimenter l'épicurisme et
surtout Lucrèce (dont le De rerum natura est destiné а
démontrer qu'il n'y a pas de « nature des choses ») ; qui
réapparaît chez Montaigne (« Nous n'avons aucune
communication а l'être, parce que toute humaine nature est
toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de
soi qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et
débile opinion ») (1) ; chez Balthasar Gracian, Pascal,
Hume, Nietzsche. Et, plus récemment, chez Heidegger qui
relie, dans Qu'est-ce que la métaphysique ?, le thème de
l'angoisse а la pensée du non-être : « Que l'angoisse dévoile
le Néant, c'est ce que l'homme confirme lui-même lorsque
l'angoisse a cédé. Avec le clairvoyant regard que porte le
souvenir tout frais, nous sommes forcés de dire : ce devant
quoi et pour quoi nous nous angoissions n'était « réellement
»... rien. En effet ; le Néant lui-même — comme tel — était
lа » (2).

Cet effroi devant le non-être que décrit ainsi l'angoisse


heideggerienne mène directement а l'examen de la seconde
caractéristique tragique de l'idée de hasard : l'épouvante.

Certaines idées sont susceptibles de terroriser autant que


des menaces et des actes ; autant et peut-être même, de
certaine manière, davantage : en ce qu'elles livrent un
modèle général de terrorisme où l'acte terrorisant puisera
son inspiration. Tel paraît être le cas, si l'on en croit la
terreur exercée depuis deux millénaires par la pensée de
Lucrèce, de l'idée de hasard s'en prenant а l'idée de nature
— du hasard affirmant qu'il n'y a rien de « naturel » dans la
nature.

Freud déclare dans Das Unheimliche que l'épouvante surgit


lorsque le plus familier vient se superposer au plus inconnu,
lorsque l'étrangeté s'empare de la place même
préalablement occupée par le concept de familiarité. Ainsi
l'automate des Contes d'Hoffmann est-il inquiétant dans la
mesure où on le prenait d'abord pour un être vivant ; le
dément dans la mesure

(1) Essais, II, 12.

(2) Ed. Gallimard, p. 32.

TRAGIQUE ET HASARD 93

où il paraissait d'abord raisonnable ; le criminel dans la


mesure où rien ne le désigne a priori comme tel lorsqu'il va
а la rencontre de celui qu'il projette d'assassiner. De
manière générale, l'épouvante commence а la faveur d'un
doute intellectuel quant а la « nature » d'un être
quelconque, et éclate lorsque cet être vient а perdre
soudain, dans la conscience de celui qui observe, la nature
qui lui était implicitement reconnue. Perte qui ne constitue
pas un événement, mais la révélation rétrospective d'un
état : l'être en question n'ayant Jamais eu la nature qu'on lui
attribuait. Or, la pensée du hasard déclenche exactement le
même mécanisme d'épouvanté. Ce que l'épouvante
expérimente, lorsqu'elle voit se dissoudre l'idée d'une
certaine nature, est ce que la philosophie terroriste
expérimente constamment, et de manière généralisée,
lorsqu'elle affirme le caractère non naturel, mais hasardeux,
de tout ce qui existe. En remettant en cause, non l'idée de
telle ou telle nature, mais le principe de nature lui-même,
elle étend а la somme des existants un processus de
dénaturation dont telle angoisse particulière (devant la
folie, le crime ou l'automate) ne figure qu'une expérience
partielle et isolée. Ce qui angoisse occasionnellement les
hommes est aussi ce qui épouvante continuellement
l'affirmateur du hasard : de même que le dément n'a pas de
« nature » raisonnable, l'automate pas de « nature » vivante,
de même c'est en vain que l'on chercherait une « nature »
chez l'homme sain d'esprit et chez l'homme vivant. La
terreur apparue lors de la perte d'une nature se renouvellera
donc а tout examen en nature : en vérité, si le dément et
l'automate terrorisent plus volontiers que l'homme ordinaire
et que tout spectacle « naturel », c'est seulement parce qu'ils
contraignent ici l'esprit а un examen forcé du concept de
nature. Ils obligent а poser une question qui pourrait être
posée, dans les mêmes termes, а tout autre niveau
d'observation (mais qui peut aussi, dans beaucoup d'autres
cas, être passée sous silence : raison pour laquelle un arbre
en fleurs est — α priori — moins inquiétant qu'un
dément) : dans tout ce que l'homme considère et a
considéré comme nature, y a-t-il jamais rien eu de « naturel
» ? En pensant que l'ensemble de ce qui existe est issu du
hasard, en subodorant sous l'apparence de toute nature la
vérité d'une non-nature, la philosophie terroriste met
l'épouvante а la clef de toutes les observations concevables.
Elle inclut toutes les possibilités d'épouvanté dans la pensée
d'une dénaturation généralisée, munie des mêmes
caractères psychologiques que les expériences habituelles
de l'angoisse. Même caractère rétrospectif, en particulier :
dans les deux cas, on a peur, maintenant, d'avoir

94 LOGIQUE DU PIRE

cru а quelque chose qui, alors, était déjа faux. Dans le


roman policier réussi, qui s'apparente ainsi au thème
fondamental exprimé dans l'Ædipe roi de Sophocle, le
lecteur découvre tout а la fin que le personnage rassurant
avec lequel le héros s'est entretenu familièrement tout au
long des événements rapportés dans le livre était, dès le
début de ces événements, un dément ou un assassin. De la
même façon le terrorisme philosophique, introduisant en
l'homme l'idée de hasard, révèle après coup que la calme et
rassurante nature — l'homme, l'arbre, la maison — était,
depuis toujours, privée des caractères « naturels » qui lui
étaient accordés sur sa mine (tout comme au meurtrier la
mine rassurante servant d'alibi) : l'erreur est toujours de
bien avant, la démystification de beaucoup trop tard. Quand
l'inspecteur arrive sur les lieux, le meurtre est commis ;
quand l'esprit philosophique (hégélien) s'empare de
l'histoire, celle-ci est déjа faite. En aucun cas, la pensée ne
peut agir : seulement, reconstituer le drame. Ce décalage
entre le temps antérieur de l'effectuation et le temps
postérieur de la prise de conscience est particulièrement
sensible chez Lucrèce : le De rerum natura enseigne que la
« dénaturation » de la nature interviendra toujours trop
tard ; trop tard, c'est-а-dire après que se soit installée, chez
les hommes, une croyance en l'idée de nature.

Cette épouvante inhérente а la vision de la nature comme


non-nature n'est pas seulement une forme d'angoisse
généralisée. Elle peut aussi être considérée comme
épouvante originelle, comme l'origine de toutes les
angoisses possibles. Que l'on suive ici Freud ou 0. Rank, il
est patent que, chronologiquement parlant, la première
expérience d'angoisse est la naissance, la séparation d'avec
la mère et l'apprentissage forcé (et obligatoirement rapide)
d'un milieu étranger (sec, froid et provisoirement
asphyxiant). Il est probable que toute expérience ultérieure
d'angoisse — peur de l'obscurité, crainte d'abandon,
inquiétude face а toute menace indécise — est une sorte de
retrouvaille avec l'angoisse originelle, qui est la perte
brutale d'un milieu du moins possible, sinon agréable, pour
celui qui en est le centre. Auquel cas l'expérience
philosophique du hasard signifie, non pas l'angoisse
originelle, mais la forme la plus générale d'une angoisse
dont la naissance livre l'expérience première, telle et telle
angoisse postérieure des expériences dérivées. Le hasard,
c'est-а-dire, encore une fois, la perte de l'idée de nature. Or
— et ce dans toutes les langues et toutes les pensées du
monde — l'idée de nature a toujours été assimilée а l'idée
maternelle : la « mère-nature » est а l'homme ce qu'est la
mère au nouveau-né,

TRAGIQUE ET HASARD 95

un cadre, un .milieu, un système de référentiels а qui en


appeler en cas de menace de perdition. Lorsque le nouveau-
né se sent menacé dans son existence, il crie, en appelant
ainsi а sa mère. Lorsque l'homme se sent menacé dans sa
pensée, il en appelle а la nature : а un « quelque chose » qui
serve de cadre, de réfé-rentiel а sa douleur — faute de quoi
l'inquiétude qui le saisit n'aurait pas même de fond sur quoi
faire relief, de normalité а partir de laquelle pouvoir se
comprendre comme « accident ». Dans les deux cas —
celui de l'homme et celui de l'enfant —, si la mère-nature
fait défaut, inquiétude et douleur se dissolvent, se perdant
dans l'épouvante.

S'il n'est donc d'autre nature que la « nature-mère », toute


dissolution de l'idée de nature conduira nécessairement а
une pensée d'épouvanté. Aussi, philosophiquement parlant,
l'intuition du hasard — c'est-а-dire de la non-nature —
peut-elle être dite la matrice commune où se produit la
génération de toutes les angoisses (y compris l'angoisse
physiologiquement vécue lors de la naissance). Aussi,
également, l'idée de hasard peut-elle être dite « principe »
d'épouvanté : en ce qu'elle se réfère а une certaine
expérience intellectuelle — la perdition — а partir de
laquelle seulement l'expérience de l'angoisse est possible
(même si, chronologiquement et relativement а la vie des
hommes, celle-ci précède nécessairement celle-lа). On dira
que ce n'est que bien longtemps après être né — toujours
trop tard — que l'homme concevra l'angoisse jadis attachée
а sa naissance. En sorte que, si cette analyse est fondée, la
pensée du hasard n'est pas seulement pensée d'épouvanté,
mais est l'épouvante même : désarroi originel où
s'alimentent tous les désarrois.

Un conte de Guy de Maupassant, intitulé La null, exprime


très précisément ce désarroi : le lien entre l'épouvante et le
processus de dénaturation engendré par l'idée de hasard. Il
est d'ailleurs remarquable que la genèse de l'épouvante,
telle que la décrit Maupassant dans beaucoup d'autres
contes, ait toujours un rien pour origine : ce qui fait peur est
de n'avoir rien dont avoir peur (un conte, intitulé justement
La peur, le déclare explicitement). Dans La nuit, la trame
du récit est réduite а un strict minimum d'événements : le
conte décrit une simple promenade nocturne, les
déambulations d'un Parisien dans sa ville du début de la
soirée jusqu'а l'aube (qui, dit le conte, ne se lève ni ne se
lèvera jamais plus). Les seuls événements de ce récit où
rien ne se passe, où il n'y a, précisément, pas d'événements,
d'où le récit de ce manque, sont d'ordre psychologique : le
passage, dans la conscience du narrateur, de la
représentation

96 LOGIQUE DU PIRE

d'une ville vivante et habitée а celle d'un ensemble mort et


désert auquel ni le nom de ville, ni aucun autre nom, ne
conviennent plus. Comment la ville de « Paris » peut
devenir, en l'espace d'une nuit, « innommable » : comment,
en termes philosophiques, on passe de l'idée d'être а celle
de néant, de l'idée de « nature » а celle de « hasard ».

Au départ, le milieu dans lequel le narrateur déambule a


tous les caractères, rassurants et familiers, d'une nature. La
nuit qui s'étend sur Paris est « aimée avec passion » (mais,
précise Maupassant un peu plus loin, « ce qu'on aime avec
violence finit toujours par vous tuer ») ; on entend rôder
partout « sæurs » et « frères » (la nuit est vivante, le silence
qui en émane se laisse « écouter ») ; il fait « très beau, très
doux, très chaud ». Commence alors une longue
promenade, solitaire et euphorique, au bois de Boulogne.
Le retour dans Paris — « longtemps, longtemps » après, dit
le narrateur, sans pouvoir préciser davantage — inaugure
une expérience progressive de la perdition : disparition, l'un
après l'autre, de tous les référentiels permettant de
reconnaître en Paris un ensemble de choses et d'êtres —
une ville — а la fois connus et vivants. Plus précisément,
ces choses et ces êtres sont vivants parce qu'ils sont
connus ; connus parce qu'ils sont repérables ; vienne а
manquer tout repère, et tout meurt (tout est mort). C'est,
tout d'abord, la perte du sens de l'heure, dès l'Arc de
Triomphe sous lequel repasse le narrateur se sentant déjа en
proie а des impressions bizarres ; puis, au cours d'une
longue descente qui commence place de l'Etoile et se
termine aux Halles, l'accumulation de nuages sur la ville, la
disparition progressive de tout passant, l'envahissement du
froid, la fermeture des cafés et l'extinction de toute lumière
dans la ville, la clôture obstinée des portes cochères
auxquelles le narrateur, que l'affolement gagne, sonne
désespérément, l'épaississement des ténèbres qui rendent,
petit а petit, l'espace tout noir, « plus profondément noir
que la ville ». Et enfin :

« Une épouvante me saisit — horrible. Que se passait-il ?


Oh ! mon Dieu ! que se passait-il ?

« Je repartis. Mais l'heure ? l'heure ? qui me dirait l'heure ?


Aucune horloge ne sonnait dans les clochers ou dans les
monuments. Je pensai : « Je vais ouvrir le verre de ma
montre et tâter l'aiguille avec mes doigts. » Je tirai ma
montre... elle ne battait plus... elle était arrêtée. Plus rien,
plus rien, plus un frisson dans la ville, pas une lueur, pas un
frôlement de son dans l'air. Rien ! plus rien ! plus même le
roulement lointain du fiacre — plus rien !

TRAGIQUE ET HASARD 97

« J'étais aux quais, et une fraîcheur glaciale montait de la


rivière.

« La Seine coulait-elle encore ?

« Je voulus savoir, je trouvai l'escalier, je descendis... Je


n'entendais pas le courant bouillonner sous les arches du
pont... Des marches encore... puis du sable... de la vase...
puis de l'eau... j'y trempai mon bras... elle coulait... elle
coulait... froide... froide... froide... presque gelée... presque
tarie... presque morte.

« Et je sentais bien que je n'aurais plus jamais la force de


remonter... et que j'allais mourir lа... moi aussi, de faim —
de fatigue — et de froid. »

Ce que Maupassant décrit ici est très précisément Vêlai de


mon, — par quoi on désigne une intuition de la mort
considérée, non pas comme événement pouvant survenir а
tout moment dans le cours des choses et des êtres, mais
comme Vêlai (( naturel » de ce qui existe. D'où l'épouvante
du narrateur, qui prend sa source dans une vision
exactement superposable а celle qui s'est trouvée décrite
plus haut sous le nom de vision du hasard. On retrouve,
dans l'affolement du narrateur, les trois composantes de
cette perspective philosophique et terroriste. Tout d'abord
l'idée de hasard, qui se manifeste ici par la quête éperdue
de référentiels spatiaux et temporels. La question de l'heure
traverse tout le conte comme un leitmotiv : je serais sauvé
si l'on pouvait me dire l'heure exacte, répète presque а
chaque page le narrateur, qui précise а un moment le rôle
bienfaisant que joue sa montre en état de marche, même s'il
ne peut la consulter en raison de l'obscurité. Savoir qu' « il
y a » une heure est l'essentiel ; ignorer cette heure exacte
est petit malheur ; aussi, dit Maupassant : « J'écoutai le tic-
tac léger de la petite mécanique avec une joie inconnue et
bizarre. Elle semblait vivre. J'étais moins seul. » En d'autres
termes : peu importe que je sois perdu ; importe seulement
qu'il existe un port, même а supposer que je ne puisse
jamais y parvenir, ni le connaître. Ou encore : peu importe
de ne pas savoir où je suis, et même de devoir l'ignorer а
jamais, pourvu qu'il soit bien établi que je suis, d'un certain
point de vue qui m'est inaccessible, « quelque part ». Ou
enfin : l'horreur véritable n'est pas de se perdre dans
l'inconnu, mais de se reconnaître dans le hasard. — En
second lieu, l'idée de dénaturation, qui est le sujet même de
La nuit : c'est, conformément а la thèse freudienne de Das
Unheimliche, le lieu le plus connu qui sombre dans
l'inconnu, l'ensemble le plus familier qui se dérobe а toute
reconnaissance, а toute perspective. Ce que décrit ici
Maupassant

98 LOGIQUE DU PIRE

est avant tout une impossibilité soudaine de voir Paris. La


ville devenue invisible a cessé d'apparaître, et du même
coup a cessé d'être : révélant ainsi que la « nature » et le
nom qui lui étaient prêtés ne recouvraient que l'apparence
d'un ensemble, le hasard d'une structure nécessairement
fragile et provisoire (c'est-а-dire un ensemble structuré
seulement par apparence, seulement par hasard}. Une «
nature » ne désigne qu'un instant dans le jeu des
assemblages d'éléments ; chaque instant nouveau, qui le
modifie, le dénature en profondeur. Mais, comme le disait
Pascal ci-dessus : « Quelle est donc cette nature, sujette а
être effacée ? » Seule une certaine perspective, toute
relative, а la faveur de laquelle certains ensembles se
laissent percevoir, peut mettre en l'homme l'idée de
certaines natures. D'où une définition terroriste de la
nature : on appelle nature une certaine quantité d'éléments
qui, vus sous un certain angle, et а une certaine distance,
peuvent, а un certain instant, donner а un observateur
l'impression de constituer un ensemble. « Nature » désigne
donc toujours, non un objet, mais un point de vue. Ce qu'on
appelle, par exemple, « ville » définit, non un ensemble,
mais un certain angle de vision. Pascal le disait aussi (1)
avant Maupassant, après les Sophistes et après Montaigne.
En troisième lieu, l'épouvante de La nuit se réfère enfin а
l'idée de non-être qui apparaît ici, dans le sillage des idées
de hasard et de dénaturation, aussi nécessairement que
l'affirmation du « rien n'existe » chez Gorgias ou du vide de
toutes les pensées et sentiments humains chez Pascal (d'où
la nécessité ontologique du divertissement). C'est, d'abord,
la disparition de la possibilité des événements. Il ne se
passe plus rien, et c'est précisément ce manque
d'événements qu'exprimé la question angoissée : « Que se
passait-il ? Oh ! mon Dieu ! que se passait-il ? » Puis, c'est
la disparition de l'être en personne : « Plus rien, plus rien,
plus rien — rien, plus rien — plus rien ! », répète
Maupassant dans un même paragraphe de son récit. Ce qui
existe est ce qu'assigné, pour chaque fois, et chaque fois
pour une seule fois, le hasard spatial et temporel d'une prise
de vue ; aucune de ces prises de vue qui puisse jamais
désigner un être. Ce qui existe est — a toujours été — rien.
Paris n'existe pas ; existent seulement certaines
perspectives а partir desquelles tel et tel, а tel et tel instant,
peuvent voir, c'est-а-dire imaginer, la présence d'une ville.
Ces trois composantes de l'épouvante — hasard, dénatura-

(1) Cf. frag. 115 des Pensées, éd. Brunschvicg.

TRAGIQUE ET HASARD 99

tion, non-être — mettent le narrateur en situation


d'affolement : exactement au sens où l'on dit, de l'aiguille
d'une boussole déréglée, qu'elle est « folle ». Sans
référentiel vers quoi se diriger de préférence а un autre,
sans possibilité d'être attirée par le pôle magnétique,
l'aiguille aimantée se dirige а la fois partout et nulle part :
ce qu'elle désigne, dans son instabilité incessante, est, très
précisément, rien. Elle refuse toute désignation, sitôt
reconnue l'équivalence de toute direction. Elle a, а signaler,
rien. Définition de l'épouvante issue de la pensée du
hasard : dans tout ce qui existe, il n'y aura jamais rien а
signaler (rien de plus ou de moins hasardeux qu'autre
chose).

Toutefois, entre l'épouvante décrite par le conte de Maupas-


sant et l'épouvante philosophique caractérisant la pensée du
hasard subsiste une différence importante : la première est
localisée, la deuxième généralisée. Chez Maupassant, il
s'agit de décrire, non l'état des choses, mais une expérience
particulière, une angoisse momentanée due а la faveur
d'une circonstance précise : l'état de cauchemar («
cauchemar » est d'ailleurs le sous-titre donné par
Maupassant а sa nouvelle). L'état de mort signifie ici que,
sans raison apparente, la vie a cessé autour du narrateur —
manifestant ainsi qu'il y avait, auparavant, de la vie.
Cauchemar désigne donc, non une mise en question de
l'idée de vie, mais un processus de désorganisation au terme
duquel la mort vient coïncider avec la vie (le schéma
bergsonien du Rire — le mécanique s'emparant du vivant
— décrit aussi justement le terrifiant que le comique dès
lors que le mécanique, principe de mort, gagne de proche
en proche toutes les régions existantes, finissant par investir
la totalité du vivant : Bergson lui-même le signale (1). Pour
le penseur du hasard, une telle expérience d'épouvanté n'est
ni particulière ni isolée. L'état de mort ne désigne pas un
cauchemar, mais l'état « naturel » des choses. Il est,
précisément, la « nature des choses », pour qui a reconnu
que les choses étaient sans nature. Il n'y a donc plus, ici, de
processus de « dénaturation » а proprement parler : une
non-nature ne vient pas s'emparer d'une nature
préalablement existante ; on s'aperçoit seulement, après
coup, qu'il n'y a jamais eu de nature. De même il n'y a pas
de superposition de la mort sur la vie, car il n'y a jamais eu
de vie. La vie n'a pas cessé ; elle n'a, en fait, pas commencé.
L'état de mort n'est donc pas opposé а l'état de vie, mais
désigne tout uniment, sans référence aucune а une vie
quelconque, l'état de « ce qui existe » ; et si cette pensée a

(1) Pp. 108-109 du Rire.

100 LOGIQUE DU PIRE


un caractère cauchemardesque, c'est que ce qui existe est
cauchemardesque — ce qui existe, et non les rêves, ni les
cauchemars. Ce qui existe est peut-être un cauchemar ;
mais, а la différence des rêves nocturnes, un cauchemar
dont il est impossible de se défaire par le réveil : songe
peut-être, mais sans appui sur une plus véritable veille. Les
pensées et rêveries éveillées, qui définissent le règne de la
conscience, peuvent seulement habiller de maints
ornements l'impensable et cruelle nudité du hasard : nudité
que les idées peuvent voiler mais non dissoudre de la
manière dont le réveil dissipe les songes. Aussi, comme le
dit Montaigne dans Y Apologie de Baimond Sebond, les
pensées conscientes sont-elles, faute de référentiel où
prendre leur mesure, plus tenaces, et donc plus trompeuses,
que les songes : « Le sommeil en sa profondeur endort
parfois les songes. Mais notre veiller n'est jamais si éveillé
qu'il purge et dissipe bien а point les rêveries, qui sont les
songes des veillants, et pires que songes. »

On demandera en quel sens l'affirmation du hasard — au


sens originel et constituant — est aussi nécessairement une
affirmation de l'état de mort. Ce lien entre mort et hasard
est évident, si l'on se réfère а ce qui a été rappelé plus haut :
le caractère immanent et spontané de la faculté
organisatrice au sein d'une « nature » que le penseur
tragique dit non naturelle et hasardeuse, la négation de
toute intervention extérieure pour rendre compte de ce qui
existe. Pour l'affirmateur du hasard, « ce qui existe » est
d'un seul tenant, existe а un même et unique « titre », tirant
du hasard une même possibilité : pas de différence
qualitative entre un tas de sable, un être « vivant », un
ordinateur électronique. Or, affirmer la possibilité de la vie
suppose toujours qu'on affirme des différences de niveau
entre les différents « règnes » d'existence — quand même
celles-ci se réduiraient а cette seule mais essentielle
différence entre l'inerte et le mobile, le figé et le vivant. S'il
est une vie, c'est celle qu'a dite Bichat en une définition
toujours d'actualité : l'ensemble des forces qui résistent а la
mort. Vivre, c'est vivre par rapport а quelque chose : si tout
vit, rien ne vit — si tout est rosé, rien n'est rosé, a dit un
jour, en une formule également définitive, Vladimir
Jankélévitch. S'il n'est rien а quoi « résister », rien par
rapport а quoi une organisation quelconque puisse être dite
vivante, on conclura nécessairement que rien ne vit. C'est lа
précisément ce qu'affirmé l'idée de hasard constituant : elle
nie la possibilité de différences de niveau, réduisant toutes
les existences а un même niveau, les regroupant en un
même ensemble-hasard а la surface duquel

TRAGIQUE ET HASARD 101

toutes les combinaisons sont spontanément possibles —


homme, arbre, pierre —, et а partir duquel seulement
pourra exister l'infinité des différences. Faut-il
nécessairement imaginer, en l'existence, des niveaux
différents pour rendre compte de l'infinité des différences
entre les objets existants ? Telle est la question
fondamentale, а laquelle la pensée du hasard répond
négativement : « ce qui existe » contient déjа le principe de
différence — « par hasard », c'est-а-dire : en raison du
caractère constitutionnellement hasardeux de ce qui existe.
Différences de détail, ou différences plus générales, comme
celles qui permettent apparemment de différencier «
matière » et « vie » en ordres de nature différents, sont
également permises par l'idée de hasard. Laquelle n'a
besoin de nul apport extérieur pour considérer ce qui
existe : tout ce qui fait apparemment relief — « liberté », «
initiatives », « événements » — est conçu comme ni plus ni
moins inerte, ni plus ni moins vivant, que le reste de ce qui
existe. Elle voit certes une infinité de différences ; elle
affirmera même, contre le rationalisme classique, l'unique
et universelle existence de la différence, sans référence
préalable а une idée de l'identique — thème récemment
développé par l'ouvrage de G. Deleuze, Différence et
répétition (1). Mais elle ne voit aucune différence de
nature, de niveau, de relief, entre l'infinité des objets
différents, des ensembles différents, des organisations
différentes. « Distingo est le plus universel membre de ma
Logique », dit Montaigne (2). Universalité, précisément, de
la différence, qui embrasse dans une certaine unité — le
hasard — la totalité des différences. Unité qui signifie ici,
non une synthèse, mais l'impossibilité de distinguer des
ordres différents au sein de ce qu'elle conçoit comme
hasard, c'est-а-dire dans l'ensemble de toutes choses :
équivalence originelle, uniformité fondamentale, au regard
d'une pensée qui voudrait opérer un partage entre le mort et
le vivant. Sans doute, au gré du hasard, certaines
organisations peuvent-elles se créer, subsister un temps,
puis se détruire ; les éléments qui les composent y
apparaître et y disparaître а un moment donné. Mais ces
apparitions et ces disparitions ne peuvent être dites
principes de vie et de mort, sinon en un sens а la fois
anthropo-morphique et métaphysique : anthropomorphique,
par l'expérience consciente que l'homme fait de sa propre
existence ; métaphysique, par l'idée d'un recours а une
notion transcendante de « vie » appelée а rendre compte de
la possibilité de sa propre

(1) Paris, Presses Universitaires de France, 1968.

(2) Essais, II, 1.

102 LOGIQUE DU PIRE

existence. Mais cet appel а une idée supérieure de vie est,


pour l'aifirmateur du hasard, une illusion philosophique
majeure. La question qui se pose ici est d'inspiration
humienne : dans le fait qu'on appelle « vie » sa propre
participation а « ce qui existe », y a-t-il quelque chose que
l'on pense, une idée réellement ajoutée а la notion
d'existence ? De même, demande par exemple Hume, dans
le fait qu'on appelle « cause » le principe d'une certaine
succession d'événements, y a-t-il quelque chose de pensé,
une idée ajoutée а la notion de succession nécessaire ? Pour
le penseur du hasard, il n'y a rien de plus dans la notion de
vie que dans la notion d'existence, quelle que soit la «
nature » de l'objet existant : vie et mort sont, pour lui,
termes exactement équivalents. Et, а la limite, l'état de vie
pourrait qualifier « ce qui existe » aussi bien (c'est-а-dire
aussi peu) que l'état de mort. Appelez ça, qui existe, comme
vous voudrez : rien ne s'y passe jamais de tel qu'on soit
autorisé, а son sujet, а parler de « vie » ou de « mort ». Le
pessimisme de Schopenhauer présente, sur ce point, des
vues particulièrement originales. Au regard de la volonté
scho-penhauerienne rien ne permet, en effet, de distinguer
la vie de la mort. On sait que la métaphysique de la mort,
exposée au chapitre XLI des Suppléments au livre IV du
Monde comme volonté et comme représentation, aboutit а
une conception paradoxale du tragique de la mort : celle-ci
étant incapable d'apporter une modification а ce qui existe
(c'est-а-dire au système de la volonté), d'y susciter un «
manque » quelconque. Le tragique de la mort, selon
Schopenhauer, réside non dans une idée de perte, mais au
contraire dans la révélation du caractère indestructible de la
volonté : tout ce qui a vécu — tout ce qui a « voulu » — se
répétera intégralement au cours des siècles, sans perte ni
ajout quelconques. De la même façon, le tragique de
l'amour, exposé dans les célèbres pages de la Métaphysique
de Γ amour (1), n'est pas а rechercher dans la direction d'un
manque (dans le caractère inassouvissable du désir, le
caractère inaccessible de ses buts), mais plutôt dans celle
d'un surplus, d'une satisfaction trop parfaitement adaptée
aux tendances amoureuses : dans le principe d'une
infaillible et mécanique répétition au service de la
perpétuation de J'espèce, dont la ruse est de suggérer а
l'homme l'illusion qu'il est le sujet d'un désir en réalité
étranger а son intérêt propre. Bref, rien ne se perd, rien ne
se crée dans la volonté : une telle formule, qui résume le
pessimisme scho-penhauerien, signifie qu'il n'y a
véritablement ni naissance ni

(1) Ghap. XLIV des Suppléments au iiv. IV du Monde.

TRAGIQUE ET HASARD 103

disparition, ni vie ni mort, mais seulement une mécanique


— la volonté — dont les déplacements successifs donnent а
ceux qui ont conscience d'en être affectés (ainsi les
hommes) l'illusion de l'autonomie, de la liberté, de la vie.
Mais ce que l'homme appelle « vie » ne désigne que
l'aptitude de la volonté а la répétition mécanique, а un
renouvellement travesti, et l'aptitude de l'homme а assumer,
sur le mode illusoire, la responsabilité d'une volonté en
apparence agie, en réalité subie. Personne, en définitive,
n'aurait l'idée de vie sans l'illusion а la faveur de laquelle
l'homme se considère comme sujet de ses désirs, de sa
volonté. La capacité de l'homme а surenchérir, а « vouloir »
personnellement ce qui en lui veut — illusion fondamentale
de la pensée humaine selon Schopenhauer — permet seule
de figurer les traits nébuleux d'une vie se superposant а la
nature (а la volonté). Traits nébuleux : cette vie que se
figure l'homme lorsqu'il fait l'expérience de sa volonté
propre est une vie fausse, une mauvaise imitation.
L'illusion fondamentale а laquelle s'en prend constamment
Schopenhauer est ainsi l'idée que la volonté puisse être
vivante. Vivante, c'est-а-dire véritable, serait une vie voulue
en dehors de la volonté en œuvre dans la nature ; mais rien
n'existe de tel. Rimbaud est schopenhauerien lorsqu'il
déclare, dans Une saison en enfer, que « la vraie vie est
absente » : n'est présente en effet nulle part, selon
Schopenhauer, une « vraie » vie, qui fasse relief sur les
mécanismes de la volonté ; tout ce qui existe, répétant sans
modification les instructions de la volonté, est d'ores et déjа
mort — d'une mort où, il est vrai, rien ne peut naître ni
mourir.

Tout comme la pensée du hasard, le pessimisme


schopenhauerien dissout donc l'idée d'une différence entre
la vie et la mort. Mais par le biais opposé : au lieu
d'intégrer la totalité de ce qui existe а l'idée de hasard,
Schopenhauer recourt а une notion métaphysique
d'organisation — la volonté — qui est le contraire même de
la notion de hasard (même si, comme Schopenhauer serait
vraisemblablement assez disposé а l'admettre, c'est « par
hasard » que cette volonté a étendu son emprise sur ce qui
existe). Gomme il a été dit plus haut : Schopenhauer se
donne d'abord un monde constitué, а partir duquel
seulement il sera possible de parler de hasard, en
l'occurrence plutôt d'absurdité. En ce monde se manifeste
bien une équivalence fondamentale des niveaux de ce qui
existe ; mais celle-ci est saisie, chez le penseur pessimiste
(Schopenhauer), dans l'intuition générale d'une loi — la
volonté — constituée une fois pour toutes, alors que, chez
le penseur tragique (Lucrèce), elle dérive, au contraire,

104 LOGIQUE DU PIRE


de l'intuition d'un hasard généralisé, de l'absence de toute
constitution (ou « nature »). Même réduction de ce qui
existe а un unique niveau d'existence, mais pour des raisons
opposées : chez le pessimiste, parce que rien n'est hasard
(d'où un monde absurde, mécanique bien constituée dont
les ressorts sont organisés de manière cohérente, quoiqu'en
dehors de toute finalité raisonnable) ; chez le tragique,
parce que tout est hasard (d'où l'absence de monde
constitué, que celui-ci soit d'ordre rationnel ou aberrant).
Même plaine morne s'offrant au regard, mais dont le
principe de monotonie diffère entièrement : le premier
d'être sans surprise — expérience de l'absurde — le second
de n'être que surprise — expérience de la perdition.

Sont а distinguer ici les notions de perle et de perdition. La


perte est un événement se rapportant а une conception
événementielle du hasard ; la perdition est un étal relatif а
la conception d'un hasard originel et constituant. En
d'autres termes : la perdition est а la perte ce que hasard est
а casas. La première est une mise en question de l'être en
général, la seconde un accident dans le cours de l'être. On
se perd (événement) alors qu'on est en perdition (état) : un
navire fait naufrage а un moment précis, mais peut rester en
état de perdition pendant une durée indéterminée ; de même
l'homme ne meurt qu'une fois, mais peut être en perdition
toujours. La perte désigne la disparition d'un être repérable,
la perdition l'inexistence préalable de tout repère, un état où
tous les référentiels sont hors d'usage : perte а la fois des
graduations et des différents ordres d'échelle. Dans l'état de
perdition, rien n'est situable, ni en qualité (estimation en
gros), ni en quantité (estimation en détail). Ce qui existe, а
l'état de perdition, est une somme de sensations dont les
intitulés ne figurent dans aucun registre : on sait seulement
que, d'un certain point de vue improvisé (celui d'un
individu а un certain moment, qu'aucun référentiel ne
permet de situer par rapport aux autres), une certaine
sensation G a succédé а une certaine sensation B, laquelle
succédait а une certaine sensation A ; mais rien n'est dit, ni
quant а la « nature » de ces sensations, ni quant а Γ « ordre
» dans lequel elles sont apparues. Nuit, cauchemar, délire,
angoisse, nausée, sont des approches de la perdition :
seulement des approches, désignant tel ou tel aspect
singulier, et singulièrement ressenti, de l'expérience
philosophique de la perdition, dont le hasard est le nom le
plus général parce que le moins inapproprié. Ce а quoi se
réfèrent silencieusement l'angoisse nocturne et le
cauchemar est l'état de mort : la vision de la mort comme
état, comme vérité

TRAGIQUE ET HASARD 105

première de tout ce qui existe, de tout ce qui, pendant la


veille inattentive, a pu prendre plus ou moins plausible
apparence de vie. Dans le cauchemar philosophique, ce
n'est pas la mort qui apparaît comme le terme inéluctable
de toute « vie », mais la vie elle-même qui perd son
caractère vivant, révélant ainsi son appartenance originelle
а la mort : inerte, hasardeux, étranger а toute nature,
apparaît alors l'ensemble de ce qui existe, y compris et
surtout les « forces » qui semblent s'y jouer. Perdre tout
référentiel, c'est, а plus ou moins long terme, perdre l'idée
qu'il puisse y avoir de la vie, c'est-а-dire une ou des natures.
Que disparaissent nord et sud, droite et gauche, jour et nuit,
passé et avenir, vie et mort, signifie qu'une certaine région
d'existence, ou plutôt un certain angle de vision, ont été
privés de leurs référentiels coutumiers ; l'idée de hasard
constituant, qui est l'origine de chacune de ces pertes
particulières, peut être considérée comme la raison générale
ordonnant toute expérience de la perdition. Perdition
désigne ainsi, non la somme des pertes pouvant survenir,
mais la vérité générale que rien n'est а perdre, rien n'étant
tenu — non, par exemple, la mort imminente, mais
l'absence originelle de vie qui fait de la mort plutôt un état
permanent qu'un événement possible et isolé.

D'où deux types de philosophie — tragique ou pessimiste


—, selon qu'on a en vue la perdition (hasard originel) ou la
perte (hasard événementiel). Schopenhauer, Kierkegaard,
Unamuno sont, selon cette distinction, des philosophes
pessimistes ; Lucrèce, Montaigne, Pascal, des penseurs
tragiques. D'où aussi deux conceptions très différentes du
tragique de la mort, selon que celle-ci est considérée
comme événement ou comme état. Dans le premier sens, le
tragique de la mort concerne le sort de certaines séries déjа
constituées : il sonne le glas d'une certaine organisation,
telle celle qui porte le nom de vie humaine (organisation
dont l'autre forme de pensée tragique dénoncerait, non la
perte, mais le non-être, le caractère illusoire de la
constitution même). Est ici en jeu une subjectivité
concernée par une disparition particulière : celle d'autrui,
ou la sienne propre, qu'elle prévoit. Dans le second sens, le
tragique de la mort s'étend а tous les êtres, non en tant qu'ils
sont destinés а cesser d'être, mais simplement en tant qu'ils
sont (ou plutôt, ne réussissent pas а « être »). A ce niveau
tout peut être dit tragique puisque participant également а
l'état de mort. Tout, et notamment tout « événement », qui
est, quel qu'il soit, un reflet du tragique de l'état ; tout
événement est tragique en ce qu'il peut, considéré а partir
de l'état de mort, venir rappeler l'impossibilité générale

106 LOGIQUE DU PIRE

des événements. On dira ainsi que la mort n'est pas


seulement un terme angoissant promettant toute perspective
humaine а la fragilité et а l'éphémère ; qu'elle est d'abord
Vêlai même de ce que l'homme connaît, pense et vit. Plus
tragique que la mort événementielle, parce que hasardeuse
en un sens plus profond, apparaît finalement la vie : celle-lа
n'est que perte, celle-ci signifie perdition.

Le seul philosophe а avoir explicitement décrit la mort non


comme événement, mais comme état, est Heidegger dans
Uêlre et le temps (1). La thèse heideggerienne est que la
mort n'est pas la révélation d'une fin (événement) mais
d'une situation (état) : la fragilité existentielle de la « réalité
humaine ». La « possibilité » de la mort-événement est
seconde et relative par rapport а la « possibilité » de la
réalité humaine-état ; celle-ci déjа riche d'un état de mort
(Heidegger dit : fragilité existentielle) que l'événement
mortel se contentera, en quelque sorte, d'exploiter : « le
phénomène de Pêtre-pour-la-fm se distingue mieux ainsi,
une fois éclairé comme l'être pour la possibilité spécifique,
privilégiée, de la réalité humaine. Mais cette impossibilité
absolument propre, inconditionnelle et indépassable, la
réalité humaine ne se la constitue ni après coup, ni
occasionnellement au cours de son être. Non, si la réalité
humaine existe, c'est que déjа aussi elle est jetée dans cette
possibilité de la mort » (2).

Cependant, cette situation de fragilité existentielle est ici


analysée en référence а une théorie de l'être, dont l'homme,
dit ailleurs Heidegger, est le « berger ». Aussi la description
heideggerienne de la mort n'est-elle pas exactement
terroriste ; а la différence, par exemple, de la description
pascalienne de l'état de vie conçu comme état de mort, sans
appui aucun sur une idée de l'être (du moins : avant le pari
sur Dieu). Pascal, qui décrit la mort de manière classique,
c'est-а-dire comme événement, s'attache surtout а exprimer
le rien — l'état de mort — de tout ce qui vit, de ce que
l'homme peut penser, aimer, posséder et faire. Le
divertissement sert précisément, chez Pascal, а désigner
l'ensemble des actes possibles en état de mort : soit
l'ensemble de tous les actes et de toutes les pensées
concevables (et Pascal n'exclut pas même du divertissement
la rédaction de ses propres Pensées). Le divertissement est
l'unique modalité d'agissement dans un monde mort parce
que livré au hasard : rien en lui qui
(1) Deuxième section, chap. Ier : « « L'être-pour-la-mort »
et la possibilité pour la réalité humaine de former un tout
achevé. »

(2) Ed. Gallimard, in Qu'est-ce que la métaphysique ?, p.


141.

TRAGIQUE ET HASARD 107

puisse renvoyer а rien, se faire l'écho, si éloigné soit-il, d'un


« être » quelconque. Mais l'angoisse face au non-être ne
signifie pas l'épouvante, dès lors qu'il s'y greffe, comme
chez Heidegger, une théorie de l'être (chargée par ailleurs
d'expliciter la possibilité de l'épouvante). L'être, pour le
penseur terroriste et tragique, ne sera jamais « en question »
— pas même en question. L'homme n'est pas le « berger de
l'être ». Berger d'aspiration, peut-être, mais sans jamais rien
а garder. Plutôt donc berger du néant, conservateur sans
objets а conserver, gardien obstiné de quelque chose qui,
par définition, ne se donne pas а garder : le hasard. Comme
le dit Montaigne : « Scrutateur sans connaissance, magistrat
sans juridiction et, après tout, le badin de la farce » (1).

Au terme de cette analyse des rapports entre le hasard et


l'épouvante, se dégage une définition générale du concept
de « tragique », intéressant l'ensemble de la présente
Logique du pire. Tragique, dans tous les sens qui lui ont été
ici reconnus, ne désigne jamais rien d'autre que le hasard :
а condition d'entendre ce dernier terme dans le sens le plus
général, celui de « hasard constituant », qui englobe toutes
les possibilités de « hasard événementiel ». Ce qui
s'exprime dans la tragédie, depuis les Grecs
jusqu'aujourd'hui, n'a pas seulement rapport avec le hasard,
comme il était dit en commençant : il s'agit toujours du
hasard en personne, apparaissant il est vrai dans des rôles
infiniment variés, c'est-а-dire sous des formes et а des
niveaux différents. Perte, perdition, non-être, dénaturation,
état de mort, sont des variations d'un même thème
fondamental qui s'appelle indifféremment hasard ou
tragique, et qui désigne le caractère impensable — en
dernière instance — de ce qui existe, quelles qu'en soient la
structure et l'organisation. Le tragique est ce qui ne se
pense pas (il n'y a pas de « lois du tragique »), mais aussi ce
а partir de quoi toutes les pensées sont — а un certain
niveau — révoquées. Il désigne ainsi, en un certain sens,
l'impossibilité de la philosophie. On ajoutera : peut-être,
aussi, une de ses plus insistantes raisons d'être.

3 — HASARD, PRINCIPE DE FÊTE : L'ÉTAT


D'EXCEPTION

La pensée du hasard n'exclut pas de la possibilité de ses


représentations l'idée de généralité ; elle tient même, aussi

(1) Essais, III, 9.

108 LOGIQUE DU PIRE


fermement que toute philosophie rationaliste, pour la
présence de faits généraux — donnant lieu а des idées
générales — au sein de ce qui existe. S'il est, а ses yeux,
exclu qu'existé une « nature », par exemple de l'homme ou
de la causalité, il n'en est pas moins évident qu'existent des
faits généraux, qui s'appellent espèce humaine et causalité.
L'objection selon laquelle la pensée du hasard trouverait ses
limites dans une incapacité а rendre compte de la
généralité, laquelle est non seulement exigence de la pensée
mais aussi existence « dans les choses », est objection de
surface. La différence (entre philosophie du hasard et toute
autre philosophie) ne tient pas ici а la reconnaissance ou
non des faits généraux, mais а la conception de leur statut.
Le hasard tient compte de la généralité tout autant qu'une
pensée de type finaliste ou déterministe, mais en rend
compte différemment : il n'y voit pas l'exemple particulier
d'un ordre général qui serait celui du monde et de
l'existence, mais une manifestation spécifique
d'organisation ne renvoyant а aucun ordre extérieur а elle.
C'est en ce sens que Lucrèce admet les lois générales а titre
de foedera naturai : « contrats » provisoires de la nature
qui lient, un temps, un certain ensemble d'atomes au sein
d'une périssable organisation. Contrats qui ne font, sur le
hasard, que relief apparent, étant eux-mêmes issus du
hasard : le hasard, de par le jeu des possibilités et
impossibilités des combinaisons atomiques, ne pouvant
manquer de produire de temps en temps des généralités —
accumulations hasardeuses, « tas » de hasards doués d'une
durée relative — tout de même que, selon le vieil argument
épicurien, un nombre de jets infini des lettres de l'alphabet
grec ne saurait manquer de produire une fois, par hasard, le
texte intégral de Y Iliade et de YOdyssée. Contrats donc,
mais révocables comme le sont tous les contrats, et
auxquels nul caractère sacré n'est attaché, а la différence
des contrats décrits par la physique stoïcienne. Lа où, dans
la nature stoïcienne, Zeus en personne vient assurer la
stabilité des organisations, le caractère crédible des όρκοι,
c'est, dans la physique épicurienne, un blanc — le hasard
— qui manque а assurer la permanence des organisations
qu'il a par hasard suscitées. D'où le caractère fragile des
généralités et la menace de cataclysme imminent pesant sur
toute* organisation si stable paraisse-t-elle : la peste
d'Athènes, qui clôture le De rerum natura, en est comme un
signe avant-coureur. Dans un autre contexte philosophique,
Montaigne admet la généralité а titre а la fois occasionnel
et relatif : occasionnel car elle est engendrée par la coutume
(nom donné au hasard lorsque celui-ci passe par
l'intermédiaire de l'action

TRAGIQUE ET HASARD 109

humaine) ; relatif car elle suppose, pour être perçue, c'est-а-


dire pour être, un point de vue particulier du temps et de
l'espace : « Tu ne vois que l'ordre et la police de ce petit
caveau où tu es logé, au moins si tu la vois... (...) ; c'est une
loi municipale que tu allègues, tu ne sais pas quelle est
l'universelle » (1).

Le statut de la généralité, telle que la conçoit la pensée du


hasard, est donc d'ordre anthropologique, souvent
sociologique, toujours institutionnel. Dans tous les cas, la
généralité est ce que, soit le hasard « artificiel » (coutumes,
habitudes, lois humaines), soit le hasard « naturel
» (possibilités et impossibilités des combinaisons
atomiques), ont institué — étant entendu que la distinction
entre ces deux aspects du hasard est des plus fragiles, aucun
référentiel ne permettant de distinguer entre nature et
artifice. C'est pourquoi le projet général du Traité de la
nature humaine de Hume est de montrer que l'étude du
général présuppose l'étude de l'homme, principal instituteur
des généralités observables et observées : dans la rue, au
théâtre et dans la philosophie. En ce sens l'existence des
généralités ne contredit pas, mais confirme plutôt la
philosophie du hasard : а condition de considérer celles-ci
hors de toute référence а une loi transcendante, généralité
des généralités qui se substituerait au hasard pour rendre
compte de la possibilité générale de l'existence des
généralités.

Il y a, en effet, deux manières très différentes de concevoir


ces généralités que Lucrèce appelle foedera nalurai et
Montaigne « lois municipales » ; généralités qu'on
désignera ici sous le terme de régions. Est région tout ce
qui, а un certain moment et d'un certain point de vue, se
présente а l'esprit comme constituant un certain ensemble.
Tout ce qui se pense est ainsi d'ordre nécessairement
régional, et toute philosophie de caractère nécessairement
régionaliste : reconnaissant que tout ce qui existe constitue
la sommation d'un certain nombre d'ensembles — pierres,
idées, sentiments — dont les frontières sont parfois (et
même toujours) mal délimitées, mais qui n'en sont pas
moins des régions relativement autonomes. Mais ce
concept de « région » peut s'entendre en deux sens opposés,
dont l'un est aiïirmateur d'ordre, l'autre afïirmateur de
hasard. En un premier sens, la région est pensée par
référence а une capitale : métropole peut-être invisible et
inconnaissable, mais que tout dans la région désigne, et que
Platon appelle l'Idée, Pascal le dieu caché, Hegel l'esprit
absolu. Régionalisme avec capitale,

(1) Essais, II, 12.

110 LOGIQUE DU PIRE

d'où la région tire а la fois sa signification et son être : sa «


situation ». Ou bien la région est, en un second sens, pensée
par référence а d'autres régions, et sans référence а une
métropole, а un ensemble qui désignerait, non la seule
sommation, mais la totalité des régions. Régionalisme sans
capitale : ce qui y existe ne constitue pas un ensemble de
régions, seulement une somme indéterminée de régions que
relie entre elles, non le principe d'une référence commune а
un tout, mais l'addition silencieuse de la copule « et » (il y a
telle, et telle, et telle région ; et ainsi de suite а l'indéfini). Il
en résulte une impossibilité de situer chaque région
examinée par rapport а un plus vaste ensemble ; il en
résulte également l'impossibilité de les situer les unes par
rapport aux autres, c'est-а-dire de les délimiter : celles-ci
n'étant situables, ni par rapport а une capitale absente, ni
par rapport aux Etats limitrophes. Pour assurer la limite
entre un ordre et un autre, il faut en effet distinguer entre ce
qui appartient а cet ordre et ce qui appartient а cet autre
ordre ; pour savoir ce qui appartient а un ordre, il faut
pouvoir grouper tous les composants d'une « nature » sous
la dépendance commune d'un principe centralisateur ;
celui-ci faisant défaut, aucune région n'a de limites — et
aucune « nature » n'a d' « existence ». Aussi le régionalisme
tragique, qu'on opposera au régionalisme de type
rationaliste (rationaliste, en ce qu'il possède, avec la pensée,
sinon la connaissance, d'une capitale, une « raison »
suffisante de ses régions), est-il un régionalisme sans
capitale, et même un régionalisme sans régions — du
moins sans régions délimitées. D'où, chez Pascal,
l'impossibilité de désigner une nature, même d'ordre
strictement régional : « La théologie est une science, mais
en même temps combien est-ce de sciences ? Un homme
est un suppôt ; mais si on l'anatomise, sera-ce la tête, le
cæur, les veines, chaque veine, chaque portion de veine, le
sang, chaque humeur de sang ? Une ville, une campagne,
de loin est une ville et une campagne ; mais, а mesure qu'on
s'approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des
feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, а
l'infini. Tout cela s'enveloppe sous le nom de campagne
» (1). Le régionalisme de type rationaliste affirme l'être des
régions par référence а un tout ; le deuxième nie l'être des
régions, faute de référence, ni а un tout auquel elles
appartiendraient, ni а des régions voisines aux frontières
desquelles elles se délimiteraient. Les régions, en ce second
sens, n'ont d'être ni absolument, ni rela-

(1) Pensées, éd. Brimschvieg, frag. 115.

TRAGIQUE ET HASARD 111

tivement : elles sont des rêves, des apparences, des non-


êtres. C'est en ce sens que la dialectique pascalienne dite
des deux infinis (1) démontre, par-delа l'impossibilité de
l'assignation d'un site, l'inexistence de tout ce qui se donne
а nommer et а connaître.

La généralité, ainsi conçue comme région sans capitale


dont elle dépende, est certes privée de tout ce qui fait, aux
yeux de certaines philosophies, l'essence de la généralité
(car elle affirme des régions de déterminations sans prendre
appui sur une conception générale du déterminisme) ; elle
n'est pas pour autant une notion vague et incertaine. Tout au
contraire : elle apparaîtrait plutôt comme une forme
rigoureuse et scientifique de la généralité, dans la mesure
où elle affirme un certain fait général sans le faire dépendre
d'une idée générale au sujet de la généralité. L'idée selon
laquelle une généralité peut (et doit) être affirmée sans
commentaire, s'accommodant ainsi de tous les caractères de
l'empirisme (caractères a posteriori, relatif et provisoire),
n'apparaîtra jamais comme non scientifique aux yeux des
savants ; seuls pourront la juger telle des philosophes (ou
des savants-philosophes), et encore un type particulier de
philosophes : ceux qui ont déjа une idée sur ce que doit être
l'objet de la recherche scientifique et philosophique. Le
débat qui opposait sur ce point Pascal а Descartes ne
recouvre pas une opposition entre un croyant et un
rationaliste, mais entre un esprit scientifique (Pascal) et un
métaphysicien (Descartes).

La pensée du hasard admet donc bien les généralités, mais


au même titre qu'elle admet toute existence. Elle leur
reconnaît un caractère exactement aussi hasardeux qu'а
toute autre manifestation : d'être plus ou moins fréquents ne
différenciant pas en nature généralités et phénomènes «
isolés ». De la même manière, dans un mélange de grains
de sable а égale proportion blancs et noirs, des amas de
grains noirs ou blancs ont un caractère plus rare, mais non
plus hasardeux, que l'ensemble des régions grises. Il en
résulte que toute manifestation, qu'elle soit d'ordre isolé ou
général (isolé comme un aveugle-né, général comme un
individu doué d'une vision normale), revêt un caractère
également exceptionnel. De même qu'aucun critère ne
permet de distinguer entre le naturel et l'artificiel, aucun
critère non plus ne permet de distinguer entre le normal et
l'exceptionnel. En l'absence de critère permettant de juger
d'une nature, on a vu que tout ce qui existe constituait égal
artifice ; pour la même raison — en l'absence de critère
permettant de juger d'une

(1) Pensées, éd. Brunschvicg, frag. 72.

112 LOGIQUE DU PIRE


norme — on dira que tout ce qui existe est d'ordre
également exceptionnel.

Telle est bien l'une des pensées majeures des Essais de


Montaigne : le refus de l'idée d'une quelconque « normalité
» dans la nature, l'affirmation du caractère exceptionnel de
toute existence quelle qu'elle soit. Le point de départ de
cette affirmation étrange est le refus de l'idée selon laquelle
une règle pourrait souffrir des exceptions, et la découverte
que l'adage « l'exception confirme la règle » n'est qu'un
principe d'accommodation destiné, non а confirmer, mais а
sauver in extremis le rationalisme d'une objection préalable
et fondamentale. Un des plus faibles chaînons de toute
forme de rationalisme est en effet ce principe bien connu
selon lequel l'exception confirme la règle ; et c'est ce
principe que Montaigne, plutôt par rigueur philosophique
que par disposition sceptique ou pessimiste, a fait sauter,
brisant ainsi le rationalisme а l'un de ses points
névralgiques et entraînant dans cette destruction tout le
corps de la métaphysique classique. Car ce principe n'est
jamais une confirmation, mais toujours un pis-aller :
puisqu'il n'y a rien а faire de l'exception, autant l'intégrer а
un système compliqué d'interprétation aboutissant а faire de
celle-ci une manifestation particulière de l'ordre qu'elle
récuse ; sous certaines conditions, on dira donc que l'ordre
ne peut apparaître que sous une forme inversée, et on fera
la construction forcée de ce système de conditions rendant
possible et nécessaire l'écart apparemment imprévu. Ainsi
Pavlov, Merleau-Ponty le montre en détail dans La
structure du comportement, inventait-il des lois au fur et а
mesure des observations contredisant sa loi fondamentale,
lois destinées а faire de ces contradictions des exceptions
confirmant sa règle ; ainsi Michelson justifiait-il le résultat
négatif d'une expérience au terme de laquelle il espérait
mettre l'éther en évidence par l'invention d'une propriété
particulière de l'éther а ne pas apparaître. Montaigne est
penseur trop critique, trop «scientifique », pour accepter
pareils compromis, qui sont а la philosophie ce que les
accommodements de Tartuffe sont а la morale : comme il
n'est avec la loi aucun accommodement, il n'est а la règle,
si règle il y a, aucune exception. A partir de cette
dénégation de la compossibilité de la règle et de
l'exception, la pensée de Montaigne se déroule selon un
schéma simple et intraitable : 1) Une loi, si loi il y a, ne doit
connaître aucune exception : faute de quoi elle serait loi
imaginaire ; 2) Or, toutes les lois recensées jusqu'а ce jour
présentent des exceptions : toutes, sans aucune exception ;
3) II s'ensuit qu'aucune loi n'existe ;

TRAGIQUE ET HASARD 113

4) Donc, tout ce qui existe, n'étant soumis а aucune loi


sinon d'ordre imaginaire, est d'ordre exceptionnel : le règne
de ce qui existe est règne d'exception. Tout est en effet,
selon Montaigne, exceptionnel ou « monstrueux
» (monstram définissant ce qui ne peut trouver place dans
le concept de « nature ») : « Combien y a-t-il de choses en
notre connaissance, qui combattent ces belles règles que
nous avons taillées et prescrites а nature ? Combien de
choses appelons-nous miraculeuses et contre nature ? Cela
se fait par chaque homme et par chaque nation selon la
mesure de son ignorance. Combien trouvons-nous de
propriétés occultes et de quintessences ? Car, aller selon
nature, pour nous, ce n'est qu'aller selon notre intelligence,
autant qu'elle peut suivre et autant que nous y voyons : ce
qui est au-delа est monstrueux et désordonné. Or, а ce
conte, aux plus avisés et aux plus habiles tout sera donc
monstrueux : car а ceux-lа l'humaine raison a persuadé
qu'elle n'avait ni pied, ni fondement quelconque, non pas
seulement pour assurer si la neige est blanche (et
Anaxagore la disait être noire) ; s'il y a quelque chose, ou
s'il n'y a nulle chose ; s'il y a science ou ignorance » (1). De
manière générale, la pensée du hasard n'admet, pour
caractériser l'ensemble des modes d'existence, que le statut
d'exception. Conséquence inattendue des prémisses de la
philosophie tragique : l'état de mort est aussi un état de fête,
parce qu'état d'exception. Dans ce qui existe, rien qui vive,
mais rien non plus qui soit morne. La pensée tragique, qui
affirme hasard et non-être, est donc aussi pensée de fête. Ce
qui se passe, ce qui existe, est doté de tous les caractères de
la fête : irruptions inattendues, exceptionnelles, ne
survenant qu'une fois et qu'on ne peut saisir qu'une fois ;
occasions qui n'existent qu'en un temps, qu'en un lieu, que
pour une personne, et dont la saveur unique, non repérable
et non répétable, dote chaque instant de la vie des
caractères de la fête, du jeu et de la jubilation. La
philosophie sophistique, dénégatrice d'être, est ainsi axée,
dans la pratique, sur une théorie du καιρός, de l'occasion :
tout ce qui survient est comme une fête en miniature que
l'art du sophiste consiste а saisir au moment opportun, c'est-
а-dire au seul moment possible. Rien n'est plus éloigné de
la pensée sophistique que la représentation d'un monde
morne, ennuyeux, où tout se répète : c'est plutôt l'être
parménidien, et plus encore platonicien, qui apparaît sous
les auspices de la répétition et de l'ennui. Aussi la pensée
sophistique évoque-t-elle plutôt la

(1) Essais, II, 12.

C. ROSSET 8

114

LOGIQUE DU PIRE

récréation, l'avènement d'un plaisir inattendu, voire


interdit ; la pensée platonicienne, plutôt l'heure de cours,
avec les satisfactions légitimes, attendues et justifiées qui
lui sont normalement attachées. Et l'on ne s'étonnera guère
que, dans son ensemble, la pensée sophistique ait été une
pensée d'apparat, constamment et logiquement drapée dans
le paraître, dans la recherche de l'effet, de la brillance, de la
surprise : il ne s'agit pas de dire l'être, mais de faire briller
le paraître а des yeux non exercés. Rendre les hommes
capables de voir la succession des exceptions, capables de
profiter de la succession des occasions : c'est lа l'essentiel
de l'enseignement sophistique, préfigurant ainsi, comme il a
été dit, le traitement psychanalytique.
Ce lien étroit entre la fête et la représentation tragique du
non-être se manifeste aussi, de manière particulièrement
remarquable, dans l'œuvre de celui qui fut, après les
Sophistes, l'un des plus singuliers mais aussi l'un des plus
rigoureux antimétaphysiciens que l'histoire de la
philosophie ait produit : Balthasar Gracian. Chez Gracian,
le refus de l'être aboutit а une représentation de la merveille
et а une philosophie de l'émerveillement. A l'être, Gracian
oppose le paraître ; а la substance, la circonstance,
l'occasion ; au savoir, la prudence, qui est l'art de paraître et
de saisir le temps opportun : le Discours XXVII de
YAgudeza y arle de ingenio définit la disposition
fondamentale de la faiblesse d'esprit — point de départ
d'une longue généalogie, celle de la « descendance des sots
» — comme un manque d'attention au temps (la sottise est
née du mariage originel de Y Ignorance avec le Temps
perdu). De manière générale, Gracian substitue au verbe
ser (être) l'expression de solizar, « soleiller » : principe
d'une « monstration » originelle qui distribue l'être sous
forme de rayonnement, le ventile en apparences successives
et singulières. D'où la merveille de tout ce qui, sans être,
s'offre au regard intelligent : merveille qui définit la
manière dont chaque apparence « soleille » а la faveur de la
circonstance et de l'exception. Le drame de la « séparation
ontologique » se trouve ainsi, chez Gracian — et chez tout
penseur du hasard —, transcendé en une métaphysique de
la fête et du féerique.

Les liens entre, la fête et le tragique sont donc plus


profondément enracinés que ne le laissait prévoir le début
de cette Logique du pire. Le rapport nécessaire qui les relie
ne se manifeste pas seulement а un niveau symptomatique :
dans le fait que la pensée tragique soit le signe d'une
expérience philosophique de l'approbation, menée а la
faveur d'une recherche du pire. Il apparaît aussi dans le
contenu même de ce qui est pensé au nom du pire :

TRAGIQUE ET HASARD 115

dans le hasard comme règle d'exception et principe de fête.

De telles vues peuvent, il est vrai, sembler paradoxales. Ce


que révèle le hasard est, on l'a dit, un état de mort : c'est-а-
dire une plaine aux niveaux strictement équivalents, où rien
n'est susceptible d'intervenir, de faire relief. Etat donc
d'indifférence а l'égard de tout ce qui existe et de tout ce qui
s'y peut passer : rien n'y pouvant, ni modifier une nature, ni,
а plus forte raison, en constituer. Domaine propre, en un
certain sens, de l'indifférence, de la vanité de toute
entreprise. Gomment ce monde du hasard, qu'on peut dire
mort-né (aucune « vie » n'y ayant commencé), peut-il aussi
être monde de fête et de renouvellement ? En un tel monde
Pascal, afïîrmateur mais ennemi du hasard — c'est-а-dire,
en un sens plus profond, affirmateur d'une nature perdue,
qu'il voudrait retrouver — proposait, selon sa logique
propre, une attitude non jubilatoire : y vivre sans y prendre
de « part » ni de « goût ».

Mais il faut ici distinguer entre deux formes différentes


d'indifférence. Il y a en effet deux manières contradictoires
d'être indifférent : l'une consiste а attendre le hasard а coup
sûr, puisque tout est hasard ; l'autre а ne rien attendre, si
tout est hasard. Indifférence de la fête, opposée а
l'indifférence de l'ennui. Tout dépend ici de ce а quoi on
tient, de ce qu'on voudrait voir apparaître : si c'est l'être, le
monde est monotone, l'être ne survenant jamais ; si c'est le
hasard, le monde est une fête, le hasard survenant toujours.
Le monde de la fête est un monde d'exception ; celui de
l'ennui est un monde monotone, dont le principe de
monotonie provient non d'une différence dans la
représentation du monde, mais d'une inversion de l'attente :
rien n'étant règle, tout devient semblablemenl exception —
pensée dont la monotonie suppose une attente sensibilisée,
non pas а l'arrivée constante de nouveautés, mais а la
vision, а travers ces différences, d'un même manque de
règles. La pensée de la monotonie prend ainsi ses assises
dans la représentation de l'exception : en ce qu'elle y
constate une absence de règles referentielles, manque а
partir duquel elle pourra — d'où la monotonie — voir les
différences sous les auspices du même (d'un même
manque). Le différentiel philosophique est ici dans la
différence d'accueil au hasard, qui fait, selon les cas,
l'indifférence joyeuse ou triste, axée sur l'exception ou axée
sur la monotonie : selon qu'elle fait la différence entre les
exceptions, ou seulement entre ce qui est hasard et ce qui
serait nature (d'où la non-différence entre tout ce qui peut
survenir dans une existence non naturelle, et l'indifférence
au monde).
116

LOGIQUE DU PIRE

Voir l'état d'exception comme état monotone signifie qu'on


est d'abord sensible, dans tout ce qui s'offre au regard, а la
présence ou а l'absence d'un principe transcendant l'inertie
matérielle et hasardeuse de « ce qui existe ». Ainsi
s'explique un très singulier contresens de Bergson, rendant
compte de la philosophie de Lucrèce dans une introduction
а des extraits du De rerum nalura. Selon Bergson (qui
répète d'ailleurs ici une lecture dont on trouve de
nombreuses traces ailleurs et avant), la « mélancolie » de
Lucrèce tire sa source d'une vision de l'uniformité, de
l'intuition de la nature comme d'une répétition absurde des
mêmes mécanismes en action depuis toute éternité, sans
nulle place accordée, ni au hasard, ni а l'initiative de la «
liberté » humaine : « Lucrèce aime passionnément la
nature. On trouve dans son poème les traces d'une
observation patiente, minutieuse, а la campagne, au bord de
la mer, sur les hautes montagnes. Or, tandis qu'il observait
ainsi les choses dans ce qu'elles ont de poétique et
d'aimable, une grande vérité est venue frapper son esprit et
l'illuminer brusquement : c'est que, sous cette nature
pittoresque et riante, derrière ces phénomènes infiniment
divers et toujours changeants, des lois fixes et immuables
travaillent uniformément, invariablement, et produisent,
chacune pour leur part, des effets déterminés. Point de
hasard, nulle place pour le caprice ; partout des forces qui
s'ajoutent ou se compensent, des causes et des effets qui
s'enchaînent mécaniquement. Un nombre indéfini
d'éléments, toujours les mêmes, existe de toute éternité ; les
lois de la nature, lois fatales, font que ces éléments se
combinent et se séparent ; et ces combinaisons, ces
séparations, sont rigoureusement et une fois pour toutes
déterminées. Nous apercevons les phénomènes du dehors,
dans ce qu'ils ont de pittoresque ; nous croyons qu'ils se
succèdent et se remplacent au gré de leur fantaisie ; mais la
réflexion, la science nous montrent que chacun d'eux
pouvait être mathématiquement prévu, parce qu'il est la
conséquence fatale de ce qui était avant lui. Voilа l'idée
maîtresse du poème de Lucrèce. Nulle part elle n'est
explicitement formulée, mais le poème tout entier n'en est
que le développement » (1). Ce que Bergson décrit ainsi
est, très précisément, la philosophie de Schopenhauer*;
nullement celle de Lucrèce, dont il serait aisé de montrer
qu'elle s'oppose constamment, et terme а terme, а chacune
des phrases de cette citation : la nature est faite de hasard,
tout y diffère par le caprice des agrégations atomiques, le
monde actuel est tout nouveau, chaque combinaison est
inédite et fra-

(1) Extraits de Lucrèce, éd. Delngrave, pp. v-vi.

TRAGIQUE ET HASARD 117

gile, les lois présentes de la nature ne sont que des contrats


provisoires appelés а se modifier et se détruire. La lassitude
de Lucrèce devant la monotonie des lois naturelles n'est
explicitement formulée а aucun endroit du De rerum
nalura, déclare Bergson ; sans doute, et la raison en est
simple : c'est que l'ennui dont il est ici question n'est pas
l'ennui de Lucrèce devant la nature, mais l'ennui de
Bergson devant la nature décrite par Lucrèce. Réaction de
métaphysicien très justement et très profondément frustré
par la lecture du De rerum nalura : ôtez de la nature des
choses tout principe transcendant, toute idée surnaturelle,
toute référence métaphysique, et — moi — je m'ennuie. Au
tragique du non-être s'oppose ainsi la tristesse de l'être ; et,
а la mort inscrite dans le principe de hasard, une mort pire :
celle de l'essence. Roméo déclare dans Shakespeare, au
moment de quitter а jamais Juliette : « Les cierges de la
nuit sont éteints, le gai matin fait des pointes sur le sommet
brumeux des montagnes ; il faul partir et vivre, ou rester et
mourir. » Alternative qui illustre assez la différence entre
les deux formes d'indifférence. D'un côté, le monde de la
perdition (« partir et vivre »), dans lequel tout se perd parce
que différant sans relâche ; si l'on est disposé а y vivre,
l'intérêt se reportera sans cesse а l'exception nouvelle, et
l'indifférence signifiera fête. De l'autre, le monde de l'être
(« rester et mourir »), dans lequel, а force de chercher un
repère où fixer une nature, et n'en trouvant pas, on ne
retient des successives différences et perditions que le
morne écho d'une même impuissance а atteindre l'être :
désintérêt а l'exception nouvelle, indifférence d'ennui. Seul
le non-métaphysicien, qui a renoncé а l'idée d'être, est
susceptible de voir dans le hasard, principe de différence
par excellence, autre chose qu'un principe d'uniformité.
4 — HASARD ET PHILOSOPHIE

Dans l'histoire de la philosophie, la notion de hasard


occupe une place particulière et marginale : sa situation
véritable est peut-être а la frontière séparant ce qui est
philosophique de ce qui n'est pas philosophique. Dans le
sens qui lui a été ici reconnu — hasard « constituant » — le
hasard figurerait assez bien l'horizon spécifique de la
réflexion philosophique en général : celle-ci ne
commençant qu'а partir du lieu (ou du point de vue) où le
hasard consent а renoncer а son emprise. Vouloir
philosopher en compagnie du hasard, c'est vouloir réfléchir
sur et а partir de

118

LOGIQUE DU PIRE

rien : la « philosophie du hasard » serait ainsi une


contradiction dans les termes, désignant la pensée de ce qui
ne se pense pas. Etre philosophe du hasard, ce serait se
moquer de la philosophie ; ce serait peut-être aussi
philosopher vraiment, si l'on en croit le mot de Pascal et le
sens — insensé — que Pascal attribuait а la philosophie
véritable. Se moquer de la philosophie : c'est-а-dire,
investir la réflexion d'une anti-réflexion semant la mort
parmi les pensées, comme les anticorps sèment la mort
parmi les corps. Dans la grande variété des entreprises
philosophiques, le hasard joue en effet immanquablement
le rôle de l'assassin — sauf а l'intégrer dans ce qu'il tuerait
si on lui laissait les mains libres, c'est-а-dire s'il gardait son
privilège d'exterritorialité : en lui réservant une place — а
titre de hasard « événementiel » — au sein d'un « être » ou
d'une « nature ». Le but principal de la philosophie de
Cournot fut ainsi de faire perdre au hasard son pouvoir
meurtrier en le faisant dépendre de ce qu'il semble disposé
а nier, l'idée de nature : « La notion de hasard (...) a son
fondement dans la nature », telle est la thèse majeure de Y
Essai sur les fondements de la connaissance et sur les
caractères de la critique philosophique (p. 460).

Mais, а considérer le hasard comme antérieur et extérieur а


tout être comme а toute nature, on risque d'exclure le
hasard, non seulement de l'être, mais aussi de toute pensée
possible. Anti-concept, comme il était dit plus haut, le
hasard ne désigne, en un certain sens, que l'impossibilité de
penser. En déduira-t-on qu'il n'y a pas de philosophie du
hasard, que penser le hasard, c'est penser rien ? Que le
hasard n'est pas un « objet » de pensée ?

Il est certain que le hasard, même lorsqu'il occupe une


place importante—а titre constituant — dans une pensée
philosophique, n'est jamais un objet de démonstration. Si le
hasard est, peut-être, la plus profonde « vérité » de ce que
pense le philosophe tragique, il est évident qu'une telle
vérité est, par définition, indémontrable : tout principe de
démonstration contredisant le principe de hasard. Si le
hasard était démontrable, ce serait au nom d'une nécessité
quelconque ; or, le hasard est précisément la récusation de
toute idée de nécessité. Démontrer la vérité équivaudrait ici
а la nier : comment pourrait-il être nécessaire que quelque
chose ne soit pas nécessaire ? L'affirmation du hasard, en
œuvre dans les quelques pensées terroristes que l'on peut
qualifier de philo-sophies du hasard, ne s'accompagne
jamais d'une justification quelconque de cette affirmation :
elle ne peut se justifier d'aucune manière, selon la logique
même du hasard. L'exemple le plus remarquable de ce
silence justificatif propre а la pensée du hasard

TRAGIQUE ET HASARD 119

peut être cherché, non chez Lucrèce, Pascal ou Nietzsche,


mais chez un philosophe qui, paradoxalement, affirme
l'universelle présence et l'omnipotence de la nécessité :
Spinoza. Ambiguïté première du spinozisme, qui n'a cessé
d'orienter les interprétations dans toutes les directions
concevables, de manière erratique : une forme
rigoureusement démonstrative y est mise au service d'une
pensée non démonstrative. L'irréductible diversité des
derniers travaux sur Spinoza — M. Gueroult, G. Deleuze, J.
Lacroix, projets de L. Althusser — vient de confirmer
récemment le caractère de « philosophie ouverte » attaché а
la pensée de Spinoza: ouverte а toutes les interprétations. Il
est aisé de voir en un philosophe qui commence son livre
principal par une définition de Dieu et le poursuit sous
forme de propositions s'enchaînant nécessairement les unes
aux autres un métaphysicien, un rationaliste classique, ou
un théologien. Mais il est tout aussi aisé d'y voir un
affirmateur du hasard, un penseur tragique ennemi de toute
métaphysique, de toute transcendance, de toute théologie ;
un philosophe aussi étranger а la notion de nécessité que le
sont, par exemple, Lucrèce, Pascal ou Hume. Aux yeux de
la philosophie tragique, qui considère Spinoza comme un
penseur tragique par excellence, le caractère le plus
remarquable de la pensée de Spinoza est, aussi paradoxal
que cela puisse paraître, une allergie а la démonstration. De
même que Lucrèce affirme sans démonstration — et «
nécessairement » sans démonstration — que c'est le hasard
(fors) qui constitue l'apparence naturelle de ce qui existe,
de même que Pascal renonce nécessairement а convaincre
et а présenter son discours en ordre (« J'écrirai ici mes
pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion
sans dessein : c'est le véritable ordre, et qui marquera
toujours mon objet par le désordre même. Je ferais trop
d'honneur а mon sujet si je le traitais avec ordre, puisque je
veux montrer qu'il en est incapable » (1)), de même que
Hume nécessairement ne démontre pas l'inexistence de la
causalité, de la finalité, de la personnalité, mais signale un
« blanc » de sa pensée lа où d'autres disent penser la cause,
Dieu ou le moi — de même, c'est sans démonstration
d'aucune sorte que Spinoza affirme le thème initial et
fondamental de sa philosophie. Mais — et c'est lа un des
extraordinaires paradoxes de Y Ethique — il se trouve que
le thème ainsi affirmé sans démonstration (c'est-а-dire sans
l'exposé des raisons qui en feraient, pour l'esprit, une vérité
« nécessaire ») est, précisément, l'idée de nécessité.
L'affirmation d'une nécessité, а partir de
(1) Pensées, éd. Brunschvicg, frag. 373.

120

LOGIQUE DU PIRE

laquelle tout sera nécessaire (et а partir de quoi VElhique


met effectivement en œuvre un réseau de déductions
nécessaires), est elle-même privée de chacun des caractères
de la nécessité. Le grand paradoxe de la pensée spinoziste
est ici : ce qui distribue la nécessité (le deus sive nalura, ou,
encore, la somme de « ce qui existe ») ne possède pas, lui-
même, la nécessité. Paradoxe d'un fleuve au débit
inépuisable, а la source absente. Tout se démontre а partir
de la nécessité, et rien ne démontre la nécessité : rien dans
« ce qui existe » qui témoigne d'un relief quelconque par
rapport au reste des choses, qui nécessite un appel а
quelque transcendance ou principe métaphysique où les
choses prendraient leur raison et leur source — tout peut,
comme chez Lucrèce, s'expliquer sponte sua, а partir d'une
même surface non métaphysique. Peu importe que cette
même surface, cette matrice commune, s'appelle natura
rerum ou deus sive natura. Dans les deux cas, tout peut et
doit prendre place а partir de « ce qui existe », sans recours
métaphysique а une idée de fondement nécessaire.
L'affirmation spinoziste de la nécessité apparaît donc
finalement comme exactement équivalente а l'affirmation
du hasard : la définition de la nécessité selon Y Ethique
étant que rien, sans exception, n'est nécessaire — que tout
peut s'interpréter sans recours а une idée métaphysique,
théologique ou anthropologique de nécessité. Ici apparaît la
clef du paradoxe spinoziste : Spinoza affirme la nécessité,
mais après l'avoir privée de tous les attributs dont
l'ensemble contribue а donner un sens philosophique а la
notion de nécessité. Ainsi privée de référence
anthropologique, finaliste, métaphysique, la nécessité
devient, chez Spinoza, un blanc, un manque а penser,
exactement au même titre que le hasard. C'est dans la
mesure où la nécessité est affirmée toujours, justifiée
jamais, que Spinoza est un grand affirmateur du hasard : il
en est même, а certains égards, le plus extrémiste penseur,
puisque le hasard est dit, dans YEthique, de ce qui est son
exact contraire — la nécessité. Que tout soit hasardeux, y
compris et surtout le nécessaire, telle est l'une des intuitions
maîtresses de Spinoza. Brille ainsi d'un éclat particulier,
chez Spinoza, le thème du hasard originel, en ceci que la
nécessité est donnée d'emblée comme un objet
d'affirmation, non de démonstration (ni de justification, de
compréhension ou d'interprétation d'aucune sorte).

On demandera si le hasard, qui n'est pas démontrable, n'est


pas du moins, de certaine manière, « montrable ». Question
d'inspiration humienne : si vous êtes incapables de nous
démontrer la vérité du hasard, dites-nous au moins ce que
vous entendez

TRAGIQUE ET HASARD 121


par « hasard ». Ici encore, cependant, force sera а la
philosophie du hasard de se refuser а la « monstration »
d'un tel anti-concept. Mais, pour se dispenser de cette
monstration, le penseur du hasard dispose d'un argument
assez efficace : il dira en termes juridiques que dans pareil
procès c'est au penseur de la nécessité, et non а lui,
qu'incombé la responsabilité de la preuve. Dans la mesure
où il est impossible de « faire voir » une notion (le hasard)
qui se définit par un aveuglement а l'égard d'un certain
principe (la nécessité), il demandera, avant de donner les
caractéristiques de sa non-vision, qu'on lui précise la vision
dont le spectacle lui demeure interdit. C'est de nouveau la
question humienne, qui se retourne cette fois contre ses
destinataires naturels : les « idéologues », philosophes non
matérialistes, affirmateurs d'une instance métaphysique
transcendant une matière hasardeuse. A cette question, les
idéologues répondront par un grand nombre de descriptions
de telle ou telle nécessité, de telle ou telle conception de la
nécessité ; chaque fois le penseur tragique objectera qu'il ne
voit rien de particulier dans ce qui lui est donné а voir ou а
penser, de tel qu'il soit amené а y subodorer davantage
qu'une « chose parmi d'autres », qu'une pensée parmi
d'autres, bref l'effet d'un principe transcendant nommé «
nécessité ». Ce qu'il appelle hasard est donc le fruit d'un
constat empirique : la somme des « blancs » qui lui sont
apparus chaque fois qu'il était fait allusion а de la nécessité.
En d'autres termes : hasard n'est pas montrable, parce que la
nécessité n'est jamais montrée. Et ce qui est dit lorsque le
penseur tragique parle de hasard, c'est l'infini « manque а
apparaître » de ce qui, chez d'autres, est dit nécessaire.
En dernière analyse, il semble bien que le débat qui oppose
le hasard а la philosophie non terroriste soit а situer, non au
niveau des concepts, mais au niveau des intentions et des
affects. Ni du hasard, ni de la nécessité, il ne se peut rien
démontrer ni montrer de très convaincant. Cependant, si
hasard et nécessité sont, en définitive, deux « blancs » pour
la pensée, ils n'en désignent pas moins deux intentions
philosophiques très différentes. Il se pourrait même que
l'affirmation du hasard d'une part, le sentiment de la
nécessité d'autre part, séparent en profondeur deux « modes
» philosophiques irréconciliables : le premier illustré par
Lucrèce, Montaigne, Pascal, Spinoza, Hume, Nietzsche, le
second par tous les autres philosophes, au sens limité et
sociologique du terme. Tel serait le motif d'une
incompréhension première, le reproche de base adressé
mutuellement : au penseur du hasard, le penseur non
tragique reproche de ne pas sentir la nécessité ; au penseur
non tragique, le penseur du hasard

122

LOGIQUE DU PIRE

reproche le besoin de ressentir un tel sentiment. Car l'idée


de nécessité, qui n'est ni concept démontrable ni vision
montrable, constitue, aux yeux du penseur tragique, un
sentiment relevant plutôt d'un besoin que d'une « évidence
du cæur ». Ce que le philosophe tragique ne « comprend »
pas n'est pas que d'autres philosophes concluent un peu vite
de leur désir а l'être (affirmant la nécessité а partir du
sentiment d'un manque), mais plutôt qu'il puisse y avoir
désir de ce quelque chose qu'on appelle « nécessité ». Après
avoir apprivoisé le hasard, Cournot entreprend de justifier
la vérité d'une certaine finalité dans la nature par « le
sentiment que nous avons de la raison des choses » (1). Or,
chez certains penseurs — philosophes tragiques — un tel
sentiment fera toujours défaut, comme manquera toujours
la motivation propre а susciter le désir d'un tel sentiment.
Mieux — et c'est ici que les deux modes philosophiques ci-
dessus distingués s'opposent en profondeur : а ce désir du
nécessaire, le penseur tragique opposera son sentiment
propre, qui est désir d'affirmation inconditionnelle. Il y a en
effet antinomie entre approbation et justification, comme il
y a antinomie entre hasard et nécessité, et pour les mêmes
raisons. Approuver, c'est nier que « ce qui existe » doive
être justifié en raison : une telle justification étant négatrice
en puissance (pour n'approuver que sous condition de
justification). Pour le penseur tragique, affirmateur du
hasard, le désir d'ordre inhérent au sentiment de nécessité
est désir négateur, symptôme d'une inaptitude а
l'approbation. Problème fondamental de la sensibilité
philosophique, peut-être même de la sensibilité humaine en
général, jadis sondé par Nietzsche, et dans lequel l'idée de
hasard — selon qu'elle est refusée ou affirmée — semble
jouer, au-delа de toute analyse du ressentiment et de la
mauvaise conscience, un rôle déterminant en dernière
instance.
(1) Op. cil., p. 96.

APPENDICES

A plusieurs reprises au cours de cette Logique du pire, des


philosophes tels les Sophistes, Lucrèce, Montaigne, Pascal,
Hume et Nietzsche ont été dits « penseurs du hasard ». Une
telle affirmation demanderait une justification de fond, dont
le détail constituerait la matière d'un autre ouvrage : un
examen critique de l'ensemble de ces philosophies (ainsi
que de l'ensemble des commentaires qu'elles ont suscités),
où l'on essaierait de montrer en quoi le hasard occupe une
place maîtresse.

A titre d'exemple, on tracera ici l'esquisse de ce qu'auraient


été deux de ces études : l'analyse de la notion de hasard
chez Lucrèce et chez Pascal, et de la place centrale qu'elle
occupe dans le De rerum natura et dans les Pensées.

I. — Lucrèce et la nature des choses

S'il fallait résumer d'un mot le message du De rerum


natura, la formule la plus juste, quoique en apparence la
plus paradoxale, serait peut-être : il n'y a pas de nature des
choses.

L'objet spécifique du poème de Lucrèce, tel qu'il se déclare


d'emblée et se répète sans cesse, est de lutter contre la
superstition : c'est-а-dire contre la métaphysique,
l'idéologie, la religion, tout ce qui se tient « au-dessus » —
comme le suggère l'étymologie du mot superstitio — de la
stricte observation empirique de « ce qui existe ». Or, ce
procès de la métaphysique est intenté par Lucrèce au nom
de la « nature ». C'est la natura rerum qui viendra réfuter
les perspectives idéologiques et substituera а l'explication
métaphysique, source de ténèbres et d'angoisses, une
explication purement « naturelle » : « Semblables aux
enfants qui tremblent et s'effrayent de tout dans les ténèbres
aveugles, nous-mêmes en pleine lumière souvent nous
craignons des périls aussi peu terribles que ceux que leur
imagination redoute et croit voir s'approcher. Ces terreurs,
ces ténèbres de l'esprit il faut donc que les dissipent, non
les rayons du soleil ni les traits lumineux du jour, mais
l'examen de la nature et son expli-

124 LOGIQUE DU PIRE

cation » (1). L'examen de la nalura reram est appelé а


dissiper les fantômes, а montrer la vanité des idées qui ne
font, sur la surface de « ce qui existe », que relief
imaginaire. Mais ici surgit une difficulté, qu'ont
abondamment exploitée la plupart des interprètes de
Lucrèce. Il s'agit de savoir si l'exclusion des idées, qui
caractérise l'entreprise de Lucrèce, s'accomplit elle-même а
la faveur d'une idée : en l'occurrence, l'idée de nature.
Auquel cas il sera loisible de montrer que la pensée de
Lucrèce, qui dénonce les présupposés des autres penseurs,
possède, avec l'idée de nature, son propre présupposé.

Que signifie donc le mot nalura tout au long du poème de


Lucrèce ? Il est, on le sait, la traduction du mot grec
phusis : Lucrèce écrit un De rerum nalura comme Epicure,
après d'autres, avait écrit un « Περί φύσεως ». Mais cette
filiation ne résout pas le problème de fond, qui est de
déterminer si nalura désigne le simple état des choses ou,
au contraire, le système а la faveur duquel les choses sont
dotées d'un « état ». Dans le premier cas, nalura désigne un
constat, que caractérisent les principes d'addition et d'а
posteriori : c'est une fois le poème terminé, quand auront
été additionnés tous les éléments et combinaisons s'offrant
а la perception humaine, que la somme des choses ainsi
perçues viendra, sans autre principe que celui d'une
addition empirique, remplir de manière exhaustive la
signification du mot nalura. Nalura ne désigne donc, en ce
premier sens, ni un principe de cohérence ni une idée
d'aucune sorte ; ou plutôt, elle est une sorte d'idée négative,
désignant le principe sur lequel on table pour récuser les
idées. Dans le second cas, nalura désigne un système,
caractérisé par les principes d'explication et d'а priori : c'est
elle qui rend compte des « raisons » de la production
naturelle, et c'est seulement а partir d'elle que Lucrèce
pourra entreprendre la description des choses qui viendront,
l'une après l'autre, trouver leur place dans le système déjа
organisé par l'idée de nature. En bref : nalura désigne, soit
simplement les choses (la somme des choses), soit ce qui
rend les choses possibles (Yorigine des choses).
Une des principales difficultés de la lecture de Lucrèce
provient de ce que le mot « nature », par lequel on traduit la
nalura rerum, ielève plutôt du second sens, alors que la
nalura de Lucrèce ne sort jamais du cadre du premier sens.
La notion moderne de « nature », quelle que soit la
diversité des sens qui lui ont successivement été reconnus,
prend toujours ses

(1) II, 55-61, trad. ERNOUT, Ed. « Les Belles-Lettres ».

TRAGIQUE ET HASARD 125

significations dans la perspective générale du second sens :


celui d'une nature explicative, principe d'une « raison » des
choses. Mais lorsque Lucrèce parle de natura, et а s'en tenir
а la littéralité du texte, rien ne permet d'inférer une
signification débordant le strict premier sens : celui d'une
addition silencieuse, qui fait volontairement tautologie avec
les choses elles-mêmes (natura rerum désignant а la fois et
de manière équivalente « nature » et « choses » : nature
(des) choses, ou nature 3$£$^ choses, écrirait volontiers un
philosophe moderne). De manière générale, le propos de
Lucrèce est de montrer que l'idée d'une « raison » des
choses est Vidée superstitieuse par excellence ; peu
importent, en définitive, la « nature » de cette raison, son
caractère divin, métaphysique ou naturaliste. L'important
est qu'on veuille, au-dessus de « ce qui existe », chercher
une origine cachée et transcendante ; faire renoncer les
hommes а cette recherche est la tâche spécifique du De
rerum natura. Il en résulte que, si l'idée de nature est
utilisée par Lucrèce pour lutter contre la religion, ce ne
saurait jamais être au titre d'une « raison » des choses.
Paradoxe d'une nature qui suffit а tout expliquer mais n'est
la raison de rien, d'un poème qui s'intitule De rerum natura
mais dont l'objet est de montrer qu'il n'y a pas de nature des
choses. Paradoxe, et ambiguïté, permettant une
interprétation qui semble dévier notablement des intentions
de Lucrèce : on verra en celui-ci, non plus un anti-
métaphysicien, mais un métaphysicien de la nature.
Interprétation qui trouve а s'appuyer sur les constantes
invocations de Lucrèce а la natura rerum. Il est bien vrai
que Lucrèce, а toute superstition et transcendance, oppose
le mot de natura. On n'en déduira pourtant pas qu'il y
oppose, de ce fait, Vidée de « nature ». Tout au contraire,
l'un des principaux fantômes contre lesquels lutte Lucrèce
serait précisément cette idée de nature, au sens qu'a pris le
mot depuis Lucrèce. Ce transfert de l'idéologie des mots
critiqués aux mots qui les critiquent est une opération
courante, dont le mécanisme est bien connu depuis les
analyses de Hume, Marx et Lénine. Ici, on accorde а
Lucrèce que l'idée de nature exclut toute perspective
métaphysique ; mais en même temps on réinvestit dans
l'idée de nature des perspectives métaphysiques qu'elle
avait réussi а exclure.

Le matérialisme de Lucrèce n'est pas une telle


métaphysique de la nature. Il se passe de toute idée — y
compris l'idée de nature. Il est vain d'y chercher
l'expression d'un « naturalisme » : car le naturalisme est, lui
aussi, une notion métaphysique et superstitieuse, qui se
tient « au-dessus » de ce qui existe. Il

126 LOGIQUE DU PIRE

serait illusoire d'y voir une pure affirmation de


l'immanence, d'ordre matérialiste ou panthéiste. A une telle
immanence le naturalisme ajoute une idée de nature : c'est-
а-dire un principe transcendant а la faveur duquel ce qui
existe vient а l'existence et constitue un système, un
ensemble doté d'une raison de sa diversité. Quand Lucrèce
dit d'une chose — c'est-а-dire de toute chose — qu'elle
existe а titre « naturel », il n'entend pas intégrer cette chose
а un système de la nature, mais au contraire l'affranchir de
toute nécessité de système : montrer qu'elle n'a besoin, pour
être, d'aucune « raison », qu'elle se passe de toute référence
а un ensemble de significations dont elle dépendrait. De
cette conception originelle découlent, pour le matérialisme
de Lucrèce, trois conséquences majeures :

1) Si tout peut être dit « naturel », c'est précisément qu'il


n'y a pas de « nature » des choses. Une telle nature des
choses serait un tout, une raison du divers : or Lucrèce
insiste sur l'impossibilité d'une telle sommation. Aucune
vue de l'esprit ne peut concevoir d'ensemble dont les
différentes choses existantes seraient des parties ; aussi est-
il impossible de faire dépendre les choses d'un « plan » ou
d'une vue de Γ « esprit » : « Ce n'est pas en vertu d'un plan
arrêté, d'un esprit clairvoyant que les atomes sont venus se
ranger chacun а leur place ; assurément ils n'ont pas
combiné entre eux leurs mouvements respectifs ; mais
après avoir subi mille changements de mille sortes а travers
le tout immense, heurtés, déplacés de toute éternité par des
chocs sans fin, а force d'essayer des mouvements et des
combinaisons de tout genre ils en arrivent enfin а des
arrangements tels que ceux qui ont créé et constituent notre
univers ; et c'est en vertu de cet ordre, maintenu а son tour
durant de longues et nombreuses années une fois qu'il eut
abouti aux mouvements convenables, que nous voyons les
fleuves au large cours maintenir par l'apport de leurs eaux
l'intégrité de la mer insatiable, la terre échauffée par les
feux du soleil renouveler ses productions, les générations
des êtres animés naître et fleurir tout а tour » (1).
L'impossibilité de faire dépendre la variété des productions
naturelles d'un plan ou d'un esprit dit l'impossibilité de la
faire dépendre d'une nature, si l'on entend par lа un principe
unificateur, doté, а partir de la matière, des mêmes pouvoirs
synthétiques que ceux de l'âme ou de l'esprit. Naturel
désigne donc chez Lucrèce le fait de ne se rattacher а
aucune conception

(1) I, 1021-1034.

TRAGIQUE ET HASARD 127

générale, fût-elle d'ordre naturaliste. On en conclura que la


natura lucrétienne, а la faveur de laquelle les choses sont «
naturelles », se réfère, non а une nature des choses, mais au
hasard : « et ce d'autant plus que ce monde est l'œuvre de la
nature : c'est d'eux-mêmes, spontanément, par le hasard des
rencontres que les éléments des choses, après s'être unis de
mille façons, pêle-mêle, sans résultat ni succès, aboutirent
enfin а former ces combinaisons qui, aussitôt réunies,
devaient être а jamais les origines de ces grands objets : la
terre, la mer et le ciel et les espèces vivantes » (1). L'œuvre
de la nature est explicitement décrite ici : par le hasard.

Dans cette évacuation de l'idée de nature peut être cherchée


la source de l'aspect terroriste et terrorisant du discours
lucrétien. Si Lucrèce a inquiété et continue d'inquiéter, ce
n'est pas seulement pour être incrédule et athée, ce qu'ont
été beaucoup d'autres dont l'œuvre ne s'auréole pas du
même prestige d'étran-geté et d'épouvanté : c'est d'abord
pour n'être pas naturaliste, pas même naturaliste. Si Lucrèce
avait proposé aux hommes une sorte de culte de la nature
s'opposant aux cultes religieux, а la manière par exemple
de Feuerbach ou de certains philosophes du xviii6 siècle,
l'effet de sa doctrine aurait été très différent. Ce qui a de
quoi désemparer en profondeur est, chez Lucrèce, non
l'expulsion des dieux et de la métaphysique, mais de
manière générale une indifférence aux idées, а partir de
laquelle s'organise, dans le De rerum natura, une sorte de
discours muet, se déployant sur fond de dénaturation, de
non-être et de hasard. C'est ici que la différence entre
l'œuvre de Lucrèce et la doctrine d'Epicure apparaît la plus
marquante. Le peu qui reste de l'œuvre d'Epicure,
l'ensemble des témoignages qu'on peut y ajouter, donnent
de l'épicurisme une image profondément différente de la
doctrine exposée dans le De rerum natura, même si les
ressemblances formelles sont nécessairement constantes :
en l'occurrence, les similitudes de vocabulaire contribuent
surtout а mettre en relief les divergences de fond. On a
allégué, pour expliquer la différence de ton et de style entre
les deux auteurs, des différences de tempérament, de
nationalité et de contexte historique. Ces différences
recouvrent probablement bien davantage : une différence de
doctrine sur un point essentiel, le concept de nature. La
natura de Lucrèce ne traduit pas exactement la phusis
d'Epicure. La seconde désigne un monde constitué, d'où
l'action des dieux est absente, mais qui n'en est pas moins
muni d'un

(1) II, 1058-1063.

128 LOGIQUE DU PIRE

ordre fixe, presque confortable en sa stabilité (« l'univers a


toujours été le même qu'il est maintenant et sera le même
de toute éternité », dit la Lettre а Hérodote) ; la première
une somme d'éléments épars, ouverte а tous les aléas et а
toutes les catastrophes, et incapable de constituer un
monde. Nature chez Epicure, non-nature chez Lucrèce.
C'est pourquoi la morale d'Epicure peut proposer, comme
on sait, une distinction entre les plaisirs naturels et les
plaisirs non naturels : phusikai et non phusikai (Lettre а
Ménécée) ; une telle distinction, qui suppose la référence а
une nature constituée, n'aurait aucun sens chez Lucrèce.
D'où l'impossibilité d'une morale lucrétienne : c'est
nécessairement (c'est-а-dire dans la logique de sa propre
philosophie, qui apparaît ici comme non épicurienne) que
Lucrèce n'a conservé de l'épicurisme que la Physique,
excluant du De rerum natura toute considération morale.
Car il ne peut y avoir de norme а faire valoir dans un
contexte philosophique qui substitue l'idée de hasard а celle
de nature. Epicure affirme bien, comme Lucrèce, le thème
du hasard : la Lettre а Ménécée se termine sur la notion de
τύχη (hasard) qui s'oppose а Γείµαρµένη (destin)
stoïcienne. Mais précisément : il s'agit pour Epicure de
critiquer, au nom du hasard, la conception stoïcienne d'une
finalité théologique et anthropocentrique ; non de ruiner, а
l'aide du hasard, le concept de nature, comme le fera
Lucrèce. Le hasard n'est pas, pour Epicure, le principe
constituant d'une non-nature, mais un des caractères de la
nature constituée. Il désigne seulement le fait que la nature
n'est pas investie d'un caractère divin et providentiel : ce
qui n'interdit pas а Epicure de se représenter une nature non
divine, alors que Lucrèce propose de renoncer а la fois а
l'idée de dieux et а l'idée de nature. En un mot : Epicure
parle plutôt d'un monde d'où les dieux sont absents,
Lucrèce plutôt d'une absence de monde. Et, de manière plus
générale encore : Epicure a privé la nécessité de ses assises
théologiques, il l'a « laïcisée », mais il ne l'a pas remise en
cause ; Lucrèce, lui, découvre le hasard de la nécessité.

2) Si rien n'est surnaturel, c'est que rien n'est non plus


naturel. L'homme ne croit а l'action de puissances
surnaturelles que parce qu'il a d'abord forgé le concept
(superstitieux) du naturel ; l'idée de nature est, de certaine
manière, le concept originel de la superstition, en ce qu'elle
en est la condition première : sans croyance au naturel, pas
de conception du surnaturel. En enfermant ce qui existe
dans un système de normes, dans un ensemble qui n'est pas
seulement additif mais

TRAGIQUE ET HASARD 129

signifie une raison du divers, on constitue une nature а


partir de laquelle seulement pourra apparaître une «
surnature » (tout ce qui ne viendrait pas s'y ranger pouvant
être considéré comme surnaturel). Pour Lucrèce, il n'y a pas
de surnaturel parce qu'il n'y a pas, а proprement parler, de
naturel : rien ne pouvant faire relief « surnaturel » sur la
nature « non naturelle » de ce qui existe.

3) Si rien n'est extraordinaire, c'est que rien non plus ne


peut être dit « ordinaire ». On sait que Lucrèce nie avec
insistance l'existence, même passée, des animaux fabuleux
et légendaires, Centaures, Scylles ou Chimères. De manière
générale, qu'il n'y ait jamais rien eu ni ne doive jamais rien
avoir d'extraordinaire s'offrant aux regards de l'homme est
un des leilmolive du De rerum nalura. D'où, selon certains
interprètes, la vision d'un monde morne et désenchanté, où
tout se passe de manière strictement répétitrice et
monotone. C'est lа ignorer que cette dénégation de
l'extraordinaire s'accomplit, chez Lucrèce, au nom d'une
dénégation de l'ordinaire : que rien ne soit extraordinaire
signifie d'abord, dans le De rerum nalura, que rien ne peut,
par définition, contredire une absence d' « ordinaire ». Il y a
ainsi une antinomie entre le monde de Vexceptionnel et le
monde de Y extraordinaire. D'un côté, la nature avec, en
corrolaire, la possibilité du surnaturel : monde où
l'extraordinaire est possible. De l'autre, ni nature ni
possibilité de surnature : monde où tout est
constitutionnellement exceptionnel, mais où l'extraordinaire
est impossible.

Il résulte de ceci que le monde décrit par Lucrèce est dénué


des caractères de monotonie qui lui sont habituellement
reconnus (Martha, Bréhier, Bergson, parmi beaucoup
d'autres). Un monde sans rien d'extraordinaire ne signifie
pas du tout un monde où tout serait ordinaire ; tant s'en
faut : un monde, au contraire, où rien n'est ordinaire non
plus. Il est assez étrange que tant d'interprètes aient voulu
voir dans le sentiment de la monotonie la source de la
tristesse de Lucrèce. Non que cette mélancolie lucrétienne
soit un mythe, comme l'a suggéré parfois l'interprétation
marxiste : elle s'exprime а plusieurs reprises de manière
évidente dans le De rerum nalura. Mais on ne saurait en
dire autant du sentiment de la monotonie. Pour justifier son
interprétation, Bergson, dans son édition des Extraits de
Lucrèce, cite sept passages (1) dans lesquels il est dit
seulement qu'а
(1) V, 56 ; I, 586 ; II, 300 ; V, 920 ; III, 785 ; III, 792 ; I, 75.

C. ROSSET 9

130 LOGIQUE DU PIRE

partir du moment où une généralité s'est constituée (un


foedus naturai : « contrat » de la nature), tout s'y passe —
provisoirement : tant que durera ce type particulier
d'organisation — de manière strictement déterminée
(cerlum). Par quoi Lucrèce affirme, non la monotonie de ce
qui se passe, mais le fait qu'en tout domaine rien ne
survient qui ne soit déterminé par sa seule « nature », rien
qui suppose l'action d'une intervention transcendante. En
réalité, le seul passage du De rerum natura, signalé par E.
Bréhier dans son Histoire de la philosophie, qui puisse
étayer la thèse de la monotonie lucrétienne figure en III,
945 : eadem sunl omnia semper — tout est toujours pareil.
Cette expression, qui n'apparaît qu'une fois dans le poème
de Lucrèce (ou, plus exactement, deux fois ; mais dans le
même passage), est mise dans la bouche de la natura rerum
en personne qui entreprend, dans une série de prosopopées
sans douceur, de réprimander l'homme affligé par la
perspective de sa mort : « Pourquoi la mort t'arrache-t-elle
ces gémissements et ces pleurs ? Car si tu as pu jouir а ton
gré de ta vie passée, si tous ces plaisirs n'ont pas été comme
entassés dans un vase percé, s'ils ne se sont pas écoulés et
perdus sans profit, pourquoi, tel un convive rassasié, ne
point te retirer de la vie ; pourquoi, pauvre sot, ne point
prendre de bonne grâce un repos que rien ne troublera ? Si
au contraire tout ce dont tu as joui s'est écoulé en pure
perte, si la vie t'est а charge, pourquoi vouloir l'allonger
d'un temps qui doit а son tour aboutir а une triste fin, et se
dissiper tout entier sans profit ? Ne vaut-il pas mieux mettre
un terme а tes jours et а tes souffrances ? Car imaginer
désormais quelque invention nouvelle pour te plaire, je ne
le puis : les choses vont toujours de même (eadem sunt
omnia semper) » (1). Cette monotonie de l'existence est
ainsi affirmée dans un contexte qui en précise (et en limite)
la portée. L'existence est dite ici monotone а un titre
doublement relatif : relatif а l'homme et relatif а une durée
brève. C'est-а-dire : au sein du « contrat naturel » qui a
rendu possible le fait de la vie humaine, la combinaison des
joies possibles est forcément déterminée et limitée ; de la
même manière, tout foedus nalurai se caractérise par un
certain type d'organisation, de combinaison atomique qui
inclut certaines possibilités, en exclut certaines autres : les
unes et les autres étant déterminées (cerla), non exactement
une fois pour toutes, mais plutôt pour tout le temps que
durera la combinaison considérée. La natura rerum se dit
ici, il est vrai,

(1) III, 934-945.

TRAGIQUE ET HASARD J31

incapable d'inventer, de « machiner » (machinari) quelque


chose de nouveau ; mais cette incapacité а produire des
exceptions est occasionnelle et relative, ne valant que pour
le temps déterminé d'une certaine combinaison elle-même
exceptionnelle, qui s'appelle par exemple l'homme.
Autrement dit, ce qui paraît pour l'homme « ordinaire » et,
comme la mort toujours imminente, d'une inflexible
monotonie, apparaîtrait comme exceptionnel, non ordinaire
et non naturel, si l'on disposait d'un point de vue non
anthropologique, et de plus de temps. Il est vrai que, dans
les vers qui suivent immédiatement, la prosopopée de la
nature développe une hypothèse qui semble contredire cette
interprétation : « Si ton corps n'est plus décrépit par les
années, si tes membres ne tombent pas d'épuisement, il te
faut néanmoins toujours t'attendre aux mêmes choses,
même si la durée de ta vie devait triompher de toutes les
générations, et bien plus encore, si tu ne devais jamais
mourir » (1). Hypothèse étrange, d'où on pourrait, semble-t-
il, inférer qu'а supposer un temps infini d'observation, rien
ne changerait au regard de l'observateur ; que les choses
resteraient pareilles jusqu'а la fin des temps comme elles
sont restées pareilles depuis toute éternité. Ce serait lа,
pourtant, méconnaître que l'argument ainsi avancé est а
usage strictement interne : que l'hypothèse selon laquelle
l'homme cesserait d'être mortel (si numquam sis morilurus)
ne désigne pas un regard éternel jeté sur la nature des
choses, mais l'arrêt imaginaire d'une certaine combinaison а
un moment de son existence. Ce que l'homme immortel
verrait serait donc bien la répétition du même, mais d'un
même qui ne serait que son propre même, non le même de
la nature des choses. Eadem sunl omnia semper ne signifie
donc pas que la nature soit immuable ; seulement que les
possibilités offertes а une combinaison sont limitées par la
« nature » de cette combinaison. Qu'en revanche la nature «
des choses », considérée généralement, soit rien moins
qu'immuable est affirmé par Lucrèce presque а chaque page
de son poème ; ainsi dans ce passage : « Aucune chose ne
demeure semblable а elle-même : tout passe, tout change et
se transforme aux ordres de la nature. Un corps tombe en
poussière, et s'épuise et dépérit de vieillesse ; puis un autre
croît а sa place et sort de l'obscurité. Ainsi donc la nature
du monde entier se modifie avec le temps ; la terre passe
sans cesse d'un état а un autre : ce qu'elle a pu jadis lui
devient impossible ; elle peut produire ce dont elle était
inca-

(1) III, 946-949.

132 LOGIQUE DU PIRE

pable » (1). Loin d'insister sur la permanence et la stabilité


des combinaisons, Lucrèce met sans cesse l'accent sur le
caractère éphémère, fragile et périssable de tous les êtres
existants, de toutes les combinaisons existantes, y compris
le monde dans lequel vit l'homme, qui est destiné а périr.
Toute organisation est sujette а une dissolution imminente
par modification de l'équilibre atomique ; d'où l'importance,
chez Lucrèce, du thème de la catastrophe imminente, qui
est inscrite dans la « nature » même de toute existence : la
peste d'Athènes, qui termine le De rerum natura, illustre de
manière significative l'importance que revêtent, aux yeux
de Lucrèce, les idées de cataclysme et de dissolution, leur
place centrale dans la représentation lucrétienne de la
nature. Aussi pourrait-on assez justement renverser la
perspective bergsonienne et prétendre qu'une des sources
de la mélancolie de Lucrèce est l'intuition qu'aucune chose
n'est durable. Les choses ne sont « toujours les mêmes »
que l'espace d'un instant ; dans une perspective plus
lointaine, rien n'a d'avenir, et rien, pour les mêmes raisons,
n'a de passé. Un des thèmes les plus saisissants de Lucrèce
est ainsi celui de la nouveauté du monde : « Tout est
nouveau dans ce monde, tout est récent ; c'est depuis peu
qu'il a pris naissance » (2). L'aptitude а voir sous les
auspices du radicalement nouveau ce qui est relativement
vieux, а saisir comme insolite ce qui s'est déjа
suffisamment répété pour constituer une généralité, est
d'ailleurs un des traits les plus caractéristiques de la pensée
du hasard. Le matérialisme de Lucrèce ne constitue donc
pas un naturalisme ; si l'on veut garder ce terme pour le
désigner, en raison de l'idée d'immanence qui lui est
attachée, on dira qu'il s'agit, chez Lucrèce, d'un naturalisme
sans idée de nature (comme, peut-être, le spinozisme est un
panthéisme sans idée de Dieu), d'un naturalisme ayant
remplacé l'idée de nature par un blanc auquel le terme
moderne de hasard convient passablement. Il se distingue
ainsi d'un certain nombre de systèmes matérialistes plus
récents par l'exclusion de tout principe étranger а la stricte
expérience de la matérialité : d'où un vide idéologique
d'une pureté peut-être sans égale, qui fait du De rerum
natura un des textes les plus parfaitement indigestes de la
littérature philosophique. Vide propre а inquiéter le
spiritualisme, mais aussi а dérouter а l'occasion un certain
nombre de pensées se recommandant du matérialisme. Au
matérialisme lucrétien,

(1) V, 830-836.

(2) V, 330-331.

TRAGIQUE ET HASARD 133

l'athéisme du siècle des lumières et un rationalisme de type


marxiste reprocheront deux manques principaux : l'absence
de toute perspective progressiste, et celle de tout véritable
principe de déterminisme. L'absence de finalité historique
de l'espèce humaine a été reconnue par tous les
commentateurs ; certains la déplorent tant qu'ils en
déduisent gratuitement, tel E. Bréhier dans son Histoire de
la philosophie, l'affirmation chez Lucrèce, d'une décadence
progressive de l'humanité : comme si l'absence de référence
а une idéologie progressiste signifiait nécessairement
l'idéologie pessimiste d'un progrès а rebours. En revanche,
la plupart des commentateurs, quelles que soient leurs
tendances philosophiques, s'accordent а voir en Lucrèce un
rigoureux affirmateur du déterminisme. Il est en effet
possible, si l'on s'en tient а l'examen des combinaisons
(provisoirement) stables, de juger que Lucrèce considère
tout « effet » comme déterminé (cerlus). A partir de quoi on
conclura au déterminisme universel de la nature ; on dira,
avec Bergson, que « la nature s'est engagée, une fois pour
toutes, а appliquer invariablement les mêmes lois » (1).
Toutefois cette affirmation de caractère déterministe du
matérialisme lucrétien est appelée а trébucher sur un
élément central de la pensée de Lucrèce, qui est principe de
hasard : la théorie du clinamen.

On connaît la définition de ce clinamen, « déclinaison »


originelle des atomes, que Lucrèce a empruntée — mais en
en modifiant la portée — а la παρέγκλισις d'Epicure : «
dans la chute en ligne droite qui emporte les atomes а
travers le vide, en vertu de leur poids propre, ceux-ci, а un
moment indéterminé, en un endroit indéterminé, s'écartent
tant soit peu de la verticale, juste assez pour qu'on puisse
dire que leur mouvement se trouve modifié. Sans cette
déclinaison, tous, comme des gouttes de pluie, tomberaient
de haut en bas а travers les profondeurs du vide ; entre eux
nulle collision n'aurait pu naître, nul choc se produire ; et
jamais la nature n'eût rien créé » (2). Le point de départ de
cette conception de la déclinaison est une difficulté d'ordre
technique. Epicure enseignait que les atomes tombent dans
le vide avec une vitesse égale, que les corps ne tombent а
des vitesses différentes que dans l'atmosphère ou dans l'eau,
dont les propres atomes retardent la vitesse de chute а
raison contraire du poids des corps en chute. Sans l'idée
d'une déviation possible а l'égard de la stricte verticalité (si
les atomes tombaient toujours а vitesse

(1) Extraits de Lucrèce, p. vi.


(2) II, 217-224.

134

LOGIQUE DU PIRE

égale et selon des « lignes » strictement parallèles), il serait


impossible de concevoir aucune des rencontres entre
atomes qui sont l'occasion première des combinaisons
atomiques : les atomes ne se rencontreraient jamais,
n'engendrant ainsi aucune combinaison ni aucun « corps ».
La doctrine épicurienne aurait certes pu s'épargner la
déclinaison, même dans l'hypothèse admise de la chute des
atomes en ligne droite, mais а condition de supposer la
vitesse de chute inégale : la différence des vitesses
engendrant, en ce cas, des chocs entre atomes par effet de «
rattrapage ». Celle-ci étant conçue comme uniforme, l'idée
de déclinaison rend seule possibles les rencontres et les
agrégats qui en résultent. Epicure, d'autre part, voyait dans
la déclinaison des atomes une condition nécessaire а la
possibilité du libre arbitre. Considérée du point de vue de la
morale épicurienne, l'idée de déclinaison signifie que c'est
grâce а cette possibilité de déviation originellement inscrite
dans la nature que les corps (ainsi le corps humain, mû par
la volonté) peuvent se mouvoir librement, sans tout
concéder au déterminisme de la pesanteur. Mais, chez
Lucrèce, la théorie du clinamen signifie d'abord et
essentiellement l'affirmation de l'indéterminisme et du
hasard. Incerto tempore incertisque lotis, а un moment
indéterminé et а un endroit indéterminé, est-il dit, dans le
fragment cité plus haut, de la circonstance fondamentale
permettant la rencontre des atomes et la naissance des
mondes ; plus loin encore : née regione loti cerla née
tempore certo, en un lieu et en un temps que rien ne
détermine (1). Cette affirmation est essentielle, parce
qu'elle surgit en un point décisif de la description de la
nature des choses : les conditions qui président а leur
naissance. Il serait donc assez vain de voir dans le clinamen
une simple et légère entorse а la cohésion déterministe de
l'ensemble de la doctrine. En réalité, le clinamen met, chez
Lucrèce, le hasard а la clef de toutes les « partitions »
naturelles. Dans la mesure où c'est le clinamen, principe
hasardeux (c'est-а-dire : absence de principe), qui rend
possibles toutes les combinaisons d'atomes, il s'ensuit que
le monde, dans son ensemble et sans exception, est l'œuvre
du hasard.

Il semble assuré, malgré l'extrême pauvreté des


renseignements précis qui .soient demeurés au sujet de la
Physique de Démocrite, l'un des fondateurs de l'atomisme
grec, que la notion de déclinaison est une création originale
d'Epicure. Ce qui semble également assuré, c'est que ce
recours а l'idée de principe différentiel et indéterministe
revêt une signification très différente

(1) II, 293.

TRAGIQUE ET HASARD 135


selon qu'il s'agit de la παρέγκλισις d'Epicure (Lettre а
Hérodote) ou du clinamen de Lucrèce. Chez Epicure, il
s'agit surtout d'assurer la possibilité de la liberté, faute de
quoi la doctrine morale serait frappée de nullité et
d'incohérence. Chez Lucrèce, il s'agit d'abord d'assurer le
hasard, а partir de quoi tout est possible, y compris la «
liberté », y compris les déterminations de toute sorte (dans
les « régions », spatialement et temporellement limitées, а
l'intérieur desquelles certaines successions sont susceptibles
de répétition).

La théorie du clinamen a été l'objet d'une réprobation


universelle, de la part même de ceux qui se disaient les plus
enclins а admirer la pensée d'Epicure et de Lucrèce. On lui
a, depuis l'Antiquité jusqu'а Kant et Bergson, reproché
d'être une entorse injustifiable au reste du système : « Cette
addition а la doctrine de Démocrite est puérile, indigne de
ce grand philosophe [Epicure] », déclare Bergson, p. 32 de
ses Extraits de Lucrèce. Mais le problème véritable suscité
par la théorie du clinamen n'est pas, semble-t-il, dans les
efforts déployés pour l'accorder avec l'ensemble du système
atomiste ; il est plutôt dans la question de savoir en quoi le
clinamen est une entorse au système, et s'il est bien évident
qu'il contredise la doctrine d'Epicure et de Lucrèce. Il est,
dit-on, une entorse au principe de déterminisme ; sans
doute : mais où se trouve le déterminisme ainsi contredit ?
Dans la pensée d'Epicure et de Lucrèce, ou dans la pensée
des commentateurs ? Qui a décidé, et au nom de quoi, que
toute pensée matérialiste était nécessairement une pensée
déterministe ? Et, en particulier, le matérialisme de
Lucrèce ? Les reproches adressés а la théorie du clinamen
tournent ainsi а l'intérieur d'un assez remarquable cercle
vicieux. Le clinamen n'est une entorse au système que dans
la mesure où il est considéré comme une exception
(indéterminisme) au reste de la doctrine (déterminisme). Il
ne peut donc être considéré comme exception que dans la
mesure où la doctrine est considérée a priori comme
déterministe. Or, c'est lа précisément ce que nie la théorie
du clinamen. Le ressort de cette argumentation consiste en
une idée préalable du matérialisme de Lucrèce, qui est posé
d'emblée comme déterministe ; ceci, en vertu d'une autre
idée préalable, de portée plus générale, selon laquelle un
lien nécessaire relie les notions de matérialisme et de
déterminisme. Un matérialisme non déterministe serait
ainsi une notion incohérente, une sorte de monstre
philosophique. Or, un tel matérialisme fondé sur le hasard
existe, par exemple chez Lucrèce ; et, aux yeux d'un tel
matérialisme, c'est le matérialiste de type déterministe qui
manque de cohérence et de rigueur

136 LOGIQUE DU PIRE

en ajoutant, au silence idéologique de ce qui existe, un


principe de détermination universelle qui sera, au
matérialisme dans le sens le plus pur du terme, une «
entorse » aussi sérieuse qu'а un matérialisme déterministe
la notion de clinamen. On ne considère donc la théorie de la
déclinaison comme une violence а l'égard du reste de la
doctrine lucrétienne que dans la mesure où on fait d'abord
violence а Lucrèce en considérant sa doctrine comme un
déterminisme. Si Γόη ajoute au matérialisme lucrétien
l'idée de déterminisme, la notion de clinamen est en effet
inexplicable et injustifiable ; si l'on omet de l'y introduire,
elle s'accorde parfaitement avec le reste du système :
mieux, elle en constitue une des notions-clef. Gomment,
dans ces conditions, reprocher а un auteur de contredire,
par une idée, quelque chose qu'il ne dit jamais ? Ainsi
raisonnerait un philosophe qui commencerait par affirmer
le principe d'un athéisme cartésien puis, venant а lire les
considérations avancées par la Troisième méditation,
déclarerait qu'il s'agit lа d'une entorse en reste du système,
d'une « addition puérile, indigne de ce grand philosophe ».

La manière dont Bergson interprète Lucrèce est un modèle


de la manière sinueuse qu'ont certaines philosophies
spiritualistes, en particulier chrétiennes, de se débarrasser
du matérialisme lucrétien. On commence par déclarer que
Lucrèce affirme un déterminisme naturel ne souffrant
aucune exception ; rencontrant ensuite le clinamen, on
déclare qu'un tel principe met en échec le déterminisme
universel ; on en conclut enfin que l'existence du clinamen
au sein de la doctrine atomiste constitue l'ultime aveu d'un
manque, la preuve que la physique ne peut complètement
se passer de la métaphysique. Ainsi l'interprétation de
Bergson passe-t-elle par trois étapes s'enchaînant
nécessairement, et dont la troisième est idéologiquement la
première : 1) Lucrèce est obsédé par la répétition et
l'uniformité ; 2) II est cependant obligé d'admettre un
principe indéterministe qui transcende l'ordre de
l'uniformité, mais qui le contredit d'autant : le clinamen ; 3)
II révèle par cette entorse la faiblesse fondamentale de sa
philosophie, qui est l'absence de toute référence
métaphysique : « On ne saurait pardonner а Lucrèce d'avoir
méconnu notre supériorité morale » (1). Une telle
interprétation fait mieux que refuser le matérialisme de
Lucrèce ; elle refuse de la prendre en considération, ne
commentant Lucrèce qu'а partir de l'idée de nature et de
détermination naturelle, et non а partir du point de départ
véritable, qui est silence et hasard. Il est remarquable

(1) Extraits de Lucrèce, p. 113.

TRAGIQUE ET HASARD 137

que la manière dont les interprétations de type marxiste


procèdent а l'éloge de Lucrèce et а son intégration dans une
eschatologie historique passe par exactement les mêmes
étapes que les interprétations chrétiennes, en recouvre les
mêmes contresens, et y oppose la même fin de non-
recevoir. La seule différence marquante est que les uns
louent ce que les autres déplorent ; mais la dispute ne porte
pas sur le contenu а louer ou а blâmer, celui-ci déjа et
pareillement dévié de sa signification première par une
opération préalable de transformation consistant а
substituer au silence idéologique de Lucrèce l'affirmation
d'une idéologie déterministe et naturaliste. Les étapes de
l'interprétation marxiste sont approximativement les
suivantes : 1) Lucrèce est un vigoureux aifirmateur de la «
raison » des choses, d'un déterminisme rationnel qui
enchaîne les uns aux autres tous les événements de
l'histoire du monde et des hommes ; 2) Cependant, les
insuffisances de la science et de la philosophie de son
temps lui interdisent de justifier entièrement cette raison,
qu'il a plutôt pressentie que prouvée : il est donc, en
certains cas, obligé de faire intervenir la notion de
clinamen, qui vient combler le vide philosophique dû au
manque de maîtrise d'une science dialectique ; 3) II s'ensuit
nécessairement une faiblesse fondamentale du système
lucrétien : l'absence de toute référence а une science
véritable du devenir, fondée sur une connaissance des
principes du matérialisme dialectique et du matérialisme
historique ; en un mot, un manque du sens de l'histoire qui,
а des oreilles marxistes, résonne aussi fâcheusement qu'aux
oreilles chrétiennes le manque de considérations sur la
grandeur morale de l'homme. A l'idéologie chrétienne
comme а une certaine idéologie marxiste s'oppose ainsi une
même indifférence lucrétienne а l'égard de toute idéologie,
c'est-а-dire а l'égard de toute interprétation qui n'aurait pas
le hasard pour principe unique. Il est évident que ce contre
quoi s'insurgent l'interprétation marxiste et l'interprétation
chrétienne désigne un même manque : ce qui inquiète n'est
pas l'affirmation du matérialisme, mais l'affirmation du
hasard ; plus précisément : la conception d'un matérialisme
se passant de toute référence — y compris l'idée
déterministe — pour rendre compte de ce qui existe.

On n'en conclura pas, cependant, que le matérialisme de


Lucrèce, s'il ignore les principes de nature et de
déterminisme, constitue un irrationalisme. Le rejet du
déterminisme ne signifie pas le rejet d'une certaine forme
de rationalité universelle, excluant de l'ensemble de « ce
qui existe » toute possibilité d'arbitraire. Doivent être ici
distinguées les notions d'arbitraire et de

138 LOGIQUE DU PIRE

fortuit. Sans doute ce qui existe est-il toujours fortuit


puisque constitué par le hasard ; mais il ne s'ensuit pas que
les êtres et les événements, une fois « naturellement »
constitués par le hasard, apparaissent et disparaissent au gré
du caprice. C'est lа, si l'on veut, un des grands paradoxes de
la pensée de Lucrèce : la raison est exclue du monde au
bénéfice du hasard : mais, de son côté, le hasard constitue
une raison, qui est précisément ce que Lucrèce entreprend
de décrire sous le nom de « nature des choses ». Pourquoi,
demandera-t-on, le hasard engendre-t-il le fortuit, mais non
l'arbitraire ? En raison, dit Lucrèce (1), d'une nécessaire
limite inscrite dans la nature, qui d'une part ne permet que
certaines combinaisons, d'autre part que certains « effets »
au sein de ces combinaisons. Il faut ici rappeler certaines
données fondamentales de la théorie atomique, telle que la
développe Lucrèce dans le livre II au De rerum natura : 1)
Le nombre des formes d'atomes est fini ; 2) Le nombre des
atomes de chaque forme est infini, mais limité — limité par
les conditions de viabilité qui rendent, dit Lucrèce, telle
combinaison « convenable » et possible, telle autre non. Il y
a donc une distinction а faire entre le fini et le limité : que
le nombre des combinaisons atomiques soit limité par un
principe de viabilité (qui n'est pas très éloigné du principe
leibnizien de compossibilité) ne signifie pas nécessairement
que le nombre de ces combinaisons soit fini. Il est très
possible de concevoir un nombre infini de cas possibles, au
nombre duquel ne figurent cependant pas un certain
nombre de cas impossibles : la limitation en « possibilité »
ne signifiant pas limitation en « quantité ». Cette distinction
assez subtile entre le fini et le limité explique la distinction
entre l'arbitraire et le fortuit : le monde de la nature des
choses serait arbitraire, et pas seulement hasardeux, si le
nombre des combinaisons atomiques était а la fois infini et
illimité (c'est-а-dire, non limité par des conditions de
viabilité, de « compossibilité »). En d'autres termes : les
combinaisons d'atomes d'où naissent les mondes sont
limitées et non arbitraires, encore qu'elles soient, malgré
cette limitation, infinies et hasardeuses. Cette conjonction
de qualités apparemment contradictoires au sein du système
lucrétien est la source de l'ambiguïté des interprétation^ :
lesquelles, selon qu'elles s'en tiennent а l'un ou а l'autre
aspect de la théorie atomique (aspect « limité », aspect «
infini »), font de Lucrèce un rationaliste laïque du type libre
penseur (perspective chrétienne), ou un irrationaliste
n'ayant pas eu accès а une véritable scientificité
(perspective marxiste).

(1) II, 700-729.

TRAGIQUE ET HASARD 139


II est évident que Lucrèce n'est ni l'un ni l'autre. Chercher
un terme pour qualifier philosophiquement l'entreprise du
De rerum natura serait d'ailleurs assez vain. La
signification majeure de ce texte se tient plus du côté de ce
qui est exclu que du côté de ce qui est affirmé. L'ensemble
du poème se présente comme le fruit d'une jubilation
négatrice, ivre de tout ce dont elle se débarrasse, de tout ce
qu'elle nie et réfute : sorte d'extase antiphilosophique qui
évacue toutes les significations, et l'idée même que des
significations aient un sens. J. Mewaldt écrivait dans son
commentaire de Lucrèce : « Du poème, nous fixe le regard
d'un homme dont l'âme est assombrie par le sentiment que
tout ce qui arrive est radicalement insignifiant » (1). Ce
sentiment de Γ « insignifiance radicale » — autre nom du
hasard — est présent chez Lucrèce ; mais, s'il assombrit les
perspectives, il est aussi ce qui entretient la jubilation
créatrice tout au long d'une œuvre dont il constitue la raison
d'être. La découverte fulgurante que Lucrèce attribue а
Epicure est l'idée que les choses sont sans « raison », et que
l'ensemble des choses existantes ne constitue aucune «
nature ». La recherche d'une raison des choses est le mirage
par excellence où se perdent pensée et affectivité
humaines ; délivrer les hommes, c'est montrer le blanc а la
place de ce qui est généralement figuré comme cible : dire
que l'idéologie manque, non d'appui et d'évidence, mais
d'objet. Rien ne se tenant « au-dessus » de la surface
existante (natura rerum), la superstition désigne un
ensemble de paroles « en l'air », auxquelles il est
impossible d'accrocher la moindre créance, et qui ne
réussissent pas même а constituer une représentation
véritable. Tel est bien le sort de l'idéologie telle que la
conçoit Lucrèce : non d'être absurde, ce que chacun sait
déjа, mais d'être inefficace, impossible.

On se demandera pourquoi, dans ces conditions, Lucrèce a


écrit un poème didactique, apparemment destiné а
combattre l'idéologie. Selon la philosophie tragique,
l'idéologie n'est pas susceptible d'une telle prise au sérieux :
elle existe а titre de discours, jamais а titre de croyance,
d'objet d'adhésion. Il est douteux que Lucrèce ait estimé les
hommes si profondément attachés а leurs croyances qu'on
puisse les guérir par la simple opération d'une prise de
distance forcée par rapport а elles. Penseur tragique, dont la
pitié propre est de voir les hommes abandonnés а une
idéologie non efficace, Lucrèce ne croit probablement
guère au pouvoir d'une telle philosophie des lumières.

(1) Der Kampf des Dichters Lukrez gegen die Religion, p.


21.

140 LOGIQUE DU PIRE

Les hommes sont bien les victimes de l'idéologie : mais pas


parce que celle-ci est toute-puissante ; bien plutôt parce
qu'elle est toujours trop faible, ne réussissant jamais а
sérieusement protéger des angoisses que l'homme voudrait
noyer dans l'idéologie. Que l'idéologie soit de nature non
forte, mais faible, c'est ce que manifeste fréquemment le
grand thème lucrétien selon lequel l'homme ne croit pas а
ce qu'il dit : « Sans doute, souvent les hommes vont
proclamant que les maladies, la honte sont plus а craindre
que le Tartare et la mort ; qu'ils savent bien que la nature de
l'âme se compose de sang, ou bien encore de vent, suivant
l'opinion où les porte leur fantaisie ; et qu'en conséquence
ils n'ont nul besoin de notre enseignement ; mais au trait
suivant tu pourras remarquer que ce sont lа propos glorieux
de fanfarons plutôt que l'expression d'une conviction réelle.
Ces mêmes hommes, chassés de leur patrie, bannis loin de
la vue de leurs semblables, flétris par un grief infamant,
accablés enfin de tous les maux, ils vivent ; et malgré toutt
partout où les ont amenés leurs misères, ils sacrifient aux
morts, ils immolent des brebis noires, ils adressent aux
dieux Mânes des offrandes ; et l'acuité même de leurs maux
ne fait qu'exciter davantage leurs esprits а se tourner vers la
religion. C'est donc dans les dangers et les épreuves qu'il
convient de juger l'homme ; c'est l'adversité qui nous révèle
ce qu'il est : alors seulement la vérité jaillit du fond du
cæur ; le masque s'arrache, la réalité demeure » (1). Et
aussi : « Quand tu vois un homme se lamenter sur lui-
même, а la pensée qu'après la mort il pourrira, une fois son
corps abandonné, ou qu'il sera dévoré par les flammes, ou
par la mâchoire des bêtes sauvages, tu peux dire que sa
voix sonne faux, et que se cache dans son cæur quelque
aiguillon secret, malgré son refus affecté de croire qu'aucun
sentiment puisse subsister en lui dans la mort. A mon avis,
il n'accorde pas ce qu'il annonce, il ne donne pas ses
véritables raisons ; ce n'est pas radicalement qu'il s'arrache
et se retranche de la vie, mais а son insu même, il suppose
qu'il survit quelque chose de lui » (2). On alléguera qu'en
de tels passages il s'agit d'une incapacité а adhérer а des
thèmes anti-idéologiques, d'une nécessité qui entraîne les
hommes vers la croyance ; sans doute. Mais la lecture
d'ensemble du De rerum natara suggère que cette
incapacité des hommes а « suivre » leurs idées et leurs
paroles revêt une signification beaucoup plus vaste :
s'étendant а toute parole, aux

(1) III, 41-58.

(2) III, 870-878.

TRAGIQUE ET HASARD 141

affirmations de croyance tout autant qu'aux « fanfaronnades


» anti-idéologiques. Interrogés sur l'efficacité des « brebis
noires ». nul doute que les hommes — а supposer le
masque arraché : lorsque eripitur persona, manel res —
confesseraient une confiance aussi mince en elles que dans
les raisonnements philosophiques sur lesquels ils s'appuient
parfois pour répudier leurs croyances. Et que la réalité qui
demeure, une fois le masque arraché, ne soit pas plus
d'ordre religieux que d'ordre incrédule, pas plus
idéologique qu'anti-idéologique, c'est ce que confirme
explicitement un passage de l'extrême fin du poème, où est
dite l'incapacité des hommes, en cas de malheur (en
l'occurrence la peste d'Athènes), а croire aux dieux : « Ni la
religion, ni les puissances divines ne pesaient guère en un
tel moment ; la douleur présente était bien plus forte » (1).
Lucrèce ne disait-il pas lui-même que c'est dans les dangers
et les épreuves qu'il convient de juger l'homme, qu'alors
seulement « la vérité jaillit du fond du cæur, le masque
s'arrache, la réalité demeure » ? Dans l'adversité, il peut
advenir que la religion apparaisse, elle aussi, comme un
masque : fanfaronnade idéologique, aussi pauvre, aussi
fragile, en définitive, que les fanfaronnades anti-
idéologiques.

Reste donc la question de savoir quelle valeur didactique


Lucrèce prêtait а son entreprise de purification
philosophique. Pour répondre а cette question, il faut
probablement distinguer, dans le De rerum natura,
plusieurs niveaux de discours différents, et plusieurs
destinataires différents. Il y a d'abord le discours sur les
hommes et leurs vaines superstitions, une description des
malheurs causés par la religion et toutes les formes de
croyance : analyse de l'idéologie en général dont il n'est
jamais dit qu'il faille en débarrasser l'espèce humaine, ni
que cette tâche soit possible et ait un sens. Il y a ensuite le
discours thérapeutique, qui s'adresse а un destinataire
précis : Memmius, que Vénus « a voulu en tout temps voir
paré des plus excellentes vertus » (2), et qui sera, s'il daigne
écouter d'un esprit attentif, peut-être susceptible d'accueillir
des vérités qui répugnent au commun des mortels. L'unique
motivation de l'œuvre qui soit explicitement déclarée par
Lucrèce est l'espoir de gagner son amitié : « Ton mérite, et
le plaisir que j'espère de ta douce amitié, m'engagent а
soutenir toutes les tâches, et m'invitent а veiller pendant les
nuits sereines, dans la recherche des mots et du poème par
lesquels je pourrai répandre dans ton esprit une éclatante

(1) VI, 1276-1277.

(2) I, 26-27.

142 LOGIQUE DU PIRE

lumière » (1). Il y a enfin, et probablement surtout, le


discours а soi-même, sur qui porte en définitive l'essentiel
de la thérapeutique mise en œuvre par le De rerum nalura.
Discours donc qui, dans le meilleur des cas, ne s'adresse
qu'а un seul interlocuteur, Memmius ; mais, plus encore,
discours solitaire destiné а se convaincre soi-même, а se
persuader et а se repersuader sans relâche d'une vérité а la
fois aveuglante et évanesceiite, comme une lumière qui
illumine l'esprit dans le présent mais risque а tout instant de
disparaître. L'exaltation devant la vérité atomiste serait
ainsi l'endroit d'une disposition d'esprit dont l'angoisse et la
perdition constitueraient le revers. Les rares
renseignements laissés sur Lucrèce par l'Antiquité font état
d'un homme angoissé ayant mis fin а ses jours, avant
l'achèvement de son poème, dans un accès de mélancolie
ou de démence. Cette tradition du suicide, attestée par saint
Jérôme dans ses Additions а la Chronique d'Eusèbe,
reprises dans un manuscrit munichois du De rerum nalura
qui donne, en marge, des précisions sur les circonstances
du suicide, a été combattue, а partir du xvnie siècle, par une
autre tradition, celle de nier tous les renseignements de
provenance chrétienne, surtout lorsqu'ils tendaient а la
dépréciation des œuvres et des auteurs de l'Antiquité gréco-
romaine, au nom d'un soupçon systématique de procès
d'intention. Un des rares commentateurs modernes а avoir
pris le contrepied de cette seconde tradition est le Dr Logre
qui, dans L'anxiété de Lucrèce (1946), a essayé de montrer
en quoi l'hypothèse du suicide de Lucrèce, sans être, en
attendant d'hypothétiques découvertes archéologiques,
démontrable, était néanmoins psychologiquement et
psychanalytiquement très vraisemblable. A l'appui de sa
thèse, le Dr Logre fait remarquer que l'exaltation jubilatoire
de Lucrèce présente les caractéristiques de l'exaltation
propre aux tempéraments dits « cyclothymiques », par son
aptitude а concevoir sur un mode allègre des vérités qui, en
d'autres moments — lors des phases dépressives —
paraîtraient désespérantes. Cette théorie d'une cyclothymie
de Lucrèce — laquelle, au dire même du Dr Logre,
n'attente en rien au génie philosophique de Lucrèce — a
l'avantage de proposer une explication plausible de ce qui,
aux yeux de tous les commentateurs, fait figure
d'inexplicable mystère : la jubilation agressive et terroriste
avec laquelle Lucrèce rend compte des plus tristes vérités
(ainsi les descriptions de la mort, au livre III ; de l'amour,
au livre IV).

(1) I, 140-144.

TRAGIQUE ET HASARD 143


Dans cette hypothèse, Epicure aurait été pour Lucrèce
exactement un médecin, un psychiatre, dont le génie
thérapeutique aurait sauvé — provisoirement — Lucrèce
lors d'une crise dépressive. D'où la reconnaissance exaltée
que lui manifeste constamment Lucrèce, qui n'est pas sans
rappeler, en effet, le type particulier de dévotion qu'а l'issue
d'une maladie qu'il redoutait mortelle le patient guéri voue
а son médecin, voire l'amour de l'analysé pour l'analyste
pendant la période dite de « transfert ». D'où aussi le poème
lui-même, sorte d'ex-voto reconnaissant, qui correspond,
chez le cyclothymique, а la phase active et productive
pendant laquelle le sujet, encore émerveillé de sa guérison
subite, s'efforce de se rendre utile en faisant profiter de sa
découverte l'humanité entière : trait fréquent dans
l'évolution des cyclothymiques. En d'autres termes : les
angoisses que veut dissiper Lucrèce seraient les propres
angoisses de Lucrèce pendant les phases dépressives.
Angoisses qui auront d'ailleurs, si l'on en croit saint Jérôme,
le dernier mot, avec le suicide ; comme elles ont le dernier
mot du De rerum natura, avec la description horrifiante de
la peste d'Athènes. Se préciserait ainsi le contexte
psychologique dans lequel se situe le fameux passage par
lequel s'ouvre le livre II du poème, Suave mari magno : « II
est doux, quand sur la vaste mer les vents soulèvent les
flots, d'assister de la terre aux rudes épreuves d'autrui : non
que la souffrance de personne nous soit un plaisir si grand ;
mais voir а quels maux on échappe soi-même est chose
douce » (1). On a beaucoup écrit pour reprocher а Lucrèce
ces quatre vers ; beaucoup plus encore pour essayer de
laver Lucrèce du soupçon, а leur lecture, d'indifférence aux
malheurs d'autrui. Tout cela est peut-être hors de propos. Il
est possible que les dangers face auxquels Lucrèce se
ménage, en ces deux vers, un confortable mais précaire
abri, aient moins menacé autrui que l'auteur même du De
rerum natura, en dehors des heures d'exaltation а la faveur
desquelles il composait son poème.

Quoi qu'il en soit des circonstances psychologiques qui ont


présidé а sa naissance, reste а l'œuvre constituée un
caractère diététique rare, sinon unique en cette sécheresse,
dans la littérature philosophique. Philosophie sans dépôt
idéologique, comme certaines musiques sont sans dépôt
affectif : celle de Bizet, par exemple, telle du moins que
l'entendait Nietzsche. Rien dans l'œuvre de Lucrèce qui
témoigne d'une idée susceptible, dans la conscience
idéologique, de laisser des traces. Gomme dans l'idée

(1) II, 1-4.

144 LOGIQUE DU PIRE

de hasard, il n'y a, dans le De rerum natura, rien dont


puisse se repaître un appétit idéologique — sauf а y ajouter
au préalable des thèmes qu'on prétendra y lire ensuite. Aux
yeux de la pensée tragique, Lucrèce apparaît ainsi comme
le philosophe par excellence, l'un des rares anti-idéologues
sans restrictions mentales : penseur d'aucune idée — pas
même celle de « nature » —, visionnaire du rien, auditeur
du silence.

IL — Pascal et la nature du savoir

Une tradition insistante veut que Pascal, en jetant la


suspicion sur les intérêts et les possibilités du savoir,
d'ordre tant scientifique que philosophique, ait cédé а des
motivations d'ordre affectif et religieux. Pascal aurait donc
été chrétien avant d'être philosophe, et même, ce qui est
plus grave, moraliste avant d'être chrétien : témoigneraient
de ces sombres dispositions les propos bien connus sur la
nature corrompue et la malignité humaine. L'objet de la
science comme l'objet de la philosophie auraient été
abandonnés par Pascal parce que participant de la
corruption et de la nature mauvaise : occupations «
mondaines », а rejeter comme tout ce qui est mondain — «
tout cela est mauvais et né avec nous » (1).

De telles vues sont pourtant insoutenables, dans la mesure


où la perspective philosophique de Pascal, qui est celle des
Sophistes, des Sceptiques et de Montaigne, commence par
biffer le lieu qui serait l'habitacle de cette corruption
mondaine : la nature. Chez Pascal, de même que chez
Gorgias ou chez Montaigne, la nature ne saurait être
mauvaise ni corrompue, pour cette simple raison qu'i/ n'y a
pas de nature. Sans doute Pascal parle-t-il de péché et de
nature corrompue, pour qualifier l'actuelle condition de
l'homme. Mais c'est que la définition de la corruption est
précisément le fait de la disparition de la nature : nature
corrompue désigne ainsi, non une nature dépravée, mais la
« corruption » de la nature (au sens de perte, de disparition
définitive et sans recours). Avec le péché originel, l'homme
a quitté une fois pour toutes sa nature (et la nature du
monde qui l'entourait) : aujourd'hui, la « vraie nature » est «
perdue » (frag. 426). Se dessine ici, il est vrai, une
différence importante entre Pascal et les autres grands
penseurs tragiques, tel Lucrèce : Pascal nie la nature
actuelle, mais ne rejette pas aussi complètement que

(1) Pensées, éd. Brunschvicg, frag. 478.

TRAGIQUE ET HASARD 145

d'autres le concept de nature puisqu'il lui reconnaît un sens


dans une perspective théologique et même un site temporel
en un passé transcendant et immémorial. Chez Lucrèce, pas
de nature : il n'y en a jamais eu (jamais commencé а en
avoir). Chez Pascal, plus de nature : mais, avant le péché
originel, l'homme a eu accès а la nature. Différence
essentielle, certes, car elle signifie qu'aux yeux de Pascal
l'idée de nature a un sens. Mais cette différence est sans
effets sur la conception pascalienne de la nature actuelle,
c'est-а-dire l'absence actuelle de nature. De ce que fut la
nature réelle, il ne reste, dans la « nature » actuelle,
exactement rien : « ce qui existe » aujourd'hui est
entièrement corrompu dans la mesure où il ne participe
d'aucune nature. De ce point de vue, Pascal retrouve l'idée
de nature (actuelle) а peu près dans l'état où les Sophistes,
Lucrèce et Montaigne l'avaient laissée : un concept devenu
vide, acculé а l'élimination. Et c'est pourquoi l'actuelle «
nature » ne prouve plus rien de Dieu (comme elle ne dit
plus rien de la vraie nature). Pascal rejette ici l'humanisme
chrétien avec autant de netteté que l'humanisme libertin, en
refusant de chercher la trace de Dieu dans les œuvres de la
nature : « C'est une chose admirable que jamais auteur
canonique ne s'est servi de la nature pour prouver Dieu. (...)
Cela est très considérable » (frag. 243).

Corollaire de ce rejet de la nature : Pascal rejette également


l'idée de surnature (tout comme Lucrèce niant а la fois
l'ordinaire et l'extraordinaire). Si Pascal croit aux miracles,
c'est qu'il ne croit pas а leur caractère « miraculeux » : en
ceci que les miracles, ne s'opposant, ni а la nature (il n'y en
a pas), ni а la raison (qui n'a pas encore trouvé de repères
pour juger de la normalité), ne font offense а aucun « ordre
des choses » et ont, par conséquent, un caractère de fait
positif beaucoup plus que de manifestation transcendante.
Un célèbre passage des Pensées résume l'argumentation
générale de ce positivisme religieux particulier а Pascal : «
Quelle raison ont-ils de dire qu'on ne peut ressusciter ?
Quel est plus difficile, de naître ou de ressusciter, que ce
qui n'a jamais été soit, ou que ce qui a été soit encore ? Est-
il plus difficile de venir en être que d'y revenir ? La
coutume nous rend l'un facile, le manque de coutume rend
l'autre impossible : populaire façon de juger ! » (frag. 222).

On pourra donc dire que ce qui existe — qui n'est ni nature


ni surnature — est, pour Pascal, d'ordre « sous-naturel »,
participe d'une « sous-nature ». Sous-nature ne manifestant
jamais de principe d'organisation, n'offrant а la disponibilité
du regard que le repérage brut d'associations muettes quant
а la « raison »

C. ROSSET 10

146 LOGIQUE DU PIRE

de leur association. Il est remarquable que ce « silence » de


la loi — laquelle apparaît ainsi comme d'ordre
éternellement empirique — soit а la fois principe de
désespérance scientifique, et le principe qui assure le
caractère rigoureusement scientifique de la pensée
pascalienne. Peut-être une certaine indifférence en matière
scientifique est-elle paradoxalement la définition de l'esprit
complètement scientifique : lequel suppose le refus
raisonné de méthode dans l'exploration d'un monde sans
ordonnancement, l'absence de présupposés quant а ce qui
est а trouver (pas de désir de trouver ceci plutôt que cela),
l'indifférence а l'égard d'une théorie générale dans laquelle
on voudrait intégrer la loi а dégager. C'est en quoi Pascal
peut être tout а la fois, et selon la même logique tragique,
philosophe, chrétien et savant : l'indifférence aux idées et
l'attention aux faits, seules possibles dans le non-règne de
la sous-nature, assurent un caractère scientifique et
inattaquable а tous les niveaux de l'œuvre ; y compris le
niveau religieux, puisque la religion chrétienne n'est admise
par Pascal, tout comme les vérités scientifiques, qu'а titre,
non de démonstration, mais de constat empirique, dû ici au
double hasard des miracles advenus in fado et de la grâce
qui a permis а Pascal de voir en ceux-ci des faits.
Descartes, qui s'intéresse aux idées, n'est que philosophe.

Ce qui s'offre au regard scientifique et philosophique est


donc une sous-nature : soit une infinité (ou plutôt : une
indefinite) de faits et de réseaux de faits qu'aucune nature
n'intègre en son sein, soit un ensemble non régi, ne
constituant donc aucun ensemble. Pensée du hasard (que,
sous ce terme, Pascal a semble-t-il inaugurée), qui constitue
ainsi l'un des thèmes conducteurs des Pensées : а quelque
niveau d'existence qu'on se place, apparaît le hasard, c'est-
а-dire un même principe erratique, meurtrier de toute idée
de principe. D'où l'impossibilité pour Pascal d'ordonner son
discours, dès lors qu'il a en vue, non plus une région
particulière, comme dans les Provinciales, mais l'ensemble-
hasard des régions, dont l'impossible description est le
principal sujet des Pensées. Aussi, et Pascal le souligne lui-
même, est-il vain de chercher un ordre dans ce qui aurait pu
devenir Y Apologie de la religion chrétienne — et
particulièrement absurde d'y rechercher un plan ou une
table des matières, alors que le livre n'a de toute façon pas
été écrit et qu'il est impossible de conjecturer la forme
qu'aurait donnée Pascal а son ouvrage : H. Gouhier semble
avoir été le premier а souligner cette évidence (1). L'Apo-

(1) Biaise Pascal. Commentaires, Vrin éd., pp. 183-185.


TRAGIQUE ET HASARD 147

logie se proposait de parler de la sous-nature ; or, Γ « idée »


qui fait de la sous-nature un « ensemble » est une idée qui
récuse toutes les idées : le hasard. La description
pascalienne se proposait donc d'être — et est demeurée plus
que jamais telle, par l'accident d'une mort intervenue en
cours de travail — d'ordre erratique, sans commencement
ni fin, sans autre principe que celui de l'apparition du
hasard а tous les niveaux. Hasard de tout ce qui, sans
exception, se propose а la réflexion tout en refusant de se
laisser penser. Hasard de toute apparente « nature » et de
tout découpage dans la trame de ce qui existe (celle-ci trop
lâche — trop absente — pour pouvoir justifier un
découpage en nature des régions : le moi, l'arbre, la maison
représentent des zones d'existence aux contours d'ordre
conventionnel et, par conséquent, а l'existence illusoire).
Hasard de l'humeur (frag. 107), du plaisir (frag. 368), du
mode de vie (frag. 97), des sentiments et de leurs suites,
c'est-а-dire de toute l'histoire (frag. 162). Hasard de la
volonté, dont les Provinciales ont dit qu'elle était affaire de
grâce et non de liberté. Hasard même de la foi : affaire, elle
aussi, de grâce, ou de pari. Hasard des pensées : « Hasard
donne les pensées, et hasard les ôte ; point d'art pour
conserver ni pour acquérir. Pensée échappée, je la voulais
écrire ; j'écris, au lieu, qu'elle m'est échappée » (frag. 370).
Hasard qui définit enfin le thème spécifique de Γ «
angoisse » pascalienne, dont la plupart des Pensées peuvent
être considérées comme des variations : « Je m'effraie et
m'étonne de me voir ici plutôt que lа, car il n'y a point de
raison pourquoi ici plutôt que lа, pourquoi а présent plutôt
que lors. Qui m'y a mis ? Par l'ordre et la conduite de qui ce
lieu et ce temps ont-ils été destinés а moi ? » (frag. 205).
Angoisse face au hasard dont le dernier mot est peut-être
donné par le fragment 469 : « Donc, je ne suis pas un être
nécessaire. »

Ici est le lieu de l'épouvante : la vision du hasard, non


l'angoisse devant l'infinité des mondes, le silence des astres,
l'ennui et la brièveté de la vie humaine. On a longtemps
considéré que le fragment intitulé par Pascal Disproportion
de l'homme, plus communément connu sous le pseudo-titre
des Deux infinis, livrait le secret de l'angoisse pascalienne :
laquelle aurait accompagné, on ne sait d'ailleurs bien
pourquoi ni en quoi, la vision de l'infiniment grand et de
l'infiniment petit. En réalité l'attention de Pascal, en ce texte
célèbre, se porte, non sur le caractère impensable de
l'infiniment grand et de l'infiniment petit, mais, tout au
contraire, sur le caractère impensable de la notion de
milieu : tout étant également milieu, rien n'est milieu, et le
lieu du milieu — notamment celui de l'homme — est rien
(rien de

148 LOGIQUE DU PIRE

situable, donc rien de pensable). Disproportion ne signifie


pas ici proportion misérable et démesurée par rapport а
l'infini, mais absence de proportion où prendre mesure pour
connaître son lieu, et éprouver son être. Eprouver : c'est-а-
dire, d'abord, déduire son être de l'épreuve d'un repère. Peu
importe d'être petit ou grand, ici ou lа, mais bien d'être
quelque part, faute de quoi il deviendra douteux qu'on soit
même quelque chose et que quelque chose existe en quoi
l'on soit. Occuper une place — même а supposer celle-ci а
jamais inconnaissable, en raison d'une faiblesse de la raison
— signifie que ce qui existe constitue un ensemble
structuré (signifiant), et non un agrégat hasardeux
(insignifiant), dans lequel la notion de situation,
d'emplacement, perd tout sens. Peu importe donc d'ignorer
а jamais où est sa place, dès lors qu'il est assuré qu'on a une
place : ce que Pascal nie. Gomme le dit M. Serres : « Ce
qui est en jeu est plus profond que la thèse de Γ
héliocentrisme ou l'idée de l'attraction universelle, qui ne
sont, а tout prendre, que des applications ou des
qualifications de ce problème plus général de savoir si le
monde est centré ou décentré, fini ou infini, organisé ou
hasardeux, et si, selon les décisions, l'homme a ou n'a pas
un lieu naturel » (1).

Telle que l'a reconstituée L. Goldmann dans Le dieu caché,


la vision philosophique de Pascal n'est pas tragique parce
que son auteur procède d'entrée de jeu а une élimination du
concept de hasard, en substituant au thème du hasard
(tragique) le thème de la contradiction (dialectique). Il est
vrai que les aphorismes des Pensées accusent une forme
volontiers contradictoire : oui et non, tout et rien, trop et
trop peu. Mais il y a deux manières très différentes
d'interpréter ces couples oppositionnels : selon qu'on les
pense sur fond de hasard ou sur fond de système (même а
supposer celui-ci provisoirement impensable, inaccessible,
irréalisé). En régime de système, les oppositions se
contredisent : elles ne peuvent être vraies ensemble que
supposée au moins la possibilité d'une synthèse а venir et а
penser. En régime de hasard, les oppositions se côtoient :
tout de même que les innombrables couples d'adages
théoriquement contradictoires ne sont, empiriquement
parlant, nullement inconciliables (« Tel père, tel fils » ; et :
« A père avare, fils prodigue »). Dans le premier cas
(philosophie dialectique), la généralité exprime une vérité «
partielle » (par rapport а la vérité) ; dans le second
(philosophie tragique),

(1) Le paradigme pascalien, in Le système de Leibniz et ses


modèles mathématiques, Paris, Presses Universitaires de
France, 1968, p. 651.

TRAGIQUE ET HASARD 149

une vérité « régionale » (sans référence а un principe de


centralisation).

Conséquence de ce règne du hasard dans l'infinité de la


sous-nature (« règne » signifiant le principe d'insignifiance
а la faveur duquel toute forme de règne se trouve
éliminée) : tout comme chez Montaigne, il n'y aura, chez-
Pascal, aucune différence entre ce qui, sous l'effet d'une vue
légitime mais hasardeuse de l'imagination, peut être
considéré comme « règle » et ce qui peut être considéré
comme « exception ». Ce qui signifie que la règle ne se
différencie pas de l'exception : incapable de se relier а un
principe, elle apparaît comme un « fait » silencieux au
même titre que tous les faits. Sans doute la règle (qui fait
par exemple que la majorité des hommes naissent dotés
d'une organisation ressemblante) ne se confond-elle pas
avec l'exception (qui fait que la sous-nature produit, de
temps а autre, ses monstres). Mais ce principe de
distinction (entre la règle et l'exception) n'est nullement un
principe de différenciation : puisque la « différence » entre
la règle et l'exception est d'ordre quantitatif et non qualitatif
(il y a — exceptionnellement : par hasard — certains
phénomènes se produisant plus souvent que d'autres). On
invoquera ici l'argument du Sorite : а partir de quand la
réunion des grains fait-elle un tas ? A partir de quand une
réunion d'exceptions se répétant et se ressemblant
constitue-t-elle une règle ? « Quand nous voyons un effet
arriver toujours de même, nous en concluons а une
nécessité naturelle, comme qu'il fera demain jour, etc. Mais
souvent la nature nous dément, et ne s'assouplit pas а ses
propres règles » (frag. 91) ; sans doute, et le Fragment d'un
Traité du vide avait, de cette impossibilité а atteindre la loi,
déjа donné les attendus : « Pour le dire généralement, ce ne
serait assez de l'avoir vu constamment en cent rencontres,
ni en mille, ni en tout autre nombre, quelque grand qu'il
soit ; puisque, s'il restait un seul cas а examiner, ce seul
suffirait pour empêcher la définition générale, et si un seul
était contraire, ce seul. » Entre le tas de sable et les grains
de sable qui ne constituent pas encore un tas il n'y a pas de
différence ; seulement une modification d'aspect au regard
d'un certain observateur. De même entre la généralité et des
faits isolés n'y a-t-il aucune différence en « nature » : sinon
celle, misérable, qui permet de distinguer entre le « gros »
et le « petit ».

Se trouve ainsi défini le champ ouvert а la science comme а


la philosophie, c'est-а-dire la nature de tout savoir humain :
la connaissance, infiniment extensible, de généralités qui ne
se différencieront jamais de l'agrégat indifférencié des faits.
Connaissance qui peut être très utile et très enrichissante ;
mais qui

150 LOGIQUE DU PIRE

n'aboutira jamais а la mise en évidence d'une connaissance,


si l'on entend et recherche par lа un principe échappant par
nature а l'anarchie et la précarité des faits. Aussi
l'expérience scientifique est-elle décevante : tout comme
l'expérience créatrice, elle est incapable d'apporter de
modification au statut (c'est-а-dire : а l'absence de statut) de
ce qui existe. S'y adonner autant qu'on voudra, mais sans en
attendre des manifestations d'un ordre transcendant le
hasard : sans donc y prendre de part ni de goût, si tant est
que votre goût vous porte а espérer de la science une
échappatoire au hasard. C'était déjа, on le sait, la
disposition d'esprit de Montaigne : « Moy, je les ayme bien,
[les « gens de sçavoir »], mais je ne les adore pas » (1).
C'est pourquoi ni Montaigne ni Pascal, dont la pensée est
plus rigoureusement scientifique que celle de Descartes, ne
sont des « rationalistes » de type cartésien : la science est
estimable (« une très-utile et grande partie », dit Montaigne
sans ironie а la première ligne de Y Apologie de Raimond
Sebond), mais sans efficacité ni puissance convaincante
face а l'état dispersé des faits, le monstre-hasard ; c'est en
ce sens que Descartes peut être considéré par Pascal
comme « inutile et incertain » (frag. 78) : inutile face au
hasard parce qu'aboutissant а des lois générales aussi
hasardeuses (incerlae) que les faits sur lesquels elles ne
font qu'apparent relief.

Cela étant, la critique pascalienne du rationalisme ne


signifie pas précisément une critique de la raison, comme il
a été constamment et très légèrement affirmé. La critique
du rationalisme (le « désaveu de la raison ») a une
signification plutôt exactement inverse : elle ne met pas en
doute les capacilés propres de la raison, mais la nature de
ce qui s'offre а son investigation. En d'autres termes : Γ «
impuissance » du rationalisme ne provient pas, selon
Pascal, d'une impuissance inhérente а la raison elle-même,
mais du fait que ce qui s'offre а la raison est
irrémédiablement indifférent. Ici doit s'inverser le schéma
habituellement appliqué а Pascal, qui insiste volontiers sur
une faiblesse de la raison face а l'amplitude immense des
choses а connaître. Il s'agit bien plutôt, pour Pascal, d'une
défaillance du côté de l'objet : la raison est apte а connaître,
mais а elle ne s'offre rien de connaissable. La pensée n'est
pas а proprement parler aveugle ; si, effectivement, elle ne
voit rien, c'est que rien ne lui est donné а voir. La raison
pèche par excès, non par défaut : confrontée sans cesse а un
manque а penser qui est l'existence en tant que non-nature,
alors qu'elle aurait, elle, de quoi penser une nature.

(1) Essais, II, 12.

TRAGIQUE ET HASARD 151

La raison est donc désavouée, non pour mal penser, mais


pour n'avoir rien а penser. Ce qui signifie qu'il n'y a, dans
l'actuelle existence, aucune raison cachée, aucune structure
secrète, aucun principe du divers que sa misère et sa
faiblesse interdiraient а l'homme de découvrir. Dans une
telle perspective, ni les « vérités » ni les « erreurs » ne
portent а grande conséquence philosophique : les premières
ne font qu'ajouter des faits а l'accumulation des faits, les
secondes n'offensent aucune vérité. En réalité, il n'y a pas,
chez Pascal, de puissance véritablement « trompeuse ».
Expression ambiguë, et trompeuse elle-même, qui pourrait
laisser croire que Pascal a en vue un fondement de réalité
que l'effet desdites puissances serait de masquer. Mais
l'imagination et le divertissement ne sont pas trompeurs en
ce qu'ils viendraient compromettre la représentation
possible d'une raison et d'une vérité ; tout au contraire, leur
effet trompeur est de dissimuler l'absence fondamentale de
raison, absence dont la reconnaissance qualifie
paradoxalement la « raison » des hommes, et la « vérité »
de leur condition.

Ainsi apparaissent en définitive la nature du savoir et


l'étendue de ses possibilités : une infinité de généralités
repérables — quoique en l'absence de tout système général
de repérage — dont l'intérêt pratique est variable et l'intérêt
théorique parfaitement uniforme, et, de par cette
uniformité, nul. La généralité nouvelle viendra grossir le lot
des généralités anciennes, sans livrer de lumière au sujet de
la généralité elle-même. Aussi la recherche scientifique des
généralités est-elle, philosophiquement parlant, dérisoire. «
Tout cela est mauvais et né avec nous » : trop récentes, les
vérités explorables appartiennent déjа а la sous-nature, au
règne du hasard. Pour un millier de lois découvertes,
aucune parcelle de nécessité qui viendrait rompre
l'enchantement vouant tout ce qui existe а un même
principe d'uniformité et d'équivalence : l'incapacité а se
constituer en nature, а introduire de la nécessité, а faire
relief sur la hasard, Telles que les conçoit Pascal, les lois
scientifiques sont а peu près du même ordre que les réseaux
imaginaires mis en place dans les romans et le théâtre de
Raymond Roussel. Toujours а la fois burlesques,
monotones et gratuits, ces enchevêtrements insolites
présentent une sorte de version agressive et caricaturale du
hasard inscrit dans la trame de toute généralité. La
description précise et minutieuse de ces réseaux bizarres y
suggère le caractère factice de toute association, de tout
ensemble : apparaît en filigrane l'incapacité qu'ont tous les
faits а constituer des ensembles, а rompre avec leur règne
inerte et hasardeux, а « vivre », c'est-а-dire se transcender
en
152 LOGIQUE DU PIRE

événements. Vision du caractère gratuit de toute


organisation, du hasard comme principe unique de toutes
les combinaisons. Ainsi, en une autocréation spontanée de
type lucrétien, le métier а tisser des Impressions d* Afrique
et la hie de Locus solus peuvent-ils produire une tapisserie
et une mosaïque en utilisant les mouvements dus а la seule
action de l'eau et de l'air. Ce qui signifie que le hasard, qui
peut tout faire, pourrait bien avoir réellement tout produit.
Insignifiance radicale des choses, sur fond de laquelle tout
« événement » ne fait relief qu'en trompe-l'æil : rien n'y
bouge, rien n'y parle, rien n'y vit — la « vie » elle-même
n'étant qu'un dérivé, parmi beaucoup d'autres, de la réalité
fondamentale qui est la mort.

CHAPITRE IV PRATIQUE DU PIRE

1 ---- LES CONDUITES SELON LE PIRE

La plupart des conduites humaines s'interprètent au nom de


quelque chose : d'un principe intellectuel, rationnellement
pensable, ou d'un intérêt biologique, efficacement présent.
Il est plus difficile d'imaginer des actes s'effectuant en vue
de rien, c'est-а-dire au nom du hasard, dans le cadre d'une
perspective tragique. Pourtant, la philosophie tragique n'est
pas sans certaines implications d'ordre pratique.
Implications, plutôt que conséquences, d'une vision
tragique qui trouve ainsi un nécessaire champ d'exercice
auquel elle ne s'attendait guère. De telles conduites selon le
pire semblent en effet devoir se résumer а la formule : ne
rien faire — ne rien penser. Mais, а partir d'une telle
formule, la pensée tragique aboutit а l'exercice d'un certain
nombre de comportements désastreux dont elle revendique
а la fois l'origine et le monopole : niant que de tels
comportements soient possibles en dehors d'une
perspective tragique. Au nombre de ces conduites trois, en
raison de leur importance et de leur revendication fréquente
de la part de pensées non tragiques, méritent une mention
particulière : la tolérance ; la faculté créatrice ; enfin, une
certaine manière de rire.

2 — TRAGIQUE ET TOLÉRANCE (Morale du pire)

A tout homme se recommandant de la tolérance peut être


adressé le soupçon lucrétien : « Tu peux dire que sa voix
sonne faux, et que se cache dans son cæur quelque
aiguillon secret » (1) ;

(1) De rerum natura, III, 873-874.

154 LOGIQUE DU PIRE

ou encore, attribuée la formule que O. Mannoni, dans la


première étude de ses Clefs pour l'imaginaire, met dans la
bouche de l'homme prétendument incrédule : « Je sais
bien... mais quand même. » C'est qu'entre affirmer la
tolérance, et la pratiquer, il y a une contradiction de
principe. Se recommander de la tolérance suppose la
reconnaissance de référentiels, de valeurs, а partir desquels
il sera possible, sans doute, d'élargir quelque peu le champ
du toléré, mais а partir desquels il sera aussi nécessaire
d'exclure tout ce qui contredirait les principes qui ont rendu
possible cette « tolérance ». Le seul être а même de
pratiquer la tolérance est ainsi celui qui ne se recommande
de rien : d'une part l'homme dit « ordinaire » (si l'on entend
par « ordinaire » l'aptitude а manquer d'idées : acception
dont le bien-fondé n'est pas évident), d'autre part le penseur
tragique. A cela deux grandes raisons. En premier lieu, le
penseur tragique est le seul а n'être jamais concerné par des
types de pensée et de comportement auxquels il ne
participe pas : dans la mesure où il est incapable, on l'a vu,
de prendre au sérieux une idéologie de quelque forme
qu'elle soit, où il refuse de penser que les objets avoués de
croyance soient jamais objets d'adhésion véritable. Lutter
contre une idéologie — et а de telles luttes se résume toute
forme d'intolérance — serait, а ses yeux, lutter contre rien :
aucun thème ne lui est intolérable parce qu'aucun thème, si
déplaisant soit-il en son apparence, n'a de réalité. En second
lieu, il est le seul а n'être jamais contrarié par une idéologie
adverse : ne pensant « rien », en effet, а quoi puisse
s'opposer une quelconque idéologie. Même donc s'il prenait
en considération philosophique des idéologies qu'il juge
absurdes, il n'entreprendrait aucune lutte contre elles,
n'ayant aucune idéologie а proposer en leur lieu et place.
Ne disposant de « rien » sur quoi se fonder pour tenter
d'évacuer opinions et croyances, il les tolérera,
nécessairement, toutes. La philosophie tragique dispose
ainsi d'une inséparable vertu d'ordre « moral » : une
capacité de tolérance а toute épreuve, qu'а ce titre elle peut
revendiquer comme son bien propre (toute tolérance non
inconditionnelle étant, а ses yeux, intolérance). Vision du
hasard, la pensée tragique se caractérise en effet par une
éthique d'accueil. A la différence des pensées constituées,
dont les cadres accueillent inégalement toute information
extérieure, la pensée du hasard est seule apte а recueillir
toutes les informations, constituant une sorte de surface
d'accueil sur laquelle peuvent également se déposer toute
chose et tout être. Cette amplitude de l'accueil tient а la
minceur, ou plutôt а l'absence, de réquisits : aucun refus de
sa part parce

PRATIQUE DU PIRE 155

qu'il n'y a aucune demande non plus (la pensée tragique n'a
rien а refuser parce que rien ne se présente а elle qui puisse
contrarier, en elle, une demande). Cette éthique d'accueil a,
il va de soi, une signification plus théorique que pratique. Il
peut arriver, а l'homme « ordinaire » comme au penseur
tragique — ceux-ci désignant d'ailleurs peut-être un même
personnage —, qu'on « intervienne » dans le cours des
choses : en arrachant, par exemple, lorsque la possibilité
s'en présente, un être а la souffrance ou а la mort. Mais de
tels « actes » s'effectuent en silence, pas au nom d'une*
intolérance а l'égard de ce qui pourrait être considéré а
juste titre comme responsable de ces souffrances. L'acte
pitoyable n'a nécessairement, chez le penseur tragique,
aucune signification idéologique : contrecarrer, а
l'occasion, des agissements cruels ne signifie aucunement
que ceux-ci ne sont (intellectuellement) pas tolérés —
seulement qu'ils ne sont (pratiquement) pas souhaités.

Ces deux raisons, qui vouent а la tolérance la pensée


tragique, font nécessairement défaut а toute pensée non
tragique. Il en résulte que toute pensée non tragique est
nécessairement pensée intolérante ; que, plus elle s'éloigne
des perspectives tragiques, plus elle incline vers telle ou
telle forme d' « optimisme », plus elle se fait aussi cruelle et
oppressive : et ce, quels que soient ses efforts pour se
libéraliser, en mettant, par exemple, la tolérance а la clef de
son nouveau système d'intolérances, comme il se fit au
xvine siècle. A cela les deux mêmes raisons dites ci-dessus,
mais inversées. D'une part, une pensée non tragique est
concernée par les idéologies adverses puisqu'elle les prend
au sérieux : elle admet que les idées dont se recommande
l'idéologie sont suscep-tibleg d'adhésion. D'où un premier
motif d'intolérance, qui naît de la surprise а se représenter
comme véritablement crues des idées dont elle voit
clairement le caractère incroyable — mais non incrédible.
Elle se demande sans cesse comment une telle idéologie est
« possible », et puise dans une confrontation, névroti-
quement ressassée, entre le caractère impossible de cette
opinion et le fait de son existence (c'est-а-dire, de son
affirmation répétée) la matière d'une indignation
indéfiniment renouvelable : source permanente, semble-t-il,
de toutes les formes d'intolérance. Indignation qui cesserait
aussitôt si la pensée non tragique devenait tragique, en
s'avisant de l'inexistence — en termes d'adhésion véritable
— des croyances contre lesquelles elle s'insurge. Mais c'est
lа, précisément, ce dont elle est incapable. D'autre part, elle
possède certains référentiels qui feront, avec les idéologies
étrangères, contrariété : elle sera donc, non seule-

156 LOGIQUE DU PIRE

ment concernée par les systèmes idéologiques qu'elle prend


au sérieux, mais encore constamment menacée par eux.
D'où un second motif d'intolérance inscrit dans la logique
même de son entreprise, qu'elle pourra très justement
revendiquer au titre de la légitime défense. Il en résulte une
éthique d'exclusive, qui caractérise toute pensée non
tragique, se recommandât-elle de la tolérance. Exclure
l'intolérance, décréter l'intolérance intolérable comme on le
fit en certains temps, est déjа être intolérant. De toute
façon, lutter en vue de l'établissement d'une tolérance
représente une impossibilité philosophique : « lutter » est
ici de trop, puisque le mot désigne une lutte contre quelque
chose qui n'est pas admis, et que la tolérance consisterait
précisément а admettre. Idéologie а la fois répressive et
absurde, qui s'appuie sur le principe de tolérance pour
exclure de son propre champ du tolérable ce qu'elle n'est
pas disposée а tolérer. C'est ainsi qu'une certaine idéologie
conservatrice peut prétendre accorder aux citoyens de la
République toutes les libertés, « excepté celle d'attenter а la
liberté » ; et que les apprentis révolutionnaires du mois de
mai 1968 peuvent rétorquer qu' « il est interdit d'interdire ».
Même éthique d'exclusive et de répression dans les deux
formules (dont l'une essaierait vainement de prendre le
contre-pied de l'autre) : de ce qu'on admet au nom de la
tolérance, on exclut, au nom de cette même tolérance, tout
ce qui contredirait ce qu'on a ainsi admis (soit un certain
ordre social, de caractère bourgeois pour la première
formule, d'intention rénovatrice pour la seconde). Il est aisé
d'en appeler ici а nouveau au mot de Lucrèce, en le
paraphrasant : quand tu vois un homme se lamenter de
l'intolérance, et affirmer qu'au nom de la tolérance il
accordera désormais toutes les libertés, sauf celle de
réprimer et de limiter la liberté, tu peux dire que sa voix
sonne faux, et que se cache dans son cæur quelque
aiguillon secret, malgré son refus affecté de croire
qu'aucune oppression puisse subsister dans l'ordre nouveau
qu'il annonce. A mon avis, il n'accorde pas ce qu'il annonce,
il ne donne pas ses véritables raisons.

La complicité entre l'affirmation de la tolérance et


l'intolérance réelle qui y est inextricablement mêlée
apparaît de manière particulièrement visible а une époque
qui fit de la défense de la tolérance un de ses principaux
chevaux de bataille : le xvine siècle. La tolérance que l'on
revendique au xvine siècle a une fonction polémique —
donc intolérante : elle vise а interdire certaines formes
d'oppression, en particulier religieuses et sociales, qu'elle
répute intolérables. Mais il n'a jamais été démontré que le
xvme siècle accordât une valeur quelconque а la tôle-

PRATIQUE DU PIRE 157


rance considérée en elle-même. Ce qui est valorisé est alors
tout autre chose : la nature, le progrès, l'accession au
pouvoir de certaines classes sociales, l'établissement d'un
ordre nouveau ; de manière générale, l'établissement d'un
humanisme riche de possibilités qu'aurait interdites une
perspective chrétienne et « obscurantiste », mais riche aussi
de nouveaux interdits qu'avaient ignorés les siècles
précédents. Ce qui devient ainsi intolérable, au xvine siècle,
est, par exemple, d'être insensible aux thèmes du « progrès
» et des « lumières », de manquer de confiance
philosophique en l'idée d'homme ou en l'idée de nature.
D'où la naissance d'interdits nouveaux, qui se manifestent
sous une forme renouvelée, mais non moins virulente : en
réalité, beaucoup des écrits du xvme siècle peuvent paraître
empreints du plus singulier fanatisme idéologique que
littérature philosophique ait jamais produit. Dès la fin du
xvne siècle, la Lettre sur la tolérance de J. Locke donnait le
ton а cette étrange conception de la largeur d'esprit qui
allait prévaloir au xvme siècle et aux siècles suivants :
l'auteur n'y réclamait-il pas une tolérance universelle en
matière politique et religieuse, а l'exception toutefois des
opinions contraires aux intérêts de l'Etat et aux vérités de la
religion ? Et les choses ne feront que se gâter lorsque
l'exclusive sera, un peu plus tard, reportée sur les seuls
ennemis de l'homme et de l'évolution : notions plus vagues
donc plus dangereuses, tirant de leur connotation majorée
une majoration d'intolérance. On invoquera ici une question
ancienne : quis cuslodem custodiet ? Libérés de
l'intolérance par les bons soins de la tolérance, qui libérera,
а présent, les hommes de la tolérance? Au siècle des «
libres penseurs », tout penseur libre est évacué d'office : le
ton sur lequel Diderot parle de Marivaux, Voltaire de Pascal
ou de Leibniz, est plus intolérant en profondeur que celui
dont usent les écrivains chrétiens pour confondre les
ennemis de la religion,- tel·'celui adopté par l'abbé de
Polignac dans son Anti-Lucrèce. Une certaine distance, une
certaine déférence а l'égard de la différence — en quoi se
résume le sens du mot politesse — viennent soudain а
manquer. Car la politesse est comportement tragique par
excellence : elle est attention portée а la différence, accueil
а l'égard de ce qui est pourtant inassimilable dans la pensée
de celui qui accueille. Au xvine siècle, le sens de la
politesse se perd en même temps que le sens du tragique :
une fois celui-ci évacué, l'attention а l'autre en tant qu'autre
n'est plus de mise parce qu'elle n'a plus de sens. Face а
l'intolérance religieuse, le xvine siècle met en effet en place
un système (la nature) qui embrasse en son sein tous les
êtres : excluant ainsi l'autre, dans la mesure où l'autre n'est
admis que

158 LOGIQUE DU PIRE

pour autant qu'il est semblable. D'où une certaine


exacerbation — et non une atténuation — de l'intolérance :
ce qui n'était guère admis de Vautre est encore moins toléré
du semblable. Paradoxe : le xvme siècle réinvestit, dans son
programme de tolérance, toutes les puissances intolérantes
qu'il se proposait d'exorciser. Mais ce genre de
contradiction ne gêne guère, du moins au xvine siècle.
Ainsi Sade peut-il, d'une part nier radicalement l'existence
de Dieu, d'autre part s'en prendre constamment а lui pour
l'injurier. Ainsi le Système de la nature de d'Holbach peut-il
а la fois affirmer l'universelle et naturelle nécessité de tout
ce qui existe, et s'en prendre а l'action obscurantiste des
prêtres et des gouvernements, dont l'influence ne peut
cependant être considérée comme intolérable que dans la
mesure où elle échappe elle-même а la nécessité, ce que
nient, précisément, les prémisses du Système de la nature ;
d'où la réplique de Frédéric II : « Après avoir épuisé toutes
les preuves montrant que les hommes sont conduits dans
toutes leurs actions par une nécessité fatale, l'auteur devrait
en tirer la conséquence que nous ne sommes qu'une sorte
de machine : des marionnettes mues par Faction d'une force
aveugle. Et pourtant il s'échauffe contre les prêtres, contre
les gouvernements, contre tout notre système d'éducation :
il croit que les hommes qui exercent ces activités sont libres
puisqu'il leur démontre qu'ils sont esclaves ? Quelle folie et
quelle absurdité ! Si tout est mû par des causes nécessaires,
tous les conseils, les enseignements, les peines et les
récompenses sont aussi superflus qu'inexplicables : on
pourrait tout aussi bien prêcher un chêne et vouloir le
persuader de se transformer en oranger » (1). Toutes
remarques qui signifient que le xviue siècle ne tolère que
son propre tolérable, de même qu'il ne considère comme
nécessaire que son propre nécessaire, et qu'il n'appelle
athéisme qu'une hostilité а la religion chrétienne. En dehors
de ces objectifs, il ne s'intéresse nullement а l'idée de
tolérance : il s'efforce, au contraire, de dire le caractère
intolérable de certaines formes d'oppression sociale et
intellectuelle qui, les temps venant а changer, ont perdu de
leur force et de leur raison d'être. C'est pourquoi la
tolérance dont parlent Voltaire et Montesquieu est très
différente de la tolérance dont, par exemple, se
recommandent implicitement les Essais de Montaigne ; la
première se dit au nom de valeurs qui, sitôt reconnues,
feront peser leur règne et leurs interdits ; la seconde, au
nom de Vimpossibilité а reconnaître des valeurs.

(1) Cité par E. GASSIRER dans La philosophie des


lumières, pp. 98-99.

PRATIQUE DU PIRE 159

La valeur des valeurs introduite par l'idéologie maîtresse du


xvuie siècle est, on le sait, l'idée de nature. Mot employé
auparavant, mais jamais dans le sens quasi métaphysique
qui lui sera progressivement reconnu au xvme siècle, et
parfois en contradiction avec ce sens, comme dans le De
rerum nalura de Lucrèce. A partir du xvme siècle, le mot de
nature vient combler un vide laissé par le départ de l'idée
religieuse de « substance » ou d' « essence », et hérite de
ses caractères métaphysiques : la principale nouveauté étant
qu'elle réunit en un tout, en une assise stable, ce qui était
précédemment considéré plutôt comme épars (par
opposition aux trois centres fixes de l'être qui sont Dieu,
l'âme et le monde). Ce qui, par exemple chez Rousseau, est
révolutionnaire et idéologique n'est donc pas de déclarer
que la nature est « bonne », mais d'abord de considérer que
la nature « est ». On a somment considéré cette substitution
de l'idée naturaliste а l'idée théologique comme un «
progrès » idéologique, quelles que soient les réserves que
l'on pouvait faire а l'égard de l'idée de nature : comme le
passage d'un obscurantisme majeur а un obscurantisme
mineur. Perspective qu'il serait pourtant aisé de retourner,
en montrant comment cette représentation de la nature а la
place de l'idée de Dieu représente une aggravation de
l'idéologie. Que le culte d'une nature fondée en raison et
constituant une sorte de religion naturelle ne soit en tout cas
pas une répudiation, mais une perpétuation de l'esprit
religieux, c'est ce que Hume avait dit dès 1751 dans les
Dialogues sur la religion naturelle qui affirment
l'équivalence entre le christianisme et le déisme, et
dénoncent la manière dont prêtres et pasteurs ont déjа su
s'accommoder des prétendues lumières de la religion
naturelle, réinvestissant dans leur propre doctrine la
nouvelle et naturelle « raison » des choses (1). È. Gassirer
signale justement la même conjoncture dans La philosophie
des lumières : « Que nous parlions des lois de la nature ou
des lois de Dieu, ce n'est qu'un changement de langage : les
lois universelles de la nature selon lesquelles tout arrive et
par lesquelles tout est déterminé ne sont rien d'autre que les
décrets éternels de Dieu qui enveloppe toujours une vérité
et une nécessité éternelles » (p. 86). Deux siècles après la
rédaction des Dialogues sur la religion naturelle, lorsqu'on
constate l'actualité superstitieuse et quasi mystique des
thèmes que le xvnie siècle avait opposés а la superstition
chrétienne, il est permis de supposer que l'apparition de
l'idée de nature marquait l'avènement d'une idéologie (et
d'une intolérance) plus

(1) Dialogues, I et XI.

160 LOGIQUE DU PIRE

puissante que celle qu'elle supplantait : que l'idée de nature


était plus intolérante encore que l'idée de Dieu.

Aggravation par extension : en substituant l'idée de nature а


celle de Dieu, l'idéologie qui naît au xvine siècle s'assure en
effet le contrôle d'un territoire plus vaste que celui qu'elle
arrache а la religion affaiblie. Surface plus grande offerte а
l'idéologie en ce que la place du hasard — lieu du non-
idéologique — y a été rétrécie : dans la mesure où il y a une
« nature » des choses, toutes choses se voient
progressivement privées de tout caractère aléatoire et
munies d'un « propre » spécifique désignant la place qui
leur est attribuée dans la nature, somme de tous les «
propres ». Toutes choses : notamment l'homme, puis la
société des hommes, puis l'histoire de cette société. La
tolérance consistera alors а respecter ce « propre » des êtres
et des choses — « propre » exactement créé du limon, en
une genèse mystique comparable а toutes les genèses
décrites par la religion — et а interdire toutes marques
d'irrespect а l'égard de ce propre ; lesquelles, déclarées
intolérables, seront réprimées dans la mesure du possible :
c'est-а-dire, bien souvent, avec une sauvagerie qui ne le
cède pas а celle des bûchers et des autodafés. L'idéologie
chrétienne, telle qu'elle est agissante au xvine siècle, a une
maîtrise moindre sur le hasard, d'où une moindre surface de
contrôle sur les êtres, d'où aussi une moindre intolérance.
Elle se représente bien une « nature » de l'homme а laquelle
il est criminel de porter atteinte ; c'est son appartenance
divine. Mais cette nature divine de l'homme est elle-même
une sorte de hasard métaphysique, de miracle par lequel
Dieu a fait des hommes а son image. Sans ce hasard
providentiel, fruit de la toute-puissance intelligente et
miséricordieuse de Dieu — nécessaire peut-être pour Dieu,
en raison des attributs divins ; mais pour une perspective
strictement humaine, hasardeux — pas de nature de
l'homme, pas de « propre » а l'homme. « Ce qui existe », au
regard chrétien, est arraché au hasard, constituant alors une
« nature », dans la seule mesure où il est issu d'un miracle
(l'intervention de Dieu). La pensée du hasard (et la
tolérance qui lui est attachée) est ainsi beaucoup plus vaste
au sein de la perspective chrétienne : le hasard se pensant
de toute chose en dehors de l'hypothèse d'une intervention
divine qui permet l'avènement de certaines natures. Il en
résulte une éthique certainement intolérante (car elle
n'accorde le titre de « nature » qu'а l'homme reconnaissant
le Dieu qu'elle reconnaît, opération de reconnaissance par
laquelle l'homme-hasard se transcende en nature humaine-
divine) ; moins intolérante, pourtant, que l'éthique
naturaliste qui, au nom de la
PRATIQUE DU PIRE 161

tolérance, vise а la remplacer. Elle se différencie de


l'éthique moderne en ce qu'elle est capable d'admettre que
des êtres (« humains ») ne se rangent pas dans son sein, ne
participent pas de Dieu, ne constituent pas des natures.
Qu'un homme soit incroyant est, au regard de l'éthique
chrétienne classique (c'est-а-dire non encore contaminée
par l'idéologie des lumières qui a rendu, au xxe siècle,
l'idéologie chrétienne aussi intolérante que sa rivale du
xvme siècle), un fait assez indifférent. Dieu a voulu par
hasard que certains hommes, participant de lui-même,
soient dotés d'une nature ; par hasard aussi il a fait que
certains autres « hommes » restent, malgré leurs
caractéristiques extérieurement humaines, abandonnés а
l'inertie matérielle, et n'accèdent pas а la nature humaine,
qui est connaissance de sa participation а Dieu. Ce manque
de participation n'a pas de quoi inquiéter en profondeur
l'homme chrétien, а qui il importe plus de connaître Dieu
que de reconnaître en autrui des semblables (ce qui
signifie : plus de se saisir comme non-hasard que de
s'assurer que quelque hasard ne traîne pas chez*telle
peuplade ou chez tels individus). Que certains « hommes »
soient privés de nature divine ne choque pas le chrétien
classique précisément dans la mesure où il n'est pas
complètement rebelle а l'idée de hasard. C'est par miracle,
pense-t-il, que Dieu m'a accordé une « nature » ; on ne
saurait lui demander d'en faire autant pour tout être :
personne, pas même Dieu, n'est tenu de faire des miracles
toujours. D'où une relative insouciance du chrétien
classique а l'égard de ses semblables, ou plutôt а l'égard de
ceux qu'il ne peut précisément pas considérer comme ses
semblables — insouciance а laquelle pourrait justement en
appeler le christianisme au cas où on lui intenterait un
procès sur accusation d'intolérance. Le christianisme tolère
assez bien que certains « hommes » ne soient pas chrétiens,
dès lors qu'il renonce а y voir des semblables.

Maigre tolérance, dira-t-on, qui n'a pas empêché un certain


nombre de ces « hommes » sans « nature » de périr dans les
flammes et la langue arrachée. Sans doute : mais c'est
paradoxalement une insouciance, plus qu'une intolérance, а
l'égard de ces hommes qui rend possibles de telles
pratiques. Tuer un « homme » qui, malgré toutes les
bienveillantes sollicitations dont il a été l'objet, refuse de
reconnaître en lui une nature divine, c'est attenter а aucune
nature, tuer rien ; bien de la bonté, en un sens, qu'on en ait
tant fait pour lui. Dans cette barbarie, qu'un des Contes
cruels de Villiers de L'Isle-Adam exprime de manière а la
fois atroce et burlesque (La torture par

C. ROSSET 11

162 LOGIQUE DU PIRE

l'espérance), se manifeste un certain trait de libéralisme par


rapport а une éthique fondée sur le postulat de
l'appartenance de tous les hommes а une même nature :
l'aptitude а reconnaître en certains hommes des êtres
entièrement étrangers а ce qu'on est soi-même. Du tribunal
ecclésiastique, qui envoie au bûcher celui dont elle a
renoncé а faire un homme, au tribunal politique, qui ne
punit son accusé qu'après lui avoir imposé, par une
confession publique, une réintégration dans la communauté
des humains, il y a plutôt une progression qu'une régression
de l'intolérance. Simple nuance de toute façon ; mais qui
n'est pas sans importance. Le renoncement chrétien а la
récupération est indice de liberté spirituelle au sein de
l'intolérance : si « nature » il y a, c'est-а-dire un certain «
propre » de l'homme qui est son appartenance а Dieu, il est
du moins admis qu'а cette nature ne se rattachent pas
obligatoirement tous les êtres humains. Le christianisme
classique se passe donc de la nécessité d'un assentiment
universel, de l'hypothèse d'un sensus communis qui, chez
Kant par exemple, réunira bientôt tous les êtres humains au
sein d'une même communauté. En revanche, l'idée de
nature qui se développe au xviii6 siècle est plus intolérante
parce que plus exigeante : s'il est entendu que le « propre »
de l'homme n'est pas obligatoirement relié а l'hypothèse
d'un Dieu personnel, il est aussi acquis que tous les
hommes, qu'ils soient ou non disposés а en convenir,
participent de ce « propre » découvert par la philosophie
des lumières. Et, en cas de déni trop voyant, la répression
sera plus violente (bien que parfois sous des formes moins
sanglantes, pour des raisons d'ordre historique) :
nécessairement, puisque l'homme qui nie son « propre »
contredit l'idée de nature, alors que l'homme qui refusait la
croyance en Dieu manifestait certes sa non-appartenance а
la Cité de Dieu, mais sans contredire pour autant l'idée de
nature divine. Son empire étant plus vaste, l'idéologie
humaniste, ou naturaliste, est, а la différence de l'idéologie
religieuse, toujours concernée, toujours menacée. D'où une
défense plus violente, et aussi plus insidieuse, niant chez
celui qu'elle accuse le défaut même qui lui est reproché,
d'être privé de ce « propre » de l'homme : en définitive le
rebelle est а ses yeux un simulateur, qui feint de n'être pas
concerné par une nature а laquelle il appartient cependant.
Ce que le chrétien exterminait dans l'autodafé, c'était rien ;
ce qu'un idéologue moderne traduit en son tribunal, c'est
Vautre — soit un semblable rétif, mais semblable tout de
même, en vertu de l'idée de nature.

Il se pourrait ainsi, comme le pressentait Hume, que l'effort

PRATIQUE DU PIRE 163

d'ensemble de ceux qu'au xvme siècle on appela «


philosophes » ait abouti, non а une régression, mais а une
extension de la religio, au sens lucrétien du terme. Sous le
nom de « nature », puis de « liberté », de « droits
fondamentaux » — plus tard, avec Hegel, d' « esprit absolu
» —, renaissent en pleine et nouvelle vigueur un certain
nombre d'options métaphysiques auxquelles le
christianisme, affaibli, ne prêtait plus un soutien assez
efficace. Vue а long terme, la « crise de la conscience
européenne » dont parle P. Hazard recouvre peut-être un
simple problème de transmission de pouvoir (de transfert
d'efficacité) : une affaire d'héritage plutôt que de rupture.
Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau apparaîtraient
ainsi comme les principaux restaurateurs du sentiment
religieux en Europe, contre ce qui, au xvine siècle, était
déjа Γ « agonie » du christianisme. Et peut-être un futur
historien des idées décrira-t-il un jour l'effervescence
intellectuelle du xvuie siècle comme une explosion
d'intolérance ; du moins, comme le point de départ des
formes d'intolérance qui, au xxe siècle, sont effectivement
agissantes.

De manière générale, la pensée tragique voit dans toute


forme d'optimisme philosophique une source assurée
d'intolérance. Un effet de retour renvoie immanquablement
les pensées non tragiques а l'intolérance, celle-ci d'autant
plus agressive que celles-lа sont plus généreuses et plus
utopiques — comme en témoignerait, s'il en était besoin, un
récent opuscule d'H. Marcuse, la Critique de la tolérance
pure, dont la thèse, simple mais belle, est d'établir que la
tolérance devrait être désormais limitée а ce qui est
tolérable. Caricature grossière mais significative, en ce
qu'elle procède d'une vision — un peu simplette — de ce
que les « philosophes » du xvme siècle entendaient par «
tolérance ». De fait, il semble que tout effort pour penser la
tolérance en dehors de la tragédie soit une entreprise vouée
а l'échec, parce que contradictoire. Ce qui caractérise la
pensée tragique est sa capacité digestive (comme la pensée
du hasard se définit par sa surface d'accueil) ; est non
tragique toute pensée présentant des symptômes de rejet,
d'intolérance, au sens physiologique du terme, et qui en
déduit la nécessité, donc la possibilité, d'un « mieux » par
rapport а « ce qui existe ». Sitôt reconnue la possibilité de
ce mieux, est prêt le ressort de l'intolérance : l'interdit se
portant sur tout ce dont on estimera qu'il fait obstacle а
cette amélioration. On dira que, si l'intolérance est ainsi
comportement optimiste, la tolérance est en revanche
comportement nécessairement désastreux, puisqu'elle
affirme le principe de non-modification (ce qui ne signifie
pas qu'elle nie le changement).

164 LOGIQUE DU PIRE

Sans doute. Reste qu'entre un tel comportement désastreux


et les comportements intolérants la pensée tragique
n'imagine pas de tierce voie ; et qu'а ses yeux la tolérance
ne se recommandant pas d'une perspective tragique est
parole de dupe, qui annonce, sous un apparent libéralisme,
des violences aussi intolérantes que celles contre lesquelles
elle s'insurge.

3 — LA CRÉATION IMPOSSIBLE (Esthétique du pire I)

A Socrate qui lui demande ce qu'est le beau, Hippias, dans


Hippias majeur, répond que c'est une belle fille. Cette
réponse, qui fait le bonheur d'un certain nombre de
professeurs de philosophie (« Est-il bête, cet Hippias ! »),
mérite sans doute examen plus approfondi que celui auquel
procède Platon dans le dialogue du même nom. Peut-être
même toute la dialectique ici mise en œuvre par Platon
vise-t-elle а masquer l'objet véritable du débat, а faire
semblant de ne pas comprendre ce que veut dire Hippias. Il
est évidemment possible qu'Hippias ait été tel que le décrit
Platon : complètement incapable de comprendre le très
simple problème qui lui est posé, celui de la généralité —
c'est-а-dire un imbécile. Cette hypothèse ne concorde
pourtant guère avec ce qu'on sait par ailleurs d'Hippias,
philosophe de grand renom en son temps et mathématicien
de génie. Il est donc probable que le sens du mot d'Hippias
n'est pas dans ce qu'en montre Platon. Ce qu'il veut dire, ou
voudrait dire si c'était le véritable Hippias qui parlait, est
probablement que le beau n'est qu'une belle fille, telle
qu'elle s'offre, а un certain moment, aux regards d'un
certain homme. Autrement dit, que ce qu'on appelle « beau
» est épars en une infinité de circonstances, de rencontres,
d'occasions, qu'aucun principe ne relie entre elles : qu'en
conséquence « le » beau est quelque chose qui n'existe pas.
Une telle perspective qui refuse, non de comprendre, mais
d'admettre l'hypothèse de la généralité est plus conforme а
ce qu'on connaît de la pensée sophistique dans son
ensemble. Pas plus que les sensations dont naissent la
science,,l'habileté et la coutume, celles qui suscitent
l'impression de beauté ne sont susceptibles d'une
généralisation quelconque. Ce dont l'agrément se manifeste
sous forme de « beauté » n'est issu d'aucun principe et
qualifie, chaque fois, un « κούρος », une rencontre «
heureuse ». Le beau désigne ainsi l'ensemble de toutes les
rencontres а « effet de beauté » ; et cet ensemble, dont nulle
structure ne saurait donner la loi, ne

PRATIQUE DU PIRE 165

représente que l'addition empirique de tous les « instants »


de beauté. Il est donc dans la logique sophistique de dire,
comme le fait Hippias, que le beau est une belle fille : « une
» comptant ici plus que « fille ».

Ce que Socrate appelle « le beau » est ainsi caractérisé par


un double hasard. Hasard а deux niveaux : d'une part le
beau survient par hasard, а l'occasion d'une rencontre
qu'aucune loi ne régente ; d'autre part la qualité de cette
rencontre, qui la fait dire belle, est elle-même d'ordre
hasardeux, ne renvoyant а aucune généralité que
désignerait le terme « beau ». On dira que la rencontre belle
est « bonne », en ce qu'elle procure au sujet de la rencontre
un certain agrément. Mais on ne distinguera pas en nature
cet agrément de toutes les autres possibilités d'agrément :
plaisir parmi d'autres, qui ne signifie pas, contrairement а
ce que Kant veut établir dans la Critique de la faculté de
juger, une exception par rapport aux plaisirs intellectuels,
moraux et physiques, mais seulement un certain caractère
marginal par rapport aux satisfactions immédiates de
l'intelligence et du corps. Effet de décalage, qu'a très
clairement mis en évidence la théorie freudienne de la
sublimation, en montrant comment le plaisir esthétique,
qu'il soit d'ordre créateur ou contemplatif, continue а
représenter, quoique sous procuration, les principaux
intérêts du corps et de l'esprit. Réduit ainsi а la même
surface hasardeuse de « ce qui existe », le beau échappe а
l'alternative entre « naturel » et « artificiel », sujet
d'interminables controverses philosophiques portant sur la
priorité а accorder а l'un ou а l'autre dans la genèse de l'idée
de beauté : plaisir parmi les plaisirs, rencontre agréable
dans l'infinité des rencontres agréables, il existe au même
titre silencieux dans la « nature » et dans Γ « art » des
hommes (pour la même raison générale qui fait, aux
Sophistes, récuser toute distinction entre artifice et nature).
Le beau n'est ni artifice ni nature, étant d'abord hasard. Il en
résulte que l'acte humain aboutissant а la création de belles
formes n'est pas irrationnel, comme le dit Platon dans /on,
mais hasardeux, comme le sont tous les actes ; qu'au
surplus il n'est pas exactement créateur, si l'on entend par
création une modification apportée au statut de ce qui
existe : qu'en ce sens — qui est celui habituellement
reconnu а l'expression « création esthétique » — toute
création est impossible.

La création esthétique apparaît en effet, dans une


perspective sophistique et, de manière générale, dans toute
perspective tragique, moins comme l'expression d'une
faculté proprement « créatrice » que comme l'expression
d'un goût. Ce « goût », par
166 LOGIQUE DU PIRE

quoi la philosophie tragique désigne tout а la fois ce qui est


appelé tantôt talent, tantôt génie, tantôt puissance créatrice
ou capacité productive, ne signifie pas une aptitude а
transcender le hasard en des créations qui échapperaient
elles-mêmes au hasard, mais un art (originellement
sophistique) de discerner, dans le hasard des rencontres,
celles d'entre elles qui sont agréables : art non de « création
», mais d'anticipation (prévoir, par expérience et finesse,
les bonnes rencontres) et d'arrêt (savoir « arrêter » son
œuvre а l'une de ces bonnes rencontres, ce qui signifie
qu'on a pu saisir au vol le moment opportun). L'artiste
serait ainsi, pour user d'une métaphore assez éloignée de ce
qu'elle veut illustrer, comme un homme sous les yeux
duquel un mécanisme cinématographique ferait défiler sans
cesse des tableaux d'un inégal agrément, et qui disposerait
d'un système de commande permettant d'interrompre la
projection а tout instant souhaité. On appellera peintre celui
qui sait arrêter le mécanisme au bon moment : quand
apparaît sur l'écran une toile de maître. Plus généralement,
on appellera créateur celui qui sait, а la fois dans les œuvres
d'autrui — qui constituent l'une des sources les plus
abondantes а qui sait y puiser : « Un auteur est un homme
qui prend dans les livres tout ce qui lui passe par la tête
» (Maurepas) — et dans toutes les possibilités de
rencontres qui traversent le champ de sa visibilité, choisir
les rencontres favorables, sélectionner les bonnes images,
arrêter au moment opportun le vaste mécanisme de son
imagination. Affaire non de création mais de goût, ou de «
jugement esthétique », dont naîtra l'œuvre sans qu'il soit
besoin d'invoquer, а son origine, l'effet d'une tierce
puissance dite « créatrice ». Réduire ainsi la création au
goût, а l'habileté, au jugement, ne signifie pas
dévalorisation de la faculté créatrice : un caractère
exceptionnel étant reconnu а la sélection tout autant qu'а la
« création ».

De cette conception de la création esthétique découlent


deux principales conséquences :

1) La création est impossible. Si l'artiste est incapable,


comme le déplore Platon, de rendre compte du processus de
sa création, ce n'est pas qu'il crée en état de « délire », mais
d'abord qu'il ne crée pas. Lui demander compte de sa «
création », c'est lui demander compte de rien ; c'est lui faire
injure parce qu'on lui fait, en un certain sens, trop
d'honneur. Que croyez-vous, dira-t-il, que j'aie fait de si
important, de si grave, que vous veniez m'en demander
compte ? Je n'ai, а strictement parler, rien fait : seulement
ajouté du hasard а du hasard, donc rien

PRATIQUE DU PIRE 167

changé, rien ajouté, rien ôté а ce qui existe. Mon art ne


consiste pas а produire des êtres dont vous pourriez
justement me demander la raison, mais seulement, dans
l'infinie possibilité des combinaisons de formes visuelles,
sonores ou verbales, а fixer certains temps d'arrêt dont le
rythme est le fruit de mon propre goût : rien qui porte а
conséquence, seulement un peu de hasard en plus.
Innocence foncière du coup de dés, lequel, comme l'écrivit
Mallarmé, « jamais n'abolira le hasard ». Innocence, mais
aussi désespérance, qui fait l'angoisse de Mallarmé devant
la page blanche et l'impuissance créatrice dont Valéry tire
paradoxalement la matière de ses livres : « Je sentais,
certes, qu'il faut bien, et de toute nécessité, que notre esprit
compte sur ses hasards. (...) Mais je ne croyais pas а la
puissance propre du délire, а la nécessité de l'ignorance,
aux éclairs de l'absurde, а l'incohérence créatrice. Ce que
nous tenons du hasard tient toujours un peu de son père !
» (1). C'est la réussite, plus encore peut-être que l'échec, qui
inquiète ici l'homme épris de nécessité. Dans la mesure où
elle est а la fois hasardeuse et source d'un plaisir
subjectivement ressenti comme nécessaire, l'œuvre réussie
constitue un paradoxe : elle fait venir а l'existence une
nécessité issue du hasard (qui « tient de son père »). D'où le
caractère pénible de l'expérience esthétique, puisqu'elle
dispense, tant au créateur qu'au consommateur, le spectacle
d'une nécessité ne s'appuyant sur aucune nécessité,
soulignant ainsi le manque de nécessité dans le nécessaire
expérimenté par l'homme dans tout domaine, et faisant
paraître sur scène le hasard en personne. Apparition
douloureuse, dont témoigne une autre parole de Valéry : «
L'art, c'est ce qui désespère. » Le désespoir surgit ici, non
devant sa propre incapacité а créer, ni devant l'impossibilité
générale de créer, mais devant la reconnaissance du fait que
la « création impossible » se manifeste en des œuvres : que
l'impossibilité, philosophiquement reconnue, а transcender
le hasard en création n'interdit pas а certains de produire
des œuvres а allure de nécessité. Ce que voudrait Valéry, ce
que voudrait aussi Platon — et ce que Kant tente de poser
comme acquis dans la Critique de la faculté déjuger —
c'est que le sentiment de nécessité qui naît а toutes les
occasions du beau soit lui-même fondé en nécessité : d'une
nécessité au second degré, faute de laquelle la nécessité
brute et silencieuse de l'œuvre d'art (du premier degré) est
expérience philosophiquement douloureuse. Faire allusion
а la nécessité sans en montrer jamais est plus cruel encore,
а

(1) Introduction а la méthode de Léonard de Vinci.

168 LOGIQUE DU PIRE

l'homme qui répugne au hasard, que l'absence reconnue de


nécessité : et c'est а cette tâche que travaillent les artistes
sans relâche. La philosophie (non tragique) ne peut aimer
ce masochisme : s'il n'est pas de nécessité en ce monde, le
mieux serait de n'en plus parler.

2) L'activité appelée « création esthétique » est un


comportement désastreux, ne pouvant s'interpréter que dans
le cadre d'une perspective tragique. Désastreux en ce qu'elle
pratique, а l'égard du hasard, une sorte de politique du pire :
politique du sourire, qui, compte tenu de l'instance а
laquelle ce sourire est adressé, peut faire figure, aux yeux
d'une pensée non tragique, de scandaleuse complaisance.
Le comportement créateur consiste en effet а aller au-
devant du hasard — non seulement а l'accueillir sans
réticences, mais encore а surenchérir sur lui. La spécificité
de l'acte dit « créateur », par opposition а tous les autres
actes de la vie humaine, réside dans cet « au-devant ». Lа
où la « nature » conseille de suivre pas а pas le hasard de ce
qui existe, Γ « artifice » des hommes consiste а vouloir
parfois devancer ce hasard même, en ajoutant а
l'inéluctable hasard des choses, caprice de l'être, un hasard
plus imprévisible encore, né de son propre caprice : comme
si le hasard ambiant ne suffisait pas а la délectation de
l'homme qui désire contribuer, par le modeste apport
d'arrangements non prévus — quoique en dernière instance
prévisible — au jeu sans règles de l'existence. Dans un jeu
sans règles, introduire d'imprévus compagnons de jeu : ce
surcroît de hasard définit le champ de l'expérimentation
esthétique. Il définit aussi son mobile : célébrer l'existence
et la vie en les imitant, en doublant l'être par un
redoublement de hasard. C'est en ce sens que Platon et
Aristote ont pu justement, même dans une perspective
nietzschéenne, décrire l'art comme imitation, comme
volonté de doubler la vie. La sévérité de Platon а l'égard
des artistes, telle que le livre X de la République en fournit
les attendus, ne provient pas de la conception d'un art
imitateur, mais de la conception du modèle а imiter qui,
dans une perspective platonicienne, est proprement
inimitable. « La vie », « ce qui existe », sont-ils être ou
paraître, nécessité ou hasard ? Si c'est l'être, ou l'essence,
qu'il s'agit "d'imiter, toute imitation sera défectueuse, et tout
art misérable. Si c'est, en revanche, le hasard et la diversité,
la création esthétique sera а même d'y parvenir, et de s'y
montrer, а l'occasion, rivale. De toute manière, il est
demandé а l'art d'imiter et d'approuver : c'est en bonne
logique approbatrice que Platon congédie l'art, dès lors que
celui-ci est reconnu

PRATIQUE DU PIRE 169

comme incapable d'approbation (ne pouvant copier l'être,


dont Platon fait dériver l'existence, il ne peut approuver
l'existence). Ce que signifie justement la condamnation
platonicienne est que la création esthétique n'est possible
que dans une perspective tragique, qui affirme le hasard et
abandonne toute conception de l'être : l'art sera tragique ou
ne sera pas. Un art — en tant que célébration de « ce qui
existe » — n'est en effet possible que si, dans la vie а louer,
il n'est rien а imiter, que si Γ « être » de ce qui est approuvé
est hasard, dont l'imitation signifiera nécessairement —
pour être fidèle — modification et surenchérissement.
Auquel seul cas l'activité créatrice aura un caractère
approbateur et sera а même de redoubler « ce qui existe ».
Approbation de rien, dont procède la création esthétique,
supposant ainsi une double condition : acceptation sans
réticence du hasard ambiant, et accueil bienveillant а
l'égard du hasard de ses propres trouvailles.

Ce bon accueil du hasard, si l'on en croit tant les réserves


de Freud dans Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci
que les éloges de Valéry dans Y Introduction а la méthode
de Léonard de Vinci, est précisément la vertu qui vint а
manquer а Vinci, ralentissant d'abord, puis paralysant
complètement la faculté créatrice (le « goût » а créer).
Exemple qui illustre bien le lien reliant la faculté créatrice а
l'approbation du hasard, а la « volonté » de hasard («
volonté de chance », dit Georges Bataille dans son ouvrage
sur Nietzsche). Une des difficultés du livre de Freud
provient de ce que Freud y expose la théorie de la
sublimation en racontant, avec le cas de Léonard de Vinci,
non pas l'histoire d'une réussite esthétique due aux effets
d'une sublimation réussie, mais, au contraire, l'histoire
d'une « semi-sublimation », d'une sublimation avortée,
finalement manquée, et aboutissant а un relatif échec
esthétique. L'objet du Souvenir d'enfance est de montrer
comment, chez Vinci, l'activité esthétique ne parvint pas а
absorber les forces vives de la sexualité ; du moins, pas
complètement. La sublimation est transfert : de la joie de
vivre attachée aux plaisirs de l'exercice des fonctions
vitales, notamment sexuelles, а une même joie de vivre
attachée aux plaisirs de la création esthétique (une «
capacité d'abandonner son but immédiat en faveur d'autres
buts non sexuels et éventuellement plus élevés dans
l'estimation des hommes » (1). Transfert qui signifie que le
sublimant retrouve, а l'issue de l'opération, l'énergie vitale
qu'il a arrachée а ses manifestations immédiates.

(1) Souvenir, éd. Gallimard, p. 53.

170 LOGIQUE DU PIRE


Chez Vinci, l'opération ne s'accomplit pas sans un déficit
énergétique : il y a bien transfert de l'énergie vitale en «
curiosité intellectuelle » ; mais en celle-ci ne se réinvestit
pas l'intégralité des forces vitales et sexuelles. Précisément
parce qu'il s'agit d'une curiosité seulement intellectuelle :
comme dit Freud, « on peut se demander si la reconversion
de la curiosité intellectuelle en joie de vivre (...) est dans la
réalité possible » (1). Celle-lа (curiosité intellectuelle) est
en effet quête de raisons, alors que celle-ci (joie de vivre)
est reconnaissance du hasard. Investir l'énergie sexuelle
dans la création artistique signifie qu'on regarde l'art
comme un champ autant ouvert au hasard que l'est la vie а
sublimer — car « tout est hasard dans la vie des hommes »,
dit Freud а la dernière page de son étude. Vouloir chercher
dans la création une nécessité dont l'expérience de la vie n'a
pas fourni de manifestation satisfaisante n'est pas sublimer
la vie : seulement répéter dans l'art un échec que la vie a
déjа consacré. Il en résulte que Léonard de Vinci est ce
qu'on pourrait appeler un « semi-sublimant », se tenant а
mi-chemin entre la vie et sa doublure esthétique :
incapable, dans la vie, de satisfaire ses tendances
homosexuelles ; incapable, dans l'art, de parvenir а une
célébration de la vie en y reconnaissant le hasard.

L'Introduction а la méthode de Léonard de Vinci, de Valéry,


confirme a contrario cet échec esthétique de Vinci, et le
lien qui relie cet échec а un refus du hasard. Ce que loue
Valéry en Vinci, tout au long de cet essai qui est lui-même
un exemple caractérisé de « semi-sublimation », est
précisément son échec esthétique, le fait que Vinci ait
refusé que le beau puisse être de nature hasardeuse,
préférant ainsi renoncer а la création plutôt que de
conserver une attitude complaisante а l'égard de ses propres
trouvailles. Créer, dans ces conditions, serait renoncer а la
nécessité, affirmer le hasard а la fois de ce qui existe et de
ce que l'on crée, accomplir l'acte tragique et contradictoire
par excellence : introduire un élément de modification dans
un ensemble que son hasard rend, par définition, non
modifiable. Paradoxe de l'art : l'acceptation de
l'impossibilité, ainsi reconnue, de la création, est la
condition nécessaire de la création esthétique. L'acceptation
de la création impossible, c'est-а-dire l'affirmation
tragique : rien n'a'été créé ni n'est susceptible d'être créé, de
main d'homme ou de dieu, qui ferait relief de nécessité sur
fond de hasard. Créer signifie donc, en définitive, qu'on ne
tient pas rigueur, aux plaisirs de la vie, de n'être pas
nécessaires ; qu'on

(1) Ibid., p. 46.

PRATIQUE DU PIRE 171

consent, en leur adjoignant une doublure esthétique, а


aimer par hasard. Tel est le principe majeur que ni Freud ni
Valéry ne développent explicitement, mais qui se dégage de
l'ensemble de leurs deux études, et qu'illustrent tant le
propre exemple de Valéry que celui de Léonard de Vinci :
refuser de créer par hasard, c'est refuser de créer. C'est
aussi, probablement, en être incapable.
4 — LE RIRE EXTERMINATEUR (Esthétique du pire II)

On sait que le paquebot Titanic disparut dans les flots de


l'Atlantique la nuit du 14 au 15 avril 1912, entraînant dans
la mort quelque 1 500 passagers sur les 2 201 qu'il
transportait.

Les faits sont connus. Parti de Southampton а destination


de New-York, le Titanic, dont c'était lа le voyage inaugural,
était а l'époque le plus grand et le plus luxueux des navires
а avoir jamais pris la mer. Le cloisonnement de sa coque en
seize compartiments étanches, qui mettait le navire а l'abri
de toute voie d'eau, voire de tout torpillage, lui valait, au
surplus, la réputation d'être incoulable. Mais il se passa
que, le 14 avril vers 23 h 40, le Titanic heurta un iceberg
qui, conséquence fâcheuse d'une tentative pour éviter
l'obstacle au dernier moment en faisant donner la barre а
bâbord toute, vint а déchirer la coque du bâtiment sur toute
la longueur de son flanc droit, au lieu de n'en endommager
que l'étrave : permettant ainsi а l'eau — la déchirure
intervenant au-dessous du niveau de flottaison — de
pénétrer dans chacun des seize compartiments étanches.
Blessure mortelle, par conséquent, qui ne pouvait manquer
de conduire а l'immersion complète du navire : ce qui fut
chose faite deux heures et demie plus tard. La panique fut
cependant assez longue а s'installer, compte tenu du
sentiment de sécurité qui prévalait. Au fur et а mesure que
l'eau pénétrait dans la coque, puis dans les cabines, une
rumeur s'imposait de plus en plus tenace dans l'esprit des
passagers : le Titanic ne coulera pas, le Titanic ne peut
couler. Pourquoi cette assurance ? Parce que le Titanic
possède seize compartiments étanches qui le rendent
invulnérable, parce qu'il a été construit par les chantiers
Harland Se Wolfï de Belfast, qui sont les meilleurs du
monde. Incoulable aussi parce que c'est un navire anglais,
et qu'il y a а bord le Révérend Carter, lequel, quelques
heures plus tôt, a donné un petit concert spirituel а l'issue
duquel il a invité son auditoire au recueillement et а une
courte prière а l'intention de

172 LOGIQUE DU PIRE

tous les voyageurs qui, n'ayant pas la chance de naviguer а


bord du Titanic, sont constamment exposés aux périls de la
mer. Aussi l'orchestre du bar fut-il requis de ne pas
interrompre son programme, et continua-t-il, tandis que le
vaisseau sombrait, а égrener gaiement valses, galops et
polkas. D'où aussi une désaffection а l'égard des canots de
sauvetage qu'en un premier temps on abandonna, plus qu'а
moitié vides, aux quelques esprits inquiets que l'incident
avait affolés. Canots vers lesquels on se pressa pourtant
soudain, très en désordre et beaucoup trop tard, lorsqu'а la
forte gîte du vaisseau déjа partiellement englouti sous les
flots, il fut devenu évident que, malgré les seize
compartiments étanches, quelque chose n'allait pas. Effet
de ce brusque revirement de climat, on ordonna aux
musiciens, dont les pieds baignaient а présent dans l'eau
salée, d'interrompre leur concert pour entonner quelques
cantiques : Plus près de Toi, mon Dieu, plus près de Toi.
Pareille mésaventure est certes d'abord regrettable,
émouvante et tragique. Mais elle est aussi, considérée sous
un certain angle, une histoire dont la puissance comique
peut paraître assez violente. Comique qui se manifeste а
plusieurs niveaux. Au niveau des responsabilités humaines :
celles-ci non négligeables, semble-t-il, pour ne songer qu'а
l'ordre étrange donné aux machines d'aller au maximum de
vitesse а la rencontre des icebergs dont plusieurs messages
alarmistes avaient déjа signalé la présence dans ces
parages. Plus singulière encore peut-être, la quiétude
morale qui permit а son auteur, le commandant Smith,
d'aller, sitôt l'ordre donné, chercher dans sa cabine un repos
bien gagné, qu'interrompit seulement, vers 23 h 40, le choc
fatal. On remarquera aussi un agréable contraste entre
l'ampleur du sinistre et le caractère paisible des
circonstances qui l'entourèrent : car la mer était calme, le
ciel étoile, la visibilité parfaite, le navire ultra-moderne et
muni d'exceptionnels dispositifs de sécurité. On appréciera
également le fait que les vigies, chargées en cette nuit de
redoubler d'attention et de donner l'alerte au premier
iceberg, mais privées, а la suite paraît-il d'un retard de
livraison, des instruments optiques adéquats, se soient
acquittées de leur mission de manière irréprochable en
signalant la présence de l'iceberg aussitôt après que celui-ci
eut enfoncé le navire : technique de l'avertissement après
coup dont l'effet comique est inusable, et qu'un passage de
La famille Fenouillard a rendu célèbre. On sera enfin
sensible а la tentative de dernière minute pour se hausser а
la hauteur dramatique des circonstances en donnant а la
catastrophe, par la substitution
PRATIQUE DU PIRE 173

d'hymnes religieux aux airs de danse, un accompagnement


musical idoine.

Mais ces circonstances tragi-comiques n'épuisent pas la


source profonde du rire qui peut se manifester а l'évocation
du naufrage du Titanic. Si ce naufrage fournit l'exemple —
parmi une infinité d'autres — de ce que peut être un certain
type de comique, une certaine manière de rire appartenant
en propre а la perspective tragique, c'est que le fait de
l'engloutissement possède en lui-même, selon une telle
perspective, une vertu comique. Engloutissement, c'est-а-
dire : extermination sans restes, disparition que ne
compense aucune apparition, pure et simple cessation
d'être. Ainsi en fut-il du Titanic : une heure auparavant un
beau bateau, une heure après plus rien. Que reste-t-il, en
effet, du navire vers 2 h 20 du matin ? Gomme le dit un des
personnages du film Drôle de drame qui interprète le rôle
d'un évêque anglican, et comme le pensa alors peut-être le
Révérend Carter : « Dieu nous l'avait donné, Dieu nous l'a
repris. » Dans ce passage de l'être au non-être que ne
motive aucun facteur nécessaire — d'où la nécessaire
allusion а Dieu — réside la motivation propre du rire
attaché а une perspective tragique. Rire qui naît lorsque
quelque chose vient а disparaître sans raison — peut-être
parce que l'incongru de la disparition révèle après coup
l'insolite de l'apparition qui la précédait : soit le hasard de
toute existence. Rire exterminateur et gratuit, qui supprime
sans justification, détruit sans inscrire cette destruction dans
une perspective explicative, finaliste et compensatrice : il
rit, mais ne dit pas pourquoi il rit ni de quoi il y a а rire (si
on l'en priait, il serait réduit а dire qu'en l'occurrence, et а la
différence des habituelles occasions de rire, il rit ici de
rien). Rire qui peut donc apparaître а la fois paradoxal et
dénué de toute efficacité véritablement comique, puisqu'il
dissout sans affecter ce qu'il dissout d'un coefficient de
risible ou de ridicule qui viendrait justifier la dissolution.

Si cependant un tel comique possède existence et efficacité


dans l'enceinte d'une certaine disposition d'esprit, on sera
amené а distinguer entre deux grandes manières de rire :
l'une qui fournit, de son rire, des attendus ; l'autre qui s'en
dispense — d'où le caractère honnête de la première, et
scandaleux de la seconde. La première, qui trouve dans
l'ironie un de ses terrains d'exercice les plus coutumiers,
peut être considérée comme un rire qui « va loin ». Rire
long, dont l'efficacité n'est pas épuisée par l'effet comique,
et qui se prolonge en conséquences implicitement attachées
au rire : la destruction est ici compensée par l'approbation a
contrario des principes qui ont contribué а la mise en

174 LOGIQUE DU PIRE

place d'une agression comique. Non seulement on a ri, mais


on avait raison de rire : en cette raison se découvre une
instance stable qui surnage dans le naufrage de ce qu'elle
vient d'engloutir. Ainsi l'ironiste, par exemple, peut-il
détruire tout ce qu'il lui plaît de détruire, mais а condition
de laisser entendre les idées au nom desquelles il agit, les
principes sur lesquels il prend appui pour procéder а ses
exécutions : il pourra faire apparaître le grotesque, mais au
nom du raisonnable ; le scandale, au nom du tolérable ; le
non-sens, au nom d'un certain sens. La seconde manière de
rire, qui s'exprime plus habituellement sous forme
d'humour, peut être considérée, en revanche, comme un rire
qui tourne court : une fois l'effet comique passé — si du
moins celui-ci a réussi а faire effet — rien ne se donne а
penser qui puisse justifier le rire, offrir а la consommation
intellectuelle un aperçu quelconque sur la signification et la
portée de la destruction. Rire court, par conséquent, qui ne
débouche sur aucune perspective, qui ôte sans rien donner
en échange, et qui paraîtra souvent frivole et sans portée :
d'attaquer indifféremment tout, sans se donner la peine
d'organiser ses attaques en systèmes qui permettraient d'y
repérer un certain nombre de thèmes attaqués et, par voie
de conséquence, un certain nombre de thèmes défendus, il
semblera souvent, а ses contemporains plus
particulièrement axés sur telle ou telle cible, n'attaquer rien.
Aussi faut-il souvent un appréciable recul dans le temps
pour être а même de mesurer son efficacité corrosive.
Efficacité qui apparaît pourtant, avec le recul du temps,
beaucoup plus meurtrière encore que celle du « rire long ».
Seul en effet le rire court est, de certaine manière, а longue
portée : en un sens а la fois chronologique et
philosophique. Chronologique : parce qu'il se passe, pour
rire, de référence а des vérités ou des valeurs appelées, avec
le temps, а disparaître. Philosophique : parce qu'il
constitue, а l'égard de tout « sens », une agression plus
violente que celle du rire long, en ce qu'il refuse d'emblée
toute interprétation de la destruction, c'est-а-dire tout
réinvestissement des significations détruites en d'autres
terrains moins exposés. Précisément, il ne croit pas а
l'existence de terrains sûrs où loger le sens. Aussi engloutit-
il le sens en un seul coup et une fois pour toutes, tout
comme les flots de l'Atlantique engloutirent le Titanic.
Après quoi plus rien n'est а dire, et le rire tourne
naturellement court, en raison même de son exceptionnelle
capacité d'absorption. Chacun de ses tirs suffit а
l'effondrement d'un édifice que l'ironiste ne sait détruire
que pierre а pierre. L'engloutissement de l'humour s'oppose
ainsi au démantèlement de l'ironie.

PRATIQUE DU PIRE 175

Cette différence entre l'humour et l'ironie n'attente d'ailleurs


pas а ce qu'on peut considérer comme Γ « unité » du
comique, c'est-а-dire la nature générale du plaisir dispensé
par l'expérience du rire. Sur la différence entre l'ironie et
l'humour, celle-lа de caractère optimiste et moral, celui-ci
de caractère pessimiste et tragique, tout a déjа été dit,
notamment par VI. Jankélévitch dans L'ironie. Mais on
remarquera qu'en dernière analyse humour et ironie ne
diffèrent pas en nature : l'un et l'autre étant investis d'une
même fonction comique de destruction qui ne diffère,
lorsqu'on passe de l'humour а l'ironie, que par une question
de degré. Même jubilation au spectacle de la catastrophe :
mais l'ironiste utilise cette jubilation а des fins plus
limitées. Détruire ceci, détruire cela, est l'œuvre de
l'ironiste, au lieu que détruire en général, sans attention
particulière prêtée а ce qui est détruit, est le plaisir habituel
de l'humoriste. L'ironie se caractérise ainsi par une certaine
timidité dans l'attaque : non seulement l'ironiste n'ose pas
tout détruire, encore désamorce-t-il souvent ses
destructions par l'allusion implicite а des reconstructions
possibles. Timidité qui est l'indice d'un moindre pouvoir
destructeur, d'un souci de ménager ses coups en ne
décochant que des traits ajustés а telle ou telle cible : il
n'envoie pas tous ses boulets а la fois, ses réserves de
munitions n'étant pas inépuisables. A la différence de
l'ironiste, l'humoriste paraît en possession d'inépuisables
forces destructrices, d'où une prodigalité dans la dépense
des munitions а côté de laquelle l'art ironiste paraît quelque
peu débile. Aussi l'ironie est-elle plutôt intellectuelle,
l'humour plutôt artiste : un des caractères marquants des
limites inhérentes а toute approche spécifiquement
intellectuelle (de la vie, de la littérature, d'autrui) étant, tout
autant que l'impuissance créatrice, une certaine inaptitude а
la destruction. Si la définition classique de Γ « intellectuel »
est de ne pas savoir créer, son malheur est peut-être d'abord
de ne pas savoir détruire.

Ce qui permet au rire tragique d'intervenir, manifestant un


plaisir destructeur indifférent а la nature de ce qui est
détruit, est évidemment l'idée de hasard ; plus précisément :
la capacité de reconnaître le hasard comme anti-principe de
tout ce qui existe. Seule une telle reconnaissance rend
possibles а la fois la vision d'une disparition non
compensée (creux qui ne renvoie а aucun plein) et le plaisir
au spectacle d'une telle disparition (qui se manifeste
précisément dans le rire). Le rire tragique, qui signifie
qu'on prend plaisir au hasard et qu'on célèbre, par le rire,
son apparition, est donc entièrement étranger а l'univers

176 LOGIQUE DU PIRE

du sens, des significations et des contre-significations qui


peuvent s'y jouer : indifférence au sens, mais aussi au non-
sens, qui suffit а le différencier en profondeur de toutes les
autres formes de rire. La plupart des philosophes décrivent
en effet le rire comme la conséquence d'un contraste se
jouant entre le sens et ses propres contrariétés : ainsi G.
Deleuze dans la Logique du sens, qui assimile l'humour
stoïcien а l'humour anglais du nonsense (de même que
Lewis Garroll met en présence, sur une même surface
signifiante, les expressions de « table de multiplication » et
de « table а manger », de même Chrysippe peut enseigner :
« Si tu dis quelque chose, cela passe par la bouche ; or tu
dis un chariot, donc un chariot passe par ta bouche »).
Même conception du rire dans les premières lignes des
Mots et les choses, où M. Foucault emprunte а J.-L. Borges
un certain catalogue d'objets а l'intitulé contradictoire (l'une
des classes d'objets inventoriés, qui est dite renfermer tous
les objets présents au catalogue, excluant notamment toutes
les autres classes) : d'où, écrit M. Foucault, un rire
inextinguible qui secoue le lecteur devant « l'impossibilité
nue de penser cela ». Cette conception générale du rire
attribue l'effet comique а un contraste entre le sens donné et
son incohérence reconnue après coup, а la manière dont
l'intelligence peut se laisser surprendre, l'espace d'un instant
qui est précisément l'instant comique, en accueillant — а la
faveur d'un relâchement d'attention, dirait Bergson — des
propositions qui contredisent expressément son attente.
Une telle définition du rire se rattache а une très ancienne
tradition philosophique, qu'a codifiée Kant une fois pour
toutes dans le § 54 de la Critique du jugement : « Dans tout
ce qui excite de violents éclats de rire, il faut qu'il y ait
quelque absurdité (où l'entendement ne peut trouver pour
soi-même aucune satisfaction). » Pour illustrer sa thèse,
Kant, on le sait, raconte une histoire qui, assure-t-il, a de
quoi « faire rire aux éclats une compagnie » : c'est celle «
d'un marchand qui revenant des Indes en Europe avec toute
sa fortune en marchandises, fut obligé, lors d'une violente
tempête, de tout jeter par-dessus bord et s'en affligea au
point que la même nuit sa perruque en devint grise » (1).
Histoire qui peut sembler misérable mais qui, si elle l'est,
ne l'est ni plus ni moins que le catalogue de Borges, le mot
de Chrysippe ou la confusion des deux tables chez Lewis
Garroll. Que les cheveux d'une perruque aient pu blanchir
sous l'effet d'une émotion violente, voilа qui conduit — par
des voies un peu frustes, il est vrai, mais compte ici l'in-

(1) Critique du jugement, § 54.

PRATIQUE DU PIRE 177

tention plus que la manière — а une contrariété


intellectuelle comparable а toutes les contrariétés du même
ordre : c'est-а-dire, tout comme le catalogue dont s'inspirent
Les mots et les choses, а « l'impossibilité nue de penser
cela ». Ce qui est certain, c'est que tout rire issu,
immédiatement comme chez Kant ou médiate-ment comme
chez Borges, de semblables contrariétés demeure
entièrement étranger а une perspective tragique : l'effet de
surprise et de contradiction ne pouvant se jouer sur la
surface spécifique qui est la sienne, et que définit l'idée de
hasard. Le hasard qualifie une surface d'accueil universel,
où tout apport contradictoire serait précisément
contradictoire lui-même (ce qui signifie ici impossible,
c'est-а-dire n'arrivant jamais) : le hasard étant, par
définition, ce а quoi rien ne peut contrevenir. Aussi le rire
tragique ne signifie-t-il jamais qu'en la pensée une certaine
attente a été trompée : pour qu'une telle contrariété soit
possible, il faut qu'une certaine attente préexiste а
l'administration du démenti ; or, celui qui pense par hasard
n'attend ni ne demande rien qui puisse ainsi s'offrir а la
contradiction. Le rire exterminateur dont se recommande la
vision tragique entretient donc avec le sens des rapports
très particuliers : non de contradiction, mais d'ignorance. Si
le rire salue, en certaines occasions, l'irruption du hasard,
ce n'est pas qu'il exclue le sens, c'est qu'il l'ignore. Il n'est
pas contre-signifiant, mais insignifiant. En revanche, le rire
classique, décrit par Kant, n'a de sens qu'а partir du
moment où il y a demande d'ordre, quand même l'effet du
rire serait-il d'en établir l'inanité. Ici apparaît la grande
faiblesse de l'humour stoïcien et de l'humour cynique,
comme de l'humour du nonsense et de l'humour du Zen,
tels que les loue G. Deleuze tout au long de sa Logique du
sens : d'être conditionnés par une demande d'ordre
considérée, chez celui qu'on se dispose а confondre par le
mot comique, comme évidente et nécessaire. C'est-а-dire :
de n'être efficaces que par voie de riposte, d'avoir besoin du
questionnement d'un tiers, d'une intervention extérieure,
pour « montrer » la matière de leur rire. Si l'on ne
questionne jamais Diogène le Cynique ou Chrysippe le
Stoïcien, jamais ceux-ci ne pourront faire montre d'humour.
De manière générale, la faiblesse de tels humours, comme
celle du rire décrit par Kant, provient de ce qu'ils sont
fonction d'une attente : le rôle du tiers-questionneur, chez
les Cyniques et les Stoïciens, étant le symbole d'une
nécessité plus fondamentale qui est, chez l'humoriste lui-
même, la présence d'une demande préalable de sens,
indispensable а l'apparition du dérisoire. Le risible sera ici
toujours second par rapport а l'intuition première d'un
certain ordre, ou d'un certain sens ; de plus, il devra tabler
sur une certaine complicité de la part d'autrui, sur
l'hypothèse d'un sensus communis qui rejoint, en définitive,
l'idée d'une « nature » humaine. Risible dont la faiblesse se
manifeste ainsi а deux niveaux. En premier lieu, un tel rire
est incapable d'accéder а la pensée du hasard, et démontre
de la manière la plus évidente les raisons pour lesquelles il
en est incapable : puisqu'il déclare rire а la pensée que
l'ordre puisse faire problème, ce qui signifie que l'ordre est
ce а partir de quoi seulement il peut y avoir, par voie de
contrariété, possibilité de bizarre. Autrement dit : celui qui,
au moment d'imaginer le désordre, ne peut se figurer que le
contraire de l'ordre, avoue par lа qu'il ignore, et ignorera
toujours, les notions de hasard et de chaos. En second lieu,
rire des contrariétés du sens ne signifie pas tant ruiner le
sens que l'affirmer in extremis et a contrario : comme il se
voit dans beaucoup des manifestations du nonsense anglo-
saxon, modèle de tenue et de respectabilité morale, qui
aboutit souvent а célébrer implicitement un ordre établi, par
le fait même que son contraire — le non-sens — est réputé
hilarant et impensable. D'où une remarquable innocuité de
ce rire, qui ne se divertit du non-sens que dans la mesure où
il met celui-ci hors circuit, c'est-а-dire hors sens, et
finalement hors sérieux : dès lors qu'il s'oppose а un sens et
а un sérieux, le rire ne peut fournir que du désordre de
seconde main, qui sera d'ailleurs souvent un alibi (seul
fournit du désordre, seul est « sérieux », c'est-а-dire d'une
efficacité nocive, le rire qui ne s'oppose а aucun sens, а
aucun sérieux). Kant avait déjа dit cette innocence du
comique, au sens où il l'entendait, en remarquant que le
plaisir attaché au rire intervient « sans dommage aucun
pour le sentiment spirituel du respect pour les idées morales
». La même remarque vaudrait pour le chariot de
Ghrysippe, la table а manger de Lewis Garroll et
l'impensable catalogue de Borges.

S'il est étranger а ces jeux du sens et du non-sens, le rire


exterminateur, tel que le conçoit et le pratique la pensée
tragique, est en revanche très conforme au schéma du
comique proposé par Bergson dans Le rire : « du
mécanique plaqué sur du vivant ». La profondeur des
analyses bergsoniennes consiste а avoir constamment décrit
le rire comme effet de naufrage, en montrant que le rire
naissait chaque fois que le « sens » (la liberté, la vie) venait
а disparaître au profit de l'inertie matérielle et « mécanique
». Toutefois, une perspective tragique n'accepte la vérité de
ce schéma bergsonien qu'а la condition d'en inverser les
termes : en disant qu'а l'occasion du rire l'illusoire série du
« vivant » vient justement coïncider avec la véridique série
du « mécanique » — l'instant comique représentant ainsi un
instant de vérité, а la faveur duquel se révèle le fait que du
vivant s'était indûment surajouté au mécanique dans
l'imagination des hommes. Le « vivant » invoqué par
Bergson pour rendre compte du rire implique en effet des
présupposés téléologiques (fînalisme biologique) que le
comique a précisément pour conséquence d'éliminer. En
sorte qu'au regard de la pensée tragique la formule du rire
exterminateur est : du vivant plaqué sur du mécanique —
ou du final surimposé au hasard — et, а la faveur d'une
coïncidence rendue possible par le rire, se volatilisant а son
contact. Un des exemples invoqués par Bergson а l'appui
de sa thèse vient confirmer le bien-fondé — du moins la
possibilité — de ce retournement des termes : « Pourquoi
rit-on d'un orateur qui éternue au moment le plus pathétique
de son discours ? » II est évident qu'ici Bergson propose,
sans y prendre garde, un renversement de sa formule : le «
mécanique » se trouvant plutôt du côté du sermon, le «
vivant » plutôt du côté de l'éternuement.

Le rire exterminateur signifie donc, en dernière analyse, la


victoire du chaos sur l'apparence de l'ordre : la
reconnaissance du hasard comme « vérité » de « ce qui
existe ». Reconnaissance qui est aussi une approbation,
puisque le rire s'accompagne d'un plaisir, lequel signifie
nécessairement acquiescement et assomp-tion, comme l'a
établi Freud dans Le mot d'esprit et ses rapports avec Γ
inconscient. Cependant, on distinguera cette instance
approbatrice de l'approbation elle-même, qui est le moteur
premier du terrorisme intellectuel et de la philosophie
tragique. De la seconde, la première n'est que Y indice :
offrant le témoignage de la possibilité d'une telle
approbation — puisque le hasard est ici source de rire, donc
de plaisir — mais non le témoignage de l'approbation en
personne. En réalité, une distance incommensurable sépare
le rire approbateur de l'approbation elle-même. Dans une
perspective plotinienne, on dirait volontiers que le rire
exterminateur n'est que l'hypostase de l'approbation, qui tire
son être de l'approbation, mais ne se confond pas avec elle.
L'approbation elle-même n'est pas rire de la mort, mais fête
devant la mort. La philosophie tragique ne commença pas
lorsque les hommes eurent appris а rire de leurs cadavres,
mais plutôt le jour mystérieux, tardivement reconnu par
Nietzsche dans L'origine de la tragédie, où les Grecs
confondirent en une seule fête le culte des morts, dont était
née la tragédie, et le culte du dieu symbolisant le vin et
l'ivresse : les Grandes Dionysies, qui le même jour
célébraient tout а la fois les jeux de la vie, de la mort et du
hasard.

TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE ............................................... 7
CHAPITRE PREMIER. — Du terrorisme en
philosophie ....... 9

1 — Possibilité d'une « philosophie » tragique ? ........ 9

2 — L'intention terroriste : sa nature ................. 14

3 — Digression. Critique d'un certain usage des


philosophies

de Nietzsche, Marx et Freud : caractère idéologique des


théories anti-idéologiques. Savoir tragique et sens

commun. Définition de la philosophie tragique ..... 27

4 — But de l'intention terroriste : une expérience philo-

sophique de l'approbation ........................ 42

CHAPITRE II. — Tragique et silence........................ 53

1 — Des trois manières de philosopher................. 53

2 — Tragique et silence. Des Tragiques grecs а la psycha-

nalyse.......................................... 56
3 — Le tragique de répétition......................... 62

4 — Conclusion ...................................... 70

CHAPITRE III. — Tragique et hasard ...................... 71

1 — Le château de « Hasard »......................... 71

2 — Hasard, principe d'épouvanté : l'état de mort.


Définition

du concept de « tragique » ....................... 78

3 — Hasard, principe de fête : l'état d'exception ....... 107

4 — Hasard et philosophie ........................... 117

Appendices :

I. — Lucrèce et la nature des choses ................ 123

II. — Pascal et la nature du savoir ................. 144

CHAPITRE IV. — Pratique du pire......................... 153

1 — Les conduites selon le pire ....................... 153


2 — Tragique et tolérance (Morale du pire)............ 153

3 — La création impossible (Esthétique du pire I) ...... 164

4 — Le rire exterminateur (Esthétique du pire II)...... 171

1971. — Imprimerie des Presses Universitaires de France.


— Vendôme (France) ËDIT. N° 31 471 IMPRIMÉ EN
FRANCE IMP. N° 22 212

Conférence sur le Problème de la philosophie chrétienne.

CHESTOV, Philosophie de la tragédie ; SCHELER, Le


phénomène du tragique ; UNAMUNO, Le sentiment tragique
de la vie.
Cité par J.-P. DUMONT, Les Sophistes, Paris, Presses
Universitaires de France, 1969, p. 161.
Pensées, éd. Brunschvicg, frag. 168.
Sur Nietzsche. Volonté de chance, pp. 28 et sq.
Essais, III, 4 et II, 12.
Critique du jugement, § 54.
Le rire, p. 39.

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