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Séminaire n°3 (deuxième année) : L’art comme inspiration et source de réflexion dans

les Fleurs du mal - EXEMPLIER

Les Phares

Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse,


Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse,
Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ;

Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,


Où des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;

Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,


Et d’un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s’exhale des ordures,
Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;

Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules


Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;

Colères de boxeur, impudences de faune,


Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand coeur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune,
Puget, mélancolique empereur des forçats ;

Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres,


Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;

Goya, cauchemar plein de choses inconnues,


De foetus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,


Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,


Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C’est pour les cœurs mortels un divin opium !

C’est un cri répété par mille sentinelles,


Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage


Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !

L’Idéal

Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,


Produits avariés, nés d’un siècle vaurien,
Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,
Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien.

Je laisse à Gavarni, poète des chloroses,


Son troupeau gazouillant de beautés d’hôpital,
Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses
Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.

Ce qu’il faut à ce cœur profond comme un abîme,


C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,
Rêve d’Eschyle éclos au climat des autans ;

Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange,


Qui tors paisiblement dans une pose étrange
Tes appas façonnés aux bouches des Titans !

Le Masque

Statue allégorique dans le goût de la Renaissance


A Ernest Christophe, statuaire.

Contemplons ce trésor de grâces florentines ;


Dans l’ondulation de ce corps musculeux
L’Elégance et la Force abondent, sœurs divines.
Cette femme, morceau vraiment miraculeux,
Divinement robuste, adorablement mince,
Est faite pour trôner sur des lits somptueux
Et charmer les loisirs d’un pontife ou d’un prince.

– Aussi, vois ce souris fin et voluptueux


Où la Fatuité promène son extase ;
Ce long regard sournois, langoureux et moqueur ;
Ce visage mignard, tout encadré de gaze,
Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur :
« La Volupté m’appelle et l’Amour me couronne ! »
A cet être doué de tant de majesté
Vois quel charme excitant la gentillesse donne !
Approchons, et tournons autour de sa beauté.
O blasphème de l’art ! ô surprise fatale !
La femme au corps divin, promettant le bonheur,
Par le haut se termine en monstre bicéphale !
– Mais non ! ce n’est qu’un masque, un décor suborneur,
Ce visage éclairé d’une exquise grimace,
Et, regarde, voici, crispée atrocement,
La véritable tête, et la sincère face
Renversée à l’abri de la face qui ment
Pauvre grande beauté ! le magnifique fleuve
De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux
Ton mensonge m’enivre, et mon âme s’abreuve
Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux !

– Mais pourquoi pleure-t-elle ? Elle, beauté parfaite,


Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu,
Quel mal mystérieux ronge son flanc d’athlète ?

– Elle pleure insensé, parce qu’elle a vécu !


Et parce qu’elle vit ! Mais ce qu’elle déplore
Surtout, ce qui la fait frémir jusqu’aux genoux,
C’est que demain, hélas ! il faudra vivre encore !
Demain. après-demain et toujours ! – comme nous !

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Sur les deux sculptures d’Ernest Christophe qui ont inspiré les poèmes Le Masque et Danse Macabre :

« L’agréable occurrence de ce sujet macabre m’a fait regretter que M. Christophe n’ait pas exposé
deux morceaux de sa composition, l’un d’une nature tout à fait analogue, l’autre plus gracieusement
allégorique. Ce dernier représente une femme nue, d’une grande et vigoureuse tournure florentine (car M.
Christophe n’est pas de ces artistes faibles en qui l’enseignement positif et minutieux de Rude a détruit
l’imagination), et qui, vue en face, présente au spectateur un visage souriant et mignard, un visage de théâtre.
Une légère draperie, habilement tortillée, sert de suture entre cette jolie tête de convention et la robuste poitrine
sur laquelle elle a l’air de s’appuyer. Mais, en faisant un pas de plus à gauche ou à droite, vous découvrez le
secret de l’allégorie, la morale de la fable, je veux dire la véritable tête révulsée, se pâmant dans les larmes et
l’agonie. Ce qui avait d’abord enchanté vos yeux, c’était un masque, c’était le masque universel, votre masque,
mon masque, joli éventail dont une main habile se sert pour voiler aux yeux du monde la douleur ou le remords.
Dans cet ouvrage, tout est charmant et robuste. »
« Le caractère vigoureux du corps fait un contraste pittoresque avec l’expression mystique d’une idée
toute mondaine, et la surprise n’y joue pas un rôle plus important qu’il n’est permis. Si jamais l’auteur consent
à jeter cette conception dans le commerce, sous la forme d’un bronze de petite dimension, je puis, sans
imprudence, lui prédire un immense succès. »
« Quant à l’autre idée, si charmante qu’elle soit, ma foi, je n’en répondrais pas ; d’autant moins que,
pour être pleinement exprimée, elle a besoin de deux matières, l’une claire et terne pour exprimer le squelette,
l’autre sombre et brillante pour rendre le vêtement, ce qui augmenterait naturellement l’horreur de l’idée et son
impopularité. Hélas ! »
« Les charmes de l’horreur n’enivrent que les forts ! » (salon de 1859)
Textes complémentaires (tirés des critiques d’art de Baudelaire) :

« LA MADELEINE DANS LE DÉSERT. C’est une tête de femme renversée dans un cadre très étroit.
A droite dans le haut, un petit bout de ciel ou de rocher - quelque chose de bleu; - les yeux de la Madeleine sont
fermés, la bouche est molle et languissante, les cheveux épars. Nul, à moins de la voir, ne peut imaginer ce que
l’artiste a mis de poésie intime, mystérieuse et romantique dans cette simple tête. Elle est peinte presque par
hachures comme beaucoup de peintures de M. Delacroix; les tons, loin d’être éclatants ou intenses, sont très
doux et très modérés; l’aspect est presque gris, mais d’une harmonie parfaite. Ce tableau nous démontre une
vérité soupçonnée depuis longtemps et plus claire encore dans un autre tableau dont nous parlerons tout à
l’heure; c’est que M. Delacroix est plus fort que jamais, et dans une voie de progrès sans cesse renaissante, c’est-
à-dire qu’il est plus que jamais harmoniste. » Salon de 1845

« AUX BOURGEOIS. Vous êtes la majorité, – nombre et intelligence ; – donc vous êtes la force, – qui
est la justice. Les uns savants, les autres propriétaires ; – un jour radieux viendra où les savants seront
propriétaires, et les propriétaires savants. Alors votre puissance sera complète, et nul ne protestera contre elle.
En attendant cette harmonie suprême, il est juste que ceux qui ne sont que propriétaires aspirent à devenir
savants ; car la science est une jouissance non moins grande que la propriété. Vous possédez le gouvernement de
la cité, et cela est juste, car vous êtes la force. Mais il faut que vous soyez aptes à sentir la beauté ; car comme
aucun d’entre vous ne peut aujourd’hui se passer de puissance, nul n’a le droit de se passer de poésie. »
« Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci,
froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n’a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de
toute espèce de tempérament ; mais, - un beau tableau étant la nature réfléchie par un artiste, – celle qui sera ce
tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible. Ainsi le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un
sonnet ou une élégie. Mais ce genre de critique est destiné aux recueils de poésie et aux lecteurs poétiques.
Quant à la critique proprement dite, j’espère que les philosophes comprendront ce que je vais dire : pour être
juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite
à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons. »
« Pour Delacroix, la justice est plus tardive. Ses œuvres, au contraire, sont des poèmes, et de grands
poèmes naïvement conçus, exécutés avec l’insolence accoutumée du génie. – Dans ceux du premier, il n’y a rien
à deviner ; car il prend tant de plaisir à montrer son adresse, qu’il n’omet pas un brin d’herbe ni un refl et de
réverbère. – Le second ouvre dans les siens de profondes avenues à l’imagination la plus voyageuse. – Le
premier jouit d’une certaine tranquillité, disons mieux, d’un certain égoïsme de spectateur, qui fait planer sur
toute sa poésie je ne sais quelle froideur et quelle modération, – que la passion tenace et bilieuse du second, aux
prises avec les patiences du métier, ne lui permet pas toujours de garder. » Salon de 1846

« Trop matériel, trop attentif aux superficies de la nature, M. Victor Hugo est devenu un peintre en
poésie ; Delacroix, toujours respectueux de son idéal, est souvent, à son insu, un poète en peinture. » Salon de
1846

« [Sur la photographie]. La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d’une haine instinctive, et,
quand ils se rencontrent dans le même chemin, il faut que l’un des deux serve l’autre. S’il est permis à la
photographie de suppléer l’art dans quelques-unes de ses fonctions, elle l’aura bientôt supplanté ou corrompu
tout à fait, grâce à l’alliance naturelle qu’elle trouvera dans la sottise de la multitude. Il faut donc qu’elle rentre
dans son véritable devoir, qui est d’être la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante, comme
l’imprimerie et la sténographie, qui n’ont ni créé ni suppléé la littérature. Qu’elle enrichisse rapidement l’album
du voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquerait à sa mémoire, qu’elle orne la bibliothèque du
naturaliste, exagère les animaux microscopiques, fortifie même de quelques renseignements les hypothèses de
l’astronome ; qu’elle soit enfin le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profession d’une
absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux. Qu’elle sauve de l’oubli les ruines pendantes, les livres,
les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui
demandent » Salon de 1859

« De même que la poésie lyrique ennoblit tout, même la passion, la sculpture, la vraie, solennise tout,
même le mouvement ; elle donne à tout ce qui est humain quelque chose d’éternel et qui participe de la dureté de
la matière employée. La colère devient calme, la tendresse sévère, le rêve ondoyant et brillanté de la peinture se
transforme en méditation solide et obstinée. Mais si l’on veut songer combien de perfections il faut réunir pour
obtenir cet austère enchantement, on ne s’étonnera pas de la fatigue et du découragement qui s’emparent souvent
de notre esprit en parcourant les galeries des sculptures modernes, où le but divin est presque toujours méconnu,
et le joli, le minutieux, complaisamment substitués au grand. » Salon de 1859

Sur Wagner (extraits tirés de Richard Wagner et Tannhäuser à Paris) :

« Ceci me conduisit à étudier les rapports des diverses branches de l’art entre elles, et, après avoir saisi
la relation qui existe entre la plastique et la mimique, j’examinai celle qui se trouve entre la musique et la poésie
: de cet examen jaillirent soudain des clartés qui dissipèrent complètement l’obscurité qui m’avait jusqu’alors
inquiété. »

« Il serait prodigieux qu’un critique devînt poète, et il est impossible qu’un poète ne contienne pas un
critique. Le lecteur ne sera donc pas étonné que je considère le poète comme le meilleur de tous les critiques.
Les gens qui reprochent au musicien Wagner d’avoir écrit des livres sur la philosophie de son art et qui en tirent
le soupçon que sa musique n’est pas un produit naturel, spontané, devraient nier également que Vinci, Hogarth,
Reynolds, aient pu faire de bonnes peintures, simplement parce qu’ils ont déduit et analysé les principes de leur
art. Qui parle mieux de la peinture que notre grand Delacroix ? Diderot, Goethe, Shakespeare, autant de
producteurs, autant d’admirables critiques. La poésie a existé, s’est affirmée la première, et elle a engendré
l’étude des règles. Telle est l’histoire incontestée du travail humain. Or, comme chacun est le diminutif de tout le
monde, comme l’histoire d’un cerveau individuel représente en petit l’histoire du cerveau universel, il serait
juste et naturel de supposer (à défaut des preuves qui existent) que l’élaboration des pensées de Wagner a été
analogue au travail de l’humanité. »

« En effet, sans poésie, la musique de Wagner serait encore une oeuvre poétique, étant douée de toutes
les qualités qui constituent une poésie bien faite ; explicative par elle-même, tant toutes choses y sont bien unies,
conjointes, réciproquement adaptées, et, s’il est permis de faire un barbarisme pour exprimer le superlatif d’une
qualité, prudemment concaténées. »

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