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DOSSIER QU’EST-CE QUE FAIRE SON DEUIL ?

Que m’enseigne la mort de


l’autre ?
C’est l’un des matchs les plus débattus de la philosophie du XXe siècle :
pour Heidegger, la mort d’autrui n’a rien à m’apprendre, tandis qu’elle
est pour Levinas un événement fondateur. Attention, les arguments du
duel sont un peu corsés. François-David Sebbah les déplie pour nous

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FRANÇOIS-DAVID SEBBAH
Professeur de philosophie à l’université de Paris­Ouest­Nanterre­La Défense, il est l’auteur d’une très bonne
introduction à la pensée de Levinas, Levinas (Tempus Philo, Perrin, 2010). Il a aussi écrit, avec Jean­Michel
Salanskis, Usages contemporains de la phénoménologie (Sens & Tonka, 2008).

Publié dans


84
23/10/2014

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François­David Sebbah

« La mort [d’autrui] se révèle bien comme perte, mais plutôt comme celle qu’éprouvent ceux qui
restent. La perte subie ne leur donne pas pour autant accès à la perte d’être comme telle que le
mourant a “subie”. Nous n’éprouvons pas au sens fort de ce verbe le trépas des autres : nous ne
faisons jamais, tout au plus, qu’“y assister”. »

Martin Heidegger, Être et Temps, 1927

« La priorité de l’autre sur le moi, par laquelle l’être­là humain est élu et unique, est précisément sa
réponse à la nudité du visage et à sa mortalité. C’est là que se passe le souci de sa mort où le
“mourir pour lui” et “de sa mort” a la priorité par rapport à la mort authentique”. »

Emmanuel Levinas, Entre nous. Essais sur le penser­à­l’autre, 1991

Dans Être et Temps, Heidegger soutient que la mort d’autrui ne peut rien m’apprendre sur moi­
même. Levinas va combattre cette position. En quels termes ?
François­David Sebbah : Heidegger défend en effet la thèse selon laquelle ce n’est que dans
l’affrontement solitaire à ma propre mort, non pas comme événement empirique mais comme pur
possible, que je suis moi­même de manière authentique. En conséquence, ce n’est que de manière
dérivée qu’on peut s’intéresser à la mort d’autrui. Car, au fond, souligne­t­il, on ne peut jamais mourir
à la place de l’autre. C’est ce que Levinas va radicalement contester dans son texte « Mourir pour
autrui ». Pour le dire massivement, il montre au contraire que c’est essentiellement la mort d’autrui qui
est constitutive du Dasein – cet « être­là » qu’est l’humain selon Heidegger. Autrement dit, je ne suis
ce que je suis que depuis la mortalité de l’autre.

C’est donc l’expérience du deuil qui me révèle à moi­même ?

Le problème est qu’on ne peut pas vraiment formuler la pensée de Levinas en ces termes : il n’y est
pas question de « faire son deuil » si l’on entend ici l’idée, défendue par Freud par exemple, du deuil
comme réparation de soi. « Faire son deuil », c’est à la fois accepter une perte, préserver quelque
chose de la personne sous la forme de souvenirs qu’on a intériorisés, et ainsi se raccommoder :
continuer à vivre pour soi. Je suis changé, évidemment, mais c’est quand même moi qui suis en jeu et
me préoccupe de moi : le deuil, ce n’est pas pour l’autre qu’on le fait, c’est pour soi. Tandis que
l’affaire de Levinas est d’aller jusqu’à pouvoir mourir pour autrui. C’est une idée dont d’aucuns ont à
juste titre pointé le caractère absolument excessif, inassumable. Mais à un certain niveau de
description, je dois être pur, non pas intéressement, mais désintéressement : je me dois de mourir
pour l’autre. Même si Levinas n’a pas la naïveté de croire qu’on pourrait dispenser l’autre de sa
mortalité.

Il opère donc un retournement radical…

Oui, car l’éthique, selon Levinas, est d’abord la mise en suspens de soi. Donc un dérangement radical,
une expérience ou même un épreuve, avant d’être quoi que ce soit d’autre. Et ce qui produit ce
suspens et m’empêche d’être seulement préoccupé par moi­même, c’est précisément l’existence
d’autrui. Autrui, en fait, me dérange jusqu’à me persécuter. Comme on le sait, l’ambiance de cette
philosophie peut être extrêmement lourde, pénible. Mais le point essentiel est que si autrui me prend
en otage, c’est par sa vulnérabilité, qui vient se révéler en son visage. C’est lorsqu’il est le plus nu
qu’autrui me dérange. Dans la nudité de son visage, sa vulnérabilité s’impose à moi comme quelque
chose dont je suis responsable.

D’où la focalisation sur sa mortalité ?

Cela apparaît sur le tard. C’est le Levinas âgé qui peu à peu va faire coïncider la vulnérabilité d’autrui
avec l’idée de sa mortalité. Et cela pour des raisons assez complexes. Il existe une ligne
d’interprétation qui consiste à identifier un « tournant sacrificiel » dans sa pensée, pour évoquer le titre
du livre récent que David Brézis lui a consacré et où il confère une portée décisive à ce qui serait la
culpabilité de survivant de Levinas – une partie de sa famille a été exterminée par les nazis –  dans la
constitution même de sa philosophie. C’est une interprétation certes légitime – il y a toujours
contamination entre la pensée et le milieu d’expérience où elle naît, dès lors qu’on évite bien sûr de
réduire une philosophie à une aventure psychologique. On peut cependant tirer plus directement un
autre fil : le visage d’autrui me lance un appel – sauve­moi de ma propre mort. Je me dois d’y
répondre tout en sachant que j’y échouerai toujours. Donc ma responsabilité à l’égard d’autrui ouvre
d’emblée à une culpabilité envers lui. De fait, cette culpabilité de survivant ne concerne pas seulement
ceux qui ont échappé aux camps de la mort. C’est un sentiment dont font état beaucoup de gens
après la perte d’un proche : pourquoi lui et pas moi ?

On voit parfois une personne qui a perdu un être cher se laisser peu à peu « ventriloquer » par
sa voix, ses pensées, ses attitudes. Comme si, dans le deuil, elle l’avait métabolisé bien plus
que lorsqu’ils vivaient ensemble.

Oui, et on peut en effet interpréter ce mouvement non avec Freud – continuer à vivre en préservant
un souvenir de l’autre – mais selon la description lévinassienne : dans l’amour du mort, on peut aller
jusqu’à se laisser saisir par lui, sur le mode d’un désintéressement qui, structurellement, ne peut être
absolu. D’où il revient qu’exister, c’est toujours être coupable. C’est une description finalement assez
terrifiante de la condition humaine qui, à la différence de Freud, n’ouvre à aucune résilience.

Ce que le sujet essaie de sauver, n’est­ce pas une façon d’être singulière qui n’existait que
dans sa relation au disparu ? Une partie de ce monde qu’ils avaient bâti ensemble ?

Encore une fois, ce n’est pas une description lévinassienne, dans la mesure où il est encore et d’abord
question de « moi ». Je pense au titre donné à un recueil de textes de Derrida consacré à la mémoire
de proches disparus, dont Levinas : Chaque fois unique, la fin du monde. Ce n’est pas la fin de mon
monde, ce n’est pas une partie du monde qui s’efface avec quelqu’un. Mais, le monde, à chaque fois.
On prend ici la mesure de ce qu’est la mort d’autrui : le plus singulier coïncide avec l’absolu du monde.
Et chez Derrida, plus que chez Levinas, vient alors l’idée d’héritage, de transmission, par lesquels,
finalement, nous nous prêtons aux morts. Nous leur prêtons notre voix, notre corps, les pages que
nous écrivons à leurs propos. Comme si nous étions spectralisés par eux. Et chez Derrida, le spectre,
le fantôme a une connotation positive : la mort se mêle toujours déjà à la vie. Ce serait une autre façon
de décrire le « ventriloquage » dont nous parlions.

Le deuil est donc un événement qui me change radicalement ?

Chez Levinas, cela va plus loin encore : il m’arrache à moi­même.

Ne fait­il pas ainsi de la mort de l’autre, vécue pleinement, le lieu privilégié de l’expérience
éthique ?

Oui, dans le dernier Levinas, une idée de cette sorte se dégage : c’est en accompagnant le mourir
d’autrui que je suis le plus dans le dessaisissement, donc dans l’éthique, et donc dans l’amour. Même
si, en dernière instance, je suis un coupable survivant : un survivant, donc coupable.

Propos recueillis par PHILIPPE NASSIF


Conseiller de la rédaction de Philosophie magazine, il a trouvé dans la philosophie d’Emerson la
clé d’une éthique personnelle et anticonformiste. Il a notamment signé La Lutte initiale. Quitter
l’empire du nihilisme (Denoël, 2011). Il fera paraître au mois de novembre Ultimes. Ce que les
plus grands ont dit juste avant de mourir, chez Allary Éditions.

Parle avec eux Vincent Delecroix, Philippe Forest.


Dans les allées de la mélancolie

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