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VACARME 43 / 1968/2008 : ÊTRE ANTI-AUTORITAIRE AUJOURD’HUI

avril 2008

Mai 68 : une théorie pure de l’autorité ?

par Pierre Zaoui

L’histoire légendaire des gauches entretient un rapport d’une ambiguïté fondamentale


avec l’autorité : d’un côté, c’est l’histoire d’une émancipation progressive de toutes les
figures de l’autorité, de l’autre c’est celle d’insurrections répétées contre les pouvoirs
arbitraires et conventionnels au nom d’autorités plus universelles : la justice, l’égalité, la
liberté... Mai 1968 apparaît alors comme l’étrange apex d’une telle histoire et d’une telle
ambiguïté. Notre aboutissement. Ou peut-être encore notre avenir.

« Autorité, mon cul ». Raymond Queneau, Zazie dans le métro.

Il est classique de lire l’histoire de la gauche comme l’histoire de l’émancipation


progressive, à la fois individuelle et collective, de toutes les formes d’autorité dans
l’horizon d’une vie enfin rendue à sa pleine autonomie ou à sa libre activité.

Schématiquement, une telle histoire pourrait se résumer en quatre moments :

1. L’émancipation par la Renaissance et l’âge classique de l’« argument d’autorité »


propre à la pensée scolastique. Cet argument n’avait en soi rien d’absurde, il consistait
simplement à reconnaître qu’en l’absence de solutions certaines par la démonstration ou
l’expérience, il était plus raisonnable — au sens de plus probable — de se fier aux grands
Auteurs reconnus et confirmés par la tradition qu’aux témoignages du premier venu.
Quand on ne peut s’assurer de rien par soi-même, il est plus sage de croire en Aristote
ou en Platon qu’en son humeur ou en sa sympathie du jour. Mais le problème était
double. D’une part, un tel argument, aussi raisonnable fut-il dans son principe, s’avérait,
dès que galvaudé, un univoque soutien de tous les conservatismes : de condition de la
pensée, il devenait interdiction de penser par soi-même et soumission à la tradition.
D’autre part, il ne permettait plus du tout de rendre compte des bouleversements
scientifiques, techniques et géographiques du temps : que pouvaient donc autoriser les
Anciens sur la mathématisation de la nature, le microscope et le télescope, le Nouveau
Monde et les mondes innombrables d’au-delà de la lune ? À l’orée de notre modernité,
il était temps de se débarrasser de cet argument sage devenu fou. Il n’y a plus de savant
autorisé d’avance, plus de maître indépassable, plus de directeur de conscience et que
chacun pense par soi-même.

2. L’émancipation, par les Lumières libérales ou républicaines, des


figures traditionnelles de l’autorité — le prêtre, le médecin, l’officier —, et l’émancipation
par les Lumières radicales de la double figure archaïque de l’autorité, Dieu comme Auteur
de la Nature et le Roi comme père de la nation. Les Lumières, c’est en effet d’abord
ceci : d’une part en finir avec toute autorité extérieure, « sortir de l’homme de son état
de minorité (à entendre au sens juridique : soumis à une autorité de tutelle) » comme
disait Kant, d’autre part en finir plus radicalement encore avec les sources même de ces
autorités, c’est-à-dire Dieu, cet « Être souverain en méchanceté » comme disait Sade,
et le Roi, l’ennemi du peuple qui le trahit. Varennes, Varennes. Autrement dit, il ne suffit
pas de libérer la pensée de tout savoir traditionnel, il faut encore libérer la vie de toute

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prescription traditionnelle : non seulement plus de prêtre, plus de médecin, plus de
général, mais plus de Roi qui les gouverne tous, et plus de Dieu qui légitime encore un
tel gouvernement.

3. L’émancipation, par le mouvement conjoint du communisme et de l’anarchisme au


XIXe siècle, de toute autorité non plus seulement traditionnelle mais aussi bien actuelle.
L’enjeu semble encore simple : il s’agit d’en finir non seulement avec toutes les figures
ancestrales de l’autorité, mais tout autant avec leurs avatars actuels : plus de patrons ni
de contremaîtres (l’autorité au travail), plus de chefs, ni de présidents ni de
représentants (la représentation, c’est l’autorité des usurpateurs), plus de juges (le juge,
c’est le valet de pied des dominants), plus de père (avec la tête de Louis XVI, c’est la
tête de tous les pères de famille qui a été décapitée), plus de mâles (le mâle, c’est le
patron infiltré dans la maison comme disait déjà Flora Tristan). Au cœur de la Révolution
industrielle dans toute l’Europe, c’est-à-dire au cœur de cet arraisonnement formidable
des autorités spirituelles par les autorités matérielles, semblait ainsi s’abolir toute
distinction entre l’autorité comme principe de légitimation du pouvoir et le pouvoir lui-
même : il fallait en finir non seulement avec tout ce qui légitime la contrainte mais avec
toutes les contraintes réelles d’un univers patriarcal, machiste, capitaliste, bourgeois, car
celles-ci s’étaient depuis longtemps affranchies de toute autorité extérieure — elles ne
se soutenaient plus que de leurs effets, or leurs effets, c’était la misère et
l’asservissement du plus grand nombre.

4. Enfin mai 1968 comme introjection formidable de tous les anti-autoritarismes


précédents : non plus seulement dénoncer d’un même élan toutes les autorités
extérieures, mais pourchasser au plus profond de soi tout ce qui est susceptible de faire
encore autorité : chasser le flic ou le fasciste encore capable de se dissimuler dans les
replis de son propre cœur, ne plus se vouloir auteur ni maître, ne plus faire œuvre, ne
plus même se poser en sujet, mais se laisser glisser le long de lignes de fuite
désubjectivantes, sans maîtrise et sans espoir de succès (le succès, c’est encore de
l’hétéronomie, de l’obéissance à des valeurs autres). Plus de maîtres, plus de sujets, plus
de réussites ni d’échecs, mais des flux et des multiplicités : Deleuze et Guattari en feront
plus tard l’apologie la plus juste. Avec mai 1968, ce n’était donc plus seulement les
principes, les institutions ou les pratiques de l’autorité qu’il fallait éradiquer, mais quelque
chose d’encore bien plus profond : la triple tendance à l’autorité, c’est-à-dire la tendance
à se poser comme l’auteur de son action ou de son œuvre, la tendance à se considérer
comme légitime en une telle position, et la tendance à s’autoriser de cette légitimité pour
en imposer aux autres. 1968 devenait ainsi synonyme d’un anti-autoritarisme
hyperbolique, combat tous azimuts contre tous les sentiments d’être « dans son bon
droit » : au-delà même des bourgeois ordinaires, sus au « bon droit » des autorités
universitaires (et Paul Ricœur se retrouva avec une poubelle sur la tête), sus au bon
droit de nos propres maîtres (« les structures ne descendront pas dans la rue » et
« Godard est le plus con des maoïstes pro-chinois »), sus au bon droit du militant se
permettant d’inculquer la ligne de masse au prolétariat ignorant (mais d’où il parle celui-
là ?), sus même à ses prétendues expériences vécues (« cessons de nous prendre au
sérieux »). En bref, plus de principes (même la réalité a cessé d’être un principe diront
Deleuze et Guattari) et plus de valeurs (pas même l’égalité, la liberté ou la fraternité),
plus de droits (pas même le droit des minorités ou des victimes), plus de sujets ni de
maîtres (et surtout pas soi-même). Voilà le seul plan ou la seule lutte finale dignes de
ces noms, mais à condition que l’échec fasse partie du plan et que la lutte ne finisse
jamais.

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À reprendre la fable d’un tel parcours vers l’émancipation quarante ans plus tard, aussi
succincte que fut sa description, on ne peut qu’être stupéfait devant la remise en cause
formidable de ces quatre grands moments. Reprenons-les en effet un à un à l’aune de
ce à quoi ils ont abouti aujourd’hui.

1. L’argument d’autorité est sans grand doute redevenu l’argument archi-dominant. Pis
même, dans nos « sociétés du savoir » ultra-spécialisées, il a sans doute atteint à une
puissance jusque-là inégalée. Dans la pensée scolastique, ce n’était en effet qu’un pis-
aller : ce à quoi l’on faisait appel quand toute démonstration purement rationnelle ou
expérimentale avait échoué. Aujourd’hui, au contraire, dans la mesure où il devient de
factoimpossible de vérifier non seulement la légitimité des recherches poursuivies dans
d’autres disciplines, mais souvent les propres recherches de son voisin de laboratoire,
l’argument d’autorité n’est plus pis-aller mais fondement : la quasi-totalité de ce qu’on
sait on ne le sait ni par expérience, ni par raisonnement, mais par enregistrement d’un
savoir autorisé. En comparaison, la Sorbonne médiévale, celle que nous décrit par
exemple Alain de Libera, apparaît donc comme un haut lieu d’argumentation
démocratique, presque une communauté des hommes rationnels. Autrement dit, la
science institutionnelle a parfaitement cessé de servir d’avant-garde à un mouvement
de libération des esprits. Politiquement, elle n’est plus un danger pour les autorités en
place (la science religieuse ou la science royale), mais elle est devenue elle-même une
autorité, ou plus exactement un empilement d’autorités ne reposant plus en dernier
recours que sur un argument d’autorité insondable : même plus l’auteur en tant
qu’auteur (donc pouvant être encore jugé par son œuvre), mais l’Auteur en tant que
pure place (ne pouvant plus être jugé du tout puisque se réduisant à la place qu’il occupe
dans les procédures de validation du savoir). Du même coup, un soupçon perce, et l’on
est obligé de se demander si Nietzsche ou Lacan n’avaient pas raison de dénoncer cette
fable progressiste identifiant le progrès de la science et le progrès de l’autonomie
humaine. Et si c’était l’inverse ? Et si la science moderne avait son fondement non pas
dans le mouvement de libération progressive de l’humanité de ses tutelles autoritaires,
mais dans exactement l’inverse, c’est-à-dire dans le feu religieux et métaphysique, seul
capable de produire cette circularité démente : n’a plus d’autorité que celui qui a été
auparavant autorisé à en avoir.

2. De même, notre époque témoigne d’un retour formidable des figures tutélaires de
l’autorité : le prêtre, le médecin, l’officier. En France, c’est peut-être l’un des effets
pervers de l’abolition du service militaire obligatoire. Sans doute était-ce là une sage
mesure, mais elle a tout de même un coût : dès qu’il est question de guerre, aujourd’hui,
les nouveaux experts, les nouveaux représentants de l’art de la guerre, redeviennent
logiquement les militaires. Et il en va de même des prêtres et des médecins. En deçà
même des orientations explicites d’un Bush, d’un Blair, ou d’un Sarkozy, il faudrait
mesurer précisément combien le développement des différentes sortes de comités
d’éthique, de commissions de tous ordres, a pu servir de marchepied pour une reprise
en main du politique par le religieux. Quant aux médecins, que pouvaient encore
stigmatiser Molière ou Kant, ils n’ont à coup sûr jamais eu autant d’autorité : ils en
avaient déjà quand ils ne savaient guère soigner, comment seulement poser des limites
à leur autorité quand ils y parviennent un peu ? Mais allons plus loin : en deçà de ces
trois figures canoniques de l’autorité, c’est peut-être les figures architectoniques de
l’autorité, Dieu et le Roi, qui font retour. Dieu comme condition de sauvegarde de toute
autorité en tant que fondement de l’identité de la Vérité et du Bien. À ce compte-là, il
n’y a en effet même plus besoin d’invoquer un quelconque retour des religions. Dieu
peut tout à fait redevenir fondamental dans une société de mécréants, l’essentiel n’étant
pas qu’il soit loué mais qu’il supporte le principe d’autorité : il y a de la légitimité, il y a

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de l’identité du vrai et du bien, ou de l’identité de la science et de la politique, tel est son
nom fondamental, et tel est le nom dont ont le plus besoin nos sociétés du savoir. Quant
au retour du Roi, il en découle logiquement : dans toutes les sociétés démocratiques, le
pouvoir se personnalise, se présidentialise, s’évide de tout contenu programmatique de
manière effarante. À perdurer trop longtemps, il va de soi qu’un jour la tendance finira
par rejoindre sa vérité : la restauration du principe monarchique.

3. Quant aux figures dérivées qu’ont produites de telles autorités fondamentales : le


patron, le représentant politique, le père, il s’est passé logiquement le même
phénomène, bien que de manière plus complexe. Celles-ci semblent avoir regagné tout
le terrain perdu, mais au prix d’une désagrégation de l’unité de leurs figures. Le patron,
aujourd’hui, n’est plus que salarié, mais il n’a jamais été aussi puissant, à la condition
seulement de se disséminer tout le long de l’échelle managériale. Le capitalisme
d’aujourd’hui semble connaître ce qu’a connu la chrétienté au XVIe siècle : qu’il n’y ait à
la limite plus de patron et que l’intérêt des actionnaires évince tout principe d’autorité
plus ancien, mais à condition, pour paraphraser Luther, que « chacun devienne à lui-
même son propre patron ». De même le représentant politique d’aujourd’hui doute peut-
être comme jamais de sa propre légitimité, mais d’abord parce qu’il n’a jamais été autant
sollicité : dans un monde où la socialisation politique transversale s’affaisse, le
représentant vertical de l’autorité devient la seule référence — on comprend qu’il se
sente soudain mis en danger même si cela n’a sans doute rien à voir avec la remise en
cause de son autorité, au contraire. Enfin, quant au père, si l’on parvient à être sourd à
toutes les foutaises réactionnaires du jour, force est bien de reconnaître qu’il est
maintenant partout : les mères célibataires, les enseignants, les éducateurs sportifs, les
grands frères, tout le monde est aujourd’hui en charge d’occuper la fonction de père,
c’est-à-dire la fonction de limite et de réconfort. À dissoudre le familialisme patriarcal,
on a mis du désir de père à tous les étages de la société.

4. Mais surgit le devenir de mai 68. Et alors, tout se brouille, tout commence à paraître
plus indistinct. Car, d’un côté, ces différents coups d’arrêt à l’émancipation progressive
et harmonieuse de l’humanité furent aussi le produit de Mai 1968. Sa leçon consistant à
rappeler que les combats contre l’autoritarisme n’ont généralement pu produire que de
nouvelles autorités, tout comme sa défense des « mémoires courtes » et des petits récits
contre les mémoires traditionnelles ou les grands récits d’émancipation (libéral,
républicain ou communiste), ou encore sa condamnation de tous ceux qui prétendent
parler au nom des autres, semblent, en effet, avoir contribué à dévaluer les organes
traditionnels d’émancipation : syndicats, partis, banquets républicains. Mais d’un autre
côté, en prônant des valeurs radicalement individualistes, en insistant sur des
fonctionnements en réseaux transversaux et non plus pyramidaux (créer des Vietnam
partout), comme en détrônant tous ses représentants classiques, mai 68 semble avoir
tout autant contribué au développement d’un nouvel esprit du capitalisme et de la
science, disséminant effectivement l’argument d’autorité dans toutes les sphères de la
recherche et du marché, soutenant ainsi l’advenue de sociétés sans père, sans maître,
sans contremaître, mais du même coup sans engagements et sans horizons. Tristesse
des générations sans maître prophétisait déjà Deleuze. Autrement dit, mai 68 s’est
trouvé accusé, et souvent par la gauche elle-même, d’avoir favorisé d’un côté le retour
des macro-autoritarismes les plus archaïques, et de l’autre la démultiplication de micro-
autoritarismes d’autant plus pernicieux qu’ils ont eux-mêmes intégré toute critique de
l’autorité : le triomphe des marques ou des savants anonymes, c’est le triomphe de
l’homme quelconque. En bref, l’anti-autoritarisme de mai 68, par sa radicalité, aurait fini
par faire avorter trois siècles de lutte contre toutes les formes d’autorité.

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On n’est toutefois pas obligé d’adhérer à cette ultime interprétation. Outre le ridicule
qu’il y a à faire porter à un seul mois de révoltes étudiantes et ouvrières la réorganisation
complète des formes mondiales du pouvoir et du marché capitaliste, et outre la
contradiction interne du reproche d’avoir favorisé à la fois les autorités traditionnelles et
des formes radicalement inédites d’autorité, une telle interprétation se heurte encore à
un fait massif : depuis quarante ans, l’écrasante majorité de toutes celles et tous ceux
qui ont cherché à inventer de nouvelles stratégies de résistance contre les formes à la
fois nouvelles et anciennes de l’autorité (en matière de mœurs, de soins, de travail, de
représentations dominantes…) se sont d’une manière ou d’une autre toujours
revendiqués de l’héritage de mai 68 ; et inversement le « may 68-bashing » est devenu
l’un des fonds de commerce les plus communs à tous ceux qui ont fait retour vers le
marché, la religion, ou la demande de maître. Autrement dit, il est quand même un peu
difficile de faire porter à la pensée de mai 68 la responsabilité exclusive, ou dominante,
du surgissement d’autorités dont se réclament tous ceux qui passent leur journée à en
dénoncer l’héritage.

Dès lors, on peut être tenté de proposer une interprétation absolument antagoniste :
loin de mettre un terme ou un triste point de rebroussement, par inconscience, naïveté
ou crétinerie petite-bourgeoise, à la longue lutte de la modernité pour l’émancipation de
toutes les autorités arbitraires et brutales, mai 68 aurait au contraire porté cette lutte à
son point d’incandescence, c’est-à-dire au point où elle ne peut plus se prévaloir
d’aucune autre autorité qu’elle-même. Autrement dit, pour paraphraser Blanchot, la vraie
leçon de mai 68 serait celle-ci : la lutte contre l’autorité n’a plus d’autre autorité qu’en
elle-même ; elle ne peut se revendiquer ni de son histoire, ni de lendemains qui chantent,
ni d’horizon indépassable, mais seulement de soi. Puisque la lutte contre l’autorité n’est
pas une lutte contre le pouvoir, elle meurt de tout appauvrissement, ne pouvant
s’instituer. Et réciproquement, on pourrait même penser que tous ceux qui ont pu renier
l’héritage de mai 68 n’y sont parvenus que par un appauvrissement réel de leur capacité
de créer et de penser. Mais d’une telle pensée, il est sans doute plus sage de se garder,
tant elle est coûteuse en termes de ressentiment et de bassesse.

Une telle interprétation, toutefois, obligerait à revisiter en partie celle plus traditionnelle,
qui consiste à voir essentiellement en mai 68 un mouvement anti-autoritariste. Au sens
où il y aurait peut-être en lui bien davantage qu’une simple critique des autorités
instituées : on pourrait au moins autant y trouver les prémisses d’une théorie pure de
l’autorité entendue comme puissance de légitimation en deçà de toutes ses confiscations
possibles. Car que fut aussi mai 68 ? Peut-être justement une manière de retrouver, non
pas inconsciemment mais très consciemment, les fondamentaux de l’autorité. Au moins
quatre.

1. D’abord, mai 68 fut une formidable « prise de parole » ou une « révolution


symbolique ». C’est là l’interprétation classique de Michel de Certeau. Or, qu’est-ce que
la parole ou le symbolique sinon le premier fondement de l’autorité, c’est-à-dire ce qui
permet à un pouvoir de s’exercer sans violence par le libre consentement des sujets qu’il
structure ? Michel de Certeau le rappelle explicitement : la parole « sort en dehors des
structures, mais pour indiquer ce qui leur manque, à savoir l’adhésion et la participation
des assujettis ». De ce point de vue, prendre la parole, ce n’est pas seulement défaire
une autorité, c’est la remettre en jeu, ou en cause au sens de « cause toujours ». Et mai
68 apparaît alors comme l’exact envers d’un anti-autoritarisme pur : un autoritarisme

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littéral, une reprise par chacun de la question de l’autorité de son action qui est d’abord
dans la parole.

2. Mai 68 fut ensuite un incroyable investissement des lieux de production moins du


pouvoir que de l’autorité. En un sens, c’est peut-être même sa plus grande originalité
par rapport aux révolutions précédentes : il ne s’agissait pas de prendre l’Hôtel de ville,
la Préfecture de police, les casernes, les partis et les syndicats, ou encore les banques
et les Conseils d’administration, mais la Sorbonne et les usines, la rue et les médias, les
lieux dits de Culture et les lieux de vie (de l’internat des jeunes filles (donc de la
différence des sexes) à l’autorité parentale (donc au principe de filiation)). Autrement
dit, il s’agissait moins de s’attaquer au pouvoir lui-même, que de le suspendre pour
mieux remettre en cause les autorités par lesquelles il se légitime ordinairement : le
Savoir, le Travail, la Production, la Famille, les Spectacles publics. Or, remettre en cause
les formes de légitimation sans s’attaquer directement aux centres des pouvoirs qui
tentent de s’y fonder, c’est encore reconnaître que ces formes ont un sens et qu’il serait
insensé de les abandonner à l’encan. C’est le contraire d’un mouvement irréfléchi de
jeunes écervelés : c’est une demande, peut-être inégalée dans l’histoire, de savoir, de
communauté, de mise en partage de la sensibilité.

3. Mai 68 fut encore un splendide mouvement de « transversalité » pour reprendre le


concept que Guattari forgea pour le décrire. Or, la transversalité, c’est l’affirmation de
relais ou de communication possibles entre toutes les formes de discours et de pratiques
sans que ces relais ou cette communication n’aient besoin de passer par un centre. De
ce point de vue, c’est s’égarer que de le lire exclusivement à travers l’opposition
mouvement étudiant/mouvement ouvrier. Ce fut les deux à la fois parce que ce fut
beaucoup plus que cela, un mouvement qui faisait complètement éclater toute grille de
lecture binaire : mai 68 pouvait faire se croiser étudiants et ouvriers parce qu’il croisait
aussi question des mœurs et question sociale, question du pouvoir et question du travail,
question de la famille et question de l’État, questions éthiques ou religieuses et questions
internationales. Mais d’où venait, d’où pouvait venir une telle transversalité ? Soit on
croit en la pensée magique, aux coïncidences inexplicables ou à la communion des saints,
soit on en revient à la question de l’autorité, et avec une telle force, qu’on affirme soudain
la possibilité pour une forme d’autorité pure (l’amour, le désir, la communauté, la
liberté…) de s’émanciper de toutes ses institutions particulières pour se diffuser
librement dans l’ensemble du corps social.

4. Mai 68 fut enfin une nouvelle manière de poser la question de la violence. Car là aussi
réside une part de sa singularité : comparativement, ce fut la révolution la moins violente
de l’histoire, mais ce ne fut pas non plus une révolution non-violente puisqu’il s’agissait
de l’explosion de formes de contestations non-autorisées. Mai 68 fut peut-être le premier
mouvement à comprendre qu’on ne pouvait plus trancher entre les deux formes
classiques de contestation de l’autorité : sa déconstruction intérieure et sa critique
violente énoncée du dehors. Dans un texte exemplairement à cheval sur cet événement
(puisque prononcé en avril 68 et rédigé à l’automne), Derrida en exposait clairement
l’enjeu : une déconstruction autorisée « ne gêne personne », une pure violence
prétendument étrangère à toute autorité ne fait en vérité que replanter cette dernière
sur « le plus vieux sol » (l’autorité du sang et du combat, comme dans la Bible ou les
tragédies grecques : ce n’est pas gai). D’où l’enjeu précis : parvenir à repenser une
théorie de l’autorité qui nous permette d’échapper à l’alternative impossible — acquiescer
d’avance aux autorités établies ou s’abandonner à une violence sans frein — en nous en
rappelant le fondement essentiel : autoriser, c’est toujours tenter non pas de nier ou de
condamner, mais de freiner ou de dévier la violence en risquant toujours de la légitimer.

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En bref, avec mai 68, loin d’enterrer le mouvement d’émancipation opéré par la pensée
et la praxis de gauche depuis trois siècles, on a peut-être atteint à sa vérité ultime, mais
relativement déceptive : admettre qu’on ne s’émancipera jamais de la question de
l’autorité, parce que l’autorité fonde toujours autant l’assise des pouvoirs en place que
les mouvements qui les contestent ; parce que l’autorité n’est sans doute pas une
question sans réponse (concrètement et localement, elle ne l’est même jamais), mais
est peut-être une question aux réponses toujours insuffisantes, ressurgissant sans cesse
au-delà d’elles et sous des formes à chaque fois inattendues ; parce qu’elle est
symbolique et non imagination (celle-ci étant peut-être au pouvoir, ce que celui-là, quand
il est bien compris, serait à l’autorité ; autrement dit, le slogan « l’imagination au
pouvoir » ne résumerait pas mai 68, on pourrait en concevoir un plus profond : « il n’y
a d’autorité que du symbolique », étant entendu que le symbolique, on ne sait pas ce
que c’est en dernière instance, et qu’il ne peut donc que se parler et non se dire) ; parce
qu’elle est une question à jamais violente mais qui ne peut se penser, à défaut d’être
résolue, qu’à condition de renoncer peu ou prou à l’essentiel de sa violence — les Auteurs
comme les Institutions nous accablent souvent, mais on ne gagne rien à vouloir s’en
défaire pour toujours, ou à s’y résoudre trop vite. Dans cette perspective, la tristesse de
l’après 1968, les sécessions utopiques ou les dérives terroristes, les amertumes ou les
palinodies, ne seraient plus à mettre au débit de ce mouvement mais plutôt à celui de
ceux qui le suivirent et parvinrent de moins en moins à en renouveler le souffle (mais
qui leur jettera la pierre si ce mouvement fut aussi haut qu’on le dit ?). Il faudrait alors
reconnaître que la gauche s’est égarée à vouloir le commémorer ou le défendre au lieu
de le repenser et de le poursuivre ailleurs. Et sur cette question précise de l’autorité,
reconnaître que la première tâche aujourd’hui serait d’en renouveler la question : autant
qu’on peut et avec les armes qu’on a, piquées à moitié dans la rue et à moitié dans
l’Université, à moitié dans notre travail et à moitié à notre paresse, continuer, non pas à
faire honte, ce qui serait d’un prêtre, non pas à faire dialoguer, ce qui serait d’un pasteur,
mais à apprendre à vivre avec ceux qui réclament son retour comme avec ceux qui
continuent à voir en elle la source de tous nos maux. Car c’est peut-être cela finalement
être vraiment de gauche dans l’ultime lancée de mai 68 : ni finir par passer à droite en
vieillissant, ni finir dans une radicalité qui ne voit plus d’ennemis qu’à gauche, mais
apprendre à vivre avec les uns et les autres dans l’attente qu’en ressurgisse un nouveau
mouvement qui ne soit ni de synthèse, ni d’analyse, mais de conjonction comique.

Post-scriptum

Pour les esprits incongrus qui ont eu un plaisir curieux à lire ce texte, plutôt que de s’y
attarder il pourrait être plus utile de lire ou relire : M. Blanchot, Écrits Politiques — Guerre
d’Algérie, Mai 68, etc. — 1958-1993, éd. Léo Scheer ; M. De Certeau, La Prise de parole
et autres écrits politiques, Seuil ; G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe et Mille
Plateaux, Minuit ; A. de Libera, Philosophie médiévale, Puf ; J. Derrida, « Les fins de
l’homme », in Marges, Minuit ; J. Dubuffet, Asphyxiante culture, 10/18 ; F.
Guattari, Psychanalyse et transversalité, Maspéro.

Fuente : http://www.vacarme.org/article1547.html. Capturado el 1 de mar. de 2018

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