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avril 2008
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prescription traditionnelle : non seulement plus de prêtre, plus de médecin, plus de
général, mais plus de Roi qui les gouverne tous, et plus de Dieu qui légitime encore un
tel gouvernement.
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À reprendre la fable d’un tel parcours vers l’émancipation quarante ans plus tard, aussi
succincte que fut sa description, on ne peut qu’être stupéfait devant la remise en cause
formidable de ces quatre grands moments. Reprenons-les en effet un à un à l’aune de
ce à quoi ils ont abouti aujourd’hui.
1. L’argument d’autorité est sans grand doute redevenu l’argument archi-dominant. Pis
même, dans nos « sociétés du savoir » ultra-spécialisées, il a sans doute atteint à une
puissance jusque-là inégalée. Dans la pensée scolastique, ce n’était en effet qu’un pis-
aller : ce à quoi l’on faisait appel quand toute démonstration purement rationnelle ou
expérimentale avait échoué. Aujourd’hui, au contraire, dans la mesure où il devient de
factoimpossible de vérifier non seulement la légitimité des recherches poursuivies dans
d’autres disciplines, mais souvent les propres recherches de son voisin de laboratoire,
l’argument d’autorité n’est plus pis-aller mais fondement : la quasi-totalité de ce qu’on
sait on ne le sait ni par expérience, ni par raisonnement, mais par enregistrement d’un
savoir autorisé. En comparaison, la Sorbonne médiévale, celle que nous décrit par
exemple Alain de Libera, apparaît donc comme un haut lieu d’argumentation
démocratique, presque une communauté des hommes rationnels. Autrement dit, la
science institutionnelle a parfaitement cessé de servir d’avant-garde à un mouvement
de libération des esprits. Politiquement, elle n’est plus un danger pour les autorités en
place (la science religieuse ou la science royale), mais elle est devenue elle-même une
autorité, ou plus exactement un empilement d’autorités ne reposant plus en dernier
recours que sur un argument d’autorité insondable : même plus l’auteur en tant
qu’auteur (donc pouvant être encore jugé par son œuvre), mais l’Auteur en tant que
pure place (ne pouvant plus être jugé du tout puisque se réduisant à la place qu’il occupe
dans les procédures de validation du savoir). Du même coup, un soupçon perce, et l’on
est obligé de se demander si Nietzsche ou Lacan n’avaient pas raison de dénoncer cette
fable progressiste identifiant le progrès de la science et le progrès de l’autonomie
humaine. Et si c’était l’inverse ? Et si la science moderne avait son fondement non pas
dans le mouvement de libération progressive de l’humanité de ses tutelles autoritaires,
mais dans exactement l’inverse, c’est-à-dire dans le feu religieux et métaphysique, seul
capable de produire cette circularité démente : n’a plus d’autorité que celui qui a été
auparavant autorisé à en avoir.
2. De même, notre époque témoigne d’un retour formidable des figures tutélaires de
l’autorité : le prêtre, le médecin, l’officier. En France, c’est peut-être l’un des effets
pervers de l’abolition du service militaire obligatoire. Sans doute était-ce là une sage
mesure, mais elle a tout de même un coût : dès qu’il est question de guerre, aujourd’hui,
les nouveaux experts, les nouveaux représentants de l’art de la guerre, redeviennent
logiquement les militaires. Et il en va de même des prêtres et des médecins. En deçà
même des orientations explicites d’un Bush, d’un Blair, ou d’un Sarkozy, il faudrait
mesurer précisément combien le développement des différentes sortes de comités
d’éthique, de commissions de tous ordres, a pu servir de marchepied pour une reprise
en main du politique par le religieux. Quant aux médecins, que pouvaient encore
stigmatiser Molière ou Kant, ils n’ont à coup sûr jamais eu autant d’autorité : ils en
avaient déjà quand ils ne savaient guère soigner, comment seulement poser des limites
à leur autorité quand ils y parviennent un peu ? Mais allons plus loin : en deçà de ces
trois figures canoniques de l’autorité, c’est peut-être les figures architectoniques de
l’autorité, Dieu et le Roi, qui font retour. Dieu comme condition de sauvegarde de toute
autorité en tant que fondement de l’identité de la Vérité et du Bien. À ce compte-là, il
n’y a en effet même plus besoin d’invoquer un quelconque retour des religions. Dieu
peut tout à fait redevenir fondamental dans une société de mécréants, l’essentiel n’étant
pas qu’il soit loué mais qu’il supporte le principe d’autorité : il y a de la légitimité, il y a
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de l’identité du vrai et du bien, ou de l’identité de la science et de la politique, tel est son
nom fondamental, et tel est le nom dont ont le plus besoin nos sociétés du savoir. Quant
au retour du Roi, il en découle logiquement : dans toutes les sociétés démocratiques, le
pouvoir se personnalise, se présidentialise, s’évide de tout contenu programmatique de
manière effarante. À perdurer trop longtemps, il va de soi qu’un jour la tendance finira
par rejoindre sa vérité : la restauration du principe monarchique.
4. Mais surgit le devenir de mai 68. Et alors, tout se brouille, tout commence à paraître
plus indistinct. Car, d’un côté, ces différents coups d’arrêt à l’émancipation progressive
et harmonieuse de l’humanité furent aussi le produit de Mai 1968. Sa leçon consistant à
rappeler que les combats contre l’autoritarisme n’ont généralement pu produire que de
nouvelles autorités, tout comme sa défense des « mémoires courtes » et des petits récits
contre les mémoires traditionnelles ou les grands récits d’émancipation (libéral,
républicain ou communiste), ou encore sa condamnation de tous ceux qui prétendent
parler au nom des autres, semblent, en effet, avoir contribué à dévaluer les organes
traditionnels d’émancipation : syndicats, partis, banquets républicains. Mais d’un autre
côté, en prônant des valeurs radicalement individualistes, en insistant sur des
fonctionnements en réseaux transversaux et non plus pyramidaux (créer des Vietnam
partout), comme en détrônant tous ses représentants classiques, mai 68 semble avoir
tout autant contribué au développement d’un nouvel esprit du capitalisme et de la
science, disséminant effectivement l’argument d’autorité dans toutes les sphères de la
recherche et du marché, soutenant ainsi l’advenue de sociétés sans père, sans maître,
sans contremaître, mais du même coup sans engagements et sans horizons. Tristesse
des générations sans maître prophétisait déjà Deleuze. Autrement dit, mai 68 s’est
trouvé accusé, et souvent par la gauche elle-même, d’avoir favorisé d’un côté le retour
des macro-autoritarismes les plus archaïques, et de l’autre la démultiplication de micro-
autoritarismes d’autant plus pernicieux qu’ils ont eux-mêmes intégré toute critique de
l’autorité : le triomphe des marques ou des savants anonymes, c’est le triomphe de
l’homme quelconque. En bref, l’anti-autoritarisme de mai 68, par sa radicalité, aurait fini
par faire avorter trois siècles de lutte contre toutes les formes d’autorité.
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On n’est toutefois pas obligé d’adhérer à cette ultime interprétation. Outre le ridicule
qu’il y a à faire porter à un seul mois de révoltes étudiantes et ouvrières la réorganisation
complète des formes mondiales du pouvoir et du marché capitaliste, et outre la
contradiction interne du reproche d’avoir favorisé à la fois les autorités traditionnelles et
des formes radicalement inédites d’autorité, une telle interprétation se heurte encore à
un fait massif : depuis quarante ans, l’écrasante majorité de toutes celles et tous ceux
qui ont cherché à inventer de nouvelles stratégies de résistance contre les formes à la
fois nouvelles et anciennes de l’autorité (en matière de mœurs, de soins, de travail, de
représentations dominantes…) se sont d’une manière ou d’une autre toujours
revendiqués de l’héritage de mai 68 ; et inversement le « may 68-bashing » est devenu
l’un des fonds de commerce les plus communs à tous ceux qui ont fait retour vers le
marché, la religion, ou la demande de maître. Autrement dit, il est quand même un peu
difficile de faire porter à la pensée de mai 68 la responsabilité exclusive, ou dominante,
du surgissement d’autorités dont se réclament tous ceux qui passent leur journée à en
dénoncer l’héritage.
Dès lors, on peut être tenté de proposer une interprétation absolument antagoniste :
loin de mettre un terme ou un triste point de rebroussement, par inconscience, naïveté
ou crétinerie petite-bourgeoise, à la longue lutte de la modernité pour l’émancipation de
toutes les autorités arbitraires et brutales, mai 68 aurait au contraire porté cette lutte à
son point d’incandescence, c’est-à-dire au point où elle ne peut plus se prévaloir
d’aucune autre autorité qu’elle-même. Autrement dit, pour paraphraser Blanchot, la vraie
leçon de mai 68 serait celle-ci : la lutte contre l’autorité n’a plus d’autre autorité qu’en
elle-même ; elle ne peut se revendiquer ni de son histoire, ni de lendemains qui chantent,
ni d’horizon indépassable, mais seulement de soi. Puisque la lutte contre l’autorité n’est
pas une lutte contre le pouvoir, elle meurt de tout appauvrissement, ne pouvant
s’instituer. Et réciproquement, on pourrait même penser que tous ceux qui ont pu renier
l’héritage de mai 68 n’y sont parvenus que par un appauvrissement réel de leur capacité
de créer et de penser. Mais d’une telle pensée, il est sans doute plus sage de se garder,
tant elle est coûteuse en termes de ressentiment et de bassesse.
Une telle interprétation, toutefois, obligerait à revisiter en partie celle plus traditionnelle,
qui consiste à voir essentiellement en mai 68 un mouvement anti-autoritariste. Au sens
où il y aurait peut-être en lui bien davantage qu’une simple critique des autorités
instituées : on pourrait au moins autant y trouver les prémisses d’une théorie pure de
l’autorité entendue comme puissance de légitimation en deçà de toutes ses confiscations
possibles. Car que fut aussi mai 68 ? Peut-être justement une manière de retrouver, non
pas inconsciemment mais très consciemment, les fondamentaux de l’autorité. Au moins
quatre.
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littéral, une reprise par chacun de la question de l’autorité de son action qui est d’abord
dans la parole.
4. Mai 68 fut enfin une nouvelle manière de poser la question de la violence. Car là aussi
réside une part de sa singularité : comparativement, ce fut la révolution la moins violente
de l’histoire, mais ce ne fut pas non plus une révolution non-violente puisqu’il s’agissait
de l’explosion de formes de contestations non-autorisées. Mai 68 fut peut-être le premier
mouvement à comprendre qu’on ne pouvait plus trancher entre les deux formes
classiques de contestation de l’autorité : sa déconstruction intérieure et sa critique
violente énoncée du dehors. Dans un texte exemplairement à cheval sur cet événement
(puisque prononcé en avril 68 et rédigé à l’automne), Derrida en exposait clairement
l’enjeu : une déconstruction autorisée « ne gêne personne », une pure violence
prétendument étrangère à toute autorité ne fait en vérité que replanter cette dernière
sur « le plus vieux sol » (l’autorité du sang et du combat, comme dans la Bible ou les
tragédies grecques : ce n’est pas gai). D’où l’enjeu précis : parvenir à repenser une
théorie de l’autorité qui nous permette d’échapper à l’alternative impossible — acquiescer
d’avance aux autorités établies ou s’abandonner à une violence sans frein — en nous en
rappelant le fondement essentiel : autoriser, c’est toujours tenter non pas de nier ou de
condamner, mais de freiner ou de dévier la violence en risquant toujours de la légitimer.
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En bref, avec mai 68, loin d’enterrer le mouvement d’émancipation opéré par la pensée
et la praxis de gauche depuis trois siècles, on a peut-être atteint à sa vérité ultime, mais
relativement déceptive : admettre qu’on ne s’émancipera jamais de la question de
l’autorité, parce que l’autorité fonde toujours autant l’assise des pouvoirs en place que
les mouvements qui les contestent ; parce que l’autorité n’est sans doute pas une
question sans réponse (concrètement et localement, elle ne l’est même jamais), mais
est peut-être une question aux réponses toujours insuffisantes, ressurgissant sans cesse
au-delà d’elles et sous des formes à chaque fois inattendues ; parce qu’elle est
symbolique et non imagination (celle-ci étant peut-être au pouvoir, ce que celui-là, quand
il est bien compris, serait à l’autorité ; autrement dit, le slogan « l’imagination au
pouvoir » ne résumerait pas mai 68, on pourrait en concevoir un plus profond : « il n’y
a d’autorité que du symbolique », étant entendu que le symbolique, on ne sait pas ce
que c’est en dernière instance, et qu’il ne peut donc que se parler et non se dire) ; parce
qu’elle est une question à jamais violente mais qui ne peut se penser, à défaut d’être
résolue, qu’à condition de renoncer peu ou prou à l’essentiel de sa violence — les Auteurs
comme les Institutions nous accablent souvent, mais on ne gagne rien à vouloir s’en
défaire pour toujours, ou à s’y résoudre trop vite. Dans cette perspective, la tristesse de
l’après 1968, les sécessions utopiques ou les dérives terroristes, les amertumes ou les
palinodies, ne seraient plus à mettre au débit de ce mouvement mais plutôt à celui de
ceux qui le suivirent et parvinrent de moins en moins à en renouveler le souffle (mais
qui leur jettera la pierre si ce mouvement fut aussi haut qu’on le dit ?). Il faudrait alors
reconnaître que la gauche s’est égarée à vouloir le commémorer ou le défendre au lieu
de le repenser et de le poursuivre ailleurs. Et sur cette question précise de l’autorité,
reconnaître que la première tâche aujourd’hui serait d’en renouveler la question : autant
qu’on peut et avec les armes qu’on a, piquées à moitié dans la rue et à moitié dans
l’Université, à moitié dans notre travail et à moitié à notre paresse, continuer, non pas à
faire honte, ce qui serait d’un prêtre, non pas à faire dialoguer, ce qui serait d’un pasteur,
mais à apprendre à vivre avec ceux qui réclament son retour comme avec ceux qui
continuent à voir en elle la source de tous nos maux. Car c’est peut-être cela finalement
être vraiment de gauche dans l’ultime lancée de mai 68 : ni finir par passer à droite en
vieillissant, ni finir dans une radicalité qui ne voit plus d’ennemis qu’à gauche, mais
apprendre à vivre avec les uns et les autres dans l’attente qu’en ressurgisse un nouveau
mouvement qui ne soit ni de synthèse, ni d’analyse, mais de conjonction comique.
Post-scriptum
Pour les esprits incongrus qui ont eu un plaisir curieux à lire ce texte, plutôt que de s’y
attarder il pourrait être plus utile de lire ou relire : M. Blanchot, Écrits Politiques — Guerre
d’Algérie, Mai 68, etc. — 1958-1993, éd. Léo Scheer ; M. De Certeau, La Prise de parole
et autres écrits politiques, Seuil ; G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe et Mille
Plateaux, Minuit ; A. de Libera, Philosophie médiévale, Puf ; J. Derrida, « Les fins de
l’homme », in Marges, Minuit ; J. Dubuffet, Asphyxiante culture, 10/18 ; F.
Guattari, Psychanalyse et transversalité, Maspéro.