Vous êtes sur la page 1sur 14

Comptes rendus des séances de

l'Académie des Inscriptions et


Belles-Lettres

L'énigme du dieu « Satrape » et le dieu Mithra


† André Dupont-Sommer

Citer ce document / Cite this document :

Dupont-Sommer André. L'énigme du dieu « Satrape » et le dieu Mithra. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres, 120ᵉ année, N. 4, 1976. pp. 648-660;

doi : 10.3406/crai.1976.13304

http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1976_num_120_4_13304

Document généré le 04/06/2016


L'ÉNIGME DU DIEU « SATRAPE »
ET LE DIEU MITHRA

PAR

M. ANDRE DUPONT-SOMMER
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

Mesdames, Messieurs,
L'historien et géographe grec Pausanias, au second siècle de
notre ère, atteste une curieuse tradition relative à un certain dieu
qui s'appelle Sarpàrc^ç. Ce dieu « Satrape », depuis le témoignage
de Pausanias, est resté étrange, extrêmement énigmatique.
Rappelons la notice de l'historien grec1 : « A l'endroit le plus fréquenté de
la ville des Éléens s'offre à leurs yeux une statue d'airain, d'une
taille non plus haute que celle d'un homme grand, imberbe, un pied
croisé sur l'autre et s'appuyant des deux mains sur une lance ;
on l'habille de vêtements de laine, et aussi de lin et de byssos. Cette
statue, disait-on, était celle de Poséidon, et elle était anciennement
honorée à Samicon de Triphylie, mais, ayant été transportée à Élis,
elle en est venue à y recevoir encore plus d'honneur, et les habitants
(d'Élis) l'appellent Satrape, et non pas Poséidon, ayant appris ce
nom du (dieu) Satrape après que les Patréens se furent installés
dans leur voisinage. Le (dieu) Satrape est un surnom de Corybante ».
Ainsi, au dire de Pausanias, les gens de la ville d'Élis, chef-lieu
de la province d'Élide au nord-ouest du Péloponnèse, avaient un
jour enlevé la statue d'airain installée anciennement dans le
« Samicon de Triphylie », où se trouvait l'antique sanctuaire de
Poséidon, face à la mer, à quelque trente-cinq kilomètres au sud
d'Élis. La fameuse idole transportée au cœur de la ville d'Élis
n'avait pas en réalité, explique Pausanias, le nom de Poséidon :
ce n'était pas le dieu grec de la mer, généralement doté d'une
chevelure et d'une barbe abondantes et armé d'un trident, mais un dieu
jeune nommé « Satrape » qui avait la figure imberbe et portait une
1. Description de la Grèce, VI, 25, 5-6.
L'ÉNIGME DU DIEU « SATRAPE » 649

lance, comme a précisé Pausanias. C'est « après que les Patréens se


furent installés dans le voisinage des Éléens » que ceux-ci apprirent
des Patréens le nom du dieu Satrape. La ville de Patraï (aujourd'hui
Patras) est située en Achaïe, dans le Péloponnèse, sur la mer, à la
distance de quelque cinquante kilomètres d'Élis vers le nord-est,
à vol d'oiseau.

Parlons maintenant de deux autres mentions du même dieu

Il y a plus d'un siècle, Ernest Renan, au cours de sa célèbre mission


de Phénicie, qu'il publia en 1864, a découvert à Ma* ad, village situé
sur la côte libanaise entre Batroun (Botrgs) et Djébaïl (Byblos),
deux inscriptions grecques installées alors dans l'église maronite.
La première inscription de Ma' ad, que Renan fit transporter au
Musée du Louvre, est gravée sur un cippe cylindrique. Le célèbre
orientaliste traduisit magistralement l'inscription que voici : « En
l'an 23 de la victoire de César Auguste à Actium, Thamos (fils)
d'Abousibos a dédié (ce cippe) au dieu Satrape sur ses fonds
propres »2. L'inscription se date clairement de l'an 8 avant J.-C.
Le nom du fidèle, Thamos, et celui de son père, Abousibos, sont
évidemment sémitiques, bien que, dans le nom Abousibos, le second
élément soit difficile à identifier. Quant au « dieu Satrape », Renan
déclare sa surprise totale : « Qu'est-ce que ce Bsoç SaTpà7T7)ç ? Voilà
sûrement une singularité des cultes de la Phénicie que nous
réservaient les inscriptions de Ma'ad. Ce dieu est totalement inconnu.
Je pense que c'est une forme du dieu suprême ou d'Adonis »3. Selon
Renan, le nom du « dieu Satrape » n'a aucun rapport avec le titre
courant des « satrapes » de la haute administration de l'empire
achéménide : il s'agit d'un dieu suprême, déclare l'illustre maître,
peut-être du dieu Adonis, l'un des plus grands dieux du panthéon
phénicien, de ce dieu Adonis dont le nom veut dire en phénicien
« mon Seigneur ».
La seconde inscription grecque de Ma'ad a été gravée sur un
autel antique, placé aujourd'hui sous le porche de l'église. Renan
a publié cette inscription : il y a reconnu également le nom de
« Satrape », sans qu'il ait pu examiner de façon parfaite la pierre
qui se trouvait alors mal installée dans l'église4.
En 1945, le R.P. René Mouterde a repris entièrement l'étude de
l'inscription dans des conditions bien meilleures. Voici la lecture
et les restitutions qu'a proposées le savant épigraphiste5 : « [Ajprès
2. Mission de Phénicie (Paris, 1864), p. 241.
3. lbid., p. 241.
4. lbid., p. 242.
5. Voir Syria, XXVI (1949), p. 69 et pi. IV, 4 et 5 (deux photographies
exécutées par J. Starcky).
650 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

[le retour] de (son) seigneur [sa]ns faute et de tou[te] ve[r]tu, pour


le Seigneur saint et le Sei[gn]eur [du] monde entier, (à savoir) pour
Satra[p]e, Éthéos a fait (cet autel) ». Le dieu « Satrape » est déclaré
par deux fois « Seigneur » : il est « le Seigneur saint » (t& xupta>
àytco) et le « Seigneur du monde entier » (xupicp ôXou xou xoctjxou) ;
on ne saurait déclarer en termes plus clairs qu'il est le Seigneur tout-
puissant, le Seigneur universel, le Dieu souverain (xocrfxoxpàToop).
L'écriture tardive semble dater le document du troisième ou
quatrième siècle de notre ère. Renan, dans la première inscription de
Ma'ad, avait déjà pressenti que le dieu SaTpàmrjç était le dieu
suprême ; dans la seconde inscription, en termes explicites et tout
à fait clairs, le dieu « Satrape » est le Seigneur de sainteté, le Seigneur
de tout l'univers.
Ainsi, à présent, voici trois témoignages grecs relatifs au dieu
SaTpà7TY)ç : dans l'ordre chronologique, la première inscription de
Ma'ad se date au premier siècle av. J.-C, puis la notice de Pau-
sanias au 11e siècle de notre ère, enfin la seconde inscription de
Ma'ad au me ou ive siècle de notre ère ; dans l'ordre géographique,
le dieu SaTpà7ry)ç se situe d'une part en Phénicie et d'autre part dans
le Péloponnèse.
En vérité, le mot grec ZarpàTr/jç a toute chance de comporter deux
significations tout à fait différentes. En premier lieu, le nom commun
« satrape » est banal, courant : c'est un gouverneur, ou, si l'on veut,
un vice-roi. En ce sens le mot grec <7aTpa7a)ç est composé des deux
éléments que voici, en iranien : %éa6ra-pâ(na). Le premier élément,
ysaOra, signifie « seigneurie, pouvoir souverain ». Le second élément,
pà(na) signifie « le protecteur, le gardien ». Ainsi, les deux éléments
désignent « protecteur du Pouvoir », ou « gardien du Pouvoir » ;
tel est le nom « satrape » que chacun connaît. Mais, en second lieu,
il existe un autre mot grec SocTpaTr/jç, un nom propre qui correspond
au nom d'un dieu suprême. Or, ce dieu suprême SaTpà7nrjç dérive
d'une autre étymologie iranienne : celle-ci a été tout récemment
découverte, en 1973, il y a tout juste trois ans. Laissez-moi vous
exposer brièvement, Mesdames et Messieurs, cette information
encore toute récente.

Transportons-nous en Lycie, province méridionale de l'Anatolie,


située entre la Carie, à l'ouest, et la Pamphylie et la Pisidie, à l'est.
La citadelle de Xanthos, chef-lieu de la Lycie, est à quelque dix
kilomètres du rivage de la mer. Le fleuve du même nom, le Xanthos,
coule tout près de la citadelle, située sur la rive gauche. Il se jette
dans la mer en deux bras dont l'un, à l'est, est proche des ruines de
l'antique Patara. A peu près entre Xanthos et Patara, de l'autre
côté du fleuve, se trouve un ensemble important : ce sont les ves-
L'ÉNIGME DU DIEU « SATRAPE » 651

tiges du Lêtôon de Xanthos. M. Henri Metzger dirige, depuis 1962,


la mission archéologique de cet antique sanctuaire de la déesse Lêtô.
Au cours de la campagne de 1973, M. Llinas, chargé par M. Henri
Metzger du dégagement entier de l'esplanade du temple dorique,
entreprit de fouiller les éboulis de la barre rocheuse marquant
à l'est la limite de l'esplanade. Le 31 août 1973, il dégagea une stèle
de calcaire couchée le long d'une assise parallèle à la barre rocheuse
et servant de remploi. L'une des faces est occupée par une longue
inscription en caractères lyciens ; la face opposée est occupée par
une autre inscription aussi longue en caractères grecs, et sur l'une
des deux tranches est gravée une troisième inscription, de 27 lignes,
en caractères araméens ; l'autre tranche est lisse. En d'autres
termes, ce côté anépigraphe de la stèle était appuyé
vraisemblablement contre un mur ; en s'approchant de la stèle perpendiculairement
au mur, on apercevait d'abord, en face de soi, l'inscription ara-
méenne, et celle-ci, en cette place, commandait en quelque sorte
les deux faces inscrites à gauche et à droite, l'une en lycien et l'autre
en grec. Les trois inscriptions de la stèle sont dans un état de
remarquable conservation.
La stèle trilingue du Lêtôon de Xanthos, quelle fortune ! Au bout
seulement de quelques mois, M. Henri Metzger présenta à notre
Académie la communication relative à l'inscription grecque, et
M. Emmanuel Laroche, la communication relative à l'inscription
lycienne ; j'eus moi-même l'honneur de présenter la communication
relative à l'inscription araméenne6. Le texte de cette inscription
araméenne constitue la décision même de Pixodaros, le satrape de
Carie et de Lycie, concernant l'installation d'un culte nouveau au
Lêtôon de Xanthos : c'est l'acte officiel émanant de la chancellerie
du satrape, à Xanthos, daté « au mois de Siwân de l'an un du roi
Artaxerxès » : il s'agit vraisemblablement du roi Artaxerxès III dit
Ochos, et, par conséquent, l'acte du satrape Pixodaros se date en
358. Le culte nouveau est institué en faveur du Dieu de Caunos.
Le texte lycien et le texte grec, à droite et à gauche du texte ara-
méen, sont tous les deux assez étroitement parallèles, destinés l'un
aux gens de langue lycienne et l'autre aux gens de langue grecque.
Les recensions lycienne et grecque exposent les circonstances
historiques de l'institution du culte nouveau, ainsi que les clauses
détaillées du règlement élaboré par les citoyens de Xanthos et leurs
voisins en vue du fonctionnement de ce culte nouveau. D'autre
part, le texte araméen proclame officiellement de la part du satrape
Pixodaros la convention que les habitants de Xanthos ont conclue
sous la foi du serment et à laquelle le satrape a donné force de loi.
6. Cf. Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres, 1974, respectivement p. 82-93, p. 115-125 et p. 132-149.
1976 43
652 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Venons-en maintenant à un passage de la stèle du Lêtôon, assez


bref, mais qui nous intéresse de façon tout à fait spéciale. Vers la
fin de la conclusion, dans les trois recensions : la lycienne, la grecque
et l'araméenne, il s'agit de la liste des divinités qui viendraient à
maudire le parjure au cas où celui-ci violerait telle ou telle clause
du pacte convenu. Parmi les divinités qui sont les témoins du
serment, voici ce qui concerne la déesse Lêtô, dont le rôle est
particulièrement important, puisque l'enceinte sacrée où se trouve la
stèle est consacrée précisément à Lêtô.
Dans la recension lycienne, on lit : « la Mère (divine) de cette
enceinte sacrée, la Pentrenni (?), et ses enfants ». Il s'agit
évidemment de Lêtô. Le texte lycien ajoute : « et ses enfants » ; nul n'ignore
que les enfants de Lêtô, ce sont les illustres descendants de la
glorieuse déesse : Artémis, l'aînée, et Apollon, le cadet. Quant à la
recension grecque, le passage parallèle, comme l'a traduit M. Henri
Metzger, déclare expressément : « Lêtô et (ses) descendants », c'est-
à-dire, répétons-le, Artémis et Apollon, la postérité fameuse issue
de Zeus et de Lêtô.
Si les recensions lycienne et grecque ne mentionnent nommément
ni Artémis ni Apollon, mais globalement les « enfants » ou les
« descendants » de Lêtô, c'est que les deux jumeaux sont étroitement
unis à leur mère et sont aussi renommés que Lêtô, la célèbre déesse.
Or, le passage équivalent de la recension araméenne, dans la liste
des divinités, énumère expressément chacun des membres de la
triade bien connue, à savoir « Lâtô, Artémis, Hsatrapati ». La
déesse « Lâtô » est une légère variante de Lêtô7. Quant aux deux
enfants, le scribe araméen a voulu nommer dans l'ordre traditionnel
d'abord la déesse Artémis — qu'on appelle en araméen Artimus —
en tant qu'elle est née la première, l'aînée des jumeaux, comme il
convient dans la mythologie grecque. Après Artémis, c'est le nom
du dieu Apollon, né le second, le cadet des jumeaux, que l'on
s'attendrait ici à trouver dans la triade divine : Lâtô, Artémis,
Apollon. Or, à la place d'Apollon, c'est un nom iranien : hstrpty
(HSatrapati), que présente le texte araméen. Ce nom iranien
désignerait-il ici le dieu Apollon, fils de Lâtô ou (Lêtô) et frère d'Ar-
témis, le dieu qu'on devrait normalement nommer en tant que
troisième personnage du groupe célèbre de Lêtô et de ses deux
enfants ? Mais pourquoi aurait-on affublé ce dieu illustre de la
mythologie grecque d'un nom ou d'un titre incontestablement
iranien ? Et pourquoi un dieu iranien se serait-il ici substitué au
dieu Apollon ?
7. Le nom, dans la version grecque, se dit Lêtô (AyjtcÎj). Dans la version
araméenne, la voyelle d est imposée par la mater lectionis ' faleph) ; la forme
Lâtô est dialectale : c'est d'elle que dérive le latin Lato, Latona.
L'ÉNIGME I>U DIEU « SATRAPE » 653

Et d'abord examinons le mot d'origine iranienne qu'a transcrit


en caractères araméens le scribe de la recension araméenne de la
stèle trilingue : H&atrapati. Le professeur Manfred Mayrhofer,
membre de l'Académie autrichienne des Sciences, correspondant
de notre Académie, éminent indianiste et iranisant, a bien voulu
m'aider de sa riche érudition en interprétant le mot transcrit
hstrpty. Ce nom, m'a-t-il écrit, « se laisse, pour ainsi dire
automatiquement, transposer en un mot ancien-iranien *%sadra-pati-,
qui ne serait rien d'autre que la transformation en un nom composé
de la tournure avestique paHise ... %sadrahyâ », à savoir « le
Seigneur du Pouvoir »8 ; ce serait, ajoute le professeur Mayrhofer, un
très beau nom ou titre divin. L'expression se trouve proprement
appliquée à Ahura-Mazda, le dieu souverain du panthéon iranien.
Dans un autre passage de l'Avesta, le %sadra est aussi un attribut
de Mithra : « En pleine force, lisons-nous, Mithra s'avance ;
vigoureux en pouvoir (uyra... %sadrahe) il vole ; d'un beau regard
brillant au loin il aperçoit avec ses yeux »9. Dans ce passage, Mithra
ne reçoit pas expressément le titre de *xsadrapati « le Seigneur du
Pouvoir ». Mais, à mesure que le dieu Mithra monte en gloire, à
partir d'Artaxerxès II Mnémon, et que son culte prend, à côté de celui
d' Ahura-Mazda, un essor et un développement de plus en plus
grands, surtout en Asie Mineure, le titre de « Seigneur du Pouvoir »
est concevable comme titre de Mithra, surtout lors de la basse
période achéménide, dès la fin du ve siècle av. J.-C.
Le professeur Mayrhofer découvrit, en outre, qu'en védique
récent, un certain hymne du dixième siècle avant notre ère
concernait le dieu indien Mitra en ces termes : « Puisse Mitra, le Ksatra,
le Seigneur du Ksatra, me conférer un noble rang à ce sacrifice,
svâhâ ! » Le Ksatra védique correspond au x^a^ra iranien, et le
« Seigneur du Ksalra », à savoir le Ksatrapati védique, correspond
au *xsaôrapati iranien : ce titre, quasi identique en iranien et en
indien, appliqué au grand dieu iranien Mithra et au grand dieu
indien Mitra, quelle rencontre ! quelle extraordinaire surprise !
Nous sommes vraiment sur la voie de Mithra : le nom de Mithra
n'est pas inscrit explicitement sur le document araméen du Lêtôon
de Xanthos, mais, plus discrètement, le titre iranien « le Seigneur du
Pouvoir », désigne en réalité le dieu Mithra. A vrai dire, le dieu
Apollon est assurément le fils de Lêtô et le frère d'Artémis, mais le
dieu Mithra est comme le double, le décalque d'Apollon, ou plutôt

8. Yasna, 44, 9. Cf. traduction par Bartholomae, « Herr des Reichs » ; I. Ger-
shevitch (The Avestan Hymn to Mithra, 1959, p. 243), « Lord of Power » ;
H. Humbach (Die Gathas Zarathustra, I, 1959, p. 119), « Herr der Herrscher-
macht ».
9. Yast, 10, v. 107 (traduction I. Gershevitch, op. cit., p. 126-127).
654 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

les deux dieux Apollon et Mithra se confondent en un seul et même


dieu. On n'énonce distinctement et clairement ni Apollon ni Mithra ;
mais le titre « le Seigneur du Pouvoir » désigne à la fois Apollon et
Mithra. Tel est de la façon la plus caractéristique le trait essentiel
du syncrétisme, c'est-à-dire du mélange et de la fusion des deux
personnalités divines, l'une appartenant au monde hellénique et
l'autre au monde iranien.

Voici d'abord Apollon. Le titre iranien de *x§aBrapati, « le


Seigneur du Pouvoir », c'est-à-dire le Seigneur tout-puissant, le
Seigneur fort, le Seigneur souverain, s'il convient à Mithra, convient
également à Apollon, ce dieu dont le nom primitif reste incertain
et que de nombreux auteurs tendent à considérer comme un nom
d'origine anatolienne, ce dieu Apollon intronisé ultérieurement dans
le panthéon olympien. Les premiers vers de YHymne du
pseudoHomère adressé à Apollon (vers 700 av. J.-C.) décrivent comment
ce dieu, tenant son arc bandé, entra dans l'assemblée des dieux
helléniques (I, vers 1-13) : « Loin de l'oublier, je parlerai de l'Archer
Apollon, dont les pas, dans la demeure de Zeus, font trembler les
dieux ; tous se lèvent de leur siège à son approche, lorsqu'il tend
son arc illustre. Seule, Lêtô reste auprès de Zeus qui aime la foudre ;
elle débande la corde et ferme le carquois ; puis, le prenant de ses
mains sur la robuste épaule du dieu, elle va suspendre l'arc à un
clou d'or, contre la colonne où siège son Père ; et elle mène Apollon
prendre place sur un trône. Alors le Père offre le nectar à son fils
et l'accueille avec une coupe d'or ; ensuite les autres divinités
s'asseyent ; à ce moment la noble Lêtô est joyeuse d'avoir enfanté
un fils robuste et qui sait porter l'arc »10.
Le poète s'adresse alors à l'heureuse Mère et rappelle l'histoire
de la naissance d'Apollon à Délos (vers 14-18) : « Salut, bienheureuse
Lêtô ! Tu mis au monde ces superbes enfants, le Seigneur Apollon
et l'Archère Artémis, elle à Ortygie, et lui dans l'âpre Délos, quand
tu vins t' appuyer contre le Cinthe et sa large falaise, tout près du
Palmier, au bord des ondes de Y Inôpos ! »
En maints passages du même hymne, Apollon est qualifié de
« Seigneur » (ou « Souverain »), <xva£, appellation fréquemment
employée seule et suffisante pour le désigner. Le poète chante sa
souveraine puissance sur les dieux et sur les hommes (v. 68-69) :
« il commandera, lisons-nous, en maître aux Immortels et aux
hommes mortels ». C'est à cette domination universelle que se réfère
son titre courant de àva£, par exemple en ce passage (v. 179-180) :
10. Traduction de Jean Humbert, dans la collection Guillaume Budé ; pour les
autres passages de l'Hymne à Apollon qui suivent, nous utiliserons la même
traduction.
L'ÉNIGME DU DIEU « SATRAPE » 655

« 0 Souverain, tu possèdes et la Lycie et l'aimable Méonie et


Milet... ». Il est intéressant de noter que la Lycie est nommée en
premier lieu parmi les possessions d'Apollon ; c'est sans doute cette
relation à la Lycie qui valait à Apollon le titre de Aùxtoç « le Lycien ».
On lit également dans YÊnéide cette comparaison d'Énée avec
Apollon (IV, v. 143-150) : « Lorsque Apollon, déclare Virgile,
abandonne l'hiver de Lycie et les flots du Xanthos et qu'il vient revoir
la maternelle Délos..., le dieu marche sur les jougs du Cinthe, la
chevelure ondoyante mollement pressée de feuillage et ceinte d'un
diadème d'or, et ses flèches bruissent à ses épaules. Ainsi marchait
Énée, d'un pas aussi alerte, et la même beauté rayonnait de son
noble visage »u.
Tant dans l'Hymne homérique que chez le poète Virgile, la Lycie
et, plus spécialement, la région du Xanthos, étaient propriété
d'Apollon, lequel résidait aussi à Délos12. Nous rappellerons que,
dans l'Hymne, Apollon est fréquemment qualifié de <J>oi(3oç, « Phé-
bus », c'est-à-dire « le brillant ». L'Hymne décrit comme suit l'éclat
dont il brille (I, v. 202-203) : « Phoibos Apollon... est environné de
lumière, des éclairs jaillissent de ses pieds et de sa fine tunique ».
Par ce trait également, Apollon rejoint Mithra, qui est le dieu de la
lumière dans le panthéon de l'ancien Iran, le dieu qui s'auréole d'un
magnifique éclat.
Nous ne saurions décrire tous les aspects de la personnalité de
Mithra. Résumons brièvement. « Dans l'Avesta, a écrit Franz
Cumont, l'éminent spécialiste des études mithriaques13, Mithra est
le génie de la lumière céleste... La lumière, dissipant l'obscurité,
ramène la joie et la vie sur la terre ; la chaleur, qui l'accompagne,
féconde la nature... Mithra est le maître des vastes campagnes,
qu'il rend productives... Il donne l'accroissement, il donne
l'abondance, il donne les troupeaux, il donne la progéniture et la vie...
Il épand les eaux et fait pousser les plantes ; il procure à celui qui
l'honore la santé du corps, la plénitude de la richesse et une
descendance heureusement douée... ».
Mithra est devenu, comme Apollon, le Seigneur tout-puissant,
le Souverain du monde entier. Mais les deux personnalités ont
chacune leur aspect, leur caractère particulier : Apollon est le dieu
de la beauté, tandis que Mithra est le dieu de la vérité et de la
justice. Sous l'appellation du titre *x§aOrapati « le Seigneur du
Pouvoir », les deux figures divines, s'enrichissant l'une de l'autre des

11. Traduction de André Belessort, dans la même collection Guillaume Budé.


12. Cf. Pindare, Pythiques, I, v. 74-75 : Aiixie xal AàXoi ' dcvàaaojv Ooî6s,
« ô Phébus, toi qui règnes sur la Lycie et sur Délos... » (traduction de Aimé Puech,
dans la collection Guillaume Budé).
13. F. Cumont, Les Mystères de Mithra (Bruxelles, 3e édition 1913), p. 3 sq.
656 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

valeurs esthétiques du dieu grec et des valeurs morales du dieu


iranien, s'unissent en une seule figure encore plus puissante, plus
sacro-sainte, plus triomphante. « Mithra, a dit encore Franz Cumont14,
est l'Apollon mazdéen, mais tandis que l'hellénisme, plus sensible
à la beauté, a développé dans Apollon les qualités esthétiques, les
Perses, que préoccupent davantage les préceptes de la conscience,
ont accentué en Mithra le caractère moral ». Le syncrétisme Apol-
lon-Mithra est clairement attesté dans l'inscription grecque célèbre
d'Antiochus Ier de Commagène, du premier siècle av. J.-C, où
le dieu Apollon est expressément identifié avec Mithra et avec
Hélios (le Soleil), tout comme le dieu Zeus est identifié avec Oro-
mazdès (Ahura-Mazda)15.
A vrai dire, dès le vie siècle av. J.-C, le fondateur de l'empire
achéménide, Cyrus le Grand, favorisa probablement le fameux
sanctuaire d'Apollon de Didyme, en Asie Mineure, non sans
reconnaître en cet Apollon « une divinité apparentée au dieu perse
de la lumière qu'est Mithra », et de même « Darius Ier, plus tard,
accueillit les grands sanctuaires d'Apollon »16. Au ive siècle, au
temps d'Artaxerxès II Mnémon et d'Artaxerxès III Ochos, et même
dès le siècle antérieur, les causes du syncrétisme Apollon-Mithra se
produisirent en fait : en Lycie, à Xanthos, outre les habitants
indigènes, lyciens, se rencontrèrent et une population grecque
nombreuse vivant là de longue date et les gens d'origine iranienne
installés dans l'administration perse et escortés de scribes araméens et
d'hommes d'affaires araméens. Pour imaginer quel était alors le
mélange des populations, il n'est que de considérer la stèle trilingue
du Lêtôon de Xanthos : ici s'y présentent à la fois la langue lycienne,
la langue grecque et la langue araméenne, cette langue de la
chancellerie perse. Comment concevoir un milieu plus propice à la
naissance d'un syncrétisme religieux tel que celui d'Apollon-Mithra ?
Encore une fois, le nom iranien *%sadrapati, transcrit en
caractères araméens hstrty (= Hsatrapati), s'est substitué, dans
l'inscription araméenne du Lêtôon, au nom du dieu Apollon : à la
place du nom grec s'est affirmé le dieu iranien appelé « le Seigneur du

4e 14.
édition
F. Cumont,
1929), p. Les
144. Religions
L'observation,
orientales
a écritdans
F. Gumont,
le paganisme
est deromain
Darmesteter,
(Paris,
Zend-Avesta, II, p. 441.
15. Cf. F. Cumont, Textes et Monuments figurés relatifs aux Mystères de Mithra,
II (Bruxelles, 1896), p. 89 s. ; Les Religions orientales..., p. 133, flg. 9. — Sur le
syncrétisme Apollon-Mithra, ajouter par exemple le passage de Lactantius Pla-
cidus, Ad Statii Thebaidem, I, 717 (p. 73 Jahnke) : « Dicit Apollinem a diversis
gentibus variis appellari... apud Persas, ubi in antro colitur, Mithra vocatur »
(cf. F. Cumont, Les Mages hellénisés, I, p. 249, add. 179).
16. Cf. Burkhard Fehr, « Zur Geschichte des Apollo-Heiligtums von Didyma »,
dans Marburger Winckelmann-Programm 1971/1972 (Marburg-Lahn, Verlag des
Kunstgeschichtlichen Seminars, 1972), p. 53.
L'ÉNIGME DU DIEU « SATRAPE » 657

Pouvoir », à savoir le dieu Mithra, ou, plus subtilement, le dieu


Apollon-Mithra.

Insistons sur le titre iranien *%§adrapati « le Seigneur du


Pouvoir », qualification du nom du dieu Mithra. Le mot irano-araméen
hstrpty a été transcrit à son tour en grec ZocTpaTcdcT/jç, ou encore
EaTpa(iJàTy)<;, terme dont se sont rencontrés quelques rares exemples.
Mais s'est présentée aussi en grec une forme abrégée, contractée,
elliptique, à savoir ZaTpa7nr)ç, laquelle se confond avec le dieu «
Seigneur du Pouvoir ». Il y a donc un mot issu de deux étymologies
tout à fait différentes : le mot aa.'zpxTzric, vient de l'iranien %sadra-pâ
ou %éadra-pana, à savoir le « protecteur (ou gardien) du Pouvoir »,
et le dieu 2aTpà7ry)ç vient de l'iranien xsadra-pati, à savoir le «
Seigneur du Pouvoir ». En d'autres termes, le mot grec (yaTpdbnqç
possède deux sens dissemblables : ce sont purement et simplement
deux noms « homonymes », tout comme se présentent en français
le mot cru, c'est-à-dire non cuit (du latin crudus) et le mot cru,
c'est-à-dire terroir où quelque chose croît (du latin crescere).
Mais il reste, Mesdames et Messieurs, un autre point essentiel en
relation avec le titre iranien du dieu Mithra : outre la transcription
araméenne savante hstrpty (= Hsatrapati), il existe une autre
transcription araméenne du même mot iranien, une autre
transcription abrégée, simplifiée et courante, à savoir sdrp' (=
Sadrapha). La forme grecque SaTpa7ryjç et la forme araméenne Sadrapha
se correspondent l'une à l'autre, compte tenu des légères altérations
de la phonétique en grec et en araméen. Le mot Sadrapha s'est
rencontré dans une quinzaine d'inscriptions sémitiques, les unes
en phénicien et en punique et les autres en palmyrénien. Nous ne
saurions exposer en détail les diverses inscriptions qui mentionnent
le dieu Sadrapha. Ce dieu Sadrapha, issu du terme iranien %sadrapati
et transcrit en langue sémitique, s'est transporté en Phénicie, puis
à Carthage, encore en Sardaigne, et aussi en Libye, et enfin dans
l'oasis de Palmyre.
Depuis le début de ce siècle, un certain nombre d'auteurs se sont
demandé si le mot sdrp', au lieu d'être issu d'un nom proprement
iranien, ne le serait pas tout simplement d'une étymologie
sémitique ; ainsi a-t-on pensé à décomposer le mot sdrp' en deux
éléments : sd ($êd) « génie, dieu », et rp' (râphâ") « guérir », racine
sémitique qui donnerait au participe, par exemple, le mot «
guérisseur », — ce qui se lirait : « Sêd, guérisseur ». Cette explication
sémitique présente bien des difficultés, et il faut revenir décidément
à l'explication iranienne. Le hasard d'une découverte archéologique
est venue éclairer de façon inattendue le vieux problème que nous
n'avions pas antérieurement le moyen de résoudre Ce n'est pas
658 COMPTES RENDUS DE i/ ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

la première fois que l'histoire et la philologie, tout comme la science


en général, sont amenées en vertu de faits nouveaux à changer
brusquement l'opinion des hommes de science. En 1949, alors que
le succès de la thèse « sémitique » allait toujours croissant, René
Dussaud, qui fut membre et secrétaire perpétuel de notre Académie,
est demeuré, seul ou presque seul, fidèle à la thèse iranienne
proposant expressément « de voir dans Shadrapha (je cite) la traduction
sémitique d'une épithète iranienne qui s'appliquait communément
à Mithra »17. Comment ne pas admirer cette espèce d'intuition,
singulièrement pénétrante et divinatrice, qui a poussé le grand
orientaliste à chercher dans le domaine iranien, et non pas dans le
domaine sémitique, la clé de l'énigme ? Certes, l'auteur n'a point
reconnu dans le nom ou le titre divin Sarpàu^ç - Sadrapha le mot
iranien *%sadrapati « le Seigneur du Pouvoir » ; ni lui ni personne
ne pouvait retrouver ni imaginer l'étymologie exacte. A défaut de
mieux, il proposait « d'y voir la traduction de l'iranien saoêyant
« le guérisseur, le sauveur », terme qui fut appliqué à Mithra »18.
L'écart entre éadrapha et saosyant était beaucoup trop grand pour
qu'on pût admettre quelque relation étymologique précise entre
les deux mots. En considérant Sadrapha comme « une épithète
iranienne qui s'appliquait communément à Mithra », l'éminent
orientaliste ne pouvait pas mieux appeler, comme en vertu d'un
pressentiment, ce mot iranien encore égnimatique, ce mot iranien
qui se rencontrerait seulement plus tard, au bout de quelque vingt-
cinq années, en 1973, sur la stèle trilingue du Lêtôon de Xanthos,
et qui serait enfin le mot voulu, le mot juste à souhait, à savoir le
titre divin *xsadrapati appliqué au dieu Mithra.
En son large périple, le dieu Sadrapha, identique à Mithra, ce
dieu exotique et mystérieux, a conquis progressivement nombre
de fidèles en divers pays, tout autour de la Méditerranée orientale
et occidentale. A Xanthos, capitale de la Lycie, sur la stèle
trilingue du Lêtôon, en 358 av. J.-C, s'est rencontré le dieu Mithra
sous le titre de Hsatrapati « Seigneur du Pouvoir », forme irano-
araméenne et savante. C'est de la Lycie, vraisemblablement, que
le culte de Mithra s'est propagé sous le titre grec de Hon:p(x.nr\<; à
Patraï et à Élis : de la côte lycienne, des colons grecs ont transporté,
par mer, semble-t-il, le message mystique vers l'ouest, vers la côte
du Péloponnèse. Et, de Xanthos, le culte nouveau a gagné la côte
phénicienne : à Amrit, où Mithra a été désigné sous le nom
sémitique de Sadrapha, et à Ma'ad, sous le nom grec de HaTpàmrçç.
De la Phénicie, il s'est rendu à Carthage, la prestigieuse colonie
17. « Anciens bronzes du Louristan et cultes iraniens », Sgria, XXVI (1949),
p. 220.
18. Ibid., p. 221.
L'ÉNIGME DU DIEU « SATRAPE » 659

issue de l'antique métropole Tyr. Et, de Carthage, qui règne sur le


peuple punique, voici la religion du « Seigneur du Pouvoir » qui vole
vers la Sardaigne, à Antas, et vers la Libye, à Leptis Magna. D'autre
part, de l'autre extrémité du monde méditerranéen, vers l'est, le
même dieu iranien s'enracine à Palmyre, la cité caravanière au
carrefour des grandes routes du monde.
Sur le plan chronologique, le Seigneur tout-puissant qu'en Anatolie
on appelle alors à la fois Mithra et Apollon, mêlés et confondus l'un
et l'autre en un seul et même dieu, en une seule et même figure
syncrétiste, ce dieu a commencé peu à peu à prendre son essor lors
de la fondation de l'empire des Perses, au vie siècle av. J.-C. Des
inscriptions diverses signalant les vocables Hsatrapati, ou 2aTpa7O]ç,
ou Sadrapha, grâce à quelques jalons précis, font apparaître
l'histoire du culte d'Apollon-Mithra : durant presque un millénaire, se
succèdent l'époque achéménide, l'époque hellénistique, l'époque
romaine, où les témoignages s'échelonnent de siècle en siècle. Ces
témoignages, il est vrai, sont encore relativement peu nombreux,
et il faut espérer que d'autres, ici et là, soient mis peu à peu au jour.
Au début de l'histoire du dieu SaTpaTCYjç, nous ne possédions qu'une
seule information, à savoir la notice de l'historien Pausanias. L'un
après l'autre, ont été recueillis divers témoignages encore assez
énigmatiques : Ernest Renan a découvert en 1861 les deux
inscriptions de Ma'ad, en Phénicie, puis Charles Clermont-Ganneau a
étudié la stèle d'Amrit, et d'autres épigraphistes et archéologues ont
contribué à enrichir le recueil de nos informations. En 1973, enfin,
la stèle trilingue du Lêtôon de Xanthos a permis de découvrir la
clé de l'énigme, de reconnaître la solution du dieu 2aTpà7nr)ç et celle
du dieu Sadrapha.
Depuis le début de l'empire romain, dans les diverses provinces
du monde romain, les fidèles des mystères de Mithra se sont de plus
en plus largement répandus. Ce fut alors un mouvement d'une vaste
ampleur, atteignant de façon extraordinaire jusqu'aux profondeurs
de la foi religieuse et de l'espoir d'immortalité. Dans tout l'empire
romain, les nombreuses religions orientales se propagent, se
concurrencent avec un zèle et une ferveur mystiques : que de divinités
égyptiennes, syriennes, anatoliennes, mésopotamiennes, iraniennes
et même indiennes ! Mithra, issu du monde perse, est devenu l'un
des dieux les plus conquérants dans toute la Méditerranée. Mais,
avant que l'Église mithriaste n'ait gagné les soldats des légions
romaines, avant que Mithra n'ait converti de nombreux adeptes
dans le vaste empire romain et ne fût devenu, plus que d'autres
dieux, le dieu tout-puissant et invincible, il y eut antérieurement,
au temps de l'époque perse et de l'époque hellénistique, une première
phase de l'invasion du culte de Mithra. Cette phase antérieure,
660 COMPTES RENDUS DE L'ACADEMIE DES INSCRIPTIONS

« pré-romaine », fut comme l'ébauche ou l'esquisse de la grande


Église mithriaste, de l'institution classique et traditionnelle qui
est venue avec toute l'organisation de ses confréries et de ses
mystères. Le dieu Mithra, durant la première phase, porta, de façon
quasi mystérieuse, le titre iranien *%sadrapati « le Seigneur du
Pouvoir », répétons-le, — ce titre qu'on transcrivait aussi de façon
courante et abrégée SaTpaTrrçç chez les Grecs, Sadrapha chez les
Sémites.
Ensuite, dans la phase « romaine », une multitude d'initiés et de
sympathisants, dès lors de plus en plus conquise au nom glorieux
de Mithra, envahit presque toutes les provinces de l'empire romain,
avec l'immense succès que l'on sait. Ainsi que l'a écrit Ernest Renan
en manière de boutade, « si le christianisme eût été arrêté dans
sa croissance par quelque maladie mortelle, le monde eût été
mithriaste »19.

19. Cf. Marc Aurèle, dans Œuvres complètes de Ernest Renan, tome V (Paris,
1952), p. 1107.

Vous aimerez peut-être aussi