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Littérature

Freud et l'écriture
Jean-Louis Bonnat

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Bonnat Jean-Louis. Freud et l'écriture. In: Littérature, n°62, 1986. Le réel implicite. pp. 48-64.

doi : 10.3406/litt.1986.2270

http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1986_num_62_2_2270

Document généré le 25/09/2015


Jean-Louis Bonnat, Université de Nantes.

FREUD ET L'ÉCRITURE

Propos introductifs

De ce titre, il faut d'abord nous expliquer. Nous évoquerons ensuite nos


visées présentes dans ce court travail qui se propose, moins comme un
approfondissement, que comme une évocation, une mise en route (Weg zu...)
de son thème.
L'écriture est, de fait, aujourd'hui un motif omniprésent. Il sature les
énoncés, les discours et s'en trouve banalisé jusque dans sa « vulgarisation »
la plus étendue.
Nous appartenons nous-mêmes disant cela, à cette heure, à une mode :
celle d'une « modernité » des « sciences humaines » où une « pensée » est traitée
presque simultanément, journellement, à des centaines sinon des milliers
d'exemplaires qui se rejoignent dans le semblable.
Nous ne saurions ni récuser l'emprise de cette « modernité », ni prétendre
avoir la bonne - ou triste - fortune d'y échapper. Prenons donc acte de
l'éculage et de sa vulgarité!
Et cela dit, nous aimerions préciser un peu notre dette.
Il y eut jadis, un texte de J. Derrida, qui tout autant que certains Écrits
(J. Lacan), nous mettait déjà sur la voie de notre thème.
Il s'agissait du « Freud, ou la scène de l'écriture », publié dans : l'Écriture
et la différence (Seuil, 1967); lequel inter-posait, entre autres textes et auteurs,
cette question de l'écriture.
Derrida n'a cessé d'y revenir - avec cette notion de « différance » - à
propos des travaux de Freud et de leur lecture, autant que de certains textes
d'Heidegger ou de Kant. D'autres depuis, et avec lui (J.-L. Nancy, Ph. Lacoue-
Labarthe, S. Kofman, S. Weber, etc.) n'ont certes pas fini de maintenir ouvert
et inachevé le chantier...
Le plus récent « Spéculer sur Freud » publié dans la Carte postale (Aubier-
Flammarion, 1980) ramenait, via les métaphores des postes (de « l'envoi », de

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« l'adresse », du legs, du « facteur ») ce toujours identique intérêt de Derrida
pour les commentaires de ce qui appartient, pour lui, au rythme de la différance
et aux dispositifs de la « mise en scène ».
Prenant à partie Au-delà du principe du plaisir (1920) il fait considérer
combien la démarche de Freud y est «boiteuse», toute... passagère; c'est-à-
dire d'un « pas » dont il s'agit de dire qu'il ne se fait pas : Freud ne tenant
pas plus que cela au plaisir, ou au déplaisir, de certaines spéculations!
En chemin, nous avons découvert le // écrit de P. Lacoste (Galilée, 1981),
qui à sa manière - plus que ne le faisait la biographie d'E. Jones jadis, mais
comme l'engageaient déjà les travaux de Max Schur et d'autres - soutenait
l'intérêt de construire une autre lecture de l'avènement de la psychanalyse
chez Freud.
Nous en étions là et venions d'écrire un énième article concernant les
rapports de l'écrit, de l'œuvre littéraire et leur connexion avec la destinée
lorsque nous avons découvert le très fameux article de Walter Muschg :
« Freud comme écrivain » (1930), traduit, présenté et commenté par Jacques
Schotte, dans le n° 5 d'une ancienne (et feue) revue : La Psychanalyse '. C'est
à la faveur d'un enseignement (« Littérature et Psychanalyse ») que nous était
donnée alors l'occasion de revenir autant sur la question du rôle de l'écriture,
chez Freud, que sur certains aspects de son style.
D'autres encore, auteurs d'articles et rédacteurs de revues ', nous mettaient
aussi depuis quelque temps sous le vent - cette emprise d'un thème, donc,
bien à la mode 2. F. Roustang, parmi eux, tributaire lui aussi de cet engouement
autant que de la lecture de J. Lacan et de ses accentuations, produisait un
titre « au plus près » de cette question : « Du style chez Freud » (dans... Elle
ne le lâche plus, Minuit, 1980).
Notre intérêt pour cet angle de lecture concernant l'œuvre de Freud se
trouve soutenu, de plus, par certaines évidences : au cours de ces dernières
décennies l'essentiel de la démarche freudienne et cette trace littéraire énorme
qu'elle a produite, ont été négligés au profit d'une thématique conceptuelle.
Celle-ci, justifiée par l'urgence d'un « retour à Freud » (Lacan) - indispensable
et toujours à maintenir - s'est lentement transformée en des « lectures » de
plus en plus « épistémologiques » pour aboutir, en certains cas, à une vue
scientiste, très proche d'une idéologie néo-rationaliste (médico-mathématique!)
de plus en plus dominante au sein de la psychanalyse elle-même.
A tort, peut-être, et avec une certaine « nostalgie » pour la littérature, en
général, pour la variété de ses aspects, de ses questionnements, de ses éclairages
latéraux (neben) portés sur le fonctionnement psychique nous ne pouvions

1 . Fondée déjà pour les besoins de la « cause freudienne » et issue d'une première scission (SFP)
de J. Lacan avec l'Institut (SPP), 1953.
2. Il suffit d'évoquer, rapidement, quelques revues portant la référence à l'écrit dans leur titre :
L'écrit du temps (Minuit); Corps écrit (PUF) Les sujets de l'écriture (PU de Lille) et tant d'articles
parus soit dans des numéros spécialisés de revues de psychanalyse, de littérature : la Nouvelle Revue
de Psychanalyse (n° 16, 1977, Gallimard); la Revue française de Psychanalyse; soit éparpillés à
travers la somme des parutions : Critique, Études freudiennes, Ornicar, Topique, Littoral,
Psychanalyse à l'Université. 34/44 (Paris VII), etc.

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cependant pas échapper à cette considération : regarder l'œuvre de Freud,
aussi, comme un produit du « littéraire » et de la nécessité qui y mène : écrire.
C'était alors nous laisser interroger par une « nouvelle » donne : qu'en
est-il des genres, des styles, et des effets rhétoriques variés de l'écriture
freudienne en regard de ce produit, éminemment « littéraire » : la théorie
analytique?
Sans renier ce « temps » du repérage des mouvements et emprunts de
l'œuvre de Freud à des littératures diverses, à des discours aux effets
pragmatiques si variés, voire opposés (scientifique, médical, littéraire, esthétique,
archéologique, psychologique...), il s'agissait dès lors de penser aux effets de
cette production sur nous lecteurs, sollicités par son ressort littéraire. Freud,
situé à un moment particulier de l'Histoire, a répondu et répond, présentement,
sur cette question tout au long de ses écrits. De la masse des énoncés produits,
du souci d'un certain style et de ses modes d'adresse, il a témoigné d'une
manière toute singulière des mythes qui enserraient sa propre histoire et
éclairaient ainsi « littérairement » l'avènement de la psychanalyse \
En effet, c'est bien plutôt la question du style qui est, encore, à éclairer
aujourd'hui, en psychanalyse - alors que Lacan en avait, voilà longtemps,
précisé la nécessité 4 - et d'abord à propos de cette œuvre de Freud et de ses
écrits (question qui se pose à chaque essai de renouveau des traductions).
Chez Freud, à propos de style, nous savons que nous avons à faire à
quelque chose qu'il a toujours voulu sciemment et tenu à faire reconnaître.
De ce « vouloir » on peut suivre la trace : depuis la lettre à son ami E. Fluss,
alors que Freud est encore lycéen 5; en passant par ces Lettres à Fliess, celles
surtout où, dans cette période de Y Interprétation des rêves, il se plaint de ses
« circonlocutions », de son style alambiqué, du doute et de l'incertitude de son
« adresse » : pourquoi, pour qui, quel public? Cela qui heurte son idéal de
beauté : « II y a, caché quelque part en moi, un certain sentiment de la forme,
une appréciation de la beauté, c'est-à-dire d'une sorte de perfection et les
phrases entortillées qui, dans mon livre sur les rêves, s'étalent avec leurs
circonlocutions mal ajustées à la pensée, ont gravement heurté l'un de mes
idéaux. » (Lettre n° 119, ibid., La naissance de la Psychanalyse, PUF, Paris,
1969.)
Nous suivrons un fil, celui de cette formule des Écrits de J. Lacan : « Le
style c'est l'homme [...]... l'homme auquel on s'adresse. »
C'est là, par ce que souligne cette formule, que nous repérons ce qui nous
fait question : ce point où quelque chose demande à être explicité, déplié,
travaillé. De cette formule de Lacan nous avons cherché à pousser la traduction
sous la forme de problèmes - plus à entrevoir qu'à résoudre - et ce dans les
termes d'une problématique qui est plus proprement celle de Derrida :
3. Cf. notre travail précédent : « Du " roman familial " aux fantasmes généalogiques », in numéro
spécial : Fantasmes-Folie. Revue Littérature, Médecine et Société, janvier 1984 (Université de
Nantes).
4. J. Lacan, Problème du style, Éd. Les grandes-têtes-molles de notre époque.
5. Correspondances, 1873-1939, Gallimard, Paris, 1979.

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Qu'en est-il du, des public(s) lorsque Freud écrit?
Qu'est-ce que le transfert et qu'advient-il lorsqu'il y a écriture théorique
et non plus seulement autobiographie, auto-analyse?
Comment s'effectue, et à quel moment, le passage - et le retour en arrière
aussi bien - d'un type d'écriture (auto-anaîy tique) à un autre (théorique)?
Quelles sont les marques repérables de ces passages? Ce sont là les points
de départ, d'un cheminement qui a déjà trouvé quelques « arrivées » et d'où
nous repartons (« Trouver... c'est retrouver », Freud) mais d'autres questions
viendront sous celles-ci, au fur et à mesure que va se constituer notre texte.
Nous les attendrons de l'écriture 6!

Thématique bipolaire

Posons cette assertion que nous développerons à peine, juste pour avoir
présente à l'esprit, au long de ce que nous expliciterons parallèlement, une
certaine thèse : L'écriture, chez Freud, est «facteur » d'analyse.
C'est avec cette « matrice » formelle d'énoncé(s) (ou encore « programme
génératif » d'énoncés) que nous avancerons nos propres essais de répondre aux
questions posées, en ce début de travail, à propos du style 7. (Les familiers de
la lecture de Derrida y auront déjà reconnu l'emprise, le plaisir de ses
métaphores « postales ». Nous ne nous soutrayons pas à ces effets!)
« Facteur » d'analyse (il dit, lui, « le facteur de la Vérité... »), cela s'entend
sous deux sens, lesquels sont mêlés, tressés tellement qu'ils ne forment qu'un
et seul même lien de Freud à son œuvre : la psychanalyse.
a) L'écriture est productrice d'analyse. Elle fabrique, elle est « factor ».
Il y a de l'artisanat chez Freud. // artisanalyse de la théorie psychique. (Un
de ces « petits métiers » qu'on annonçait en voie de disparition et qui... chantent
encore bien!) Cela se passe sur le modèle qui est celui de la littérature, de
toutes les littératures produites antérieurement et dont Freud se sert autant
qu'il en admire le contenu et la « facture », le style. Freud écrit : papier, stylo
sous la main... fabrique des nœuds et des ficelles... sur le papier. Il spécule,
dit Derrida... mais cela se fait de, dans, l'écriture. La spéculation « c'est aussi
l'opération de son écriture, la scène de ce qu'il fait en écrivant ce qu'il écrit »
(« Spéculer... », p. 304, in La carte postale). Il y a de la théorie à écrire, du
fait (factum) d'écrire (ou déjà d'avoir lu de l'écrit : ce sont tous ces auteurs
- qui ne se déclarèrent pas des « professionnels » du psychisme - et dont Freud
écrit la dette au fur et à mesure qu'il cite - aspect très connu que nous ne

6. On pourra consulter un autre travail sur ce thème, celui de Conrad Stein : « L'écriture de
Freud», Etudes freudiennes n°7-8, Denoël.
7. Une manière d'être travaillé par, de se prêter au travail du langage; ce qui caractérise bien
le « style » de Derrida, de ses avancées; celles de Heidegger..., celle d Unica Ziirn, à propos de sa
façon d'élaborer les anagrammes, cf. L'Homme-Jasmin, Gallimard, Paris, 1971.

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faisons que rappeler - tous ces écrivains, philosophes et poètes (Dichter) de
tous les temps et de toutes les langues 8,
b) Le « facteur » d'analyse... c'est l'écriture qui l'est (si tu l'écris c'est
que tu l'es!). Pas d'écriture sans facteur, ou « posteur » : le préposé au poste
de porter. C'est encore le « posteur » comme fabricant, engendreur, enfanteur
(... « mon enfant-rêve... », Lettre à Fliess, n° 131)... Mais pas de posteur sans
destinataire, fût-il inconscient, « innocent ». Et c'est aussi celui qui va porter
à l'adresse, engendrer en adresse (comme on dit «en recommandé»), faire
arriver à...
Produire c'est forcément (?) in-scrire la filiation : le report (le legs d'un
signifiant à un autre signifiant, devenu par cette opération «sujet»; lequel
aura pour destin d'advenir au désir en retournant les traces de ce signifiant-
donateur) : refiler de l'adresse à son produit, à son rejeton.
Dans le même mouvement où Freud écrit, il in-scrit le legs (Derrida) et
in-staure de la filiation (possible-impossible-, cf. Roustang, Granoff...).
Transfert!
C'est là qu'il y a à situer - psychanalytiquement - la valeur libidinale
des genres littéraires de l'écriture : roman, récit, nouvelle, épistoles, essai
théorique, journal, observation clinique, tragédie, etc.
Chacun, avec des « styles » propres, fabrique de l'analyse, du déliage, du
dé-faisage, du dé-construit... chacun, pour autant qu'il puisse être distingué
des autres « genres », par les caractéristiques qui l'accompagnent.
Particularités de X adresse, du dispositif requis, du circuit parcouru,
constituent le style d'un genre « littéraire » (ou autre).
Si l'analyse thématique a raison de montrer que diverses « formes » disent
souvent la même chose, elle a tort cependant de négliger que « cela » se dit
autrement, chez un même auteur.
Pour Freud son souci (Sorge) de dire une parole originale : la psychanalyse,
passe aussi par une autre écriture et d'autres écritures 9.
Une autre écriture - que celle des écrivains, des poètes, des philosophes,
des auteurs d'observations médicales - où l'Inconscient est pensé radicalement
parce que pris sous une autre forme d'énoncés que ceux - si nombreux - où
l'inconscient se manifeste et parfois si brillamment mais à l'insu de leur propre
auteur. Dans la littérature // y a de l'Inconscient, mais le lecteur, l'auditeur,
- analyste ou pas, - à plus forte raison l'auteur, avant Freud, n'est, ne sont
pas à la même place pour en parler.
D'autres écritures, des genres littéraires variés, traversent l'œuvre de
Freud sans y être thématisés linéairement au sens littéraire : le tragique n'y

8. Cf. les références que cite F. Roustang dans son « L'analysant, un romancier? » (dont nous
n'avions pas pris connaissance à l'époque de notre essai sur « le roman familial... »), in... Elle ne le
lâche plus, op. cit.
9. Cf. P. Fédida. « Topiques de la théorie », p. 306 et s. in L'Absence. Gallimard, Paris, 1978.
Et antérieurement, un texte qui, à dix ans d'intervalle, faisait écho à... « la scène de l'écriture »
(Derrida) : Les stries de l'écrit. La table d'écriture (ibid.).

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est pas tragédie; l'épique n'est pas une épopée; la nouvelle, le roman ne sont
pas : Nouvelle, Roman... Et pourtant il y a de cela.

La « parole écrite ». L'écrit freudien est souvent discursif : discours,


« dialecte », dialogue. Son procédé le plus habituel consiste à mettre en scène
des interlocuteurs, des contradicteurs.
Ce n'est pas seulement artifice littéraire pour soutenir un propos, souscrire
à une mode de l'écriture (médicale). Cela ressemble plutôt à quelque chose
d'inhérent, d'essentiel au texte (cf. le commentaire de Muschg), à sa prose où
- comme dans la cure - les énoncés sont construits, fabriqués de par une
nécessité extérieure à l'analysant. Cette nécessité fournit son énergie, son
efficacité à produire de la parole, du texte (mais nous en reculons la cause)...
« parce qu' » il y a de l'Autre, dans le dispositif. Il faut qu'il y en ait pour
que «ça» parle!
Cela peut se comprendre mieux du fait de la référence au transfert.
Chez Freud, à propos de cette écriture dialogique, nous disons ou aimerions
dire et montrer qu'elle est celle du transfert.
Les « Lettres à Fliess » en sont comme le temps majeur, celui du manifeste.
Mais d'autres lettres, avant, autant que des Études sur l'hystérie, « affichent »
ce transport de l'écriture en un autre lieu : celui de l'Autre.
Le transfert - sous ces modalités et métaphores du « postal » - est le
« lieu » où l'adresse constitue le destinateur (celui, donc, qui s'adresse à l'Autre)
dans son envoi.
Car cet envoi est d'avance et déjà un « retour à l'expéditeur » (« Tu ne
me chercherais pas si tu ne m'avais déjà rencontré »).
Le destinataire importe (un-porte!) peu. Il figure. Il fait figure de support.
C'est l'autre, le double, le semblable à qui « on » s'adresse, auquel « on » (se)
cause 10.
Dans le transfert, au sens de la « névrose de transfert », en analyse, le
psychanalyste est « pris » sous ces deux positions du circuit de l'adresse. Il est
du double et de l'Autre. Chemin faisant la parole, analysant, déconstruira ces
« postes » pour restituer à l'analysé cet antagonisme irréductible : il y a dans
la parole, de l'assigné autant que de l'assignable biographiquement parlant et
de l'inassignable linguistiquement parlant. Là, gît la butée dont s'éclaire
(l'entrée d') une « fin » d'analyse.

tiber et Trans...

L'écrivain et historien de la littérature tragique Walter Muschg intitulait


son essai de 1930: «Freud comme écrivain11»; en allemand «Freud als
Schriftsteller ».

10. Sur le désir d'écrire, et ses « figurations », cf. O. Mannoni « L'autre Scène », p. 105 et s., in
Clefs pour l'Imaginaire. Seuil, Paris, 1969.
11. La psychanalyse, n° 5, op. cit.

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Nous mettrons le « als » en relief. Cet « als », ce « comme » est connoté
de l'idée suivante : Freud est vu et pris, considéré dans la position (Steller :
qui se tient, qui occupe la place : Stelle} d'un écrivain. Mais ce « comme »
introduit une distance, un écart à l'écriture elle-même. De plus cet « als » dit
le point de vue d'un autre écrivain sur Freud « comme » écrivain : W. Muschg
écrivain, essayiste de la littérature, faisant lui aussi place (Stelle) à la littérature
mais par un détour (Umweg) : celui de l'essai littéraire critique.
Nous aborderons Freud non pas « en tant qu'écrivain » mais tel un Freud
écrivant, en train d'écrire; en plein dans l'activité de l'écriture. Ce qui le fait
produire de l'écriture, laquelle est la théorie psychanalytique. Un « Freud
schreibend... » dont ses contemporains (ceux de la ville de Franckfurt, qui en
1 930 lui attribuent le prix Goethe pour son œuvre) ont fait un « Schriftsteller »
sans le « als ». Freud « emporté » par l'écriture.
L'écriture chez Freud est « facteur » d'analyse. Au sens premier retenu
(cf. ci-dessus) : elle produit et procure de l'analyse à Freud, chez Freud lui-
même. C'est l'« auto »-analyse, dont les temps forts se situent aux environs des
années 1895-1900, au long des lettres adressées à Fliess.
Cette « auto «-analyse 12 va céder le pas, permettre le passage, la « passe »,
à une autre écriture qui s'élabore dans le même temps que ces « Lettres à
Fliess » : l'Interprétation des rêves (1899). Celle-ci est à la fois le dénouement
et le « reste » de l'« auto-analyse », où le seul « public » (L. 119) qu'était Fliess
s'élargit à la dimension d'un public de lecteurs divers, plus qu'anonyme... « à
venir » (dans « 10 à 15 », ou « 15 à 20 ans », cf. L. 127 et L. 131). Transfert :
translation. Autre temps et autre lieu! L'auto-analyse « tombe » dans le domaine
de l'œuvre; laquelle atteindra son adresse, ses destinataires dans... « 15 à
20 ans ». Quel souffle!
Or, ce passage se solde d'un reste : ce qui chute quand « ça » tombe dans
le domaine public et au futur. Des matériaux sont abandonnés. Des traits
d'une vérité biographique, historique sont maquillés, travestis, transformés. Le
« transfert » est devenu transformation (Umsetzung), au sens où l'est toute
« traduction » (Ùbertragung). Freud passe « par-dessus » ce qui était, de sa vie
privée, trop personnel. Peut-être, sans doute même, que quelque chose en est
mis « en dessous » (Unterdriïckung...) réprimé, voire refoulé (Verdràngung)
donc vraiment déplacé, changé de place (Stelle). C'est ce qui advint de
« l'Affaire Emma » replacée sous le « rêve de l'Injection à Irma » (I. des rêves)
dont Monique Schneider nous compte les détours (depuis la publication, par
les soins de Max Schur, et la traduction en français des lettres inédites à
Fliess sur cette histoire I3). Cette perte, ce délestage, est la condition sine qua
non du style « théorique » généralisateur de l'écriture freudienne. Celle-ci ne
peut plus avoir pour objet la seule personne de Freud. Et, si c'est apparemment
1 2. Cf. ce qu'en dit O. Mannoni : « l'Analyse originelle », in Clefs pour l'Imaginaire, op. cit.
13. Monique Schneider: «De l'épistolaire au théorique: l'accidentellement vivant», in Actes
du Colloque « Les correspondances » (oct. 1982). Publication de l'université de Nantes, janvier 1984.
M. Schur, « L'affaire Emma... », in Les études freudiennes. Revue, n° 15-16, traduction D. Miermont,
Denoël, Paris, 1979.

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encore le cas (l'auteur et le narrateur pouvant être assimilés sous le même
«je»), quelque chose d'autre doit y prendre place, même si, dans ce rêve
Freud rapporte un morceau de son « auto »-analyse. Cela ira en s'accentuant
avec les écrits suivants (nous allons y revenir).
Second sens, seconde métaphore pour traduire ce « facteur » d'analyse
qu'est l'écriture :
L'écriture emporte ailleurs... et pour le futur. Placement! A longue
échéance! Transfert d'un lieu à un autre (transfert de fonds!) : transfert d'un
destinataire singulier (Fliess, dont Freud avoue qu'il a besoin pour relire ses
manuscrits! cf. L. 119) à des destinataires autres.
Corollaire : Freud y parle « autrement » ; devient un autre destinateur, un
autre scripteur (Derrida note la présence nombreuse des « Es... » comme sujet
impersonnel d'un grand nombre d'énoncés du Au-delà, in « Spéculer... », p. 340;
ce qui est également souligné par F. Roustang, op. cit.)
Il ne s'agit plus de voir Freud « comme écrivain », répertorié, classé et
honoré dans les rangs des « gens de lettres », mais beaucoup plus comme
écrivant, pris dans l'écriture où // y a (es gibt) de la théorie. Un Freud toujours
présent entre l'auto-hétéro-analyse et la place (Stelle) multiple, décentrée,
inassignable à un sujet individuel, autobiographique u.
La théorie psychanalytique devient, « pour » Freud, cette Carte postale
(Derrida) qu'il (s')adresse à des destinataires inconnus et qu'il porte en lui,
plus vrais que lui-même, que ce lui-même dépassé, éjecté, maintenant qu'il se
confond « désormais avec la psychanalyse ». Ce qui s'efface c'est la singularité
du drame de l'individu Sig(is)mund Freud pris dans cet idéal de beauté et de
vérité qu'il ne cessera de (se) rappeler jusque dans ses dernières lettres (de
Londres) sur la religion et le... Monothéisme. Un Freud perdu pour les siens.
Un Freud fondu et passé dans son édifice théorique et littéraire : transfert et
transfusion. Un Freud qui est, déjà, dans le détachement et ce à l'égard de
son œuvre elle-même, exception faite pour le Moïse et le Monothéisme,
justement (cf. M. Schur citant la lettre dernière à A. Zweig, op. cit., p. 163)!
A la différence du névrosé et sur un pôle inverse (mais en partant des
mêmes matériaux psychiques « personnels »), l'auteur-narrateur Freud,
l'écrivain, construit un nouveau mythe collectif (...« notre mythologie ») : celui des
pulsions et de l'Inconscient. Sur une voie parallèle encore (mais selon un autre
angle du prisme déformant et projetant dans un autre espace, voisin de celui
de la théorie), c'est la « religion » psychanalytique. Ce minimum de croyance
nécessaire à tout analyste et qui - bien qu'analysé - renaît de ses cendres...
s'en vient fonder cette « société de chiffonniers » analystes, dont parlait si bien
Lacan avant que les « siens » n'en fassent, depuis, l'épreuve, toujours actuelle 15.
Si Freud a « réussi là où le paranoïaque échoue » (Lettre à Ferenczi),

14. Cf. l'analyse du « Rêve de l'Injection à Irma » dans le Livre II des Séminaires de J. Lacan :
Le Moi dans la théorie de Freud, Seuil, 1978, et l'analyse du « Moi » dans le... Léonard de Vinci
(Freud) à propos de la création d'une œuvre et de la sublimation.
15. F. Roustang, Un destin si funeste.... Minuit, Paris, 1976.

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c'est que l'envers d'une théorie est bien cette religion délirante ou ce « mythe
individuel du névrosé » (Lacan, 1953) lesquels ne diffèrent que par une question
d'angle (degrés ou radians) vis-à-vis de la position phallique.
C'est aussi cet écart, cet angle (translation) que l'écriture produit chez
Freud, mais aussi chez tant d'autres qui, comme lui, ont œuvré pour la
connaissance de « Pendo-psychique » et de ses théories, mais avec moins de
décentrement : Hans, Schreber, etc.

Nous prenons appui sur le texte de Muschg et sur le commentaire de


J. Schotte pour - après F. Roustang, « Du style de Freud » - développer une
autre idée que résumait « notre » renvoi au transfert à propos d'écriture
théorique, et qui connote cette notion de transfert : il n'y a pas de transfert
sans traduction! Là encore, c'est surtout à Derrida que nous sommes
redevables. « Verschiebung » : le transfert, le déplacement, décharge... proche de
la « Verdràngung» (refoulement, déplacement: exit!) ne va pas sans faire
évoquer un autre terme allemand qui dit, lui aussi, le transport, le trafic, le
commerce (au sens sexuel, entre autre) : Verkehr 16. « Ubertragung », ce
transfert de la cure, - celui de la névrose « supplémentaire » qui suscite et
requiert la cure, - Freud l'a (re)découvert après le départ de Dora : une
sombre histoire de transport et de trafic amoureux. Verkehr, très évidemment!
Mais cette « Vbertragung » freudienne peut être rendue aussi par : «
traduction » (dixit le Weiss Mattutat...). Ce qui charge la notion de transfert d'une
référence, soit intralinguistique : passage d'un niveau de la langue, à un autre
niveau (par exemple la « Grundesprache » d'un côté et les « Mémoires » de
l'autre, du Pdt Schreber) ; soit extra-linguistique, trans-linguistique : entre deux
langues différentes ou voisines.
Le corrélat c'est qu'il y a toujours un reste, une perte, une « tare »
d'intraductible. Le terme habituel pour dire traduction est plutôt : « Ûberset-
zung ». Et, si traduire c'est aussi porter par-delà une frontière (Ubertragung),
c'est donc passer et faire passer d'une place à une autre, d'une position, d'une
assiette (Setzung) à une autre. Un texte mal traduit est un texte qui n'est
« pas dans son assiette » [même si le traducteur y fait... son beurre), qui a
perdu sa place. Faire passer d'une place, d'une position à une autre, voilà qui
renvoie à une stratégie du langage (intra ou trans-linguistique) !
Ce qui est certain c'est qu'il y aura toujours de la perte, une « relique »
(ces « restes » que tiennent tant à retrouver les exégètes, les puristes, les
fétichistes avec ou sans amour donné).
Traduire, interpréter (ubersetzen) conduit facilement à sauter le pas, à
franchir, à faire franchir... un cours d'eau : (einen Fluss ubersetzen). Passage
du Rubicon! Transgression! Du «transfert à liquider» au liquide de la
transfusion, de Freud à son œuvre, un nom est pris dans cette mutation : celui

16. Cf. Le Verdict (Kafka). C'est le mot clef, de la dernière phrase du récit! comme dans
« Dora » (in les Cinq psychanalyses, PUF, 1970). Souligné par Freud en note 1, p. 74.

56
de Fliess (et sa théorie de l'écoulement nasal!). Et il évoque un autre : celui
de l'ami Fluss... et de sa sœur, dont Freud fut amoureux : Gisela!
Mais restons sur cette « Ûbersetzung » qui connote la « Ûbertragung » :
la « transférance ». Il donne pour l'horizon cette idée de passer au-dessus,
pardessus (comme tout ce qui se situe dans cette série des mots à préfixe : ùber)...
voire : passer outre. Passer outre... à Fliess (Fluss), et à sa théorie biologique
de la bisexualité, par exemple. D'où l'idée intéressante de rapprocher, comme
le fait J. Laplanche dans son séminaire sur le transfert (1983-1984), pour les
préciser : transfert et « mise en acte » («Agierung » - bien que ce soit un
néologisme forgé sur ce qui est déjà une francisation : agierenl). Dans les
deux situations (transfert et agissement) il y a plus que du « trans », il y a du
« par-dessus », de la transgression!
Ce que Freud transfère, transporte d'un type d'écriture à un autre, par
exemple des Études sur l'hystérie (rédigées sous formes de « nouvelle », de
«roman», de «journal»), à tel écrit sur... Les rêves, en passant par la
Correspondance à Fliess... pour aboutir à tel essai sur Hans, sur Schreber ou
sur Léonard... (mais pour repartir aussi en « postes » d'écriture épistolaire avec
Jung, Ferenczi, Abraham, etc.) ou telle série d'exposés très didactiques (comme
ceux de l'Introduction à la Psychanalyse...), ce n'est pas seulement le lieu de
réception, d'écoute des destinataires forcés de changer de place, c'est aussi et
d'abord la sienne : sa place, son assiette... par-dessus laquelle il saute (ùber-
setzen) pour (se) placer au-dessus (ùber-stellen). Il (se) met ailleurs, comme
dans ces récits venus d'ailleurs, récits de rêves, ou d'hallucinations (andere
Schauplatz), parlant ainsi d'un autre lieu, plus « éternel » : celui du « père
fondateur de la psychanalyse », comme on arrive à le dire. Ce qui est désormais
« perdu » c'est le Freud « originaire », celui - apparemment - de l'« auto »-
analyse, de la « psychologie concrète » (comme avait cru le découvrir G. Politzer).
Perdu... mais non pas disparu sans avoir laissé de trace! C'est ainsi qu'on le
reconnaît, lui ou des gens de sa famille dans des textes aux allures de généralité.
Exemples : « Un homme de trente-huit ans de formation universitaire... » (dans
« Les Souvenirs-écrans », 1899); ou « un enfant de dix-huit mois »; ce « bébi o-
o-o-o » est : Ernst, le petit-fils de Freud, fils de Sophie (récemment) décédée
- alors que Freud n'a pas achevé Au-delà... - en janvier 1920. Ce petit garçon
joue, très sérieux (ernst), à faire passer une bobine par-dessus (ùber) les bords
de son berceau. Et ce : « Au loin/ici », d'un bord à l'autre, ça intrigue Freud
qui s'y connaît en « ùber »... !
Vraiment, // y a (es gibt) du « un » (comme il y a du « il », du « es »...)
dans l'écriture théorique de Freud l7.
Du un-script, un-scrit (un « p» en est la différence!).
Mais d'un texte à un autre, d'écrits publiés à ces « Archives Freud »
secrètes, inédites, si le plaisir des exégètes est de retrouver ce Freud perdu
pour et par l'écriture théorique, une grave erreur serait d'expliquer celui-ci
17. Une formulation connue depuis certains séminaires de J.Lacan: 1972-1973, Ou pire...;
1973-1974, Les non-dupes-errent, Paris, 1981.

57
par celui-là perdu-retrouvé. Si on peut expliquer (qu'il y a de) Y un c'est par
l'Autre - au sens de Lacan... et au moyen de ces mutations de destin pulsionnel
dans une vie (sublimation).

Des genres : Freud, metteur en scène

Muschg écrit avec fougue, admiration et audace - pour son époque - sur
l'amour de Freud pour sa langue. Il parle de son « amour sensuel du mot » (il
faut le dire ! Et il faut - peut-être - écrire « comme » un littéraire pour le dire
aussi simplement et « érotiquement » !). Il note son goût pour les images, les
métaphores : celles des Dichter {ibid., p. 79-90).
Pour notre part nous soulignerons, dans l'optique des travaux de ces
dernières années en matière de critique littéraire (Barthes, Todorov,
Genette, etc.) la variété et les dominantes des formes narratives chez Freud.
Les multiples facettes - celles surtout du « discursif » - qui dominent les écrits
ont tantôt l'allure de récit (narration), tantôt de discussion, ou de traité... Tout
cela fortement mêlé.
Cette prédominance du discursif, du « dialogue » impose une autre
constatation : il y a une grande activité de mise en scène, et de nombreux personnages
à y intervenir, dans les écrits de Freud. D'où cette idée : II y a de la
« représentation » chez Freud; théâtre et saynètes, jeux d'acteurs et distribution
de rôles 18.
Lui qui aime tant parler de roman, de nouvelles, abonde en fait dans le
genre dramatique (dont Shakespeare et Sophocle sont ses « montreurs »
préférés). Pas étonnant qu'il n'ait pas pu sentir Dostoievsky : un des romanciers
les plus dramaturgiques l9, mêlant - peut-être trop, pour lui - roman et
tragédie 20, détournant le roman de cette fonction d'évasion que lui, Freud, lui
conférait en 1909 (« la Création littéraire et le rêve éveillé... »).
Freud, donc, transpose (umstellen) le récit en scènes dramatiques; il
outre-passe (ùber-setzen) les règles du genre littéraire (le récit médical) pour
traduire (uber-tragen) cela dans un autre genre. C'est là son style : animé, vif,
dynamique; des dialogues plus que des monologues... lesquels cachent aussi
souvent encore des dialogues, des controverses, voire des doutes (comme c'est
le cas dans Au-delà...) sous forme de « dialogue » : question-réponse (Hamlet :
« être ou ne pas être...? ») qu'il se fait.
C'est la discursivité de ses écrits qui frappent. Leur rythme brisé, dialo-
18. Pour exemple : le récit que Freud fait de « la comédie de la restitution de l'argent », dans
« l'homme aux rats », in Cinq Psychanalyses, PUF, Paris VII*.
19. Vladimir Marinov, « Matricide et parricide dans Crime et châtiment», in Psychanalyse à
l'Université, t. 9, n° 33, décembre 1983, AUREP Réplique. Cf. aussi M. Bakhtine.
20. « De tous les genres littéraires, le théâtre est le plus charnel », A. Green, in « Hamlet et
Hamlet » (Une interprétation psychanalytique de la représentation), Balland, Paris, 1982. Cet auteur,
comme Freud, se réfère lui aussi à Aristote à propos du genre tragique. Mais, précisément, ce que
Freud tolère de Shakespeare sous cette forme du tragique, il ne T'acceptera pas d'un autre grand
« parricide » (Dostoievsky sous la forme du roman et dans un style différent, il est vrai). Aristote,
là encore, inspire et guide son sens esthétique et son classicisme (cf. La Poétique, Seuil, 1980).

58
gique est celui de la contre-verse (chant et contre-chant), celui des « dialogues »
de Socrate, écrits et mis en scène par Platon (cf. Derrida). Des exemples
précis, brièvement : L'avenir d'une illusion, ou ce chapitre III des conférences
de l'Introduction à la psychanalyse (à propos des lapsus).
Et, puisque nous parlions de Vun qui s'inscrit dans l'écriture théorique,
lorsque Freud reprend la parole pour dire « je », « nous », cela ne pourrait
passer pour un retour (zuriïck) au bon vieux temps du « Je » de l'« auto »-
analyse-à-Fliess. Rien de ces : Ruckkehr, Heimweg, Wiederholung... Ce n'est
pas le même « Je » : celui des narrateur et auteur, ou le Freud de la biographie.
Celui-là est une fiction littéraire, un «je » de mise; celui qui avait à advenir...
et qui n'est plus le « Moi-je » de l'omnipotence infantile et, dans l'après-coup,
narcissique « en diable », (maniaque ou mélancolique !). Ce « Je » est bien (de)
l'Autre, fait et dit, prononcé et soutenu par, pour l'Autre 21.
C'est bien ce qui nous touche le plus, à lire et commenter ses textes,
c'est de sentir, de savoir - malgré ou à cause de la masse considérable d'écrits
sur la biographie de Freud - le vide, l'évidement du « Je », des « nous » dans
ces récits à controverse. Un Freud absent autobiographiquement de « ses »
historiettes, de « ses » drames familiaux (Ernst et la mort de Sophie, sa mère).
Un Freud trop sérieux (ernst), celui de «la séance continue...»; un Freud
perdu, disions-nous, pour les siens et pour notre goût de la personnification,
de la présence de nos « héros » des mythologies modernes ".
L'épreuve la plus démonstrative à faire : relire et commenter, de ce point
de vue narratif et énonciatif - de l'absent « autobiographique » -, en parallèles :
Les lettres à Pfister (Gallimard) et l'Avenir d'une illusion (PUF) à propos
des rapports entre psychanalyse et religion. Le Freud de l'Avenir... n'est pas,
n'est plus celui des lettres au pasteur suisse. Mais peut-être celui-là est-il
encore le plus sympathique, le plus « proche » de Pfister?...
Et bien retournons l'argument! Nous avons toujours eu la même et durable
impression en lisant Freud qu'il a toujours écrit « en correspondance » (comme
« on » parle en psychanalyse, dans la cure). Cf. Le Malaise... de R. Rolland.
Il y a un modèle rhétorique du « genre épistolaire » qui est fréquent dans
tous ces écrits. Il l'a souligné, du reste lui-même, dans l'avant-propos aux
Nouvelles (fausses) conférences (1932). Il lui fallait le support d'un
interlocuteur, d'un « auditeur imaginaire » plutôt, là, pour écrire. Ce qu'avait été

21. Par et pour : cause et finalité, destination (se) ramènent à l'Autre dans le circuit que
parcourt l'adresse de la parole. Et surtout il s'agit de l'Un, de l'unique ce qu'il est bien rare de
trouver dans l'humaine condition. Relire Heraclite avec... Lacan, à moins qu'on ne lui préfère
Heidegger!
22. Ce que nous résumerons par la formule : « il y a du " un " sous les " Je " ». Et ajoutons
que la formule n'est pas réversible en ces termes : « il y a du " Je " sous les " un " », - ce que fait
la psychobiographie...! - mais plutôt sous cette tournure : « il y a des " Je " sous le(s) " un " ».
La forme énonciatrice : « Je », ayant chaque fois à être précisée par ce qu'il en est des relations
du sujet et du prédicat, en tant qu'énoncé et en tant que procès d énonciation : où se situe et se
joue le sujet de renonciation, - par rapport au sujet (de l'énoncé) et au prédicat. Il y a « des »
sujets. Et le plus sujet n'est pas celui auquel on pense (: la « personne », le sujet autobiographique
unifié, apparemment, sous « son » nom... En réalité : le nom d'un Autre!) - cf. « On bat un enfant »
ou « Un enfant est battu », in Névrose, Psychose et perversion, PUF, 1973.

59
Fliess, jadis! Le garant d'une écoute... qui, muet, absent, fait parler. Facteur
de paroles23!
Freud confiait à Fliess ce goût, ce « sentiment de la forme » (L. 119 citée).
Muschg parle, encore, précisément de ces « mises en forme », de la joie qu'on
ressent devant ses textes et - de ce qu'il suppose ou prête à Freud - d'une
«joie de donner forme » {ibid., p. 89).
Les correspondances de Freud (plusieurs milliers de lettres; beaucoup
encore inédites ou d'autres sur le point d'être traduites : celles à Ferenczi par
exemple, on les a dit « plus de deux mille ») prendraient un sens nouveau si
on les éclairait de ce point de vue et les considérait comme des prologues à
une écriture théorique dialoguée (platonicienne), tendue vers ce moment de
l'épreuve qu'est toute écriture : « ...la séance continue »!
Évidemment cette écriture est, a été et restera longtemps, occultée par
la réduction au psychobiographique et la réintroduction - tellement plus facile,
plus supportable - des « aspects humains », familiaux; autobiographie de
l'existence de Freud : amours, faiblesses, petits travers, habitudes, etc.
De cette psycho-« bio »-logisation on a vu se porter ailleurs l'effet
dévastateur et « déplaceur ». Nous visons par là ce qui est né depuis M. Bonaparte,
E. Kris, Hartmann, - sous l'étiquette de « psychanalyse appliquée », aux États-
Unis, mais en France aussi bien! Chaque fois l'œuvre et l'auteur en sortent
magnifiés, exceptionnels, renarcissisés, à l'inverse de ce processus é'évidement
subjectif inhérent au pouvoir de toute œuvre tant soit peu « prenante » et que
Freud soulignait à propos de Léonard.
Cela ne fait que reposer le problème déjà traité des rapports de
l'autobiographique, de l'auto-analyse et des écrits théoriques (cf. D. Anzieu et tant
d'autres...). Et plus précisément : qu'en est-il du transfert - cf. ci-avant -
lorsque Freud passe à l'écriture de la psychanalyse théorique 24? Que reste-t-il
pour produit d'une transformation (Umsetzung), d'une transduction-traduction
(Ubersetzung et Ubertragung) de l'écrit « auto «-analytique et autobiographique
à l'écrit théorique? Quel est le prix de ce « passage », de cette traversée, où
en sont les difficultés, les barrières, les écueils (Hindernisse)?
Surtout lorsque l'on sait, dès les premiers documents conservés, de ces
lettres de jeunesse (de Freud à Fluss), combien Freud se dit en butte à cet
idéal de « beauté »; puis à ce public imaginaire des « dix à quinze » ou « quinze
à vingt années » à venir; enfin à ce refus d'être, en tant que personne, l'objet
vénéré - quand bien même il se fait autoritaire et jaloux de ses prérogatives
- de ce qu'il a suscité d'admiration; donc à cette obligation de croire en et

23. Qu'on se reporte pour l'illustration de notre argument au début du chapitre IV de l'Avenir...
Mais la demonstration est plus flagrante dans « A propos d'un événement de la vie religieuse... » in
l'Avenir. Là Freud reprend directement comme matériaux un échange de lettres pour (y) répondre
- devant d'autres lecteurs - de son interprétation de la croyance. Il y a « monologue », dialogue et
développement de la forme généralisée de l'énoncé. « On », « il »... (man, es).
24. S. Leclaire a évoqué cela dans : On tue un enfant (Seuil, 1975). Maud et O. Mannoni y
reviennent régulièrement, La théorie comme fiction et Fictions freudiennes; d'autres : M. Safouan
(L'inconscient et son scribe), F. Perrier, C. Clément, E. Roudinesco, D. Sibony (L'Autre incastrable),
Monique Schneider, etc.

60
de sacrifier à ce «style idiomatique» qui le définissait, le déterminait déjà
« comme littérateur », dès le lycée. Style et visée, communication et adresse
font de Freud dès ses premières lettres « privées », « intimes » (à Martha) un
écrivain théorique, philosophique, « absent » - non des contingences mais - de
l'emprise, par trop narcissique, de ces réalités sur un « je » infantile. Ce « je »
est celui du « moi » hypertrophié, déplacé, vulgaire aux yeux du mystique
Pascal et de ses exigences de dessaisissement. Mais ici le « je » est plutôt
stoïque, celui de la « belle indifférence » quant aux effets narcissiques de ses
propres mises en route (succès, disciples, honneurs, renom) 2S.
Bien sûr les conditions de vie varient. Nuances et précisions s'imposent
selon les moments, les textes précis, considérés de l'œuvre de Freud. Mais le
coup de patte (la « belle indifférence », autant que la méticulosité à poursuivre
le déracinement de soi-même) s'impose toujours le même, avec ses retombées
sociales : pessimisme, scepticisme, distances à l'égard des honneurs faciles, au
travers (trans, et iïber) d'écrits divers : correspondances, essais cliniques et
théoriques ou d'autres plus « littéraires » (« roman analytique » à propos du...
Léonard, « roman historique » à propos du... Moïse et le monothéisme).

Freud Schriftsteller oder... « Schriftstheler » ?

Freud un écrivain ou un... « voleur d'écriture »? Ce terme fabriqué à


partir du substantif Stheler : voleur, n'est pas d'usage dans la langue allemande
sauf, comme ici, à y poursuivre le plaisir du jeu de mot et à y faire advenir
certaines vérités; on verra que ce «mot» n'est pas gratuit et que sous les
honneurs d'une activité professionnelle de prestige gît une autre et terrible
réalité. Alors, pourquoi ce « mot d'esprit »?
Il y a ce Freud dévorateur de livres, le rat de bibliothèques, le ver-de-
livres (le « Bùcherwurm » du « souvenir-écran »). Ce Freud c'est cette sorte
d'homme-rat, bibliophile et papyrophage qui faisait passer tout son argent
dans sa passion des livres. Cet homme est aussi celui-là qui se trouve atteint,
en 1923, de ce qu'on reconnaît être un cancer (cf. Max Schur).
Le cancer, selon une métaphore, déjà utilisée à cette époque, est dit :
rongeur! Freud est donc rongé par un cancer. Où çà? A la mâchoire! Là-
même où « ça » dévore, où « ça » ronge et « ça » déchire. (« Lœwenzâhne » -
«dents de lion»: pissenlit «...Les souvenirs-écrans».) Reissen26\ Faut-il y
voir l'application (topique corporelle) de cet adage, selon lequel : « chacun est
puni par où il a péché»? Car Freud aurait-il pu, lui-même, y échapper?
Dévorateur... de pain, de livres, fumeur incorrigible de cigares si... délicieux
25. Cf. R. Laporte : « Parviendrai-je à écrire " je " tout en métamorphosant par l'écriture ma
vie d'homme elle-même? » in Fugue, Gallimard, p. 49, Paris, 1970.
26. On se reportera à cet article de S. Leclaire « A propos d'un fantasme de Freud » où ce
« reissen » (déchirer) sst rapproché du « reisen » (voyager) et de la phobie des chemins de fer de
Freud, in Revue L'Inconscient, n° 1, PUF, 1967. Verkehr et Obertragung s'y trouvaient déjà réunis!

61
(cf. « le goût du pain... » [...] du « souvenir-écran »...) il devait « tomber » de
cela même qui lui avait donné à goûter l'existence!
Freud lorsqu'il devint écrivain ne poursuivait-il pas un autre «
arrachement » (Ausreissen) : comme l'annulation du Freud Schriftstheler, du voleur
d'écritures? Réparation, dirait M. Klein! Freud restaurerait ainsi (on peut
l'imaginer... cela engage moins Freud que l'art des variations sur un thème
donné!), par l'acte de produire des écrits, la fonction elle-même - plus que
l'image - du donneur d'écritures (le père), mis à mal (verreissen). Réparer,
annuler la défoliation-défloration de son cadeau : le livre. Lui restituer des
livres tout neufs 27. Et, pour ce faire, il invente un autre don de l'écrit. C'est
là aussi son style, lui le pilleur, le rongeur de bibliothèque : il écrit « comme »
un écrivain, à la place (an Stelle) de l'écrivain-donneur « originaire » du livre.
« Au commencement - pour Freud - était le livre », dit en somme le
« roman familial » freudien, que ses écrits, théoriques ou non, épistoles et
« roman analytique », ne cessent de mettre en scène.
Le livre? La Bible : celle de Philippson, celle du rêve des étranges oiseaux
égyptiens au chevet de la « mère morte » ( !) (cf. Interprétation des rêves,
p. 494-495); celle que lui lègue son père pour un anniversaire 28; celle-là encore,
ou une autre semblable, dans laquelle il apprit à lire 29, comme tous les enfants
juifs 30.
Ce Freud-là est bien celui d'une « scène de l'écriture » (J. Derrida) et
toujours la même, mais qui engage le porteur Freud à être présent à la fois
comme acteur, comme metteur en scène, comme témoin : objet(s) et sujet(s)
comme chaque fois, lorsqu'il s'agit d'un « fantasme originaire » (cf. « On bat
un enfant», 1919) 31.
Écrire... sur la clinique des névroses, la théorie des rêves, des lapsus, des
actes manques, des pulsions ou la culture, c'est être transposé (umgesetzt) ou
être trans-porté (ubertragt) là où les pulsions de mort laissent produire le
meilleur commerce, le transport (Verkehr) auquel l'être puisse accéder au
cours de l'aventure de son humanisation : celle d'une œuvre.
C'est là cette « place » que la Boétie réclamait à Montaigne (ou Hamlet
à Horatio) à l'heure de son agonie : une stèle 32 (eine Stelle), un nom inscrit
auxquels on puisse accéder par « Ùbersetzung » , par traduction, par métabo-
lisation, de place en place, de transfert en transfert. Place qui se résume en
une plaque apposée - ce que désirait Freud - (« Lettres à Fliess », n° 137),

27. Montaigne a traduit « pour » son père, le livre de R. de Sebond, « Ùbersetzung » et


« Ùbertragung » se joignent là encore!
28. Chez V. Gogh aussi il y a le livre! la Bible et tous les autres livres!
29. Cf. D. Bakan, Freud ou la tradition mystique Juive, Payo.t, Paris, 1977.
30. Cf. le numéro cjue la Revue L'Écrit du temps consacre à Éd. Jabès au Livre et à Moïse et
le Monothéisme (à partir d'un texte de Lyotard, in Questions de judaïsme (Éd. de Minuit, Paris,
1984) : « ...le rapport du Juif avec le Juif se concrétise par un échange de Livres » (Éd. Jabès), ibid.,
p. 14. (Nous soulignons.)
31. Se reporter à la littérature abondante sur ce thème : J. Laplanche et J.-B. Pontalis; J. Nassif,
S. Leclaire, J. Laplanche à nouveau, etc. après Lacan cf. « La relation d'objet... » (inédit).
32. « Hommage à la Boétie (lettre de M. de Montaigne à son père : Pierre de Montaigne) », in
Œuvres complètes de Montaigne, Seuil.

62
portant un nom im-mortel (il y a de l'un... encore) et que consacre la parole
de l'Autre (la renommée, venue de la ville de Francfort, de Vienne, etc.).
« La peinture... faut y mettre sa peau... », avait dit J.-F. Millet. V. Gogh
l'a cru à la lettre. Mais Freud, serait-il « déplacé » de dire que, lui aussi, pour
l'éloquence et l'« appétit » que nécessitait une telle emprise : la psychanalyse,
il y a laissé de la peau, sa mâchoire plutôt? C'est là un legs de Freud, profit
et perte compris, qu'on ne voit pas si clairement revendiqué! La « sublimation »,
c'est plus propre et ça fait - apparemment - moins (de) mal! Le « symbolique »
ça parle mieux surtout si on oublie de penser que le « réel » s'y appuie ! Mais
l'écriture ça fait des trous, des déchirures (« ausreissen »), ça trans-perce.
C'est un emporte-pièce qui fait l'habit du « poète » troué d'étoiles, troué de
ces manques-à-être-couvert. L'homme y advient nu!
Sinon, pourquoi Freud aurait-il redouté si fortement certains types
d'écrivains, philosophes et... d'avoir à les rencontrer (cf. lettre à Schnitzler, n° 197,
in Correspondances 1873-1939)1
Le détour (Umweg) par la psychanalyse s'imposait, pour lui. La dette du
livre, si elle nécessitait le sacrifice d'une vie, d'une mâchoire " inscrivait aussi
dans ses comptes, qu'il devait « rendre au centuple » et lui laissait le temps
d'accomplir sa besogne. Ce qu'il fit avec « sérieux », jusqu'à la fin 34.

Legs de Freud

L'image est belle. Mais les héritiers sont « incertains » alors que le père,
pour une fois, est lui... « certissimus » ! Traduire Freud c'est le trahir; le
transfert n'est jamais trans-parent ! Les héritiers ayant à devenir à leur tour,
fondateurs, trouvent-ils assez de « transcendance » pour forger cette alchimie
pulsionnelle, cette métabolisation de « l'amour du père » nécessaire à leur...
disparition?
Si les fils de Freud sont fatigués (C. Clément) la filiation risque d'être
simple « copie conforme », simple « Wiederholung » (institutionnelle,
conceptuelle...) alors qu'il leur faudrait inventer et perdre à la fois, à nouveau, pour
répondre de la dette, de ce qu'ils ont dérobé (stehlen) au feu - (du) - père!
Chacun - nous le savons et le méditons trop peu - en cet héritage ne
peut « le » voir sur-vivre (iiberleben) en lui qu'à cette condition de mettre à

33. Cf. l'épisode de la Bible : Samson détruisant les Philistins à coups de mâchoire d'âne. Livre
des Juges XV, 14. L'objet (partiel) meurtrier s'incarne souvent dans les figures d'un bestiaire (cf. le
cancer pour Zorn : un tigre...) ou d'un «objet» (outil, travail...) familier. C'est lui qui façonne les
figures du destin et de la mort : « ...à chacun sa mort » (Derrida, in « Spéculer... », p. 378), etc. C'est
sous lui et par lui que travaillent les « pulsions de mort ». En sous-traitance! Mais qu'en est-il alors
de l'altérité? Et chez Freud? Qui était le « Samson » de cette terrible histoire? Et qui pourrait faire
figure des Philistins assommés par cette redoutable mâchoire? Freud «donateur» de sa mâchoire à
un Samson, vengeur de l'histoire des Juifs... devait-il être assimilé pour autant à... un âne, fût-il
analytique?
34. Ecrire est une « sous-traction du corps », comme le confiait M. Duras dans une interview
filmée, lors des répétitions de « Savannet Bay » ; une préparation, en somme, au « bien mourir » de
Maurice Blanchot (à propos de Kafka et de Rilke), ou a cet autre « Mourir à rien » dont s'entretenait
M. Duras commentant La maladie de la mort (Libération, 4 janvier 1983).

63
mort son texte lu (uberlegen), comme seule marque de deuil et encore
d'attachement (uberlieben). Cela, dans l'histoire, s'est appelé : la Réforme 35.

Post(e)-Scriptum
Rennes-Nantes, Janvier 1984.
Ce texte, précédemment publié dans Atelier d'Écriture rf 1 : Littérature et
Psychanalyse (Nantes, Université)
avec l'adresse
à Jean Laplanche,
l'année de son séminaire sur
le Transfert : 1983-1984
a trouvé ici - par les soins de J. Bellemin - Noël la place « en littérature »
qui devait lui revenir, par destination. Qu'il en soit donc remercié!

35. La « Réforme » s'oppose précisément, à la lettre et dans l'esprit, à l'idée de « guerre sainte »
et à celle de l'Inquisition, affaires d'ouvrage collectif; la Réforme est cheminement et « conversion »,
ce qui se joue, en propre, en un drame singulier. Le législateur intervient - en toutes - mais pas au
même..., en-droit!
Le terme « réforme » est employé par Freud, lui-même, au chapitre IX de l'Avenir d'une illusion,
op. cit.

64

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