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La Phénoménologie du corps
Alphonse De Waelhens
De Waelhens Alphonse. La Phénoménologie du corps. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 48, n°19,
1950. pp. 371-397;
doi : 10.3406/phlou.1950.4299
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1950_num_48_19_4299
quelle est la nature du lien qui m'attache à mon corps ou, plus
exactement, me fait être mon corps.
Une des caractéristiques de l'existentialisme français est qu'il
s'est pleinement et d'emblée rendu compte de l'importance de ce
problème. En peu d'années, il a réussi à présenter sur la notion
du corps un ensemble de descriptions et de thèses si considérables
qu'elles orienteront vraisemblablement toute la psychologie
phénoménologique de l'avenir. Mais il y a plus : à notre sens, la portée
de ces travaux dépasse de beaucoup le cadre des ontologies dans
lesquelles ils ont historiquement trouvé place, au point que ces
données et ces réflexions constitueront une base de départ désormais
irrécusable pour toute philosophie. Nous nous proposons d'exposer
quelques-unes de ces idées en nous promettant du reste d'y revenir,
car le sujet en est à la fois fondamental et inépuisable.
En cette matière aussi, Gabriel Marcel fait figure de précurseur.
Le Journal métaphysique et Etre et avoir fourmillent de réflexions
sur le problème du corps ou celui de la connaissance sensible. Une
conférence, publiée en 1939 dans les annales de l'Ecole des Hautes-
Etudes de Gand, sous le titre L'être incarné, repère central de la
réflexion métaphysique, les organise sous une forme presque
systématique.
Gabriel Marcel a toujours tenu pour escamotage ou tricherie toute
tentative visant à passer de la pensée à l'existence. « Si l'existence
n'est pas à l'origine, elle ne sera nulle part ». Ainsi se trouve
condamnée en une phrase, l'ambition inlassable de toutes les
dialectiques idéalistes et, sigulièrement, celle que Hegel assigna à sa Logik-
Mais cette déclaration de principe ne suffit pas pour autant à
résoudre toutes les difficultés, car il y a lieu de se demander à présent
quel type d'existence il convient de placer au départ de la réflexion
philosophique, puisque l'examen le plus superficiel de la réalité nous
persuade que toutes les existences perceptibles ne sont pas sur le
même plan. Admettons que mon existence fournisse ce point de
départ. Mais cette expression recèle encore bien des pièges, car nous
ne savons pas si en elle l'accent doit porter sur le « je », sur 1*« être »
ou sur le lien de l'un et de l'autre. Favoriser le je, c'est préparer
l'éclosion de cogito cartésien, mettre en avant une forme d'intériorité
pure dont l'admission aura pour conséquence immédiate d'amener
le problème de la connaissance au centre de la philosophie tout en
le rendant insoluble : car rien n'expliquera jamais comment un «
dehors » arrive à être recueilli en un « dedans », et moins encore aurons-
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<*> Tel est pour Sartre le sens, jamais complètement réalisé du reste, de
l'activité sexuelle.
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pour le corps est que, s'il paraît aussi être une chose (n'importe
qui peut se metre en mesure de constater que je mesure 1,70 m.,
que je suis blond, gaucher, boiteux ou diabétique), il ne l'est pas
en tant que mon corps, c'est-à-dire en tant qu'il est éprouvé, manié,
hanté. Or, c'est sous ce dernier aspect, et sous ce dernier aspect
seulement, qu'il importe à notre problème. Le corps qu'il convient
d'unir à ma conscience (si l'on veut bien nous permettre ce langage
déjà fort suspect), ce n'est pas celui que vous voyez mais celui que
je sens. Comment se fait-il que je sois ces cheveux que vous voyez
s'agiter au vent, ce doigt que vous voyez s'emparer d'une cuiller,
cet estomac que le radiologue perçoit sur le cliché ? La réponse
est simple : il n'y a pas de problème parce que je ne les suis pas.
Ces cheveux, ce viscère sont des objets de perception pour vous
(et éventuellement pour moi lorsque, prenant sur moi-même le point
de vue d' autrui, je me regarde dans un miroir ou au cinéma,
considère ma propre photographie). Ils sont pour vous tels qu'ils
apparaissent à un témoin, non tels que je les éprouve comme miens.
Et, ainsi qu'on vient de le dire, je ne saurais corriger ce
déplacement de perspective en me plaçant vis-à-vis de moi dans la situation
d'autrui : si j'ai la migraine et que je me regarde dans un miroir,
le crâne qui m'apparaît n'est pas vu dans sa souffrance.
Arguties dira-t-on. Car enfin c'est tout de même moi qu'on
opérera et guérira sur les indications du radiologue. Assurément, et
je ne prétendrai pas être bien portant si le cliché manifeste un
ulcère. Mais, c'est une réalité que de « présenter les symptômes
objectifs d'un ulcère » et une réalité aussi, encore que d'un tout
autre type, que de ressentir les malaises et les brûlures qui m'ont
fait consulter le médecin. Les deux phénomènes sont d'un ordre
différent : je manifeste l'un et je suis l'autre (2). Mais c'est le même
direz- vous ! Le même, pour qui ? Pour celui qui serait à la fois
moi-même et un tiers spectateur, c'est-à-dire pour personne, puisque
jamais les deux points de vue ne sauraient se confondre. Car si
j'ai regardé le cliché d'un estomac accusant certaines anomalies
perceptibles à tous, je n'y ai pas vu cette douleur térébrante de
laquelle, à certains moments, je ne puis plus me détacher, cette
* * «
(>) On voit donc qu'il «'agit d'une description par les caractéristiques formelles
et a priori de l'objet intentionnel de l'acte, et donc, en un sens, indirecte; non,
d'une description noétique de l'acte, laquelle est impossible dans le cas de la
connaissance sensible.
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<4> Ceci ne contredit pas ce qui a été exposé plus haut, à savoir que pour
certains systèmes sensoriels comme celui de l'ouïe, il n'est pas nécessaire de
penser qu'une donnée relative à ce sens sera forcément suivie d'une donnée
ultérieure relative à ce même ordre. Nous affirmons ici qu'aucune donnée dans
aucun système n'apparaît jamais comme la première de son 'type et, encore,
qu'aucune ne rassemble absolument toutes celles qui l'ont précédé.
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* * ♦
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A. De Waelhens.
Louvain.