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table ronde
Fauché à trente-neuf ans par les balles de l’occupant nazi, le 19 février 1942 au mont
Valérien, Georges Politzer fut, tel Paul Nizan, parmi ces intellectuels de l’avant-guerre dont
la pensée s’arrêta trop tôt pour donner le fruit de son plein développement. Elle fut décisive
cependant pour une génération qui, de Sartre à Lacan en passant par Lefebvre, fera
siennes ses exigences conceptuelles et existentielles. Sa contemporanéité retrouve cette
pensée non seulement dans son rôle historique mais dans sa vivacité. En son foyer,
l’exigence d’une psychologie « concrète », la mobilisation de la force critique du
rationalisme des Lumières, le concept de la vie comme « drame ». À ce drame où il faut
savoir « tenir sa partie » fait retour l’actualité de Georges Politzer.
Frédéric Worms. Le livre de Politzer contre Bergson, paru trois ans avant les Chiens de
garde de Paul Nizan, revendiqua et marqua une rupture théorique et politique à la fois, les
deux étant liées. Pour Politzer, « l’abstraction » qu’il dénonçait jusque chez un philosophe
qui, comme Bergson, se réclamait du concret, ne tenait pas seulement à des idées, par
exemple celle de durée, qui restait selon lui un concept général incapable de rejoindre la
vie individuelle et sociale de chaque homme réel. Elle tenait aussi à une attitude du
philosophe qui se prétendait en dehors de ce qui devint ensuite l’engagement, mais qui tint
des discours nationalistes pendant la guerre. Il fallait donc selon lui, comme selon Nizan,
une rupture dans les idées mais aussi les actes. D’autres concepts et d’autres pratiques.
Mais ils durent pour cela caricaturer ce qu’ils critiquaient ! Bergson publia en 1932 son
grand livre de morale et de politique, et ses disciples furent de tous les bords ; tandis que
les philosophes critiqués par Nizan, s’ils se plaçaient certes du point de vue de l’universel,
en faisaient bien un principe politique. On a retrouvé depuis l’importance de principes
universels, y compris dans le combat social. La polémique du tournant des années trente
fut donc décisive en son temps, fit en effet rupture théorique et pratique, mais doit être
replacée dans son contexte.
Roger Bruyeron. Le pamphlet de Georges Politzer dirigé contre Bergson mais aussi,
latéralement, contre Brunschvicg et l’enseignement de la philosophie à l’université, n’a eu
aucun effet sur ces auteurs. En particulier sur Bergson dont la gloire n’a nullement été
atteinte par ce texte, un pamphlet parmi beaucoup d’autres, probablement ignoré de
Bergson lui-même. En revanche, il a été lu par les jeunes intellectuels, philosophes ou pas,
qui avaient un compte à régler avec la « culture bourgeoise », et qui reconnaissaient dans
ce texte, comme plus tard dans celui de Nizan, leurs propres griefs, leur hostilité à
l’encontre d’une tradition philosophique qu’ils jugeaient au mieux sclérosée ou bégayante,
au pire traîtresse à la cause même de la philosophie qui est de remettre en question son
temps, ses certitudes ; d’interroger ses faiblesses, ses erreurs... En ce sens, oui, ce
pamphlet a été lu comme un retour à l’exigence de la pensée, à l’exigence socratique de
tout remettre en question ; y compris et surtout les gloires bien installées.
Élisabeth Roudinesco. J’ai été la première en 1982-1986 à donner une large place à
l’œuvre et à la vie de Politzer dans l’histoire de la psychanalyse (1). Politzer avait suivi à
Vienne des séminaires de Sandor Ferenczi et sans doute de Freud. Il était le seul du
groupe de la revue Philosophies à s’intéresser à la psychanalyse et il avait lu l’œuvre de
Freud. J’ai montré qu’au départ il n’était pas du tout antifreudien mais qu’il s’opposait
surtout et à juste titre aux psychanalystes français de la première génération qui
cherchaient à « franciser » la psychanalyse et qui étaient germanophobes. Juif assimilé et
déjudaïsé, hostile à tous les nationalismes, Politzer refusait l’idée du « génie latin » en
vigueur à l’époque et s’en prenait à Charles Blondel, le pourfendeur de Freud. La revue
Philosophies cessera de paraître et les membres du groupe tenteront une nouvelle
expérience : s’installer dans le Morbihan pour y créer une « île de la sagesse ». Dans sa
Critique des fondements de la psychologie, en 1928, qui n’était que la première partie
d’une œuvre qui ne verra jamais le jour, Politzer cherche à substituer à la psychologie
universitaire et abstraite, une psychologie concrète qui prendrait pour objet l’homme dans
ses désirs, ses rêves et ses actes. Dans cette perspective, il intègre à son projet la doctrine
freudienne en se servant d’elle comme d’une critique de la psychologie.
Élisabeth Roudinesco. Je ne pense pas du tout que Politzer ait refusé l’inconscient au
sens freudien. Il a plutôt voulu intégrer l’œuvre freudienne dans un vaste ensemble de
psychologie matérialiste et c’est, paradoxalement, ce qui explique pourquoi, en devenant
un marxiste convaincu et un militant communiste déterminé, à partir de 1929, il a renié
l’œuvre freudienne en même temps qu’il a abandonné ses travaux sur la psychologie. Et
du coup, il a également rejeté le freudo-marxisme. Militant antifasciste, il a livré une bataille
acharnée contre les théories d’Alfred Rosenberg, idéologue officiel du nazisme, et c’est
dans ce contexte qu’en 1939 il a publié sous le pseudonyme de Th. Morris (on songe à
Maurice Thorez) un article insensé, « La fin de la psychanalyse », dans lequel il qualifie la
psychanalyse de doctrine raciste et hitlérienne. À cette époque, déjà, les communistes
devenus staliniens condamnaient la psychanalyse, moins comme une idéologie bourgeoise
que comme une doctrine biologique. Et Politzer adopte ce point de vue. Mais nul ne sait ce
qu’il aurait fait ensuite s’il avait survécu. Rien ne permet de dire qu’il n’aurait pas lui-même
critiqué ses propres outrances. Et c’est la raison pour laquelle, en 1946, lors d’un congrès à
Bonneval, organisé par Henri Ey, Jacques Lacan lui rendra hommage, en soulignant que
ce grand esprit avait préféré l’action politique à l’expression théorique mais qu’il avait laissé
dans l’histoire de la psychologie une marque ineffaçable.
Élisabeth Roudinesco. Pour moi, il n’y a aucun doute possible, Politzer aura eu, non
seulement une vie héroïque, mais, contrairement à ce que vous dites, une mort héroïque.
N’oublions pas que, torturé par ses bourreaux, il les défie jusqu’au dernier moment et qu’ils
le traîneront moribond au poteau d’exécution.
Frédéric Worms. Pourquoi sa mort ne serait-elle pas héroïque ? Elle le fut, bien sûr ! Sa
vie le fut aussi, à sa manière. Il vient de Hongrie et son succès à l’agrégation de
philosophie puis sa place centrale dans la pensée française montrent que celle-ci était bien
plus accueillante et ouverte qu’on ne le croit ! Elle accueillit des chimistes polonais
(Meyerson), des autodidactes fameux (Bachelard), de futurs romanciers, des poètes et
musiciens (Wahl, Jankélévitch), était déchirée et multiple ! Politzer et Nizan eux-mêmes
témoignent qu’elle n’était pas surveillée par des « chiens de garde ». L’engagement social
dans les universités ouvrières fut admirable, mais Politzer ne fut pas sans participer à la
surveillance idéologique du Parti (dont il exclut sans ménagement un de ses meilleurs
amis, P. Morhange). Mais le héros intellectuel et politique apparut en effet pendant la
guerre. Il ne fut pas seulement combattant par les armes mais par les idées, déconstruisant
systématiquement les idéologies racistes, comme le fit aussi Simone Weil. Il incarne toute
la force et parfois l’ambivalence d’une génération, d’une époque, du siècle. Il est essentiel
de le redécouvrir aujourd’hui dans son intégrité, sa radicalité, et son intégralité.
Roger Bruyeron. Vie héroïque, qui oserait soutenir le contraire ? Ce dont témoigne la mort
de Politzer, c’est d’abord d’une fidélité sans faille à l’égard de ce qu’il a pensé comme le
cœur de son engagement : la lutte contre l’ignorance, la bêtise, l’exploitation et la violence
assassine qui en est le terme. La lutte contre l’occupant, c’est d’abord la lutte contre le
nazisme, contre le mythe de la race, contre l’irrationalisme qui en est à la fois le moteur et
l’effet. Irrationalisme qu’il voit envahir la pensée française avant que l’ennemi offre à
certains la possibilité de la faire tomber dans l’ignominie. La mort de Politzer témoigne en
cela de la volonté de relever la pensée des Lumières qu’il fait remonter à Descartes. Pour
un réfugié hongrois, arrivé à Paris en 1921 et agrégé de philosophie en 1926, ce n’est pas
mal du tout !