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1
Professeur d’Histoire Médiévale à l’Universidade de São Paulo (USP), Directeur du Laboratório de
Estudos Medievais (LEME) et chercheur associé de l’Unité Mixte de Recherches 5648 – Histoire et
Archéologie des Mondes Chrétiens et Musulmans Médiévaux (Lyon).
2
Sodré, la société brésilienne des années 1950 serait encore marquée par le servage de
la population paysanne, trace typique du féodalisme qui subsistait aux marges du
régime esclavagiste. L’abolition de l’esclavage n’aurait pas altéré substantiellement le
mode de possession de la terre, mais, au contraire, renforcé et amplifié la domination
féodale dans les campagnes2. Alberto Passos Guimarães, dans son ouvrage intitulé
Quatro Séculos de Latifúndio3, soutenait que malgré le rôle important joué par le
capital commercial dans le processus de colonisation du Brésil, la société n’avait pas
intégré les caractéristiques de l’économie moderne. Le capital commercial aurait été
soumis à la structure nobiliaire et au pouvoir féodal instaurés dans l’Amérique
portugaise par des nobles sans fortune tentés de faire revivre au Brésil les temps dorés
du « féodalité classique ». Ce point de vue a suscité de nombreuses critiques, y
compris au sein même de l’historiographie marxiste. Les travaux écrits depuis les
années 70 mettent en doute le caractère soi-disant « féodal » de la colonisation
portugaise du Brésil, tout en soulignant que celle-ci s’inscrirait entièrement dans le
cadre du mercantilisme et de la consolidation de l’« économie-monde » européenne.
En ce sens, les deux livres de Luis Weckmann, La herencia medieval del
México (publié en 1983), et La herencia medieval del Brasil (paru en 1993), ont
tous les atouts d’une formidable marche en arrière historiographique. Selon cet auteur,
il n’y a pas eu dans la Péninsule Ibérique un « automne du Moyen Âge ». Les
Espagnols et les Portugais auraient pu ainsi transmettre au Nouveau Monde des
institutions et des modèles du Moyen Âge qui étaient encore en vigueur. De ce côté
de l’Atlantique, l’automne du Moyen Âge se serait produit tout au plus au XVIIe
siècle. En ce qui concerne plus précisément le Brésil, Weckmann dresse un portrait
très exhaustif de ce qu’il appelle les « fruits tardifs de l’esprit médiéval » : les conseils
municipaux, la dévotion à la Vierge, la noblesse, l’Ordre du Christ, l’encomienda », la
musique, les danses et les jeux, la navigation, les règlements administratifs et
commerciaux, l’artisanat, des techniques de production, la scolastique,
l’enseignement, les débats téologico-politiques, les multiples manifestations de la
religion chrétienne, aussi du point de vue liturgique que du point de vue des
nombreuses formes de dévotion4. D’après Weckmann, la conquête et le peuplement
de l’Amérique auraient signifié, en plus de la transmission des institutions médiévales
et leur adaptation au Nouveau Monde, la renaissance des vieilles institutions
médiévales déjà en décadence et qui ont récupéré en Amérique leur ancienne vigueur.
Au Brésil, le régime des « Capitanias Hereditárias », en vigueur entre les années 1530
et 15495, aurait institué le renforcement des privilèges seigneuriaux et féodaux. Peut-
2
Nelson Werneck Sodré, Formação Histórica do Brasil, Rio de Janeiro, 1979.
3
Rio de Janeiro, 1963.
4
L. Weckmann, La herencia medieval del Brasil, Mexico, 1993, p. 18.
5
Crées par le roi João III, entre 1534 et 1536, les « Capitanias Hereditárias » étaient des parcelles de
terres qui allaient du littoral jusqu’à la ligne établie par le Traité de Tordesilhas (1494) et qui étaient
octroyées à des nobles portugais qui avaient pour charge de les administrer, les coloniser et les
protéger, à la dois des indiens et des pirates. En échange, les « donatários » recevaient la permission
d’exploiter les richesses minérales et végétales de ces mêmes régions.
3
6
Idem, p. 24.
4
aussi bien dans les ouvrages que dans les colloques consacrés au haut Moyen Âge, on
peut remarquer une prééminence d’une perspective européenne au détriment des
perspectives nationales. Les origines de l’Europe occupent aujourd’hui d’avantage
l’attention des historiens de ce continent que les origines de la France ou de
l’Allemagne.
Depuis quelques décennies, les haut médiévistes sont en train, de deux côtés
de l’Atlantique, notamment à Vienne et à Toronto (avec des différences importantes,
il faut le dire), à mettre en lumière l’utilisation des premiers siècles du haut Moyen
âge à des fins identitaires et nationalistes depuis le XIXe siècle7. Grâce à leurs
travaux, la « Germanie » unie, cette « pépinière » de peuples, d’institutions et de
coutumes qui auraient présidé à la formation des royaumes barbares, a été dévoilée
comme une construction d’érudits européens, notamment allemands, soucieux de
définir le caractère national de l’identité germanique. Selon ces érudits, l’identité
germanique reposerait sur une base ethnique commune, c’est-à-dire, le même sang,
une même culture et une même langue. Pour compléter ce modèle, ils ont cherché une
origine géographique commune à tous les peuples germaniques, en concluant,
quelques fois avec le soutien des textes anciens, qu’ils seraient venus de la
Scandinavie, d’où, par vagues successives, ils seraient venus conquérir l’Empire
romain. Les critiques des historiens et des archéologues de l’École de Vienne et de
l’École de Toronto, bien qu’à des degrés varié, ont jeté le discrédit sur ce modèle
explicatif. Les études sur l’ethnogenèse des barbares montrent que les peuples appelés
« francs » ou « goths » par les Romains n’étaient pas des faits naturels, mais des
catégories culturellement et politiquement construites qui regroupaient certaines
personnes qui pouvaient être très différentes les unes des autres, et qui pouvaient aussi
ne pas être tellement différentes de celles qui n’étaient pas dans ces mêmes
catégories. H. Wolfram et Walter Pöhl affirment que les peuples barbares étaient
initialement constitués par des groupes restreints de personnes (les “face-to-face
groups” ou les “noyaux de tradition”) qui comptaient quelques milliers, quelques
centaines, ou même quelques dizaines de personnes. Tout au long des migrations, ces
groupes recevaient l’adhésion de populations diverses qui adoptaient le nom et les
traditions des groupes originaux8. W. Goffart est allé encore plus loin, en mettant en
doute l’existence même de ces « noyaux de tradition ». En effet, il est très difficile de
les identifier à travers les éléments de la culture matérielle9. Malgré leurs différences,
7
Reinhard Wenskus, Stammesbildung und Verfassung: Das Werden der frühmittelalterlichen
Gentes. Cologne, 1961; Herwig Wolfram, The Roman Empire and its Germanic Peoples, Londres,
Berkeley, Los Angeles, 1997 ; Herwig Wolfram, Die Germanen, Münich, 1995 ; Herwig Wolfram,
Die Goten. Von den Anfängen bis zur Mitte des sechsten Jahrhunderts. Entwurf einer
historischen Ethnographie, Münich 2001 ; Walter Pöhl, Helmut Reimitz (éd.), Strategies of
Distinction: The Construction of Ethnic Communities, 300-800. Leiden, 1998; W. Goffart,
Barbarians and Romans (A.D. 418-584) : the Techniques of Accomodation, Princetown, 1980.
8
L’une des meilleures introductions à ce modèle on retrouve dans l’article de Walter Pöhl : « Aux
origines d’une Europe ethnique. Transformations d’identité entre Antiquité et Moyen Âge », Annales
H.S.S., 60/1 (2005), pp. 183-208.
9
Florin Curta, “Some remarks on ethnicity in medieval archeology”, Early Medieval Europe, 2007
(15/2), pp. 159-185.
5
les deux « écoles » s’entendent pour considérer que les noms, les mythes d’origine et
les lois de ces « peuples » sont des discours produits par des groupes qui
revendiquaient le pouvoir exclusif sur certaines parties de la Res publica. Les
historiens, aussi bien pendant la période médiévale qu’à l’époque moderne, ont pris
ces « discours » comme la preuve d’existence de solides communautés ethniques aux
fondements des royaumes qui en portaient leurs noms. Les historiens du XIXe siècle
ont, à leur tour, établit une filiation directe entre les identités barbares du Ve siècle et
les identités nationales de leur temps. Une bonne partie de ce que les historiens
contemporains
La deuxième raison de ma méfiance par rapport aux connexions établies
entre le Moyen Âge et le monde moderne est le souci des « spécificités » du haut
Moyen Âge, sur lesquelles j’aimerais me concentrer maintenant. Il y a peu de place
dans les interprétations courantes sur la période médiévale pour un regard sur les
premiers siècles du Moyen Âge dans leur spécificité. Prenons un exemple dans le
livre de Jérôme Baschet10 : même s’il consacre au haut Moyen Âge un chapitre
essentiellement chronologique, il commence sa réflexion en l’an mil. Toute cette
réflexion, bien justifiée dans l’avant-propos, repose sur la dynamique de la société
médiévale dont il ne voit pas de trace évidente avant le XIe siècle. Joseph Morsel,
dans L’aristocratie médiévale (2004) et, surtout, dans L’Histoire (du Moyen Âge)
est un sport de combat (2007), fait une place au haut Moyen Âge, qu’il intègre dans
la dynamique du double processus de « déparentalisation » et de spatialisation, dont le
point d’inflexion serait le XIe siècle. Cette « déparentalisation » se traduirait par le
fait que les rapports de parenté ne sont désormais plus primo-structurants, mais
exostructurés. Néanmoins, on peut se poser la question si la parenté dans la société du
haut Moyen Âge a été si fondamentalement primo-structurante. Le principal problème
à mon avis c’est la très grande difficulté d’identifier clairement dans les textes, avant
le VIIIe ou même le IXe siècle, les contours des groupes de parenté. Par ailleurs, les
premiers lignages ne peuvent être identifiées clairement qu’au Xe siècle, comme l’a
bien montré Régine Le Jan. Un bon exemple dans ce sens ce sont les bella civilia à
Tours, décrites par Grégoire dans les Histoires (VII, 47) : il n’est pas possible, à
travers le récit de l’évêque, d’établir des liens de parenté au sein de chaque groupe en
conflit. Malgré le souci de J. Morsel d’intégrer le haut Moyen Âge dans sa réflexion,
le concept de « déparentalisation » n’est-il pas trop large ou trop centré sur la
dynamique des XIe-XIIIe siècles ?
D’un autre côté, je suis tout à fait d’accord avec Jérôme Baschet sur le fait
qu’il est indispensable de poser, entre le Moyen Age et nous, un double
rapport d’enchaînement dynamique et d’altérité. Mais je crois aussi qu’il est tout à fait
nécessaire de poser la question des rapports entre le haut et le bas Moyen Âge, en
mettant l’accent sur l’altérité et la rupture. Voici le plus grand défi des études sur cette
période : se concentrer sur les éléments constitutifs et originaux des Ve-XIe siècles,
sans oublier pour autant la dynamique de cette période.
10
La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, 2004.
6
Bien entendu, le travail a été déjà entamé depuis longtemps, surtout en ce qui
concerne les rapports à l’Antiquité romaine. À contrecourant des notions de
décadence du monde romain et de rupture avec l’Antiquité – synthétisées par la
notion de Bas-Empire –, on retrouve la notion d’« Antiquité Tardive ». Bien qu’elle
se soit diffusé à la fin du XIXe siècle dans les ouvrages de l’historien de l’art viennois
Alois Riegl (Spätantike), c’est avec Henri-Irénée Marrou (Antiquité Tardive) et,
surtout, Peter Brown (Later Antiquity), dans la deuxième moitié du XXe siècle, que le
terme « Antiquité Tardive » a conquis une position privilégiée dans la réflexion
historiographique. Paul Veyne, dans son préface du livre de P. Brown, affirme qu’une
fois dissipées les « nuages fantasmagoriques », il apparaît le vrai problème, qui n’a
plus grande chose à voir avec la chute de Rome : les mutations et la créativité du
monde romain pendant l’Antiquité Tardive, ses nouvelles structures sociales,
mentales et religieuses11. Centrées sur l’art et l’idée de Dieu12, ces lectures sur
l’originalité de l’Antiquité Tardive concernent aussi les croyances et le style de la
domination13. Bien que soumise à des mises en cause14, ou à des interprétations
radicalisées (comme c’est le cas chez les « hyper romanistes »), la notion d’Antiquité
Tardive a eu le mérite d’avoir situé l’installation des Barbares en Occident moins
comme la fin du monde romain que comme une réorganisation de forces dans des
sociétés encore marquées par l’influence de l’Empire romain, mais profondément
originales.
Le haut Moyen Âge souffre aussi de la comparaison avec la période
postérieure et sa double « renaissance », urbaine et commerciale, même si l’idée
d’une économie non monétarisée et renfermée a été mise en question depuis
longtemps. En ce sens, Jean-Pierre Devroey, dans deux livres publiés en 2003 et puis
en 2006, a proposé une synthèse sur les fondements matériels, les échanges et lien
social dans l’Europe franque, tout en intégrant les contributions de l’anthropologie et
de l’archéologie15. Chris Wickham a écrit, lui aussi, une synthèse qui intègre les
données archéologiques et qui propose une analyse comparative des régions de
l’Empire romain tardif et du monde post romain du Danemark à l’Égypte. Le livre se
concentre sur les thèmes socio-économiques classiques, la finance publique, la
richesse et l'identité de l'aristocratie, l'administration d'état, la société de paysan, le
règlement rural, les villes et l'échange16. En plus de ces synthèses, il faut aussi
11
Bien sûr, avant eux il y a eu Numa Denis Fustel de Coulanges (L’histoire des institutions
politiques de l’ancienne France), un précurseur en plusieurs domaines, chez qui on trouve un effort
de comprendre l’évolution et la place spécifique du haut Moyen Âge.
12
Henri-Irinée Marrou, Décadence romaine ou antiquité tardive ? (IIIe – VIe siècle). Paris, 1977.
13
Peter Brown, Genèse de l’Antiquité tardive. Paris, 1983.
14
Brian Ward-Perkins, The end of Rome and the fall of civilisation, New York, 2005.
15
Jean-Pierre Devroey, Économie rurale et société dans l’Europe franque (VIe-IXe siècles), t. 1,
Paris, 2003; du même auteur, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans
l'Europe des Francs (VIe-IXe siècles), Bruxelles, 2006.
16
Chris Wickham, Framing the Middle Ages. Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford:
Oxford University Press, 2005.
7
mentionner les recherches menées au niveau européen, et qui ont beaucoup contribué
à la consolidation des études sur le haut Moyen Âge. C’est le cas, notamment, du
programme Transformation of The Roman World de l'European Science
Foundation (1993-1998), auquel ont participé Stefano Gasparri (Université
Ca'Foscari de Venise), Hans-Werner Goetz (Université de Hambourg), Régine Le Jan
(Université Paris I), Cristina La Rocca (Univesrsité de Padoue) et Rosamond
McKitterick (Université de Cambridge). Les participants de ce programme ont ensuite
élargi leur collaboration en s’engageant dans une recherche collective sur les
Transferts patrimoniaux en Europe occidentale (VIe-XIe siècle) (1999-2002), qui
a associé des universités françaises (Lille 3, Paris I, Valenciennes et Marne-La-
Vallée), italiennes (Padoue et Venise), l’Université de Hambourg et l’École française
de Rome. C’est à partir de ce programme qu’ a été lancée la recherche collective sur
les élites dans le haut Moyen Âge (depuis 2003). Cependant, il y a encore des larges
domaines à exploiter. La question de l’articulation entre symbolique et pratiques
sociales, celle de la dynamique de l’espace public, ou celle de la fonction du rituel
dans la création du lien social, ne sont pas résolues. Au Brésil, le retard est encore
plus important, non seulement à cause de la petite diffusion des travaux des hauts
médiévistes dans les bibliographies des cours de « Graduação », mais aussi à cause du
poids des perspectives traditionnelles – notamment celles dont le centre de gravité est
le bas Moyen Âge17.
Pour mieux illustrer ce que j’entends pour la spécificité du haut Moyen Âge,
j’aimerai prendre un exemple précis d’un « topos » historiographique : celui des
rapports entre le « public » et le « privé ». Je commencerais cette exposition à partir
des réflexions de M. Rouche contenues dans le premier volume de l’Histoire de la
vie privée. Le choix d’un livre publié il y a plus d’une vingtaine d’années peut
paraître étonnant. Il est légitimé par le succès de cet ouvrage dans les bibliothèques
universitaires brésiliennes, aussi bien que par le rôle que collection joue encore
aujourd’hui dans la formation des élèves brésiliens : elle fait encore partie de la
bibliographie de plusieurs cours d’Histoire Médiévale à travers le Brésil. Pour ne
prendre que l’exemple de l’Universidade de São Paulo (USP), nous possédons 135
exemplaires des volumes de cette collection publiée au Brésil pour la première fois en
1991, et rééditée quelques fois par la suite. Ces 135 exemplaires sont repartis dans les
diverses bibliothèques des campi de l’USP de la capitale et de l’état de São Paulo –
les éditions françaises ne sont pas dans le compte. Mais retournons au texte de M.
Rouche. Le titre de son chapitre dans le premier volume de la collection résume la
thèse qu’il soutient tout au long de ses pages : « La vie privée à la conquête de l’État
et de la société ». En effet, d’après cet auteur, la privatisation de la vie sociale et
politique marquerait le haut Moyen Âge en opposition à l’Antiquité romaine:
17
Sur la formation des médiévistes au Brésil, voir Néri de Barros Almeida, « La formation des
médiévistes dans le Brésil contemporain : bilan et perspectives (1985-2007) », Études et Travaux.
Bulletin du Centre d’Études Médiévales d’Auxerre 12 (2008), pp. 145-159 ; et aussi, Marcelo
Cândido da Silva, « Les études en Histoire Médiévale au Brésil : bilan et perspectives », publication
électronique : http://ciham.ish-lyon.cnrs.fr/Brazil.html.
8
« Partout, en effet, depuis la cour jusqu’au dernier fonctionnaire, en passant par les
groupes professionnels et religieux, de la ville à la campagne, personnes privées et
espaces privés apparaissent au premier rang. La richesse elle-même devient affaire
privée, et l’individu cherche à tout privatiser, sa maison comme sa table »18. Cette
thèse n’est ni nouvelle ni marginale. Dès le XIXe siècle au moins, et à des degrés
variés il faut le dire, les historiens, notamment en France, se sont habitués à présenter
les premiers siècles du Moyen Âge dans des termes qui asssocient l’arrivée des
peuples barbares à la disparition de la res publica et le triomphe du « privé » face au
« public »19. Des telles idées n’étaient pas libres d’arrière-pensées nationalistes : ces
auteurs, qui associaient les Allemands aux Barbares, croyaient que ces derniers
n’étaient pas capables de comprendre les abstractions de la civilisation gréco-romaine.
C’est quelque chose de sensiblement différent que je voudrais soutenir ici,
c’est-à-dire, que la spécificité du haut Moyen Âge repose sur la difficulté de
distinguer le « public » de ce qu’on appelle à tort de « sphère privée », mais pas à
cause de la toute-puissance de cette dernière. Qu’est-ce qu’on peut comprendre par
« public » dans le haut Moyen Âge ? La question est très difficile à répondre, et cela
mériterait une réflexion à part entière. Je me conterai de proposer une définition
préliminaire d’« espace public » à partir des textes de la pratique judiciaire : c’est un
locus qui ne comprend pas seulement les choses et les personnes qui sont vues et
entendues par tous, mais surtout le fait que parmi ceux qui « entendent » et qui
« voient » à la fois les choses et les personnes il y a notamment des personnages dotés
d’un mandat de l’autorité légitime (laïque ou ecclésiastique), c’est-à-dire, ils ont un
pouvoir de décision. En ce qui concerne le règlement des conflits, par exemple, le seul
espace légitime de réconciliation entre les parties était l’espace judiciaire (le mallus),
avec la présence d’un juge (le comte et/ou l’évêque). Le Pactus legis Salicae (507 ?-
511?) prévoyait d’ailleurs une amende pour tous ceux qu’une fois cités à comparaître
devant l’assemblée judiciaire ne le faisaient pas. Le Pactus pro tenore pacis (1ère
moitié du VIe siècle) associait la victime à l’accusé si elle acceptait de recevoir la
composition sans la présence d’un juge. En ce sens, l’« espace public » est celui des
assemblées judiciaires, des plaids généraux, des conciles, etc. En faisant le choix de
discuter les frontières du « public », j’ai choisi un exemple susceptible, à mes yeux,
de répondre tout de moins partiellement au souci des spécificités du haut Moyen Âge.
C’est d’abord en observant les mouvements qui conduisent les sujets en
dehors de l’espace public dans le haut Moyen Âge qu’on peut s’apercevoir des
contours de cet espace. C’est ce qu’on peut voir à travers les pratiques pénitentielles.
La pénitence, ou la rémission des péchés à travers la repentance d’erreurs passés, est
18
Michel Rouche, “La vie privée à la conquête de l’État et de la société”, In: Ph. Ariès, G. Duby (dir.),
Histoire de la vie privée, 1, De l’Empire romain à l’an mil, Paris, Seuil, 1999, pp. 423-454, ici, p.
423.
19
C’est le cas notamment de Numa Denis Fustel de Coulanges, La monarchie franque, In : Histoire
des institutions politiques de l’ancienne France, Paris, 1888, v. 3 ; Ferdinand Lot, La fin du monde
antique et le début du Moyen Age. Paris: Albin Michel, 1989 (1ère éd., 1927); et aussi, Louis
Halphen, « L’idée d’État sous les Carolingiens », In : A travers l’histoire du Moyen Age. Paris, 1950,
pp. 92-104.
9
20
C’est ce qu’on peut voir dans l’article de Dominique Poirel, “Pénitence”, In: Claude Gauvard, Alain
de Libera, Michel Zink (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, 2002, pp. 1071-1072.
21
Mayke De Jong, “What was public about public penance ? Paenitentia publica and justice in the
carolingian world”, In: La Giustizia nell’Alto Medioevo (secoli IX-XI), XLIV Settimane di Studio
del Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, Spoleto, 1997, pp. 863-902, ici, p. 865.
22
IV Concile de Tolède, c. 54.
23
« Nam et scripta, qualiter uos constitit penitentiam fuisse professus, uestra manu uidemus e
comprouincialium uestrorum manibus roborata. Vnde uos credimus etiam legisse nec nos paenitus
ignoramus, quod, qui publice penitentiam profitetur, episcopalem cathedram nec tenere nec regere
potest. Propterea salutantes beatitudini uestrae honorifique indicamus, ut usque ad allium sinodum de
Arelatense sede, ubi uos constitit pontificalem cathedram tenuisse, debeatis omnimodis abstinere nec
de facultate ipsius ecclesiae nihil ad uestram dominationem, dum in audientia ante fratres conueniatis,
penitus presumatis » (Epistula synodi ad Theudorium Arelatensem episcopum).
10
24
« De his uero, qui innocentes aut principi aut iudicibus accusare conuicti fuerint… si uero secularis,
communiones priuabitur, donec malum, quod admisit, per publicam penitentiam digna satisfactione
conponat ».
25
Mayke De Jong, “What was public about public penance ? Paenitentia publica and justice in the
carolingian world”, pp. 863-902.
26
Jacques Chiffoleau, “Ecclesia de occultis non judicat? L’Église, Le secret et l’occulte Du XIIe au
XVe siècle”, Il segreto. Micrologus. Nature, Sciences and Medieval Societies 13 (2005), pp. 359-
481.
27
« Ces deux notions, le secret et l’occulte, dans la littérature juridique et dans les actes de la pratique
judiciaire comme dans la plupart des autres sources dont disposent les médiévistes, sont tout à fait
équivoques, ou au moins ambivalentes. Chargées à priori d’un sens négatif très marqué – l’occulte a
toujours quelques liens avec le Diable et le secret avec le complot – elles servent aussi très souvent à
designer ou même à qualifier une sphère qui au contraire n’a rien de négatif: celle de la connaissance
11
mobilisés et vidés dans les procédures qui créent et qui dessinent les frontières de
l’espace public. De cette appropriation publique de l’occulte, des liens interpersonnels
et du secret résulte peut-être l’équivoque de présenter la « privatisation » comme une
caractéristique essentielle du haut Moyen Âge. On a l’impression que tout ce qui est
« privé » a pris d’assaut l’espace public dans le haut Moyen Âge, quand c’est bien
l’espace public qui a envahi les domaines réservés du secret et de l’occulte en
exposant leurs contenus à la vue et à l’ouïe de tous.
C'est dans ce sens qu'il faut comprendre, par ailleurs, le fait qu'à partir du
VIIIe siècle, l'Eglise et les Carolingiens ont combattu pour imposer des noces
publiques. C'est ce qu'on peut voir notamment dans le Concile de Ver, de 755: « Ut
homines publicas nuptias faciant, tam nobiles quam innobiles ». Comme l'a montré R.
Le Jan, aux yeux des clercs et des rois carolingiens, fiançailles et douaire
garantissaient un mariage consensuel et public, c'est-à-dire, légitime. La diffusion du
douaire accompagna donc la lutte des autorités contre toutes les autres formes de
mariage, légitime ou non, qui n'étaient pas conclus publiquement28. En plus des
raisons avancées par Le Jan et qu'expliqueraient la disparition du « don du matin » et
son remplacement par le douaire – le fait que le douaire ne devenait effectif qu'après
la consommation du mariage, en légitimant ainsi l'union sexuelle des deux époux, et
le fait qu'il assurait également la puissance domestique de l'épouse – on peut penser
aussi que le combat pour imposer le mariage public allait dans le sens de cette
hypertrophie de l’espace public qui caractérisait le haut Moyen Âge en Occident.
Dans les sociétés du haut Moyen Âge, même les liens interpersonnels étaient
décrits selon un vocabulaire appartenant au champ sémantique des liens politiques. Le
Manuel de Dhuoda, écrit entre 841 et 843 par une aristocrate de Septimanie pour son
fils Guillaume, constitue un bon exemple de l’ampleur de l’espace public. Si, d’un
côté, Dhuoda conseille à son fils en premier lieu l’amour à Dieu, ensuite à son père et
seulement après au roi, d’un autre côté, le vocabulaire qu’elle emploie pour décrire le
rapport du père avec le fils n’est pas celui de l’amour au sein de la famille. Au début
du chapitre 12, Dhuoda affirme qu’enseignera à Guillaume la crainte, l’amour et la
fidélité que ce dernier doit à son père Bernard : « Qualiter domno et genitori tuo
Bernardo, tam praesens quam absens, timere, amare, atque fidelis in omnibus esse
debeas, insinuare, ut valeo, non pigeo ». Le terme utilisé pour désigner le père
(dominus) est le même qu’on utilise dans le monde franc depuis le VIe siècle pour
désigner les rois et les évêques francs. Le lien entre Guillaume et Bernard, tel que
nous le décrit Dhuoda, ne se doit pas seulement au fait que ce dernier est le géniteur,
réservée ou de l’inconnaissable. Une sphère qui peut même devenir superlativement positive
lorsqu’elle concerne la toute-puissance divine et presque sacro-sainte lorsqu’elle touche au for interne
de l’homme, accessible à Dieu seul, à l’abri de toute incursion extérieure (ce qui, à nos yeux de
modernes, pourrait – sans doute un peu vite – en faire une préfiguration du sujet souverain
contemporain) » (Jacques Chiffoleau, “‘Ecclesia de occultis non iudicat’? L’Église, le secret et
l’occulte du XIIe au XVe siècle”, pp. 359-481, ici, pp.359-360).
28
Régine Le Jan, « Aux origines du douaire médiéval », In: R. Le Jan, Famille et pouvoir dans le
monde franc (VIIe-Xe siècle), Paris, 2003, p. 58.
12
29
« Certa quidem et fixa manet conditio quod nullus, nisi ex genitore procedit, non potest ad aliam et
summam personam culmine pervenire senioratus. Ego autem admoneo te, desideratissime fili, ut
inprimis diligas Deum sicut supra habes conscriptum ; deinde ama, time, et dilige patrem tuum,
scitoque ex illo tuus in saeculo processit status… » (c. 13).
30
Régine Le Jan, « Elites et révoltes à l'époque carolingienne: crise des élites ou crise des modèles? »,
In: F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan (dir.), Les élites au haut Moyen Âge. Crises et
renouvellements, Turnholt, 2006, pp. 403-423, ici, p. 403.
31
« Si quis alterum <uulnerauerit aut> uoluerit occidere et colpus praeterfallierit et ei fuerit
adprobatum, mallobergo seolandouefa hoc est, MMD denarios qui faciunt solidos LXII semis
culpabilis iudicetur ».
32
Dominique Barthélemy, “La vengeance, le jugement et le compromis”, In: Le règlement des
conflits au Moyen Age (Actes du XXXIe Congrès de la SHMESP), Paris, 2001, pp.11-20.
13
33
Grégoire de Tours, Histórias VII, 47 ; Pactus legis Salicae, titre I.
14
dans la punition de ces mêmes erreurs (pénitence publique) que l’espace public se
construit dans le haut Moyen Âge. L’abolition des ordalies coïncida, dans la
deuxième moitié du XIIe siècle, avec la publication de la glose du Décret, de certaines
décrétales pontificales et avec l’activité pratique des canonistes, qui proclament que
les juges ecclésiastiques ne peuvent pas se mêler des iudicia occulta divins. Ce n’est
pas un hasard que cela arriva au même moment que la paenitentia privata fut son
apparition en désignant un domaine à part entière de la pratique pénitentielle.
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s’agissant des premiers siècles du Moyen Âge. A ne pas vouloir reconnaître les
spécificités de cette période, on a cru pendant longtemps que le « privé » a pris
d’assaut l’espace public, quand c’est bien l’espace public qui a envahi les domaines
réservés du secret et de l’occulte en exposant leurs contenus à la vue et à l’ouïe de
tous. Il faut en tout état de cause rompre avec cette perspective qui consiste à voir
dans les premiers siècles du Moyen Âge la préparation de la « féodalité » ou de la
« civilisation féodale ». Trop occupés à nier l’originalité de la modernité, au détriment
d’un Moyen Âge trop long, les historiens ont projeté sur le haut Moyen Âge des
catégories qui appartiennent à une amorce du processus de modernisation, comme la
dichotomie « public »/« privé ». Je n’ai pas eu la prétention ici de proposer une autre
périodisation pour le haut Moyen Âge, même s’il est aisé de voir qu’une certaine
constance se dégage dans les sociétés de l'Occident européen dès la formation des
royaumes barbares jusqu'à la Réforme Grégorienne (et cela malgré la césuré marquée
par l'éclatement de l'Empire carolingien, à la fin du IXe siècle). Il n’a pas été question
non plus au long de ces pages de dire ce que « c’est » le haut Moyen Âge, mais plutôt
de penser à des éléments qui peuvent nous aider à comprendre la spécificité des liens
sociaux dans la partie occidentale du continent européen du Ve au XIIe siècle. Parmi
ces éléments, on pourrait mentionner le rapport au secret et à l’occulte et notamment
la construction de l’espace public.
Bibliographie :
H. Wolfram, The Roman Empire and its Germanic Peoples, Londres, Berkeley,
Los Angeles, 1997.
H. Wolfram, Die Germanen, Münich, 1995.
H. Wolfram, Die Goten. Von den Anfängen bis zur Mitte des sechsten
Jahrhunderts. Entwurf einer historischen Ethnographie, Münich 2001.