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Pourquoi étudier le haut Moyen Âge au XXIe siècle,


au Brésil ?

Marcelo CÂNDIDO DA SILVA1

Je voudrais, tout d’abord, commencer par poser la question titre de ce


colloque en termes plus précis, à la fois géographiquement et thématiquement :
« Pourquoi étudier le haut Moyen âge au XXIe siècle, au Brésil ? ». Je n’ai pas la
prétention de donner une réponse à la fois définitive et cohérente à cette question.
Mon but est plutôt d’apporter quelques réflexions à partir de mon expérience
personnelle, celle de quelqu’un qui étudie et qui enseigne le haut Moyen Âge
européen depuis un cadre non européen. En 1995, lorsque je rédigeais mon premier
projet de recherches sur le Moyen Âge, une étude sur les rapports entre la royauté et
l’épiscopat à l’époque carolingienne, j’ai ajouté les mots suivants dans la mention
« Justificatif » : « L’étude du Moyen Âge est importante dans la mesure où elle peut
nous renseigner sur les origines du monde moderne : c’est dans cette période que des
éléments fondamentaux de la modernité ont été façonnés, tels que l’État et l’Église ».
En effet, des tels projets constituaient, et constituent encore, l’une des conditions
d’accès au 3ème Cycle, et dans la mention « justificatif », les candidats sont appelés à
démontrer le bien fondé de la recherche qu’ils comptent bien mener. Ce bien fondé,
croyais-je à l’époque, était dans la construction médiévale du monde moderne. Mon
point de vue n’était en aucun sens original : en effet, un nombre grandissant
d’historiens considérait et considère encore que l’étude de la période médiévale
constitue un moyen pour définir les racines de la « civilisation occidentale »
contemporaine, même au-delà des frontières de l’Europe. La crise du marxisme, dont
les conséquences sur la vie académique au Brésil se sont fait sentir avec plus
d’intensité à partir du début des années 1990, avait fait tomber en désuétude le
fameux débat entre Maurice Dobb et Paul Sweezy, et avec ce débat, l’idée même
d’une coupure entre le monde médiévale et le monde moderne. Mais, en dehors de
quelques esquisses trop générales, l’idée des origines médiévales du Brésil n’a jamais
été aussi bien systématisée chez nous depuis les années 1990 comme elle le sera au
Mexique sous la plume de Luis Weckmann. Cela se doit très probablement au
souvenir encore vif dans nos milieux universitaires de la polémique autour de la
« féodalité brésilienne », et qui s’était terminé par la réfutation de l’idée d’un passé
féodal du Nouveau Monde.
Le débat concernant le Moyen Âge au Brésil a été, au moins jusqu’aux
années 1970, le fait des spécialistes de l’histoire coloniale : il s’agissait de discuter le
caractère féodal de la colonisation portugaise en Amérique. L’ « héritage féodal »
portugais expliquerait le retard du Brésil à s’engager sur le chemin de la
modernisation, à la différence des Etats-Unis, par exemple. Selon Nelson Werneck

1
Professeur d’Histoire Médiévale à l’Universidade de São Paulo (USP), Directeur du Laboratório de
Estudos Medievais (LEME) et chercheur associé de l’Unité Mixte de Recherches 5648 – Histoire et
Archéologie des Mondes Chrétiens et Musulmans Médiévaux (Lyon).
2

Sodré, la société brésilienne des années 1950 serait encore marquée par le servage de
la population paysanne, trace typique du féodalisme qui subsistait aux marges du
régime esclavagiste. L’abolition de l’esclavage n’aurait pas altéré substantiellement le
mode de possession de la terre, mais, au contraire, renforcé et amplifié la domination
féodale dans les campagnes2. Alberto Passos Guimarães, dans son ouvrage intitulé
Quatro Séculos de Latifúndio3, soutenait que malgré le rôle important joué par le
capital commercial dans le processus de colonisation du Brésil, la société n’avait pas
intégré les caractéristiques de l’économie moderne. Le capital commercial aurait été
soumis à la structure nobiliaire et au pouvoir féodal instaurés dans l’Amérique
portugaise par des nobles sans fortune tentés de faire revivre au Brésil les temps dorés
du « féodalité classique ». Ce point de vue a suscité de nombreuses critiques, y
compris au sein même de l’historiographie marxiste. Les travaux écrits depuis les
années 70 mettent en doute le caractère soi-disant « féodal » de la colonisation
portugaise du Brésil, tout en soulignant que celle-ci s’inscrirait entièrement dans le
cadre du mercantilisme et de la consolidation de l’« économie-monde » européenne.
En ce sens, les deux livres de Luis Weckmann, La herencia medieval del
México (publié en 1983), et La herencia medieval del Brasil (paru en 1993), ont
tous les atouts d’une formidable marche en arrière historiographique. Selon cet auteur,
il n’y a pas eu dans la Péninsule Ibérique un « automne du Moyen Âge ». Les
Espagnols et les Portugais auraient pu ainsi transmettre au Nouveau Monde des
institutions et des modèles du Moyen Âge qui étaient encore en vigueur. De ce côté
de l’Atlantique, l’automne du Moyen Âge se serait produit tout au plus au XVIIe
siècle. En ce qui concerne plus précisément le Brésil, Weckmann dresse un portrait
très exhaustif de ce qu’il appelle les « fruits tardifs de l’esprit médiéval » : les conseils
municipaux, la dévotion à la Vierge, la noblesse, l’Ordre du Christ, l’encomienda », la
musique, les danses et les jeux, la navigation, les règlements administratifs et
commerciaux, l’artisanat, des techniques de production, la scolastique,
l’enseignement, les débats téologico-politiques, les multiples manifestations de la
religion chrétienne, aussi du point de vue liturgique que du point de vue des
nombreuses formes de dévotion4. D’après Weckmann, la conquête et le peuplement
de l’Amérique auraient signifié, en plus de la transmission des institutions médiévales
et leur adaptation au Nouveau Monde, la renaissance des vieilles institutions
médiévales déjà en décadence et qui ont récupéré en Amérique leur ancienne vigueur.
Au Brésil, le régime des « Capitanias Hereditárias », en vigueur entre les années 1530
et 15495, aurait institué le renforcement des privilèges seigneuriaux et féodaux. Peut-

2
Nelson Werneck Sodré, Formação Histórica do Brasil, Rio de Janeiro, 1979.
3
Rio de Janeiro, 1963.
4
L. Weckmann, La herencia medieval del Brasil, Mexico, 1993, p. 18.
5
Crées par le roi João III, entre 1534 et 1536, les « Capitanias Hereditárias » étaient des parcelles de
terres qui allaient du littoral jusqu’à la ligne établie par le Traité de Tordesilhas (1494) et qui étaient
octroyées à des nobles portugais qui avaient pour charge de les administrer, les coloniser et les
protéger, à la dois des indiens et des pirates. En échange, les « donatários » recevaient la permission
d’exploiter les richesses minérales et végétales de ces mêmes régions.
3

on attribuer un tel poids à une expérience pas seulement chronologiquement


restreinte, mais aussi qui a été établie par l’initiative d’un pouvoir centralisé.
L’obsession de Weckmann de trouver les racines médiévales du Nouveau
Monde tourne à parfois à l’analogie. C’est bien de cela qu’il s’agit lorsqu’il identifie
dans un conflit survenu à Salvador de Bahia au début du XVIe siècle entre le
gouverneur portugais et l’évêque de la ville un « écho » de la Querelle des
Investitures6. C’est la même chose lorsqu’il mentionne le cas de voyageurs européens
au début du XVIe siècle qui auraient observés des lions dans la jungle brésilienne –
qui pourtant n’en ne possède pas. Cela aurait été la preuve que ces voyageurs étaient
guidés par une « conception médiévale du monde ». Que ces voyageurs auraient pu
voir le paysage brésilien à partir de leur seuil d’expérience il ne fait pas de doutes,
mais rien ne dit qu’il y avait dans leur vision quelque chose de « médiéval ».
Ce point de vue sur les origines médiévales du Nouveau Monde constitue
aussi une façon de répondre à la question : « Pourquoi étudier le Moyen Âge en
Amérique Latine ? ». En mettant l’accent sur les origines médiévales de la société
mexicaine ou brésilienne, les médiévistes peuvent mieux justifier l’utilité de leur
travail, pas seulement face à leurs compatriotes, mais devant aussi leurs collègues
européens. Dans les pages suivantes, j’aimerais faire état des raisons qui m’ont amené
à une posture plus critique à l’égard de ce point de vue. Je ne pense pas qu’il faille
répondre à la question « pourquoi étudier le Moyen Âge » que ce soit au Brésil, en
Argentine au Mexique, au Burkina Faso ou ailleurs par cette espèce de ralliement
identitaire qui consiste à dire grosso modo « nous les étudions car au fond nous
somme comme eux ».
Nous ne pouvons pas sous-estimer le rôle joué par le Moyen Âge dans le
débat politique contemporain et dans la fabrication des identités – soient-elles
nationales, régionales ou européenne. Certaines « continuités médiévales » ne sont
que des discours destinés à légitimer des postures politiques. En effet, l’interprétation
de la période comprise entre la fin de l’Empire romain d’Occident et la formation des
royaumes barbares est devenu le pilier du discours politique européen au moins
depuis le XIXe siècle. Le Moyen Âge (plus particulièrement, le haut Moyen Âge) a
été considéré pour beaucoup comme une partie constitutive de la construction des
diverses identités nationales européennes. En 1963, A. Loyen publie un article intitulé
« Résistants et collaborateurs en Gaule à l’époque des grandes invasions » ; en 1991,
le livre de P. Geary intitulé Before France and Germany a finalement été traduit en
France, mais sous le titre Naissance de la France – et cela contre l’avis de l’auteur.
Ces deux exemples – et on pourrait en citer d’autres – montrent que les parallélismes
avec le Moyen Âge peuvent être aussi bien le produit de la décision d’un éditeur que
la projection sur l’histoire médiévale de l’idée de nation et des concepts qui
l’accompagnent. Les premiers siècles du Moyen Âge constituent aussi le pilier d’un
discours identitaire autour d’une idée de l’Europe et de la « civilisation occidentale »
qui est allé au-delà des frontières de l’Europe politique. Au long des dernières années,

6
Idem, p. 24.
4

aussi bien dans les ouvrages que dans les colloques consacrés au haut Moyen Âge, on
peut remarquer une prééminence d’une perspective européenne au détriment des
perspectives nationales. Les origines de l’Europe occupent aujourd’hui d’avantage
l’attention des historiens de ce continent que les origines de la France ou de
l’Allemagne.
Depuis quelques décennies, les haut médiévistes sont en train, de deux côtés
de l’Atlantique, notamment à Vienne et à Toronto (avec des différences importantes,
il faut le dire), à mettre en lumière l’utilisation des premiers siècles du haut Moyen
âge à des fins identitaires et nationalistes depuis le XIXe siècle7. Grâce à leurs
travaux, la « Germanie » unie, cette « pépinière » de peuples, d’institutions et de
coutumes qui auraient présidé à la formation des royaumes barbares, a été dévoilée
comme une construction d’érudits européens, notamment allemands, soucieux de
définir le caractère national de l’identité germanique. Selon ces érudits, l’identité
germanique reposerait sur une base ethnique commune, c’est-à-dire, le même sang,
une même culture et une même langue. Pour compléter ce modèle, ils ont cherché une
origine géographique commune à tous les peuples germaniques, en concluant,
quelques fois avec le soutien des textes anciens, qu’ils seraient venus de la
Scandinavie, d’où, par vagues successives, ils seraient venus conquérir l’Empire
romain. Les critiques des historiens et des archéologues de l’École de Vienne et de
l’École de Toronto, bien qu’à des degrés varié, ont jeté le discrédit sur ce modèle
explicatif. Les études sur l’ethnogenèse des barbares montrent que les peuples appelés
« francs » ou « goths » par les Romains n’étaient pas des faits naturels, mais des
catégories culturellement et politiquement construites qui regroupaient certaines
personnes qui pouvaient être très différentes les unes des autres, et qui pouvaient aussi
ne pas être tellement différentes de celles qui n’étaient pas dans ces mêmes
catégories. H. Wolfram et Walter Pöhl affirment que les peuples barbares étaient
initialement constitués par des groupes restreints de personnes (les “face-to-face
groups” ou les “noyaux de tradition”) qui comptaient quelques milliers, quelques
centaines, ou même quelques dizaines de personnes. Tout au long des migrations, ces
groupes recevaient l’adhésion de populations diverses qui adoptaient le nom et les
traditions des groupes originaux8. W. Goffart est allé encore plus loin, en mettant en
doute l’existence même de ces « noyaux de tradition ». En effet, il est très difficile de
les identifier à travers les éléments de la culture matérielle9. Malgré leurs différences,
7
Reinhard Wenskus, Stammesbildung und Verfassung: Das Werden der frühmittelalterlichen
Gentes. Cologne, 1961; Herwig Wolfram, The Roman Empire and its Germanic Peoples, Londres,
Berkeley, Los Angeles, 1997 ; Herwig Wolfram, Die Germanen, Münich, 1995 ; Herwig Wolfram,
Die Goten. Von den Anfängen bis zur Mitte des sechsten Jahrhunderts. Entwurf einer
historischen Ethnographie, Münich 2001 ; Walter Pöhl, Helmut Reimitz (éd.), Strategies of
Distinction: The Construction of Ethnic Communities, 300-800. Leiden, 1998; W. Goffart,
Barbarians and Romans (A.D. 418-584) : the Techniques of Accomodation, Princetown, 1980.
8
L’une des meilleures introductions à ce modèle on retrouve dans l’article de Walter Pöhl : « Aux
origines d’une Europe ethnique. Transformations d’identité entre Antiquité et Moyen Âge », Annales
H.S.S., 60/1 (2005), pp. 183-208.
9
Florin Curta, “Some remarks on ethnicity in medieval archeology”, Early Medieval Europe, 2007
(15/2), pp. 159-185.
5

les deux « écoles » s’entendent pour considérer que les noms, les mythes d’origine et
les lois de ces « peuples » sont des discours produits par des groupes qui
revendiquaient le pouvoir exclusif sur certaines parties de la Res publica. Les
historiens, aussi bien pendant la période médiévale qu’à l’époque moderne, ont pris
ces « discours » comme la preuve d’existence de solides communautés ethniques aux
fondements des royaumes qui en portaient leurs noms. Les historiens du XIXe siècle
ont, à leur tour, établit une filiation directe entre les identités barbares du Ve siècle et
les identités nationales de leur temps. Une bonne partie de ce que les historiens
contemporains
La deuxième raison de ma méfiance par rapport aux connexions établies
entre le Moyen Âge et le monde moderne est le souci des « spécificités » du haut
Moyen Âge, sur lesquelles j’aimerais me concentrer maintenant. Il y a peu de place
dans les interprétations courantes sur la période médiévale pour un regard sur les
premiers siècles du Moyen Âge dans leur spécificité. Prenons un exemple dans le
livre de Jérôme Baschet10 : même s’il consacre au haut Moyen Âge un chapitre
essentiellement chronologique, il commence sa réflexion en l’an mil. Toute cette
réflexion, bien justifiée dans l’avant-propos, repose sur la dynamique de la société
médiévale dont il ne voit pas de trace évidente avant le XIe siècle. Joseph Morsel,
dans L’aristocratie médiévale (2004) et, surtout, dans L’Histoire (du Moyen Âge)
est un sport de combat (2007), fait une place au haut Moyen Âge, qu’il intègre dans
la dynamique du double processus de « déparentalisation » et de spatialisation, dont le
point d’inflexion serait le XIe siècle. Cette « déparentalisation » se traduirait par le
fait que les rapports de parenté ne sont désormais plus primo-structurants, mais
exostructurés. Néanmoins, on peut se poser la question si la parenté dans la société du
haut Moyen Âge a été si fondamentalement primo-structurante. Le principal problème
à mon avis c’est la très grande difficulté d’identifier clairement dans les textes, avant
le VIIIe ou même le IXe siècle, les contours des groupes de parenté. Par ailleurs, les
premiers lignages ne peuvent être identifiées clairement qu’au Xe siècle, comme l’a
bien montré Régine Le Jan. Un bon exemple dans ce sens ce sont les bella civilia à
Tours, décrites par Grégoire dans les Histoires (VII, 47) : il n’est pas possible, à
travers le récit de l’évêque, d’établir des liens de parenté au sein de chaque groupe en
conflit. Malgré le souci de J. Morsel d’intégrer le haut Moyen Âge dans sa réflexion,
le concept de « déparentalisation » n’est-il pas trop large ou trop centré sur la
dynamique des XIe-XIIIe siècles ?
D’un autre côté, je suis tout à fait d’accord avec Jérôme Baschet sur le fait
qu’il est indispensable de poser, entre le Moyen Age et nous, un double
rapport d’enchaînement dynamique et d’altérité. Mais je crois aussi qu’il est tout à fait
nécessaire de poser la question des rapports entre le haut et le bas Moyen Âge, en
mettant l’accent sur l’altérité et la rupture. Voici le plus grand défi des études sur cette
période : se concentrer sur les éléments constitutifs et originaux des Ve-XIe siècles,
sans oublier pour autant la dynamique de cette période.

10
La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, 2004.
6

Bien entendu, le travail a été déjà entamé depuis longtemps, surtout en ce qui
concerne les rapports à l’Antiquité romaine. À contrecourant des notions de
décadence du monde romain et de rupture avec l’Antiquité – synthétisées par la
notion de Bas-Empire –, on retrouve la notion d’« Antiquité Tardive ». Bien qu’elle
se soit diffusé à la fin du XIXe siècle dans les ouvrages de l’historien de l’art viennois
Alois Riegl (Spätantike), c’est avec Henri-Irénée Marrou (Antiquité Tardive) et,
surtout, Peter Brown (Later Antiquity), dans la deuxième moitié du XXe siècle, que le
terme « Antiquité Tardive » a conquis une position privilégiée dans la réflexion
historiographique. Paul Veyne, dans son préface du livre de P. Brown, affirme qu’une
fois dissipées les « nuages fantasmagoriques », il apparaît le vrai problème, qui n’a
plus grande chose à voir avec la chute de Rome : les mutations et la créativité du
monde romain pendant l’Antiquité Tardive, ses nouvelles structures sociales,
mentales et religieuses11. Centrées sur l’art et l’idée de Dieu12, ces lectures sur
l’originalité de l’Antiquité Tardive concernent aussi les croyances et le style de la
domination13. Bien que soumise à des mises en cause14, ou à des interprétations
radicalisées (comme c’est le cas chez les « hyper romanistes »), la notion d’Antiquité
Tardive a eu le mérite d’avoir situé l’installation des Barbares en Occident moins
comme la fin du monde romain que comme une réorganisation de forces dans des
sociétés encore marquées par l’influence de l’Empire romain, mais profondément
originales.
Le haut Moyen Âge souffre aussi de la comparaison avec la période
postérieure et sa double « renaissance », urbaine et commerciale, même si l’idée
d’une économie non monétarisée et renfermée a été mise en question depuis
longtemps. En ce sens, Jean-Pierre Devroey, dans deux livres publiés en 2003 et puis
en 2006, a proposé une synthèse sur les fondements matériels, les échanges et lien
social dans l’Europe franque, tout en intégrant les contributions de l’anthropologie et
de l’archéologie15. Chris Wickham a écrit, lui aussi, une synthèse qui intègre les
données archéologiques et qui propose une analyse comparative des régions de
l’Empire romain tardif et du monde post romain du Danemark à l’Égypte. Le livre se
concentre sur les thèmes socio-économiques classiques, la finance publique, la
richesse et l'identité de l'aristocratie, l'administration d'état, la société de paysan, le
règlement rural, les villes et l'échange16. En plus de ces synthèses, il faut aussi

11
Bien sûr, avant eux il y a eu Numa Denis Fustel de Coulanges (L’histoire des institutions
politiques de l’ancienne France), un précurseur en plusieurs domaines, chez qui on trouve un effort
de comprendre l’évolution et la place spécifique du haut Moyen Âge.
12
Henri-Irinée Marrou, Décadence romaine ou antiquité tardive ? (IIIe – VIe siècle). Paris, 1977.
13
Peter Brown, Genèse de l’Antiquité tardive. Paris, 1983.
14
Brian Ward-Perkins, The end of Rome and the fall of civilisation, New York, 2005.
15
Jean-Pierre Devroey, Économie rurale et société dans l’Europe franque (VIe-IXe siècles), t. 1,
Paris, 2003; du même auteur, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans
l'Europe des Francs (VIe-IXe siècles), Bruxelles, 2006.
16
Chris Wickham, Framing the Middle Ages. Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford:
Oxford University Press, 2005.
7

mentionner les recherches menées au niveau européen, et qui ont beaucoup contribué
à la consolidation des études sur le haut Moyen Âge. C’est le cas, notamment, du
programme Transformation of The Roman World de l'European Science
Foundation (1993-1998), auquel ont participé Stefano Gasparri (Université
Ca'Foscari de Venise), Hans-Werner Goetz (Université de Hambourg), Régine Le Jan
(Université Paris I), Cristina La Rocca (Univesrsité de Padoue) et Rosamond
McKitterick (Université de Cambridge). Les participants de ce programme ont ensuite
élargi leur collaboration en s’engageant dans une recherche collective sur les
Transferts patrimoniaux en Europe occidentale (VIe-XIe siècle) (1999-2002), qui
a associé des universités françaises (Lille 3, Paris I, Valenciennes et Marne-La-
Vallée), italiennes (Padoue et Venise), l’Université de Hambourg et l’École française
de Rome. C’est à partir de ce programme qu’ a été lancée la recherche collective sur
les élites dans le haut Moyen Âge (depuis 2003). Cependant, il y a encore des larges
domaines à exploiter. La question de l’articulation entre symbolique et pratiques
sociales, celle de la dynamique de l’espace public, ou celle de la fonction du rituel
dans la création du lien social, ne sont pas résolues. Au Brésil, le retard est encore
plus important, non seulement à cause de la petite diffusion des travaux des hauts
médiévistes dans les bibliographies des cours de « Graduação », mais aussi à cause du
poids des perspectives traditionnelles – notamment celles dont le centre de gravité est
le bas Moyen Âge17.
Pour mieux illustrer ce que j’entends pour la spécificité du haut Moyen Âge,
j’aimerai prendre un exemple précis d’un « topos » historiographique : celui des
rapports entre le « public » et le « privé ». Je commencerais cette exposition à partir
des réflexions de M. Rouche contenues dans le premier volume de l’Histoire de la
vie privée. Le choix d’un livre publié il y a plus d’une vingtaine d’années peut
paraître étonnant. Il est légitimé par le succès de cet ouvrage dans les bibliothèques
universitaires brésiliennes, aussi bien que par le rôle que collection joue encore
aujourd’hui dans la formation des élèves brésiliens : elle fait encore partie de la
bibliographie de plusieurs cours d’Histoire Médiévale à travers le Brésil. Pour ne
prendre que l’exemple de l’Universidade de São Paulo (USP), nous possédons 135
exemplaires des volumes de cette collection publiée au Brésil pour la première fois en
1991, et rééditée quelques fois par la suite. Ces 135 exemplaires sont repartis dans les
diverses bibliothèques des campi de l’USP de la capitale et de l’état de São Paulo –
les éditions françaises ne sont pas dans le compte. Mais retournons au texte de M.
Rouche. Le titre de son chapitre dans le premier volume de la collection résume la
thèse qu’il soutient tout au long de ses pages : « La vie privée à la conquête de l’État
et de la société ». En effet, d’après cet auteur, la privatisation de la vie sociale et
politique marquerait le haut Moyen Âge en opposition à l’Antiquité romaine:

17
Sur la formation des médiévistes au Brésil, voir Néri de Barros Almeida, « La formation des
médiévistes dans le Brésil contemporain : bilan et perspectives (1985-2007) », Études et Travaux.
Bulletin du Centre d’Études Médiévales d’Auxerre 12 (2008), pp. 145-159 ; et aussi, Marcelo
Cândido da Silva, « Les études en Histoire Médiévale au Brésil : bilan et perspectives », publication
électronique : http://ciham.ish-lyon.cnrs.fr/Brazil.html.
8

« Partout, en effet, depuis la cour jusqu’au dernier fonctionnaire, en passant par les
groupes professionnels et religieux, de la ville à la campagne, personnes privées et
espaces privés apparaissent au premier rang. La richesse elle-même devient affaire
privée, et l’individu cherche à tout privatiser, sa maison comme sa table »18. Cette
thèse n’est ni nouvelle ni marginale. Dès le XIXe siècle au moins, et à des degrés
variés il faut le dire, les historiens, notamment en France, se sont habitués à présenter
les premiers siècles du Moyen Âge dans des termes qui asssocient l’arrivée des
peuples barbares à la disparition de la res publica et le triomphe du « privé » face au
« public »19. Des telles idées n’étaient pas libres d’arrière-pensées nationalistes : ces
auteurs, qui associaient les Allemands aux Barbares, croyaient que ces derniers
n’étaient pas capables de comprendre les abstractions de la civilisation gréco-romaine.
C’est quelque chose de sensiblement différent que je voudrais soutenir ici,
c’est-à-dire, que la spécificité du haut Moyen Âge repose sur la difficulté de
distinguer le « public » de ce qu’on appelle à tort de « sphère privée », mais pas à
cause de la toute-puissance de cette dernière. Qu’est-ce qu’on peut comprendre par
« public » dans le haut Moyen Âge ? La question est très difficile à répondre, et cela
mériterait une réflexion à part entière. Je me conterai de proposer une définition
préliminaire d’« espace public » à partir des textes de la pratique judiciaire : c’est un
locus qui ne comprend pas seulement les choses et les personnes qui sont vues et
entendues par tous, mais surtout le fait que parmi ceux qui « entendent » et qui
« voient » à la fois les choses et les personnes il y a notamment des personnages dotés
d’un mandat de l’autorité légitime (laïque ou ecclésiastique), c’est-à-dire, ils ont un
pouvoir de décision. En ce qui concerne le règlement des conflits, par exemple, le seul
espace légitime de réconciliation entre les parties était l’espace judiciaire (le mallus),
avec la présence d’un juge (le comte et/ou l’évêque). Le Pactus legis Salicae (507 ?-
511?) prévoyait d’ailleurs une amende pour tous ceux qu’une fois cités à comparaître
devant l’assemblée judiciaire ne le faisaient pas. Le Pactus pro tenore pacis (1ère
moitié du VIe siècle) associait la victime à l’accusé si elle acceptait de recevoir la
composition sans la présence d’un juge. En ce sens, l’« espace public » est celui des
assemblées judiciaires, des plaids généraux, des conciles, etc. En faisant le choix de
discuter les frontières du « public », j’ai choisi un exemple susceptible, à mes yeux,
de répondre tout de moins partiellement au souci des spécificités du haut Moyen Âge.
C’est d’abord en observant les mouvements qui conduisent les sujets en
dehors de l’espace public dans le haut Moyen Âge qu’on peut s’apercevoir des
contours de cet espace. C’est ce qu’on peut voir à travers les pratiques pénitentielles.
La pénitence, ou la rémission des péchés à travers la repentance d’erreurs passés, est

18
Michel Rouche, “La vie privée à la conquête de l’État et de la société”, In: Ph. Ariès, G. Duby (dir.),
Histoire de la vie privée, 1, De l’Empire romain à l’an mil, Paris, Seuil, 1999, pp. 423-454, ici, p.
423.
19
C’est le cas notamment de Numa Denis Fustel de Coulanges, La monarchie franque, In : Histoire
des institutions politiques de l’ancienne France, Paris, 1888, v. 3 ; Ferdinand Lot, La fin du monde
antique et le début du Moyen Age. Paris: Albin Michel, 1989 (1ère éd., 1927); et aussi, Louis
Halphen, « L’idée d’État sous les Carolingiens », In : A travers l’histoire du Moyen Age. Paris, 1950,
pp. 92-104.
9

essentiellement une pratique néotestamentaire qui se distingue progressivement du


baptême et qui se diffuse dès le Ve siècle comme un rituel public, destiné à
réconcilier les pécheurs avec la communauté des fidèles. Les historiens ont tendance à
présenter la dichotomie entre « pénitence publique » et « pénitence privée » comme
un phénomène typiquement carolingien, qui serait apparu pendant les conciles de 813,
mais n’aurait jamais existé en Gaule mérovingienne, en Espagne wisigothique ou
dans les royaumes anglo-saxons. La formule serait la suivante : pénitence publique
pour les erreurs publiques, pénitence privée pour les erreurs privées20. Comme l’a
montré Mayke de Jong, l’expression paenitentia privata est un anachronisme pour le
haut Moyen Âge, dans la mesure où elle ne devient courante qu’au XIIe siècle. Les
législateurs carolingiens utilisaient une autre expression : paenitentia occulta. La
différence n’est pas négligeable. La version « occulte » de la pénitence est demeurée
une catégorie mal définie dans les canons conciliaires et dans les capitulaires plus
préoccupés par la pénitence publique. En principe, la paenitentia publica était une
prérogative épiscopale, imposée à chaque Mercredi de Cendres à tous ceux qui
avaient commis des crimes notoires contre la communauté21. Devenir publiquement
un pénitent était incompatible avec la fonction cléricale. Dans les conciles
wisigothiques, la « publicisation » était le critère fondamentale pour juger le péché et
les pécheurs : ceux qui auraient avoué publiquement des péché mortels ne pouvaient
pas poursuivre la carrière cléricale. D’après le IVe Concile de Tolède, celui qui
n’avoue des manifesta scelera peut rester un clerc, mais pas celui qui déclare
publiquement avoir commis un péché mortel22. En Gaule mérovingienne, les
règlements étaient encore plus stricts. Pendant le Concile de Chalon (647-643), les
évêques ont écrit une lettre à Theudorius, évêque métropolitain d’Arles, en le
suspendant de ses fonctions23. La pratique de la pénitence publique résultait, pour les
clercs, dans le retrait de la communauté de fidèles.
Pour les laïcs, si la pénitence publique était aussi une sanction à une faute
commise publiquement, elle constituait, d’autre part, une forme de réparation du mal
commis et un moyen d’être réintroduit dans la communauté des fidèles. Le Concile de
Mâcon I (581-583) établissait que le laïc qui aurait accusé des innocents devant le roi
ou les juges (dans un espace judiciaire, pourtant) devrait être privé de communion

20
C’est ce qu’on peut voir dans l’article de Dominique Poirel, “Pénitence”, In: Claude Gauvard, Alain
de Libera, Michel Zink (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, 2002, pp. 1071-1072.
21
Mayke De Jong, “What was public about public penance ? Paenitentia publica and justice in the
carolingian world”, In: La Giustizia nell’Alto Medioevo (secoli IX-XI), XLIV Settimane di Studio
del Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, Spoleto, 1997, pp. 863-902, ici, p. 865.
22
IV Concile de Tolède, c. 54.
23
« Nam et scripta, qualiter uos constitit penitentiam fuisse professus, uestra manu uidemus e
comprouincialium uestrorum manibus roborata. Vnde uos credimus etiam legisse nec nos paenitus
ignoramus, quod, qui publice penitentiam profitetur, episcopalem cathedram nec tenere nec regere
potest. Propterea salutantes beatitudini uestrae honorifique indicamus, ut usque ad allium sinodum de
Arelatense sede, ubi uos constitit pontificalem cathedram tenuisse, debeatis omnimodis abstinere nec
de facultate ipsius ecclesiae nihil ad uestram dominationem, dum in audientia ante fratres conueniatis,
penitus presumatis » (Epistula synodi ad Theudorium Arelatensem episcopum).
10

jusqu’à réparer, à travers la réalisation d’une pénitence publique, le mal qu’il a


commis24. La pénitence publique définissait, pourtant, les frontières de l’espace
public.
La penitentia occulta n’est pas l’objet d’une définition particulière dans les
textes carolingiens. Elle n’est qu’une catégorie négative, l’opposée de la pénitence
publique. Si le péché n’a pas causé de scandalum, s’il n’a pas été avoué devant tous,
et si l’évêque n’a pas imposé une pénitence dans un rituel public, donc, il s’agissait
donc d’une pénitence occulte, comme le souligne M. De Jong. De la même façon, ce
qui définissait un péché occulte c’était son contraire – un péché notoire ayant
compromis la réputation de quelqu’un – et non une quelconque solitude des
confessions. Les « pécheurs occultes » étaient ceux dont les réputations étaient
intactes. Dans la société carolingienne, comme l’a bien noté M. de Jong, ce qui
comptait c’était la pénitence publique, la pénitence occulte ne représentant qu’une
catégorie résiduelle. Des efforts étaient faits dans le sens de préserver la réputation
des « pécheurs occultes », mais ces efforts étaient d’avantage un moyen de refréner la
publication scandaleuse que la défense du secret de la confession. À travers la notion
de scandalum, le statut de la pénitence publique s’est élargi à un ensemble de crimes
publiques, c’est-à-dire, ceux qui violaient l’ordre publique et l’autorité royale. À
l’époque carolingienne, l’inceste et le parricide ont été inclus parmi les crimes pour
lesquels une pénitence publique était prévue, puisqu’ils étaient vus comme une
atteinte à la communauté25. Cela montre une configuration particulière de l’espace
public, son extension vers un domaine qu’on ne pourrait qu’à tort désigner comme
« privé ».
Selon J. Chiffoleau, l’idée d’une nette séparation entre le « public » et le
« privé » dans le haut Moyen Âge ne peut pas être soutenue26. J’aimerais poser la
question différemment : c’est bien cette dichotomie « public »/« privé » qui n’est pas
opérationnelle dans cette période. Mais il y a plus : l’indéfinition de la penitentia
occulta montre que l’espace « non public » dans le haut Moyen Âge est en
permanence vidé de son contenu, que ce soit par les impératifs du salut (l’exclusion
de pécheurs de la communauté de fidèles) ou par la recherche de la vérité (les
ordalies, comme on verra bientôt). Tout se passe donc comme si le secret, mais aussi
l’occulte27 et les liens interpersonnels, étaient constamment, et très paradoxalement,

24
« De his uero, qui innocentes aut principi aut iudicibus accusare conuicti fuerint… si uero secularis,
communiones priuabitur, donec malum, quod admisit, per publicam penitentiam digna satisfactione
conponat ».
25
Mayke De Jong, “What was public about public penance ? Paenitentia publica and justice in the
carolingian world”, pp. 863-902.
26
Jacques Chiffoleau, “Ecclesia de occultis non judicat? L’Église, Le secret et l’occulte Du XIIe au
XVe siècle”, Il segreto. Micrologus. Nature, Sciences and Medieval Societies 13 (2005), pp. 359-
481.
27
« Ces deux notions, le secret et l’occulte, dans la littérature juridique et dans les actes de la pratique
judiciaire comme dans la plupart des autres sources dont disposent les médiévistes, sont tout à fait
équivoques, ou au moins ambivalentes. Chargées à priori d’un sens négatif très marqué – l’occulte a
toujours quelques liens avec le Diable et le secret avec le complot – elles servent aussi très souvent à
designer ou même à qualifier une sphère qui au contraire n’a rien de négatif: celle de la connaissance
11

mobilisés et vidés dans les procédures qui créent et qui dessinent les frontières de
l’espace public. De cette appropriation publique de l’occulte, des liens interpersonnels
et du secret résulte peut-être l’équivoque de présenter la « privatisation » comme une
caractéristique essentielle du haut Moyen Âge. On a l’impression que tout ce qui est
« privé » a pris d’assaut l’espace public dans le haut Moyen Âge, quand c’est bien
l’espace public qui a envahi les domaines réservés du secret et de l’occulte en
exposant leurs contenus à la vue et à l’ouïe de tous.
C'est dans ce sens qu'il faut comprendre, par ailleurs, le fait qu'à partir du
VIIIe siècle, l'Eglise et les Carolingiens ont combattu pour imposer des noces
publiques. C'est ce qu'on peut voir notamment dans le Concile de Ver, de 755: « Ut
homines publicas nuptias faciant, tam nobiles quam innobiles ». Comme l'a montré R.
Le Jan, aux yeux des clercs et des rois carolingiens, fiançailles et douaire
garantissaient un mariage consensuel et public, c'est-à-dire, légitime. La diffusion du
douaire accompagna donc la lutte des autorités contre toutes les autres formes de
mariage, légitime ou non, qui n'étaient pas conclus publiquement28. En plus des
raisons avancées par Le Jan et qu'expliqueraient la disparition du « don du matin » et
son remplacement par le douaire – le fait que le douaire ne devenait effectif qu'après
la consommation du mariage, en légitimant ainsi l'union sexuelle des deux époux, et
le fait qu'il assurait également la puissance domestique de l'épouse – on peut penser
aussi que le combat pour imposer le mariage public allait dans le sens de cette
hypertrophie de l’espace public qui caractérisait le haut Moyen Âge en Occident.
Dans les sociétés du haut Moyen Âge, même les liens interpersonnels étaient
décrits selon un vocabulaire appartenant au champ sémantique des liens politiques. Le
Manuel de Dhuoda, écrit entre 841 et 843 par une aristocrate de Septimanie pour son
fils Guillaume, constitue un bon exemple de l’ampleur de l’espace public. Si, d’un
côté, Dhuoda conseille à son fils en premier lieu l’amour à Dieu, ensuite à son père et
seulement après au roi, d’un autre côté, le vocabulaire qu’elle emploie pour décrire le
rapport du père avec le fils n’est pas celui de l’amour au sein de la famille. Au début
du chapitre 12, Dhuoda affirme qu’enseignera à Guillaume la crainte, l’amour et la
fidélité que ce dernier doit à son père Bernard : « Qualiter domno et genitori tuo
Bernardo, tam praesens quam absens, timere, amare, atque fidelis in omnibus esse
debeas, insinuare, ut valeo, non pigeo ». Le terme utilisé pour désigner le père
(dominus) est le même qu’on utilise dans le monde franc depuis le VIe siècle pour
désigner les rois et les évêques francs. Le lien entre Guillaume et Bernard, tel que
nous le décrit Dhuoda, ne se doit pas seulement au fait que ce dernier est le géniteur,

réservée ou de l’inconnaissable. Une sphère qui peut même devenir superlativement positive
lorsqu’elle concerne la toute-puissance divine et presque sacro-sainte lorsqu’elle touche au for interne
de l’homme, accessible à Dieu seul, à l’abri de toute incursion extérieure (ce qui, à nos yeux de
modernes, pourrait – sans doute un peu vite – en faire une préfiguration du sujet souverain
contemporain) » (Jacques Chiffoleau, “‘Ecclesia de occultis non iudicat’? L’Église, le secret et
l’occulte du XIIe au XVe siècle”, pp. 359-481, ici, pp.359-360).
28
Régine Le Jan, « Aux origines du douaire médiéval », In: R. Le Jan, Famille et pouvoir dans le
monde franc (VIIe-Xe siècle), Paris, 2003, p. 58.
12

mais le seigneur et, surtout, le responsable pour la condition sociale de Guillaume29.


Bien sûr, les paroles de Dhuoda sonnent comme un défi de l'élite dirigeante
carolingienne, comme l'affirmation d'une identité et d'une supériorité « naturelle » qui
justifiaient une position (status) supérieure entre le roi qu'elle acceptait de servir et le
populus qu'elle représentait tout en lui dominant30. Mais il y avait plus. De la même
façon que le statut de Guillaume dont il est question ici ne se restreint pas à l’espace
domestique, la paternité ne se construit pas dans le secret de la maison, mais selon un
vocabulaire propre aux liens de pouvoir. La paternité avait était alors envahie par un
vocabulaire politique, et elle n’était plus simplement un attribut de la « domus »
aristocratique.
Dans le règle de Benoît de Nursie († c. 547), le cloître est la Maison de Dieu,
l’abbé et le père et nourricier des moines, et ces derniers ce sont des frères. Mais ce
sont des idées de communauté, de patrimoine collectif et d’espace partagé qui se
trouvent à la base de ces parallèles. On a d’avantage mis en valeur le fait que le
vocabulaire que désignaient les moines était issu du monde familial (frères) que le fait
que ces mêmes moines étaient perçus comme les représentants de toute une catégorie
sociale, les pauvres. Par ailleurs, le lien d’amicitia entre les frères était réglé par des
rites et des cérémonies renouvelées perpétuellement et devant tous les membres de la
communauté monastique, et il est devenu un modèle pour la société. Ainsi, si la
« maison » constitue un thème recourant du discours théologique et politique dans le
haut Moyen Âge, c’est moins parce que le monde domestique a pris d’assaut l’espace
public, mais car ce dernier s’est étendu jusqu’à l’intérieur de la maison – qui est
devenue un lieu exposé au regard et à l’ouï de tous –, en lui empruntant son
vocabulaire, les liens entre ses membres et en leur donnant un caractère public.
Les juges du haut Moyen Âge ont été, eux aussi, contraints de rendre publique
le secret et l’occulte au long de la procédure judiciaire. Dans le Pactus legis Salicae,
par exemple, le régime de la preuve, à travers duquel les valeurs de la composition
pécuniaire et de l’amande sont définies, sert à ausculter, révéler l’intention occulte de
l’actio criminalis31. Dans cette procédure spécifique, même si parfois la réconciliation
était plus importante que la recherche de la vérité ou que le triomphe d’une partie sur
l’autre32, la révélation dans l’espace judiciaire de l’intention occulte derrière l’action
criminelle constituait une forme de « pénitence publique », qui empêchait la

29
« Certa quidem et fixa manet conditio quod nullus, nisi ex genitore procedit, non potest ad aliam et
summam personam culmine pervenire senioratus. Ego autem admoneo te, desideratissime fili, ut
inprimis diligas Deum sicut supra habes conscriptum ; deinde ama, time, et dilige patrem tuum,
scitoque ex illo tuus in saeculo processit status… » (c. 13).
30
Régine Le Jan, « Elites et révoltes à l'époque carolingienne: crise des élites ou crise des modèles? »,
In: F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan (dir.), Les élites au haut Moyen Âge. Crises et
renouvellements, Turnholt, 2006, pp. 403-423, ici, p. 403.
31
« Si quis alterum <uulnerauerit aut> uoluerit occidere et colpus praeterfallierit et ei fuerit
adprobatum, mallobergo seolandouefa hoc est, MMD denarios qui faciunt solidos LXII semis
culpabilis iudicetur ».
32
Dominique Barthélemy, “La vengeance, le jugement et le compromis”, In: Le règlement des
conflits au Moyen Age (Actes du XXXIe Congrès de la SHMESP), Paris, 2001, pp.11-20.
13

désagrégation des liens sociaux et en même temps participait à l’affirmation de


l’autorité publique. On doit le rappeler que le lieu du jugement est un locus envers
lequel toutes les parties en litige sont obligées de comparaître à la vue du roi ou de
l’un de ses représentants (juge ou conte)33.
Cette même volonté de révéler le secret des actes criminels et l’occulte de leurs
intentions se trouve dans les rapports entre l’autorité judiciaire et la puissance divine
dans le haut Moyen Âge. Cela nous ramène a un dernier aspect de la procédure
judiciaire haut médiévale que j’aimerais discuter dans cette présentation : les ordalies.
L’ordalie, ou iudicium Dei, consistait dans des épreuves physiques auxquelles se
soumettaient les parties en litiges, et dans lesquelles Dieu lui-même était appelé à
révéler l’innocent, dans celui qui résiste à la preuve, ou le coupable, celui qui
succombe à la preuve. Les ordalies étaient une pratique exceptionnelle, dans laquelle
Dieu était appelé à témoigner l’innocence ou la culpabilité de l’accusé, et son
jugement était exposé visiblement et publiquement. Le recours au iudicium Dei
suppose l’élargissement extraordinaire de la portée de la justice des hommes sans que
pour autant le for interne du sujet politique se trouve renforcé : c’est le contraire qui
arrive. Toutes les vérités occultes, celle des sujets, et même celles détenues par Dieu
lui-même, devaient être impérativement révélées aux juges. La vérité de l’accusé et
celle de la souveraineté divine se trouvaient sur le même plan, elles étaient des
mystères que l’autorité publique essayait de percer en ayant recours à la procédure
judiciaire.
Bien qu’ils fussent quelque peu dissonantes du caractère conciliatoire du
règlement de conflits du haut Moyen Âge – d’où leur exceptionnalité – les ordalies
dépendaient, pour être efficaces, de leur caractère public, tout comme la pénitence
publique et les compositions pécuniaires. La révélation du jugement de Dieu se faisait
devant des nombreux témoins, notamment les juges – responsables de fait pour
interpréter et révéler le secret de Dieu et de proclamer Son verdict. Si, à partir du XIIe
siècle, comme l’a montré J. Chiffoleau, s’impose peu à peu l’idée qu’à côté de
l’occulte absolu – celui des iudicia divins, inaccessibles à l’homme – il existe un
occulte qu’on peut et qu’on doit révéler, surtout lorsque la puissance divine est
menacée, dans le haut Moyen Âge il n’était pas nécessaire de gloser sur de telles
exceptions. Tout ce qui touche de près ou de loin à l’impératif de la paix comme
condition du salut pouvait être objet de révélation.
Il ne suffit pas de dire qu’à une toute-puissance du « privé » soutenue par
l’historiographie traditionnelle succéderait une toute-puissance du « public ». Il est
nécessaire de rompre avec cette dichotomie, tout en insistant sur les spécificités de
l’histoire de l’Occident dans le haut Moyen Âge. Il faut insister sur le fait qu’il n’y a
pas de place dans ces sociétés marquées par les impératifs salvifiques que pour un
espace public alimenté en permanence par l’éclatement de l’occulte et du secret par la
procédure judiciaire et par les pratiques pénitentielles. C’est donc dans la révélation
de ces erreurs (ordalies), dans la pacification des parties en litige (composition) ou

33
Grégoire de Tours, Histórias VII, 47 ; Pactus legis Salicae, titre I.
14

dans la punition de ces mêmes erreurs (pénitence publique) que l’espace public se
construit dans le haut Moyen Âge. L’abolition des ordalies coïncida, dans la
deuxième moitié du XIIe siècle, avec la publication de la glose du Décret, de certaines
décrétales pontificales et avec l’activité pratique des canonistes, qui proclament que
les juges ecclésiastiques ne peuvent pas se mêler des iudicia occulta divins. Ce n’est
pas un hasard que cela arriva au même moment que la paenitentia privata fut son
apparition en désignant un domaine à part entière de la pratique pénitentielle.

***

J’aimerais revenir maintenant à la première question posée au début de ce


texte : « Pourquoi étudier le Moyen âge au XXIe siècle, au Brésil ? ». Sans donner
une réponse définitive ou cohérente à cette question, il est plus aisé pour moi d’y
réfléchir d’une façon négative : en étudiant le haut Moyen Âge, je n’ai pas
l’impression de me pencher sur les origines de l’Europe, encore moins sur mes
propres origines ou celle de mes compatriotes. Étudier l’histoire du haut Moyen Âge
européen c’est surtout être confronté à des sociétés radicalement différentes de nôtres,
et dont la connaissance n’est pas un exercice de reconnaissance identitaire. Même
pour les historiens européens, un tel exercice s’est révélé tout au long du XXe siècle
extrêmement dangereux. Les origines médiévales du Brésil constituant, comme tout
porte à croire, une construction identitaire peut-être tout aussi artificielle que celle
qu’a fait dire à des générations d’historiens français « nos ancêtres les Gaulois », il
n’y a plus de raison de la retenir comme un instrument de légitimation des études
médiévales au Brésil. Cette légitimation n’a pas besoin par ailleurs des repaires
identitaires, elle s’inscrit tout simplement dans cette démarche qui nous pousse vers la
connaissance de l’autre. Les historiens français et allemands ont mis quelques
décennies à comprendre qu’il n’était pas nécessaire de disputer l’héritage romain ou
germanique pour faire l’histoire de la formation des royaumes barbares. Cette
identification avec les Romains ou avec les Germains ne prenait son sens d’ailleurs
que dans un paysage historiographique miné par les passions nationalistes. Peut-être
mettront-ils encore quelques décennies jusqu’à se rendre compte que les Européens,
pas plus que les Français ou les Allemands, n’existaient pas au Moyen Âge. Toujours
est-il que nous les Brésiliens n’avons nullement besoin de nous revendiquer du
Moyen Âge pour faire de cette période un objet d’études. Finalement, « pourquoi ne
pas étudier le Moyen Âge au Brésil au XXIe siècle ? ».
D’un autre côté, il y a aussi le problème, plus général, des rapports entre le
monde médiéval et le monde contemporain. Ce n’est pas un exercice identitaire de
reconnaître que l’État moderne trouve ses racines dans les édifices politiques de la fin
du Moyen Âge, ou encore que l’Église, monarchique et centralisée, a pris forme à
partir du XIIIe siècle. Le problème c’est qu’une telle démarche, en plus des risques
téléologiques, risque de cantonner la recherche aux seuls éléments qui se seraient
projetés au-delà de la période médiévale. La question est encore plus complexe en
15

s’agissant des premiers siècles du Moyen Âge. A ne pas vouloir reconnaître les
spécificités de cette période, on a cru pendant longtemps que le « privé » a pris
d’assaut l’espace public, quand c’est bien l’espace public qui a envahi les domaines
réservés du secret et de l’occulte en exposant leurs contenus à la vue et à l’ouïe de
tous. Il faut en tout état de cause rompre avec cette perspective qui consiste à voir
dans les premiers siècles du Moyen Âge la préparation de la « féodalité » ou de la
« civilisation féodale ». Trop occupés à nier l’originalité de la modernité, au détriment
d’un Moyen Âge trop long, les historiens ont projeté sur le haut Moyen Âge des
catégories qui appartiennent à une amorce du processus de modernisation, comme la
dichotomie « public »/« privé ». Je n’ai pas eu la prétention ici de proposer une autre
périodisation pour le haut Moyen Âge, même s’il est aisé de voir qu’une certaine
constance se dégage dans les sociétés de l'Occident européen dès la formation des
royaumes barbares jusqu'à la Réforme Grégorienne (et cela malgré la césuré marquée
par l'éclatement de l'Empire carolingien, à la fin du IXe siècle). Il n’a pas été question
non plus au long de ces pages de dire ce que « c’est » le haut Moyen Âge, mais plutôt
de penser à des éléments qui peuvent nous aider à comprendre la spécificité des liens
sociaux dans la partie occidentale du continent européen du Ve au XIIe siècle. Parmi
ces éléments, on pourrait mentionner le rapport au secret et à l’occulte et notamment
la construction de l’espace public.

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