Vous êtes sur la page 1sur 15

La justification de la constitution des colonies chez Forbonnais

Les colonies au service de la puissance de l’Etat

Jean-Daniel Boyer
Université de Strasbourg

La distinction établie par Forbonnais entre le « commerce intérieur » et le « commerce


extérieur », présentée dès 1751 dans son article « Commerce » de l'Encyclopédie et reprise
dans les différentes éditions des Elemens du commerce, est bien connue. Si le commerce
intérieur est le fondement de la « richesse réelle des nations », si son objectif est « le
développement des activités industrieuses et laborieuses d’une population soumise à une
même loi » (Larrère, 1992 ; 102), la logique du commerce extérieur est partiellement
dissemblable puisqu’elle vise en outre l’obtention de richesses relatives et cherche par ce biais
à affirmer la puissance de l’Etat dans une perspective essentiellement machiavélienne et
belliqueuse (Larrère, 1992 ; 101 et sqq). Cette distinction est à l’origine d’une certaine
perception du développement économique fondé sur l’interaction binaire entre l’« intérieur »
et l’« extérieur » du territoire. D’un côté la production de richesses intérieures serait catalysée
par le développement des échanges internes et par les exportations. De l’autre, les excédents
de la balance commerciale stimuleraient à la fois la croissance intérieure et participeraient à
l’affirmation de la puissance de l’Etat face aux nations rivales.

L’accent mis sur cette distinction oublie pourtant la question du commerce colonial
qui pourrait relever à la fois du commerce intérieur et du commerce extérieur. En le prenant
en considération une autre logique de développement économique partiellement différente
pourrait se dessiner et ferait émerger une triple interaction à l’œuvre (commerce colonial –
commerce intérieur – commerce extérieur) permettant à la fois de catalyser la production de
richesses et d’asseoir la domination de la France.

Nous souhaiterions montrer que pour Forbonnais le commerce colonial a sa logique


propre. Il est à la fois subordonné aux impératifs du commerce intérieur et à ceux du
commerce extérieur et fait finalement la jonction entre les deux. C’est la raison pour laquelle
il est présenté comme un commerce nécessaire. De lui découlera à la fois l'accroissement des
richesses réelles et relatives (I). Mais ce commerce doit par nature être un commerce
subordonné aux intérêts de la métropole. La puissance publique métropolitaine a ainsi pour
vocation d'établir une relation paternaliste avec ses colonies et d’instaurer le système de
l’Exclusif (II). Le commerce colonial est donc au service de la puissance de l'Etat. Sa
structuration est dès lors guidée par des intérêts étatiques stratégiques laissant entrevoir
l’influence jouée par la rivalité franco-anglaise. Ainsi, la position de Forbonnais quant au
commerce colonial témoigne d’une stratégie commerciale cherchant à renverser la puissance
anglaise. Elle aurait pour fondement l’exploitation des colonies sucrières, laquelle
participerait à la fois à l’accroissement du commerce intérieur mais aussi du commerce
extérieur notamment avec l’Europe du Nord. Le commerce colonial serait ainsi le véritable
catalyseur de la puissance française, l’arme qui permettrait de renverser la domination de
l’Angleterre (III).

1
I. La nécessité coloniale dans un cadre marqué par l’opposition entre les nations
européennes

Dès son article intitulé Colonie, paru dans l’Encyclopédie en 1751, Forbonnais la présente
comme une nécessité historique découlant du « besoin », de « l’ambition » et de l’esprit de
conquête mais aussi de l’extension du commerce. Ces différentes causes aboutissent toutes au
« transport d’un peuple, ou d’une partie d’un peuple, d’un pays à un autre », caractère qui
constitue le trait essentiel d’une colonie pour Forbonnais (Forbonnais, 1751 ; 648). Nécessité
historique et nécessité du commerce, les colonies sont également une nécessité pour la
métropole et plus précisément pour la France dans un contexte marqué par l'opposition entre
les nations européennes. Elles se présentent comme une nécessité pour catalyser la production
des richesses nationales et pour assurer la puissance économique de la métropole (1) mais
aussi pour affirmer la puissance politique et militaire de cette dernière (2). Pour ne pas
affaiblir la puissance nationale en dépeuplant partiellement la métropole, les colonies doivent
avoir recours à l’esclavage (3). Au final, les colonies apparaissent véritablement comme un
enjeu nouveau autour duquel se jouera la rivalité entre les nations européennes et plus
précisément entre la France et l’Angleterre (4).

1. La nécessité coloniale pour catalyser la production de richesses nationales

Aux yeux de Forbonnais, les colonies ont été établies dans les nations développées pour
répondre aux besoins des consommateurs de la métropole. Telle est la justification coloniale
que nous retrouvons dans l’article « Commerce » de l’Encyclopédie de 1751, reprise dans les
Elémens du commerce en 1754.

« Les peuples intelligens qui n’ont pas trouvé dans leurs terres dequoi suppléer aux
trois especes de besoins, ont acquis des terres dans les climats propres aux denrées qui
leur manquoient ; ils y ont envoyé une partie de leurs hommes pour les cultiver, en
leur imposant la loi de consommer les productions du pays de la domination. Ces
établissemens sont appellés colonies. » (Forbonnais, 1751 ; 691)

Les colonies apparaissent ainsi comme une nécessité visant à répondre aux besoins réels,
de commodités ou de luxe des consommateurs nationaux. Elles permettent de faire face à la
rareté ou à l’inexistence de certaines productions locales. Par nature, les colonies sont donc
dans un rapport de complémentarité avec la métropole.

Les colonies contribuent en outre à catalyser les productions nationales. Selon Forbonnais,
les besoins apparaissent en effet comme le principe dynamique de l’économie. Pensés comme
des désirs de consommation, ils sont la « cause immédiate du travail et de la production »
(Forbonnais, 1767, I, 6). Pour assouvir des besoins nouveaux et obtenir les biens convoités,
tout individu doit proposer une contrepartie qui ne pourra naître que d’une production, que
d’un surplus généré. Tout besoin anime de ce fait la production c’est la raison pour laquelle
plus les besoins seront nombreux, plus les productions nationales et l’emploi seront stimulés,
plus aussi la population augmentera. Finalement, les colonies, en créant des besoins nouveaux,
engendreront la production de richesses nationales.

L’avantage que présentent les colonies est que cette apparition de besoins nouveaux
stimulant la production nationale ne se fait aucunement au détriment de la nation. Les

2
consommations nationales de produits étrangers, si elles stimulent indirectement la production
nationale ont en effet le désavantage de dégrader le solde de la balance commerciale et
d'encourager en outre le développement économique des nations étrangères. L’échange
colonial permet au contraire de stimuler les besoins et de catalyser la production nationale
sans renforcer la puissance économique de l’étranger. Il se fait donc totalement au profit de la
métropole. Le fait de posséder des colonies permet en outre de limiter les importations
étrangères en leur substituant des importations émanant des colonies ce qui évite une nouvelle
fois la dégradation du solde de la balance commerciale. Finalement, l'établissement de
colonies rend possible la continuation de l'autarcie nationale et favorise l'indépendance
nationale car il permet de ne pas dépendre d'autres Etats concurrents mais de privilégier les
relations commerciales avec des nations sans Etat. Les colonies permettent donc de répondre
à la maxime selon laquelle « un peuple doit tendre principalement à se passer du travail
industrieux des autres (…) sans forcer ces autres peuples à se passer du sien. (Forbonnais,
1796, I ; 242). En définitive, le commerce colonial permet l’extension du commerce intérieur.
Il renforce en outre le commerce extérieur de la nation en favorisant les excédents de sa
balance commerciale suite à l’augmentation de ses exportations. L'établissement d'une colonie
permet à la métropole « de convertir les denrées que la métropole ne peut vendre aux
étrangers en denrées de la colonie dont manquent ces étrangers » (Forbonnais, 1796, I ; 361-
362). Emerge ici une relation triangulaire entre le commerce intérieur, le commerce colonial
et le commerce extérieur. Une colonie permet d’étendre les besoins et les débouchés
nationaux, de limiter les importations de la métropole et de favoriser ses exportations. Elle est
le moyen de faire face aux inconvénients du commerce international et se présente comme
une stratégie de laquelle l’Etat ne retirera que des avantages économiques tant au niveau de
son commerce intérieur que de son commerce extérieur.

2. Les colonies : une nécessité pour affirmer la puissance de l’Etat face aux nations
étrangères

Dans cette perspective les colonies sont un moyen de résoudre la tension existant entre la
nécessité de l'extension du commerce de laquelle naîtra la croissance économique et la
nécessité d’asseoir la puissance de l'Etat. Le commerce international libre ne peut y parvenir
car il stimule aussi l'enrichissement des nations adverses. Seule la création de colonies permet
tout à la fois d'assurer la puissance de l'Etat, d'étendre son commerce sans favoriser
indirectement l'affirmation de la puissance d’Etats concurrents. Par extension, le commerce
colonial concourt donc à l'affirmation de la puissance de l’Etat puisqu’« il est évident qu’entre
divers peuples, celui dont la balance générale est constamment la plus avantageuse deviendra
le plus puissant » (Forbonnais, 1796; I, 68-69)

Si les colonies participent à la puissance économique de l'Etat, elles concourent


également à affirmer sa puissance militaire notamment en temps de guerre « soit pour
l’attaque, soit pour la défense » (Forbonnais, 1796, I ; 360). Mais Forbonnais met également
l'accent sur leur participation indirecte à la puissance militaire d'un Etat. Les colonies, en
stimulant le commerce avec la métropole, lui permettent également de disposer d'une marine
utile en temps de guerre et essentielle à la puissance militaire. Comme Forbonnais l’affirme,
« il est évident qu'entre deux peuples qui se font la guerre, celui dont la marine est supérieure,
c'est-à-dire celui qui fait un meilleur usage de la proportion de forces navales que sa position
exige, augmente son commerce, tandis que l'autre perd du sien. La paix confirme toujours l'un
et l'autre dans ses progrès et dans ses pertes ». (Forbonnais, 1796, I ; 346). C’est la raison pour
laquelle la navigation entre la métropole et les colonies doit être monopolisée par la métropole.

3
C’est aussi la raison pour laquelle il s’agit d’exclure les navires étrangers ou neutres à moins
que des situations particulières ne s’y opposent. La seule navigation que la métropole peut
laisser aux mains de la colonie est celle qui la concerne directement à savoir le « cabotage le
long des côtes de chacune » (Forbonnais, 1796, I ; 358), la navigation entre les colonies
nationales et celle existant entre la colonie et les colonies étrangères (Forbonnais, 1796, I ;
359). Mais, dans ces différents cas, la marine coloniale reste essentiellement pensée comme
dépendante et soumise aux volontés de la métropole.

Pour assurer la prédominance de la marine nationale, il s’agit en outre de veiller à sa


compétitivité. L’objectif est ainsi de limiter les coûts de transport en trouvant tout d’abord des
moyens pour limiter les coûts du travail dans cette branche. Est ainsi justifié l’emploi d’une
main-d’œuvre servile voire même la promulgation d’une loi obligeant « d'employer dans leurs
vaisseaux un certain nombre d'esclaves par nombre de tonneaux, afin que la métropole ne
perde pas trop long-temps de vue une si grande multitude de matelots, et que les salaires ne
renchérissent pas à l'excès. » (Forbonnais, 1796; I, 360). Les coûts de l’assurance maritime
doivent eux aussi être réduits pour participer à l’abaissement du coût du fret de la marine
nationale. Ceci explique la position pragmatique de Forbonnais dans l'Essai sur l'admission
des navires neutres dans nos colonies qui paraît en 1756. Alors qu’il était favorable au
monopole de la métropole vis-à-vis de la navigation coloniale, il déroge à ses positions se
faisant favorable au commerce effectué par des navires neutres. Cet écrit de circonstance,
répondant à une commande (voir Alimento, 2011 ; 62, Forbonnais, 1756 ; 75), cherche à
« concilier la loi qu'impose une nécessité passagere, avec la facilité d'un prompt retour vers
des principes ordinaires. » (Forbonnais, 1756 ; 5). L’essai fait en effet suite aux attaques
anglaises perpétrées traîtreusement en 1755 contre la marine française qui perdit en quelques
semaines dans l’Atlantique 300 navires et 8 000 marins expérimentés (Chaline, 2004, 25). Ces
évènements générèrent une augmentation des coûts d'assurance (Alimento, 2011 ; 62) et par
extension des coûts de transport de nature à limiter les échanges entre les colonies la
métropole. Dans cette perspective, les colonies françaises risquaient d'être coupées de la
métropole provoquant à la fois l'appauvrissement des planteurs coloniaux, mais aussi des
acteurs économiques métropolitains. L'admission de navires neutres était donc de nature à
pallier les conséquences économiques désastreuses du renchérissement du coût des assurances
et du fret. Ceci contribuait également à favoriser la marine des Provinces-Unies au détriment
de la Grande-Bretagne tout en les incitant à obtenir leur indépendance militaire par rapport à
l'Angleterre et à rejoindre la ligue des nations neutres établie en 1756 par le Danemark et la
Suède sous l'influence de la France (Alimento, 2011 ; 64-65). L’idée de Forbonnais était donc
de trouver un moyen pragmatique pour que les colonies continuent à stimuler la croissance
économique nationale et pour que la France ne soit pas distancée par l'Angleterre. Il s’agissait
en outre de maintenir l'équilibre politique de l'Europe. Une telle position n'était en outre que
provisoire et ne devait durer que le temps nécessaire à la France pour reconstituer sa marine
(Forbonnais, 1756 ; 13).

Nous percevons que les écrits de Forbonnais s’inscrivent dans la lignée des analyses du
XVIIIe siècle faisant reposer « la consolidation des colonies (…) sur l’idée que ces dernières,
tant sur le plan économique que politique, peuvent profiter avant tout à la métropole, en raison
notamment de la complémentarité des relations commerciales et de l’impact du rayonnement
politique » (Clément, 2009 ; 101-102). C’est la raison pour laquelle, selon Forbonnais, il
incombe à l'Etat de fonder des colonies et d’encadrer l’émigration coloniale (Forbonnais,
1796; I, 361).

4
3. Limiter la dépopulation de la métropole : la nécessité de l’esclavage

Les colonies posent néanmoins un problème. Leur établissement pourrait conduire au


dépeuplement et à l'affaiblissement de la métropole (Forbonnais, 1796, I ; 363, Clément,
2009 ; 105). Cette question de la dépopulation causée par la colonisation traverse
l'Encyclopédie. Dans l'article Population, Damilaville condamne ainsi la formation de
colonies car elle génère la dépopulation de la métropole et des pertes humaines dans les
colonies (Damilaville, 1765). Les seules concessions qu’il expose ont trait à l’établissement
de colonies pour faire face à la surpopulation de la métropole. De là naît une première tension
qu'il s'agit de résoudre pour Forbonnais : comment établir des colonies sans dépeupler la
métropole ? La réponse tient dans la mise en place de l'esclavage. Evoquant « ces malheureux
Africains, dont les moeurs féroces et les loix barbares ont donné droit au Commerce
d'apprécier la liberté », Forbonnais affirme que « la métropole retire un double profit de leur
importation dans les colonies ; l'avantage d’une plus grande consommation de ses denrées,
soit pour leur achat, soit pour leur entretien, et l'avantage d'accroître son superflu en denrées
des colonies ». (Forbonnais, 1796, I ; 367). Stimulant à la fois les débouchés de la métropole
et les productions agricoles des colonies, l'esclavage est présenté comme une institution
nécessaire économiquement. « Le Commerce des nègres doit donc être regardé, favorisé et
soutenu, comme la base de la culture des colonies » (Forbonnais, 1796, I ; 367). L’esclavage,
que Forbonnais défendra encore pendant la Révolution (Benot, 2005, 165) permet donc de
faire diminuer les coûts de production et de favoriser la compétitivité nationale tout en
limitant la dépopulation de la métropole. Ce recours est également justifié, comme nous
l’avons vu, dans la navigation pour diminuer le coût du fret et stimuler les relations
commerciales entre la métropole et les colonies. Il permettrait en outre de développer le
commerce avec l'Afrique et de disposer d'une population plus nombreuse en cas de guerre
(Forbonnais, 1796, I ; 360)

4. L’enjeu colonial

Vecteur de puissance économique et militaire, les colonies deviennent donc un enjeu


géostratégique et un objet de lutte entre les nations européennes. Et Forbonnais de souligner la
nécessité de défendre les conquêtes coloniales de la métropole. « La conservation des
frontières de ces colonies est très-importante aux métropoles, puisque la richesse et la
population même de ces métropoles en dépendent en grande partie » (Forbonnais, 1796; 351-
352)

Les colonies apparaissent comme un nouveau terrain de l'expression de l'hostilité entre


les nations européennes. Elles seraient même de nature à devenir le terrain privilégié des
conflits militaires entre les nations européennes comme le laissaient entrevoir les tensions
s’exprimant à la fin des années 1740 et au cours de la guerre de Sept ans. La paix en Europe
contrastait alors avec les situations belliqueuses outre-mer (Chaline, 2004 ; 24 et sqq).
Forbonnais perçoit cette mutation de l’expression des tensions belliqueuses. Ainsi, à ses yeux,
« si divers peuples d'Europe ont des colonies voisines dans le même continent, les cultures
réciproques s’avanceront principalement du côté des frontières pour les étendre. Il en naîtra
des jalousies, des querelles, même des guerres fréquentes entre ces colonies » (Forbonnais,
1796; I, 350-351). Les colonies deviennent donc un nouveau terrain de conflit entre les
nations européennes non sans engendrer des risques de dépenses publiques importantes. Ainsi
pour Forbonnais, « les pays de la domination viendront à épuiser leurs trésors et leurs

5
hommes pour accroître la matière de leurs défrichemens et de leur industrie, jusqu'à ce
qu'elles conviennent de bonne foi de laisser entre leurs colonies un espace bien déterminé, qui
n'appartiendroit à personne » (Forbonnais, 1796 ; I, 351). Mais avant que cet équilibre ne se
dessine, les colonies seraient un espace de conflit. Les guerres entre nations européennes
auraient ainsi tendance à se transposer vers d'autres continents pour finalement aboutir à un
monde divisé entre les nations européennes et plus particulièrement entre la France et
l’Angleterre.

Au final, nous percevons que les colonies doivent devenir le nouvel objectif de la
politique économique et stratégique de la monarchie française. Elles sont pour l’Etat le moyen
d’affirmer sa puissance et ce d’autant que le système de l’Exclusif sera mis en place. Il s’agit
dès lors pour Forbonnais d’en légitimer les principes.

II. La subordination des colonies et la légitimation du système de l’exclusif

Une fois que les colonies ont été créées, la métropole doit s’assurer qu'elles ne
deviennent pas conquérantes faute de quoi « elles dérogeroient à leur institution » (Forbonnais,
1796 ; 342) et menaceraient la puissance de la métropole. C’est la raison pour laquelle, il
s’agit de s’opposer à toute velléité d’émancipation en faisant en sorte que leurs intérêts ne
deviennent pas opposés à ceux de l’Etat (Alimento, 2011 ; 63 citant Forbonnais, 1785 ; 9)
L’Etat a donc pour mission de subordonner les colonies. La politique coloniale visera
à mettre les colonies sous la dépendance économique de la métropole et à instaurer un
commerce subordonné (1) Cette subordination trouvera son expression dans l’instauration
d’une relation paternaliste empêchant l’émancipation des colonies (2). Il s’agira ainsi de
soumettre les territoires coloniaux (3) tout en limitant les dépenses d’administration de celles-
ci (4).

1. Le commerce colonial comme commerce intérieur subordonné

Pour Forbonnais, les colonies doivent conserver un lien de dépendance et de


soumission envers la métropole. Ainsi, les colons sont-ils dans l’« obligation d’une
dépendance immédiate et d’un intérêt subordonné » à la métropole (Forbonnais, 1796 ; 355).
Et Forbonnais d’ajouter que « l'effet de cet intérêt et de cette dépendance sera de procurer à la
métropole : I°. une plus grande consommation des productions de ses terres ; 2°. de
l'occupation à un plus grand nombre de ses manufacturiers, artisans, pêcheurs, matelots ; 3.
une plus grande quantité des denrées nécessaires à ses besoins ; 4°. un plus grand superflu à
fournir aux autres peuples. » (Forbonnais, 1796; 355). Ainsi le développement économique
colonial ne pourra se faire qu’en suivant les intérêts de la métropole. Dans cette perspective, il
ne s’agit pas tant, pour la métropole, de concilier les intérêts de la mère patrie avec ceux de
ses colonies (Alimento, 2011 ; 63) que de leur imposer ses vues et de se servir d’elles à son
avantage. Le commerce colonial est donc un commerce asymétrique répondant à la
reconnaissance d’une dette primitive contractée par les colons envers la métropole. C’est la
raison pour laquelle les colonies « ne doivent avoir aucune culture, aucun art qui puissent se
trouver en concurrence avec les arts et les cultures de la métropole. » (Forbonnais, 1796 ; 355-
356). La colonie est placée dans un rapport de complémentarité forcée avec la métropole soit
parce qu’initialement les territoires conquis l’aient été car ils permettaient à la métropole des
approvisionnements de denrées nouvelles, soit que la métropole les spécialise à cette fin.
L’Etat de la métropole est donc à même de déterminer les choix de productions et
d’investissements des colonies afin d’assurer ses intérêts économiques. « C’est une loi prise

6
dans la nature de la chose, que l’on doit restraindre les arts & la culture dans une colonie, à
tels & tels objets, suivant les convenances du pays de la domination » (Forbonnais, 1751 ;
650).

Si elle impose la spécialisation coloniale, la métropole impose également les modalités


des relations commerciales de ses colonies avec l’extérieur. Ainsi, « les colonies ne peuvent,
sans crime, consommer les denrées étrangères dont la métropole consent de leur fournir
l'équivalent, ni vendre aux étrangers celles de leurs denrées que la métropole consent de
recevoir dans ses ports » (Forbonnais, 1796; 356-357). Et Forbonnais d’ajouter que « l’une et
l’autre entreprise est un vol réel, et trop commun cependant, fait aux laboureurs, aux ouvriers,
aux matelots de la métropole, pour enrichir les mêmes classes d'hommes parmi des nations
rivales qui s'en prévaudroient un jour contre les colonies même » (Forbonnais, 1796 ; 357).
Les colonies sont ainsi soumises tant dans leurs relations d’offre que dans leurs relations de
demandes.

Le projet colonial de Forbonnais promeut donc le système de l’Exclusif. Il vise à


imposer aux colonies une relation de complémentarité, de dépendance et de subordination.
Ceci transparaît également dans le fait que le commerce colonial doit se faire en nature,
marchandises contre marchandises (Forbonnais, 1796; 362) pour éviter toute fuite de métaux
précieux. En empêchant les colonies de disposer de métaux précieux, la métropole
empêcherait en outre leur possible indépendance puisqu’elles ne pourraient que difficilement
commercer avec les nations étrangères et s’émanciper de la tutelle métropolitaine. Si au
contraire, les échanges étaient médiatisés par les métaux précieux cela permettrait aux
colonies de devenir l’ « arbitre du prix de la denrée de la métropole et de la sienne » et de
gagner par ce biais en indépendance. Cela leur permettrait également de disposer de capital,
ressource leur permettant d’établir un rapport de force qui leur serait davantage favorable
(Forbonnais, 1796, I ; 313-314). Ainsi, pour Forbonnais, « les grandes richesses pécuniaires
dans une colonie paroissent être le premier pas vers une séparation d’intérêts entre elle et la
métropole : c'est l'époque où la jalousie de la métropole doit devenir plus active, et en même
temps celle où l'exécution des règles devient plus difficile » (Forbonnais, 1796 ; I, 363). Les
colonies françaises seraient donc dans une situation nécessitant la plus grande attention.
Aucune concession au libre commerce colonial ne devrait être faite car elle signerait
l’autonomisation progressive des colonies et, par suite, leur perte. « Les colonies ne seroient
plus utiles, si elles pouvoient se passer de la métropole » (Forbonnais, 1751 ; 650).

Au final, l’implantation de colonies vise à mettre en place un commerce asymétrique


et captif, subordonné aux intérêts de la métropole. Ceci met en lumière l’acception restrictive
de la liberté de commerce chez Forbonnais défini uniquement en regard des intérêts de l’Etat.
Evoquant le commerce des colonies avec les nations étrangères Forbonnais affirmait dans
l’article Colonie, que « ce n’est point attenter à la liberté de ce commerce que de le restreindre
dans ce cas » (Forbonnais, 1751 ; 650). La seule vraie liberté de commerce ne peut se
concevoir que s’il elle est favorable à l’Etat ; elle ne peut donc qu’avoir lieu dans un cadre
intérieur (Murphy, 1992).

2. Une relation paternaliste empêchant l’émancipation des colonies

D'un commerce colonial pensé comme subordonné découle mécaniquement l'obligation


que la colonie se spécialise dans l'agriculture (Forbonnais, 1796 ; 357) à moins qu’elle ne
reste uniquement un relais de commerce de la métropole. Dans les deux cas, la colonie restera

7
tributaire du système productif de la métropole. Relais de commerce, elle ne pourra vendre
que les productions métropolitaines. Spécialisée dans la culture, elle restera dépendante de la
métropole car ces matières premières seront transformées en métropole. Evoquant la
production sucrière, Forbonnais réaffirme la nécessité que les raffineries soient localisées en
métropole pour permettre le développement de la navigation (Forbonnais, 1796 ; 376) et
critique l’établissement de raffineries dans les colonies (Forbonnais, 1796 ; 375). Spécialisée
dans la culture, et plus précisément dans la culture de biens nécessitant d'être manufacturés
dans la métropole, le développement économique des colonies restera à la fois limité et
tributaire des décisions de la métropole d'autant que celle-ci en contrôlera la navigation.

La colonie pourra uniquement prendre en charge le commerce ne la reliant pas à la


métropole. Elle pourra développer le cabotage le long de ses côtes pour « établir une plus
grande communication entre toutes ses parties ; dès-lors une plus grande concurrence, soit
d'acheteurs, soit de vendeurs, également favorable à la culture et au Commerce. » (Forbonnais,
1796, I ; 358). Deux choses sont ici visées : les effets catalyseurs du commerce sur la
production coloniale mais surtout la diminution des coûts de transport permettant à terme la
diminution des coûts des denrées coloniales et par extension la compétitivité des produits
nationaux. Le commerce entre les colonies nationales pourra également être organisé sans le
concours de la métropole dans le but de les mettre « en état de se porter les denrées dont elles
manquent réciproquement, et que la métropole ne peut leur fournir » (Forbonnais, 1796 ; 358-
359). Enfin, « la troisième branche de navigation utile des colonies est celle qu'elles
entretiennent avec les colonies étrangères, pour y porter uniquement les denrées de la
métropole, ou celles de leurs productions que la métropole ne veut point recevoir dans ses
ports, quoique permise dans les colonies par des raisons économiques » (Forbonnais, 1796 ;
359). Ce troisième type de navigation découle du fait que la colonie est considérée comme un
relais de commerce de la métropole.

Si le commerce est « une communication réciproque », mettant « les hommes dans la


dépendance les uns des autres » (Forbonnais, 1751 ; 690), il convient de percevoir que le
commerce colonial a des logiques dissemblables. Il valorise une dépendance univoque de la
colonie vis-à-vis de la métropole. Le lien de commerce existant avec les colonies est donc un
lien vertical de soumission. Forbonnais propose finalement une relation paternaliste
empêchant l'émancipation économique et politique des colonies. Sont également ici mis en
lumière les relations de dépendance existant entre les hommes. Les colons d'origine
métropolitaine sont ainsi dépendants des sujets de la métropole. La seule prérogative dont ils
jouissent est de soumettre eux-mêmes, sur le sol colonial, des esclaves. Finalement
Forbonnais nous propose une chaîne de subordination liant la métropole à ses colonies mais
également les métropolitains aux colons et aux esclaves. Plus généralement, cette conception
renvoie à une perception inégalitaire des hommes ancrée dans une structure monarchique
pensée comme chaîne de soumission. Elle suggère en outre l’opportunité de mettre en place
un régime de type despotique venant nuancé son appartenance à un « libéralisme égalitaire »
(Meysonnier, 1989).

3. Soumettre les territoires coloniaux

Après avoir rappelé la nécessité coloniale et son indispensable soumission aux intérêts
de la mère-patrie, Forbonnais va se pencher sur les caractères de la colonie idéale. Très
logiquement, il s’agit de coloniser les territoires qui présenteraient le plus de complémentarité
économique avec la métropole mais aussi ceux qui seraient les plus facilement appropriables.

8
Il est ainsi « nécessaire de conquérir les terres, d'en chasser les anciens habitans pour y en
transporter de nouveaux, ou du moins de tenir ses anciens habitans dans la dépendance, soit
par la crainte ou par intérêt » (Forbonnais, 1796, I ; 343-344). Les territoires idéaux seraient
donc ceux dans lesquels les terres ne seraient pas encore appropriées. Une telle colonisation
permettrait l'installation des colons et la rapide mise en culture des terres.

Il s’agirait ensuite de s’assurer de la sécurité intérieure de la colonie en soumettant les


populations autochtones par la force ou la douceur (Forbonnais, 1796, I ; 347), par la
« crainte » ou par l’ « intérêt ». Les colonies, sous l’emprise politique de la métropole,
devraient être régies par un despotisme. L’alternative est celle existant entre un despotisme
militaire et un despotisme « doux ». Dans le premier cas, Forbonnais reprend partiellement
certains des développements de Montesquieu supposant que le despotisme était le
gouvernement politique le plus adéquat aux régions fertiles et méridionales ; régions qui
correspondent précisément aux territoires colonisés. Comme il le suggère dans son Extrait du
livre de l’esprit des loix, la législation doit s’opposer aux vices du climat (Forbonnais, 1753 ;
76). Cette justification du despotisme dans les colonies qui y seraient « prédisposées »,
pourrait être renforcé par la légitimation qu’offrirait la religion (Forbonnais, 1753 ; 99).
Néanmoins, la mise en place d’un régime despotique aurait le désavantage d’être coûteux
pour la métropole. L’autre moyen, moins dispendieux, serait « de faire naître dans ces nations
le goût du superflu et des commodités » pour que les « anciens habitans » ne fassent « qu'une
société avec les nouveaux, dont ils prendroient insensiblement les mœurs, l'esprit et la
religion » (Forbonnais, 1796, I ; 349). Est ici mis à l’honneur la thématique du doux
commerce permettant l’acculturation et la soumission à moindre frais des autochtones. Mais
Forbonnais en propose une interprétation personnelle. Il est ici symptomatique que le
commerce adoucisse uniquement les mœurs des populations autochtones. Le commerce
véhiculerait un adoucissement des mœurs par la soumission à la puissance dominante. Le
commerce serait donc toujours la continuation de la guerre par d’autres moyens. Dans cette
perspective, nous percevons que pour Forbonnais, le commerce permet d’assurer la
domination et la puissance de la nation la plus développée économiquement. Par symétrie,
elle suppose aussi qu’une nation développée mais distancée par d’autres au niveau
commercial se verrait insensiblement en prendre les mœurs, l’esprit et la religion. Est ici
précisée une menace pesant potentiellement sur une France qui verrait s’affirmer l’hégémonie
anglaise. Ses mœurs, son esprit et sa religion risqueraient alors d’être progressivement
remplacés et avec eux la structure monarchique d’Ancien régime et la religion catholique.

4. Limiter les dépenses d’administration des colonies

S’il s’agit de soumettre les colonies, il s'agit également de trouver la colonie la moins
coûteuse à administrer. Toute colonie génère des dépenses réalisées par l'Etat qui la fonde. Il
faut en effet qu’ « il fournisse des vaisseaux de transport, des vivres, des habillemens, des
outils et des esclaves aux premiers habitans, ou qu’il garantisse les avances qui leur seront
faites par les négocians ; que le partage des successions y soit égal entre les enfans, afin d'y
fixer un plus grand nombre d'habitans par la subdivision des fortunes » (Forbonnais, 1796, I ;
361). Il s’agit ensuite de sécuriser le territoire et les liaisons commerciales avec la métropole.
Pour limiter de telles dépenses, la colonie idéale se présente sous les traits d’une île offrant
une sécurité naturelle (Forbonnais, 1796, I ; 344). Néanmoins comme toutes colonies, elle doit
pouvoir bénéficier de la protection de la métropole. Ainsi, « quel que soit ce degré de sûreté,
il seroit insuffisant, si l'art et la prévoyance n’y ajoutoient des places fortes, des provisions
toujours abondantes d'artillerie, de munitions, soit de terre, soit de mer, et même d’ateliers

9
propres à suppléer dans le besoin aux secours de la métropole. » (Forbonnais, 1796, I ; 344-
345). Pour assurer la sécurité militaire de la colonie et faire face aux agressions extérieures, il
s'agit pour la métropole de déléguer des escadres pour éviter que les colonies ne soient
conquises par des puissances extérieures mais aussi pour favoriser le bon marché des
assurances et du fret et pour stimuler la concurrence maritime (Forbonnais, 1796, I ; 345). La
métropole doit en outre concevoir la colonie comme une place forte permettant à la fois sa
défense mais aussi capable de l’épauler en cas de guerre. Relais de commerce, les colonies
sont également considérées comme une base militaire arrière de la métropole.

Se pose alors la question du financement des dépenses coloniales qui incombent à


l'Etat métropolitain. Comme il ne saurait être opportun de faire peser ces dépenses sur les
colons pour ne pas altérer leur fidélité (Forbonnais, 1796, I ; 361), Forbonnais propose deux
alternatives : soit ce que « l’état ne se charge de la dépense nécessaire à la défense des
entrepôts », soit que la colonie soit « sous la dépendance d’une compagnie riche et exclusive,
en état de seconder et de suivre des projets politiques » (Forbonnais, 1796, I ; 342). Nous
percevons que Forbonnais se fait implicitement davantage favorable à la seconde solution qui
permet de limiter les dépenses publiques et par ce biais de ne pas affaiblir l'État. Le mieux
serait ainsi de déléguer les dépenses et les investissements nécessaires à des compagnies
privées pour ne pas éroder le trésor de l'Etat. Il s’agit donc d’inciter les investissements privés
en leur offrant des compensations ou en établissant des impôts extrêmement faibles. Mais par
ce biais, Forbonnais encourage également un gouvernement nouveau au sein de la monarchie.
S’il pense que sur le plan économique, les colonies sont semblables à des Provinces, il les
laisse être administrées par des compagnies privées. Il propose finalement une double
structure politique à la monarchie : la métropole verrait le primat du politique sur
l’économique alors que les colonies seraient administrées par des marchands dont le mode de
gouvernement se rapprocherait du despotisme.

A travers la présentation du système colonial et de la colonie idéale, Forbonnais


semble nous dépeindre un mode de développement économique singulier, fondé sur l’Exclusif,
qui assurerait l’affirmation de la puissance coloniale française. Derrière la colonie idéale, il
n’est pas difficile de percevoir les îles à sucre françaises. Ceci nous amène donc à mettre en
perspective les analyses de Forbonnais pour percevoir qu’elles répondent à une stratégie
géopolitique précise qui, si elle est tenable au début des années 1750, l’est bien moins après la
guerre de Sept ans.

III. L’idéal colonial à l’épreuve des faits : une stratégie remise en cause par les
faits

Forbonnais écrit dans un contexte marqué par la rivalité franco-anglaise. Il oscille entre
une anglophilie mettant à l’honneur la science et les pratiques du commerce anglaises et une
anglophobie craignant l’affirmation de la puissance économique britannique et par extension
sa domination politique et militaire. Pourtant, cette rivalité franco-anglaise n'est pas frontale
en matière de commerce. Les échanges franco-anglais sont en effet relativement faibles au
cours du XVIIIe siècle compte tenu du protectionnisme voire du prohibitionnisme perdurant
entre les deux pays jusqu'en 1786 (Voir Crouzet, 2008 ; 37 et sqq). La rivalité franco-anglaise
passe essentiellement par un affrontement sur les marchés extérieurs et par l’exploitation
coloniale qui fait une nouvelle fois apparaître le commerce colonial comme spécifique. Nous
souhaiterions montrer que le fait que la France soit en situation de force dans la « guerre du
sucre » explique sans doute la position de Forbonnais quant à l'idéal colonial qu’il propose (1).

10
Sur cet avantage aurait pu logiquement se construire une politique commerciale fondée sur la
réexportation de denrées coloniales couplées à l'exportation de produits agricoles ou
manufacturés français vers l'Europe du Nord, l’Espagne et le Levant qui aurait pu menacer la
puissance anglaise (2). Cependant, l'échec d'une telle spécialisation coloniale pose la question
du maintien par Forbonnais de son système (3).

1. L’idéal colonial chez Forbonnais : les colonies sucrières

Derrière l'idéal colonial de Forbonnais, il n'est pas difficile d'entrevoir les îles sucrières
de la mer des Caraïbes. Elles correspondent à la sixième catégorie de colonies définie par
Forbonnais et ont « le commerce et la culture tout à la fois pour objet ». Cette définition qui
aurait encore pu inclure d'autres colonies comme le Canada ou la Louisiane, ne recouvre
finalement que ces îles sucrières quand Forbonnais essaie de décrire leur conformation
géographique marquée par l’insularité.

La mise en exergue des colonies sucrières s’explique sans doute aussi par le fait,
qu’après 1713, la production sucrière française se développa plus rapidement que celle de son
rival anglais notamment grâce à Saint-Domingue qui représentait au milieu du siècle « 89 %
de l'espace sucrier français » (Crouzet, 2008 ; 105). L'économie des îles françaises était plus
diversifiée que celles des îles anglaises. Au sucre, s'ajoutaient notamment le café, l'indigo et le
coton. (Crouzet, 2008 ; 113). Le marché intérieur français pour ce type de produit était
pourtant assez étroit. Contrairement à l’Angleterre, qui consommait la majeure partie des
denrées coloniales de ses îles à sucre, la France « disposa[it] de considérables surplus
réexportables » (Crouzet, 2008 ; 117 et sqq). Le sucre produit par les plantations françaises
était en outre vendu moins cher (Crouzet, 2008 ; 122). Se dessinait donc au milieu du 18ème
siècle une opportunité pour le commerce français et pour le développement économique de
cette nation.

2. La réexportation des productions sucrières comme possible


stratégie

Les colonies sucrières étaient d'autant plus avantageuses que leurs productions étaient
complémentaires de celles de la métropole, qu'elles suscitaient des besoins nouveaux mais
aussi qu'elles permettaient à la France de promouvoir un commerce de réexportation vers
l'Europe du Nord. Au cours du 18ème siècle, les denrées coloniales expliquent en effet la
moitié de l’augmentation des exportations françaises vers l’Europe du Nord lesquelles ont été
particulièrement dynamiques : « elles ont été multipliées par 5,8 de 1726/30 à 1787/89 » alors
que les exportations anglaises n’y progressaient que de « 69 % de 1716/20 à 1786/90 »
(Crouzet, 2008 ; 138). Les transformations de la consommation en Europe marquées par la
diffusion du thé, du café et du cacao impliquaient également celle du sucre. La stratégie de
réexportation de production sucrière aurait ainsi pu être de nature à renverser la puissance
anglaise. Elle permettait d’accroître les excédents commerciaux français et aurait pu permettre
à la France de dominer le commerce de l’Europe du Nord. Couplée à l'affirmation des
exportations françaises vers le Levant dont les denrées coloniales ne représentaient dans ce
cas qu’une part faible, la France qui parvint à dominer le commerce méditerranéen (Crouzet,
2008 ; 235) eut également réussi à dominer le commerce occidental.
Les colonies américaines pouvaient également se présenter comme un débouché pour
les produits coloniaux français. Tel était le cas des mélasses françaises qui intéressaient les
américains en vue d’une distillation qui servait de monnaie d’échange dans leur commerce

11
avec les indiens, et ce malgré le Molasses Act de 1733 qui prévoyait de frapper par des droits
très lourds les importations des mélasses venant des colonies étrangères (Crouzet, 2008 ; 124).

Pour renverser la puissance anglaise, il fallait ainsi promouvoir les colonies sucrières,
y favoriser la production, en importer les matières premières pour les réexporter ensuite. Cette
stratégie aurait pu permettre d’affirmer la puissance française à la fois sur mer dans
l’Atlantique mais aussi sur le continent. Elle permettait de constituer des excédents
commerciaux mais aussi d'encourager la marine française pour finalement reprendre
l'ascendant sur les Anglais. La rivalité se jouait donc dans un premier temps dans le Pacifique
puis, dans un second, sur le continent.

3. L’échec de la spécialisation coloniale

Cette stratégie envisageable au début des années 1750 est cependant risquée. Le
commerce de la France avec ses colonies sucrières est en effet sans cesse menacé par les
guerres et ce d’autant que la puissance navale britannique est bien supérieure à celle de la
France. Tout conflit armé avec l’Angleterre risquait a minima d’engendrer une augmentation
du coût du transport et des assurances maritimes. Au pire, il engendrait la cessation du
commerce de la France avec ses colonies. Ces risques devaient se confirmer avec la guerre de
Sept Ans. Les colonies sucrières françaises étaient en outre des possessions suscitant la
convoitise anglaise. Une partie de l’opinion anglaise souhaitait en effet la destruction des
plantations françaises pendant la guerre de Sept Ans ou leur annexion suite à la défaite
française (Crouzet, 2008 ; 125). Le développement des productions coloniales dans ses
territoires étaient donc de nature à servir, une fois conquises, le développement économique
anglais. La spécialisation coloniale de la France aurait nécessité une marine permettant de
protéger les îles sucrières ainsi que le commerce que la métropole entretenait avec elles.

Se profilait ensuite un second problème lié à l’esclavage. A un premier niveau,


l’acquisition d’esclaves se faisait partiellement par l’intermédiaire britannique et alimentait de
ce fait la domination anglaise sur le « système atlantique ». La France n’était ainsi que le
troisième responsable de la déportation d’esclaves africains avec un déplacement de
population plus de moitié inférieur à celui de l’Angleterre (Crouzet, 2008 ; 295 et sq). Cette
dépendance de la traite était particulièrement de mise pendant les périodes de guerre (Crouzet,
2008 ; 296). « Si avant 1740, la traite française fournissait 87 % des esclaves importés dans
les Iles françaises (…), de 1740 à 1760 (ce qui inclut des années de guerre), les Français ne
fournirent que 45 % des esclaves vendus dans les Ïles, (…) et malgré l'essor de la traite
française dans les années 1780, elle resta insuffisante pour les besoins des planteurs (Crouzet,
2008 ; 301). L’Angleterre fournissait ainsi une partie des esclaves des îles française. Tout
essor des plantations sucrières signait de ce fait l’accroissement de la dépendance vis-à-vis de
l’Angleterre. Elle encourageait à la fois les excédents de leur balance commerciale et le
développement de leur marine et de leur commerce d’autant que la forte mortalité des
esclaves aux Antilles – le taux de diminution naturelle était de 2 à 5 % (Crouzet, 2008 ; 301) –
rendait ce commerce prospère. A un second niveau, la question de l'esclavage se posait
également au regard de leur possible soulèvement. Certes, Forbonnais, comme ses
contemporains, n’imaginait pas un tel dénouement au milieu des années 1750. Il advint
néanmoins avec la révolte des esclaves de Saint-Domingue du 21 août 1791 qui engendra
l'effondrement de l'empire du sucre et du café (Crouzet, 2008 ; 131). Il est dès lors curieux
que Forbonnais maintienne sa défense de l’esclavage après cette date.

12
De manière plus générale, la volonté française de conserver ses îles à sucre et à esclaves
au détriment de ses colonies de peuplement comme en témoigne le traité de Paris de 1763
mais aussi le Traité de Versailles de 1783 se marque par un échec. Selon Frédéric Regent, « la
réunion des Etats généraux en 1789, qui débouche sur la Révolution française, est
complètement liée à cette dette colossale de la guerre de l'Indépendance américaine, due à une
stratégie de conservation des îles à sucre, autrement dit les colonies esclavagistes. » (Régent,
2007 ; 34)

Conclusion :

Le commerce colonial est donc un commerce spécifique. Il se distingue à la fois du


commerce intérieur et du commerce extérieur. Par son biais, Forbonnais nous présente un
monde partagé entre des puissances européennes dominant des colonies inféodées. Il suggère
que la rivalité entre ces nations débouchera sur la domination de la nation sachant le mieux
exploiter ses colonies pour dynamiser à la fois son commerce intérieur et son commerce
extérieur et asseoir sa puissance tant économique que militaire.
Les colonies permettent de résoudre la tension traversant l’œuvre de Forbonnais et
existant entre la nécessité d'étendre les échanges et l’impératif visant à ne pas dégrader les
soldes de la balance commerciale ni à stimuler l’activité économique des Etats-nations
adverses. Elles apparaissent donc aussi comme le moyen dont dispose la France pour combler
son retard sur l’Angleterre en stimulant le commerce et en produisant des marchandises
nouvelles. Or, précisément, au cours des années 1750, la France se retrouve progressivement
affaiblie sur le terrain colonial au profit de l’Angleterre ce que viendra confirmer le Traité de
Paris en 1763. Même si la France devait conserver ses îles sucrières de Saint Domingue, la
Martinique, la Guadeloupe, Sainte Lucie et Marie-Galante, la faiblesse de sa navigation ne
pouvait laisser augurer un retournement.
Le système de Forbonnais était ainsi remis en cause dans les faits. Pourtant, la
déclaration d’indépendance des treize colonies américaines aurait pu marquer un
redéploiement du commerce international français. Mais il aurait nécessité une transformation
de la conception même du commerce extérieur. Il aurait fallu pouvoir y promouvoir un
commerce libre pour supplanter la position dominante que les anglais y avaient.

13
Bibliographie :

BENNOT Y., (1998), La révolution française et la fin des colonies, Paris, La Découverte,
1988

BENNOT Y., (2005), Les Lumières, l'esclavage, la colonisation, Paris, La Découverte, 2005

BRIOIST P. (1997), Espaces maritimes au XVIIIe siècle, Atlande

CHENEY P. (2010), Revolutionnary commerce : globalization and the French monarchy,


Harvard University Press.

CHALINE O., La France au XVIIIe siècle (1715-1787), Belin, 2009.

CROUZET F. (2008), La guerre économique franco-anglaise au XVIIIe siècle, Fayard, 2008

CLEMENT A., « Du bon et du mauvais usage des colonies : politique coloniale et pensée
économique française au XVIIIe siècle », Cahiers d’économie politique/Papers in Political
Economy, 2009/1 n°56, p. 101-127.

DAMILAVILLE, E. N., (1765), article “Population”, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné


des sciences, des arts et des métiers, tome 13, D. Diderot, J. Le Rond D’Alembert (dir.), Paris,
Briasson.

FLEURY, GABRIEL (1915). François Véron de Fortbonnais, Sa famille, sa vie, ses actes,
ses œuvres, 1722-1800, Mamers : Imprimerie Fleury, Le Mans : A. De Saint-Denis.

FORBONNAIS, F. VERON DUVERGER DE

- (1751 - a), « Colonie », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des


arts et des métiers, Tome 3, D. Diderot, J. Le Rond D’Alembert (dir.), Paris,
Briasson, pp. 648-651.

- (1751 – b ), « Commerce », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences,


des arts et des métiers, Tome 3, D. Diderot, J. Le Rond D’Alembert (dir.), Paris,
Briasson, pp. 690-700.

- (1753), Extrait du livre de l’esprit des loix. Chapitre par chapitre. Avec des
remarques sur quelques endroits particuliers de ce Livre, et une idée de toutes les
Critiques qui en ont été faites, Amsterdam, Arkste’e et Merkus.

- (1756), Essai sur l’admission des navires neutres dans nos colonies

- (1767), Principes et observations économiques, 2 vols, Amsterdam, Rey.

- (1785), « Mémoire de Monsieur de Forbonnais sur l’Arrest du 30 aoust 1784 »,


Bibliothèque de l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, Paris, Ms 2930n, pp. 8-
27.

14
- (1796), [1754] Elémens du Commerce, 2 tomes, Paris, Chaigneau.

LARRERE C. (1992), L’invention de l’Economie au XVIIIe siècle, Du Droit naturel à la


physiocratie, Presses Universitaires de France, collection Léviathan ?

MURPHY A. (1992), « Richard Cantillon et le groupe Vincent de Gournay » in A. Béraud et


G. Faccarello (1992), éd., Nouvelle histoire de la pensée économique, Paris, La découverte,
Tome 1 : Des scholastiques aux classiques, pp. 188-203.

REGENT F., (2007), La France et ses esclaves. De la colonisation aux abolitions (1620-1848)
Grasset et Fasquelle.

15

Vous aimerez peut-être aussi