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AIMER PASSIONNÉMENT : UNE LECTURE DES PASSIONS DE

L'AME
Nicolas Miller

Vrin | « Le Philosophoire »

2000/1 n° 11 | pages 129 à 156


ISSN 1283-7091
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Aimer passionnément :
Une lecture des Passions de l’Ame
Nicolas Miller

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« Et quand je t’appelle mon amour, mon amour, est-ce toi que j’appelle
ou mon amour ? Toi mon amour, est-ce toi que je nomme ainsi, à toi que je
m’adresse ? »1. Ce qui peut s’entendre en deux sens : ce n’est peut-être pas toi que
j’aime car c’est toujours moi-même que j’aime à travers toi ; ou bien : ce n’est
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peut-être pas toi que j’aime parce qu’il n’est peut-être jamais possible d’atteindre
ce moi qui est toi quand bien même je voudrais t’aimer toi et non pas moi. Deux
difficultés donc, qui font toute la valeur des pensées de l’amour qui savent les
éviter. Et il nous semble bien, à la lecture des Passions de l’âme, que la pensée de
Descartes soit de celles-là.

1. Aimer les objets mêmes

Dans l’article 82 des Passions Descartes écrit que l’amour qu’un bon
père a pour ses enfants est un amour qui se rapporte aux « objets mêmes », et
non pas, comme l’amour d’un ambitieux pour la gloire, d’un avaricieux pour
l’argent, d’un ivrogne pour le vin et d’un brutal pour la femme qu’il veut violer,
à la « possession des objets »2. C’est donc qu’une passion3 comme l’amour
s’intéresse, lorsqu’il est un « véritable » amour, à l’individualité de l’autre et que
ce n’est pas pour aimer que l’on aime.
Nous entendons donc désigner par « véritable amour » l’amour qui
s’adresse à tel objet et non pas à un objet en général : ce n’est pas le rapport qui
nous unit à l’autre, ni même ce que ce rapport peut nous apporter, mais c’est
l’autre même que l’on doit pouvoir aimer et par là ce qui fait son ipséité : je
n’aime pas n’importe qui, mais c’est bien lui-même ou elle-même que j’aime.
Car chez Descartes, s’il peut y avoir plusieurs sortes d’amours, leur différence
ne passe pas par une distinction entre un amour de concupiscence et un amour de
bienveillance4, mais par une distinction entre ce qui vise un objet en général (le
vin, la femme, etc.) et ce qui vise l’autre en tant que tel (ses enfants : ceux-là et pas
d’autres). C’est ce refus de considérer la distinction entre amour de bienveillance
130 L’Amour

et de concupiscence comme une distinction d’essence entre deux amours qu’il


faut justement prendre au sérieux, ainsi que l’idée que l’amour est un, quels que
soient ses objets : « Il n’est pas besoin de distinguer autant d’espèces d’Amour,
qu’il y a divers objets qu’on peut aimer »5. Manquera donc une analyse précise de
la différence entre amour de concupiscence et de bienveillance, car ce que nous
cherchons, c’est l’essence de l’amour – Descartes écrit bien que la distinction dont
nous parlons « ne regarde point son [sc. l’amour] essence »6 –, ce qui détermine
l’amour en son fond quels qu’en soient les effets.
L’amour est un, et il faut faire droit à ce principe de base : l’optique de
cet article sera donc de déterminer ce qui constitue l’amour en son fond, et de voir
si dans son essence, lorsqu’il s’intéresse à l’autre en tant que tel, qu’il le vise a
priori, il atteint son ipséité. Il y a donc pour nous, si l’on veut, deux amours : un
amour véritable et un autre amour, non que leurs objets diffèrent, mais que la façon
de s’y rapporter n’est pas la même : l’un, consciemment, ne cherche pas l’autre en

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tant que tel, mais dans sa généralité (nous ne nous y intéresserons pas), l’autre vise
l’ipséité de l’aimé (et ce n’est pas parce qu’il ne cherche pas tel objet en général
qu’il ne cherche pas à le posséder : en quoi la distinction thomiste demeure
inopérante). C’est toute la différence qu’il existe, par exemple, entre « aimer les
fleurs » et « aimer cette fleur ». Ce que nous disons donc, avec Descartes, c’est
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que dans le dernier cas, quel que soit l’objet, l’amour « fonctionne », aime de la
même façon. Reste à examiner ce « fonctionnement ».
Mais avant d’en arriver là, il nous faut effectuer un premier détour,
qui n’en est pas un, par d’autres passions particulières moins importantes que
l’amour, qui pourront nous renseigner sur ce que c’est que rencontrer l’autre dans
son ipséité, et qui, si elles manquent à cette rencontre, pourront, de toute façon,
nous renseigner par contre-coup sur ce que l’amour ne doit pas « faire » s’il ne
veut pas s’exposer aux mêmes écueils. De ce détour, nous excluons donc toutes
les passions qui manifestement n’ont que faire de l’ipséité de l’autre ou même qui
n’ont aucun rapport avec l’autre : comme, par exemple, l’Emulation (art. 172), la
Lâcheté et la Peur (art. 174)…

2. Des passions pouvant en droit atteindre à l’ipséité de


l’autre

Dans la liste des passions qui pourraient marquer un intérêt pour


l’ipséité d’Autrui, pour ce qui fait qu’il est lui et non un autre, nous pouvons
inclure la Jalousie (art. 167 et 168), l’Envie (art. 182), la Faveur (art. 192),
la Reconnaissance (art. 193), la Pitié (art. 185, 186, 187). Examinons-les
rapidement.
Aimer passionnément: Une lecture des Passions de l’Ame 131

a. Jalousie et Envie (rapports négatifs à Autrui)

De toute évidence, la Jalousie semble manquer l’ipséité de l’autre :


pour Descartes, ce que l’on craint de perdre dans la Jalousie, ce n’est pas l’autre
en tant que tel, mais la possession de l’autre. Je n’ai que faire de son ipséité, la
seule chose importante étant de le posséder puisque « la Jalousie est une espèce de
crainte, qui se rapporte au Désir qu’on a de se conserver la possession de quelque
bien »7. Et Descartes note très bien que cette passion se trouve être un rapport
déficient à Autrui, à l’aimé(e) même, puisque l’on « (…) méprise un homme qui
est jaloux de sa femme, pour ce que c’est un témoignage qu’il ne l’aime pas de
la bonne sorte (…) Ce n’est pas proprement elle qu’il aime, c’est seulement le
bien qu’il imagine consister à en avoir seul la possession »8. Le schéma, ici, se
complexifie et s’approfondit à la fois : ce n’est plus la possession même que vise

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comme objet dans sa jalousie le jaloux, mais le bien qu’il tire ou qu’il imagine
tirer de cette possession s’il en demeure le seul dépositaire. Néanmoins, le verdict
est implacable : l’ipséité se trouve manquée. Et c’est même parce qu’on n’aime
pas proprement l’autre que la Jalousie surgit. La Jalousie est un rapport à Autrui
que l’on pourrait qualifier de négatif car elle ne peut constituer en elle-même une
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véritable relation à l’autre. Mais même dans sa négativité, ce n’est pas l’autre
qu’elle vise.
L’Envie s’expose au même type de reproche. C’est en effet encore
un bien que l’on vise et non Autrui : non plus le bien que le passionné retire
de l’objet de sa passion, mais celui qu’il voit arriver aux autres, lesquels il juge
indignes de le recevoir. Autrement dit : l’Envie est une passion « qui vient de ce
qu’on voit arriver du bien à ceux qu’on pense en être indignes »9. Néanmoins,
une objection se lève : si l’on se rapporte au bien qui arrive à l’autre, comme il
y a jugement (on considère l’autre comme indigne), on se rapporte à son ipséité.
Dans l’Envie, n’est-ce pas lui ou elle, précisément, que nous « estimons »10
indigne du bien possédé ? Mais estimer, qu’est-ce sinon « l’inclination qu’a l’âme
à se représenter la valeur de la chose estimée »11 ? Ce n’est alors pas proprement
l’autre que je vise, mais la valeur attribuée : ce que nous regardons alors, c’est la
« grandeur » ou la « petitesse d’un objet »12, et non l’objet même. C’est ce que
note très justement Jean-Luc Marion dans son article « Le cogito s’affecte-t-il ?
»13, (la générosité et le dernier cogito suivant l’interprétation de Michel Henry),
lorsqu’il affirme que « l’objet de l’admiration n’est (…) pas l’objet en tant que
réel (et réellement donné), mais la modalité (irréelle) de sa présence » et que donc
« l’objet disparaît derrière la modalité de sa présence », éloignement qu’accentue
« la première dérivation de l’admiration, l’estime » où « grandeur et petitesse
ne constituent pas, d’elles-mêmes, des objets, mais seulement des qualités de
ces objets ». En bref, l’objet disparaît derrière « l’irréalité » qu’est « celle de
l’estimation de la qualité ou de la modalité de cet objet (plus que l’objet lui-
même) »14. C’est dire que ce n’est pas alors la personne en propre que je vise dans
l’Envie. Et même, l’Envie bien réglée, c’est-à-dire celle qui seule peut avoir une
132 L’Amour

quelconque légitimité comme passion, celle qui est juste15, tient en ce que « la
haine qu’elle contient, se rapporte seulement à la mauvaise distribution du bien
qu’on envie et non point aux personnes qui le possèdent ou le distribuent »16. Si
l’envie veut être juste, la haine qu’elle contient doit regarder la distribution des
biens, et non pas la personne qui les possède. C’est donc que l’envie manque
doublement l’ipséité de l’autre, et même en un sens doit la manquer pour gagner
une certaine légitimité à être.
Maintenant que nous avons examiné les modes négatifs de relation à
Autrui susceptibles de viser l’ipséité de l’autre, passons aux modes positifs : peut-
être aurons-nous plus de chance.

b. Faveur et Reconnaissance (Rapports positifs à Autrui)

Qu’est-ce que la Faveur ? Elle est « proprement un désir de voir arriver

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du bien à quelqu’un, pour qui on a de la bonne volonté », mais Descartes ajoute
aussitôt qu’il se sert « ici de ce mot (i.e. « la bonne volonté »), pour signifier
cette volonté, en tant qu’elle est excitée en nous par quelque bonne action de celui
pour qui nous l’avons »17. C’est donc que l’important est l’action faite par l’autre,
et non pas son être même, ce qui peut se cacher réellement sous ces/ses actions.
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L’ipséité de l’autre n’est pas en cause dans la Faveur : cette « bonne volonté » que
nous avons à l’égard d’Autrui aurait pu venir de ce qu’il est proprement, mais tout
compte fait, elle ne vient que de son agir, indépendamment du fait que ce soit lui
ou elle qui en soit la cause.
Pour ce qui est de la Reconnaissance, il en est de même à ceci près que
l’action de l’autre nous a personnellement atteint puisque comme le dit Descartes,
elle est « fondée sur une action qui nous touche, et dont nous avons désir de nous
revancher »18. La Reconnaissance reste donc empêtrée dans un calcul arithmétique
de « revanche », qui comme telle ne met en contact que des actions se répondant,
n’a que faire du « suppôt » des actions.
Les deux types de rapports positifs à Autrui que nous venons
rapidement de prendre en compte manquent tous deux l’ipséité de l’autre : non
plus en déréalisant l’autre sous le coup d’une seule prise en compte de sa valeur ou
en le manquant, en ne cherchant que sa possession (ou le bien tiré ou imaginé tiré
de cette possession), mais en ne regardant que l’action, au sens propre, commise
par l’autre, sans se soucier nullement de ce que c’est lui ou elle, précisément, qui
en est l’auteur. Devant cet échec, examinons donc maintenant le cas de la Pitié.

c. Le cas de la Pitié

Le propre de la Pitié n’est pas comme on aurait pu le penser a priori


de considérer l’individu qui souffre de maux, mais les maux dont il souffre ; et
ce, soit en les rapportant à soi (c’est-à-dire en « se représentant le mal d’Autrui
comme (nous) pouvant arriver » comme le font « ceux qui se sentent fort faibles,
et fort sujets aux adversités de la fortune »19), soit en s’en distanciant comme un
Aimer passionnément: Une lecture des Passions de l’Ame 133

spectateur de théâtre se distancie de ce qu’il voit représenté, ce qui est l’attitude


du généreux20. Distanciation qui provoque une certaine satisfaction : celle de
« penser, qu’(on) fait ce qui est de son devoir, en ce qu’(on) compatit avec
des affligés », sans considérer d’ailleurs et surtout quels sont ces « affligés »
puisque le « principal objet de la Pitié (…) est la faiblesse de ceux qu’(on) voit
se plaindre »21.
Qu’importe donc que ce soit tel ou tel individu qui souffre ou qui soit
faible : ce que je vise dans la Pitié, c’est le fait d’être faible en général, le fait
qu’il soit faible et non pas le fait que ce soit lui qui soit faible. Une fois de plus,
l’ipséité de l’autre se trouve manquée, du fait même de n’être pas visée. Mais de
tous ces rapports déficients à Autrui, car manquant son ipséité, nous pouvons tirer
des leçons : stigmatiser les écueils qui font qu’Autrui se trouve manqué dans son
être même.

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d. Conclusions

On peut dénombrer trois insuffisances : 1°/ celle de viser la possession


de l’autre : le fait même de posséder, ou le bien tiré de cette possession, et non
pas l’autre même ; le dernier cas nous éloignant encore plus d’Autrui. 2°/ celle de
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viser la valeur de l’autre, les qualités qu’on voit en lui ; ce qui le déréalise : l’être
même d’Autrui n’est pas pris en compte. 3°/ viser les « attributs » de l’autre, c’est-
à-dire ce qu’on lui attribue comme lui appartenant, venant de lui : que ce soit des
actions ou une faiblesse. Ce n’est alors pas le sujet de cette attribution qui importe.
Et nous manquons Autrui.
Théoriquement, l’amour ne devrait pas s’exposer à de tels manquements,
puisque ce sont les objets mêmes que l’on aime. Du moins en ce qui concerne le
premier écueil : l’amour, s’il peut aimer la possession de l’autre ou le bien qu’on
en tire, vise tout aussi bien l’autre même. Mais en est-il de même pour les autres
points relevés : peut-on jamais aimer autre chose que des qualités ou ce qu’on
attribue à l’autre ? A suivre le jugement de Pascal, l’amour serait justement la
passion qui tomberait par excellence dans le travers que provoque l’estime (la
déréalisation de l’autre, son effacement derrière la modalité de sa présence)
puisque l’« on n’aime (…) jamais personne, mais seulement des qualités »22.
Dans l’amour, donc, l’autre serait toujours absent : on ne peut aimer que ce
que l’on y voit et non pas ce qui le fait proprement lui : son être même (Pascal
dirait : son moi). Conclusion on ne peut plus hâtive qui ne prend pas en compte
toutes les subtilités de l’amour cartésien et qui n’a même pas pris acte du fait que
les insuffisances énoncées plus haut s’originent toutes en un seul point auquel
l’amour, en son fond, n’a pas affaire.
134 L’Amour

3. Aimer et estimer

a. Manquer l’autre : une affaire d’estime ?

Il faut prendre acte d’une chose : chacune des passions que nous avons
examinées et qui manquent Autrui dans son individualité propre, ont toutes rapport
à l’estime. La Jalousie, en effet, « ne vient pas tant de la force des raisons (…) que
de la grande estime qu’on en (i.e. l’objet de cette passion) fait »23. L’Envie, elle,
« en tant qu’elle est une Passion est une espèce de Tristesse mêlée de Haine, qui
vient de ce qu’on voit arriver du bien à ceux qu’on pense en être indigne »24. Pour
ce qui est de la Faveur, et de la bonne volonté qui s’y trouve, Descartes écrit,
comme nous l’avons vu, qu’il « (se) (sert) ici de ce mot, pour signifier cette
volonté, en tant qu’elle est excitée en nous par quelques bonnes actions de celui
pour qui nous l’avons », ce qui est à rapprocher de l’expression qui suit peu après :

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« les choses que nous estimons bonnes »25. En ce qui concerne la Reconnaissance,
c’est toujours l’estime qui se trouve être en jeu puisque la seule différence d’avec
la Faveur, c’est que la bonne action nous a touché de près. La Pitié ne sort pas non
plus de l’estime puisqu’elle est « une espèce de Tristesse mêlée d’Amour ou de
bonne volonté envers ceux à qui nous voyons souffrir quelque mal, duquel nous
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les estimons indignes »26.


Nous l’avons vu, l’estime est bien ce qui nous éloigne de l’autre, de son
identité propre, de son être même qui fonde son ipséité. Ce serait donc une sortie
hors l’estime qu’il faudrait tenter pour atteindre l’autre. Mais est-ce seulement
possible ? L’amour peut-il apporter une quelconque solution à ce problème ?
N’est-il pas lui aussi, même chez Descartes, « empêtré » dans l’estime de l’autre ?
Ou alors : le fait que toutes les passions que nous avons prises en compte soient
seulement « mêlées d’Amour » et non pas l’amour même, n’est-il pas l’indice que
l’amour en son fond n’a que faire de l’estime ?

b. L’amour sans estime : un possible ?

L’amour est une des six passions primitives dont la seule composition
permet de rendre compte de toutes les passions existantes. Elle suit dans l’ordre
du dénombrement l’admiration, dont l’estime n’est qu’une espèce, une variante
particulière. Chose on ne peut plus normale puisque l’admiration est la première
de toutes les passions en ce qu’elle « peut arriver avant que nous connaissions
aucunement si (son) objet nous est convenable, ou s’il ne l’est pas »27.
Caractéristique contraire à celle qui détermine l’amour puisque « lorsqu’une
chose nous est représentée comme bonne à notre égard, c’est-à-dire, comme
nous étant convenable, cela nous fait avoir pour elle de l’amour »28. L’admiration
et l’amour s’opposent donc : l’une « peut être excitée en nous sans que nous
apercevions en aucune façon si l’objet qui les cause est bon ou mauvais »29, alors
que l’autre ne peut exister sans cette condition. C’est donc qu’en toute rigueur
l’amour comme passion primitive qui n’est l’espèce d’aucune autre passion se
Aimer passionnément: Une lecture des Passions de l’Ame 135

trouve, essentiellement, en dehors de toute problématique de l’admiration et donc


de l’estime : elle regarde le convenable, elle.
Mais objectera-t-on, si l’amour en son fond n’a rien à voir avec l’estime,
comment se fait-il que dans la définition même de l’amour Descartes fasse
intervenir ce terme :

« je dis que ces émotions sont causées par les esprits, afin de distinguer
l’Amour et la Haine, qui sont des passions et dépendent du corps, tant
des jugements qui portent aussi l’âme à se joindre de volonté avec les
choses qu’elle estime bonnes, et à se séparer de celles qu’elle estime
mauvaises, que des émotions que ces seuls jugements excitent en
l’âme »30.

Répondre en faisant remarquer que ce n’est pas proprement l’amour-passion

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qui se trouve ici en jeu, mais justement ce qui s’en distingue ne suffit pas : le
convenable qui est l’objet de l’amour-passion peut aussi bien être déterminé
comme convenable parce qu’il est estimé tel, ce qui donc déréaliserait l’autre et
le manquerait.
Résumons donc : 1°/ L’amour comme passion primitive a essentiellement
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rapport à ce qui lui est convenable (bon) sans qu’il ne soit jamais mentionné,
dans l’article 56 qui la définit, qu’il faille prendre en compte la valeur de l’objet
aimé ou à aimer. 2°/ L’admiration ne s’occupe pas en son fond du convenable :
ce qu’elle admire, elle ne le sait pas forcément convenable. Et l’estime qui en
découle n’a, de même, que faire du convenable : ce qui la préoccupe c’est la
valeur de l’autre puisque, précisément, elle « est une inclination qu’a l’âme à se
représenter la valeur de la chose estimée »31. Notons par ailleurs que cette notion
de valeur est une notion extrêmement vague dans le contexte de l’estime : elle
recouvre à la fois le sens « d’une valeur purement morale (la vertu, le mérite) qui
se rapporte à une nature universelle du Bien ; (…) d’une excellence fonctionnelle
de l’objet en son genre (d’après laquelle on pourra parler de la valeur d’un cheval,
ou bien de celle d’un objet fabriqué) ; (…) enfin, d’une simple valeur sociale, liée
(pour les hommes) à l’inégalité des conditions, à la réputation ou aux qualités
apparentes (…) », comme le note très justement Denis Kambouchner dans
L’homme des passions32. 3°/ Descartes semble, pourtant, faire de l’estime un
élément déterminant de l’amour lorsqu’il parle de juger digne celui qu’on aime
et d’estimer bonne la chose aimée. Y aurait-il là une incohérence ? Nous ne le
pensons pas.

b. Aimer et tomber amoureux

Aimer n’est pas estimer, parce qu’aimer ce n’est pas commencer à


aimer mais continuer à aimer : il faut distinguer entre le moment où l’on décide
de se joindre de volonté à l’autre et le fait de continuer à se joindre de volonté, de
perdurer dans cette union. Bien sûr, ce qui me pousse à aimer est affaire d’estime :
136 L’Amour

je veux me joindre à telle ou telle personne parce qu’elle a telles ou telles qualités :
je la trouve belle, intelligente, pleine de mérite, etc. Ce qui amène à l’amour, ce
sont les qualités que j’aperçois en l’autre. Il est donc normal que Descartes utilise
un vocabulaire lié à l’estime, dans l’article des Passions où il donne sa définition
de l’amour : les amours débutantes ne naissent que d’un regard plein d’estime,
qui n’a que faire de l’ipséité de l’autre, ou qui tout au moins croit à tort que ces
qualités-là forment l’ipséité de l’autre ; ce dont elles reviendront, pour la plupart
du temps, assez rapidement : l’autre n’est pas ses qualités, encore moins telles ou
telles qualités aperçues au détour d’une rencontre. Aimer, ce n’est pas commencer
à se joindre de volonté, mais demeurer dans cette attitude : c’est se joindre de
volonté à l’autre dans un présent qui perdure.
C’est ce maintien dans le temps qui révèle le vrai amour, et par là même
l’ipséité de l’autre. Car ce qui incite à aimer, ce qui fait qu’on commence à aimer
est affaire de regard bienveillant (estime) ou d’attirance qui n’ont que faire de

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l’objet qu’ils veulent aimer. N’y a-t-il pas en effet des moments où l’on peut
tomber amoureux de n’importe quelle personne ? Comme lorsque l’on « sent je
ne sais quelle chaleur autour du cœur, et une grande abondance de sang dans le
poumon, (et qu’) on ouvre (…) les bras comme pour embrasser quelque chose, (ce
qui) rend l’âme incline à joindre à soi de volonté l’objet qui se présente »33, quel
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qu’il soit, pourrions-nous ajouter. Pour rencontrer l’autre en tant que tel, c’est-
à-dire son ipséité, ce qui fait son être même, il faut non pas seulement tomber
amoureux, mais aimer véritablement : et seul le maintien dans le temps du tout
que je forme avec l’autre peut amener à cet amour-là, qui, s’il naît parfois avec
l’estime de l’autre qui n’est alors pas encore réellement autre, justement, ne tient
pas à cette estime.

c. Les règles de l’estime

Le fait qu’il faille recourir à l’estime pour régler l’amour que l’on a déjà
pour l’autre indique bien que l’amour existe sans l’estime, qu’elles n’ont en leur
fond rien de commun, que l’un n’appartient pas à l’essence de l’autre. L’estime
nomme mon amour et par là même m’apprend ce qu’il est raisonnable ou non de
faire pour cet amour : en effet, on peut

« distinguer l’Amour par l’Estime qu’on fait de ce qu’on aime à


comparaison de soi-même. Car lorsqu’on estime l’objet de son Amour
moins que soi, on a pour lui qu’une simple affection ; lorsqu’on l’estime
à l’égal de soi, cela se nomme Amitié ; et lorsqu’on l’estime davantage,
la passion qu’on a peut être nommée Dévotion »34.

Cette estime portée à l’autre permet de savoir quand et si cela vaut la peine de se
perdre pour l’autre, jusqu’où l’on peut aller dans le but de conserver le tout que
l’on forme avec l’autre :
Aimer passionnément: Une lecture des Passions de l’Ame 137

« Car, d’autant qu’en toutes (i.e. les Amours citées plus haut) on se
considère comme joint et uni à la chose aimée, on est toujours près
d’abandonner la moindre partie du tout qu’on compose avec elle, pour
conserver l’autre. Ce qui fait qu’en la simple Affection, l’on se préfère
toujours à ce qu’on aime ; et qu’au contraire en la Dévotion, l’on préfère
tellement la chose aimée à soi-même, qu’on ne craint pas de mourir
pour la conserver »35.

L’estime n’est pas ici ce qui me fait aimer, puisqu’il faut déjà aimer pour
que, comme réglementation (de l’amour), elle puisse avoir un objet. J’aime, et je
pourrais très bien me laisser aller à cet amour de la façon la plus irraisonnable qui
soit (sacrifier ma vie ou me blesser grièvement pour mon cheval ; perdre la tête,
mettre à mal ma santé pour un ami qui, en fait, à bien y regarder, à y regarder
d’un regard d’estime, n’en vaut pas la peine, etc.), mais l’estime est là pour régler,

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m’apprendre ce qu’il est ou non possible de faire dans cet amour-là. L’important
est de bien voir que l’estime dans son aspect régulateur, si elle veut être effective,
doit s’appuyer sur un amour déjà présent : sans objet, sans amour, l’estime dans
sa fonction régulatrice n’a pas de sens.
L’amour, en son fond, n’a donc que faire de la valeur de l’autre : c’est
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pour cela qu’il faut le nommer et le régler par l’Estime. Je n’aime pas le mérite
de l’autre (même si je peux donner des raisons à mon amour en faisant état de ce
mérite36), et c’est pour cela que je peux aimer comme un fou : les amours sont
folles parce qu’elles ne sont pas régies en leur fond par l’estime (comme le sont
au contraire toutes les passions qui manquaient l’ipséité de l’autre : la Pitié, la
Jalousie, etc.). Ce que dit tout aussi bien Descartes dans sa Lettre à Chanut du 1er
février 1647, lorsqu’il écrit qu’il « ne (sait) point d’autre définition de l’amour,
sinon qu’elle est une passion qui nous fait joindre de volonté à quelque objet, sans
distinguer si cet objet est égal, ou plus grand, ou moindre que nous (…) »37.
Mais alors qu’aime-t-on dans l’amour ? Si l’amour en son fond ne se
préoccupe pas des qualités de l’autre, de sa valeur, quel est son objet ? Aimer dans
l’estime, c’est manquer l’ipséité de l’autre, ce qui fait qu’il est proprement lui, son
être même nullement réductible aux qualités que l’on peut en voir, mais comment
aimer autrement qu’au travers des qualités de l’autre ? Quel serait l’objet d’un
amour hors l’estime ?

4. Aimer hors l’estime

a. Le véritable objet de l’amour : la perfection

Selon Descartes, « le vrai objet de l’amour est la perfection »38, que


cette perfection soit celle de l’autre (ce qui est aimé) ou bien la mienne (ce que je
cherche en aimant) suivant l’ambiguïté du terme « objet ». La notion de perfection
reste très indéterminée conceptuellement chez Descartes39, mais elle ne semble
138 L’Amour

pas être réductible à celle de « qualité » ou de « mérite », même si quelquefois


Descartes emploie perfection au pluriel (ce qui tend à la rapprocher de ce sens),
comme en l’article 90 des Passions lorsqu’il parle des « perfections qu’on imagine
en une personne qu’on pense pouvoir devenir un autre soi-même »40.
Pour comprendre que la perfection ne s’identifie pas à la qualité ou
au mérite, il faut d’abord se placer du côté de celui qui aime et se rappeler que
c’est tout aussi bien et surtout le convenable que je vise quand je me joins de
volonté à un objet. Car le convenable, étant le « bien à notre égard », on peut dire
avec Descartes que « c’est perfection pour nous de l’avoir »41, c’est-à-dire que
nous nous perfectionnons d’autant que nous prenons possession de ce qui nous
est convenable. Autrement dit, si nous nous replaçons dans le cas proprement
dit de l’amour, l’objet aimé augmente ma perfection, un peu comme l’aliment
convenable me « requinquant » augmente de même ma perfection. La perfection,
c’est donc ce qui change en soi à la faveur de rencontres : c’est une notion

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globalisante qui inclut en elle tout ce qui me fait ou le fait lui ou elle, sans qu’il y
ait à distinguer où se situent et quelles sont les perfections particulières. C’est, en
somme, ce que je suis. C’est un peu mon être même ou celui d’Autrui : être même
nullement réductible aux qualités ou aux valeurs qu’on peut m’attribuer ou lui
attribuer. La perfection de l’autre ou ma perfection ne se réduit pas à ses qualités
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ou à mes qualités parce qu’elle est ce tout qui résulte, au sens mathématique, de
l’intégration de ces parties (les différents mérites), donnant par là un tout qui
diffère d’une simple somme des qualités particulières : ma ou sa perfection c’est
moi, ou c’est son moi, l’ipséité nommée d’une autre façon.
Mais alors se pose de nouveaux problèmes : comment aimer la
perfection de l’autre ? Est-ce seulement possible ? Et si j’augmente ma perfection
en aimant l’autre, comment ne pas en arriver à réduire son altérité (l’aliment que
je mange et digère), et l’instrumentaliser (utiliser l’autre pour jouir des biens qui
constituent sa perfection, son être même, est-ce encore l’aimer) ? Pour répondre
à ces questions, il faut comme le fait Descartes penser l’amour sous le modèle de
la société.

b. L’Amour : une société à deux

Comme l’a très bien noté Alexandre Matheron42, Descartes lorsqu’il


parle de l’amour, ne cesse d’employer des termes qui s’apparentent à celui du
vocabulaire juridique et même du vocabulaire juridique du contrat de société : par
exemple, aimer, c’est « se joindre de volonté »43, l’amour est « un consentement
par lequel on se considère dès à présent comme joint avec ce qu’on aime »44,
aimer c’est considérer qu’on forme un tout avec l’autre et c’est « transférer les
soins qu’on a coutume d’avoir pour soi-même à la conservation de ce tout »45.
C’est qu’en fait l’amour est la plus petite société qui soit : c’est une société à deux
dans laquelle la relation à l’autre se pense et se passe comme dans une société
bien ordonnée. Le fait de se joindre à l’autre et de se considérer comme partie
d’un tout, c’est l’exact pendant d’une vie en société où « si nous nous considérons
Aimer passionnément: Une lecture des Passions de l’Ame 139

comme parties de quelque (sic) autres corps, nous participons aussi aux biens
qui lui sont communs sans être privés pour cela d’aucun de ceux qui nous sont
propres », chose indispensable car sinon « nous ne pourrions jouir que des biens
qui nous sont particuliers »46. En somme, « dès lors que nous sommes joints de
volonté à autrui, nous possédons par son intermédiaire toutes les perfections
qui sont les siennes » comme le dit très bien Alexandre Matheron47. Il y a là
possession, possession des perfections de l’autre, mais cette possession n’est pas
appropriation.
La possession de la perfection de l’autre dans l’amour n’est pas un
élargissement de la sphère du même. Ou encore : l’autre ne se trouve pas ramené
au même dans cet amour, car il est amour de la perfection. Et le seul moyen de
jouir de la perfection de l’autre, c’est d’en jouir dans un certain décalage, d’en
jouir par procuration. Dans l’amour, il y a « possession dans la non-possession »48 :
aimer, ce n’est pas posséder directement la perfection de l’autre, comme on digère

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l’aliment, car ce serait là non pas sa perfection dont nous jouirions puisque la
« ramenant » à nous, nous la changerions, l’altérerions. Pour jouir de la perfection
de l’autre, il n’est qu’une solution : la laisser être. La perfection de l’aimé est la
nôtre, comme la perfection des autres membres de la société est la nôtre, non que
nous nous en servions, non que nous en usions comme d’un instrument, mais
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que nous savons que nous formons un tout avec cet être, et qu’inévitablement,
du fait même de cette union, nous ne pouvons que profiter de sa perfection ;
cette perfection n’ayant de sens, et n’étant sa perfection que si nous la laissons
demeurer en l’état, sans chercher à nous l’approprier. Jouissance par procuration
qui de ce fait même n’altère pas l’ipséité de l’autre et s’engage à la laisser être.
Possession dans la non-possession tout aussi bien, car il y a bien possession.
Le bon père, en effet, ne « veut point posséder autrement qu’il fait » ses
enfants. Et dans cette possession, c’est pourtant bien « pour les objets mêmes »49
qu’il a de l’amour. C’est que la possession prend un sens tout particulier dans
l’amour50. Les « objets mêmes » ne peuvent être véritablement aimés dans la
possession et non pas simplement visés, que si elle n’est pas appropriation des
perfections de l’autre, que si la possession se joue dans un laisser être tel qu’il
est de l’autre, ne cherchant pas à le ramener à soi dans une possession directe ou
une instrumentalisation, qui comme telle nécessairement modifie la perfection
ne la laissant plus absolue, absoute de toute relation à moi. Jouir de l’autre dans
l’amour, c’est le laisser être ce qu’il est : ma perfection n’augmente que si je laisse
se déployer librement la perfection de l’autre. Perfection qui, définitivement,
n’est pas les qualités, puisqu’elle ne se prête pas au jeu de l’instrumentalisation,
puisque aimer la perfection de l’autre, ce n’est pas tirer profit de telle ou telle
caractéristique dans laquelle l’ipséité de l’autre disparaîtrait, mais c’est laisser
l’autre comme il est. En somme, ce qu’on demande à l’aimé(e), c’est simplement
d’être lui-même ou elle-même, de n’être que ce qu’il ou elle est51.
Conception de l’amour, qui si elle semble parfois ne pas parvenir à faire
le deuil du mythe des Androgynes que Socrate nous a conté dans le Banquet,
comme en l’article 90 des Passions, s’en trouve pourtant très éloignée : je n’altère
140 L’Amour

pas l’autre dans une fusion qui tend à faire disparaître les distinctions entre moi et
l’autre. Le tout formé dans l’amour cartésien n’est pas un tout supérieur aux deux
autres touts que chaque être constitue dans sa perfection propre, mais un tout qui
simplement les met en présence sans les confondre dans un autre tout intégrateur
et « annihilateur » des différences. La distinction entre moi et l’autre demeure :
nous ne formons pas un seul être commun, qui comme tel est oublieux de l’être
de chacun ; car s’il est possible de préférer le tout à soi, ou le soi au tout, dans
l’amour, c’est que la distinction entre moi et l’autre n’est pas abolie52 : elle est
même nécessaire pour une « gestion » raisonnable de la relation à l’autre. Mais
l’on pourrait dire que c’est là une affaire d’estime : seule l’estime, par son regard
qui impose valeurs et mérites, maintiendrait ou rétablirait une distinction entre
le moi et l’autre. Certes, il est indéniable que l’estime, indissociablement liée à
l’amour mais ne le déterminant pas en son fond, joue un rôle dans ce maintien de
l’altérité de chacun. Reste que pour se savoir jouir des perfections de l’autre (ce

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qu’est l’amour), il faut bien ne pas avoir oublié ce que c’est que soi.
Respect de l’autre dans son altérité et sa différence, voilà en quoi
consiste l’amour cartésien ; et ce, parce qu’il est hors l’estime, c’est-à-dire amour
de la perfection, et qu’il se pense sous le modèle de la société : on n’aime pas
l’autre pour telle ou telle particularité, on n’aime pas telle qualité en l’autre qui
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risquerait de se voir ainsi instrumentalisée ou digérée, mais on aime l’autre dans


sa globalité, pour ce qu’il est, pour son être même qui nous perfectionne d’autant
qu’on le laisse être ce qu’il est.

c. Le problème : est-ce bien l’autre en tant que tel que j’aime ?

Si maintenant l’on connaît le véritable objet de l’amour, et si l’on sait


comment aimer, si l’on sait ce que c’est qu’aimer véritablement l’autre, c’est-à-
dire aimer hors l’estime, on voit pourtant mal ce qui peut nous faire dire que l’on
aime la personne elle-même, et non point tel ou tel atout en elle qui nous enrichit.
Qu’est-ce qui m’assure que ce n’est pas seulement la possession de l’autre, quel
que soit son être, que j’aime, du moment qu’il augmente ma perfection ? N’est-ce
pas parce qu’il est seulement utile pour moi, que j’aime l’autre ? Qu’est-ce qui me
fait continuer à me joindre de volonté à l’autre, si ce n’est le fait que, comme dans
le cas de la vie en société, il m’est utile ? Je n’instrumentalise pas l’autre, mais
je l’aime pour son utilité : mais qui accepterait de dire que l’on aime vraiment
lorsqu’on aime l’autre pour son utilité ?
C’est là que se révèle l’insuffisance du paradigme sociétaire, qui,
comme tout paradigme ne rend compte qu’en partie de la réalité des choses, a ses
limites : l’utilité préside à mon union avec les membres de la société et me donne
une raison de demeurer en cette attitude. Mais comment considérer l’amour, cette
union de deux êtres qui s’aiment, du même œil ? Aimer pour l’utile, ce n’est pas
aimer : jusqu’à un certain point (objet et attitude dans l’amour) l’amour est une
société à deux, mais elle ne l’est pas complètement. Le paradigme sociétaire ne
rend pas compte de tous les aspects de l’amour : l’ipséité de l’autre est recherchée
Aimer passionnément: Une lecture des Passions de l’Ame 141

et respectée, mais pour son utilité ; en un sens l’ipséité de l’autre de nouveau


disparaît puisque que c’est l’intérêt qu’on en tire qui nous importe réellement.
Cette disparition amène à une deuxième insuffisance : l’impossibilité de savoir
si alors ce n’est pas seulement pour aimer que l’on aime, si ce n’est pas le seul
fait d’aimer (qu’importe l’autre en vérité, même si c’est son être même qui est
l’objet de notre amour) qu’on aime. Grâce au paradigme sociétaire, nous savons
aimer, mais nous ne savons pas si c’est lui ou elle que nous aimons vraiment.
Aimer l’autre pour son ipséité même, voilà ce dont le régime de la société ne peut
rendre compte : nous avons répondu à la question « comment aimer l’être même
de l’autre », il faut répondre maintenant à une question encore plus cruciale :
« qu’est-ce qui me dit que c’est l’être même de l’autre que j’aime ? », « l’ipséité
de l’autre est-elle bien l’objet de mon amour ?», « l’aimé-je bien, lui ou elle, et
non pas seulement pour aimer ? ».
Parce que penser l’amour sous le signe de la société ne rend pas

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totalement compte de la convenance plus qu’utilitaire qui peut exister entre deux
êtres, il nous faut en venir à un autre paradigme, que nous ne pourrons atteindre
qu’en prenant en compte une caractéristique de l’amour impensée par le modèle
de la société : la joie. Car c’est joie d’être avec l’autre.
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5. La Joie d’aimer

« L’amour, tant déréglée qu’elle soit, donne du plaisir, et bien que les
poètes s’en plaignent souvent dans leurs vers, je crois néanmoins que les hommes
s’abstiendraient naturellement d’aimer, s’ils n’y trouvaient plus de douceur que
d’amertume »53. L’amour, donc, procure de la joie. Mais qu’est-ce que la joie
précisément pour Descartes ?

a. Conception cartésienne de la Joie

La joie est, selon Descartes l’indice effectif de la possession par nous


de quelque bien : « la joie est une agréable émotion de l’âme, en laquelle consiste
la jouissance qu’elle a du bien que les impressions du cerveau lui représentent
comme sien »54. Descartes ajoute même que « l’âme ne reçoit aucun autre fruit de
tous les biens qu’elle possède », et que « pendant qu’elle n’a aucune joie, on peut
dire qu’elle n’en jouit pas plus, que si elle ne les possédait point »55.
Car, ici, le « jouir de » recouvre son sens plénier : il n’est pas seulement
possession, mais tout aussi bien plaisir. Ou plutôt, la jouissance n’a de sens et
n’est pensable réellement que si elle combine plaisir et possession, que s’il y a joie
dans la possession. On ne peut jouir d’un objet (le posséder) que si l’on jouit en sa
présence et dans ce posséder. La jouissance d’un bien n’acquiert son sens juridique
que sur le fond d’une jouissance physique : possession et joie sont indissociables.
Bref, la seule façon de jouir réellement de quelque chose, c’est d’en tirer de la
joie. S’il y a joie, c’est que la possession dans la non-possession qu’est l’amour est
142 L’Amour

effective. Aimer, c’est jouir de la perfection de l’autre, de son être même, ce qui se
dit tout aussi bien si l’on aime effectivement : c’est joie d’aimer.

b. L’amour sans raison(s)

En somme, je m’unis à l’autre, je l’aime, parce que c’est joie de l’aimer.


L’union avec l’autre en société était une affaire d’utilité, de profit, pour ce qui
est de l’amour, c’est plutôt une affaire de joie. Non pas que l’on aime pour être
joyeux, mais que si l’on aime vraiment on est joyeux. L’amour n’a pas de but, n’a
pas de raison parce que justement il est amour de l’être même de l’autre.
Pascal, avant d’en arriver, dans la Pensée 323 dont nous avons déjà fait
mention56, à la conclusion que l’« on n’aime jamais personne mais seulement
des qualités » demandait, préalablement, pourquoi on l’aimait. Et devant
l’impossibilité de trouver une réponse satisfaisante qui fasse du moi ce qui est
aimé, il en concluait que l’on n’aime pas véritablement l’autre, que ce qui le

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fait lui, son ipséité, se trouve manquée. Mais à cette question « pourquoi ? », si
l’on aime vraiment, c’est-à-dire hors l’estime, on ne peut répondre que par un
simple « parce que » à la fois vide de sens (dans son contenu même), et plein de
sens (en ce qu’il est une non-réponse disant ce qu’est essentiellement l’amour).
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Si l’on aime l’être même de l’autre et non pas seulement des qualités, comment
répondre à un tel questionnement, à un questionnement qui demande des raisons,
et qui de ce fait même repose sur la notion de causalité, partant d’estime, et plus
profondément, sur un schéma qui distribue l’être en substance et accident : le moi
et ses qualités57.
Mais l’être même n’est pas vraiment le moi, comme nous avons pu le
laisser entendre pendant un moment, il est le tout de l’autre : avec l’être même
de l’autre on est au-delà ou en-deçà du couple substance-accident, que seule
l’estime, comme nous l’avons vu, retrouve en donnant des raisons, en trouvant
des mérites à celui qu’on aime. Si l’on aime quelqu’un, on ne peut répondre à
la question « pourquoi ? » : il n’y pas de raison parce que c’est l’être même de
l’autre qui est aimé. Seule l’estime et l’admiration s’attachant aux qualités, et de
ce fait même redistribuant l’être en substances et accidents, peuvent trouver des
raisons. Seules elles peuvent répondre à la question « pourquoi ? ». Pascal écrivait
qu’on n’aimait personne parce qu’il (im)pensait qu’aimer c’est estimer, et que
l’amour pouvait s’expliquer. Mais l’amour ne s’explique pas, et dès lors on peut
aimer quelqu’un58.
Ce qu’on peut seul demander à l’amour, ce n’est pas de s’expliquer,
mais de nous assurer qu’il touche bien à l’ipséité de l’autre. La question à poser
n’est plus « pourquoi aimé-je ? », mais « est-ce ce que j’aime vraiment ? », « est-
ce vraiment lui ou elle que j’aime, son être même que j’aime ? ». Voilà le seul
questionnement valable du moment qu’on est hors l’estime. C’est justement à
ce type de questionnement que la notion de joie permet de répondre en nous
permettant de revenir autrement sur ce que nous avions dit être la détermination
essentielle de l’amour : le convenable59.
Aimer passionnément: Une lecture des Passions de l’Ame 143

c. La première Joie

Mais avant tout, venons-en à notre première joie : celle que, selon
Descartes, nous avons connu lorsque nous n’étions encore qu’un fœtus. Joie qui
nous est advenue lors de la digestion d’un aliment qui, à la fois, nous convenait et
nous contentait en ce sens que nous n’avions besoin de rien d’autre pour suffire à
notre bonheur. Ce que Descartes exprime par ces mots :

« Il est (…) quelquefois arrivé, au commencement de notre vie, que le


sang contenu dans les veines était un aliment assez convenable pour
entretenir la chaleur du cœur, et qu’elle en contenait une telle quantité,
qu’il n’avait point besoin de tirer aucune nourriture d’ailleurs. Ce qui a
excité en l’âme la passion de la Joie »60.

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Première joie inséparable d’un premier amour puisque, « lorsqu’elle (i.e.
notre âme) a commencé d’être jointe à notre corps », « le sang, ou autre suc qui
entrait dans le cœur » quand il « était un aliment plus convenable que l’ordinaire,
pour y entretenir la chaleur, qui est le principe de la vie (…) était cause que l’âme
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joignait à soi de volonté cet aliment, c’est à dire (sic) l’aimait »61. Comment ne
pas rapprocher le contentement qu’occasionne la première joie dans sa suffisance
et la satiété qu’elle apporte (« il n’avait point besoin de tirer aucune nourriture
d’ailleurs ») de ce passage des Passions où Descartes explique qu’il n’est besoin
que d’une seule personne de l’autre sexe pour satisfaire au manque dont nous nous
sentons affligés ? Car un seul être suffit pour nous contenter puisque « la Nature
ne fait point imaginer qu’on ait besoin de plus d’une moitié »62. Dans les deux
cas l’être aimé, quel qu’il soit, contente et suffit, c’est-à-dire : apporte de la joie.
Il est très facile de passer de l’amour pour un aliment et de la joie apportée par cet
aliment à l’amour d’un homme ou d’une femme : en leur essence, elles n’ont rien
de différent. Elles fonctionnent, toutes choses égales et mutatis mutandis63, de la
même façon. Seule l’estime par après les différencie, mais dans leur être même
elles demeurent identiques. Le paradigme sociétaire dont nous avions dénoncé les
insuffisances, se trouve donc relayé par un paradigme physiologique qui permet
de saisir toutes les complexités de l’amour cartésien.

d. L’aimé et l’aliment

En somme, tout être aimé est un aliment métaphorique qui à la fois


me convient et me contente. Et la joie éprouvée en sa présence marque ce
contentement et cette convenance. Satiété ou contentement, parce que l’être
aimé suffit à mon être, parce que je n’ai nullement besoin d’autre chose pour me
satisfaire.
Reste donc à saisir le sens de cette convenance que Descartes met en
évidence dans l’amour. Ce n’est pas une convenance, si l’on peut dire, « lâche »,
144 L’Amour

à l’extension indéterminée, en ce sens que tout aliment pourrait me contenter, car


c’est bien cet aliment qui me convient, et non pas n’importe quel aliment. La joie
éprouvée en témoigne. Descartes y insiste : c’est un aliment particulier et inédit
qui me met en joie. Il n’écrit pas que ce sont les aliments qui me conviennent, mais
qu’il est arrivé quelquefois qu’un aliment me contente. C’est cet aliment qui me
convient et non pas tel ou tel autre. Qu’en tirer comme conclusion ? Que l’union
de volonté avec l’objet aimé n’est pas un simple « ça me convient » comme aurait
pu dire le membre d’une société parlant de son union avec les autres, mais un
« c’est ce qui me convient », « c’est lui ou elle qui me convient ».
L’amour est amour du convenable, mais il n’est véritablement amour
que lorsque le convenable convient parfaitement, comme l’aliment qui procure la
première joie convient parfaitement au fœtus. Et ce n’est pas le fait de digérer qui
ici importe, c’est bien l’être même de l’aliment qui est en jeu, son ipséité : seul cet
aliment convient à mon être d’une façon qui contente parfaitement. L’être aimé, si

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l’on pense l’amour à l’aide du paradigme physiologique de la digestion, s’éprouve
comme le seul et unique qui me convienne dans la joie qu’il me procure : et ce
n’est pas telle ou telle qualité ou le fait même de l’aimer (de le digérer pour le
cas de l’aliment) qui importe dans la convenance qu’est l’amour, dans l’amour
du convenable, mais le tout de l’autre qui le fait lui ou elle. Dans la convenance
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parfaite que réalise l’aimer, c’est l’être même de l’autre qui se joue. Car qu’est-ce
que j’aime dans l’aliment que je digère et qui me convient et me contente ? Non
pas sa texture seulement, sa couleur, son goût, etc., mais tout ce qui fait qu’il est
cet aliment, sa perfection propre, son ipséité.
La convenance est donc une notion qui met en jeu, dans la joie, l’être
même de ceux qui conviennent : pour s’en persuader, on peut recourir à un
autre paradigme que celui de la digestion où l’être même de l’aliment contente
l’être même de celui qui digère : un paradigme vestimentaire, disons. Bien que
Descartes n’en fasse pas état, il permet de mieux saisir ce que nous avons voulu
mettre en évidence.
Lorsque nous disons à quelqu’une que telle robe est ce qui lui convient,
que c’est exactement ce qu’il lui faut, qu’elle lui convient parfaitement, nous ne
voulons pas, par là, dire que le rouge de la robe, ou même sa coupe, suffisent à
expliquer cette parfaite convenance, mais que la robe dans son ensemble, dans le
tout de son être, dans ce qu’elle peut véhiculer comme sens (volonté d’aguicher
ou de passer inaperçu, par exemple) convient à son être propre : elle lui est
parfaitement adéquate, et non pas seulement au simple plan physique (la robe lui
sied à merveille), mais aussi au niveau de sa personnalité, de ce qu’elle veut faire
passer comme sentiment, etc. Bref, c’est l’ipséité de la personne et l’être même
de la robe qui se rencontrent dans cette convenance parfaite. Et Descartes, n’en
doutons pas, pourrait dire qu’on peut se joindre de volonté à cette robe, c’est-à-
dire l’aimer : l’aimer parce qu’elle nous convient et que la porter nous met en
joie.
C’est donc la joie éprouvée lors de la rencontre entre moi et l’être
aimé, quel qu’il soit (rencontre « continuée » lorsqu’il s’agit d’amours humaines,
Aimer passionnément: Une lecture des Passions de l’Ame 145

puisque je n’y digère pas l’autre), qui montre que nos deux êtres conviennent
au sens fort du terme ; et ce n’est pas la possession de l’objet qui nous donne de
la joie : je n’ai que faire de la possession ou de la digestion comme telle, ce qui
m’importe c’est l’objet aimé dans son ipséité propre qui seul me contente en ce
qu’il est à la convenance de mon être propre, de mon ipséité à moi. Et c’est peut-
être là le sens profond du mythe des Androgynes (ce mythe des Androgynes que
Descartes reprend à son compte) : les retrouvailles en un seul tout de deux ipséités
dont chaque être propre ne peut convenir que l’un avec l’autre, retrouvailles qui si
elles sont re-trouvailles ne peuvent être que de joie.
L’amour est jouissance, et parce qu’il est jouissance au sens plein du
terme (possession dans la joie), il est amour de l’autre dans son ipséité. Pourquoi
aime-t-on ? Il n’y a pas de véritable réponse à cette question, de raisons à donner…
Mais ce qui est sûr, c’est que si l’on aime l’autre dans la joie, c’est à son ipséité
que l’on touche. Car la joie est l’indice d’une convenance parfaite64.

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On ne peut pas aimer pour aimer du moment que l’on connaît la joie. Et
si l’on aime, on respecte l’autre et ne l’altère pas.

Mais si l’amour en tant que jouissance de l’autre, touche à son ipséité


et la respecte en ce qu’il se pense à la fois sous le modèle de la société (pour le
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comment de la relation) et de la digestion (pour l’assurance d’aimer l’ipséité de


l’autre), arrive-t-il à faire droit aux objets aimés d’un autre statut que justement
celui d’objet ? L’ego n’affirme-t-il pas, une fois de plus dans l’amour, sa primauté
d’être pensant, enfermant par là l’autre pourtant en droit non-objet dans un
horizon qui l’objective ? L’autre n’est-il pas seulement un objet de plus, un autre
objet, et non pas Autrui, précisément, pour l’ego qui aime ?

6. Quelle ipséité pour l’autre ?

a. L’aimé ou le cogité

De toute évidence, l’ego est le centre de gravité de l’amour. Il n’est


jamais donné place à l’amour dont est susceptible celui qu’aime l’ego. Et en ce
sens, il apparaît difficile de ne pas voir l’aimé comme un objet, qui n’a d’autre
réalité que d’être cogité par l’ego. Comme l’a très bien montré Jean-Luc Marion,
dans son article « L’ego altère-t-il Autrui »65, l’amour est représentation : l’aimé,
c’est le représenté, le cogité par excellence.
On peut même réduire l’amour à une triple représentation66 : 1°/ celle
qui fait que nous considérons l’autre comme nous étant convenable, 2°/ celle qui
fait que nous nous imaginons former un tout avec l’autre, 3°/ celle qui fait que
nous considérons l’autre comme « possédé » par nous67. Ici, nous retrouvons à
l’œuvre deux modalités de la cogitation : le sentir (1°/ et 3°/ : car nous avons
l’impression que l’autre nous est convenable et de posséder en propre l’autre :
nous sentons la convenance plus que nous l’imaginons) et l’imagination (2°/).
146 L’Amour

C’est dire que l’aimé n’aurait de sens que comme cogité par l’ego qui seul aime :
l’être aimé devient un ens ut cogitatum ou ens ut repraesentatum, ce qui se dit tout
aussi bien : être un objet. Car c’est le propre de l’objet en général que de se trouver
représenté et de n’avoir de sens que pour et par l’ego, de n’avoir, en somme, pas
« voix au chapitre ». Pour un objet qui ne parle pas, passe encore, mais pour un
être humain dont l’humanité passe par ses réponses68 et qui doit être un autre qui,
comme l’ego, cogite, cela pose problème.
Comment accéder, en effet, véritablement à Autrui dans l’amour, s’il
n’est pas plus qu’un objet, s’il n’est même pas un alter ego, s’il ne lui est même
pas reconnu le droit d’être non pas seulement un ens ut repraesentatum, mais
aussi et surtout, un ens repraesantans ? En somme, le problème est de savoir si
l’on ne peut jamais considérer l’autre, l’aimé, comme doué du même pouvoir que
moi : celui de cogiter et même d’aimer, ce qui revient au même.
« On n’aime jamais personne, mais seulement des objets », voilà ce

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que nous serions tentés de conclure maintenant ; les qualités sont devenues les
objets. Et même si nous touchons à l’ipséité de l’autre, qu’importe, puisque cet
autre n’est pas Autrui, une chose qui comme moi pense. Bref la question se pose :
peut-on, chez Descartes, aimer une chose qui pense ? Ou encore : l’aimé peut-il
être pour moi une chose qui pense ?
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b. L’amour de Dieu

L’aimé peut bien être, pour moi, une chose qui pense, mais si c’est Dieu
que j’aime. Car Dieu a la particularité d’être tel qu’il faut d’autres réquisits que
les réquisits habituels de l’amour pour l’aimer : il ne peut en effet satisfaire aux
conditions de possibilité de l’amour « courant », et plus particulièrement d’un
amour interhumain en ce que 1°/ il n’est pas à notre convenance, c’est-à-dire qu’il
n’est pas du même ordre que nous et qu’il ne peut donc nous convenir au sens que
nous avons développé plus haut (compléter notre être), et en ce que 2°/ il ne peut
être en lui-même l’objet d’aucune imagination : son être au contraire du nôtre ne
s’y prête pas ; ce que Descartes exprime on ne peut plus clairement en écrivant
à Chanut le 1er février 1647 que la première des raisons qui peuvent nous faire
douter que l’on puisse aimer Dieu

« est que les attributs de Dieu qu’on considère le plus ordinairement,


sont si relevés au dessus (sic) de nous, que nous ne concevons en aucune
façon qu’ils nous puissent être convenables, ce qui est cause que nous
ne nous joignons point à eux de volonté, et la seconde (…) qu’il n’y a
rien en Dieu qui soit imaginable, ce qui fait qu’encore qu’on aurait pour
lui quelque amour intellectuelle, il ne semble pas qu’on en puisse avoir
aucune sensitive, à cause qu’elle devrait passer par l’imagination pour
venir de l’entendement dans le sens »69.

Devant ces deux impossibilités d’essence (venant de l’être même de


Aimer passionnément: Une lecture des Passions de l’Ame 147

l’objet à aimer), Descartes ne s’avoue pas vaincu : il est possible d’aimer Dieu.
Pour cela il suffit de nous rendre Dieu convenable70. Comment ? En faisant
justement de Dieu une chose qui pense ou plutôt en portant notre attention sur
le fait (Descartes dit « considérer ») qu’il est lui aussi esprit, chose qui pense.
Car, de cette façon, nous voyons bien que « la nature de notre âme (a) quelque
ressemblance avec la sienne »71. Le seul moyen de se joindre de volonté avec Dieu
est donc, en quelque sorte, de le considérer comme un ego, un autre ego, certes
infiniment plus puissant, plus connaissant, et meilleur, mais un ego tout de même.
En somme, ce que nous apprenons ici, c’est que le seul moyen d’aimer un être
c’est de le ramener à la mesure du pensable, de la cogitation de l’ego. Pour aimer,
il faut que l’autre soit cogitable. Ce qui dans le cas de Dieu est tout simplement
stupéfiant puisque aimer Dieu c’est affirmer en définitive la prééminence de l’ego
et de sa cogitation : aimer Dieu revient à ramener au sein de la sphère de l’ego, ce
qui en droit y échappe par excellence72.

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Reste qu’il est indéniable que devant la difficulté d’aimer l’Autre,
celui-ci se trouve constitué comme un autre esprit, comme rivalisant avec l’ego
dans le domaine de la cogitation ; ce qui ne se produit pas lorsque l’aimé convient
immédiatement avec nous. Dieu se trouve comme cogité, il devient jusqu’à un
certain point, un ens ut cogitatum, ce qui le réduit dans son altérité absolu, son
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statut de tout-autre, mais, en même temps, il se trouve constitué comme un ens


cogitatans, sens que l’aimé, s’il est humain, ne se voit pas donner. Apparemment,
du moins.

c. Le dilemme

Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que l’autre, dans l’amour humain,
apparaît immédiatement comme convenant avec mon être, comme objet parmi
les objets, en somme. Il ne lui est donc pas donné le sens d’alter ego ou de chose
qui pense, puisque ce sens n’est donné à l’autre que s’il faut le ramener au rang
de l’objet pour pouvoir l’aimer, se joindre de volonté à lui : ou l’objet de l’amour
est perçu d’emblée comme objet et il en reste à ce sens, ou il n’est pas considéré
au départ comme objet parmi les objets, et pour le devenir se voit conférer le sens
de sujet, d’ego qui pense73 ; voilà le dilemme où nous nous trouvons. Dilemme
indépassable, mais qui ne poserait pas de problème, si l’on pouvait reconnaître
à l’être humain aimé ce que l’on reconnaît de bonne grâce à Dieu : l’aimé se
trouverait toujours cogité puisque c’est la règle de l’amour cartésien, mais il
ne serait pas réduit à cela puisqu’il serait reconnu comme également cogitant.
Reconnaissance qui a lieu en fait si c’est un généreux qui aime.

d. L’amant ou l’amante

S’il y a une chose que le généreux sait parfaitement c’est que chaque
homme est un ego comme lui, un alter ego : toutes choses égales, et nous ne
pouvons ici que l’indiquer brièvement, la générosité permet, comme chez
148 L’Amour

Husserl la deuxième réduction transcendantale, la détermination et la délimitation


d’une sphère d’appartenance, de l’« eigentlich » qui seul permet de donner
une consistance et un sens à l’expression « alter ego »74. Ici ce n’est pas la
chair (« Leib ») qui m’est « eigentlich » et dont il faudra transférer le sens au
corps d’Autrui pour qu’il soit justement Autrui, mais le libre-arbitre : « la libre
disposition de mes volontés ».
Si l’on « réduit » l’ego à son être propre, à la sphère du propre, chez
Descartes, on obtient donc une sphère d’appartenance que constitue mon libre-
arbitre : ce qui m’appartient véritablement c’est mon libre-arbitre, et la générosité,
en sa première composante75, est la connaissance de cette réalité. La générosité
se définit donc d’abord par rapport à soi et ce qui est estimable en soi, puisqu’elle
« fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement
estimer »76, la « seule chose, qui nous puisse donner raison de nous estimer » étant
« l’usage de notre libre-arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés »77,

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mais, dans sa pratique elle est tournée vers l’autre en ce que le généreux transfère
le savoir et le sentiment qu’il a de soi aux autres, qui justement à ce moment-là
apparaissent comme autres : être généreux, c’est en un sens attribuer à chacun,
à tous ceux que je vois ou rencontre, « la bonne volonté pour laquelle seule (je)
m’estime » : car je la « (suppose) aussi être, ou du moins pouvoir être, en chacun
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des autres hommes »78.


En somme, seule la générosité apporte dans la pensée cartésienne la
figure de l’autre homme79. Ceci rappelé, il faut donc bien sûr préciser qu’alors seul
le généreux aime véritablement : la générosité étant la clé de toutes les vertus et
étant le meilleur remède contre les passions80, permet de forcément faire un bon
usage de ces dites passions. Si le généreux aime, c’est sans dérèglement, « comme
il faut » pourrions-nous ajouter. Ce qui pourrait se dire dans notre cas : aimer
un être humain. Et même plus précisément : aimer non plus un être (humain)
auquel je ne reconnais pas le droit de cogiter comme moi, mais une personne qui
justement peut m’atteindre de sa propre cogitation.
Et comment l’autre peut-il m’atteindre de sa propre cogitation, sinon
en m’aimant lui aussi ? Le généreux sait l’autre doué de volonté (c’est sous cette
modalité qu’il le reconnaît comme un alter ego), c’est donc qu’il lui reconnaît la
possibilité d’aimer : de se joindre de volonté à lui. Seul le généreux peut aimer
véritablement, c’est-à-dire aimer Autrui parce qu’il est le seul à reconnaître que
l’aimé est tout aussi bien aimant.
Etre généreux, c’est reconnaître chacun comme un ego (bene) volens81. C’est donc
que lorsque l’on aime quelqu’un, on le sait « voulant », « désirant » même, on le
connaît comme chose qui pense ; une chose qui pense, qui de son propre chef a
décidé de m’aimer, s’est joint de volonté à moi tout aussi bien que je me suis joint
de volonté à lui. Ce qui se dit tout aussi bien : qui me cogite, me représente, tout
autant que moi je peux le cogiter, le représenter.
Le généreux connaît donc le véritable amour : celui qui touche à
l’ipséité d’Autrui en la respectant, sans perdre de vue le fait que celui-ci est un
autre ego, et même, en lui donnant ce sens-là. Seul le généreux a un amant ou une
Aimer passionnément: Une lecture des Passions de l’Ame 149

amante, c’est-à-dire « une personne qui aime et qui est aimée »82. N’avoir qu’un
aimé ou une aimée, c’est n’aimer qu’un objet : un être cogité, mais non cogitant.
Le généreux, lui, pallie cet écueil en faisant droit à la cogitation de l’autre. Il aime
et peut dire être aimé. Son aimé(e) est son amant(e) tout aussi bien : Autrui.

On peut aimer quelqu’un. Mais on ne peut l’aimer que corps et âme,


autrement dit : passionnément. Seul un ego incarné, un sujet entrelacé à son corps
comme à un corps propre, et par là même au monde et aux autres, peut aimer
véritablement : il est alors sujet tout autant qu’assujetti. Et la passion est justement
le mode sous lequel le sujet s’ouvre à l’autre. Le problème de l’accès à Autrui
n’est donc pas une affaire de connaissance, ni même de constitution (sinon pour
ce qui est de l’altérité, mais non de l’ipséité), mais une affaire de passion : c’est
en quoi la métaphysique cartésienne ne peut demeurer qu’insuffisante s’agissant
du problème de l’accès à Autrui. Il faut nécessairement alors en venir au dernier

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de ses fruits, le plus fécond et le plus utile83 : la morale. Après les Méditations
Métaphysiques, après Le Monde, le Traité de Homme et le Discours de la
Méthode, Les Passions de l’Ame, seul itinéraire qui puisse offrir l’espérance de
résoudre enfin le problème de l’atteinte de l’ipséité de l’autre en atteignant à la
dernière science.
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La doctrine cartésienne de l’amour, on l’a vu, est complexe, difficile à


systématiser, mais en s’attelant à déterminer ce qu’est l’amour en son essence, on
découvre qu’il n’inclut pas en lui le regard d’estime, obstacle majeur à l’atteinte
de l’ipséité de l’autre. L’amour peut se penser hors l’estime : c’est ce qui conduit
Descartes, par une nécessité conceptuelle peut-être impensée (Descartes ne
présentant jamais les choses comme nous les présentons, même si nous le suivons
rigoureusement), à penser l’amour suivant deux paradigmes dont le dernier pallie
les insuffisances du premier : un paradigme sociétaire qui donne à entendre l’objet
de l’amour (la perfection de l’autre) et la façon de l’aimer (laisser l’autre être ce
qu’il est), et un paradigme physiologique (la digestion) qui fait comprendre en
quoi l’amour, s’il est hors l’estime et parce qu’il est joie, peut toucher à l’ipséité
de l’autre. Ainsi, si je m’interroge de la sorte, comme le fait Jacques Derrida,
« Et quand je t’appelle mon amour, mon amour, est-ce toi que j’appelle ou mon
amour ? Toi mon amour, est-ce toi que je nomme ainsi, à toi que je m’adresse ? »,
c’est dans la joie que je trouve une réponse car la joie d’être ensemble, seule,
suffit à marquer que c’est l’ipséité de l’autre que je rencontre. Mais si je rencontre
l’autre dans son ipséité, ne le manqué-je pas tout de même ? Lui, aussi, ne doit-il
pas me rencontrer et m’aimer pour que nous puissions parler d’amour entre nous
deux ? N’avoir qu’un aimé, ce n’est pas réellement aimer, car place n’est pas faite
à l’autre qui aime tout aussi bien. L’amour n’a de sens que si l’on est amant(s). Et
seul le généreux, parce qu’il sait l’autre doué de volonté et lui reconnaît le droit
de vouloir, a un(e) amant(e) : l’autre peut se joindre de volonté à lui, c’est-à-dire
selon Descartes, l’aimer.
150 L’Amour

Notes

1
Jacques Derrida, La carte postale de Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion,
1980, p.12. Concernant Descartes, les références sont données suivant l’édition Adam-
Tannery (désormais AT), Œuvres de Descartes, Paris, Vrin, 1996 ; on indique le tome,
la page et la ligne le cas échéant, exception faite pour les passions de l’âme, dont nous
indiquons ici une fois pour toutes le tome (XI) et où nous faisons en plus mention du numéro
de l’article. Sauf indication contraire, les mots soulignés dans nos citations sont de notre
fait.

2
Art. 82, 389, 8 et 7.

3
C’est justement parce que nous nous trouvons en régime passionnel que nous avons toutes
les chances d’avoir accès à Autrui : l’incarnation de l’ego dans le phénomène de la passion
suppose et engendre une destitution de la primauté de l’ego qui quitte alors sa posture

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« transcendantale ». Les passions sont en effet selon Descartes « des perceptions ou des
sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte particulièrement à elle, et qui sont
causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits » ( Art. 27, 349, 12-
16). C’est dire que l’ego n’est plus à l’origine de ce qu’il représente, que quelque chose lui
advient qu’il n’avait pas prévu. Pour preuve ce fait que le verbe « représenter » tant employé
au cours des Passions (47 fois sauf erreur de notre part) ne marque plus la prééminence d’un
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ego décidant seul du sens de ce qui se passe mais marque au contraire qu’il subit en quelque
sorte ce sens : la représentation est en effet dans Les Passions 3 fois sur 4, précisément,
passive : c’est l’âme qui subit la représentation, au lieu de lui donner naissance, d’en être
l’instigatrice. En effet, les phrases où le verbe « représenter » est employé sont du type :
« X représente à l’âme », « X nous représente », « X est représenté à l’âme », « X nous est
représenté comme », etc., le véhicule de la représentation étant à chaque fois le mouvement
des esprits animaux. Et l’on sait combien c’est la posture transcendantale de l’ego qui
empêche d’accéder à Autrui : cf. sur ce point Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie
de la perception, Paris, Gallimard, 1976, pp. 398-419. Et sur le problème du caractère
transcendantal ou non-transcendantal de l’ego cartésien, cf. l’article de Jean-Luc Marion,
« L’altérité originaire de l’ego » in Questions cartésiennes 2, Paris, PUF, 1996.

4
Cf. Art. 81
5
Art. 82, 388, 22-24.
6
Art. 81, 388, 10-11.
7
Art. 167, 457, 18-20.
8
Art. 169, 458, 20-459, 2.
9
Art. 182, 466, 24-25.
10
Art. 62, 376, 25.
11
Art. 149, 443, 19-444, 1.
12
Art. 150, 444, 14.
13
Questions cartésiennes, Paris, PUF, 1991, Chap. V, pp. 153-187.
14
Op. cit., pp. 180-181.
15
Art. 183, 467.
16
Art. 183, 467, 21-23.
17
Art. 192, 473, 9-13.
18
Art. 93, 474, 4-6.
19
Art. 186, 469, 15-16 et 13-14.
Aimer passionnément: Une lecture des Passions de l’Ame 151

20
Art. 187, 470, 5-11.
21
Art. 187, 470, 10-12 et 15-17.

22
Pensée 323 (B), 688 (L), Pensées, Paris, Garnier-Flammarion, 1976, p. 141. La référence
à Pascal n’est pas « inopinée » puisque Pascal dans cette pensée, inverse volontairement
le dispositif cartésien de la deuxième Méditation Métaphysique en « braquant » le regard
de l’autre sur l’ego – «Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passant (…) » – au
lieu que c’était l’ego qui regardait les autres dans le texte cartésien – « (…) si par hasard je
ne regardais d’une fenêtre des hommes qui passe dans la rue (…) » AT IX, 25 – au point,
s’agissant du regard d’amour, de faire disparaître l’ego comme peau de chagrin. C’est que
l’inversion du dispositif ne transforme pas son schéma général : Descartes faisait appel
aux passants sous sa fenêtre pour montrer combien le langage pouvait nous tromper en
masquant la réalité des actes cognitifs (on dit « je vois des hommes » alors qu’en toute
rigueur on devrait dire « je juge que ce sont des hommes »), et Pascal reprenant le dispositif
en l’inversant fait du même coup de l’amour une affaire de jugement. Ce qu’il ne peut être
pour Descartes puisque si l’amour est bien un mode de la cogitation (Le Duc de Luynes dans

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sa traduction française des Méditations métaphysiques introduit dans la liste des modes de
la cogitation du début de la troisième Méditations Métaphysique les cas de l’amour et de
la haine qui n’existent pas dans l’original latin : « Je suis une chose qui pense, c’est-à-dire
qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît (« intelligere ») peu de choses, qui en ignore
beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent » AT
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IX, 27), il n’équivaut pas à la connaissance (« intellectio ») qui est un autre mode, ni n’en est
une espèce : on n’aime pas par « inspectio mentis », par inspection de l’esprit.

23
Art. 167, 457, 20-23.
24
Art. 182, 466, 22-25. Ici, « penser quelqu’un indigne de », c’est regarder le mérite de
l’autre, sa « grandeur ou petitesse » comme dirait Descartes lorsqu’il définit l’objet de
l’estime dans l’art. 54 (373, 21-23). On a bien donc affaire à un cas d’estime, même si le
mot n’est pas employé, et ce d’autant plus que Descartes écrit aussi bien « estimer indigne »
comme en l’art. 185 (469, 7).

25
Art. 192, 473, 11-13 et 15.
26
Art. 185, 469, 5-8.
27
Art. 53, 373, 10-12.
28
Art. 56, 374, 13-16.
29
Art. 56, 374, 11-13.
30
Art. 79, 387, 8-15.
31
Art. 149, 443-19, 444-1
32
L’homme des passions, T. 2, Paris, Albin Michel, 1995, p. 201, n.s. Ce qui signifie que
l’objet de l’estime peut tout aussi bien se dire « qualités ». Ce qu’on estime, ce sont des
qualités : gardons ceci en mémoire car l’on pourra bien dire : « on estime jamais personne
mais seulement des qualités ».

33
Lettre à Chanut du 1er février 1647, AT IV, 603, 6-11.
34
Art. 83, 390, 1-7.
35
Art. 83, 390, 23-31.
36
Le mérite est ici pris au sens large, conformément à l’idée déjà développée que l’objet de
l’estime n’est pas uniquement une valeur d’ordre moral : je peux très bien dire de quelqu’un
qu’il a le mérite d’être beau. Et l’on peut très bien penser, bien que Descartes ne se place
jamais dans cette optique-là, qu’une personne considérant d’un regard d’estime celui ou
152 L’Amour

celle qu’elle aime et ne voyant en l’aimé(e) qu’un seul mérite, selon elle, celui d’être beau,
décide de le ou la quitter, ou du moins, de ne pas accepter telle ou telle attitude de sa part,
puisqu’il n’en vaut pas la peine, sans pour autant que son amour s’en trouve amoindri. On
peut toujours aimer même si, à bien y regarder, l’autre n’a que très peu de mérites.

37
AT IV, 611, 1-4.
38
Lettre à Elisabeth du 1er septembre 1645, AT IV, 291, 27.
39
Alexandre Matheron l’a définitivement établi dans son article « Psychologie et politique :
Descartes, la noblesse du chatouillement » (Dialectiques, 1974, n° 6, reproduit dans
Anthropologie et Politique au XVIIème siècle, Paris, Vrin, 1986, pp. 79-98). Pour ce qui
nous concerne, nous ne pourrons tirer de grands avantages de ce travail, notre regard sur la
notion de « perfection » étant plutôt d’ordre ontologique que politique.

40
Art. 90, 395, 19-21.
41
Art. 56, 374, 14-15 et Lettre à Christine de Suède du 20 novembre 1647, AT V, 82.
42
« Amour, digestion et puissance selon Descartes », Revue philosophique, n°4/1988, pp.

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433-445.

43
Art. 79, 387, 4.
44
Art. 80, 357, 20-22.
45
Lettre à Chanut du 1er février 1647, AT IV, 611, 27-29.
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46
Lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645, AT IV, 308, 16-19 et 15.
47
Article déjà cité, p. 438.
48
Ibib.
49
Art. 82, 389, 12-13 et 7.
50
Où l’on voit que l’amour de bienveillance et tout aussi bien amour de concupiscence :
l’amour est nécessairement possession. Le problème n’est donc pas de posséder ou de
ne pas posséder, mais de voir ce qui se joue dans le posséder : la concupiscence, dans
sa bienveillance, altère-t-elle ou non l’autre ? Voilà ce qu’il faut se demander. Descartes
savait très bien que, lorsque l’on aime, l’amour de bienveillance ne peut se passer de
concupiscence ou plutôt, car c’est encore faire trop droit à la distinction thomiste, que
l’amour est nécessairement les deux à la fois : ce n’est pas que l’un vire en l’autre, mais que
cette non-distinction dit fondamentalement l’amour en son propre. L’essence de l’amour ne
peut se dire selon deux voies : il n’y en a qu’une, antérieure à la distinction de deux amours,
qui les recouvre.

51
Cf. A. Matheron, in « Amour, digestion et puissance selon Descartes », p. 440 : « Ainsi
s’explique l’absence totale de possessivité qui caractérise, par définition, ce genre d’amour :
nous ne demandons rien d’autre à la personne que d’être elle-même (…) ».

52
Nous rejoignons en ce point Pierre Guenancia qui écrit dans L’intelligence et le sensible,
Paris, Gallimard, 1998, p. 287 : « (…) l’amour de l’objet manifeste la volonté de s’unir avec
lui, non pas au point de s’annihiler soi-même en tant qu’être distinct (…) », ce qui se dit tout
aussi bien dans Descartes et l’ordre politique p. 249 : dans l’amour, « l’identité individuelle
n’est pas abolie, au contraire elle s’agrandit en constituant avec une autre personne une unité
dans laquelle s’efface la frontière entre le mien et le tien mais non la distinction entre le moi
et l’autre ». D’accord, à ceci près qu’il n’est pas sûr que le mien et le tien deviennent à ce
point indistincts.

53
Lettre à Chanut du 1er février 1647, AT IV, 614, 23-27.
Aimer passionnément: Une lecture des Passions de l’Ame 153

54
Art. 91, 396, 21-24.
55
Art. 91, 396, 25-26 et 27-28.
56
Cf. note 22.
57
Il est certes inouï de penser que Descartes ait pu échapper à cette distribution de l’être,
mais nous ne pensons pas là surdéterminer la pensée cartésienne : la joie ne peut se penser
que dans ce cadre-là, comme nous allons le voir. Descartes, bien sûr, ne présente jamais les
choses de cette façon (la joie lui importe peu), mais il est indéniable que nous ne faisons que
mettre au jour ce qui se dit souterrainement dans sa conception de la joie. En somme, que
l’on en passe, dans la joie, par un vivre qui oublie la distribution de l’être en substances et
accidents est tout aussi inouï que ce fait mis en évidence par Michel Henry dans Généalogie
de la psychanalyse que Descartes se soustrait à l’ek-stase de la représentation en certains
moments de sa pensée, et que c’est même là le fondement de sa pensée, même si bien
souvent il oublie ce qu’il a appris et conquis (le sentir comme présence à soi sur lequel
se fonde toute représentation) pour retomber dans l’écart représentatif. Oserons-nous dire
que la joie retrouve ce que Michel Henry a trouvé dans le sentir, que l’amour n’a pas de
raison parce que se vivant dans la joie et étant joie, il retombe en deçà de l’ek-stase de la

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représentation, ek-stase de la représentation qui, séparant l’être de ce qu’il vit, faisant du
vécu un objet de pensée, peut seule permettre de trouver des raisons à tout amour. L’amour
parce que joie serait hors représentation et par là-même, à proprement parler, inqualifiable.
L’ek-stase de la représentation serait pour nous ce que retrouve l’estime.
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En somme, je peux toujours dire que j’aime untel parce qu’il est beau, gentil, sympathique,
intéressant, etc. mais ce n’est pas là une réponse valable : personne, jamais, ne se satisfera
d’une telle réponse. On n’aime pas pour telles ou telles qualités ou pour un grand nombre de
qualités, on aime pour plus que ça ou pour moins que ça ; qu’importe, de toute façon, que ce
soit moins ou plus, puisque l’amour ne se situe pas au même niveau que le questionnement
qui voudrait l’atteindre. « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », en somme, si l’on
veut conserver une apparence de raison (parce que) tout en n’en ayant pas.
59
Le convenable, nous l’avons vu, détermine essentiellement l’amour, puisque c’est ce
à quoi se joint tout ego qui aime, et que la perfection qui se joue dans l’amour n’a de
sens et ne dit ce qu’elle est (l’être même de chacun) que si elle se rattache au convenable.
Mais ces analyses du convenable restent insuffisantes : elles ne donnent pas tout son sens
à cette notion. Le convenable n’est pas seulement ce qui ne nuit pas, ce qui fait du bien,
« sustente », mais aussi et surtout ce qui convient avec nous, plus que ce qui nous convient :
dans le convenable se dit aussi la convenance, comme nous allons le voir.

60
Art. 109, 409, 10-15.
61
Art. 107, 407, 21-27. Notons que c’est ici la joie d’être ensemble qui fait « tomber
amoureux », et non pas tel ou tel objet de mon estime comme auparavant. Reste à montrer
que dans cette joie éprouvée se révèle l’amour de l’ipséité de l’autre.

62
Art. 90, 396, 6.
63
C’est ici qu’il faut prendre au sérieux cette fin de phrase de Descartes qui n’oubliant pas
l’univocité de l’amour (même schéma quel que soit l’objet aimé) n’en appelle pas moins à
considérer que l’union entre deux aimés ne peut être identique, dans les faits (et non dans
la forme), pour tous : on se joint à l’autre « en la façon qu’il (nous convient) d’être joint »
(Lettre à Chanut du 1er février 1647, AT IV, 601, 24-25).

64
Bien évidemment, on pourrait objecter que nous pouvons nous tromper quant à la
perception de la convenance qui se donne dans la joie : ce que me représente les mouvements
154 L’Amour

animaux de mon propre corps pourrait ne pas être adéquat à ce qui se passe réellement. C’est
le cas célèbre de l’hydropique (sixième Méditation Métaphysique) : il peut bien éprouver
de la joie en buvant, la nature a beau lui enseigner, par un sentiment de joie que cela est
bon, que cela lui convient, reste qu’en réalité le fait de boire lui nuit. On comprend par cette
comparaison, où nous avons remplacé le sentiment de soif par le sentiment de joie, que
l’objection pour Descartes ne saurait valoir puisque dès 1641 il a établit l’« innocence » de
la nature (et partant de Dieu) et de son enseignement, le principe de conservation réglant
l’organisation du vivant ne pouvant être remis en cause par une telle « erreur » (pour plus
de précision sur ce point qui est en fait celui du problème de l’union de l’âme et du corps et
sur la place d’une argumentation de type morale dans une métaphysique de la représentation
ainsi que sur l’interprétation du corps non plus comme substance corporelle, mais comme
puissance corporelle de l’âme chez Descartes, cf. les récents développements de Serge
Margel dans Corps et âme (Descartes. Du pouvoir des représentations aux fictions du Dieu
trompeur), Paris, Galilée, 2004, plus particulièrement pp 155-187.) Il y aura toujours des
exceptions à la règle : l’amour n’y déroge pas. Mais l’amour, quand il a pour objet un autre
être humain, ne relevant pas d’une nécessité vitale, pour Descartes, l’erreur de perception

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est moins grave, voire insignifiante ; quand bien même un « faux amour » pourrait faire que
l’on coure à sa perte.

65
Questions cartésiennes, chapitre VI : cf. particulièrement le § 5 intitulé « l’amour ou la
représentation » (pp. 208-219).
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66
Nous ne suivons pas ici à la lettre Jean-Luc Marion : non que nous considérions sa vision
de l’amour cartésien comme répétition de la définition de la « res cogitans » (p. 210) comme
fausse (au contraire), mais elle s’ajuste moins bien à notre propos que ne peut le faire la liste
que nous présentons.

67
Nous faisons ici référence aux « impressions du cerveau » qui dans la joie « (me)
représentent comme (mien) » l’aimé : Art. 91, 396, 23-24.

68
L’assurance que le corps devant moi est bien celui d’un être humain et non pas une
machine passe chez Descartes par la faculté qu’il a de répondre véritablement, c’est-à-dire
adéquatement et opportunément aux questions que je lui pose : chacune de ses réponses est
à-propos et c’est alors seulement qu’il parle proprement. L’un des « moyens très certain pour
reconnaître qu’elles [i.e. ces machines qui auraient la ressemblance de nos corps] ne seraient
point pour cela de vrais hommes » est que « jamais elles ne pourraient user de paroles ni
d’autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées.
Car on peut bien concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle profère des paroles,
et même qu’elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront
quelques changements en ses organes ; comme si on la touche en quelque endroit, qu’elle
demande ce qu’on veut lui dire, si en un autre, qu’elle crie qu’on lui a fait mal, et choses
semblables ; mais non pas qu’elle les arrange diversement pour répondre au sens de tout ce
qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire ». Discours
de la Méthode, V, AT VI, 56, 20-57, 2., cf. aussi la Lettre au Marquis de Newcastle du 23
novembre 1646, AT IV, 574-575. Autrement dit : seul l’homme « a du répondant ».

69
AT IV, 607, 9-19.

70
Et de réussir à faire jouer l’imagination dans l’amour que nous lui porterons pour qu’il
devienne passion : la solution sera d’ « imaginer notre amour-même » (AT IV, 610, 8) ; nous
Aimer passionnément: Une lecture des Passions de l’Ame 155

donnons ici en note cette caractéristique de l’amour de Dieu car nous ne l’étudierons pas :
elle n’aiderait en rien l’avancée de notre propos.

71
Lettre à Chanut du 1er février 1647, AT IV, 608, 11 et 13-14.

72
Nous tombons d’accord sur ce point avec Jean-Luc Marion qui écrit dans la Théologie
blanche, Paris, PUF, 1991, que dans l’amour « Dieu se soumet à la structure constitutive de
l’ego » (p. 424).

73
Etrange paradoxe qui fait du non-cogitable du cogitable et donc de l’aimable en lui
donnant le statut de cogitant : le non-objet devient objet tout en se voyant conférer, pour le
devenir, le statut de non-objet par excellence : celui d’exercer ce qui constitue toute chose
en objet : la cogitation. Où l’on voit que le problème de l’accès à Autrui chez Descartes
n’est pas de sortir de la cogitation (c’est impossible puisque même Dieu s’y trouve ramené)
mais de trouver un mode de cogitation qui reconnaisse en l’autre ce même pouvoir de
cogitation.

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74
Citons Husserl : « l’ego que cette expression [sc. « alter ego »] désigne comme un de
ses moments, c’est moi-même, dans mon être propre. L’ « autre » renvoie, de par son sens
constitutif, à moi-même (…) », Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1996, § 44, p. 155 ;
Cartesianische Meditationen, Hamburg, Felix Meiner, 1995, § 44, p 96 : « (…) das durch
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diesen Ausdruck alter ego als Moment angedeutete Ego Ich-selbst in meiner Eigenheit bin.
Der „ Andere“ verweist seinem konstituierten Sinne nach auf mich selbst, (...) ».

75
Nous désignons par cette expression la première partie de la définition de la générosité
par Descartes qui est que « la vraie générosité (…) consiste seulement, partie en ce qu’il
[i.e. le généreux] connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que (la) libre
disposition de ses volontés (…) ; partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante
résolution d’en bien user (…) », Art. 153, 446, 26-447, 7.

76
Art. 153, 445, 26-446, 1.

77
Art. 152, 445, 15-17. Notons une fois de plus l’importance de l’estime dans le dispositif
cartésien de l’accès à l’autre puisqu’elle seule permet, au travers de la générosité, de
constituer l’altérité de celui-ci et, comme nous allons le voir, d’aimer non pas un objet mais
un sujet. Ce qui ne remet nullement en cause le projet de sortie hors l’estime.
78
Art. 154, 447, 2-3 et 4-5.

79
Pour preuve ce fait que la formule « autres hommes » apparaît essentiellement au moment
où Descartes oriente son discours sur la générosité : 5 des 7 occurrences apparaissent dans
un contexte directement lié à la générosité ; mieux : 4 de ces 5 occurrences se situent au
début de la troisième partie, lieu de thématisation de la générosité. Il faut les citer : « Ceux
qui ont cette connaissance et ce sentiment (en quoi consiste la générosité), d’eux-mêmes,
se persuadent facilement que chacun des autres hommes les peut aussi avoir de soi, pour ce
qu’il n’y a rien en cela qui dépende d’autrui » ; « (…) la bonne volonté pour laquelle seule
ils s’estiment, et laquelle ils supposent aussi être, ou du moins pouvoir être, en chacun des
autres hommes » ; « Et pour ce qu’ils (i.e. les généreux) n’estiment rien de plus grand que de
faire du bien aux autres hommes (…) » ; « Cela fait que les orgueilleux (i.e. la figure inverse
du généreux) tâchent d’abaisser les autres hommes (…) » ; « (…) en sorte qu’ils (i.e. les
généreux) (…) ne sont pas exempts de compassion, lorsqu’ils voient l’infirmité des autres
156 L’Amour

hommes (…) ». Respectivement : art. 154, 446, 13-16 ; art. 154, 447, 3-5 ; art. 156, 447,
25-448, 1 ; art. 158 : 449, 24-26 ; art. 187, 469, 23-470, 3

80
La générosité est, selon Descartes, « la clé de toutes les autres vertus, et un remède général
contre tous les dérèglements des Passions » (Art. 161, 454, 6-9). Elle permet de régler ou
de réguler les passions, qui, en soi, sont toutes bonnes : c’est seulement leur usage qui peut
être mauvais. La générosité est cette passion qui permet de régler les autres passions, et c’est
sûrement parce qu’elle se trouve sur le même plan qu’elles (passion parmi les passions, mais
en même temps vertu) qu’elle est si efficace. Qu’une passion soit vertu ou qu’une vertu soit
passion, cela pose des problèmes dans la discussion desquels nous ne rentrerons pas (sur ce
point cf. notamment Denis Kambouchner, L’Homme des Passions, Tome II, pp. 273-275 et
297-98).

81
Le généreux est proprement bénévole en ce qu’il veut toujours de la bonne façon et
qu’il voit en chacun la même disposition, faisant alors de celui-ci aussitôt un bénévole.
L’important n’est pas tant ici que l’autre veuille de la bonne façon mais qu’il soit reconnu

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comme voulant, la volonté étant comme le mode le plus originaire de la cogitation de l’ego
puisqu’elle est au principe même de l’entreprise du doute qui lui permettra de s’assurer de
son existence. L’ego comme ego est prioritairement libre et volontaire.

82
Première définition de l’amant dans l’article « Amant » du Petit Robert, 1996 ; n.s.
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83
Pour mémoire, « Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la
métaphysique, le tronc la physique, et les branches qui sortent de ce tronc font toutes les
autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et
la morale, j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une entière
connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. Or comme ce n’est pas
des racines, ni du tronc des arbres, qu’on cueille les fruits, mais seulement des extrémités
des branches, ainsi la principale utilité de la philosophie dépend de celles de ses parties
qu’on ne peut apprendre que les dernières », Les principes de la philosophie, préface, AT
IX, 14, 23-31.

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