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Textyles

Revue des lettres belges de langue française


7 | 1990
Marcel Thiry prosateur

Le Poème et la Langue : poésie et prose


Germana Silingardi

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/textyles/1786
DOI : 10.4000/textyles.1786
ISSN : 2295-2667

Éditeur
Le Cri

Édition imprimée
Date de publication : 15 novembre 1990
Pagination : 7-15
ISBN : 2-87277-001-1
ISSN : 0776-0116

Référence électronique
Germana Silingardi, « Le Poème et la Langue : poésie et prose », Textyles [En ligne], 7 | 1990, mis en ligne
le 09 octobre 2012, consulté le 21 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/textyles/1786 ;
DOI : 10.4000/textyles.1786

Tous droits réservés


GENRES]

LE POEME ET LA. LANGUE:


POESIE ET PROSE
Et le soir tu cueillais aux rosiers de l'extase
Des mots chers que ta voix semblait entrelacer
Comme si, de tes mains, tu les avais tressés
Pour la guirlande heureuse et souple de tes phrases.
(Marcel Thiry)*

Concluant l'examen minutieux auquel il s'est livré de la pro-


se de Marcel Thiry, André Sempoux affirme que, tout comme «le
chimiste anive par dosages successifs à une solution toujours
plus concentrée, ainsi, à chacune de ses étapes, la langue du poè-
te Thiry représente la quintessencede celle du prosateur»1.
Il est à présumer que la reconnaissance de cette identité de
techniques aurait emporté l'adhésion du poète lui-même. En effet,
Thiry a consacré un certain nombre de notes à la distinction, tant
technique que rhétorique, entre poésie et prose pour en arriver à
une conclusion semblable. De ce que l'on peut relever dans sa
production artistique, il semble que cette vexata quaestio repré-
sente le point central de sa réflexion artistique. A preuve, les titres
que voici de quelques-unes de ses poésies: «Trois proses en
vers», «Prose de la missile», «Prose de l'ambassade», «Prose de
la nuit du onze mai», «Saison cinq et quatre proses», «Prose
dans Paris sombré», etc. Il va de soi que le choix de tels titres
pour ses compositions poétiques suppose une tension continue

. NdIR : Extrait de Le Cœur et les sens (1919), œuvre de jeunesse reniée par
l'écrivain mais qui témoigne à sa manière déjà de son souci du mot poétique.
1 A. SEMPOUX, «Courbe de l'écriture thiryenne», dans Bulletin de
l'Académie Royale de Langue et de Littérature françaises. T. LVIII, n02,
1980, p.204.

TEXTYLES N°? NOVEMBRE 1990


6 - GerrizanaSilingardi

entre les deux genres et, donc, une définition"distinctive problé-


matique. .

Tandis qu'Aristote, dans la Poétique, dénie au physiologue


écrivant en vers la qualité de poète 2, étant donné que la poésie se
prévaut des contenus spécifiques de la mimésis, Thiry, qui parti-
cipe du climat post-romantiquede mélange des genres avec l'iITé-
médiable faillite des théories normatives, nous fait remarquer, par
exemple, non sans quelque ironie, le caractère prosaïque de «trois
petites anecdotes» qu'il ne renonce pas pour autant à intituler
«Trois proses en vers». Voici ce qu'on peut lire dans l'introduc-
tion qu'il a cru devoir leur donner: «Je doute que leur ton puisse
être poétique», ce qui ne l'empêche pas aussitôt après de se dire
décidé à courir le risque de «prosaïsmes qui espèrent quand
même être poétiques»3.Nul doute qu'un tel paradoxe ne suffise à
lui seul à témoigner chez le poète de sa conscienced'une impossi-
ble délimitation des techniques et des contenus propres à la prose
et à la poésie.
La recherche d'une spécificité de la poésie est menée de
manière approfondie et structurée dans l'un de ses derniers écrits,
Le poème et la langue 4, sorte de testament relatif à la création
poétique indiquant ses idéaux, ses systèmes techniques, ses
normes opérat0ires, ses objectifs moraux. Notre poète, de son
observatoire privilégié situé dans le temps et dans l'espace, se
double d'un théoricien de la poésie à la fois plein d'élégance et de
sagacité, et essaie de constituer une véritable poétique générale. fi
nous laisse avant tout un nouvel exemple du «culte du mot»5 qui
r exalte, mais également un traité du goût, quelques notations très
utiles permettant de mieux approcher sa poésie, et enfm le portrait
d'un grand lecteur et d'un écrivain réfléchissant profondément
sur son métier. Ce texte de 1967, souvent mentionné, n'a cepen-
dantjamais fait l'objet d'un réel débat critique contrairement à ce
que l'on aurait été en droit d'attendre. De fait, certaines de ses
thèses revêtent, à notre avis, un intérêt indiscutable, apportant la

2 ARISTOTE,Poétique, 1447 b.
3 Introduction à «Trois proses en vers», dans Toi qui pâlis au nom de
Vancouver Œuvres poétiques (1924-1975), Paris, Seghers, 1975, p.114.
4 M. THIRY, Le poème et la langue. Bruxelles, La Renaissance du Livre,
1967, dorénavant indiqué en note par le sigle PL.
Le poème et la langue.. poésie et prose - 7

preuve une fois encore qu'une grande œuvre littéraire ne peut se


passer d'une connaissance technique et esthétique aiguë.
A propos du langage poétique, qui se présente comme expli-
citement déviant par rapport aux règles habituelles de la commu-
nication 6,Thiry nous parle d'un véritable «péché d'obéissance»
auquel se soustrait le poète authentique: «Le poète modifie, c'est
sa fonction... Il n'y a pas de formes fixes» (PL.pp.9,13et 15).En
substance, la langue de la poésie ne fait pas partie des «mots de la
tribu» : néanmoins toute parole de ce langage ne peut contester
son rapport avec son propre statut conventionnel 7, au contraire,
elle se définit seulement en relation avec lui. Ce qui lui confère sa
valeur de création, c'est précisément sa différence, autrement dit
un comportement novateur à l'égard de la convention sémantique,
étant donné que, dans l'univers du discours attendu, prévu, les
«mots de la tribu», dont le flux est immédiat, ne peuvent avoir un
cours légal si ce n'est celui d'une contrefaçon monétaire. Dans
cette continuelle dynamique qui sous-tend les rapports entre
règle, déviance et institution nouvelle, toute la culture poétique est
soulevée par une recherche novatrice en réaction contre l'insuffi-
sance des schémas préexistants.
Sur le ton d'une conversation amène, «sans appareil de
référence», Thiry, s'honorant ironiquement «d'un grand demi-
siècle de naturelle fidélité à la poésie» (PL,p.lI), se reporte à des
vers de Racine, de Baudelaire, de Verlaine, de Rilke, de BalI, de
Vivier, etc., pour étayer son hypothèse sur l'écart de la langue
poétique, mais n'hésite pas cependant à citer à plusieurs reprises

5 L'expression est de F. DESONAY, «Le culte du mot chez Marcel Thiry


poète», dans Marginales. n089-90, 1963, pp. 59-84.
6 A propos de la théorie de la déviance chez Marcel Thiry, voir J.M.
KLINKENBERG,«Marcel Thiry et le langage», dans L' homme et l' œuvre.
actes du colloque organisé par l'asbl Le Grand Liège, 1982, pp.25,29.
7 En effet, sur le plan théorique, l'expérimentation trouve sa limite dans la
conservation de l'unité du mot. C'est pourquoi, Thiry en vient à porter un
jugement négatif sur le lettrisme, ainsi qu'Apollinaire - qu'il admirait
beaucoup - l'avait fait à propos des «mots en liberté» des futuristes (G.
APOLLINAIRE,«Nos amis les futuristes», publié dans Les Soirées de Paris
du 15 février 1914, dans Œuvres complètes de Guillaume Apollinaire. Paris,
A.Balland et J.Lecat, 1965-1966, vol. Ill). Thiry se pose cette question: «Ce
foutt ta-ta rrou, dans son aveu d'impuissance verbale et en même temps dans
son effort d'inventer au-delà du verbe, n'a-t-il pas quelque chose à la fois de
dramatique et de triomphant ?» (PL, p.69).
8- GermanaSilingardi

la Philosophy of Composition de Poe ou d'autres propos de lin-


guistes. «Le poème s'analyse» : en tant que modeste «témoin au
titre de poète ingénu» (PL,p.21et 11),comme il se plaît à se défi-
nir, le poète ne se soustrait pas à la soi-disant entreprise aristoté-
licienne de description des structures stylistiqueset rhétoriques.
n faut dire cependant que toute tentative pour arriver à une
définition de la poésie fondée sur des critères qualitatifs semble
bien ardue. Chaque fois que notre critique examine un procédé
rhétorique ou rythmico-métrique, il se sent aussitôt contraint, en
bon connaisseur de la prose qu'il est, d'attribuer à celle-ci la
même propriété de néologie. Par exemple, il s'arrête longuement
à l' «enrichissement du vocabulaire» en matière poétique, tout en
admettant que cet enrichissement n'est pas exclusif: «Si nom-
breuses que soient les nouveautés apportées par eux [les poètes]
d'âge en âge au lexique littéraire, depuis les mots coquillards de
Villon jusqu'aux savantes cocasseries d'un Queneau, pareil
apport n'est pas un fait spécifiquement poétique; un Rabelais
avant tout autre, un Balzac, un Proust et tous les grands ouvriers
de la prose concourent avec les poètes à cet accroissement du
domaine lexical» (PL,p.19).D'autre part, si la recherche d'une
ontologie fait naître de continuelles apories, la distinction quanti-
tative peut encOrerendre compte de la plus grande créativité de la
poésie. A cet effet, Thiry s'en remet à l'exactitude du travail des
machines électroniques pour vérifier la fréquence de tels procé~
dés, certain d'obtenir des résultats plus avantageux à la poésie,
parce que «par nature la poésie est plus curieuse de nouvelles
formes, et parce qu'elle jouit d'une autorité privilégiée qui lui
permet plus de licences, donc plus d'inventions» (Ibid.). Ce qui
permet de voir clairement que, malgré le caractère aléatoire de
réponses qui paraissent sûres, Thiry croit fermement à la supério-
rité de la communication poétique, conviction dont nous décou-
vrirons par la suite les fondements.
Prose et poésie ne sont donc pas séparées par une frontière
rigide, mais elles constituent les deux pôles, entre lesquels se
disposent les textes, en une gradation infinie, tantôt plus ou tantôt
moins proches des pôles ontologiques. Ceci étant dit, l'existence
de phénomènes linguistiques semblables et, en même temps, le
fait que pareils phénomènes puissent varier en fréquence seule-
ment, tout cela n'empêche pas Thiry,comme nous l'avons déjà
vu, de proclamer la nature différente de la poésie. Cependant, et
c'est ici une des (plus) grandes originalités de son essai, il est
obligé, pour étayer sa thèse, de porter son attention sur l'aspect
Le poème et la langue: poésie et prose - 9

extratextuel de la communication poétique, plus particulièrement


sur le moment de la réception. En d'autres termes, il sort du texte
et se double en un destinataire idéal. Thiry écrit, à propos de
l'acte de la perception poétique par le lecteur: «Une aura l'an-
nonce, ou bien comme trois coups silencieux, avant qu'il com-
mence. La lecture d'une revue, quand il passe des pages de prose
à des pages de vers (et à la condition qu'il ne soit pas de ceux qui
. préfèrent sauter les pages de vers), marque un temps, change
pour ainsi dire d'attitude intérieure... Ainsi se crée pour la lecture
ou l'audition du poème une sorte d'amphithéâtre mental, où le
vers va résonner de toute son ampleur et aussi dans toute la
variété de ses nuances, dans toute la richesse de ses significa-
tions, que toutes seront recueillies, interprétées et scrutées comme
le sont celles des textes sacrés» (PL,p.39).«Le poème est revêtu
d'une autorité sacerdotale» : dans notre tradition littéraire, la
poésie se présente donc avec des caractères spécifiques d' «autori-
té», de «solennité», de «sentence», de «matériel gnomique» (PL,
pp.42et 31) qui préparent le destinataire à s'approcher de son
langage d'une manière différente, eu égard à la nette distinction
opérée, dans la conscience du lecteur, entre communication en
prose et communication en poésie.
Bien sûr, les paroles de Thiry pourraient faire naître le
soupçon d'une énième théorie de l'interprétation poétique en tant
qu'identification, intuition, bref d'une autre métaphysique du
moment de la lecture considéré comme unité aurorale. Il nous
semble, à vrai dire, que notre critique s~estbien gardé de céder à
la contemplation, par essence ineffable, de la poésie. Même s'il
utilise fréquemment une terminologie en provenance du champ
lexical du sacré pour se référer à la poésie, il n'en reste pas moins
disponible pour le seul discours relatif aux modalités de l'inter-
prétation textuelle: ce qui, dans le domaine du sacré, lui semble
exceptionnellement suggestif, c'est le mode sub aliqua ratione de
l'herméneutique des textes religieux. Au contraire, la conscience
qu'il a acquise d'une interprétation en soi de l'objet poétique,
sans éluder le processus de perception, semble nous révéler des
analogies d'attitudes et d'exigences avec les traits qui peuvent être
dégagés de l'évolution qu'a connue l'esthétique de la réception au
cours de ces vingt dernières années. De celle-ci émerge une
grande confiance dans les possibilités d'interprétation du fait litté-
raire en tenant compte du binôme nécessaire texte-destinataire.De
fait, les théoriciens de la réception entrevoient la possibilité d'un
avenir pour les études littéraires, non dans la continuation de la
10 - Germana Silingardi

ypiedesinterprétations immanentes,mais dans les approches du


!exteganalysantaussi tous ses présupposés en tant qu'éléments
cpnstitutifs de l'«horizon d'attente» du lecteur. A partir, notam-
'tI1ent;idesthèses bien connues de Hans Robert Jauss, ces présup-
poséskde,l 'œuvre littéraire qui forment l' «horizon d'attente»
guident la perception et font partie intégrante du sens, lequel «se
constitue», en effet, «par le jeu d'un dialogue, d'une dialectique
intersubjective»8ou encore selon l'adage quidquid recipitur ad
modum recipientis (toutes les choses sont reçues à travers un
mode de réception), déjà mis en évidence par l'ancienne hermé-
neutique.
De tout ceci, il ressort que la recherche de l'homogénéité des
formes de la prose et de la poésie ne se présente pas comme la
bonne voie pour arriver à délimiter les deux domaines. Venues
d'une langue naturelle unique, avec tous ses artifices, les mêmes
paroles ne suscitent cependant pas les mêmes effets en prose
qu'en poésie. Les mots ne sontjamais poétiques en eux-mêmes et
les formes n'ont jamais de valeur en tant que telles. La communi-
cation poétique, comme écrit Thiry, «emploie des mots qui sont
formellement les mêmes», mais dans le moment perceptif de la
poésie, ces mêmes formes peuvent acquérir un «sens exception-
nel et distant» (PL. p.50) parce que la poésie, entre attente et
présence, actualise une tension continue entre les signes, dans la
mesure où sa structure s'avère communément présupposée en
tant qu'information potentielle. En poésie, des phénomènes
comme la non-utilisation de la rime, la présence d'un mot banal
seront perçus comme des absences qui renvoient en creux à des
présences, c'est-à-dire à des «procédés-moins»9, comme autant
d'artifices négatifs. Il en découle que la «partie» extra-artistique
du texte constitue une composante à part entière de l'acte interpré-
tatif.
Toujours aux fins d'établir une distinction entre prose et
poésie, notre destinataire idéal introduit une catégorie, à son avis

8 H.RJAUSS, Pour une esthétique de la réception. Paris. Gallimard, 1978,


g.146.
1. LOTMAN,La structure du texte artistique. Paris, Gallimard, 1973, p.
227.
Le poème et la langue.. poésie et prose - Il

fondamentale, celle de «lenteur»10sur laquelle il insistera tout au


long de son discours. Cette catégorie semble recouvrir divers
phénomènes. Elle se réfère tout d'abord au trait supra-segmentaI
de la durée. De fait, Thiry parle de lecture lente, c'est-à-dire
d'une technique déclamatoire propre à susciter un ethos poétique
particulier. «Hélas! puis-je espérer de vous revoir encore ?», ce
vers, apparemment prosaïque, de Racine est ainsi commenté:
«Je ne prétends certes pas que pareils façonnements du langage
usuel par la mémoire d'un vers noble ne puissent pas être
produits de même par des textes en prose, mais il me semble que
le plus souvent le discours poétique l'emporte en autorité. C'est
peut-être à cause de sa lecture lente, obligatoirement lente, due à
la particulière densité du mot en poésie, ce don de lenteur...» (PL.
p.37).
Cette lecture lente accorderaitaussi au lecteur le temps néces-
saire pour passer de la parole à l'image physique représentée,
bref la «lenteur» assume d'une certaine manière la fonction
évocative, tout comme, dans la pensée magique, nommer signifie
évoquer la présence. Thiry se réfère à une étude de L. Remacle
qui «a su distinguer les laps de durée qu'il faut aux mots pour se
concrétiser en images» (PL,pA8), étude dont les conclusions
n'emportent cependant pas son adhésion. Selon le linguiste
liégeois, en poésie, «l'étape de concrétisation des mots n'est pas
obligatoire» puisque le mot reste «abstraction», étant donné que
c'est «le langage comme tel, à l'état du langage qui communique
la poésie» (PL.pp.48-49).Au contraire, pour Thiry, la «lenteur»
est vue comme une véritable modalité de perception esthétique,
un présupposé de plus pour la compréhension de la poésie. De
fait, si la poésie se veut mode particulier de communication, lieu
dévolu par excellence à la fonction auto-réflexive, système distant
et chiffré, la«lenteur» - «quelque chose d'une soumission religi-
euse», «recueillement devant une liturgie» - semble nécessairt:(-
ment supposer un temps qualitatif d'attention prolongée, de
manière à permettre le décodage des «règles d'initié» (PL.pp.32,
37,39) du genre: «Le mot poétique, du moment qu'il est poéti-
que, demande le temps de considération, le temps de discussion,
le temps d'amour» (PL.pA9).Il se rend compte que la lecture ne

10 Cf. P. HALEN, Marcel Thiry. Une poétique de l'imparfait. Bruxelles,


Artel-Ciaco, 1990, p.26.
12 - Germana Silingardi

respecte pas toujours la «lenteur», mais ceci ne l'empêche pas de


réaffirmer avec insistance que «[sa] croyance et [sa] confiance à
[lui] demeurent placées dans la quête et la composition lentes,
qui, une fois mis en place les filets de l'attente poétique, savent
piéger aus,silongtemps qu'il faut les hasards de la solution cachée
et les assembler» (PL.p.51).
En effet, entre acte de lecture et interprétation,cette «révéren-
tieUe attention» (PL. pAO)devient un caractère d'origine du
poème, en somme1a clef symbolique à partir de laquelle s'institue
la relation d'une langue à son usage.
Par ailleurs, on remarquera également qu'ici, comme en ce
qui concerne la notion de déviance par rapport à la norme, Thiry
fait intervenir des concepts et des problèmes auxquels nous ont
familiarisés les études de sémiotique littéraire inaugurées par les
Formalistes russes, et nous nous référons, dans le cas spécifique
de la «lenteur», à l'œuvre de pionnier de Chklovski. Le célèbre
théoricien de la littérature avait soutenu que «le procédé de singu-
larisation» qui libère le langage poétique de «l'automatisme de la
communication en prose» a comme condition indispensable un
«acte de perception prolongée»ll.
Ayant résolu en ces termes le problème de la spécificité de la
poésie, Thiry poursuit l'étude de sa langue en s'arrêtant à
l'emploi des archaïsmes, des mots étrangers, du vocabulaire
technique et des tournures syntaxiques particulières, en définiti-
ve, à tous les procédés rhétoriques qui se retrouvent dans son
œuvre 12.C'est pourquoi Le poème et la langue apparaît enfin
comme une confirmation ultérieure d'une tendance très répandue
chez les poètes-critiques à nous révéler indirectement leur concep-
tion personnelle de la poésie, même quand, en apparence, ils
semblent faire référence à la poésie en général.
En se mettant toujours en lieu et place du destinataire type,
Thiry semble subir totalement la fascination du «mot syllabe».
Après avoir répété que «l'effet poétique demande pour se

11 Y. CHKLOVSKI,«L'art comme procédé», dans Théorie de la littérature.


Textes des Formalistes russes réunis, présentés et traduits par Tzvetan
Todorov, Préface de Roman Jakobson, Paris, Seuil, 1965, p.83 ; voir aussi
du même auteur Sur la théorie de la prose. Lausanne, L'Age d'homme, 1973.
12 Cf. F. DESONAY,«Le culte du mot chez Marcel Thiry», art.cit.
Le poème et la langue: poésie et prose - 13

développer, une certaine durée», il afflITlleque le monosyllabe


qui, «par sa brièveté, laisse le temp~ à cet effet poétique de se
propager» (PL.p.83),se révélera poétique en vertu de ses proprié-
tés formelles. Nous devons considérer aussi un autre aspect
fondamental: des mots comme «Dieu, ciel, terre, mer, eau, feu,
air, mort, vie, roi, père, fils, sang, souffle, main, tête, cœur,
âme... signifient des puissances de notre univers ou des éléments
de notre existence... Beaucoup de monosyllabes sont chargés
d'un sens ancestral très large et très important..», et de conclu-
re : «C'est à la fois parce qu'il comporte cette charge noble et
parce que celle-ci est signifiée, dans la plus petite mesure de
temps verbal, que le monosyllabe est pour le poète de spéciale
valeur» (PL.pp.80,81,83). Remarquons, en premier lieu, que la
catégorie de «lenteur» entre en jeu ici encore, et pareillement, en
deuxième lieu, le rapport entre signe et référent, ainsi que le mode
de corrélation entre signifié et signifiant. Il est évident que ces
raisonnements attestent une tendance à l'adhésion à l'idée de la
motivation du signe linguistique, sorte de «cratylisme» en oppo-
sition à la doctrine de la linguistiquemoderne.
On pourrait égalementrappeler que déjà dans «L'imparfait en
poésie» 13, dont les lignes essentielles sont reprises dans Le
poème et la langue, notre poéticien avait adopté la même attitude
en s'exposant ponctuellement aux critiques des spécialistes 14.
De fait, Thiry considère l'imparfait comme une forme gramma-
ticale particulièrement poétique parce que, en nous transportant
dans le passé et dans la durée, tout d'abord il sollicite «notre goût
du souvenir, notre complaisance à nous bercer d'un retour aux
époques évanouies», ensuite parce que, à son avis, l'imparfait
confère une certaine «musicalité aux pages où il règne», en ceci
que «des imparfaits fréquents disséminent dans un texte tout un
«jeu de fond» de rimes intérieures». Il pousse son hypothèse
jusqu'à affirmer que, grâce au son «ai» des terminaisons de
l'imparfait, une tonalité particulière, spécifiquement poétique,
s'instaure dans le texte: «Peut-être [...] n'est-il pas trop hasar-

13 M. THIRY,«L'imparfait en poésie», dans Bulletin de l'Académie royale de


Langue et de Littératurefrançaises. T XXVIII, n° l, 195O,ppA-12.
14 Cf. L.REMACLE, « La vertu poétique de l'imparfait», Notes critiques,
dans Cahiers d'analyse textuelle, nol, 1959, pp.99-103; M. SOREIL, «De
l'imparfait en poésie», dans De Liré à Liry. (Mélanges), Namur, Wesmael-
Charlier, 1958.
14 - Germana Silingardi

deux de conjecturer qu'une certaine qualité esthétique appartient


au son -ai en lui-même»15.Mais, comme nous l'avons déjà dit,
malgré toutes les précautions dont elle s'entoure, cette argumen-
tation aurait provoqué à juste titre la réticence de ceux qui raison-
nent habituellement en termes de conventionnalité.~ur le rapport
signifié-signifiant. .

Et c'est pourtant vrai que quelques lmguistes et sémioticiens,


se référant à la célèbre trichotomie peircienne symbole-indice-
icone, ont employé la notion d' «iconisme»16pour définir la pro-
pension très répandue du signifiant poétique à sous-entendre,
comme dans le langage figuratif, une relation sui generis de
motivation avec le signifié, relation qui fait appel à des éléments
affectifs individuels à la place de la consciencelinguistique.
De même que des «stimuli programmés» dans un système
dépourvu de seconde articulation, sont corrélés à une «nébuleuse
de contenus»34, ainsi, dans l'art verbal, l'interprétation des
phénomènes iconiques, justement parce qu'elle ne peut se fier à
un code conventionnel, est de type inférentiel et dépend essentiel-
lement de facteurs subjectifs. L'iconisme peut concerner le mode
de production et le fonctionnement sémantique d'un texte, selon
l'émetteur du message, mais il touche aussi à l'alternative prag-
matique avec laquelle le destinataire peut utiliser un texte, c'est-à-
dire en quelque sorte, son mode de «déconstruction» au-delà du
signifié institutionnalisé.
Après avoir reconnu tout ce qui, objectivement, devait l'être,
il reste donc ce fait incontournable: s'il est vrai que, tant dans le
domaine de la production que dans celui de la réception du texte
poétique, de tels phénomènes de motivation interviennent dans la
construction du sens, il nous semble que l'on doive reconnaître à
Marcel Thiry le mérite de ne pas les avoir éludés. Et du reste, il

15 M. THIRY, «L'imparfait en poésie», art. cil, p.6 et 8.


16 Le célèbre sémioticien russe, 1. LOTMAN, soutient que: «L'art verbal
commence avec les tentatives pour dépasser la propriété fondamentale du mot
en tant que signe linguistique - le caractère conditionnel de la liaison des
plans de l'expression et du contenu - et pour construire un modèle verbal
artistique, comme dans les arts figuratifs, sur le principe iconique. Cela n'est
pas contingent et est organiquement lié au sort des signes dans l'histoire de la
culture humaine» (La structure du texte artistique. op.cit., p.97).
34U. ECO, Sémiotique et philosophie du langage, Paris, P.U.F., 1984, p.27
et 58.

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