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seconda.

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BIBLIOTHECA CUMONTIANA

sous l’égide de l’Academia Belgica (Rome)


& de l’Institut historique belge de Rome

Comité Scientifique :
Maria Giulia Amadasi Guzzo (Università di Roma La Sapienza)
Jean-Charles Balty (Université de Paris IV)
Corinne Bonnet (Université de Toulouse-Le Mirail)
Marie-Cécile Bruwier (Musée royal de Mariemont)
Hildegard Cancik-Lindemaier (Berlin)
Luciano Canfora (Università di Bari)
Kristine De Mulder (Bruxelles)
Michel Dumoulin (Université catholique de Louvain ; Institut historique belge de Rome)
Hossam El Khadem (Université libre de Bruxelles)
Cécile Evers (Musées royaux d’art et d’histoire, Bruxelles)
Walter Geerts (Universiteit Antwerpen ; Academia Belgica)
Eric Gubel (Koninklijke Musea voor Kunst en Geschiedenis, Brussel)
Robert Halleux (Fonds national de la recherche scientifique, Université de Liège)
Davide Juste (Université libre de Bruxelles)
Ted Kaizer (Durham University)
Véronique Krings (Université de Toulouse-Le Mirail)
Jean Leclant (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris)
Patrick Marchetti (Facultés univ. N.-D. de la Paix ; Université catholique de Louvain)
André Motte (Université de Liège)
Carlo Ossola (Collège de France)
Vinciane Pirenne (Fonds national de la recherche scientifique, Université de Liège)
Danny Praet (Universiteit Gent)
Bruno Rochette (Université de Liège)
Dirk Sacré (Katholieke Universiteit Leuven)
Jean-Marie Santerre (Université libre de Bruxelles)
John Scheid (Collège de France)
Isabelle Tassignon (Bibliothèque royale de Belgique)
Robert Turcan (Institut de France)
Françoise Van Haeperen (Université catholique de Louvain)
Wilfried Van Rengen (Vrije Universiteit Brussel)
Annie Verbanck (Musée royal de Mariemont)

Comité de rédaction :
Pamela Anastasio
Corinne Bonnet
Walter Geerts
Dianne Michiels
Bastien Toune

Academia Belgica, Via Omero, 8 I-00197 Roma (Italia) tél. : 0039/063201889


www.academiabelgica.it bibliotheca.cumontiana@academiabelgica.it

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BIBLIOTHECA CUMONTIANA

Projet éditorial
L’Academia Belgica de Rome et l’éditeur Nino Aragno, proposent, en collaboration
avec l’Institut historique belge de Rome, une réédition complète des œuvres d’un
grand historien des religions et des sciences, Franz Cumont (1868-1947).
Cette entreprise se veut critique et scientifique. Elle a pour ambition de mettre
en lumière les conditions intellectuelles dans lesquelles la pensée de l’historien s’est
formée et épanouie et de mesurer le chemin parcouru, sur le plan des thématiques
et des concepts autant que des méthodes, de lui à nous. Relire et faire relire Cumont,
c’est donc avant tout questionner l’histoire et l’historiographie, la sienne et la nôtre,
dans l’optique de l’histoire culturelle du XIXe et du XXe siècle. L’œuvre de Cumont
apparaît, en effet, comme un carrefour d’idées et d’expériences, un palimpseste de
l’histoire ancienne et contemporaine.
Dans certains domaines, en outre, les travaux de Cumont ont été fondateurs et
restent essentiels. Sa pensée représente un moment historiographique significatif
que le progrès des connaissances et l’évolution des questionnements ont sans
cesse sollicité. Qu’on adhère à ses reconstructions ou qu’on les critique, Cumont
est une référence obligée de notre savoir historique. C’est pourquoi une réédition
d’ensemble s’inscrit encore et toujours dans l’actualité scientifique.
La Bibliotheca Cumontiana comprendra les œuvres majeures de Cumont (Scripta
maiora), ainsi que divers volumes de Scripta minora et de Scripta inedita. Cette
entreprise de longue haleine s’étalera sur de nombreuses années et prévoit la
publication de deux volumes par an, à partir de 2006. On a opté pour une édition
scientifique et critique, enrichie d’une introduction substantielle par les éditeurs
scientifiques de chaque volume et d’un appendice (« L’Atelier de Franz Cumont »)
contenant la transcription des notes manuscrites, inédites à ce jour, figurant dans les
volumes de l’Auteur, conservés à Rome.
L’Introduction mettra les travaux de Cumont en perspective, en faisant le point
sur la genèse de l’œuvre, ses sources et sa bibliographie, les méthodes qui y sont
sollicitées, les questionnements qui l’animent, enfin sur sa réception au sein des
réseaux intellectuels. L’Atelier contenant la transcription des notes manuscrites de
Cumont constituera une plus-value importante dérivant du matériel inédit conservé
à l’Academia Belgica. Il éclairera notamment la manière dont Cumont travaillait et
actualisait constamment ses recherches.
Autour de l’Academia Belgica et de l’héritage scientifique de Franz Cumont,
autour de la Bibliotheca Cumontiana, notamment, s’est noué un réseau de collaboration
scientifique internationale à l’image du parcours intellectuel d’un savant qui a su
marquer son temps et décloisonner les savoirs.
Nos remerciements les plus vifs vont à Monsieur et Madame J. de Cumont pour
l’appui apporté à nos travaux et pour la grande libéralité avec laquelle ils nous
permettent de travailler sur le legs de Franz Cumont.
Corinne Bonnet et Walter Geerts

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BIBLIOTHECA CUMONTIANA

Scripta Maiora - I

Franz Cumont

LES RELIGIONS ORIENTALES


DANS LE PAGANISME ROMAIN

volume édité par


Corinne Bonnet & Françoise Van Haeperen

avec la collaboration de Bastien Toune

Academia Belgica
Institut historique belge de Rome

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BIBLIOTHECA CUMONTIANA

Scripta Maiora - I

Franz Cumont

LES RELIGIONS ORIENTALES


DANS LE PAGANISME ROMAIN

volume édité par


Corinne Bonnet & Françoise Van Haeperen

avec la collaboration de Bastien Toune

Nino Aragno Editore

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© Librairie orientaliste Paul Geuthner,
4e édition, Paris, 1929

© 2006 Nino Aragno Editore


siège
corso Vittorio Emanuele ii, 68 - 10121 Torino
bureaux
strada Santa Rosalia, 9 - 12038 Savigliano
e-mail: info@ninoaragnoeditore.it

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction historiographique
par Corinne Bonnet & Françoise Van Haeperen XI

La genèse et le projet des Religions orientales XII


La structure des Religions orientales XIX
L’horizon historiographique des Religions orientales XXIII
Les « mystères de l’Orient et la lecture évolutionniste
des religions XXX
Réception et maturation des Religions orientales XLIV
De la première édition française (1906) à la deuxième
édition allemande (1914)
Les Religions orientales durant l’entre deux-guerres
La postérité des Religions orientales LXVIII
D’une œuvre incontournable ...
… au « basculement » progressif « dans l’historiographie »

Note à l’usage des lecteurs LXXV

LES RELIGIONS ORIENTALES


DANS LE PAGANISME ROMAIN

Préface 00

Chapitre I. — Rome et l’Orient. — Les sources 00


Supériorité de l’Orient, 1. — Son influence sur les institutions
politiques, 3 ; — sur le droit privé, 4 ; — sur la science, 5 ; — sur
les lettres, 6 ; — sur l’art, 7 ; — sur l’industrie, 8. — Conclusion.

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VIII les religions orientales

Destruction des rituels païens, 9. — Les mythographes, 11. —


Les historiens, 11. — Les satiriques, 12. — Les philosophes, 12.
— Les écrivains chrétiens, 13. — Les documents épigraphiques
et archéologiques, 14.

Chapitre II. — Pourquoi les cultes orientaux


se sont propagés 00
Différences religieuses de l’Orient et de l’Occident, 17. — Pro-
pagation des cultes orientaux, 19. — Influences économiques,
20. — Théorie de la dégénérescence, 22. — Les conversions sont
individuelles, 23. — Appel que les cultes orientaux font au senti-
ment, 24 ; — à l’intelligence, 26 ; — à la conscience, 31. — Insuf-
fisances de la religion romaine, 31. — Scepticisme, 34. — Restau-
ration d’Auguste, 34. — Cultes orientaux et pouvoir impérial, 35.
— La purification des âmes, 35. — Rôle du clergé, 37. — Espoir
d’immortalité, 39. — Conclusion, 40.

Chapitre III. — L’Asie Mineure 00


Arrivée de Cybèle à Rome, 43. — Son culte en Asie Mineure, 45.
— Culte à Rome sous la République, 48. — Adoption de la déesse
Mâ-Bellone, 50. — Politique de l’empereur Claude, 51. — Les
fêtes du printemps, 52. — Propagation du culte phrygien dans
les provinces, 54. — Causes de son succès, 55 — C’est un culte
officiel, 57. — Accession d’autres dévotions : Mèn, 58 ; — le ju-
daïsme, 59 ; — Sabazius, 60 ; — Anâhita, 62. — Le taurobole, 63.
— Les repas sacrés, 65. — La philosophie, 66. — Le christianisme,
66. — Conclusion, 67.

Chapitre IV. — L’Égypte 00


Fondation du culte de Sérapis, 70. — Culte égyptien hellénisé, 71.
— Diffusion en Grèce, 74. — Introduction à Rome, 75. — Persé-
cutions, 76. — Diffusion en Italie, 77. — Adoption sous Caligula,
78. — Son histoire, 79. — Sa transformation, 80. — Incertitude
de la théologie égyptienne, 81. — Insuffisance de la morale, 84.
— Son évolution, 85. — Puissance du rituel, 87. — Service quoti-
dien, 88. — Les fêtes, 90. — Doctrine de l’immortalité, 91. — Le
refrigerium, 94.
Chapitre V. — La Syrie 00
La déesse syrienne, 95. — Importation de nouveaux dieux par
les esclaves syriens, 97 ; — les marchands syriens, 98 ; — les sol-
dats syriens, 103. — Les Sévères, 105. — Héliogabale et Aurélien,
106. — Valeur du paganisme sémitique, 107. — Culte des objets

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table des matières IX

matériels, 107 ; — des animaux, 108. — Les Baals, 109. — Prosti-


tutions sacrées et sacrifices humains, 109. — Transformation du
culte sacerdotal, 111, — Idée de pureté, 112. — Influences étran-
gères, 112. — Babylone et les « Chaldéens », 113. — L’eschatolo-
gie, 116. — La théologie : le dieu céleste, 117 ; — tout-puissant,
119 ; — éternel, 120 ; — universel, 121. — Le syncrétisme sémiti-
que, 122 ; — aboutit à un hénothéisme solaire, 123.

Chapitre VI. — La Perse 00


La Perse et l’Europe, 125. — Influence de l’empire des Aché-
ménides, 126 ; — du mazdéisme, 127. — Conquêtes de Rome,
129. — Influence des Sassanides, 130. — Origine des mystères de
Mithra, 131. — Les Perses en Asie Mineure, 132. — Caractères
du mazdéisme d’Anatolie, 134. — Sa propagation en Occident,
138. — Ses qualités, 139. — Le dualisme, 141. — La morale mith-
riaque, 143. — La vie future, 147. — Conclusion, 148.

Chapitre VII. — L’astrologie et la magie 00


Prestige de l’astrologie, 151. — Son introduction en Occident,
152. — L’astrologie sous l’Empire, 153. — Polémique impuissan-
te contre l’astrologie, 155. — L’astrologie est une religion scien-
tifique, 1,58. — L’idée primitive de sympathie, 159. — Les astres
divins, 160. — Transformation des dieux, 161. Dieux nouveaux,
163. — La grande année, 164. — L’eschatologie astrologique,
164. — Communion de l’homme et du ciel, 165. — Le fatalisme,
166. Efficacité de la prière, 167 ; — et de la magie, 168. — Trai-
tés de magie, 168. — Idée de sympathie, 169. — La magie est
scientifique, 170 ; — et religieuse, 171. — L’ancienne sorcellerie
italique, 172. — L’Égypte et la Chaldée, 173. — La théurgie, 174.
— La magie perse, 174. — poursuivie comme criminelle, 176.
— survit aux persécutions, 177. — Conclusion, 178.

Chapitre VIII. — La transformation du paganisme


romain 00
Le paganisme avant Constantin, 180. — Cultes d’Asie Mineure
et d’Égypte, 182 ; — de Syrie et de Perse, 183. — Y a-t-il un paga-
nisme ? 184. — La dévotion populaire, 185. — La philosophie,
185. — La polémique chrétienne, 186. — Le paganisme romain
devenu oriental, 188. — Les mystères, 189. — Culte scientifique
des Elementa, 189. — Le dieu suprême, 190. — Les Astres, 191.
— Le rituel moralisé, 191. — La vie future et la fin du monde,
192. — Conclusion, 193.

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X les religions orientales

Appendice. — Les mystères de Bacchus à Rome 00


Culte de Bacchus orientalisé, 195 ; — en Asie Mineure, en Syrie,
en Égypte, 196. — Introduction en Italie, 196. — L’affaire des
bacchanales, 197. — César les réintroduit, 198. — Bacchus égyp-
tien et asiatique, 199. — Bacchus africain, 200. — Propagation
dans l’Empire, 200, — Caractères du culte, 201. — Immortalité
des initiés, 203. — Destruction et survivances des mystères, 204.

Index 00

Table des figures 00


Tables des planches 00

L’Atelier de Franz Cumont.


Notes manuscrites aux Religions orientales
par Corinne Bonnet & Françoise Van Haeperen 00

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INTRODUCTION HISTORIOGRAPHIQUE *
par Corinne Bonnet & Françoise Van Haeperen

La réédition d’un classique comme « Les religions orientales dans


le paganisme romain » 1 constitue la première étape d’un parcours
à la redécouverte de l’œuvre de Franz Cumont (1868-1947) 2. Dans
le cadre de cette vaste entreprise, promue par l’Academia belgica
de Rome, avec le concours de l’Institut historique belge de Rome et
celui, décisif, de l’éditeur turinois Nino Aragno, on a d’emblée écarté
toute perspective commémorative et l’on a opté pour une approche
qui se nourrit certes de la conscience d’un précieux héritage, mais
qui se veut scientifique, historiographique et critique. Reparcourir
et reproposer les travaux de Cumont, c’est s’interroger sur les
conditions intellectuelles dans lesquelles sa pensée s’est formée et
s’est épanouie et c’est mesurer le chemin parcouru, sur le plan des
méthodes, des concepts et des thématiques depuis un siècle environ.
Relire et faire relire Cumont, c’est donc avant tout questionner
l’histoire et l’historiographie, la sienne et la nôtre, dans l’optique
de qui emprunte un des chemins tracés par l’histoire culturelle au
tournant du XIXe et du XXe siècles.
Dans cette introduction, on s’interrogera, en premier lieu, sur
la genèse de ce livre, sur les conditions historiques de sa naissance

*
Nos remerciements vont à Pascal Payen et Nicole Belayche pour leur précieuse relec-
ture critique de ces pages.
1
Désormais cité sous la forme RO. L’édition qui sert de référence est la quatrième, parue
chez Geuthner en 1929. Les renvois sont donc faits selon la pagination de cette édition.
2
Pour les principaux éléments de sa biographie, on consultera C. Bonnet, La correspon-
dance scientifique de Franz Cumont conservée à l’Academia Belgica de Rome, Bruxelles-Rome,
1997, p. 1-67.

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XII les religions orientales

et de sa rédaction. On mettra ensuite en évidence la structure que


Cumont lui a donnée. On enquêtera alors sur ses modèles, sur les
savants qui, avant Cumont, avaient abordé la question des religions
orientales et la manière dont il en est, ou non, tributaire. On ne
manquera pas de se demander quel Orient est celui dont Cumont
traite, quelle construction culturelle recouvre ce terme bien problé-
matique. Enfin, on envisagera, en deux temps, d’abord la réception
des RO de Cumont, dans le monde scientifique et cultivé (comptes
rendus, traductions, lettres, etc.), y compris aux yeux de Cumont lui-
même qui donna de ce livre quatre éditions successives, entre 1906
et 1929, ensuite la postérité et le statut de ce livre dans le panorama
scientifique actuel 3.
Au terme de ce volume, on publie, en outre, pour la première
fois, les notes manuscrites de Franz Cumont figurant dans son exem-
plaire personnel des RO, conservé à l’Academia Belgica de Rome.
Le lecteur pourra, par ce biais, participer au processus de création
intellectuelle des diverses éditions du livre et pénétrer dans l’atelier
de travail de Franz Cumont.

La genèse et le projet des Religions orientales 4

Après ses études en Belgique et un mémoire sur Alexandre


d’Abonotichos et l’histoire du paganisme au IIe siècle ap. J.-C. 5, Franz
Cumont complète, entre 1888 et 1890, sa formation d’antiquisant à

3
Une partie de ces questions a été traitée dans un article de C. Bonnet, « Les religions
orientales au laboratoire de l’hellénisme. 2. Franz Cumont », Archiv für Religionsgeschichte
8, 2006 (sous presse). Ce texte, et d’autres à paraître dans la même revue, sont issus
d’une journée du premier atelier scientifique trilatéral sur « Les religions orientales dans
le monde grec et romain », coordonné par C. Bonnet, J. Rüpke et P. Scarpi et financé par
la Fondation Maison des Sciences de l’Homme (Paris), la Deutsche Forschungsgemeins-
chaft et la Fondazione Villa Vigoni, avec l’appui de la Maison des Sciences de l’Homme
de Toulouse.
4
À consulter sur cette catégorie conceptuelle, J.-M. Pailler, « Les religions orienta-
les, troisième époque », Pallas 35, 1989, p. 95-113 ; Id., « Les religions orientales selon
Franz Cumont. Une création continue », MEFRIM 111, 1999, p. 635-646 ; N. Belayche,
« “Deae Syriae Sacrum”. La romanité des cultes “orientaux” », Revue Historique 302, 2001,
p. 565-592 ; Ead., « L’Oronte et le Tibre: l’ “Orient” des cultes “orientaux” de l’empire
romain », in M.A. Amir-Moezzi - J. Scheid (éd.), L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Eu-
rope, Leuven, 2001, p. 1-35 ; T. Kaizer, « In search of oriental cults. Methodological
problems concerning ’the particular’ and ’the general’ in near eastern religion in the
hellenistic and roman periods », Historia 55, 2006, p. 26-47.
5
F. Cumont, Alexandre d’Abonotichos ou un épisode de l’histoire du paganisme au IIe siècle ap.
J.-C., Gand, 1887.

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introduction historiographique XIII

Bonn, Berlin et Vienne. C’est alors qu’il met en chantier sa recherche


tentaculaire sur Mithra, qui débouche sur les Textes et monuments
figurés relatifs aux mystères de Mithra (1894-1899) et sur une synthèse
– directement issue de l’introduction de ce corpus – Les Mystères de
Mithra (1900). Le retentissement de ces travaux est considérable en
Europe, et au-delà : Cumont devient le « professeur en chaire de feu
Mithras », selon l’expression de Theodor Mommsen, dans une lettre
d’août 1898. En travaillant sur Mithra, que Renan déjà avait érigé
en concurrent du Christ 6, Cumont investit le champ, complexe et
délicat, des transitions religieuses 7 qui marquent l’Empire romain.
Son horizon, implicite plus qu’explicite, est le « triomphe du
christianisme », selon la terminologie de l’époque, qui suppose donc
la « mort du paganisme ». Or, aux yeux de Cumont, l’Orient constitue
la charnière, le passeur entre paganisme et christianisme. Durant les
dernières années du XIXe siècle et les premières du XXe, Cumont
travaille significativement à la fois sur l’épigraphie chrétienne et sur
une série de cultes païens de coloration orientale.
Lorsqu’en 1905, le Collège de France l’invite à donner un cycle
de conférences dans le cadre de la fondation Michonis, Cumont,
âgé de trente-sept ans et professeur à l’Université de Gand, choisit
comme sujet « Les religions orientales dans le paganisme romain » 8.
L’année précédente, en 1904, il est devenu correspondant de l’Aca-
démie des Inscriptions et Belles-Lettres et jouit donc d’un réel pres-
tige social et académique. Ses conférences sont destinées à toucher
un public plus vaste que celui des chercheurs spécialisés. L’engoue-
ment pour l’Orient et pour la question des origines du christianisme
est alors considérable et Cumont s’inscrit en somme dans l’air du
temps.
Voyons comment il explicite son projet scientifique global dans
une lettre à Theodor Mommsen, dès le 11 mars 1900 :

6
E. Renan, Histoire des origines du christianisme. VI. Marc-Aurèle et la fin du monde antique,
Paris, 1882.
7
Cf. G. Stroumsa, La fin du sacrifice. Les mutations religieuses dans l’Antiquité tardive, Paris,
2005.
8
Sur le titre, cf. ma mise au point dans l’article dans Archiv für Religionsgeschichte 8, 2006
(sous presse).
9
Cette fondation, instituée en 1853 pour octroyer des bourses à des étudiants en théo-
logie protestante, organise, à partir de 1878, des conférences non confessionnelles sur
l’histoire des religions. Parmi les conférenciers précédents, signalons F.M. Müller (1878),
E. Renan (1880), A. Réville (1884).

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XIV les religions orientales

Cher maître,
Excusez moi si je ne vous ai pas remercié plus tôt de votre lettre qui de
toutes celles que m’a valu mon Mithra m’a donné le plus à réfléchir.
Les encouragements que vous m’accordez, m’ont confirmé dans la ré-
solution que j’avais prise de continuer mes recherches sur l’histoire du
paganisme et d’écrire un jour, si mes forces y suffisent, une histoire de
sa disparition — si vraiment il a disparu. C’est un but encore lointain et
je ne sais si je l’atteindrai jamais. [...] Mais que l’on doive le réaliser ou
non, il est bon d’avoir dans la vie au moins un grand projet. Il empêche
l’esprit de s’égarer et l’énergie de s’user dans la foule toujours renais-
sante des affaires quotidiennes. Ut desint vires...

Les RO s’inscrivent donc dans un dessein plus général qu’il est bon
d’avoir présent à l’esprit. Cumont parle, du reste, à propos de son
ouvrage d’un « petit livre sur un grand sujet ». Avant d’en explorer
les ressorts, rappelons qu’en 1906, après ses conférences parisiennes,
Cumont est invité à Oxford, dans le cadre des Hibbert Lectures 9, où il
propose le même sujet, qui débouche finalement sur un livre de 333
pages paru, la même année, dans les Annales du Musée Guimet. Biblio-
thèque de vulgarisation. Cette collection était associée à la Ve section de
l’École Pratique des Hautes Études et était rapidement devenue une
niche intellectuelle au sein de laquelle on pratiquait une approche
laïque et comparative de l’histoire des religions 10. Le livre est dédié
au maître gantois de Cumont, Charles Michel (1853-1929), l’ami de
toute une vie 11, francophile lui aussi, spécialiste d’épigraphie grec-
que et de sanskrit, icône d’un « bilinguisme » intellectuel, monde
classique-Orient, que Cumont pratiqua sans relâche. Très vite, les
RO s’imposent comme une référence. Plusieurs éditions et traduc-
tions voient le jour, qui seront présentées plus avant. À un siècle de
distance, les RO ne sont pratiquement plus utilisées pour l’analyse
historique qu’elles recèlent, mais elles constituent assurément un
horizon historiographique très prégnant.

10
Sur ces «circuits intellectuels et éditoriaux», l’importance des milieux protestants et la
tendance à la laïcisation de l’étude des religions, cf. P. Cabanel, « Les sciences religieu-
ses en Europe et la formation de Franz Cumont », MEFRIM 111, 1999, p. 611-621. Émile
Guimet, riche industriel lyonnais, transféra à Paris, en 1888, son Musée des religions. Il
finança alors une collection éditoriale et la Revue de l’histoire des religions.
11
Sur Ch. Michel, passé à l’Université de Liège en 1892, cf. Bonnet, Correspondance, p.
319. L’hypothèse d’A. Rousselle selon laquelle cette dédicace serait un « acte manqué »,
le vrai et nouveau maître de Cumont étant Loisy, ne semble pas fondée.

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introduction historiographique XV

Comment Cumont a-t-il conçu et organisé son analyse des reli-


gions orientales, de leur formation et de leur diffusion dans le mon-
de romain ? Sa Préface nous fournit, à cet égard, quelques éléments
de réponse que l’on synthétisera en quatre points 12.

a) Un livre à visée pédagogique

Cumont a conservé le style discursif et vulgarisateur de ses conférences,


en ajoutant une « courte bibliographie et des notes destinées aux
érudits » désireux de contrôler ses assertions. Son traitement du sujet
est, précise-t-il, sélectif : il n’ambitionne pas de dresser un bilan « de
ce que le paganisme latin emprunta à l’Orient ou lui prêta », mais
plutôt de faire un état des lieux, d’où le plan qui suit un itinéraire
qu’on pourrait qualifier de « civilisationnel ».

b) L’histoire « morale » du paganisme et le refoulement du christianisme

Le succès des religions orientales constitue pour Cumont, avec le


succès du néo-platonisme, « le fait capital de l’histoire morale de
l’empire païen » 13. Son intérêt se porte donc sur l’évolution interne
des croyances païennes, sur la religiosité davantage que sur la religion,
sur la spiritualité bien plus que sur le ritualisme qu’il ne néglige
cependant pas de prendre en compte. Par ce biais, il touche à ce que
l’on appellera une vingtaine d’années plus tard, avec l’émergence du
courant des Annales, « l’histoire des mentalités », donc à la dimension
« sociologique » de la prétendue crise du « Bas-Empire » 14.

12
On relira avec profit, en parallèle, la Préface des Textes et monuments figurés relatifs aux
mystères de Mithra, I, Bruxelles, 1899, p. IX, où sont déjà réunis les ingrédients des RO :
« Ce livre n’a pas la prétention d’offrir un tableau de la chute du paganisme. Il n’y faudra
pas chercher des considérations générales sur les causes profondes qui amenèrent le
succès des cultes orientaux en Italie... ». La grille de saisie est déjà celle qui opérera dans
les RO, puisqu’il est question de chute, de lutte, de destruction, mais aussi du culte de
Mithra comme « ferment de dissolution », une expression paradoxale qui résume assez
bien la pensée ambiguë de Cumont en la matière. Il semble avoir déjà en tête le projet
des RO, lorsqu’il écrit « ce vaste sujet (= « les phases diverses de la lutte entre l’idolâtrie
et l’Église grandissante »), que nous ne désespérons pas de pouvoir aborder un jour... » ;
et p. XII : « ce livre n’est pas une conclusion mais un prologue ».
13
Il l’affirme dès la Préface, p. VII.
14
On trouve des échos à cette perspective chez son ami M.I. Rostovtzeff, Mystic Italy,
New York, 1927, et The Mentality of the Hellenistic World and the Afterlife, Harvard 1938 : cf.
P.G. Michelotto, « Tra religione e archeologia: Mystic Italy di M. Rostovtzeff », Anabases
2, 2005, p. 53-77.

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XVI les religions orientales

Le discours sur le « triomphe du christianisme » est marqué au


sceau de l’ambiguïté et du paradoxe. D’une part, Cumont est tenté
par l’idée de l’évacuer, donc de ne traiter le christianisme qu’ « in-
cidemment et accessoirement » 15. La question, tant débattue, de la
continuité entre judaïsme et christianisme est de fait laissée dans
l’ombre. D’autre part, cependant, sorti par la porte, le christianisme
rentre par la fenêtre puisqu’il constitue, très sensiblement, un hori-
zon heuristique, herméneutique et, dans une certaine mesure, per-
sonnel, constamment opérant, mais, pourrait-on dire, « refoulé » 16.
La Préface se termine du reste, significativement, par une réflexion
quant au rapport matriciel du polythéisme, « souvent abject », avec
le christianisme : « Mais, même lorsque nous nous posons en ad-
versaires de la tradition, nous ne pouvons rompre avec le passé, qui
nous a formés, ni nous dégager du présent, dont nous vivons ». Con-
tinuité donc, mais rupture aussi, ou plus précisément évolution et
progrès sur le plan moral, puisque les cultes païens font place à « des
formes plus élevées et plus profondes de la dévotion ». « En faisant
de la purification intérieure l’objet principal de l’existence terrestre,
ils [= les cultes païens] ont affiné et exalté la vie psychique et lui ont
donné une intensité presque surnaturelle que, auparavant, le mon-
de antique n’avait pas connue » 17. Cette tentative de s’affranchir du
christianocentrisme, avec ses limites et ses maladresses, est paradoxa-
lement un des apports les plus novateurs du livre de Cumont et une
des raisons de son succès.

c) La longue durée du laboratoire de l’hellénisme

Les transformations que Cumont étudie ne prennent leur sens que


dans la longue durée de l’hellénisme : « Ainsi les recherches sur
les doctrines ou les pratiques communes au christianisme et aux
mystères orientaux font remonter presque toujours au delà des
limites de l’empire romain, jusqu’à l’Orient hellénistique ». L’Orient
hellénistique, que l’œuvre de l’historien allemand J.G. Droysen (1808-
1884) avait désigné comme creuset privilégié d’acculturation 18, fournit

15
Son expression apparaît p. VIII de la Préface.
16
Le vocabulaire est, à cet égard, très significatif. Cumont parle, au sujet des religions
polythéistes, de dogmes, de sainteté (ou de rites sanctifiants), de sectes, etc. Le lexique
est donc très connoté par cet horizon.
17
Préface, p. XIX: il s’agit du paragraphe qui clôt la préface de 1906.
18
Sur Droysen, cf. l’introduction de P. Payen, à J.G. Droysen, Histoire de l’hellénisme

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introduction historiographique XVII

donc « la clef d’énigmes encore irrésolues ». L’enquête de Cumont


germe donc idéalement au moment où sont mises en contact,
dans ses propres termes, la culture grecque et la théologie barbare (au
singulier !) 19. C’est en particulier autour du concept de « mystères »
et de « syncrétisme » 20 que le dialogue interreligieux se noue, en
dépit du fait que la Grèce, dans le schéma diffusionniste de Cumont,
est pratiquement négligée comme étape vers Rome 21. Dans cette
longue durée, Cumont distingue, en effet, deux étapes : l’époque
alexandrine, celle des « recherches délicates et compliquées de
provenance et de filiation », et l’époque romaine, celle de la diffusion
des religions orientales qui préparent inconsciemment l’avènement
du christianisme.

d) Désagrégation radicale de l’ancienne foi nationale des Romains ?

La grille de lecture de l’évolution du paganisme mise en place par


Cumont est marquée par le schéma historiographique de la Dekadenz,
venu d’Allemagne et répandu dans les Sciences de l’Antiquité de
l’époque. En substance, on serait confronté à une crise fatale de
l’Empire romain aux IIIe et IVe siècles, crise qui, cependant, touche
différemment l’Orient et l’Occident : « tandis que la Grèce végète
appauvrie, humiliée, épuisée, que l’Italie se dépeuple et ne suffit plus
à sa propre subsistance, que les autres provinces de l’Europe sortent
à peine de la barbarie, l’Asie Mineure, l’Égypte, la Syrie recueillent
des moissons opulentes que leur assure la paix romaine »22. Dans la
lignée de Droysen 23, Cumont envisage donc un Orient fécondant sur
le plan économique, juridique, technique, intellectuel et religieux.

(édition intégrale), Grenoble, 2005, p. 5-82. Voir aussi P. Briant, « Alexandre et l’hel-
lénisation de l’Asie : l’histoire au passé et au présent », Studi ellenistici 16, 2005, p. 9-69 ;
P. Payen, « Les religions orientales au laboratoire de l’hellénisme. 1. J.G. Droysen »,
Archiv für Religionsgeschichte 8, 2006 (sous presse).
19
L’opposition entre ces deux termes est naturellement dépassée ; voir, notamment,
G. Bowersock, Hellenism in Late Antiquity, Ann Arbor, 1990, qui envisage l’hellénisme
comme une caisse de résonance des traditions indigènes. Voir aussi T. Kaizer, « In search
of oriental cults. Methodological problems concerning ’the particular’ and ’the general’ in
near eastern religion in the hellenistic and roman periods », Historia 55, 2006, p. 26-47.
20
Droysen parle de « théocrasie ».
21
Cf. infra, p. LXVI, pour le compte rendu d’E. Bickermann qui pointe précisément cette
négligence.
22
RO, p. 2.
23
Cf. supra, note 18.

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XVIII les religions orientales

Partout, on assiste à « une lente substitution de la culture asiatique à


celle de l’Italie ».
Appliquée aux phénomènes religieux, cette analyse débouche sur
une lecture ambivalente de la diffusion des cultes orientaux. D’une
part, on constate « la destruction radicale du paganisme gréco-la-
tin », emporté par la vague des cultes étrangers, supérieurs à divers
égards – mais pitoyables à d’autres 24. Le scénario est apocalyptique,
puisque la diffusion des religions orientales anéantit la « foi natio-
nale romaine » devenue inadéquate 25 . Mais, d’autre part, ces élé-
ments étrangers ont insufflé une « vigueur nouvelle » 26 à la religion
traditionnelle, en vertu d’un « travail obscur de décomposition et de
reconstitution ».
Ainsi, « l’axe de la moralité » a été déplacé vers des préoccupa-
tions liées au salut individuel : « le salut de l’âme [...] est devenu la
grande affaire humaine » ; « en faisant de la purification intérieure
l’objet principal de l’existence terrestre, ils [scil. les cultes païens
de l’Orient] ont affiné et exalté la vie psychique et lui ont donné
une intensité presque surnaturelle, qu’auparavant le monde antique
n’avait pas connue ». Exit la religion romaine, introit le christianis-
me : le témoin est passé par le biais des religions orientales.
Dans le scénario proposé par Cumont, le judaïsme joue un rôle
quelque peu ambigu. Pour lui, ce sont, en effet, les « communautés
juives ou judéo-païennes » qui , avec leur « culte composite » (on
notera le singulier !) constituent un des acteurs majeurs du scénario
syncrétiste qu’il analyse. La ligne d’évolution que Cumont trace va
du paganisme au christianisme, les religions orientales et le judaïsme
diasporique endossant le rôle de passeurs et de catalyseurs. Il s’interro-
ge donc surtout sur « l’influence du judaïsme sur les mystères » ou,
autrement dit, il se demande « jusqu’à quel point le paganisme fut
modifié par une infiltration d’idées bibliques » 27. La diaspora (en
Asie Mineure, en Syrie, à Babylone et en Égypte) et le prosélytisme
ont créé les conditions d’un mélange « en quelque mesure », qui se
manifeste notamment dans le culte de Sabazius, d’Hypsistos et de Cy-
bèle. La Perse et, dans à moindre degré, la Babylonie, comme relais
du mazdéisme, sont au moins aussi importantes, dans la mesure où

24
Sur l’ambivalence de la vision de l’Orient chez Cumont, cf. infra, p. XXXIII-XXXIX.
25
Cf. p. 188: « l’ancien culte national de Rome est mort ».
26
L’expression se lit p. 186.
27
RO, p. 59-60.

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introduction historiographique XIX

le dualisme mazdéen est décrit comme une authentique préfigura-


tion du monothéisme chrétien. Le récent ouvrage de Guy Stroumsa
sur « La fin du sacrifice » 28 fait du judaïsme un acteur véritablement
décisif dans l’analyse des mutations religieuses de l’Antiquité tardive.
La révolution spirituelle que Cumont met au centre de son propos et
qu’il rattache avant tout au néo-platonisme serait surtout redevable
au processus de spiritualisation et d’intériorisation individuelle 29
que la religion juive a permis, suite à la destruction du Temple de Jé-
rusalem, à la fin des sacrifices et à l’émergence d’une religion du Li-
vre. Dans cette optique, la victoire du christianisme ne répond pas à
une « transformation interne à la culture gréco-romaine » 30, ni à une
parthénogenèse, pas même si, comme Cumont, on fait intervenir les
mystères. C’est avec « des armes juives » que le christianisme aurait
conquis l’Empire romain. À la différence de Cumont, G. Stroumsa
estime que les philosophes grecs de l’Antiquité tardive ont promu
un idéal de progrès intellectuel, et non pas de progrès éthique, une
dimension qui trouverait ses racines dans le prophétisme biblique et
se déploierait ensuite dans l’hagiographie chrétienne. L’itinéraire
dessiné par G. Stroumsa est, en somme, simplifié par rapport à Cu-
mont qui insiste sur les convergences religieuses, d’où la prégnance
du concept de « syncrétisme ».
Le projet de Cumont étant cerné dans ses grandes lignes, esquis-
sons à présent la structure des RO, avant que ne soient présentés de
manière détaillée les concepts et les représentations qui sous-ten-
dent l’exposé : l’Orient, les religions, leur diffusion et leur évolution,
les mystères.

La structure des Religions orientales

Après la préface, Cumont entreprend d’illustrer, dans son premier


chapitre, l’influence significative de l’Orient sur Rome en différents
domaines : institutions politiques, droit privé, sciences et techniques,
lettres, art et industrie. « L’Orient hellénisé s’impose partout par ses
hommes et ses œuvres ; il soumet ses vainqueurs latins à son ascendant
(…) mais dans aucun ordre d’idées son action sous l’Empire n’a été

28
Avec le sous-titre: Les mutations religieuses de l’Antiquité tardive, Paris, 2005.
29
Si Cumont parle de « ferment », Stroumsa évoque le « levain de l’intériorisation ».
30
Stroumsa, La fin du sacrifice, p. 38.

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XX les religions orientales

aussi décisive que dans la religion puisqu’elle a abouti à la destruction


radicale du paganisme gréco-latin » 31. Cumont développe ici une
vision très positive de l’Orient, dont est affirmée la supériorité, alors
qu’ailleurs dans son livre le discours sur l’Orient apparaît bien plus
ambivalent 32.
C’est ensuite à une présentation des sources que Cumont convie
le lecteur. Confrontés à la disparition des livres liturgiques du paga-
nisme, « profanes relégués à la porte du sanctuaire, nous n’enten-
dons que des échos indistincts des chants sacrés, et nous ne pouvons
assister, même en esprit, à la célébration des mystères » (p. 10). Si
mythographes et historiens anciens fournissent quelques pauvres in-
formations, la « littérature légère », elle, fourmille d’allusions et de
railleries envers la pompe et les excès des cultes orientaux. Restent
les philosophes et les pères de l’Église qui introduisent cependant
des distorsions sur lesquelles Cumont se montre très lucide. « En
somme », conclut-il, « la tradition littéraire est peu abondante et sou-
vent peu digne de créance » (p. 13). Malgré cette constatation, son
ouvrage est largement fondé sur elle. Au long de son exposé, l’auteur
utilise un vocabulaire qui laisse transparaître une certaine concep-
tion de la religion, qu’il n’explicite d’ailleurs pas, mais qui est en
relation directe avec l’orientation de son socle documentaire 33 : la
religion, pour Cumont, suppose une intériorisation, elle est affaire de
« croyances », d’ « intimité de la vie religieuse » ; elle va de pair avec
la « réflexion philosophique ». Les sources épigraphiques et archéo-
logiques éclairent, pour leur part, ce que Cumont appelle significati-
vement, « l’histoire séculière et profane de ces religions » (les phases
de leur diffusion, les adhérents, le personnel sacerdotal) et, « dans
une certaine mesure, (…) leur rituel » (offrandes aux dieux et cé-
rémonies) (p. 14). La vision que l’auteur développe du phénomène
religieux apparaît imprégnée de l’héritage monothéiste judéo-chré-
tien : l’accent est mis sur la vie intérieure, la croyance, la conscience,
la spiritualité, la religiosité et les spéculations discursives qui les reflè-
tent, davantage que sur les pratiques et le ritualisme, pourtant fonda-
mentaux dans le fonctionnement des polythéismes antiques.
Le chapitre II est consacré aux causes de la propagation des cultes
orientaux. À la lente infiltration des débuts succède, au tournant des

31
RO, p. 8.
32
Cf. infra, p. XXXIII-XXXIX.
33
Sur la conception de la religion par Cumont, cf. infra, p. XXXVI-XLIV.

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introduction historiographique XXI

IIe et IIIe siècles, « un débordement de croyances et de conceptions


(…) qui faillit submerger tout ce qu’avait laborieusement édifié le
génie grec et romain » 34. Si Cumont reconnaît l’action des facteurs
économiques et sociaux, des échanges de biens et de personnes
(marchands, soldats), il les considère plutôt comme des vecteurs
que comme des causes réelles de la diffusion des cultes orientaux.
L’auteur rejette les théories selon lesquelles les migrations d’Orien-
taux auraient provoqué la dégénérescence morale de l’Occident 35.
Certes, on assiste à une « décadence romaine », mais la vision d’un
Orient inférieur, sauvage, source de corruption et de barbarie doit
être rejetée, car, en dépit de leur apparente sauvagerie, « ces cultes
représentent un type plus avancé que les anciennes dévotions natio-
nales », que la « vieille idolâtrie gréco-romaine » (p. 23) 36. La « con-
quête religieuse » de l’Occident par les religions orientales s’expli-
que « seulement par des causes morales » (p. 23). Si ces religions ont
conquis « les masses populaires » et « l’élite de la société romaine »,
c’est parce que, à la différence de l’ancien culte gréco-romain, elles
répondaient « aux besoins profonds des âmes ». Leur supériorité
tient au fait qu’elles « satisfaisaient davantage en premier lieu les
sens et le sentiment, secondement l’intelligence, enfin et surtout la
conscience » (p. 24). Ces religions « offraient, semblait-il, en com-
paraison de celles du passé, plus de beauté dans leurs rites, plus
de vérité dans leurs doctrines, un bien supérieur dans leur morale.
(…) Toutes les âmes (…) étaient conquises par les promesses d’une
purification spirituelle et les perspectives infinies d’une béatitude
éternelle » (p. 40). Les cultes orientaux provoquaient ainsi un « bou-
leversement spirituel dont l’aboutissement ultime est le triomphe du
christianisme ». Dans cette présentation évolutionniste, les religions
orientales représentent une sorte de chaînon, de transition entre les
religions nationales gréco-romaines et le christianisme37.
Cumont envisage ensuite successivement les cultes qui « se sont
introduits et propagés d’Asie Mineure, d’Égypte, de Syrie et de
Perse », en s’efforçant « de distinguer leurs caractères propres et
d’apprécier leur valeur » (p. 9). Le schéma suivi dans ces chapitres

34
RO, p. 19.
35
Cumont renvoie à ce propos en note à Chamberlain, O. Seeck et T. Franck (p. 214, n.
11).
36
Sur la vision de l’Orient par Cumont, cf. infra, p. XXXIII-XXXIX.
37
Cf. infra, p. XXXVI-XLIV.

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XXII les religions orientales

participe également d’une logique évolutionniste et diffusionniste 38.


Sont ainsi présentées les premières manifestations de chaque culte
dans la région dont il est censé être originaire, son arrivée et sa dif-
fusion dans le monde romain, ses transformations éventuelles sous
l’influence de la philosophie et/ou du christianisme, mais aussi son
déclin. L’auteur met en lumière les caractéristiques qui, à ses yeux,
rendent le mieux compte du succès de chaque culte. Au terme de
chacun de ces chapitres, Cumont évoque en outre brièvement – et
parfois de manière fort allusive – les rapports du culte envisagé avec
le christianisme 39. Cumont présente donc une vision « génétique »
et « physiologique », des cultes qui naissent, se développent et se ré-
pandent, puis déclinent et meurent. On notera qu’il disposait alors
de peu d’informations sur les religions orientales dans leurs patries
d’origine, ou supposées telles, ce qui conduit à des distorsions dans
son exposé et l’amène à étiqueter comme « religions orientales » des
cultes qui ne sont « orientaux » que vus de Rome. En outre, il est
patent qu’il néglige l’étape grecque, pourtant fondamentale dans la
diffusion de ces cultes et dans l’évolution de leur physionomie 40.
Si le chapitre VII, consacré à l’astrologie et à la magie, tout com-
me l’appendice sur les mystères de Bacchus à Rome dans la qua-
trième édition, rompent avec la logique géographique des chapitres
précédents, il n’en participent pas moins d’une lecture cohérente,
qui vise à mettre en avant les mutations essentielles des conceptions
et des croyances religieuses, contaminées par le déterminisme astral
et marquées par le modèle des mystères 41.
Dans le dernier chapitre, Cumont synthétise les apports primor-
diaux des cultes d’Asie Mineure et d’Égypte, de Syrie et de Perse,
ainsi que leur rapport ambivalent avec le christianisme, entre pré-
figuration et conflit. Il montre ensuite comment ceux-ci ont promu
une spiritualisation croissante et « ont transformé l’ancienne idolâ-

38
Le schéma évolutionniste joue donc à différents niveaux : des religions « inférieures »
aux religions « supérieures », mais aussi au niveau de l’évolution interne des religions
orientales. Sur cette logique, cf. infra, p. XXXVI-XXXVII.
39
L’hénothéisme solaire des Sémites « a aplani les voies au christianisme et annoncé son
triomphe », dans la mesure où « il ne restait qu’une attache à rompre, en isolant hors
des bornes du monde cet Être suprême qui résidait dans un ciel lointain, pour aboutir
au monothéisme chrétien » (p. 124). Pour le culte de Cybèle et d’Attis, p. 66ss ; pour les
cultes égyptiens, p. 94 ; pour le mithriacisme, p. 145-149.
40
Ce manque de considération pour le rôle médiateur de la Grèce lui sera reproché. Cf.
infra, p. LXVI.
41
Cf. infra, p. XXXV-XXXVI.

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introduction historiographique XXIII

trie » en une sorte d’hénothéisme largement diffusé et partagé, « au


moment de sa lutte suprême contre le christianisme, dont les mystè-
res asiatiques, tout en s’opposant à lui, favorisèrent l’avènement ».

L’horizon historiographique des Religions orientales

La problématique qui sous-tend le livre de Cumont, celle de la


transition entre paganisme et christianisme, avait, dès avant 1906,
mobilisé les grands formats de l’historiographie, française et
allemande en particulier. L’originalité relative de Cumont consiste
à mettre l’accent sur les religions orientales comme moteur de
cette dynamique dans la mesure où, héritières de l’hellénisme, elles
véhiculent des cultes à mystère et sont ainsi les sentinelles du mystère
chrétien.
Peut-on baliser le processus de création intellectuelle de Cumont
et repérer, notamment dans son apparat paratextuel 42, les sources,
anciennes et modernes auxquelles s’adosse sa reconstruction histo-
rique ? Tâche d’autant plus difficile qu’entre la première et la qua-
trième édition des RO, des travaux importants, comme ceux d’Alfred
Loisy et de Richard Reitzenstein, ont vu le jour. Mais tâche facilitée
par le contact direct avec la bibliothèque de Cumont, conservée à
Rome. On envisagera ici quelques repères essentiels.
Dès les Recherches historiques et critiques sur les mystères du paganisme
publiées en 1784 par le Baron de Sainte-Croix 43, on estimait que
mystères païens et mystères chrétiens remontaient à une « croyan-
ce primitive dont on ne sauroit méconnoître la réalité au milieu
des égarements de l’espèce humaine ». Cette ligne de continuité
n’exclut cependant pas des éléments de rupture entre paganisme
et christianisme, donc entre Antiquité et Moyen Âge. Dans la lignée
de Montesquieu et de Gibbon, ce sont les cycles historiques de vie et
de mort des civilisations et, par delà, la « raison » philosophique gui-
dant le cours chaotique ou providentiel de l’histoire, qui sollicitent
les réflexions des antiquisants.
La philosophie hégélienne d’une histoire « théologique », donc
« progressiste » a fortement marqué l’œuvre de Droysen que Cu-

42
On rappellera que le livre ne comporte ni bibliographie ni index. Pour une première
piste, cf. RO, p. 296-297.
43
Cumont possédait la seconde édition revue et corrigée par M. le Baron Silvestre de
Sacy, Paris 1817, en deux tomes.

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XXIV les religions orientales

mont, cependant, ne cite pas et qui, du reste, ne prend pas en consi-


dération le destin romain des cultures orientales, tout absorbé qu’il
est par le triomphe du christianisme 44. En France, l’idée d’une dispa-
rition brutale, mais « utile » du paganisme figure déjà dans l’ouvrage
d’Auguste-Arthur Beugnot, Histoire de la destruction du paganisme en
Occident, paru à Paris en 1835. « Utile », car elle permet le progrès
de l’humanité : « c’est ainsi que l’esprit humain passant, pour ainsi
dire, de mains en mains, avance toujours vers un état de perfection
absolue qu’il ne doit jamais atteindre ». Paganisme et christianisme
étaient donc considérés comme deux stades successifs et deux étapes
qualitativement différentes de l’histoire de la pensée religieuse.

Si Cumont n’a jamais fréquenté les cours d’Ernest Renan (1823-


1892) 45, il a néanmoins lu attentivement ses ouvrages ; il cite, dès
la première note des RO, le VIe tome de son Histoire des origines du
christianisme, Marc-Aurèle et la fin du monde antique, paru en 1882, où
Renan dessine également une évolution historique et morale reli-
gieuse qui culmine avec la victoire du christianisme. À la mort de
Marc-Aurèle, le polythéisme, épuisé, ne répond plus aux besoins du
temps : il expire, tandis que « l’Orient, avec son cortège de chimère,
débordait ». Le monde risqua alors d’être tout entier gagné par le
culte de Mithra 46.
Renan est sans doute le premier à souligner une série de traits
communs aux religions orientales, contribuant à l’émergence d’une
catégorie que Cumont canonisera par le biais de son livre : les mys-
tères, les rites spectaculaires, l’importance du clergé, le rapport de
servitude mystique avec les dieux (« un perpétuel baiser sacré en-
tre le fidèle et sa divinité »). En fait, Renan méprise l’Orient et ses
religions fantasques, inachevées, comme il méprise le judaïsme,
pourtant monothéiste. Son œuvre représente une étape importante
dans la construction de l’identité occidentale et de la prétendue
suprématie qui en découle, sur les plans intellectuel, linguistique,
religieux et politique 47, par opposition à un Orient décadent et cor-

44
Payen, Les religions orientales (sous presse). Pour Droysen, la destruction du paganisme
est une tâche très méritoire.
45
Sur Renan, cf., notamment, R. Dussaud, « Ernest Renan historien des religions orien-
tales », Journal de psychologie 1923, p. 345-352. Voir Y.-M. Hilaire, De Renan à Marrou: l’his-
toire du christianisme et le progrès de la méthode historique (1863-1968), Lille, 1999.
46
Cf. Marc-Aurèle, p. 579 : « on peut dire que, si le christianisme eût été arrêté dans sa
croissance par quelque maladie mortelle, le monde eût été mithriaste ».
47
M. Olender, Les langues du paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel, Paris, 1989.

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introduction historiographique XXV

rompu 48. Une vision que ne partage pas vraiment Cumont 49, pas plus
qu’il n’adhère au style romanesque de Renan 50 et à ses hypothèses
hasardeuses, même s’il subit de toute évidence, comme beaucoup, le
charme d’une pensée puissante et anti-conventionnelle.

Un an après Renan, en 1883, et si nous suivons encore les indica-


tions bibliographiques données par Cumont dans son livre, Victor
Duruy publie le tome V de la nouvelle édition de son Histoire des
Romains depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’invasion des Barbares,
contenant un chapitre sur l’« invasion des cultes orientaux » 51. Le
scénario est plus nuancé. Malade de bien-être, le monde romain
tardif se replie sur lui-même et affronte, sur le tard, les grandes inter-
rogations existentielles. La raison n’étant cependant pas encore en
mesure d’y répondre, l’emprise du « sentiment religieux » grandit,
donc le succès des dieux nouveaux et du surnaturel. « C’était le com-
mencement de la rupture avec l’ancienne civilisation : aux religions
de la lumière et de la joie allait succéder la religion des catacombes
et des larmes. Comme transition de l’une à l’autre, se place l’in-
vasion des cultes orientaux » 52. La perspective est complètement
différente, mais le résultat est le même : les religions orientales sont
pernicieuses, non pas parce qu’elles ne constituent qu’un grossier
embryon du mystère chrétien, mais parce qu’elles sonnent le glas de
l’apollinisme.
Comme Cumont plus tard, Duruy souligne la portée morale de
ces changements liés à un « âge nouveau du monde, dont les philo-
sophes avaient été les précurseurs » ; les religions naturalistes cèdent
le pas aux religions morales, caractérisées par un mélange de mys-
ticisme, sensualité, ascétisme et spiritualisme. L’Orient est décidé-
ment placé en dehors du champ du rationnel. « Il y avait donc alors,
conclut Duruy, ce qui se voit souvent, beaucoup de religiosité et peu
de religion » 53, une sorte de préparation évangélique 54. Entre rupture

48
Cf. infra, p. XXX-XXXIII.
49
Cf. une lettre de Cumont du 25/7/1915 à la marquise Arconati-Visconti : « Renan
passe aujourd’hui pour un esprit timide, un conservateur effarouché, un réactionnaire,
un clérical. On le citera bientôt comme un Père de l’Eglise ».
50
Cf. p. 148.
51
Aux p. 738-754.
52
V. Duruy, Histoire des Romains, p. 739.
53
Ibidem, p. 749.
54
Ibidem, p. 777.

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XXVI les religions orientales

et continuité, entre religion et religiosité, l’analyse de V. Duruy a


certainement marqué la pensée de Cumont.

Il serait pourtant hâtif de parler de consensus, ou de vulgate, dans


ce domaine. Ainsi, Jean Réville, dans La religion à Rome sous les Sévères,
paru à Paris en 1886, défend-il un scénario sensiblement différent.
Ses divergences de pensée avec Cumont affleurent du reste dans
leurs échanges épistolaires. Le point de départ est le même : « L’his-
toire n’étudie pas seulement les faits matériels et les institutions ; son
véritable objet d’étude est l’âme humaine ; elle doit aspirer à connaî-
tre ce que cette âme a cru, a pensé, a senti aux différents âges de la
vie du genre humain »55. Par rapport à Duruy et Cumont, et en dépit
du titre du livre, la perspective est résolument christianocentriste. Il
s’agit d’apporter une « contribution à l’histoire du christianisme ».
Contrairement aux auteurs envisagés ci-dessus, Réville avance
que le IIIe siècle marque une renaissance de la religion ancestrale.
Au sein d’une société blasée, en quête de nouvelles émotions, donc
ouverte au paganisme cosmopolite, universaliste et syncrétiste, avec
ses « dieux à moitié sauvages (...) recouverts (...) d’un vernis de ci-
vilisation gréco-romaine », les cultes traditionnels connaissent un
regain de faveur. Le concept de syncrétisme est au cœur de l’analyse,
mais il fonctionne comme un catalyseur de la vie religieuse, publique
et privée, et non pas comme un outil de sape. L’Orient de Réville est
tout aussi ambigu que celui de Cumont, mais « c’était de l’Orient
que venait la lumière » puisque c’est en définitive la patrie du chris-
tianisme. La confusion religieuse débouche, en effet, finalement,
sur un processus hénothéiste : on adore le divin, le paganisme tardif
préfigurant le monothéisme chrétien. « L’infinie variété des mani-
festations religieuses » se réduit à un « très petit nombre de tendan-
ces communes qui impriment une direction constante à l’évolution
spirituelle ». Les éléments de rupture et de concurrence s’effacent
ici au profit d’une vision nourrie de continuité et de syncrétisme qui
implique une longue période de cohabitation et de symbiose entre
les divers cultes.

L’idée d’une revivification de la religion romaine au contact des


cultes orientaux apparaît également chez Gaston Boissier (1823-

J. Réville, La religion à Rome sous les Sévères, Paris, 1886, p. 103-104, qui cite Fustel de
55

Coulanges.

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introduction historiographique XXVII

1908). Dans La religion romaine d’Auguste aux Antonins, paru à Paris


en 1874, mais dont Cumont possédait la septième édition de 1909, il
envisage un processus d’interférence, de réaction, non d’anéantisse-
ment des cultes ancestraux.
Boissier rappelle que les Romains ont une attitude fondamentale-
ment bienveillante à l’égard des religions étrangères, pourvu qu’el-
les ne menacent pas la religion nationale. Le polythéisme répond à
une logique cumulative qui exclut toute forme de guerre entre les
croyances et explique le succès des cultes orientaux. Ceux-ci, par
leur caractère « ardent » et par leurs diverses techniques émotion-
nelles (excitation, incubation, privations, expiation, purification,
etc.), répondaient à l’évolution de la religiosité de l’époque. La reli-
gion nationale, de manière cependant assez superficielle, par le biais
de mélanges ou d’imitations, se mit aussi au goût du jour. « Mais en
même temps que la religion romaine se laissait entamer par les cul-
tes de l’Orient, elle réagissait aussi de quelque façon sur eux ». Du
reste, « Rome n’a pas connu les dieux égyptiens ou persans comme
ils étaient quand ils quittèrent leur pays, mais tels que la Grèce les
avait faits ». On entrevoit ici un scénario dynamique et bidirection-
nel, bien différent de celui qui prévoit un assassin et une victime.
Boissier ne croit donc pas au scénario apocalyptique : loin d’en-
traîner une décadence, la rencontre entre les cultes romains et les
cultes orientaux, entraîna une rénovation, un rajeunissement des
premiers, les aidant paradoxalement à résister au choc du christia-
nisme. Cumont, influencé par les uns et les autres, semble juxtaposer
les deux lectures sans prendre véritablement position : les religions
orientales anéantissent et vivifient à la fois les cultes traditionnels.
Elles ont surtout pour vocation de préparer le déploiement du chris-
tianisme.
Boissier aborda aussi ce sujet, en 1891, dans les deux tomes de La
fin du paganisme. Étude sur les dernières luttes religieuses en Occident au
quatrième siècle. Le questionnement et la terminologie – le titre fait
significativement allusion à des luttes – semblent plus traditionnels,
dans la mesure où l’Auteur s’interroge sur le fait de savoir si le chris-
tianisme est responsable de la ruine de l’empire. Le diagnostic est at-
tendu : le pullulement des dieux a affaibli la religion nationale, bien
avant que le christianisme ne s’impose et celui-ci n’a pas entraîné le
déracinement de la culture gréco-romaine. Le christianisme, loin de
détruire les lettres classiques, en réalité, les sauva. Il serait donc in-
juste d’accuser le christianisme de la ruine de la civilisation romaine
puisque l’alliance religion-patrie avait été rompue bien avant son

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XXVIII les religions orientales

avènement. Si l’analyse suit un modèle herméneutique bien connu,


l’accent est toujours mis sur les éléments de compatibilité davantage
que de conflictualité, et la méthode d’enquête, elle, est définie en
des termes originaux, mais assez naïfs : « j’ai essayé de me faire le
contemporain des temps dont je raconte l’histoire, et le plaisir que
j’ai trouvé à vivre au milieu des événements m’a permis de fermer
l’oreille aux querelles d’aujourd’hui.» 56

En ce qui concerne l’historiographie allemande dont Cumont


s’est inspiré, on focalisera l’attention sur l’ouvrage de Georg Wis-
sowa, Religion und Kultus der Römer, paru en 1902. Cumont en eut
très tôt connaissance, puisque les deux savants étaient en correspon-
dance depuis 1888 57. En digne élève de Mommsen, Wissowa propose
une synthèse dont les fondements sont essentiellement d’ordre ty-
pologique et juridique 58. Il travaille dans un champ d’enquête bien
délimité, au sein duquel il propose une typologie historique articu-
lée en cinq catégories : les di indigetes, les di novensides d’origine ita-
lique, les di novensides d’origine grecque, les divinités nouvellement
créées, enfin les sacra peregrina, c’est-à-dire les cultes étrangers. La
vision territoriale qui sous-tend cette classification est associée à un
découpage chronologique, plus prégnant encore, qui, influencé par
l’évolutionnisme ambiant 59, entend faire écho à une dégradation
progressive des pratiques religieuses originelles.
La religion romaine stricto sensu n’englobe donc que les cul-
tes publics officiellement sanctionnés pas l’État. Certes, Wissowa
n’ignore pas la capacité d’intégration de la religion romaine, no-
tamment par le biais de l’interpretatio, mais, selon lui, l’avalanche
de cultes orientaux fut si forte que la religion romaine ne put les
intégrer tous, ni tous les « digérer ». L’effet produit est donc, com-
me chez Cumont, l’anéantissement (die völlige Vernichtung) de la
Staatsreligion qui cède ensuite le pas à la seule vraie religion uni-

56
G. Boissier, La fin du paganisme, Paris, 1891, avant-propos, p. 7.
57
Cf. C. Bonnet, Le « grand atelier de la science » : Franz Cumont et l’Altertumswissenschaft,
héritages et émancipations. 1. : Des études universitaires à la fin de la IèreGuerre mondiale (1888
– 1923), Bruxelles, 2005, p. 242-256.
58
Cf. J. Rüpke, « Römische Religion und “Reichsreligion” : Begriffsgeschichtliche und
methodische Bemerkungen », in H. Cancik - J. Rüpke (éd.), Römische Reichsreligion und
Provinzialreligion, Tübingen, 1997, p. 8-10; voir aussi plusieurs contributions du récent
Colloque sur Wissowa : Ph. Borgeaud - Fr. Prescendi (éd.), Actes du Colloque «Wissowa
2002 : cent ans de religion romaine = Archiv für Religionsgeschichte 5, 2003.
59
Cf. M. Pfaff-Reydellet, « Les «vertus impériales» et leur rôle dans la divinisation du
prince selon Wissowa », in Borgeaud - Prescendi (éd.), Wissowa, p. 80-99.

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introduction historiographique XXIX

verselle, le christianisme 60. La lecture proposée par Wissowa s’ins-


crit dans le courant historiographique dominant de la Dekadenzidee,
donc du déclin de l’Antiquité, illustré notamment par Otto Seeck,
auteur, entre 1894 et 1921, des six volumes de la Geschichte des Unter-
gangs der antiken Welt. Les religions orientales apparaissent dès lors
comme un puissant facteur de déclin.
Wissowa ne s’arrête guère sur les modalités et les conditions de
pénétration des cultes orientaux : il se contente de photographier
une situation, d’en préciser les contours normatifs, sans enquêter
sur les conditions historiques et psychologiques qui ont favorisé la
diffusion des cultes orientaux. Cumont et Wissowa partagent donc
une vision linéaire, voire téléologique de l’évolution religieuse de
l’Empire – de la Staatsreligion aux cultes orientaux, et de là au chris-
tianisme –, ainsi qu’une approche « factuelle » (on pourrait dire
« positiviste ») 61, mais Cumont est davantage soucieux de fixer les
paramètres interprétatifs et de préciser les conditions historiques de
ce parcours, tout spécialement en ce qui concerne ses vecteurs et ses
motivations.

Ce rapide tour d’horizon des prédécesseurs de Cumont, sans pré-


tention d’exhaustivité, il faut y insister, permet de le situer sur un
horizon de pensée et met en évidence les tensions historiographi-
ques qui traversent son champ d’enquête, à la croisée de plusieurs
questionnements. Les apories interprétatives ne manquent pas dès
le moment où l’on déconstruit le projet de Cumont. Responsables
de l’affaiblissement, voire de l’anéantissement de la religion ro-
maine traditionnelle, les religions orientales sont pourtant le foyer
rayonnant d’une nouvelle spiritualité qui préparerait le triomphe
du christianisme. Continuité et rupture s’articulent au sein d’un ta-
bleau historique dominé par l’ombre d’un Orient ambivalent, tour à
tour terre de corruption, de barbarie et de décadence, et matrice de
civilisation, de sagesse et de mysticisme.

60
Voir cependant, infra, p. LVII pour la critique avancée dans un compte rendu par
Wissowa quant à la vision négative qu’a Cumont de la religion romaine, définie comme
« enfantine ».
61
Cf. la lettre de Cumont à Wissowa (19 mai 1912) : « Mais c’est avec un sentiment de
soulagement qu’après s’être égaré dans le dédale des hypothèses et avoir gravi non sans
péril l’échafaudage des interprétations, on se retrouve avec vous sur le terrain solide des
faits et de la saine raison. »

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XXX les religions orientales

Les « mystères » de l’Orient et la lecture évolutionniste des religions

L’Orient est un concept « sédimentaire » et composite dont


la construction et la portée varient dans le temps, mais qui,
systématiquement, renvoie à un Occident auquel il s’oppose62 : « lieu
de tous les clichés, synonyme de tous les exotismes, catalyseur de
toutes les contradictions et de tous les excès »63. Quel est donc, à la
fin du XIXe et au début du XXe siècle, l’Orient-kaléidoscope dont
Cumont explore les religions pérégrines ? On s’efforcera de travailler
ici sur le double registre de l’historiographie et de l’imaginaire,
nécessairement présents et conjugués dans le regard et le discours,
forcément ethnocentrique, d’un Occidental comme Cumont 64.
Pendant longtemps, l’Orient ancien a échappé à toute enquête
historique : mis à part quelques récits de voyageurs et les mentions
dans l’Ancien Testament, on en ignorait les monuments, on n’en dé-
chiffrait pas les écritures. À partir de la fin du XVIIIe et surtout tout
au long du XIXe siècle, il acquiert peu à peu une prégnance scien-
tifique par le biais de l’archéologie qui révèle des sites, des textes,
des images. Cumont, comme bien d’autres, n’hésite pas à parler de
révolution intellectuelle 65, dans la mesure où la découverte de l’Orient
oblige les spécialistes du monde classique à repenser la genèse de
la culture classique. De Gilgamesh à la cosmogonie babylonienne,
des grandes séries divinatoires aux inscriptions royales de Behistun,

62
Cf. le classique d’E. Saïd, Orientalism, Londres, 1978, trad. française, Paris, 1980 (2e éd.
1997). À lire absolument sur le sujet, T. Hentsch, L’Orient imaginaire. La vision politique oc-
cidentale de l’Est méditerranéen, Paris, 1988. Plus littéraire : C. Julliard, Imaginaire et Orient.
L’écriture du désir, Paris, 1996 ; très contemporain : G. Corm, Orient-Occident, la fracture
imaginaire, Paris, 2002
63
T. Hentsch, L’Orient imaginaire, p. 7. Et encore : « L’Orient est insaisissable. Il est par-
tout et nulle part ».
64
On notera ainsi, p. 181, l’expression « la religion de l’Europe », par opposition impli-
cite à celle de l’Orient. Sur le concept d’« orientalisme », en tant que regard scientifique
prédateur des Occidentaux sur l’Orient, voir E. Saïd, Orientalism, et la critique succincte,
mais très juste qu’en propose T. Hentsch, L’Orient imaginaire, p. 12-13 (avec bibliogra-
phie) : « L’ethnocentrisme n’est pas une tare dont on puisse simplement se délester, ni
un péché dont il faille se laver en battant sa coulpe. C’est la condition même de notre regard
sur l’autre » (p. 13, italique de l’Auteur).
65
Cf. F. Cumont, « Les progrès récents de l’histoire grecque », Revue de l’Instruction Pu-
blique en Belgique 36, 1893, p. 9-19: cette révolution a « bouleversé toutes les perspectives,
élargi tous les horizons » ; « Il n’est plus possible de supposer aujourd’hui, comme on le
faisait complaisamment autrefois, que la Grèce ait tout ou presque tout tiré de son pro-
pre fonds. Elle a été pendant longtemps, fort longtemps à l’école de l’Orient ». Voir aussi
RO, p. 15-16 sur les progrès de l’orientalisme.

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introduction historiographique XXXI

l’Orient sollicite le comparatisme, bouleverse la donne sur le plan


historiographique. Avant d’y venir, on ne négligera pas de rappeler
que cette brusque révélation de l’Orient voit la plume et le sabre
s’allier. L’orientalisme se développe, en effet, dans un cadre profon-
dément expansionniste et colonial 66. C’est l’expédition de Bona-
parte en Égypte qui marque le début du processus d’appropriation,
à la fois politique (avec l’ouverture de la « question d’Orient ») et
culturel. Le regard observateur de l’Occidental sur l’Orient devient
convoiteur et didactique, car il s’agit de promouvoir le « légitime »
progrès de l’humanité face à un Orient arriéré et despotique, donc
inférieur, et le progrès des sciences. L’Orient a certes des choses à
révéler aux Occidentaux (les « sagesses barbares »), mais les Occi-
dentaux apportent à l’Orient le salut.
Les territoires scientifiques orientaux sont donc les objets d’une
appropriation similaire à celle qui se joue sur le plan politique.
L’orientalisme évoque le passé mésopotamien comme un prestigieux
héritage de l’Occident, tandis qu’avec le monde arabo-musulman la
frontière est nettement tracée. Dans le domaine indo-iranien, la pu-
blication du Zend (c’est-à-dire de l’Avesta) par H. Anquetil-Duper-
ron remonte ainsi à 1771 67, tandis qu’en 1822 naît une importante
société savante, la Société Asiatique. Ernest Renan apparaît comme
un des plus grands acteurs de cette « colonisation » scientifique de
l’Orient. Les Sémites sont fortement dévalorisés dans son œuvre,
notamment les Juifs et les Arabes 68 et, avec sa Mission archéologique
en Phénicie (1860-61), voulue et promue par Napoléon III, il suscite,
plus d’un demi-siècle après les expéditions de Bonaparte en Égypte,
un véritable engouement pour l’Orient en France. Un grand labora-
toire comparatiste est alors mis sur pied, à son initiative, qui investit
tout spécialement le champ de la linguistique et de l’histoire des
religions, l’Orient étant notamment le berceau du monothéisme : ex
Oriente lux. La Symbolique de Creuzer, parue en Allemagne en 1810-12
et traduite en français entre1825 et 1851 par J.D. Guignaut, un élève
de l’iranisant E. Burnouf 69, qui connut un vif succès, imposa, en

66
Cf. T. Hentsch, L’Orient imaginaire, p. 167-217 : l’Orient de la modernité.
67
Anquetil-Duperron est aussi l’auteur, en 1778, d’une Législation orientale, parue à Ams-
terdam, où il s’efforce de montrer que le concept de despotisme oriental est faux.
68
Cf. M. Olender, Les langues du paradis, passim.
69
M. Münch, La symbolique de Creuzer, Quinet, Michelet, Flaubert, Paris, 1976. Cf. aussi
B. Bravo, « Dieu et les Dieux chez Creuzer et F.G. Welcker », in L’impensable polythéisme,
p. 375-424. Voir aussi Ph. Borgeaud, « L’Orient des religions. Réflexion sur la construc-

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XXXII les religions orientales

effet, l’idée que l’Orient était le berceau des religions, des mythes et
des symboles. Des « prêtres civilisateurs » – préfiguration des « mages
hellénisés » de Cumont ? – auraient favorisé la diffusion en Occident
de cette symbolique orientale, porteuse d’une vérité mystique.
La fin du XVIIIe et le XIXe siècle sont, parallèlement, marqués
par une renaissance orientale 70 qui, stimulée par les avancées de la
science, touche toutes les branches de la vie culturelle, littérature et
peinture en particulier. Ainsi, en 1829, V. Hugo publie-t-il ses Orien-
tales 71, tandis que G. Flaubert, qui était un ami de Renan, parcourt
le Proche-Orient durant dix-huit mois, en 1849-51, et publie succes-
sivement Salammbô (1862) et Hérodias (1877) 72. On pourrait citer
ici nombre de grands écrivains et artistes qui ont évoqué ou visité
l’Orient pour mieux s’en emparer : le génie occidental féconde les
terres d’Orient.
L’Orient des savants et des artistes participe donc à la fois des
mécanismes de connaissance et d’un imaginaire collectif qui, dans
sa profonde ambivalence, ne peut être dissocié de l’Orient moderne,
c’est-à-dire de l’Empire ottoman, visité et décrit à coup de poncifs
par les Occidentaux 73. Ce vaste empire, sorte d’eau stagnante de la
géopolitique méditerranéenne, est présenté comme une terre de
races sujettes, déchirée par les luttes internes, un discours qui fraya
indubitablement la route au colonialisme. L’Orient moderne est
inerte, passif, voué à l’esclavage et au harem, en écho à son passé
lointain caractérisé par des monarchies absolues, voire tyranniques.
Dans la longue durée de l’histoire, l’Orient est une sorte de poids
mort. Au sein de la vision hégélienne du progrès linéaire de l’huma-
nité, l’Orient n’est qu’une étape transitoire vers la « grande journée
de l’esprit » qui est naturellement occidentale et chrétienne.
Hegel décrit la marche linéaire de l’humanité, d’Est en Ouest,
de l’Asie vers l’Europe, en passant bien évidemment par la Grèce et

tion d’une polarité, de Creuzer à Bachofen », Archiv für Religionsgeschichte 8, 2006 (sous
presse).
70
Cf. R. Schwab, La renaissance orientale, Paris, 1950.
71
Cf. la Préface: «Au siècle de Louis XIV on était helléniste, maintenant on est orienta-
liste. Il y a un pas de fait. Jamais tant d’intelligences n’ont fouillé à la fois ce grand abîme
de l’Asie».
72
Cf. F. Schmidt, « L’évangile selon saint Gustave, ou la construction de l’Orient dans
l’Hérodias de Flaubert », in Amir-Moezzi & Scheid (éd.), L’Orient dans l’histoire religieuse
de l’Europe, p. 71-85; voir aussi I. Lörinszky, L’Orient de Flaubert. Des écrits de jeunesse à Sa-
lammbô : la construction d’un imaginaire mythique, Paris, 2002.
73
Cf. A. Grosrichard, La structure du sérail, Paris, 1979.

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introduction historiographique XXXIII

Rome, un schéma diffusionniste qui caractérise aussi l’approche de


Cumont aux évolutions religieuses. L’Est est l’origine, l’Ouest l’ac-
complissement : « Car ce qu’elle contenait de supérieur, cette région
ne l’a pas conservé, mais l’a envoyé en Europe » 74. Cumont, comme
la plupart des historiens et des philosophes de son époque, est « fils
d’Hegel ». Comme lui, il assigne à la Perse une place privilégié, en
tant qu’acteur de la marche de l’Esprit par le biais du mazdéisme
zoroastrien, adepte de la vérité et de l’universalité. Après lui, il con-
cède au judaïsme un rôle de précurseur du christianisme.
Mais l’Orient est aussi la « patrie des dieux » et des mythes 75, se-
lon la célèbre formule de Flaubert « Soleil levant - mythe » qui n’est
pas sans évoquer la théologie solaire si chère à Cumont. Un Orient
fortement symbolique, plastique et épique, une sorte de mirage com-
posite, à la frontière entre géographie et imaginaire, où règne, selon
l’expression de Flaubert, « l’harmonie des choses disparates » 76. Un
Orient nécessaire, en réponse à « l’angoisse que fait germer au cœur
des poètes et des philosophes la montée de la civilisation industriel-
le » 77.

Et Cumont, dans tout cela ? Quel Orient construit-il ?


Sur le plan historiographique, il ne faut pas négliger l’apport
fondateur de G. Droysen dans le débat sur la dynamique Orient-Oc-
cident 78. C’est autour de la figure et du rôle d’Alexandre le Grand
que se focalise initialement le débat historique sur l’Orient, source
de progrès et/ou de corruption 79. Depuis Plutarque et Tite-Live
jusqu’à G. Maspéro et Th. Nöldeke, en passant par Ch. Rollin et
A. Gobineau, le discours est majoritairement négatif : l’Orient est
un foyer de décadence 80 aussi inéluctable que contagieuse. Dès lors,

74
F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire (trad. J. Gibelin), 3e éd., Paris, 1963, p. 81.
75
Cf. E. Quinet, De l’origine des dieux, Paris, 1828, et Du génie des religions, Paris, 1842.
76
Pour l’intégration de l’Orient dans l’imaginaire culturel allemand, notamment à
l’époque romantique, cf. les belles pages de T. Hentsch, L’Orient imaginaire, p. 194-211.
L’Orient est un « contrepoids onirique et idéologique au rationalisme de l’Aufklärung,
puis au productivisme de la société industrielle naissante » (p. 195).
77
Je cite T. Hentsch, L’Orient imaginaire, p. 209.
78
Cf. supra, p. XVI.
79
Voir aussi P. Briant, « La tradition gréco-romaine sur Alexandre le Grand dans l’Eu-
rope moderne et contemporaine : quelques réflexions sur la permanence et l’adaptabi-
lité des modèles interprétatifs », in M. Haagsma et alii (éd.), The Impact of Classical Greece
on European and National Identities, Amsterdam, 2003, p. 161-180 et Darius dans l’ombre
d’Alexandre, Paris, 2003.

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XXXIV les religions orientales

les conquêtes, d’hier et d’aujourd’hui, sont dangereuses, quoique


légitimes. Droysen seul s’exprime à rebrousse-poil : il souligne les
réussites de l’hellénisation de l’Orient et de la soi-disant synthèse
culturelle initiée par Alexandre, non sans quelque concession à la
vision négative de l’Orient 81.
Cumont ménage la chèvre et le chou. D’une part, il ne parvient
pas à s’affranchir véritablement de la vision négative de l’Orient 82.
Son discours se fait, à l’occasion, très dépréciatif : il est question
de pratiques tour à tour ineptes, sataniques, démentes, perverses,
monstrueuses, odieuses. À propos de Doura-Europos, bien des an-
nées plus tard, il parlera encore d’« îlots européens perdus dans
l’océan asiatique », qui devaient s’efforcer de résister au « flux des
allogènes qui les entouraient » 83. En homme de son temps, Cumont
n’échappe pas à la catégorie du Volksgeist, qui associe chaque peuple
à des qualités ou des défauts spécifiques. Ainsi, les Syriens sont-ils
vifs, dociles, souples, habiles, souvent peu scrupuleux, intelligents,
robustes et laborieux 84 !
Mais, il en conclut néanmoins, et paradoxalement, que « leur (=
des Orientaux) savoir mensonger a contribué sérieusement au pro-
grès des connaissances humaines ». C’est en particulier sur le plan
religieux qu’une supériorité de l’Orient se manifeste : ses cultes sont
« plus avancés, plus riches en idées et en sentiments, plus prégnants
et plus poignants que l’anthropomorphisme gréco-latin » 85. Ils sont
donc supérieurs sur le triple registre des sentiments (ou des sens 86),
de l’intelligence 87 et de la conscience, puisqu’ils sollicitent la « foi

80
Cumont signale même, pour les révoquer, les théories sur la dégénérescence des races :
p. 22 et 214-215, note 11.
81
Il parle de l’« air empesté » des mystères de Sarapis et Isis et de « trübste Zeit » (temps
très troublés).
82
Cf. p. 1 : « Nous avons peine à croire que l’Orient n’a pas toujours été réduit en quel-
que mesure à l’état d’abaissement dont il se relève lentement ».
83
F. Cumont, Fouilles de Doura-Europos, 1923-1924, Paris, 1926, p. XLIV-XLVI. Cf. Briant,
p. 47.
84
RO, p. 98-99.
85
RO, Préface, p. VIII.
86
Avec, là aussi, une ambivalence, puisqu’ils sont à la fois paroxystiques et ascétiques,
mais le cœur de Cumont penche, en vertu de sa vision moralisante de l’histoire, du côté
de l’ascétisme ; il parle de « résistance à la sensualité » (Mithra, note-t-il, n’a pas de parè-
dre) qui est « louable » (ce qui lui a valu la qualification de « névrosé », en marge, de la
part d’un lecteur toulousain anonyme!). On pourrait réfléchir ici sur l’empathie entre le
sujet et l’objet, quand on songe au fait que Cumont a voué sa vie à la science.
87
Cf. p. 30 : « la piété devient gnose ».

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introduction historiographique XXXV

personnelle », face à un paganisme devenu froid ou resté puéril.


Une interprétation 88 qui est, pourtant, susceptible d’être lue à l’en-
vers : le « sombre fanatisme phrygien » étant, ailleurs 89, opposé à la
« dignité calme » et à la « réserve honnête » de la religion officielle
de Rome. Sur ce parcours d’élévation religieuse, le mithriacisme ou
mazdéisme représente une étape décisive, avec son dualisme moral
qui séduit énormément Cumont 90. Il lui consacre des pages enthou-
siastes et lui attribue un statut tout à fait particulier au sein des re-
ligions orientales : « à bien des égards, il donne au monde païen sa
formule religieuse définitive » 91.
À la construction d’un Orient mystique, « superstitieux et éru-
dit » 92, participe efficacement le chapitre VII des RO, qui rompt l’ex-
position géographique en focalisant l’analyse sur « l’astrologie et
la magie » 93. À la fois sciences et aberrations, entre raisonnement
et foi, – Cumont parle aussi bien de « chimère », de « mirage », de
« savoirs mensongers » que de « reine des sciences » – ces discipli-
nes, inséparables et contemporaines des RO, influencèrent profon-
dément la « théologie » de l’Antiquité tardive, tout spécialement par
le biais du fatalisme (ou déterminisme) astral. Il s’agissait bien, selon
Cumont, d’une « foi » dans la mesure où elles s’étaient, initialement
du moins, épanouies à l’ombre des sanctuaires dits « chaldéens ».
Ici resurgit le topos de l’Orient enchaîné à sa propre servitude : cha-
cun y est soumis au destin comme à un maître arbitraire et capri-
cieux. Cette « théorie désespérante » eut pour effet d’opprimer les
consciences et d’encourager le recours aux procédures magiques
(« une aberration plus néfaste », fruit de « civilisations primitives »,
une « sœur bâtarde de la religion » 94, et pourtant une « science »
expérimentale très prisée des Mazdéens !) pour apaiser les nouvelles
puissances cosmiques. « La magie est une physique dévoyée comme
l’astrologie est une astronomie pervertie », conclut Cumont 95. Elle

88
Cf. les pages 33-41.
89
Cf. p. 48. Voir aussi p. 182, l’opposition entre la « dévotion sensuelle, colorée, fanati-
que » des Orientaux et celle de Rome, « grave et terne ».
90
RO, p. 143-148.
91
RO, p. 148, p. 184.
92
RO, p. 178.
93
On n’oubliera pas que Cumont avait lancé, dès 1898, l’entreprise du Catalogus codicum
astrologorum graecorum.
94
P. 176, il parle de « religion à rebours ».
95
RO, p. 170.

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XXXVI les religions orientales

s’entoure de mystère et pénètre les mystères de l’avenir. En dépit de ses


défauts, ou peut-être grâce à eux, elle a, comme l’astrologie, « con-
tribué au progrès des connaissances humaines » ; on retrouve ici le
schéma hégélien du progrès : « les sciences occultes conduisirent
aux sciences exactes ». Comme les religions orientales au christia-
nisme, serait-on tenté de dire...

L’aporie des deux Orients est évidente, mais aussi féconde. En


effet, pour tenter de résoudre la contradiction d’un Orient à la fois
supérieur et abject, Cumont s’emploie à distinguer deux niveaux de
religiosité : la religiosité populaire, sauvage et primitive, immuable,
et la religiosité de l’élite, la religion sacerdotale, élevée et toute tour-
née vers la gnose et la métaphysique, constamment stimulée par les
philosophes 96.
Par conséquent, dans la vision de Cumont, l’apport foncièrement
novateur et positif des religions orientales se situe sur le plan mo-
ral 97 : ce sont les « mystères », dans la mesure où, tournés vers le sa-
lut, ils constituent un progrès sur l’échelle des pratiques religieuses.
Dans son analyse, Cumont propose, en effet, une lecture évolution-
niste de l’histoire des religions qui fait implicitement (et presque
malgré lui) du monothéisme occidental (chrétien) le point d’arrivée
d’un progrès qui va du primitif au spirituel, du particularisme à l’uni-
versalisme, du polythéisme au monothéisme, les religions orientales,
avec leur supériorité morale et spirituelle, entretenue par un clergé
nombreux et cultivé 98, constituant une étape intermédiaire le long
de ce parcours. Dans cette optique, l’élément décisif, qui sert de pas-
serelle entre paganisme et christianisme, c’est la présence de préten-
dus « mystères » dans les religions orientales. Nous allons y revenir,
mais arrêtons-nous un instant encore sur la manière dont Cumont
intègre les religions orientales dans sa vision globale de l’histoire des
religions.
Les dévotions qu’il appelle « naturistes », zoolâtrie et litholâtrie
en particulier, correspondent à une humanité encore sauvage. Dans
leur sillage, émergent de « vagues déités », comme chez les Sémites 99,
entités qui deviennent ensuite des dieux mal définis et interchangea-

96
Cf., par exemple, RO, p. 185.
97
RO, p. 192 : « le paganisme est devenu une école de moralité ».
98
Ce qui ne l’empêche pas, par ailleurs, de parler de « théologie barbare », de « poly-
théisme souvent abject », une tension interprétative qui n’est jamais résolue.
99
Ici, l’héritage de Renan est sensible.

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introduction historiographique XXXVII

bles, vénérés par des groupes encore peu sociabilisés et sanguinaires,


comme l’étaient les Syriens 100. Ce polythéisme inachevé se distin-
guait de celui que pratiquaient les Grecs : Cumont n’hésite pas à
parler, à ce sujet, de « loi qui préside au développement du paganis-
me » 101. L’extrême morcellement du polythéisme et la confusion qui
règne entre ces divinités mal dessinées incitent alors les dévots à les
regrouper, à suivre les chemins de l’hénothéisme et du panthéisme.
On est alors à un pas du monothéisme qui s’impose comme le point
d’aboutissement naturel et obligé de l’histoire des religions.
Évolutionnisme et diffusionnisme participent en fait d’une même
logique. C’est parce qu’elles sont « supérieures » aux autres 102 que les
religions orientales connaissent un succès remarquable en Occident.
L’Orient que Cumont étudie dans ses manifestations religieuses est
donc essentiellement... occidental ! Il faut reconnaître que, lorsqu’il
engage ses recherches sur les religions orientales dans le paganisme
romain, c’est-à-dire du point de vue de leur diffusion en Occident, on
connaît encore fort mal les religions orientales en Orient. Ainsi, pour
prendre les mesures de l’indigence documentaire de la fin du XIXe
siècle, on rappellera que, dans le Corpus inscriptionum semiticarum,
mis en chantier par Renan à partir de 1881, suite à son expédition
au Liban, figurent seulement une poignée d’inscriptions provenant
de Phénicie, quelques dizaines à peine de Chypre. L’observatoire
occidental choisi par Cumont et le déséquilibre documentaire ont
pour conséquence une certaine distorsion du regard, comme si les
religions orientales ne commençaient véritablement à exister que
dans leur diaspora, présentée comme un véritable déferlement, à la
fois bénéfique et pernicieux 103.
L’ambivalence de l’Orient ne date pas de Cumont, ni même de
ses prédécesseurs. Elle se niche, selon des modalités changeantes,
dans nos discours et dans nos représentations, depuis l’Antiquité
au moins 104, dans la mesure où cette région, au demeurant vague

100
RO, p. 121.
101
RO, p. 121-122. Le positivisme et le scientisme font ici sentir leur influence. Notons
cependant, p. 149, une veine plus sceptique : « si le torrent des actions et des réactions
qui nous entraîne se fût détourné de son cours, quelle vision pourrait décrire les rivages
ignorés où se seraient répandus ses flots ? ».
102
Sur les causes de leur diffusion, qui sont nombreuses, voir supra, p. XX-XXI.
103
B. de Montfaucon, dans son Antiquité expliquée et représentée en figures, publiée entre
1719 et 1757, et W. Winckelmann, dans sa Geschichte der Kunst des Altertums, en 1764, ex-
hibent uniquement des images gréco-romaines des dieux dits orientaux.
104
Ambivalence certes, mais pas nécessairement opposition à l’Occident. Chez Hérodote,

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XXXVIII les religions orientales

quant à ses confins réels et imaginaires, est, tour à tour, la maîtresse


du monde classique et le berceau de la barbarie. Pour les Romains,
qui intéressent plus directement Cumont, l’Orient est un concept
purement géopolitique ou astronomique 105, que l’on n’applique pas
aux « religions » ou aux cultes. À leurs yeux, un culte est officiel ou
non, selon qu’il est reconnu par l’État, qu’il soit d’origine locale ou
étrangère. La ligne de partage ne relève pas de la géographie, mais
du domaine juridique, institutionnel.
Cela dit, certains milieux romains conservateurs, attachés au mos
maiorum et redoutant les effets du brassage interethnique et inter-
culturel, ne cachaient pas leur inquiétude face à l’hellénisation et à
l’orientalisation de Rome sous l’Empire. Devenue une cité cosmopo-
lite, Rome avait accueilli de forts contingents d’Anatoliens, d’Égyp-
tiens et de Syriens, généralement hellénophones, avec leur culture
et leurs cultes. Tacite évoque ainsi Rome « où confluent toutes les
infamies » 106 et Juvénal dénonce, dans sa troisième Satire 107, la Graeca
urbs et rappelle que iam pridem Syrus in Tiberim defluxit Orontes, « il y
a belle lurette que l’Oronte syrien se dégorge dans le Tibre ». La
religion nationale semblait à leurs yeux en danger, menacée par ces
« cultes qui troublent l’âme des hommes » 108 et qui, pour certains
Romains, sont corollairement érigés en marqueur d’altérité ou si
l’on veut d’identité négative. La religio romaine s’oppose alors aux
superstitiones étrangères, avec un jugement de valeur.
On peut donc penser que, sur certains points, dans certains pas-
sages de son œuvre, Cumont relaie le discours de sources romaines
« xénophobes », de même qu’il adopte souvent la vision polémique
du paganisme développée par les sources patristiques. Il véhicule,
plus ou moins consciemment, d’anciens modèles interprétatifs sur
le paganisme et l’Orient, tout en s’efforçant de faire écho aux nou-
velles tendances historiographiques. C’est assurément à ses sources
qu’il emprunte le modèle d’une lutte sanglante entre religions étran-

la division passe entre Grecs et Barbares, cette dernière catégorie regroupant des peuples
non grecs qui ne sont pas orientaux, comme les Scythes ou les Thraces. Il faut dès lors
être attentif, comme le note T. Hentsch, L’Orient imaginaire, p. 17-43, à ne pas projeter
en arrière dans le temps, jusqu’à l’Antiquité mythique, fondation et légitimation de nos
catégories, une bipolarisation Orient-Occident qui ne se construira que bien plus tard.
105
Cf. N. Belayche, L’Oronte et le Tibre, p. 1-35.
106
Tacite, Annales XV, 44, 5, qui vise le christianisme naissant.
107
Juvénal, Satires, III, 60-66.
108
Paul, Sent. V, 21, 2.

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introduction historiographique XXXIX

gères et cultes romains 109, une confrontation qui aurait pu être saisie
de manière moins manichéenne s’il avait davantage pris en compte
l’étape grecque qui remodèle ces cultes et les rend pratiquement
compatibles avec le « paganisme romain ». Car, en vérité, ce sont
des cultes gréco-orientaux qui ont pénétré à Rome, elle-même for-
tement hellénisée au niveau cultuel, de sorte que le choc a dû être
bien moins violent que ne l’imagine Cumont.
En accordant un grand crédit aux sources littéraires et en sous-es-
timant sans doute, comme le lui reprocha J. Toutain 110, l’apport des
sources épigraphiques, moins « idéologiques », Cumont a surestimé
la pars destruens du phénomène qu’il étudiait. Les cultes orientaux
n’ont en fait rien détruit : ils sont entrés en contact avec les cultes
grecs et romains, ont dialogué avec eux, ont été intégrés, hellénisés
et romanisés, sans générer de déclin. Cumont, monothéiste malgré
lui, a négligé le fait que le polythéisme est un espace ouvert, sans ex-
clusivité, ni monopole ; sa logique est collégiale. En outre, la percep-
tion cumontienne des phénomènes d’acculturation, qui s’affinera
avec le temps, est à ce moment encore trop monolithique et s’avère
représentative d’une époque où le modèle colonialiste imposait un
scénario de domination culturelle, plutôt que de transferts ou d’in-
terférences.

En définitive, ce sont les « mystères », nous l’avons dit, qui consti-


tuent le point de mire des RO de Cumont. Il l’exprime clairement :
« Toutes les dévotions venues de l’Orient ont pris la forme de mys-
tères » 111. Pour Cumont, c’est dans le domaine de la spiritualité
que l’apport de l’Orient est décisif et prépare le christianisme. Il ne
néglige pas l’attraction exercée par l’exotisme rituel des religions
orientales, mais c’est bien le « croire », davantage que le « faire »
qui retient son attention. On touche là à l’essence de la religion et
de la conception que s’en fait Cumont. Non pas une conception

109
Nous avons vu ci-dessus que certains contemporains, en effet, s’en détachent. Cf. su-
pra, p. XXXVI-XXXIX.
110
Sur les réactions de J. Toutain, cf. infra, p. LIX-LX.
111
RO, p. 248. C’est naturellement cette option « mystérique » qui explique l’appendice
sur Dionysos (dieu « oriental », par opposition à Apollon, dieu hellénique, depuis Bacho-
fen et Nietzsche) dans la 4e édition de 1929, comme l’a bien souligné Pailler, Les reli-
gions orientales, p. 95-113 ; Id., Les religions orientales (...). Une création continuée, p. 635-646.
Sur ce sujet, H. Cancik, « Mysterien », in Handbuch religionswissenschaftlicher Grundbegriffe,
IV, Stuttgart, 1998, p. 174-178 ; W. Burkert, Ancient Mystery Cults, Harvard-Cambridge-
Londres, 1987 (trad. fr. Paris, 1992).

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XL les religions orientales

durkheimienne qui mettrait en avant le lien social, le caractère con-


tractuel et festif de la religion, mais une conception spiritualiste,
voire mystique 112, celle d’une « force vive qui agit dans l’histoire de
l’humanité », qui investit le « for intérieur » de chaque individu et
qui relève du sentiment religieux 113.
Voici ce qu’il écrit à Alfred Loisy en 1911 :

« Vous avez bien raison d’insister dans votre préface sur la difficulté
qu’on éprouve à définir la religion. J’avais songé autrefois à y voir “tout
ce que produit en l’homme l’idée du mystère qui l’environne”. Mais je
me suis aperçu que cette phrase si longue était encore inadéquate. En
réalité nous entendons par “religion” des choses si différentes qu’elles
en sont presque contradictoires ».

Et à Salomon Reinach deux ans plus tôt :

« Il me serait impossible de discuter en quelques lignes de votre thèse


et je me réserve d’en causer avec vous la première fois que j’aurai le
plaisir de vous voir. Mais elle me paraît faire complètement abstrac-
tion d’un élément positif et essentiel : le sentiment – le σέβας que le
spectacle de la nature a inspiré à l’homme depuis que nous pouvons
connaître l’homme. – L’objection que je vous faisais dans ma lettre est
du même ordre : très souvent ce n’est pas l’utilité sociale qui a assuré
la persistance d’un rite : c’est un sentiment. La communion peut être
une transformation de l’omophagie, il n’en est pas moins vrai qu’elle
n’y ressemble plus guère. Tout ce côté psychologique de la religion me
paraît trop sacrifié dans votre volume et cependant n’est-ce pas là ce qui
la rend humaine. »

Les conceptions de Cumont s’inscrivent du reste dans un courant


de « subjectivisation » de la religion très sensible dans l’historiogra-
phie allemande et anglo-saxonne114. Ce mouvement, d’inspiration

112
Cumont envisage du reste une continuité entre le silence mystique de certaines re-
ligions orientales et la contemplation pratiquée dans le monachisme chrétien. Cf. RO,
p. 242. On relèvera, dans le même sens, la dédicace qui figure sur l’exemplaire des RO
de la bibliothèque d’Alfred Loisy (conservée à la Bibliothèque d’histoire des religions
de Paris IV) : « À Alfred Loisy interprète perspicace de rituels mystiques souvenir amical
Franz Cumont ». Je remercie Nicole Belayche qui me l’a fait connaître.
113
Significative, à cet égard, la manière dont Cumont définit son travail dans une lettre à
Hermann Diels d’avril 1904 : « L’histoire religieuse est une maîtresse mystique à laquelle
je fais bien des infidélités mais que je retrouve toujours avec plaisir. »
114
A. Bendlin, « «Ein wenig Sinn für Religiosität verratende Betrachtungsweise» : Emo-
tion und Orient in der römischen Religionsgeschichtsschreibung der Moderne », Archiv
für Religionsgeschichte 8, 2006 (sous presse).

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introduction historiographique XLI

(néo)romantique 115, qui met l’accent sur la religiosité, donc sur la re-
ligion dite « interne », plutôt que sur les pratiques et sur les aspects
institutionnels, est attesté dès le XVIIIe siècle, mais surtout à la fin
du XIXe siècle et au début du XXe, lorsqu’il entre en concurrence
avec une vision libérale, bourgeoise, « objective » de la religion et de
l’Antiquité en général : une ère de religiosité s’ouvre, qui prend la re-
lève de l’humanisme libéral du siècle précédent ; c’est une sorte de
révolution intellectuelle. Au centre du discours est désormais placé
le Gefühl, le sentiment religieux, l’émotionnel, le psychologique. Des
savants comme F. Creuzer d’abord, puis le catholique H. Usener
(avec son intérêt pour la Volksreligion, la « religion populaire »), ses
élèves A. Dieterich et R. Reitzenstein, et encore W.W. Fowler (auteur
de The Religious Experience of the Roman People) 116, l’école dite de Tü-
bingen (la religionsgeschichtliche Schule) dans toutes ses ramifications
(Bousset, Troeltsch, etc.) 117, mais aussi F. Nietzsche et E. Rohde,
pour ne pas parler des sociologues des religions comme G. Simmel
et M. Weber, tout ce beau monde entend explorer les sentiments
religieux, par opposition à l’approche normative de G. Wissowa (et
d’autres) aux yeux desquels le sentiment n’est pas une catégorie per-
tinente 118. Son étude de la Staatsreligion met l’accent sur le caractère
contractuel de la religion romaine qui n’introduit le registre émo-
tionnel qu’en temps de crise.
Car, sur la scène de notre théâtre intellectuel, l’Orient fait irrup-
tion comme un détonateur. Terre d’émotions, berceau de l’irra-
tionnel et du mysticisme 119, symbole d’altérité irréductible pour les
Occidentaux, il produit des religions qui lui ressemblent. Le furor
orientalis, si bien étudié par Suzanne Marchand dans le cadre de
l’Allemagne prussienne 120, contribue à un repositionnement vers

115
Ce courant s’oppose à l’approche rationnelle des religions par les Lumières et débou-
che sur l’irrationnalisme à la Rudolf Otto.
116
Sans oublier, plus tard, Wilamowitz, avec Die Glaube der Hellenen (1931), qui, cepen-
dant, recentre fortement le propos sur le monde grec et exclut le comparatisme et l’an-
thropologie. En amont, on citera les noms de Bachofen et Burckhardt.
117
En opposition à la vision libérale et rationnelle de Harnack et Wellhausen notamment,
et avec les prolongements essentialistes de Rudolf Otto
118
On brasse ici une véritable galaxie intellectuelle qu’il importerait de différencier (cf.
les travaux remarquables de S. Marchand à la note 120), mais qui participe d’une même
(r)évolution épistémologique sensible dans l’orientation des écrits de Cumont.
119
C’est particulièrement vrai pour l’Inde.
120
S. Marchand, « Philhellenism and the furor orientalis », Modern Intellectual History 1,3,
2004, p. 331-358, avec une critique fine et judicieuse de la lecture « impérialiste » de
Saïd. Voir aussi Ead., « From liberalism to neoromanticism : Albrecht Dieterich, Richard

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XLII les religions orientales

l’est 121 des pratiques savantes jusque-là fortement hellénocentriques


et philhelléniques, et oriente, parallèlement, les études d’histoire
des religions vers une histoire du sentiment religieux dans la mesure où
l’Orient est associé à l’astrologie, la magie, la pensée sapientielle 122,
gnostique, hermétique et mystique; nous allons y revenir. La contri-
bution de Cumont s’inscrit dans ce climat intellectuel.
Le point important à ses yeux, c’est qu’à la base des religions
orientales, contrairement à ce qui se passe pour la religion publi-
que traditionnelle, on trouve une adhésion personnelle, une foi, une
conversion individuelle qui trouve son expression paroxystique dans
la participation aux mystères. À la fois universelles et individuelles, les
religions orientales donnent naissance à des communautés d’initiés
qui sont tous frères quel que soit leur statut social. Là résident leur
force et leur supériorité, qui investit donc, avant tout, le plan émotif,
tant dans les pratiques cultuelles quotidiennes que dans les mystè-
res.
Entre la première édition des RO (1906) et la quatrième (1929),
l’importance des mystères comme commun dénominateur et quin-
tessence des religions orientales est même renforcée puisque, à la
suite de Cumont, divers travaux ont vu le jour, qui s’inscrivent dans
le sillage des RO 123, en particulier Die hellenistischen Mysterienreligionen
de R. Reitzenstein 124 et Les mystères païens et le mystère chrétien d’A.
Loisy 125. Il faudra attendre Raffaele Pettazzoni, I misteri. Saggio di una
teoria storico-religiosa, paru à Bologne en 1924 126 pour que, loin de
tout amalgame facile, la question du rapport entre les cultes à mys-

Reitzenstein, and the religous turn in fin-de-siècle German classcial studies », in Out of Ar-
cadia, BICS suppl. 79, 2003, p. 129-160.
121
Avec toutefois un fond d’anti-sémitisme dirigé contre les Juifs.
122
Pour une mise en perspective historiographique, cf. le classique d’A. Momigliano,
Sagesses barbares. Les limites de l’hellénisation, Paris, 1991 (éd. or. 1975).
123
Cf. la note 1, p. 205.
124
Cf. V. Krech Wissenschaft und Religion. Studien zur Geschichte der Religionsforschung in
Deutschland 1871 bis 1933, Tübingen, 2002, sur l’importance de la mystique et des mystè-
res dans l’historiographie allemande de l’époque de Cumont. À ne pas négliger non plus
l’apport de William James, Varieties of Religious Experience, paru en 1902 et celui d’Edvard
Lehmann, le danois, élève d’Usener, en contact épistolaire avec Cumont, auteur de Mys-
tik in Heidentum und Christentum, Leipzig, 1908 (2e éd. 1918).
125
R. Reitzenstein, Die hellenistischen Mysterienreligionen, Leipzig, 1910, 3e éd. 1927 ;
A. Loisy, Les mystères païens et le mystère chrétien, Paris, 1919, avec une alternance tout à fait
significative entre le pluriel du paganisme et le singulier du christianisme (donc l’unicité
et l’originalité absolue).
126
Réédition : Cosenza, 1997.

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introduction historiographique XLIII

tères et le christianisme soit posée en des termes de comparatisme


différentiel 127.
Depuis Cumont 128, le prisme mystérique appliqué aux religions
orientales a été fortement remis en question. Tout d’abord, dans
les sources romaines, la caractéristique majeure des cultes orien-
taux, c’est leur frivolité morale – la levitas – , leur exubérance com-
portementale en tant que contre-modèle de la fides et de la gravitas
romaines. L’opposition se situait aussi au niveau du rapport avec la
divinité et les textes sacrés : d’un côté, le fidèle romain libre face à
ses dieux et n’utilisant les livres que comme « instruments de culte »,
de l’autre, le dévot oriental asservi à ses dieux, comme un sujet à son
roi, aveuglément soumis à l’orthodoxie du discours sacré.
Par ailleurs, l’histoire des religions de ces dernières décennies a
remis en question la validité même du concept de « religions à mys-
tères », et corollairement de « religions orientales », qui constituent
pratiquement, dans la pensée de Cumont, des synonymes. Walter
Burkert, en 1987, dans son étude intitulée Ancient Mystery Cults, a
apporté une contribution majeure au travail d’érosion historiogra-
phique des positions de Cumont et de ses héritiers. Les conclusions
de Burkert peuvent être résumées en quatre énoncés : D’abord, les
« mystères » ne sont pas caractéristiques du paganisme finissant ; en-
suite, ils ne sont pas spécifiquement orientaux ; ils ne s’appuient pas
sur une structure forte (secte, clergé, associations, sur le modèle de
l’ekklesia chrétienne) ; enfin, ce ne sont pas nécessairement, ou pas
seulement des cultes (ou « religions ») de salut (Erlösungsreligionen).
Le parallèle chrétien sous-jacent a provoqué des distorsions telles que
Burkert propose d’abandonner le concept de « religions à mystères »,
défini également par H. Cancik comme « mißverständlich » 129.
Dans les systèmes polythéistes, une même personne pratique une
pluralité de cultes, qui ne sont pas en concurrence. Être « initié »,
au sens technique du terme, par exemple à Eleusis, n’implique pas
une « adhésion mystique », ni exclusive et les religions dites à mystè-

127
Cf. S. Giusti, Storia e mitologia, con antologia di testi di Raffaele Pettazzoni, Rome, 1988.
Un an avant Pettazzioni avait paru N. Turchi, Fontes Historiae Mysteriorum aevi Hellenistici,
Rome, 1923.
128
Voir notamment les Actes du 2e atelier sur « Les religions orientales dans le monde
grec et romain », Fréjus, 25-27 septembre 2005 (sous presse) (Steiner 2006).
129
L’affinement de la typologie par l’école d’Ugo Bianchi qui distingue les religions mis-
tiche, misteriche et misteriosofiche ne résout pas ces apories : U. Bianchi, The Greek Mysteries,
Leiden, 1976. Voir aussi l’introduction de P. Scarpi dans Le religioni dei misteri I, Milan,
2002.

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XLIV les religions orientales

res sont en fait l’objet de protocoles cultuels, centrés en particulier


sur les offrandes, tout à fait analogues à ceux qui sont en vigueur
dans les cultes civiques. Il s’agit simplement d’une forme de culte
et de religiosité résultant d’un choix personnel, d’une option, sans
implication doctrinaire spécifique : « There was neither gospel or re-
velation to immunize believers against the disasters of this life. Mys-
teries, like votive religion, remained to some extent an experimental
form of religion » 130.

L’Orient de Cumont, celui des religions à mystères, se dissout


donc dans un nouvel horizon historiographique. Même si l’on cons-
tate des convergences lexicales et rituelles entre les cultes à mys-
tères et les religions orientales, il semble bien que la qualification
de « mystères » appliquée, dans les sources et chez les modernes,
par extension du modèle éleusinien, aux cultes venus d’ailleurs doit
être comprise comme une tentative d’appréhender l’inconnu par le
connu, une sorte d’interpretatio, qui fonctionne comme une approxi-
mation conceptuelle et qu’il faut donc bien se garder de « réifier ».
Du reste, si l’armature interprétative de Cumont repose bien sur
ce modèle, il faut néanmoins reconnaître que sa pensée ne s’est
jamais fossilisée et que Les religions orientales ont connu un long pro-
cessus d’élaboration et de réélaboration qu’il nous revient à présent
d’éclairer.

Réception et maturation des Religions orientales

L’ouvrage de Franz Cumont provoque dès sa parution un vif intérêt,


tant auprès du public cultivé que des spécialistes : il suscite louanges
mais aussi critiques virulentes, qui s’expriment notamment dans les
très nombreux comptes rendus qui lui sont consacrés. Entre 1906
et 1931, les Religions orientales font l’objet de plusieurs rééditions et
traductions. Durant ce quart de siècle, l’ouvrage mûrit et évolue – il
s’agit, pour reprendre les termes de J.-M. Pailler, d’une « création
continuée » 131. C’est une esquisse de la maturation et de la réception
de ce livre que nous souhaitons tenter ici 132.

130
Burkert, Ancient Mystery Cults, p. 29.
131
J.-M. Pailler, Les religions orientales, 1999.
132
Le texte qui suit livre une première synthèse d’une recherche en cours, plus appro-
fondie, sur ce sujet.

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introduction historiographique XLV

De la première édition française (1906) à la deuxième édition


allemande (1914)

Entre sa première édition en 1906 et le début de la Grande Guerre,


l’ouvrage de Fr. Cumont connaît un succès rapide et continu, mais
suscite également de fortes réactions dans les milieux catholiques.
Le petit livre issu de conférences sort à l’extrême fin de l’année
1906 133, chez l’éditeur Leroux, dans la collection des Annales du
Musée Guimet. Bibliothèque de vulgarisation 134. Il doit connaître un im-
portant succès, comme l’atteste sa réimpression rapide en 1907 135.
En novembre 1908, l’éditeur prend contact avec Cumont pour une
deuxième édition de l’ouvrage 136. Celle-ci paraît en 1909. Cumont
l’annonce d’emblée dans la préface : le texte demeure, pour l’es-
sentiel, identique – seul le chapitre sur la Syrie a fait l’objet de réa-
ménagements – mais les notes ont été profondément remaniées et
augmentées 137 ; l’auteur y a tenu compte des remarques qui lui ont
été communiquées ainsi que de la bibliographie plus récente et des
résultats de ses propres recherches. Un index a en outre été ajouté.
Dès février 1907 est envisagée une traduction allemande, chez
l’éditeur Teubner, par le pasteur Gehrich, qui avait déjà traduit un
autre ouvrage de Cumont, Les Mystères de Mithra, en 1903 138. Des

133
11/6/1910 : l’impression commence (corr. Leroux AB II/16) ; entre août et octobre
1910, J. Bidez et Ch. Michel participent à la correction des épreuves. Le 19 décembre
1906, Cumont écrit à H. Diels qu’il espère pouvoir lui « faire parvenir vers la nouvelle an-
née » son livre tiré des conférences « faites à Paris et à Oxford sur les religions orientales
dans le paganisme romain » (C. Bonnet, Le «grand atelier de la science», 2005, p. 75).
134
Cf. supra, p. XIV.
135
Ces deux tirages, très rapprochés, ne semblent pas avoir été clairement identifiés
jusqu’à présent par les chercheurs, qui citent comme première édition, tantôt celle de
1906, tantôt celle de 1907. Au niveau formel, les seules différences entre ces deux tirages,
outre la date, sont les suivantes :
- sur la page de garde du tirage de 1906 figure la mention « conférences faites… en
1905 » ; en 1907, cette date n’est plus mentionnée.
- en 1906 est indiquée la fonction de Cumont, professeur à Gand ; cette précision dispa-
raît en 1907
- le format est légèrement différent (mais n’a pas de répercussion sur la pagination) : 12
x 18 en 1906 ; 13,5 x 20,5 pour 1907.
136
Le 14 novembre 1908, Leroux écrit à Cumont à propos de la 2e éd. des RO (2e conven-
tion) (id. 29/11 : confirmation des conditions). Ch. Michel s’attellera une fois encore
à la tâche de correction des épreuves (voir préface de la 2e édition et lettres des 9 et
16/12/1908).
137
462 notes et 103 p. de n. pour la 2e éd. (431 notes et 74 p. de n. pour la 1ère éd.).
138
Voir correspondance : lettres de Gehrich du 6/2/1907, 9/3/1907, 19/3/1907 ; lettres

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XLVI les religions orientales

circonstances personnelles retardent le travail de Gehrich, mais lui


permettent de bénéficier des améliorations et des compléments de
la deuxième édition française 139, qui paraît en 1909 140, ainsi que de
notices envoyées par Cumont et Gomperz (de Vienne). La traduc-
tion allemande paraît en janvier 1910 141. Dans sa préface, Gehrich
ajoute quelques compléments bibliographiques par rapport à l’édi-
tion française et exprime son point de vue sur la question des em-
prunts supposés que le christianisme aurait fait à ses opposants :
comme Cumont, dit-il, il ne faut pas les surestimer. Mais, poursuit-il,
il est d’accord avec l’auteur 142 : « A mesure qu’on étudiera de plus
près l’histoire religieuse de l’Empire, le triomphe de l’Église appa-
raîtra davantage, pensons-nous, comme l’aboutissement d’une lon-
gue évolution des croyances ».
Cette traduction allemande rencontra manifestement les faveurs
des lecteurs germanophones (tout comme d’ailleurs d’autres œuvres
de Cumont auxquelles travaillait alors Gehrich – Mystères de Mithra,
2e éd. all. et Théologie solaire), puisque, en novembre 1912, Teubner
écrit à Cumont sur la nécessité d’une nouvelle édition 143 ; elle verra
le jour à la fin de l’année 1914. Le texte, nous apprend Gehrich dans
son nouvel avant-propos, daté de septembre 1914, ne subit que des
modifications et compléments insignifiants ; les notes par contre ont
été tantôt rectifiées tantôt complétées. Le traducteur précise encore
qu’il n’a pu tenir compte de toutes les suggestions et remarques qui

de Teubner à Cumont du 23/2/1907, 1/3/1907, 5/3/1907, 8/3/1907 ; lettre de Leroux,


du 21/3/1907.
139
Voir préface de la 1ère éd. allemande des RO. Sur ces « persönliche Verhältnisse », voir
lettre de Gehrich à Cumont du 13/5/1908.
140
Le 9 mars 1909 Cumont écrit à Diels : « J’imprime aussi en ce moment une deuxième
édition de mes Religions orientales. Les notes ont été fortement remaniées et je me per-
mettrai de vous offrir un exemplaire du volume quand il paraîtra – sans doute en avril »
(C. Bonnet, Le «grand atelier de la science», 2005, p. 80). Le 14 avril 1909 Cumont écrit à
Diels : « La grève des postiers en France a interrompu le mois passé l’impression de mes
“Religions orientales”, par impossibilité d’en recevoir les épreuves – la politique a de ces
contre-coups – mais je vais donner enfin le bon à tirer des dernières feuilles ».
141
Le 17 janvier 1910, Diels remercie Cumont pour la traduction des RO. Voir C. Bon-
net, Le «grand atelier de la science», 2005, p. 83 et juge la traduction très réussie (sehr gut
gelungen).
142
Cette prise de position personnelle lui sera reprochée par plusieurs recenseurs
(W. Bousset, Theologische Rundschau 15, 1912, p. 256-271 ; P. Wendland, Theologische
Literaturzeitung 53, 1910, c. 552-554 ; E. Brandenburg, Orientalistische Literaturzeitung 12,
1916, col. 374-379 ; J. Geffcken, Deutsche Literatur Zeitung 36, 1915, c. 1220-1223).
143
Lettre du 8 octobre 1912. Voir aussi lettre de Gehrich du 14/12/1912.

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introduction historiographique XLVII

lui ont été faites : « Allen Menschen recht getan, ist eine Kunst, die
niemand kann ». Cela vaut particulièrement pour la réserve avec
laquelle l’auteur et lui ont traité le problème de la dépendance du
christianisme par rapport à son environnement religieux. Leur scep-
ticisme, continue-t-il, a tantôt été loué, tantôt blâmé. La décision
ultime dépend finalement de la position personnelle que chacun as-
sume vis-à-vis des questions psychologiques et métaphysiques… Ge-
hrich ajoute également dans sa préface des références de contribu-
tions toutes récentes, dont il a pris connaissance alors que l’ouvrage
était sous presse. Après avoir remercié auteur et éditeur, il termine
par quelques mots se référant à la situation politique : « puisse ce
livre, en sa parure allemande, - quand s’apaisera la tempête de la
grande guerre que doit mener actuellement notre patrie pour son
honneur et sa liberté -, non seulement servir aux historiens et philo-
logues comme présentation courte et claire de la pensée religieuse
du paganisme expirant, mais aussi aider à préparer et à approfondir
la compréhension historique de l’évangile et sa marche triomphale
à travers le monde »…
Plus d’un an après la première traduction allemande, en sep-
tembre-octobre 1911, paraît à Chicago (Open Court Publishing
Company) une traduction anglo-américaine dont l’auteur est resté
anonyme ; celle-ci est précédée d’une introduction, intitulée The Si-
gnificance of Franz Cumont’s Work, par G. Showerman, professeur à
l’University of Wisconsin 144, qui avait déjà recensé l’édition originale
des RO, en y exprimant le souhait d’une traduction anglaise 145. Il
présente notamment Cumont comme un savant alliant « Teutonic
thoroughness and Gallic intuition » 146 et comme un historien des
religions « engaged in the modern campaign for the liberation of
religious thought. His studies are therefore not concerned alone
with paganism, nor alone with the religions of the ancient past ; in
common with the labors of students of modern religion, they touch
our own faith and our own times, and are in vital relation with our
philosophy of living, and consequently with our highest welfare » 147.
144
Le 30/11/1910, l’éditeur Carus (Open Court Publishing Company) informe Cumont
qu’il a demandé une préface à Showerman.
145
Gr. Showerman, Classical Philology 3, 1908, p. 465-467. La première édition des RO
avait également fait l’objet d’un compte rendu dans Open Court 22, 1908, p. 380, revue
publiée par le même éditeur que celui de la traduction anglo-américaine.
146
P. V.
147
P. XIII. Ses propos seront reprochés à Showerman par un recenseur (L.N., Revue néo-sco-
lastique de philosophie 19, 1912, p.578) : « Pourquoi le traducteur a-t-il cru nécessaire d’enrôler
cette œuvre de science dans une croisade pour la “libération de la pensée religieuse” ? ».

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XLVIII les religions orientales

L’édition américaine aurait, en outre, été enveloppée d’une couver-


ture célébrant l’ouvrage d’un… moderniste 148.
Le dossier de la traduction italienne des RO, envisagée dès 1910,
a été présenté dans tous ses détails par C. Bonnet 149. Rappelons
simplement que l’ouvrage, publié en 1913 chez Laterza à Bari dans
la collection Biblioteca di Cultura Moderna, a été traduit par L. Salvato-
relli, à partir de la deuxième édition française et de l’édition anglaise
pour les modifications apportées aux notes. Comme Gehrich, le tra-
ducteur bénéficia de l’aide de Cumont qui lui communiqua quel-
ques modifications et de nombreuses adjonctions pour les notes 150.
Entre 1906 et 1914, le texte des RO ne subit donc que quelques
modifications mineures. Les notes par contre, en perpétuelle évolu-
tion, témoignent de l’implication constante de Cumont dans la mise
à jour de son apparat critique 151. Dès la deuxième édition française,
les diverses « versions » des RO seront aussi enrichies d’un index. Les
quelques propos, cités ci-dessus, qu’expriment Gehrich et Shower-
man dans leur préface aux traductions allemande et anglaise, indi-
quent en outre déjà que ce livre ne laissait pas indifférent.

Avant d’examiner les réactions que suscitèrent les RO, rappelons


que le public visé par cet ouvrage était fort large 152. Cela transparaît
dans les préfaces de Cumont aux deux premières éditions françai-
ses 153, mais aussi dans l’introduction de Showerman à la traduction an-
glaise. Comme le rappelle explicitement Gehrich dans ses avant-propos
aux éditions allemandes, est ainsi concerné un cercle plus large que
celui des savants, l’honnête homme cultivé, à qui s’adressent d’ailleurs
une partie des collections ou éditions qui publient le livre 154. Et, les

148
Voir le compte rendu non signé dans American Ecclesiastical Review 45, 1911, p. 630-632.
149
C. Bonnet, « «Noi ora conosciamo il male di cui morirono gli dei della vecchia Ro-
ma». La réception en Italie des “Religions orientales dans le paganisme romain” de Franz
Cumont », in Hormos 3-4, 2001-2002, p. 247-300.
150
Voir C. Bonnet, 2001-2002 et l’Avvertenza alla traduzione italiana.
151
L’augmentation du nombre de notes entre la 1ère et la 2e éd. et du nombre de pages
qui leur sont consacrées en est un indicateur manifeste.
152
Tout comme le public auquel s’adressaient les conférences faites au Collège de Fran-
ce.
2 éd. 1909, p. XXVI : « je n’ai pas voulu que ces conférences devinssent des disserta-
153 e

tions érudites et que les idées, l’essentiel dans un pareil exposé, fussent noyées dans la
multiplicité des faits ».
154
Annales du Musée Guimet. Bibliothèque de vulgarisation ; Open Court Publishing Company ;
Biblioteca di Cultura Moderna.

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introduction historiographique XLIX

Religions orientales semblent avoir effectivement touché un public re-


lativement large, dans la mesure où cet ouvrage suscita des réactions
qui dépassèrent le cercle étroit des spécialistes 155. Mais le livre de Cu-
mont visait tout autant les érudits, à qui étaient en priorité destinées
les notes, rejetées à la fin de l’ouvrage et sans cesse mises à jour. Il
fit d’ailleurs l’objet d’un grand nombre de comptes rendus dans des
revues scientifiques.
L’ouvrage de Cumont fut en outre rapidement récompensé de
prix scientifiques : il obtint en 1908 un prix de la fondation Lefèvre-
Deumier à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et, en 1910,
le prix quinquennal des sciences historiques de l’Académie royale de
Belgique 156.
Les Religions orientales touchaient des thèmes sensibles – même si
Cumont se défendait, dans sa préface, de les approfondir. Il en était
bien conscient, dès la « gestation » de son livre, comme en témoi-
gnent ces deux extraits de lettres à son maître Hermann Diels. La
première est datée du 26 octobre 1906 157 :

« Dans quelques semaines, je me permettrai aussi de vous envoyer un


petit volume destiné à un grand public : les conférences que j’ai faites
l’hiver dernier sur les Religions orientales dans le paganisme romain.
Je me suis efforcé de préciser ce que chacune d’elles avait apporté de
nouveau dans le monde latin. Je souhaite que ces leçons ne soulèvent
pas contre moi les passions de nos dévots. »

Quelques semaines plus tard, le 19 décembre, Cumont évoque


en ces termes son livre dont la parution est imminente : « Je ne sais
si l’orthodoxie traditionaliste approuvera complètement mes idées
subversives sur ce sujet délicat » 158.
Deux lettres inédites adressées à Fr. Cumont par sa cousine C. Le
Covec fournissent un élément de réponse à la question de la récep-
tion des RO dans les milieux catholiques. Citons un extrait de la pre-
mière, datée du 9 août 1907 :

« Lorsque j’eus fini – en mars – la lecture de votre ouvrage qui m’avait


tant captivée, je me dis que d’autres y trouveraient un égal intérêt, qu’il

155
Cf. infra, p. L-LIII.
156
Voir C. Bonnet, Correspondance scientifique, 1997, p. 21.
157
C. Bonnet, Le «grand atelier de la science», 2005, II, p. 73.
158
C. Bonnet, Le «grand atelier de la science», 2005, II, p. 75.

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L les religions orientales

fallait le faire connaître au grand public et donner à celui-ci envie de le


lire.
A cet effet, pendant que je résumais succinctement vos conférences, je
faisais faire, par un de mes vieux amis, une petite enquête au Collège
de France sur l’impression qu’elles avaient produite. Et, mon article
terminé consciencieusement, je le portai, fin mai, à la « Revue Hebdo-
madaire » où je pensais qu’il serait bien accueilli : Mr Landet, son direc-
teur, ancien secrétaire à l’ambassade du Vatican, est un homme distin-
gué, d’intelligence ouverte et d’esprit large avec qui je suis en assez bons
termes. Il lut tout de suite et quel ne fut pas mon étonnement quand il
me répondit que cet article “touchait à des questions trop brûlantes et
trop discutées pour qu’il ne soit pas imprudent de les publier dans une
revue modérée comme la sienne” ».

Devant ses déboires, un vieil ami, poursuit-elle, qui avait assisté


aux leçons au Collège de France et avait « admiré l’esprit dans le-
quel » Cumont avait fait son « travail sans froisser en rien les senti-
ments chrétiens », lui suggéra de demander à son cousin s’il accepte-
rait de relire son article : aurait-elle « dénaturé ses pensées » 159 ?
La réponse de Cumont rassura sa cousine, qui l’en remercia et
manifesta son intention de soumettre son article au Correspondant,
« quelques lecteurs de cette austère revue » lui « en ayant témoigné
le désir » 160. Si elle poursuivit dans son idée, elle dut, là aussi, essuyer
un refus. Cette revue catholique publia par contre, en 1910, un ar-
ticle du père Lagrange intitulé Les religions orientales et les origines du
christianisme. A propos de livres récents, dans lequel il s’emploie, lon-
guement, à réfuter les hypothèses de Cumont relatives aux rapports
entre christianisme et religions orientales 161. Lagrange, soupçonné
de modernisme par les autorités ecclésiastiques, ne tient pas ici un
langage suspect, au contraire. Les religions orientales ont-elles « dis-
posé les âmes à la foi chrétienne » ? Même s’il reconnaît quelques
mérites à Cumont – « érudition », « vigueur de la pensée », « respect

159
C. Le Covec est également consciente d’avoir heurté dans son écrit un auteur publié
par la même maison d’édition que la Revue hebdomadaire, Plon-Nourrit, ce qui peut avoir
causé ce refus.
160
Lettre du 16 août 1907.
161
M.J. Lagrange, « Les religions orientales et les origines du christianisme. A propos de
livres récents », Le Correspondant 25/7/1910, p. 209-241 (article repris dans Lagrange,
Mélanges d’histoire religieuse, Paris, 1915, p. 69-130). Sur cet article, voir C. Bonnet, « Franz
Cumont et les risques du métier d’historien des religions », Hieros 5, 2000, p. 12-29 ;
M. Gilbert, « M.-J. Lagrange et F. Cumont. L’Histoire des religions et la Bible », Les
études classiques 69, 2001, p. 3-22.

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introduction historiographique LI

(…) pour nos croyances » –, Lagrange attaque et démonte les idées


maîtresses, selon lui, de l’ouvrage : « l’impression que le paganisme
s’était haussé au niveau du christianisme », et « plus grave », la con-
viction de l’auteur selon laquelle « l’esprit religieux et mystique de
l’Orient s’était peu à peu imposé à la société entière, et [qu’] il avait
préparé tous les peuples à se réunir dans le sein d’une Église univer-
selle ». L’article de Lagrange recèle de forts accents apologétiques :
après avoir réfuté toute existence de ressemblance réelle entre chris-
tianisme et religions orientales, toute possibilité d’influence positive
ou directe de ces religions sur le christianisme, il attaque alors – pres-
que à la manière d’un Père de l’Église – l’immoralité des religions
orientales et de leurs prêtres ; si les croyances païennes ont évolué
vers un progrès au IVe s., ce n’est pas sous l’influence des religions
orientales mais bien plutôt grâce au christianisme qui constituait dé-
jà un modèle : contrairement à ce que dit Cumont, ces religions ne
« se meuvent » pas « dans la même sphère intellectuelle et morale ».
Lagrange pose donc une irréductible différence entre le christianis-
me et les religions orientales et païennes ; en filigrane de son article
apparaît très nettement la conviction d’une supériorité intrinsèque
du christianisme sur les religions païennes.
Les Religions orientales de Cumont sentaient fortement le souffre,
dans ces années où Pie X condamna dans son encyclique Pascendi
(1908) les modernistes, « ces ennemis du dedans » qui préconisaient
une approche scientifique et critique des textes sacrés et de l’histoire
de l’Église. Or, en Belgique, le ministre responsable de l’enseigne-
ment supérieur, le baron Descamps, était un catholique militant.
Quand se pose la question de l’attribution de la chaire d’histoire ro-
maine à l’université de Gand, Cumont semble, au titulaire du cours,
comme à la Faculté, le candidat idéal. Le ministre catholique, res-
ponsable des nominations de professeurs dans les universités d’État,
se retranche pourtant derrière des broutilles procédurières pour
ne pas proposer sa nomination au roi (qui signait en dernière ins-
tance). Cumont, qui appartient au monde libéral, donne sa démis-
sion en février 1910. L’affaire fait grand bruit : elle fait l’objet d’une
interpellation parlementaire, et on en trouve de très nombreux
échos dans la presse nationale et internationale mais aussi dans la
correspondance de Cumont, passive et active. Les sympathisants de
Cumont et les opposants du ministre dénoncent l’ingérence de ce
dernier dans les affaires internes de l’Université. Ils voient en outre
dans sa décision une forme de sanction à l’encontre des idées pro-
fessées par le maître en matière de culte mithriaque et de religions

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LII les religions orientales

orientales. Et c’est ce dernier point qui nous retiendra ici 162. Lors de
l’interpellation parlementaire relative à l’affaire Cumont, plusieurs
rappellent les qualités scientifiques éminentes de Cumont, auteur
d’ouvrages fondamentaux sur les Mystères de Mithra et Les religions
orientales, qui a déjà été invité à donner des conférences dans les
instituts étrangers les plus prestigieux, à Oxford et au Collège de
France 163 ; ils soulignent aussi son indépendance d’esprit – Cumont
collabore notamment avec les bollandistes (ce qui devrait plaire à un
ministre catholique). Vandervelde, pour sa part, prend le ministre
à partie en évoquant ce qui constitue aux yeux de certains (catholi-
ques) un « crime déjà ancien » de Cumont, le fait d’avoir « écrit Les
Mystères de Mithra. Et quand on a écrit les Mystères de Mithra il paraît
qu’on n’est plus digne d’être nommé professeur d’histoire romaine.
On peut dire (…) qu’il n’y a pas de préoccupations politiques dans
cette affaire, mais il y a des préoccupations religieuses et, dans tout
ceci, vous avez sacrifié à vos préjugés religieux l’intérêt scientifique
de l’université de Gand ».
Un journal libéral, La Meuse, ne s’y trompe pas non plus : « M. Cu-
mont a publié des livres d’une rare profondeur scientifique sur l’his-
toire des religions à l’époque romaine. N’allait-il donc pas aussi, à
propos d’histoire romaine, parler scientifiquement des origines et
de la diffusion du Christianisme ».
Quand le dossier Cumont passe au Sénat, le 26 avril 1910, cette
fois, c’est Eugène Goblet d’Alviella, une grande personnalité politi-
que et scientifique belge, libéral et franc-maçon, autre correspon-
dant de F. Cumont, qui prend la défense du savant gantois en ces
termes : « Quel est le mobile du ministre dans cette étrange affaire ?
M. Cumont n’est pas un politique militant, c’est uniquement un
savant. (…) Serait-ce parce que son principal ouvrage a jeté un jour
considérable sur certains côtés des origines de l’Église chrétienne ?
Il serait possible que cela ait suffi à lui valoir “l’animosité des dé-
vots” ». A quel ouvrage fait ici allusion le sénateur ? Il est difficile
de le préciser : il pourrait s’agir des Mystères de Mithra mais on pour-
rait plus volontiers y reconnaître les Religions orientales, d’autant plus
que Cumont les évoque explicitement à propos de la haine que lui

162
« L’affaire de Gand » a été traitée par C. Bonnet, 1997 et 2000. Nous centrons ici
l’attention sur le rôle qu’y jouèrent les Religions orientales et renvoyons à ces articles pour
les références précises.
163
Le thème de ces conférences n’est pas évoqué…

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introduction historiographique LIII

vouent les catholiques. Ainsi, écrit-il à H. Pirenne en août-septem-


bre 1910, les convictions du ministre lui « interdisent, paraît-il, de
me donner le cours d’histoire romaine. Il est en cela d’accord avec
Woeste : on avait fait lire à celui-ci mes “Religions orientales”. Il a
consenti à reconnaître que je n’étais pas un imbécile mais il a ajouté
immédiatement que j’étais “d’autant plus dangereux” (textuel). Au
fond ces deux catholiques très orthodoxes ne font qu’appliquer les
maximes de Pie X. On doit confier les cours d’histoire à des croyants
qui n’oublieront jamais, même en faisant de la science, qu’ils sont les
sénateurs de l’Église. Je crois donc qu’à cet égard nous nous heur-
terons à un non possumus absolu. Nous avons contre nous toute la
théologie romaine. Il ne servirait à rien d’affirmer que dans mes
cours j’ai toujours été parfaitement affranchi de tout préjugé de
parti : c’est précisément ce qui vous condamne ».
Cumont apparaissait donc, aux yeux d’une partie du monde ca-
tholique, comme « un moderniste dangereux » 164, développant des
idées subversives : elles lui coûtèrent son poste de professeur ; mal-
gré plusieurs manifestations de soutien envers le professeur gantois,
tant en Belgique qu’à l’étranger, la démission de Cumont est finale-
ment acceptée en mai 1911.

Les Religions orientales connurent également un grand retentis-


sement scientifique durant la période qui nous intéresse, si l’on en
juge au nombre de comptes rendus 165 qui leur furent consacrés :
60, toutes éditions et traductions confondues (avant la fin de la pre-
mière guerre) ! 166 Ces recensions paraissent dans des revues alle-
mandes, américaines, françaises, italiennes, belges et britanniques
pour la plupart 167 – leurs champs d’études étant soit relativement
général (histoire ; littérature ; « actualités ») 168 soit plus spécifique
et relevant alors principalement des civilisations anciennes (histoire,
littérature, archéologie) et de la théologie 169 mais aussi, dans une

164
Lettre à Pirenne du 21 septembre 1910.
165
Sous l’appellation comptes rendus, nous groupons ici les recensions mais aussi les no-
tices brèves, mentions plus ou moins détaillées dans des bulletins ou chroniques etc.
166
Les chiffres donnés reflètent l’état d’avancement de recherches en cours et pourraient
donc être revus… à la hausse : 17 recensions à la 1ère éd. française ; 2 à la 2e éd. fr. ; 15 à la 1ère
éd. allemande ; 11 à la 1ère éd. anglo-amér. ; 5 à la 1ère éd. italienne ; 10 à la 2e éd. allemande
167
Revues allemandes : 20 ; américaines : 12 ; françaises : 11 ; italiennes : 7 ; belges : 4 ;
britanniques : 3.
168
11 comptes rendus.
169
Par revues relatives aux civilisations anciennes, on entend ici aussi bien des revues con-

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LIV les religions orientales

moindre mesure, de la philosophie, l’anthropologie, la sociologie, la


psychologie. Près de la moitié de ces recenseurs sont des correspon-
dants de Cumont – ce qui ne les empêchent pas, bien évidemment,
d’émettre des remarques critiques.
La majorité de ces comptes rendus, parfois même quand ils con-
tiennent des critiques 170, sont favorables voire élogieux (tel est sur-
tout le cas pour les recenseurs anglo-saxons) 171. Plusieurs louent le
style de l’auteur. La plupart des recenseurs exposent simplement le
contenu de l’ouvrage, sans se prononcer quant au fond – si ce n’est,
éventuellement, pour émettre rapidement un doute, une objection
ou pour ajouter un élément ponctuel, de type bibliographique par
exemple. Les recensions critiques sont moins fréquentes 172.
Une partie des thèmes que Cumont « effleure » dans sa préface
(et reprend dans son dernier chapitre) ont suscité un fort intérêt
chez les recenseurs des RO : les rapports du paganisme – particuliè-
rement des religions orientales – avec le christianisme 173. Dans le
contexte culturel du modernisme, les réactions à ces idées maîtres-
ses de la préface sont diverses et vont parfois dans des sens diamé-
tralement opposés. Ainsi, quelques recenseurs allemands, écrivant
dans des revues catholiques, félicitent l’auteur de sa prudence à ne
pas conclure à partir de similitudes à des emprunts qu’aurait fait le

sacrées à l’histoire, à la philologie ou à l’archéologie des civilisations classiques, orienta-


les et byzantines : 23 comptes rendus. Par revues relatives à la théologie, on entend ici des
revues traitant de théologie, de religion, d’histoire des religions : 19 comptes rendus.
170
Voir par ex. E. Rémy (Revue d’histoire ecclésiastique 1908, p. 62-69) : « Quelle que soit
leur importance (scil. des réserves émises), elles n’empêchent pas que le livre de M. Cu-
mont ne soit un livre de grande valeur. En le publiant, il a rendu un véritable service » ;
E. B. Allo (Revue des sciences philosophiques et théologiques 2, 1908, p. 595), évoque la « haute
compétence » de l’auteur ; J. Geffcken, 1915.
171
Showerman (1908) évoque l’ « usual thoroughness and solidity » de l’auteur ; « almost
every page bears testimony to his originality and keenness of vision – for he is always feli-
cissime audax » ; selon C. H. Moore (Classical Weekly 5, 1911, p. 102-103), « we have here
from a master hand a great chapter in the religious history of mankind » ; d’après un
recenseur anonyme, il s’agit d’ « an excellent edition of an invaluable work » (American
Journal of Theology, 17, 1913, p. 481). Voir aussi entre autres R. Dussaud, Revue de l’école
d’anthropologie de Paris 17, 1907, p. 102-103 ; M.-A. Kugener, Revue de l’Orient Chrétien
1907, p. 330-332 ; K. Krumbacher, Byzantinische Zeitschrift 16, 1907, p. 708-709 ; G. Ra-
det, Revue des études anciennes 9, 1907, p.202 ; W. Bousset, 1912 ; Fr. Granger, Classi-
cal Review 25, 1911, p. 54-55 ; G. Wissowa, Berliner Philologische Wochenschrift 33, 1913,
c. 655-657 ; J.T. Shotwell, Journal of Philosophy, Psychology and Scientific Methods 10, 1913,
p.108-110 ; K.H.E. de Jong, Museum, Maanblad voor Philologie en Geschiedenis 23, 1916,
c. 116-117.
172
8 sur les 47 comptes-rendus vus, correspondant aux éditions ici prises en compte.
173
Sur ces thèmes, cf. supra, p. XVII-XIX.

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introduction historiographique LV

christianisme aux religions orientales 174 ; d’autres savants allemands


au contraire – écrivant notamment dans des revues protestantes – lui
reprochent, en cette même matière, sa frilosité, en citant parfois à
l’appui Reitzenstein 175. Plusieurs savants francophones, catholiques,
tout en reconnaissant la « probité » de l’auteur, veillent quant à eux
à spécifier que les prétendues ressemblances entre christianisme et
religions orientales n’en sont pas réellement ou insistent sur les pro-
fondes différences qui les séparent 176.

« Les cultes orientaux », écrit ainsi P. Allard dans la Revue des Questions histo-
riques, ont bénéficié de la faveur officielle « qui aida beaucoup à leur succès.
Ils n’eurent pas à subir, comme le christianisme, l’épreuve de la persécu-
tion : ils n’eurent pas non plus à braver l’impopularité par l’intransigeance
de leur morale, puisque les plus spiritualistes d’entre eux, à certains égards,
se montraient en même temps singulièrement indulgents aux pires faibles-
ses de la nature déchue, et que les purifications offertes par eux étaient
surtout rituelles. Il y a là, entre eux et le christianisme, des différences pro-
fondes, irréductibles, que M. Cumont n’a point mises en lumière ».

L’affirmation cumontienne selon laquelle les religions orien-


tales ont préparé le terrain (ou plutôt les âmes) au triomphe du
christianisme fait aussi l’objet de critiques plus ou moins âpres de
la part des recenseurs catholiques. Le plus virulent est sans nul
doute le père Lagrange, qui écrit dans une revue destinée à un
large public, Le Correspondant 177. Dans les revues scientifiques, les
propos catholiques – y compris de Lagrange – sont plus nuancés,
mais visent, bien évidemment, à réduire l’influence orientale 178, en

174
Voir C.W., Historisches Jahrbuch 31, 1910, p. 839-840 ; K. Adam, Theologische Revue 15-16,
1917, c. 351-352.
175
W. Bousset, 1912, p. 256-271 (Bousset s’exprime en outre contre le traducteur qui
exagère la position de Cumont, sans en montrer les nuances) ; P. Wendland, 1910,
c. 552-554 ; C. Fries, Orientalistische Literaturzeitung 9, 1909, c. 411-412.
176
P. Allard, Revue des Questions historiques 82, 1907, p. 303-304 ; E. Rémy, 1908, p. 62-
69 : « quand, sans s’arrêter aux apparences, on examine chacune de ces doctrines en
elle-même et dans ses rapports avec l’ensemble dogmatique de chacune des religions, on
constate que cette ressemblance se réduit presque à rien, à une simple communauté de
nom. M. Cumont ne le nie pas d’ailleurs (…) et respecte ces “règles de critique” (…). Il
faut cependant les avoir présentes à l’esprit pour ne pas se méprendre sur la portée des
affirmations de l’éminent historien » ; M.-J. Lagrange, Revue biblique 17, 1908, p. 309-311 ;
Id., Le Correspondant 25/7/1910, p. 209-241.
177
Cf. supra, p. L-LI.
178
P. Allard, 1907, p. 303-304 ; M.-J. Lagrange, Revue biblique, 1908, p. 309-311 ; n.s.,

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LVI les religions orientales

privilégiant plutôt celle des conceptions philosophiques néo-plato-


niciennes :

« Personne ne saurait prétendre que le christianisme n’a pas profité de


circonstances favorables, et qu’au nombre de celles-ci il ne faille comp-
ter l’élévation des idées morales opérée par la philosophie et les tendan-
ces religieuses répandues par les religions de l’Orient. Le tout ici est de
préciser la mesure de cette influence. Personnellement, je serais moins
affirmatif que M. Cumont; j’accorderais une influence moins positive,
moins profonde, surtout au second facteur » 179.

De plus, indiquent certains – catholiques toujours –, à supposer


qu’elles aient éventuellement préparé le « triomphe du christianis-
me », les religions orientales constituaient d’abord un obstacle im-
portant à sa diffusion 180.
Dans un tout autre registre, les lecteurs sont invités, dans l’un ou
l’autre comptes rendus anglo-saxons, descriptifs et élogieux, à ne pas
s’effrayer devant les rapports entre religions orientales et christia-
nisme, mis en lumière par Cumont 181 ; l’ouvrage, qui traite de ques-
tions fondamentales en rapport avec le présent et les civilisations
contemporaines, leur permettra d’élargir et d’approfondir leur pro-
pre conception de la religion 182.
Plusieurs recenseurs, principalement catholiques 183, n’ont pas
manqué d’évoquer l’attitude « empathique » de Cumont – « sa bien-
veillance excessive à l’égard des religions orientales » 184 – et les ris-
ques qu’elle représente :

American Ecclesiastical Review, 1911, p.630-632 : « Perhaps in his endeavor to establish the
continuity of religious history the author may seem to some to exaggerate the similarity
of the reformed paganism to the advening Christianity ».
179
E. Rémy, 1908, p. 62-69.
180
M.-J. Lagrange, in Revue biblique, 1908, p. 309-311 ; Id., Le Correspondant 25/7/1910, p.
209-241 ; E. Rémy, 1908, p. 62-69.
181
Fr. Granger, 1911, p. 54-55.
182
C.H. Moore, Classical Weekly 5, 1911, p. 102-103. L’importance de ce livre pour le
« présent » du lecteur et la société contemporaine est aussi abondamment soulignée par
Gr. Showerman, 1908, p. 465-467 et dans son introduction à la traduction anglaise.
183
Mais voir aussi des recenseurs écrivant dans des revues non spécifiquement catholi-
ques : n.s. in American Journal of Theology, 1913, p. 480-481 : « in general it may be said that
Cumont writes with a tolerance and proportion not generally exhibited by the interpre-
ters of the mystery-religions » ; Fr. Granger, 1911, p. 54-55.
184
E. Rémy, 1908.

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introduction historiographique LVII

« je garde le sentiment d’un peu trop de chaleur et je crains que la


limite n’ait été parfois dépassée de ce que permettait la stricte interpré-
tation des textes » 185.
« Il est en somme, très sympathique à ces influences exotiques (…). Il
y voit une préparation au christianisme, ce qui est vrai dans un certain
sens, mais il se montre trop disposé à rapprocher les bords du grand abî-
me qui séparait tout ce chaos panthéiste de la religion de l’Esprit » 186.

En 1916, alors que la Première guerre mondiale fait rage, Bran-


denburg reproche quant à lui à Cumont un penchant pour la mo-
rale, discernable à plusieurs reprises dans son livre, dont il aurait pu
se dispenser, la science devant rester aussi objective que possible 187.
Le succès des religions orientales dans l’Occident latin était dû,
selon Cumont, à leur supériorité par rapport à la froide et prosaïque
religion romaine : elles parlaient en effet au sentiment, à l’intelligen-
ce et à la conscience, contribuant à l’élévation des âmes auxquelles
elles offraient des moyens de purification et l’espoir du salut. Elles
participèrent ainsi à l’élévation morale du paganisme romain, tout
en aplanissant les voies au christianisme 188. Si elles ne firent pas
l’objet du même engouement que les questions liées aux rapports
christianisme-religions orientales, ces idées, développées dans les
chapitres II et VIII, n’en suscitèrent pas moins un certain nombre de
réactions parmi les recenseurs. Les religions orientales parlent-elles
vraiment davantage que les religions grecque et romaine à la sen-
sibilité et à l’intelligence ? les ecclésiastiques Rémy et Lagrange en
doutent. Leur succès ne s’explique pas par l’appel des consciences
vers des religions « plus élevées », mais bien plutôt, selon Lagrange,
par le désir de « satisfaire un attrait des sens plus grossier, ou [par] la
curiosité qui s’attache à l’inconnu, ou [par] le désir de s’assurer une
sûreté de plus » ou encore, selon Brandenburg, par un certain sno-
bisme 189. En outre, argumente Rémy, on ne peut pas admettre que le
paganisme, sous l’influence de ces religions, soit devenu « une école
de moralité » : il ne faut pas confondre morale et pureté rituelle et

185
H. Quentin, Revue bénédictine 25, 1908, p. 117-118.
186
E. B. Allo, 1908, p. 595.
187
E. Brandenburg, 1916, col. 374-379. Il revient sur ce thème dans la conclusion de son
compte-rendu, c. 379: « Zusammenfassend müssen wir sagen, dass der V. alte Kulte usw. öfter
von einem moralisierenden Standpunkt aus beurteilt, der nicht angebracht ist, da wir nicht
unsere heutige ethischen Anschauungen auf die des alten Orients übertragen können ».
188
Voir supra, p. XVII-XIX.
189
M.-J. Lagrange, Le Correspondant, 1910, p. 241 ; E. Brandenburg, 1916, col. 374-379.

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LVIII les religions orientales

garder à l’esprit que le souci de moralité, lié aux écoles philosophi-


ques, ne concernait qu’une élite.
Quelques savants se démarquent aussi du tableau décadent de la
religion romaine dépeint par Cumont 190. Rémy insiste sur le main-
tien de la religion traditionnelle romaine au IVe s. : le paganisme ro-
main n’avait pas une existence purement littéraire, comme l’affirme
Cumont ; il restait la religion d’État. Wissowa prend très nettement
position - l’A. a forcé le trait dans sa présentation des religions grec-
que et romaine - et s’insurge contre l’affirmation : « Jamais peuple
d’une culture aussi avancée n’eut religion plus enfantine » : même
par rapport à l’époque de la décadence (scil. antiquité tardive), il
s’agit d’une grave exagération 191. En rendant compte, au début de la
guerre, de la deuxième édition allemande, Geffcken constate que, si
Cumont a fait disparaître cette petite phrase, ses conceptions relati-
ves à la religion romaine n’ont pas évolué. L’A., développe-t-il, n’est
pas un bon connaisseur de la religion romaine : celle-ci a perduré
jusqu’à la fin de l’Empire ; en outre, le paganisme occidental a été
sous-estimé par rapport aux religions orientales 192.
C’est aussi une vision de l’Orient éloignée des préjugés liés à la
situation contemporaine de cette région que fait découvrir l’ouvrage
de Cumont, comme le rappellent divers auteurs anglo-saxons 193.
Un Orient qui a exercé une profonde influence sur l’Occident…
thèse que partage Krumbacher arrivé à la même conclusion par le
biais d’une étude sur la littérature byzantine 194. Certains recenseurs
doutent cependant que cette influence ait été aussi importante que
ne le dépeint Cumont – notamment Lagrange qui insiste sur le rôle
médiateur de l’ « esprit hellénique » 195.
Il n’est peut-être pas anodin que les deux comptes rendus les plus
critiques soient signés par des savants allemands, pendant la Pre-
mière guerre mondiale 196.

190
Voir supra, p. XXVI-XXVII.
191
G. Wissowa, 1913, c. 655-657.
192
J. Geffcken, 1915, c. 1220-1223.
193
Gr. Showerman, 1908, p. 465-467 ; Fr. Granger, 1911, p. 54-55 ; J. T. Shotwell, 1913,
p.108-110 ; S. H. Swinny, Sociological Review 5, 1912, p.258-261.
194
K. Krumbacher, 1907, p. 708-709.
195
M.-J. Lagrange, Revue biblique, 1908, p. 309-311 : « la part de l’esprit oriental est exagé-
rée, ou du moins il n’est pas dit assez expressément que cet esprit oriental n’aurait jamais
agi aussi puissamment sur le monde impérial, s’il n’avait été lui-même transformé par
l’esprit hellénique ». Pour H. Quentin (1908, p. 117-118), qui compare les RO au livre de
Toutain : « le souffle de l’Orient qui passe ici a quelque chose de capiteux ».
196
J. Geffcken, 1915, c. 1220-1223 ; E. Brandenburg, 1916, col. 374-379.

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introduction historiographique LIX

Dans l’état actuel de nos recherches, il apparaît que les critiques


des recenseurs se concentrent principalement sur la question des
rapports entre le christianisme et les religions orientales et sur les
causes de leur diffusion. Fondamentalement, on ne trouve guère
dans ces comptes rendus de remise en cause globale de la méthode
ou des résultats atteints par Cumont.
Un savant pourtant prendra nettement ses distances par rapport à
la démarche et aux conclusions tirées par l’auteur des Religions orien-
tales : J. Toutain dans son volume sur les cultes orientaux dans les
provinces occidentales de l’Empire 197. S’attachant d’abord à relever
les « indices concrets » des cultes orientaux dans l’Occident latin,
il a pour objectif de « mesurer l’influence qu’ils ont pu exercer ».
Il situe ainsi clairement sa perspective par rapport à celle de Cu-
mont : si ce dernier « s’est laissé particulièrement séduire par l’inté-
rêt moral, philosophique, théologique même du sujet, de notre côté
nous voulons étudier de préférence le caractère historique et doser,
pour ainsi dire, avec précision l’importance de chacun des cultes
orientaux dans la vie religieuse des provinces latines de l’Empire ».
Au terme de son enquête, basée principalement sur les sources épi-
graphiques, Toutain conclut à propos des cultes égyptiens, syriens,
mithriaques et syncrétiques qu’ils « n’ont pas gagné les cœurs des
citadins ni des paysans. Ils sont restés à la surface du sol, sans y pous-
ser de profondes racines ; ils ne se sont pas vraiment emparés de ces
terres nouvelles ; ils n’y ont pas conquis des néophytes ; ils n’y ont
pas fait moisson d’âmes. De ces influences orientales, pourtant, il en
fut quelques-unes qui agirent davantage et autrement. Nous avons vu
que le culte de la Mater Magna phrygienne et le goût de l’astrologie
s’opposent, par le caractère de leur diffusion, aux autres cultes de
même provenance » 198. Le savant termine par ces mots, qui remet-
tent clairement en cause certaines conclusions de Cumont : « L’in-
fluence de l’Orient a modifié beaucoup moins profondément la vie
et la dévotion quotidienne des provinces latines que la théologie, la
philosophie et les religions officielles de la haute société romaine ».
Cumont réagira rapidement à l’ouvrage de Toutain, en contestant

197
J. Toutain, Les cultes païens dans l’empire romain. Première partie. Les provinces latines. Tome
II. Les cultes orientaux, Paris, 1911. Sur l’opposition Toutain-Cumont autour des religions
orientales, voir R. MacMullen, Le paganisme dans l’Empire romain, trad. par A. Spiquel
et A. Rousselle, Paris, 1987, p. 10, 185, et n. afférente, p. 194 (éd. or. Londres, Yale UP,
1981) ; J.-M. Pailler, 1989 ; C. Bonnet, Franz Cumont recenseur, in Kèpoi. De la religion à la
philosophie. Mélanges offerts à André Motte, Liège, 2001, p. 330-331.
198
P. 264-265

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LX les religions orientales

sa méthode 199 : usage quasi exclusif des inscriptions – qui font l’objet
de statistiques, alors que certains phénomènes échappent au comp-
tage ; absence presque totale des autres types de sources ; traitement
insuffisant, voire même inexistant du cas de Rome et de l’Italie. Le
savant belge refuse dès lors d’adhérer à la conclusion de Toutain
relative à l’inégale répartition des cultes orientaux dans les provinces
latines. Dans l’introduction au tome suivant de son ouvrage, Toutain
s’explique à nouveau sur sa méthode et ses objectifs :

« Ce n’est pas sur la théologie païenne ni sur les idées religieuses du


paganisme que porte notre enquête, mais sur les cultes païens, sur leur
diffusion dans le monde gréco-romain, sur la faveur plus ou moins gran-
de avec laquelle ils ont été célébrés les uns et les autres dans les diverses
provinces de l’empire. (…) A cette différence dans la matière même de
l’étude, correspond une différence analogue dans la méthode et dans
les moyens d’investigation. Il est légitime de rechercher les idées et les
doctrines là où elles peuvent se trouver, c’est-à-dire dans la littérature et
dans l’art. Mais d’autre part il faut rechercher les traces des cultes là où
on a chance de les rencontrer et là seulement », c’est-à-dire principale-
ment dans les « documents épigraphiques », qui, « malgré les objections
que nous a adressées M. Cumont », « représentent la plus abondante et
la plus sûre de nos sources sur les cultes du monde gréco-romain » 200.

Les deux savants camperont, courtoisement, sur leurs positions 201.


De manière générale, Cumont semble n’avoir guère tenu compte
des quelques, rares, critiques portant sur le fond de son ouvrage
– pensons notamment à son évaluation de la religion romaine, qu’il
ne modifie pas, même s’il prend la peine de supprimer la phrase qui
a choqué Wissowa. Il intègre par contre dans les éditions et traduc-
tions successives des références bibliographiques qui lui sont com-
muniquées, des corrections formelles etc .202.

199
Fr. Cumont, RHR 66, 1912, p. 125-129.
200
P. 6-7.
201
Voir encore une lettre de Toutain à Cumont après la parution de la 4e éd. des RO en
1929 (16/2/1930) : le savant français dit avoir une opinion un peu différente quant à
l’importance et au caractère de la diffusion des cultes orientaux en Occident mais s’in-
cline « avec admiration devant le labeur et la compétence » de Cumont.
202
Ce modus operandi de Cumont est également perceptible à travers les notes qu’il prit
dans son exemplaire de 1907. Cf. infra, p. 0-00.

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introduction historiographique LXI

Les Religions orientales durant l’entre deux-guerres

Dès le début des années vingt, deux des éditeurs des Religions orientales,
le français Leroux et l’allemand Teubner, écrivent à Cumont à propos
d’une réédition de l’ouvrage 203. Malgré plusieurs sollicitations de
Teubner et promesses de l’auteur, entre février 1923 et mai 1926 204,
ce n’est qu’en été 1927 que Cumont se consacre à nouveau aux RO 205
(après ses missions archéologiques à Doura-Europos en 1922-1923,
dont il publia rapidement les résultats en 1926). Il prévoit alors
une nouvelle édition à Paris chez Geuthner 206, qui sera traduite
en allemand et publiée par Teubner 207. De nombreuses lettres de
la correspondance permettent de suivre pas à pas la production
du livre (lettres de Geuthner, de l’imprimeur, mais aussi de Bidez,
fidèle « relecteur » d’épreuves 208) – mais nous n’entrerons pas dans
les détails techniques. Un litige oppose, à partir de l’automne 1928,
Geuthner à Leroux, qui avait publié les deux premières éditions des

203
Leroux, lettre du 12/2/1920 ; Teubner, lettre du 21/4/1922 : la réédition compren-
drait le texte non modifié et les notes revues.
204
Lettres de Teubner du 9/2/1923 ; du 3/5/1923 (Teubner attend le manuscrit de
Cumont depuis le mois de mars) ; du 22/6/1923 (Cumont est en retard ; il voudrait
une échéance) ; du 13/8/1923 (quand Cumont fera-t-il parvenir son manuscrit pour la
réédition). Il faut attendre le 20/8/1925 pour retrouver trace de Teubner dans la cor-
respondance, à propos de la réédition des RO. Le 15/9/1925, l’éditeur écrit à Cumont
qu’il ne souhaite pas une reproduction comme telle et préfère attendre la révision de
Cumont. Le 10/5/1926, une lettre de Teubner précise que Cumont enverra le texte
pour la réédition en automne.
205
Voir les lettres adressées à Cumont par G.J. Anderson (21/6/1927) et par H. Pirenne
(3/7/1927) : Cumont travaille à la 3e édition des Religions orientales ; ils ne se verront pas
pendant les vacances.
206
Geuthner avait déjà écrit à Cumont le 5/1/1925 pour lui demander l’autorisation de
réimprimer les RO. Le 4 juillet 1927, il lui fait une proposition pour la nouvelle édition
des RO (le livre serait tiré à 2000 exemplaires, dont 75 pour Cumont, qui toucherait 10%
de droits d’auteur).
207
Lettres de Teubner à Cumont du 31/8/1927 (sur la 3e éd. allemande des RO, sur le
prix de vente et les honoraires, sur la recherche d’un traducteur par l’intermédiaire de
Latte) ; du 8 septembre 1927 (négociation des coûts).
208
Lettres de Geuthner du 9/9/1928 (à propos de la réédition allemande des RO ; il
souhaite demander un petit droit à Teubner) ; du 19/9/1928 (les notes doivent être
recomposées car les corrections sont nombreuses ; les frais sont élevés : Cumont peut-il
limiter les corrections).
Lettres de l’imprimeur de Nogent-le-Rotrou, Daupeley-Gouverneur du 1/12/1928 (il
a envoyé les « placards » des Tables des RO et terminera l’impression fin décembre ; il
cherche le cliché de couverture) ; du 9/1/1929 (à propos du renvoi des Tables des Reli-
gions orientales : il manque le bon à tirer).
Lettres de Bidez relatives à la correction des épreuves du 8/11/1927 ; 7/5/1928 ;
22/8/1928.

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LXII les religions orientales

RO avant la guerre 209. L’affaire sera finalement résolue de la manière


suivante : Leroux publiera une troisième édition, sans note (mais
qui contient déjà l’appendice sur les mystères de Bacchus à Rome) ;
Geuthner une quatrième édition, avec notes revues et augmentées.
Ces initiatives répondent manifestement à une demande, l’ouvrage
– que l’on pourrait anachroniquement qualifier de best-seller en
matière de vulgarisation scientifique – étant « depuis longtemps
épuisé » 210.
Ces deux éditions françaises paraissent finalement en 1929. La
quatrième édition est accompagnée d’une nouvelle préface de Cu-
mont. Les recherches et découvertes, précise-t-il, se sont multipliées
en vingt ans, mais il n’a pas intégré dans le texte les discussions qu’el-
les suscitent ; en effet, il souhaite que, comme les leçons, le livre res-
te accessible « à la généralité des hommes cultivés ». « Le texte des
conférences n’a donc subi que des retouches ». Dans sa recension du
livre, Alphandéry en fournit un relevé 211 : « Les modifications appor-
tées au texte de 1905 se réduisent le plus souvent à des adjonctions
assez brèves, mais qu’on aurait tort de négliger : voir notamment
p. 81, 89, 110, 128 (sur l’Apocalypse d’Hystaspe et les prophéties),
p. 115 (sur les proverbes romains et les expressions qui rappellent
des croyances astrologiques), p. 168 (sur Jamblique) etc. En outre,
les pages 38-39 renferment deux paragraphes nouveaux qui traitent
de la conception naturiste et dualiste du salut et du fatalisme astral
dans les religions antiques ».
Le texte de cette quatrième édition contient, en outre, un appen-
dice sur les mystères de Bacchus à Rome. Remarquons, à la suite de
J.-M. Pailler, que, si la logique géographique du plan est ici rompue,
cet appendice révèle toutefois aussi une idée qui sous-tend les RO,
l’importance des mystères 212. Les notes, poursuit Cumont dans sa
préface, « ont été entièrement remaniées et considérablement aug-
mentées (…). On y trouvera d’une part, la mention d’ouvrages ou
d’articles auxquels pourra recourir le lecteur désireux d’approfon-
dir certaines questions particulières, et, d’autre part, la discussion

209
Sur cette affaire, lettres de Geuthner à Cumont du 28/11/1928 ; du 6/12/1928 ;
11/12/1928 ; 17/12/1928 ; 6/1/1929 (Geuthner demande l’accord de Cumont sur une
proposition) ; 1/5/1929 (Leroux fera une nouvelle édition sans notes).
210
Voir préface de Cumont à la 4e éd.
211
P. Alphandéry, Byzantion 6, 1931, p. 841-842.
212
Voir supra, p. XXII ; J.-M. Pailler, 1999, qu’on lira avec profit pour une analyse de cet
appendice au sein des RO et du contexte intellectuel dans lequel évoluait Cumont.

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introduction historiographique LXIII

ou du moins l’indication de faits ou d’opinions qui n’avaient pu


être signalés dans l’exposé forcément général de ces conférences ».
L’ouvrage comporte un index mais aussi des reproductions fidè-
les de « monuments choisis des cultes orientaux », interprétés par
une légende. « Cette illustration », explicite Cumont, « n’est pas une
simple parure. Les œuvres de l’art frappent plus notre imagination,
nous mettent en contact plus direct avec le passé que celles de la
pensée traduite par l’écrit, et elles deviennent toujours davantage
une source d’informations précieuses pour l’histoire des religions
antiques ».
La troisième édition allemande, calquée sur la quatrième édition
française, voit finalement le jour en 1931 213. Le traducteur, A. Burc-
khardt-Brandenberg, qui a bénéficié des conseils et de l’aide de
K. Latte, précise dans son court avant-propos que Cumont a encore
aimablement communiqué à l’éditeur des compléments aux notes
et aux légendes des illustrations, durant le printemps 1930. Cette
édition allemande représente donc l’état le plus récent des Religions
orientales.
Ces nouvelles éditions françaises et allemande rencontrent, une
fois encore, un franc succès 214. Elles font l’objet de nombreuses re-
censions – 38 actuellement repérées – 215, en Allemagne, en France,
en Belgique, en Grande-Bretagne et en Italie principalement 216, tant
dans des périodiques relativement généralistes que dans des revues
spécialisées. Près de la moitié des recenseurs sont des correspondants
de Cumont, qui, pour certains – notamment des ecclésiastiques –,

213
La correspondance passive de Cumont fournit ici aussi de nombreuses indications sur
la production du volume. Voir lettres de Teubner du 27/9/1928 (il attend le texte de
Cumont) ; du 27 octobre 1928 (sur le regroupement des illustrations) ; du 2/1/1929 (T.
attend la fin des notes ; sur la traduction dont se chargera A. Burckhardt-Brandenberg) ;
du 29/10/1929 (sur les notes auxquelles travaille le traducteur, sous l’égide de Latte ;
sur la correction des épreuves) ; du 2/11/1929 (sur la taille volumineuse du livre ; sur le
prix) ; du 27/11/1929 (sur le prix du livre et les honoraires de Cumont) ; du 5/12/1929
(sur les honoraires et le tirage) ; du 17/4/1929.
Lettre du traducteur, du 6/2/1930. Lettre d’E. Honigmann, professeur à Breslau, du 1er
avril 1930 (sur une liste d’erreurs dans les RO, qui pourrait être utile pour la prochaine
édition).
214
Geuthner prévoyait de tirer le livre à 2000 exemplaires (lettre à Cumont du
4/7/1927).
215
38 comptes rendus ont été repérés actuellement, dont 22 à la 4 e éd. française et 13 à
la 3e éd. allemande.
216
Allemagne : 2 + 10 ; France : 11 ; Belgique : 5 ; Grande-Bretagne : 5 ; Italie : 4 ; Tché-
coslovaquie : 1.

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LXIV les religions orientales

n’hésitent pas à formuler des remarques critiques. La majorité des


comptes rendus 217 est toutefois très largement descriptive – quelle
que soit la longueur des textes. Et tous, même les recenseurs criti-
ques, célèbrent les mérites de l’œuvre et de l’auteur 218. La richesse
des notes et de la bibliographie, l’intérêt des illustrations et de leur
légende sont maintes fois soulignés 219, tout comme le style attrayant
de l’auteur. Nombreux sont les recenseurs à souligner l’intérêt de
l’ouvrage tant pour un large public que pour le spécialiste 220.
Quelques voix critiques se font cependant entendre du côté des
catholiques francophones, principalement dans des revues destinées
au public cultivé. Elles portent surtout sur la question de savoir si les
religions orientales ont préparé le terrain au christianisme. Si Braun
élude la question, Allo, dans La vie intellectuelle 221, refuse absolument
cette possibilité, en usant d’arguments qui tiennent plus du discours
apologétique que scientifique, comme Lagrange précédemment 222.
« Ce qui manque », relève-t-il, « c’est que l’auteur ait su joindre au
respect qu’il a certainement pour le christianisme une appréciation
philosophique plus exacte du caractère original et unique qui en
révèle la transcendance ». Deux jésuites par contre, Denoël et de
Jerphanion, admettent désormais explicitement, y compris dans des
revues destinées à un « large » public, que les religions orientales ont
pu préparer le triomphe de l’Église 223 :

217
25 comptes rendus sur 31 vus.
218
Nock évoque une « superb historical perspective » (Journal of Hellenic Studies 50, 1930,
p. 169-170), Alphandéry un « ouvrage magistral » (1931, p. 841-844), Denoël un « livre
de chevet pour l’historien des religions » (Nouvelle revue théologique 58, 1931, p. 262-266) ;
Dussaud, l’ « ouvrage classique et magistral de notre éminent collègue » (Syria, 1930, p.
190-192) ; Jerphanion loue l’« immense érudition de M. Cumont » et le « charme d’un
exposé limpide autant que riche et profond » (Études 203, 1930, p. 5-22) ; selon Nils-
son, « das Buch Cumonts gehört zu den wenigen Klassikern der Religionswissenschaft »
(Deutsche Literatur Zeitung. Wochenschrift, 1931, c. 2064-2065). Voir aussi, n.s., Asiatic Review
27, 1931, p.755-756 : « This volume has enjoyed, on account of its profound scholarship,
a worldwide reputation » ; N.H. Baynes, Byzantinische Zeitschrift, 1929, 29, p. 436.
219
Voir par ex. V. Gebhard, Blätter für das Bayerische Gymnasial-Schulwesen, 1931, p. 34-35 :
« Ein Schatz von Gelehrsamkeit ist hier niedergelegt ».
220
A. D. Nock, 1930 ; M. P. Nilsson, 1931 ; R. Dussaud, 1930 ; E. Bickel, Philologische
Wochenschrift 51, 1931, 1179-1187.
221
Revue catholique française fondée en 1928 à Paris.
222
Voir E. B. Allo, « L’Asiatisme de nos pères », La vie intellectuelle, 3, 10 déc. 1930, p. 420-
447 ; cf. supra, p. L-LI.
223
P. Denoël, 1931 ; G. de Jerphanion, 1930, p. 18

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introduction historiographique LXV

« Sans doute pareille proposition n’offre rien à priori d’inacceptable


pour un catholique. Dieu aurait pu se servir de ces mouvements reli-
gieux, si troubles qu’ils aient été, pour la réalisation de son œuvre » 224.
« Quand il serait prouvé (…) que “l’esprit religieux et mystique de
l’Orient”, s’imposant peu à peu à la société entière, “a préparé tous les
peuples à se réunir dans le sein d’une Église universelle” (…), l’action de
la Providence est-elle supprimée par là ? On nous parle de l’aboutissement
d’une évolution ; on ne dit rien de la Cause première qui la dirige et, en
réalité, l’opère. Elle n’est ni affirmée, ni rejetée. Question métaphysique
que l’historien réserve (…). Ainsi le géologue, en nous montrant dans
l’état actuel de la terre, l’aboutissement d’une longue suite de transforma-
tions, n’attaque ni ne défend le dogme de la création. Il est neutre » 225.

Mais, tout en acceptant cette possibilité, ils insistent également


fortement sur les différences qui séparaient le christianisme des re-
ligions orientales et païennes tardives226, tels, pour de Jerphanion,
l’immoralité des légendes et l’esprit syncrétique227. Tandis que De-
noël précise :

« Une étude plus approfondie de ces différences, surtout de l’esprit qui


anime ces cultes de part et d’autre, ferait s’estomper fortement l’espoir
de tout expliquer par la seule évolution des croyances. Le rôle historique
de Jésus-Christ, sa prédication, la fondation de son Église, sont des fac-
teurs qui ont interrompu cette évolution, même si l’on admet que celle-
ci ait en quelque manière favorisé la propagation du christianisme. »

En outre, ajoutaient ces savants, les religions orientales cons-


tituaient un obstacle au développement du christianisme : son
triomphe est donc d’abord dû au Christ, vraie « Lumière qui vient
d’Orient » 228. La nature transcendante du christianisme, intrinsè-
quement différente des religions païennes, est ainsi réaffirmée avec
force. Notons que ces recenseurs catholiques ont tous évoqué la
« probité » de Cumont, sa « grande lucidité d’esprit », son « souci
d’objectivité » dans son traitement des questions relatives aux rap-

224
P. Denoël, 1931.
225
G. de Jerphanion, 1930.
226
G. de Jerphanion, 1930 ; P. Denoël, 1931 ; E. B. Allo, 1930, qui refuse la possibilité
d’une préparation du triomphe du christianisme par les religions orientales, insiste aussi
sur ces différences.
227
G. de Jerphanion, 1930.
228
G. de Jerphanion, 1930.

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LXVI les religions orientales

ports christianisme-religions orientales. Une fois seulement – et c’est


là une différence importante par rapport à la « première généra-
tion » de comptes rendus – est mentionnée rapidement sa « sympa-
thie » pour Mithra, qui « lui ferait forcer la note » 229. Le problème
des rapports christianisme-religions orientales ne semble donc plus
guère préoccuper les recenseurs non francophones 230.
Quelques critiques, rares, mais a posteriori avisées, portent sur le
rôle médiateur des mondes grec et hellénistique. Le monde grec
s’était ouvert, avant le monde romain aux influences orientales, re-
lève rapidement Dussaud 231. Bickermann développe davantage cette
idée 232 : en 1905, Cumont voulait montrer la transformation des
religions orientales dans l’Occident latin et la refonte du paganisme
latin sous leur influence. Mais le nouveau matériel, les nouvelles
recherches ont déplacé cette question de départ, comme le montre
très clairement l’appendice de la nouvelle édition sur les mystères
romains de Bacchus, que Cumont a ajouté en arguant qu’ils devien-
nent semi-orientaux à Rome. Or, poursuit Bickermann, les religions
orientales ont, elles aussi, atteint Rome non dans leur état « origi-
nel », mais dans leur formes syncrétiques, hellénisées, à demi-grec-
que. Il faut donc en tenir compte afin de mieux comprendre l’action
de l’Orient à Rome. C’est cette hellénisation des Religions orientales
qui permet de répondre à une question que posait Cumont dans sa
préface : pourquoi les cultes orientaux et non les cultes celtiques ou
ibériques ont-ils trouvé une telle diffusion en Occident. L’astrologie
également a été marquée par l’influence grecque, notamment par la
notion de logos.
Un autre allemand, Bickel, émettra plusieurs critiques de fond sur
l’œuvre du savant belge. La plus importante, a posteriori, concerne la
pertinence d’un plan géographique, qui ne permet guère, selon lui,
d’étudier de manière adéquate le développement de ces religions
hors de leur lieu d’apparition et les influences réciproques qu’elles

229
G. de Jerphanion, 1930, p. 19.
230
E. Bickel, 1931. Dans l’état actuel de mes recherches, seul Bickel s’exprime de ma-
nière critique à ce propos : l’évolution que propose Cumont des religions orientales vers
le christianisme lui semble douteuse en bien des points ; leur importance a été suréva-
luée. Selon lui, le christianisme serait davantage dans la lignée du culte impérial, d’un
point de vue sociologique ; tandis que l’idéal ascétique qui primait dans le christianisme
trouvait plus de points de comparaison dans l’éthique sociale qui se développe à partir
de Sénèque dans le monde latin.
231
R. Dussaud, 1930.
232
E. Bickermann, Orientalistische Literaturzeitung, 1931, c. 210-213

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introduction historiographique LXVII

exercent alors les unes sur les autres ; en outre, l’appendice sur les
mystères de Bacchus trouve peu à sa place, au sein d’un tel plan 233.
Mais ces quelques critiques représentent, quantitativement, une
part minime au sein des chœurs de louanges qui chantent l’œuvre
du maître. Celle-ci constitue déjà un « classique », une référence
qui suscite nettement moins de débats, moins de passions que pré-
cédemment (le nombre de comptes rendus qui y sont consacrés
est d’ailleurs moins élevé). Une certaine évolution est perceptible
au niveau de la réception de l’ouvrage par les catholiques : moins
âpres dans leurs critiques, certains ne rejettent plus absolument la
possibilité que les religions orientales aient pu préparer le terrain au
christianisme.
Quant aux ouvrages, qui paraissent – ou font l’objet de réédi-
tions – dans l’entre-deux-guerres, sur des thématiques voisines des
religions orientales, ils ne mettent pas en cause les conclusions de
Cumont 234 – Toutain ne fut donc guère suivi 235. Il apparaît en outre,
d’après une enquête récente de V. Krech, que les Religions orientales
(tout comme Les mystères de Mithra) exercèrent une influence cer-
taine sur le monde scientifique allemand 236. Dans sa préface à Lux
perpetua, ouvrage posthume de Cumont, paru en 1949, Canet qua-

233
D’après Bickel, Cumont méconnaît en outre l’importance de la notion de sauveur,
qui est tout orientale et qui imprègne fortement le culte impérial. Le savant, poursuit-il,
n’évalue pas à leur juste mesure les religions grecque et romaine – cette dernière n’est
pas enfantine. Cumont a surévalué les religions orientales.
234
Voir par ex. Frazer, Adonis, Attis, Osiris, 2e éd. 1919 (1ère éd. 1906) ; R. Reitzenstein,
Die hellenistischen Mysterienreligionen, Leipzig, 3e éd. 1927 (1ère éd. 1910) ; A.J. Festugière,
La révélation d’Hermès Trismégiste, 1944-1945 (ouvrage dédié à Cumont ; t. I, p. IX de la pré-
face : « ce sont les travaux de M. Cumont sur Mithra et sur les religions orientales dans le
paganisme romain qui ont éveillé en moi l’ardent désir d’étudier à mon tour les religions
de l’antiquité. De ce jour, quelque voie que je tentasse, je l’ai trouvé comme un guide
sur ma route. Et la Fortune a permis que je pusse profiter, non seulement de ses écrits,
mais de ses conseils. C’est pour moi un honneur et une grande joie qu’il ait daigné ac-
cepter la dédicace de ce livre ») ; M. Rostovtzeff, Mystic Italy, 1927 ; A. D. Nock, études
regroupées sous le titre Essays on religion in the ancient world, 1973 ; P. Wendland, Die helle-
nistisch-römische Kultur in ihren Beziehungen zum Judentum und Christentum, 2e éd., Tubingen,
1912 ; K.H.E. De jong, Das antike Mysterienwesen in religionsgeschichtlicher, ethnologischer und
psychologischer Beleuchtung, 2e éd., La Haye, 1919 (1ère éd. 1908) ; R. Pettazzoni, I misteri.
Saggio di una storia storico-religiosa, Bologne, 1924 ; A. Loisy, Les mystères païens et le mystère
chrétien, Paris, 1919 ; N. Turchi, Le religioni misteriosofiche del mondo antico, 1923.
235
Voir cependant J. Geffcken, Der Ausgang des griechisch-römischen Heidentums, Heidel-
berg, 1929, p. 246, n. 1, qui considère l’ouvrage de Toutain comme « eine notwendige
Modifizierung von F. Cumonts bewundernswerten, aber hie und da etwas einseitigen
Arbeiten über die orientalischen Religionen der Spätantike ».
236
V. Krech, Wissenschaft und Religion. Studien zur Geschichte der Religionsforschung in Deuts-
chland 1871 bis 1933, Tübingen 2002.

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LXVIII les religions orientales

lifie les Religions orientales dans le paganisme romain de « livre célèbre


– aussi important, sans doute, que la Cité antique de Fustel de Cou-
langes » 237. Cette réputation ne se ternira pas dans les décennies qui
suivent.

La postérité des Religions orientales

D’une œuvre incontournable…

Durant la seconde moitié du XXe s., les Religions orientales et leurs


traductions continuent à susciter l’intérêt du public, comme le
prouvent les diverses réimpressions dont elles font l’objet. Le livre
est d’abord réédité en 1956 par les « Dover Publications » à New
York, d’après l’édition américaine de 1911. Au dos de la couverture,
l’ouvrage est présenté comme « the best general picture, on an
intermediate level, of this important moment in cultural history. It is
also of great value in analyzing an era which shared certain cultural
problems with our own time ». Cette réédition fait l’objet de quelques
comptes rendus 238, fort élogieux, voire « hagiographiques » dans le
cas des revues belges. La quatrième édition française est réimprimée
par Geuthner, en 1963. La traduction italienne fait quant à elle l’objet
d’une réédition en 1967, chez Laterza, à Bari mais… ne reprend pas
les notes ; elle est accompagnée d’une préface de S. Donadoni. En
1990 encore, le livre est réédité en italien… par « I libri del Graal »,
à Rome.
La notion même de religions orientales paraît consacrée dans le
titre de la collection « verte » inaugurée en 1961 et dirigée par M.J.
Vermaseren jusqu’à son décès : les fameuses Études préliminaires aux
religions orientales dans l’empire romain.
L’ouvrage de Cumont reste ainsi pendant plusieurs décennies
une référence incontournable et quasi incontestée. M. Simon évo-
quait, à propos de leur succès, « Franz Cumont dont l’autorité uni-
que en la matière est universellement reconnue » 239. Le savant belge
est encore qualifié de « maître » par Turcan qui s’interrogera toute-

237
Fr. Cumont, Lux perpetua, Paris, 1949, p. XX.
238
J’en ai dénombré 6 à ce stade de mes recherches.
239
M. Simon, « Early Christianity and Pagan Thought », Religious Studies 9, 1973, p. 392
(cité par MacMullen, p. 10).

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introduction historiographique LXIX

fois aussi sur la validité du concept de « religions orientales » 240. Une


enquête bibliométrique effectuée par G. Van Hooydonk et Gr. Milis-
Proost a montré que les Religions orientales étaient encore largement
citées dans des articles publiés entre 1972 et 1994 241. La limpidité
de l’exposé et la force des idées développées par l’auteur jouèrent
vraisemblablement un rôle important dans le succès remporté par
cet ouvrage 242.

… au « basculement » progressif « dans l’historiographie »

À partir des années 1980, le prestige des Religions orientales commence


à s’éroder. Dans sa synthèse sur le paganisme dans l’Empire romain,
MacMullen conteste à plusieurs reprises Cumont, en lui opposant
Toutain, dont il réhabilite la méthode et les conclusions : les religions
« orientales » – et notamment les cultes isiaques – n’ont pas eu en
Occident l’importance que leur accordait Cumont 243. Ce dernier
a en outre abusé de « caractérisations générales de la vie religieuse
de l’époque », tel le « rabougrissement » supposé des religions
traditionnelles, pour expliquer le succès des cultes orientaux et du
mithriacisme. Mais poursuit MacMullen 244,

« A l’appui de telles interprétations, ni Cumont, ni aucun adepte de


l’école d’interprétation qui parle en termes de “force spirituelle, faibles-
se spirituelle”, ne proposent d’arguments sérieux. Les éléments de des-
criptions eux-mêmes sont trop vagues pour être utiles ; ils sont d’ailleurs
doublement inutiles, car ils mettent en jeu des normes centrées sur des
préjugés que personne ne prend jamais la peine d’expliciter, ni peut-être
même d’examiner. Inutiles encore, car ils s’appliquent à une population
dont les caractéristiques éthiques et les pensées intimes, non seulement
nous sont presque intégralement inaccessibles, mais n’ont en outre pas
même été étudiées sur les rares données qu’on pouvait utiliser ».

240
R. Turcan, Les cultes orientaux dans le monde romain, 2e éd., Paris, 1992, p. 14 (1ère éd.
1989).
241
G. Van Hooydonk, Gr. Milis-Proost, « The scientifical survival of Franz Cumont : A
bibliometric analysis », in Les syncrétismes religieux dans le monde méditerranéen antique. Actes
du Colloque International en l’honneur de Franz CUMONT à l’occasion du cinquantième anniver-
saire de sa mort, éd. C. Bonnet, A. Motte, Bruxelles-Rome, 1999, p. 81-91 et 83. Seules
ses Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains (1942) font l’objet d’un plus grand
nombre de citations.
242
J.-M. Pailler, 1999, p. 646.
243
R. MacMullen, Paganisme dans l’Empire romain, 1987, p. 10, 185, et n. afférente,
p. 194.
244
P. 194.

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LXX les religions orientales

Remarquons aussi que MacMullen utilise désormais des guille-


mets pour orner l’adjectif de la formule religions « orientales », sans
toutefois justifier ce choix.
Par sa synthèse Ancient Mystery Cults parue en 1987, Burkert, on
l’a déjà signalé, a largement contribué à la révision du concept « re-
ligions à mystères » et, ce faisant, à celui de « religions orientales »,
qui étaient pratiquement synonymes pour Cumont 245.
En 1989, trois savants français se penchent, indépendamment les
uns des autres, sur les religions orientales. R. Turcan leur consacre
un ouvrage et s’interroge, dans son introduction sur la définition de
« cultes orientaux » : cette catégorie, remarque-t-il, est restrictive,
puisqu’elle est limitée au paganisme, mais aussi ambiguë : « Elle sup-
pose, en effet, ou donne à supposer, que ces religions ont été impor-
tées telles quelles et qu’elles sont restées purement orientales en mi-
lieu occidental ». Or, souligne Turcan, ces religions, qui ne sont pas
arrivées « ensemble et en même temps » dans le monde romain, ont
fait l’objet d’une hellénisation préliminaire : dès lors, suggère-t-il,
« plutôt que de “religions orientales”, il faudrait donc parler – pour
être plus exact – de religions d’origine orientale ou de religions gréco-
orientales ». Toutefois, reconnaît-il, cette typologie est « quelque peu
abstraite ou même étrangère à l’histoire », elle se confond avec les
religions à mystères, elle ne forme une unité que dans la vision com-
bative de ses adversaires, tel Firmicus Maternus ; elle tend en outre à
« négliger les particularités respectives ». Toutefois, Turcan ne se dé-
marque guère de Cumont, à certains niveaux : il reprend en bonne
partie le plan des RO ; comme le « maître », il porte son attention sur
les croyances, sur la religion comme système satisfaisant le corps et
l’âme, les sens et l’esprit. Sur d’autres points, le progrès, par rapport
à l’œuvre de Cumont, est manifeste : l’importance du relais grec, la
chronologie plus fine, l’usage plus systématique des inscriptions, les
processus d’acculturation, d’identité/altérité et de romanisation.
J.-M. Pailler propose quant à lui une esquisse historiographique
sur les religions orientales et des perspectives de recherches : à l’âge
des fondateurs, marqué par l’œuvre de Cumont succèdent « les pa-
tientes recensions documentaires internationales » publiées dans la
fameuse collection dirigée par M.J. Vermaseren, les EPRO, les Études
préliminaires aux religions orientales dans l’empire romain. Des problèmes

245
Cf. supra, p. XLIII-XLIV.

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introduction historiographique LXXI

fondamentaux demeurent toutefois : qu’en est-il de l’unité du phé-


nomène ? quelle est l’importance relative des religions orientales
par rapport au paganisme classique ? (…) ; enfin, quelle importance
faut-il attribuer aux religions orientales dans l’évolution vers l’anti-
quité tardive ?
La réflexion la plus novatrice, en 1989, vient sans conteste
d’A. Rousselle qui s’interroge sur le concept même de religions
orientales 246. Celles-ci, constate-t-elle d’emblée, n’existent pas dans
les provinces d’Asie : on y trouve… des « cultes indigènes »… ; de
plus, ce concept a été développé par Fr. Cumont en l’absence de
documents orientaux. La formule « religions orientales » a donc été
utilisée comme si elle représentait un objet historique réel, alors
qu’elle se révèle être un concept qui a lui-même créé un champ
d’étude. Mais, remarque-t-elle, « nos bibliographies de religions
orientales n’ont pas encore fait basculer Cumont dans l’historio-
graphie » 247. La savante se penche alors sur la genèse de ce concept
et sur son usage par Fr. Cumont. Grâce à l’utilisation de la formule
« religions orientales », le savant belge a pu résister à un concept en
vogue, celui de « mystères » mais aussi se détacher des conflits du
modernisme, en posant « la question des religions orientales » « in-
dépendamment des problèmes d’origine du mystère chrétien ». Ces
dernières interprétations peuvent être nuancées à la lumière de ce
que nous avons exposé ci-dessus.
Les recherches menées depuis plus de dix ans, principalement
par C. Bonnet, sur la correspondance scientifique de Cumont et sur
les réseaux intellectuels au sein desquels il s’insérait ont également
contribué à envisager la production du savant sous un jour nouveau,
à en faire un objet d’étude historiographique, à l’instar d’autres
« grands noms » des études anciennes 248.
Parallèlement aux enquêtes historiographiques sur Cumont et
les religions orientales, les études consacrées à la religion romaine
depuis trois décennies ont largement contribué aux remises en ques-
tion dont fait l’objet le concept de religions orientales 249. La religion

246
A. Rousselle, « La transmission décalée. Nouveaux objets ou nouveaux concepts ? »,
Annales ESC, janvier-février 1989, p. 161-171.
247
A. Rousselle, Transmission décalée, p. 163.
248
Sur ces recherches, voir notamment, C. Bonnet, Correspondance scientifique, 1996 ;
Ead., Le «grand atelier de la science», 2005.
249
Notamment sous l’impulsion des études de J. Scheid, de M. Beard, J. North et S. Price
et de J. Rüpke.

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LXXII les religions orientales

publique romaine n’est plus aujourd’hui considérée comme une re-


ligion froide et prosaïque, incapable de parler au cœur des hommes
et décadente dès Auguste, voire dès le IIe s. av. n.è. Désormais, elle
est traitée comme un ensemble cohérent, indissociable de la société
dont elle constitue une composante fondamentale. Ainsi, la religion
publique romaine, phénomène collectif, inscrit au cœur de la cité,
vise comme but premier le bien-être terrestre des citoyens, par l’ac-
complissement d’un certain nombre de rites : les dieux, partenaires
de la cité, lui garantissent la réussite s’ils reçoivent les honneurs qui
leur sont dus. L’évolution religieuse sous l’Empire ne fait plus l’objet
d’une interprétation linéaire, voire téléologique, dans laquelle les
« cultes orientaux » représentent l’étape entre le polythéisme gréco-
romain et le christianisme. Les cultes de l’Empire que l’on qualifiait
d’ « orientaux » ou « à mystères » sont davantage étudiés au sein des
systèmes religieux, civiques ou communautaires dans lesquels ils sont
pratiqués. On prête davantage attention aux problématiques d’alté-
rité, d’intégration, de cohabitation et d’interaction entre les diffé-
rentes formes d’expression religieuse (polythéisme traditionnel et
nouveaux cultes, y compris judaïsme et christianisme) ; on s’intéres-
se également davantage à la visibilité de ces cultes, à leur attractivité,
aux rites mis en œuvre, aux lieux où ils se déroulent, aux acteurs, au
cadre juridique (s’agit-il de sacra publica, de cultes publics reconnus
officiellement ou de cultes tolérés) 250. L’article de N. Belayche con-
sacré à La romanité des cultes « orientaux » représente à cet égard une
contribution remarquable et le résumé qu’en fournit l’auteur vaut
la peine d’être cité 251, dans la mesure où les raisons de l’appellation
« cultes orientaux » sont clairement identifiées :

« La pratique d’honorer des dieux étrangers en plus des dieux romains


ou de les intégrer dans la religion d’État, malgré leurs singularités et
leur exotisme formel, est aussi vieille que l’Urbs. Si les “cultes orientaux”

250
Voir par ex. M. Beard, J. North, S. Price, Religions of Rome, Cambridge, 1998, p. 246-
247 et ss. ; J. Scheid, « Religions in Contact », in Religions of the Ancient World. A Guide, éd.
S. I. Johnston, Cambridge (Mass.), Londres, 2004, p. 112-126 (l’expression « religions
orientales » semble évitée [elle n’apparaît qu’une fois, p. 123] ; il est question de cultes
étrangers [parmi lesquels ceux que l’on qualifie encore de cultes « orientaux » mais aussi
le judaïsme et le christianisme], intégrés officiellement ou non, à Rome même, dans les
colonies ou municipes ou encore dans les diverses communautés civiques de l’empire) ;
S. Price, « Homogénéité et diversité dans les religions à Rome », Archiv für Religionsges-
chichte 5, 2003, p. 180-197.
251
N. Belayche, « «Deae Suriae Sacrum». La romanité des cultes «orientaux» », Revue
historique 615, 2000, p. 565-592.

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introduction historiographique LXXIII

sont pourtant devenus un objet historique traité singulièrement, c’est


qu’ils furent d’abord fustigés par des Romains eux-mêmes, en quête
d’identité. Puis, leur condamnation par les auteurs chrétiens fut relayée
par l’approche historiographique choisie par le grand maître Franz Cu-
mont. L’examen de la diffusion de ces cultes en Occident prouve au
contraire qu’ils furent, pour certains, intégrés au sacra publica et, pour
d’autres, qu’ils se diffusèrent sous une forme religieuse romaine qui les
rendait familiers. Cette plasticité fut un des facteurs de leur succès ».

Les cultes « orientaux » sont à présent presque toujours évoqués


avec des guillemets, signe manifeste du malaise que les chercheurs
ressentent devant cette catégorie qui reste commode mais n’a pas
encore été vraiment dépassée. Certains préconisent d’ailleurs l’aban-
don du « standard term ‘Oriental religions’ », développé par Franz
Cumont, et lui préfèrent des formules telles « nouveaux cultes » ou
« cultes étrangers » 252 : en effet, l’Orient n’est pas une catégorie ho-
mogène ; ces cultes différents proviennent de diverses traditions re-
ligieuses qui ont peu de choses en commun : « Overall there is as
much to separate these new ‘Eastern’ cults, as there is to group them
together into a single category » 253. En outre, les mystères, même
quand ils se proclament orientaux, sont plutôt d’origine grecque.
« On ne peut pas davantage admettre l’existence d’une recherche
commune du salut qui aurait fait des cultes orientaux les précurseurs
et les rivaux du christianisme. Car aucun ensemble d’arguments ne
vient à l’appui de cette présomption. Il s’agit d’une christianisation
illicite » 254.
Notons aussi qu’imperceptiblement nous avons glissé – avec les
chercheurs qui les étudient – des « religions orientales » aux « cultes
orientaux », dans la mesure où l’accent est davantage mis sur les
pratiques que sur la théologie ou l’éthique. Les transformations re-
ligieuses de l’Antiquité tardive ne sont plus attribuées aux religions
orientales, comme le voulait Cumont et telles qu’il les entendait.
Les profondes mutations qu’on enregistre sous l’Empire semblent
plutôt liées à une transformation progressive de la nature même des
pratiques religieuses, sous l’influence de certains mouvements phi-

252
M. Beard, J. North, S. Price, Religions of Rome, p. 246-247 et ss. ; S. Price, Homogé-
néité.
253
Sur cette ligne, voir aussi, tout récemment, T. Kaizer, « In search of oriental cults.
Methodological problems concerning ’the particular’ and ’the general’ in near eastern
religion in the hellenistic and roman periods », Historia 55, 2006, p. 26-47.
254
S. Price, Homogénéité, p. 183.

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LXXIV les religions orientales

losophiques et de deux « vraies religions orientales » 255, le judaïsme


et le christianisme, le second étant, en bonne partie, l’héritier du
premier.
Repenser les « religions orientales » à l’occasion du centenaire de
l’œuvre de Cumont : voilà un défi qui s’imposait. Avant même cette
réédition, il a été au cœur des rencontres que C. Bonnet, J. Rüpke et
P. Scarpi ont organisées, dans le cadre d’un programme de recher-
ches franco-italo-allemand 256, autour du thème « Les religions orien-
tales dans le monde grec et romain » 257. Ce chantier, qui a fonction-
né en 2005-2006 avec près d’une soixantaine de chercheurs et qui
est l’objet de plusieurs publications sous presse 258, a montré que, si
aujourd’hui les « religions orientales » sont une catégorie inadéqua-
te qu’il est urgent de déconstruire, elle a pourtant constitué, dans le
contexte qui l’a vu naître, un instrument opératoire d’enquête et de
connaissance. G. Dumézil, à propos du concept de civilisation indo-
européenne, affirmait ainsi : « à tout considérer, cette inadéquation
de l’étiquette à son objet est justement ce qui la recommande : el-
le se trahit par ce qu’elle doit être, c’est-à-dire un signe convention-
nel » 259. On reconnaîtra à Franz Cumont le mérite d’avoir inventé ce
signe conventionnel, d’avoir, grâce à lui, forgé un savoir spécialisé et
de nous avoir laissé en héritage le soin de réfléchir sur la manière de
le dépasser 260.

255
Pour cette expression appliquée au judaïsme et au christianisme, voir J. Scheid, La
religion des Romains, Paris, 1998, p. 154 ; Id., dans sa préface à l’ouvrage de Stroumsa.
256
Soutenu par la Fondation Maison des Sciences de l’Homme (Paris), la Deutsche Fors-
chungsgemeinschaft et la Fondazione Villa Vigoni.
257
Cf. supra, n. 3.
258
Voir notamment Archiv für Religionsgeschichte 2006 et le volume C. Bonnet - J. Rüpke
- P. Scarpi (éd.), Religions orientales, culti misterici, Mysterien : nouvelles perspectives - nuove
prospettive - neue Perspektiven, Stuttgart 2006.
259
Leçon inaugurale au Collège de France, Paris, 1949, p. 6-7.
260
On rappellera ici le texte de Max Weber (1904) sur l’objectivité scientifique, où il dé-
finit la science comme «une continuelle alternance entre la tentative d’ordonner, dans
la pensée, des faits par la construction de concepts, la dissolution des tableaux de pensée
ainsi obtenus grâce à l’élargissement et au déplacement de l’horizon de la science, et le
re-formation de concepts sur la base ainsi modifiée». M. Weber, Die «Objektivität» sozial-
wissenschaftlicher und sozialpolitischer Erkenntnis, in Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre,
Tübingen, 1988, p. 207 (trad. fr. Paris, 1992, revue par H. Bruhns).

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Note à l’usage des lecteurs

En ce qui concerne l’orthographe des noms propres, on a conservé


les choix faits par Franz Cumont, même s’ils apparaissent parfois,
aujourd’hui, quelque peu désuets. Dans le cas d’erreurs pures et
simples, elles ont été corrigées, tandis que, face à des transcriptions
concurrentes (par exemple : Bel ou Bêl), on a uniformisé d’après
l’orthographe qui semblait la plus judicieuse. Notre souci était
naturellement de proposer aux lecteurs un texte aussi fidèle que
possible à l’original.

On trouvera dans les marges extérieures du texte de Cumont des


appels de note en numérotation continue. Ils renvoient aux notes
manuscrites de Cumont compilées dans la troisième partie de ce
volume, « L’Atelier de Franz Cumont », conformément au projet
éditorial qui sous-tend la collection Bibliotheca Cumontiana. Ces no-
tes figurent dans l’exemplaire de la première édition (tirage de 1907)
possédé par Cumont et conservé à Rome, à l’Academia Belgica. Elles
sont donc insérées dans une version du texte qui n’est pas celle que
nous publions ici, puisqu’il s’agit de la quatrième édition (1929),
d’où parfois la difficulté de rattacher ces notes à un endroit précis
du texte proposé (remanié ou non en fonction de ces notes) et la
part d’arbitraire dans nos choix que les lecteurs comprendront et
excuseront aisément.

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FRANZ CUMONT
MEMBRE DE L’INSTITUT

LES

RELIGIONS ORIENTALES
DANS LE

PAGANISME ROMAIN

CONFÉRENCES
FAITES AU COLLÈGE DE FRANCE EN 1905

QUATRIÈME ÉDITION

REVUE, ILLUSTRÉE ET ANNOTÉE

PUBLIÉ SOUS LES AUSPICES DU MUSÉE GUIMET

1929
LIBRAIRIE ORIENTALISTE PAUL GEUTHNER
13, Rue Jacob, PARIS (vie)

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À mon maître et ami Charles MICHEL

1886 - 1928

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