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FRANCE ?»
Alexandre Mirlesse - ENS Arthur Anglade - HEC
26 avril 2006
I Dossier historique 3
Introduction 4
Références 27
1
II Éléments de politique culturelle 28
VI Problèmes organisationnels 30
1 Un problème d’échelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
2 Une répartition opaque des rôles et du pouvoir de décision . . . . . . . . . . . . . . . 33
3 Un Ministère du Goût ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
4 Un budget sans cesse menacé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
5 Un « grand ministère » pour endiguer la menace ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
XI ANNEXE DOCUMENTAIRE 47
Références 52
2
Première partie
Dossier historique
3
Introduction
L’État culturel est bien le produit d’une lente sédimentation, dont le noyau est constitué dès le
règne de Louis XIV, autour du mécénat royal et de la Surintendance des Bâtiments du Roi. Mais la
politique culturelle est, quant à elle, une invention essentiellement moderne : elle a même une date
de naissance, le 24 juillet 1959, qui voit paraître le décret « portant organisation du Ministère chargé
des Affaires Culturelles ». Ce Ministère nouveau, instrument d’une vision messianique et prestigieuse
de la culture, est sans exemple dans l’histoire. Mais Malraux, le génial prophète, n’a jamais prétendu
faire table rase du passé ; son administration, militante et pragmatique, est tributaire d’un siècle et
demi d’interventions de l’État dans le domaine culturel, trop éparses pour constituer une véritable
politique, mais fondatrices de traditions et de modèles auxquels nous nous référons encore.
Il est donc difficile pour l’historien d’opter entre la représentation des continuités d’une part, qui
rend compte de la constitution de l’administration culturelle actuelle par superposition des missions
et extension progressive des attributions ; et la représentation discontinue d’autre part, visant à dis-
tinguer des types historiques d’État culturel (cette dernière méthode étant adoptée par Ph. Poirrier,
qui en distingue quatre : l’État des Beaux-Arts, l’État esthétique, l’État libéral, l’État culturel).
Choix d’autant plus délicat que la même tension entre permanence et historicité existe au sein du
mot de « culture » qui désigne aussi bien une culture universelle et immuable, liée à la condition
humaine qu’un instantané culturel (à un instant donné, l’ensemble des phénomènes, productions et
échanges d’une société), soumis à l’Histoire.
Préférant les vertus de la pédagogie aux prestiges de la dialectique, nous nous sommes décidés
pour une méthode mixte, chronologique et structurelle à la fois : elle nous permettra de dégager
des types-idéaux de politique culturelle, qui sont présents à des degrés divers dans chacun des âges
successifs de l’État culturel. Nous accorderons également une place particulière à sa lente genèse : de
la Révolution à la Quatrième République s’étend en effet une « préhistoire » longue et féconde, où
la fragilité des régimes n’empêche ni la continuité de l’action publique ni l’émergence de ce que l’on
appelle depuis les années 1960 la politique culturelle.
Pourquoi cette plongée dans l’histoire ? Pour deux raisons. En premier lieu, parce qu’elle révèle
l’origine du rôle prépondérant de l’État dans le gouvernement de la culture, prépondérance qui suscite
encore aujourd’hui l’étonnement mêlé d’admiration de nos voisins européens ; en second lieu, parce
que les modèles que nous y rencontrerons sont autant de sources d’inspiration à l’heure où l’État
culturel semble en quête d’un sens nouveau. Cette enquête « archéologique » permet en effet de
constater les erreurs passées et d’apprécier à leur juste valeur les effets des politiques qui ont cherché,
avant nous, à « accomplir la République » par la démocratie culturelle.
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« [L’État doit] encourager , c’est-à-dire laisser jouir d’une parfaite liberté tous ceux qui, dans
leur intérêt, voudraient essayer d’amuser et de divertir le peuple, sans scandale et sans indécence,
par des peintures, de la poésie, de la musique et de la danse, par toutes sortes de spectacles et de
représentations dramatiques (. . . ) pour dissiper dans la majeure partie du peuple cette humeur
noire et cette disposition mélancolique qui sont presque toujours l’aliment de la superstition et
de l’enthousiasme »
Retenons deux exemples : le décret de janvier 1791 (inspiré par Le Chapelier) établissant la liberté
des théâtres, et le décret Lakanal de 1793 sur la propriété intellectuelle :
Contre l’avis de Condorcet, favorable à la libre circulation des idées, la Convention prend avec
ce décret le parti des auteurs. Suivant le vœu de Beaumarchais et de sa Société des Auteurs et
Compositeurs dramatiques, elle accorde aux œuvres de l’esprit le même statut que les biens matériels
pendant une période déterminée : c’est le premier pas vers la reconnaissance du statut des créateurs.
Mais cette protection se transforme vite en tutelle, et dès août 1793 un décret interdit « les pièces
contraires à l’esprit de la Révolution ». D’autres lois visent à encadrer sévèrement la production
artistique, qui doit être mise au service du projet révolutionnaire
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L’action de la Convention n’est toutefois pas univoque, puisqu’elle réagit au « vandalisme » de
l’an II (destruction des œuvres d’art portant la marque de la royauté) par l’affirmation du principe
de conservation, dans un décret d’octobre 1793, dont le rapporteur déclare :
« Nous devons tout conserver, et laisser au temps et à la philosophie à épurer nos bibliothèques,
comme, depuis cinq ans, elles ont épuré nos lois et nos mœurs »
Cette longue période voit se succéder en France cinq régimes de nature très différente.
Pourtant, malgré son instabilité institutionnelle, l’État ne cesse de développer et d’affermir ses
attributions dans trois domaines constitutifs de « l’administration des Beaux-Arts » : la conser-
vation du patrimoine national, la protection des arts et la régulation du « marché culturel ».
Ces missions « régaliennes » constituent aujourd’hui encore le socle minimal de toute politique
culturelle.
• l’État conservateur
À la Restauration, la notion de « patrimoine national » apparaît comme l’un des acquis les moins
contestés de la Révolution ; son administration est réorganisée mais maintenue, et le regroupement de
différents services au sein d’un secrétariat aux Beaux-Arts permet sa consolidation. Sous la Monarchie
de juillet est crée une Inspection générale des Monuments Historiques chargée d’inventorier et d’en-
tretenir les antiquités nationales. L’écrivain Prosper Mérimée en est l’un des premiers responsables.
Sous la Troisième République, les lois de 1887 et de 1913 créent la procédure de classement :
« Les immeubles par nature ou par destination dont la conservation peut avoir, au point de
vue de l’histoire ou de l’art, un intérêt national, seront classés en totalité ou en partie par les
soins du Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts » (loi du 30 mars 1887, article
premier)
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Cette évolution est permise par la création en 1875 du Conseil Supérieur des Beaux-Arts, qui re-
groupe des représentant des hauts fonctionnaires, des directeurs d’institutions artistiques, des artistes
et des « personnes distinguées par la connaissance qu’elles ont des arts » ; c’est alors un véritable
Parlement des Arts qui voit le jour, qui guide les choix esthétiques de l’État et influe sur la législation.
Ce « système des Beaux-Arts » fait de l’État l’autorité suprême en matière de goût – une attribution,
peut-être contestable, mais qui perdure sous des formes différentes jusqu’à aujourd’hui.
• l’État régulateur
Dès la Révolution, l’action de l’État dans ce domaine se révèle ambivalente : d’une part, le
pouvoir a cherché à contrôler, voire à contraindre le « marché de l’art » par la voie réglementaire ;
mais en établissant le droit d’auteur, il a aussi voulu assurer la situation des « acteurs » de ce
marché – les créateurs. Tout au long de la période, une mouvement de libéralisation permet de
réduire l’importance de la régulation « coercitive » (la liberté des théâtres est ainsi rétablie en 1864)
au profit d’une régulation « protectrice » (la durée du droit d’auteur est ainsi étendue à trente
puis cinquante ans après la mort de l’artiste). La loi de 1881 sur la liberté de la presse marque un
tournant, en supprimant la censure a priori des dessins de presse notamment, mais l’obligation du
dépôt préalable à la préfecture reste valable pour les pièces de théâtre et les chansons.
Notons enfin que l’action de l’État est toujours inspirée par une philosophie libérale, en particulier
sous la IIIe République ; l’administration ne cherche plus à « gouverner les arts » comme sous la
Révolution. Ce libéralisme maintient l’appareil administratif dans des proportions modestes et laisse
un large part aux initiatives privées (comme les Universités Populaires au début du XXème siècle, ou
le théâtre ambulant créé par Romain Rolland) ; il évite également les dépenses inutiles qui seraient
mal vues d’une assemblée soucieuse d’équilibre budgétaire.
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2) Les mouvements culturels et en particulier
les associations de jeunesse, en plein essor.
3) Une élite intellectuelle majoritairement anti-
fasciste (à laquelle appartient déjà Malraux),
qui aspire à créer face aux totalitarismes un
véritable modèle républicain de la culture ;
elle bénéficie du soutien sans faille des com-
munistes, qui se réapproprient les valeurs na-
tionales après leur tournant idéologique de
1934-35 et font de « la défense de la culture »
l’un des thèmes centraux de la lutte contre le
fascisme (comme le montre le discours du dé-
puté J. Berlioz, qui présente à la Chambre un
projet de « Grand Ministère des Arts » :
Cette « convergence » objective vient ébranler l’ancien système des Beaux-Arts, dont le représen-
tant même, Georges Huisman, exige une intervention accrue de la part de l’État. Cela dit, tous les
projets de refonte de l’administration artistique sont enterrés par l’Assemblée, qui refuse ainsi la créa-
tion d’un Ministère de la Vie Culturelle voulu par Jean Zay et regroupant « Éducation Nationale »
et « Création Nationale » (voir ci-contre)
Par une attention nouvelle aux avant-gardes qui se traduit par une diversification de la commande
publique, l’État encourage la création. Parallèlement, la fondation du Musée de l’Homme et du Musée
des Arts et Traditions Populaires témoigne d’un fort intérêt pour ce que l’on appelle encore la « culture
populaire », du reste soigneusement distinguée de la « Culture ».
Ainsi donc, malgré des résultats contrastés, c’est dans cette brève période que l’État s’assigne
une nouvelle mission : la « popularisation », qui concerne indifféremment la culture et les loisirs.
Les innovations en la matière sont nombreuses et durables (création d’un réseau de bibliothèques
publiques, efforts de pédagogie dans les musées. . . ainsi qu’une formule promise à un bel avenir :
le « mardi populaire » du Louvre). L’idée de « démocratisation culturelle », si essentielle pour
comprendre les politiques ultérieures, trouve donc ses origines immédiates dans la victoire de la
gauche en 1936. Il s’agit bien d’un mythe fondateur, qui sera relu par la gauche des années 1970
comme la grande œuvre d’un gouvernement porté par le peuple et lui apportant la culture en retour.
Difficile pour autant de parler d’un véritable type-idéal de politique culturelle, même
si l’apport du Front Populaire est incontestable : en ces temps de rigueur budgétaire, l’État
ne dispose pas des ressources nécessaires à un réel volontarisme culturel ; il se borne dans la
majorité des cas à reconnaître et encourager les initiatives privées ou les structures préexistantes
(c’est le cas pour les associations de jeunesse) ; comme l’écrit Philippe Poirrier, « le Front
Populaire fut bien le temps de la ’prise en compte’ avant celui de la ’prise en charge’ ».
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2 La Révolution Nationale
Pour Marc Fumaroli – et c’est là l’un des aspects les plus polémiques de l’État culturel –, la pre-
mière politique culturelle est celle qu’a mise en œuvre l’État français entre 1940 et 1942. Cependant,
cette politique novatrice n’est pas exempte de contradictions, qui reflètent celles du régime : l’élan
modernisateur impulsé par une administration toute-puissante (car affranchie du contrôle parlemen-
taire) s’oppose au contrôle étroit des arts ; les subventions relativement généreuses accordées à des
associations culturelles comme Jeune France (qui compte dans ses rangs nombre des artistes d’avant-
garde de l’après-guerre), masquent mal les purges successives qui excluent des postes à responsabilité
les administrateurs réputés « modernistes ». Jean Zay, pour sa part, est emprisonné sans procès, puis
assassiné par les miliciens en 1944.
Malgré cette épuration violente, l’action de Vichy s’inscrit pour une bonne part dans la continuité
du Front Populaire, en visant à rapprocher le peuple de la culture et à développer l’administration
culturelle, tout en la rationalisant. Elle est en partie conduite par les mêmes équipes, qui ont été
décapitées mais pas démantelées. Trois grandes réformes sont ainsi poursuivies :
a/ la décentralisation, en accord avec les principes régionalistes de l’Action Française – et avec plus
d’ampleur que sous le Front Populaire. Des troupes de théâtre subventionnées par le gouvernement
partent ainsi pour des tournées en province.
b/ la popularisation, avec la création de tarifs réduits pour les salles de spectacle et le soutien
aux associations de jeunesse (dans un esprit nettement plus autoritaire toutefois : seuls les scouts
catholiques sont autorisés)
c/ l’organisation des « industries culturelles » (avec, dès 1940 la création du COIC*)
La plupart de ces innovations ne seront d’ailleurs pas mises en cause à la Libération.
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3 La Quatrième République à la croisée des chemins
Pendant l’après-guerre, la politique culturelle est soumise aux mêmes vicissitudes que le
régime : portée par l’aspiration au renouveau des mouvements résistants, elle ne peut toutefois
se réformer en profondeur et peine à étendre son action – malgré quelques innovations cruciales.
La courte IVe République est donc bien, pour reprendre l’expression de Ph. Poirrier, l’âge de
« l’espérance contrariée ».
• L’espérance
La IVe République est le premier régime au monde à garantir . . .
. . . « l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la
culture » (Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946)
. . . ce qui exige un double effort, de démocratisation et de décentralisation.
La démocratisation doit beaucoup au volontarisme de pionniers comme Jean Vilar, à qui Jeanne
Laurent, emblématique sous-directrice des Spectacles et de la Musique, confie la direction du nou-
veau Théâtre National Populaire. Ce « théâtre service public » accorde une large place aux auteurs
contemporains tout en refusant l’utilisation de la scène à des fins politiques, ce qui lui évite d’être
récupéré par les communistes. Il pratique une politique de prix bas grâce aux « billets populaires ».
La volonté affichée de décentralisation aboutit dans certains secteurs, avec la création des BCP*
dans les départements, des musées départementaux et de cinq troupes décentralisées ; l’État central
trouve par ailleurs, dans les premières années de l’après-guerre, un relais efficace au sein des asso-
ciations d’« éducation populaire » telles que Peuple et Culture (spiritualiste) ou Travail et Culture
(communiste).
Enfin, des progrès sont accomplis dans la protection des créateurs, avec la création de la Caisse
Nationale des Lettres, l’aide à la première pièce et la loi sur la propriété littéraire et artistique, dont le
vote en 1957 marque « l’une des étapes fondamentales dans la reconnaissance juridique et symbolique
de la condition d’écrivain » (Yves Surel) en offrant une véritable protection sociale aux auteurs.
L’État soutient aussi les industries culturelles, notamment le cinéma, menacé par les accords Blum-
Byrnes de 1946 qui ouvrent le marché français aux producteurs d’Hollywood. Face à cette menace,
les producteurs français se regroupent au sein du CNC* subventionné par l’État ; par ailleurs, la
création du système d’ « avance sur recettes » permet à la France de résister mieux que ses voisins à
la déferlante du cinéma américain – il n’est donc pas étonnant de retrouver aujourd’hui les milieux
du cinéma en première ligne du combat pour l’ « exception culturelle » !
• Les contrariétés
La timide politique culturelle des années 40 s’essouffle vite, car elle ne bénéficie d’aucun soutien
de la part des gouvernements successifs. Les Beaux-Arts doivent se contenter d’un budget de pénurie
qui oscille entre 0,1% et 0,2% des ressources de l’État, et subissent de fréquentes brimades de la
part des Finances, qui les accusent de mal gérer l’argent public (une constante dans l’histoire de la
politique culturelle au XXème siècle) ; certaines lois importantes sont aussi bloquées indéfiniment par
l’Assemblée.
Pour gagner en autonomie, l’administration des Beaux-Arts avait pourtant cherché dans l’im-
médiat après-guerre à s’émanciper de la tutelle de l’Éducation Nationale. Mais le Ministère de la
Jeunesse, des Arts et des Lettres, créé en 1947, ne parvient pas à s’affirmer, et très vite le « système
des Beaux-Arts » fustigé par Jeanne Laurent est de retour. Dans les dernières années du régime, de
nombreuses personnalités plaident, comme elle pour la formation d’un grand ministère des Lettres.
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D’autre part, la politisation extrême qui accompagne la Guerre Froide entraîne une surdivision
des associations populaires, qui sont récupérées par les partis et perdent de leur crédit.
Il nous paraît toutefois injuste de conclure à l’échec de la IVe République en matière de
culture, au vu des conditions politiques et économiques très défavorables dans lesquelles elle a
conduit son action. Il faut porter à son crédit la décentralisation théâtrale, l’organisation des
industries culturelles et une timide reconquête des publics populaires qui en font le modèle d’un
État culturel PROTECTEUR-EGALITAIRE.
La politique culturelle souffre alors bien plus des maux qui sont ceux du régime tout entier
(surdivision politique, obstruction parlementaire, instabilité ministérielle) que des décisions de
ses responsables, qui inspireront en grande partie le « programme » du premier Ministère des
Affaires Culturelles dans les années 1960.
En demandant à son Premier Ministre Michel Debré de former le cabinet ministériel début 1959,
le Général de Gaulle lui donne ce conseil : « prenez aussi Malraux, il donnera de l’éclat à votre
gouvernement ». Peu après, le 3 février 1959, paraît le « décret 59-212 relatif aux attributions d’André
Malraux, Ministre d’État » - qui transfère à l’ « ami génial » du Président la responsabilité des
services des Beaux-Arts précédemment rattachés à l’Éducation Nationale, ainsi que la tutelle sur les
industries cinématographiques, qui dépendaient auparavant du Ministère du Commerce. En revanche,
il n’obtient pas le contrôle des affaires culturelles extérieures, qui restent au Quai d’Orsay.
Pendant quelques mois, Malraux reste un ministre sans ministère : il emploie cette période à
créer de toutes pièces une administration nouvelle, sans vaincre le scepticisme des autres membres
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du cabinet qui ne croient pas à ses capacités politiques. Quant aux employés des directions des Arts
et des Lettres, de l’Architecture et des Archives de France, ils sont pour la plupart très mécontents
d’être ainsi arrachés à leur ministère de tutelle ; certains demandent leur mutation pour éviter de se
compromettre dans l’entreprise de Malraux (ce qui risquerait de ralentir leur carrière), et se montrent
très sceptiques quant à la possibilité d’un « ministère des affaires culturelles » distinct de l’Éducation.
Celui-ci voit pourtant le jour en juillet, par un célèbre décret signé du chef de l’État :
Le programme est ambitieux : reste au tout nouveau ministère à se donner les moyens adminis-
tratifs et financiers de le réaliser.
Ces deux problèmes sont résolus par le bricolage et le militantisme : au risque – assumé – d’en
faire un poste avancé de la contestation du régime, Malraux décide d’ouvrir largement son admi-
nistration aux communistes. Plus surprenant encore, il décide de pourvoir les postes laissés vacants
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par les fonctionnaires qui ont tenu à rester attachés à l’Éducation nationale en faisant appel au seul
corps alors disponible sur le marché du travail : celui des fonctionnaires de l’outre-mer, dont Émile
Biasini devient le charismatique représentant. Enfin, Malraux utilise sa renommée internationale et
ses relations au sein de l’élite intellectuelle française pour conduire dès les premières années de son
ministère un politique de prestige, qui le conduit à prononcer de nombreux et flamboyants discours,
en France et à l’étranger. Cela contribue indéniablement à faire connaître l’action du MAC*, dont le
rôle symbolique excède de beaucoup les moyens modestes.
Dans les premiers temps, l’arrangement fait merveille. Le militantisme des uns et le sens de l’État
des autres permettent à la structure ministérielle de se stabiliser ; Malraux use de son crédit auprès
du Président pour obtenir une réévaluation des ressources du ministère, qui ne dépassent toutefois
jamais 0,4% du budget de l’État
Sa philosophie.
Comme nous l’avons fait remarquer, le ministère des Affaires Culturelles est fondé sur une rupture
administrative avec l’Éducation Nationale. Mais cette opposition est théorique, et révèle l’un des traits
constants de l’action de Malraux : le refus de l’académisme et de la pédagogie. Pour ce nietzschéen
non-conformiste et athée, il ne saurait y avoir de médiation entre les chefs-d’œuvre, fussent-ils l’œuvre
hermétique d’une avant-garde élitaire, et le peuple, qui doit trouver dans la culture une « religion
moderne ».
Panthéisme spirituel, révélation mystique, culture d’élection : en somme, la métaphore religieuse
a souvent été utilisée pour décrire l’action d’André Malraux, grand prêtre des cérémonies du régime,
qui laisse une marque indélébile sur un ministère qui aura été le sien bien avant d’être celui des
Affaires Culturelles.
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Le bilan des maisons de la culture est donc contrasté. Toutefois, par leur exemplarité, elles ont
suscité des initiatives à l’échelon local et témoignent d’une volonté d’enrichir la vie culturelle de ce
que l’on appelait encore le « désert français ».
- les communes.
Certaines tentent en effet de conduire à l’échelon local une politique culturelle indépendante du
pouvoir central. Ce volontarisme résulte soit d’un goût personnel du maire pour la culture (comme à
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Bordeaux, où Jacques Chaban-Delmas consacre plus de 20% du budget municipal à l’action culturelle
et crée un festival musical dès les années 1950), soit de l’impulsion d’un parti au pouvoir qui intègre la
politique culturelle à sa stratégie électorale (comme à Aubervilliers où est fondé en 1965 le Théâtre de
la Commune, première institution dramatique « hors les murs »). Ces initiatives locales, toutefois, ne
sont que tardivement reconnues par le Ministère, qui craint de perdre ses prérogatives « régaliennes ».
- les artistes.
Malraux, pourtant, lutte pour leur assurer une pleine liberté de création : il s’oppose même à
la majorité conservatrice en refusant de censurer les Paravents de Jean Genêt. Cependant, il doit
faire face aux critiques des anciens de la décentralisation théâtrale, et souffre de son attachement au
chef de l’État lors de la crise de mai 68. Par ailleurs, il appartient à une génération qui doit faire
face à la montée en puissance de la jeunesse ; Jean Vilar est lui aussi chahuté à Avignon en 1968.
On peut lire dans ce manifeste de Roger Planchon, écrit à Villeurbanne en mai 1968, l’ampleur de
l’incompréhension entre des artistes révoltés et un ministre qui n’a pas échappé à l’usure du pouvoir.
Ces études font en effet apparaître que cette politique de type MISSIONNAIRE menée
par Malraux au mépris de toute médiation ou pédagogie a surtout profité aux publics cultivés, qui
ont « hérité » d’un « capital culturel » suffisant pour tirer profit d’une confrontation directe avec
les œuvres. Les maisons de la culture, malgré des politiques de prix favorables aux travailleurs,
sont surtout fréquentées par les classes moyennes et supérieures ; quant aux pratiques culturelles
des Français, évaluées régulièrement par le Ministère à partir de 1973, elles font apparaître une
très nette ségrégation des loisirs en fonction du revenu et surtout du niveau d’éducation. À cet
égard, le bilan du ministère Malraux est peu satisfaisant, et appelle une refondation.
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culture dans son projet de « Nouvelle Société », et celle d’un Ministre de la Culture qui jouit d’une
réelle influence politique, son soutien étant indispensable à la majorité parlementaire de droite.
Une fois en poste, Jacques Duhamel s’attache à rationaliser l’action de l’État en insistant sur
l’évaluation de son action. Il engage pour cela une collaboration fructueuse avec le SER* dirigé par M.
de Certeau, qui réalise de nombreuses enquêtes et organise le colloque Prospective du Développement
Culturel en 72, d’où est issu le rapport « La Culture au pluriel ».
Ce rapport définit le « développement culturel » en rompant avec la logique de l’« action cultu-
relle » qui avait prévalu jusque là. Il représente un tournant majeur à deux égards : en premier lieu, il
privilégie une acception très large, anthropologique, du mot de « culture », qui ne saurait se réduire
aux « chefs-d’œuvre de l’humanité » comme le proclamait le décret de 1959 ; en second lieu, il plaide
en faveur d’un effort de médiation pédagogique entre les œuvres et le peuple (au rebours de la théorie
du « choc esthétique » chère à André Malraux) en affirmant que toutes les voies d’accès à la culture
sont également légitimes.
Cette évolution théorique se traduit dans les faits par une plus grande « décontraction » qui at-
teindra son apogée pendant le « printemps culturel » du ministère Michel Guy (1974-76) qui apparaît
comme un véritable renouveau : dans le secteur du spectacle, sa politique de nomination favorise les
jeunes créateurs au dépens des « anciens » du théâtre populaire ; c’est grâce à lui que disparaît la
censure cinématographique, remplacée par la procédure de classement X ; enfin, les logiques secto-
rielles perdent de leur force, et de nombreux projets associant plusieurs arts commencent enfin à voir
le jour.
- Des attributions toujours incertaines : le Ministère est transformé en un simple Secrétariat d’État
en 1974, avant de devenir Ministère de la Culture et de l’Environnement en 1976, puis Ministère de
la Culture et de la Communication en mars 1981. De fait, son organigramme est fluctuant et son
budget réduit (à partir de 1975, après une embellie sous Pompidou) ; en 1979, un coup sévère lui
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est porté avec le rattachement de la Direction de l’Architecture au Ministère du Cadre de Vie.
À la fin du mandat de VGE, l’État culturel a conservé des proportions modestes et des missions
essentiellement patrimoniales ; sa faiblesse relative conforte la montée en puissance des nouveaux
acteurs de la politique culturelle que sont les collectivités territoriales et les agents privés. Le recours
au mécénat d’entreprise est alors évoqué par Jacques Rigaud comme une solution à la fragilité
budgétaire du Ministère dans un essai de 1979 intitulé Pour le développement du mécénat industriel
et commercial.
- Décentralisation : cette politique est mise en œuvre lentement et difficilement par l’État culturel
qui, sous Malraux, avait peu pris en considération les politiques culturelles menées à l’échelon local.
Georges Duhamel, ministre de 1971 à 1973, annonce donc une petite révolution lorsqu’il déclare à
l’Assemblée :
« La politique culturelle ne peut être le fait de l’État seul ; un rôle capital revient aux collectivités
locales »
Cette reconnaissance aboutit à la signature de « chartes culturelles » pluriannuelles entre l’État
et les villes – majoritairement communistes ou socialistes – qui conduisent de véritables expérimen-
tations culturelles dans les années 1970. L’État s’engage ainsi à financer à parité avec la ville les
projets qui ont son aval ; il apporte en outre son expertise et sa caution esthétique, tandis que la ville
se charge des aspects plus logistiques - une « division du travail » promise à un grand avenir.
D’ailleurs, l’État accompagne le mouvement plus qu’il ne l’impulse : la campagne municipale
de 1977 voit l’apparition des thèmes culturels dans les programmes politiques locaux (le PS, en
particulier, s’approprie la politique culturelle comme arme électorale, s’inspirant en cela du PCF),
et de nombreuses « délégations culturelles » sont crées dans les mairies après les élections. Elles
disposent de 7 % en moyenne du budget municipal, et jusqu’à 20% à Bordeaux (sous l’impulsion de
Chaban-Delmas) ou Avignon.
- Appel aux acteurs privés : au-delà du recours au mécénat privé précédemment évoqué, le sep-
tennat de VGE marque un tournant libéral aussi au sens économique du terme. En 1979, dans un
entretien pour la revue Nouvelles Littéraires, le Ministre de la Culture Jean-Philippe Lecat déclare
sans ambages :
« Je ne suis pas hostile à un élargissement de l’influence du privé dans les industries culturelles ;
mais à condition que le rôle correctif de l’État s’accroisse parallèlement »
L’année précédente, un article d’Augustin Girard, sur le rôle joué par les « industries culturelles »
dans la démocratisation avait fait scandale. Le chef du SER* du Ministère y déclarait en effet :
« Le progrès de la démocratisation et de la décentralisation est en train de se réaliser avec beau-
coup plus d’ampleur par les produits industriels accessibles sur le marché qu’avec les ’produits’
subventionnés par la puissance publique »
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Ce rapprochement avec le secteur privé, vilipendé par une gauche conquérante, trouve son ex-
pression la plus radicale dans l’arrêté Moinot de 1979 libéralisant le prix du livre, ce qui menace à
court terme les petites librairies, incapables de pratiquer les mêmes remises que les grandes surfaces.
Les réactions sont si défavorables que presque tous les candidats à l’élection de 1981 promettent son
abrogation ; au PS, Jack Lang (alors nommé à la tête du Secrétariat national à l’Action Culturelle,
qui connaît les dossiers presque aussi bien que le gouvernement) prépare dès 1980 la loi qui portera
son nom et viendra rétablir le prix unique du livre en novembre 1981. Lors de la présidentielle, ce
sont donc deux visions différentes de la politique culturelle qui s’opposent à travers les deux candi-
dats : l’une, celle de VGE, est modeste, correctrice, fondée sur le respect du marché et des acteurs
locaux ; l’autre, celle de Mitterrand, emprunte à Malraux le prestige et la mystique d’un État culturel
fort apportant la culture au peuple et faisant barrage aux industries culturelles, en y ajoutant un
caractère festif et syncrétique qui fera le succès de Jack Lang. À cet égard, le 10 mai 1981 est plus
qu’un succès politique : c’est une victoire culturelle.
Ainsi, les années 1970 sont plus qu’un entre-deux : c’est bien un souci cohérent de liberté
et surtout de modernité qui guide alors l’action de l’État pour jeter les bases de la « société
libérale avancée » voulue par un Président qui cherche à susciter la cohésion nationale de
façon immanente – Deux Français sur trois – et non transcendante, comme y prétendait la
mystique culturelle d’un Malraux. Au sein de ce projet LIBERAL-PROGRESSISTE, la
politique culturelle tient le rôle – modeste – qui est le sien ; elle sait se rationaliser, se décrisper
pour répondre aux attentes d’une époque moins soucieuse de métaphysique que d’autonomie et
d’ouverture, quitte à délaisser quelque peu le grand défi de la « démocratisation culturelle ». Le
Ministère acquiert sa forme quasi définitive, assume efficacement ses missions de conservation
et laisse aux acteurs locaux un vaste espace ouvert à l’innovation mais aussi à la contestation,
dont la gauche saura tirer parti dans sa stratégie de conquête du pouvoir.
18
1 Jack Lang et l’ « impératif culturel » (1981-1993)
Pour l’affirmation de Ph. Urfalino, il faut bien apprécier le tournant idéologique que l’ad-
ministration Lang fait subir à la politique culturelle – évolution qui est aussi permise par l’ « ef-
fet Lang ». Juriste de formation, ancien Directeur du Festival de Nancy et Secrétaire délégué à
l’Action Culturelle du PS, le Ministre pratique avec beaucoup d’habileté l’art de la communica-
tion, et sait donner à son administration une popularité inégalée. Il est certain que la carrière
antérieure du Ministre aura beaucoup influé sur ses décisions ; par ailleurs, sa connaissance du
milieu artistique et les nombreux contacts qu’il y entretient lui permettent de transformer la rue
de Valois en un véritable Ministère de la création. Mais une fois encore, si la « rupture » que
veulent incarner les socialistes est très nette dans le discours, elle ne doit pas masquer certaines
continuités que nous nous attacherons à mettre en évidence.
• Un Ministère renforcé ?
Dans ses 110 propositions aux Français, François Mitterrand avait affirmé vouloir faire de la
culture une priorité nationale : dès son accession au pouvoir, la promesse sera tenue et l’engagement
du chef de l’État ne se démentira jamais au cours des deux septennats. Ce soutien présidentiel est
assurément un atout pour le Ministère, qui voit ses crédits doubler sur l’exercice 1982, passant de
0,4% à 0,8% du budget de l’État. Malgré le « tournant de la rigueur » de 1983, les ressources de
la culture continuent à progresser, ce qui permet au Ministère d’étendre son action et de gagner en
crédibilité.
Mais l’engagement du Président porte aussi atteinte à l’autonomie du Ministère, bien plus que
sous Pompidou. François Mitterrand, atteint d’une manie bâtisseuse sans égale depuis Napoléon III
(d’où son surnom de Tonton-Khâmon), établit en 1982 un projet annonçant « les grandes opérations
d’architecture et d’urbanisme » au Louvre et à la Défense, sans prendre l’avis du Ministère ; il en
suit personnellement l’exécution, qui doit être réalisée avant 1988 pour des raisons électorales. Cette
personnalisation des décisions court-circuite le Ministère et suscite de vives critiques au sein même
des rangs de la gauche. Le phénomène s’amplifie même au cours du second septennat, où François
Mitterrand impose la création d’un Secrétariat aux Grands Travaux, confié à Émile Biasini, avec
lequel il est en relation directe : Jack Lang a très rarement son mot à dire dans des décisions qui
engagent pourtant son ministère. La création d’une « très grande bibliothèque », annoncée par le
Président lors de la traditionnelle interview du 14 juillet 1988, laisse sans voix les administrateurs du
Ministère qui l’apprennent en même temps que les téléspectateurs !
Malgré une perte d’autonomie dans ces « domaines réservés », la manne financière permet à l’ad-
ministration culturelle de se réformer sans douleur ; elle autorise en effet à l’État central de renforcer
le rôle d’expertise de ses échelons régionaux (notamment les DRAC*) sans pour autant diminuer son
soutien aux initiatives locales. Il est donc plus juste de parler de déconcentration que de décentralisa-
tion, puisque l’État tient à garder le pilotage des politiques culturelles et s’efforce de limiter au plus
juste les « transferts de compétences » prévus par les lois Defferre de 1982 et 1983 (les départements
n’héritent ainsi que des archives et des BCP*). La « décentralisation culturelle » des années Lang se
manifeste donc par une généralisation du partenariat entre l’État et les collectivités territoriales qui
préserve l’intégrité des prérogatives régaliennes du pouvoir central. La « déconcentration culturelle »
est en revanche bien réelle ; ses crédits augmentent régulièrement, et elle est formalisée par un décret
de juillet 1992 établissant une « charte de la déconcentration ».
(Sur ces questions, voir notre dossier Éléments de politique culturelle, chapitre « décentralisa-
tion »)
19
• Une nouvelle conception de la politique culturelle
Le 10 mai 1982, jour anniversaire de la victoire de François Mitterrand, paraît un décret portant
modification du décret fondateur du MAC. Tout en assumant l’héritage de Malraux, ce court texte
est le signe d’une inflexion durable de la politique culturelle :
Un autre texte fondateur tiendra lieu de commentaire : le rapport du Commissariat au Plan paru
en novembre 1982 sous le titre « l’Impératif culturel » trace au chapitre « démocratisation culturelle »
les grandes lignes du programme socialiste.
20
Une formation des administrateurs cultu-
La démocratisation culturelle rels devrait en conséquence être mise en place.
Qu’elle prenne la forme d’un système d’enseigne-
Il faut ici distinguer entre le mythe et ment supérieur spécifique ou qu’elle s’insère dans
la réalité : le mythe de la « démocratisation » des formations existantes (. . . )
consistait à croire à l’existence d’un public ho- La culture « cultivée » ne touche qu’une
mogène réceptif à une culture elle-même suppo- minorité des Français. Un très vaste public, va-
sée universelle, et susceptible de s’élargir indéfi- riant selon le cas de 90 à 70 % de la popu-
niment pour peu que les facilités matérielles de lation, ignore les institutions subventionnées et
se « cultiver » lui fussent données. C’est cette le taux de leur fréquentation reflète les inégali-
illusion que l’expérience a démentie : le finan- tés sociales, aggravées par des inégalités géogra-
cement par l’État des « secteurs artistiques » phique.
est inversement proportionnel à leur fréquenta- Il ne s’ensuit pas pour autant que la dé-
tion et d’une façon générale, la politique de dé- fense de la culture cultivée et les efforts pour
veloppement des équipements menée depuis la en élargir l’accès (même si ceux-ci ne peuvent
création des Affaires culturelles en 1959, n’a pas pas être à la hauteur des espérances) doivent
réduit les inégalités d’accès aux institutions être abandonnés. la leçon qu’il convient de rete-
Enfin la gestion par l’État de ses insti- nir est d’un autre ordre : nous devons admettre
tutions nécessite la formation d’administrateurs que la culture nationale, en perpétuelle muta-
qualifiés. Or il n’y a pas en France de forma- tion, est le fruit d’apports divers, parmi lesquels
tion intiale organisée des administrations cultu- la culture cultivée mérite une attention particu-
rels (agents de l’administration et de la planifi- lière et des interventions spécifiques, mais ne bé-
cation culturelle, décideurs locaux et régionaux, nificie a priori d’aucun privilège. Elle est certes
gestionnaires d’institutions. . . ), en raison sans le dénominateur commun des catégories sociales
doute du fait que l’on a vécu sur l’idée que la les plus favorisées. Elle ne doit pas avoir la pré-
culture constituait un domaine facile à appré- tention d’être seule à laisser des traces dans la
hender et ne nécessitant pas, pour le gérer, de mémoire collective. Il faut s’habituer à l’idée que
compétences particulières les affluents divers, d’importance inégale mais
La réalité a contredit totalement cet a également dignes d’intérêt, contribuent à former
priori : à la fois en raison des masses financières cet ensemble hétérogène que constitue la culture
qu’elle met en jeu, des systèmes juridiques com- française.
plexes sur lesquels elle repose parfois, de la com-
pétence en matière de gestion qu’elle exige, la
politique culturelle nécessite d’être, à tous les ni-
veaux, élaborée et mise en œuvre par des agents
bien formés.
Dans les faits, ce renouveau se traduit par la reconnaissance de la pluralité des cultures : l’État
accorde sa reconnaissance à des arts réputés mineurs ou illégitimes en fondant un Musée de la Bande
Dessinée ainsi qu’un Centre des arts de rue, et en patronnant des Festivals de rap ou des expositions
de tags. D’autres actions visent à promouvoir l’expression culturelle, dans un « esprit de fête »
revendiqué par le Ministre (avec des manifestations comme la Fureur de Lire ou, bien sûr, la Fête
de la Musique).
Ce brouillage des hiérarchies traditionnelles est amplifié par la confusion nouvelle de la culture
et des « industries culturelles » au sein d’un grand « tout culturel ». Cette politique radicalement
nouvelle, et fort éloignée de la doxa socialiste, peut se résumer dans le célèbre slogan de Jack Lang :
« culture et économie, même combat ». Cela crée une ligne de clivage au sein de l’administration
entre le « ministère des artistes », chargé du soutien à la création, et le « ministère des industries
21
culturelles » qui conduit une véritable politique économique.
Les années Lang ont donc permis d’étendre le champ d’action de la politique culturelle :
l’État devient alors « ANIMATEUR DU TOUT CULTUREL », au prix d’une dissolution
– voire d’une dénaturation, selon Jacques Rigaud pour qui la « politique du divertissement »
conduit à une « perte de sens » – qui dresse de nombreuses personnalités contre le gouvernement.
La « fin de règne » de Jack Lang est marquée par une « révolte des intellectuels », dont nous
essaierons de comprendre les enjeux dans nos Éléments de politique culturelle. La politique de
nomination doit alors beaucoup à la faveur et donne parfois à la rue de Valois l’allure d’une
« Cour », où quelques créateurs règnent en maîtres.
À la veille de la débâcle électorale des socialistes en 1993, plus d’un Français sur deux se
déclare très satisfait de la politique de Jack Lang – et c’est sans doute au peuple qu’il convient,
en matière de démocratie culturelle, de lasser le dernier mot.
22
L’objectif largement consensuel de 1% du budget de l’État pratiquement atteint, il ne reste plus
au Ministère qu’à reconduire les crédits d’année en année ; sa marge de manœuvre est d’autant plus
réduite que l’entretien des Monuments construits à l’époque des Grands Travaux absorbe une part
non négligeable de ses ressources. Enfin, le lien privilégié que Jack Lang avait réussi à établir entre
le ministère et les créateurs se distend peu à peu avec des ministres moins médiatiques.
C’est donc une impression d’essoufflement que donne le ministère dans les années 1990, période
où s’engage parallèlement une réflexion sur sa refondation.
La plupart de ces recommandations ont été prises en considération par le Ministre, et certaines
déboucheront sur des réformes importantes (des efforts seront accomplis en faveur de l’enseignement
artistique, et la structure du Ministère sera simplifiée) ; toutefois, le processus n’ira pas à son terme,
étant interrompu en 1997 par la dissolution et le changement de majorité.
• De nouveaux défis
En déclarant dans son rapport que « l’action culturelle doit accomplir la République », Jacques
Rigaud résumait en une jolie formule la raison d’être de la politique culturelle. Cette préoccupation
sera d’ailleurs essentielle pour un Ministère qui aspire, dans la seconde moitié des années 1990, à jouer
23
un rôle déterminant dans la réduction de la fracture sociale et à « réinsérer la politique culturelle au
cœur du pacte républicain ».
Mais un autre défi mobilise l’administration à la fin des années 1990 : l’ « exception culturelle »,
dont le principe est défendu par les représentants français lors des négociations sur l’AMI* en 1998.
Ce combat pour une mondialisation respectueuses des cultures nationales se mène à l’échelon inter-
national, mais aussi européen : en effet, l’UE doit arrêter une position commune avant le sommet de
Seattle en 1999, et se range finalement à l’avis de la France en s’engageant à obtenir
« la possibilité pour les États-membres de préserver leur capacité (. . . ) à mettre en œuvre des
politiques culturelles et audiovisuelles pour la préservation de la diversité culturelle »
La position française ne fait certes pas l’unanimité mais suscite l’adhésion de nombreuses nations :
la récente adoption de la charte sur la diversité culturelle de l’UNESCO montre bien l’influence que
la France a su conserver dans ce domaine.
*****
24
Conclusion
De la reconnaissance de la propriété intellectuelle au combat pour la diversité culturelle se sont
écoulés deux siècles d’une histoire tourmentée mais aussi remarquablement continue, qui porte
constamment la marque de ce que J. Rigaud nomme la « préférence pour l’institution ». La vi-
talité inégalée de la vie culturelle française actuelle est largement tributaire de cette longue tradition
d’action publique, qui rencontre dans ce domaine l’un de ses plus éclatants succès.
Tout en s’incarnant sous des formes constamment changeantes, la politique culturelle paraît
soumise dès ses origines à des tendances de fond qui se sont renforcées au cours des trente dernières
années, en particulier :
– son institutionnalisation progressive par l’étoffement de l’administration
– sa déconcentration permettant une homogénéisation territoriale de l’offre culturelle
– sa décentralisation laissant davantage l’initiative aux acteurs locaux, esquissant ainsi une
possible « démocratie culturelle de proximité ».
– son extension par l’ajout de missions sociales et économiques aux attributions du Ministère
– sa privatisation par l’appel aux industries pour le financement de la culture et l’introduction
des principes de l’économie de marché au sein même du « secteur culturel »
– sa dépolitisation avec l’abandon progressif de la mystique des « forces de l’esprit » qui avait
un temps permis à la gauche de s’arroger un véritable monopole de l’action culturelle, et la
réflexion d’une droite avertie par sa défaite de 1981.
Ces évolutions marquantes sont toutefois loin d’entraîner une convergence des différentes doc-
trines se référant à l’un ou l’autre des types-idéaux d’action culturelle que nous avons établis. Les
débats récents en sont la preuve : la politique culturelle révèle, voire amplifie les blocages et tensions
imperceptibles qui sont à l’œuvre dans la société française. Elle est devenue, quoi qu’en pensent ses
détracteurs, une fonction vitale de l’État. Toutefois, ses effets demeurent bien dérisoires en l’absence
d’une politique de l’éducation : après avoir échoué devant la « fracture sociale », peut-elle encore
prétendre apporter une solution purement culturelle aux maux de notre temps ?
25
Index des sigles et abréviations utilisés
– AMI : Accord Multilatéral sur l’Investissement
26
Références
[1] Marc Fumaroli. L’État culturel, Essai sur la religion moderne. Paris, éditions de Fallois, 1991.
[2] Jeanne Laurent. La République et les Beaux-Arts. Paris, Julliard, 1955.
[3] Philippe Poirrier. L’État et la culture en France au XX ème siècle. Paris, Le Livre de Poche,
2000.
[4] Jacques Rigaud. L’exception culturelle. Culture et pouvoir sous la V e République. Paris, Grasset,
1996.
[5] Maryvonne de Saint-Pulgent. Le Gouvernement de la culture. Paris, Gallimard, 1999.
[6] Philippe Urfalino. L’invention de la politique culturelle. Paris, La Documentation Française,
1996.
[7] Emmanuel de Waresquiel (dir.). Dictionnaire des politiques culturelles de la France depuis
1959. Larousse-CNRS Éditions, 2001.
*****
27
Deuxième partie
Éléments de politique culturelle
28
« Le conseil qu’Isocrates donne à son Roy ne me semble sans raison : qu’il
soit splendide en meubles et ustensiles, d’autant que c’est une despence
de durée, qui passe jusques à ses successeurs ; et qu’il fuye toutes
magnificences qui s’escoulent incontinent et de l’usage de la memoire.
(. . . )
l’Empereur Galba, ayant pris plaisir à un musicien pendant
son souper, se fit apporter sa boëte et luy donna en sa main une poignée
d’escus qu’il y pescha avec ces paroles : ’ce n’est pas du public, c’est
du mien’. Tant y a qu’il advient le plus souvent que le peuple a raison,
et qu’on repaist ses yeux de ce dequoy il avoit à paistre son ventre. La
libéralité mesme n’est pas bien en son lustre en mains souveraines ; les
privez y ont plus de droict ; car, à le prendre exactement, un Roy n’a
rien de proprement sien ; il se doibt soy-mesme à autruy. »
Introduction
« La politique culturelle est un non-sens ; elle n’aurait jamais dû exister ». À en croire Hugues
Gall, ancien directeur de l’Opéra de Paris, il semble que la légitimité d’un Ministère de la Culture
qui fêtera ses cinquante ans en 2009 ne se soit toujours pas imposée comme une évidence. A l’heure
de la rationalisation des choix budgétaires, l’administration culturelle paraît vivre perpétuellement
au-dessus de ses moyens ; parent pauvre du budget de l’État, le Ministère fait aussi figure de fils
prodigue auprès des économistes de Bercy, dont les plus littéraires en viennent à se demander pourquoi
la France, au mépris des conseils d’Isocrate, accepte de sacrifier ses fonds publics au service de
manifestations culturelles « qui s’escoulent incontinent et de l’usage de la memoire ».
Mais au juste, qu’est-ce qu’une politique culturelle ? L’entretien des Châteaux de la Loire ou
l’organisation d’un Tecknival à Rennes ? La création d’un Musée des Arts du Cirque à Chalon, ou la
cérémonie faisant Jerry Lewis Chevalier des Arts et des Lettres ? La défense de la diversité culturelle
à l’UNESCO ou la lutte contre la malbouffe ? Un blocage d’intermittents place du Capitole ? La Fête
de la musique, la préemption du manuscrit de Voyage au bout de la nuit, la réfection de l’Odéon
ou la promotion de l’année « étonnante Lettonie » ? La proposition de loi établissant une licence
globale de téléchargement, la décision du CSA classant Baise-moi dans la catégorie « film X », ou
le choix des boutons de manchette du Ministre pour la montée des marches au festival de Cannes ?
La construction de la Pyramide du Louvre ? les 35 heures ? Bret Easton Ellis au Salon du Livre ou
Jean Vilar à Avignon ?
L’inflation est galopante. A en croire Jack Lang, (« Culturelle est l’abolition de la peine de mort !
Culturelle, la défense des droits de la femme ! Culturelle, la réduction du temps de travail ! » - 17
novembre 1981), culture et politique deviennent consubstantielles, ce qui ne simplifie pas notre travail
de définition. Et pourtant, à y regarder de plus près, le foisonnement des politiques culturelles est
sous-tendu par de profondes oppositions de principe, qui émergent dans nombre des débats actuels.
De plus, il convient de distinguer entre les politiques culturelles mises au service d’objectifs précis et
immédiats et la politique culturelle, « fonction vitale de l’État », d’essence démocratique, qui vise à
29
créer grâce au partage de la culture une communauté nationale cimentée par l’esprit. Ce but ultime
fait l’unanimité ; mais comment y parvenir ?
VI Problèmes organisationnels
1 Un problème d’échelle
"The nation-state is becoming too small for the big problems of life, and too big for the small
problems of life." Le célèbre jugement de Daniel Bell, émis en 1995, passe pour n’avoir rien perdu de
sa pertinence. Dans quelle mesure s’applique-t-il au domaine de la Culture ?
• L’État culturel est-il trop grand pour s’occuper des petites choses ?
Les échelons déconcentrés existent et la décentralisation est depuis plusieurs années une obligation
légale. Mais la réalité de la décentralisation est toute autre : tout se passe comme si le ministère
de la Culture restait la seule autorité, compétente et supérieure, à laquelle s’en remettent peu ou
prou les collectivités territoriales. Elles n’ont pas pour la plupart de politique culturelle propre et
ne concrétisent pas le projet décentralisateur, laissant l’initiative à un État myope, peu souple et
peu mobile, en raison de son imposant gabarit. Il faut établir ce que nous venons de dire sur la
décentralisation.
• Quelle décentralisation ?
Des lois Deferre de 1982 à la loi Raffarin de 2003, le mouvement de décentralisation est amorcé
qui opère un transfert de compétence vers les collectivités territoriales (ville, département et région).
Ce processus est censé mettre fin à la toute-puissance du préfet et s’oppose ainsi à la logique de
déconcentration. D’après Luc Rouban, elle se matérialise par une « multiplication des instances de
décision ».
30
Deuxième différence : il semble que le Ministère conserve la haute main sur les politiques culturelles
régionales, ce que Marc Fumaroli remarque, dans les manifestations culturelles locales, à l’omnipré-
sence d’une phraséologie et d’une esthétique qui sont celles du Ministère. Ainsi pointe-t-il dans les
premières pages de L’État culturel, à propos de la promotion des arts plastiques en Provence, un
« [. . . ] mythe bureaucratique hexagonal, qui se fait fête à lui-même dans son propre langage, sans
se soucier le moins du monde ni de la Provence, ni de son attente, ni de ses aspirations les plus
modestes. » Pourtant, cette manifestation relève exclusivement du Conseil régional de Provence.
Nous sommes en présence d’un cas d’espèce : une initiative locale, permise par la décentralisation,
qui cherche à se doter de la caution de l’administration centrale, dût-elle pour cela en emprunter le
jargon.
Cette anecdote est caractéristique de la situation des collectivités. Il semble qu’elles n’aient pas
su établir de critères d’évaluation de leurs politiques culturelles et qu’elles soient alors rassurées par
l’obtention du « label » de l’État, à travers la reconnaissance du Ministère de la culture. La relative
jeunesse des collectivités territoriales ne leur confère pas la longueur de vue de l’État ni son expertise
au moment d’arbitrer entre différentes politiques. De là découle la prééminence persistante d’une
coloration même lexicale des politiques culturelles locales par des administrations locales non encore
sociologiquement émancipées.
L’attitude des institutions a une conséquence directe sur les artistes : pour eux non plus il n’y
a pas eu de décentralisation réelle : un artiste doit encore, pour se faire connaître, travailler et
montrer son travail à Paris ou en Ile-de-France. Le rapport d’Alain Quemin et Clara Lévy, Carrières,
qualifications et compétences, rendu au Département des Etudes et de la Prospective du Ministère
de la Culture et de la Communication en août 1999, a enregistré l’échec de cette décentralisation liée
à la représentation erronée d’un marché international investissant nos régions. Sa réception pour le
moins crispée révèle que, derrière la critique du modèle, les intermédiaires y ont lu la mise en cause
de leur statut d’experts.
Du point de vue de la décentralisation, le domaine de la culture n’a pas suivi la voie décrite
par Bernard Spitz et Roger Fauroux dans Notre État, qui voyaient avec elle le passage d’une gestion
pyramidale à une gestion polycentrique dans laquelle l’État joue un rôle d’animateur dont les principes
d’action sont fondés sur le partenariat, la synergie et la subsidiarité.
31
immédiat de la communauté européenne. Concrètement, la France a réussi en 1993 à maintenir le
secteur audiovisuel hors du champ des biens concernés par la clause du traitement national et celle de
la nation la plus favorisée, faisant valoir l’exception culturelle. Cette doctrine a fait irruption dans le
débat public en 1993 lors des négociations commerciales de l’Uruguay Round. Selon elle, les biens et
les services culturels ne peuvent se réduire à leur seul aspect marchand et doivent donc être soustraits
des négociations de libéralisation des échanges.
L’exception culturelle concerne tout particulièrement l’industrie du cinéma. Elle a permis à plu-
sieurs reprises le maintien des aides et des quotas audiovisuels, malgré l’hostilité des Américains,
qui arguent par exemple de ce que la taxe prélevée sur les prix des billets d’entrée dans les cinémas
conduit à financer le cinéma français. Ainsi l’exception culturelle est mise en avant avec succès en 1993
lors de l’Uruguay round, en 1998 lors de la négociation de l’Accord Multilatéral sur l’Investissement
et en 1999 avec le projet de création d’une zone de libre-échange entre l’Europe et les États-Unis
puis avec la conférence de l’OMC à Seattle.
Cette voix française et singulière se fait également entendre à l’occasion des Conférences des
Ministres européens de la Culture, dans lesquelles la France est considérée comme un « hôte de
marque » d’après M. Pariente, car sa politique culturelle en fait un exemple envié et unique. Unique
mais seul aussi car si ces rassemblements laissent apparaître une convergence de vues, l’établissement
d’un budget communautaire calqué sur le modèle français a peu de chances pour autant de voir le
jour, en raison des spécificités nationales.
32
2 Une répartition opaque des rôles et du pouvoir de décision
• Quels sont les effets de la sectorisation ?
La sectorisation a longtemps poussé les créateurs à épouser par leurs projets la structure admi-
nistrative du Ministère de tutelle, divisé en Directions (du Livre, du Patrimoine, etc.) dont l’avis
importe plus que l’inspiration initiale ou le succès auprès du public. Cette bureaucratie parfois stéri-
lisante montre a contrario l’utilité du mécénat d’entreprise, peu soucieux d’équilibre sectoriel et donc
plus enclin à accorder ses deniers à des projets « transversaux » (cf. notre entretien avec Jacques
Rigaud). L’administration Trautmann a tenté récemment d’y remédier en regroupant la Musique, la
Danse, le Théâtre et les Spectacles au sein d’une même Direction.
3 Un Ministère du Goût ?
« Qu’il est bon de ne point mépriser ce que la foule admire », écrivait Gide dans son Journal. Et
pourtant, qu’il est difficile pour certains artistes de se soumettre au jugement de goût d’un tribunal
populaire ! Tocqueville, dans sa première Démocratie en Amérique, craignait déjà pour la survie
des « grands genres » (poésie, tragédie, épopée), menacés par des formes plus « démocratiques »
(comédie, roman) : en soumettant les oeuvres au suffrage des masses, la société libérale qu’il décrit
risque d’anéantir l’art véritable, qui exige une effort du public.
Le jugement de goût, pour autant, est resté en France l’apanage d’une élite artistique et intellec-
tuelle (Pierre Bourdieu en étudie les stratégies dans sa célèbre étude de La Distinction), que Malraux
33
a cherché à rattacher au Ministère des Affaires Culturelles dès les années 1960. Cette collusion entre
le monde des Beaux-Arts et l’administration culturelle a donné à l’État une réputation méritée d’ex-
pertise esthétique, dont les effets se font sentir de nos jours. Les politiques locales de la culture,
par exemple, s’en ressentent : c’est en général à l’État central que revient l’évaluation de la qualité
d’un projet, tandis que les collectivités locales concernées s’en tiennent à un rôle de financement et
d’organisation logistique. Il existe en vérité un « label État » (Thierry Pariente) qui garantit la valeur
esthétique d’une création subventionnée ; c’est l’une des raisons pour lesquelles le mécénat privé est
considéré avec méfiance par certains artistes.
Des situations précises viennent toutefois révéler les défaillances de ce « partage des tâches »,
comme lorsque les abonnés de l’Opéra de Montpellier découvrent, mi-figue mi-raisin, le programme
peu accessible qu’a concocté l’État central avec les deniers de la commune. Le coût économique d’un
mauvais spectacle est alors supporté par les acteurs locaux sans qu’ils aient eu voix au chapitre.
• Quelles ressources ?
Alexandre Siné modélise l’évolution du budget de l’État en la comparant à « un serpent dans
un tunnel ». L’augmentation des dépenses de l’État est de plus en plus linéaire et régulière, ce qui
marque le renoncement de fait aux grandes relances depuis 1983. Mais elle se fait selon un rythme
de progression de moins en moins soutenu, ce qui témoigne d’une certaine maîtrise des dépenses. Ni
diminution, ni emballement : les dépenses de l’État augmentent désormais lentement, mais sûrement.
Et les dépenses du Ministère de la Culture ? Elles croissent à une cadence supérieure et plus
irrégulière, par à-coups, au rythme des alternances politiques. En 50 ans, les moyens de la politique
culturelle se sont fortement accrus. Le budget du ministère en 1960 ne représentait que 0,38% du
budget de l’administration centrale. Mais la progression fut ensuite régulière, les crédits doublant
tous les dix ans en termes réels, jusqu’en 1990. En euros constants, les moyens du ministère ont
augmenté de 775% depuis 1959, de 400% depuis 1970, de 177% depuis 1980 et de 28% depuis 1990.
34
Fig. 1 – Évolution du budget de ministère de la Culture, 1961-2004 (M€ courants)
Source : Ministère de la Culture
La Culture ne fait pas exception et apparaît comme un accélérateur de cette tendance, un cas
limite car la rigidification a atteint un point d’inertie budgétaire ramassé dans la formule de M.
Pariente « Le 1er janvier à minuit cinq, l’allocation des crédits du Ministère est finie.» En effet, 99,8%
du budget est sanctuarisé ou pré-employé, alloué à des charges fixes comme l’entretien du patrimoine
ou à des institutions de tutelle. Il n’y a pour ainsi dire aucune marge de manœuvre. Le Ministère
n’est plus à cet égard qu’un gestionnaire de patrimoine, organe administratif de reconduction des
subventions, écrasé par un très lourd héritage. Chargé d’assurer la continuité du service public, il
cherche d’abord à remplir cette mission dans laquelle il use toutes ses forces, dont il ne lui reste que
peu pour la politique culturelle.
35
elle permet une gestion plus souple et transversale. Concernant un ministère qui peut, au vu des rai-
sonnements précédents, paraître s’ossifier, l’entrée en vigueur de cette loi pourrait briser la glaciation
budgétaire davantage soutenir la création.
Cette proposition marque un retour à l’administration des Beaux-Arts telle que la souhaite Marc
Fumaroli, c’est-à-dire sous la forme d’un secrétariat d’État rattaché à l’Education nationale. Mais
Françoise Benhamou évoque des effets de prédation induits par ce regroupement, craignant que
l’Education nationale phagocyte puis absorbe l’administration culturelle.
36
• Cette loi a-t-elle été perçue de la même façon par tous ?
Non. Elle a mis au jour une fracture qui traverse les rangs des agents de la Culture. Un membre
de la Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France (www.cip-idf.org) la décrit ainsi :
« J’ai l’impression que la distinction entre artistes et techniciens s’est creusée très concrètement
dans les théâtres depuis le passage aux 35 heures. Par exemple, à l’Odéon, à cause des 35 heures, le
spectacle dans lequel je jouais n’a pas pu être répété la veille de la première, et à Tourcoing, l’équipe
n’a pas pu répéter trois jours durant à deux jours de la première pour les mêmes raisons. On ne
sentait pas ça avant dans les rapports entre artistique et technique : tout le monde travaillait ce qu’il
fallait avant une première. L’application des 35 heures a entériné cette distinction entre artistes et
techniciens, elle acte déjà presque cette séparation.»
Ces protestations, ces divergences et ces divisions de vue ont considérablement ralenti les né-
gociations sur la réduction du temps de travail et affaibli la cohésion des agents de la Culture. La
fermeté des pouvoirs publics à l’égard des agents de la Culture a été plus grande que pour les autres,
quand elle n’a pas été sourde (ignoré ?) aux revendications, comme le Premier Ministre de l’époque,
M. Jospin, ironiquement remercié par M. Gall pour son aide dans cette crise. L’adoption des 35h
s’est faite dans un climat particulièrement tendu et pesant.
Ils laissent aussi penser qu’une décision de politique générale doit être systématiquement adaptée
aux spécificités de la profession et doit être expliquée avec la plus grande pédagogie.
2 Le dossier de l’intermittence
• Qu’est-ce que l’intermittence ?
D’après la définition juridique, les intermittents sont des salariés en contrat à durée déterminée :
toutefois leur statut est privilégié dans la mesure où ils bénéficient des mêmes droits que les détenteurs
d’un CDD ainsi que des mêmes droits et avantages que les salariés permanents qu’ils remplacent.
Le principe de l’intermittence fait l’unanimité. En effet, il est au fondement d’un régime qui
reconnaît que certains métiers, de par leurs amplitudes de travail décalées par rapport au reste de la
population active, sont des exceptions du monde du travail. Louable considération. Toute la difficulté
étant de concilier cette particularité et l’intégration à la sphère du travail commune à tous.
37
comme la réinsertion ; enfin l’assurance-chômage paie pour les artistes et techniciens « légitimes »,
qui ont besoin d’une couverture tenant compte des spécificités de leurs métiers.
Mais ce n’est pas la situation décrite par Jean-Paul Guillot dans son rapport du 29 novembre
2004, Pour une politique de l’emploi dans le spectacle vivant, le cinéma et l’audiovisuel :
« Au fil des années , l’ensemble des acteurs concernées se sont habitués à intégrer les prestations
de l’assurance chômage dans la fixation des prix et des rémunérations, faisant jouer à l’UNEDIC un
rôle bien au-delà de la simple assurance chômage .» La dégradation a été amplifiée par la baisse du
revenu des intermittents.
Il semble que la conjoncture se soit retournée, puisque ce sont les intermittents qui apparaissent
protégés alors que le reste de la population active se sent menacée par la précarité. Ce qui vient
fissurer l’unanimité de principe et fait s’apparenter le dispositif à un système d’accompagnement à la
flexibilité qui met les artistes à l’abri alors que le reste de la population peine à entrer sur le marché
du travail. A la limite du raisonnement économique, ce système crée une forte incitation à entrer
dans la carrière artistique.
38
• Quelle est la gravité de la crise ?
Cette crise d’identité économique du régime s’ajoute à sa déroute financière : en effet, le régime
de l’intermittence est responsable de 25% du déficit de l’Unedic, alors que les intermittents ne re-
présentent que 4% des chômeurs indemnisés. Jean-Paul Guillot décrit cette évolution : « En 2003,
la majorité de gestion de l’UNEDIC, constatant que le déficit des annexes VIII et X continuait à
progresser, a décidé de mettre en place un nouveau protocole pour ces annexes. Il s’en est suivi un
ensemble de mouvements de protestation qui ont fortement marqué le secteur. »
La crise des intermittents, dans ce qu’elle a de plus spectaculaire, réside dans ce moment d’in-
compréhension de la base face à la première réaction du ministre de l’époque, M. Aillagon, qui s’est
située d’emblée sur un plan social et technique là où les intermittents attendaient d’être rassurés sur
leur mission culturelle et symbolique. Le programme du Ministère en est sorti durablement infléchi :
R. Donnedieu de Vabres, l’actuel ministre, cherche selon ses propres termes à redonner aux intermit-
tents une dignité dans le travail, plus largement à « réencastrer » le secteur de l’intermittence dans
la sphère du travail.
C’est aussi la position de J.-P. Guillot qui recommande de « partir de l’emploi et non du chômage »
afin de créer le système «pérenne et équitable » promis par le Ministre. Le MEDEF n’a pas pris en
considération ces recommandations du groupe du suivi, auxquelles la CGT était favorable.
Et la politique culturelle d’être escamotée au profit d’ une tentative tendue de conciliation de la
dernière chance, envisagée sur un plan uniquement social et administratif, entre des acteurs crispés,
avec pour fond le grondement de la rue. De même, l’économie politique semble n’avoir pas voix au
chapitre ; peut-être pourrait-elle cependant servir à la recherche d’une solution efficace, permettant
de redonner du sens à un système fondamentalement bon sans le dénaturer.
La démocratisation affecte essentiellement le réel par une conquête de l’espace scolaire. Sa phi-
losophie est celle de Malraux et de ses Maisons de la Culture. Pour instaurer une démocratisation
culturelle, l’État est à l’origine du mouvement, il est partie prenante et s’implique substantiellement.
Son investissement est nécessaire, car une telle politique suppose des moyens, du temps, des efforts
constants. La déconcentration culturelle a sans doute joué un rôle positif en suscitant la création de
pôles culturels régionaux et en contribuant à diffuser des pratiques artistiques dans ce qui était alors
un véritable désert culturel.
39
• Qu’est-ce qui a provoqué le glissement vers la démocratie culturelle ?
L’élitisme républicain contenu dans ce programme ne résistera pas au changement des mentalités
sous l’effet de l’essor des loisirs et de la consommation : le temps manque pour participer à la
démocratisation culturelle, et l’on cherche à avoir une attitude active, comme dans ses loisirs, et à
pouvoir choisir, comme lorsque l’on consomme. De plus, les études du SER et celles des sociologues
font toutefois apparaître que les pratiques culturelles restent fortement ségrégées.
Le glissement vers la démocratie culturelle passera d’abord par le « développement culturel » qui
sous l’impulsion de Georges Duhamel, élargira considérablement l’acception du mot de culture. mais
l’on n’abordera pas ce point, pour retenir l’opposition entre les deux idées.
Forgé au cours des années 70, le concept de démocratie culturelle se substitue peu à peu à celui
de démocratisation de la culture. Il ne vise plus seulement à faire partager entre différents groupes
de la population les enrichissements offerts par la culture d’une élite réputée cultivée.
Dans la démocratie culturelle, chaque citoyen est aussi membre du corps législatif. Il édicte lui-
même les lois auxquelles il se soumet. La démocratie culturelle cherche à mettre en oeuvre la nécessaire
participation de tous, en tant qu’acteurs et participants critiques, à l’élaboration d’une culture com-
prise comme ensemble des valeurs qui donnent aux humains leurs raisons d’être et d’agir, comme
exprimé dans la Déclaration européenne sur les objectifs culturels de 1984. En ce sens, la culture
n’est pas seulement un domaine qu’il convient de démocratiser, mais elle est devenue une démocra-
tie à mettre en marche, ainsi que l’a proclamé Eurocult, la conférence intergouvernementale sur les
politiques culturelles organisée par l’ UNESCO à Helsinki en 1972. La participation de chacun est
à la fois un moyen et un but de cette politique. Le texte fondateur de la démocratie culturelle est
le rapport La Culture au pluriel résumant les travaux du colloque Prospectives du développement
culturel en 1972.
Nous trouvons ainsi dans la Déclaration finale du projet "culture et régions" du Conseil de
l’Europe réuni à Florence en 1987 que « la participation constitue tout à la fois l’un des moyens
d’une politique qui vise la démocratie culturelle et l’une des finalités de cette politique. En effet, il
s’agit d’offrir à chacun le développement et le plein exercice de sa capacité de création, d’expression
et de communication en vue de donner une qualité culturelle à tous les aspects de la vie en société ».
La démocratie culturelle est une ouverture généreuse et pluraliste sur les cultures et porte un
intérêt particulier à leurs différences. D’où la promotion du rap, élevé à la dignité de culture, de
même que la gastronomie. Ces cultures sont envisagées d’emblée sur le mode du lien social et d’une
fête républicaine permanente. A l’occasion de ses fêtes comme la Fête de la musique, ses détracteurs
avancent qu’elle consiste davantage en une célébration de la citoyenneté culturelle récemment acquise,
identifiant moyen et but, qu’en un exercice véritable de cette citoyenneté, ou de la citoyenneté en
général.
Les principes de cette démocratie culturelle sont à rechercher parmi les notions de métissage,
de solidarité, de multiculturalisme, d’affirmation de la part créative de l’individu, d’abolition des
barrières entre professionnels et amateurs. Son manifeste est l’intervention de Jack Lang à l’Assemblée
nationale le 17 novembre 1981, rappelant avec panache que la Culture n’est pas « [. . . ] la propriété
d’une classe » ni « [. . . ] d’une ville, fût-elle la capitale ». La régionalisation devient alors impérative
pour établir une égalité devant l’équipement culturel.
L’objectif avoué de concorde civile de la démocratie culturelle ne semble pas avoir été atteint,
comme en témoigne la persistance et l’aggravation de la fracture sociale. De plus, Jack Lang a toujours
loué l’« esprit de fête ». Ces deux éléments font paradoxalement du Ministre socialiste l’héritier direct
d’Adam Smith, père du libéralisme, qui dans Recherche sur la nature et les causes de la richesse des
nations faisait cet éloge visionnaire de la démocratie culturelle :
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There are two very easy and effectual remedies, however, by whose joint operation the state might,
without violence, correct whatever was unsocial or disagreeably rigorous in the morals of all the little
sects into which the country was divided. [. . . ] The first of those remedies is the study of science
and Philosophy[. . . ] The second of those remedies is the frequency and gaiety of public diversions.
The state, by encouraging, that is by giving entire liberty to all those who for their own interest
would attempt without scandal or indecency, to amuse and divert the people by painting, poetry,
music, dancing ; by all sorts of dramatic representations and exhibitions, would easily dissipate, in the
greater part of them, that melancholy and gloomy humour which is almost always the nurse of popular
superstition and enthusiasm. Public diversions have always been the objects of dread and hatred to all
the fanatical promoters of those popular frenzies. The gaiety and good humour which those diversions
inspire were altogether inconsistent with that temper of mind which was fittest for their purpose, or
which they could best work upon. Dramatic representations, besides, frequently exposing their artifices
to public ridicule, and sometimes even to public execration, were upon that account, more than all
other diversions, the objects of their peculiar abhorrence.
(V, 1, 3.)
« Il y a néanmoins deux moyens très faciles et très efficaces qui, réunis, pourraient servir à l’État
pour corriger sans violence ce qu’il y aurait de trop austère ou de vraiment insociable dans les mœurs
de toutes les petites sectes entre lesquelles le pays serait divisé. [. . . ]
Le premier de ces deux moyens, c’est l’étude des sciences et de la philosophie [. . . ]
Le second de ces moyens, c’est la multiplicité et la gaieté des divertissements publics. Si l’État
encourageait, c’est-à-dire s’il laissait jouir d’une parfaite liberté tous ceux qui, pour leur propre in-
térêt, voudraient essayer d’amuser et de divertir le peuple, sans scandale et sans indécence, par des
peintures, de la poésie, de la musique et de la danse, par toutes sortes de spectacles et de représen-
tations dramatiques, il viendrait aisément à bout de dissiper dans la majeure partie du peuple cette
humeur sombre et cette disposition à la mélancolie, qui sont presque toujours l’aliment de la super-
stition et de l’enthousiasme. Tous les fanatiques agitateurs de ces maladies populaires ont toujours
vu les divertissements publics avec effroi et avec courroux. La gaieté et la bonne humeur qu’inspirent
ces divertissements étaient trop incompatibles avec cette disposition d’âme qui est la plus analogue
à leur but, et sur laquelle ils peuvent le mieux opérer. D’ailleurs, les représentations dramatiques,
souvent en exposant leurs artifices au ridicule et quelquefois même à l’exécration publique, furent,
pour cette raison, de tous les divertissements publics, l’objet le plus particulier de leur fureur et de
leurs invectives. »
41
• Effets et limites des politiques
Une première théorie consiste à envisager un effet multiplicateur de l’investissement culturel.
Françoise Benhamou rapporte dans son ouvrage l’exemple du maire de New York de l ’époque,
Rudolf Giuliani. Il défendait devant le conseil municipal son projet de bourses pour des institutions
culturelles en arguant de ce que les retombées de la culture auraient atteint 55 milliards de francs pour
l’agglomération new yorkaise, en incluant les frais d’hôtel, de restaurant, de transport, liés aux sorties
culturelles. De manière générale, l’investissement culturel peut faire bénéficier toute la zone où il a
lieu d’une importante économie des retombées. Mais il ne faut pas surestimer ces effets en raison des
effets inverses de substitution –rien ne prouve qu’une autre affectation des aides n’aurait pas eu un
rendement supérieur– et d’éviction – ce qui est donné à l’un l’est au détriment d’un autre et financé
par lui. Et la logique d’intervention ne doit pas perdre son sens originel en intégrant une logique de
contrepartie économique à chaque projet culturel. D’abord parce que l’évaluation de la contrepartie
n’est pas aisée, ensuite parce qu’on risque de refuser d’aider des projets qui ne généreraient que de
faibles retombées.
Ce qui pose en creux la question la plus cruciale pour le Ministère de la Culture, qui est celle des
indicateurs de sa performance. La musique sérielle peut connaître un succès supérieur à d’autres ma-
nifestations plus populaires, lorsqu’elle n’attire que quelques dizaines de personnes. Il est impossible
de l’aveu des personnes que nous avons rencontrées d’élaborer un indicateur synthétique composées
d’indices pondérés entre eux, comme le très simple dernier exemple le montre. Et quels critères ? La
fréquentation ? On a vu comme elle était relative ; la qualité ? Subjectif et contestable ; l’homogénéité
sociale ? douteux, car elle risque d’introduire une logique de quotas.
42
ressources, comme nous venons de le voir. Les États-Unis, jugeant les nouvelles distorsions insuppor-
tables, renoncent à un interventionnisme de règle. Au contraire de la France qui considère que les
effets bénéfiques de l’intervention sont supérieurs aux effets négatifs.
• Comment redistribuer ?
En 1982, Augustin Girard présenta les résultats du service des études et de la recherche du
Ministère de la Culture. Il montra que l’écart dans les chances d’accès entre un cadre et un ouvrier
était de 1 à 2 pour le livre, de 1 à 1,2 pour le spectacle de télévision et de 1 à 10 pour l’opéra, activité
la plus subventionnée parmi les trois. indiquer la part du prix prise en charge L’inégale distribution
des consommations culturelles, très socialement ségrégées, expliquent l’impact anti-redistributif des
politiques culturelles. Ce qui fait s’insurger des économistes, tel Michael O’Hare, qui accusent l’État
de d’inciter des créateurs à produire des œuvres vouées à ne susciter qu’une faible audience, et
construisent la relation suivante : plus les subventions augmentent, moins la chance de voir les œuvres
qui en résultent est importante. Néanmoins, une approche plus fine de la population témoigne de
l’existence d’un effet redistributif des familles les plus aisées vers les familles aux revenus moyens,
mais au niveau d’éducation élevé. En revanche, les moins aisés paient certes peu mais sont quasiment
exclus de la vie culturelle.
• Quel avenir ?
On le sent en évoquant ces problèmes : le salut de la culture passe par l’éducation, ce sur quoi
s’accordent tous ceux que nous avons rencontré, et dont nous partageons la conviction. Il s’agit
également de mettre en garde, avec Françoise Benhamou, contre un économisme généralisé qui vam-
piriserait l’analyse. Nous devons toujours avoir présent à l’esprit que tenter d’évaluer la culture bute
sur l’équivoque inhérent à cet objet.
43
le cas particulier des dessins et modèles, de nature hybride). La propriété intellectuelle est une partie
du droit de propriété, qui est la constituante du droit civil qui régit les droits et les obligations
concernant la propriété. Voir en annexe les articles qui encadrent la propriété intellectuelle et le
décret Lakanal de 1793 dans le dossier historique.
Malgré le volontarisme de cette loi, qui affirme la nécessité de repenser les modes d’échanges de
44
contenus et la protection du droit d’auteur, elle n’encourage en réalité que timidement l’apparition
d’un modèle nouveau et cohérent au regard des technologies et de l’évolution des pratiques qu ’elles
provoquent. En témoignent les phénomènes de buzz autour des sites Internet comme Napster hier,
myspace.com ou pitchforkmedia.com aujourd’hui sur lesquels l’internaute peut écouter et télécharger
des morceaux de musique avant que les interprètes n’aient été engagés par des maisons de disque.
Une façon de pirater légalement la musique à un moment et dans un lieu où elle n’est pas encore
piratable. Le groupe des Arctic Monkeys fut ainsi le premier grand groupe découvert par Internet à
la barbe des maisons de disques.
De nouveaux modes d’échange communautaire sont à penser, comme le défend Françoise Benha-
mou, pour sortir d’un système qui est appelé à connaître des crises et des procès à répétition.
L’expression « ressource d’appoint » est révélatrice d’une opinion assez répandue selon laquelle le
mécénat d’entreprise ne saurait être qu’un expédient, un pis-aller pour un État incapable d’assumer
ses responsabilités financières. Pour ma part, je soutiens bien au contraire que le mécénat est une
politique culturelle en soi et doit jouer le rôle d’un « tiers secteur » de financement de la culture,
après les fonds publics et le marché.
L’attrait principal du mécénat est la liberté qu’il laisse à l’artiste. Le soutien d’une entreprise
est rapide et clair, car il est le fruit d’un jugement d’émotion, d’un « coup de cœur » ; le mécène
privé, qui ne prétend pas à l’expertise esthétique de l’État, accepte souvent de parrainer des projets
qui ne rentrent dans aucune des « cases » du Ministère bureaucratisé. Enfin, les risques de contrôle
politique sont substantiellement réduits.
Sur ce dernier point, les déboires de l’exposition Bacon au Musée de Fort Worth (Texas, USA)
semblent vous contredire : les commissaires avaient eu toutes les peines du monde à trouver des
mécènes, les entreprises craignant de se compromettre en s’associant à une œuvre « immorale ».
Sans doute, mais ce cas fait figure d’exception. De tels problèmes sont bien plus souvent causés
par le Congrès américain qui censure régulièrement certaines subventions accordées par le National
Endowment for the Arts.
Ces avantages sont nombreux mais indirects pour la plupart. Que les dirigeants d’entreprise
n’aillent pas s’imaginer augmenter leur chiffre d’affaires par une action en faveur de la culture ! Tou-
tefois, dans certains secteurs ultraconcurrentiels (banque, télécommunications) où la concurrencene
45
peut se faire ni par la qualité de l’offre ni par les prix, l’image d’une entreprise devient un enjeu
déterminant. Il va sans dire qu’un engagement culturel, au-delà de la publicité gratuite qu’il fournit
à son commanditaire, renforce son capital de sympathie chez ses clients potentiels.
Pour moi, le mécénat induit quatre effets très positifs pour l’entreprise.
• l’Entreprise est un monde fermé qui a tout a gagner de l’ouverture sur la création.
• Ce partenariat conduit à la stimulation mutuelle de la créativité, de l’entreprise comme du
créateur. L’entreprise apporte sa technicité, l’artiste son détournement ; cette coopération est
facilitée par le développement du mécénat de compétence (le mécène prête ponctuellement ses
comptables, ses agents marketing, etc. à l’entreprise de spectacles inexpérimentée qu’il soutient)
• Le mécénat renforce le sentiment d’appartenance des salariés à l’E : par exemple, l’Orchestre
du Capitole de Toulouse est soutenu par un regroupement d’entreprises appelé AIDA ; peu à
peu des liens se sont noués qui ont permis le développement de la pratique musicale dans les
entreprises : à l’initiative des salariés, un orchestre mixte capitole/AIDA a même fini par voir
le jour !)
• Les artistes ont des antennes, et peuvent anticiper les grands mouvements de la société mieux
que n’importe quelle étude de marché. Leur fréquentation permet sans doute aux entreprises
d’anticiper ce que sera l’ « air du temps ».
Parmi ces arguments en faveur du mécénat d’entreprise, vous n’avez pas évoqué le avantages
fiscaux. N’est-ce pas pourtant le premier motif d’un « investissement » dans le mécénat ?
Détrompez-vous. Selon un sondage récent, 52% seulement des entreprises utilisent les avantages
fiscaux dont elles pourraient bénéficier. On peut en tirer deux conclusions :
1/ ce sont surtout les arguments développés plus haut qui jouent.
2/ le système incitatif n’est pas assez « lisible ».
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XI ANNEXE DOCUMENTAIRE
Témoignage : Hugues Gall,
ancien Directeur de l’Opéra de Paris.
• BIOGRAPHIE
Né en Suisse, Hugues Gall y passe son enfance et part étudier à Sciences Po où il fait la rencontre
d’E. Faure. En 1966, ce dernier est appelé par de Gaulle à l’Agriculture, puis passe à l’Education
nationale pour en préparer la réforme post-68.
« Je suis entré à son cabinet pour travailler à la réforme de l’enseignement artistique. C’est de
cette époque que datent mes premiers contacts avec la rue de Valois, qui travaillait encore en étroite
collaboration avec l’Education Nationale. »
Puis, en 1971, il se voit confier la réforme de l’Opéra au sein de la Direction de la Musique placée
sous l’autorité de Landowski. L’Opéra de Paris est alors paralysé par la rivalité de quelques coteries
(PCF, CGT, Francs-maçons, Institut des Sciences Morales et Politiques) qui se partagent le pouvoir
dans une paix armée. Au bout de 2 mois, Hugues Gall est nommé Secrétaire Général de l’Opéra (à
29 ans).
« Je travaillais donc le matin, au Ministère, à la réforme de l’Opéra, que j’avais pour mission de
mettre en pratique, l’après-midi, en tant que Secrétaire Général ! ! Mais cette réforme, privée de projet
artistique ou politique véritable, s’est révélée difficile et s’enlisait encore plus à la mort de Michelet,
remplacé par Jacques Duhamel, un ancien du MRP passé par le Ministère de l’Agri. Pour lui donner
du sens, il fallait trouver un homme capable de l’inspirer »
C’est en 1971 qu’Hugues Gall entre en contact avec M. Liebermann, compositeur et directeur de
l’Opéra de Hambourg, alors à la pointe de la création lyrique.
« Il m’a trouvé pas trop con et je l’ai trouvé extraordinaire. Je me suis dit que c’était l’homme
qu’il fallait à l’Opéra de Paris, et j’ai négocié l’échange entre les deux opéras. L’innovation a été
très mal acceptée en F : songez donc, l’Opéra n’avait pas connu de Directeur étranger depuis Lully !
Liebermann a été victime d’une campagne de presse antisémite lancée, entre autres journalistes, par
Dominique Janet dans l’Aurore en 71. Le problème de Liebermann, c’est qu’il n’était lié à aucune
coterie, et n’avait aucune expérience de l’administration à la française. J’ai donc accepté d’être son
adjoint en charge des affaires administratives et financières. En 1981, après l’élection de Mitterrand,
Liebermann a été remplacé par Pierre Bergé qui avait les faveurs de l’Elysée ; l’Opéra de Genève m’a
alors proposé de prendre sa direction : j’ai accepté. »
Hugues Gall reste alors une dizaine d’années à la tête de l’Opéra de Paris. Il refuse les propositions
de Lang puis Léotard qui veulent le rappeler. Sous la direction de Pierre Bergé, la situation de l’Opéra
se détériore : à la fin de son mandat, le déficit courant atteint 60MF, et l’Opéra est décrit à l’étranger
comme « international joke ». Hugues Gall accepte d’en prendre la direction en 1993, à condition de
disposer de toute latitude pour assainir la situation. Avant d’entrer en fonction, il écrit un rapport
proposant :
«
1) la modification du statut de l’Opéra mettant fin aux mandarinats et établissant un CA restreint.
2) un règlement administratif financier (avec contrôle a posteriori des dépenses par le Ministère, sauf
frais exceptionnels engageant l ’État sur la longue durée).
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3) l’allongement du mandat du Directeur de 3 à 6 ans pour mieux planifier la programmation (qui
doit être réalisée 3-4 ans à l’avance !).
4) une charte encadrant les pouvoirs du chef d’établissement, qui devient interlocuteur unique des
employés en cas de conflit (évitant ainsi d’être court-circuité par la rue de Valois).
5) un plan quinquennal prévoyant 7 nouvelles productions par saison. »
« La réforme a été un succès : l’Opéra est recapitalisé. Mais je me suis fait aussi beaucoup d’en-
nemis à cette occasion parmi les petits fonctionnaires médiocres de ce secteur culturel non marchand
et protégé, moins bien payés »
• DISCUSSION
Quels peuvent être les objectifs d’une politique culturelle ?
« Je vois trois domaines d’intervention :
1) l’enseignement artistique (une Arlésienne, déjà portée aux nues par Chirac dans sa campagne de
1995... mais sans effet sur la politique)
2) les nominations : assurer une promotion au mérite... mais c’est l’inverse qui se produit au sein
du MC !
3) une politique de régulation et de rééquilibrage, notamment entre Paris et la province (partie inté-
grante de l’aménagement du territoire) »
48
Les syndicats ont un mois pour accepter le nouveau statut des intermittents (LE
MONDE | 20/04/06)
Le nouveau texte concernant l’assurance-chômage des intermittents du spectacle est enfin ar-
rivé. . . mais sa signature n’est pas acquise. Mardi 18 avril, au terme de leur sixième séance de travail,
les partenaires sociaux ont mis un point final aux négociations au siège du Medef, à Paris. Mais
les négociateurs se sont donné "un mois", soit jusqu’au 18 mai, pour se prononcer sur le texte. "Il
n’est pas déraisonnable d’espérer qu’il y ait un accord", a déclaré Denis Gautier-Savagnac, chef de la
délégation patronale (Medef, CGPME, UPA).
Si la CFTC et la CFE-CGC ont émis un avis favorable, Jean-Marie Toulisse (CFDT) s’est montré
plus réservé, estimant qu’il manquait "de nombreuses garanties extérieures à cette négociation". Ce
dernier fait référence, entre autres, au fonds permanent que s’est engagé à financer le ministère de
la culture pour compléter ce nouveau système d’assurance-chômage. La CGT-spectacle, majoritaire
dans la culture, et FO ont déjà fait part de leur intention de rejeter un texte qui, à leurs yeux, ne
rompt pas avec la précédente réforme de juin 2003.
Le patronat et les trois syndicats qui devraient signer l’accord (CFDT, CFTC et CFE-CGC) ont
en effet pris le parti, d’un côté, de verrouiller l’accès à l’intermittence pour ne pas accroître le nombre
des personnes concernées, mais, de l’autre, de conforter la situation de ceux qui sont déjà dans le
système et sont indemnisés au titre des annexes 8 (techniciens) et 10 (artistes) de l’Unedic.
Ainsi, les conditions d’accès au statut sont identiques à celles prévues par le protocole de juin
2003 : les artistes devront réaliser 507 heures de travail en 10,5 mois, et les techniciens 507 heures
en 10 mois, pour entrer dans le système et bénéficier d’une indemnisation pendant 243 jours (soit
8 mois). Les congés maternité (à raison de 5 heures par jour), les accidents du travail, les heures
d’enseignement (55 heures et seulement pour les artistes, 90 heures pour les plus de 50 ans), seront
pris en compte dans le calcul des 507 heures.
Les règles de réadmission dans le statut, en revanche, sont modifiées en faveur des intermittents :
les heures de travail pourront être recherchées sur une période de référence supérieure à 10 mois (pour
un technicien) ou à 10,5 mois (pour un artiste), moyennant une élévation proportionnelle du seuil de
507 heures. Concrètement, pour qu’un intermittent continue de bénéficier de l’assurance-chômage,
les négociateurs ont établi une moyenne mensuelle de travail de 50 heures pour un technicien (507
heures/10 mois, arrondi à l’unité inférieure) et de 48 heures pour un artiste (507 heures/10,5 mois).
Sur cette base, un technicien devrait réaliser environ 557 heures en 11 mois pour rester dans le statut,
607 heures en 12 mois, 657 heures en 13 mois, etc. Un artiste, lui, devrait effectuer 531 heures en 11
mois, 579 heures en 12 mois...
PÉRIODE TRANSITOIRE
Cette élasticité de la période de référence, introduite dans les négociations il y a un mois, ne fait
pas l’unanimité. Pour le Medef, il s’agit d’une "ouverture" qui vise à prendre en compte les rythmes
spécifiques ou saisonniers des intermittents. La CGT-spectacle et FO dénoncent une "usine à gaz"
et une machine à exclure.
Mardi 18 avril, le Medef a lâché du lest pour emporter l’adhésion des syndicats hésitants : durant
une période transitoire de "douze mois suivant l’entrée en application" de l’accord, la moyenne
49
mensuelle de travail requise, au-delà de 11 mois, serait de 48 heures pour les techniciens (au lieu de
50) et de 45 pour les artistes (au lieu de 48).
L’autre changement concerne le mode de calcul de l’allocation journalière. Les négociateurs ont
abandonné la notion de "salaire journalier de référence", jugée inéquitable, au profit d’une formule
préconisée par l’expert Jean-Paul Guillot : désormais, l’allocation journalière devrait refléter l’en-
semble des rémunérations perçues et le temps de travail effectué sur la période de référence. Un
coefficient spécifique est affecté aux artistes (0,70) et aux techniciens (0,40), afin de donner un coup
de pouce aux premiers.
Ce nouveau dispositif devrait être plus coûteux pour l’Unedic, mais d’autres mesures visent à
réaliser des économies : les négociateurs ont réussi à diminuer le nombre de jours indemnisables par
mois - égal à 30 jusqu’à présent. Au total, le Medef estime que le protocole du 18 avril générera une
économie de 60 millions d’euros, sur un déficit de 889 millions d’euros en 2005.
Clarisse Fabre
Article paru dans l’édition du 20/04/06
50
51
Références
[1] Daniel Bell. The World in 2013, New Society. New York, Routledge, 1987.
[2] Françoise Benhamou. Économie de la culture. coll. Repères. Paris, La Découverte, 2005.
[3] Alexandre Sine. L’État impotent, compte rendu de la table ronde
du mercredi 7 decembre 2005. Futuribles, (n°313), novembre 2005.
http://www.futuribles.com/TablesRondes/07122005Etat.pdf.
[4] Jean-François Sirinelli (dir). Les politiques culturelles municipales – Éléments pour une ap-
proche historique. Les cahiers de l’IHTP, (n°16), septembre 1990.
[5] Convention de l’UMP pour un projet populaire. Culture : l’heure du nouveau souffle, synthèse
des propositions. samedi 24 septembre 2005. Paris, Maison de la Mutualité.
[6] CIP-IDF. Site de la coordiantion des intermittents et précaires d’Îles-de-France.
http://www.cip-idf.org.
[7] Groupe Réflexe(e). La Décentralisation culturelle pervertie. supplément au numéro 52 de la revue
Cassandre, Paris, mars-avril 2006.
[8] LOLF. Site du Ministère de l’Économie et des Finances.
http://www.minefi.gouv.fr/lolf/index1.html.
[9] Europe. Site de la Fondation Robert Schuman. http://www.robert-schuman.org.
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