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Philippe Jestaz
ISSN 0769-3362
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http://www.cairn.info/revue-droit-et-societe-2016-1-page-139.htm
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Résumé Définie en France comme l’ensemble des ouvrages juridiques et par exten-
e
sion de leurs auteurs, « la doctrine » s’est érigée au début du XX siècle en
source du droit et a construit une façon systémique de penser le droit. Par
crainte qu’une vision sociologique du droit ne prive celui-ci de toute prévi-
sibilité, elle s’est repliée sur elle-même en fondant sa « science » sur l’expli-
cation du droit par les lois et les décisions des juges. Ainsi elle estime que la
sociologie peut fournir une aide au droit, mais n’en fait pas partie. Bien
mieux, la doctrine refuse qu’on l’analyse avec le regard du sociologue, car
elle considère que ses membres sont des individus irréductibles les uns aux
autres.
Dogmatique – Pouvoir intellectuel – Sécurité – Sources du droit – Systémique.
Introduction
Dans son sens courant, le terme de doctrine désigne une opinion, mais pas
n’importe laquelle : une opinion plus ou moins autorisée, une opinion quelque peu
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construite et théorisée. Il y a de l’emphase dans ce mot 1.
Et c’est bien avec cette connotation que les juristes du XVIIIe siècle évoquaient la
doctrine des auteurs ou mieux des « jurisconsultes », autre vocable emphatique :
celui-ci nous venait de la Rome antique où il désignait un juriste de grande in-
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1. Pour alléger la bibliographie, je me permets de renvoyer à notre livre : Philippe JESTAZ et Christophe
JAMIN, La doctrine, Paris : Dalloz, coll. « Méthodes du droit », 2004, qui est à ce jour le seul ouvrage
d’ensemble consacré à la question et auquel la plupart des éléments de cet article ont été empruntés.
juridique et à des écrits sur le droit, mais non à une quelconque collectivité de ju-
ristes savants. Pour comprendre cette différence, il faut savoir que les pays du pre-
mier groupe ont ce que les Allemands appellent un « Professorenrecht » (un droit
des professeurs), tandis que ceux du second groupe ont ce que les Britanniques
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appellent un « Judge made law » (un droit des juges). Qu’est-ce à dire ?
Dans un premier temps, les droits d’Europe continentale ont éclos sur un fond
de droit romain, car celui-ci avait largement essaimé sous l’Empire ; et dans un
deuxième temps ce fond romain a connu, après une éclipse lors de la formation des
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coutumes, une véritable renaissance au Moyen Âge. Or dès l’origine, le droit romain
était un droit de savants, créé en majeure partie par les jurisconsultes, dont les con-
sultations entraient en application par le canal du préteur, car celui-ci en consacrait
les conclusions dans son édit annuel. De ces consultations, les auteurs tirèrent plus
tard des recueils, sans parler d’ouvrages plus généraux qui exprimaient toute la
substance du droit romain. Tant et si bien que la célèbre et tardive codification de
Justinien (528-533 après J.-C.) réserva une place de choix au Digeste, qui était une
compilation d’opinions doctrinales.
Au Moyen Âge, à partir du XIIe siècle, ce dernier ouvrage devient la bible des ju-
ristes et ceux-ci vont s’en servir pour romaniser plus ou moins les coutumes. Ce
retour du droit savant passe par les toutes nouvelles universités, où les professeurs
forment au droit romain les futurs praticiens du droit, ces professeurs donnant
aussi des consultations à l’exemple des anciens jurisconsultes. Sur cette lancée, la
tradition du droit professoral se perpétuera, surtout après l’invention de l’impri-
merie, avec la publication de traités et autres répertoires. Leurs auteurs, parmi
lesquels un grand nombre d’universitaires, forgeront ainsi une armature concep-
tuelle riche et précise que les législateurs successifs reprendront telle quelle ou peu
s’en faut. Il s’ensuit qu’en droit tous les Européens du continent parlent à peu près
le même langage, par-delà les particularités nationales et les contingences législa-
tives 2. Mais un langage que les Britanniques et ceux qui ont suivi leur modèle ne
comprennent pas – la réciproque étant tout aussi vraie.
Avant la conquête de Guillaume en 1066, l’Angleterre est un pays de coutumes,
multiples et variées comme partout à cette époque. Or la politique colonisatrice des
rois normands va consister à respecter les coutumes locales, mais en imposant tout
de même une loi commune (common law) pour les affaires qui intéressent la Cou-
ronne. Loi commune qui n’existe pas encore et que les juges royaux auront donc la
charge d’élaborer au fil des litiges qui leur seront soumis. Ils l’élaborent en effet,
mais de manière autochtone, car le droit romain, du fait de l’éloignement et de
l’insularité, n’a guère pénétré en Grande-Bretagne et c’est un corps étranger qui ne
répond pas vraiment aux besoins locaux. Certes les professeurs s’obstinent à
l’enseigner comme partout ailleurs, mais ils parlent dans le vide : les apprentis
avocats et juges ne vont guère à l’université et se forment sur le tas. Le droit anglais
se construit ainsi de manière jurisprudentielle et praticienne, en s’appuyant sur la
force du précédent et loin des préoccupations abstraitement professorales. Comme
2. Pour une vue complète de cette évolution, voir Philippe JESTAZ et Christophe JAMIN, La doctrine, op. cit.,
p. 15 à 70.
les juridictions royales sont plus efficaces que les juges coutumiers, les plaideurs y
portent volontiers leurs litiges et tout le monde feint de croire que ceux-ci intéres-
sent effectivement la Couronne… À l’abri de cette fiction, la common law va peu à
peu supplanter les coutumes, qui tombent en désuétude et disparaissent.
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Or il faudra attendre jusqu’au XVIIIe siècle pour qu’un professeur – l’illustre
Blackstone – fasse créer à l’Université une chaire de droit anglais et consacre un
grand traité à cette discipline. Il lance ainsi un mouvement qui se développera
ensuite jusqu’à nos jours, mais sans changer la donne en ce qui concerne la pro-
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duction du droit : les professeurs de droit anglais, dont bien entendu la valeur
propre n’est pas en cause, joueront un rôle pédagogique important, mais ne seront
pas vraiment des créateurs de droit ni des juristes d’influence, car ce rôle incombe
aux prestigieux juges. Ceux-ci en effet sont les véritables auteurs du droit savant dès
lors que, dans chaque décision, chaque juge développe abondamment son opi-
nion 3. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que le mot un peu pompeux de doc-
trine n’ait pas son équivalent Outre-Manche où, de fait, c’est aux magistrats qu’il
siérait le moins mal ! Alors que, chez nous, il est chargé d’une très longue tradition
selon laquelle les professeurs participent indirectement, mais en profondeur, à
l’élaboration du droit : il est un hommage, d’ailleurs mérité, que les auteurs français
(ou continentaux) se rendent à eux-mêmes.
Or fallait-il associer les sociologues à cet hommage ? Ce n’est évidemment pas
sous cette forme, explicite et mesquine, que la question a été posée. Elle a même
donné lieu en France, au tout début du XXe siècle, à un débat de très haut niveau,
mais à l’issue duquel la doctrine a choisi le repli sur elle-même et s’est simplement
assigné pour mission de reconstruire la dogmatique juridique sur des bases nou-
velles. Bien entendu la dogmatique, qui est la science des normes ou, si l’on veut,
l’art de les analyser et de les combiner entre elles, n’est pas propre à la France ni à
cette époque : en tout temps et en tous lieux, elle fournit aux juristes la base de leur
discours. Mais cette dogmatique nouvelle (au demeurant d’une qualité remar-
quable) a été présentée comme procédant d’une démarche scientifique propre au
droit, de sorte que la sociologie a été rejetée comme un corps étranger à l’essence
de celui-ci (I). Restés seuls maîtres du terrain, les juristes ont eu le succès modeste :
ils se sont toujours considérés comme des hommes de science œuvrant à titre indi-
viduel, à telle enseigne qu’ils refusent jusqu’à l’idée que le phénomène de « la doc-
trine » puisse se prêter à une analyse de type sociologique (II).
3. Sur l’ensemble de la question, voir Jacques VANDERLINDEN, Histoire de la Common Law, Bruxelles :
Bruylant, Québec : Yvon Blais, 1996.
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Promulgué en 1804, le Code civil est antérieur à la révolution industrielle, il pro-
cède en outre d’un esprit individualiste et bourgeois. Un siècle plus tard, alors que
« la question sociale » (c’est l’expression nouvellement apparue) se pose de manière
aiguë, les juristes prennent conscience de son inadaptation au moins partielle,
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laquelle les amène, aussi bien les auteurs que les juges, à des interprétations pour le
moins audacieuses du texte fondateur… Mais au-delà de ces remèdes méritoires, le
droit dans son ensemble est en crise. Le code a vieilli, les lois subséquentes accu-
sent, comme il arrive souvent, un assez grand retard sur l’évolution de la société, les
juges se trouvent confrontés à des cas embarrassants et bien entendu les juristes
savants s’interrogent sur leur mission : vont-ils commenter abstraitement un droit
déconnecté de la réalité ou bien plonger dans l’inconnu, en cherchant leur inspira-
tion dans les sciences sociales, en particulier dans la sociologie ?
Car cette discipline, qui n’existait pas en 1804, connaît dans la seconde moitié
du XIXe siècle un développement spectaculaire, sous l’influence en particulier
d’Émile Durkheim, de René Worms et de Gabriel Tarde. La sociologie n’a certes pas
atteint sa maturité, mais elle commence à se doter d’instruments scientifiques et
elle analyse beaucoup mieux que d’autres la préoccupante question sociale. Voilà le
fait nouveau et qui perturbe la réflexion des juristes. Ceux-ci, depuis des siècles et
jusqu’à une époque récente, étaient les seuls savants du social. Certes leur science,
si c’en est une, n’avait aucune rigueur et souffrait de nombreuses imperfections,
mais du moins occupait-elle la totalité de l’espace aujourd’hui voué aux sciences
humaines. Le droit était le seul prisme qui permît de scruter, sans nul doute de
façon partielle, approximative et déformante, mais de scruter quand même la réali-
té sociale. Or ce monopole a vécu.
La réaction de la doctrine sera double. D’une part, elle va s’attribuer des lettres
de noblesse en se définissant elle-même comme une source du droit. D’autre part,
elle se donnera pour mission, non sans hésitations ni discussions, d’édifier une
dogmatique qui se veut adaptée aux besoins du jour, c’est-à-dire rénovée par rap-
port à celle que pratiquaient encore les juristes du XIXe siècle.
melles du droit, c’est-à-dire en réalité les formes que celui-ci peut revêtir : loi, cou-
tume, jurisprudence, etc. J’ai écrit un jour, avec un brin d’ironie, que les sources du
droit sont celles où s’abreuvent les juristes… Pour trancher cette querelle de voca-
bulaire, je dirai que les sociologues ont a priori raison, mais que les juristes n’ont
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pas tout à fait tort.
Les juristes n’ont pas tout à fait tort, car ils peuvent se réclamer de la loi de
Hume selon laquelle la prescription (la norme) n’est jamais la conséquence néces-
saire de la description (la constatation des faits) : entre les deux s’interpose toujours
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5. François GÉNY, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif. Essai critique, avec une 2e éd.
(augmentée) publiée en 1919 et réimprimée en 1954 à la LGDJ, préface de Raymond Saleilles.
plus modeste). Les sources sont la coutume, mentionnée pour mémoire parce
qu’elle n’a plus qu’une place restreinte, et bien entendu la loi. Les autorités seraient
la jurisprudence et la doctrine. Ce terme d’autorité se comprend fort bien pour la
doctrine qui n’a qu’une autorité scientifique, mais moins pour la jurisprudence,
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dont on a voulu dire par là qu’elle n’a pas (en théorie !) le pouvoir de poser de règles
générales. Au-delà des interminables controverses sur la question, il y a bien, qu’on
le veuille ou non, quatre sources principales.
La promotion de la doctrine pourrait étonner dans la mesure où, à la différence
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des trois autres sources (et les auteurs ne manquent pas d’y insister), la doctrine ne
décide pas et agit par voie de persuasion. Néanmoins elle n’a rien d’outrancier. Il
suffit de rappeler que les rédacteurs du Code civil se sont largement inspirés, et
parfois jusqu’à la paraphrase, des auteurs anciens au nombre desquels Domat,
Bourjon et Pothier. De même l’œuvre colossale des Pandectistes allemands a pré-
paré l’éclosion du Bürgerliches Gesetzbuch (BGB), le Code civil adopté en 1900 par
nos voisins. Et de nos jours, nul ne s’insurge quand le Gouvernement demande à
un professeur éminent de lui rédiger un projet de loi, projet qu’au demeurant nos
députés et sénateurs auront toujours le loisir d’amender.
Signalons tout de même, car ce paradoxe éclairera les développements suivants,
que la doctrine est à la fois la plus faible et la plus forte de toutes les sources. La plus
faible parce qu’elle ne décide pas. Mais la plus forte en ce sens qu’elle commente et
interprète la loi et les décisions de justice, de sorte qu’elle parle au nom du juge et
du législateur, qu’elle dépose d’importants sédiments sur leur œuvre et qu’elle
acquiert ainsi une forme de supériorité sur eux. En particulier le juriste savant faci-
lite – et influence – le travail du juge à qui, comme disait Montaigne, il « taille ses
morceaux ». Bien mieux, nous allons voir que la doctrine s’arroge le pouvoir
d’ordonner les autres sources. Autant dire qu’en se classant parmi les sources du
droit, la doctrine prend imperceptiblement le pouvoir dans la cité des juristes.
Alors, que faire de ce pouvoir ? Et faudra-t-il le partager avec les sociologues ? La
question a beaucoup agité les esprits, non pas bien entendu en termes de pouvoir,
mais sous l’angle scientifique. Toutefois les réflexes de corps ont sûrement joué leur
rôle dans la réponse finale que nous connaissons maintenant : la doctrine aura
pour mission de s’adonner, dans son pré carré, à une dogmatique rénovée par les
tenants de ce que l’on a appelé « l’École scientifique ».
force de droit aux constatations du sociologue (et, de nos jours, de décider dans le
sens des sondages d’opinion !). Ce que les juristes craignent par-dessus tout, c’est la
dispersion et la perte de tout repère. Car la vie sociale est complexe, mouvante et
remplie de contradictions, d’où d’ailleurs la prudence obligée des observations socio-
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logiques, dont je rappelle qu’elles laissent de toute façon le choix entre plusieurs
solutions juridiques. Le vrai risque est plutôt que la plongée dans le social incite à une
dilution de la loi, voire de tout le droit connu et balisé, dans un magma de décisions
jurisprudentielles sans ligne directrice, et cela au mépris de toute sécurité juridique.
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Or chez les juristes français, le besoin de sécurité est récurrent, voire obsession-
nel. Et derrière la revendication de la sécurité pour le justiciable, nous percevons la
grande peur des auteurs, celle de n’avoir plus à leur disposition un arsenal de solu-
tions nettes et bien assurées ! Ce qu’ils redoutent n’est pas la prégnance de lois
sociologiques données pour des commandements objectifs devant lesquels il fau-
drait s’incliner, mais la subjectivité et l’arbitraire de décisions par trop axées sur les
faits particuliers à chaque espèce. Les juristes, au fond, ont plus peur du social que
de la sociologie, mais il est vrai que celle-ci parle au nom de celui-là…
Je n’essaierai même pas de résumer les débats de l’époque, où s’illustrèrent des
esprits aussi éminents que Saleilles, Gény, Adhémar Esmein, Capitant ou Ripert, et
je m’en tiendrai à la conclusion qui s’est peu à peu dégagée. Celle-ci, qui se veut
scientifique, consiste à proposer de vastes constructions juridiques qui intégreront,
outre la loi et les opinions doctrinales, la considération des besoins sociaux et les
acquis jurisprudentiels : plus brutalement dit, qui intégreront le social à travers la
jurisprudence, proclamée la partie la plus vivante du droit. D’une certaine façon,
l’étude des arrêts va tenir lieu de sociologie alors pourtant que primo tous les conflits
sociaux ne viennent pas devant les tribunaux ; que secundo les arrêts français des
juridictions supérieures, stylisés à l’extrême, réduisent les faits à leur plus simple
expression ; et que tertio la jurisprudence publiée n’est qu’une toute petite partie
du contentieux, lequel est autrement plus significatif quand on le prend dans sa
globalité. C’est pourtant sur cette base imparfaite, donc peu scientifique en vérité,
que la doctrine va bâtir ses théories ou constructions grâce à la recherche inductive
de principes sous-jacents qu’elle aura pour fonction de mettre au jour, voire
d’imaginer, afin que de ces principes placés au sommet du droit puissent ensuite se
déduire les solutions particulières dont la pratique a besoin. Le tout en n’oubliant
pas d’expliquer les solutions rebelles par un savant jeu d’exceptions ou de principes
seconds. Le grand traité devient alors le moyen privilégié de mettre en œuvre cette
méthode très exigeante.
Au total, la dogmatique juridique l’emporte, mais une dogmatique renforcée à
la fois par des apports nouveaux (la promotion de la jurisprudence, dont d’aucuns
prétendent néanmoins qu’elle n’est pas une source du droit !) et par un recours
beaucoup plus systématique aux principes. Ceux-ci, pour lesquels nombre
d’auteurs français avaient déjà un goût prononcé, deviennent un moyen d’englober
et d’ordonner l’ensemble du droit et du social.
Ainsi la théorie juridique ne prendra pas directement appui sur la sociologie.
Sauf quelques exceptions : Hauriou s’est rendu célèbre par une théorie de l’institution
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que les conflits et les contradictions impossibles à concilier sont au cœur du droit,
que l’harmonie sous-jacente est un mythe, que les principes sont une vue de
l’esprit qui ne rend pas compte de la réalité et que toute construction scientifique
du droit est impossible. Du coup, ce catholique pratiquant se verra taxer de nihi-
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lisme ! Joignant le geste à la parole, Demogue publie ensuite, entre 1923 et 1931, un
traité des obligations en sept volumes où il présente une foule de décisions dont il
ne cherche ni à ordonner le foisonnement, ni à dépasser les contradictions.
L’ouvrage n’aura guère de succès, car il était à peu près inutilisable pour des juristes
formés depuis la nuit des temps à une dogmatique déjà ordonnée : seule une re-
mise en cause généralisée de celle-ci eût aidé à sa diffusion, mais cela supposait le
problème résolu… La démarche isolée de Demogue ne pouvait donc empêcher le
plein succès de l’École scientifique, qui est au fond l’École française. Bien entendu,
les autres pays que j’appellerai doctrinaux ont connu une évolution comparable à
la nôtre, mais avec des variantes liées aux particularismes nationaux (que l’on
songe aux constructions beaucoup plus abstraites des Pandectistes allemands !).
L’École scientifique reflète au fond notre goût des jardins à la française, en ce
qu’elle privilégie une grande clarté d’exposition et une présentation séduisante
dissimulant un réel travail d’abstraction…
La crise des années 1880-1920 est donc résolue et la manière française ne chan-
gera guère par la suite. Elle implique trois conséquences importantes. La première :
la doctrine s’est arrogé sans bruit le pouvoir d’ordonner toutes les autres sources du
droit, ce qui lui assure une prééminence certaine. La deuxième : en préconisant un
modèle de construction juridique particulièrement savante et difficile, la doctrine
écarte de son champ la plupart des auteurs praticiens, qui n’ont ni le temps ni la
formation pour s’y livrer, et elle tend par là à s’identifier au corps professoral. Enfin,
troisième conséquence : l’argument sociologique (ou économique, politique, etc.)
n’a pas sa place en droit où seul compte l’enchaînement des propositions dogma-
tiques. Sauf à titre d’appoint, cela va de soi.
un argument d’ordre sociologique qui semble glissé là par hasard, mais dont le
lecteur averti devine qu’il a joué un rôle important, voire décisif.
Dans une affaire célèbre, un homme célibataire avait sollicité un agrément en
vue d’une adoption, lequel lui fut refusé par l’autorité administrative en raison de
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son homosexualité. Le requérant, dont le dossier établissait qu’il avait de grandes
qualités humaines et des compétences d’éducateur hors pair, attaqua cette déci-
sion devant la cour administrative d’appel, puis devant le Conseil d’État, mais sans
succès. À l’appui du refus, Mme Maugüé, commissaire du gouvernement, invoqua
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8. CONSEIL D’ÉTAT (CE), 9 oct. 1996, Département de Paris, JCP 1997, II, 22766, concl. Mauguë.
Grâce à ces informations, les auteurs s’efforcent de pallier les lacunes de leur
formation en posant du moins un regard sociologique sur le sujet traité : car on
peut avoir un regard sociologique (ou historique, etc.) sans être sociologue ou his-
torien de métier. Il suffit pour cela d’un minimum de connaissances et de bonne
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volonté. Quant à la manière de procéder, c’est le doyen Carbonnier qui la leur a
apprise. Il faut ici évoquer l’œuvre de ce juriste, l’un des plus grands sinon le plus
grand de ceux qui ont marqué la seconde moitié du XXe siècle, parce que, en dépit
du pas accompli vers la sociologie, sa démarche demeure ambiguë et embléma-
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logue, il était le seul qui maîtrisât à ce point l’art difficile de la législation et cela
dans un domaine que l’évolution des mœurs rendait brûlant.
La sociologie de Carbonnier a pu aussi influencer les juges, mais dans des pro-
portions impossibles à quantifier, à travers son manuel de droit civil (de 19 à 26
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éditions successives, selon les volumes, tous publiés aux PUF). Car chaque chapitre
ou section de cet ouvrage comporte, après un bref exposé des indispensables
grandes lignes, un « État des questions » où la sociologie figure en bonne place. Et
cette fois, l’éclairage sociologique porte non plus sur des questions générales, mais
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sur des points particuliers de droit. Par là il fait utilement voir les réalités sociales
dissimulées derrière les concepts abstraits du droit, ce qui peut conduire à une
interprétation plus efficace de celui-ci. Pour accréditer cette hypothèse d’une in-
fluence sur la jurisprudence, je relèverai que la sociologie de Carbonnier est com-
préhensive et bienveillante, qu’elle ne remet pas en cause les fondements mêmes
du droit, ce qui la rend plus facilement acceptable par des juristes habitués aux
canons de l’École scientifique. En ce sens, elle diffère d’une tendance résolument
critique qui, en sociologie générale, cherche à démythifier le droit en mettant au
jour ses enjeux cachés et qui, pour cette raison, se heurte à l’hostilité déclarée de la
majorité des juristes : je pense ici en particulier à Pierre Bourdieu.
À mi-chemin de ces deux pôles opposés, plusieurs juristes de la génération suivant
celle de Jean Carbonnier ont produit et produisent encore d’intéressants travaux de
sociologie juridique, toutefois sur un mode beaucoup plus rigoureux et parfois plus
critique. Citons, sans que la liste soit exhaustive, Évelyne Serverin ainsi que André-Jean
Arnaud, Jacques Commaille et Pierre Lascoumes. Mais il est significatif que ces cher-
cheurs se soient rattachés au CNRS plutôt qu’aux facultés de droit, où la place leur eût
été sans doute mesurée, si grande est la prégnance du modèle mis en œuvre par celui
qui passe toujours pour le maître du genre : modèle d’ailleurs impossible à suivre dès
lors que l’originalité de son créateur l’empêchait à jamais d’avoir des successeurs…
Pour conclure cette première partie, je dirai que le fossé n’est pas comblé entre
la tendance doctrinale dominante et la sociologie à vocation scientifique et que
peut-être il s’élargit encore, les rares tentatives de rapprochement ayant échoué. La
doctrine, au fond, ne supporte qu’une sociologie à sa mesure ! Et elle ne supporte
surtout pas qu’on la prenne elle-même pour un objet d’étude sociologique.
11. Philippe JESTAZ et Christophe JAMIN, « L’entité doctrinale française », Recueil Dalloz (D.), 1997, chr., p. 167.
12. Laurent AYNÈS, Pierre-Yves GAUTIER et François TERRÉ, « Antithèse de l’entité », D., 1997, chr., p. 229.
Après sept ans de recherches, ayant approfondi, étoffé et nuancé nos conclu-
sions, nous publiâmes en 2004 l’ouvrage de référence déjà cité 13. On s’abstint cette
fois d’une riposte qui nous eût fait une nouvelle publicité et ce fut la conspiration
du silence, à peine troublée par quelques protestations orales ou manuscrites : la
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réprobation persistait. Bien entendu, notre travail restait, du point de vue sociolo-
gique et même sous sa forme la plus élaborée, une simple esquisse. C’est sous ces
traits que je le présenterai (II.1) avant d’évoquer le scandale provoqué par ce regard
sociologique sur la doctrine (II.2).
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façon qui ne laisse pas d’étonner quand on y réfléchit un peu. Ils l’évoquent en effet
comme si elle agissait par elle-même, un peu à la façon d’une société savante
s’exprimant par l’entremise de ses représentants. Supposons que six auteurs et pas un
de plus aient écrit sur un sujet donné : on prendra en compte leurs opinions respec-
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tives pour dire que « la doctrine », selon les cas, est partagée (3/3), majoritaire (4/2),
quasi unanime (5/1) ou unanime (6/0)… à moins aussi qu’elle ne soit muette sur le
point précis dont on discute ! Ainsi ces six auteurs ont parlé, bon gré mal gré, au
nom de la doctrine tout entière, y compris leurs collègues restés silencieux. Rien de
commun ici avec la jurisprudence, qui certes est personnalisée elle aussi, mais
n’obéit pas à la même logique que celle que je viens d’exposer à propos de la doc-
trine, dès lors que le juge doit statuer sous peine de commettre un déni de justice…
Bien entendu je ne prétends pas – ce serait absurde – que ceux qui se sont abstenus
d’entrer dans le débat sont engagés par ceux qui ont donné leur opinion, mais ils
sont implicitement incorporés dans le bataillon doctrinal… tant du moins qu’ils
n’ont pas fait connaître leur propre point de vue.
Envisageons plus particulièrement le cas où « la doctrine est divisée ». Nous
constatons que les auteurs qui s’affrontent, parfois vigoureusement, le font dans les
mêmes termes, sur les mêmes bases et avec le même type d’argumentation ! Nul ne
sort de l’échiquier juridique et nul n’en renverse les pièces. Simplement, chacun
des adversaires les utilise à son profit. Autrement dit, on se bat sur le seul terrain de
la dogmatique juridique, sauf à l’agrémenter, comme je l’ai déjà dit, de considéra-
tions librement empruntées aux sciences humaines. Le ton ne change que quand
un auteur quitte la dogmatique pour traiter de droit comparé, de sociologie juri-
dique ou de philosophie du droit, mais alors on ne parle plus à son propos de « la
doctrine » : il n’y a de doctrine que dans le champ dogmaticien.
À y regarder de près, cette profonde homogénéité se remarque surtout depuis le
triomphe de l’École scientifique. Car, pendant tout le XIXe siècle, la controverse avait
quelque chose de plus libre et de plus foisonnant. Certes elle restait dogmaticienne
parce qu’elle ne se concevait guère autrement. Mais cette dogmatique-là n’obéissait
pas encore à des canons bien précis. À l’opposé, tous les juristes français d’aujourd’hui
sont visiblement passés par le même moule.
Aucun mystère à cet égard : la formation se fait en deux temps principaux, la
thèse de doctorat et l’agrégation. Sans négliger pour autant les études antérieures à
la thèse, il est de fait que celle-ci constitue un apprentissage long de plusieurs an-
nées et toujours difficile. Le directeur de recherche se montre particulièrement
exigeant dès lors que son étudiant se destine à une carrière universitaire, car
l’abandonner à son sort avec une thèse simplement moyenne le vouerait à l’échec.
Il s’ensuit que celui qui a obtenu le titre de docteur dans ces conditions-là (et avec
tous les honneurs) maîtrise désormais le métier d’auteur. Il est du même coup lar-
gement préparé au concours d’agrégation, pour la réussite duquel il devra seule-
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professeurs. C’est qu’en effet la doctrine praticienne s’est quelque peu étiolée, mis
à part le cas particulier du droit administratif où le Conseil d’État continue de faire
jeu égal avec l’Université. Sous l’Ancien Régime et encore au XIXe siècle, des prati-
ciens n’hésitaient pas à rédiger des traités ou des répertoires de grande envergure :
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15. Pierre BOURDIEU, Homo Academicus, Paris : Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1984.
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s’agit pas d’hypothèses vérifiables, mais de théories relevant d’un jugement de
valeur (Cohérentes ou non ? Opérationnelles ou non ? Socialement utiles ou non ?
Justes ou injustes ?). Toutefois, ces théories suscitent mutatis mutandis des réac-
tions similaires : la vraie différence tient à ceci que la grande presse ne les relate
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pas, à l’opposé de ce qui se produit, par exemple, pour les thèses relatives au ré-
chauffement climatique, et que par conséquent les controverses ont un caractère
plus intime, plus feutré et, en principe, moins virulent.
En bref, la doctrine est aimable mais ferme dans ses jugements. Aussi fait-elle
songer à un club informel de gentlemen. Pour essayer de l’évoquer dans son climat
propre, nous l’avions présentée dans le titre même de notre chronique publiée en
1997 16 comme une « entité ». C’était apparemment le mot de trop.
16. Philippe JESTAZ et Christophe JAMIN, « L’entité doctrinale française », art. cité.
17. Laurent AYNÈS, Pierre-Yves GAUTIER et François TERRÉ, « Antithèse de l’entité », art. cité.
18. Ibid.
Simplement les juristes ont « une méthode, pas un statut ». Une méthode forgée
au fil de siècles, « accessible par la raison », reposant sur « la théorie générale »,
propre à leur faire découvrir « la vérité » et dont ils n’ont pas à rougir. Mais de là à
présenter la doctrine comme un pouvoir, il y aurait un monde. Étrange pouvoir, ar-
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guait-on, que celui d’une doctrine qui se borne à suggérer et dont les suggestions ne
sont pas toujours suivies d’effet (N.B. C’était exact, mais je crois avoir montré que
l’essentiel du pouvoir doctrinal résidait ailleurs) ! Néanmoins le trio de justiciers re-
connaissait à la doctrine sa qualité de source et son rôle capital dans l’élaboration des
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concepts juridiques. « Somme toute, le droit, c’est la doctrine du droit » (N.B. Alors,
pouvoir ou non ? Ces éléments contradictoires eussent appelé une synthèse, – si
l’heure n’avait été à l’antithèse).
Quant au pouvoir interne de la doctrine, il était nié sans démonstration à
l’appui. « Chaque auteur écrit en son nom, est auteur qui veut. » Plus loin : « Cela
n’empêche évidemment pas le sentiment d’appartenance à une communauté
scientifique, mais celle-ci est totalement dépourvue d’un intérêt commun reposant
dans une sorte de partage des bénéfices doctrinaux, et d’organes chargés de le dé-
fendre. » Et à en croire nos adversaires, la liberté des auteurs serait entière, y com-
pris pour les jeunes.
À cette diatribe, dont je laisse de côté les aspects parfois virulents, nous déci-
dâmes de ne pas répondre : inutile de prolonger la polémique. Mais elle eut des
suites, plus ou moins paradoxales.
La première conséquence fut que chaque lecteur du Dalloz se reporta sans tar-
der à notre chronique 19 afin de comprendre les termes exacts de la querelle. « Cet
article, me confia un témoin impartial et amusé, est depuis bien des années le seul
qui aura été lu deux fois à quelques semaines d’intervalle. » Nos contradicteurs
retinrent la leçon et se gardèrent de publier une nouvelle réplique après la sortie en
librairie, sept ans plus tard, de notre ouvrage d’ensemble qui faisait suite à ce pre-
mier ballon d’essai.
Deuxième conséquence : nous reçûmes d’assez nombreuses lettres de soutien,
presque toutes venues de province. Ici se révélait une fois de plus le clivage entre
Paris (plus exactement les universités basées au Quartier latin, où enseignaient nos
détracteurs) et le reste de la France. « Je n’ai pas bien compris, déclara un collègue
provincial de très haut niveau – conservateur des plus affirmés, au demeurant – toute
cette agitation parisienne : vous n’aviez pourtant dit que la vérité !… » Une faculté de
province, pourtant réputée traditionnaliste, me demanda même une conférence sur
le sujet, laquelle par parenthèse fournit enfin l’occasion d’un débat constructif. De là
une petite constatation de sociologie amusante : selon toutes les apparences, les
gardiens du temple officient en majorité au centre de Paris ; réciproquement, une
majorité de collègues parisiens semblent se vouloir des gardiens du temple.
Troisième conséquence : la vivacité de la réplique tout comme les soutiens im-
prévus nous convainquirent que nous avions vu juste, au moins dans les grandes
lignes. Embarqués sur la même galère et en pleine tempête – dans un verre d’eau ? –
19. Philippe JESTAZ et Christophe JAMIN, « L’entité doctrinale française », art. cité.
nous n’avions plus qu’à maintenir le cap. D’où l’idée de procéder à des recherches
beaucoup plus systématiques et approfondies sur le sujet afin de consacrer à la
doctrine la monographie complète qui manquait jusque là. Ce fut chose faite, en un
peu plus de 300 pages, au cours de l’année 2004. Et comme je l’ai dit, dans un si-
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lence presque total 20.
L’opposition n’a pas cessé pour autant. Elle resurgit çà et là, au cours de discus-
sions d’ailleurs dépourvues d’agressivité. Certains qui n’ont pas peur des mots nous
prêtent même une pensée bourdieusienne... L’argument massue qu’on nous oppose
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réside toujours dans la diversité des opinions et des personnalités. Mais où a-t-on vu
que l’appartenance à un corps entraînerait comme par clonage l’identité absolue de
ses membres ? Et je ne comprends toujours pas pourquoi les professeurs de droit
français seraient la seule catégorie de toute la planète à laquelle aucune analyse de
type sociologique ne puisse être appliquée. Mais la vérité est peut-être qu’elle ne peut
lui être appliquée sans sacrilège. Car tout regard collectif implique le risque de com-
porter une partie critique qui, si réduite soit-elle, est littéralement insupportable.
Pour y couper court, le meilleur moyen reste donc de présenter la doctrine
comme une poussière d’individualités irréductibles les unes aux autres, de sorte
qu’une éventuelle critique sera censée n’atteindre que des brebis galeuses tandis
que chacun se reconnaîtra dans la partie flatteuse. Moyen apparemment efficace
puisque cette présentation recueille une très large adhésion, comme en témoignent
les diverses introductions au droit où la doctrine bénéficie d’un regard neutre et
aseptisé, élogieux entre les lignes, mais sans excès pour satisfaire aux exigences de
la modestie scientifique. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes…
Si j’ai insisté sur ce qui apparaît à tout prendre comme un incident mineur, c’est
parce qu’il met à nu quelques ressorts profonds et va m’aider aussi à conclure.
Conclusion
Le lecteur a pu constater avec moi que la doctrine reste barricadée dans ses tra-
ditions et fidèle à l’image qu’elle entend donner d’elle-même. Ou du moins les
dissidents s’abstiennent-ils de prendre la plume, ce qui revient de leur part à enté-
riner le modèle établi. J’ajouterai que je n’envisage aucune évolution dans un ave-
nir prévisible : je pense plutôt que, fussent-ils devenus minoritaires, les tenants du
système continueront de le verrouiller.
Il n’est certes pas absurde d’imaginer que les idées développées dans notre ou-
vrage La doctrine finissent – après tout – par faire leur chemin. Mais pour quel ré-
sultat ? Nous ne proposons, et à ce jour personne ne propose, aucun modèle de
20. Sauf pour dire que la controverse se serait apaisée : Philippe THÉRY, « Un grand bruit de doctrine », in
Ruptures, mouvements et continuité du droit. Autour de Michelle Gobert, Paris : Economica, 2004, p. 113 et
suiv., spéc. p. 114 ; Patrick MORVAN, « La notion de doctrine », D., 2005, p. 421 et suiv., spéc. n° 2 (sauf à noter
que ce dernier formule des critiques intelligentes qui sont pour une fois bienvenues). En réalité chacun
campe sur ses positions. Ainsi, lorsque Christophe Jamin a voulu « dissiper des malentendus persistants »
(Christophe JAMIN, « La doctrine : explication de texte », in Libres propos sur les sources du droit : mélanges
en l’honneur de Philippe Jestaz, Paris : Dalloz, 2006, p. 255 et suiv.), cela lui a aussitôt valu l’accusation de
revenir « à la charge »… (François TERRÉ, « La doctrine de la doctrine », in Études offertes au Doyen Philippe
Simler, Paris : Dalloz, Litec, 2006, p. 59 et suiv., spéc. p. 61-62).
rechange. Tout au plus avons-nous essayé, dans une troisième partie, de décrire ce
que nous avons appelé « l’anti-modèle américain ». Mais nous ne prétendions pas
donner les États-Unis pour un exemple à suivre, car les cultures comme les condi-
tions sont par trop différentes. La seule idée que l’on puisse retenir de cette prome-
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nade Outre-Atlantique consiste à prôner une plus grande ouverture du raisonne-
ment juridique aux sciences sociales, mais celle-ci se heurterait, entre autres, à
maints obstacles institutionnels.
Je crois tout de même discerner une fissure dans notre modèle doctrinal, car di-
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L’auteur
Directeur de la Revue trimestrielle de droit civil et membre senior de l’Institut universitaire
de France, Philippe Jestaz est professeur de droit émérite à l'Université de Paris-Est. Il
est également Docteur Honoris causa de l’Université libre de Bruxelles. Ses domaines de
recherche portent sur le droit civil, la théorie générale et les sources du droit. Parmi ses
publications récentes :
e
— Le droit, Paris : Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 9 éd., 2016 (à paraître) ;
e
— Les sources du droit, Paris : Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 2 éd., 2015 ;
— « Pluralisme singulier ou pluriel » (À propos de Jacques Vanderlinden, Les pluralismes
juridiques), Grief, 2, 2015 ;
— « Une révolution inaperçue, à propos de l’acte juridique », Revue trimestrielle de droit
civil (RTDCiv.), 1, 2014.