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Le mythe du « Trickster »
Laura Makarius
Résumé
I ) Analyse du phénomène rituel de la violation magique des interdits et de la situation dans laquelle le violateur vient à se
trouver. — II) Examen rapide de trois figures de héros "tricksters" dans trois continents. Les traits qui les caractérisent sont ceux
caractérisant le violateur. — III) Le "trickster" apparaissant comme la projection, sur le plan du mythe, du violateur rituel
d'interdits, les contradictions formant la texture du personnage sont expliquées à la lumière des contradictions et de
l'ambivalence inhérentes à la violation.
Makarius Laura. Le mythe du « Trickster ». In: Revue de l'histoire des religions, tome 175, n°1, 1969. pp. 17-46;
doi : 10.3406/rhr.1969.9394
http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1969_num_175_1_9394
.
compréhension.. On pourrait même affirmer que certains-
efforts d'interprétation — comme ceux des psychologues Jung
et Kerényi' s'unissant à l'ethnologue * Radin ?. pour, tenter de
déchiffrer l'énigme du; trickster des: Indiens Winnebago1 —
.
ont épaissi plutôt que dissipé l'obscurité du sujet.
Ethnologues, psychologues, mythologues, historiens- des
religions , se • penchant sur le trickster se trouvent en présence
•
d'un amas de contradictions. Le héros mythique transforme
laj nature et parfois, faisant -figure de* Démiurge,*, apparaît
comme; le Créateur, mais est en même temps um pitre, un
bouffon à - ne pas : prendre au sérieux. Il arrête la course du ^
■
soleil, . pourfend les monstres et défie les dieux,. et en même
temps est le protagoniste d'aventures obscènes dont ; il sort
humilié et avili. Ildonne aux hommes les arts, les outils et les
biens civilisateurs,- et en même temps: joue des tours
pendables ■ dont ils • font les frais. - II : dispense les médecines qui
guérissent et qui sauvent et introduit la mort dans le monde.
Admiré, aimé, vénéré pour ses mérites et pour ses vertus, il
est représenté comme voleur, trompeur, parricide, incestueux,
cannibale. Le farceur malicieux est trompé par le * premier
venu, l'inventeur d'ingénieux stratagèmes est présenté comme
un idiot; le maître du pouvoir magique est parfois impuissant
à se tirer d'embarras. On dirait que chaque qualité ou chaque
défaut qui, lui; est attribué fait automatiquement, appel à
son: opposé; Le Bienfaiteur est aussi le Malin, le
malintentionné. Enfin, sous ses aspects les plus prestigieux, comme sous
les plus méprisables, les plus grossiers et les plus vicieux, le
trickster est représenté comme un» être «■ sacré- », qualité
qu'aucun ridicule ou aucune - abomination ne paraît parvenir
à effacer.
Si l'on se borne à examiner ce complexe mythique en lui-
même, sans référence à des réalités qui lui sont extérieures,
;
1) Brelich observe que « pour créer, conserver, remodeler une figure mythique,
comme celle du Iricksler, une société doit, avoir eu ses raisons, ses nécessités, ses
fins ». « II est difficile de. voir quelle pourrait être la raison de créer et de conserver...
une lîsrure comme celle qui émerere de la reconstruction de Radin... qui... ne serait
pas aussi à l'origine d'importantes réalités » (l.'$4-l.'JT>).
2) Bien sûr, le sans* n'est pas toujours considéré comme maléfique, son usatre
n'inspire pas toujours la crainte et ne se heurte pas inévitablement à des interdits.
Il est employé, par exemple pour établir des pactes de fraternité ; ou encore le sanir
de certaines personnes est inséré afin «le se pénétrer de leurs qualités. Les
Australiens emploient même le sanir pour faire adhérer à leur corps le duvet des
déguisements rituels. La forme la plus commune d'emploi rituel du sanir est le « rachat
sanglant », versement volontaire de sanir humain ou animal, censé prendre la
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* **
-.
prohibition de l'inceste. Cela peut être fait en se référant à Durkheim,
quh. a-* su montrer la' crainte ; générale qu'inspire • le -. sang, la
crainte particulière- du- sang provenant: de l'organe sexueb
féminin et la peur encore plus aiguë du saignement des
consanguines.;, Il" a: proposé, ainsi les éléments quisuffisent à rendre
la* peur de l'inceste intelligible sur le plan des- motivations
subjectives1. Commettre l'inceste équivaut à- se mettre - en
contact avec le sang le plus dangereux, le sang des. femmes
consanguines. « Quiconque viole cette loi* [der l'exogamie],
.
1) P. 58.
LE MYTHE DU « TRICKSTER »
lj V. L. Makarius, ',)'.).
2) Davy et Moret ont montré le héros amérindien en tant qu'inventeur des
secrets magiques de chasse et de pèche qui assureront l'approvisionnement du
groupe (120).
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.
brise les tabous sacro-saints et détruit les objets consacrés »r
— mais considère que ces violations sont attribuées au trickster
afin: de rendre manifeste sa nature asociale, alors qu'il serait
plus : conforme à l'ensemble des : faits ? d'invertir ce propos ; : :
Wadjunkagaî se voit attribuer une nature asociale r et ses
liens avec la' communauté se : brisent, à cause des violations •
:
proposée.
m
1) p.- 111.
2) Cf. Makarius,- 196* (Л), 224.
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1) Hoffman, 175. Dans le cycle du Lièvre des Winnebago, le Lièvre qui serait
un dédoublement du trickster) jette du sang sur les cuisses de sa grand-mere, en
simulant qu'elle ait ses règles et, sur ce, couche avec elle (Radin, lO'.ti. Coyote,
personnification animale du trickster, prend un peu de sang1 et le jette sur sa fille.
Elle commence à menstruer et va à la loge de ségrégation (Shoshuni'i 'Loyvie,
248-250).
2) Jones, I, 423-12Э in0 54). Passer la nuit avec une femme dan.-, la hutl.e
menstruelle est une des plus graves violations qu'un homme puisse commettre.
Elle est toutefois dépassée par celle que commet un homme passant la nuit dans les
mêmes conditions avec sa srieur. Dans un récit des Indiens Sanpoil, un tel crime
est mis en relation avec les débuts de la magie malfaisante et i'apparitiori de la
mort dans le monde (Ray, 129-187).
Л) Michelson, 68-Ss, 72.
4) Skinner, НШ, 38-40.
LE MYTHE DU « TRICKSTER » "29
1) Hoffman, 101.
2) Pour la signification du Сцргае moneta, cf. Elliott Smith, 150 sq. L';mteur
indique aussi l'association des coquillages avec le sang (l.r>0, n. 3). Cf. aussi au ^ujet
du Cyprae, Junod, II, 495. Frazer souligne l'ambiguïté du coquillage chez les
Ojibwa. Pour .1. Kohl, il représente « la maladie, le mal inhérent a chacun de nous »,
alors que pour Hoffman il représente la vie, qu'il infuse dans le candidat -III,
•t»8). L'association entre sexe féminin et coquillage se rencontre fréquemment chez
les poètes. Cf. Verlaine, Les coquillages (Les fêles galantes) et Mallarme, f.'nc
Négresse par le démon secouée...
3) Hoffman, Ш.
4) Moulding Brown, 102.
LE MYTHE DU « TRICKSTER; » 'M
;
les diverses versions de son mythe il serait: né d'un caillot de
sang que sa % mère avait enveloppé dans son pagne sanglant
et jeté à. la mer(Hawaï)4, d'une goutte de sang tombée sur
un ornement de sa-mère (N.-Zélande) (p. 27), de l'hémorragie-
ombilicale d'une femme enceinte (Mangareva) (p. 157), ou
d'unpagne rouge trouvé par sa mère sur la plage et dont elle
avait ceint ses flancs (110-111).- D'après un. autre récit, une
1) Beattie, 16.
V2 i Best, I, 143. Whoolers. cité par Luomala, écrit qu'en Polynésien le mot
Maui sitrniiie srauche ou gaucher, mais qu'il iarnore la signification de ce fait. Dans
le contexte de la violation de tabou, la signification de l'appartenance de Maui
au côté gauche apparaît clairement fcî. Makarius, 1'J6ň 'B^.
3
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1) (loucher avec la ill le* du chef est un îles exploits typiques du Irick&ler.
V. par exemple Nihaça des Arapaho qui déflore la fille d'un chef (Dor=hy et
Kroeuer, 64-65) ; Wakdjunkara (Jung, etc., П5-Л61.
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t; Frobisnius, 23«-21'J.
2i Eli.is écrit que les sacrifices étant rares, Eleurba proposa à Ife 'homologue de
Fa) de lui enseigner l'art de la divination, ce qui aurait amené les <rens à multiplier
les offrandes. (Test en échange de re service que, d'après leur accord, Eletrba a le
premier choix do tous les sacrifices offerts (fiS).
.T: Wescott, 316.
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III
1) Herskovits, П0-1Г.О.
2; Michelson, 71.
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*
* *
La théorie qui voit dans le iricksler la projection mythique
du magicien violateur de tabou permet, en dénouant la
contradiction entre les aspects du farceur et du boufl'on et ceux du
héros civilisateur, de dépasser la controverse sur l'unité ou
la dualité du personnage1. Le Iricksler est bien nommé, car
il connaît le Irick, le tour essentiel de la magie, et c'est cela
qui lui permet de « jouer des tours » et de rire et faire rire
aux dépens des autres. Il est tout à fait compréhensible que
celui qui connaît le secret d'efïicacité de la magie soit aussi
celui qui donne aux hommes les outils les plus ingénieux et les
instructions les plus utiles, que le donateur de la médecine
magique, le fondateur de l'activité rituelle qui assurera le
bien-être du groupe soit aussi celui dont proviennent tous les
autres bienfaits, et qu'enfin celui qui peut changer l'état des
choses par l'exercice de son pouvoir magique soit aussi celui
qui modifie les conditions existantes et transforme la nature-
II est compréhensible enfin que celui qui possède de tels
pouvoirs soit parfois vu — mais avec hésitation et non sans
rencontrer des oppositions venant d'un être de même nature
que la sienne et qui parfois apparaît comme son double — dans
les fonctions du Démiurge et du Créateur.
les charmes
leur Condition.
et les
Le actes
Irirksler
interdits,
conquiert
et permet
ces moyens,
à ceuxreprésentés
qui en proliteiit
p.ir les d'améliorer
médecines,
leur sort, en échappant au déterminisme. Mais les Ilerskovits se trompent en
écrivant que Lepím donne ces charmes parce qu'en tant que messager il est en
mesure de voir ce qui se passe dans le monde surnaturel (1933, ЗГИ. Il les donne
parce qu'il est dans sa nature mythique de les donner et que c'est là la raison de
son existence.
1) On se rappellera que Brinton, par exemple, pensait qu'un personnage sérieux
et révéré avait été dégradé dans le « joueur de tours ». Boas était d'avis que la
difliculté d'unir en une seule personne l'être bienveillant et le trickster disparaît
si l'on s'avise que le « soi-disant héros culturel » n'agit que dans son propre intérêt.
Quand incidemment il parvient, en faisant cela, à se rendre utile aux hommes, il
apparaît comme un héros bienfaisant, quand il faillit il est vu comme un « trickster
stupide » (1899, 7}. Loeb suggérait que les récits du « stupide » Manabozo aigrit
été repris par la société du .Xlideiviwin afin d'exalter le héros et avec lui la société
elle-même (473). Brelich, par contre, a exprimé l'opinion que « un être mythique
ambivalent ne doit pas être nécessairement composé de deux titrures, l'une ridicule
et inutile et l'autre créatrice, dont il serait la contamination... • (loc. rit.), et on
trouve la même affirmation chez Ricketts 1.Ч.Ч4-.
LE MYTHE DU « TRICKSTER » 41
•
ne sont pas des traits hétérogènes réunis on ne sait pourquoi,
mais tendent à définir la nature et la fonction d'un
personnage organiquement structuré, expression d'une réalité sociale
déterminée. Cette réalité sociale étant profondément
contradictoire — elle pourrait même être élargie à la dimension de
la contradiction fondamentale entre l'individu et la société --
les aspects contradictoires du personnage sont, non seulement
explicables, mais nécessaires.
Si la solution proposée au problème du trickster e>t
correcte, alors l'interprétation du Fripon divin que donne Radin
en se fondant sur le cycle de Wakdjunkaga, doit être
considérée comme' erronée.
Radin voit dans cet ensemble de récits la description d'un
processus progressif d'hominisation et de prise de conscience
de l'être physique, à partir d'un être primitif encore
indifférencié et plongé dans l'inconscience1. Loin de venir du fond
Laura Makarius.
BIBLIOGRAPHIE
Beattie ,H.!, Mana. Journal of the Polynesian Society, vol. 30, 1921.
Beckwith ; Warren Martha), Hawaian Mythology, New Haven, 1940.
— The Kumulipo, Chicago, 1951.
Brelich ÍA.':, Compte rendu de « The Trickster » par P. Radin, Studi e Maleriali di
Sloria ilelle Religioni, Roma, 1958.
Best E... The Maori, Wellington, 1924, 2 vol.
Boas (F.'., Introduction à : J. Teit, Traditions of the Thompson River. Indians of
.
respecté, n'a plus un pouvoir tyra unique et absolu, parce qu'il n'est plus absolument
nécessaire a maintenir la cohésion du trroupe humain.
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