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LA VIE POSTHUME DE FRANTZ FANON

Pourquoi Fanon ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi Peau noire, masques blancs ?

Stuart Hall, traduction de Pierre Lauret

Réseau Canopé | « Cahiers philosophiques »

2014/3 n° 138 | pages 85 à 102


ISSN 0241-2799
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-cahiers-philosophiques1-2014-3-page-85.htm
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La vie posthume
de Frantz Fanon
Pourquoi Fanon ? Pourquoi
maintenant ? Pourquoi Peau noire,
masques blancs  1 ?
Stuart Hall

Pourquoi Fanon ? Pourquoi, après tant d’années de relatif oubli, son nom
recommence-t-il à exciter une controverse et un débat intellectuels aussi
intenses ? Pourquoi dans ce moment particulier, dans cette conjoncture ?
Et pourquoi est-ce à partir de son texte Peau noire, masques blancs que
l’on repart « à la recherche de Fanon » ? Cet essai examine ces questions,
telles qu’elles furent posées à l’Institute of Contemporary Art de Londres,
à l’occasion de « Mirage : énigmes de la race, de la différence et du désir »,
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un programme de films, d’installations, de performances et d’œuvres d’arts
visuels d’artistes noirs contemporains qui reconnaissent l’influence, géné-
ralement indirecte, de l’œuvre de Fanon. Il est écrit dans l’esprit du titre
du débat qui l’a introduit : « Travailler avec Fanon  2. »
Pourquoi, parmi les nombreuses figures dont la présence emblématique
aurait pu déclencher cette profusion de discours et d’images, est-ce celle
de Fanon qui se trouve jouer le rôle d’incitation  ? S’il fut un temps où
son nom était très connu – généralement comme le symbole d’un courant
du tiers-mondisme incendiaire –, il est maintenant virtuellement inconnu,
même parmi les artistes et écrivains noirs, jeunes, actifs, dont le travail
trahit involontairement la « trace » de sa présence. Certes, les événements
n’obéissent au déroulement d’aucune téléologie causale ou temporelle
singulière. Mais je ne peux m’empêcher de penser que le rappel de Fanon,
aujourd’hui, à ce moment, ici, de cette manière, a quelque chose d’un
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« retour du refoulé » surdéterminé – une actualité provenant de plusieurs


directions, et aussi bien une certaine « in-actualité ».
Plutôt que d’essayer de retrouver le « vrai » Fanon, nous devons essayer
d’éveiller la vie posthume de Frantz Fanon – ce que Jacques Derrida appel-
lerait, d’après son récent livre sur Marx, son «  effet spectral  » (était-ce
cela, le Mirage du programme  ?)  –, par des voies qui ne restaurent pas
simplement le passé selon le cycle de l’éternel retour, mais qui porteront
l’énigme de Fanon, comme Benjamin l’a dit de l’histoire, brillant devant nous

■■  1. Ce texte est initialement paru dans A. Read (éd.), The Fact of Blackness: Frantz Fanon and Visual Representation,
Londres, Institute of Contemporary Arts, Iniva (Institute of International Visual Arts), 1996, p. 12-37.
■■ 2. Mirage: Enigmas of Race, Difference and Desire, Londres, Institute of Contemporary Arts, 1995. Ce pro-
gramme a été inauguré par un débat, “Working with Fanon: Contemporary Politics and Cultural Reflections”,
animé par Homi K. Bhabha. Outre le recueil, voir le texte de présentation.
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LES INTROUVABLES DES CAHIERS

au moment du danger  3. « L’homme colonisé qui écrit pour son peuple »


– c’est-à-dire, bien sûr, l’homme et la femme colonisés, l’élision de Fanon est
aussi caractéristique qu’inactuelle – « quand il utilise le passé doit le faire
dans l’intention d’ouvrir l’avenir, d’inviter à l’action, de fonder l’espoir »,
fit observer Fanon  4. Quelle action, quel espoir se proposent à nous ici ? Et
pourquoi, de tous ses écrits, est-ce Peau noire, masques blancs qui soutient
ces aspirations ?
Pendant des années, c’est la réflexion sur les mouvements de libération
nationale, dans Les Damnés de la terre, avec son appel à la lutte anti-
coloniale violente sur des bases renouvelées et épurées, qui a constitué,
pour beaucoup, une « invitation à l’action » – et pour les autres le spectre
cauchemardesque de la barbarie noire se répandant dans les rues. «  Ils
veulent prendre notre place » est le fantasme qui semble le mieux décrire
la réaction de ces derniers, et c’est ainsi que Fanon lui-même décrivait le
«  fantasme paranoïaque de dépossession primordiale  » du propriétaire
colonial blanc confronté à l’homme noir  5. Le débat sur «  Quel texte de
Fanon ? », manière de tenter d’annexer son héritage politique après coup,
est loin d’être conclu. Dans son tour d’horizon  6 sceptique mais très bien
fait des écrits récents sur Fanon, «  Critical Fanonism  », Henry Louis
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Gates, qui fondamentalement montre sa sympathie pour une grande part
de l’entreprise postcoloniale et poststructuraliste, n’en prend pas moins un
certain plaisir à exhiber la diversité, et même les contradictions, des récentes
« lectures » de Fanon en tant que théoricien global  7. Par ailleurs, dans un
essai intitulé « L’appropriation de Fanon », qui s’en prend sauvagement à
toute l’expropriation « révisionniste » de Fanon, Cedric Robinson soutient
que privilégier Peau noire, masques blancs par rapport aux Damnés de la
terre est une stratégie politique qui, de manière perverse, lit Fanon à l’envers,
en remontant de son « immersion dans la conscience révolutionnaire de la
paysannerie algérienne » aux « miasmes petit-bourgeois » du premier texte  8.
Ce ne peut être un pur hasard si c’est Peau noire, masques blancs, avec
son exploration, inspirée par la psychanalyse, des mécanismes inconscients
du racisme et du colonialisme, son attention au rôle du fantasme projectif, sa
mise au jour de la complexité subjective disloquée de la « fausse évidence du
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“ fait d’être noir ” », et son attention à la dialectique de l’identité, de l’altérité et


du désir, qui fournit le terrain privilégié du « retour » de Fanon, et du débat à
son propos. Kobena Mercer, dans son essai introductif au catalogue de l’expo-
sition Mirage, « Busy in the Ruins of Wretched Phantasia  9 », nous rappelle
– comme si nous pouvions l’oublier – que toute lecture, parce qu’elle est une
relecture, est inéluctablement politique. Il nous présente une des conditions du
« retour » inactuel de Fanon : « Alors que les générations précédentes, au pic de

■■  3. W. Benjamin, « Thèses sur la philosophie de l’histoire », VI, Médiations, Paris, Denoël-Gonthier, 1983, p. 197.
■■  4. F. Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, La Découverte/Poche, 2002, chap. iv « Sur la culture nationale », p. 221.
■■  5. H.  K.  Bhabha, «  Remembering Fanon  », préface à F.  Fanon, Black Skin, White Masks, Londres, Pluto
Press, 1986, p. xv.
■■  6. En français dans le texte (N.D.T.).
■■  7. H. L. Gates, “Critical Fanonism”, Critical Inquiry, vol. 17, n° 3, printemps 1991.
■■  8. C. Robinson, “The Appropriation of Frantz Fanon”, Race and Class, vol. 35, n° 1, juillet-septembre 1993.
■■  9. « Travailler dans les ruines de la représentation des damnés » (N.D.T.).
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l’optimisme des mouvements sociaux de l’après-guerre, privilégiaient les thèmes
marxistes des dernières œuvres de Fanon, […] les mésaventures de la gauche
non travailliste  10 durant les années 1980 ont dressé la toile de fond de l’intérêt
renouvelé pour Peau noire, masques blancs, le premier texte de Fanon, et le
plus explicitement psychanalytique  11. » Il y a beaucoup de choses en faveur de
cet argument, mais il faut aussi se rappeler que, de son vivant et après, presque
autant d’énergie rhétorique a été consacrée à montrer à quel point le « fano-
nisme » déviait par rapport à tout ce qui passait pour le « marxisme classique ».
Le combat pour coloniser l’œuvre de Fanon a été dès le moment de sa mort
un processus ininterrompu, et l’identification de ses écrits dans les termes de
ses « thèmes marxistes » dans les années 1960 et 1970 était déjà le produit
d’une relecture. Comme autre facteur important, Mercer invoque la structure
discursive stratifiée de Peau noire, masques blancs, « dont l’œil auctorial oscille
constamment entre de multiples points de vue », et dont la voix, ajoutons-le,
emprunte de nombreux registres, « autobiographique, clinique, sociologique,
poétique, philosophique, politique ». Je reviendrai sur l’idée discutable d’une
rupture finale et symptomatique entre les dernières et les premières œuvres
de Fanon, ainsi que sur la question de comment relire la multivocalité de
Peau noire, masques blancs.
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La thèse, vigoureusement énoncée par Fanon dans son introduction à
Peau noire, masques blancs, que « seule une interprétation psychanalytique
du problème noir peut révéler les anomalies affectives responsables de
l’édifice complexuel » du racisme et du colonialisme, est ce qui constitue la
nouveauté de ce texte  12. Mais elle montre aussi l’absurdité de l’affirmation
selon quoi « Fanon a été un activiste politique plutôt qu’un théoricien », que
trouvent si séduisante ceux qui voudraient récupérer Fanon pour quelque
cause plus « révolutionnaire ». Au passage, l’idée que dans ces lectures et
relectures controversées de Fanon, ce qui est en question n’est pas « théo-
rique », mais seulement « politique », est bien sûr quelque chose que les
récupérateurs aimeraient nous voir croire, mais ce n’est pas une proposition
qu’on puisse sérieusement soutenir. Le problème est que le texte de Fanon
de 1952 anticipe le poststructuralisme de manière frappante, même si l’ajout
de la phrase « la véritable désaliénation de l’homme noir implique une prise
de conscience abrupte des réalités économiques et sociales » infléchit dans
  La vie posthume de Frantz Fanon

une direction inattendue sa description, d’une prescience anachronique.


Le complexe d’infériorité, dit-il, est le résultat d’«  un double processus,
économique d’abord, par intériorisation – ou mieux, épidermisation – de cette
infériorité ensuite  13 ». Un mot merveilleux, épidermisation : littéralement,
« l’inscription de la race sur la peau ». Cette armature « raciale » munit le
sujet noir de ce que Fanon appelle ailleurs un « schéma corporel alternatif ».
Mais, comme il y insiste toujours, ce schéma est culturel et discursif, et non

■■  10. « Independent left » (N.D.T.).


■■  11. K. Mercer, “Busy in the Ruins of Wretched Phantasia”, dans Mirage: Enigmas of Race, Difference and
Desire, Londres, ICA/Iniva, 1994.
■■  12. F. Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Points Essais, 1971, p. 7-8.
■■  13. Ibid., p. 8.
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LES INTROUVABLES DES CAHIERS

génétique ou physiologique : « J’avais créé au-dessous du schéma corporel


un schéma historico-racial… tissé de mille détails, anecdotes, récits  14. »
Une autre source profonde de l’attrait contemporain de Peau noire,
masques blancs est la manière dont il associe le racisme et ce qu’on appelle
la pulsion scopique – l’érotisation du plaisir de regarder et la place privilégiée
accordée dans le texte de Fanon au « regard » depuis la place de l’« Autre ».
C’est l’exercice du pouvoir à travers la dialectique du « regard » – la race
dans le champ de la vision, pour paraphraser Jacqueline Rose – qui fixe le
nègre de l’extérieur (j’utilise le mot de Fanon) par la fantasmatique binaire
de la différence absolue  15. « Enfermé dans cette objectivité écrasante  16 »,
«  surdéterminé de l’extérieur  17  ». Non seulement le nègre de Fanon est
pris, épinglé, vidé et éclaté dans la dialectique fétichiste et stéréotypée du
«  regard  » de l’Autre  ; mais il/elle devient –  n’a pas d’autre soi que  – ce
soi-même en tant que rendu autre. Tel est l’homme noir en tant que son
(sic) image de soi aliénée ; ou, comme le dit Homi Bhabha, « non le Soi
et l’Autre, mais l’“altérité” du Soi inscrite dans le palimpseste pervers de
l’identité coloniale ». C’est cette « bizarre figure du désir, comme Bhabha
l’observe justement, [qui] conduit Fanon à introduire la question psycha-
nalytique dans la condition historique de l’homme colonial  18. »
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Il est peu douteux que, comme le suggère Gates, « la fascination que Fanon
exerce sur nous a quelque chose à voir avec la convergence des probléma-
tiques du colonialisme et de la formation du sujet  19 ». Cette application des
outils poststructuralistes et psychanalytiques de la théorie contemporaine à
la structure primordiale – et primordialement résistante – du racisme et de
la relation coloniale historique excite en nous un frisson de stimulation et de
plaisir, qui n’est qu’en partie cognitif (on a longtemps sous-estimé la jouis-
sance de la théorie). Cependant, la familiarité de ces concepts aujourd’hui
pourrait nous faire méconnaître la nouveauté et l’originalité de Fanon en
son temps. Le cœur de son texte conduit de manière irréfutable à prendre
conscience qu’une explication du racisme qui néglige le paysage intérieur
et ses mécanismes inconscients ne raconte, au mieux, que la moitié de
l’histoire. Opposer de manière simpliste Peau noire, masques blancs aux
Damnés de la terre, et impliquer qu’en passant de l’un à l’autre Fanon s’est
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en quelque sorte élevé de puérilités petites-bourgeoises à une plus grande


« maturité » n’explique pas pourquoi Les Damnés de la terre finit, dans le
chapitre « Guerre coloniale et troubles mentaux », avec une série d’études
de cas psychiatriques exposés dans un langage qui fait clairement écho au
paradigme dessiné pour la première fois dans Peau noire, masques blancs.
« Parce qu’il est une négation systématisée de l’autre, une décision forcenée
de refuser à l’autre tout attribut d’humanité, le colonialisme accule le peuple
dominé à se poser constamment la question : “Qui suis-je en réalité ?” »,

■■  14. Ibid., p. 90.


■■  15. Cf. J. Rose, Sexuality in the Field of Vision, Londres, Verso, 1986.
■■  16. F. Fanon, op. cit., p. 88.
■■  17. Ibid., p. 93.
■■  18. H. K. Bhabha, « Remembering Fanon », p. xiv.
■■  19. H. L. Gates, art. cit., p. 458.
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écrit Fanon, qui ajoute à bon escient  : «  On trouvera peut-être inoppor-
tunes et singulièrement déplacées dans un tel livre ces notes de psychiatrie.
Nous n’y pouvons strictement rien  20. » Sans commentaire.
Dans Peau noire, masques blancs, la fixation du nègre par la fantas-
matique binaire de la peur et du désir qui ont gouverné la représentation
de la figure noire dans le discours colonial et qui, d’après Fanon, réside
au cœur de la réalité psychique du racisme, est explorée avec une profon-
deur caustique. Tout est démasqué d’une manière si pénétrante que, du
coup, le texte de Fanon risque de nous paraître plus simple et direct qu’il
ne l’est en réalité. Le texte revient si implacablement sur les oppositions
binaires, Noir/Blanc, colonisateur/colonisé, que je me demande combien
de ses lecteurs finissent inconsciemment par le lire comme si son propos
se concentrait exclusivement sur ces binarités ; comme si le titre du livre
était « Peau noire, peau blanche » ; et en méconnaissant, donc, que bien
que son sujet soit évidemment marqué par la structure dichotomique et
manichéenne du système binaire de représentation et de pouvoir qu’est le
racisme, sa préoccupation centrale est le soi fendu ou divisé, les deux faces
de la même figure – le Noir colonisé.
La figure centrale du livre est le Noir colonisé, plus spécialement l’Antil-
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lais, que les scénarios de la domination coloniale obligent à une relation à soi
et à une performance de soi écrite par le colonisateur, ce qui produit en lui
la condition intérieurement divisée de la « dépersonnalisation absolue  21 ».
Les mécanismes de cette substitution sont décrits très précisément.
Le schéma corporel, en quoi Fanon voit « une structuration définitive du
moi et du monde », nécessaire au sentiment de soi, parce qu’« il s’installe
entre mon corps et le monde une dialectique effective », est fragmenté et
éclaté  22. La Gestalt scopique, dont Jacques Lacan a indiqué l’importance
dans le processus de constitution du sujet, ne peut se former  23. À sa place,
indique Fanon, se développe le « schéma historico-racial [qui le tisse] de
mille détails, anecdotes, récits, […] et me défoncèrent le tympan, l’anthro-
pophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers,
et surtout, surtout : “Y a bon Banania  24” ». « Voici les menus morceaux
par un autre moi réunis  25. »
Fanon insiste : il y a « deux camps : le blanc et le noir  26 ». Mais il ajoute :
  La vie posthume de Frantz Fanon

«  Les nègres, du jour au lendemain, ont eu deux systèmes de référence


par rapport auxquels il leur a fallu se situer… Car le Noir n’a plus à être
noir, mais à l’être en face du Blanc  27. » Le problème qui préoccupe Fanon
n’est pas l’existence de l’homme blanc dans le colonialisme, mais le fait
que l’existence de l’homme noir ne peut se relier à elle-même qu’à travers

■■  20. F. Fanon, Les Damnés de la terre, p. 239-240.


■■  21. F.  Fanon, Vers la révolution africaine, Paris, La Découverte/Poche, 2006, chap.  iii «  Pour l’Algérie  »,
« Lettre au Ministre-Résident (1956) », p. 60.
■■  22. F. Fanon, Peau noire, masques blancs, p. 89.
■■  23. Voir J. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1973.
■■  24. F. Fanon, op. cit., p. 90.
■■  25. Ibid., p. 88.
■■  26. Ibid., p. 6.
■■  27. Ibid., p. 88-89.
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LES INTROUVABLES DES CAHIERS

la présence aliénante de l’« Autre » blanc. Comme Bhabha l’observe juste-


ment, il ne s’agit pas d’une « division nette », mais d’une « image double
et dissemblable liée au fait d’occuper au moins deux places à la fois  28 ».
Le sujet à quoi Fanon s’attaque a une spécificité historique. Ce n’est pas le
phénomène général du racisme, mais le racisme dans la relation coloniale,
qu’il dissèque. Son but était de mettre au jour ses paysages intérieurs, et
d’examiner les conditions de la production d’un nouveau genre de sujet, et
de la décolonisation de l’esprit, en tant que condition subjective nécessaire
de la décolonisation du monde : « Nous ne tendons à rien de moins qu’à
libérer l’homme de couleur de lui-même  29.  » C’est l’ouverture de cette
perspective radicale au centre du texte de Fanon qui constitue sa nouveauté,
son originalité, son « intemporalité ».
La question qui se pose à nous aujourd’hui est : comment lire, comment
interpréter le problème qu’il a posé, les réponses que son texte propose, et
son invitation à l’action et à l’espoir ?
Une réponse a consisté à s’emparer du mode argumentatif propre à
Fanon, et à retourner contre eux-mêmes les mécanismes qu’il identifie.
Il s’agit de prendre au sérieux la question du « regard », et d’aller au cœur
du processus représentatif, auquel Fanon, contre la tendance objectiviste de
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l’analyse du racisme, a donné un rôle central et constitutif. Par des pratiques
de transcodage et de réassignation, il a tenté de contester, de perturber, de
déranger le regard, et de le réinscrire d’une manière « autre ». Certes, pour
ceux qui croient que l’histoire est un « procès sans sujet », cette tentative
pour constituer des formes de subjectivité et de représentation dans un
registre différent de celui de la relation coloniale risque de paraître de peu
de conséquences : des griffonnages dans les marges. La courte histoire de
l’Algérie postcoloniale, dans laquelle l’entité prétendument objective de « la
paysannerie algérienne » s’est retrouvée fortement assignée à des positions
différentes et contradictoires, allant de l’« avant-garde révolutionnaire [au]
peuple croyant » dans les récits de la postindépendance, pourrait peut-être
leur donner à réfléchir. Pour ceux qui considèrent que les questions de
représentation et de subjectivité sont constitutives de la question politique
de la décolonisation, plus spécialement pour les jeunes artistes et acteurs
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES    n° 138 / 3e trimestre 2014

culturels de la diaspora africaine, l’œuvre de Fanon a eu ces dernières


années une influence énorme, imprévue et imprévisible – on en voit partout
la preuve dans les œuvres montrées, projetées et performées dans le cadre
de « Mirage : énigmes de la race, de la différence et du désir ». Leur contre-
stratégie a principalement consisté à faire venir à la surface – à la représen-
tation – les supports méconnus des régimes de représentation : à subvertir
les structures de l’aliénation  30 dans le langage et la représentation, l’image,
le son, le discours, et de retourner contre eux-mêmes les mécanismes des
significations racialement fixées, afin de commencer à constituer de nouvelles
subjectivités, de nouvelles positions d’énonciation et d’identification, sans

■■  28. H. K. Bhabha, « Remembering Fanon », p. xvi.


■■  29. F. Fanon, op. cit., p. 6 (je souligne).
■■  30. « Othering » (N.D.T.).
90
lesquelles les épisodes les plus « révolutionnaires » de libération nationale
sont vite pris dans un engrenage postcolonial réactionnaire (l’Algérie
constituant un des exemples les plus perturbants et poignants).
Cette pratique de reprise des significations –  cette nouvelle politique
des producteurs de sens noirs  – est la source d’une grande part de l’art
noir récent, impressionnant par son abondance et, plus significativement,
étonnant par sa diversité formelle. Avec insistance, cette pratique a pris la
forme d’un travail sur le corps noir lui-même : poussant si profondément
en lui la violence réprimée du racisme, qu’elle révèle la lignée transgressive
du désir réprimé à quoi cette violence s’alimente ; rassemblant ce que nous
pouvons penser en termes de nouveaux « schémas corporels » ; soit ce que
Fanon décrit comme le fait d’avoir été fixé « dans le sens où l’on fixe une
préparation par un colorant », des fragments démembrés « par un autre moi
réunis  31 ». Souvent ce processus consiste, de la part de l’artiste, à prendre
son propre corps comme toile, « écran » ou « cadre » photosensibles, de
sorte que le travail de traduction et de réappropriation est littéralement une
« réécriture du soi sur le corps », une réépidermisation, une autographie.
J’ai appelé ailleurs production d’un nouveau « narcisse noir » cette rééla-
boration du corps noir abject par le désir  32.
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Sous cet aspect, le champ de la représentation visuelle est mis au premier
plan, du fait du rôle constitutif du « regard » comme site de savoir-pouvoir,
de la sexualisation de la vision et de sa fétichisation fantasmatique du corps
et de la peau comme signifiants de la différence raciale. Cependant le corps
chez Fanon est un site d’intervention stratégique à la fois privilégié et ambi-
valent. « Oh mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge  33 ! »
Dans l’« épidermisation » du regard racial, dit Fanon, l’exclusion et l’abjection
sont imprimées dans le corps, par le fonctionnement de signifiants, comme
une taxinomie objective – une « taxidermie » – de la différence radicalisée ;
une matrice spéculaire d’intelligibilité.
W. E. B. Du Bois a mentionné « les cheveux, la peau et les os  34 » ; après
Fanon, il faut ajouter les organes sexuels  35. Nous savons que la fétichisation
et la stéréotypie sont les excès requis pour assurer une équivalence stable
entre ces marqueurs de la différence raciale et le corps noir. Loin d’être
génétiquement garantis, ils constituent une « forme d’intelligibilité » que
  La vie posthume de Frantz Fanon

le racisme partage avec d’autres régimes de différence et d’aliénation, avec


lesquels il a beaucoup de traits communs – avant tout, bien sûr, le genre et

■■  31. F. Fanon, op. cit., p. 88.


■■  32. S.  Hall, “‘Race’ The Sliding Signifier”, dans Race, Ethnicity and Diaspora, Harvard University Press,
à paraître. Il n’existe aucune trace bibliographique de cet ouvrage que Stuart Hall annonce, ni d’un article
de Hall portant ce titre. En revanche, il existe bien un film documentaire sur Stuart Hall, intitulé Stuart Hall,
Race – The Floating Signifier, dirigé par Sut Jhally, Media Education Foundation, Northampton, Massachusetts
(États-Unis), 1997. Le film est visible sur Internet, et on trouve le relevé du texte à l’adresse : www.mediaed.org,
rubriques Video store, Vidéo index A-Z, « Stuart Hall - Race, the Floating Signifier », Transcript. Traduction
française, « La “race” : un signifiant flottant », dans S. Hall, Identités et cultures 2, Politique des différences,
dirigé par M. Cervulle, Paris, Éditions Amsterdam, 2013, p. 95-111.
■■  33. F. Fanon, op. cit., p. 188.
■■  34. W. E. B. Du Bois, “The Conservation of Races”, dans H. Broth éd., Negro Social and Political Thought,
New York, Basic Books, 1966.
■■  35. Fanon cite Michel Cournot, qui écrit que « quatre noirs membres au clair combleraient une cathédrale »,
voir Peau noire, masques blancs, p. 137.
91
LES INTROUVABLES DES CAHIERS

la sexualité  36. Il est parfois tentant de croire en une « preuve » de la diffé-


rence, là où il s’agit de ses marqueurs. Leur facticité biologique recouvre
leur fonction en tant que signifiants, et nous lisons ainsi la « race » comme
le produit d’un schéma génétique ou biologique, plutôt d’un régime discursif.
Plusieurs pratiques visuelles influencées par le poststructuralisme et la
psychanalyse semblent n’avoir contourné le matérialisme de base que pour
permettre au « corps » de faire un retour subreptice comme « occurrence »
d’un signifiant matériel et terminal qui donne un coup d’arrêt abrupt à la
dérive discursive, à l’infinie prolifération sémiotique du sens autour de la
« race ». Parfois, même chez Foucault (et encore plus chez les foucaldiens),
qui nous a tant appris sur sa contingence, « le corps » semble invoqué au
lieu où se dressaient ces grands signifiants transcendantaux, Dieu, Sa
Majesté et l’Économie  ; devenant le dernier refuge, l’objet petit a d’une
matérialité mal placée.
Il est important que ce travail de retour au site énigmatique du « corps
noir », dans la représentation de la différence radicalisée, ne soit pas pris pour
un retour à une conception déshistoricisée, transcendantale, biologiquement
fixée, essentialisée de l’identité raciale. Le « delirium manichéiste » binaire
du discours racial, sur quoi Fanon attire l’attention de manière si effective,
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n’est pas donné par nature. Il engage une suture, une opération discursive
arbitraire. Arbitraire, parce que « race » est un signifiant glissant, dont les
équivalents à l’extérieur du discours ne peuvent être fixés. « C’est la rigidité
du racisme… qui est la clef de sa complexité. Sa capacité à tout distribuer
sous deux grands masques opposés… les complexes de sentiments et d’atti-
tudes… qui refusent toujours d’être aussi nettement stabilisés et fixés… Toute
cette énergie symbolique et narrative… a pour but de nous parquer “ici”
et eux “là”, de fixer chacun à sa place spécifique  37. » La race n’est pas une
catégorie génétique mais sociale. Le racisme n’est pas un régime biologique
mais discursif. Les prétendus signes corporels – peau noire, lèvres épaisses,
cheveux crépus, pénis « grands comme des cathédrales » et le reste –, qu’on
fait fonctionner comme des fondements, ne sont pas seulement constitués
de part en part dans l’imaginaire, mais sont en fait des éléments signifiants
dans le discours du racisme. Même dans les discours racistes, où la preuve
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES    n° 138 / 3e trimestre 2014

de la différence raciale semble figurer avec tant d’évidence à la surface du


corps (« Regarde ! Un Noir ! », « Maman, regarde, un Noir ! J’ai peur ! »),
ces éléments ne peuvent supporter leurs connotations négatives que parce
qu’ils fonctionnent, en fait, comme les signifiants d’un code plus profond
– génétique – qui ne peut pas être vu, mais auquel on attribue le pouvoir
scientifique de fixer et de stabiliser la différence raciale. Ce n’est pas le
statut « scientifique » du discours raciste, mais le fait que ces éléments fonc-
tionnent discursivement qui le rend capable de produire des « effets réels ».
Ces éléments ne font sens que parce qu’ils signifient, par un processus de
déplacement tout au long d’une chaîne d’équivalences, métonymiquement

■■  36. J.  Butler, Bodies that Matter: on the Discursive Limits of Sex, Londres, Routledge, 1993. Traduction
française : Ces corps qui comptent : de la matérialité et des limites discursives du sexe, trad. C. Nordmann,
Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
■■  37. S. Hall, “Race, Culture and Communication”, dans Rethinking Marxism, vol. 5, n° 1, printemps 1992.
92
(peau noire, gros pénis, petit cerveau, pauvre et arriéré, tout est dans les
gènes, il faut stopper l’aide sociale, qu’ils rentrent dans leur pays) ; c’est-à-
dire parce que leur arrangement dans une chaîne discursive permet à des
signes physiologiques de fonctionner comme des signifiants, de représenter,
et d’être « lus » tout au long de la chaîne : de manière sociale, psychique,
cognitive, politique, culturelle, civilisationnelle, etc.  38.
Assurément, Fanon savait que, dans le système d’exclusion radicalisée
et d’abjection soutenu par le regard depuis la place de l’Autre, le schéma
corporel n’est pas donné mais constitué, et informé culturellement et histo-
riquement (« J’avais créé au-dessous […] un schéma historico-racial  39 »).
Donc, l’idée que le retour au site du corps représente la rémission d’un fond
essentiel qui permettra de restaurer le sujet noir dans son essence n’est pas
seulement une méprise, mais tire de l’œuvre de Fanon un message qu’il
exclut explicitement. Il y a bien, pour paraphraser Judith Butler, des « corps
qui comptent » : ils comptent, non parce qu’ils peuvent produire la vérité,
mais parce qu’ils signifient à l’intérieur de ce que Judith Butler, dans un
autre contexte, appelle la norme régulatrice : l’idéal régulateur de la matrice
raciale. Comment le corps noir pourrait-il fonctionner comme fondement
quand, comme le montre Fanon, il est si manifestement construit dans
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une narration (« Il y avait des légendes, des récits, l’histoire, et par-dessus
tout l’historicité »), par le désir, dans l’imaginaire, par le jeu exorbitant du
« manque » et de l’« excès » ? Telle est sûrement la leçon que nous devons
retenir du long et malaisé dialogue de Fanon avec le mouvement de la
Négritude.
Cet ensemble d’œuvres visuelles assume que «  le regard  » peut être
subverti, déplacé, combattu. Mais peut-il être refusé, détruit, abandonné ?
La fêlure – peau noire, masques blancs – qui menace de détruire le sujet
noir de l’intérieur peut-elle être soignée ? Le sujet n’est-il pas inévitable-
ment le site d’une fêlure ? Et s’il en est ainsi, quel est alors le statut du sujet
« universel et unifié », au-delà de la Négritude, vers lequel Fanon fait signe
à la fin de son texte dans cette formule bien sonnante mais ambiguë : « Le
nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc  40 » ?
La préface de Bhabha à la réédition de Peau noire, masques blancs
en 1986 est devenue le locus classicus de bien des aspects de ce débat, et
  La vie posthume de Frantz Fanon

nous rappelle que « se souvenir de Fanon », selon le titre du texte, reste
une pratique difficile et inévitablement controversée. Dans «  Critical
Fanonism », Gates, reprenant une phrase de Benita Parry, critique la lecture
de Bhabha pour son « poststructuralisme prématuré  41 ». Ces deux auteurs
visent sa tentative de faire de Fanon une sorte de Lacan avant la lettre,
comme si Fanon avait pris la position de Lacan sur la division du sujet, et
traité « l’Autre » comme une source nécessaire de division qui advient dans
toutes les identités prétendument unifiées, et non « comme un point fixe

■■  38. Stuart Hall renvoie ici à la référence de la note 31.


■■  39. F. Fanon, op. cit., p. 90.
■■ 40. Ibid., p. 187.
■■ 41. Voir B. Parry, “Problems in Current Theories of Colonial Discourse”, Literary Review, n° 6, hiver 1987,
et H. L. Gates, art. cit.
93
LES INTROUVABLES DES CAHIERS

phénoménologique opposé au Moi  42 ». Bhabha a-t-il farfouillé dans ce qui


était pour tout le monde une boîte noire – le texte de Fanon –, comme un
magicien ou un prestidigitateur, pour sortir au bon moment, à l’étonnement
général, le proverbial lapin, un lapin lacanien ?
Ces critiques trop rapides ne rendent pas justice à la manière très claire
dont Bhabha signale les points de son texte où son interprétation diverge
ou va au-delà de Fanon : « Fanon, dans son registre le plus analytique, peut
entraver l’exploration des questions incertaines et ambivalentes du désir
colonial… Par moments Fanon vise une correspondance trop stricte entre la
mise en scène  43 de la fantaisie inconsciente et les fantômes de la peur et de
la haine racistes qui accompagnent la scène coloniale  44… » ; « le diagnostic
sociopsychiatrique de Fanon tend à excuser les tours et détours ambiva-
lents du sujet du désir colonial  45… » ; « Fanon s’expose parfois au rappel
que le désaveu de l’Autre exacerbe toujours les arêtes de l’identification,
et révèle la place dangereuse où l’identité est le revers de l’agressivité  46 ».
Bhabha reconnaît que Fanon, de manière répétée, se replie trop vite sur
des fondements hégéliens et sartriens, se laisse trop orienter par le désir
« de réponses plus insurrectionnelles, d’identifications plus immédiates »,
a trop soif d’« humanisme existentiel ». Il me semble que ce que Bhabha a
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réellement en tête est plus complexe : c’est que Fanon, de manière constante
et implicite, pose des problèmes et soulève des questions qui ne peuvent
pas recevoir un traitement adéquat à l’intérieur du cadre conceptuel où il
cherche souvent à les résoudre ; et qu’une « logique » plus complexe et plus
satisfaisante est souvent tramée, de manière implicite, dans les interstices
de son texte  ; logique qu’il ne suit pas toujours, mais que nous pouvons
découvrir par une lecture qui va contre la lettre du texte. En bref, Bhabha
produit une lecture symptômale du texte de Fanon. Devons-nous limiter
une telle « lecture symptômale », telle est la question qui se pose à nous.
En vertu de quelle autorité, et surtout avec quels effets, pouvons-nous nous
approprier activement l’œuvre de Fanon contre la lettre du texte ?
Il doit être clair que ce dont il s’agit ici n’est pas de restaurer le « vrai
sens » du texte, ni de le fixer une fois pour toutes dans le territoire fantasma-
gorique de « ce que Fanon a vraiment dit ». Mais il peut aussi être important,
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES    n° 138 / 3e trimestre 2014

dans un sens archéologique ou généalogique, de retracer les tournants qu’il


a pris, de saisir la matrice d’intelligibilité dans laquelle il en est venu à dire
ce qu’il a dit (et à ne pas dire ce qu’il n’a pas pu dire), et de se confronter à
ses implications. Car ces déplacements et changements conceptuels ont eu
pour lui, et ont pour nous aujourd’hui, des conséquences politiques réelles.
Disons-le simplement. Je pense qu’il est impossible de lire Peau noire,
masques blancs sans voir que le livre est aussi le produit d’au moins trois
dialogues, croisés et inachevés, auxquels Fanon n’a cessé de retourner au

■■  42. Cela ressemble plutôt à la manière dont Althusser et Balibar, dans Lire le Capital, ont utilisé des concepts
structuralistes pour « re-lire » un Marx resté à l’état partiellement théorique, et pour produire, ni vu ni connu,
un Marx complètement structuraliste.
■■  43. En français dans le texte (N.D.T.).
■■  44. H. K. Bhabha, « Remembering Fanon », p. xix.
■■  45. Ibid., p. xx.
■■  46. Ibid., p. xxii.
94
cours de sa vie et de son œuvre. D’abord, il y a le dialogue de Fanon avec
la tradition de la psychiatrie coloniale française (une formation théorique
sans équivalent dans le colonialisme britannique  47), et dans ce cadre, avec
la psychanalyse, Freud et les freudiens français. Car si c’est dans ce texte
que «  Lacan fait subrepticement son entrée dans la théorie du discours
colonial  », comme le soutient Gates, c’est aussi là que Fanon lit Lacan
à la lumière de ses propres préoccupations. Dans la longue note sur le
« stade du miroir », c’est l’appropriation de Lacan par Fanon qui frappe  48.
Premièrement, dans cette opération, l’« Autre » est racialisé : « Le véritable
Autrui du Blanc est et demeure le Noir. Et inversement. » Il est difficile
de ne pas accorder que Fanon écrit ici comme si « le réel Autre » était un
« point fixe phénoménologique ». Deuxièmement, la fente du sujet que le
« stade du miroir » engendre, et qui pour Lacan est un mécanisme général
de méconnaissance, est replacée par Fanon dans la spécificité de la relation
coloniale  : «  Aux Antilles, la perception se situe toujours sur le plan de
l’imaginaire… pour l’Antillais, l’hallucination spéculaire est toujours neutre
(i.e. sans couleur). »
Cette différence a une signification critique. D’une part, elle nous montre
de manière saisissante à quel point le discours de Lacan est racialement
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neutre, dégagé de toute marque raciale –  même si cette blancheur sans
marque de son langage a rarement été commentée. D’autre part, elle marque
clairement la distance de Fanon par rapport à la logique de la position de
Lacan. Pour ce dernier, comme le remarque Bhabha, « l’identité n’est jamais
ni un a priori ni un produit fini. Elle est toujours le procès problématique
de l’accès à une image totale  49  ». À quoi il est nécessaire d’ajouter que,
pour Lacan, l’identité elle aussi opère « sur le plan de l’imaginaire ». Fanon
suit Lacan qui place le concept psychanalytique d’« identification » dans la
trace du concept hégélien de « reconnaissance ». C’est la marque de leur
commune appartenance à la tradition de la réception française de Hegel,
notamment à la fameuse lecture postheideggérienne de la Phénoménologie
par Kojève  50. Mais pour Fanon, le blocage qui détotalise la reconnaissance
hégélienne de l’Un par l’Autre dans l’échange du regard racial advient à partir
de la structure spéculaire historiquement spécifique du racisme, et non du
mécanisme général de l’identification de soi. Les implications politiques de
  La vie posthume de Frantz Fanon

cette correction sont lourdes de sens. Car tout le propos du texte de Bhabha
– accréditer une politique subversive qui vive avec l’ambivalence, sans essayer
de la transcender ou de la dépasser (Aufhebung) – est la conséquence politique
d’une position théorique lacanienne, où l’ambivalence fait irréductiblement
partie du scénario. Tandis que la position théorique de Fanon – à savoir
que la radicalisation du « stade du miroir » dont il parle est une condition
« pathologique » imposée au sujet noir par le colonialisme – enveloppe la

■■  47. Voir dans le même volume l’article très pénétrant de Françoise Vergès, “Chains of Madness, Chains of
Colonialism: Fanon and Freedom”.
■■  48. F. Fanon, op. cit., p. 131 (chap. vi, n. 25, N.D.T.).
■■  49. H. K. Bhabha, « Remembering Fanon », p. xviii.
■■  50. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947.
95
LES INTROUVABLES DES CAHIERS

question politique de comment en finir avec cette aliénation. Fanon ne peut


pas, politiquement, « vivre avec cette ambivalence », parce qu’elle le tue !
Le mécanisme de la non-reconnaissance qui, selon Lacan, est la condi-
tion de la formation de la subjectivité dans la dialectique du désir « depuis
la place de l’Autre  » (impliquant un manque permanent de complétude
pour le moi) fait-il partie d’une ontologie générale, ou est-il historiquement
spécifique à la relation coloniale ? La réponse de Fanon, en tout cas, est
claire : « Il y a bien le moment de “l’être pour l’autre” dont parle Hegel,
mais toute ontologie est rendue irréalisable dans une société colonisée et
civilisée […]. L’ontologie […] ne nous permet pas de comprendre l’être
du Noir. Car le Noir n’a plus à être noir, mais à l’être en face du Blanc.
Certains se mettront en tête de nous rappeler que la situation est à double
sens. Nous répondons que c’est faux  51. »
La stratégie du texte de Fanon est donc de partir de certaines positions
qui ont été présentées comme relevant d’une ontologie générale, puis de
montrer comment elles échouent à expliquer la situation du sujet colonial noir.
Dès lors, ce à quoi nous sommes confrontés n’est pas une simple controverse
textuelle ou théorique entre les manières différentes dont le « regard depuis
la place de l’Autre » de Lacan s’inscrit dans le texte de Fanon puis dans
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sa relecture par Bhabha, controverse que nous pourrions résoudre par un
acte arbitraire et brutal de jugement politique. Il s’agit d’un problème plus
profond, plus sérieux, chargé de plus de résonances politiques et théoriques.
Il pose la question, encore profondément non résolue dans ce qu’on appelle
les « études postcoloniales », de savoir comment réconcilier – ou du moins
équilibrer selon une juste balance – dans son paradigme d’explication et
de lecture, à la fois la démonstration spectaculaire donnée par Fanon du
pouvoir de fixer propre à la binarité raciale, et la thèse de Bhabha – également
importante et théoriquement productive – selon laquelle tous les systèmes
binaires de pouvoir n’en sont pas moins, en même temps, souvent, sinon
toujours, troublés et subvertis par l’ambivalence et le rejet. Notre dilemme
est : comment penser ensemble le pouvoir écrasant du binaire, qui persiste
en dépit de tout dans tous les systèmes de pouvoir et de représentation
racialement infléchis (et qui survit certainement à leur déconstruction
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES    n° 138 / 3e trimestre 2014

théorique infinie) ; et simultanément les ambivalences, les ouvertures, les


glissements que la suture du discours racial ne peut totalement empêcher.
Selon moi, ce dilemme ne trouve de réponse adéquate dans aucune des
deux positions. Nous restons entre « le moment de l’ambivalence discursive
selon Bhabha et le moment de la fixité selon Fanon  52 ».
D’où Fanon tire-t-il sa version de la dialectique du désir et de la recon-
naissance, qu’en un sens il greffe sur Lacan ? Comment peut-il explorer
si profondément le « regard » lacanien, et en donner une interprétation si
profondément fausse ? Ces questions sont importantes, notamment parce
que c’est leur balancement, l’impossibilité d’un verdict final, qui rend l’œuvre
de Fanon si excitante pour nombre d’artistes visuels noirs contemporains.

■■  51. F. Fanon, op. cit., p. 88-89.


■■  52. B. Hall, Reading the Mulatta, thèse non publiée, université de New York, 1995.
96
Cette question nous amène au deuxième des dialogues inachevés qui se
chevauchent chez Fanon, celui que Bhabha, pour d’évidentes raisons, tend à
minimiser : le dialogue de Fanon avec Sartre, ou plus précisément à travers
Sartre avec le fantôme de Hegel, plus spécialement la dialectique du maître
et de l’esclave décrite dans la Phénoménologie. Le trope du maître et de
l’esclave gouverne une bonne part de la pensée de Fanon dans Peau noire,
masques blancs, et aussi bien de la pensée des intellectuels français de cette
époque. C’est en référence à cette dialectique que Lacan a dit «  à maint
tournant, je prends le repère de la dialectique du maître et de l’esclave et je
la réexplique  53 », et c’est sa métaphore qui ouvre le dialogue de l’altérité et
du désir dans le texte de Fanon : l’homme ne peut être pour soi que quand il
est un « être-pour-l’autre ». Elle est particulièrement parlante, eu égard aux
préoccupations de Fanon, non seulement à cause de la pertinence historique
du rapport maître/esclave (qui a été transcrit ailleurs en relation proprié-
taire/serf), mais aussi du fait de la centralité que Hegel donne à la « lutte
à mort » dans la lutte pour la reconnaissance. Pour Fanon, c’est l’inégalité
fondamentale, le manque de réciprocité inscrits dans les positions du maître
et de l’esclave qui, quand on les lit dans la relation coloniale, commandent
la nécessité de la lutte à mort de l’esclave – un thème qui finira par dominer
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l’œuvre ultérieure de Fanon.
De nouveau, cependant, Fanon marque explicitement sa différence
par rapport à l’ontologie générale de Hegel  54. Au fondement de la dialec-
tique hégélienne, dit-il, « l’homme n’est humain que dans la mesure où il
veut s’imposer à un autre homme, afin de se faire reconnaître par lui  55 ».
Il doit y avoir « une réciprocité absolue : “[…] ils se reconnaissent comme
se reconnaissant réciproquement  56”. » Quand c’est impossible, le « désir
de reconnaissance » s’éveille, et rend l’esclave désireux d’entamer une lutte
sauvage, éventuellement à mort, puisque « c’est seulement par le risque de
sa vie qu’on conserve la liberté  57 ». Or, pour Fanon, le nègre « esclave »
n’a jamais lutté à mort avec le maître ni risqué sa vie. On lui a donné la
liberté, qui n’est en réalité que la liberté « d’adopter une attitude de maître »,
de manger à la table du maître. «  Soyons gentils avec les nègres  58.  »
De nouveau, donc, la relation coloniale a interposé une spécificité qui
infléchit la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel (comme elle avait
  La vie posthume de Frantz Fanon

infléchi le « stade du miroir » de Lacan) dans une direction nouvelle.


Chez Hegel, dit Fanon, le maître impose un « travail servile » à l’esclave.
Mais en laissant le maître pour le travail, l’esclave « s’élève au-dessus de sa
nature donnée », il se crée lui-même objectivement, « volontairement ou
consciemment, ou mieux, activement et librement  59 ». Cependant, ajoute
Fanon, dans la relation coloniale, le maître ne veut pas la reconnaissance,

■■  53. J. Lacan, Le Séminaire, I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J-A Miller, Paris, Éditions du
Seuil, 1975, p. 247.
■■  54. F. Fanon, op. cit., chap. vii « Le Nègre et la reconnaissance », n. 9, p. 179.
■■  55. Ibid., p. 175-176.
■■  56. Ibid., p. 176. Fanon cite la Phénoménologie de l’esprit dans la traduction de Jean Hyppolite, t. I, p. 157.
■■  57. Phénoménologie de l’esprit, p. 159, cité par Fanon, op. cit., p. 177.
■■  58. Ibid., p. 178.
■■  59. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel.
97
LES INTROUVABLES DES CAHIERS

seulement le travail. Et l’esclave n’abandonne pas le maître, mais se tourne


vers lui, abandonnant l’objet. Le nègre est donc moins indépendant que
l’esclave hégélien, parce qu’il «  veut être comme le maître  ». La recon-
naissance lui est déniée, et il construit son être-pour-soi à travers ce déni.
Mais il y a une autre différence. La description du regard dans le chapitre
« L’expérience vécue du Noir » ne fait pas qu’accommoder au propos de
Fanon le trope hégélien. Celui-ci est également réfracté à travers l’univers
existentiel de la lecture sartrienne de Hegel dans L’Être et le Néant. Chez
Sartre, le «  regard de l’autre  » est plus accaparant et possessif que dans
la forme narcissique que Lacan lui attribue. Il dérobe au moi son en-soi.
Il vide le sujet, métaphore qui paraît très proche du « manque » lacanien,
mais qui en fait en est à des années-lumière, logée comme elle l’est dans
le dénuement existentiel de l’univers sartrien. Comme l’écrit Sartre, «  si
nous commençons avec la première révélation de l’Autre comme regard,
nous devons reconnaître que nous expérimentons notre inappréhendable
être-pour-autrui dans la forme d’une possession. Je suis possédé par l’Autre.
Le regard de l’Autre découpe mon corps dans sa nudité… En vertu de la
conscience, l’Autre est pour moi simultanément celui qui m’a volé mon
corps et celui qui fait être ici un être qui est mon être  60 ».
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Je crois que nous pouvons reconnaître la « trace » complexe du trope
maître/esclave à d’autres endroits – inattendus – du texte de Fanon. J’ai noté
le point de vue masculin omniprésent dans Peau noire, masques blancs.
C’est la question du désir de l’homme noir – « Que veut l’homme noir ? » –
qui déclenche le texte, comme le souligne Mercer  61. Les chapitres «  La
femme de couleur et le Blanc » et « L’homme de couleur et la Blanche  62 »,
qui traitent du désir prétendument pathologique de la femme blanche de
coucher avec des hommes noirs, et de la signification névrotique, selon
l’interprétation de Fanon, du désir de l’homme noir pour les femmes blanches,
même s’ils contiennent des aperçus importants sur la manière dont les
fantasmes sexuels projectifs se racialisent en devenant genrés, et dont les
fantasmes racialisés deviennent « génitalisés » (plutôt que « sexualisés »),
n’en sont pas moins extrêmement problématiques. Encore plus troublante
est l’absence de toute discussion réelle sur la manière dont la dialectique
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES    n° 138 / 3e trimestre 2014

générale du regard racialisé s’applique aux hommes et aux femmes noirs,


et sur les différences qui s’y jouent. La manière dont Fanon traite de la
femme noire, quand inopinément elle fait surface dans son texte, choque
sans surprendre : « Admettant nos conclusions sur la psychosexualité de
la femme blanche, on pourrait nous demander celle que nous proposerions
pour la femme de couleur. Nous n’en savons rien  63. »
Non moins troublants sont les passages sur l’homosexualité (longuement
disséqués dans l’essai de Mercer, plus loin dans le présent recueil). C’est
dans le passage où Fanon à la fois reconnaît et nie que l’homosexualité soit

■■  60. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant.


■■  61. K. Mercer, cf. référence de la note 10 et “Colonisation and Disappointment: Reading Fanon’s Sexual
Politics”, The Fact of Blackness, p. 114-131 (N.D.T.).
■■  62. Respectivement les chap. ii et iii de Peau noire, masques blancs (N.D.T.).
■■  63. Ibid., p 145.
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présente en Martinique qu’il fait une remarque étonnante sur l’« absence
de complexe d’Œdipe aux Antilles  64  ». Le débat portant sur la question
de savoir si le complexe d’Œdipe est culturellement relatif est une longue
saga. Il se peut qu’il y ait des cultures où l’on puisse montrer qu’il prend
d’autres formes, ou même qu’il n’existe pas du tout (même si, bien loin
de nous libérer de quelque tyrannie européocentrique, cela nous ramène
d’ordinaire à une conception biologique et essentialiste de la constitution
de la différence sexuelle). Mais j’ai bien peur que la Caraïbe soit la situation
la moins prometteuse, s’il s’agit de prouver l’absence de drame œdipien.
Avec ses mères fixées à leurs fils et ses fils fixés à la mère, ses paternités
complexes, caractéristiques de toutes les sociétés esclavagistes, mêlant
aux pères noirs « réels » des pères blancs « symboliques », sans compter
sa masculinité profondément troublée, péremptoirement hétérosexuelle et
souvent homophobe, l’homme de la Caraïbe répond à la perte de pouvoir
social en y substituant une « virilité noire » agressivement phallocentrée.
L’absence des femmes et de la mère dans le texte de Fanon conduit à se
demander s’il n’aurait pas, symboliquement, remplacé la structure triadique
du scénario œdipien par le couple binaire du trope maître/esclave  65.
Quelle importance ont ces circonvolutions hégéliennes et sartriennes ?
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Certains critiques croient que le statut de Fanon comme icône et héros noir
est mis à mal par la seule suggestion qu’il aurait pu apprendre quelque
chose de la philosophie européenne, ou, pire, être dans un vrai dialogue
avec elle. Ce genre d’essentialisme n’est d’aucun usage à qui veut réflé-
chir sérieusement à Fanon. Il révèle seulement que de tels critiques ne
comprennent pas la relation profonde de Fanon à la philosophie et à la
culture française, qui résulte de sa formation et de son éducation coloniales
dans la Martinique française : dans l’élucidation torturée des complicités
de la relation coloniale, qui est un des moteurs de Peau noire, masques
blancs, on ne saurait minorer l’inspiration autobiographique. Ces critiques
oublient que Fanon, comme nombre d’autres jeunes intellectuels colonisés
brillants, partit étudier en France  ; entra dans un profond débat interne
avec les différents courants de pensée qu’il y découvrit ; et partit en Afrique
du Nord en tant que membre du système psychiatrique colonial français  66.
Ils ne comprennent pas qu’en Martinique, pour beaucoup d’intellectuels,
  La vie posthume de Frantz Fanon

être anticolonialiste et combattre la vieille plantocratie indigène blanche,


c’était être pour l’idéologie de la République française, avec sa devise de
liberté, d’égalité et de fraternité. Il se peut que Fanon se soit beaucoup
éloigné de tout cela, mais il n’est pas évident qu’il ait tout laissé derrière
lui. La carrière de son compatriote Aimé Césaire est incompréhensible si
on ne prend pas en compte la complexité des relations qui ont constitué le
colonialisme français pour les intellectuels noirs des Antilles.

■■  64. Ibid., chap. vi, n. 44, p. 146.


■■  65. Dans le cadre de Mirage, cette scène primitive ambiguë a été magnifiquement transposée, sur un registre
plus complexe et moins homophobe, dans Bear, film de Steve McQueen de 1993, qui montre deux hommes
noirs enchevêtrés dans une lutte ludique.
■■  66. Voir dans ce recueil F. Vergès, art. cit.
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LES INTROUVABLES DES CAHIERS

Les circonvolutions hégélo-sartriennes importent sous un autre aspect.


Ce n’est qu’à la lumière de la « lutte à mort » de Hegel que nous pouvons
comprendre l’ombre de la mort qui recouvre les œuvres ultérieures de
Fanon  : ce qu’il a appelé la «  lutte farouche  » et «  l’ébranlement de la
mort » est ce qui ouvre la « possibilité de l’impossibilité ». C’est la mort,
le « maître absolu » de Hegel, qui rend possible la restauration de l’activité
autoconstituante de l’homme noir « en-soi-pour-soi  67 ». C’est ce qu’on peut
voir dans la fidélité jusqu’à la mort de Fanon envers le combat algérien, ainsi
que dans Les Damnés de la terre, écrit dans l’urgence de la mort (Fanon
savait qu’il était atteint de leucémie), avec son invocation de la nécessité de
la violence dans la lutte révolutionnaire pour la liberté.
Cela nous amène au troisième dialogue, qui est le débat de Fanon avec
la Négritude, l’idée d’une culture noire comme source positive d’identifi-
cation, et avec la question de la race et du nationalisme culturel comme
force autonome. Dans Peau noire, masques blancs, Fanon aborde ce sujet
en relation avec Césaire, et plus significativement avec « Orphée noir », la
fameuse préface de Sartre à Présence africaine, l’anthologie de littérature
africaine de Senghor  68. Le problème sous-jacent et complexe était lié d’une
part à la relation de Fanon à l’« universalisme humaniste » de Sartre, qui
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voyait dans la Négritude une prise de conscience nécessairement transitoire,
d’autre part à sa relation oscillante et qui est restée irrésolue au nationalisme.
Il critiqua le nationalisme comme forme privilégiée des luttes du tiers-monde ;
mais il fut aussi un partisan passionné du mouvement national culturel
au sein de la lutte révolutionnaire en Afrique  69. La question touche à une
controverse sans fin dans l’Afrique postcoloniale et ailleurs, controverse
qui est probablement plus lourde de sens aujourd’hui, dans le sillage de la
crise des États après l’indépendance, qu’elle ne l’était pour Fanon quand il
écrivait Peau noire, masques blancs.
C’est en relation avec la question de la Négritude (qui est bien trop
complexe pour qu’on tente de la démêler ici) que Fanon a écrit certaines
de ses phrases les plus acides sur « l’illusion de la culture noire » – et que,
incidemment, on trouve un usage saisissant et ambigu du mot « mirage » qui
donne son titre au projet de l’ICA : « Alors, tourné vers l’Afrique, l’Antillais
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES    n° 138 / 3e trimestre 2014

[…] se découvre fils d’esclave transplanté, il sent la vibration de l’Afrique


au plus profond de son corps et n’aspire qu’à une chose : qu’à plonger dans
le grand “trou noir”. Il semble donc que l’Antillais, après la grande erreur

■■  67. F. Fanon, op. cit., p. 177.


■■  68. Stuart Hall semble commettre une confusion ici. Le texte de Sartre, « Orphée noir », est la préface rédigée
en 1948 pour l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, de Léopold Sédar
Senghor (réédition, PUF/Quadrige, 2011). Présence africaine est la célèbre revue (puis maison d’édition) créée
à Paris en 1947 par Alioune Diop, intellectuel de formation philosophique, né au Sénégal. Sartre faisait partie
du comité de parrainage de la revue, et donna à son premier numéro (novembre-décembre 1947) un court
texte intitulé « Présence noire ». Cf. Présence africaine. Les conditions noires : une généalogie des discours,
coordonné et présenté par Sarah Frioux-Salgas, Gradhiva, revue d’anthropologie et d’histoire des arts, n° 10,
Paris, Musée du Quai Branly, 2009 (N.D.T.).
■■  69. Cela fait de Fanon, pour reprendre les mots de Neil Lazarus, non pas un nationaliste, mais un «  natio-
nalitarian  », voir N.  Lazarus, “Disavowing Decolonisation”, dans Research in African Literatures, vol.  24,
n° 4, hiver 1987.
100
blanche, soit en train de vivre maintenant dans le grand mirage noir  70. »
Il ne s’agit pas de son dernier mot sur cette question, mais il est pour le
moins tranchant – et profondément paradoxal, comme tant de choses chez
Fanon, surtout si on les compare aux formes simplistes d’appropriation
nationale-culturelle de son héritage. Les critiques sévères de Césaire et de la
Négritude dans Peau noire, masques blancs sont contrebalancées ailleurs par
une approche qui fait montre de plus de sympathie. La suprême confiance
avec laquelle Sartre voyait dans le recueil de Senghor une «  transition  »
vers un humanisme universel devint une inquiétude dans l’esprit de Fanon,
une tension jamais résolue entre deux visées.
Je suis d’accord, sur ce point au moins, avec Benita Parry qui a récem-
ment souligné les « instabilités persistantes » de Fanon, les problèmes non
résolus et les oscillations non stabilisées, qui font de Peau noire, masques
blancs fondamentalement un texte ouvert, et donc un texte sur lequel et
avec lequel nous sommes obligés de travailler. Cela me renvoie aux voix
nombreuses de Fanon, comme signe du dialogue à plusieurs voix qui se
déroulait dans sa tête, sans parvenir à des conclusions établies. Parry
suggère que Peau noire, masques blancs est le « procès d’apprentissage »
de Fanon, une sorte de voyage d’auto-éducation et d’autoformation, sans
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le soulagement de l’arrivée  71.
Je souscris donc aux raisons que Bhabha avance quant à l’importance
de Peau noire, masques blancs dans la conjoncture présente. Il caractérise
le texte de Fanon comme un « témoignage déchiré des dislocations coloniales »
qui, pour finir, « décline l’ambition d’une théorie globale de l’oppression
coloniale ». Dans ma lecture, Fanon est, bien plus que ne le suggère Bhabha,
constamment ramené à la « question de l’oppression politique » dans un
contexte historique spécifiquement colonial, en tant que «  violation de
l’“essence” humaine ». Ce refrain n’est pas seulement ce qu’y voit Bhabha,
« l’abandon […] à un lamento, dans ses moments les plus existentiels » ;
il est textuellement insistant et central pour l’évolution de sa vision poli-
tique. Mais je suis d’accord avec Bhabha sur l’insistance à explorer la ques-
tion « Que veut l’homme noir ? » jusqu’à ses ultimes profondeurs. Cette
question, aussi énigmatique et chargée d’inconscient que le « Que désire
la femme ? » de Freud, nous pousse vers ce point dangereux où « l’aliéna-
  La vie posthume de Frantz Fanon

tion culturelle se jette dans l’ambivalence de l’identification psychique  72 ».


C’est un endroit que nombre de critiques qui ont tout compris sont déter-
minés à éviter. L’insistance de Fanon à penser ce moment dangereux
en termes de fantasme et de désir de l’Autre transforme notre conception
de la politique et de la demande politique. La question est  : que faire
de cette « incertaine obscurité » dont Bhabha suggère qu’elle accompagne
toujours l’émergence d’une pensée vraiment radicale ?
« Travailler avec Fanon », cela requiert-il que nous nous lancions dans une
relecture symptômale de Peau noire, masques blancs, pour y redécouvrir,

■■  70. F. Fanon, « Antillais et Africains », Pour la révolution africaine, p. 36 (le grand « trou noir » est une
allusion à la fin du Cahier d’un retour au pays natal de Césaire, N.D.T.).
■■  71. Voir B. Parry, “Signs of the Times”, Third Text, n° 28-29, automne-hiver 1994.
■■  72. H. K. Bhabha, « Remenbering Fanon », p. xi.
101
LES INTROUVABLES DES CAHIERS

dans les apories du texte, un schème conceptuel qui, en quelque sorte,


lutte pour parvenir à l’énonciation  ; que nous allions au-delà du texte,
vers cette présence-absence qu’il enveloppe sans pouvoir la nommer  ?
Ou devons-nous reconnaître qu’il ne l’a pas nommée parce que, bien qu’il
soit à son étrange manière plus proche d’elle que nombre de ses partisans
et critiques ne l’ont vu, il en est aussi plus distant ? Pour Fanon, le racisme
n’est jamais simplement quelque chose que l’Autre Nous fait. Même si
elle reste finalement sans conclusion, sa pensée n’en est pas moins structurée
par certaines idées qui l’éloignent sensiblement de la place où nous tendons
aujourd’hui à le lire, et qui même, sous certains aspects, la contredisent
explicitement. Il nous faut donc vivre avec un Fanon bien plus radicalement
incomplet ; un Fanon qui, d’une certaine manière, nous est plus « Autre »
que nous ne l’aimerions, et qui ne peut que nous déranger, quelle que soit
la direction depuis laquelle nous le lisons. Il nous faut aussi nous faire
à l’inconfortable vérité que, tout comme « les pensées vraiment radicales
sont des aurores qui projettent toujours une incertaine obscurité », il n’y a
jamais de « vie » sans vie posthume.

Traduction de Pierre Lauret


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