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Pourquoi Fanon ? Pourquoi, après tant d’années de relatif oubli, son nom
recommence-t-il à exciter une controverse et un débat intellectuels aussi
intenses ? Pourquoi dans ce moment particulier, dans cette conjoncture ?
Et pourquoi est-ce à partir de son texte Peau noire, masques blancs que
l’on repart « à la recherche de Fanon » ? Cet essai examine ces questions,
telles qu’elles furent posées à l’Institute of Contemporary Art de Londres,
à l’occasion de « Mirage : énigmes de la race, de la différence et du désir »,
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■■ 1. Ce texte est initialement paru dans A. Read (éd.), The Fact of Blackness: Frantz Fanon and Visual Representation,
Londres, Institute of Contemporary Arts, Iniva (Institute of International Visual Arts), 1996, p. 12-37.
■■ 2. Mirage: Enigmas of Race, Difference and Desire, Londres, Institute of Contemporary Arts, 1995. Ce pro-
gramme a été inauguré par un débat, “Working with Fanon: Contemporary Politics and Cultural Reflections”,
animé par Homi K. Bhabha. Outre le recueil, voir le texte de présentation.
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■■ 3. W. Benjamin, « Thèses sur la philosophie de l’histoire », VI, Médiations, Paris, Denoël-Gonthier, 1983, p. 197.
■■ 4. F. Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, La Découverte/Poche, 2002, chap. iv « Sur la culture nationale », p. 221.
■■ 5. H. K. Bhabha, « Remembering Fanon », préface à F. Fanon, Black Skin, White Masks, Londres, Pluto
Press, 1986, p. xv.
■■ 6. En français dans le texte (N.D.T.).
■■ 7. H. L. Gates, “Critical Fanonism”, Critical Inquiry, vol. 17, n° 3, printemps 1991.
■■ 8. C. Robinson, “The Appropriation of Frantz Fanon”, Race and Class, vol. 35, n° 1, juillet-septembre 1993.
■■ 9. « Travailler dans les ruines de la représentation des damnés » (N.D.T.).
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l’optimisme des mouvements sociaux de l’après-guerre, privilégiaient les thèmes
marxistes des dernières œuvres de Fanon, […] les mésaventures de la gauche
non travailliste 10 durant les années 1980 ont dressé la toile de fond de l’intérêt
renouvelé pour Peau noire, masques blancs, le premier texte de Fanon, et le
plus explicitement psychanalytique 11. » Il y a beaucoup de choses en faveur de
cet argument, mais il faut aussi se rappeler que, de son vivant et après, presque
autant d’énergie rhétorique a été consacrée à montrer à quel point le « fano-
nisme » déviait par rapport à tout ce qui passait pour le « marxisme classique ».
Le combat pour coloniser l’œuvre de Fanon a été dès le moment de sa mort
un processus ininterrompu, et l’identification de ses écrits dans les termes de
ses « thèmes marxistes » dans les années 1960 et 1970 était déjà le produit
d’une relecture. Comme autre facteur important, Mercer invoque la structure
discursive stratifiée de Peau noire, masques blancs, « dont l’œil auctorial oscille
constamment entre de multiples points de vue », et dont la voix, ajoutons-le,
emprunte de nombreux registres, « autobiographique, clinique, sociologique,
poétique, philosophique, politique ». Je reviendrai sur l’idée discutable d’une
rupture finale et symptomatique entre les dernières et les premières œuvres
de Fanon, ainsi que sur la question de comment relire la multivocalité de
Peau noire, masques blancs.
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■■ 36. J. Butler, Bodies that Matter: on the Discursive Limits of Sex, Londres, Routledge, 1993. Traduction
française : Ces corps qui comptent : de la matérialité et des limites discursives du sexe, trad. C. Nordmann,
Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
■■ 37. S. Hall, “Race, Culture and Communication”, dans Rethinking Marxism, vol. 5, n° 1, printemps 1992.
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(peau noire, gros pénis, petit cerveau, pauvre et arriéré, tout est dans les
gènes, il faut stopper l’aide sociale, qu’ils rentrent dans leur pays) ; c’est-à-
dire parce que leur arrangement dans une chaîne discursive permet à des
signes physiologiques de fonctionner comme des signifiants, de représenter,
et d’être « lus » tout au long de la chaîne : de manière sociale, psychique,
cognitive, politique, culturelle, civilisationnelle, etc. 38.
Assurément, Fanon savait que, dans le système d’exclusion radicalisée
et d’abjection soutenu par le regard depuis la place de l’Autre, le schéma
corporel n’est pas donné mais constitué, et informé culturellement et histo-
riquement (« J’avais créé au-dessous […] un schéma historico-racial 39 »).
Donc, l’idée que le retour au site du corps représente la rémission d’un fond
essentiel qui permettra de restaurer le sujet noir dans son essence n’est pas
seulement une méprise, mais tire de l’œuvre de Fanon un message qu’il
exclut explicitement. Il y a bien, pour paraphraser Judith Butler, des « corps
qui comptent » : ils comptent, non parce qu’ils peuvent produire la vérité,
mais parce qu’ils signifient à l’intérieur de ce que Judith Butler, dans un
autre contexte, appelle la norme régulatrice : l’idéal régulateur de la matrice
raciale. Comment le corps noir pourrait-il fonctionner comme fondement
quand, comme le montre Fanon, il est si manifestement construit dans
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nous rappelle que « se souvenir de Fanon », selon le titre du texte, reste
une pratique difficile et inévitablement controversée. Dans « Critical
Fanonism », Gates, reprenant une phrase de Benita Parry, critique la lecture
de Bhabha pour son « poststructuralisme prématuré 41 ». Ces deux auteurs
visent sa tentative de faire de Fanon une sorte de Lacan avant la lettre,
comme si Fanon avait pris la position de Lacan sur la division du sujet, et
traité « l’Autre » comme une source nécessaire de division qui advient dans
toutes les identités prétendument unifiées, et non « comme un point fixe
■■ 42. Cela ressemble plutôt à la manière dont Althusser et Balibar, dans Lire le Capital, ont utilisé des concepts
structuralistes pour « re-lire » un Marx resté à l’état partiellement théorique, et pour produire, ni vu ni connu,
un Marx complètement structuraliste.
■■ 43. En français dans le texte (N.D.T.).
■■ 44. H. K. Bhabha, « Remembering Fanon », p. xix.
■■ 45. Ibid., p. xx.
■■ 46. Ibid., p. xxii.
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cours de sa vie et de son œuvre. D’abord, il y a le dialogue de Fanon avec
la tradition de la psychiatrie coloniale française (une formation théorique
sans équivalent dans le colonialisme britannique 47), et dans ce cadre, avec
la psychanalyse, Freud et les freudiens français. Car si c’est dans ce texte
que « Lacan fait subrepticement son entrée dans la théorie du discours
colonial », comme le soutient Gates, c’est aussi là que Fanon lit Lacan
à la lumière de ses propres préoccupations. Dans la longue note sur le
« stade du miroir », c’est l’appropriation de Lacan par Fanon qui frappe 48.
Premièrement, dans cette opération, l’« Autre » est racialisé : « Le véritable
Autrui du Blanc est et demeure le Noir. Et inversement. » Il est difficile
de ne pas accorder que Fanon écrit ici comme si « le réel Autre » était un
« point fixe phénoménologique ». Deuxièmement, la fente du sujet que le
« stade du miroir » engendre, et qui pour Lacan est un mécanisme général
de méconnaissance, est replacée par Fanon dans la spécificité de la relation
coloniale : « Aux Antilles, la perception se situe toujours sur le plan de
l’imaginaire… pour l’Antillais, l’hallucination spéculaire est toujours neutre
(i.e. sans couleur). »
Cette différence a une signification critique. D’une part, elle nous montre
de manière saisissante à quel point le discours de Lacan est racialement
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cette correction sont lourdes de sens. Car tout le propos du texte de Bhabha
– accréditer une politique subversive qui vive avec l’ambivalence, sans essayer
de la transcender ou de la dépasser (Aufhebung) – est la conséquence politique
d’une position théorique lacanienne, où l’ambivalence fait irréductiblement
partie du scénario. Tandis que la position théorique de Fanon – à savoir
que la radicalisation du « stade du miroir » dont il parle est une condition
« pathologique » imposée au sujet noir par le colonialisme – enveloppe la
■■ 47. Voir dans le même volume l’article très pénétrant de Françoise Vergès, “Chains of Madness, Chains of
Colonialism: Fanon and Freedom”.
■■ 48. F. Fanon, op. cit., p. 131 (chap. vi, n. 25, N.D.T.).
■■ 49. H. K. Bhabha, « Remembering Fanon », p. xviii.
■■ 50. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947.
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■■ 53. J. Lacan, Le Séminaire, I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J-A Miller, Paris, Éditions du
Seuil, 1975, p. 247.
■■ 54. F. Fanon, op. cit., chap. vii « Le Nègre et la reconnaissance », n. 9, p. 179.
■■ 55. Ibid., p. 175-176.
■■ 56. Ibid., p. 176. Fanon cite la Phénoménologie de l’esprit dans la traduction de Jean Hyppolite, t. I, p. 157.
■■ 57. Phénoménologie de l’esprit, p. 159, cité par Fanon, op. cit., p. 177.
■■ 58. Ibid., p. 178.
■■ 59. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel.
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■■ 70. F. Fanon, « Antillais et Africains », Pour la révolution africaine, p. 36 (le grand « trou noir » est une
allusion à la fin du Cahier d’un retour au pays natal de Césaire, N.D.T.).
■■ 71. Voir B. Parry, “Signs of the Times”, Third Text, n° 28-29, automne-hiver 1994.
■■ 72. H. K. Bhabha, « Remenbering Fanon », p. xi.
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