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Spécialité : PHILOSOPHIE
COMPOSITION DU JURY :
M. DELECROIX Vincent
EPHE, Rapporteur
M. ROGOZINSKI Jacob
Université de Strasbourg, Rapporteur
THÈSE DE DOCTORAT
de l’Université de recherche Paris Sciences et Lettres
PSL Research University
Préparée à l’École Normale Supérieure de Paris
LE CONCEPT D’ŒUVRE DE JACQUES DERRIDA,
UN VACCIN CONTRE LA LOI DU PIRE
Ecole doctorale n°540 transdisciplinaire lettres / sciences
Spécialité : philosophie
COMPOSITION DU JURY :
M. DELECROIX Vincent
EPHE, rapporteur
Soutenue par Pierre Delain M. ROGOZINSKI Jacob
Le 7 janvier 2017 Université de Strasbourg, rapporteur
Dirigée par M. Marc Crépon Mme COHEN-LEVINAS Danielle
Université Paris-Sorbonne (Paris IV),
membre du jury
Mme SIMON-NAHUM Perrine
EHESS, présidente du jury
Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 2
3. Malgré les apories multiples dont la description occupe une large partie
de l'œuvre, le désir de protection, en principe impossible à réaliser, réussit
quand même. On peut tenter de démontrer cette réussite, mais on peut aussi,
surtout, en témoigner par la lecture : Je dois reconnaître, je dois avouer qu'elle
me vaccine.
Jacques Derrida signs what is called “une oeuvre” ("a work") : a vast
corpus of texts, in which other "works", great in number, are cited, studied,
analyzed or deconstructed. He often uses the word "work", and more rarely,
but in a significant way, he interrogates this word, or what he calls "the
enigma" of the concept of work. In what he "says", then, a double "doing" is
implied. On the one hand, he asks himself "What makes this work?", and we
can analyze and comment upon what he says. But, on the other hand, we can
also ask ourselves : "But what does Derrida do when he analyzes what it is
that makes this work?" This second question is the one that tends to prevail
in this study.
1. In the derridian work, including across the analysis of other works, the
setting into play of an "it must", of one or several unconditional(s), and
beginning with the first texts.
INTRODUCTION :
DU CONCEPT AU PRINCIPE
Introduction
0.1 Généalogie d'un titre.
Ce texte, au départ, devait avoir pour titre "Le concept d'œuvre chez
Jacques Derrida". A travers son rapport complexe aux œuvres dites
d'"art" (graphiques, littéraires et autres), on aurait examiné la façon dont il
renvoie à une longue tradition de commentaire philosophique pour rompre
avec elle, la déconstruire. On aurait examiné le paradoxe d'un concept
d'œuvre qui se dissocie de toute problématique de l'"art" pour élaborer, à
partir de ses propres vocables : différance, auto-affection, economimesis,
parergon, passe-partout, subjectile, séricitation, et beaucoup d'autres, une
façon unique de tourner autour de chaque œuvre, de la traverser, de la citer,
sans reconnaître aucune stabilité ni même légitimité à ses bords (les thèmes
du hors-texte, du Hors livre, du hors l'œuvre). On aurait cherché à comparer
cette posture avec celle d'autres auteurs dont le travail dans le champ de la
"théorie de l'art" - comme Hubert Damisch, Georges Didi-Huberman, Michael
Fried, Stanley Cavell, Walter Benjamin, Aby Warburg - recoupe partiellement
certaines de ses préoccupations. Cette première thématique n'a pas été
abandonnée, elle garde sa pertinence, mais elle a été, d'une certaine façon,
débordée par d'autres.
Mais c'était sans compter une nouvelle hypothèse qui allait, à son tour,
s'imposer. Il semblait y avoir, dans le mouvement de l'œuvre, un principe non
dit, non explicité comme tel, mais qui imposait d'autant plus sa force et ses
prescriptions. Ce principe inconditionnel ne s'affirmait pas seulement dans la
seconde "époque" de l'œuvre, celle dite du souci éthique (à partir des années
Etymologie2 : Forme masc. subst. refaite sur le lat. vaccinus, -a, -um « de
1
Trésor de la Langue Française
2
Ibid.
Séminaire de Capri, sous la dir. de Gianni Viattimo (Seuil et Laterza, 1996) ; Rééd. avec Le siècle et le
pardon (Paris, Seuil, coll. « Points », 2000).
4
v. ci-après §3.1.
5
§3.4.3.
6
§3.5.
2. Le mot "grenade" est, comme tel, une réponse au mal radical. Avant le
§38 où commence la série des grenades, le §372, qui est une sorte de
récapitulation des 36 premiers, se termine par cette phrase : "En deux mots, il
lui faut prendre en charge, on pourrait dire en gage, la possibilité de ce mal
radical sans lequel on ne saurait bien faire"3. C'est Derrida qui met la locution
"mal radical" en caractères gras4, cette locution étant reprise, toujours en
caractères gras, dans la page suivante, où elle est qualifiée de "plus grand
risque", "plus grande menace"5. A cette menace, le style égrené, grenadé, le
style comme tel, répond sur un mode théorique, mais aussi sur un autre
mode sur lequel Derrida insiste plusieurs fois dans ce livre : la responsabilité.
borders, borderlines and, here, limits solely in terms of his unique personal history, it would be just as
imprudent to claim that this history played no role in the formation of his interest » (Michael Naas,
Flammarion, 2010).
3
Geoffrey Bennington situe la « première pensée » philosophique de Jacques Derrida à l'âge de 22
ans, quand il écrit Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl . « A vingt-deux ans, donc,
Jacques Derrida s'inquiétait déjà, dans sa lecture précoce de Husserl, des rapports retors entre le
transcendantal et l'historique, entre une genèse transcendantale et une genèse empirique, entre une
origine (transcendantale) et son origine (historique), ou entre une origine (historique) et son origine
(transcendantale) » (Ecrire, écrit-il, dans Derrida et la question de l'art, Déconstructions de l'esthétique,
sous la direction de Adnen Jdey, Ed Cécile Dufaut, 2011, p144). Je serais tenté, à partir de ce récit fictif
mais néanmoins ancré dans ce qu'on appelle l'“histoire“, de situer cette première pensée plutôt vers
l'âge de… 12 ans.
4
Voici comment Philip Armstrong décrit ces événements : « Prenant ses distances avec toute
identification ou « intégration » au sens d'une communauté quelconque, y compris la communauté
juive, Derrida dit de ce moment qu'il faut « la cruauté coloniale » vécue « des deux côtés », le résumant
ainsi : « je suis devenu le dehors ». Dans Le monolinguisme de l'autre, alors qu'il réitère le rapport
structurel entre chance et menace, qui revient à plusieurs reprises dans ses écrits, Derrida parle de cet
abandon en termes de « catastrophe », tout en ajoutant aussitôt que d'autres en parleront comme
d'« une chance paradoxale » (p88). Cixous évoque ces mêmes événements de 1942 comme une
« abandonnance », mais aussi, paradoxalement, comme « une chance » ou comme « une liberté » « une
liberté incommode, intenable, une liberté qui oblige à lâcher prise, à s'élever, à battre des ailes » (Mon
Algériance, 1997). Elle dit aussi de ces événements qu'ils marquent la naissance ou le commencement
de la déconstruction. » L'identité, l'Algérie, la langue (dans Appels de Jacques Derrida, 2014, op. cit.).
« hommage », est composé de contributions très courtes dont aucune ne peut, en tant que telle, « faire-
œuvre ». Sur ce syntagme, « faire-œuvre », on lira notamment le §3.2.1.5 ci-après.
4
Citation complète : « C e Cahier traverse donc les frontières nationales et linguistiques, de même
que plusieurs « facultés », savoirs et disciplines : les voix, les idiomes, les langues, les formations, les
approches théoriques s'y font jour dans une hétérogénéité, une intensité de tons et de timbres qui
disent déjà bien à eux seuls quelque chose de la liberté de pensée et de l'appel à l'écriture reçus de
l'œuvre de Derrida par chacun, par chacune des participants de ce Cahier. Et cette injonction, cette
impulsion ne se limite en son cas aucunement aux formes déjà innombrables de l'écriture, puisqu'il
aurait été impensable que ce Cahier soit privé des œuvres – peinture, dessin, partition – qui lui sont
offertes par ses amis peintres. Camilla et Valerio Adami, Simon Hantaï, Gérard Titus-Carmel, et par le
musiciens Michaël Levinas » . Derrida, Cahier de l'Herne 2004, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud.
Les citations mentionnées dans cette page se situent dans les pages 11 et 12 du Cahier.
c. Pour ce qui concerne Blanchot, citons ce que Derrida en dit dans son
introduction à Parages :
1
§2.3.
2
Je dis « au moins » car d'autres auteurs sont cités, qui font partiellement exception, mais ce n'est
pas au même titre que ceux-là.
3
v. §2.3.2.1.
4
Plus particulièrement : La vérité en peinture, livre de Jacques Derrida paru en 1978 (Paris,
Flammarion, coll. « Champs »).
5
Plus particulièrement : Politiques de l'amitié, 1994, op. cit.
Dans cette recherche sur l'œuvre derridienne, je ne propose donc pas une
théorie, mais une stratégie : ne pas viser une interprétation d'ensemble, mais
le lieu secret, encrypté, où sont tenus au silence des conflits et des fractures
enfouies, oubliées; le lieu qui tient ouvert l'espacement, où surgit l'autre,
la trace ; là où, sans raison, une productivité se déploie. Le concept n'est donc
1
v. ci-dessus §0.4.2.
2
Dont voici pourtant un résumé, celui que donne Mikel Dufrenne dans son article « œuvre d'art » de
l'Encyclopedia Universalis : « Le thème qui anime passionnément la lecture et la méditation de
Blanchot, c'est l'impossibilité de l'œuvre, et plus précisément, parce que la littérature est son objet,
l' »absence de livre ». Pourquoi cette absence ? Parce que l'œuvre se propose comme présence,
présence pleine, assurée et rassurante, sans rien de réservé ni d'obscur, et qu'en vérité, une telle
présence est interdite ». Et plus loin : « L'œuvre n'est jamais réelle, jamais offerte à l'“espoir désirant de
la présence“. Si elle rayonne, c'est comme un soleil noir : en elle persiste toujours un centre d'illisibilité,
une opacité essentielle qui ne fascine le spectateur qu'après avoir plongé l'auteur dans le vertige de la
démesure et du « désœuvrement ». Ce que l'œuvre délivre, c'est l'absence d'œuvre, mais cette absence
elle-même se dissimule en s'annonçant, et c'est pourquoi l'absence d'œuvre se produit à travers
l'œuvre ».
3
L'une des hypothèses de cette « thèse », c'est qu'il n'y a pas et ne peut pas y avoir de concept
d'œuvre en général. Chaque œuvre digne de ce nom témoigne d'un concept à venir, absolument
singulier. Vouloir rabattre celui de Blanchot sur celui de Derrida serait une sorte de trahison. Déjà, le 14
mars 1975, dans une lettre qu'il faisait parvenir à Derrida pour sa contribution au numéro 3/4 de la
revue Gramma, Frédéric Nef écrivait : « La question que je pose est celle du mode d'efficacité du texte
blanchotien. Si votre travail a pour efficace la déconstruction tactiquement et stratégiquement élaborée,
le texte de Blanchot, lui, opère de manière agonale, par une immense soustraction (“la mort de la
mort“ : l'absence de la seconde mort ?) qui fait basculer l'ordre narratif et l'ordre discursif dans une
terrible insignifiance ». Entre le retrait derridien et cette insignifiance, le rapport est oblique.
4
Un tel projet aurait pu faire l'objet d'une toute autre « thèse », aussi longue que celle-ci.
5
Cf plus particulièrement le §5.3.
Comment faire pour ne pas choisir entre l'un et l'autre2, pour composer
quelque chose, un texte, un écrit, un ensemble de pages lisibles dans un
certain ordre, qui puisse faire office de « thèse » sans trahir ni l'une ni l'autre
de ces deux assertions?
Cela conduit à proposer, pour celui qui s'engagerait dans une « thèse »,
trois règles, dont la cohérence n'est pas assurée :
1
Résistances, de la psychanalyse (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet »), p59, extrait d'un texte
lu pour la première fois en 1992.
2
Environ deux mois après la soutenance de thèse dont il est question, vers la fin du mois de juillet
1980, Jacques Derrida a participé à une discussion sur ce thème à Cerisy à l'occasion du colloque sur les
Fins de l'homme (op. cit.) A Francis Fischer, qui fait observer que son enseignement va de pair avec des
publications de plus en plus irrecevables par la tradition universitaire (à commencer par Glas) (p655),
une œuvre publiée de plus en plus irréductible (au magister, par opposition au signataire), et que cette
irréductibilité, peut-être insoutenable pour ceux qui ont « horreur de tout ce qui sembler de près ou de
loin toucher à la langue, au code », pourrait déterminer la forme d'une « politique derridienne »,
Derrida répond : « On ne peut produire l'irrecevable régulièrement ; dans cette aporie il faut fabriquer
des compromis qui doivent se justifier à chaque instant... Ce sont là deux responsabilités incompatibles
– former des étudiants recevables et produire des analyses dérapantes irrecevables – qui aboutissent
chaque année à un compromis toujours à trouver par micro-calculs dans une situation singulière. Et il
est impossible de programmer cette recherche de compromis par une théorie » (Les Fins de l'homme,
op. cit., p667).
3
C'est aussi l'opinion de Sarah Kofman qui, dans l'introduction de son livre Lectures de Derrida
(paru aux éditions Galilée, à Paris, en 2002), écrit : « Mais sur Derrida il n'est pas question d'écrire une
thèse. Ni aujourd'hui ni demain. Quels qu'ils soient, les textes ultérieurs ne permettront pas la
constitution d'un Livre, totalité finie et naturelle qui enfermerait un signifié immuable et définitif dans
un volume clos » (p15), et dans le quatrième de couverture : « Corpus inachevé, morcelé, décentré,
bousculant sens dessus dessous le logos traditionnel, le texte derridien ne se prête à aucun relevé de
thèmes, à l'énoncé d'aucune thèse. A l'identité d'un signifié garantie par l'identité d'un auteur s'oppose
l'étrange et inquiétante « disruption de l'écriture » effaçant nom propre, paternité et tout sens
décidable ».
2°) On ne peut dissocier la thèse des procédures de savoir qui ont cours dans
l'université. Ces procédures, avec leurs méthodes d'évaluation et leurs rites,
ont contribué à produire de grands discours critiques. Elles se débordent
elles-mêmes et peuvent, tout autant que des « thèses », produire du "hors-
thèse".
3°) La thèse ne s'adresse pas à une instance abstraite, mais à un lecteur . Elle
interpelle le lecteur, l'invite à s'engager lui-même, à prendre position. L'ordre
du texte n'est pas gouverné par une architectonique, mais par cette adresse.
Cinq fois, donc, j'ai ajouté au verbe « falloir » un complément (ou plus
exactement un verbe à l'infinitif ), sans oublier que « falloir » peut aussi
signifier « faire défaut, manquer ».
Pour « faire œuvre », il faut :
Sous le vocable mal radical, ou sous cet autre vocable qu'est la loi du pire1,
qu'est-ce qui est nommé par Jacques Derrida? On répondra par cette autre
expression apparemment plus claire : l'annulation de l'avenir2. N'est-ce pas
cela, ou ça, cette chose, que plus rien ne puisse arriver, ce qui peut arriver de
pire? Quelles que soient les modalités du mal radical, elles conduiraient à ce
plus grand risque, cette plus grande menace, celle qui détruirait toute foi, tout
héritage, toute croyance, toute mémoire, toute promesse. Chaque fois qu'on
supprime la possibilité d'un à-venir, le mal est absolu, il est tellement au-delà
du mal qu'on ne peut plus tracer une ligne continue entre l'un et l'autre.
« Point de foi, donc, ni d'avenir sans ce qu'une itérabilité suppose de technique, de
machinique et d'automatique. En ce sens, la technique est la possibilité, on peut aussi dire la
chance, de la foi. Et cette chance doit inclure en elle le plus grand risque, la menace même du
mal radical. Autrement, ce dont elle est la chance ne serait pas la foi mais le programme et la
preuve, la prédictivité ou la providence, le pur savoir et le pur savoir-faire, c'est-à-dire
l'annulation de l'avenir. Au lieu de les opposer, comme on le fait presque toujours, il faudrait
donc penser ensemble, comme une seule et même possibilité, le machinique et la foi » (Foi et
savoir, op. cit., p72).
1
Je choisis, dans cette « thèse » de ne pas distinguer entre deux vocables, le mal radical d'une part
la loi du pire d'autre part, malgré l'analyse très convaincante introduite par Serge Margel dans son
article « Les dénominations orphiques de la survivance, Derrida et la question du pire », paru dans dans
son livre L'avenir de la métaphysique, Lectures de Derrida (Hermann, 2011). « Cette chance, qui fait que
quelque chose est possible, qu'une chose pourra rester indemne ou indéfiniment restaurer sa propre
indemnité, cette chance immunitaire est une promesse. Et pour que cette promesse soit tenue, pour que
quelque chose devienne possible, tout en restant indemne, il faut que la promesse inscrive en elle, dans
son principe, dans sa nécessité d'être tenue, la possibilité de se tourner en menace. Or, cette possibilité-
là, liée à l'essence de la promesse, représente la possibilité même du mal radical. N'entendons pas par là
que le mal détermine la possibilité de la promesse, car dans ce cas toute promesse se réduirait à une
menace, et jamais aucune promesse n'aurait été possible. Il s'agit de la possibilité du mal radical, une
possibilité “antérieure“ à la constitution effective du renversement fondamental de toute moralité. Cette
possibilité n'est pas mal, ni le mal. C'est encore pire que le mal. Elle représente la question du pire, que
ni Kant ni Derrida ne semblent distinguer du mal radical . Le texte de Derrida toutefois permet de faire
cette distinction. Je dirais même l'impose, l'exige » (pp19-20). Il en effet très difficile, dans notre
problématique de l'œuvre, de faire droit à la logique de Serge Margel, qui rapporte l'œuvre de la
technique au corps charnel de l'esprit (ibid p38).
2
Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit. p72.
Pour causer le mal radical, il n'est pas indispensable que l'autre ait
effectivement disparu. Il suffit qu'on puisse exclure, virtuellement mais à
l'avance, cet autre, cet auditeur, ce lecteur, cet interprète - voire même ce
frère. Car malgré les reproches qu'on peut faire à un certain type
d'humanisme ou de fraternité fondés sur le fantasme d'une origine ou d'une
naissance communes, il ne faut pas succomber à la tentation du fratricide.
Empêcher la possibilité d'adresse à l'autre en éliminant le frère, ce serait le
parjure suprême, le crime des crimes2.
c. Un mal d'abstraction.
e. L'hostilité pure.
Quand plus aucune figure ne peut être identifiée comme telle, pas même
celle de l'ennemi, quand les frontières et les marques différentielles s'effacent,
alors c'est le politique comme tel qui est menacé2. Ce qui se présente comme
dépolitisation est une surpolitisation, une hyperbolisation du politique. Ce
qui arrive n'est pas un dysfonctionnement, c'est un mal sans mesure et sans
fond, une violence inouïe (avec comme symptômes les plus visibles : torture,
terreur, assassinats, crimes politiques). Politique et religion se dressent
contre ce désert, tout contre, et en même temps elles l'imitent.
Le thème du mal radical est investi, selon les traditions, dans la figure du
Diable, du Juif ou de toute force qui tendrait à détruire le "propre" ou
l'"authentique". Il est alors identifié à l'autre, à l'hétérogène. A la suite
d'Emmanuel Lévinas, Jacques Derrida tend à inverser cette problématique.
Pour lui, le mal radical est plutôt ce qui tend à détruire, annihiler l'autre, ce
qui tend à la répétition indéfinie du même. On ne peut s'adresser qu'à un
autre lointain. L'excessive familiarité, le non-respect d'une distance, d'un
espacement qui préserve le secret, cela peut aussi mettre en jeu le mal
radical.
g. La Shoah.
Dans cette citation, Jacques Derrida a mis le mot "pour" en italiques. Faire
souffrir, torturer, tuer pour quoi ? Pour jouir du mal, une formulation qu'on
peut lire comme un oxymore. Chaque fois qu'on veut dire le plaisir dans la
souffrance, c'est le mot « cruauté » qui revient, un mot dont l'obscurité tient
au fait qu'aucun aucun terme ne lui est clairement opposable. Si l'on tente de
limiter la cruauté, alors on en inventera d'autres, toujours et encore. Elle
reviendra sous d'autres formes. Comme le mal pour le mal, elle est toujours
possible. Or, dit Derrida, Freud et seulement lui a reconnu cette
irréductibilité, Freud et seulement lui l'a mentionnée sans condamnation
morale ni alibi. Certes, on ne trouve pas chez Freud une nomination du mal
radical en tant que tel. Et pourtant, dit Derrida, la "question du mal radical ou
d'un mal pire que le mal radical"1, cette question indéchiffrable, il aura fallu la
psychanalyse pour la nommer, sous le nom de pulsion de mort ou de pulsion
de destruction. Jacques Derrida va encore plus loin. En introduisant le mal
radical comme tel, il laisse entendre qu'il pourra toujours y avoir encore pire.
Quoi? Sans doute appartient-il à l'essence du mal qu'on ne puisse le préciser :
notre temps ne cesse d'inventer les cruautés les plus insoutenables, les plus
impardonnables. Rien ne l'arrête.
d. L'au-delà de l'au-delà.
Reprenons2 :
b. "Il faut parler". C'est une injonction venue du passé, que nous ne pouvons
pas dénier, car même si nous la dénions, nous ne pourrions la dénier
autrement qu'en parlant. Cette dictée, "il faut parler", est donc un
engagement inconditionnel, auquel on ne peut pas se soustraire.
c. Mais d'autre part cette trace qui s'est effacée, qui n'arrive qu'à s'effacer, on
ne peut que la dénier (car elle a disparu). Elle n'appartient ni à l'histoire, ni
au discours. Elle nous provoque dans un engagement dissymétrique qui ne
nous engage pas vis-à-vis d'une personne, mais à l'égard d'un vide, d'un rien3.
d. Et justement parce que cette trace n'est pas présente, j'en suis responsable.
Au sens du discours courant, je ne peux pas en parler, mais je dois quand
1
« - C'est que probablement il le fallait, murmurai-je. Elle saisit les mots au vol. - Il le fallait, n'est-ce
pas ? Il semblait vraiment que mon acquiescement se répercutât en elle, qu'il eût été comme attendu,
d'une immense attente, par une responsabilité invisible à laquelle elle ne prêtait que sa voix, et que
maintenant une puissance superbe, sûre d'elle-même, heureuse non certes de mon accord qui lui était
bien inutile, mais de sa victoire sur la vie, et aussi de ma compréhension fidèle, de mon abandon sans
limite, prît possession de ce jeune être et le rendît d'une clairvoyance et d'une maîtrise qui me dictaient
aussi bien mes pensées que mes quelques paroles » (Maurice Blanchot, L'arrêt de mort, Gallimard,
1948, p124).
2
Ce résumé reprend les indications de Derrida dans Comment ne pas parler, dans Psyché, Inventions
de l'autre, II (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2003), pages 153-154, 168-169, 176.
3
C'est ce que Derrida, dans d'autres textes, appelle l'alliance : il faut toujours vivre dans une alliance
dissymétrique, y compris avec le vide, le rien.
Il faut donc qu'il y ait des axiomes, et il faut nommer ces axiomes. L'un
d'eux s'appelle : la justice, qui nous engage indépendamment de toute
démonstration, de toute règle. La déconstruction est la justice, dit Derrida3.
C'est une expérience de l'impossible et aussi une double responsabilité,
devant son concept et devant sa mémoire. Rien n'est plus essentiel que la
justice, mais on ne peut adresser ce problème qu'indirectement4, de manière
oblique, dans une dimension d'excès, d'urgence et de précipitation. Il faut
faire avec cet incalculable, et il faut aussi agir par la transformation, la
refondation du droit, en s'engageant dans les luttes pour les droits de
l'homme ou l'émancipation. Dans l'étrange logique du “il faut“, l'incalculable
n'exclut pas, quand cela s'impose, certains calculs. On pourrait faire une liste,
qui serait fort longue et jamais limitative, des usages du Il faut dans l'œuvre
de Derrida. S'il faut, il faut bien quelque chose5, et la liste pourrait sembler
fort disparate, par exemple : laisser se mettre en mouvement la différance de
l'autre6, ouvrir l'avenir7, déconstruire, penser, apprendre à vivre, à bien
manger8, ne pas transformer les concepts en idéaux, la vérité9, mais sans se
laisser mystifier par elle, une politique de la mémoire10, tout en la critiquant,
l a liberté, mais en déconstruisant la souveraineté sur laquelle elle repose11,
1
Points de suspension. Entretiens (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1992). p287. La
responsabilité porte en elle une démesure essentielle.
2
Jacques Derrida, Préjugés, devant la loi, dans l'ouvrage collectif La Faculté de juger, Colloque de
Cerisy, avec V. Descombes, G. Kortian, P. Lacoue-Labarthe, J-FR Lyotard, J-L Nancy (Paris, Minuit, coll.
« Critique », 1985).
3
Jacques Derrida, Force de loi, op. cit. p35
4
Ibid p22.
Le Il faut en général peut-il être analysé comme le résultat d'une sorte de « réduction »,
5
Qu'y a-t-il derrière ces injonctions? On peut s'interroger sur ce qui pousse
Jacques Derrida à se donner, à lui-même, ces tâches. Pourquoi faire craquer
les signes, les vêtements, les modèles et les figures de la croyance9? Pourquoi
réclamer d'autres pensées, sans se limiter aux vieux signes? Pourquoi
c h e rc h e r, dan s l'ex p é rien c e de l'autre, l'impossible10? Po u rq u o i s e
désidentifier, se transformer de fond en comble devant chaque enjeu,
produire sur lui-même une autre circoncision? A chaque séminaire qu'il
prononce, à chaque conférence qu'il lit, à chaque texte qu'il écrit, il en
introduit d'autres. Cela se répète pour chaque enjeu : un nouveau droit, des
exigences ou commandements non inscrits dans les anciens systèmes de
valeurs, des figures qui déracinent, autrement, l'androcentrisme des frères11,
inventer un autre idiome singulier, supplémentaire et intraduisible.
route déroutée, sur ce cheminement sans carte, démarque-toi, marche par l'écriture
8
Jean-Luc Nancy aborde ce thème dans son intervention à la Décade de Cerisy de 1980 (Les Fins de
l'homme, op. cit.), sous le titre La voix libre de l'homme. Le « Il faut » derridien, du simple fait de sa
forme, ne suppose-t-il pas déjà une éthique ? Nancy situe l'origine du « Il faut » dans la différance qui se
fait différance à elle-même (p177), ou encore dans une voix qui s'adresse à elle-même en s'écartant de
soi. Il est significatif que Derrida, dans sa réponse, déplace l'interrogation du côté du tout autre. Ce qui
compte pour lui, c'est l'appel, le désir, la demande, l'intonation. La réponse éthique au-delà de l'éthique
suppose l'impossibilité de répondre à l'autre (pp183-184).
9
Spectres de Marx, op. cit. p188
10
Psyché, Inventions de l'autre I, op. cit., pp26-27
11
Jacques Derrida, Politiques de l'amitié, 1994, op. cit., p339
Mais ce n'est pas tout. Même si Derrida ne les a pas explicitement nommés
tels, on peut ajouter d'autres principes à ces deux séries. Ce sont (entre
autres) : l'avenir démocratique (à ne pas confondre avec la démocratie elle-
même, qui est conditionnelle)2, le droit à l'émancipation, l'affirmation de la
philosophie3, la tolérance, l'obligation de faire justice aux morts,- ou encore la
production d'œuvres, comme on le montrera plus loin4 à propos du "principe
de l'œuvre". Et ce n'est toujours pas tout, car on peut encore ajouter certains
concepts irréductibles à leurs conditions de possibilité : l'"avoir lieu",
l'"événement" - car tout événement est inconditionnel, le retrait, ou encore
certains "quasi-concepts" comme la différance, la dissémination ou l'aporie. A
l'extrême, de quasi-concept en quasi-concept, on pourrait soutenir que toute
la pensée derridienne est contaminée par l'inconditionnalité. Ou encore que
tout ce qui vient menacer l'ordre théologico-politique, par exemple la
littérature ou la poésie, est inconditionnel.
Dans chaque cas, il faut distinguer entre le principe et ce qui, sous le même
nom, se présente comme un acte concret, effectif. Prenons le cas du don.
Chaque jour on fait des dons. C'est un acte réglé, régulé, pris dans des rituels
(les visites, les anniversaires), qui suppose un échange, des contreparties, une
circulation des devoirs et des dettes. A ce versant conditionnel et conditionné
du don s'ajoute et s'oppose un autre versant, une dimension de grâce, de
dépense gratuite, un lâcher, un laisser partir, un retrait qui renvoie à un
principe inconditionnel. Ainsi en va-t-il pour chacun des principes analysés. Il
y a toujours du conditionnel et de l'inconditionnel, une justice fondée sur le
droit et la loi et une autre justice que ni le droit ni la loi ne peuvent encadrer;
une hospitalité qui observe les traditions, les normes, la culture et la langue
de l'hôte et une autre hospitalité qui oblige l'hôte à s'exposer, se transformer.
La justice inconditionnelle, comme le pardon inconditionnel ou l'ouverture
inconditionnelle à l'avenir, peut sembler folle2, insensée, inintelligible,
inexplicable. Elle est risquée, dangereuse. Elle surprend, déstabilise, ne
promet rien, ni satisfaction ni salut. Ni juridique, ni politique, ni éthique,
impossible à vivre3, elle est pourtant incontournable car sans elle, il n'y aurait
ni justice (au sens courant), ni pardon, ni avenir (dans l'espace-temps de tous
les jours).
L'effectuation d'un principe est impossible, mais il faut le faire. C'est une
nécessité induite par le principe lui-même. Le résultat n'est pas
nécessairement une œuvre, mais une traduction de l'impossible, une
construction du principe comme limite ou limitrophie entre l'impossible et
l'impossibilité de l'impossible. Quand cela arrive, on peut parler d’émergence,
de surgissement, d’invention, d'avènement, d'événement. Jacques Derrida a
inventé tout un vocabulaire pour désigner cela. Mais si l'on se borne à répéter
ce vocabulaire - comme je le fais en partie dans ces lignes, on risque de nier
l'essence même de ce dont il s'agit. C'est pourquoi je suis conduit à utiliser
d'autres mots, œuvrement, œuvrance, etc. y compris un mot plus connoté
comme création. Après tout, Derrida lui-même n'a pas hésité à réhabiliter le
mot "génie"3. Pour nommer ce qui arrive quand un principe inconditionnel
est mis en œuvre, il faudrait inventer de nouveaux mots.
0.8.4 Le principe de l'œuvre : ce qui a lieu dans une œuvre
s'affirme inconditionnellement, en-dehors de tout calcul, de
toute finalité et de toute transaction.
La question du « principe de l'œuvre » ne pourra être développée dans
toute sa problématique que dans la conclusion de cette « thèse », à partir des
general heading of the 'unconditional' » (p46).
1
« Dignity is one possible name for what keeps the living alive by exposing it to something other, is
what defines life as always life-death and auto-affection as always hetero-affection » (ibid p53).
2
Certes parler de "forme" ici est abusif, car il peut y avoir des mises en œuvre hors forme, sans
forme, informelles, voire irréelles, invisibles ou inaudibles.
3
Cf ci-après §1.3.1.
c. Il est un impératif qui ne vaut pas seulement pour Derrida, mais pour de
nombreux écrivains ou créateurs de tous ordres. On peut l'énoncer par une
simple phrase : Il faut faire œuvre. Ce commandement n’est pas proféré, mais
suggéré par Derrida chaque fois qu’il est question de son activité de
professeur, d’enseignant, plus particulièrement dans L’Université sans
condition. Faire œuvre, c'est produire une œuvre inconditionnellement,
comme on tentera de le montrer. C’est aussi effacer les limites traditionnelles,
institutionnelles et historiques de ce qu’on appelle usuellement l’œuvre. Sans
aucune détermination préalable, sans aucune soumission aux catégories
courantes de la rhétorique ou de la logique, il faut accueillir dans l’œuvre, en
œuvre, le principe. Un tel principe est inacceptable en pratique, et toute
l’œuvre derridienne, quelle que soit la façon dont elle est publiée ou énoncée,
témoigne des compromis nécessaires à la fabrication effective d’un corpus qui
réponde à ces exigences. Mais la conditionnalité inévitable, qui se concrétise
1
Jacques Derrida, De la grammatologie (Paris, Minuit, Coll. « Tel Quel », 1967), p7.
p138.
Parmi les contraintes que l’acte de langage - tel que décrit par John L.
Austin dans Quand dire, c’est faire - doit respecter, ou parmi les conditions
mises à sa réussite, Derrida en souligne particulièrement deux :
Vers la fin du texte (qui est aussi la fin du livre), après de longs
développements tendant à prouver que l’“origine“ du tableau de chaussures
de Van Gogh ne peut être trouvée ni dans l’errance urbaine de Van Gogh (telle
que supposée par Schapiro), ni dans le dur labeur d’une paysanne (tel
qu’imaginé par Heidegger), Derrida introduit un syntagme dont il n’avait pas
encore fait usage, la «peinture à l’œuvre».
Ce qui est à l’œuvre, dans l’œuvre, est à l’œuvre à même l’œuvre. Derrida
propose cette dernière formulation en traduisant le texte de Heidegger :
"C’est donc seulement à travers l’œuvre et seulement dans l’œuvre que l’être-produit du
produit en vient proprement (eigens) à son paraître (Vorschein). Qu’est-ce qui advient ici?
Qu’est-ce que dans l’œuvre est à l’œuvre? [Was ist im Werk am Werk? à l’œuvre sans doute
comme on dit «au travail», sinon à pied d’œuvre mais on peut, en jouant à peine, traduire
aussi par «à même l’œuvre» ou «appartenant à l’œuvre, œuvrant dans l’œuvre», ce qui
condense de nombreuses questions]" (Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978, op. cit.,
pp369-370).
Le tableau serait :
On peut, pour analyser cet exemple choisi par Derrida dans le champ de la
peinture «classique», et en s’appuyant sur l’appel fait aux «nouvelles
analyses», faire état de recherches qui n’étaient pas disponibles en 1978.
Depuis Panofsky, d’autres études des « historiens d’art » mettent en doute
l’identité des « époux Arnolfini ». Selon les documents conservés, aucun des
deux frères Arnolfini vivant à l’époque (et dont l’existence est attestée) ne se
serait marié à cette date. On a donc émis l’hypothèse que le tableau pourrait
avoir été peint en mémoire d’une épouse déjà morte ; ou bien pour une autre
raison, car au lieu de tendre la main droite (ce qui était la règle dans les
mariages de l’époque), l’homme tend la main gauche.
Si l’on considère que le Double portrait des époux Arnolfini est, pour le
regardeur moderne, une peinture à l’œuvre, c’est-à-dire une œuvre
1
Ibid pp399-401
2
Erwin Panofsky évoque ce tableau dans plusieurs textes : La perspective comme forme symbolique
(Ed Minuit, 1975, p140), et Les Primitifs Flamands (Ed Hazan, 2003, pp366-371).
3
Hubert Damisch, L'origine de la perspective, p152 (Ed Champs Flammarion, 1987).
c. C’est un coup de force, un « coup de droit ». Je dis que je signe, Je dis que
j’ai le droit de signer, affirme la Déclaration. En nommant les signataires «
peuple américain », en leur donnant un nom, on leur donne aussi le pouvoir
de signer.
Le concept d’œuvre, pour Jacques Derrida, c’est que ces cinq points
doivent s’y trouver. ll faut qu’ils s’y trouvent. Mais pourquoi ? D’où vient cet
impératif ? Pourquoi s’impose-t-il avec autant de force ?
Autrement dit, cette question n’est pas une question théorique, elle est
« inséparable de nouveaux actes de fondation ». Lesquels ? On aurait pu
penser que Derrida parlerait alors de politique, de philosophie, de droit, voire
de langue ou de linguistique. On aurait pu penser qu’il reviendrait à Socrate,
Kant, Husserl, Descartes ou Hegel. Mais pas du tout. Dans la foulée de ce
questionnement radical sur la raison, c’est mochlos qu’il introduit, cette barre
de bois, ce levier qui sert à forcer une porte ou à déplacer une masse. Et
pourquoi un levier, pourquoi mochlos ? Parce qu’il s’agit de marcher sur deux
pieds, un pied droit et un pied gauche, deux pieds chaussés mais ne faisant
pas paire. Dans ce texte prononcé deux ans après la publication
de Restitutions de la vérité en pointure, il conclut par une référence à ce qui
pour lui est le paradigme de l’œuvre, les Souliers de Van Gogh.
"Mais si maintenant je me déplace très vite de la spéculation vers la marche, eh bien, Kant
nous l’aura dit, il faut que l’Université marche sur deux pieds, le droit et le gauche, que l’un
soutienne l’autre pendant qu’il se soulève et fasse, à chaque pas, le saut. Il s’agit de marcher
1
Jacques Derrida, ibid, p438.
- la fin du travail, telle qu’elle est pensée dans le livre de Jeremy Rifkin1 du
même titre : réduction du temps de travail, en tant qu’il est localisé au même
lieu que le corps du travailleur, avec son cortège de victimes exclues de la «
mondialisation »,
- la justice, comme loi au-dessus des lois, commandée par une résistance
inconditionnelle, une dissidence.
Ces « œuvres singulières », on peut les rencontrer dans tous les champs
des « Humanités » dont est donnée une liste très large en différents lieux du
1
End of Work : The Decline of the Global Labor Force and the Dawn of the Post-Market Era (la Fin du
travail : le Déclin de la force globale de travail dans le monde et l'aube de l'ère post-marché ), livre de
Jeremy Rifkin paru en 1995 aux Etats-Unis et en français aux éditions de La Découverte l'année
suivante, avec une préface de Michel Rocard.
2
« Mais si, chez Jacques Derrida, « penser » c'est aussitôt « faire » ou, plus précisément, si « penser »
c'est bien ce que de toute urgence il faut (toujours) « faire » ; et si « penser » c'est aussitôt et
inéluctablement « faire », c'est qu'il y a aussi chez lui un repenser inouï et de la pensée et du faire, de la
vieille question du « Que faire ? » : une question toujours actuelle et pressante, à la résonance à la fois
éthique et politique, qui était déjà un héritage et dont il fallait, selon Derrida, « ré-inventer les
conditions mêmes de cette question ». Dans son article sur L'athéisme messianique de Derrida paru dans
Appels de Jacques Derrida, 2014, op. cit, Fernanda Bernardo cite « Penser ce qui vient », paru dans
On notera que, pour définir ce type d’œuvre, Jacques Derrida choisit, une
fois de plus, de mettre en jeu l’organisation même de son texte. Dans la
dernière partie du livre (IV), il présente sept thèses, propositions ou
professions de foi, dont six ne sont qu’une répétition, tandis que la septième
et dernière, « qui ne sera pas sabbatique »1, mais qu’il « laisse peut-
être arriver à la fin »2, « tente un pas au-delà des six autres vers une
dimension de l’événement ou de l’avoir-lieu ». Ce pas au-delà n’est pas
contrôlable, programmable. Il crève l’horizon, fait irruption, il m’arrive, c’est
u n arrivant qui interrompt toute organisation conventionnelle, un peut-être
d’une force irréductible à celle du performatif classique, qui s’accorde non pas
au possible, mais à l’impossible. Dans cette conclusion, Jacques Derrida fait
appel à tous les thèmes qu’il a développés pendant les quinze années qui
précèdent ce texte : l’invention, le don, le pardon, l’hospitalité, la justice,
l’amitié. Quel est le point commun à ces thèmes ? On peut le trouver dans une
allusion à un « tout autre » qui ne serait pas théologique :
1
Ibid p67
2
Ibid p72
1. Une promesse. En disant qu'il doit une vérité, Cézanne ne fait pas que
reconnaître une dette qui existerait déjà (constatif ), il la crée, il la fabrique, il
la produit (Aporie n°2), il l'érige, il prend un engagement nouveau, que
personne n'avait pris avant lui, et qui se transmettra à beaucoup d'autres
après lui (tous les peintres qui se reconnaissent dans cette dette). Quel est
l'enjeu de cette dette? Sur quoi porte-t-elle?
- Ça vient de partir.
- Ça revient de partir.
- Ça vient de repartir.
Le « Quoi » étant (un peu) clarifié, reste à se demander « Qui » elles font
marcher, ces chaussures. Proposons : le critique d’art (Schapiro), le
philosophe (Heidegger), ou encore quelqu’un, celui qui dit « Je ». Car si le livre
se termine par les trois phrases finales déjà citées (qui ne déclarent pas sa fin
mais au contraire, performativement, que « ça vient de repartir »), il
commence, après l’avertissement, par la phrase suivante :
"Quelqu’un vient, ce n’est pas moi, et prononce : « Je m’intéresse à l’idiome en peinture »"
(Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978, op. cit., p5).
procédé est donc, d'une certaine façon, un remake des signatures du bloc graphique qui terminent le
dernier texte de Marges. v. sur ce point le §4.2.3.1.
Ibid p426.
3
Selon Peter Fenves qui s'appuie sur le fragment d'Héraclite Physis kryptesthai philei, qu'il traduit
4
Everything acts in secret et non pas Nature loves to hide itself, tout acte performatif dissimule ou
obscurcit ce qui le fait agir. « The “essence“ of every performance lies in secrecy, which means that
- Ça vient de partir.
1
Ibid p436.
2
En concurrence avec un célèbre tableau de Gustave Courbet.
3
Ibid p426. Vieux thème de l'artiste-démiurge identifié à Dieu repris ci-après dans le §3.2.2.1.
4
Dans son commentaire du texte de Derrida sur Camilla Adami, Tête-à-tête, Mireille Calle-Gruber
parle de « l'éclairage d'une “autre espèce de vérité“ qui fait de l'en-présence de la peinture le lieu d'un
questionnement eschatologique » (…). « Ainsi la pensée “sous la responsabilité de la peinture même“
tombe-t-elle en arrêt. Littéralement. Elle fait trembler les catégories qui d'ordinaire lui font la loi et
accréditent ses distinctions » (Portrait de Jacques Derrida en philosophe désarçonné par la peinture
même, à propos des tableaux de Camilla Adami (dans Appels de Jacques Derrida, 2014, op. cit ), pp528-
529.
5
Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978, op. cit., p434.
- Ça vient de repartir.
Le polemos, pour Heidegger, n'est pas une guerre. C'est un conflit, une
force marquante qui vient à l'origine, avant toute anthropologie, un combat
avant lequel il n'y a rien, ou rien qui puisse être entendu. Ce combat, il le
désigne par plusieurs mots aux connotations différentes : Kampf, Walten.
Cette force du commencement qui n'est ni humaine, ni divine, cette force qui
sépare en s'opposant, introduit dissociation, disjonction, scission. Elle ouvre
les failles, les intervalles, les distances, tout en rassemblant. En elle
s'associent les termes grecs polemos, phileîn, logos1.
"Le combat est ce qui tient et maintient l'opposition (Gegensatz). Il la maintient ouverte,
ce qui peut vouloir dire à la fois ouverte au deux de la différence et ouverte, dans et par la
différence, au-delà du deux ou entre les deux. Il est l'ouverture du deux qui maintient non
seulement la différence, l'intervalle entre deux, mais l'entre-deux comme face-à-face du duel,
contradiction dans l'un l'autre, de l'un contre l'autre, de l'un à la rencontre ou à l'encontre de
l'autre" (Politiques de l'amitié, op. cit. p399)"
Dans une allocution prononcée en mai 2003 lors d'un colloque organisé à
l'occasion de la remise des archives d'Hélène Cixous à la Bibliothèque
Nationale de France, Jacques Derrida a choisi de donner à son intervention un
titre dérivé du titre officiel du colloque (choisi par Mireille Calle-Gruber)3.
1
A noter que Derrida a donné quatre titres différents à ce même texte, L'oreille de Heidegger. Au
début du livre "Politiques de l'amitié", publié en 1994, on trouve la mention, "Politiques de l'amitié,
suivi de L'oreille de Heidegger". Il y aurait donc dans ce livre deux textes : d'abord la transcription d'une
partie du séminaire tenu en 1988-89, qui donne son titre à l'ensemble; ensuite "L'oreille de Heidegger",
transcription d'une autre conférence prononcée en septembre 1989. Ce dernier texte est-il une sous-
partie du séminaire, "Politiques de l'amitié", ou vient-il après? On ne peut répondre de manière
univoque à cette question, et cette ambiguité est constitutive. En effet Derrida a donné à ce dernier
texte quatre titres : "L'oreille de Heidegger" (titre mentionné au début); Philopolémologie (titre en
résonance avec le brouillage de l'opposition ami / ennemi, qui traverse tout le séminaire); Geschlecht IV
(qui situe ce texte dans une autre continuité, autour de la différence des sexes, après Geschlecht I et
Geschlecht II, Geschlecht III n'ayant, semble-t-il, jamais été publié); Le sacrifice de Heidegger, titre
mentionné seulement à la dernière page du livre.
Une autre observation : il conviendrait aujourd'hui, plus de vingt ans après la publication de
L'oreille de Heidegger, de poser quelques préalables. En effet ce texte de Derrida analyse le retour de
certains mots ou thèmes (par exemple Kampf, Walten) dans l'œuvre de Heidegger sur une trentaine
d'années (1927-1955), et aussi l'interprétation heideggerienne de certains textes pendant la même
période, plus particulièrement le fragment 53 d'Héraclite. Or il apparaît aujourd'hui que ces textes ont
pu être réécrits, que des phrases ont pu être retranchées ou ajoutées, ou que leur chronologie a pu être
modifiée ou maquillée soit par Heidegger lui-même, soit par les éditeurs. Tout le débat autour du
supposé « tournant » de 1937 en est affecté. J'ai pris le parti – peut-être contestable, de ne pas tenir
compte de cet aspect des choses qui implique des discussions extérieures au champ de cette thèse, et
de me limiter strictement à la question de l'inouï dans le texte du livre Politiques de l'amitié.
« L'essence de l'œuvre est le polémos, le polémos de la terre et du monde qui ouvre la terre et le
2
monde dans l'ouverture de l'œuvre » (Vincent Houillon, Derrida et l'intraitable épokhè de l'œuvre d'art ,
dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit., p281).
3
Le colloque qui s'est tenu à la Bibliothèque nationale de France du 22 au 24 mai 2003 avait pour
Le génie qui arrive, il "eût pu" ne pas arriver. Cette contingence, ce "peut-
être", ne s'ajoute pas au génie : c'est le génie même (s'il y en a, et si l'on peut
nommer le génie sur ce mode ontologique du verbe être). Le génie est un
coup du destin. Il "eût pu" tomber ailleurs, mais c'est ici qu'il est tombé, "au
lieu d'un autre"3. Au lieu de cette rencontre, il aurait pu y en avoir une autre,
une autre scène primitive, tout aussi contingente. Toutes les histoires de
génie commencent ainsi, par un aléa inéluctable qui fait de chaque cas un cas.
Pour Derrida, cette rencontre, qu'on peut lire comme une condition passée,
est une "inconditionnalité absolue"4. En effet aucune condition effective ne
peut conduire à la réitération d'un événement qui arrive ainsi, sans
détermination ni raison, comme ça, par ce qui ressemble à un hasard. Quand
il arrive, c'est trop tard pour en décider. L'événement aurait pu tout autant ne
pas arriver, et d'ailleurs nul ne saurait être sûr qu'il soit vraiment arrivé. Il
reste lié au "peut-être".
Pour élargir ainsi le statut du génie, il faut infléchir le mot "génie" vers un
statut d'exception. Au lieu de le lire au masculin singulier, comme le
prescrivent l'usage et la grammaire, Derrida choisit de le lire au féminin
pluriel. "La" ou "les" génie(s) [féminin singulier et pluriel inséparables] ne
sont plus rabattus sur un nom, un auteur. Avec le dédoublement pluralisant
du mot, le commencement connoté par le génie se mue en une singulière
scène primitive dépourvue de père, de mère, de généalogie et d'ascendance.
Voici une naissance qui est aussi une grâce, un surgissement sans dette.
C'est là, dans cette indécidabilité, dans cette limitrophie, que gît le pouvoir
de la littérature d'ajourd'hui.
De même que tous les peintres qui ont écrit après Cézanne sont engagés
par la promesse de Cézanne, tous les philosophes (ou plus largement les
penseurs) qui ont écrit après Derrida seraient-ils engagés par cette promesse,
de souscrire à une performativité inouïe? Je ne parle pas ici seulement des
philosophes derridiens, je parle de tous les philosophes, y compris ceux qui
ignorent la déconstruction, ceux qui la combattent, ceux qui développent leur
activité en termes purement constatifs, sans se préoccuper de quelque
performativité que ce soit, et même ceux qui n'en ont jamais entendu parler.
Peut-être cette question pourrait-elle être posée, au-delà de la philosophie, à
tous les universitaires; mais limitons-nous, pour l'instant, aux philosophes, ou
à ceux qui se reconnaissent dans ce nom. Peuvent-ils, aujourd'hui, faire
comme si leur parole n'était pas étayée sur un corps? Comme si leurs écrits
étaient objectifs, scientifiques, comme si leur engagement dans leur propre
travail ne reposait pas sur une question de foi?
S'il y avait du don, il devrait être fait sans calcul, sans économie, sans
échange, comme celui d'Abraham sacrifiant son fils. Il ne procèderait ni d'un
souci de générosité, ni d'une fraternité, mais de l'expérience de la liberté. Il
resterait pour toujours inlocalisable et secret, n'induirait aucune réciprocité,
et même aucun souvenir. Un tel don ne pourrait raisonnablement avoir lieu :
ce serait une folie. Mais cette folie ne cesse de nous menacer. On la rencontre,
par exemple, dans l'amitié ou dans tout ce qui arrive comme œuvre - c'est-à-
dire performance, acte de donner, quel qu'en soit le contenu. Cet acte est une
force disséminatrice ambiguë et complexe, qu'on ne peut jamais réduire à une
seule logique, qui n'est jamais limitée par aucune ligne, aucun bord, comme le
montre l'usage idiomatique du mot "don"2.
Il faut donner. Cette loi extérieure au cercle de l'échange nous engage dans
1
« Si la figure du cercle est essentielle à l'économique, le don doit rester anéconomique. Non qu'il
demeure étranger au cercle, mais il doit garder au cercle un rapport d'étrangeté, un rapport sans
rapport de familière étrangeté. C'est en ce sens peut-être que le don est l'impossible. Non pas
impossible, mais l'impossible. La figure même de l'impossible. Il s'annonce, se donne à penser comme
l'impossible. C'est par là qu'il nous serait proposé de commencer. Et nous le ferons. Nous
commencerons plus tard. Par l'impossible » (Derrida, Donner le temps. 1. La fausse monnaie op. cit.
p19).
Marcel Mauss lui-même (Essai sur le don, Forme et raison de l'échange dans les sociétés
2
archaïques, texte de 1923-1925, réédité aux PUF, 2007) s'engage. Il met le travail salarié au centre
de la solidarité sociale, comme un don qui appelle une contre-partie au-delà du seul salaire. Son texte se
termine par une série de prescriptions éthiques, juridiques et politiques qui montrent qu'il est partie
prenante à la question du don.
C'est cette structure qui fait de l'œuvre le lieu privilégié du don, ce lieu
Ulysse gramophone. suivi de Deux mots pour Joyce (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet »,
1
1987).
Il faut donc, selon Derrida, qu'une œuvre ou une poésie nous parle au-delà
du souverain, un concept qui exige la déconstruction simultanée du poétique,
du politique, du philosophique, voire de l'analytique. La poésie de Celan exige
o u commande cette implication simultanée de champs hétérogènes, qui n'en
laisse aucun intact.
1.5.2 Le poème, un au-delà de l'art ?
Comme les autres concepts dits "éthiques" de Derrida, l'au-delà du
souverain ne peut pas être réalisé dans la vie concrète. C'est un principe, pas
un devoir ni une loi. Sa "pureté" est liée à son caractère inconditionnel, c'est-
à-dire à son impossibilité. "[Nous sommes reconduits vers] une pensée du
possible comme im-possible, et des conditions de possibilité comme conditions
d'im-possibilité", écrit-il à ce propos dans la dixième séance du séminaire La
bête et le souverain (volume 1)5, se référant au chemin impossible par lequel
1
Ibid pp324-5
2
Jacques Derrida, La bête et le souverain, 2008, op. cit. pp38-39. Dans son texte intitulé Le singe, le
perroquet et le chat : une lecture de trois affabulations derridiennes (dans Appels de Jacques Derrida,
2014, op. cit), Ginette Michaud fait observer que, s'agissant de « la souveraineté toute autre », Derrida
utilise, pour des animaux, l'expression « se mettre à parler de lui-même, au double sens
d'autoréférentialité et autolélie réflexive » (pp503-504). C'est le cas du perroquet Poll, dans son
“dialogue“ avec Robinson Crusoe, du poème de Celan dans Béliers (“le poème parle de lui-même, de la
scène d'écriture, de signature et de lecture qu'il inaugure“ Derrida, Béliers, p33) , et aussi des singes
d a n s Tête-à-tête : la peinture, « s'y connaissant en autolélie réflexive, rejouerait l'exploit désormais
académique : une peinture qui se pense, se dépense et se dé-peint elle-même, comme telle poésie se
mettrait en abyme pour nous parler d'elle-même, de l'être-poème du poème » (catalogue Camilla
Adami, Milan 2001 p11). Et Ginette Michaud d'ajouter : « C'est toujours affaire de croyance, d'un “acte
de foi“ qu'il s'agit, comme Derrida le disait plus haut pour la prosopopée de Socrate – qu'il puisse aussi
s'autoriser seul à parler de lui-même » (p505).
3
Ibid p250.
4
Ibid p275.
5
Ibid p349.
Büchner critique un art répétitif, rhétorique, qui ne fait que reproduire des
modèles existants, et préconise un art qui se renouvelle à chaque instant, un
art de création, véritablement fécond selon lui. Mais son discours est plus
complexe qu'il n'y paraît, il contient d'autres amorces dont Celan fait la liste.
L'art, dit Celan, c'est aussi un problème, "un problème qui peut changer de
forme, qui a la vie dure et longue, autant dire éternel". Les mortels qui en
parlent (Danton et Camille Desmoulins dans le texte de Büchner) alignent des
mots et des mots, mais pour entendre ce qu'ils disent, c'est de leur mort qu'il
faut partir. On les juge, ils sont guillotinés, et c'est alors que surgit le cri
absurde de Lucile (la femme de Camille) : "Vive le roi!". Celle qui ne les écoute
pas vraiment quand ils discutent, celle qui est aveugle à l'art mais les entend
parler, c'est elle qui profère cette parole, cette contre-parole, cet acte de
liberté, ce pas qui scande à la fois une sortie hors de l'humain2 et un
hommage à la poésie comme présence de l'humain. Dans Lenz, Büchner, qui
veut illustrer sa conception de l'art par une expérience vécue, explique qu'"on
voudrait parfois être une tête de Méduse pour changer en pierre un groupe
comme celui-là". Il introduit dans le spectacle de la nature quelque chose
d'étrange, d'inquiétant, de dépaysant, où le Qui et le Quoi se brouillent. Au
coeur du plus intime de la présence, c'est une figure mortelle, inhumaine, qui
se révèle. On sort de toute fable, de tout schème rhétorique. Quoiqu'en dise
Büchner, c'est de l'art lui-même qu'on s'affranchit. Celan (re)trouve chez
1
Méridien, op. cit. p81
2
Méridien, op. cit. p179.
Paul Celan s'interroge sur le statut de la poésie à partir d'une question sur
l'art. Faut-il en partir comme d'une donnée qui existe, déjà présupposée, ou
bien faut-il penser Mallarmé jusque dans ses dernières conséquences? La
question est radicale car elle implique que l'art (ou la poésie) ne préexiste pas
à sa mise en œuvre, que chaque fois singulièrement - pour chaque poème,
pour chaque date - il est en chemin, il chemine autrement, il passe par
« l'étroit passage d'une route étrange », autre, étrangère, proche et lointaine.
Pour accéder à ce passage étroit, il faut, dit Celan, laisser parler le poème, le
laisser suivre son "propre" chemin. Alors, le Je étant mis à distance, dégagé, le
poème peut mettre derrière lui le discours sur l'art. Il se tient en alerte, brûle
les étapes, il porte l'espérance de parler au nom de l'Etranger, d'un autre ou
d'un tout Autre. Qui sait? demande Paul Celan. Dans la « courte durée d'un
unique moment » [en contraste avec la longue durée de l'art], le temps d'un
souffle2, d'une pause, d'un arrêt, d'un cri (celui de Lucile), le temps d'un
tournant, d'une renverse, qui sait? La rencontre pourrait avoir lieu.
1.5.3 La poésie, partage de la singularité ?
Pour Marc Crépon3, la "vocation" de la poésie, comme celle de l'écriture,
c'est de résister à la violence. Quand, en 1953 puis en 1960, Paul Celan a été
accusé de plagiat, il l'a vécu comme un retour de cette violence dont il avait
connu les pires excès. Si l'énigme de la poésie, son secret, c'est d'ouvrir pour
le lecteur la possibilité d'un lien entre l'expérience la plus singulière et
l'"universalité", alors la rupture de cette possibilité implique l'effondrement
d'un monde, celui qui aura permis à Celan de survivre jusqu'en 1970.
Un événement n'a lieu qu'une fois, une seule. Même si sa date est prévue à
l'avance - par exemple dans une religion ou dans un rituel -, il n'est « digne de
ce nom » que s'il appelle un déchiffrement, si sa blessure, illisible, fait passer
du côté de l'autre, ou s'il inscrit sa marque à même le corps. Entre le secret
comme tel, qu'il préserve intact, et son apparaître (son émergence
surprenante ou stupéfiante dans le monde, qui peut être vécue comme
miraculeuse ou géniale), la limite qu'il instaure est à la fois nécessaire et
indécidable. Peut-être la déconstruction elle-même aura-t-elle été un tel
événement. Avant d'être une pensée ou une philosophie, c'est une œuvre
(datée et signée). D'un côté, elle a lieu en ce lieu-là (l'œuvre). Ce qu'il nous en
reste enregistre la trace de l'événement, qui ne peut se dire qu'au passé. Mais
d'un autre côté, elle a déconstruit le lieu même où elle s'inscrivait (la
philosophie, l'œuvre). Elle a affecté, désarticulé, l'expérience même du lieu.
Cette expérience interdit sa répétition2. Si elle appelle ou promet d'autres
événements, ils n'ont pas encore de nom.
Il y a incompatibilité entre :
Une fois achevée, finie, une œuvre est comme un système machinique.
Dépourvue de désir, d'intention, de sensibilité, d'affect, elle se reproduit, se
réitère telle quelle. Mais la réitération n'est pas la répétition à l'identique.
Cette machine de l'œuvre est étrange. Sans changer d'un iota son programme,
elle a la capacité d'altérer ce qu'elle reproduit, de perturber l'ordre des
causalités qui la déterminent , de donner à penser. Pour ménager
2
Papier machine. Le ruban de machine à écrire et autres réponses (Paris, Galilée, coll. « La
philosophie en effet », 2001).
Or, il en est ainsi des thèmes choisis par Valério Adami pour les
événements de dessin racontés par ses tableaux. Ces événements picturaux
sont faits pour rendre compte d'autres événements1 - irreprésentables.
L'artiste est tendu vers "un instant pointu, ponctuel"2, qui renvoie "au moins
métonymiquement à un événement daté"3.
"Il y a donc ce double geste qui est une jouissance douloureuse. On investit et on occupe
symboliquement l'espace, le mieux possible. Mais la bonne forme une fois trouvée, et la
maîtrise maximale assurée, on signe et on coupe le cordon ombilical. Alors l'œuvre en
devient une et se passe du créateur. C'est une autre satisfaction, qui est douloureuse car c'est
le moment du départ, de la séparation : l'œuvre se sépare de son créateur " (Couleurs et mots,
op. cit. p42).
stoppé à l'instant le plus crucial. L'événement peut être public ou privé. Sur un théâtre, une
scène, il est imminent. Quand la main du dessinateur s'arrête, c'est qu'il va se produire
quelque chose de dramatique, une tragédie, une catastrophe. C'est alors qu'arrive la bonne
forme (la jouissance du trait).
2
Ibid p45
3
Ibid p29
4
Propos rapporté dans la revue Rue Descartes n°48, p68.
5
Montant vers l'aigu, avec un léger accent « pied-noir ».
6
Mémoires d'aveugle. L'autoportrait et autres ruines (Edition de la Réunion des Musées Nationaux) ,
p44.
7
Heidegger en France (Dominique Janicaud, Albin Michel) p114.
Ayant refusé, dès son enfance, de se laisser enfermer dans ces distinctions
pour lui illégitimes, Derrida s'est trouvé pris dans une dynamique, un
mouvement, une surenchère, une radicalisation que rien ne pouvait atténuer
ni limiter dans son principe. On peut qualifier d'hyperaporétique ce geste par
2
L'impossibilité pour un instant de coexister avec un autre, qui s'éprouve comme possibilité – cf
Jacques Derrida Marges de la philosophie, op. cit. p63.
Car c'est Joyce lui-même qui ruine la formidable machinerie de savoir qu'il
déclenche.
"Voici le paradoxe : au moment où l'œuvre d'une telle signature met au travail, d'autres
diraient s'asservit, en tout cas relance pour elle, pour qu'elle lui revienne, la machine de
production et de reproduction la plus compétente et la plus performante, elle en ruine
simultanément le modèle. Du moins le menace-t-elle de ruine. Joyce a misé sur l'université
moderne mais il la met au défi de se reconstituer après lui. Il en marque les limites
essentielles" (Ulysse gramophone, op. cit. p98).
La question se repose dans les mêmes termes que dans la première partie
de cette « thèse », et l'injonction de laisser l'avenir ouvert n'a pas disparu.
Mais dans cette seconde présentation (ou seconde partie), pour répondre à la
possibilité d'un mal absolu, c'est à l'autre comme tel qu'on s'adresse : celui
auquel on acquiesce (§2.1), ce ou celui qu'on ne peut ni arrêter, ni maîtriser
(l'archi-œuvre) (§2.2), ce ou celui qu'on ne peut apostropher que par les
1
Ibid p97.
2
Ibid p98.
3
Ibid p95.
Qu'est-ce que cet "avant"? Ce mot désigne, dans l'idiome derridien, une
pensée associée à la notion heideggerienne du retrait de l'être. "Avant" le
logos, "avant" le discours, le langage, le sujet, "avant" la différence des genres
et même l'inconscient, les systèmes d'oppositions, l'espace-temps de la vie
courante, etc.., ou encore, dans un autre vocabulaire, dans un temps plus
ancien, plus vieux que celui d'aujourd'hui, qu'y a-t-il? Est-ce un "avant" dans
le temps, un passé, ou un autre genre d'"avant", une autre logique? La trace de
l'"avant" a disparu. Tout se passe comme si le retrait était impossible à dater,
ou plutôt comme s'il avait toujours eu lieu, comme s'il avait toujours lieu,
comme s'il avait lieu encore aujourd'hui. A défaut de vestiges déterminés ou
analysables comme tels, on ne peut désigner cet "avant" que par des mots
sans contenu, comme "avant" justement. Cet "avant" n'est pas présent comme
tel, mais pas non plus absent. Il nous hante. La hantise n'est pas abstraite. Elle
se traduit par des effets, des productions. Je voudrais ici avancer l'hypothèse
qu'elle nous hante par l'œuvre. Certes, elle ne nous hante pas seulement par
l'œuvre, mais l'œuvre est une modalité de la hantise du "avant". Pour le
montrer, je partirai d'un mot avancé par Jacques Derrida : acquiescement.
Ce "oui" est une marque de l'autre, une marque sans contenu, vide,
inarticulée. Il ne dit presque rien, rien d'autre que "oui". Rien ne peut le
remplacer. Chaque fois que, dans la langue courante, on engage le "oui"
comme tel (le "oui" courant, verbal), on engage aussi cette marque primaire
du "oui" qui reste indicible. Ineffaçable, Il aura survécu à tous les désaveux,
dénégations, négativités5. Ni constatif, ni performatif, il est la condition
transcendantale ou quasi transcendantale du constat ou de l'acte de langage.
N'ayant pas d'autre fonction, pas d'autre sens que de répondre à, il est au
coeur de la religion comme de l'œuvre d'art6.
1
« Axiome : nul à-venir sans quelque itérabilité, au moins sous la forme de l'alliance à soi et de la
confirmation du oui originaire » (Foi et savoir, op. cit. p72).
2
Par exemple dans Ulysse gramophone, op. cit. p127
3
Selon Silvano Petrosino, c'est cette antériorité du « oui », plus « vieux » que la question, qui
distingue Heidegger de Derrida. « La sortie hors de l'ordre de la représentation et par-delà sa clôture,
n'advient pas, du moins chez Derrida, en se réclamant du « néant », du « sans » ou du « non », pas plus
que d'un quelconque « retour en arrière » qui irait à la recherche d'une « parole pure » ou originaire,
mais elle advient, ou du moins cherche à advenir, par la reconnaissance d'un « oui » déjà dit et d'une
« pensée d'une affirmation antérieure à toute question et plus propre à la pensée que toute question ».
Dans la conception derridienne, l'écriture est impensable en dehors de l'horizon de ce « oui » et du
« déjà » de ce « gage pré-originaire » (La rationalité du « déjà », Derrida et la réponse, dans Derrida,
Cahier de l'Herne 2004, op. cit., p204).
4
Ulysse gramophone, op. cit. p58
5
Abraham l'autre, dans Judéités, op. cit. p13
6
« Il faut comprendre que le oui (…) en tant qu'il engage, qu'il est au fond de toute promesse, du don
et du pardon, de l'accueil et du « viens », que ce oui est « éthique » ou qu'il ouvre à une éthique ou, donc,
qu'il nous engage vers cette archi-éthique qui ne serait ni l'éthique au sens métaphysiquement délimité,
ni la morale, ni la généralité, etc. Et ceci parce que le oui comme origine et possibilité de toute parole, le
Oui inaudible, imprononçable et qui pourtant est à même toute parole est l'ouverture même, l'ouverture
même à l'autre à qui, si c'est possible, on promet, on pardonne, qui nous pardonne – avec qui on parle.
Cela laisse ouverte l'hypothèse selon laquelle l'œuvre de Joyce serait, pour
Derrida, l'œuvre par excellence, celle à partir de laquelle le concept d'œuvre
pourrait s'écrire.
2.1.3.2 Paradoxe de l'œuvre, paradoxe du "oui".
Dans Ulysse gramophone, qui est aussi un essai sur le "oui" ou le concept
de l'acquiescement, Jacques Derrida développe ce qu'il appelle un "paradoxe
du oui"5 dont on peut dire, sans en changer les termes, qu'il est aussi un
"paradoxe de l'œuvre".
a. D'un côté, l'œuvre de James Joyce est une formidable machine d'écriture,
un corpus où tous les discours, toutes les langues, tous les savoirs se
déploient, se combinent et se recombinent. Renvoyant aux technosciences et
à la mécanisation d'aujourd'hui (la gramophonisation), elle est conçue pour
(Jacques Colleony, article cité, Déconstruction, théologie négative et archi-éthique, p256).
1
Jacques Derrida, "Deux mots pour Joyce", in Ulysse gramophone, op. cit. p27
2
Jacques Derrida, Introduction à l'“Histoire de la géométrie“ de Husserl, pp104s.
3
Dans La Dissémination, 1972, op. cit. p109, note 17.
4
Jacques Derrida, Glas, op. cit. p47
5
Ulysse gramophone, op. cit. p98
Des deux côtés, c'est un oui qui est à l'œuvre : soit le "oui" répétitif,
académique, encyclopédique, le "oui" programmable des experts qui font
l'épreuve de leur érudition et de leur précision méthodologique; soit un autre
"oui", celui qui, par un texte qui joue du non sens et de l'équivoque, prolonge
et confirme le "oui originel"1. A toute œuvre répondent ces deux façons de
dire "oui".
2.1.3.3 Le nom de Dieu : un oui-rire.
Dans sa lecture de l'œuvre joycienne, Derrida met en relation plusieurs
termes entre lesquels on saisit mal, dans une première lecture, le lien : le
"oui", le rire, la signature / contresignature, le nom de Dieu, la circoncision, le
prophète Elie. Comment ces termes s'articulent-ils entre eux? Et comment
s'articulent-ils à l'œuvre de Joyce? Avant d'analyser cette question plus en
détail, on peut proposer un schéma général.
Pour lire, il faut prendre ses distances avec ce qu'on lit, dans un grand
éclat de rire. Cette association étrange, Derrida la nomme oui-rire1. Le rire
vient entamer l'ambition totalisante du livre2, comme la circoncision vient
soustraire au corps une petite peau sanglante3. Dans les deux cas, cela ne peut
pas se faire sans affect. Il y a de la jouissance, et aussi des pleurs; de la
jubilation, et aussi du désespoir. Joyce déclare un commencement, un acte
d'une radicale nouveauté, qu'il déconstruit aussitôt. Si l'œuvre est infinie,
insaisissable, l'alliance qu'elle noue avec le lecteur ne peut être que
dissymétrique.
Dix ans plus tard, s'interrogeant sur ce qui peut rapprocher les différents
lecteurs de son œuvre, Derrida fait observer :
« Il est vrai pourtant que quelque chose – je ne sais pas si je peux dire rassemble, ou se
ressemble – quelque chose en tout cas ressemble ici, depuis quelques décennies, à une
affinité, à un destin ou à un devoir partagés, entre des écrivains, des universitaires, des
intellectuels appartenant à des cultures étrangères ou écrivant dans des langues fort
différentes. Ce sont souvent d'ailleurs des amis, eux-mêmes auteurs d'œuvres originales et
parfois des auteurs-traducteurs. Il y a là pour moi, depuis fort longtemps, un sujet
d'étonnement, de réflexion et d'expérience constantes. De jouissance aussi, de joie. » (La
vérité blessante, ou Le corps à corps des langues, Entretien d'Evelyne Grossman avec Jacques
Derrida, in Europe n°901, mai 2004).
Quelque chose passe, non pas entre des personnes, mais entre des œuvres3,
1
Il semble que le mot ait été inventé, en 1927, par Edouard Pichon, pour traduire le terme freudien
libido. Il prend ultérieurement d'autres significations, notamment sous la plume de Françoise Dolto.
On le trouve 14 fois, souvent en italiques - ce qui souligne son statut de concept ou plutôt de quasi
2
concept, sans compter les mentions de ce mot dans L'Oreille de Heidegger, autre texte publié dans le
même livre.
3
Alain David associe ce rapport entre deux œuvres à la fidélité : « Mais accomplir un tel geste [celui
de Lévinas lisant Derrida ou de Derrida lisant Nancy] présuppose l'œuvre de celui qui s'y livre, le
chemin, qui induit le contact, est alors l'autre œuvre. Qui n'en dispose pas n'a pour lui que la bonne foi
immédiate de sa lecture, cette bonne foi dont Montaigne faisait état au seuil des Essais. Je ne puis ici,
L'écriture derridienne est sans cesse inquiétée par l'autre. Quand il écrit, il
cherche souvent à donner l'illusion d'un dialogue ou d'un polylogue2. Ne
pouvant pas parler uniquement en son nom propre, comme une instance
unique, il met en scène des voix qui se disputent la parole. Il n'ignore pas que
son texte est un monologue (je n'ai qu'une langue), mais il n'ignore pas non
plus que tout ne peut pas s'y rassembler (mais ce n'est pas la mienne).
Comment peut-il donner lieu à la voix de l'autre dans l'œuvre qu'il signe de
son nom? Pour le laisser parler, lui donner la parole, il faut trouver le ton
juste, la bonne posture, celle qui tienne compte du fait que lui aussi est à la
fois unique et multiple. L'œuvre s'adresse à cet autre, plus d'un et plus d'une 3.
Elle est conditionnée par son regard, son corps ou sa voix, qui se dérobent à
la vue ou à l'écoute. Quand il arrive qu'elle s'y accorde, ce n'est pas dans le
démuni d'œuvre, sans non plus le recours d'une méthode, d'un Discours de la méthode, que tabler sur
cette bonne foi, mettons sur un affect, que par provision je nommerai maintenant fidélité : la fidélité
naïve qui me sert, dans mes lectures, de viatique, qui me donne à croire que de l'un à l'autre, de Lévinas
à Henry, à Derrida, l'amour est le même » (dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit., p155).
1
Cet entretien, paru à l'origine en 1996 dans le n°20 des Cahiers de l'Ecole des Sciences
Philosophiques et Religieuses (CESPR) des Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles, a été
reproduit dans la revue n°142 de la revue Littérature (2/2006).
2
v. la liste des ouvrages « interlocutoires » de Jacques Derrida dans le §5.2.2.8.
3
D a n s L'œuvre ouverte (Seuil, 1965), Umberto Eco explique que « l'œuvre d'art est un message
fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant. (…) Cette
ambiguité devient aujourd'hui une fin explicite de l'œuvre, une valeur à réaliser de préférence à toute
autre – et parfois, comme dans l'œuvre de Joyce, jusqu'en ses limites extrêmes » (pp9-10). Jacques
Derrida radicalise cette proposition : la polysémie de l'œuvre est redoublée par l'hétérogénéité
irréductible des destinataires.
Pour expérimenter la force de frayage qui est pour lui essentielle, il préfère
avoir recours aux œuvres, littéraires ou poétiques, plutôt qu'aux théories.
“C'est cette double requête, d'une part l'exigence philosophique d'avoir la liberté
inconditionnelle de dire tout ce qui doit être dit, d'autre part l'exigence littéraire de dire tout
ce que l'on veut sans aucune espèce de censure, une émancipation à l'égard de la censure,
c'est cela qui me paraît réunir dans l'histoire le projet littéraire et le projet philosophique"
(ibid p24).
4
Ibid, p20
D'un côté :
"Les sciences positives de la signification ne peuvent décrire que l'œuvre et le fait de la
différance, les différences déterminées et les présences déterminées auxquelles elles donnent
lieu. Il ne peut y avoir de science de la différance elle-même en son opération, non plus que
de l'origine de la présence elle-même, c'est-à-dire d'une certaine non-origine" ( De la
grammatologie op. cit. p92). (Les italiques sont de Derrida).
Cette mise en œuvre avait déjà été, quelque pages plus haut, associée à
l'archi-écriture :
“Si originale et si irréductible soit-elle, la « forme d'expression » graphique reste très
déterminée. Elle est très dépendante et très dérivée au regard de l'archi-écriture dont nous
parlons ici. Celle-ci serait à l'œuvre non seulement dans la forme et la substance de
l'expression graphique, mais aussi dans celles de l'expression non graphique. Elle
constituerait non seulement le schème unissant la forme à toute substance, graphique ou
autre, mais le mouvement de la sign-function liant un contenu à une expression, qu'elle soit
graphique ou non. Ce thème ne pouvait avoir aucune place dans la systématique de Hjelmslev
(De la grammatologie op. cit. p88).
Dès qu'un texte est signé, son auteur est mis au tombeau1. Certes, son nom
résonne toujours, on peut l'entendre, mais cette résonance est aussi une
perte. D'un côté, un texte n'est lisible que si, derrière la signature, un nom
propre s'oublie, se perd, se refoule. Mais d'un autre côté, il n'y a pas de texte
sans un nom qui vienne le brouiller, entamer sa signification. Le texte est
travaillé par l'illisibilité du nom propre. Cette illisibilité est masquée par la
signature, voire par le titre. Ceux-ci font-ils, ou non, partie du texte? Leur
position est ambiguë. Ils ne sont ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors.
Comme éléments extérieurs (qui se veulent hors texte), ils commandent, ils
cadrent, ils font bord, mais le texte résiste à leur autorité. Il est hanté,
contaminé, voire ruiné par d'autres forces qui remettent en question la
stabilité d'une loi ou d'une origine. Le texte promet une œuvre, mais une
autre loi, une loi de disjonction, la divise en interdisant tout rassemblement
dans la présence.
1
« L'artiste, ne terminant son œuvre qu'au moment où il meurt, ne la connaît jamais » (Blanchot,
L'espace littéraire, p16).
La limite derridienne n'est pas situable dans l'espace, ou si elle l'est, c'est
seulement de manière oblique, un mot qui ne renvoie pas à une disposition,
mais à une tension, une dissymétrie. On ne peut pas figurer les frontières par
un trait ni un bord : ce sont des limitrophies complexes, plurielles, mobiles,
hétérogènes et discontinues, qui peuvent se transformer, croître et (se)
multiplier. Dans cet espace métaphorique où les mots transportent, font
dériver ou déraper, la différance qui produit des chaînes dans le langage est
inarrêtable. Elle travaille toujours à défaire ce qu'elle tisse. Chez Derrida,
aucun fondement n'est solide, aucun seuil n'est indivisible. D'ailleurs le mot
seuil lui-même est suspect : il marque une fin ou un commencement, on
l'imagine comme une ligne qu'on pourrait franchir d'un pas, en un instant
ponctuel. Mais supposer cela, c'est séjourner quelque part, dans la sécurité
d'un lieu clos (une famille, une ville, une nation), dans une architecture stable
ou au-dessus de la solidité d'un sol. En privilégiant les limitrophies par
rapport aux limites, la déconstruction délégitime toute assurance d'un seuil.
2.2.2.3 Arrêter l'inarrêtable
Je vais maintenant introduire une autre formule, dérivée de plusieurs
passages de La vérité en peinture2, mais jamais explicitée comme telle de
manière aussi nette : Pour qu'il y ait œuvre, il faut de la différance, il faut un
arrêt, et il faut aussi que la différance soit impossible à arrêter. La question de
l'œuvre peut être présentée à partir de cette triple contrainte, ce triple bind3.
1
voir ci-après §3.4.
2
Autour des pages 93, 325, 388.
3
Serge Trottein affirme, à propos de La vérité en peinture, que « Aucun autre livre de Derrida ne
Pour situer ce qu'est une œuvre pour Jacques Derrida, on peut s'appuyer
sur une remarque de Francis Ponge. Ponge exprime le dégoût que suscitent
chez lui les professeurs, philosophes et autres "grrrands métaphysicoliciens"3
qui veulent expliquer les textes, les rattacher à des systèmes de concepts qui
ne s'arrêtent nulle part et que personne ne signe. Pourquoi sont-ils
dégoûtants? Parce qu'ils ne savent pas faire court. Ils ne savent pas s'arrêter
e t signer. Quand on parle par concepts et généralités, on ne prend pas le
risque de parler en son nom propre, dans son idiome singulier. Ce qu'on écrit
n'est pas unique, irremplaçable : ce n'est pas une œuvre.
Dès lors qu'elle est signée, datée, une œuvre est délimitée, transformée en
sépulture. Ce moment où elle se fixe est un événement, un drame qui, comme
démontre mieux, ne met plus concrètement en œuvre la déconstruction » (Pour une esthétique des
parerga : lire Derrida avec Kant (dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit. p241). Peut-être cette
affirmation est-elle abusive pour la déconstruction en général. Mais pour ce qui concerne l'articulation
d'un rapport entre œuvre et déconstruction, on ne peut que partager son avis.
1
L'interprétation de la chose par la matière et la forme est « une insulte à l'être-chose des choses »
dit Heidegger, une attaque, une agression, une embuscade, Überfall (L'origine de l'œuvre d'art, in
Chemins qui ne mènent nulle part , p29). En quoi est-ce une insulte? Selon Heidegger, en repoussant son
être.
2
Sur le subjectile, voir ci-après §3.5.3.
3
Francis Ponge, Proêmes, Tome Premier p220. Passage mentionné par Derrida dans Signéponge.
1. Pour faire œuvre, il faut être maladroit. Artaud tire fierté de cette
maladresse qui opère comme un coup, un mauvais coup, une sorte de
malfaçon qui tombe sur celui auquel il s'adresse, qui l'apostrophe, qui s'y
attaque. Recevant ce coup, le voyant, le lisant, le spectateur doit se sentir
touché par le message ou l'insulte. Se voulant délivré de toute réserve, Artaud
assigne à l'autre la même délivrance. Avec ses dessins, il s'introduit par l'oeil
au-dedans de son corps, veut changer son organe, le priver de sa position
objectivante, le forcer à abandonner sa place de voyeur contemplatif. Il faut
pour cela aller vite, procéder avec hâte, éviter la finition, revendiquer la
maladresse, récuser tous genres, tous supports, substances ou surfaces
stables.
2. Mais cette dissonance jetée sur l'autre, il faut aussi la garder. Artaud
veut détruire l'art, mais il tient aussi à garder la trace de cette destruction. A
l'instant même où il porte un coup sur l'art, il garde l'archive de ce coup. Au
moment où il répand le chaos, il le relève. Tout en hurlant la dissonance, il la
sauve dans une consonance. Tout en affirmant que son art est sans œuvre1
(pure existence, chair, vie, théatre, cruauté), qu'il est sans langage2 (les mots
sont chantés, criés, soufflés), sans trace, sans différence, il les institue.
C'est ainsi que le théatre de la cruauté, cet acte vivant, vocal, peut se
tranformer en dessin et finir, comme toute œuvre qui se respecte, au musée.
Ce qui est bien fait, c'est que le retentissement de ce coup restera visible,
il en restera quelque chose, l'œuvre, et en même temps une certaine gloire
(l'art, la philosophie, qui sont tous deux crevés par Artaud et Derrida, mais où
ils s'inscrivent).
2.2.3 Parerga
2.2.3.1 Limites de l'œuvre.
Derrida emprunte le mot "parergon" à Kant dans la Critique de la Faculté
de Juger (§14). C'est lui (Derrida) qui décide d'en faire la contrepartie de son
concept d'œuvre, par une sorte de coup de force qui transforme aussi le texte
de Kant1. Pour Kant, les parerga sont des ornements, des parures extérieures
et préjudiciables à la belle forme. Derrida rapproche ce mot, parergon, du mot
grec qui peut être traduit par œuvre (ergon)2. Il fait du parergon un hors
d'œuvre, un élément qui se tient au bord de l'œuvre, à côté, un accessoire, un
reste, quelque chose d'insolite. Le discours philosophique se méfie de ces
parures qui écartent du sujet principal. Bien qu'il ne soit pas complètement
étranger à l'œuvre, le parergon derridien est à la limite, en marge. Il
fonctionne comme un cadre, un quadrillage, une sorte de garde-fou (un peu
comme la grâce, les miracles ou les mystères de la religion protègent, selon
Kant, du fanatisme, de la superstition et de l'illuminisme). Il peut aussi
déchoir quand, pure matière sensible, il n'apporte rien à la "forme", pour
employer ce mot qui s'inscrit dans l'histoire de l'art, mais dont la thématique
du parergon conduit à s'éloigner.
1
Sur ce point, peut-être technique ou académique mais qui “illustre“ le rapport singulier que
Derrida entretient avec ses prédécesseurs philosophes, je dois citer encore Serge Trottein :
« Malheureusement, cette définition du parergon n'est pas celle de Kant : du moins serait-il difficile de
la trouver, ou de l'en déduire, du texte en question. Derrida lui-même n'a pu l'élaborer qu'à l'aide d'un
autre texte, de Kant certes, mais tiré de La religion dans les limites de la simple raison , et son importation
dans la troisième Critique est loin d'aller de soi. Où dans la troisième Critique Kant affirme-t-il que
l'œuvre d'art appelle le supplément parergonal au-dedans du dedans pour le constituer comme dedans ?
Il semble que ce soit au contraire Derrida qui introduise pour ainsi dire ou qui révèle à l'intérieur de
l'œuvre ce manque ou cet appel pour justifier la nécessité en général du cadre pour l'œuvre. Ou plutôt
qui introduise l'œuvre à côté du parergon ou du cadre. Non que l'œuvre n'ait nul besoin en elle-même
de son parergon, ni qu'elle soit originellement pleine et ne contienne ce manque dont Derrida montre
indéniablement combien il lui est essentiel. Mais en réalité il n'est pas du tout question d'œuvre dans le
texte de Kant » (Pour une esthétique des parerga : Lire Derrida avec Kant, dans Derrida et la question
de l'art, 2011, op. cit., p253). Il s'agirait donc, pour Derrida, d'élaborer un concept de l'œuvre ( ergon)
à partir d'une réécriture ou d'une réinvention du discours de Kant sur la base d'un concept (parergon)
qui ne se rencontre pas comme tel chez Kant.
2
Jacques Derrida, La vérité en peinture, op. cit. p92
Moins l'on est sûr que tel ou tel objet soit une œuvre, plus l'on fabrique de
parerga. Plus grand sera le nombre d'autorités certificatrices, et plus
l'assurance que cette chose-là possède un statut particulier sera acquise. On
s'efforce de fixer des limites, qu'on sait mouvantes et instables mais qui
valent mieux que rien, pour garantir ce résultat. Mais un double mouvement
perturbe l'ordonnancement des cadres, légitimé par des siècles et des siècles
d'érudition savante : (1) l'œuvre génère, en chaque temps et en chaque lieu,
pour chaque lecteur, chaque exposition, chaque contexte, voire chaque
contresignature, de nouveaux parerga, (2) si elle est une œuvre et tant qu'elle
l'est, et justement parce qu'elle est une œuvre, elle contribue à détruire et
défaire tous les cadres qui s'organisent autour d'elle1.
2.2.3.2 Le titre, une auto-habilitation paradoxale.
Le titre est un nom propre2. C'est lui qui parle, qui commande le texte en
élevant la voix. ll s'autodéfinit : Je suis le titre. C'est un événement, un coup de
force3, une performance qui garantit l'identité de l'œuvre titrée, lui donne une
légitimité. En l'inscrivant dans une loi, une hiérarchie, un principe, il la
transforme en institution, en archive4. Voici une œuvre qui promet le sens et le
vrai. Ce titre-là ayant été choisi sur la base d'un privilège légitime5, protégé
1
Ibid, p91.
2
Jacques Derrida, Préjugés, devant la loi, op. cit. pp105-6.
3
Ibid pp118-119
4
Jacques Derrida, Mal d'archive, op. cit. p66
5
Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, op. cit. p11
- Le titre est-il un vrai titre, ou lui-même un faux titre? Si ce titre est aussi
1
Ibid pp15-16
2
Nicholas Royle cite, en français, un essai de Jacques Derrida qui n'a jusqu'à présent (mars 2016)
été publié qu'en traduction anglaise, en 1995, The Time is Out of Joint « Ce qui est donc en jeu, c'est ce
« geste peut-être traditionnel de la déconstruction » qui consiste, selon Derrida, à « interroger, pour les
remettre en jeu, les titres en général : le titre du titre, la justification et l'autorité du titre. Et à le faire en
marquant une multiréférentialité, c'est-à-dire, pardonnez-moi ce mot-valise, une différéférantialité du
titre ainsi suspendu. La référence du titre, la chose à laquelle il se rapporte, la chose en jeu devient à la
fois multiple, différente et différée ». (Nicholas Royle, Pas maintenant, dans Derrida, Cahier de l'Herne
2004, op. cit., p405).
3
Jacques Derrida a procédé à un double rapt du texte de Baudelaire intitulé "La fausse monnaie" (il
s'agit du "petit poème en prose" numéroté XXVIII dans l'édition de la Pléiade du Spleen de Paris). D'une
part, le texte se trouve reproduit intégralement deux fois dans Donner le temps : une fois à l'intérieur du
livre, pp48-50, et une autre fois sous forme de dépliant ou d'appendice - c'est-à-dire d'élément
supplémentaire - à la fin du livre, p220. D'autre part, son titre est repris une fois comme sous-titre
global du livre : 1. La fausse monnaie (il n'y aura jamais de numéro 2) et à nouveau deux fois comme
titre des chapitres 3 et 4 de ce même livre. Ainsi, d'un côté, le texte baudelairien devient-il une partie
(une pièce) du texte derridien; et d'un autre côté, le texte derridien se subordonne-t-il au titre
baudelairien, qui l'englobe. Cette sorte de double mise en abyme met en acte la théorie derridienne du
titre - et aussi celle du don : Baudelaire aurait, sans le savoir et sans contrepartie, fait don à Derrida de
son texte et de son titre.
Tout titre est pris dans une structure parergonale. Il contribue à produire
l'œuvre (c'est sa performance1, son performatif ), il la délimite, il la montre. Sa
place est paradoxale. D'une part, il est soumis à la loi générale selon laquelle
Il n'y a pas de hors-texte, mais d'autre part il est en surplomb, dans une
certaine hétérogénéité par rapport au texte. Par sa façon de disséminer le
texte en le bordant2, on peut le comparer à une préface. Sa loi surplombante
s'impose, mais elle peut être évitée, contournée, comme le fait Mallarmé
quand il laisse un blanc, un vide, un silence autour duquel le texte peut se
déployer - comme un hymen3.
Kafka est mort en 1924, et Le Procès n'a été publié qu'à titre posthume. Le
récit Devant la loi s'y trouve au neuvième chapitre1 sous forme de parabole
racontée par l'abbé, à un moment où l'on sait déjà que toutes les procédures
dirigées contre K. sont autant de portes infranchissables. Pourquoi cette
différence de positionnement, avec ou sans titre, est-elle si importante dans la
lecture qu'en fait Derrida? Considérons la question sous l'angle qu'il propose
lui-même, celui du "faire œuvre". La parabole "Devant la loi", dont la longueur
ne dépasse pas une page, fait œuvre comme telle, et cette même parabole,
dans le livre Le Procès qui fait plus de 200 pages dans l'édition de la la
Pléiade, fait œuvre aussi, mais une œuvre tout autre [au masculin]. Ces deux
œuvres indépendantes ne diffèrent ni par la forme, ni par le contenu. Elles
appartiennent toutes deux à la littérature, avec comme seule différence les
mouvements de cadrage et de référentialité. Chacun de ces textes fait sa
propre loi et comparait devant un autre texte auquel il se réfère, mais pas de
la même façon. Il perturbe autrement la référence, il renvoie autrement aux
bords intérieurs et extérieurs de la littérature.
"Car si Le Procès met en abyme, d'avance, tout ce que vous venez d'entendre, il est
possible que Devant la loi le fasse aussi dans une ellipse plus puissante où s'engouffrerait à
son tour Le Procès, et nous avec. La chronologie importe peu ici, même si, comme on sait,
c'est seulement Devant la loi que Kafka aura publié, sous ce titre, de son vivant. La possibilité
structurale de ce contre-abîme est ouverte au défi de cet ordre" (Préjugés, devant la loi, op.
cit. p135).
Mais d'un autre côté, l'œuvre fait loi, elle fait sa propre loi. En inventant un
jeu avec le titre, les signatures, les bordures et les autres corpus, elle déborde
aussi ce système. Les frontières du champ auquel elle appartient sont
poreuses. Son identité n'est jamais assurée. En se tenant devant la loi, elle la
répète certes, mais elle la détourne aussi, la contourne. A la fois législatrice et
hors-la-loi, elle joue sur l'équivoque, sur la subversion performative. Ce qui
fait événement et révélation en elle, c'est l'ébranlement de la loi, de toute loi :
la loi conventionnelle comme la sienne propre. L'œuvre est ainsi plus qu'elle-
même. Elle n'appartient à la littérature (ou à la poésie, la philosophie) que si
elle transforme ce champ.
Heidegger a repéré que, dans les Vieux souliers aux lacets de Van Gogh, la
1
Selon Marc Crépon dans La Vocation de l'écriture (p67), pour percer le secret du fondement de la
loi, il faudrait pouvoir dire, à la fois, sa généralité et la singularité de celui qui s'y rapporte. Or cela ne
serait possible que par le biais d'un récit. Par rapport à cette interprétation, nous ajoutons : Peut-il cela
ne serait-il possible que par le biais d'une œuvre – un concept plus large que celui du récit, littéraire ou
philosophique. Nous reprenons cette problématique ci-après, à propos du rapport entre singularité et
généralité, dans le §4.2.5.
2
Thierry de Duve, Au nom de l'art, pour une archéologie de la modernité (Paris, Ed de Minuit, 1989),
Pour ce qui concerne l'œuvre qu'il a signée de son nom, Jacques Derrida
semble avoir appliqué à la lettre ces conseils. Il a tout fait pour qu'aucun
cadre, aucune analyse, aucune résumé ou raccourci, n'ait déjà par avance été
vidé de sa fonction parergonale. En multipliant les bords de son œuvre par le
style, la typographie, la prolifération non seulement des textes mais aussi des
p107
1
Heidegger, L'origine de l'œuvre d'art, in Chemins qui ne mènent nulle part (Ed Gallimard, p36)
Sur la problématique du contour chez Van Gogh, on pourra se reporter à Van Gogh, Le soleil en face ,
2
1. L’œuvre dite d’art se rattache à des systèmes, des genres, des styles que
les experts ou les savants peuvent classer selon des grandes catégories
correspondant à des champs, des styles, des lieux, des concepts (par exemple
l'« esthétique »1) ou des époques déterminés --- tandis que l’œuvre fait
irruption, elle est imprévisible, incalculable, c’est un événement que
n’annonce aucun horizon d’attente. L'œuvre survient, elle fraye une voie, elle
fait effraction2. La différance en elle est inarrêtable3.
2. L’œuvre dite d’art se présente sur un support stable et identifié, elle est
mise en ordre, entreposée et/ou exhibée en un lieu reconnu et légitime (le
musée, la galerie, la demeure du collectionneur), elle est inscrite dans de
multiples parerga (le titre, le cadre, la légende, le commentaire, la préface, la
signature, etc…) --- tandis que l’œuvre est inséparable d’un «subjectile» lui-
même en mouvement (comme la feuille brûlée d'Artaud), on ne peut jamais
arrêter sa marche, elle est coupée de son référent d’origine.
3. L’œuvre dite d’art est inséparable d’un accès aux archives, d'une
mémoire, de la documentation et du savoir qui l’accompagne --- tandis que ce
qui nous éblouit dans l’œuvre est une obscurité, un non-savoir, une énigme,
un secret.
5. L’œuvre dite d’art reflète la «vérité» de son époque, elle repose sur la
sécurité d’une parole investie d’autorité et de crédibilité, elle commente le
monde --- tandis que l’œuvre a été abandonnée, laissée sans destinataire, elle
n’a plus aucun rapport avec l’intention de son auteur, elle est orpheline.
7. L’œuvre dite d’art est indivisible, suffisante, autonome --- tandis que
l’œuvre se rapporte à une date unique, indéchiffrable comme telle, elle peut
être analysée, décomposée, divisée, suppléée.
Bien sûr cette opposition conceptuelle entre œuvre et art laisse ouvertes
des possibilités infinies de coexistence et de compromis. Entre œuvre et art, il
y a rencontre. Certaines œuvres ignorent le champ de l'art et tout ce qui va
avec (la culture, l'institution, le marché); pour d'autres, la rencontre arrive
dans des lieux spécialisés : le musée, la galerie, la collection (déjà cités), ou
encore le livre d'art, le magazine, le site Internet où les œuvres sont
reproduites. Pour d'autres encore, la rencontre se fait dans la langue. L'œuvre
au sens strict peut "faire sens" pour quelqu'un qui se définit comme un
amateur d'art ou un spécialiste. Elle peut trouver sa place dans la culture, les
médias, le commentaire critique ou la pensée théorique.
Aujourd'hui, les lieux où les œuvres d'art sont exposées sont en général
blancs et nus, aussi abstraits que possible, aussi réduits que possible à la
fonction de simples supports. Cette abstraction ouvre la possibilité du
déploiement, dans la présentation des œuvres, de l'archi-œuvre - qui n'est pas
un objet, mais un écart, un mouvement. Il faut faire en sorte que, chaque fois,
ce soit un événement - bien que le "il faut", par sa généralité, contredise déjà
l'assertion. Des objets disparates, abandonnés, se détachent de l'utilité qui
caractérise l'objet mondain. Ils exhibent leur inutilité, leur désœuvrement, et
viennent ainsi à l'existence [muséale]. Qu'ils soient désignés comme "œuvre"
favorise les conditions singulières d'apparition de l'"archi-œuvre" : quand
l'œuvre, gardée par ce lieu d'accueil et d'accumulation, vient aussi, en outre,
1
Même les performances les plus éphémères sont aujourd'hui classées, codifiées, appropriées,
placées sous la protection du « droit d'auteur ».
2
Une œuvre autrefois cultuelle devient kitsch; un objet banal se transforme en readymade et prend
une valeur mystique ou sacrée. Cette mobilité, qui vaut déjà pour les œuvres les plus anciennes, vaut
Tout objet montré dans une institution spécialisée comparaît devant la loi4
: sa présence dans ce lieu prouve qu'il est une œuvre d'art, et réciproquement
la présence de l'œuvre d'art prouve que le lieu réservé à cette pratique peut
être classé dans une catégorie distincte, patrimoniale, nationale ou
commerciale, qui appartient au champ de la "culture". La singularité de ce
lieu, dont l'identité n'est jamais assurée, c'est qu'en lui la mise en ordre est
indissociable d'un retrait du sens.
encore plus aujourd'hui, avec la diversification presque sans limite des formes de l'œuvre.
1
« Par-dessus le marché » est le sous-titre de « + R », l'un des textes publiés dans le recueil La Vérité
en peinture, op. cit.
2
Jacques Derrida, Artaud le Moma, op. cit. p32
3
Jacques Derrida, La vérité en peinture, op. cit. p390
4
Jacques Derrida, Préjugés, devant la loi, op. cit. p133
Pour qu'un objet soit beau, il faut donc à la fois, selon Kant :
- que nous n'ayons pas accès, par un savoir déterminé, à cette finalité.
Nous percevons cet objet comme ayant une finalité sans fin.
Derrida isole le "sans" du sans-fin. Pour qu'il y ait beauté, il faut que
manque un certain savoir, que nous ignorons, mais qui a laissé une trace dans
l'objet. Cette trace se laisse voir au bord de l'objet (ni à l'extérieur, ni à
l'intérieur, comme un cadre, un parergon). Nous le voyons, cet objet, du point
de vue du non-savoir qui organise le champ de la beauté. Nous percevons que
l'objet est harmonieux, complet, qu'il ne lui manque rien et pourtant il
évoque un manque. On accède à cela par l'expérience : il y a du beau. Bien que
nous n'en ayions aucune connaissance positive, nous pouvons partager ce
sentiment. C'est la thématique du jugement de goût, qui est à la fois purement
subjectif et universel. A propos de la belle tulipe de Kant, Derrida écrit : On
1
L'exemple de la tulipe se trouve à la fin du §17 de la Critique de la Faculté de Juger . A propos du §14
de cette Critique, où se trouve l'exemple du parergon, Jérôme de Gramont écrit : « Ce n'est pas la plus
mauvaise manière de lire cet ouvrage que de l'ouvrir en son §14 : Eclaircissement sur des exemples ».
(Par quelle offrande sans nom ? Derrida, Kant et la phénoménologie du tableau, ibid p262).
2
Jacques Derrida, Economimesis, dans l'ouvrage collectif Mimésis des articulations, avec Sylviane
Agacinski, Sarah Kofman, Ph. Lacoue-Labarthe, J-L Nancy, Bernard Pautrat (Paris, Aubier–Flammarion,
coll. « La philosophie en effet », 1975), p64
3
Jacques Derrida, La vérité en peinture, op. cit., p81
4
Economimesis, op. cit. p67
Toutes les formes, y compris la forme humaine3, y compris donc les formes
classées par Kant dans la beauté adhérente, contiennent quelque manque ou
insuffisance qui peuvent stimuler l'imagination4. Même si cet objet avait un
sens, une finalité, celle-ci serait pour le regardeur définitivement et
irréductiblement inaccessible. Tout ce qu'on peut en dire est : voilà, c'est
beau. L'h o m m e , s e u l ê t r e a p t e à s e fixe r s e s p r o p r e s fin s , e s t
fondamentalement du côté du jugement, de la bonne forme, ce qui devrait le
rendre étranger au sens de la beauté pure; et pourtant il est, aussi, bouche
bée devant la beauté libre. Cette tension interne au jugement esthétique est la
grosse Schwierigkeit5 (la grande difficulté) à laquelle aboutit la théorie
kantienne du beau. Car le plaisir désintéressé est purement subjectif, il n'est
pas un plaire, mais un "se-plaire-à". Un tel plaisir se livre dans la pureté de
son essence. Il ne dépend plus d'aucune empiricité. Il neutralise, met à mort
ou en crypte tout ce qui existe en tant qu'il existe6. Il ne désigne rien de
l'objet. Dans ce jugement subjectif, le sujet est, lui aussi, inexistant, mis à part
le jugement qu'il émet : "ceci est beau". Je n'ai de complaisance ni pour moi-
même, ni pour l'objet se dit-il. Je-me-plais-à, à quoi? à me plaire. Comme le dit
Derrida : Je-me-plais-à-me-plaire-à7. C'est une auto-affection dans laquelle
l'affect s'affecte lui-même de lui-même8.
Le tour de force du beau est qu'il sort de son dedans. Si je dis "elle est
1
Derrida, La vérité en peinture, op. cit. p103.
2
Ibid, p102
3
Ibid p128
4
Ibid, pp132-4
5
Ibid, p56
6
Selon David Farrell Krell, Derrida ne conteste pas Kant, pas plus que d'autres auteurs comme
Nietzsche ou Baudelaire, mais il ajoute autre chose : pour qu'un objet nous paraisse beau dans sa pure
présence, il faut qu'il soit déjà perdu, inexistant. « Derrida suggests that a stunningly beautiful object or
person, in its purest and most radiant presence to us, shining within the aura of being itself, is actually
lost to us and is at some terrible remove, always already in an awful inexistence. We find something
beautiful precisely as we mourn its loss » (The Purest of Bastards, Works of Mourning, Art, and
Affirmation in the Thought of Jacques Derrida , The Pennsylvania State University Press, 2000) . Nous
trouvons beau ce dont nous déplorons la perte. La plénitude du beau est liée à un vide, à la perte d'un
sol au coeur de l'être. Ce qui est beau est toujours en ruine, en route vers la ruine - ruiné ou ruineux. Au
moment où nous le regardons, il se retire. La plus grande présence de l'objet beau (par exemple une
statue) tient à son défaut, à son retrait, à sa chute dans une absence irrémédiable.
7
« En vérité, dans le Wohlgefallen, je me plais, mais sans complaisance, je ne m'intéresse pas, surtout
pas à moi en tant que j'existe, je-me-plais-à. Non pas à quelque chose qui existe, non pas à faire quoi
que ce soit. Je-me-plais-à-me-plaire-à – ce qui est beau. En tant qu'il n'existe pas. Comme cet affect du
se-plaire-à reste de part en part subjectif, on pourrait parler ici d'une auto-affection. (…) Et pourtant le
se-plaire-à, le à du se-plaire indique aussi que cette auto-affection sort immédiatement de son dedans :
c'est une hétéro-affection pure » (Derrida, La vérité en peinture, op. cit. p55).
8
Sur le rapport de l'auto-affection à l'œuvre, cf ci-après §3.5.2.
Car, selon Kant, qu'est-ce qui est beau? Un objet qui a la forme de la
finalité, mais sans représentation d'une fin. Qu'est-ce que ça veut dire? Que
l'objet beau est construit sur une certaine finalité, mais que nous ne la voyons
pas (cette finalité), car elle n'est pas représentée comme telle. La fin qui
oriente notre vue manque à la vision. Sans finalité, pas de beauté, mais il faut
que cette origine de la beauté soit manquante. On se situe "a priori" dans un
cadre où il manque quelque chose, et cela affecte notre conception du beau3.
Tous les discours philosophiques sur l'art, "de Platon à Hegel, Husserl et
Heidegger" présupposent une limite entre le dedans et le dehors de l'objet
d'art. Mais cette limite est parfois difficile à tracer. D'ailleurs Kant, voulant
donner des exemples d'ornements4, cite le vêtement sur un corps, ou une
colonne sur un temple. Pourquoi précisément ces deux exemples, plutôt
qu'un autre élément artificiel? demande Derrida . Parce que sans eux :
"le manque au-dedans de l'œuvre apparaîtrait; ou ce qui revient au même pour un
manque, n'apparaîtrait pas. Ce qui les constitue en parerga, ce n'est pas simplement leur
1
Economimesis, op. cit. p83-84
2
La vérité en peinture, op. cit., p50
3
ibid p99.
4
Conclusion de l'Analytique du beau, §14.
S'interroger sur ce qui est irréductible dans l'œuvre (dans toute œuvre, pas
seulement celle des deux auteurs cités), c'est s'interroger sur une
"contradiction performative", inouïe, impliquée nécessairement. L'œuvre est
performative car elle produit un effet, elle "fait" quelque chose; et la pensée
de l'œuvre est inouïe car il faut conjoindre deux éléments hétérogènes,
l'événement, de l'ordre de la vie, et la répétition machinique, de l'ordre de la
mort. Cette conjonction ne peut se faire qu'en un lieu aporétique,
impossible : celui de l'œuvre.
Derrida, qui s'exprime en janvier 2001, fait allusion aux séminaires des
années 1997-1999, Le parjure et le pardon2, puis 1999-2001, La peine de
mort3. Produire une œuvre, c'est s'excuser, c'est demander pardon. Mais, pour
l'auteur, ce pardon ne peut jamais être obtenu, puisque l'œuvre se détache de
lui. En dépît de ce qu'on peut supposer de ses intentions, conscientes ou
1
Dans Papier machine, op. cit.
2
Séminaire non encore publié.
3
Le volume I de ce séminaire a été publié aux éditions Galilée en 2012.
Il est à noter que le passage cité vient quelques lignes après une autre
confession, de Derrida lui-même :
"Ne renoncer ni à l'événement ni à la machine, ne secondariser ni l'un ni l'autre, ne jamais
réduire l'un à l'autre, voilà peut-être un souci de penser qui tient en travail un certain
nombre d'entre "nous" depuis quelques décennies. Mais qui, nous? Qui serait ce "nous" dont
j'ose imprudemment parler? Peut-être désigne-t-il au fond, et d'abord, ceux qui se trouvent
dans ce lieu improbable où se savent déjà occupés, préoccupés, dans l'habitat inhabitable de
ce monstre" (Papier machine, op. cit. p37).
Alors que Saint Augustin demandait pardon pour les fautes qu'il avouait,
Rousseau ne demande rien. Il s'excuse lui-même, clame son innocence. De
Confessions (Augustin) à Confessions (Rousseau), l'aveu se déchristianise. Quoi
qu'il arrive, Jean-Jacques aura été excusé2, on saura qu'il a souffert et expié en
martyr innocent.
1
Lévinas, Lévi-Strauss, Foucault, Deleuze, Barthes, Althusser, et bien sûr, entre autres, Derrida lui-
Il ne s'agit pas ici d'une vérité "objective" de type constatif, cognitif, d'un
genre de vérité qu'on puisse connaître, mais d'un autre appel, un appel
encore plus pressant et puissant. Rousseau se déclare unique, exemplaire.
"J'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas
mieux, au moins je suis autre" écrit-il au début des Confessions. Il s'engage au
futur, envers le futur. "Je viendrai ce livre à la main me présenter devant le
souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce
que je fus", et il engage les autres avec lui "Je veux montrer à mes semblables
un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme ce sera moi". Il est
seul, sans précédent, sans imitateur. Il appelle les autres au partage.
Chaque fois que je m'adresse à l'autre, je lui demande d'être cru sur parole.
Je sollicite sa confiance, sa foi. Mais même si je suis de bonne foi, je ne peux ni
supprimer la possibilité du mensonge, ni démontrer ou apporter la preuve
définitive que je ne mens pas. Mon expérience propre, mon "quant à moi", est
aussi inaccessible à l'autre que son expérience, son "quant à moi" à lui, m'est
inaccessible. Chaque ego étant absolument singulier et solitaire, l'adresse à
l'autre est marquée par une incertitude, une équivoque indépassable.
Tout langage, toute action est envahie à la source par cette équivoque, qui
nous conduit à nous excuser toujours, à demander pardon. Chaque fois que
nous parlons sur le mode du "moi je dis" ou "moi je crois" ou "Je dis la vérité"1,
nous nous exposons au parjure. Puis-je demander à l'autre de me croire sur
parole si je sais moi-même que je peux mentir? Puis-je prendre l'autre à témoin
si je ne suis pas sûr de croire moi-même à ce que je dis, si moi-même je suis
ébranlé par la menace du faux témoignage? Puis-je prier d'être cru sur parole
alors que je soupçonne ma parole d'être invérifiable?
2.5.3.3 Le danger du « sans œuvre ».
Pour se confesser, il faut plus qu'une opération performative, il faut une
œuvre.
"Nous cherchons ainsi à progresser dans cette recherche au sujet de ce qui, dans le
pardon, l'excuse ou le parjure, se passe, se fait, advient, arrive et donc de ce qui, comme
événement, requiert non seulement une opération, un acte, une performance, une praxis,
mais une œuvre, c'est-à-dire à la fois le résultat et la trace laissée d'une opération supposée,
une œuvre qui survit à son opération et à son opérateur supposés. Lui survivant, étant
destinée à cette sur-vie, à cet excès sur la vie présente, l'œuvre comme trace implique dès le
départ la structure de cette sur-vie, c'est-à-dire ce qui coupe l'œuvre de l'opération" ( Papier
machine, op. cit. p111) (Les italiques sont de Jacques Derrida).
Pour que survive une excuse au sens de la sur-vie (une vie toujours en
plus, supplémentaire), il faut la réitérer, il faut redire à tout moment, "Je
pardonne", ou "Je m'excuse", comme si c'était la première fois.
Alors même qu'il avoue un crime abyssal (le vol du ruban) aux effets
maléfiques incalculables pour la jeune Marion, le pire des crimes, Rousseau
proclame son absolue sincérité, la pureté de ses intentions, l'absence de toute
intention de nuire, la certitude de son innocence absolue. Elle sera reconnue
tôt ou tard, pense-t-il, grâce à ses Confessions écrites, son œuvre. Cette
contradiction, c'est précisément celle de l'œuvre. Faite pour mettre fin à la
culpabilité, elle ne cesse, au-delà du dernier mot d'excuse, de la relancer; faite
pour mettre un point d'arrêt à une dette, elle lui redonne une nouvelle vie,
une sur-vie. La grâce y coexiste avec la machinerie.
Tout part du Oui originaire3, ce lien fiduciaire qui doit s'instaurer pour
qu'une quelconque fiabilité ou confiance en l'autre puisse s'instituer. C'est ce
Oui qui débouche sur une alliance entre deux éléments si différents (ou
différants) l'un de l'autre, si hétérogènes, que leur rencontre en un même
monde est aporétique dès le départ, discordante. Chaque fois qu'on traduit
d'une langue à l'autre, ou bien chaque fois qu'on tend à restituer une vérité,
ou bien chaque fois qu'une œuvrance, quelle qu'elle soit, est mise en
mouvement, c'est cette alliance, ce contrat absolu, "quasi-transcendantal", qui
est mis en jeu. Chaque fois elle s'inscrit en un lieu exceptionnel, unique, qui
garde, en secret, une mémoire. Par elle se noue le lien entre la parole et
l'être4. Dans le discours ou dans les arts, dans la littérature ou dans la
peinture5, c'est elle qui est invoquée.
Une fois chiffrée, scellée, l'alliance revient sur elle-même dans une
les couchant sur le papier, en s'auto-justifiant, en les réécrivant, on ne les efface pas - au contraire - on
les répète, on en renouvelle l'effet, on les fait survivre, y compris après sa disparition, au-delà de la
mort. L'aveu ne supprime pas la faute, il en ajoute une nouvelle, celle de l'avoir écrite, de l'avoir mise en
œuvre publiquement.
1
Reprise de la thématique heideggerienne de L'origine de l'œuvre d'art. Cf, en traduction française,
Chemins qui ne mènent nulle part, Ed Gallimard, 1962, p16.
2
Dans cette page 258, Jacques Derrida utilise plusieurs fois le mot "social". Il parle d'"espace social",
de "socialité originaire", de "socius organisé". Ce qui se met en place avant toute loi déterminée (toute
société, toute communauté), c'est la loi en général (la socialité originaire), l'essence de la loi, qui est un
rapport à l'autre "hétéronomique", "dissymétrique". L'autre est autre, "tout autre", infiniment autre, il
est incomparable avec celui qui parle en son nom propre. Il n'apparaît pas dans l'expérience immédiate.
Pour que cette expérience puisse avoir lieu, il faut qu'il soit apparu comme tel, et qu'une alliance soit
scellée avec cet autre absolument hétéronomique, et malgré cette hétéronomie.
3
Cf ci-dessus §2.1.2.
4
A propos de la parole d'Anaximandre, L'être / parle / partout et toujours / à travers / toute / langue ,
cf Marges de la philosophie, op. cit. p29.
5
La vérité en peinture, op. cit. pp398-401
2007), pp58-9
8
Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et figuration (Paris, Flammarion, 1995) p104
9
Jacques Derrida, "Fors", Préface au Verbier de l'Homme aux Loups d'Abraham et Torok, (Paris,
Aubier-Flammarion, 1976), p66
Sur le chemin de Damas, Saint Paul est d'abord ébloui par une lumière. Il
tombe par terre, et alors il entend une voix - mais sans voir personne5. Il
restera aveugle pendant trois jours, comme si la privation de vue était le prix
à payer pour aller au-delà, entrer dans un jeu d'altérités et de substitutions6.
Pendant la conversion, le regard est suspendu. Autour de cette tache aveugle
1
Heidegger, L'origine de l'œuvre d'art, op. cit. pp73-74
2
La vérité en peinture, op. cit. p402
3
Ibid, p404.
4
Pour une analyse plus détaillée de ce tableau, voir ci-après le §3.1.5, Apocalypse.
5
L'événement n'est pas accidentel, il vient de lui tout en étant extérieur, c'est une auto-hétéro-
affection. Cf ci-après §3.5.
6
Ce que Derrida appelle l'hypothèse de la vue.
La « loi de l'image » tend à faire violence à la parole. Cette loi, qui énonce
q u e l'iconique a autorité sur le verbal3 fixe en elle les possibilités
d'espacement ou de différenciation (de différance). L'œuvrant ne peut faire
œuvre que s'il parvient à préserver l'espacement, à garder à l'image sa réserve
discursive. Il faut pour cela que le mot fonctionne comme une image. C'est ce
que Derrida soutient à propos de son propre rôle dans le film de Safaa Fathy,
D'ailleurs Derrida :
"Quand on ne comprend pas tout d'un langage, ce qui arrive tout le temps, même quand
on est très intelligent et très cultivé, on ne comprend jamais tout, ça veut dire que le mot
fonctionne comme une image. Il garde sa réserve discursive, sa réserve de pensée, sa réserve
théorique, philosophique, tout ce que vous voudrez, mais il est d'abord là comme une image
et c'est ça qui fait œuvre" (Trace et archive, image et art, p114).
Soutenir que, pour faire œuvre, c'est le mot qui doit se faire image - et non
pas l'inverse - c'est reconnaître à l'image une faculté singulière de mise en
mouvement. C'est admettre que la « loi de l'image » énoncée ci-dessus ne dit
pas le tout de l'icone.
2.6.3 Photographie : l'art qui donne droit à l'autre.
Jacques Derrida s'est plus intéressé à la photographie, au dessin ou à la
1
Lecture de Droit de regards de Marie-Françoise Plissart, op. cit.
2
Tourner les mots, op. cit., pp107-8
3
Trace et archive, image et art, op. cit., p103
Les photographies nous sont données dans un certain ordre qui nous
invite à imaginer un récit. Y a-t-il, en-deça de ce récit, une histoire à laquelle
je pourrais me référer, qui pourrait fonctionner comme genèse de cette suite
de photos? Pour toute image, il y a en une, mais, selon Derrida, pas pour celle-
là (c'est-à-dire pas pour l'œuvre nommée Droit de regards, de Marie-
Françoise Plissart). Cette image, telle qu'elle nous est donnée, n'a pas
d'histoire. En lisant les photos dans l'ordre, nous nous racontons un récit,
mais il n 'y a rien derrière. Ces spectres (essence de la photographie2) n'ont et
n'ont jamais eu aucune présence. La photo offerte à l'immédiateté de la vue
n'est qu'une empreinte à laquelle nous pouvons donner n'importe quel sens.
Pour que la photo se fasse œuvre, il faut donc savoir se taire2. Le roman, le
cinéma ou le théâtre sont des pratiques de parole, des arts rhétoriques, qui
sont soumis au discours, au logos. Sans doute la photographie doit-elle, elle
aussi, passer par des montages qui sont de l'ordre d'une rhétorique. Elle a sa
façon de commander les mots. Mais son essence est d'être silencieuse. Dans
Droit de regards, on trouve des photos de photos (une photo qui montre une
autre photo accrochée sur un mur). Ces mises en abyme désignent l'œuvre en
tant que telle, c'est-à-dire en tant qu'elle s'auto-affecte. Le livre dans lequel
sont présentées les photographies est une suite de séquences qu'on peut lire
dans plusieurs sens, qui peut être bougée, déplacée, inversée, sans pour
autant convoquer un sujet qui l'intégrerait dans un récit. La photographie
invite à de multiples retraits : de la lumière3, de la totalité, du sujet, de tout
discours en surplomb, et aussi des vocables eux-mêmes. Chaque mot qui
vient est appelé à se retirer, mais si nous restons dans la logique de l'œuvre,
nous ne succombons pas au désir de mots, nous respectons la loi qui nous
limite au regard. Cette tension intenable est celle de la photographie comme
telle, objet silencieux, irrémédiablement dépourvu de sens et d'explication,
irréductible au verbiage par lequel nous essayons de l'encadrer. S i Droit de
regards est une œuvre, c'est parce que cette série de photos laisse une liberté
quasiment illimitée. L'œuvre s'auto-affecte, hors-discours, hors-parole, c'est-
à-dire hors présence subjective : elle ne dépend pas du récit que nous
construisons sur elle. Elle met en mouvement un jeu dont les règles sont
sous-entendues dans l'œuvre même. La vaste demeure de Marie-Françoise
Plissart doit rester vide. Elle pense d'elle-même et ne laisse nul autre penser
à sa place4.
2.6.3.3 Des fragments, des détails, chaque fois uniques.
Jacques Derrida se méfie de tout art qui peut être soupçonné de
"magnification"5, c ' e s t - à - d i re d ' i d é a l i s a t i o n , d e s p i r i t u a l i s a t i o n , d e
généralisation. Un tel art se rapproche assez sournoisement d'une
1
« La photographie, partage de la lumière et de la nuit, du sombre et du clair, reflète toujours un
certain partage de la différence sexuelle » (Ginette Michaud, Ombres portées, quelques remarques autour
des skiagraphies de Jacques Derrida, op cit, p338).
2
Jacques Derrida, ibid, pII.
3
Citant Aletheia (photographies de Kishin Shinoyama, 1996 texte réédité en 2015 dans Penser à ne
pas voir, Editions de la Différence), Ginette Michaud écrit : « Pour Derrida, il s'agira toujours de penser
“à l'ombre de cette ombre“, comme il l'écrit si fortement dans “Aletheia“, de réfléchir, méditer plutôt, la
“[p]hotographie comme skiagraphie, écriture de la lumière comme écriture de l'ombre“ (Ombres
portées, quelques remarques autour des skiagraphies de Jacques Derrida , op cit p326).
4
Ibid pXXV
5
Le cinéma et ses fantômes, op. cit., p78
Jacques Derrida, Prégnances, Lavis de Colette Deblé . Publié en 1993 avec 7 lithographies (Ed
4
Brandes à Roubaix, 1993), réédité en 2004 (Ed. L'Atelier des Brisants), p17
La question "Qui es-tu?" peut aussi se lire "Qui est tu", c'est-à-dire "Qui est
silencieux?", quel est le secret tu, inavouable dans l'apostrophe même, à la
deuxième personne du singulier? Cette deuxième personne du singulier est
celle qui est privilégiée par Hélène Cixous dans le texte commenté3. En
racontant une partie de ses rêves, Cixous s'adresse à quelqu'un auquel elle dit
"tu". Il faut se taire. Le génie impose un silence, un secret. Il se tait, il est tu. "Il
5
Douteuse car liée à une distinction entre production et reproduction, à une structure d'origine,
voire à une position d'esthète à laquelle Benjamin reste attaché.
1
Jacques Derrida, Echographies de la télévision, op. cit., p138.
2
Jacques Derrida, Genèses, généalogies, genres et le génie, op. cit. p12
3
Hélène Cixous, Rêve je te dis (Paris, Galilée, 2003), pages 39 et suivantes.
Il n'est de secret qu'exigé par quelqu'un, Qui. S'il se présente comme Quoi,
comme un Ça, c'est par la force d'un Qui, d'un Quoi devant Qui. Un secret est
légué, hérité. Il est la conséquence d'une injonction, d'un impératif qui peut se
présenter sous une forme douce, persuasive, mais s'impose par la force, la
tyrannie d'une filiation, d'une généalogie. Il naît dans le même mouvement
que le sacré, imposé par le même souverain, dans le même contexte
dynastique.
- Dans Circonfession, ce texte étroitement lié à celui-ci par ses dates et son
caractère autobiographique, Derrida parle de cet événement qu'il appelle PF
(paralysie faciale)5. Il écrit ce récit un mois plus tard, le 23 juillet 1989. A
partir de là, dit-il, il n'est plus le même. Hanté par cette défiguration dont les
signes semblent déjà effacés, il ne reconnaît plus son visage. Il parle de
"conversion"6 allusion peut-être au "tournant" de sa production théorique. En
rapportant cette sorte de lapsus, il laisse peut-être entendre que cette
conversion pourrait elle-même avoir pour titre ces mots : "l'ouvre où ne pas
voir". Pour en venir à une autre étape de son engagement d'écriture, il fallait
en passer par le retrait du visage et son corrélat graphique, le dessin. Il fallait
que s'écrive une phrase grammaticalement illisible mais performative à sa
façon : ouvrir, par l'œuvrance, un "ne pas voir".
L'élection ne prend pas les chemins qui étaient prévus. Le voici sur la route
de Damas.
Que ces trois hypothèses (voire plus) soient assemblées en une seule,
appelée "hypothèse de la vue", montre qu'il n'est pas seulement question du
dessin, mais de la vision en général. Voir, c'était déjà dessiner; dessiner, c'est à
chaque fois rejouer, ou mettre en œuvre, la question du retrait; et œuvrer, c'est
laisser venir, aveuglément, le trait invisible.
3.1.3 La ruine
"[L'autoportrait] est comme une ruine qui ne vient pas après l'œuvre mais reste produite,
dès l'origine, par l'avènement et la structure de l'œuvre. A l'origine arrive la ruine, elle est ce
qui lui arrive d'abord, à l'origine. Sans promesse de restauration. Cette dimension de
simulacre ruineux n'a jamais menacé, au contraire, le surgissement d'une œuvre. Simplement
il faut savoir, donc il faut bien voir ça, que la fiction performative qui engage le spectateur
dans la signature de l'œuvre ne donne à voir qu'au travers de l'aveuglement qu'elle produit
comme sa vérité" (Mémoires d'aveugle, op. cit., pp68-69).
Trois fois, en deux lignes, Derrida répète "à l'origine". Pour voir l'œuvre, il
faut bien voir cet aveuglement qui la produit, et il faut bien voir que c'est un
aveuglement originel. Depuis l'origine, les yeux du dessinateur sont crevés. Il
a retiré son regard, et c'est ce retrait qui est fondateur de l'œuvre2.
L'autoportrait (voire tout portrait, tout dessin, toute œuvre) porte toujours
la morsure du temps. Est-ce vraiment un autoportrait? De qui? L'œuvre elle-
même ne donne pas la réponse. Il faut faire une hypothèse, s'appuyer sur une
parole ou sur un tiers, en appeler à la mémoire. Dès l'origine, dès l'avènement
de l'œuvre, il y aura eu ruine3. L'autre que le dessinateur propose à la vue n'a
jamais été présent. Il n'en reste que des spectres. L'opération du dessin, sa
1
Mémoires d'aveugle, op. cit., note 1 p15.
2
« Car mourir, telle avait été sa ruse pour donner au néant un corps. Au moment où tout se
détruisait, elle avait créé le plus difficile et non pas tiré quelque chose de rien, acte sans portée, mais
donné à rien, sous sa forme de rien, la forme de quelque chose. L'acte de ne pas voir avait maintenant
son œil intégral. Le silence, le vrai silence, celui qui n'est pas fait de paroles tues, de pensées possibles,
avait une voix. Son visage, d'instant en instant plus beau, édifiait son absence » (Maurice Blanchot,
Thomas l'obscur, op. cit., p102).
3
« Par la structure de l'œuvre, la ruine arrive comme origine ; mais aussi, il lui arrive, à elle,
l'origine, cet événement » Mireille Calle-Gruber, Du deuil photographique dans quelques textes de Jacques
Derrida, dans Derrida et la question de l'art, op cit p352).
- sacrificielle : il faut sacrifier ce qui vient aux yeux, ce qui est représenté,
ce qu'on voit, le mettre en mémoire2, pour substituer une figure à une autre.
Toute œuvre fait le deuil de ce qu'elle est pour autre chose. La substitution
peut être inconsciente, involontaire. Elle peut renvoyer au roman familial, à
une scène de la vie quotidienne, à un ressentiment, une vengeance, une
castration (yeux crevés ou brûlés); ou encore à une sublimation, une
intériorisation, une révélation. Dans tous les cas le dessinateur doit d'abord
abandonner ce qu'il voit (sacrifice) pour le remplacer par autre chose. Il doit
représenter l'irreprésentable selon une logique économique, qui implique
abandon, culpabilité et dette. On ne remplace pas un thème par un autre sans
perte.
Le paradoxe du sacrifice, c'est qu'il est à la fois une violence et une quête
de pureté. Pour protéger la communauté des infections et des
contaminations, pour préserver le vivant, l'indemne, le sain et le sauf, il faut
détruire ce qui pourrait les menacer. C'est une injonction, une exigence2 : tuer
pour sauver l'interdiction de tuer, prescrire le meurtre pour sauver l'intégrité
du vivant. Le bouc émissaire, comme le pharmakon grec3, est nourri par la
Cité. Par son sacrifice, c'est la pureté de la Cité qu'on croit sauver. Mais avec ce
sacrifice, la pulsion de mort travaille, en silence. Tout héritage, toute
"authenticité" commune détermine cette place du bouc émissaire : pour
survivre, il faut protéger ce qui met la survie en danger, afin de l'éliminer.
2. Une fois tracé, il faut que le trait se retire5, Derrida nomme cela l'éclipse
du trait, et le compare au battement d'un clin d'oeil6. Un trait n'est ni une
1
Sur le rapport entre l'œuvre derridienne et la circoncision, cf ci-après §4.4.2.
2
Jacques Derrida, Le cinéma et ses fantômes, op. cit., p83
3
Jacques Derrida, Lecture de « droit de regards » de Marie-Françoise Plissart, pXXXV
4
Mémoires d'aveugle, op. cit. p48.
5
Ibid p58
6
Ibid p59
Dans ce passage, le mot « faire » est répété quatre fois, dont deux avec
insistance, en italiques. Comment la vision peut-elle faire quelque chose ?
Comment peut-elle produire une œuvre ? Il faut, pour cela, un aveuglement,
une imploration. A propos du tableau que nous avons déjà commenté,
Allégorie sacrée, aussi intitulé Allégorie chrétienne1, il précise que, comme
toute peinture chrétienne, ce tableau convertit le regard2. Il transforme la
vision pour la soumettre à une loi de dissymétrie, d'expropriation, où le
regard doit respecter une distance infinie, analogue à celle qui prévaut dans
l'hymne, la louange ou la prière. L'agneau sacrifié surplombe le Christ, et le
livre de l'Apocalypse de Jean, scellé de sept sceaux, surplombe la Vierge. Dans
cette œuvre, comme dans toute œuvre sous-entend Derrida, on trouve les
deux sens de l'Apocalypse, qui sont également les deux logiques3 à l'origine
du dessin :
Saül, sur le chemin de Damas, entend une voix. Une lumière venue du ciel
7
Ibid p125
1
Les pleurs et les larmes, chez Derrida, sont toujours associés à une relation dissymétrique avec
l'absence.
2
Mémoires d'aveugle, op. cit. p129.
Quant Tobit et Anna veulent remercier l'ange, celui-ci leur explique qu'il
1
Actes des Apôtres, chapitre IX.
2
Mémoires d'aveugle, op. cit. p121
3
Ce texte a été retenu par le Concile de Trente (1546) dans le canon chrétien, qui le situe dans
l'Ancien Testament, mais il ne fait pas partie du canon juif. C'est donc un texte "deutérocanonique", qui
n'est pas commenté par les sources talmudiques. Longtemps considéré comme apocryphe, il aurait été
rédigé vers 200-170 avant J-C en hébreu, mais seule une version grecque en a été transmise.
4
Le titre du livre est "Tobie" (le nom du fils), bien que le texte raconte essentiellement la vie du père
jusqu'à sa mort.
b. C'est en ensevelissant les morts qu'il a été contaminé par une maladie qui
lui a fait perdre la vue : double punition, par les pouvoirs politiques et dans
son corps.
c. Au moment du départ de son fils, Tobit n'a qu'une demande à lui faire :
qu'après sa propre mort, son fils l'ensevelisse décemment. Etrange priorité,
réitérée une seconde fois après son retour. Pourquoi lui faut-il absolument la
garantie d'un tombeau ?
d. Raphaël, l'ange qui ne se révèle comme tel que dans des visions et qui pour
cela peut-être est capable de rendre la vue, est aussi celui qui accompagne
Tobit lors des ensevelissements. "Le linceul de la mort se tisse comme un
voile de la vision" écrit Derrida.
Dans les livres de l'Ancien Testament retenus par la tradition juive (dont
Tobit ne fait pas partie), l'aveuglement (Isaac, Jacob) est toujours lié à la
question de l'héritage ou de la filiation4. Les pères qui désirent que leur lignée
La description de l'œuvre varie selon les traductions – qui renvoient elles-mêmes à des traditions
1
différentes. Dans celle de la Bible de Jerusalem, d'inspiration chrétienne, ce témoignage s'exprime par
un hymne, une louange. Dans celle de la Pléiade, c'est un livre.
"Alors, bénissez le Seigneur sur la terre, et rendez grâces à Dieu. Je vais remonter à Celui qui m'a
envoyé. Ecrivez tout ce qui est arrivé. Et il s'éleva. Quand ils se redressèrent, il n'était plus visible. Ils
louèrent Dieu par des hymnes; ils le remercièrent d'avoir opéré de telles merveilles : un ange de Dieu
ne leur était-il pas apparu!" (Bible de Jérusalem, Ed du Cerf ).
"Eh bien, rendez grâces à Dieu, car je remonte vers celui qui m'a renvoyé, et écrivez dans un livre
tout ce qui s'est accompli. Ils se relevèrent et ne le virent plus. Ils confessèrent les œuvres grandes et
admirables de Dieu et comment leur était apparu l'ange du Seigneur" (Pléiade).
Dans son article L'orient de l'aveugle, qui est une analyse de Mémoires d'aveugle, Satoshi Ukai fait
2
observer que, dans le Livre de Tobit, les deux figures de l'ange Raphaël et d'Anna, femme de Tobit et
mère de Tobias, débordent le schéma filial, humain et masculin qui caractérise ce texte. Anna pleure le
départ de son fils, et l'ange incarne « une invisibilité au coeur de la vue ». Ce sont eux qui pensent en
aveugles, aux limites du savoir, comme d'autres figures d'aveugles dans la culture japonaise (dans
Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit., pages 350 à 355).
3
Dans la logique du récit, on peut supposer que ces cadavres sont ceux d'Hébreux presécutés à
cause de leur refus de s'assimiler à la culture locale (des sortes de « Marranes »), des Ephraïmites ou
des membres des dix tribus déportées à Ninive en 722.
4
L'exemple le plus radical est celui du prophète Akhiyahou (transcrit en français Ahiyya), qui
devient aveugle dans sa vieillesse (I Rois 14.4). Jéroboam, roi d'Israël, envoie sa femme le consulter
Pour Isaac comme pour Tobit, le fils représente la lumière. Il est l'oeil
supplémentaire du père, son guide. Par ce transfert visuel s'opère un
échange, une reconnaissance de dette, une prise en charge de la loi. Mais
l'aïeul n'est pas en position de puissance, il implore. Tobit et Anna ne cessent
de pleurer. Un père pleurant est un père qui s'efface, se retire. Ne voyant plus
lui-même, il lui faut un tiers, un autre qui lui procure la vue (l'Ange Raphaël
dans le cas de Tobit, sa femme Rebecca dans le cas d'Isaac). Il est impossible
de s'ensevelir soi-même après la mort. C'est là qu'intervient la question de
l'œuvre (il faut écrire). L'œuvre, sur un autre mode, rend la vue. L'imploration
du père protège du mal radical en rendant possible la filiation, la bénédiction
d'un vieillard aveugle, d'un aïeul. Mourir, c'est perdre la vie et la vue, mais
cela n'arrête pas la dette. Pour s'en acquitter, il faut œuvrer. Œuvrer, c'est
ensevelir les morts en faisant l'archive de ce qui arrive. Sans le retrait du père,
le geste du fils ne pourrait se transformer en ce second retrait, ce trait
invisible. Œuvrer, c'est archiver ce second retrait.
3.1.6.3 Imploration
L'essence de l'oeil est le propre de l'homme. Avec ces deux mots, essence et
propre, cette phrase peut surprendre sous la signature de Derrida, et
pourtant elle se trouve telle quelle dans le texte2. Il s'agit bien de l'homme au
sous un déguisement quand il apprend que son propre fils, qui s'appelle aussi Ahiyya, est malade.
Akhiyahou comprend tout de suite la situation. Lui-même avait prédit que Jeroboam serait roi (I Rois
11.37), et lui-même prédit la disparition de la maison du roi (I Rois 14). L'aveuglement du prophète est
une annonce déguisée de l'avènement du mal radical. Derrida ne dit rien de l'histoire d'Akhiyahou et ne
fait que raconter rapidement celle du juge Eli [à ne pas confondre avec le prophète Elie], qui a gouverné
Israël pendant 40 ans. Âgé de 98 ans, Eli est aveugle. Il apprend d'un seul coup que ses troupes ont
perdu une bataille contre les Philistins, la mort de ses deux fils et la prise de l'arche d'alliance (I Samuel
4). Il en meurt, lui aussi, sur le coup. Mais dans le cas d'Eli, le mal radical est évité par l'enfantement de
sa bru. Pour Akhiyahou comme pour Eli (et aussi pour Oedipe), l'aveuglement est associé à un manque,
une perte dans la filiation ; seule la descendance peut rendre la vie, comme la vue.
1
Bien qu'ils s'opposent point par point, les récits d'Isaac et de Tobit ont pour point
commun d'ouvrir l'avenir. Isaac, fils d'Abraham, est le second des patriarches. Son récit est
raconté à la troisième personne. Il devient aveugle naturellement (par vieillesse) tandis que
Tobit, un orphelin déporté à Ninive, raconte sa vie à la première personne et devient aveugle
par maladie, ayant reçu dans l'oeil la fiente des oiseaux. Isaac ne recouvrera pas la vue, tandis
que Tobit la retrouvera (grâce à son fils Tobie). Tous deux bénissent leur fils sur leur lit de
mort. Isaac doit choisir entre deux de ses fils, Jacob et Esaü, sous l'influence de Rebecca,
tandis que la bénédiction de Tobit est guidée par l'ange Raphaël. Le fils Tobie verse lui-même
le remède dans les yeux de son père (par manipulation, attouchement), tandis que le fils
Jacob se recouvre d'une peau pour qu'Isaac le reconnaisse au toucher (autre manipulation,
attouchement). Dans les deux cas les fils sont porteurs d'un artefact; ils hériteront de la
puissance.
2
Mémoires d'aveugle, p128.
Tandis que le regard est lié à la fonction organique de l'oeil, les larmes en
sont dissociées. Elles expriment la prière, la joie, la tristesse. Selon Derrida, la
vérité de l'oeil humain ne réside pas dans la vision, mais dans les larmes4.
Quand l'homme perd la vue, alors il pleure, il implore. Le retrait du voir
permet de penser sans anticiper un horizon, une illumination. Il autorise un
autre rapport à l'autre, une adresse où c'est cette autre vérité des yeux, celle
des pleurs, qui jaillit hors de l'oubli. Reconnaissant la dette, la possibilité
d'une suppléance ou d'une substitution, il commence à penser5. C'est cette
relation entre perte de la vue, déploration, imploration, croyance et pensée,
qui est singulière à l'humain. Sans elle, il n'y aurait pas d'œuvre.
3.1.7 Une éthique du retrait – étrangement familière
Le 2 août 1980, en conclusion de la Décade de Cerisy sur les fins de
l'homme, faisant la liste de ce qui a « insisté » pendant ce colloque, Jean-Luc
Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe lisaient le texte suivant :
« Une seule chose, au fond, nous a peut-être obstinément guidés : la question d'un éthos
1
Ibid p130.
2
« Thus let your streams o'erflow your springs, / Till eyes and tears be the same things : / And each
the other's difference bears ; / These weeping eyes, those seeing tears. » Andrew Marvell, Eyes and
Tears (Complete Poems, Grande-Bretagne, 1972, p52), cité par Derrida.
3
Dans Penser à ne pas voir, texte publié dans le numéro 1 de la revue de la Fondation Adami, Annali
(Ed Mondadori).
4
Circonfession, op.cit., p22
5
Cette formulation ressort des trois dernières pages de Mémoires d'aveugle. L'homme craint
l'aveuglement, alors que justement, selon l'hypothèse de la vue derridienne, c'est cet aveuglement qui
lui permet de penser. Tout se passe comme si, dès le commencement, il avait perdu la vue et implorerait
pour qu'elle lui soit restituée.
Rappelons que, le 22 juin, il avait été atteint par une pathologie bénigne,
u n e paralysie faciale défigurante qui avait touché notamment son oeil
gauche :
"Je me serais vu près de perdre la face, incapable de regarder dans la glace l'effroi de la
vérité, la dissymétrie d'une vie en caricature, l'oeil gauche qui ne cligne plus et te fixe
insensible sans le répit d'un Augenblick" (Circonfession, op. cit. pp117-118).
Le 6 juillet, pas encore guéri, il doit annuler une réunion au Louvre pour
préparer une exposition dont il dit ne pas encore connaitre le thème. Le 11
juillet, il trouve enfin son thème (le dessin d'aveugle), qu'il intitule
provisoirement "L'ouvre où ne pas voir", dans les circoncstances évoquées ci-
dessus1.
Mais ces pères qu'il est, ils s'en prennent à lui. Il ne faisait que passer, et
voilà que les pères le harcèlent, le "font chanter" [en échange de quoi?],
l'entraînent dans leur chute. Les voyant en face, c'est son propre visage de
cyclope qu'il reconnaît. Il est donc, déjà, à la fois le fils et le père. Ils ne l'ont
pas attaqué sans raison. S'ils l'ont fait, c'est qu'il est lui aussi choisi, élu, à
l'encontre de son propre frère aîné qui aurait dû être choisi d'une part en
raison de son droit d'aînesse, et d'autre part en raison de son aptitude au
dessin, au trait. Et pourtant c'est bien lui, Jacques, cet hybride de Jacob et
d'Isaac, qui est choisi. La preuve de ce choix, c'est qu'il s'appelle aussi Elie -
mais c'est une autre histoire. Et voici que la position du fils et du père
s'inverse encore une fois. Les vieillards brandissent une arme contre qui? Pas
contre lui, mais contre ses fils à lui. Comment pourrait-il les protéger? A
l'égard de ses fils, il est sans défense, à moins que... A moins qu'il ne fasse bon
usage du pouvoir de bénédiction. En se retirant doublement, devant ses pères
et devant ses fils, il peut4 peut-être contrer la malédiction.
Reprenons notre thème : le seul lieu qui puisse à la fois bénir et être béni,
c'est le lieu de l'œuvre.
Dans le récit biblique, Isaac vieillissant, devenu aveugle, bénit son fils
cadet Jacob à la place de l'aîné Esaü5. Comme son père, Jacob perd la vue à la
fin de ses jours, et comme son père, il substitue le cadet à l'aîné en bénissant
Ephraïm, le plus jeune fils de Joseph, avant Manassé, le plus âgé6. Derrida
rapproche cette double substitution de son hypothèse de la vue. Au point où il
ne voit pas, le vieillard pressent une autre volonté qui le pousse à sacrifier le
fils aîné pour le remplacer par celui qui est choisi. Un fils remplace un autre,
1
Sans tenir compte de la faute typographique du catalogue, qui met veillard à la place de vieillard...
[tenir compte de cette faute nous obligerait à une veille qui serait rapidement hors sujet]
2
Dans la logique dont il donne une formule théorique : auto-hétéro-affection.
Déjà, dans Circonfession, 1991, op. cit.,, il mentionne le fantasme selon lequel il se serait porté lui-
3
C'est cette situation qui l'a conduit à se croire, en secret, élu. S'il n'était pas
l'élu du visible, alors il était l'élu de la nuit. C'est cette situation qui l'a conduit
à s'envoyer à lui-même un message : dans le rapport à la perte, à
l'aveuglement, au retrait, à l'invisible, il a, lui aussi, une vocation. Il reçoit, lui
aussi, une convocation, mais cette convocation, il se l'envoie à lui-même. C'est
une sorte de graphie : les mots, le verbe, l'écriture. De même que son frère
avait dessiné la figure d'un rabbin en prière, il devait, lui, dessiner une autre
figure, celle d'un aïeul en prière qui était lui-même. Il y trouverait du plaisir,
une jubilation qui n'appartiendrait qu'à lui. Pour "faire son deuil" du dessin, il
fallait qu'il trouve une autre généalogie - et ce furent les philosophes, les
pères perdus (c'est-à-dire aveugles, comme lui), les personnages
mythologiques, comme Athéna aux yeux pers. Le père s'efface sous le mot, le
signifiant, "per" ou "pair" ou "paire" - cette paire qui, chez lui, boîte toujours.
Marc Crépon avance une problématique analogue dans les textes qu'il
consacre à la poésie de Celan et à ce qu'il appelait, en 2001, les promesses du
langage3. User du langage comme d'un réservoir d'effets rhétoriques, en
fonction de l'efficacité et de l'effet attendu des mots, c'est une violence, une
instrumentalisation de la langue. Pour se dégager de cette "affirmation
souveraine", qui se met toujours au service de la reconnaissance d'un talent
ou d'un soi-disant "génie" poétique (c'est-à-dire en l'occurrence du moi), un
poème doit accomplir un "pas en retrait". Tombant de son piédestal,
s'éloignant de toute sacralité, il ne se distingue plus d'"une poignée de
mains", selon le mot de Paul Celan4. Il n'est plus qu'un "signe donné au
prochain" (Lévinas), ou encore, il creuse une incertitude, un rien, un arrêt qui
1
« Ce avec quoi l'œuvre nous met en contact, c'est avec l'interruption même du contact, dans le
toucher de l'interruption (…). L'œuvre d'art répète l'impossibilité du toucher en l'exhibant : ce que l'art
montre, c'est l'impossibilité du toucher au coeur du toucher, l'intouchable de tout toucher qui est aussi
la genèse de la notion esthétique de l'aura, la présence de l'œuvre depuis son épochè, la suspension de
son toucher (…). L'œuvre d'art est ce qui réussit à s'interrompre, elle est moins une exhibition qu'une
exhibition suspendue ou un suspens qui s'expose : elle doit réussir à nous toucher (esthétique) en
s'interrompant, en interrompant tout toucher, nous touchant en s'interompant, à l'instant du contact »
(Vincent Houillon, in Derrida et l'intraitable épokhè de l'œuvre d'art , dans Derrida et la question de
l'art, 2011, op. cit., pp288-289).
2
Hélène Cixous, dans le « Prière d'insérer » de Manhattan, Lettres de la préhistoire (Gallimard,
2002).
3
Marc Crépon Les Promesses du langage, Benjamin, Rosenzweig, Heidegger (Ed Vrin, 2001)
4
Paul Celan, Lettre à Hans Bender, in Le Méridien et autres proses, p44 (Seuil, 2002)
Dans ce retrait dans le rien, qu'on peut aussi nommer caresse (comme le
fait Marc-Alain Ouaknin qui reprend ce mot d'Emmanuel Lévinas 1), réside
u n e pensée de la responsabilité. Le poème ne "dit" rien, mais son "dire"
s'adresse à un autre dont il ne sait rien, et sur lequel il n'a aucune maîtrise.
Quant au poète, il se sépare de lui-même, se dessaisit de son moi. Ainsi la
poésie, comme toute œuvre, ouvrirait un mode singulier de la transcendance,
définie comme une résistance à tout jugement, toute appropriation. En
préservant l'inanalysable, le schibboleth, l'œuvre s'ouvre inconditionnellement
au secret, au schibboleth de l'autre. C'est cette incondition qui, en tant qu'elle
atteste de l'humain, aurait été l'élément commun entre Celan, Derrida,
Lévinas, Blanchot.
"Aux dates d'un arrivant absolu dont nul ne voudra déterminer à l'avance qui il est et d'où
il vient, parce que toute détermination de cet ordre est une source infinie de violence. Venir,
répondre, répondre de l'autre, de son regard, de son visage et de ses dates, devancer son
appel, Lévinas, Blanchot et Derrida, au plus près de ce qui fit du désastre de la Seconde
Guerre mondiale, de son traumatisme et de sa césure, l'une des sources communes et
secrètes de leur écriture, ne se sont sans doute jamais autant rejoints qu'en entendant cette
injonction de la parole poétique. Dans le secret de sa rencontre, elle fut le méridien de leur
constellation" (La vocation de l'écriture, op. cit. pp119-120).
3.1.7.4 Conclusion provisoire : le retrait et la politique de
l'œuvre.
Avec Derrida, le champ sémantique du mot "retrait" ou "re-trait", choisi
pour traduire les différentes dimensions du retrait heideggerien de l'être
(Entziehung, Verborgenheit, Verhülung)2, e s t t r a n s f o r m é . L a p e n s é e
heideggerienne du chemin (Weg) est altérée. Ce qui est proposé est autre
chose qu'un chemin, c'est un voyage inouï - un envoi sans destination, sans
dérivation, sans métaphore, sans cheminement ni retour. Au-delà de la
métaphysique, l'« être » derridien n'est pas voilé ni dissimulé, il n'est rien. Il
ne conduit à rien d'anticipable. On ne peut en parler que "quasi"-
métaphoriquement : il se réitère en se re-tirant du rien. Ce retrait-là ne
reconduit ni à la présence ni à la vérité, il vaut pour son potentiel
polysémique et disséminant - il est à l'œuvre, sa tractation fait œuvre.
pp81-82.
3
v. sur ce point l'intervention de Philippe Lacoue-Labarthe au colloque de 1980, Les Fins de
l'homme, 1981, op. cit. (pages 493 à 497).
Sans un retrait primordial qui laisse une place vide, spectrale, il ne peut y
avoir création, œuvre. Un tableau, par exemple, n'est que le reste d'une
opération de peinture définitivement close. Il ne survit comme peinture à
l'œuvre que si sa promesse n'est pas épuisée (il s'est retiré de tout
engagement préalable, dette, vérité ou discours). Son œuvrement (l'acte qui
fait de lui un tableau) ne se distingue pas de son désœuvrement3. A ce retrait
de l'œuvre elle-même s'ajoute le retrait du lecteur, du regardeur devant
l'œuvre. Il ne peut lire, voir, qu'en se retirant de toute souveraineté, en
renonçant à comprendre, à saisir. Il ne peut que tourner autour de l'œuvre, se
tenir à distance. Ecrire, au sens de l'archi-écriture, est un acte violent. Il faut
que s'efface d'abord la main puis la face du père, que le sujet se mesure à son
corps absent, à l'angoisse de sa propre et irrémédiable disparition, à
l'effacement de soi.
1
Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne (Calmann-Lévy, 1961).
2
Dans son article La scène de la révolution, Les retours de Jacques Derrida (dans Appels de Jacques
Derrida, 2014, op. cit), Georges Leroux analyse la stratégie derridienne retracée dans Back from Moscow,
in the USSR (texte publié dans Moscou Aller-Retour, 1995), où Derrida choisit de ne pas raconter son
retour d'URSS en 1990, mais de s'appuyer sur les récits de Walter Benjamin (1926-27), d'Etiemble
(1934) et d'André Gide (1936) pour démontrer l'impossibilité de penser une démocratie à venir à partir
de ce type de « fort/da » (revenir chez soi à partir d'une patrie d'élection). Cette position de
désistement, d'« humilité philosophique » (p162), qui « déstabilise toute forme de récit présenté
comme confirmation d'une vérité politique en acte » (p164), fait écho au retrait de Benjamin « devant
l'exigence de dire, de prononcer, la vérité du moment présent de l'histoire, si cette exigence implique la
vérité d'un diktat, le prononcé d'un achèvement » (p165). Comme Benjamin, Derrida tient à ce que
« l'anticipation, la promesse, l'espérance, l'ouverture à l'avenir » aient lieu « dans la présentation de
l'œuvre » (Moscou aller-retour, p83). Et Georges Leroux de faire remarquer : « Derrida ne peut pas
éviter de lier son propre projet d'une résurgence de cette promesse au désir d'œuvre inscrit par
Benjamin dans son journal » (p167). A l'urgence de la prise de position politique en faveur de la
perestroïka, Derrida préfère le moment de l'écriture, celui où il rend compte de ce voyage devant les
étudiants d'Irvine.
3
Voir ci-après §3.2.2.1.
Près de dix ans après Freud et la scène de l'écriture, dans Spéculer – sur
1
Jacques Derrida, L'écriture et la différence, op. cit., p305.
2
Freud, Lettre 52 à Fliess, 1896.
3
Jacques Derrida, L'écriture et la différence, ibid, p297.
4
ibid, p312.
a. L'étonnant succès de cette observation faite par Freud sur son petit-fils
mérite qu'on s'y arrête, ne serait-ce que par la place centrale qu'elle occupe
dans l'histoire et la généalogie du mouvement analytique. Freud, dans cette
histoire, est à la fois observateur, narrateur, père, grand-père, fondateur de la
psychanalyse et analyste lui-même. Il remarque que, dans ce qu'il appelle un
jeu, le moment du plus grand plaisir3 est celui de la disparition de l'objet
(Fort), et non pas celui de sa réapparition (Da). L'important pour l'enfant
serait moins de récupérer la bobine (supposée par Freud représenter la
mère) que de maîtriser sa disparition (le plaisir d'avoir réussi, la pulsion
d'emprise). La dimension économique du principe de plaisir gouverne cette
interprétation.
a. Structure et stricture.
L a stricture diffère de la structure par une lettre, le "i", une lettre plus
légère, plus aérienne que le "u" par sa forme, son mouvement, sa tension, la
variabilité qu'elle ouvre. La stricture peut serrer ou desserrer les liens, saisir
ou dessaisir, introduire des écarts horizontaux ou verticaux. Elle se détache
du corps de la lettre comme le point sur le (i), selon un type de lien qui, dans
le même mouvement, dissocie du propre1 et dissémine l'unité2. Elle n'est
pourtant ni vague ni instable. Par sa stricte exigence de rigueur - exigence
qu'on trouve dans le mot (strict) et aussi dans ses dérivés : striction,
astricture, déstricturation, restricturation..., la stricture se rapproche de la
structure. Elle est un hymen qui trouble, unit le strict et le lâche. Son
ambiguité n'est pas dissociée de sa sonorité. On la retrouve par exemple dans
l e son GL de Glas, qui exige un certain resserrement de la langue3, un effort,
un affect, une pliure, pour être prononcé, avant qu'une voyelle ne vienne le
relâcher soudainement.
b. Le lien.
Le mot binden (lier en allemand), avec son "i", est associé par Derrida à un
mot français, la bande. De même qu'il peut y avoir double bind (injonction
paradoxale... en anglais), il peut y avoir double bande5 : prolifération des
marges entre deux textes, entre linéarisation et délinéarisation. Pour tout
texte, entre deux désirs inconciliables, il peut y avoir double bande, bande
Il est utilisé à de nombreuses reprises dans les textes des années 1975-78, notamment dans Spéculer -
sur "Freud" (1975, in La Carte Postale) et dans Restitutions (1978, in La Vérité en peinture). Il n'apparaît
ensuite que de manière plus restrictive, pour des raisons qu'il n'y a pas lieu d'analyser ici.
1
Jacques Derrida, La Dissémination, p345
2
Ibid p346
3
Charles Ramond, La déconstruction, Ed Livre de Poche, 1997, p16
4
Jacques Derrida, D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie (Paris, Galilée, 1983), pp25-
2 6 . Stricture est un mot inventé avec l'écriture de Glas. Il en forme, dit Derrida "à la fois le thème et
l'instrument, la corde". Ce qui se dit sous ce mot, dans Glas (1974) et aussi dans la Carte postale (cartes
envoyées entre 1977 et 1979), c'est un ton [une tonalité unique, singulière], une tension qui traverse la
différence tonique et tonale, "l'écart, les changements ou la mutation des tons".
5
Jacques Derrida, Glas, op. cit., p77bi
Dans les trois termes, les pulsions de mort sont inscrites, déjà à l'œuvre.
"Cette structure à un-deux-trois termes, c'est la mort" écrit Derrida4. On peut
dire en le paraphrasant que ce "un" dissocié, néanmoins un, est engagé dans
u n rapport auto(-hétéro)-affectif à lui-même5. Les trois termes sont le même
1
Jacques Derrida, Fourmis, op. cit., p76. Il y a de la séparation dans le mot "sexe" (section, apparenté
à insecte), mais c'est une séparation qui fonctionne au-delà de toute arithmétique, une séparation qui
n'oppose pas le séparé au non-séparé, une séparation qui différencie sans dissocier, qui divise sans
trancher (stricture).
2
Jacques Derrida, La Carte postale, op. cit. p373
3
Ibid. pp314-317
4
Jacques Derrida, La Carte postale, op. cit., p305
5
Ibid p303
Une pointure, au sens le plus courant, est une unité de mesure exprimée
en points, utilisée pour les chaussures, les gants et les chapeaux. "Trouver
botte à sa pointure", c'est trouver quelque chose ou quelqu'un qui
corresponde exactement à ce que l'on recherche. En citant le Littré2, Derrida
attire l'attention sur l'étymologie du mot : "Synonyme ancien de piqure". En
imprimerie, c'est une "petite lame de fer qui porte une pointe et qui sert à
fixer sur le tympan la feuille à imprimer"; ou "un trou qu'elle fait dans le
panier". La signification du mot est double :
Dans le "1, 2, 3 en un" qui, chez Freud, diffère sans cesse l'arrêt de mort, le
quatrième terme n'est pas nommé. Ce que "ça donne", ce processus, ce qu'"il
y a", ce à quoi ça aboutit et qui n'est même pas présent, effectif, c'est une
transaction, un compromis qui finit, quoiqu'il arrive, par aboutir à la mort.
Derrida appelle cela une graphique3 : une altérité irréductible, spéculative,
ininscriptible comme telle, mais qui s'inscrit quand même à même le principe
de plaisir4. Cette altérité est un autre absolu, un tout autre.
"Parce que le principe de plaisir (...) ne passe de contrat qu'avec lui-même, ne compte et
ne spécule qu'avec lui-même ou avec sa propre métastase, parce qu'il s'envoie tout ce qu'il
veut et ne rencontre en somme aucune opposition, il déchaîne en lui l'autre absolu" (La Carte
postale, p302).
"Le principe de plaisir revient toujours à lui-même, se modifie, se délègue, se représente
1
Ibid p408
2
Jacques Derrida, La dissémination, op. cit., pp391-2
3
Jacques Derrida, La Carte postale, op. cit., pp304-308
4
Ibid, p303
Dès qu'une œuvre est lâchée, donnée, elle commence sa dispersion. Morte
et oubliée, l'instance donatrice – qu'on le nomme auteur ou que cette
instance renvoie à tout autre qui aurait cette place - est remplacée par une
signature, une date, une légende. Plus jamais l'œuvre ne reviendra à son point
de départ. Tout ce qui l'encadrait et l'encerclait part en fumée, en cendres1.
C'est là, dans la dissémination destructrice de la mort à l'œuvre, que l'héritage
de la pulsion de mort prend sa forme énigmatique. On peut choisir le mot de
création pour la nommer, ou celui d'œuvrance, ou encore un autre mot.
Que les enfants puissent disparaître avant les parents était pour Freud une
monstruosité. C'est pourtant ce qui lui est arrivé avec la perte de sa fille
préférée Sophie (1920) et de son petit-fils préféré Heinerlé (1923). Cette
expérience qui l'avait pris par surprise, la pire qu'on puisse imaginer (le mal
radical), il ne voulait pas la revivre avant sa mort. Mais que dire de son autre
enfant, la psychanalyse? Risquait-elle de disparaître avant lui?
"Qu'il ait espéré cette survie de la psychanalyse, c'est probable, mais en son nom, la survie
à la condition de son nom : par quoi il dit le survivre comme le lieu du nom propre" (Derrida,
La Carte postale, op. cit., p355).
Prendre le droit de dire "Je peux", convoquer une séance inaugurale, des
Etats généraux, c'est l'attribut du pouvoir, ce qu'a pu faire le roi de France en
1788 et aussi ceux qui après cette convocation ont changé les règles du jeu,
ont instauré l'égalité entre les députés. C'est aussi ce qu'a fait Freud quand il
a convoqué le premier congrès de l'Association Internationale de
Psychanalyse (1910). Qui pourrait, aujourd'hui, convoquer des Etats
généraux au-delà de l'Etat-Nation? demande Derrida. On ne convoque ce type
de réunion que "dans les moments critiques, quand une crise politique
appelle une délibération, et d'abord une libération de la parole en vue d'une
décision d'exception qui devrait engager l'avenir"2.
- le monde créé est représenté par un modèle idéal (le ciel étoilé, la
rotation des planètes), mais son corps sensible ne lui correspond pas. Il ne
s'offre que comme tombeau, survivance, sanctuaire, monument où l'on
contemple son impuissance.
Celui qui déclare Il y a un Démiurge signe cette déclaration. Par cet acte de
langage, le Démiurge est institué. Qu'il se nomme Platon (l'inventeur) ou
Serge Margel (le réinventeur)6, ou encore Derrida lui-même, qui formalise
cette déclaration et l'inclut dans son œuvre, en promettant le démiurge,
d'avance, il le produit. Mais qu'est-ce que ce démiurge, qui est-il, une
personne, un architecte, un sorcier, un artificier, une fonction, quelqu'un ou
1
Ibid, p52
2
Ibid, p153
3
Jacques Derrida, La dissémination, op. cit., p24
4
Jacques Derrida, Avances, op. cit., p41
5
v. ci-dessus §1.3.3.
6
Ou encore le Timée et la bible, deux textes très anciens en concurrence dans cette tâche.
Avec ce démiurge qui n'est peut-être pas un dieu, qui est peut-être mortel,
qui n'est ni vivant ni mort, dont le tombeau est peut-être vide, s'inventent la
promesse, l'engagement, le testament, l'héritage, le sacrifice, la dette, le
devoir et même l'éthique. Nous [lecteurs] lui sommes redevables d'avoir été
là, avant l'origine du monde, avant le temps lui-même. En le gardant en
mémoire, nous héritons de sa défaillance, sa finitude, ses défauts, de son
infirmité et de son œuvre aussi. Impliqués dans la performativité de son
geste, nous promettons, nous aussi, la survie de la promesse qu'il a mise en
œuvre.
"Le temps comme temps du désœuvrement, voilà peut-être en effet la question de ce
livre. Son nom l’indique, le Démiurge serait en général quelqu’un qui travaille, œuvre, opère,
un artisan ou un artiste, parfois un «professionnel», un technicien, un praticien (manuel ou
intellectuel). En grec, cela peut désigner un cordonner, un pâtissier, un médecin, un
magistrat. Or la singularité du Démiurge platonicien selon Margel (on n’en connaît pas
d’autre qui fasse cela, c’est-à-dire, à un moment donné, ne fasse rien), c’est un certain
désœuvrement, la destitution fatale qui le voue à l’inaction, à la retraite et à la «mort
symbolique», par impuissance à écrire le principe de conservation dans le genèse. Il ne sait
pas prévenir l’imminence de la décomposition ou de l’annihilation. Comme si une pulsion de
mort (un «principe interne de mort», dit Margel) était à l’œuvre dans son opus et dans son
corpus. Et comme si, à l’instant même de la production poïétique du monde comme
représentation, un travail de deuil auto-immun travaillait en silence contre lui-même, contre
ce même principe de travail qui devrait faire de tout Démiurge un Démiurge, donc un
producteur" (Jacques Derrida, Avances, préface de 1995 au tombeau du Dieu artisan, de Serge
Margel, pp22-23)."
A partir d'un certain moment, le Démiurge est voué à ne rien faire. Que lui
arrive-t-il? Il faut qu'il se défende contre lui-même. Une force silencieuse, en
lui (auto-immune), le pousse à reconnaître sa destitution, à faire le deuil de
lui-même. Il ne voulait à l'origine que du bon, sa promesse était bénéfique2.
Mais il n'en contrôle pas le résultat. Sa promesse, comme toute promesse, est
aporétique3. S'il se retire du monde, le mal peut prévaloir sur le bien et la
promesse se transformer en menace. Dislocation, disjonction, désordre,
peuvent advenir à tout ce qui devrait être sain et sauf. Son sacrifice entraînera
1
Michael Naas : « Derrida philosophe n'a jamais cessé de penser ce que cela signifie que de recevoir,
que ce soit à propos de la Khôra du Timée, cette étrange nourrice qui donne naissance ou donne lieu à
toute chose, ou de l'urne funéraire qui contient des restes et des cendres mais aussi – comme une
personne en deuil – quelque chose qui ne saurait être contenu, incorporé ou intériorisé. (…) Lieux
d'entreposage et de secrets, les réceptacles de Derrida offrent l'hospitalité, mais non la sécurité, au
secret. Ils sont fermés et cependant s'ouvrent de l'intérieur sur un avenir qui les dépasse. C'est en ce
sens que toute déconstruction est déconstruction du réceptacle, de ce que cela veut dire que d'accueillir
et de recevoir. Si Derrida est bien ce potier que j'évoque ici, son œuvre est alors un grand entrepôt de
cruches, d'urnes et de pots, une Céramique où chaque texte, chaque cruche, chaque réceptacle contient
un problème ou une question – une aporie ou une indécidabilité – qui laisse l'extérieur sourdre à
l'intérieur, qui laisse l'extérieur hanter l'intérieur, une cruche ajar depuis l'origine » (Un philosophe à
son tour, dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit., p134).
2
Jacques Derrida, Avances, op. cit., p38
3
Ibid p26
Qui est Démiurge? Qu'est-ce que c'est? Il suffit de commencer une œuvre
pour qu'il ait déjà été écrit, avant, Il y a là Démiurge. Le démiurge n'est ni le
sujet, ni l'auteur, ni l'écrivain, il est la promesse. Il y a là promesse, pourrait-on
dire, paraphrasant Derrida, et cette promesse est irréversible. Même un
démiurge désoeuvré, un démiurge retiré, est impuissant à retirer la
promesse. C'est là, dans cette insistance, qu'opère le vaccin du démiurge
derridien. Le Derrimiurge, ce serait la limite du retrait. Même si toute l'œuvre
de Jacques Derrida était effacée, tous ses livres, tous ses propos, tous ses
gestes, toutes ses archives, on n'effacerait pas la promesse qui y aura été
inscrite6.
1
Jacques Derrida, Avances, op. cit. p24
2
Serge Margel, Le Tombeau du Dieu artisan, op cit, p88.
3
Cf Jean-Luc Nancy : « L'œuvre est ainsi débordée en arrière par la manœuvre qui s'essaie vers elle
qu'elle ignore et en avant par le désœuvrement qui la soustrait à l'achèvement où pourtant elle s'achève
bien mais aussi se ruine » (Article intitulé « l'œuvre », dans le recueil Demande (Galilée, 2015) p93.
4
« Mais sachez-le, là où je vais, il n'y a ni œuvre, ni sagesse, ni désir, ni lutte ; là où j'entre, personne
n'entre. C'est là le sens du dernier combat » (Maurice Blanchot, L'arrêt de mort, Gallimard, 1948, p86).
5
Evoquant les difficultés de traduction du mot khôra (qu'il orthographie chôra-, John Sallis écrit :
« Même à la façon qu'il a de fonctionner au cœur même du discours sur la chôra, le mot reste lié de
façon déterminante à ce que le verbe correspondant χωρεω donne à entendre, et tout particulièrement
à deux de ses significations. Il signifie tout d'abord faire place pour, s'effacer et se retirer. C'est ainsi
qu'on peut lire dans un passage d'un des Hymnes homériques : La terre se déroba (c'est-à-dire s'ouvrit)
γαια δ'ενερθε χωρησεν : il faut y voir une allusion à ce qui se retire tout en recevant, à ce qui attire vers
soi dans son propre mouvement de retrait ». Et dans la conclusion de son article, il ajoute : « La
question reviendra peut-être toujours : quel doit être le caractère d'un discours voué à de telles
apparences fugitives, guidé par des traces laissées en direction de ce qui s'appelle chôra ? Quel doit être
le caractère d'un discours auquel il est ainsi interdit de déterminer ce au sujet de quoi il se prononce ?
Ne se verra-t-il pas toujours contraint de retirer ce qu'il dit, de raturer toute détermination éventuelle
et de la déclarer illégitime ? » (De la Chôra, dans Le Passage des frontières, 1994, op. cit., pp174 et
176).
a. les fétichiser. Les voix parlent, elles continuent à parler sans qu'il soit
possible de les arrêter. Leurs déguisements sont variés : l'idéal, l'idéologie,
6
Pas plus que, par exemple, celle d'Emmanuel Lévinas.
1
De la grammatologie, op. cit., p159
2
Marges de la philosophie, op. cit., pp376-7
3
La dissémination, op. cit., pp195-6
4
De la grammatologie, op. cit., p109
5
La dissémination, op. cit., p208
6
De la grammatologie, op. cit., p100
d. ne laisser aucune trace, aucun tombeau, aucun reste, aucune adresse. C'est
le deuil de la vérité, de l'ipséité, mais sans faire porter le deuil à personne,
sans en attendre aucune réponse, aucune reconnaissance de dette.
« Rompre avec cet Un sans laisser de trace, pas même une trace de départ, pas même le
sceau d'une rupture, voilà la seule décision possible, voilà le suicide absolu et le sens premier
qu'il peut y avoir à laisser vivre l'autre, le laisser être, sans même escompter le moindre
bénéfice de ce retrait du voile et du linceul. Ne pas même vouloir d'une disparition sans
linceul et par le feu, non loin de la Terre de feu. Ne même pas leur laisser mes cendres.
Bénédiction de qui part sans laisser d'adresse. Ne plus s'être ni s'avoir, voilà la vérité sans
vérité qui me cherche au bout du monde » (Jacques Derrida, Un ver à soie, points de vue
piqués sur l'autre voile, 1997, op.cit., p23).
Il ne s'agit pas de tenir cette ultime position car elle est inaccessible, elle
est absolument exclue, elle nous répugne, elle nous dégoûte2. Mais elle n'est
pas sans rapport avec ces positions dites "éthiques" que Derrida nomme :
inconditionnalités. Après tout, la mort définitive, absolue, n'est-elle pas, elle
aussi, inconditionnelle?
a. Un reste.
Si Derrida a choisi d'intituler son texte « Béliers » (au pluriel), alors que la
plus grande partie de son commentaire porte sur sa dernière phrase, Die Welt
ist fort, ich muss dich tragen (Le monde est parti, je dois te porter)4, c'est aussi
pour insister sur une certaine restance, une dimension secrète, inaccessible,
irréductible dans les poèmes de Celan. Voici qu'un bélier surgit en plein
milieu du poème5. C'est un bélier en colère, révolté, qui refuse qu'Abraham le
sacrifie à la place d'Isaac, un bélier qui rejette la logique même du sacrifice.
Animal-symbole hérité de différentes traditions (le zodiaque, l'Ancien
Testament), il réinvente ces traditions, se dissémine, s'impose comme la
restance d'un événement impossible à restituer, une irruption qui se soustrait
à toute interprétation globale. Peut-être le bélier représente-t-il les
innombrables traces scellées dans le poème. Il les protège, il les garde. Il faut
1
Dans sa langue d'origine, ce recueil a été publié en 1967 aux éditions Suhrkamp Verlag (Frankfurt
am Main). Il a été traduit par Jean-Pierre Lefebvre et édité en édition bilingue aux éditions du Seuil en
2003. On peut lire Grande Voûte incandescente à la page 113 de ce dernier volume. Seule la première
section de Atemwende avait été traduite en français auparavant, ainsi que quelques poèmes épars. Le
recueil, dans son ensemble, témoigne d'une période particulièrement difficile de la vie de Celan, dont
nous rappelons qu'il s'est suicidé en 1970.
2
Cet ouvrage de Hans-Georg Gadamer a été traduit en français en 1986, par Elfie Poulain, et publié
aux éditions Actes Sud.
3
Derrida n'analyse lui-même qu'un seul poème commenté par Gadamer, Wege im Schatten-gebräch
deiner Hand (Des chemins dans les stries d'ombre de ta main ). Ce poème est composé de trois vers, mais
d'une seule phrase : Du sillon des quatre doigts / j'extorque en fouissant / la bénédiction pétrifiée
(traduction de Elfie Poulain). D'une part, il est question dans ce poème de bénédiction, l'un des thèmes
principaux de Béliers. D'autre part, Derrida s'autorise du principe herméneutique avancé par Gadamer à
propos de ce poème-là : « Je commencerai par le vers final qui porte l'accent. Car c'est en lui que se
trouve de toute évidence le noyau de ce petit poème » pour privilégier lui aussi la dernière phrase d'un
autre poème. Etrange emprunt à une herméneutique dont au fond il ne partage presque rien.
4
Evitant de discuter l'herméneutique de Gadamer, qu'il n'avait pas rencontré depuis plus de vingt
ans, Jacques Derrida se mesure à une œuvre à laquelle cet auteur s'est, lui aussi, mesuré. Dans son
commentaire de Béliers, Marc Crépon fait observer que les deux lectures du texte de Celan se
rapprochent par leur commun respect à l'égard de l'indécision (Langues sans demeure (Paris, Galilée)
p71). C'est ici la reconnaissance d'un reste qui excède toute explication (p72).
5
Jacques Derrida, Béliers (Paris, Galilée, coll « La philosophie en effet », 2003), p61.
b. Des héritages.
- pour porter l'autre, il faut produire une langue qui, par une invention
permanente, puisse répondre "dans sa langue, de l'écoute et de l'entretien
d ' u n e autre langue" - ou d'une langue de l'autre. Une telle langue, "sans
demeure", pourrait être rapprochée de ce que nous appelons, ici, l'œuvre -
qui s'écrit toujours par contamination de la langue de l'autre;
- cette chose, c'est aussi celle à laquelle renvoie Edmond Jabès quand, à
propos de Celan, il se souvient d'un dialogue ininterrompu, avant d'évoquer
les "cendres d'un interminable jour d'horreur dont il ne reste que
l'insoutenable image d'une fumée rose au-dessus de millions de corps
calcinés"2. De qui alors sont les langues sans demeure dont parle Crépon, et
qu'une éthique, l'éthique même, enjoint de soutenir, de porter? Une
hypothèse : ce sont celles qui répondent, sans réponse, au mal radical.
"Die Welt ist fort, ich muss dich tragen" est interprété comme une sentence,
un salut ou un envoi à l'autre. Qui est le destinataire de cette phrase? C'est
indécidable, ce peut être n'importe quel vivant, présent ou à venir, un enfant à
naître, un animal, un mort, un survivant, un spectre. Se plaçant dans
l'hypothèse d'un deuil, Jacques Derrida renvoie à ce que Freud appelle le
deuil "normal" ou réussi : après la mort de l'autre, l'endeuillé l'accueille en
intériorisant son souvenir, en l'introjectant, en l'idéalisant. Dans cette
hypothèse freudienne ("normale"), le monde de l'autre est fini, remplacé par
ce souvenir qui s'intègre à la mémoire du survivant et n'est donc plus son
monde à lui. Ce qui est gardé au-dedans de soi est une modalité de l'oubli, de
l'anéantissement. Pour garder en soi l'autre, dans son hétérogénéité, il faut
une certaine pathologie, un certain degré de folie, ce que Freud appelle la
mélancolie. Accepter la responsabilité de porter l'autre hétérogène sans se
l'approprier, rester en dette devant lui, accepter cet éloignement, ce serait
c e l a , l'éthique même. Dans cette formulation, la plus tardive, l'autre peut
s'analyser comme un rapport à autrui.
"Je voudrais apprendre à vivre enfin", tel est le point de départ de Jacques
Derrida dans Spectres de Marx - un point de départ qui lui est venu, dira-t-il
plus tard3 une fois le livre terminé. Quel rapport y a-t-il entre cette
1
Quand Derrida écrit cette formule, « l'éthique même », il est probable qu'il renvoie implicitement à
Lévinas.
Commencer par cette dernière mention pourrait être une reprise de l'« herméneutique » de
2
Gadamer – comme si la chute, la dernière phrase, était le « noyau » du concept « éthique même ».
3
Apprendre à vivre enfin (Ed Galilée – Le Monde, 2005), p23 . Dans ce petit livre en gros caractères
de 55 pages se trouve le dernier entretien accordé par Jacques Derrida à un journaliste, Jacques
Birnbaum, le 19 août 2004, moins de deux mois avant sa mort (le 9 octobre 2004). On ne sait si c'est
l'éditeur du livre posthume ou Derrida lui-même qui a choisi comme point de départ l'exorde
deSpectres de Marx : "Je voudrais apprendre à vivre enfin ". En tous cas Derrida répond en substance : « Je
n'ai jamais appris-à-vivre, et à mourir non plus, et pourtant j'ai vécu, je meurs. » On ne sait pas non plus
qui a choisi le titre du livre, Apprendre à vivre enfin, qui, est distinct de celui de l'article paru dans Le
Monde, Je suis en guerre contre moi-même.
Et pourtant... Vivre, c'est aussi hériter, c'est recevoir d'un autre (du père
au fils, du maître à l'élève) une sagesse, une éthique, une sentence. L'adresse
est dissymétrique, irréversible. Elle vient de l'inconnu, d'un spectre qui n'est
jamais présent comme tel, qui n'a ni substance, ni essence, ni existence, qui
n'est ni vivant ni mort, avec lequel il faut s'entretenir. Quel rapport, donc, avec
Marx? C'est que cet entretien avec le fantôme se fait au nom de la justice,
d'une justice inconditionnelle, indémontrable et indéconstructible. Et c'est
cela dont Jacques Derrida choisit d'hériter, chez Marx. Apprendre à vivre, c'est
cultiver ces choses, ces signatures plus grandes que soi dont Derrida fera une
longue liste deux mois avant sa mort2, c'est les cultiver narcissiquement, dans
son petit "moi" (ce lieu cryptique) débordé de toutes parts.
C'est là que Marc Crépon prend une direction distincte de celle de Derrida.
La mortalité d'autrui, dit-il, sa vulnérabilité, débordent la capacité du moi. En
limiter l'accueil impliquerait violence et injustice; mais la prendre en
considération implique une politique de l'éthique2. Une telle politique ne
saurait faire abstraction de la mortalité d'autrui, dans sa singularité. Alors que
la politique en général tend à nier ces singularités, cette politique de l'éthique
l e s partage. Comment partager des singularités? Cela ressemble à un
oxymore. Pour fonder ce partage, il faut introduire un autre concept : la
survivance. D'un mort et d'une mort à l'autre, l'un et l'une chassant l'autre,
c'est une différance qui est mise en mouvement. Ainsi la passion de la
survivance, comme partage des singularités par le deuil, pourrait devenir
politique. N'est-ce pas à un tel partage qu'invite Socrate dans le Phédon? Sur
le point de mourir, il semble se réjouir à l'idée d'une déliaison de la pensée,
qui serait la conséquence inéluctable de la mort. Si cette pensée s'écarte du
corps, si elle se désapproprie, alors elle peut être partagée. Devant cette
virtualité inouïe où la mort remémorée par le deuil se fait politique, où
chaque mort singulière participe de la possibilité de survie d'un monde, un
nous qui n'éclipse pas la pensée de la mort pourrait, peut-être, "nous"
protéger du désastre.
Aux questions posées par Marc Crépon, on peut en ajouter une. Il faut, dit-
i l , penser la mort d'autrui. Il ne s'agit pas seulement de la vulnérabilité de
l'autre, ni du présent-vivant de la relation avec autrui, comme Derrida
l'explique à propos de l'amitié. Si, par exemple, la communauté des lecteurs
de Derrida peut être dite amicale plutôt que fraternelle, c'est parce qu'entre
ces amis, l'alliance est silencieuse. Elle repose moins sur la familiarité avec
l'autre ou sur son visage, souvent inconnu, que sur les ressorts secrets du
rapport à une œuvre. Dans cette amitié entre étrangers, un fond sans fond
abyssal ne se dit pas. On pourrait, à partir de cela, avancer une hypothèse :
l'œuvre serait l'un des lieux privilégiés du rapport à l'autre déjà mort, déjà
mort mais digne d'un deuil infini, de la plus grande et de la plus fidèle
attention. Quand Derrida, dans Chaque fois unique, la fin du monde, rend
hommage à ses amis, c'est en sollicitant leurs œuvres, dans le secret de leur
1
§3.2.3
2
Ibid, p161.
D'ailleurs Marc Crépon, lui aussi, doit avoir recours aux œuvres pour
analyser cette amitié.
"Dans le travail de Derrida, comme dans la constellation des œuvres qu'il aura si
singulièrement sollicitées pour en penser la portée, un dialogue" est poursuivi. (...). "Si nous
devons nous tourner vers ce dialogue, ce n'est pas seulement parce qu'il thématise ce que la
pensée de l'un doit à celle de l'autre, mais parce que s'y joue, de façon décisive, l'extension de
la responsabilité du deuil et de la mémoire au-delà des limites de l'amitié. Sans doute, il s'agit
d'un texte d'adieu, d'un texte qui, comme tant d'autres, prend à sa charge la pensée, les mots
et les phrases d'un ami qui s'est tu à jamais (...) (Marc Crépon, Vivre avec, La pensée de la
mort et la mémoire des guerres, 2008, op. cit. , p153).
Ethique et politique ne sont donc pas les seules voies pour la prise en
compte de la mort d'autrui. La lecture, l'interprétation, l'analyse et la survie
des œuvres, au-delà de la vie, en est une autre. Socrate avait déjà laissé, avant
sa mort, une trace endeuillée de lui-même. Le deuil qui en aura été fait, après
lui, aura pris la forme d'une œuvre, celle de Platon - paradigme peut-être de
l'attention à la mort d'autrui.
3.2.5 Anarchive et systèmes de l'art
Une œuvre étant indissociable de sa préhistoire, de ses extériorités (avant-
œuvre, hors-l'œuvre, hors-la-loi de l'œuvre)2, on peut toujours la considérer
comme une archive, et réciproquement toute archive peut être analysée
comme une œuvre. On tentera ici d'analyser le lien entre archive et œuvre
sous l'un des angles retenus par Derrida : celui de l'anarchive et de son
corrélat, la pulsion d'archive. Pour conserver une archive, il faut une instance
spécialisée, une autorité. L'archive est l'instrument d'une prise de pouvoir par
une institution, un archonte, qui livre une certaine interprétation à la
communauté, laquelle soumet cette interprétation à interprétation.
a. Pulsion d'archive.
Tout vivant3, toute expérience, tout rapport à l'autre, laisse une trace.
1
Ibid p146.
2
Genèses, généalogies, genres et le génie, les secrets de l'archive (op. cit.) p20
3
Trace, archive, image et art, op. cit. p127
c. Pulsion d'œuvrance ?
Pour que la vie ait tellement de valeur, pour qu'elle ait une valeur aussi
absolue, il faut qu'elle soit prise dans une surenchère, un mécanisme où elle
vaut plus que la vie. Le sacrifice humain a été aussi universel que l'intuition
du pur, de l'indemne. Il se fait au nom d'un principe supérieur : le mort dans
le vivant, la survie. C'est un principe aussi mécanique, machinique, que l'effet
phallique. Pour accorder plus de valeur à la vie, il faut faire le deuil de la vie.
La vie humaine ne possède une dignité infiniment respectable, divine, sacro-
sainte, que parce qu'elle porte témoignage de cette transcendance infinie.
Il ne peut y avoir d'expérience de la vie sans passer par d'autres défilés qui
viennent en plus de la vie. On peut désigner ces défilés par des concepts ou
quasi-concepts comme trace, différance, restance, les vivre au travers de
rituels issus de la tradition6 ou par le biais de ce qu'il est convenu d'appeler
œuvre d'art, répartis selon leur genre : peinture, poésie, musique7 ou autre.
1
Dans Spectres de Marx, op. cit., p14, v. citation complète dans le §3.2.4.2.c.
2
Apprendre à vivre, enfin, op. cit.
3
Echographies de la télévision, op. cit., p139
4
Le toucher, Jean-Luc Nancy, op. cit., p65
5
Force de loi, op. cit., p126
6
Dans le cas de Derrida, ce peut-être (entre autres) la circoncision comme modèle d'écriture ou le
talith comme rappel de la loi à même le corps - mais pour d'autres, ce sont d'autres rituels.
7
Parmi les nombreux écrits consacrés par Marie-Louise Mallet à la musique, on peut citer « Ne reste
que le chant... » (dans Appels de Jacques Derrida, 2014, op. cit ). Dans ce texte, elle met en relation
quelques pages du deuxième volume du Séminaire La bête et le souverain et le dernier mouvement
d'une sonate de Schubert, la Sonate n°19 en ut mineur, D.958. Dans ces deux œuvres, c'est l'itération qui
est source de création. « “L'inédit surgit, qu'on le veuille ou non, dans la multiplicité des répétitions“
(Derrida). L'itération n'est donc pas contradictoire avec l'unicité de l'événement (…) cette musique peut
être entendue comme une assomption glorieuse de la différance » (p555). Dans ces deux œuvres, il
s'agit « de ce que Jacques Derrida nomme survie (…), cette survie dont il dit aussi, dans Apprendre à
vivre enfin, que son “sens ne s'ajoute pas au vivre et au mourir“ mais qu'“Elle est originaire : la vie est
survie“ » (p562). « Mais ne pourrait-on dire, de même, que la musique est structurellement survie ? “la
matière sonore[…] confère un certain caractère tragique à toute musique“, dit Daniel Barenboim dans
un entretien avec Edward Said, car “le son […] tend vers le silence“. La musique est hantée par la perte :
Il n'y a pas (ou pas seulement) chez Derrida une préférence pour la vie (la
vie courante), il y a l'exigence inconditionnelle d'une vie la plus intense
possible, d'une vie qui ne se borne pas à la vie, d'une survie qui ajoute à la vie
plus que la vie (supplémentarité). Quand il écrit, au seuil de la mort, Préférez
toujours la vie et affirmez sans cesse la survie3, quand il bénit l'assistance, cette
dernière phrase est, comme toutes celles qui l'ont précédée, double. La
première bénédiction, celle qui peut venir de la bouche du père4, est celle qui
rend, malgré tout, la survie possible. Mais au-delà de cela, il y aurait une
bénédiction ultime, paradoxale, qui serait de partir sans laisser d'adresse, de
laisser l'autre survivre "sans la surcharge d'un héritage, sans le poids d'un
deuil"5, dans une imprévisibilité absolue - celle que reçoit l'orphelin. Ce
renvoi énigmatique à l'absence et à l'imprévisibilité absolue appelle, selon
Derrida, la prière et les pleurs, ce à quoi nous pouvons ajouter : la prière,
comme les pleurs, sont les prémisses de l'œuvre.
contamination du fini et de l'infini, de la vie et de la mort », comme le montre Paola Marrati dans La
Genèse et la trace – Derrida lecteur de Husserl et de Heidegger (1997) » Jacob Rogozinski, Cryptes de
Derrida, 2014, op. cit., p59. v. notre commentaire autour de cette thématique ci-après dans le §3.2.7.2.
8
C'est peut-être ce qui le sépare, irréductiblement, de la pensée heideggerienne.
La particularité de la mort, ce n'est pas qu'on puisse la vivre (elle est aussi
impossible à vivre que les autres inconditionnalités), c'est qu'elle finit
toujours par arriver. Il n'y a pas d'incertitude à son sujet, sauf sa date. Mais
cette exception suffit à introduire en elle la structure du "peut-être". Je vais
mourir, mais peut-être pas demain, peut-être un autre jour. Je vais mourir,
m a i s j'ignore de quoi. Son inéluctabilité n'empêche pas que la mort soit
soumise à certaines conditions - ce qu'on appelle les causes de la mort.
Puisqu'il n'y a pas de mort sans cause, et puisque j'ignore les causes de ma
mort, ce qui s'ouvre n'est pas la possibilité d'y échapper, mais une autre
éventualité (ou problématique), celle d'un supplément de vie qui s'ajoute à
mon présent.
Dans les dernières phrases de son dernier entretien3, sans revenir sur
1
Freud espérait provoquer, par la cure, la réactivation d'une trace originelle et unique, une sorte de
résurrection du trauma.
2
Jacques Derrida, Circonfession, 1991, op cit, p52.
3
Apprendre à vivre enfin, op. cit. pp54-55.
Dans ce passage, Derrida n'affirme pas la vie en tant que telle. La vie en
tant que telle a quelque chose de répétitif, de machinique ou de circulaire. Ce
qu'il affirme et même, ce qu'il exalte, c'est une surenchère par rapport à la vie.
La survivance n'est pas seulement la vie, c'est encore plus : la vie au-delà de la
vie [vivre au-delà de l'expérience du présent-vivant], la vie plus que la vie [ce
qui implique autre chose que la simple vie], la vie la plus intense possible
[pleurer, c'est vivre intensément, c'est en appeler au-delà de la vie
immédiate].
Pour frayer le chemin d'une vie qui ne s'inscrive pas dans son propre
présent, il faut laisser l'autre parler dans son temps à lui, inscrire son chemin
dans le présent de l'autre. Avec cette interprétation nouvelle introduite en
2001, dans le séminaire La Bête et le Souverain1, du discours prononcé en
1960 par Paul Celan sous le titre Le Méridien, Derrida introduit un autre
concept du présent, non pas vivant mais, pourrait-on dire, plus que vivant.
Selon Paul Celan, dans son essence la plus intime, le poème, cette parole d'un
seul, est présent et présence2. Il se tourne vers ce qui apparaît, lui adresse la
parole. Dans l'espace de ce dialogue, souvent désespéré, se constitue, au
présent, "ce à quoi la parole s'adresse" - qu'il nomme "Tu". Celan insiste sur
l'Ici et maintenant du poème : c'est dans cette immédiateté, cette proximité
unique et ponctuelle que le poème peut dire "Je"3, laisser parler l'Autre, lui
donner le temps de la parole.
1
Séminaire 2001-2002, La bête et le souverain, Volume 1, op. cit. p366.
2
Paul Celan, Le Méridien, op. cit. p76.
3
Le poème, pas l'auteur.
lumière.
4
Ibid, p13.
5
L'année est mentionnée à la fin du texte, p51.
Chaque photographie est un deuil, mais le deuil de qui? De celui qui l'a
prise (le photographe), de la ville, de la photo elle-même ou de son référent
(ce qui y est représenté), ou encore de celui qui la regarde? "Prendre" une
photographie, c'est déjà se séparer de la chose, c'est déjà en prendre le deuil,
la laisser prendre par un autre, "prendre" le risque qu'un autre se l'approprie.
Le photographe porte le deuil d'Athènes : l'Athènes antique, archéologique,
mythologique, celle des ruines anciennes, mais aussi celle d'hier, l'Athènes
moderne, et aussi celle d'aujourd'hui qui est, d'avance, condamnée à
disparaître. Le sursis ne change rien à cette fatalité : rien ne sera sauvé. La
photo confirme et scelle un verdict, un compte à rebours déjà déclenché6.
Une photographie n'est pas un objet mort. Elle continue, selon Derrida, à
regarder le soleil. D'ailleurs quand la phrase Nous nous devons à la mort lui
est venue à l'esprit, il était midi. Cette phrase, qui semble renvoyer à la mort
inéluctable, la suspend entre les deux "nous". Entre l'instant où une
photographie est "prise" (avec ou sans système de retardement), les instants
auxquels renvoient les choses représentées, le moment où elle est regardée,
1
Ce faire-un-rêve, dans le contexte où Derrida le décrit, c'est faire-une-œuvre.
2
Ibid p19.
3
Ibid p51.
4
Ibid pp55-56.
Pourquoi Derrida insiste-t-il tellement, dans ce texte, sur le soleil? Dans les
intervalles, les entre-nous, sa trace persiste. Dans les photographies, elle a
encore lieu, elle arrive, même si elle n'arrive qu'à s'effacer, comme il
l'explique en 1986 dans Comment ne pas parler3. C'est cette trace quasiment
disparue qui surprend, qui résiste à la religion du deuil, la dette, le devoir, la
culpabilité. Elle porte une protestation innocente, celle d'un vivant qui a
toujours la possibilité de déclarer, à un instant donné, qu'il ignore la mort. Il y
aura du soleil, pour l'éternité, dans chaque photographie qui restera. Aussi
figée soit-elle, elle n'est pas absolument morte. Cet écart entre le « nous » et le
« nous », c'est aussi ce qui fait la différence entre la phrase Je suis mort dans
laquelle Jacob Rogozinski repère et regrette une certaine mélancolie, et la
phrase Nous nous devons à la mort, qui ouvre la possibilité de l'œuvre4.
Mais d'un autre côté, il arrive qu'une trace inattendue, insituable, fasse
irruption. C'est un événement qui peut avoir lieu dans les sciences (biologie
ou géologie), dans l'histoire, dans la poésie, ou dans l'existence de n'importe
qui. Ce genre d'événement arrive, doit arriver, dans toute œuvre digne de ce
nom.
"L'abandon de la trace laissée, c'est aussi le don du poème à tous les lecteurs et contre-
signataires qui, toujours sous sa loi, celle de la trace à l'œuvre, de la trace comme œuvre,
entraîneront ou se laisseront entraîner vers une tout autre lecture ou contre-lecture. Celle-ci
sera aussi, d'une langue à l'autre parfois, dans le risque abyssal de la traduction, une
incommensurable écriture" (Béliers, op. cit. pp66-67) [Les italiques sont de Derrida].
C'est ainsi que la trace survit dans les musées, au cinéma2, dans l'image et
aussi dans la parole, là où les œuvres sont reconnues mais aussi là où elles
sont ignorées. Elle survit disséminée 3, admirée ou méprisée comme
simulacre, artefact ou objet stérile, évaluée ou dévaluée soit pour son excès
de technicité (par exemple dans la musique contemporaine) soit pour son
manque de technicité (la perte de savoir-faire souvent dénoncée dans la
pratique actuelle des arts). Elle survit comme trace qui trace4, événement,
déconstruction en cours.
Comment ce poème qui parle10, qui dit "je", cette trace apparemment
inerte qui se produit en se désignant elle-même11, peut-elle réinventer ce
dont elle hérite, saluer l'autre, multiplier ses semences? Le tout autre, qui est
1
Ce que Roland Barthes, dans La chambre claire, appelait le punctum.
2
Le cinéma et ses fantômes, op. cit., p82
3
La dissémination, op. cit., p187
4
Echographies de la télévision, op. cit., p45
5
Poétique et politique du témoignage, dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit., p535
6
Béliers, op. cit., p23
7
Ibid p47
8
Force de loi, op. cit., p104
9
Béliers, op. cit., p18
10
Ibid pp54-55
Il faut bien que la restance obéisse aux lois de la peinture à l'œuvre : lois
qui sans doute changent, se transforment, sont peut-être différentes pour
chaque tableau, mais sans lesquelles il n'y aurait pas de tableau. Si la restance
picturale doit être « abandonnée à son ellipse », c'est parce que ces lois, en
tant que lois, ne sont pas déterminées ni déterminables à l'avance. Mais
même si les chaussures n'illustrent rien, aucune thématique ni aucune vérité,
il faut bien qu'elles renvoient à un principe au moins : celui de l'œuvre. Ce
serait, pourrait-on dire, un principe sans principe.
« “La vérité en peinture“ est principe d'hospitalité, ou plutôt : elle est la rature de tout
principe par hospitalité pure. Proposition qui n'est pas sans rejoindre ce que, par un tout
autre chemin de pensée – tout autre, mais parfois si proche – Michel Deguy écrit du poème :
“Le principe de poésie est principe d'hospitalité. (…) L'hôte est toujours un inconnu ; sans
identité.“ Ce qui ne signifie pas que le tableau, ou le poème, parient sur l'inexistence absolue
d'aucune archè susceptible de justifier la présence ou la venue de ce qu'il y a, mais seulement
qu'ils la mettent entre parenthèses au moment de l'accueillir par hospitalité pure. Comme
une offrande qui n'a besoin de l'autorité d'aucun nom pour avoir lieu » (ibid p279).
3.3.3 Œuvrement et espacement
On peut, pour définir ce je nomme dans cette « thèse » œuvrement, partir
d'un autre mot, espacement, ce quasi-concept indissociable de la différance.
3.3.3.1 Eléments de définition.
La notion psychanalytique de frayage s'appuie sur une métaphore
spatiale : la trace mnésique fait effraction, elle se perce un chemin
contre des résistances 1. Quand elle fait irruption, par exemple dans le
rêve, elle est à la fois visuelle et verbale. Il faut un travail, une violence,
pour tracer une route, qui n'est produite qu'avec retard, après-coup. Ce
décalage ou retardement supplémentaire, découvert par Freud 2, est
originel, indissociable de l'archi-écriture derridienne. Borné ni par la
temporalité linéaire de la parole, ni par la structure phonétique, il
expose à l'éloignement, à la distanciation 3. Il introduit dans l'espace une
scène d'écriture hétérogène, à la fois extérieure et intérieure au spatial (la
double scène)4. Tout rapport à soi, entre l'apparaissant et l'apparaître,
1
Jacques Derrida, L'écriture et la différence, op. cit., p317.
2
Ibid pages 302-303.
Un des symboles de ce retard est Oedipe, qui ne deviendra aveugle que dans un temps
3
supplémentaire.
4
« Pour Derrida, l'espacement est d'abord le propre de l'écriture : “le propre de l'écriture, nous
l'avons nommé ailleurs, en un sens difficile de ce mot, espacement“ [Derrida, L'écriture et la différence,
a. Passe-partout.
b. Spacieux.
Parlant du film de Safaa Fathy, D'ailleurs Derrida, qu'il connaît bien et dont
il a pu expérimenter directement la fabrication car il y a joué le rôle principal,
Derrida explique qu'il met en œuvre, en tant qu'œuvre, la question de
l'espacement4. Cette formulation laisse supposer que tous les films n'opèrent
p a s en tant qu'œuvres : par exemple ceux qui se déroulent dans l'espace,
1
« Espaçons. L'art de ce texte, c'est l'air qu'il fait circuler entre ses paravents » écrit Derrida dans
Glas (p88b). Au milieu de son analyse, qui tourne autour du phallus, de la castration et de la
décapitation, Derrida introduit cette petite remarque selon laquelle le discours dépourvu d'art, le
discours enseignant, serait nécessairement étouffant, ennuyeux, continu, analogique, tandis que
l'œuvre d'art ferait circuler l'air. En juxtaposant, en improvisant, en rendant les enchaînements
invisibles, elle espacerait. C'est ce que veut faire Derrida lui-même. Espaçons dit-il, introduisons dans
l'écriture de l'espacement (p87b), laissons les phrases s'enrouler autour d'une direction sans la fixer
(colonne tronquée, sanglante, mutilée), combiner des lignes verticales aux lignes horizontales du livre.
2
Jacques Derrida, La Dissémination, op. cit., p288-9.
3
Ibid p367.
4
Jacques Derrida, Trace et archive, image et art, 2002, op. cit. p99.
b. Musique.
Selon Peter Szendy4, du corps humain suintent, depuis la nuit des temps,
des prothèses sonores : la voix, les membres, les corps dansants, les
instruments mis en mouvement par la bouche ou la main. Ces objets sonores
prolifèrent et s'extériorisent. Ils déploient des espaces acoustiques qui
prolongent le corps, résonnent dans d'autres espaces, et aussi s'en détachent
1
Ibid p98.
2
Si l'on admet que ses aïeux porteurs du nom "Derrida" sont venus d'Espagne.
3
Selon Rosalind Krauss, on peut trouver le même mécanisme dans la photographie : « Ce qui unit
toute la production surréaliste, c'est précisément cette perception de la nature en tant que
représentation, de la matière en tant qu'écriture. Il ne s'agit pas bien sûr de cohérence morphologique,
mais sémiologique. (…) A l'intérieur de l'image, l'espacement peut naître du “cloisonné“ de la
solarisation ou de l'incorporation de cadres présents dans la réalité et destinés à segmenter celle-ci ou
à en déplacer des fragments. Mais à la frontière même de l'image le cadre de l'appareil photographique
qui coupe ou découpe l'élément représenté et le sépare du continuum de réalité peut être considéré
comme un autre exemple d'espacement. L'espacement est le signal d'une brisure dans l'expérience
instantanée du réel, une rupture qui produit une séquence. Le cadrage photographique est toujours
perçu comme une déchirure dans le tissu continu de la réalité » (Le Photographique, Pour une Théorie
des Ecarts, Préface d'Hubert Damisch, Ed Macula, 1990, pp117-119).
4
Peter Szendy, Membres fantômes des corps musiciens, p131.
Un spectre nous regarde. Sans pouvoir croiser son regard, nous nous
sentons vus, surveillés. Derrida nomme effet de visière cette dissymétrie
radicale. Cet autre immaîtrisable, innommable, anachronique et secret,
dissimulé par une armure, qui délivre l'injonction, est une figure de la loi6. Ni
4
« Si le fantôme n'est pas lié à la perte d'un objet, il ne saurait être le fait d'un deuil manqué. Tel
serait plutôt le cas du mélancolique ou de toutes les personnes qui portent une tombe en elles. C'est à
leurs enfants ou à leurs descendants qu'échoit le destin d'objectiver, sous les espèces du revenant, de
telles tombes enfouies. Car ce sont elles, les tombes des autres, qui reviennent les hanter. Le fantôme
des croyances populaires ne fait donc qu'objectiver une métaphore qui travaille dans l'inconscient :
l'enterrement dans l'objet d'un fait inavouable » (Ibid, p427).
1
« L'esthétique derridienne, s'il y en a, a partie liée avec le spectral. Je ne puis délaisser une œuvre,
et quand bien même je le ferais, elle me poursuivrait comme un spectre, elle me hanterait » Nathalie
Roelens, Les chaussures de Van Gogh, suite (dans Jacques Derrida et l'esthétique, op. cit.) p97. Cela
explique peut-être l'étrange hantise que produisent, en général, les Souliers de Van Gogh – et pas
seulement chez les philosophes ou les professionnels de l'histoire de l'art.
2
Lecture de « Droit de regards » de Marie-Françoise Plissart, op. cit. pVI
3
Le cinéma et ses fantômes, op. cit., p78
4
Penser à ne pas voir, dans Annali 2005/I, Ed Mondadori, p51
5
La télé-techno-discursivité, qui détermine l'espacement de l'espace public, est irréductiblement
spectrale. Cf Spectres de Marx, op. cit., p89, p92
6
Echographies de la télévision, op. cit., p135
Que nous soyons, d'avance, dans cette tradition européenne, hantés par la
spectralité - c'est ce qui ouvre la possibilité d'un œuvre qui soit aussi un
exorcisme, et l'œuvre de Jacques Derrida, comme les autres, peut être lue
comme telle, une conjuration du mal. Il y a de la répétition, de l'itération, mais
la loi de cette itération n'est pas la reproduction à l'identique. On ne peut
jamais exclure l'anormal, le parasitaire on le non-sérieux, on ne peut jamais
écarter ce qui vient brouiller ou hanter la simplicité des oppositions. La
thématique du fantôme dépasse l'humain, elle se confond avec la trace même.
Les spectres sont instables, désaccordés, imprévisibles, porteurs d'héritages
divergents avec lesquels il faut s'expliquer3. Mais comment s'expliquer avec
des figures tremblantes, qui profèrent des mots incompréhensibles et ne
montrent l'ombre des acteurs ou des décors disparus qu'à travers les
tressaillements d'anciennes images? Il faut trouver d'autres noms, de vrais et
justes noms4 qui les laissent revenir, il faut s'adresser à eux, les apostropher
dans la singularité d'un lieu de parole, dans l'unicité d'une filiation. Œuvrer,
c'est appeler les spectres d'une voix qui restera, elle aussi, spectrale.
3.3.5 Citationnalité
Pour analyser, au plus près du texte, les effets de hantise dans l'œuvre
derridienne, on peut examiner la façon dont il procède pour citer.
1
Il est à noter que l'insistance de Derrida sur cette formule, The time is out of joint, est liée à une
interrogation sur l'œuvre. « Le temps est hors de ses gonds, le temps est déporté, hors de lui-même,
désajusté. Dit Hamlet. Qui ouvrit ainsi l'une de ces brèches, souvent des meurtrières poétiques et
pensantes, depuis lesquelles Shakespeare aura veillé sur la langue anglaise et à la fois signé son corps,
du même coup sans précédent, de quelque flèche ». (Spectres de Marx, op. cit. p42). Il faut cette
désarticulation du temps pour que soient produits des œuvres, des chefs-d'œuvres.
2
Spectres de Marx, op. cit., p22
3
Ibid. p46
4
Politiques de l'amitié, op. cit., pp91-93
b. Altérité.
La citation est double. D'une part, c'est une reproduction, un emprunt, une
copie; mais d'autre part le fragment répété n'est pas identique à lui-même4. Il
renvoie à l'autre5, travaille au corps même du texte. La citation invente, elle
devient productive, elle fabrique de l'altérité. Citer, c'est mettre en
mouvement, c'est aussi greffer 6, traverser, faire naître, engendrer de
nouveaux textes ou de nouvelles images. La greffe ne s'ajoute pas à un texte
préexistant, elle l'ébranle, le transforme, le contamine. A la façon de la
nymphe Echo7, qui transforme des fragments de phrases en paroles nouvelles
ou en actes de langage, elle combine la mémoire et l'oubli.
Toute marque parlée ou écrite, tout signe quel qu'il soit, tout renvoi, ouvre
la possibilité d'un prélèvement ou d'une greffe citationnelle. Elle peut
proliférer, engendrer à l'infini de nouveaux sens, d'autres textes et aussi
d'autres contextes. Dès qu'il y a renvoi à l'autre, il y a trace. Cette expérience,
qui est aussi celle du vivant, est illimitée.
c. Textes et livres.
1
La Dissémination, op. cit., p384.
2
Ibid pp405-407
3
Limited Inc, 1990, op. cit., pp168-9.
4
Prégnances, op. cit., p14
5
Spectres de Marx, op. cit., p126
6
La Dissémination, op. cit., pp431-2.
7
Prégnances, op. cit., pp15-16
- les citations de Jean Genet dans Glas. Sur la colonne de droite, ce qui est
convoqué n'est pas seulement l'œuvre romanesque ou théâtrale comme telle,
c'est un idiome mis en fragments, désarticulé, réduit à ses mots, ses lettres,
ses syllabes (gl)3, ses associations, ses cheminements sémantiques privilégiés
(de la gloire au glas), ses énoncés fantasmatiques.
- John Searle dans Limited Inc. Searle ayant refusé de publier son texte4
dans le même ouvrage que Derrida, celui-ci choisit ironiquement d'écrire, la
même année (1977) une réplique où ce spécialiste des actes de langage est
cité dans sa quasi-intégralité.
- On trouve dans la Dissémination une note de trois pages qui contient une
sélection de passages des Chants de Maldoror4 qui renvoient à certains mots
(grille, colonne, carré, pierre, poison) tous associés à l'élaboration
derrridienne autour du phallus et à l'analyse du texte de Freud La tête de
Méduse. Ici encore, l'idiome de Lautréamont semble infecter le texte
théorique.
Comment peut-on croire sans croire? D'où vient cette foi étrange, révélée,
comparable à celle qu'on rencontre dans les lieux de culte, cette croyance
quasi messianique en un autre dont nous savons qu'il n'est qu'une fabrication
artificielle? Tel est le point aveugle, le punctum dont Derrida affirme qu'il est
l'essence du cinéma2. Qu'on puisse ainsi croire, dit-il, c'est à la fois un miracle
et une chose terrifiante, de l'ordre de la vertu, de la morale, à moins que ce ne
soit de l'amoral, de l'immoral ou de l'anti-morale.
3.3.6.2 Ecriture
D'un côté, un film est une écriture, nécessairement montée et calculée en
fonction d'un point de vue, d'un code. Il est soumis à deux lois indissociables
du logocentrisme : la loi filmique3 qui tend à réduire l'image à l'autorité du
discours, et la loi de l'image4, qui oblige celle-ci à suivre des règles strictes de
fonctionnement conventionnel, dans un contexte où l'espace a autorité sur le
temps, l'iconique sur le verbal. Pour monter un documentaire, il faut choisir
une perspective (une seule) et s'aveugler à tous les autres points de vue
possibles. Il faut construire une fiction dont la vérité ne doit dépendre que
d'un seul témoignage, celui du film. Mais d'un autre côté, si ce film est une
œuvre [au sens fort du terme], alors la parole peut surgir à l'improviste, des
e f f e t s d e c o u p u r e l a i s s e r p l a c e à l ' é v é n e m e n t5. L'ex p érien c e
cinématographique résiste à la loi filmique. Des corps inconnus, des mots
invisibles, des spectres hantent le film. Ce qui "aura été fait" se sépare
définitivement du réalisateur comme des acteurs. Un film achevé n'est plus
réappropriable. Il se rend propice à l'hôte inattendu6.
1
Ibid p76.
2
Tourner les mots, op. cit., p116
3
Le cinéma et ses fantômes, op. cit., p83.
4
Trace et archive, image et art, 2002, op. cit. p103
5
Tourner les mots, op. cit., pp17-19.
6
Cette thématique est proche de celle que Jean-François Lyotard, dans Des dispositifs pulsionnels
(UGE 10/18, 1973), nomme acinéma.
N'est-ce pas cela qui est recherché dans l'œuvre derridienne? Pour chaque
texte, chaque thème, chaque motif, il faudrait pouvoir faire retour à l'essence
de la croyance, avant ce texte, ce thème, ce motif.
3.4 Dissémination
3.4.1 Supplément pur
Paraphrasant l'affirmation usuelle sur la perfectibilité de l'homme2,
Jacques Derrida soutient que celle-ci n'est possible que par un mouvement
antérieur au logos et irréductible à tout système d'oppositions : la
supplémentarité, dite aussi différance supplémentaire. Ce mouvement est une
faculté par laquelle le supplément, qui est capable de se supplémenter lui-
même, est remplacé par son double : un supplément de supplément3. Dans ce
mouvement sans fin, ce qui se répète est le même (l'identique), et aussi
l'excès (toujours plus de supplément). La pensée de l'œuvre, comme sa
1
Fernanda Bernardo, Croire aux fantômes, penser le cinéma avec Derrida, op cit, p414.
2
Dans De la grammatologie (op. cit., p260), Jacques Derrida semble reprendre à son compte la thèse
de Jean-Jacques Rousseau (La perfectibilité est le propre de l'homme) en la dissociant de la présence.
3
La dissémination, op. cit., p136
La nudité à laquelle Derrida se rapporte ici, c'est la chose nue, celle que
Heidegger dépouille de tout caractère d'utilité et de fabrication, un « produit
dévêtu de son être de produit »4. On retrouve dans cette nudité la dimension
1
« Si la folie de Foucault est l'absence d'œuvre, celle de Derrida est l'excès de l'œuvre : double
polarité » Jean-Luc Nancy, Ipso facto cogitans et demens (dans Derrida, Pour les temps à venir, 2007, op.
cit.), p125.
2
Expression intégrée, entre parenthèses, dans le titre de l'un des textes de La vérité en peinture : + R
(par dessus le marché).
3
Par exemple, entre autres, la métaphore et ses proliférations, la mimesis en tant qu'elle
fait exister un non-être.
4
La vérité en peinture, op. cit., p343
- ni plaisir, ni jouissance : la science. Selon Kant, une science belle serait une
absurdité. La science ne peut pas procéder en vue du plaisir (sauf en un point
singulier, un point dit d'origine où les distinctions s'effacent2). Les arts mécaniques,
qui partent d'un modèle en vue d'une finalité, sont dans la même position.
L'hymen est dans la femme, dans l'obscurité de son antre, et aussi entre le
dehors et le dedans, à la limite4. On peut déchirer cette membrane, cette paroi
vaginale et virginale, mais même après qu'elle ait été déchirée, on ne la
franchit pas, elle reste un bord. On ne peut pas la crever sans violence, mais
elle ne se crève jamais complètement, elle reste en suspens. La déchirure
tient et ne tient pas, elle a eu lieu et elle n'a pas eu lieu, elle entretient
l'espacement. On la consomme sans la briser, on la consume pour le plaisir.
Même consumé, l'hymen continue à se plier. Rien ne peut arrêter le jeu de
cette pliure5.
1
« Si la littérature, la fable, le théâtre, le drame, le ballet, la danse, la mimique, sont des écritures
assujetties à la loi de l'hymen, ces écritures ne forment pas un seul et même texte (…). Le commun de
ces écritures, nous en avons reconnu la règle sous le nom de référence écartée, être à l'écart, ou hymen »
(La dissémination, op. cit., p296). Il est significatif que tous les exemples choisis par Derrida soient des
œuvres.
2
Le plaisir, c'est la loi de l'hymen en tant qu'elle revient à son point de départ. « Pas de plaisir,
certes, mais si c'est le plaisir qui incessamment se limite, traitant avec lui-même, se contractant pour se
préparer à lui-même, se produire, résoudre, régénérer, perdre et garder au service d'une fonction
générale dont il est la tendance, alors, aussi bien, il n'y a que Plaisir » (La Carte postale, op. cit., p 426).
3
Il y a une loi de la dissémination comme il y a une loi de l'hymen, et il faut la suivre. C'est ainsi que
se termine le texte de Derrida sur Mallarmé ( La double séance), tout en bas d'une très longue note : « Or
qui décide de la lecture ? Déplacé presque au hasard – mais c'est la loi car il faut avec le délire l'écriture
– disloqué, démembré, le “mot“ se transforme et s'associe indéfiniment » (La dissémination, op. cit.,
p346).
4
La dissémination, op. cit., p261
5
Ibid op. cit., p281, 283.
L'opération que Derrida déclenche sur le livre peut s'analyser comme une
mise en jeu de la limite, du bord, du limen, qui est aussi une mise en feu de
l'hymen. Les jeux de mots soulignent que ni le livre, ni l'hymen, pris tous deux
dans un chiasme, n'ont d'identité stable. "Son identité se dé-pense". Le livre-
hymen est un autre livre, une fête, un feu d'artifice, un simulacre. Au-delà de
la littérature, son énergie ne s'épuise jamais1. Lire, interpréter, traduire, c'est
s'unir au texte et l'ensemencer, le déchirer, en faire un lieu, un hymen où
passera, une fois, une seule, le nouveau-né.
Un motif qui joue le rôle de prédicat à l'égard d'un autre motif est en
1
Derrida, La bête et le souverain, volume 1, op. cit. p259.
2
Derrida, De quoi demain, dialogue avec Elisabeth Roudinesco, op. cit., p235
3
Derrida, Economimesis, op. cit. pp90-93.
4
Exemple : le droit de grâce. Cf Le Siècle et le pardon, dans Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit.,
p120).
5
Derrida, La bête et le souverain, volume 1, op. cit., p177.
Le subjectile est le support de l'œuvre. Sur lui (le papier, la toile) vient se
jeter, se coucher, s'expulser tout ce qui peut venir incuber en lui. Derrida
compare ce réceptacle universel à la Khôra de Platon1. Il est le lieu de toutes
les figures. Il s'attend à tout, prend sur lui toutes les formes, mais n'en garde
jamais, il est un porte-empreinte pour toute chose. Il doit rester hétérogène à
tout ce qu'il reçoit. Il se soustrait à toutes les oppositions : ni homme/femme,
ni père/mère, il est père et mère, homme et femme, comme dans Dessin à
regarder de traviole2, avec ses deux colonnes de la loi et ses projections
glossolaliques. Il est matrice, matière maternelle, nourrice, et aussi
transcendance. Il est père-mère, et il est aussi l'enfant, le reste. Il est
représentation, et aussi irreprésentable, il porte tout, il accouche de tout, il
est tout et il n'est rien de spécial. Il n'a pas de propriétés, et il est aussi
l'intervalle, l'espacement, la différence, le lieu déterminé3. Tout ce qui y prend
place peut se substituer. Il est tellement indifférent qu'il faut le forcer, le
forcener, et aussi le confiner dans sa place (double contrainte, double bind).
3.5.2.2 « A même... »
Dans certains cas, la locution "à même", dans le vocabulaire derridien,
renvoie à la structure du "s'entendre-parler", en tant qu'elle est l'essence de
la parole. Nous nous entendons parler "à même" le circuit bouche-oreille, qui
est aussi le circuit interne/externe de la voix. Le sujet parlant, le "je", s'entend
dans le temps où il parle, ce qui organise à la fois son rapport à lui-même et
son rapport à l'autre (auto-hétéro-affection). Dans d'autres cas, la locution "à
même" renvoie à l'expérience de la marque, en tant qu'elle est inscrite "à
même le corps", en-deça du discours. Sans cette auto-affection immédiate, ni
la langue, ni la loi, ni les blessures, ni les traumas singuliers (ces "re-
marques") n'auraient pu s'inscrire. Ces deux usages de la locution ne sont pas
incompatibles. Dans l'un et l'autre cas, un mouvement se déclenche qui est
aussi le mouvement du don / contre-don, celui de la temporisation "à même
6
« Artaud entreprend une démolition de la théologie et de la métaphysique occidentales pour
connaître ce que peut un corps libéré du logocentrisme. Puisque le logos est l'œuvre de l'esprit, c'est
l'œuvre qui aliène le corps. Ce qui est en puissance dans le corps, c'est la destruction de l'idée de chef
d'œuvre. Vivre sans inspiration, vivre sans avoir recours à l'inspiration, vivre sans s'appuyer sur les
béquilles d'une œuvre à faire ou à venir, vivre sans téléologie, c'est la promesse du théatre de la cruauté »
(Philippe Sergeant, Deleuze, Derrida, Du danger de penser, p96).
1
Forcener le subjectile, op. cit. p97.
2
La machine de l'être ou dessin à regarder de traviole, daté de janvier 1946, reproduit dans Artaud,
dessins et portraits, de Paule Thévenin et Jacques Derrida, Ed Gallimard, planche 57.
3
Sur la khôra, cf §3.2.2 ci-avant.
Cette force magique, mystérieuse, que Marcel Mauss repère dans l'échange
du potlatch, c'est elle qui "donne" le temps, et c'est elle aussi qui donne sa
force à la production textuelle, à l'œuvre.
Cette irresponsabilité est ambivalente. D'un côté, elle prend acte d'une
réponse qui ne s'exerce pas à l'égard du semblable, mais du dissemblable, du
tout autre, voire du monstrueux. Mais d'un autre côté, quelles que soient les
justifications de cette non-réponse (analyse, démonstration, connaissance ou
autre), elle est porteuse du plus grand risque sans lequel aucune
responsabilité ne serait possible. Il faut que l'œuvre soit irresponsable, et il
faut aussi qu'elle ne soit jamais réduite à l'automaticité d'une non-réponse2.
3.6.3 Hyper-responsabilité
Faire une œuvre, c'est répondre. C'est répondre à, la modalité du répondre
la plus primordiale et la plus incontournable selon Derrida3, mais c'est aussi
répondre devant, répondre de, répondre pour. Toutes les modalités de la
responsabilité y sont impliquées, y compris la responsabilité courante,
quotidienne, "déterministe", sociale, celle qui se mesure aux conséquences de
nos actes. Il peut y avoir dans l'œuvre, selon le "vouloir-dire" de l'"auteur",
c o m p a s s i o n , c h a r i t é o u a t t e n t i o n à l ' é g a r d d'autrui, mais l'autre
responsabilité, celle qui n'est pas liée à une décision éventuelle de son
"auteur" ni à ses erreurs ou défaillances, ni non plus à la dénonciation de tel
ou tel dysfonctionnement, ni encore à sa capacité ou non de prendre en
charge un projet, la responsabilité d'un autre type, infinie, incalculable,
indépendante des circonstances, qui n'est pas seulement inscrite dans
l'œuvre elle-même mais aussi dans les lectures passées, présentes ou à venir
de cette œuvre, les interprétations, les citations, les reprises, ou celle qui
pourrait émerger dans la rencontre éventuelle, peut-être, de cette œuvre avec
une situation, des institutions ou un système de normes, cette responsabilité-
1
J Hillis Miller « For Derrida » (2009) (citation d'origine dans Le Passage des frontières, 1994,
op. cit., p195)
2
Cette ambiguité ou double bind peut être comparée avec celle que Serge Margel repère dans le
rapport à l'animal. « A cette voix qui me parle ou me tutoie, devant cet œil qui me regarde, c'est moi qui
ne peux plus répondre, c'est moi-même qui ne peux rien en dire. Je ne peux ni lui parler ni en parler, je
ne peux ni m'adresser à cette voix, ni la thématiser, ni la théoriser, ou l'objectiviser d'une vision
intentionnelle » (Video ergo videor, Farocki, Derrida et l'esthétique du point de vue , dans Appels de
Jacques Derrida, 2014, op. cit, p581). Questionnant ce refus d'adresse (à l'animal), ce déni, Serge
Margel parle d'« image opératoire » « d'une ligne abyssale qui opère au coeur du sujet dès lors qu'il se
voit vu par un animal. Elle opère, cette ligne, plus exactement là où le sujet nie ou dénie ce qu'il voit,
lorsqu'il se voit vu par l'animal, lorsqu'il se voit objet de la machine » (p572). Or l'œuvre, comme
l'animal ou la machine, ne répond pas.
3
cf le §03 de l'introduction à cette « thèse ».
plupart des portraits académiques de la même époque ne suscitent pas le même intérêt.
Voici donc la citation de Sec, seule mention du secret dans ces deux textes :
“Imaginons une écriture dont le code soit assez idiomatique pour n’avoir été instauré et
connu, comme chiffre secret, que par deux « sujets ». Dira-t-on encore que, à la mort du
destinataire, voire des deux partenaires, la marque laissée par l’un d’eux est toujours une
écriture ? Oui, dans la mesure où, réglée par un code, fût-il inconnu et non linguistique, elle
est constituée, dans son identité de marque, par son itérabilité, en l’absence de tel ou tel,
donc à la limite de tout « sujet » empiriquement déterminé. Cela implique qu’il n’y a pas de
code – organon d’itérabilité – qui soit structurellement secret“ (Marges op. cit., p375).
Si tout signe écrit est une marque qui reste1, toute écriture, et même toute
expérience en général, est une restance2. Jacques Derrida se sert ici d’un autre
mot qu'il utilise rarement, y compris dans ce texte (deux fois), altérité. On
pourrait lire, dit-il, sa théorie de l'écriture « comme l'exploitation de cette
logique qui lie la répétition à l'altérité »3. Pour illustrer cela, il fait appel à
l'étymologie sanskrite de iter (itara, l'autre). Qu'est-ce que l'altérité? Un effet
de cette force de rupture qui greffe la marque sur d'autres marques
hétérogènes. Ou encore : cet espacement qui rend l'écriture impossible
(imprévisible, incontrôlable, orpheline). Ou encore : la possibilité pour une
marque d' « engendrer à l'infini de nouveaux contextes »4. Le mot altérité n'est
pas pris dans le sens d'ouverture à autrui qu'il signifie aujourd'hui
couramment, mais en rapport avec une brisure, une rupture, un arrêt. Dans la
logique derridienne de l'altérité, ce qui nous sépare de l'autre, c'est son secret.
L’essentiel, dans l’acte de langage, n’est donc pas ce qui est énoncé
phonétiquement, descriptible (qu’on pourrait éventuellement réduire à
l’univocité d’un code), mais ce qui ne se ramènera jamais à un élément
descriptible : le parasite, le non-sérieux, ce qui justement fait obstacle, selon
Austin, à une théorie scientifique. Si ce non-sérieux est l’élément inattendu,
imprévisible, qui fait qu’un acte de langage pourra réussir ou échouer, on peut
le qualifier de lieu secret, ou encore de réserve de secret.
Une autre notion peut être précisée à partir de ces termes de secret ou de
reste, c'est celle de portée. En principe, la portée de la voix et du geste est
infinie, elle n'est bornée que par la finitude empirique des moyens de
transmission dans l'espace-temps. Mais il n'en est pas ainsi de l'écriture.
Quelles que soient les médiations ou les moyens de communication, la portée
de l'écriture est bornée pour une raison qui n'est pas d'espace, mais de
structure : l'absence du destinataire. Quand une marque (une trace
d'écriture) est émise, son émetteur l'abandonne. Même si un destinataire
possible se trouve en face de lui, par structure, c'est un autre qui la
d é c h i f f r e r a . C e t t e a b s e n c e n' e s t p a s p l u s c i r c o n s t a n c i e l l e q u e
l'indétermination du contexte. C'est une disparition absolue, principielle, qui
brise l'homogénéité de l'espace. D'un côté, celui qui reçoit le message ne peut
pas connaître l'intention de l'émetteur; et d'un autre côté, celui qui émet le
message ne saura jamais comment il aura été interprété. Les horizons de sens
de l'un et de l'autre ne convergent pas. Dire que la portée d’un acte de langage
est bornée, limitée, fissurée, c’est dire que la possibilité de prévoir son succès
ou son échec s’arrête aux portes d’un secret – comme le personnage de Kafka
aux portes de la loi.
4.1.2 L'inavouable
4.1.2.1 Il faut séparer le secret, qui est illimité
Commentant le livre d'Hélène Cixous, Rêve je te dis, où elle raconte certains
rêves ou certaines parties de ses rêves2, Jacques Derrida fait observer que,
par cet aveu, Cixous fait passer "en contrebande, clandestinement", "cela
même qui reste inavouable". Par l'aveu d'un secret (en l'occurrence un rêve),
on ne lève pas l'inavouable, au contraire, on apostrophe le destinataire pour
le faire participer à une scène de l'inavouable. Avouer un secret, c'est
authentifier ce secret. Mais si ce secret, comme tel, est digne de ce nom, il
n'est pas transformé par cet aveu, il reste secret. Ce n'est pas l'avouable qui
est avoué, c'est l'inavouable qui reste inavouable et inavoué à travers l'aveu
même car crypté malgré lui, obstinément crypté "crypté, têtu, crypté et tu,
cryptétu" écrit Derrida3.
"La substitution du "je" au "je" est aussi la racine du parjure : je (le je) peux(t)
toujours en (m')(s')adressant à (un [toi]), chacun ou chacune à chaque un ou chaque
une, substituer l'autre même "je" à ce "je"-ci, et changer la destination. (Un) "je" peux(t)
toujours changer l'adresse en secret au dernier moment. Comme chaque "je" est un "je"
(le même et tout autre : tout autre est tout autre comme le même), comme tout autre est
tout autre, (le) je peux(t) trahir sans que rien n'y paraisse en substituant l'adresse de
l'un à l'adresse de l'autre, jusqu'au dernier moment - dans l'extase amoureuse ou dans la
mort, l'une ou l'autre, l'une et l'autre" (Derrida, Papier Machine, op. cit. p102).
Le mot "je" est double. D'un côté, il dit la singularité la plus irréductible;
d'un autre côté, il dit le plus universel, le plus anonyme, le plus substituable :
le "je" dans sa généralité. Chaque "je" est le même [c'est toujours un "je"], et
aussi tout autre [ce n'est pas le même "je", c'est un "je" en général]. A chaque
fois que je dis "je", je joue sur cette duplicité. Je m'approprie un "je", un
"chacun", mais en secret, je peux toujours mentir. Je peux abuser l'autre, le
tromper, me parjurer - et même si je ne le fais pas (ou je ne crois pas le faire),
même si j'espère que le vol passera inaperçu, je ne peux pas échapper à la
culpabilité.
Hériter, c'est reconnaitre que le secret est une réserve qu'on ne pourra
jamais entièrement déchiffrer ni interpréter. Tout héritier promet de ne pas y
mettre fin, de le préserver pour l'avenir2. En disant "Oui", il scelle, par un acte
de langage, une alliance qui garde la mémoire de ce lieu qu'il renonce à
maîtriser ou limiter. Il prend acte que dans l'héritage qu'il accepte, il y a plus
d'un esprit, plus d'un spectre, plus d'une réserve, plus d'un secret3, et donc
aussi plus d'une responsabilité. Il lui est impossible de prévoir à l'avance
jusqu'où cet engagement le conduira.
Chaque fois que je m'adresse à l'autre, je lui demande d'être cru sur parole.
Je sollicite sa confiance, sa foi. Mais même si je suis de bonne foi, je ne peux ni
supprimer la possibilité du mensonge, ni démontrer ou apporter la preuve
définitive que je ne mens pas. Mon expérience propre, mon "quant à moi", est
aussi inaccessible à l'autre que son expérience, son "quant à moi" à lui, m'est
inaccessible. Chaque ego étant absolument singulier et solitaire, l'adresse à
l'autre est marquée par une incertitude, une équivoque indépassable.
Tout langage, toute action est envahie à la source par cette équivoque, qui
1
Sans doute fallait-il que, pour ce texte-là, la traduction paraisse en premier.
2
Sur ce recueil, on lira les observations faites ci-dessus dans le §3.2.4.1.
3
Derrida, Poétique et politique du témoignage , dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit. ,
p523. Pour qu'il y ait témoignage, il faut qu'il y ait aptitude à témoigner : que le témoin n'ait pas
disparu, qu'il n'ait pas été anéanti, réduit en cendres. Cette disparition est toujours virtuellement
possible, une possibilité qui est à la fois redoutable, car c'est alors le témoignage lui-même qui
disparaît, et la condition même du témoignage, lequel dépend de la présence circonstancielle d'un
témoin. Un témoignage qui serait une preuve, une information ou un constat perdrait le statut de
témoignage. Ce serait une pièce à conviction. "Pour être assuré comme témoignage, il ne peut pas, il ne
doit pas être absolument assuré, absolument sûr et certain dans l'ordre de la connaissance comme
telle" écrit Derrida. C'est le même paradoxe que celui du secret, de la responsabilité ou de l'œuvre. Il
faut d'un côté que le témoignage soit possible, et d'un autre côté que la certitude soit impossible.
a. Le témoin, irremplaçable.
Après que le texte ou le poème ait été écrit, le témoin n'est plus présent.
C'est l'œuvre qui témoigne, et ce dont elle témoigne restera à jamais inconnu,
ininterprétable. Le poème garde le silence. Il peut arriver que des lecteurs
trouvent des explications, des références, mais elles ne seront jamais uniques.
Il y en aura toujours plus. Le paradoxe de l'œuvre (ou du poème), c'est que
cela même qui manifeste l'impossibilité du témoignage, continue pourtant à
e n appeler à témoin1. L'œuvre se présente, elle survit dans cet appel - à
condition bien sûr qu'il y ait quelqu'un pour la croire.
Un témoignage ne prouve rien, il ne vaut que pour celui qui lui accorde sa
foi. Il implique pour ce dernier un engagement, un acte - singulier et
irremplaçable, l'acceptation d'un serment qui le lie au témoin.
"Ce serment (sacramentum) est sacré; Il marque l'acceptation du sacré, l'acquiescement à
l'entrée dans un espace saint et sacré du rapport à l'autre" (Jacques Derrida, Politique et
poétique du témoignage, op cit, p531).
Selon Marc Crépon, ce qui s'ouvre dans cet espace est "l'impossible
possibilité, inouïe, d'une autre éthique", une éthique du rapport à autrui. Avec
cet engagement dans une tâche, une responsabilité, avec cette acceptation du
devoir de traduire, s'ouvrirait pour Derrida la possibilité d'un partage qui ne
serait pas le partage du secret (impossible), mais l'expérience d'une
rencontre. Marc Crépon insiste sur ce mot qui n'est pas cité dans cet article
mais sur lequel, 20 ans plus tôt, dans Schibboleth, Derrida revenait plus d'une
fois1. D'un côté, on ne peut pas traduire un poème dans la même langue, mais
d'un autre côté, c'est le poème lui-même qui appelle plus d'une traduction,
dans une autre langue ou dans d'autres langues. S'il y a rencontre, elle ne
peut se produire que dans ces autres langues, mais il faut qu'elle se produise.
"Il faut reconnaître l'impossibilité de traduire dans une langue autre les mots du témoin.
I l faut assumer l'irréductibilité de l'idiome poétique, c'est-à-dire son impossible traduction
intralinguale autant qu'interlinguale. Il faut se plier à l'invention d'une langue intraduisible
pour rendre compte de la rencontre singulière d'un poème. Il le faut, dès lors que la poésie,
comme témoignage, autant que le texte qui témoigne de sa rencontre sont liés, comme le
rappelle Derrida, "à une singularité et à l'expérience d'une marque idiomatique, par exemple
d'une langue" (Marc Crépon, Traduire, témoigner, survivre, dans Rue Descartes 52, Penser avec
Jacques Derrida, 2006, p32).
A lui seul, le nom déclenche une attente. Si "œuvre" est le vrai nom, le juste
nom, alors il doit en venir quelque chose. Une hantise le travaille, comparable
à celle qui travaille d'autres mots, par exemple : amitié, démocratie. Se porter
vers ce nom, c'est en appeler à la justesse. Même si, de cette justesse ou
justice, il ne revient qu'une trace spectrale, il reste quelque chose du nom
juste. Sa hantise travaille.
4.1.4.2 Pas d'œuvre sans parjure
Chaque fois que je parle, même si je ne cherche à faire aucune déclaration,
même si je n'énonce aucune vérité et même si je suis en train de mentir, je
m'adresse à autrui, je témoigne devant lui de ce qui m'est présent à moi-
même. Implicitement, je jure. C'est un témoignage singulier, irremplaçable,
qui place l'autre en représentant de la loi1. Même si je suis de bonne foi, ce
que je dis peut être affecté par l'obscurité, l'ignorance, la bêtise2. Il se peut
que je sois incapable d'ajuster ma parole à un "vouloir-dire", il arrive que je
sois dépassé par la signification de ce que je dis. Au "je", se substitue alors un
autre "je"3 qui, en secret, abuse l'autre, change l'adresse, la destination ou la
manque4. Comment pourrais-je être absolument sûr de croire ce que je dis? Je
ne peux pas supprimer la possibilité du mensonge. C'est à l'autre de
témoigner de mon témoignage, de me croire ou de ne pas me croire. Exposé à
l'éventualité d'un parjure, même involontaire, je ne peux que m'excuser,
demander pardon.
Un serment n'est pas acquis une fois pour toutes. Il faut, à chaque fois,
chaque croyance, chaque interlocution, chaque œuvre5, reprendre l'acte de
foi. Mais une œuvre est ambiguë, elle a des limites (souvent instables), des
insuffisances. Il suffit qu'elle soit lisible pour qu'un destinataire inconnu,
infiniment distant, se l'approprie, arraisonne le message. Ce qui arrive alors
peut être pire qu'un parjure, un crime6 : en ignorant la singularité de
l'expéditeur, l'œuvre trahit un secret (et cela n'arrive pas seulement dans
certains contextes ou circonstances particulières, c'est toujours le cas). Cet
événement laisse à son tour une trace qui peut se constituer en archive. C'est
pourquoi on n'œuvre pas sans s'excuser, sans demander pardon. Les aveux et
les confessions sont fréquents chez les écrivains, à commencer bien sûr par
Jean-Jacques Rousseau, Saint Augustin et Jacques Derrida lui-même, mais
aussi beaucoup d'autres. La réponse au pardon n'a rien d'automatique, car si
1
Poétique et politique du témoignage, op cit, p533.
2
La bête et le souverain, Volume 1, op. cit., p224
3
Papier machine, op. cit., p102
4
Trace et archive, image et art, 2002, op. cit. p136
5
Papier machine, op. cit., p52
6
Tourner les mots, op. cit., pp87-88
Et d'ailleurs lui-même, souvent, c'est poussé par cette pulsion qu'il a fait
œuvre. Ce qui lui paraissait vrai, il ne pouvait pas ne pas le dire, il fallait que
ça s'avoue. La vérité qui survient est alors un événement performatif, "plus
que performatif et autre que performatif" dit-il2, une mutation, une révolution
plutôt qu'une révélation, qui fait advenir et changer le monde.
4.1.5.2 Une autre logique du voile
Quand le voile se plie, s'auto-affecte, devient tissu, textile, tresse, maille,
texte, hymen, aile ou paupière, alors ce n'est plus la logique de la révélation
qui opère, c'est une autre logique qui entre en scène : celle de la
dissémination, ou encore la logique de l'œuvre. Dans Un ver à soie, Jacques
Derrida explique qu'après avoir épuisé toutes les problématiques liées au
voile, il se demande quels chemins il peut encore emprunter3. Faut-il en finir
avec le voile? Peut-être pas. On trouve dans l'Ancien Testament (Ex 26:31, et
Ex (26:36)4 un autre voile, une offrande qui instaure, entre le Saint et le Saint
des Saints, une toute autre séparation.
"Dieu serait ainsi le nom de qui donne l'ordre de donner le voile, le voile entre le saint et
le saint des saints. Or "Dieu", le nom de Dieu, distingue entre l'artiste ou l'inventeur du voile,
1
L'université sans condition, op. cit., p15
2
v. ci-dessus §1.2.
3
Un ver à soie, dans Revue Contretemps 2/3, op. cit. p14.
4
En renvoyant implicitement à certaines traductions plutôt qu'à d'autres, Derrida privilégie une des
interprétations de la parokhet. Voici ces traductions :
- Ex (26, 31) : Tu feras ensuite un voile en étoffe d'azur, de pourpre, d'écarlate et de lin retors; on le
fabriquera artistement, en le damassant de chérubins [Traduction Rabbinat français]; Fais un voile,
azur, pourpre, cochenille écarlate, byssus tors, il sera un ouvrage d'inventeur, griffons [Chouraqui
1979]; Fais un écran, indigo, pourpre, écarlate de cochenille, lin torsadé, fait par un tisserand; il le fera
en keroubîm [Chouraqui 1985]; Tu feras un voile de bleu, de pourpre, d'écarlate cramoisie, lin tissé,
œuvre d'art, on le fera avec des kerouvim [Traduction Bayard, 2001].
- Ex (26, 36) : Puis tu confectionneras un rideau pour l'entrée de la tente en azur, pourpre, écarlate
et lin retors, artistement brodés [Traduction Rabbinat français]; Fais un rideau pour l'ouverture de la
tente, azur, pourpre, cochenille écarlate, byssus tors, ouvrage de brodeur [Chouraqui 1979]; Fais un
rideau pour l'ouverture de la tente, indigo, pourpre, écarlate de cochenille, lin torsadé, fait par un
brodeur ( [Chouraqui 1985]; Tu feras un rideau pour l'entrée de la tente, de bleu, de pourpre, d'écarlate
cramoisie, lin tissé, œuvre de brodeur [Traduction Bayard, 2001].
Toute œuvre peut être lue à partir des catégories usuelles de l'histoire de
l'art (style, école, époque, auteur, technique employée, influences, etc...). Sous
l'angle de la connaissance ou du savoir, ces catégories sont légitimes, mais
sous l'angle de l'œuvre elle-même, elles fonctionnent comme une mise au
tombeau. En effet, en quoi une œuvre se singularise-t-elle comme œuvre?
Certainement pas à travers ces catégories générales. Chaque œuvre est
imprévisible. Elle a ses sources uniques et ses effets singuliers. C'est une
monade, un idiome, un monologue.
pp151-153.
4
Jean Genet (auquel Derrida renvoie dans Glas) écrit : « Rembrandt fait appel à la solennité. Il
découvre donc pourquoi, à chaque instant, chaque événement est solennel : pour cela sa propre
solitude le renseigne » (Ce qui est resté d'un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu
aux chiottes, Ed. Du chemin de fer, 2013, p15).
5
Sur cette thématique, voisine de celle de Jacques Derrida, cf Maurice Merleau-Ponty : « Quant à
l'histoire des œuvres, en tout cas, si elles sont grandes, le sens qu'on leur donne après coup est issu
d'elles. C'est l'œuvre elle-même qui a ouvert le champ d'où elle apparaît dans un autre jour, c'est elle qui
se métamorphose et devient la suite, les réinterprétations interminables dont elle est légitimement
susceptible ne la changent qu'en elle-même, et si l'historien retrouve sous le contenu manifeste le
surplus et l'épaisseur de sens, la texture qui lui préparait un long avenir, cette manière active d'être,
cette possibilité qu'il dévoile dans l'œuvre, ce monogramme qu'il y trouve fondent une méditation
superficiel. Le nom propre est seulement l'amorce d'un chemin vers un autre "nom", sans
rapport avec le nom patronymique, "nom" qui ne serait pas nécessairement un nom, car il
Il résulte de cela qu'il faut interdire une lecture en surplomb d'un texte
comme Glas – et aussi probablement de tout texte signé Jacques Derrida. Son
espoir, en tant qu'auteur, aurait été que le texte même interdise une telle
lecture. La signature est "déjà" au coeur du texte, elle est déjà tombée, morte.
peut prendre une tout autre forme : une phrase (tronquée ou non), un son, un dessin, un
emblème, etc. Ecrire, ce serait produire ce "nom", une signature qui ne peut pas être connue
avant d'être produite (même si elle est la marque de l'histoire d'un sujet) » (Derrida, Les fins
de l'homme, op. cit. p229). Pour lire Glas, il faut que le lecteur se mette dans cette position
d'écriture. A son tour, il se met en scène (ou il met sa famille en scène), il écrit un autre texte.
Comme le dit Madaule (Pierre Madaule, Glas dans la littérature, littérature du Glas, dans Les
Fins de l'homme, 1981, op. cit. , p223), c'est le lecteur qui bat sa coulpe, qui porte le deuil de
son nom. Lisant Glas, c'est son propre convoi mortuaire qu'il suit, c'est sa propre inscription
qu'il lit sur sa tombe. Ecrire l'autre nom, encrypté, en se confrontant à l'illisible, ne va pas
sans une perte, sans folie. Ce n'est pas le lecteur qui lit le texte, c'est le texte qui lit le lecteur.
En déclenchant une "auto-lecture idiomatique" (Ibid p224), le lecteur enfourche un cheval
plus fort que lui.
1
"Le texte de Derrida serait susceptible (...) de produire ce lecteur, soit un mixte monstrueux
suspendu entre les deux colonnes de Glas, et suspendu aussi comme un "battant", un battant de cloche,
dans l'intervalle creux entre l'idiome du lecteur, c'est-à-dire le propre de l'intraduisible, et l'idiome du
texte" (Ibid, p223).
2
Pierre Madaule, ibid p223.
S'ils sont aussi des noms, des "justes noms", certains mots sont porteurs
d'une promesse. Par exemple : amitié, démocratie, œuvre. L'un porte la
singularité irremplaçable, l'autre la justice, l'autre encore un "peut-être" sans
contenu déterminé, mais dans un cas comme dans l'autre, la connotation de
Francis Ponge, Œuvres complètes, volume 2, pp516-517.
1
Mémoires pour Paul de Man, op. cit., p62
2
Dans le récit que fait Montaigne des débuts de son amitié avec La Boétie, il insiste étrangement sur
le nom : "Il y a, au-delà de tout mon exposé et de ce que je puis dire particulièrement [des raisons de cette
amitié], je ne sais quelle force inexplicable qui vient du destin [et qui est] la médiatrice de cette union.
Nous nous cherchions avant de nous être vus, et même sur la foi de propos tenus [par des tiers] sur l'un et
l'autre d'entre nous qui produisaient plus d'effet qu'il n'est normal pour de simples propos : je crois que le
Ciel l'avait arrangé ainsi; nous nous embrassions en entendant prononcer nos noms. Et lors de notre
première rencontre qui eut lieu par hasard dans une grande fête et assemblée d'une ville, nous nous
trouvâmes si épris, si connus, si liés entre nous que rien dès lors ne nous fut si proche que nous l'étions l'un
de l'autre" (Les Essais, traduits en français moderne, Livre I, Chapitre XXVII). Avant même de se
rencontrer, ils avaient entendu parler l'un de l'autre, ils s'étaient rencontrés par les noms. Le nom, dit
Derrida "est la cause de tout, dans cette amitié". Dans le nom se trouvait déjà une force "inexplicable et
fatale" qui les rapprochait. Avant même qu'ils ne se connaissent, avant même que leur amitié n'existe,
un pouvoir les unissait (une couture les joignait). Quel pouvoir? Celui du ciel, de Dieu (et aussi de la
renommée). Le jour où ils se sont rencontrés par hasard lors d'une fête, leur affection s'est déclenchée
sans effort. Ils s'embrassaient avant de s'embrasser, par la raison mystérieuse du nom. Cf Jacques
Derrida, Politiques de l'amitié, op. cit., p124.
3
Politiques de l'amitié, op. cit., p325
4
Le jeu de mots sur le nom d'Hantaï (entaille/Hantaï; hantise/Hantaï) est (trop) facile, mais cela ne
l'empêche pas de s'imposer. Ni Derrida ni Jean-Luc Nancy n'y manquent, indirectement pour le premier
et avec une certaine gêne pour le second, qui le relègue en note. Les deux thèmes évoqués,
entaille/hantise, ne se tiennent-ils pas au coeur de la pensée derridienne, tout autant que le fameux
tableau de Simon Hantaï, Peinture, Ecriture rose?Jacques Derrida - "La connaissance des textes , 2001, op.
cit. p150.
Comme il le signale lui-même5, ce bloc graphique contient visiblement au
moins trois figures de sa signature, et sans doute plus de trois6. Sont
immédiatement repérables : (1) l’imitation imprimée de sa signature
manuscrite ; (2) la première lettre de son prénom et son nom inscrits en
caractères d’imprimerie ; (3) un paraphe, J.D., lui aussi en caractères
d’imprimerie – auxquels on pourrait ajouter ; (4) l’énonciation « Ce que j’ai
fait et contrefais ici. Où ? Là. », qui peut être interprétée comme une sorte de
signature ; (5) la reproduction de ce bloc graphique, en français et dans
d’autres langues, en un grand nombre d’exemplaires, et l’on pourrait ajouter :
1
Désigné dans la suite de ce texte sous l'acronyme SEC , 1971.
2
Jacques Derrida, Limited Inc, 1990, op. cit., première publication en 1977.
3
Jacques Derrida Marges de la philosophie, op. cit. pp390-393, reproduit dans SEC pp47-51.
4
Jacques Derrida, ibid. pp63-73.
5
Ibid p69.
6
(3 + n).
En 1977, pour répliquer à cette Reply écrite en 1976, Jacques Derrida fait
observer polémiquement que, si lui-même multiplie, volontairement, des
artefacts de sa signature dans le bloc graphique – afin de démontrer le
caractère artificiel de toute signature, Searle multiplie lui aussi des artefacts
de sa signature, mais involontairement. On peut citer : (1) une signature
imprimée officielle ; (2) une mention manuscrite Copyright © by John R.
Searle2; (3) la note 1 de ce texte, I am indebted to H. Dreyfus and D. Searle for
discussion on these matters, avec deux noms que Jacques Derrida interprète
comme deux co-signataires ; (4) lui-même, Derrida, qui pourrait être
considéré comme co-auteur de la Reply qu'il aurait "dictée", soit à travers son
ami H. Dreyfus, soit par son texte. Le "sceau" de John R. Searle est donc par
avance divisé3. Sa compulsion à protéger le droit d'auteur, à empêcher qu'on
lui "vole" son texte, dissimule une inquiétude : que le lecteur se rende compte
que sa "pensée" n'a rien d'un événement, qu'elle n'est que le prolongement
d'une longue tradition métaphysique4. En d’autres termes, là où il y a
simulacre de signature, l’ « effet de signature » pourrait se produire ; et là où
la signature se veut authentique, l’ « effet de signature » pourrait être en
échec5. C’est pourquoi Derrida se permet d’ajouter une signature
supplémentaire à John R. Searle : Sarl6.
Selon Derrida, James Joyce irait jusqu'au bout de cette logique dans
Finnegans Wake. Ce qui ferait œuvre chez lui, au-delà de tout calcul, ce serait
l a signature de Dieu5. En la contresignant par des syntagmes inaudibles et
incompréhensibles, du style He war6, il l'effacerait. Dieu a signé par le
tétragramme indicible, illisible? Eh bien me voici, je signe et je contresigne. Je
dis oui à une autre signature plus vieille encore que le savoir, une signature à
laquelle des générations d'héritiers et de lecteurs ont dû consentir. Certes
cette signature n'est pas, pour Joyce, la seule - car il y a toujours chez lui plus
1
Force de loi, op. cit., p104
2
Ibid, p134
3
Walter Benjamin, Critiques de la violence in Œuvres 1, Ed Folio, p243.
4
Jacques Derrida compare cette dernière phrase au son du shofar (qu'il orthographie shophar). Le
shofar ou chofar est une corne de bélier qu'on fait sonner dans la tradition juive lors des fêtes de Roch
Hachana et de Yom Kippour. La coutume à laquelle il fait allusion, spécifiquement algérienne, est de le
faire sonner après le qaddich de la prière du soir, mais ici la phrase, dit-il, aurait été prononcée "à la
veille d'une prière qu'on n'entend plus". L'énigme benjaminienne est redoublée par une énigme
derridienne. Quelle est cette prière qu'on n'entend plus ou qu'on n'entend pas encore? Peut-être celle
qui appelle à la violence, à la justice divine – ou cette voix à laquelle il donnera le nom de Schibboleth
(cf ci-après §4.2.3.3).
5
Ulysse gramophone, op. cit., pp52-53.
6
On peut lire ce syntagme joycien, choisi par Jacques Derrida, à la page p258 de l'édition française
de Finnegans Wake (Ed Gallimard).
Jacques Derrida a choisi de donner à son livre sur Paul Celan, publié en
1986 à partir d'une conférence prononcée en 1984, le titre : Schibboleth, pour
Paul Celan. Le mot "schibboleth" renvoie, dans ce titre, à un poème de Celan,
qu'on peut lire dans le recueil De seuil en seuil (Von Schewelle zu Schwelle)6. Ce
livre est souvent lu, à juste titre, comme un essai sur la circoncision, la date, la
signature, ou encore sur « ce qui n'a lieu qu'une fois ». Mais on peut le lire
aussi comme un questionnement plus elliptique sur son schibboleth à lui
(Derrida), "lui en tant que moi" ou "en tant que je"7 comme dit Celan à propos
du Lenz de Büchner, quand il est "préoccupé de questions touchant l'art". Si
1
Mallarmé, Joyce, Celan, Artaud, pour ne citer que les plus célèbres, celles qui sont travaillées par
Derrida.
2
Le Méridien et autres proses, op. cit. p71.
3
Le 20 janvier 1779.
4
Jakob Michael Reinhold Lenz, 1751-1792.
5
Waldersbach dans le Ban de la Roche, chez le pasteur alsacien Jean-Frédéric Oberlin.
6
On peut lire ce poème dans le Choix de poèmes réunis par l'auteur, traduits et présentés par Jean-
Pierre Lefebvre en édition bilingue (Poésie / Gallimard , 1998), p113.
7
Er als ein Ich, Le Méridien et autres proses, op. cit. p71.
Le "20 janvier" est plus qu'un exemple. Cette date que Paul Celan a trouvée
chez Büchner est aussi celle de la conférence de Wannsee, où les hitlériens
ont initié la «solution finale». C'est une date singulière, unique, irremplaçable.
Le motif de la reprise en anneau des dates, de leur retour, tel qu'il est déployé
par Derrida dans Schibboleth, renvoie à d'autres dates, toutes aussi uniques
que celle du 20 janvier, et pourtant c'est celle-là qui est nommée, privilégiée,
retenue. On peut alors se poser la question : Pour q u i cette date est-elle
irremplaçable ? Et en quoi les observations générales autour de la date, de la
signature et de l'unicité renvoient-elles, irremplaçablement, à cette date-là, le
20 janvier ?1
c. La perte inéluctable.
e. Juif et circoncis.
- Juif est le schibboleth écrit Derrida2. Les deux noms, Juif et schibboleth,
sont interchangeables. Le Juif n'a rien en propre, pas d'essence, pas même son
nom. Le judaïsme s'affirme selon la même structure que celle de la date :
comme un secret incommunicable, une adresse à l'autre dont le contenu est
imprononçable. Tous les poètes sont des Juifs, a écrit Marina Tsvétaïeva : ils ne
peuvent prononcer leur propre nom.
- Tout homme circoncis par la langue ou porté à circoncire une langue est
comme un Juif, comme un poète3. Tous ceux qui habitent la langue en poètes
1
Glas op. cit. pp50a-55a.
2
Schibboleth, op. cit. p92.
3
Ibid p99.
Une œuvre dite d'"art" renvoie toujours à une date unique, singulière. Son
attrait tient en partie au secret, à l'énigme de cette date perdue2. Un "Je"
singulier, solitaire, survit à travers elle. Par l'art, il s'affranchit de l'art; « il va
et vient », sans horizon ni destination pré-établie. L'indéchiffrable de la date
vaut pour toute œuvre : théorique, littérale, littéraire, musicale,
pictographique, idéographique ou picturale. On peut dire de l'art qu'il est le
produit d'un "Moi" singulier, solitaire, qui met en œuvre cette énigme. Elle ne
s'impose pas à lui comme souvenir heureux, mais plutôt comme blessure,
entaille, qui n'est lisible qu'à partir d'autres dates3.
4.2.4 Le deuil de la signature
Quand les auteurs, à la manière conventionnelle, signent et datent leurs
textes, ils effacent les problématiques de la date et de la signature. Dès que
que la logique du signe ou de l'ordre symbolique prévaut, les questions
d'identification, de cadre ou de parergon sont exclues. Derrida lui-même ne
manquait jamais de dater et signer ses textes à la façon classique, et cette
pratique reste universelle, y compris parmi ceux qui se réclament de la
déconstruction. Dans Le facteur de la vérité, il analyse le cas de Lacan qui,
dans son interprétation du texte d'Edgar Poe, La lettre volée, laisse tomber
tout ce qui n'entre pas dans son analyse structurale 4. P o u r penser
philosophiquement ou analytiquement, Lacan doit éliminer toute trace
chiffrée de la date, tout schibboleth. C'est une opération exactement inverse
que tente Derrida dans Glas. Ce texte s'ouvre par les problématiques du nom
et de la signature. Dès le Prière d'insérer, et plus loin dès la première page5,
sur les deux colonnes, ces problématiques sont posées. Derrière l'élaboration
7
Au sens de Freud.
1
Déplier Ponge, op. cit., pp34-35
2
Schibboleth, op. cit., p17. Le philosophe ne pourra jamais mettre en œuvre l'énigme de la date; seul
un "je singulier" peut le faire (c'est-à-dire pas même un poète, si l'on prend le mot "poète" dans sa
généralité).
3
Lorsque (par exemple) On Kawara écrit sur un tableau JULY 6, 1973, cette inscription est
irréductible à tout savoir. La date résiste à la pensée. A partir d'aujourd'hui, qu'est-ce que le 6 juillet
1973? On commémore cette date, mais l'énigme subsiste, intraduisible. La question posée autour de
cette énigme fait l'œuvre. Que s'est-il passé à cette date qui a rendu l'œuvre possible? La réponse est
inaccessible, la date est inarchivable (comme l'archi-écriture).
4
La Carte Postale, op. cit. p460.
5
Glas, op. cit., p7
Jacques Derrida a voulu montrer dans Glas que le texte lui-même pouvait
"Se laisser penser et se laisser signer, peut-être ces deux opérations ne peuvent en aucun cas se
1
Ce que Marc Crépon, dans ce texte, dit du récit, reformule avec d'autres
mots le concept derridien de l'œuvre. Chacun est pris dans la réitération
d'une dialectique entre "langue de départ" et "langue d'arrivée"6. La première,
n'aboutit pas à établir une relation entre deux volontés, car chacune de ces volontés ne peut que désirer
sa singularité ». Franz Rosenzweig, L'étoile de la Rédemption, p118.
« Il me semble cependant que les œuvres d'art se caractérisent justement par le fait qu'elles
5
constituent, contrairement au concept, quelque chose de concrètement individuel. Dès qu'on eut
enserré l'acte de voir dans des règles rigides, tout mouvement historique, toute dialectique allait
dégénérer en défaut ». Carl Einstein, Georges Braque, p72.
2
Le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (Pléiade Gallimard, tome
2).
3
Totem et Tabou (textes de 1913, in Freud, Œuvres complètes, tome XI).
4
Le Château et, dans le Procès, le court récit déjà mentionné dans le §3.1.7.4, Devant la loi, op. cit.
5
« Je n'ai qu'une langue, mais ce n'est pas la mienne » (Le monolinguisme de l'autre, op. cit. p15).
6
La Vocation de l'écriture, op. cit., pp70-71.
C'est ici que Jacob Rogozinski repère un chiasme qui va mettre en jeu le
seing même de Jacques Derrida, sa signature :
Dans les deux cas, vérité et non-vérité s'entrelacent, avec le Riss comme
point de croisement. Or le Riss, selon Rogozinski, c'est le seing, la trace du
moi dans l'œuvre. Par cette trace, la mimesis ne se poursuit pas indéfiniment.
Un point d'arrêt, qui est l'incision de la vérité, endigue la prolifération. Cela
vaut pour toute œuvre, qu'elle soit poétique, picturale, rhétorique ou autre :
le point où vérité et non-vérité deviennent quasiment indécidables est aussi
celui d'une décision où se dénoue la crise. Or, Jacques Derrida signe ses
textes. En signant, il se protège contre la menace d'une oncologie inarrêtable,
d'un e dispersion in f in i e, d'un e déban d ade qui le perdrait dan s
l'indifférenciation. On pourrait dire (ce que ne dit pas Rogozinski) qu'il se
vaccine lui-même. En se soumettant à la loi de la vérité, il sauve la
déconstruction. Dans son oeuvre, les phases d'excès (dissémination) et de
rechute dans la métaphysique se succèdent, se combinent et s'inversent, le
décryptage pouvant reconduire à l'alèthéia et l'écriture cryptique pouvant
reconduire à la non-vérité. Cette quadrature, comme dit Rogozinski, n'est pas
sans issue.
"Y aurait-il chez Derrida l'équivalent de ce trait qui permet à la vérité d'advenir dans une
œuvre? Lui-même n'hésite pas à rapprocher le Riss heideggérien de ces motifs majeurs de sa
pensée que sont la trace, le re-trait ou l'entame. Il y voit un "écart différentiel", mais aussi un
"performatif d'écriture", une marque générative, un"événement de propriation" (Psyché,
pp86-92)" (Jacob Rogozinski, Cryptes de Derrida, p144).
Sans la signature, il n'y aurait pas de texte, pas d’œuvre1. Si l'on n'arrêtait
pas le glissement des renvois textuels, la promesse de la déconstruction
risquerait de sombrer dans le nihilisme.
4.3 L'idiome
On connaît la réticence de Derrida à produire une formule ou une
formulation qui pourrait être lue comme une définition directe de la
1
Plus loin, Jacob Rogozinski ajoute : « Ce qui est en jeu, c’est la question de l’œuvre, de l’unité que
l’on peut attribuer à une « œuvre » ou une « pensée », par-delà tous les glissements, les revirements, les
fractures qui l’affectent. Pas d’œuvre, pas de pensée, pas de langue, rien , aurait-il pu répliquer, en
pastichant le désœuvré de Rodez. Pour le dire autrement, il y a toujours plus d’un envoi, plus d’un
« Derrida ». Certes, mais cette multiplicité disséminée en vient malgré tout à se rassembler sous l’uniét
d’un paraphe. Trait de vérité, einziger Zug. Même si ce trait se divise inévitablement, impossible de ne
pas en tenir compte, si l’on espère dégager la vérité de l’œuvre de tout ce qui la recouvre et tend à
l’effacer » (Cryptes de Derrida, op. cit., p148).
Cela ne suffit pas, certes, mais c'est tout de même une indication. Dans sa
singularité, un événement de déconstruction doit rester "au plus près
possible de quelque chose comme un idiome". Mais cela ne fait que déplacer
la question. Comment définir un idiome ? La difficulté n'est pas étrangère à
celle que nous rencontrons pour définir une œuvre, et dans ce cas comme
dans l'autre, il faudra procéder de manière indirecte.
4.3.1 Idiome et néologie.
Partons de l'article de Jean-Pierre Moussaron intitulé L'esprit de la lettre,
paru dans le Cahier de l'Herne consacré à Jacques Derrida en 2004. Il
commence par une citation de Roland Barthes :
« Derrida a été de ceux qui m'ont aidé à comprendre quel était l'enjeu (philosophique,
idéologique) de mon propre travail : il a déséquilibré la structure, il a ouvert le signe : il est
pour nous celui qui a décroché le bout de la chaîne. Ses interventions littéraires (sur Artaud,
sur Mallarmé, sur Bataille) ont été décisives, je veux dire par là : irréversibles. Nous lui
devons des mots nouveaux, des mots actifs (ce en quoi son écriture est violente, poétique) et
une sorte de détérioration incessante de notre confort intellectuel » (Lettre à Jean Ristat,
1972)1.
crampon, crypte, date, hérisson, hospitalité, marge, monstre, parage, parasite, reste, tangente, trace,
tympan, voile, etc.
3
Sur-parasite, écriture-faucille, phrase-chose, fou-enfant, homo-hégémonie, à-traduire, contre-
conjuration, électro-cardio-encéphalo-LOGO-icono-cinémato-biogramme, etc.
Toute œuvre s'allie avec autre chose4. Cette alliance hétéronomique est
aussi un partage. En disant "tu", en tendant la main à l'autre5, le poème ne
peut s'adresser qu'à une singularité qui n'est pas seulement unique,
irremplaçable6, mais aussi inintelligible.
"Le poème parle, même si aucune référence n'y était intelligible, aucune autre que l'Autre,
celui auquel il s'adresse et à qui il parle en disant qu'il lui parle. Même s'il n'atteint pas
l'Autre, du moins l'appelle-t-il. L'adresse a lieu" (Schibboleth, op. cit., p61).
Les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres. Abstraction faite
de leurs relations historiques, elles sont toutes, a priori, apparentées. Il y a
entre elles un rapport intime, dissimulé, qu'aucune traduction ne peut révéler
complètement mais dont témoigne la traductibilité de toutes les langues les
unes dans les autres. Walter Benjamin suppose que, dans le langage humain,
c'est un autre langage, le langage muet, anonyme, des choses ou des bêtes qui
est accueilli. Il qualifie de "vrai" ou pur langage ce lieu inaudible où les
langues se rejoignent.
"Si jamais un langage de la vérité existe, où les ultimes secrets, que toute pensée s'efforce
de révéler, sont conservés sans tension et eux-mêmes silencieux, ce langage de la vérité est -
le vrai langage. Et ce langage, dont le pressentiment et la description constituent la seule
perfection que puisse espérer le philosophe, est justement caché, de façon intensive, dans les
traductions" (Walter Benjamin, La tâche du traducteur, Œuvres 1 pp254-255)2.
traduction de Maurice de Gandillac revue par Rainer Rochlitz, publiée aux éditions Folio-Gallimard,
dans le recueil Œuvres 1.
2
Et voici ce qu'ajoute Walter Benjamin : "De même que la tangente ne touche le cercle que de façon
fugitive et en un seul point et que c'est ce contact, non le point, qui lui assigne la loi selon laquelle elle
poursuit à l'infini sa trajectoire droite, ainsi la traduction touche l'original de façon fugitive et
seulement dans le point infiniment petit du sens, pour suivre ensuite sa trajectoire la plus propre, selon
la loi de la fidélité dans la liberté du mouvement langagier" (La tâche du traducteur, Œuvres 1 p258).
b. La responsabilité du traducteur.
On peut lire cette citation dans une note imprimée à la fin du livre,
renvoyant à la page 13, au début de Schibboleth. Cette énigme est annoncée
avant même de commencer, comme si cette note était hors-texte4, comme si
elle était une pré-préface, ou comme s'il était nécessaire d'annoncer cette
dimension essentielle du mot schibboleth avant même de parler de date, de
poésie ou d'autre chose. En tant qu'expérience, la traduction vient avant toute
interprétation, toute analyse.
"Quiconque a lu Celan aura fait l'expérience de la traduction, de ses limites, de ses
apories, de ses exigences, je veux dire celles du poème original qui exige aussi d'être traduit"
(Ibid).
Cette affirmation, "Il faut traduire", ne se trouve pas telle quelle dans
Schelling. Elle traduit dans l'idiome derridien la conception schellingienne du
rapport entre philosophie, art, savoir et théologie. Selon Derrida, la
philosophie et la traduction ont au moins deux points communs : (1) elles
sont supplémentaires (elles s'ajoutent au monde); (2) ce qu'elles traduisent,
cet "à-traduire" ou "langage vrai" est un savoir inaccessible, divin. Ce second
point, qui justifie le syntagme "Théologie de la traduction", est à la fois difficile
à justifier et étroitement lié au premier. Schellingienne, la philosophie est
définie comme le principe organique et vivant qui organise la totalité du
savoir - ce savoir originel ou langage vrai qui ne peut se réaliser qu'en Dieu.
Elle aide le monde à apparaître dans le savoir. Tant que la manifestation de
Dieu n'est pas achevée, tant qu'il y a un manque, un défaut, il faut compléter
cette manifestation, la suppléer1. Derridienne, la philosophie est pur
supplément, pur complément du monde, c'est-à-dire pure traduction. Telle
est, dit-il en conclusion, la "destination de l'université". Mais cette destination
ne perd pas pour autant sa dimension onto-théologique2. L'écriture sacrée, en
tant que "à-traduire", reste ineffaçable. Œuvrer en philosophie implique
indissociablement œuvrer en poésie, œuvrer en art, œuvrer en éthique3, et
aussi, œuvrer en théologie. Autrement dit : S'il faut traduire, il faut aussi
œuvrer.
Selon Derrida, ce qui est "sacré" dans l'œuvre initiale, ce n'est pas son
texte ni sa forme, c'est un "à-traduire" invisible, indicible, irréductible à un
sens2. Il n'y a pas d'original authentique. Une origine, par structure, est
toujours perdue, effacée. Dans chaque œuvre, l'original coexiste avec la série
des traductions et contaminations successives. Mais il faut bien constater que,
sur ce plan, la pratique derridienne rejoint celle qui est préconisée par Walter
Benjamin : quand ce texte est disponible, Derrida en revient toujours au texte
original non traduit3. L'œuvre se confond avec cette aporie.
4.3.3.4 Troisième loi : préserver l'idiome intraduisible
Si l'original doit rester intact, intouchable, ce n'est pas seulement pour
faciliter de nouvelles traductions, c'est à cause de ce qui résiste en lui4, de ce
reste qu'il faut respecter car il est impossible à restituer5 dans une écriture
organisée, calculée. Ce constat conduit à une troisième loi, qui nous invite à
une responsabilité redoutable et inéluctable : préserver la singularité de
l'idiome intraduisible6. Avec Ulysse et Finnegans Wake, Joyce a fabriqué une
extraordinaire machine d'écriture7 qui parle plusieurs langues à la fois. Son
texte appelle la traduction dans la langue du lecteur, mais traduire
effectivement serait l'effacer. La traduction ne garde pas l'œuvre intacte. En
contribuant à sa survie, elle la transforme. Ainsi le texte de Joyce s'écarte-t-il
du savoir académique, classique, qui repose sur la notion d'une traduction
sans reste8. Il rappelle que deux mots dans une autre langue ne peuvent être
traduits que par plus de deux mots. On trouve la même exigence chez
Shakespeare : une simple phrase, comme The time is out of joint, peut
1
On observera que, dans la loi française, la traduction est une œuvre originale, protégée à ce titre
par le droit d'auteur. Il n'y a pas, dans cette loi, de distinction d'essence entre l'œuvre et ses dérivés.
2
v. ci-après §4.3.3.5.
3
Comme si la trace ne pouvait être réitérée qu'à partir de ce pur original.
4
L'écriture et la différence, op. cit., pp310-311
5
Tourner les mots, op. cit., pp17-19
6
Ibid pp107-108
7
C'est le syntagme utilisé par Derrida dans Ulysse gramophone, op. cit., pp23-26
8
Ibid p99
b. Un Dieu déconstructeur.
dispersés sur les faces de toute la terre, Gen 11:9 traduit par Chouraqui.
4
Voici une liste de ces coupures : La Dissémination pp414-415, Glas pp48a-49s, La Carte postale p13,
D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie p 1 0 , Schibboleth op. cit. pp52-4, Ulysse
gramophone en de nombreux endroits. Tout se passe comme si Babel introduisait la confusion dans
l'œuvre même de Derrida. Ces étranges coupures pourraient faire l'objet d'une étude indépendante.
5
Ulysse gramophone, op. cit., p47
6
Le retrait de la métaphore, in Psyché, Inventions de l'autre, Volume 1, op. cit., pp76-77
7
Ulysse gramophone, op. cit., p44
8
Des tours de Babel, op. cit., p219
c. Traduire le retrait.
Ce qui caractérise un texte sacré, c'est que, d'une part, s'il n'était pas
traduit, il ne serait rien. Il attend tout des traductions. Cela ne veut pas dire
qu'il soit vide, car ce qu'on appelle un "original" aura déjà fait signe vers lui.
Mais dès que cet original est traduit, il perd son statut, il n'est qu'un texte
parmi d'autres3. D'autre part, le texte sacré est intraduisible. Quoiqu'on en
dise, il faut toujours faire signe, aussi, vers cette faille, ce secret, ce lieu où
toute possibilité d'interprétation s'anéantit. En clamant son nom4 (je me
déconstruis), le déconstructeur met en œuvre ce retrait. Rien ne l'y conduit :
aucune tâche, devoir, obligation, rien d'autre que cette proclamation qui ne
s'énonce jamais comme telle, mais seulement à travers l'œuvre.
Tout doit être fait pour conjurer l'effacement du nom. Le pire, ce serait de
l'expliquer, de lui donner un sens, d'en altérer ce qui en lui passe
l'entendement : la graphie, la lettre, la motivation.
1
Sur une présentation générale de cette problématique, voir §3.1.
2
Cette déconstruction apparaît mieux dans la traduction de Henri Meschonnic, qui met en valeur les
« teamim » (signes marquant des arrêts ou des rythmes dans le texte) : "Aussi on a appelé son
nom Babel parce que là Adonaï a embabelé la langue de toute la terre Et de là Adonaï les a
éparpillés sur la face de toute la terre" (Gen 11:9).
Marc Goldschmit : La traduction semble alors livrée à une loi folle, qui demande et exige de
3
traduire une langue qui n'existe pas encore, une langue à venir, dans une langue qui n'existe pas
davantage, mais qui doit venir pour que puisse advenir celle qui semble la précéder ( Une langue à venir,
Derrida, l'écriture hyperbolique, pp109-110).
4
Par exemple Derrid-El.
b. Généalogies.
Son rapport à la généalogie est ambigu. D'un côté, il récuse toute parenté
naturelle ou génétique : père, fils, frère ou soeur, ce n'est qu'un artefact, un
fantasme. Les fraternités et communautés ne reposent que sur le serment ou
la conjuration. Mais d'un autre côté, il revient souvent sur sa propre
généalogie. C'est lui qui doit porter le poids de la mort d'un de ses frères2,
double presque jumeau3, né avant lui, et aussi, en plus, celui d'un autre frère,
né après lui. C'est aussi lui qui doit porter la culpabilité liée à ses tentations
fratricides. Il explique que, dans son enfance, sa jalousie à l'égard de
l'aptitude au dessin d'un de ses frères l'a conduit à chercher un substitut
(l'écriture). En faisant son deuil du dessin, il s'est trouvé une vocation, une
élection indéchiffrable et secrète; mais cette élection, aussi grandiose soit-
1
Otobiographies, L'enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre (Galilée, 1984) p41
2
Jacques Derrida, Circonfession, 1991, op. cit., p52.
3
Ibid p258.
Pour être élu, il aura fallu qu'il trompe ses pères, comme les enfants de
Jacob et d'Isaac3. Avec son prénom (Jacques) qui commence par l'un et finit
par l'autre, il occupe toutes les postures : grand-père, père, fils, frère. On
n'attire pas sur soi la bénédiction sans faute. Autour de lui, les
dédoublements asymétriques se multiplient. On les retrouve dans sa pensée
c o m m e dans son nom. Il affirme redouter le jugement de ses fils4 - plus
encore que celui de ses pères - ce qui conduit à s'interroger sur la place de
son père (réel) dans sa pensée. S'il s'est révolté contre lui, c'est de manière
indirecte, par son choix de vie et par son œuvre. Une rupture si radicale
qu'elle pourrait être qualifiée d'oedipienne - ce qui pourrait expliquer la
prévalence du thème de la mort, du deuil et du glas dans son œuvre. Mais
pour lui la modestie de son père, son effacement, est une marque de retrait -
comme ces pères aveugles qui se retirent devant leur fils. Quant au retrait ou
à l'agonie de sa mère, unique irremplaçable5, il est plus douloureux. Quand
elle ne le reconnaissait plus, raconte-t-il dans Circonfession, c'est son propre
visage qu'il risquait de perdre6.
4.4.1.2 Qui est l'auteur de l'œuvre qu'il a signée ?
Qu'il s'agisse d'un roman, d'un essai ou d'un tableau, le nom de l'auteur
offre un repère précieux au lecteur. Il donne des indications sur l'orientation
du texte, son sérieux, sa légitimité. Il "présentifie" l'instance d'où l'œuvre est
supposée provenir, ce qui permet de la présenter comme dialogue,
conversation ou échange. En nommant l'auteur, on fait croire que sa parole
peut être entendue comme s'il était là, ici et maintenant. Mais sur quoi
l'authenticité d'une signature, d'une date, d'un style ou d'un genre repose-t-
elle? Uniquement sur une croyance, un consensus, le savoir d'un expert, c'est-
1
"Derrière : chaque fois que le mot vient en premier, s'il s'écrit donc après un point, avec une
majuscule, quelque chose en moi se mettait à y reconnaître le nom de mon père, en lettres dorées sur sa
tombe, avant même qu'il n'y fût" (Jacques Derrida, Glas, op. cit., p80b).
2
Une déformation du patronyme qu'il porte lui aussi : Derri….
3
Mémoires d'aveugle, op. cit., p100
4
Jacques Derrida, Circonfession, op. cit., p207.
5
Derrida, Le monolinguisme de l'autre, op. cit., pp106-107.
6
Jacques Derrida, Circonfession, op. cit. p118.
Tandis que, pour la Cabale, l'auteur (Dieu) est fusionné avec le livre (la
torah), pour Derrida, ce serait l'absorption de l'auteur dans le texte qui lui
conférerait son infinité. La sécularisation de la Cabale opérée, selon Idel, par
Derrida, aurait pour résultat paradoxal de faire équivaloir l'infinité du texte à
l'infinité de l'auteur. Dans cette perspective, il reviendrait à l'œuvre de
délimiter l'un et l'autre – d'où son importance, en tant que « faire » et aussi en
tant que concept.
1
Jacques Derrida, Marges de la philosophie, op. cit., pp376-7.
2
Papier machine, op. cit., pp50-51.
3
Jacques Derrida, L'écriture et la différence, op. cit., p335.
4
Ibid pp265-6.
5
Glas, pp9-10.
La transformation qui résulte de cet acte n'est pas bornée par son œuvre.
Impossible à connaître à l'avance, car avant lui aucun philosophie n'avait écrit
des ouvrages de philosophie en disant : Je suis circoncis, ou Je me circoncis, ou
Voici le circoncis. Elle prend la forme de livres, de textes, de discours, de
questionnements, de pratiques circoncisantes3.
a. Un événement unique.
“Schibboleth", ce livre sur Paul Celan déjà cité, commence par ces mots :
"Une seule fois, la circoncision n'a lieu qu'une seule fois". Etrange début pour
un livre consacré à un poète. Dès le départ, Derrida nous avertit : il ne traitera
pas du rite de la circoncision comme tel, mais de cette dimension dont il part,
qu'elle n'a lieu qu'une fois - comme la naissance et la mort. C'est cela qui
donne à penser, c'est cela son thème, c'est cela le point commun entre la
circoncision et le poème. Cette fois unique où elle a lieu est en même temps la
première et la dernière fois. Elle définit un temps, une date irrépétable4.
Comme un poème, elle s'inscrit douloureusement à même le corps, elle laisse
1
Jacques Derrida, Circonfession, op. cit., p70.
2
D'ailleurs Derrida, de Safaa Fathy.
3
« D'où l'hypothèse selon laquelle c'est de ça, la circoncision, que, sans le savoir, en n'en parlant
jamais ou en parlant au passage, comme d'un exemple, je parlais ou me laissais parler toujours, à moins
que, autre hypothèse, la circoncision elle-même ne soit qu'un exemple de ça dont je parlais, oui mais j'ai
été, je suis et je serai toujours, moi et non un autre, circoncis, et il y a là une région qui n'est plus
d'exemple, c'est elle qui m'intéresse » (Circonfession, p70, op. cit. bande 14).
Ce "non-répétable" est une citation de Paul Celan dans son poème "A la pointe acérée" : "Nach dem
4
Unwiederholbaren, nach ihm, nach allem", Sur le non-répétable, vers lui, vers tout . Traduction Martine
Broda, dans La rose de personne.
J'ai choisi de citer ce passage en entier car ce qui est raconté, cette sorte
de “quasi-fantasme“ ou de souvenir très lointain, traumatisant, d'auto-
circoncision, pourrait être lu ou entendu comme une anticipation fictionnelle
d'une pensée derridienne à venir. Je suis un bébé totalement dépendant. Ce
n'est ni ma mère ni mon père qui me porte, mais un étranger, un inconnu. On
me fait quelque chose d'imprévu, d'absolument incompréhensible, on me coupe,
je sens le sang gicler, s'écouler de mon corps. L'inconnu me lâche et personne ne
vient à mon secours, ni mes parents, ni même le prophète Elie, ce super-parrain
qui aurait dû m'assister. Je chute dans cette flaque de sang, dans un abyme sans
fond, sans que personne ne me porte, sans secours ni relève possible. Si jamais je
survis à cela, il faudra que je me protège contre cette menace… On trouve dans
ce résumé certaines thématiques qui obséderont Derrida pendant
longtemps : la défaillance des généalogies, l'irruption de l'autre, la coupure,
l'impératif "Tu porteras l'autre", la non-assistance, le sans-fond, la survie, et
aussi la peur, l'angoisse devant une menace dont on n'arrive pas à dire si elle
est extérieure ou intérieure... On pourrait dire qu'un enfant (ou infans) qui n'a
pas encore de nom, qui n'est pas encore nommable ou citable1, est déjà mort.
S'il meurt, son passage n'aura laissé aucune trace, on n'en fera jamais son
deuil. Il n'en restera pas même une cendre, sauf... sauf si son histoire est
racontée, si elle se transforme en œuvre, comme Derrida le propose au début
de la citation. Comme dans le livre de Tobit, il faut raconter cette histoire.
Qu'est-ce que cet événement? On peut dire que c'est rien, un événement de
rien, mais c'est un rien qui s'inscrit dans la chair2, qui n'arrive pas à se fermer.
A quoi correspond le mal de Protée auquel il renvoie en 1991, après s'être cité lui-même. Est-ce le
1
syndrome de Protée? (une maladie très rare et très handicapante caractérisée par un gigantisme partiel
des mains et/ou des pieds. Ainsi, les jambes de Mandy Sellars, une Américaine de 36 ans, ont atteint des
proportions incroyables (3 fois le volume de son corps). On pense que Joseph Merrick, connu sous le
nom d'Elephant Man, souffrait également de cette maladie) Ou le Protée des Grecs, ce réceptable, cette
matière primordiale qui peut contenir et embrasser toutes les formes? Une capacité à se
métamorphoser qui pourrait être vécue comme un drame, un terrible mal. Celui qui se transforme, se
multiplie, se métamorphose sans cesse, n'a plus d'individualité, et donc plus de nom non plus. A chaque
métamorphose, il ne reste plus rien de ce qu'il aura été. Ce pourrait être cela aussi, le mal radical.
2
Schibboleth, op. cit. p109.
Cependant ces circoncisions ne se séparent pas les unes des autres. Elles
scellent et descellent à la fois3, dans un même arrêt / débordement.
Dans cet immense monument (ou tombeau) qu'est son œuvre, qu'est-ce
qui serait mis en œuvre? Ce serait "Ça", "ma" circoncision écrit-il, avant de
reprendre en détail la répétition ou réitération des "ci" dans ce mot français,
jusqu'au "C'est s'il" qui aurait peut-être été le prénom de sa fille virtuelle,
Cécile - afin qu'elle aussi ait un "ci" dans son nom, qu'elle aussi soit
circoncise. Ce qui est mis en œuvre, c'est "ceci", quoi? ce qu'on ne peut plus
voir ni désigner, "ma" circoncision qui renvoie à un "je" scriptural, toujours
déjà effacé, comme le modèle du dessinateur qui disparaît en principe dès
que le crayon trace son trait. Il aura fallu qu'il désire infiniment ce "Ci" auquel
il ajoute même une majuscule pour s'extraire du désespoir, du blasphème ou
du parjure ou de la scène fantasmatique d'un échec de la circoncision,
racontée dans Circonfession page 182, l'aura plongé.
Dans ses carnets de 1976-84, Derrida se dit qu'il faut que son écriture
change de forme, qu'elle se circoncise1. Qu'est-ce à dire? Il faut se confesser,
changer de peau à chaque instant. Non pas dire, mais faire la vérité. C'est une
transe virtuelle, une jouissance, un plaisir pulsionnel mais douloureux. La
peau arrachée n'est pas seulement celle du sexe : c'est aussi le visage et les
mains. Se démasquer, c'est aussi se desquamer la figure. Une seconde peau
est greffée par dessus, qui ne laisse pas le désir en repos. Ça saigne, ça
démange, il faut sucer pour protéger, entourer.
Ecrire un livre est, pour Derrida, toujours une auto-circoncision, une auto-
chirurgie2. Quand il écrit, il se circoncise comme Abraham, il est le circoncis et
le circonciseur, le sacrifié et le sacrificateur. Il ne lui suffit pas de s'être
circoncis lui-même, il affirme en outre : "J'ai dû me porter moi-même lors de
ma circoncision"3. Mais n'oublions pas que "se porter", pour lui, c'est écrire, et
cela s'écrit dans la différance. Tandis que la lame d'écriture coupe son propre
corps, il imagine son père le regarder et sa mère restée à la porte dans
l'angoisse, comme cela a dû arriver4. Ce ne sera pas elle qui sucera la plaie,
mais lui-même, dans une opération d'autofellocirconcision5 (ou d'œuvrance).
Que dire d'une œuvre qui ne peut être que le produit de cet acte?
Derrida citant les Cahiers d'Elie, inédits : "Si ce livre ne me transforme de fond en comble,
s'il ne me donne pas le sourire divin devant la mort, la mienne et celle des aimés, s'il ne m'aide
pas à aimer plus encore la vie, il aura échoué, quels que soient les signes éventuels de son succès,
je ne veux pas qu'il échoue à jouer la réussite comme un échec où la perte vaut salut, jeu trop
connu, je veux qu'il réussisse décidément et que je sois le premier, voire le seul à le savoir
vraiment", là où "la limite est la circoncision, la chose, le mot, le livre, à faire sauter, non ce n'est
pas ça, mais à traiter, aimer de telle sorte que je puisse écrire, ou mieux, vivre sans plus avoir
besoin d'écrire" (Circonfession, pp76-77, bande 15).
Le livre que Derrida est en train d'écrire - ici les Carnets ou Circonfession,
mais il y en a toujours un - devrait le transformer de fond en comble. Il
devrait lui faire aimer encore plus la vie6, mais d'une façon secrète, qu'il est
seul à connaître. Laquelle? Une autre circoncision, une circoncision où l'autre
ne ferait pas que lire son texte mais le mangerait (à la place du prépuce), le
sucerait comme une mère. Ce qui est secret ici n'est pas le fantasme de
fellation, c'est la place de l'écriture, le désir de littérature autour duquel il
tourne. C'est un secret conscient, le secret de sa souffrance. Ce livre échoue,
Circon(dé)cision, Voyage autour d'une absence , dans Appels de Jacques Derrida, 2014, op. cit , p349 et
352).
4
Ulysse gramophone, op cit p10.
1
Ibid p105.
2
Circonfession, op. cit., p124.
3
Circonfession op. cit., p93. En réalité, celui qui l'a porté ce jour-là est son oncle paternel Eugène, qui
s'appelait aussi Elie.
4
Ibid p124.
5
Ibid, pp149-150.
6
Une recommandation qu'il renouvellera dans son adresse post-mortem, lue par son fils lors de son
enterrement, le 12 octobre 2004 : « Préférez toujours la vie et affirmez sans cesse la survie ».
d. Le circoncis.
Selon Hélène Cixous, tous les textes de Jacques Derrida sont "de corps". ll
les signe à partir de la scène de la circoncision. Il dit : Voici le circoncis.
"Voici le circoncis, c'est ce qui est venu à travers tant et tant de textes extraordinaires,
tous ces textes, apparemment philosophiques, vraiment philosophiques, philosophiques en
vérité, qui en même temps sont pour moi d'abord un immense récit à la fois tâtonnant et
trouvant presque, finalement l'entreprise autobiographique ou biographique la plus
périlleuse, la plus courageuse, la plus folle, de ces temps, de cette époque. Je ne fais que voir
ce qu'il montre et lire ce qu'il écrit : Voici le circoncis, c'est ce qui est venu, avec des cis, avec
des si, et ci et circonspection" (Hélène Cixous, Contes de la différence sexuelle, p38)1.
S'il donne le nom de "Livre d'Elie" aux carnets dans lesquels il a accumulé
des matériaux pour le Grand Livre de la circoncision qu'il projetait d'écrire,
c'est parce qu'elle s'inscrit dans son nom, comme elle est inscrite dans celui
d'Abraham2. Il savait dès le départ que ce projet était voué à l'échec car il
aurait impliqué une impossible exhibition du secret, de l'inconscient. Et
pourtant il a continué. Ne renonçant jamais complètement à l'intercession
des rabbins (d'un côté leur sagesse, de l'autre la faculté qu'ils ont de
circoncire la parole)3, il n'arrête pas de la réinventer. Sans cesse il faut
recirconcire ce qui se décirconcit4, déjouer la réappropriation des langages,
circoncire le mot (chaque mot est un schibboleth), transmuter et réécrire la
parole.
La circoncision est une métonymie (la partie qui se détache du tout pour
en tenir lieu), mais ce n'est pas une métonymie comme les autres, c'est la
métonymie des métonymies5 : un événement singulier, irremplaçable,
irréversible, qui vaut pour toutes les autres pertes et les remplace d'avance.
Ce qui arrive une fois pour toutes engage à revenir, à représenter, à reproduire,
à écrire. Elle seule peut tenir lieu des autres circoncisions (lèvres, langue,
oreille ou coeur), du corps comme du texte.
1994.
2
Abraham, l'autre (dans "Judéités", Galilée, 2003, op. cit.) p42. Abram devient autre au moment de
sa circoncision. La lettre « h » coupe son nom et s'inscrit en lui, il devient Abraham. Ce qu'il y a de plus
juif en lui est ce changement de nom. Il répond Oui à l'appel du "devenir-autre".
3
Schibboleth, op. cit. p108. Le rabbin est l'intercesseur. Il a le pouvoir de donner le mot, mais ce
pouvoir s'anéantit aussitôt car il est sans objet. Son écriture est une écriture du rien. Il est garant du
chemin, de la transmission, d'une promesse unique dont le contenu reste à venir. Elle fait tourner
l'anneau, elliptique, d'une parole ouverte.
4
Circonfession, op. cit., pp206-208.
5
Jacques Derrida avec Safaa Fathy : Tourner les mots; Au bord d'un film, op. cit., p82.
Pourquoi Derrida était-il si attaché à son talith? Il y a sans doute à cela des
raisons biographiques, familiales et autres auxquelles nous n'avons pas accès.
Mais nous pouvons avancer une hypothèse : ce talith, c'est un tenant-lieu de
son œuvre.
Le talith est le châle de prière des fidèles juifs. C'est un tissu rectangulaire,
parcouru par un fil de la couleur de l'azur, qu'on porte soit à même la peau,
soit au-dessus des vêtements. De ses quatre coins pendent des franges qu'on
appelle des tsitsith. Chaque homme a le sien propre, qu'il n'échange pas avec
celui d'un autre. Jacques Derrida avait, lui aussi, le sien. Etant donné qu'on
ignore la couleur exacte de l'azur, le fil singulier est parfois laissé blanc, de
sorte que le talith peut être complètement blanc.
Dans son texte intitulé Le fil de soie3, Mireille Calle-Gruber avance une
hypothèse : quand Jacques Derrida nous fait don de son texte, le texte qu'il
signe de son nom, il nous fait don d'un talith 4. Ce don est comme le don d'une
langue, une langue en plus.
"Il convient d'analyser l'exposé en ses modalités et enjeux, dont le tallith fait l'objet : non
plus ecce homo mais voici mon tallith, c'est-à-dire me voici l'homme au tallith. Où l'on en
viendra à comprendre - c'est ma lecture ci-après - que l'opération d'écriture poétique
consiste, à certains égards, à faire du texte signé "Derrida" un tallith" (Mireille Calle-Gruber,
Jacques Derrida, la distance généreuse, p55).
Paru dans Jacques Derrida, La distance généreuse , recueil d'articles de Mireille Calle-Gruber
3
b. Ver à soie.
Un ver à soie est une sorte de machine à tisser qui trouve en lui-même, par
auto-affection, de quoi faire son œuvre : le cocon, dont on récupère le fil1.
Entre deux mues, les chenilles au sexe indéterminable n'ont d'autre souci que
de produire ce fil, ce filament qui les prolonge, ce déplacement de soi si
proche et si lointain. Elles secrètent une chose qui ne sera jamais pour elles
un objet. Elles ne se séparent pas de leur œuvre. Elles produisent en-dehors
d'elles ce qui reste au fond d'elles-mêmes et les enveloppe toutes entières :
leur propre linceul où elles vont s'ensevelir.
« Il [le ver] la secrétait, la secrétion. Il sécrétait. Intransitivement. Il bavait. Il sécrétait
absolument, il secrétait une chose qui ne lui serait jamais un objet, un objet pour lui, un objet
auquel il ferait face en vis-à-vis. Il ne se séparait pas de son œuvre. Le ver à soie produisait
hors de lui, devant lui, ce qui ne le quitterait jamais, une chose qui n'était autre que lui, une
chose qui n'était pas une chose, une chose qui lui appartenait et lui revenait en propre. Il
projetait au dehors ce qui procédait de lui et restait au fond, au fond de lui : hors de soi en soi
et près de soi, en vue de l'envelopper bientôt tout entier. Son œuvre et son être pour la mort »
(Jacques Derrida, Un ver à soie, in Contretemps 2/3, op. cit., p48).
Quand le fruit mûr revient sur soi, troue sa propre écorce 2, part sans
laisser d'adresse, le papillon s'envole en laissant l'œuvre morte, abandonnée,
sans songer à la porter. Il s'élance, il jouit de pouvoir voler. C'est un temps
incalculable, qui vient par surprise, qui interrompt comme une sonnerie de
téléphone3.
c. Verdict.
Jacques Derrida s'est enveloppé toute sa vie dans son œuvre comme dans
un tissu d'origine animale, le talith ou le cocon de ver à soie. Mais il voit venir
ce moment unique de la fin de la fin de l'histoire 4 où autre chose (quelque
chose de si imprévisible qu'on ne peut même pas le nommer) viendra percer
ce cocon et le laisser abandonné, oublié. Ce moment, où le talith ne pourra
même plus lui servir de linceul, il lui donne un autre nom : le verdict.
"Quelle chance, ce verdict, quelle chance redoutée : oui, maintenant, il y aura pour moi
pire que la mort, je ne l'aurais jamais cru, et la jouissance ici surnommée "résurrection", à
savoir le prix de la vie extraordinairement ordinaire vers laquelle je voudrais me tourner,
sans conversion, pour quelque temps encore, telle jouissance vaudra plus que la vie même"
(ibid p48).
d. Mourant / vivant.
(1) Le mot œuvre ne peut être dit qu'en français. Il existe un champ
sémantique où se croisent deux étymologies, aperire et operare : Ouvrir,
ouvrer, œuvrer, opérer, ce champ est différent du champ sémantique allemand
d e Werk, par exemple, mais c'est le champ français qui intéresse Derrida,
comme en témoigne le lapsus déjà mentionné dans Mémoires d'aveugle,
« L'ouvre où ne pas voir »2.
(2) L'attribution de ce nom ("œuvre") est d'une grande complexité. Elle exige
une signature, l'autorité d'un auteur, un travail, un reste, un certain type de
valeur (dont d'ailleurs Derrida ne dit rien), etc :
« Certains produits de cette activité travailleuse sont tenus pour des valeurs d'usage ou
d'échange objectivables sans mériter, croit-on, le titre d'œuvres (je ne peux dire ce mot qu'en
français). A d'autres travaux on croit pouvoir attribuer le nom d'œuvres. Leur appropriation,
leur rapport avec le travail libre ou salarié, avec la signature ou l'autorité de l'auteur, avec le
marché sont d'une grande complexité structurelle et historique que je n'analyserai pas ici »
(L'Université sans condition, op. cit., p39).
(3) Il n'est pas sûr que ces critères, qui s'appliquent traditionnellement au
mot "œuvre", s'appliquent aussi au travail universitaire. En effet que se passe-
t-il dans l'université? Le concept d'œuvre est en cours de mutation. Le métier
d'enseignant ne s'épuise plus dans l'acte de savoir ou d'enseigner, comme
dans l'université classique, il implique maintenant une responsabilité, un
engagement de la part de l'enseignant, une profession de foi. C'est cette
mutation, liée à la déconstruction en cours, qui fait de l'œuvre une énigme.
Pour interroger cette énigme, il ne faut pas en rester à l'université ni dans le
champ de l'art, il faut s'intéresser à ce qui se passe dans le monde,
particulièrement aujourd'hui.
« Les premiers exemples d'œuvres qui viennent à l'esprit sont des œuvres d'art (visuel,
musical ou discursif, un tableau, un concerto, un poème, un roman). Mais nous devrions
étendre ce champ, au moment où, interrogeant l'énigme du concept d'œuvre, nous
essaierions de discerner le type propre du travail universitaire, et notamment dans les
Humanités. (…) La déconstruction en cours n'est sans doute pas pour rien dans cette
mutation. Elle en est même le phénomène essentiel, un signal plus complexe que ses
détracteurs ne le disent et dont il nous faut tenir compte » (L'Université sans condition, op. cit.,
pp39-40, citation déjà partiellement donnée dans le §1.2.5).
Quel rapport y a-t-il entre le concept d'œuvre, cette énigme dont il importe
de clarifier les termes, et l'analyse que Jacques Derrida propose du monde
d'aujourd'hui ? C'est ce point qu'il faut examiner maintenant.
1
La conférence n'a été publiée qu'en 2001.
2
cf ci-dessus le §3.1.1.
Depuis deux siècles, les cultures sont engagés dans une mutation inouïe,
sans précédent, qui touche à toutes les frontières : territoires, technologies,
politique, et aussi ce qu'on nomme l'humain5. Entre la biologie, la zoologie
(les animaux), l'anthropologie, le rapport à la vie et à la mort, les réseaux,
l'histoire, les appartenances ethniques, communautaires, sociales, ces
1
De la grammatologie, op. cit. pp15-16
2
Positions, op. cit., pp30-31.
3
La Dissémination, op. cit. p344.
4
Scène des différences - Où la philosophie et la poétique, indissociables, font événement d'écriture ,
dans Revue Littérature n°142, 1996, pp23-4
5
L'animal que donc je suis, op. cit., p44.
Ce temps-ci, donc (le « nôtre »), n'est pas pleinement présent ici et
maintenant2. Il n'est pas non plus indivisible : il ne rassemble rien, ne se prête
à aucune réflexion possible. Il est unique, sans précédent, sans analogie avec
un autre temps auquel il ressemblerait. Mais il n'est pas détaché de l'histoire.
Il répond aux mutations mentionnées au §5.1.2.. C'est ici, aujourd'hui, que
« nous » vivons.
5.1.3.1 Une structure formelle
- “Ah, si vous saviez comme cela changera vite, très vite désormais! " écrit
Nietzsche3. Qu'est-ce qui va changer? On ne le sait pas. Est-on sûr que ce
changement aura lieu? Même pas. Il aura lieu, peut-être. C'est une phrase
tremblante, vibrante, une sentence qui lance une flèche vers l'avenir. Cette
phrase promet, elle appelle une lecture, une décision interprétative, elle la
prescrit, mais sans déterminer ce qui change. Si le changement était déjà
connu, alors il n'y aurait pas de changement. C'est un changement à venir qui
ne peut survenir que sous la réserve de ce non savoir. L'autre, auquel la
phrase s'adresse, ne sait pas encore ce qui va changer, mais il sait déjà que le
changement aura lieu. Il prend acte de ce qui arrive : une phrase qui, en
parlant d'elle-même, crée de l'avenir. Le changement aura eu lieu.
a. Illisibilité.
b. Citation contaminatrice.
- Pas (1976) (in Parages, première publication en 1986). Dialogue entre une
position masculine et une position féminine.
- Restitutions - de la vérité en peinture (in La Vérité en peinture,1978)
- En ce moment même dans cet ouvrage me voici (1980, in Psyché, inventions de
l'autre, 1987).
- Droits de regards (1985)
- Feu la cendre (1981, paru en 1987)
1
In Psyché, Inventions de l'autre, II, op. cit..
2
Le chiffre 52, dit-il (p9) a pour lui une valeur symbolique et secrète. Mais il ne donne pas plus de
précisions sur ce cryptogramme savant, qui lui aurait coûté de longs calculs.
3
Dans son article intitulé Pas de deux, Anne-Emmanuelle Berger distingue « trois grandes scènes
d'interlocation ou d'énonciation adressée dans son œuvre » : (1) La division originaire de la voix et la
fiction de l'identité à soi dans la présence à soi et à l'autre ( La Carte postale, D'un ton apocalyptique,
Otobiographies, Pas, Fourmis) ; (2) une méditation sur la ou les différences sexuelles ( Chorégraphies,
Pas, En ce moment même dans cet ouvrage me voici, Che cos'e la poesia ; (3) la scène de la comédie
phallocentrique (Pas). On notera que Pas figure dans les trois catégories (dans Derrida, Cahier de
l'Herne 2004, op. cit., pp357-362)
- Spéculer - sur "Freud" (publié en 1980 dans La Carte postale), où l'on trouve une
quatrième partie intitulée "Sept : Post-sriptum", renvoyant à la structure de "Au-delà
du principe de plaisir", de Freud, qui contient implicitement, selon Derrida, le même
plan.
- No Apocalypse, not now (conférence de 1984 sur le risque de guerre nucléaire)
dont le sous-titre est « à toute vitesse, sept missives, sept missiles », est organisé,
comme l'indique ce sous-titre, en sept parties.
- Dans Avances (1995), la première des sept parties (numéro 0) est intitulée Les
devanciers et la dernière (numéro 6) est intitulée Epilogue, ce qui laisse la septième
place au texte de Serge Margel lui-même (l'œuvre), dont le titre est significativement
: Le tombeau du dieu artisan.
- Adieu à Emmanuel Lévinas (1997), conférence en six parties numérotées,
renvoyant implicitement à la septième partie absente du retrait lévinassien (dont il
est aussi beaucoup question dans En ce moment même dans cet ouvrage me voici...).
- dans L'Université sans condition (2001), on trouve une liste de six champs
thématiques des nouvelles Humanités, puis sept titres thématiques (pp68-72), le
dernier occupant explicitement la place du septième jour.
Dans ces jeux typographiques qui peuvent paraître puérils et qui seront
remplacés, au fil du temps, par d’autres modalités de déconstruction interne
du texte, c’est toujours du Hors livre qu’il s’agit, y compris quand ce hors livre
se présente comme un méta-livre qui excéderait, dans le livre, le contenu du
livre.
A noter que le prénom et le nom de Jacques Derrida contiennent chacun sept lettres - et que son
1
nom hébraïque lui a été donné au septième jour de sa vie, lors de sa circoncision. A noter aussi que son
premier numéro de téléphone à El Biar était 73047 : il commence et finit par un 7, et le zéro central est
entouré de 3 + 4.
Plus de dix ans après le décès de Jacques Derrida et cinquante ans après la
rédaction de ces textes, on peut encore s'interroger sur la portée du « et » qui
conjoint les deux premiers termes du titre du premier chapitre de la première
partie du livre De la Grammatologie : « La fin du livre et le commencement de
l’écriture »1. Pourquoi faut-il, en inaugurant la pensée de la déconstruction,
penser ensemble la fin du livre et le commencement de l’écriture ? Pour
répondre à cette question, on passera directement du commencement à la fin.
Après avoir évoqué la matrice théorique des débuts2, on relira le dernier
entretien accordé par Jacques Derrida à un journaliste, le 19 août 2004.
« Si j’avais inventé mon écriture, je l’aurais fait comme une révolution interminable. Dans
chaque situation, il faut créer un mode d’exposition approprié, inventer la loi de l’événement
singulier, tenir compte du destinataire supposé ou désiré ; et, en même temps, prétendre que
cette écriture déterminera le lecteur, lequel apprendra à lire (à « vivre ») cela, qu’il n’était pas
habitué à recevoir ailleurs » (Derrida, Apprendre à vivre enfin, op. cit., p31 .
Mais plutôt que de rédiger lui aussi une introduction ou une préface de
plus, c’est par la production d’un texte radicalement inattendu qui ne prend
pas place avant le texte commenté mais sous lui, un texte imprévisible, un
texte-surprise que nul n’aurait pu anticiper, un texte-événement, que Derrida
répond. Un livre est alors publié qui regroupe les deux textes sous le titre
« Jacques Derrida, par Geoffrey Bennington et Jacques Derrida ».
L’introduction de ce livre n’est pas signée ; elle cite les deux auteurs à la
troisième personne du singulier et multiplie les dissymétries. Derrida a écrit
son texte, Circonfession, après avoir lu celui de Bennington ; mais Bennington,
après avoir lu celui de Derrida, ne peut pas modifier le sien. Pourquoi ? Parce
que l’entreprise de Bennington – décrire « le système général de la pensée
derridienne » - était
« d’avance vouée à l’échec, et l’intérêt qu’elle peut avoir consiste à faire la preuve, à faire
épreuve de cet échec » (Jacques Derrida, par Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, p3).
Une dissymétrie est introduite entre les deux auteurs, qui est résumée
dans la dernière phrase de l’introduction :
« Il va de soi que G.B. n’avait pas le droit, pour essayer de rendre compte de ce nouveau
texte, de refaire après coup son travail, qui – se dit-il après coup, surpris – n’a été fait que
pour provoquer et accueillir cette surprise » (ibid).
Testons cette hypothèse, voyons si elle est crédible, si elle « tient », si elle
tient le texte, si elle tient dans le texte.
5.3.2 Une générosité radicale
Poursuivons en mettant en avant un mot qui ne figure pas une seule fois
dans le texte de 1980 : inconditionnel. Le mot n'y est pas, ou pas encore1, mais
1
Il sera fréquent dans l'autre texte que Derrida consacrera à Lévinas en 1996, Adieu à Emmanuel
Lévinas.
On dit parfois, pour une pièce de musique ou de poésie "Ce soir, telle
œuvre sera donnée (en concert, en spectacle...)". On peut comparer cette
expression à la formule judiciaire courante, rendre justice. Quand on rend la
justice, ce n'est pas au sens de la vengeance ou de la sanction : c'est un don
sans restitution, ni calcul, ni châtiment, ni culpabilisation. La justice rendue
n'est pas fondée sur une échelle de peines préétablies. Elle n'est pas
conditionnelle. Il ne s'agit pas d'une compensation, mais d'un mouvement
Le livre de Mireille Calle-Gruber Jacques Derrida, la distance généreuse commence par un chapitre
1
intitulé "Donner, dit-il". S'il fallait chercher un principe qui mette en mouvement la pensée derridienne,
dit-elle, ce serait celui-là : le principe du don qui ne donne rien, rien d'autre que le don, un événement
de langue. C'est un don sans objet, un don à l'aveugle, qui ne prétend pas rendre la vue mais au
contraire rendre l'aveuglement (p14), un don qui ouvre à ne pas voir (selon la formule de Derrida dans
Mémoires d'aveugle). "La formule lapidaire fait entrevoir l'énormité du don de rien - don en acte,
toujours s'aban-donnant, se débordant - en cet aveuglement qui porte à l'im-pré-vu; à l'insu et à
l'"invu", écrit Derrida. J'ajouterai : à l'indu. Donner, dit-il, est toujours un don indu : il surgit contre toute
attente, contre la règle, contre l'usage. Il passe l'imagination. Laisse interdit" ( La distance généreuse
p18). Ce qui est à l'œuvre dans ce don, c'est l'inappropriation. De même que toute vue est hypothétique,
toute vue est une hypothèse de travail, et le don derridien, quelque peu empoisonné, ne donne ni une
langue ni un idiome, mais le don des langues en général, en tant que les langues ouvrent et œuvrent. La
relation d'écriture qui se met en place est relation d'incertitude. "Le don des langues qu'il donne, c'est
en vérité le fil de soi(e) secrété par l'autre. C'est l'injonction d'exercer : à son tour, au secret, d'ouvrer,
d'ouvrir la langue, d'inventer celle que, sinon soi, qui la parlera? Car la scène de l'écriture derridienne
est projet : s'y prennent les plus grands risques, et pas de prétextes, pas d'assurance de
communication, pas de faux-fuyant culturel ni de dressage linguistique" (La distance généreuse p38).
Dans le don de l'œuvre, ce qui est accordé n'est pas calculable. Ce n'est pas
quelque chose de mesurable, ni même de descriptible. C'est une prévenance à
l'égard de l'autre, de sa singularité. Je te donne ce qui te vient, ce qui s'annonce
pour toi - dit l'œuvre. Il n'y a en elle ni souci de transmission ni bonne
conscience, mais rien d'autre qu'un acte de donner, un laisser faire. En se
donnant, l'œuvre s'oublie elle-même, elle part en fumée. Elle fait oublier celui
qui a donné, ce qu'il a donné et même l'acte accompli. Il ne reste qu'un
mouvement, un changement.
L'œuvre n'est donnée ni par son auteur, ni par son propriétaire. Elle est
donnée (impersonnellement), en telle circonstance ou en tel lieu. Quels que
soient les professionnels, leurs engagement ou leurs intérêts économiques,
qu'il y ait ou non un éditeur, un metteur en scène, un artiste, des interprètes,
un programme annoncé à l'avance, une organisation, une rentabilité
financière, ne change rien au don de l'œuvre : en tant que telle, elle n'entre
dans aucun échange, aucune compensation, aucune rétribution ni
contribution à quoi que ce soit4. Tout se passe comme s'il n'y avait ni motif, ni
explication, ni cause5, en tous cas dans l'ordre apparemment immobile qui est
celui de l'œuvre elle-même, telle qu'elle se présente. Et pourtant quelque
Marcel Mauss, Essai sur le don, Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques , 1923-25
1
(PUF, 2007).
2
Jacques Derrida, Donner le temps. I. La fausse monnaie, op. cit. p62.
3
Le sujet s'affirme et s'annule dans un "je-me-plais-à", ou encore "Je-me-plais-à-me-plaire-à", pure
auto-affection habitée par l'hétéro-affection du tout-autre. cf. ci-dessus §2.3.3.1.
4
En tant que lecteur, on ne peut que reprendre à son compte la déclaration qui ouvre un article de
Mark C. Taylor « en hommage » (sans hommage) à Derrida : « Rien n'est plus difficile que d'accepter un
don. Or ce que je « veux » faire ici, c'est accepter le don, l'affirmer et le réaffirmer comme ce que j'ai
reçu. Non pas de quelqu'un qui, lui, en aurait eu l'initiative, mais de quelqu'un qui aurait eu la force de
le recevoir, de le réaffirmer. Et si c'est ainsi que je donne (à mon tour), cela ne sera plus une chaîne de
restitutions mais un autre don, le don de l'autre. L'invention de l'autre. Est-ce possible ? Est-ce que cela
aura été possible ? Mais cela ne doit-il pas avoir eu lieu déjà, avant tout, pour que la question même en
surgisse, ce qui la périme d'avance ? » (Offering, dans Le Passage des frontières, 1994, op. cit., p529).
5
Ni motif, ni explication, ni cause : ce pourrait être une formulation du principe de l'œuvre.
Puis Derrida continue à citer Lévinas, en soulignant par des italiques les
récurrences du "Il faut". Le livre de Lévinas, dit-il, (son œuvre), ne peut pas se
refermer sur lui-même. Il n'a lieu que dans la série des "en ce moment", dans
cette sérialité vouée à un dehors1, dans ce dérangement, ce déboîtement,
cette désarticulation.
- "Dira-t-on de "cet ouvrage" qu'il fait œuvre? A partir de quel moment? De quoi? De
qui?"
- "Est-ce lui, "il" qui alors fait œuvre? De lui que l'œuvre répond? De lui qu'on aura dit "Il
aura obligé"?"
- "Accepterait-il que je remplace "il" par Emmanuel Levinas pour dire (ce) qui aura fait
œuvre dans son œuvre? Sera-ce une faute, quant à "il" ou quant à lui, E.L.?"
Lévinas procède par une série d'interruptions, de hiatus dans son texte.
Un seul ne suffirait pas, il faut qu'ils s'enchaînent, s'entrelacent, se nouent. Ils
forment des suites, des rangées, des lignées, des cordes, des lacets, des
tresses - Jacques Derrida emploie à son tour la série des mots dont il est
coutumier. Il faut qu'entre ces liens, entre les interruptions, l'interruption
reste ouverte à la façon d'une stricture : des enchaînements qui enchaînent en
sauvant l'interruption, en la gardant. Ce pourrait être, en quelque sorte, le
premier temps logique : une série d'interruptions qu'il faut garder. Si chaque
interruption est aussi un retrait, une rature, alors cette série de ratures, cette
sériature pour employer le néologisme derridien, pourrait être lue comme
une signature de l'écriture lévinassienne. C'est ainsi qu'opérerait son écriture
: par des séries de soustractions en abyme. On part d'un mot ou d'un pronom
personnel, par exemple "je" ou "me voici", ou "il", et on retire sa présence, son
activité (d'où la "passivité plus passive que la passivité" dont parle souvent
Lévinas), sa signature, sa légitimité (respect des normes), etc. Que reste-t-il
alors? Un "Il faut" qu'on ne peut attribuer à aucune présence proférable6. Le
1
Ibid, p182.
2
Ibid, pp199-200.
3
Rituel de la gueniza.
4
Lévinas, Le nom de Dieu..., in Au-delà du verset p150.
5
Lévinas, ibid, p149.
6
Pour nommer ce « Il », Mark C. Taylor a inventé le néologisme altarity, dont il développe le concept
à partir de différents auteurs, dont Lévinas, Blanchot et Derrida, dans son ouvrage Altarity, paru en
Il en résulte un "Il" sans autorité, absolument retiré, un "il " tout autre,
toujours déjà passé, qui en tant que pronom ne fait pas œuvre, mais "laisse
œuvrer l'œuvre" (au futur antérieur : "aura laissé œuvrer l'œuvre"). D'avance,
le moi y est livré, corps et âme. C'est une pensée transgressive, la plus
provocante aujourd'hui1, la plus irréductible à l'interprétation dominante de
la langue, à l'ontologie.
"Allant vers l'Autre, venant du Même pour ne pas y revenir, [l'Œuvre] n'en vient donc pas,
mais de l'Autre qui l'invente. Elle fait œuvre dans le re-trait qui re-marque ce mouvement
hétéronome. Le re-trait n'est pas unique bien qu'il remarque l'unique, mais sa sériature est
unique. Non pas sa signature - "il" soussignant sous-scellé - mais sa sériature" (Derrida, En ce
moment même dans cet ouvrage me voici, op. cit., pp192-3).
Souvent Lévinas utilise cette formule, "en ce moment même", mais ce que
la formule désigne n'est pas un instant homogène. Qui parle? Comme dans le
Cantique des Cantiques, ce n'est pas clair. Un homme, une femme? Pour dire
quoi? Ce qui se dit "En ce moment même" dans la langue, doit aussi se dire
au-delà de la langue, et en même temps être réduit au silence. En disant
l'Autre, il faut dire aussi ce qui est allergique à l'Autre. "Il faut donner", mais il
faut aussi tenir compte des contraintes normatives qui interdisent le don. Il
faut parler de l'illéité, au-delà de l'être, mais on ne peut le faire que dans le
langage de la thématisation, par un performatif inouï, comme en n'en a jamais
décrit. "En ce moment dans cet ouvrage me voici", le titre choisi par Derrida,
est le lieu où se dit "l'astriction au donner" chez Lévinas1, et aussi son
interruption.
"Dans le présent ouvrage" est une formulation prélevée dans les deux
1
Ibid, p169.
On a supposé que, pour Derrida, le "Il" de "Il aura obligé" est l'Œuvre elle-
même. Ajoutons une autre hypothèse : ce qui prendrait, pour lui, la place du
visage lévinassien, ce serait aussi l'Œuvre. De même qu'il y a, dans le visage,
une trace d'un Dieu effacé qui invite à la responsabilité, il y a, selon cette
hypothèse, dans l'Œuvre, une trace d'un Autre (et non pas d'un Dieu) effacé
lui aussi, qui invite aux obligations dont nous faisons la liste, nécessairement
incomplète, dans cette « thèse ».
Bien qu'on puisse louer ou bénir sans religion, une religion commence,
avant même de commencer, par la prière, la louange ou la bénédiction4. Ce
qu'on bénit est toujours singulier : une date, un nom, un événement, une
parole, un engagement, un commandement. Il faut que cet événement,
indéchiffrable et intraduisible, dont tous les témoins ont disparu, reste intact.
En le bénissant, on célèbre son anniversaire, son retour et l'alliance avec lui.
C'est une façon de l'oublier, et en même temps de le partager, de le faire
survivre. Toute bénédiction (comme d'ailleurs toute prière) appartient à ce
que Derrida nomme "le régime originaire de la foi testimoniale". Ne calculant
1
Cf §3.2.7.2.
Il n'est peut-être pas sans signification que cet autre soit son fils biologique. Cela évite de poser la
2
Cela conduit à une autre analyse du texte de Derrida, Béliers6. Dans Béliers,
Jacques Derrida cite deux poèmes de Paul Celan en rapport avec la
bénédiction. Le premier, mentionné par Gadamer, est très court. Le voici7 :
DES CHEMINS DANS LES STRIES D'OMBRES
de ta main
Du sillon des quatre doigts
j'extorque en fouissant
la bénédiction pétrifiée.
Jacques Derrida ne cite qu'un seul vers du second, dont le titre est
Benedicta8. Voici le commentaire qu'il en fait :
1
Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit., pp99-100.
2
Nous avons analysé le commentaire derridien de ce livre , seul texte de l'Ancien Testament
reconnu seulement par les Chrétiens, au §3.1.6.2.
3
Mémoires d'aveugle, op. cit., pp35-36.
4
Avances, op cit, p38.
5
Propos recueillis dans le film D'ailleurs Derrida (Ed Montparnasse, 1999), entre 1h03 et 1h04.
6
Après celle du §3.2.3.1, où il est lu sous l'angle de l'au-delà du deuil.
Poème publié en français dans La Renverse du Souffle, p16, traduit par Jean-Pierre
7
Lefebvre.
8
En voici le texte complet (Bénédicta, poème de Paul Celan traduit par Martine Broda, dans La rose
de personne) :
Bu,
tu as bu
ce qui me vint de mes ancêtres
et de plus loin que les ancêtres :
Si l'on compare les motifs du texte de Derrida et les textes des deux
poèmes, on note un déplacement. Pour Derrida, on peut dire d'une
bénédiction qu'elle se lit. S'appuyant sur l'herméneutique gadamérienne, il la
qualifie de scène de lecture1. Dans cette scène, ce n'est pas la bénédiction en
tant que telle qui se donne, la bénédiction même, c'est une bénédiction
décalée, absente, qui provoque une aventure, un renversement, une
subversion. Comme une œuvre, elle ne se donne pas facilement, il faut
l'extorquer, fouiller, creuser, aller la chercher. Dans le sillon des quatre doigts2,
- - , pneuma
Bé-
nie sois-tu, de loin, de
plus loin que mes
doigts éteints.
Bénie : toi, qui l'as salué,
le chandelier des Ténèbres
Toi qui as entendu, quand j'ai fermé les yeux, comment la voix ne chantait plus après :
's mus asoy sayn
Toi qui l'as dit dans les
sans yeux, les prés profonds :
le même, l'autre
mot :
gebenedeiet.
Bu,
tu as bu.
B
nie.
Ge-bentcht.
1
Béliers op. cit., p33.
2
Il est une signification des quatre doigts mentionnés dans Des chemins dans les stries d'ombre que
ni Gadamer ni Derrida ne citent, car probablement ils l'ignoraient [peut-être Paul Celan lui-même
l'ignorait, ce qui ne change rien]. C'est la bénédiction du Cohen, qui se fait avec deux fois deux doigts
écartés (cf sur ce point Marc-Alain Ouaknin, Les mystères de la Kabbale , Ed Assouline p413), comme les
quatre doigts du portrait de Soutine peint par Modigliani en 1916. L'allusion aux quatre doigts dans Des
chemins dans les stries d'ombre indique peut-être que Celan n'était pas étranger à ce type de
problématique. Mais quoiqu'il en soit, ces doigts éteints marquent, dans le contenu même du poème, le
lien indissociable entre l'œuvre et la bénédiction. Dans Qui suis-je et qui es-tu?, Gadamer insiste sur ces
quatre doigts (Derrida le cite dans Béliers pp34-35). Il y découvre entre les lignes de la main (ces lignes
que certains interprètes sont capables de lire), la main pliée et réunie en une unité, c'est-à-dire, analyse
Derrida, à la fois ouverte et pliée. C'est le poème lui-même qui est à la fois ouvert et fermé, comme une
image ou un tableau.
Le texte lui-même, selon Derrida, est une main bénissante dont Gadamer
reconnaît et respecte l'indécision1. Si la bénédiction se pétrifiait, ce ne serait
plus une bénédiction; et si le poème décidait "de la question de savoir qui est
ici le "Tu"", ce ne serait plus un poème.
“Désir ou don du poème, la date se porte, en un mouvement de bénédiction, vers la
cendre. Je ne présuppose pas ainsi quelque essence de la bénédiction qui viendrait trouver là
un étrange exemple. Je ne dis pas : vous savez, nous savons ce qu'est une bénédiction, eh
bien, en voici une qui s'adresse à la cendre. Non, l'essence de la bénédiction s'annonce peut-
être depuis la prière poétique, le chant d'un reste sans être, l'expérience de la cendre dans
l'incinération de la date, depuis l'expérience de la date comme incinération" (Schibboleth, op.
cit., p74).
2014, op. cit), Danielle Cohen-Levinas propose de remplacer la traduction «Loué sois-tu, personne » du
poème Psalm, de Paul Celan, du recueil La rose de Personne (en allemand « Gelobt seist du, Niemand »)
par « Béni sois-tu, personne ». L'appel lancé par le poème « ne préjuge de rien, n'annonce rien, ni
commencement ni salut ; un signe comme pur événement, innommable comme tel, ou encore, dans la
langue de Derrida, “un jeu de traces“ » (p606). La bénédiction « serait la trace de l'effacement de soi
sous le signe d'un autre, chose ou sujet » (p607). « Bénir, c'est accueillir, c'est dire “oui“ à ce qui reste »
(p608).
Toute œuvre est une prière, une possibilité de bénédiction qui ne s'adresse
à personne - en tous cas pas à une personne, mais à ce qui reste d'une
opération qui consume ce qu'elle tend à rappeler, à commémorer. En ouvrant
cette possibilité de réponse, l'œuvre se fait œuvre.
5.4.3 L'œuvrance, une promesse de messianicité
On peut construire un concept derridien d'« œuvrance » à partir du
mouvement messianique qui, dans l'œuvre, met en œuvre la promesse. Tout
texte - et tout langage - est mis en mouvement en un lieu plus "vieux" que la
parole, où s'énonce la possibilité du politique, de l'éthique, du juridique, de
l'historique, et aussi du littéraire, du philosophique, du pictural, de l'œuvrant.
En ce lieu où un témoin ou un Dieu est invoqué ou convoqué, un "Je promets
la vérité" est à l'œuvre1. Il faut promettre, il faut cette archi-promesse2. Elle
n'invite à rien qu'on puisse réaliser au présent, mais il faut la renouveler
comme performance, il faut l'enregistrer comme archive3, réserve de pensée
ou de mémoire. Avant même d'avoir été énoncée, elle est déjà là, elle exige
une mise en parole, en mots, en textes, en œuvres.
Le miracle de l'œuvre n'est jamais garanti. Toute œuvre est une traduction
en une autre langue qui peut échouer, se transformer en discours illisible, ou
au contraire trop lisible. "Il faut que l'avenir soit absolument, radicalement
ouvert", tel serait l'axiome, le principe inconditionnel qui gouverne
l'affirmation, par Derrida, d'une messianicité première, irréductible, détachée
de toute religion, de toute croyance et de tout contenu prédéterminé1. Face
aux urgences éthiques et politiques, l'arrivance messianique répond à la
cruauté de l'événement. Elle déchire le temps historique. N'appartenant pas à
notre temps, elle est incapable de faire régner le droit. Mais comme concept
qui expose à l'autre, comme inconditionnalité, elle ouvre un autre temps, une
dissymétrie infinie, extérieure à l'histoire. Dans le champ du politique, elle
creuse l'espace d'une démocratie à venir ; dans le champ de l'écriture, elle se
donne comme œuvre à venir, indéterminée.
1
Spectres de Marx, op. cit., p112.
C'est toute la question, qui nous conduit à revenir encore une fois à la
formulation proposée du principe : Ce qui a lieu dans une œuvre s'affirme
inconditionnellement, en-dehors de tout calcul, de toute finalité et de toute
transaction. Cette formulation, écrite au présent de l'indicatif, suppose
l'œuvre digne de ce nom déjà là, son essence connue et stabilisée. Or, si
l'œuvre en tant que performatif à venir est inanticipable, et si la possibilité
qu'elle soit anticipable (et donc indigne de ce nom) ne peut jamais être
exclue, comment justifier qu'un principe général puisse être posé, avant elle?
Œuvre et principe ne seraient-ils pas l'un et l'autre, et corrélativement, à
venir ? Dans le simple fait d'énoncer ce principe comme généralité, n'y aurait-
il pas une contradiction, une faute, voire une indignité? Et le principe ainsi
conçu ne serait-il pas, lui aussi, indigne de ce nom ? Ou bien justement, ne
serait-il digne de ce nom que pour autant que, comme l'explique Geoffrey
Bennington, il en risquerait l'indignité ? On peut difficilement en dire plus
que lui, dans la conclusion de son article :
“Mesure, justement. (Sur toutes les mesures, « mesure dans tous les sens). A penser, à
suivre. Pense. Suis.“ (Geoffrey Bennington, ibid, p72).
6.1.2 Œuvre et principe, « à venir »
Le caractère principiel du principe, ce qu'on pourrait nommer sa pure
radicalité1, tient à son impossibilité. Un principe ne peut pas s'accomplir, il ne
viendra jamais2, ce qui ne le disqualifie pas, au contraire : cette impossibilité
3
Dans un autre article publié ultérieurement, en 2016, Geoffrey Bennington parle de « demi-
dignité ». cf ci-dessus le §0.8.3, y compris les notes renvoyant à cet article.
Jacques Derrida n'a jamais cessé, dans son œuvre, de renvoyer à l'idée d'un concept pur, que
1
pourtant il récuse par ailleurs. v. sur ce point les observations que nous avons regroupées dans l'Annexe
B.
2
« L'idée même de l'à venir est l'idée de ce qui ne vient pas » ( John D. Caputo, L'idée même de l'à
venir, in La démocratie à venir, p300).
Mais alors cette formulation, que peut-on en dire ? Reprenons les points
soulevés par John D. Caputo sous la forme la plus abstraite, comme il le fait
lui-même avec la formule (x + n)4, en radicalisant encore cette abstraction. X à
venir, par exemple la démocratie, ou la justice, ou l'amitié, ou l'hospitalité, ou
l'œuvre, doit être absolument imprévisible, toute autre, tellement autre qu'on
pourrait la remplacer par un autre mot, par exemple y. Pourtant nous
conservons ce mot, car d'une part ce que nous nommons x présente certaines
qualités dont nous désirons hériter5, et d'autre part d'une certaine façon
1
« Il semble bien que l'idée même de la démocratie à venir soit impossible. Certes, pour nous, les
déconstructionnistes, qui vivons des apories, ce n'est pas nécessairement une mauvaise nouvelle. En
effet, nous adorons l'impossible ; plus c'est impossible, mieux c'est. Alors au lieu de dire que l'idée
même de la démocratie à venir est « assaillie » d'apories, comme si c'était une affection qu'il faudrait
éviter, disons que cette idée est heureusement et incontestablement constituée par cette aporie, qu'elle
en est nourrie, et que ce qui ne tue pas l'à venir le rend plus fort » (John D. Caputo, ibid, p295).
2
Comme Derrida l'explique dans Marges de la philosophie (op. cit. p63), le concept "vulgaire" du
temps, tel qu'il est légué par la tradition, repose sur le privilège du présent. A chaque instant succède un
autre instant qui efface le précédent. Le temps ne peut jamais être conçu dans sa totalité. Aristote
(Physique IV, 217b) fait remarquer que cette conception est aporétique. D'un côté, en tant qu'il est
maintenant, dans l'instant, le temps ne peut jamais quitter la forme de la présence; mais d'un autre
côté, à chaque instant, il n'est plus et n'est pas encore. Il est présent et non présent; étant et non-étant.
Tandis qu'un point dans l'espace peut coexister avec un autre point, un instant ne peut pas coexister
avec un autre instant. Un maintenant ne peut coexister ni avec un autre maintenant, ni même avec soi-
même. L'aporie tient à ce que cette impossibilité s'éprouve comme possibilité. La temporalisation met
en rapport un instant avec un autre, et pour chaque instant, l'altérité et l'identité vont ensemble. Passé,
présent et futur ne peuvent pas coexister, mais une complicité entre plusieurs maintenants actuels est
possible. Etant donné que toute œuvre s'inscrit dans le temps, elle est elle aussi prise dans cette
structure.
3
« L'à venir n'est pas un événement qui arrive dans le temps ; il s'agit plutôt de la structure même
du temps » (…) « L'à venir n'existe jamais même s'il est vrai qu' il y a de l'à venir . Nous pouvons dire « il
appelle » mais nous ne dirons jamais « il est ». L'à venir constitue la structure formelle du temps en
vertu de laquelle quelque chose est et reste toujours inachevé, toujours devant. Sans l'à venir, le temps
exploserait, le temps s'effondrerait, contraint à un maintenant suffocant et invivable » (John D. Caputo,
ibid, pp301 et 302).
4
John D. Caputo, ibid, p297.
5
En outre « nous gardons le mot précisément pour son inadéquation, son impuissance même, son
incapacité à être ce qu'il prétend être, qui est d'ailleurs le pouvoir de son impuissance » (John D.
L'œuvre (x) promet l'œuvre à venir (y), mais déjà la promesse que promet
x dépasse x. La performance de x, c'est qu'elle promet un au-delà du
performatif, un performatif "tout autre", un performatif à venir, impossible. Il
faut que y ne soit pas indifférent à cette promesse, qu'elle fasse preuve d'une
certaine loyauté. Mais il n'y a pas d'œuvre à venir sans risque. Après tout,
nous avons été « jetés » dans x3, nous aurons été tout autant « jetés » dans y,
et y aura été à son tour « jeté » dans cette autre tradition, déconstructrice,
que nous ne pouvons pas ne pas porter. Ce n'est pas une question de savoir,
c'est une question de foi, comme Derrida ne cesse de le répéter. Dans l'œuvre
à venir, le point d'impossibilité se démultiplie, mais cette infinitisation ne
pourra se traduire que dans une singularité unique, non idéalisable.
6.1.2.2 Pour répondre de l'avenir, il faut répondre à
l'œuvre.
L'ouverture de l'avenir n'est pas un choix, c'est un axiome, un a priori sans
lequel la déconstruction n'aurait jamais été inventée. D'un côté, aucune
archive, aucun théorème, aucun savoir, aucun horizon, aucun système (pas
même celui qui oppose la vie à la mort) ne peut limiter ou délimiter l'œuvre à
venir. On ne la désignera jamais avec certitude. Mais d'un autre côté (second
axiome plus vieux que toute religion, plus originaire que tout messianisme,
antérieur à toute subjectivité et même à toute pensée), elle ne peut survenir
qu'en inscrivant, dans l'avenir, la lecture ou l'interprétation d'un héritage. Elle
aura hérité de cette origine qu'elle annonce, et qui est elle-même toujours à-
venir. En y renvoyant, elle aura pensé le retard qui la constitue et l'institue
comme œuvre. Pour toute œuvre à venir, il y a toujours un autre héritage, un
héritage de plus, ou la possibilité de citer ou de se lier à un autre héritage,
encore un autre.
Caputo, ibid, p299).
« Ses yeux essayèrent de regarder non pas dans l'étendue, mais dans la durée et dans un point du
1
temps qui n'existait pas encore » (Maurice Blanchot, Thomas l'obscur, p31).
2
« Outre l'œuvre, il y a donc aussi, indissociablement donné avec elle , notre irrépressible désir
d'écouter écouter. L'autre. Et l'œuvre n'est œuvvre, c'est-à-dire à l'œuvre en tant qu'elle reste à venir,
qu'à la mesure de ce désir qu'elle ouvre. L'œuvre n'est œuvre, c'est-à-dire épreuve ou expérience à faire,
que lorsque, au-delà d'elle-même et de sa clôture, elle laisse à désirer ». Peter Szendy, Ecoute, une
histoire de nos oreilles, p170
3
Comme dirait Heidegger.
Ce principe, qui vaut pour l'œuvre, et pas pour n'importe quel texte,
n'existe pas préalablement à l'œuvre. Sans l'œuvre, on ne pourrait ni l'écrire,
ni le penser. Il ne peut donc pas être question de le mettre en œuvre, à la
façon dont on met en œuvre une idée, ou un schéma, ou un projet existant
préalablement. Ce qui arrive est différent. On commence par nommer
« œuvre » un ensemble de textes, comme l'ont fait Marie-Louise Mallet et
Ginette Michaud en 20045, ou un fragment de texte, comme le font
d'innombrables lecteurs, et le principe de l'œuvre s'impose de lui-même, à
partir de cela. S'il arrive qu'une œuvre ait lieu, ce ne peut être
qu'inconditionnellement, en-dehors de tout calcul, de toute finalité et de toute
transaction. Bien qu'il soit impossible de concrétiser effectivement ce
principe, il n'est pas impossible de le mettre en œuvre - ou d'en faire une
au titre du principe n'est qu'une hypothèse provisoire.
1
Au sens où les Souliers de Van Gogh n'appartiennent à personne, pas même à Van Gogh « lui-
même ».
2
Depuis la première ligne de son première texte, Jacques Derrida ne cesse de « tourner » autour de
la confession.
3
En même temps, la figure publique de Derrida commence à apparaître sous forme de
photographies ou autres.
4
Mais pas le nom de Dieu, car pour signer du nom de Dieu, il faudrait s'appeler James Joyce.
5
Cf §0.4.1.
D'une œuvre à venir, on attend qu'elle soit juste - une justice qui n'est pas
celle du droit établi, mais d'un événement qui s'impose dans l'urgence, la
précipitation. Tel est l'un des paradoxes de l'œuvre à venir : intemporelle,
incalculable, toujours en excès sur le droit en vigueur, elle exige du discours
une transformation immédiate. Elle promet la promesse. En engageant dans
une aventure qui vaut plus que la vie, elle ne peut que laisser entendre qu'elle
a déjà été écrite.
6.2 Un vaccin inactif, mais « qui marche »
6.2.1 Il faut enchaîner
Dans la discussion qui suit la conférence intitulée Discussions ou phraser
"après Auschwitz", prononcée par Jean-François Lyotard au colloque sur Les
Fins de l'Homme1 qui s'est tenu du 23 juillet au 2 août 1980, Jacques Derrida
explique que jamais il ne s'est senti si proche de Lyotard, jamais son accord
n'a été si sensible, à tel point qu'il en risque un certain pathos2. Pourquoi une
telle sensibilité ? Le texte de Lyotard semble prendre le prétexte d'une
analyse de la dialectique hegelienne pour évoquer tout autre chose. En
analysant les règles de formation du spéculatif3, Lyotard n'est pas éloigné de
l'analyse que Derrida en a fait quelques années plus tôt dans Glas4, y compris
par l'utilisation du vocable "enchaînement spéculatif ". Mais cette analyse ne
serait qu'un préalable théorique pour aborder la question qui déclenche un
certain pathos. Que se passe-t-il après Auschwitz? Un enchaînement
spéculatif est brisé. On ne peut pas enchaîner après Auschwitz, dit Lyotard,
on ne peut plus aligner les jeux de phrases selon des règles homogènes. Dans
le prolongement de ce qu'a dit Adorno, le nom Auschwitz ne peut pas être
remplacé par une phrase intelligible5. Et pourtant il faut enchaîner, reconnaît
Derrida, tout en évitant de donner à "Auschwitz" une centralité qui le
1
Les Fins de l'homme, op. cit., pages 283 à 315.
2
Transcription de Lyotard ; « Derrida déclare se sentir d'accord avec l'exposé, ne veut pas “céder à
ce pathos“ (de l'accord), cherche à “enchaîner, non, pas enchaîner, mais ajouter des phrases“ (…)
Derrida déclare : Je ne dis pas cela pour corriger une interprétation, ce serait absolument dérisoire ici,
je le dis pour rompre cette espèce de pathos de l'accord dans lequel je suis depuis tout à l'heure, et pour
essayer de comprendre au fond, si loin qu'aille cet accord, quelle est la différence de ton ou d'affect
entre ce que vous dites et ce que je dirais ».
3
Les Fins de l'homme, op. cit. , pp291-292.
4
Glas, op. cit., pp120a-122a.
5
Les Fins de l'homme, op. cit. , p285.
« La question est peut-être désormais celle du nom propre – cet autre motif insistant
du colloque -, c'est-à-dire de ce qui, s'inscrivant, s'efface – et se divise, se disperse, se
multiplie. Et peut-être n'est-ce qu'à partir de là que s'ouvre ou se donne la possibilité de
penser, sous le nom d'Auschwitz et sous sa multiplication, que si notre époque est celle
qui a pu s'engager dans l'ex-termination de l'homme, dans la fin absolue de l'homme, sa
seule ressource de pensée – et d' “éthique“ - est dans l'effacement du nom et du nom de
l'homme. Dans le re-trait du nom. Et tel est, nous le savons tous ici, ce qui engage (et ce
qu'engage) la pensée de l'écriture. C'est-à-dire aussi bien le nom de Derrida – et
l'effacement de ce nom : le départ pris dans son travail en tant qu'il est lié, nous l'avons
tous entendu, à la déconstruction de toute pédagogie et de toute psychagogie soumise à
ce nom ». (Les Fins de l'homme, 1981, op. cit. , p692).
Une œuvre digne de ce nom répond elle aussi à un contexte déterminé, à tel
ou tel danger ou menace. Mais elle n'y répond pas directement, à la façon d'un
combattant ou d'un guerrier. Elle est inactivée. C'est cette inactivation qui
rend possible l'intervention vaccinale. On peut agir dans le champ politique,
comme militant. On est alors directement actif ; on tue, on détruit, on s'en
prend à l'ennemi, comme dans l'immunité classique. Mais si l'on agit dans le
champ politique comme œuvrant, dans le désœuvrement et l'inactivation, on
peut aboutir au même résultat sans confrontation directe. Pour chaque
œuvre, l'inactivité, bien sûr, n'est que relative. Mais le principe d'inactivité
s'impose quand même, dans toute sa rigueur irréductible et inconditionnelle.
Sans le savoir probablement (mais ce n'est pas sûr), ces auteurs ont repéré
l'étrange positionnement de l'œuvre derridienne, à la fois dans la philosophie
et dehors. Il ne combat directement ni la langue universelle de Descartes ou
Leibniz, ni le tribunal de la raison kantien, avec son souci de totalité
organisée, d'architectonique stable et prévisible, ni le savoir absolu hegelien,
il les neutralise en faisant ressortir, en eux mais aussi dans son « propre »
corpus, la machine d'écriture. Pour ouvrir un autre corps, un autre lieu ou
non-lieu, il doit se dissocier du langage de la philosophie, inventer un autre
langage, mais celui-ci peut aussi se lire comme une traduction du langage
philosophique. Il reconnaît à la philosophie un droit inconditionnel, non
1
Pour reprendre le langage de la météo, on dira : de modérée à très forte.
2
Lettre signée le 9 mai 1992 par : Barry Smith, The Monist, Hans Albert (University of Mannheim),
David Armstrong (Sydney), Ruth Barcan Marcus (Yale), Keith Campbell (Sydney), Richard Glauser
(Neuchâtel), Rudolf Haller (Graz), Massimo Mugnai (Florence), Kevin Mulligan (Geneva), Lorenzo Peña
(Madrid), Willard van Orman Quine (Harvard), Wolfgang Röd (Innsbruck), Karl Schuhmann (Utrecht),
Daniel Schulthess (Neuchâtel) Peter Simons (Salzburg), René Thom (Bure-sur-Yvette), Dallas Willard
(Los Angeles), Jan Wolenski (Cracow), Internationale Akademie für Philosophie, Obergass 75, 9494S
Schaan, Liechtenstein.
Que peut-on entendre, dans cette formulation, par « bien faire » ? Jacques
Derrida ne donne aucune indication précise. Comme l'explique Peter Fenves5,
dans ce recueil d'aphorismes qu'est Foi et Savoir, il évite de s'engager dans
une analyse détaillée du mal radical kantien6. Il se borne à une phrase très
1
Du droit à la philosophie, op. cit., pp269-270.
2
Marges de la philosophie, op. cit. p126.
3
Du droit à la philosophie, op. cit. p361.
4
v. ci-dessus §0.7.2.
5
Dans un texte intitulé Out of the Blue - Secrecy, radical evil and the crypt of faith (paru en 2001 dans
Futures of Jacques Derrida, Stanford University Press, sous la direction de Richard Rand, partiellement
repris dans Late Kant : Towards another Law of the Earth, Routledge 2003), Peter Fenves montre que le
mal radical kantien peut être lu comme un impératif inconditionnel d'insubordination à l'égard de la
raison, la source secrète, jamais démontrée comme telle, d'une incertitude absolue. Si le mal radical
sape toute possibilité de croyance, nul ne peut croire en aucune voix, pas même sa voix intérieure, et
pas même une voix qui proviendrait de Dieu. Kant met radicalement en doute la religion, ainsi que
l'intériorité subjective.
6
Dans le §14 de Foi et Savoir (op. cit., p19), il souhaite que soit écrite « une histoire du mal radical,
de ses figures qui ne sont jamais des figures et qui, c'est tout le mal, inventent toujours un nouveau mal.
La perversion radicale du coeur humain dont parle Kant (I,3), nous savons maintenant qu'elle n'est pas
une, ni donnée une fois pour toutes, comme si elle ne pouvait inaugurer que des figures ou des tropes
d'elle-même». Cette « plasticité » du mal radical, largement prouvée au 20ème siècle et au-delà, a peut-
être pour corrélat la plasticité du « bien faire ».
Dans Foi et Savoir, les derniers mots mis en caractères gras, dédoublés de
paragraphe en paragraphe, sont : témoignage (§48-49), calculabilité (§49-
50), mal radical (§50-51) et crypte (§51-52). Après le témoignage, source
unique de toute fiabilité (n), se pose la question du dédoublement, du
supplément (n + Un). Mais si ce dédoublement est calculé, cela risque de
conduire au mal radical (Un)2. On passe alors du (n + Un) à (l'Un + n) : la
crypte qui « engendre incalculablement tous ses suppléments », et pourrait
être la formule de l'Œuvre3.
« Au fond sans fond de cette crypte, l'Un + n engendre incalculablement tous ses
suppléments » (Foi et Savoir op. cit., p100).
Confrontation n° 20, hiver 1989, publié dans Points de suspension, Ed Galilée, 1992). A noter que
Derrida utilise, dans Foi et savoir, l'expression Il faut bien répondre (pages 56 et 59, en gras).
6
« Toutes les fleurs de rhétorique dans lesquelles je disperse ma signature, dans lesquelles je
m'apostrophe et m'apotrope, lisez-les aussi comme des formes de refoulement. Il s'agit de repousser la
pire menace et pour cela, d'avance, de soi-même, se retrancher » (Glas p97bi).
1967 : L'écriture et la différence (Paris, Seuil, Coll. « Tel Quel » ; rééd. coll.
« Points Essais », 1979).
1972 : La Dissémination (Paris, Seuil, coll. « Tel Quel » ; rééd. Coll. « Points
Essais, 1993).
1974 : Glas (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1974 ; rééd. 1995).
1987 : Ulysse gramophone. suivi de Deux mots pour Joyce (Paris, Galilée, coll.
« La philosophie en effet »).
1991 : Che cos'è la poesia? Ou Qu'est-ce que la poésie ? publié pour la première
fois en 1988 dans Poesia, I, 11, novembre 1988, rééd. en éd. quadrilingue
(Brinkmann & Bose, Berlin, 1991), repris dans Points de suspension, Galilée,
1992).
1992 : Déplier Ponge, Entretiens avec Gérard Farasse publiés dans la Revue
des Sciences Humaines du 4ème trimestre 1992 (n°228), rééd. en 2005
(éditions Septentrion).
1993 : Aletheia (in Penser à ne pas voir, Ecrits sur les arts du visible 1979-2004
(Ed de la différence, 2015).
1995 : Mal d'archive, une impression freudienne (Paris, Galilée, coll. «Incises» ;
rééd. 2008).
1996 : Apories - Mourir s'attendre aux "limites de la vérité" (Paris, Galilée, coll.
« Incises »).
1998 : Un ver à soie, Points de vue piqués sur l'autre voile (dans Contretemps
2/3, Hiver 97/Eté 98, Paris, Galilée), rééd. dans Voiles Avec Hélène Cixous
(Paris, Galilée, coll. « Incises »).
2000 : Tourner les mots. Au bord d'un film, avec Safaa Fathy (Paris, Galilée et
Arte Ed., coll. « Incises »).
2000 : Entretien avec Valerio Adami dans "Couleurs et mots" (Paris Cherche-
Midi Ed).
2001 : L'université sans conditionL'Université sans condition, op. cit.s (Paris, Galilée,
coll. « Incises »).
2001 : Le cinéma et ses fantômes (Entretien avec les Cahiers du cinéma, Avril
2001).
2002 : H.C. pour la vie, c'est à dire... (Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives »).
2002 : Penser à ne pas voir (dans Annali 2005/I, Fondazione Europea del
Disegno, Milan Mondadori) ; repris dans Penser à ne pas voir, op. cit.
2003 : Chaque fois unique la fin du monde, textes présentés par Pascale-Anne
Brault et Michael Naas (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet »).
2003 : Voyous, deux essais sur la raison (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en
effet »).
2003 : Abraham l'autre, dans Judéités, Questions pour Jacques Derrida , dir.
Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en
effet »).
2005 : Apprendre à vivre enfin, entretien avec Jean Birnbaum (Paris, Galilée et
Le Monde, coll. « La philosophie en effet »).
2007 : Penser ce qui vient (dans Derrida, Pour les temps à venir, dir. René
Major, Stock, coll. « L'autre pensée »).
John D. Caputo : The Prayers and Tears of Jacques Derrida : Religion Without
Religion (Indiana University Press, 1997) ; Délier la langue, (d a n s Derrida,
Cahier de l'Herne 2004, op. cit) ; L'idée même de l'à venir (in La démocratie à
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Les concepts qui intéressent Jacques Derrida sont doubles. D'un côté, ils
distinguent, ils instaurent des limites; mais d'un autre côté, la pureté de ces
limites est impossible à mettre en œuvre. Le concept est disjoint, inadéquat à
soi, une inadéquation qui n'est pas accidentelle, mais qui appartient au
concept même. Par exemple, le concept de "politique" chez Carl Schmitt est
indissociable d'une prise de position politique. Il se veut scientifique, mais
inscrit virtuellement d'autres enjeux, un principe de ruine au coeur du
discours théorique. Ce n'est pas seulement l'ennemi qui fait irruption dans le
politique et dans le concept de politique; c'est l'autre en général. Ce que "veut
dire" le concept n'est pas ce qu'il fait.
2. Quasi-concepts.
ANIDJAR, G : 20
ARENDT, H : 223
ARMSTRONG, Ph : 21
ARTAUD, A : 91, 115, 140, 142s, 153, 155s, 226, 265, 283-5, 298,
302s…, 309, 330, 339, 353, 388, 445-6
ATTRIDGE D. : 310
AUDI P : 154
BAAL-TESHUVA, J : 137
BENJAMIN, W : 15, 44, 197-8, 221-3, 289, 311, 322, 338, 346-7,
358s, 362s…, 399, 433
BENNINGTON, G : 21, 23, 29, 41, 60-1, 177s, 325-6, 406, 409, 410, 435-
6
BENVENISTE, E : 78
BLANCHOT, M : 30-1, 51, 59, 138, 141, 206, 222, 243, 254, 299,
310, 321, 397, 402-4, 421, 438, 443s...
BOISSINOT, Ch : 392
BONAFOUX, P : 150
BRAULT, P-A : 78
CALLE-GRUBER, M : 42, 91-5-6, 119, 132-3, 206, 267, 383-4, 386-7, 412
CELAN, P : 43, 106 à 114, 168, 171, 221-2, 229, 247-8, 251-2, 263,
269, 284, 307, 318 à 323, 339 à 343, 356-7, 362, 373-4, 419, 420, 428
à 431, 446
CIXOUS, H : 21s, 26-7, 42, 57, 95-6, 98, 100, 198-9, 203, 221, 315,
380-3
COHEN, J : 38
DE VRIES, H : 44
DUFRENNE, M : 31
EINSTEIN, A : 48-9
EINSTEIN, C : 348
FISCHER, H : 150
FREUD, S : 41, 44 à 50, 55, 108, 110, 129, 131, 1 4 2 , 162s, 173,
185, 189, 196, 201, 224 à 240, 245-6-9, 251, 253-4, 258, 261, 270s,
276, 284, 297, 307, 310, 325, 341-5, 348, 355, 374, 390-1-6, 405-7
GALARD, J : 201
GENET, J : 18, 100, 114, 283-4, 301, 311, 329, 332-3, 346, 370, 393,
445
HEIDEGGER, M : 3, 30, 52, 69, 81, 88-9, 91s…, 106 à 112, 118, 125-
6, 131, 140, 149s…, 162, 186s…, 1 9 8 , 205, 221-2, 232, 246-9, 254,
260-7, 291, 323-7, 351, 359, 370, 338, 445-6
HOFSTADTER, D : 26
IDEL, M : 372
JANICAUD, D : 119
JEFFERSON, Th : 76
JOYCE, J : 101-5, 123 à 132, 153, 159, 202-3, 284, 338-9, 365,
378-9, 441
KANT, E : 30, 39s, 79s, 86, 134, 140-4, 151-2, 159 à 166, 254, 271,
284, 291, 295-6, 387, 413, 449s
KHATIBI, A : 416
KRAUSS, R : 275
LEVESQUE, Cl : 115
LEVINAS, E : 3 , 13, 30s, 43, 55-9, 60, 95, 108, 113, 131-2, 167,
221-2, 244-6, 249, 253, 265, 284, 323, 393, 407, 410 à 429, 444-6
MADAULE, P : 331
MARRATI-GUENOUN, P : 260
MERLEAU-PONTY, M : 329
MICHAUD, G : 25, 27, 42, 45, 92, 109, 112, 193-5, 282, 310, 441
MOSES, S : 347
NANCY J-L : 54, 118, 131, 147, 153, 160, 187, 212, 217, 243, 278,
288, 291, 333, 340, 357, 386-7, 397, 443
NASCIMENTO, E : 419
NIETZSCHE, F : 94, 161, 182, 217, 267, 284, 370, 387, 398-9
NORA, P : 38
PEAN, V : 17
PEETERS, B : 21
RIFKIN, H : 83
ROUSSEAU, J-J : 166s, 173s, 179, 182s…, 221, 274, 290, 324, 348
ROYLE, N : 146
RUSSEL : 26, 31
SALLIS, J : 243
SEFFAHI, M : 56
SEGARRA, M : 286
SERGEANT, Ph : 304
UKAI, S : 215
VAN GOGH, V : 69, 81-2, 86 à 92, 141-9, 150, 158, 188, 197, 232,
265, 271, 277, 441