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THÈSE DE DOCTORAT

de l’Université de recherche Paris Sciences et Lettres 


PSL Research University

Préparée à l’Ecole Normale Supérieure de Paris

LE CONCEPT D’ŒUVRE DE JACQUES DERRIDA,


UN VACCIN CONTRE LA LOI DU PIRE

Ecole doctorale n°540 transdisciplinaire lettres / sciences

Spécialité : PHILOSOPHIE

COMPOSITION DU JURY :

M. DELECROIX Vincent
EPHE, Rapporteur 

M. ROGOZINSKI Jacob
Université de Strasbourg, Rapporteur 

Mme COHEN-LEVINAS Danielle


Université Paris-Sorbonne (Paris IV),
Membre du jury
Soutenue par Pierre DELAIN
le 7 janvier 2017 Mme SIMON-NAHUM Perrine
h EHESS-CNRS, Présidente du jury

Dirigée par M. Marc Crépon


THÈSE DE DOCTORAT
de l’Université de recherche Paris Sciences et Lettres
PSL Research University


Préparée à l’École Normale Supérieure de Paris












LE CONCEPT D’ŒUVRE DE JACQUES DERRIDA,

UN VACCIN CONTRE LA LOI DU PIRE











Ecole doctorale n°540 transdisciplinaire lettres / sciences
Spécialité : philosophie



COMPOSITION DU JURY :


M. DELECROIX Vincent
EPHE, rapporteur

Soutenue par Pierre Delain M. ROGOZINSKI Jacob
Le 7 janvier 2017 Université de Strasbourg, rapporteur

Dirigée par M. Marc Crépon Mme COHEN-LEVINAS Danielle
Université Paris-Sorbonne (Paris IV),
membre du jury

Mme SIMON-NAHUM Perrine
EHESS, présidente du jury
Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 2

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 3



RESUME

Jacques Derrida est signataire de ce qu’on appelle une "œuvre" : un vaste


corpus de textes où d’autres "œuvres", en grand nombre, sont citées,
étudiées, analysées ou déconstruites. Souvent, il utilise le mot "œuvre", et
plus rarement mais de manière significative, il interroge ce mot ou ce qu'il
appelle l'"énigme" du concept d'œuvre. Dans ce qu’il « dit » alors, un double
« faire » est impliqué. D’une part, il se demande « Que fait cette œuvre ? », et
nous pouvons analyser et commenter ce qu’il dit. Mais d’autre part, nous
pouvons aussi nous demander : « Mais que fait Derrida quand il analyse ce
que fait cette œuvre ? ». C’est cette deuxième question qui tend à prévaloir
dans cette étude.

Dans les champs de l'histoire de l'art, de l'esthétique ou de la critique


littéraire, il existe une immense littérature autour de la question de l'œuvre.
La convoquer, dans le format limité de ce travail, aurait conduit à des
simplifications, des approximations ou des omissions. On a donc fait un autre
choix : chercher dans le texte derridien lui-même, dans son faire, son auto-
hétéro-affection, les éléments qui pourraient conduire à l’élaboration d’un
concept d'œuvre spécifique et singulier. Afin de tenir compte de la critique
externe et aussi de la longue histoire de la philosophie autour de cette
thématique, on a mis à profit la structure d'"invagination" du texte derridien.
Dans ce texte même, en prenant appui sur la littérature secondaire, on peut
repérer d'autres pensées de l'œuvre, par exemple celles de Lévinas ou
d’Heidegger.

Cette méthode a conduit aux hypothèses suivantes :


1. Il y a dans l'œuvre derridienne, y compris à travers l’analyse des autres


œ u v r e s , l a m i s e e n j e u d ’ u n " I l fa u t " , d ’ u n e o u d e p l u s i e u r s
inconditionnalité(s), et ce dès les premiers textes.

2. La structure d'auto-immunité, décrite dans l'œuvre, opère dans l'œuvre.


"Il faut" se protéger contre quelque chose. Quoi? Notre hypothèse, c'est qu'il
s'agit du mal radical.

3. Malgré les apories multiples dont la description occupe une large partie
de l'œuvre, le désir de protection, en principe impossible à réaliser, réussit
quand même. On peut tenter de démontrer cette réussite, mais on peut aussi,
surtout, en témoigner par la lecture : Je dois reconnaître, je dois avouer qu'elle
me vaccine.

4. Cette opération, que nous nommons aussi "œuvrance", est performative.


Elle passe par cinq principes inconditionnels : laisser l’avenir ouvert,
s’adresser à l’autre comme tel, s’aventurer pour plus que la vie, garder le secret,
répondre des principes - en ce moment même.

5. Cela conduit à la définition d'un "principe de l'œuvre" spécifique de


l’œuvre derridienne dont l'énoncé est le suivant : Ce qui a lieu dans une œuvre
s’affirme inconditionnellement, en-dehors de tout calcul, de toute finalité et de
toute transaction.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 4

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 5



ABSTRACT

Jacques Derrida signs what is called “une oeuvre” ("a work") : a vast
corpus of texts, in which other "works", great in number, are cited, studied,
analyzed or deconstructed. He often uses the word "work", and more rarely,
but in a significant way, he interrogates this word, or what he calls "the
enigma" of the concept of work. In what he "says", then, a double "doing" is
implied. On the one hand, he asks himself "What makes this work?", and we
can analyze and comment upon what he says. But, on the other hand, we can
also ask ourselves : "But what does Derrida do when he analyzes what it is
that makes this work?" This second question is the one that tends to prevail
in this study.

In the fields of art history, esthetics or literary criticism, there exists an


enormous litterature around the question of the work. To raise it, in the
limited form of this essay, would lead to simplifications, approximations, or
omissions. We have therefore made another choice : to seek out, in the
derridian text itself, in its "doing", its auto-hetero-affection, the elements that
could lead to the elaboration of a specific and singular concept of work. In
order to account for external criticism, and also of the long history of
philosophy around this thematics, we have privileged the Derridian text's
structure of "invagination". In his text itself, drawing on the secondary
literature, we can link up other thoughts involving the work, for example
those of Levinas or Heidegger.

This method has lead to the following hypotheses:


1. In the derridian work, including across the analysis of other works, the
setting into play of an "it must", of one or several unconditional(s), and
beginning with the first texts.

2. The structure of auto-immunity, described in the work, is operating


within the work. "It must" protects itself against something. Against what? It
is our hypothesis that this has to do with radical evil.

3. Despite the multiple aporias whose description occupies a large part of


his work, the desire for protection, in principle impossible to realize,
nonetheless succeeds. We can try to demonstrate this success, but we can
also, above all, take note of it by reading : I ought to recognize, I ought to
acknowledge that it vaccinates me.

4. This operation, that we also call “œuvrance” (“working”), is


performative. It passes through five unconditional principles : leave the future
open, address oneself to the other as such, aim for more than life, keep the
secret, answer to principles -- in this very moment.

5. This leads to the definition of a "principle of the work": specific to the


derridian work whose statement is the following : what takes place in the
work, is unconditionally affirmed, beyond all calculation, all finality and all
transaction.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 6

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Table des matières


INTRODUCTION.......................................................................................... 15

0.1 Généalogie d'un titre.............................................................................................................. 15

0.2 Une œuvre-vaccin.................................................................................................................... 16
0.2.1 Le vaccin........................................................................................................................................... 17
0.2.2 Biographie, ou limitrophie......................................................................................................... 20
0.2.3 L'inconditionnel et lui seul, à hauteur de mal..................................................................... 22

0.3 Répondre ou comprendre..................................................................................................... 23

0.4 L'œuvre, mot, concept ou corpus........................................................................................ 25
0.4.1 L'œuvre, un concept énigmatique........................................................................................... 25
0.4.2 Le corpus.......................................................................................................................................... 26
0.4.3 Le mot « œuvre » dans le corpus............................................................................................. 29
0.4.4 Quel rapport avec l'œuvre au sens classique du terme ?............................................... 30

0.5 Une « thèse » en résonance avec une pensée de l'œuvre........................................... 32

0.6 Un ordre d'exposition linéaire (dit aussi « plan » ou « table des matières »)
construit à partir de l'œuvre : ce qui l'aura obligée................................................................... 34


PRÉAMBULE............................................................................................... 37

0.7 Contre le mal radical, « il faut.... ».......................................................................................37
0.7.1 Une perte d'appartenance.......................................................................................................... 37
0.7.2 Nommer le mal radical................................................................................................................ 39
0.7.3 Entre cruauté et mal radical, « au-delà de l'au-delà »..................................................... 44

0.8 Principes inconditionnels et mise en œuvre.................................................................. 50
0.8.1 La déconstruction et la logique du « il faut »...................................................................... 50
0.8.1.1 Un « il faut » dont il ne faut pas parler......................................................................... 51
0.8.1.2 La prolifération du « Il faut »........................................................................................... 52
0.8.2 Qu'est-ce qu'un principe?........................................................................................................... 55
0.8.2.1 Au commencement.............................................................................................................. 55
0.8.2.2 Une affirmation intempestive......................................................................................... 55
0.8.2.3 Chaque principe est unique............................................................................................. 56
0.8.2.4 Un principe princeps : l'hospitalité............................................................................... 57
0.8.2.5 Deux logiques irréconciliables........................................................................................ 58
0.8.2.6 Une archi-éthique, sans règle ni loi............................................................................... 59
0.8.3 Une mise en œuvre « digne de ce nom ».............................................................................. 60
0.8.4 Le principe de l'œuvre : ce qui a lieu dans une œuvre s'affirme
inconditionnellement, en-dehors de tout calcul, de toute finalité et de toute transaction.. 61


1 PREMIÈRE PARTIE : LAISSER L'AVENIR OUVERT........................................ 65

1.1 L'œuvre performative............................................................................................................. 66
1.1.1 Le performatif dans le corpus derridien.............................................................................. 66
1.1.2 Les apories du performatif........................................................................................................ 67
1.1.3 Quelques œuvres........................................................................................................................... 68
1.1.3.1 Les Souliers de Van Gogh : la peinture à même l'œuvre....................................... 69

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1.1.3.2 Le Double portrait des époux Arnolfini : Une énigme, irrésolue, témoigne, en
silence, des apories de l' « œuvre performative »........................................................................... 71
1.1.3.3 Gérard Titus-Carmel : la performance sans présence............................................ 72
1.1.3.4 La Déclaration d'indépendance américaine : une œuvre performative qui se
pose en s'inventant..................................................................................................................................... 75

1.2 L'au-delà du performatif........................................................................................................77
1.2.1 Un performatif qui excède le performatif, à la jonction de Sec et de Limited Inc.
.................................................................................................................................................................................. 77
1.2.2 Du savoir kantien (constatif ) à l'université d'aujourd'hui (responsabilité
performative)..................................................................................................................................................... 79
1.2.3 Mochlos, ou l'effet de levier derridien................................................................................... 81
1.2.4 Ce qu'il s'agit de "faire" dans l'université............................................................................. 82
1.2.5 "Comme si" et "au-delà du comme si"................................................................................... 84
1.2.6 Cézanne, la promesse performative d'un "autre" performatif..................................... 86
1.2.7 Le "berechit" des Souliers, un commencement boiteux qui ne dit pas son nom.. 89

1.3 Une performativité inouïe.................................................................................................... 92
1.3.1 L'inouï derridien............................................................................................................................ 92
1.3.2 Une discordance originaire....................................................................................................... 93
1.3.3 Le génie............................................................................................................................................. 95
1.3.4 Une inconditionnalité absolue, inouïe................................................................................... 99
1.3.4.1 Un concept d' « inconditionnalité absolue », distinct de chacune des
inconditionnalités....................................................................................................................................... 99
1.3.4.2 L'irruption de l'inconditionnel dans l'université, comme autre de
l'université.................................................................................................................................................. 101
1.3.4.3 Un équilibre instable........................................................................................................ 102

1.4 L'œuvre est un don de l'autre, elle l'invente.................................................................103
1.4.1 Il faut donner................................................................................................................................ 103
1.4.2 Donner le donner........................................................................................................................ 105

1.5 L'au-delà du souverain.........................................................................................................106
1.5.1 Un concept d' « au-delà du souverain ».............................................................................. 106
1.5.2 Le poème, un au-delà de l'art ?.............................................................................................. 109
1.5.3 La poésie, partage de la singularité ?.................................................................................. 112

1.6 L'événement............................................................................................................................ 114
1.6.1 Pas d'œuvre sans événement................................................................................................. 114
1.6.2 Penser l'événement avec le machinique............................................................................ 116
1.6.3 Un cas : la peinture d'Adami................................................................................................... 117
1.6.4 Ce qui, dans l'œuvre, fait événement, c'est aussi une voix.......................................... 118

1.7 Le principe aporétique........................................................................................................ 120
1.7.1 Affinités entre les concepts d'œuvre et d'aporie............................................................ 120
1.7.2 L'œuvre derridienne, une hyperaporétique..................................................................... 121
1.7.1 Un exemple : Politiques de l'amitié....................................................................................... 122


2 DEUXIÈME PARTIE : S'ADRESSER À L'AUTRE COMME TEL, AU TOUT AUTRE.
......................................................................................................................123

2.1 Œuvre, acquiescement, paradoxe du « oui »................................................................ 125
2.1.1 Position du problème................................................................................................................ 125
2.1.2 Le "oui" primordial.................................................................................................................... 126
2.1.3 L'opération du "oui" dans l'œuvre : un exemple choisi par Derrida, celui de Joyce.
............................................................................................................................................................................... 127

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2.1.3.1 L'œuvre de Joyce, une des sources de la pensée derridienne........................... 127
2.1.3.2 Paradoxe de l'œuvre, paradoxe du "oui".................................................................. 127
2.1.3.3 Le nom de Dieu : un oui-rire......................................................................................... 128
2.1.4 Dans toute œuvre, on trouve la trace des paradoxes du "oui"................................... 130
2.1.5 L'aimance....................................................................................................................................... 130
2.1.6 Avant moi, l'œuvre de l'autre................................................................................................. 132
2.1.6.1 Commencer par contresigner....................................................................................... 132
2.1.6.2 L'invention de l'impossible............................................................................................ 133

2.2 Archi-œuvre, ou l'impossible arrêt................................................................................. 134
2.2.1 Un concept d'archi-œuvre ?.................................................................................................... 134
2.2.1.1 Archi-écriture et archi-œuvre....................................................................................... 134
2.2.1.2 Œuvre et archi-œuvre dans « De la grammatologie »......................................... 135
2.2.1.3 Rothko, un cas « archi-œuvral »................................................................................... 137
2.2.2 Une différance impossible à arrêter.................................................................................... 138
2.2.2.1 Pas de hors-texte............................................................................................................... 138
2.2.2.2 Rien n'isole l'œuvre du dehors (pas plus que le texte)....................................... 139
2.2.2.3 Arrêter l'inarrêtable......................................................................................................... 139
2.2.2.4 Préserver ce qu'on contamine...................................................................................... 141
2.2.2.5 Faire vivre le mal, le faire survivre............................................................................. 142
2.2.3 Parerga............................................................................................................................................ 144
2.2.3.1 Limites de l'œuvre............................................................................................................. 144
2.2.3.2 Le titre, une auto-habilitation paradoxale............................................................... 145
2.2.3.3 Le cadre, soutien ambigu de l'œuvre......................................................................... 148
2.2.3.4 L'œuvre, soutien ambigu du cadre.............................................................................. 149
2.2.3.5 L'œuvre derridienne : une hyperparergonalité..................................................... 150

2.3 Art, œuvre d'art, esthétique et beauté........................................................................... 151
2.3.1 La circularité entre l'œuvre et l'art...................................................................................... 152
2.3.2 Les systèmes institutionnels art / esthétique................................................................. 155
2.3.2.1 Un statut ambivalent........................................................................................................ 155
2.3.2.2 Le « cas » Artaud, paradigme du rapport au musée............................................. 157
2.3.3 Beauté et œuvre.......................................................................................................................... 158
2.3.3.1 La théorie derrido-kantienne du beau...................................................................... 159
2.3.3.2 L'œuvre derridienne, plus que belle ?....................................................................... 163

2.4 Qui et/ou Quoi ?..................................................................................................................... 165
2.4.1 Le lieu d'une contradiction performative inouïe, monstrueuse............................... 166
2.4.2 Celui auquel je m'adresse, est-ce un Qui ou un Quoi ?................................................. 168
2.4.3 La bêtise......................................................................................................................................... 169
2.4.3.1 La bêtise, lieu de l'œuvre................................................................................................ 169
2.4.3.2 Monsieur Teste : le comble de la bêtise.................................................................... 171

2.5 Œuvrer : dans l'espoir (vain) de solder la dette......................................................... 173
2.5.1 Un archi-performatif................................................................................................................. 173
2.5.2 Un archi-choix.............................................................................................................................. 176
2.5.3 Œuvre et confession.................................................................................................................. 177
2.5.3.1 Circonfession, ou se confesser pour répondre à la menace...............................177
2.5.3.2 Circonfession ou l'“archi-performatif “ : il faut l'écrire.......................................... 179
2.5.3.3 Le danger du « sans œuvre »......................................................................................... 180
2.5.4 Un appel au dernier mot.......................................................................................................... 182
2.5.4.1 « Déjà-pas-encore », au commencement de l'œuvre........................................... 182
2.5.4.2 Une culpabilité proliférante.......................................................................................... 184

2.6 L'alliance de l'œuvre............................................................................................................. 186
2.6.1 Une alliance hétéronomique.................................................................................................. 186
2.6.2 Peinture, image............................................................................................................................ 188

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 10



2.6.2.1 La fiabilité de la peinture................................................................................................ 188
2.6.2.2 Une conversion par l'œuvre.......................................................................................... 189
2.6.2.3 L'image................................................................................................................................... 190
2.6.3 Photographie : l'art qui donne droit à l'autre.................................................................. 191
2.6.3.1 Un roman-photo silencieux, paradigme de l'œuvre photographique........... 192
2.6.3.2 Un genre mutique, au-delà du genre et des genres.............................................. 193
2.6.3.3 Des fragments, des détails, chaque fois uniques................................................... 195
2.6.3.4 Une œuvre (d'art) : donner droit à l'autre............................................................... 197

2.7 Conclusion de cette seconde partie : « Qui es-tu ? ».................................................. 198


3 TROISIÈME PARTIE : S'AVENTURER POUR PLUS QUE LA VIE...................201

3.1 L'œuvre entre sacrifice et retrait..................................................................................... 201
3.1.1 L' « ouvre où ne pas voir »....................................................................................................... 202
3.1.2 Retrait et hypothèses de la vue............................................................................................... 204
3.1.2.1 La vision : un sens idéel.................................................................................................. 204
3.1.2.2 Les hypothèses aboculaires........................................................................................... 205
3.1.3 La ruine........................................................................................................................................... 206
3.1.4 Le sacrifice..................................................................................................................................... 207
3.1.4.1 Les deux logiques de l'aveuglement........................................................................... 207
3.1.4.2 Théorie du sacrifice.......................................................................................................... 209
3.1.4.3 Impouvoirs de l'oeil et théologie négative............................................................... 210
3.1.5 Apocalypse.................................................................................................................................... 211
3.1.6 Croyance et imploration........................................................................................................... 213
3.1.6.1 Croyance............................................................................................................................... 213
3.1.6.2 L'histoire de Tobit et son fils Tobie............................................................................. 214
3.1.6.3 Imploration.......................................................................................................................... 216
3.1.7 Une éthique du retrait – étrangement familière............................................................. 217
3.1.7.1 Retrait, bénédiction.......................................................................................................... 218
3.1.7.2 Retrait, élection.................................................................................................................. 220
3.1.7.3 Le pas en retrait du poème............................................................................................ 221
3.1.7.4 Conclusion provisoire : le retrait et la politique de l'œuvre.............................222

3.2 Mort, vie, survie : la scène de l'œuvre............................................................................ 224
3.2.1 La mort à l'œuvre........................................................................................................................ 224
3.2.1.1 La scène freudienne de l'écriture................................................................................ 224
3.2.1.2 Irrésolution.......................................................................................................................... 226
3.2.1.3 Une synthèse : le fort:da derridien............................................................................. 227
3.2.1.4 Ce qui « fait-œuvre »........................................................................................................ 228
3.2.1.5 La scène stricturale........................................................................................................... 229
3.2.1.6 Une graphique de la différance.................................................................................... 233
3.2.1.7 L'inscription du nom........................................................................................................ 234
3.2.1.8 « Je peux faire une œuvre » : la scène des pulsions.............................................. 236
3.2.1.9 Transgresser l'économie : le septième chapitre.................................................... 238
3.2.2 Œuvrement et désœuvrement............................................................................................... 240
3.2.3 Deuil et au-delà du deuil.......................................................................................................... 244
3.2.3.1 La théorie de l'écriture, une pensée du deuil......................................................... 244
3.2.3.2 "Faire" (ou ne pas faire) son deuil............................................................................... 244
3.2.4 Ethique du deuil.......................................................................................................................... 247
3.2.4.1 Porter le monde de l'autre............................................................................................. 247
3.2.4.2 L'éthique même.................................................................................................................. 251
3.2.4.3 Penser la relation à la mort d'autrui.......................................................................... 254
3.2.5 Anarchive et systèmes de l'art............................................................................................... 256
3.2.6 Plus que la vie, la-mort-la-vie dans l'œuvre..................................................................... 258
3.2.7 Inconditionnalités « éthiques » et plus que la vie.......................................................... 261

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3.2.7.1 Le présent de l'autre, une autre inconditionnalité ?............................................ 261
3.2.7.2 Œuvrer, au-delà du « Je suis mort »............................................................................ 263

3.3 Laisser œuvrer la trace........................................................................................................268
3.3.1 Trace................................................................................................................................................ 268
3.3.2 Restance......................................................................................................................................... 270
3.3.3 Œuvrement et espacement..................................................................................................... 272
3.3.3.1 Eléments de définition.................................................................................................... 272
3.3.3.2 « Il faut » mettre en œuvre l'espacement................................................................. 273
3.3.3.3 Autres champs où l'espacement se fait œuvre....................................................... 274
3.3.4 Spectralité, hantise..................................................................................................................... 276
3.3.5 Citationnalité................................................................................................................................ 279
3.3.5.1 Une théorie de la citation ?............................................................................................ 280
3.3.5.2 Une pratique citationnelle elle-même hétérogène............................................... 282
3.3.5.3 La prégnance de l'œuvre................................................................................................ 285
3.3.6 Le cinéma....................................................................................................................................... 286
3.3.6.1 Croyance............................................................................................................................... 286
3.3.6.2 Ecriture.................................................................................................................................. 287
3.3.6.3 Survivance............................................................................................................................ 288
3.3.6.4 Une “pensée“ du cinéma ?.............................................................................................. 289

3.4 Dissémination.........................................................................................................................290
3.4.1 Supplément pur........................................................................................................................... 290
3.4.2 Le référent..................................................................................................................................... 292
3.4.3 Prolifération.................................................................................................................................. 293
3.4.3.1 Dédoublement, duplication, dissociation................................................................ 293
3.4.3.2 Mimesis................................................................................................................................. 295
3.4.3.1 Economimesis..................................................................................................................... 295
3.4.3.2 L'hymen................................................................................................................................. 297

3.5 Auto-affection......................................................................................................................... 299
3.5.1 L'auto-affection quasi-transcendantale de l'œuvre....................................................... 299
3.5.2 Le subjectile.................................................................................................................................. 301
3.5.2.1 Une définition, à partir d'Antonin Artaud................................................................ 301
3.5.2.2 « A même... »........................................................................................................................ 304
3.5.2.3 Le corps à corps derridien avec l'œuvre.................................................................. 305

3.6 Réponse et Responsabilité................................................................................................. 307
3.6.1 La possibilité du « sans réponse »........................................................................................ 307
3.6.2 Irresponsabilité?......................................................................................................................... 308
3.6.3 Hyper-responsabilité................................................................................................................ 309


4 QUATRIÈME PARTIE : GARDER LE SECRET...............................................311

4.1 Les figures du secret.............................................................................................................311
4.1.1 Le secret du performatif.......................................................................................................... 312
4.1.2 L'inavouable.................................................................................................................................. 315
4.1.2.1 Il faut séparer le secret, qui est illimité..................................................................... 315
4.1.2.2 Il y a en toute œuvre plus d'un parjure, plus d'un mensonge..........................316
4.1.2.3 Héritage, le sceau du secret........................................................................................... 317
4.1.3 Le témoignage.............................................................................................................................. 319
4.1.3.1 Une théorie du témoignage........................................................................................... 319
4.1.3.2 Une théorie du poème..................................................................................................... 320
4.1.3.3 Sur la possibilité d'une rencontre............................................................................... 321
4.1.4 Le serment..................................................................................................................................... 323
4.1.4.1 Hantise du juste nom....................................................................................................... 323

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 12



4.1.4.2 Pas d'œuvre sans parjure............................................................................................... 324
4.1.4.3 Le parjure suprême.......................................................................................................... 325
4.1.5 Une vérité sans dévoilement.................................................................................................. 326
4.1.5.1 La pulsion de vérité.......................................................................................................... 326
4.1.5.2 Une autre logique du voile............................................................................................. 327

4.2 Le singulier, l'unique............................................................................................................ 329
4.2.1 Une fois........................................................................................................................................... 329
4.2.2 La question du nom................................................................................................................... 330
4.2.2.1 Un principe : faire venir un autre nom...................................................................... 330
4.2.2.2 Le nom comme sépulture............................................................................................... 332
4.2.3 Date et signature......................................................................................................................... 334
4.2.3.1 Le bloc graphique.............................................................................................................. 334
4.2.3.2 Contre-signature................................................................................................................ 337
4.2.3.3 La date, au coeur de l'œuvre......................................................................................... 339
4.2.4 Le deuil de la signature............................................................................................................ 345
4.2.5 Considérer chaque œuvre comme une singularité unique......................................... 347
4.2.5.1 L'œuvre dit la généralité de la loi, et aussi la singularité de celui qui s'y
rapporte....................................................................................................................................................... 348
4.2.5.2 « Je suis une œuvre », dit l'œuvre, cette mise en abyme....................................349
4.2.5.3 Arrêter le glissement, pour sauver la déconstruction......................................... 351

4.3 L'idiome.................................................................................................................................... 352
4.3.1 Idiome et néologie...................................................................................................................... 353
4.3.2 L'œuvre poétique, un partage de l'impartageable......................................................... 355
4.3.3 Œuvrer / traduire....................................................................................................................... 358
4.3.3.1 La tâche du traducteur (œuvrer)................................................................................ 358
4.3.3.2 Première loi : il faut traduire......................................................................................... 360
4.3.3.3 Deuxième loi : respecter le texte intouchable........................................................ 364
4.3.3.4 Troisième loi : préserver l'idiome intraduisible.................................................... 365
4.3.3.5 Babel, une réponse au mal radical.............................................................................. 366

4.4 Le philosophe auto-hétéro-bio-graphe..........................................................................369
4.4.1 Eléments biographiques.......................................................................................................... 369
4.4.1.1 Sur sa vie............................................................................................................................... 369
4.4.1.2 Qui est l'auteur de l'œuvre qu'il a signée ?.............................................................. 371
4.4.2 « Je me circoncis »...................................................................................................................... 373
4.4.2.1 Le corp(u)s circoncis........................................................................................................ 373
4.4.2.2 Du talith au verdict........................................................................................................... 382
4.4.3 La “folie“ du « X sans X » ......................................................................................................... 386


5 CINQUIÈME PARTIE : RÉPONDRE DES PRINCIPES, EN CE MOMENT MÊME
......................................................................................................................393

5.1 L'œuvre, aujourd'hui............................................................................................................ 394
5.1.1 Un concept en cours de mutation......................................................................................... 394
5.1.2 Une triple mutation.................................................................................................................... 395
5.1.3 Une quatrième mutation, celle du « peut-être »............................................................. 397
5.1.3.1 Une structure formelle.................................................................................................... 398
5.1.3.2 Un principe pour aujourd'hui....................................................................................... 399

5.2 Autre livre, livre à venir, nouvelles écritures...............................................................401
5.2.1 Les enjeux de la triple préface : le hors livre, le reste.................................................... 401
5.2.2 « Tu feras signe au Hors Livre».............................................................................................. 402
5.2.3 L’héritage de la « Derridabase »............................................................................................ 408

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 13



5.3 Lévinas : une Œuvre qui aura obligé à mettre en œuvre l'inconditionnalite
comme telle............................................................................................................................................ 410
5.3.1 Qui aura obligé qui ?.................................................................................................................. 411
5.3.2 Une générosité radicale............................................................................................................ 411
5.3.3 Une écriture stricturale............................................................................................................ 415
5.3.4 Pour penser le « Il faut », il faut penser l'œuvre............................................................. 416
5.3.5 Dislocation..................................................................................................................................... 417
5.3.6 Retrait.............................................................................................................................................. 419
5.3.7 En ce moment même................................................................................................................. 423
5.3.8 Répondre du tout autre............................................................................................................ 424
5.3.9 Retour sur l'éthique même..................................................................................................... 425

5.4 Une promesse de bénédiction ?........................................................................................427
5.4.1 Une loi singulière qui se diffère dans l'œuvre................................................................. 427
5.4.2 « Il faut bénir ».............................................................................................................................. 428
5.4.3 L'œuvrance, une promesse de messianicité..................................................................... 432


6 CONCLUSION : UNE ŒUVRE QUI NOUS AURA VACCINÉS........................435

6.1 Retour sur le « principe de l'œuvre »............................................................................. 435
6.1.1 Œuvre et principe, dignes de ce nom ?............................................................................... 435
6.1.2 Œuvre et principe, « à venir »................................................................................................ 436
6.1.2.1 X + n........................................................................................................................................ 437
6.1.2.2 Pour répondre de l'avenir, il faut répondre à l'œuvre......................................... 438
6.1.3 Une inconditionnalité sans réserve..................................................................................... 439
6.1.3.1 Œuvrologie négative........................................................................................................ 439
6.1.3.2 L'inconditionnalité "à même" l'œuvre....................................................................... 440
6.1.3.3 L'impossible, « déjà » mis en œuvre........................................................................... 440

6.2 Un vaccin inactif, mais « qui marche »........................................................................... 442
6.2.1 Il faut enchaîner.......................................................................................................................... 442
6.2.2 Vaccin et auto-immunité.......................................................................................................... 443
6.2.3 Le principe actif du vaccin....................................................................................................... 444
6.2.4 « Il faut » s'inoculer l'infection............................................................................................... 445
6.2.4.1 Antisémitisme..................................................................................................................... 445
6.2.4.2 Philosophie, système........................................................................................................ 447

6.3 Contre le mal radical, « Il faut bien écrire »................................................................. 448


7 COMPLEMENTS..................................................................................... 453

7.1 Bibliographie I : Textes de Jacques Derrida cités ou mentionnés dans cet
ouvrage....................................................................................................................................................
453

7.2 Bibliographie II : Autres ouvrages................................................................................... 458

7.3 Annexe A : Usage du mot « œuvre » dans les ouvrages de Jacques Derrida
(présentation issue du « Derridex »)............................................................................................ 469

7.4 Annexe B : Concept et Quasi-concept chez Jacques Derrida...................................472

7.5 Index des noms propres......................................................................................................475

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 14

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 15



INTRODUCTION :
DU CONCEPT AU PRINCIPE




Introduction


0.1 Généalogie d'un titre.

Ce texte, au départ, devait avoir pour titre "Le concept d'œuvre chez
Jacques Derrida". A travers son rapport complexe aux œuvres dites
d'"art" (graphiques, littéraires et autres), on aurait examiné la façon dont il
renvoie à une longue tradition de commentaire philosophique pour rompre
avec elle, la déconstruire. On aurait examiné le paradoxe d'un concept
d'œuvre qui se dissocie de toute problématique de l'"art" pour élaborer, à
partir de ses propres vocables : différance, auto-affection, economimesis,
parergon, passe-partout, subjectile, séricitation, et beaucoup d'autres, une
façon unique de tourner autour de chaque œuvre, de la traverser, de la citer,
sans reconnaître aucune stabilité ni même légitimité à ses bords (les thèmes
du hors-texte, du Hors livre, du hors l'œuvre). On aurait cherché à comparer
cette posture avec celle d'autres auteurs dont le travail dans le champ de la
"théorie de l'art" - comme Hubert Damisch, Georges Didi-Huberman, Michael
Fried, Stanley Cavell, Walter Benjamin, Aby Warburg - recoupe partiellement
certaines de ses préoccupations. Cette première thématique n'a pas été
abandonnée, elle garde sa pertinence, mais elle a été, d'une certaine façon,
débordée par d'autres.

Car dans le cours de cette étude, une seconde problématique s'est


imposée. Le travail de Derrida lui-même, son corpus, n'est-il pas une œuvre?
Et la façon dont ce corpus est organisé, structuré, dont il opère, cela n'est-il
pas le premier accès, la première porte d'entrée au concept derridien de
l'œuvre? Dans cette seconde démarche, une dimension autobiographique,
performative, devait être prise en considération. Elle ne contredisait pas
directement le premier jet, mais déplaçait les centres d'intérêt et les textes
privilégiés. Le Derrida politique ("Du droit à la philosophie"), professeur
("L'Université sans condition"), écrivain (Glas, Circonfession), philosophe et
contre-philosophe prenait le pas sur le Derrida analyste déconstructeur de La
Vérité en peinture ou de Mémoires d'aveugle. C'est tout le programme de
recherche et le plan de la « thèse » qui était bouleversé et devait être
reconsidéré, toutes les analyses patiemment accumulées sur des exemples
d'œuvres qui devaient être remises en perspective.

Mais c'était sans compter une nouvelle hypothèse qui allait, à son tour,
s'imposer. Il semblait y avoir, dans le mouvement de l'œuvre, un principe non
dit, non explicité comme tel, mais qui imposait d'autant plus sa force et ses
prescriptions. Ce principe inconditionnel ne s'affirmait pas seulement dans la
seconde "époque" de l'œuvre, celle dite du souci éthique (à partir des années

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 16



1990), mais s'imposait dès le départ. Il semblait même être à l'origine de
l'œuvre, voire de l'engagement du jeune Jacques Derrida dans la philosophie.
Faute d'un meilleur vocable, j'ai nommé ce principe "principe de l'œuvre" et
je lui ai donné une première formulation provisoire : Ce qui a lieu dans une
œuvre s'affirme inconditionnellement, en-dehors de tout calcul, de toute finalité
et de toute transaction. Le travail sur le concept derridien d'œuvre tendait à
se transformer en un démontage - remontage de ce principe. A partir de cette
hypothèse, il fallait à nouveau réorganiser le plan de la « thèse », en
commençant par ce qui, dans cette notion d'inconditionnalité, est lié le plus
étroitement à la pensée derridienne.

Mais voici qu'une quatrième problématique, inattendue, allait faire


irruption, et c'est celle-là qui a fini par l'emporter. Après tout, pourquoi le
"principe de l'œuvre" s'est-il imposé? De quelle "décision de l'autre" est-il le
produit, le symptôme? C'est autour d'un autre concept qu'il a fallu repenser
l'ouvrage, celui de "mal radical" - qu'on peut aussi nommer "la loi du pire".
Car le principe de l'œuvre semblait répondre à cette loi, il pouvait être
présenté comme une tentative presque désespérée de s'immuniser contre les
conséquences de cette loi, de se vacciner contre elle. Ce n'est pas le lieu, dans
cette introduction, d'expliquer pourquoi c'est finalement autour de ce dernier
mot, celui de vaccin, que le texte a pris tournure. Toute œuvre n'est pas un
vaccin contre la "loi du pire". Mais l'hypothèse que je cherche à avancer, c'est
que l'œuvre derridienne et son concept, s'il en est un, opèrent "comme" un
vaccin de ce type, ou "comme si" un vaccin de ce type pouvait se faire œuvre.
Et peut-être, sous cet angle, Jacques Derrida n'a-t-il pas échoué. Peut-être les
lecteurs de cette œuvre, s'il en est, et d'autres encore qui ne l'ont pas lue,
sont-ils protégés par ce vaccin.

Finalement, la grande difficulté dans la rédaction de ce texte a été de faire


coexister ces quatre problématiques, d'une coexistence qui n'implique pas
nécessairement, loin de là, une homogénéité. Et comment rendre compte de
tout cela dans un simple titre? Il fallait trouver une formulation qui tienne
compte des interrogations telles qu'elles se posaient désormais. C'est
pourquoi, au titre initial « Le concept d'œuvre chez Jacques Derrida », un
sous-titre a été ajouté : « L'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi
du pire ».




0.2 Une œuvre-vaccin

Définition du vaccin1 : Substance préparée en laboratoire à partir de
microorganismes (tués, inactifs ou atténués) et qui, inoculée à un être vivant,
l'immunise ou l'aide à lutter contre une maladie infectieuse (déterminée par le
même microorganisme) grâce à la formation d'anticorps spécifiques.

Etymologie2 : Forme masc. subst. refaite sur le lat. vaccinus, -a, -um « de


1
Trésor de la Langue Française

2
Ibid.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 17



vache » d'apr. vaccine.

Histoire : "Variola vaccina" était une forme de variole, également appelée


"vaccine", qui se transmettait à l'homme. En 1796, le docteur anglais Edward
Jenner s'est rendu compte que du pus prélevé sur une fermière contaminée
pouvait protéger un enfant de la maladie.

ObservationdeValériePéan1 : Se faire vacciner n’est peut-être pas un acte


aussi naturel qu’il le semble. Se faire inoculer une substance inconnue peut
susciter une certaine anxiété. Et en la matière, un détour par l’étymologie du
mot vaccin met à jour un véritable cocktail sémantique où interviennent
l’animalité, la sexualité et la maladie... Ce qui peut induire, c’est une hypothèse,
une certaine répugnance dans l’inconscient collectif.




0.2.1 Le vaccin.

Il ne semble pas qu'on trouve d'occurrence du mot "vaccin" dans l'œuvre
derridienne2. Cette absence n'est ni un oubli, ni un hasard. En effet pour Derrida,
les mécanismes d'auto-immunité qui gouvernent la religion, et aussi la science, et
aussi les télé-technologies, et aussi toutes les modalités de foi et de croyance, ces
mécanismes s'entretiennent eux-mêmes et ne peuvent pas être atténués. Telle est la
conclusion qu'on peut tirer, par exemple, d'un livre comme Foi et savoir3. Ni le
désenchantement, ni la sécularisation, ni même l'athéisme, ne peuvent "guérir" de
la religion, et les remèdes qu'on peut imaginer, les différentes pharmacies,
risqueraient de se muer en nouveaux poisons qui accéléreraient ces mêmes
mécanismes. J'examinerai plus loin, à propos du sacrifice 4, de la prolifération
mimétique5 ou de l'auto-affection6, certains aspects de la question plus générale du
rapport entre le concept d'œuvre et le schème d' auto-immunité. Mais dans cette
introduction et en termes très généraux, je dois expliquer pourquoi, malgré cette
objection, j'ai choisi de retenir le mot "vaccin", comme fil directeur pour ce texte.


1
Mission Agrobiosciences Midi-Pyrénées, 1ère édition, novembre 2009.

2
Je n'en ai, à la date de rédaction de cette thèse, trouvé aucune mention, ce qui, bien sûr, ne prouve
rien. Le mot semble également très rare dans la « littérature secondaire ». Je l'ai trouvé une fois, sous la
plume de J. Hillis Miller, dans son article « Religio-politique de l'auto-immunité chez Jacques Derrida »,
paru dans Appels de Jacques Derrida (dir. Danielle Cohen-Levinas et Ginette Michaud, précédé d'un texte
de Jacques Derrida, Justices, Paris Hermann, 2014, coll. « Rue de la Sorbonne »). « Quand des cellules
étrangères ou des antigènes envahissent le corps, le système immunitaire évalue habilement ces
cellules, il crée et multiplie alors des anticorps destinés à détruire les antigènes, assurant ainsi
l'immunité du corps. Les « vaccins antigrippes » créent des anticorps qui sont censés rendre une
personne immune aux virus de la grippe, sauve, sauvée, protégée, indemnisée, invulnérable » (p265).
C'est peut-être ce caractère salvateur du vaccin qui a éloigné Jacques Derrida de ce concept. Mais un
vaccin est aussi tueur, destructeur, comme je le rappelle dans la conclusion (§6.2.3).

Foi et savoir. Les deux sources de la « religion » aux limites de la simple raison , dans La Religion.
3

Séminaire de Capri, sous la dir. de Gianni Viattimo (Seuil et Laterza, 1996) ; Rééd. avec Le siècle et le
pardon (Paris, Seuil, coll. « Points », 2000).

4
v. ci-après §3.1.

5
§3.4.3.

6
§3.5.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 18



Pourquoi Derrida écrit-il? Qu'est-ce qui le pousse à écrire, par exemple, un
livre comme Foi et savoir qui soutient l'idée que le mal radical est
indissociable de ces mécanismes, et qui se conclut, non sans un certain
pessimisme, sur une citation de Genet à Chatila1? Il y a ce fait : Et pourtant il
écrit. Même si le contenu de ces textes est une démonstration circonstanciée
et rigoureuse de l'impossibilité d'un vaccin, l'existence de ces textes, la façon
dont ils sont organisés, leur structure, tout cela peut opérer comme un vaccin.
Pour des lecteurs, s'il y en a, ces textes sont performatifs. Tout se passe
comme si l'acte de langage produit par la phrase : "Il ne peut pas y avoir de
vaccin" ouvrait au contraire la possibilité inouïe, imprévue pour le signataire,
de production effective d'un vaccin.

Cela voudrait dire que, même si l'on ne tenait pas compte de la


multiplication des principes dits éthiques (ou inconditionnels) développés à
partir des années 1990, on peut interpréter la structure même de l'œuvre
derridienne comme une tentative de protection ou d'auto-protection non
dite, non avouée comme telle. On pourrait même dire - s'il était possible de
dévoiler un secret, et sachant que Derrida conteste que cela soit possible -,
anticipant là encore sur la quatrième partie de cette thèse, que le secret de
cet œuvre (au masculin), son secret inavouable, serait que tout est suspendu
à l'invention éventuelle, ou à l'émergence, ou l'irruption, peut-être, d'un
vaccin miraculeux2.

L'une des particularités du mal radical est de pouvoir survenir, surprendre


à tout instant. A tout instant, il peut, sous des formes inédites, interrompre le
cours ordinaire de l'histoire - et c'est bien ce qui est arrivé ces dernières
années et qui arrive aujourd'hui, avec certaines guerres d'intervention,
certains progrès technologiques ou ce qu'on appelle (entre autres) le retour
du religieux. Comme toute décision, cette décision-là est celle de l'autre; mais,
et c'est Derrida qui le dit, elle n'exonère personne de sa responsabilité.

On prendra comme exemple de la polysémie (ou ambiguité) du texte


derridien le motif de la grenade dans le livre cité, Foi et Savoir. Rappelons que
ce texte est organisé en 52 paragraphes, dont 26 correspondent à une
intervention faite à Capri, et 26 sont regroupés sous le titre global Post-
Scriptum. Dans la deuxième série de 26, Derrida distingue Cryptes (les 11
premiers), et Grenades (les 15 derniers). Pourquoi Grenades? On peut avancer
plusieurs hypothèses.



1
Après avoir écrit (§52) : « Au fond sans fond de cette crypte, l'Un + n engendre incalculablement
tous ses suppléments. Il se fait violence et se garde de l'autre . L'auto-immunité de la religion ne peut que
s'indemniser sans fin assignable », Derrida ajoute cette citation de Genet : « Une des questions que je
n'éviterai pas est celle de la religion » (Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit.).

2
Peut-être le vaccin derridien le plus efficace agit-il pour se protéger lui-même. Comme l'explique
Christian Ferrié citant partiellement Jacob Rogozinski, « Il est vrai que Derrida a mis en place un
nombre considérable, et sidérant, de « stratégies préventives » contre toute attaque, rêvant d'une
« parade sans parade, absolument imparable (…) afin de se rendre imprenable » Cryptes de Derrida de
Jacob Rogozinski, L'art et la manière de décrypter Derrida (in Cahiers philosophiques de Strasbourg, n°39,
2016, p199). Cette citadelle imprenable, hyperprotégée, qui auto-produit les menaces qui pourraient
survenir, y compris en auto-déconstruisant la déconstruction, s'auto-vaccine au auto-fabriquant les
virus à partir desquels pourraient se fabriquer des vaccins.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 19



1. Concernant ces 15 derniers paragraphes, Jacques Derrida écrit3 :
"Satellisons les quinze propositions finales sous une forme encore plus égrenée,
grenadée, disséminée, aphoristique, discontinue, juxtapositive, dogmatique,
indicative ou virtuelle, économique : bref : plus que jamais télégraphique". Le
thème de la grenade est associé à la dissémination, l'aphorisme, la
discontinuité, et aussi, dans la même foulée, à son opposé : la positivité, le
dogme, l'indication, l'économie. Ce fruit qui contient une multitude de grains
cachés dans une enveloppe ferme, solide, peut symboliser à la fois
l'éclatement, l'explosion, et l'enveloppement dans une totalité.

2. Le mot "grenade" est, comme tel, une réponse au mal radical. Avant le
§38 où commence la série des grenades, le §372, qui est une sorte de
récapitulation des 36 premiers, se termine par cette phrase : "En deux mots, il
lui faut prendre en charge, on pourrait dire en gage, la possibilité de ce mal
radical sans lequel on ne saurait bien faire"3. C'est Derrida qui met la locution
"mal radical" en caractères gras4, cette locution étant reprise, toujours en
caractères gras, dans la page suivante, où elle est qualifiée de "plus grand
risque", "plus grande menace"5. A cette menace, le style égrené, grenadé, le
style comme tel, répond sur un mode théorique, mais aussi sur un autre
mode sur lequel Derrida insiste plusieurs fois dans ce livre : la responsabilité.

3. La référence à la "grenade entamée" du §51 est particulièrement


ambiguë. Citons la phrase complète : "L'ontothéologie encrypte la foi et la
destine à la condition d'une sorte de marrane espagnol qui aurait perdu, en
vérité dispersé, multiplié, jusqu'à la mémoire de son unique secret. Emblème
d'une nature morte : la grenade entamée, un soir de Pâques, sur un plateau" 6. Si
ce passage est une référence à une tradition juive concrète, elle est erronée,
car dans le rituel courant, on ne mange pas de grenades pour le Seder de
Pessah - on n'en mange que pour celui du nouvel an (Roch Hachanah) ou du
nouvel an des arbres (Tou Bichvat), et alors leur signification est double :
fertilité d'une part, loi d'autre part7. Mais surtout : pourquoi Derrida parle-t-il

3
Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit. p72, dans un passage de niveau méta, intégré dans aucun des
52 paragraphes.

2
Ibid p71

3
Nous proposons une analyse plus détaillée de la locution « bien faire » dans la conclusion de cette
« thèse », §6.3.

4
A propos des caractères gras, Peter Fenves écrit : « So far from being merely an allusion or an
oblique reference, “radical evil“ suddenly appears in bold interface, as if to disengage itself from the
discussion and present itself as an independent force – or as a bold yet figureless face » (Out of the blue
p124). Peter Fenves fait observer qu'un autre mot apparaît également en caractères gras dans le même
texte : crypt. Il y aurait deux forces indépendantes, sans visage : le mal radical et la puissance de
cryptage (Out of the Blue, Secrecy, radical evil, and the crypt of faith , Futures of Jacques Derrida, Stanford
University Press, 2001, p124).

5
v. sur ce point une citation plus complète et une analyse dans le §0.7.2 a

6
Les caractères gras sur une partie du mot "encrypte" sont de Derrida lui-même. Samuel Weber,
dans un article écrit peu après la mort de Jacques Derrida, qualifie cette dernière phrase de « souvenir »
- elle ressemble en effet à un souvenir d'enfance, ou bien au souvenir d'une image ou d'un tableau
(Samuel Weber, Once and for all, in Grey Room 20, 2005).

7
Les multiples grains de la grenade sont identifiés aux 613 commandements.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 20



d'une nature morte? Et pourquoi la grenade est-elle entamée? Nature morte,
peut-être, à cause de la crypte elle-même, qui enferme le secret dans un
silence absolu1. De même qu'un secret est toujours inavouable, le contenu de
la grenade est stérilisé, ce qui ne l'empêche pas de se multiplier, de se
disperser. Tout repose sur cette duplicité. Cette grenade qui n'est plus un tout
n'a pas perdu son enveloppe, et pourtant ses graines ne cessent de se
transformer.

Donc revenons à notre hypothèse. Y a-t-il un rapport entre la figure de la


grenade, qui apparaît comme un élément hétérogène, bifide, à peine
compréhensible, dans Foi et savoir, et la question du vaccin? L'hypothèse que
nous avançons ici, c'est que c'est cet usage multiple, complexe, si difficile à
résumer, du mot grenade, comme de beaucoup d'autres mots dans le texte
derridien, c'est cet usage même qui agit comme un vaccin, indépendamment
de son contenu. Ces figures sans contenu ou au contenu variable, ces
strictures toujours incertaines, à définir, à préciser théoriquement dans une
interprétation à venir, ce sont des figures du vaccin2. Et la seule « preuve »
que nous puissions en donner, à condition que notre témoignage soit
suffisamment crédible pour être entendu, c'est d'attester que nous sommes,
nous-mêmes, vaccinés3.




0.2.2 Biographie, ou limitrophie.

Avec cette thématique, la question de la biographie se pose d'emblée.
L'œuvre derridienne est conceptuelle, philosophique, mais elle se raconte
aussi historiquement et (auto)biographiquement. Entre "la vie" et l'œuvre, il
n'y a pas de limite précise4, mais une limitrophie complexe, toujours divisible,


1
On peut également lire « grenade » dans le sens d'un arme, d'un objet qui explose. C'est le point de
vue de certains interprètes parmi les plus importants, comme John Caputo, Gil Anidjar, ou Sam Weber.
D'un côté, on voit mal comment une grenade de ce type pourrait être « entamée » ; mais d'un autre côté,
le double sens du mot « grenade » entre en résonance avec les sources de la religion – plus que doubles.

2
A propos de la première mention des grenades dans Foi et savoir [… et grenades, avant le §38, un
élément de texte dont nous avons noté qu'il pouvait être lu comme un métatexte ], Michael Naas écrit :
« Without a clear context, this two word phrase – inserted into the text like an oblique offering, lobbed
into its midst like a little word bomb – defies any kind of univocal translation, any attempt to protect,
safeguard, or indemnify one meaning from the other, the pomegranate from the grenade, the natural
miracle from the technoscientific machine » (Miracle and Machine, Fordham University Press, 2012),
p230. C'est cette incertitude sur le statut de ces mots qui pourrait opérer “comme“ un vaccin.

3
Toutefois le privilège que nous accordons à ce thème du « mal radical » ne vaut que pour cette
lecture. Rappelons qu'en juillet 1980, lors de la Décade de Cerisy sur « Les fins de l'homme », répondant
à l'interprétation que faisait Sarah Kofman de son analyse du fétichisme dans Glas, Derrida a précisé
qu'il n'y avait pas de clé unique dans son texte. Il n'y a pas de clé transcendantale de l'œuvre de Jacques
Derrida, pas même le mal radical. Ce n'est que l'un des postulats, pensé/impensé, de son œuvre. Cf Les
fins de l'homme, A partir du travail de Jacques Derrida, Colloque de Cerisy du 23 juillet au 2
août 1980, sous la direction de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy (Paris, Galilée,
1981 ; rééd. Paris, Hermann, 2013) p113.

« While it would be imprudent to want to explain Derrida's long-standing interest in margins,
4

borders, borderlines and, here, limits solely in terms of his unique personal history, it would be just as
imprudent to claim that this history played no role in the formation of his interest » (Michael Naas,

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 21



traversée par des forces1. Sans « céder aux mirages de la biographie », on peut
rappeler quelques dates bien connues, qui ne trahissent aucun secret mais
s'inscrivent dans l'histoire de l'individu-Derrida, enfant et jeune homme : 7
octobre 1940 (abrogation par Pétain du décret Crémieux de 1870 accordant
la nationalité française aux Juifs algériens); octobre 1942 (Derrida est exclu
de son lycée en application du numerus clausus); novembre 1942
(débarquement allié en Algérie); 14 mars 1943 (abolition des mesures
antisémites); 18 mars 1943 (confirmation du décret Crémieux par le général
Giraud); avril 1943 (Derrida peut réintégrer son lycée); 20 octobre 1943
(rétablissement du décret Crémieux par le Comité français de la Libération
nationale); juin 1947 (échec de Derrida à la première partie du bac);
septembre 1947 (entrée de Derrida en terminale au lycée Emile-Felix-Gautier
d'Alger)2. Ces bornes chronologiques, avant l'œuvre3, déterminent dans la vie
du jeune homme, né en 1930, une instabilité, une perte d'appartenance.
Pendant quelques mois, il a été exclu de la communauté nationale et de son
établissement scolaire. Il ne réagit pas par une demande de réintégration,
mais par une prise de distance, le choix d'une liberté accrue. Vous m'excluez?
Eh bien je vais rendre votre action inutile, je vais m'exclure moi-même4. Du
poison que vous m'inoculez, je vais faire un remède - la logique du



Miracle and Machine, Fordham University Press, 2012), p33.

1
En préparation d'un soixante-quinzième anniversaire prévu pour 2005 – qui n'aura jamais eu lieu
-, Michael Naas a écrit un texte sur la « petite fuite alexandrine (vers toi) » de Jacques Derrida : Prière à
desceller d'une ligne de vie. Voici ce qu'il écrit au début de ce texte : « Depuis près d'un demi-siècle,
Jacques Derrida n'aura jamais cessé de parler lui-même de ce mélange de vie et de travail, de ce
croisement, plutôt, de la vie et de ses autres, ce partage entre, par exemple, la présence vivante et sa
répétition, la parole vive et la lettre morte, la vie et la survie, l'être vivant et le spectre. » (Une ligne de
vie, dans Les fins de l'homme, A partir du travail de Jacques Derrida , Colloque de Cerisy du 23
juillet au 2 août 1980, sous la direction de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy
(Paris, Galilée, 1981 ; rééd. Paris, Hermann, 2013) p63.

Sur ces dates, on se référera notamment à la biographie de Benoît Peeters, Derrida (Paris,
2

Flammarion, 2010).

3
Geoffrey Bennington situe la « première pensée » philosophique de Jacques Derrida à l'âge de 22
ans, quand il écrit Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl . « A vingt-deux ans, donc,
Jacques Derrida s'inquiétait déjà, dans sa lecture précoce de Husserl, des rapports retors entre le
transcendantal et l'historique, entre une genèse transcendantale et une genèse empirique, entre une
origine (transcendantale) et son origine (historique), ou entre une origine (historique) et son origine
(transcendantale) » (Ecrire, écrit-il, dans Derrida et la question de l'art, Déconstructions de l'esthétique,
sous la direction de Adnen Jdey, Ed Cécile Dufaut, 2011, p144). Je serais tenté, à partir de ce récit fictif
mais néanmoins ancré dans ce qu'on appelle l'“histoire“, de situer cette première pensée plutôt vers
l'âge de… 12 ans.

4
Voici comment Philip Armstrong décrit ces événements : « Prenant ses distances avec toute
identification ou « intégration » au sens d'une communauté quelconque, y compris la communauté
juive, Derrida dit de ce moment qu'il faut « la cruauté coloniale » vécue « des deux côtés », le résumant
ainsi : « je suis devenu le dehors ». Dans Le monolinguisme de l'autre, alors qu'il réitère le rapport
structurel entre chance et menace, qui revient à plusieurs reprises dans ses écrits, Derrida parle de cet
abandon en termes de « catastrophe », tout en ajoutant aussitôt que d'autres en parleront comme
d'« une chance paradoxale » (p88). Cixous évoque ces mêmes événements de 1942 comme une
« abandonnance », mais aussi, paradoxalement, comme « une chance » ou comme « une liberté » « une
liberté incommode, intenable, une liberté qui oblige à lâcher prise, à s'élever, à battre des ailes » (Mon
Algériance, 1997). Elle dit aussi de ces événements qu'ils marquent la naissance ou le commencement
de la déconstruction. » L'identité, l'Algérie, la langue (dans Appels de Jacques Derrida, 2014, op. cit.).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 22



pharmakon est déjà à l'œuvre1. Il faudra de très nombreux mois pour que
Derrida reprenne le chemin de l'institution scolaire.

Ces événements ne sont pas extérieurs à l'œuvre de Jacques Derrida – car


il les a lui-même, pour la plupart, racontés dans des textes ou des interviews2.
Qu'est-ce qui est arrivé? Que faire de ce qui est arrivé? On avancera d'emblée,
à partir de ces éléments biographiques qui pourront être confirmés (ou non)
par l'analyse de l'œuvre théorique, l'hypothèse suivante : à ce mal radical qui
vient d'ailleurs, de l'extérieur, on ne peut pas répondre par plus
d'appartenance – car ce serait à l'égard de ce mal un encouragement, voire un
acquiescement. Mais puisqu'il faut bien répondre, alors il faut répondre par
moins d'appartenance, beaucoup moins, et même par l'absence radicale de
toute appartenance. C'est cette réaction spontanée qui sera érigée plus tard
en principe, ou plus exactement en principes, ce que nous appelons les
principes inconditionnels.




0.2.3 L'inconditionnel et lui seul, à hauteur de mal.

Il fallait bien répondre, et il fallait que la réponse fut à la hauteur de
l'événement. Devant cet affront radical, elle devait être elle aussi radicale,
mais d'une radicalité qui ne puisse, en aucune façon et sur aucun plan, mimer
le mal radical. Peut-être cette aporie fut-elle la première : se dissocier
absolument de ce qui exige absolument la dissociation. Il en résulte une
dualité dans la structure conceptuelle : d'un côté un mouvement de
déconstruction insatiable (différance et dissémination), et d'un autre côté la
recherche obstinée de principes indéconstructibles3, et ce bien avant le
supposé tournant des années 1990.

Nous sommes donc conduits à avancer l'hypothèse selon laquelle le


théoricien de la déconstruction n'aurait été, en définitive, à la recherche de
rien d'autre que d'un principe irréductible, indéconstructible. Comment
justifier cette sorte d'inversion de la chronologie qui consisterait à partir des
derniers textes pour lire les premiers? Il y aurait, avant même le début de
l'œuvre, longtemps avant La voix et le phénomène, une flèche téléiopoétique,
messianique, qui aurait présupposé, d'avance, un destinataire, et sans que le

1
« Ce jour-là [le jour où les Juifs sont dégradés, congédiés], Jacques Derrida n'est plus français. Il
n'est pas Algérien, il est sans-papier, il est poussé contraint ) une identité qui n'est pas la sienne, à se
fondre juif parmi les juifs. Il sèche. Il fuit les assignations, enfermements, appropriations,
désappropriation. La déconstruction a commencé » Hélène Cixous, Celle qui ne se ferme pas (dans
Derrida à Alger, un regard sur le monde, Colloque des 25 et 26 novembre 2006 à la
Bibliothèque Nationale d'Algérie, Ed Barzakh / Actes Sud, 2008), p47.

2
A propos de sa lecture de Foi et Savoir, Michael Naas écrit : « When reading « Faith and
Knowledge » we must not lose sight of these “autobiographical“ details, not only because they form the
background or context for Derrida's discussion of religion but because they are commented on in
several places in Derrida's own work » (Miracle and Machine, op cit, p37).

3
« C'est depuis les Algéries, en Algérie, d'aporie en aporie qu'il élabore le Principe de toute sa vie
profondément éthique : faire le moins de mal possible, être avec l'autre. On ne peut pas éradiquer le mal,
on peut négocier pour payer le moins cher possible en mal le bien. Transaction entre le pire et le
« moins pire ». Et pour cela : pluraliser. » Hélène Cixous, ibid, p55.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 23



contenu à venir n'ait été, d'aucune façon, déterminé, la flèche aurait déjà
bouclé son parcours. Cela aurait signifié qu'il se serait donné, sans qu'il le
sache, dès le départ, pour principe d'accueillir, à même son œuvre 1,
l'inconditionnalité comme telle. Ou encore : il se serait donné pour tâche de
répondre par des principes inconditionnels à une exigence qui se serait
ultérieurement stabilisée sous le nom de : justice. Ou encore : sans maîtriser
ce choix, il aurait été conduit à choisir d'en appeler, pour ceux qui l'entendent,
à une inconditionnalité sur laquelle différents concepts ou quasi-concepts
(justice, don, hospitalité, etc.) n'auraient été plaqués qu'après-coup. Et s'il n'y
avait pas eu cela, et sans ce trou qu'ont été les trois années de non-
citoyenneté et de non-appartenance, il n'aurait peut-être jamais été question
de déconstruction.

Quel destinataire? Chaque lecteur, bien sûr, chacun séparément, ou peut-


être... Peut-être lui, la figure du Derrida survivant mais disparu, endeuillé
sans fin. Peut-être se serait-il adressé, dès le départ, à sa propre figure
posthume.



0.3 Répondre ou comprendre.

Devant un texte aussi touffu, aussi complexe que celui de Jacques Derrida,
on est tenté de chercher à comprendre. Que veut-il dire? Quel est le sens de
ces phrases, peut-on être d'accord ou non avec lui? Mais c'est omettre que ce
texte ne porte aucun constat, il apostrophe. S'il démontre, ce n'est pas pour
enrichir le domaine des savoirs, c'est pour s'adresser à l'autre2. S'il se
veut rigoureux ou strict, ce n'est pas pour trouver une assurance dans un
formalisme ou une rationalité supposée, c'est par respect pour la langue. On
t r o u ve d a n s Politiques de l'Amitié3 - ce livre organisé autour d'une
apostrophe qui n'est elle-même qu'une lecture ou une traduction défectueuse
d'une autre apostrophe4-, un commentaire sur la distinction entre trois
modalités de la réponse ou de la responsabilité : répondre à, répondre de,
répondre devant. De ces trois modalités, dit Derrida, une seule est


1
« C'est alors que, sans l'avoir prévu, ni calculé, ni jamais espéré, elle remonte dans ses veines,
comme dans les miennes, elle – l'Algérie – une de nos vies la plus intime, la plus interdite. Voilà qu'elle
va enfin prendre dans l'écriture, dans l'œuvre, publiquement, la place qui restait vide et hantée »
Hélène Cixous, ibid, p52.

2
Geoffrey Bennington : « Je ne lis (ici même, je l'avoue) que là où je ne comprends pas, dans
l'ouverture même de ma non-compréhension. Et, soit dit en passant, ma lecture (c'est ce qui distingue
et distinguera toujours, à jamais, la déconstruction de l'herméneutique) ne vit que de et dans cette
ouverture, qu'elle ne doit donc pas fermer ou combler, même idéalement. La lecture, au sens très fort
du terme impliqué par cette jeune pensée, cette pensée inaugurale de l'écriture, se fait à partir de ma
non-compréhension (là où je lis, je ne comprends pas tout à fait), et sans horizon de compréhension (là
où je lis, je ne comprendrai jamais tout à fait) » (Ecrire, écrit-il, dans Derrida et la question de l'art,
2011, op. cit., p151).

3
Jacques Derrida, Politiques de l'amitié, 1994, op. cit.

4
La phrase d'Aristote O philoi, oudeis philoi usuellement traduite par l'apostrophe O mes amis, il n'y
a nul amy, selon la formulation de Montaigne dans les Essais, devrait plutôt être traduite par une autre
apostrophe, Celui qui a trop d'amis n'en a aucun. Ibid p236.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 24



inconditionnelle : répondre à.

"Comment enchaîner la question de la réponse à la question de la responsabilité? Et
pourquoi faire de l'amitié un lieu privilégié pour cette réflexion? (…) On dit « répondre de- »,
« répondre à- », « répondre devant- ». Ces trois modalités ne sont pas juxtaposables, elles
s'enveloppent et s'impliquent l'une l'autre. On répond de-, de soi ou de quelque chose (de
quelqu'un, d'une action, d'une pensée, d'un discours) devant-, devant un autre, une
communauté d'autres, une institution, un tribunal, une loi. Et toujours on répond de- (de soi
ou de son intention, de son action, de son discours), devant-, en répondant d'abord à- cette
dernière modalité paraissant ainsi plus originaire, plus fondamentale et donc
inconditionnelle" (Politiques de l'amitié p280).

On peut, reprenant cette question, s'interroger sur la possibilité d'une


lecture amicale d'un texte. D'un côté, rédiger une « thèse », c'est se
présenter devant une instance, une institution, une communauté d'autres,
voire un tribunal ou une loi. La problématique du "répondre devant" est
nécessairement mise en jeu. Mais d'un autre côté, s'agissant de la
déconstruction, on ne peut que "répondre à" - non pas à Jacques Derrida
comme tel, ni même à sa signature ou à son spectre, mais à la question, la
demande, la prière, l'apostrophe, le signe ou l'appel qui déclenche le
mouvement du rapport à l'autre1.

Selon Derrida, de toutes les dimensions de la responsabilité, celle du


"répondre à" est la plus originelle, la plus fondamentale. Même le quant à soi
le plus solitaire, lorsqu'il est question de répondre "de soi", en son nom, en
tant que sujet tenu pour responsable de soi-même, n'en est qu'une
modalisation. C'est et ç'aura toujours été "à l'autre" qu'on répond, à un autre
éventuellement universel (comme dans le "répondre devant"), ou
éventuellement singulier (l'amitié). Avant tout échange, tout discours, il aura
fallu que l'appel de l'autre - son salut, son interpellation, son insistance, rende
possible une toute première réponse. Il aura fallu un rapport à l'autre qui
n'ait été conditionné par aucune autre détermination, aucun autre enjeu que
ce rapport. C'est ce premier rapport inconditionnel que l'œuvre derridienne
invite à réitérer - étant entendu qu'il n'est pas d'itération sans altération2.

Reprenons donc notre question : comment analyser l'œuvre derridienne


sur le mode du "répondre à", qui suppose démonstration, rigueur, pensée
strictement agencée, mais rien qui soit de l'ordre de l'explication ou de la
compréhension? Il sera moins question ici de méthode que de choix des
priorités, d'un privilège accordé à certaines logiques par rapport à d'autres.
On ne renoncera jamais à comprendre - ce qui conduit à élaborer sur le mode

1
Jacques Derrida insiste. Répondre "à" l'autre serait plus originaire que "de" ou "devant" l'autre, et
aussi plus fondamental, e t donc plus inconditionnel. Le "donc" ici est d'autant plus remarquable que
chaque fois, il est dit que répondre "à" l'autre paraît plus originaire - une simple apparence donc, dont
on tire une conclusion majeure : Il faut répondre d'abord à l'autre (sa question, sa demande, son appel,
son salut, son interpellation, son insistance, etc.). A l'origine, ce n'est pas de soi qu'on répond ni de ce
qu'on a fait, toutes choses qui supposent l'unité du sujet et de sa mémoire, laquelle unité n'est jamais
assurée. A l'origine, ce n'est pas devant une institution qu'on répond (la loi, le tribunal), car il faut bien
qu'il y ait eu un autre, un autre singulier, pour autoriser cette instance collective. Il y a une certaine
audace (voire présomption, ou même vanité) à vouloir privilégier, dans une « thèse », le « répondre à ».
Mais après tout, pour ce faire, c'est Derrida lui-même qui nous apostrophe.

2
Une certaine pratique de l'itération, qu'il ne faut pas confondre avec la citation, altère aussitôt ce
qu'elle paraît reproduire. Cf Limited Inc, présentation et traductions par Elisabeth Weber (Paris, Galilée,
coll. « La philosophie en effet », 1990) p82.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 25



du concept; mais on se donnera pour tâche première de répondre, ce qui
implique la mise en œuvre de principes. L'un et l'autre sont indissociables.
Jamais on ne peut les séparer complètement, pas plus qu'on ne peut séparer
l'ordre du "Quoi" de l'ordre du "Qui"1.

C'est ce choix du principe, le privilège du principe par rapport au concept,


qui gouverne le plan de la « thèse ».



0.4 L'œuvre, mot, concept ou corpus.

0.4.1 L'œuvre, un concept énigmatique.

Significativement, l'« Avant-Propos » au Cahier de l'Herne de 2004
consacré à Jacques Derrida (dernier ouvrage collectif paru du vivant du
philosophe), signé par Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud2, porte la trace
d'un changement de vocabulaire. Ce ne sont plus les textes de Jacques
Derrida qui sont évoqués, ni mêmes ses livres, mais son œuvre3. Il est
question, en effet, de « la reconnaissance due à son œuvre de pensée », de « la
liberté de pensée et de l'appel à l'écriture reçus de l'œuvre de Derrida »4, de la
« relecture d'une œuvre singulière », d'un corpus qui met « en œuvre tout
autrement le concept d'œuvre, tout comme ceux d'auteur, de signature, de
genre, d'adresse, etc... », d'une « traversée de l'œuvre, d'une extrêmité à
l'autre », de « questions saisies, poursuivies à travers son œuvre », de
« l'ampleur, l'hétérogénéité, la générosité de l'œuvre derridienne », d'un
nouvel ensemble original (celui qui est publié dans ce cahier sous la signature
de Derrida) « où toutes les pièces du dispositif se touchent, s'ouvrent l'une
dans l'autre, se répondent, bref travaillent, mais sans s'accorder, se concerter,
et sans jamais produire un effet de clôture », de « l'exemplaire cohérence de
la pensée de Derrida »de sa « performativité inouïe » pour les « lecteurs de
son œuvre, proches de sa pensée ou qui travaillent à partir d'elle ».

A quel concept d'œuvre les deux signataires renvoient-elles? Peut-être


évoquent-elles ce passage où Derrida lui-même, interrogeant son statut de

1
Voir ci-après §2.3.

2
Cahier de l'Herne sur Jacques Derrida, dir. Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud, Paris, Editions
de l'Herne, 2004.

On notera pourtant que, paradoxalement, ce numéro de L'Herne, qui se défend d'être un
3

« hommage », est composé de contributions très courtes dont aucune ne peut, en tant que telle, « faire-
œuvre ». Sur ce syntagme, « faire-œuvre », on lira notamment le §3.2.1.5 ci-après.

4
Citation complète : « C e Cahier traverse donc les frontières nationales et linguistiques, de même
que plusieurs « facultés », savoirs et disciplines : les voix, les idiomes, les langues, les formations, les
approches théoriques s'y font jour dans une hétérogénéité, une intensité de tons et de timbres qui
disent déjà bien à eux seuls quelque chose de la liberté de pensée et de l'appel à l'écriture reçus de
l'œuvre de Derrida par chacun, par chacune des participants de ce Cahier. Et cette injonction, cette
impulsion ne se limite en son cas aucunement aux formes déjà innombrables de l'écriture, puisqu'il
aurait été impensable que ce Cahier soit privé des œuvres – peinture, dessin, partition – qui lui sont
offertes par ses amis peintres. Camilla et Valerio Adami, Simon Hantaï, Gérard Titus-Carmel, et par le
musiciens Michaël Levinas » . Derrida, Cahier de l'Herne 2004, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud.
Les citations mentionnées dans cette page se situent dans les pages 11 et 12 du Cahier.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 26



philosophe, de professeur et d'écrivain, emploie ce syntagme :

"Les premiers exemples d'œuvres qui viennent à l'esprit sont des œuvres d'art (visuel,
musical ou discursif, un tableau, un concerto, un poème, un roman). Mais nous devrions
étendre ce champ, au moment où, interrogeant l'énigme du concept d'œuvre, nous
essaierions de discerner le type propre du travail universitaire, et notamment dans les
Humanités" (Derrida, L'Université sans condition, p40)1.

De cette dernière citation, on peut déduire trois points : a) Il y a bien, selon


Jacques Derrida, un concept d'"œuvre" distinct de ce qu'on désigne par
"œuvre" dans la langue courante; b) Ce concept d'"œuvre", lié à certaines
mutations en cours, ne peut pas être complètement défini, il reste une énigme
c) il est lié à un certain travail dans l'université, autour de ce qu'on appelle
les Humanités.




0.4.2 Le corpus.

Il est rare que Derrida se réfère, dans ses écrits, à la logique formelle. C'est
pourtant ce qu'il fait dans Genèses, généalogies, genres et le génie, à l'occasion
du dépôt des archives d'Hélène Cixous à la Bibliothèque Nationale de France,
justement à propos de la question du corpus :

"Retour final à ma citation du prière d'insérer de Manhattan, au point où je l'avais
interrompue. On y voyait déjà se multiplier les paradoxes toponymiques et topologiques qui
viennent compliquer cette sorte de théorie des ensembles appelée par le corpus archivable
d'Hélène Cixous. Ce que je nomme désormais corpus comportera des œuvres publiées au
titre de la littérature et des textes de toute sorte qui ne sont ni dépendants ni indépendants
de l'œuvre littéraire stricto sensu et comme telle. Une théorie des ensembles de ce corpus
devrait requérir ce qu'on pourrait considérer comme des axiomes d'incomplétude, un
système dont la détermination reste insaturable dès lors que l'appartenance d'un élément à
un ensemble n'exclut jamais l'inclusion de cet ensemble même (le plus grand) dans l'élément
qu'il est censé contenir (le plus petit)" (Jacques Derrida, Genèses, généalogies, genres et le
génie, pp83-84)2.

Dans cette référence à la logique, Derrida semble combiner le paradoxe de


Russel et les théorèmes d'incomplétude de Gödel3. Appliqués au "corpus
archivable" d'Hélène Cixous, dont on peut dire, paradoxalement, que (1) il
inclut l'œuvre et il est inclus en elle (2) étant insaturable (ne pouvant être
réduit à une liste finie d'éléments constitutifs), il peut toujours conduire à des
propositions indécidables, ces théorèmes conduisent à souligner
l'impossibilité de délimiter un corpus de l'œuvre. Si l'élément le plus petit du
corpus peut l'englober, alors l'inadéquation entre l'œuvre et le corpus est
irréparable. C'est ce que Derrida appelle le "mal d'archive" de la
bibliothèque4.

1
Jacques Derrida, L'université sans conditions (Paris, Galilée, coll. « Incises », 2001).

2
Jacques Derrida, Genèses, généalogies, genres et le génie, Les secrets de l'archive (Paris, Galilée, coll.
« Lignes fictives », 2003).

3
On se référera sur ce point au livre de Douglas Hofstadter, Gödel Escher Bach, les Brins d'une
Guirlande Eternelle, traduit en français en 1985 aux éditions InterEditions, et plus particulièrement à
son chapitre XX, Boucles étranges ou hiérarchies enchevêtrées.

4
« Le plus petit est gros du plus grand, le petit est plus grand que le plus grand, le petigre est

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 27



On peut s'interroger sur les raisons pour lesquelles, dès La loi du genre1,
Derrida parle d'"axiome de non-fermeture ou d'incomplétude"2 alors que,
chez Gödel, le théorème n'est pas affirmé comme un axiome, mais résulte
d'une démonstration. Ce mot, "axiome", est réutilisé dans la citation de
Genèses, généalogies, genres et le génie rapportée ci-dessus. S'il s'agit d'un
axiome, alors c'est l'œuvre elle-même qui requiert l'incomplétude. Il faut
qu'elle déborde les limites entre lesquelles elle est confinée, et si l'injonction
n'était pas en elle (si l'injonction n'était pas axiomatique), alors ce ne serait
pas une œuvre3. C'est bien ce que suggère Hélène Cixous quand elle insiste
sur les différentes modalités de l'"avant-œuvre" :

Tout se passe dans l'avant-œuvre, saison préhistorique où les personnages épris des
grands auteurs morts se voient déjà en rêve devenus livres, volumes, s'approchent de
l'"œuvre" rêvée à pas de loups, à pas de fous (...) Là-dessus, entre le troisième personnage de
cette tempête : les Lettres, préhistoire de toute littérature, œuvre supplémentaire, ou plutôt
manœuvre (Hélène Cixous, in Prière d'Insérer de Manhattan4, non cité par Derrida).

Si l'œuvre est inséparable de l'avant-œuvre, de l'œuvre supplémentaire et


même de la manœuvre, alors il n'y a pas de corpus déterminé. Et pourtant, en
tant qu'enseignant à l'ENS, Jacques Derrida a été longtemps agrégé-
répétiteur5. Qu'est-ce qu'un agrégé-répétiteur? Il prépare les élèves à restituer
dans les meilleures conditions une connaissance des œuvres. Les scruter, les
parcourir, les visiter et les revisiter, les analyser, les citer, les lire, les
interpréter, les prendre à témoin, les démembrer, les désagréger, les
déconstruire, c'est l'œuvre de toute une vie. Des œuvres à l'œuvre et de
l'œuvre aux œuvres, qu'elles soient philosophiques, théoriques, littéraires ou
visuelles, une inlassable production textuelle traverse, prélève des éléments,
les incorpore, les métamorphose, les transforme ou les dissémine. De ce
gigantesque travail qui ne cesse de requérir, du début à la fin, l'axiome
d'incomplétude, on peut dire que :

- pour autant que des éléments en sont datés et signés, on peut


appréhender le corpus sous la forme d'une liste ou de plusieurs listes d'items
qui comprendraient entre autres une bibliographie (c'est-à-dire un catalogue
qui se contient lui-même, du type de ceux qui sont interdits en théorie des


capable du tigre, il peut le tigre. Jonas est plus grand que la Baleine, et le corpus reste démesurément
plus étendu que la bibliothèque censée l'archiver. Le mal d'archive, c'est aussi cela » (Jacques Derrida,
Genèses, généalogies, genres et le génie, op. cit. p84).

1
Conférence de juillet 1979 publiée dans Parages (Nouvelle édition augmentée, Paris, Galilée, coll.
« La philosophie en effet » 1986-2003).

2
Ibid p245.

3
Dans Le poème et son archive, Ginette Michaud laisse entendre que cette axiomatique s'applique
aussi à l'archive derridienne : « cette archive qu'il a déjà phantasmée pour nous ses lecteurs à venir
comme un fonds sans fond, un espace topologique impossible même à concevoir, défiant toute figure,
Inconscient Bibliothèque où chaque œuvre digne de ce nom – c'est-à-dire sans confins délimitable –
avale et incorpore à son tour ce qui est censé la contenir » (dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit.
p451).

4
Hélène Cixous, Manhattan, Lettres de la préhistoire (Paris, Galilée, 2002), Prière d'insérer.

5
Jacques Derrida, Du droit à la philosophie (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1990),
p122, et aussi p140.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 28



ensembles). En tant que corpus, cette liste promet, en principe, une autre
liste à venir, finie, arrêtée.

- dans ce corpus sont incorporés et contresignés des éléments et


fragments de textes ou de graphies - signés ou non Jacques Derrida - qui, du
fait de cette incorporation, peuvent être élevés à la dignité d'œuvre par un
tiers. Mais dans cette phrase, quel est le sens du mot « œuvre » ? C'est que je
cherche à définir dans cette « thèse ».

- il n'existe aucun critère objectif qui permette d'affirmer avec certitude


que « ceci » est une œuvre ou non1. Cela vaut pour le corpus derridien comme
pour tout autre objet. Pour qu'une œuvre se constitue, faut-il qu'un système
soit déterminé? Une clôture ? Un rassemblement ? Une signature ? Il faut,
pour que la question reste ouverte, que l'œuvre se confonde avec une certaine
absence d'œuvre2.

- tandis que le corpus est fini, l'œuvre est illimitée et se renouvelle à


chaque interprétation, analyse contextuelle, lecture, etc.3 Bien qu'on cherche
à la considérer dans son ensemble, on ne peut pas l'épuiser.

Si l'analyse de la totalité du corpus derridien est une tâche impossible, ce


n'est pas seulement à cause de sa dimension (plus de 80 livres publiés en
langue française, sans compter les interviews, les textes en langues
étrangères, les enregistrements audio ou vidéos, les films, les archives, la
correspondance, etc.), c'est aussi et surtout pour des raisons de principe. Lire
Derrida - comme n'importe quel auteur, y compris le moins prolixe des
auteurs - est toujours une opération double : on ne lit qu'un fragment, mais
avec à l'"esprit" une "idée" de l'œuvre, idée sans laquelle on ne pourrait que
s e noyer dans les complexités de ce fragment (aussi petit soit-il). Pour lutter
contre la désorientation, on se crée des schémas, des lignes directrices, dont
le rapport avec l'œuvre lue est incertain. Si chaque partie de l'œuvre déborde
l'œuvre elle-même, travailler sur une partie de l'œuvre n'est pas partiel, au
contraire : même sans rassemblement ni totalité, cela implique l'ensemble.



1
Une citation parmi beaucoup d'autres : « Qu'est-ce qui fait qu'on parle de telle œuvre parce qu'on
pense qu'elle est importante, et qu'est-ce qui fait que toutes les autres, elles peuvent avoir plein de
qualités, mais on sait qu'elles n'ont aucune importance ? Le principe est que les opinions comme les
œuvres, doivent être énoncées le plus nettement possible : à prendre ou à laisser » Jacques Rivette, dans
un entretien donné à Hélène Frappat le 30 septembre 1998, publié dans La Lettre du cinéma n°10 (été
1999).

2
Marc Goldschmit : « Relier une nouvelle fois les textes en les relisant, réduire ainsi leur force
disséminante, c'est inévitablement renverser ou retourner le travail même de Derrida, c'est-à-dire
donner du sens à son écriture, faire œuvre d'une certaine absence d'œuvre – d'une certaine, toute la
différence de l'écriture derridienne est là -, rabaisser du même coup et une fois de plus ce que Derrida
nomme l'inscription » (Une langue à venir, Derrida, l'écriture hyperbolique , Paris, Editions Lignes et
Manifeste, 2006, p35).

3
Selon que l'on qualifie « ce qui reste » de Jacques Derrida de corpus ou d'œuvre, dit-on la même
chose ? Je répondrai par une hypothèse : entre le corpus et l'œuvre, ce serait le bio-graphique qui
opérerait différemment. La distinction entre le corpus et l'œuvre pose une question d'auto-biographie,
c'est-à-dire d'auto-affection de la vie. Par rapport au corpus ou par rapport à l'œuvre, ce n'est pas du
même rapport à la vie qu'il est question. Ce que "fait" son corpus s'est déjà, depuis toujours, détaché de
lui. Il (le corpus) invite à inventer, chaque fois, le signataire de sa mise en œuvre. Il (le corpus)
intervient dans la vie, performativement.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 29



0.4.3 Le mot « œuvre » dans le corpus

Le mot "œuvre" est couramment utilisé dans tout le corpus derridien. Il
est réparti à peu près également à toutes les époques et dans la plupart des
textes1. C'est un mot que Derrida utilise souvent. Soit il désigne nommément
des œuvres particulières, soit il les analyse, il les cite, soit il se sert du mot
dans des syntagmes comme « à l'œuvre », « mis en œuvre », soit (plus
rarement) il tente de « penser » le mot, de le mettre en jeu dans des
élaborations théoriques. Faut-il séparer ces différents usages comme s'il
s'agissait d'homonymes, ou bien considérer qu'à chaque fois que le mot est
utilisé, c'est l'ensemble de ses significations qui est engagé? On ne peut
répondre à cette question sans :

- travailler la distinction entre langue philosophique (conceptuelle),


langue courante et idiome singulier (attaché à un signataire déterminé, ici
Jacques Derrida),

- rendre compte de la stratégie impliquée par la présente tentative. En


distinguant le mot œuvre du concept d'œuvre, on transforme d'une certaine
façon le texte derridien. Ce travail n'est pas seulement constatif, il est aussi
performatif - comme l'exige le concept en question. Autrement dit : le concept
est lié à la lecture que j'en fais, ici et maintenant. D'autres lectures ou d'autres
interprétations, inconnues de moi, pourraient éventuellement se dégager
d'autres constructions théoriques autour d'un concept d'œuvre. Il en résulte
que le concept ici construit est à la fois derridien, et autre que derridien.

- prendre en considération les antinomies liées à la notion de « concept de


concept » ou concept "en général", par opposition à un mot de la langue
courante2.

Sans recourir à des idées de stade, de phase ou de tournant, comme


certains auteurs l'ont suggéré pour les début des années 1990, on peut
observer que la notion d'"œuvre" prend, chez Derrida, la suite d'autres
développements - par exemple des analyses avancées autour du Greph en
19743. Les mots ou syntagmes privilégiés à différentes époques : œuvre (tout
court), texte, ergon, "œuvre en tant qu'œuvre", "œuvre singulière", corpus,
etc... sont indissociables du dispositif stratégique qui fait l'objet de cette
« thèse ».


On trouvera en Annexe A une présentation globale des mentions du mot « œuvre » dans les
1

ouvrages de Jacques Derrida.



2
On trouvera ci-après en Annexe B une tentative de présentation de la place du mot « concept » ou
« quasi-concept » dans l'œuvre de Jacques Derrida. Comme Derrida lui-même, nous conservons l'usage
du mot « concept », tout en tenant compte de l'analyse présentée par Geoffrey Bennington dans « La
frontière infranchissable » (dans Le passage des frontières, Autour du travail de Jacques Derrida, colloque
de Cerisy du 11 au 22 juillet 1992, Paris, Ed Galilée, 1994, pp69-81), dont voici un extrait : « Ce que je
cherche à montrer ici, c'est que la frontière est la trace perdurante – infranchissable – de cette
institution violente de l'institution en général, et que cette violence marque tout concept d'une non-
conceptualité constitutive ». Partant de l'exigence avancée par Gottlob Frege d'une frontière
conceptuelle « nette, définie et continue », G. Bennington conclut à son impossibilité.

3
Il est autant question, à cette époque, de « mise en œuvre » (d'une stratégie, d'une politique, d'un
combat) que d'œuvre.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 30






0.4.4 Quel rapport avec l'œuvre au sens classique du terme ?

Il n'est pas question, dans le format de cette « thèse », de rendre compte de
la très longue histoire du mot « œuvre », de la technologie (homo faber) à
l'esthétique, en passant par la théologie (les œuvres comme critères de
l'élection ou du jugement), bien que chacune de ces dimensions soit
impliquée, comme on le verra, dans ce que nous nommons l'œuvrance. Nous
ne pouvons pas non plus nous engager dans le vieux débat sur la définition de
l'œuvre d'art, bien que nous ayons consacré un chapitre particulier1 au
rapport entre une certaine mise à l'écart, par Derrida, de l'immense
production textuelle consacrée à l'idée de l'art, et ce que nous nommons,
provisoirement, le concept d'œuvre. Il faudra donc ignorer de nombreux
textes importants comme, par exemple, ceux de Baudelaire, d'André Malraux,
d'Etienne Souriau, d'Etienne Gilson, d'Erwin Panofsky, d'Umberto Eco, de
Tzvetan Todorov, de Pierre Bourdieu, de Thierry de Duve ou de Joseph
Kosuth, entre beaucoup d'autres. Si nous avons mentionné ces auteurs, ce
n'est pas pour leur faire une place dans l'analyse, mais au contraire, disons le
avec netteté, pour les exclure. Ce seront les différentes significations de
l'œuvre derridienne et elles seules qui seront analysées dans leur
fonctionnement, leur opérativité, leurs relations avec d'autres œuvres, au mot
« œuvre » et au corpus derridien, et non pas par comparaison avec d'autres
pensées ou théories de l'œuvre. Il ne s'agit pas de porter un jugement sur ces
pensées ou théories, qui ont leur valeur dans leur champ propre, mais de
délimiter un champ de réflexion qui restera, malgré cette exclusion, comme
on le verra, très large. Cependant, au moins2 quatre auteurs font exception à
cette règle d'exclusion : Emmanuel Kant, Martin Heidegger, Maurice Blanchot,
Emmanuel Lévinas, pour des raisons dont on peut donner une première
expression, mais qui seront présentées au fur et à mesure.

a. Pour ce qui concerne Kant, à cause de la place singulière que la Critique du


jugement occupe dans les écrits derridiens3.

b. Pour ce qui concerne Heidegger, cela tient à la controverse ininterrompue


que Jacques Derrida poursuit avec lui, dans des textes qui touchent à l'origine
de l'œuvre de l'art4, incontournables pour la présente étude, et aussi dans de
nombreux autres textes5.

c. Pour ce qui concerne Blanchot, citons ce que Derrida en dit dans son
introduction à Parages :


1
§2.3.

2
Je dis « au moins » car d'autres auteurs sont cités, qui font partiellement exception, mais ce n'est
pas au même titre que ceux-là.

3
v. §2.3.2.1.

4
Plus particulièrement : La vérité en peinture, livre de Jacques Derrida paru en 1978 (Paris,
Flammarion, coll. « Champs »).

5
Plus particulièrement : Politiques de l'amitié, 1994, op. cit.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 31



« Qu'on ne s'attende pas en effet à quelque discours théorique organisé au sujet de
l'œuvre fictionnelle de Blanchot dans son ensemble. Ni théorie ni ensemble, des situations de
parole, plutôt, une topologie parfois impraticable et qui ne serait pas sans rapport, au moins
indirect et analogique, avec tel ou tel paradoxe dans ce qu'on appelle la théorie des
ensembles » (Parages, op. cit., p11).

Renvoyer au paradoxe de Russel1, c'est reconnaître que ce qui fait œuvre,


pour Derrida (y compris à l'égard de ce qu'on vise lorsqu'on dit « l'œuvre de
Jacques Derrida »), ce n'est pas l'ensemble comme tel, c'est telle ou telle
« situation» qui conduit à privilégier telle ou telle « œuvre » (car il peut y
avoir des œuvres dans l'œuvre, par exemple chez Blanchot où chaque récit,
ou même chaque version d'un récit, est une œuvre isolée, solitaire). La
pensée « blanchotienne » de l'œuvre2 semblant, malgré certaines affinités,
tout à fait distincte de celle de Derrida 3, j'ai renoncé à la mettre
systématiquement en relation avec la construction conceptuelle que
j'élaborais à partir de la pensée derridienne4. Dans la mesure du possible, j'ai
préféré une autre mise en relation, sous forme de citations dispersées dans la
« thèse », choisies à cause de leur résonance avec telle ou telle dimension du
concept de l'œuvre sur lesquelles l'accent est, à ce point de l'écriture, porté.
Ce n'est pas diminuer, loin de là, le lien étroit qui existe entre le travail de
Blanchot et celui de Derrida.

d. Et pour ce qui concerne Lévinas, on verra5 que sa pensée est étroitement


liée à ce que je nomme le principe de l'œuvre.

Dans cette recherche sur l'œuvre derridienne, je ne propose donc pas une
théorie, mais une stratégie : ne pas viser une interprétation d'ensemble, mais
le lieu secret, encrypté, où sont tenus au silence des conflits et des fractures
enfouies, oubliées; le lieu qui tient ouvert l'espacement, où surgit l'autre,
la trace ; là où, sans raison, une productivité se déploie. Le concept n'est donc

1
v. ci-dessus §0.4.2.

2
Dont voici pourtant un résumé, celui que donne Mikel Dufrenne dans son article « œuvre d'art » de
l'Encyclopedia Universalis : « Le thème qui anime passionnément la lecture et la méditation de
Blanchot, c'est l'impossibilité de l'œuvre, et plus précisément, parce que la littérature est son objet,
l' »absence de livre ». Pourquoi cette absence ? Parce que l'œuvre se propose comme présence,
présence pleine, assurée et rassurante, sans rien de réservé ni d'obscur, et qu'en vérité, une telle
présence est interdite ». Et plus loin : « L'œuvre n'est jamais réelle, jamais offerte à l'“espoir désirant de
la présence“. Si elle rayonne, c'est comme un soleil noir : en elle persiste toujours un centre d'illisibilité,
une opacité essentielle qui ne fascine le spectateur qu'après avoir plongé l'auteur dans le vertige de la
démesure et du « désœuvrement ». Ce que l'œuvre délivre, c'est l'absence d'œuvre, mais cette absence
elle-même se dissimule en s'annonçant, et c'est pourquoi l'absence d'œuvre se produit à travers
l'œuvre ».

3
L'une des hypothèses de cette « thèse », c'est qu'il n'y a pas et ne peut pas y avoir de concept
d'œuvre en général. Chaque œuvre digne de ce nom témoigne d'un concept à venir, absolument
singulier. Vouloir rabattre celui de Blanchot sur celui de Derrida serait une sorte de trahison. Déjà, le 14
mars 1975, dans une lettre qu'il faisait parvenir à Derrida pour sa contribution au numéro 3/4 de la
revue Gramma, Frédéric Nef écrivait : « La question que je pose est celle du mode d'efficacité du texte
blanchotien. Si votre travail a pour efficace la déconstruction tactiquement et stratégiquement élaborée,
le texte de Blanchot, lui, opère de manière agonale, par une immense soustraction (“la mort de la
mort“ : l'absence de la seconde mort ?) qui fait basculer l'ordre narratif et l'ordre discursif dans une
terrible insignifiance ». Entre le retrait derridien et cette insignifiance, le rapport est oblique.

4
Un tel projet aurait pu faire l'objet d'une toute autre « thèse », aussi longue que celle-ci.

5
Cf plus particulièrement le §5.3.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 32



déjà plus un concept. En lui jouent les limites, les désajointements, le « quasi »
dont la place dans le langage n'est pas stabilisable. Si le mouvement de
l'œuvrance ne peut pas se fixer dans un concept, à l'exemple de la différance,
on ne peut pas le comparer sans contre-sens à des dispositifs organisés ou
architecturés.




0.5 Une « thèse » en résonance avec une pensée de l'œuvre

Jacques Derrida a intitulé son intervention du 2 juin 1980 à la Sorbonne,
qui était aussi une soutenance de thèse de doctorat d'Etat sur travaux,
"Ponctuations". Pourquoi Ponctuations? Parce qu'elle n'était selon lui qu'un
temps, une "apostrophe" dans un texte inachevé. Cette intervention, précise-t-
il, a eu lieu juste un an après les Etats Généraux de la Philosophie, qui se sont
déroulés au même endroit, à partir du 16 juin 1979. Etrange paradoxe
d'accepter de "soutenir" une « thèse » si peu de temps après avoir aussi
radicalement mis en question la place de la philosophie dans l'université, et
celle de l'université dans le discours dominant et la société. On peut lire dans
Du droit à la philosophie un ensemble de textes datés de 1974 à 19851, qu'on
pourrait interpréter comme une véritable mise en pièces de l'idée même
d'une thèse de doctorat. Et pourtant, c'est au centre de cette période que
Jacques Derrida a soutenu la sienne, de « thèse »2. Il y a là un paradoxe, une
contradiction qui n'a rien de superficiel ni de marginal. On peut, à la fois,
défendre activement, à la façon d'un militant, l'enseignement philosophique à
l'école dès le plus jeune âge, la recherche en philosophie dans ce qu'elle de
plus institutionnel, et une déconstruction radicale de la philosophie -
probablement la plus radicale depuis l'émergence de ceux que la société
reconnaît généralement comme des experts en philosophie.

Si l'on prend pour thème "le concept ou le principe de l'œuvre chez


Jacques Derrida", on ne peut éviter de se référer à une double contrainte
contradictoire :

- il faut que la « thèse » réponde à la définition la plus classique du travail
universitaire : Travail présenté sous forme d'ouvrage exposant une recherche
scientifique originale et ses résultats dans un établissement d'enseignement
supérieur habilité, soumis à soutenance publique devant un jury pour
l'obtention du grade de docteur3.

- il faut aussi tenir compte du point de vue que Jacques Derrida a énoncé


1
Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, 1990, op. cit.

2
Voici le récit que fait Alain David de cet épisode : « Bon courage donc à ceux qui voudraient traiter
l'œuvre [de Derrida] comme un tout, offert et accessible à l'intelligence savante (j'ai en mémoire la
« thèse » - « sur travaux » – de Derrida, et la déclaration liminaire, agacée et non dénuée d'une certaine
forfanterie d'Aubenque, éminent président d'un jury où figuraient par ailleurs Lévinas, Desanti, Henry
Joly et Gilbert Lascault, pour dire que lui jouerait sans faiblesse son rôle de juge, et cela selon tous les
critères universitaires en vigueur » Alain David, Fidélité (la voie de l'animal), Cahier de l'Herne 2004, op.
cit. p155.

3
Définition du « Trésor de la Langue Française »

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 33



plus de dix ans après avoir soutenu sa "propre" thèse : Je n'ai jamais aimé ces
choses, les thèses, je ne m'y suis pas souvent arrêté, et ce n'est pas seulement
une question de goût. C'est la question de la philosophie, rien de moins, et de ce
qui s'y accorde à la thèse, à la positionnalité1.

Comment faire pour ne pas choisir entre l'un et l'autre2, pour composer
quelque chose, un texte, un écrit, un ensemble de pages lisibles dans un
certain ordre, qui puisse faire office de « thèse » sans trahir ni l'une ni l'autre
de ces deux assertions?

Il faudra que la « thèse » elle-même n'ignore pas les principes auxquels


l'œuvre derridienne renvoie, explicitement ou implicitement. Le 2 juin 1980,
s'adressant au jury qui devait porter un jugement sur sa « thèse », Jacques
Derrida explique qu'il a décidé d'exclure certains textes de la liste des travaux
pris en considération, car ils sont, selon lui, peu recevables dans l'université,
soit en raison de leur forme, soit à cause de leur inscription sur la scène
performative. On peut alors se poser la question des autres textes (ceux qu'il
n'a pas exclus). Ceux-là seraient-ils suffisamment classiques, suffisamment
marqués par une présentation de type positionnelle, pour que les
représentants attitrés de l'institution puissent leur accorder une valeur? Si
l'on garde en mémoire le poids transgressif des textes derridiens des années
1970, on peut en douter3. Disons que les textes retenus pour la thèse se
caractériseraient par un autre positionnement du curseur, quelque part entre
le conditionnel et l'inconditionnel. Ils prendraient un peu plus en
considération les rites et les règles d'évaluation nécessaires à l'admission
d'une « thèse », mais sans céder sur "le fond".

Cela conduit à proposer, pour celui qui s'engagerait dans une « thèse »,
trois règles, dont la cohérence n'est pas assurée :


1
Résistances, de la psychanalyse (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet »), p59, extrait d'un texte
lu pour la première fois en 1992.

2
Environ deux mois après la soutenance de thèse dont il est question, vers la fin du mois de juillet
1980, Jacques Derrida a participé à une discussion sur ce thème à Cerisy à l'occasion du colloque sur les
Fins de l'homme (op. cit.) A Francis Fischer, qui fait observer que son enseignement va de pair avec des
publications de plus en plus irrecevables par la tradition universitaire (à commencer par Glas) (p655),
une œuvre publiée de plus en plus irréductible (au magister, par opposition au signataire), et que cette
irréductibilité, peut-être insoutenable pour ceux qui ont « horreur de tout ce qui sembler de près ou de
loin toucher à la langue, au code », pourrait déterminer la forme d'une « politique derridienne »,
Derrida répond : « On ne peut produire l'irrecevable régulièrement ; dans cette aporie il faut fabriquer
des compromis qui doivent se justifier à chaque instant... Ce sont là deux responsabilités incompatibles
– former des étudiants recevables et produire des analyses dérapantes irrecevables – qui aboutissent
chaque année à un compromis toujours à trouver par micro-calculs dans une situation singulière. Et il
est impossible de programmer cette recherche de compromis par une théorie » (Les Fins de l'homme,
op. cit., p667).

3
C'est aussi l'opinion de Sarah Kofman qui, dans l'introduction de son livre Lectures de Derrida
(paru aux éditions Galilée, à Paris, en 2002), écrit : « Mais sur Derrida il n'est pas question d'écrire une
thèse. Ni aujourd'hui ni demain. Quels qu'ils soient, les textes ultérieurs ne permettront pas la
constitution d'un Livre, totalité finie et naturelle qui enfermerait un signifié immuable et définitif dans
un volume clos » (p15), et dans le quatrième de couverture : « Corpus inachevé, morcelé, décentré,
bousculant sens dessus dessous le logos traditionnel, le texte derridien ne se prête à aucun relevé de
thèmes, à l'énoncé d'aucune thèse. A l'identité d'un signifié garantie par l'identité d'un auteur s'oppose
l'étrange et inquiétante « disruption de l'écriture » effaçant nom propre, paternité et tout sens
décidable ».

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 34



1°) On ne peut dissocier la "thèse de doctorat" des transformations qui
affectent l'université d'aujourd'hui, ni d'un questionnement sur ses procédures
de légitimation. Ce questionnement n'est pas extérieur à la « thèse ». Il est son
coeur, son essence.

2°) On ne peut dissocier la thèse des procédures de savoir qui ont cours dans
l'université. Ces procédures, avec leurs méthodes d'évaluation et leurs rites,
ont contribué à produire de grands discours critiques. Elles se débordent
elles-mêmes et peuvent, tout autant que des « thèses », produire du "hors-
thèse".

3°) La thèse ne s'adresse pas à une instance abstraite, mais à un lecteur . Elle
interpelle le lecteur, l'invite à s'engager lui-même, à prendre position. L'ordre
du texte n'est pas gouverné par une architectonique, mais par cette adresse.

Dans ces conditions, le "nous" usuel qui désigne l'auteur ou le signataire


des textes académiques semble impropre.



0.6 Un ordre d'exposition linéaire (dit aussi « plan » ou « table des
matières ») construit à partir de l'œuvre : ce qui l'aura obligée

Si, comme j'en soutiens l'hypothèse, l'œuvre derridienne est ce qui répond
à la loi du pire, quelles sont ses obligations ? Si je m'adresse au lecteur à partir
de cette question, si je tente de lui proposer une voie, ou plusieurs, ou « plus
d'une voie » qui définisse, décrive et aussi contribue à produire une œuvre
« digne de ce nom », ce n'est pas pour que, lui, soit pris dans cette obligation.
L'obligation n'est ni celle de l'auteur, ni celle du lecteur, ni celle du
« thésard » : c'est celle de l'œuvre.

Cinq fois, donc, j'ai ajouté au verbe « falloir » un complément (ou plus
exactement un verbe à l'infinitif ), sans oublier que « falloir » peut aussi
signifier « faire défaut, manquer ».



Pour « faire œuvre », il faut :

I. Laisser l'avenir ouvert ;


II. S'adresser à l'autre comme tel, au tout autre ;


III. S'aventurer, pour plus que la vie;
IV. Garder le secret ;

V. Répondre des principes, en ce moment même.





On verra que ces cinq phrases (ou injonctions, ou impératifs, ou principes)
en recouvrent d'autres qui croisent la pensée, le style et l'œuvre derridiens,
chaque fois de façon différente.

Mais avant de plonger dans la question du « falloir », il « faudra » préciser


l'environnement théorique de cette thèse. J'ai choisi pour cela de faire

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 35



précéder les cinq apostrophes par un préambule où les questions du mal
radical, du Il faut, du principe inconditionnel et du principe de l'œuvre sont
présentées une première fois, avant d'autres mises en jeu.

A noter en outre, pour plus de transparence, que ce plan linéaire s'articule


à un autre travail à la fois plus vaste et plus localisé que celui-ci, par le biais
de liens hypertexte invisibles sur cette impression papier. On peut trouver
certaines des « phrases » reprises dans cette thèse, soit telles quelles, soit
transformées, résumées, développées, recoupées ou croisées différemment
dans un site qu'il est convenu d'appeler le « Derridex »1. Ce n'est pas du
plagiat, à moins qu'un signataire puisse, dans d'autres textes, se plagier lui-
même. En tant que « thèse » qui est une « thèse », la « thèse » est liée à un
certain régime de l'ontologie. En tant que texte et aussi montage d'écrits, elle
renvoie peut-être, pour partie, à un autre régime, « autrement qu'être ».















































1
Adresse de la page d'accueil : www.idixa.net. On trouvera quelques indications supplémentaires
sur ce site ci-après dans le §5.2.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 36

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 37







Préambule



Avant d'entrer dans la thématique de cette « thèse », il reste à
proposer quelques éléments de « définition » ou de « problématisation »
auxquels je ferai fréquemment appel par la suite. Ils concernent :

– le mal radical (ou loi du pire),



– les principes inconditionnels.




0.7 Contre le mal radical, « il faut.... »


0.7.1 Une perte d'appartenance.

Il faut revenir à ce point d'inflexion ou de dérivation, déjà mentionné, où
le biographique rejoint, indissociablement, le théorique. Entre l'enfance et
l'adolescence, le jeune Jacky, né le 15 juillet 1930, a croisé la double date du 7
octobre 1940 et du 18 mars 1943 (abrogation du décret Crémieux par le
régime de Vichy, puis par le général Giraud). Les trois années de perte de
citoyenneté pour les adultes juifs, entre le 7 octobre 1940 et le 22 octobre
19431, ont sans aucun doute humilié sa famille, et lui-même évoque souvent
le renvoi des professeurs et instituteurs juifs des écoles publiques (1940),
l'expulsion de 12.000 enfants juifs de l'enseignement public, secondaire et
professionnel à la rentrée de 1941, ce nombre étant porté à 18.000 l'année
suivante - y compris le jeune Jacky Derrida. Le numerus clausus n'a été
abandonné qu'en février 1943, plusieurs mois après le débarquement allié.
Pendant ces années de non-appartenance et de non-citoyenneté, "quelque
chose" aurait commencé sa cristallisation, "quelque chose" qui aurait été la
trace d'une archi-trace encore plus vieille, "quelque chose" qui aurait appelé,
irrémédiablement, "autre chose". Ce "quelque chose" - une menace
incompréhensible, indicible - est et restera secret, je n'aurai pas la prétention
de le mettre à jour. Je voudrais simplement soutenir que c'est lui qui a été,
bien plus tard, mis en œuvre, c'est lui qui aura promis à la fois la structure de
l'œuvre et son contenu théorique.

On peut, à titre de fiction, rattacher ce « quelque chose » à une histoire


arrivée avant la réinsertion effective de Jacques Derrida dans le système
scolaire, après une longue période de séparation et d'école buissonnière. On
pourrait, dans cette fiction, dater cette réinsertion de son entrée au lycée
Emile-Felix-Gautier, en septembre 1947, pour sa terminale. Le temps de
décrochement aura aussi été une période d'autoformation (auto-affection


1
Le régime républicain est rétabli le 18 mars 1943, mais il faudra attendre le mois d'octobre 1943
pour que l'annulation du décret Crémieux soit définitivement abrogée.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 38



dira-t-il plus tard). Il aura décroché pendant quasiment cinq ans de
l'institution scolaire mais, par ses lectures, il se sera familiarisé avec la
culture officielle. Au moment où il commence à recevoir un enseignement
académique, ce qui fait l'essentiel de sa formation (au sens de Bildung) ce
"quelque chose" d'impossible à spécifier, est déjà inscrit. Mais dans le
contexte algérien1, déjà mouvant et qui le deviendra toujours plus, aucune
téléologie n'est possible. On peut, aujourd'hui, analyser ce qui viendra s'y
inscrire par la suite comme re-marque, ré-itération, ré-interprétation de
l'exclusion vécue; mais ce trauma, s'il existe, n'est lisible qu'après-coup. Son
destin aura été d'avoir été plusieurs fois transfiguré, d'avoir subi
d'innombrables transmutations, toutes plus radicales les unes que les autres.
Rien n'était écrit à l'avance, et pourtant tout était déjà là, dans ces initiales
inversées du nom propre qui ne prendront sens que par la suite.

On peut, paradoxalement, qualifier de "libération" la période où Derrida


a été victime du numerus clausus (moins d'une année scolaire), suivie par
celle où il a, de lui-même, choisi de s'investir en-dehors de l'école par le sport,
les sorties, le cinéma, et une participation à un groupe de "voyous", un mot
qu'il réutilisera par la suite2, justement pour désigner l'extériorité d'un
certain système. Le paradoxe, c'est que la perte d'appartenance,
l'éloignement par rapport au milieu familial et aux rituels juifs, semblent
déclenchés par une assignation radicale à cette même appartenance. "Tu es
Juif ", lui ont dit d'abord certains camarades d'école3, puis les représentants


1
Dans la lettre datée du 27 avril 1961, qu'il envoie à Pierre Nora après la parution de son livre Les
Français d'Algérie en mars 1961, Derrida fait observer que « le portrait-robot du F.d.A. (Français
d'Algérie) est celui d'un individu pris dans une “société sans unité“ ». En outre, la « personnalité de
base » du F.d.A. ne cesse d'évoluer, elle est soumise « à des modifications et même des mutations
massives ». « La caractériologie des F.d.A. est une des choses les plus instables qui soient ». Cette
instabilité est ce à quoi Derrida lui-même, 14 ans après son arrivée sur le territoire métropolitain,
s'identifie le plus. Cf Les Français d'Algérie, de Pierre Nora, édition revue et commentée, pp274-276
(Paris, Christian Bourgois, 2012).

2
Voyous, deux essais sur la raison , titre d'un livre publié en 2003 (Galilée, coll. « La philosophie en
effet »), qui n'est pas sans relation avec ces événements.

3
Il faut ici citer, même s'il est un peu long, un extrait d'une conférence prononcée en décembre
2000, sous le titre Abraham, l'autre : « Le mot "juif ", je ne crois pas l'avoir d'abord entendu dans ma
famille, ni jamais comme une désignation neutre et destinée à classer, encore moins à identifier,
l'appartenance à une communauté sociale, ethnique ou religieuse. Je crois l'avoir entendu à l'école d'El
Biar et déjà chargé de ce qu'on pourrait appeler en latin une injure, injuria, en anglais injury, à la fois
une insulte, une blessure et une injustice, un déni de droit plutôt que le droit d'appartenir à un groupe
légitime. Avant d'y comprendre quoi que ce soit, j'ai reçu ce mot comme un coup, comme une
dénonciation, une délégitimation avant tout droit. Un coup porté contre moi mais un coup que je devrai
désormais, moi, porter, comporter à jamais dans l'essence même de mon comportement le plus
singulièrement signé, assigné. Comme si j'avais à contresigner le coup ainsi porté avant même toute
mémoire possible. Ce mot, cette adresse performative (« Juif », c'est-à-dire, presque immanquablement,
comme si c'était tout compris, « sale Juif ! »), cette apostrophe fut, et reste, et porte, plus vieux que le
constat, plus archaïque que tout constatif, la figure d'une flèche blessante, d'une arme ou d'un projectile
venu une fois pour toutes et à jamais se planter indéracinablement dans votre corps auquel il adhère et
tire à soi de l'intérieur, comme ferait un hameçon ou un harpon planté en vous, par le corps coupant et
humide à la fois de chacune de ses lettres, j.u.i.f. On peut, ensuite, ce mot, l'assumer, le traiter de mille
façons, tenir à l'honneur d'y souscrire, de l'assumer, de le signer ou contresigner, il garde, en tout cas
pour moi, la marque de cette assignation, de ce dévoilement dénonciateur, voire de cette accusation
originelle, ce cette culpabilité ou de cette responsabilité dissymétriquement attribuée avant toute faute
et tout acte » (Abraham l'autre, pp19-20, dans Judéités, Questions pour Jacques Derrida, sous la direction
de Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly (Paris, Galilée, 2003).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 39



du maréchal Pétain et des nazis, donc "Tu es exclu". Il a tout fait pour
retourner cette exclusion : "Tu es exclu", donc "tu as la liberté de ne plus être
Juif ". Il fallait transformer la force brute en puissance de libération, inverser
le poison pour en faire un remède - anticipant les ambiguités du pharmakon.
Tout son comportement de l'époque généralise et peut-être hyperbolise ce
paradoxe. Après cela, il était prêt à affronter l'institution : Louis-le-Grand et
l'entrée à l'Ecole Normale. Il aura à l'égard de cette institution, jusqu'à la fin
de sa vie, à peu près la même attitude : d'un côté, intégration voire
incorporation de ses codes et de son savoir par une érudition
impressionnante; et d'un autre côté, sentiment d'extériorité, provocations,
scepticisme radical, exploration méthodique des marges et des limites.




0.7.2 Nommer le mal radical.

a. Annuler l'avenir.

Sous le vocable mal radical, ou sous cet autre vocable qu'est la loi du pire1,
qu'est-ce qui est nommé par Jacques Derrida? On répondra par cette autre
expression apparemment plus claire : l'annulation de l'avenir2. N'est-ce pas
cela, ou ça, cette chose, que plus rien ne puisse arriver, ce qui peut arriver de
pire? Quelles que soient les modalités du mal radical, elles conduiraient à ce
plus grand risque, cette plus grande menace, celle qui détruirait toute foi, tout
héritage, toute croyance, toute mémoire, toute promesse. Chaque fois qu'on
supprime la possibilité d'un à-venir, le mal est absolu, il est tellement au-delà
du mal qu'on ne peut plus tracer une ligne continue entre l'un et l'autre.

« Point de foi, donc, ni d'avenir sans ce qu'une itérabilité suppose de technique, de
machinique et d'automatique. En ce sens, la technique est la possibilité, on peut aussi dire la
chance, de la foi. Et cette chance doit inclure en elle le plus grand risque, la menace même du
mal radical. Autrement, ce dont elle est la chance ne serait pas la foi mais le programme et la
preuve, la prédictivité ou la providence, le pur savoir et le pur savoir-faire, c'est-à-dire
l'annulation de l'avenir. Au lieu de les opposer, comme on le fait presque toujours, il faudrait
donc penser ensemble, comme une seule et même possibilité, le machinique et la foi » (Foi et
savoir, op. cit., p72).


1
Je choisis, dans cette « thèse » de ne pas distinguer entre deux vocables, le mal radical d'une part
la loi du pire d'autre part, malgré l'analyse très convaincante introduite par Serge Margel dans son
article « Les dénominations orphiques de la survivance, Derrida et la question du pire », paru dans dans
son livre L'avenir de la métaphysique, Lectures de Derrida (Hermann, 2011). « Cette chance, qui fait que
quelque chose est possible, qu'une chose pourra rester indemne ou indéfiniment restaurer sa propre
indemnité, cette chance immunitaire est une promesse. Et pour que cette promesse soit tenue, pour que
quelque chose devienne possible, tout en restant indemne, il faut que la promesse inscrive en elle, dans
son principe, dans sa nécessité d'être tenue, la possibilité de se tourner en menace. Or, cette possibilité-
là, liée à l'essence de la promesse, représente la possibilité même du mal radical. N'entendons pas par là
que le mal détermine la possibilité de la promesse, car dans ce cas toute promesse se réduirait à une
menace, et jamais aucune promesse n'aurait été possible. Il s'agit de la possibilité du mal radical, une
possibilité “antérieure“ à la constitution effective du renversement fondamental de toute moralité. Cette
possibilité n'est pas mal, ni le mal. C'est encore pire que le mal. Elle représente la question du pire, que
ni Kant ni Derrida ne semblent distinguer du mal radical . Le texte de Derrida toutefois permet de faire
cette distinction. Je dirais même l'impose, l'exige » (pp19-20). Il en effet très difficile, dans notre
problématique de l'œuvre, de faire droit à la logique de Serge Margel, qui rapporte l'œuvre de la
technique au corps charnel de l'esprit (ibid p38).

2
Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit. p72.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 40



C'est Derrida qui inscrit en gras les mots mal radical. Mais ce risque
absolu, dit-il, qui est celui d'une programmation intégrale, est aussi une
chance – car sans la répétition machinique, il n'y aurait pas d'itérabilité, pas
de « oui originel », pas même de possibilité de foi.

« En deux mots, il [le risque d'auto-immunité] lui faut prendre en charge, on pourrait dire
en gage, la possibilité de ce mal radical sans lequel on ne saurait bien faire » (Ibid p71).

Même si le mal radical ne se concrétise pas, il faut prendre en gage et aussi


en charge sa possibilité. C'est la fonction des religions, et aussi des œuvres.

b. Détruire d'avance la possibilité de s'adresser à l'autre.


Chaque énonciation, chaque phrase s'adresse à un seul, et aussi à plus


d'un, et aussi à tout autre. Son destin est l'errance. Si l'autre auquel la phrase
pourrait s'adresser est irrémédiablement détruit (sans retour possible), ou si
la possibilité de s'adresser à lui est éliminée1, alors une phrase n'est plus une
phrase, c'est une formulation, un algorithme, un programme. Une destruction
de ce type hante toute énonciation - surtout celle qui se voudrait la plus
intelligible et la plus logique.

Pour causer le mal radical, il n'est pas indispensable que l'autre ait
effectivement disparu. Il suffit qu'on puisse exclure, virtuellement mais à
l'avance, cet autre, cet auditeur, ce lecteur, cet interprète - voire même ce
frère. Car malgré les reproches qu'on peut faire à un certain type
d'humanisme ou de fraternité fondés sur le fantasme d'une origine ou d'une
naissance communes, il ne faut pas succomber à la tentation du fratricide.
Empêcher la possibilité d'adresse à l'autre en éliminant le frère, ce serait le
parjure suprême, le crime des crimes2.

c. Un mal d'abstraction.

Pour annuler l'avenir, il n'est pas indispensable de détruire, la


prédictibilité peut suffire. Elle peut se manifester sous des modalités diverses,
qui ne conduisent pas toutes et pas nécessairement au mal radical :
abstraction, cloisonnement, possession, objectivation, reproduction, religion,
savoir absolu, violence étatique3. Quand ces modalités se transforment en


1
C'est ce qui arrive dans la description kantienne du mal radical : « Or, s'il y a un semblable
penchant dans la nature humaine, c'est qu'il existe dans l'homme un penchant naturel au mal ; et ce
penchant lui-même qui doit être finalement cherché dans le libre arbitre et qui est en conséquence
imputable, est mauvais moralement. Ce mal est radical parce qu'il corrompt le fondement de toutes les
maximes, de plus, en tant que penchant naturel, il ne peut être extirpé par les forces humaines ; car ceci
ne pourrait avoir lieu qu'au moyen de bonnes maximes, ce qui ne peut se produire quand le fondement
subjectif suprême de toutes les maximes est présumé corrompu ; néanmoins, il faut pouvoir le dominer
puisqu'il se rencontre dans l'homme, comme être agissant librement » (Kant, La Religion dans les
limites de la simple raison, I, §3). On trouvera dans la conclusion de cette « thèse » (§6.3) une analyse
des implications de cette description.

2
Jacques Derrida, Politiques de l'amitié, 1994, op. cit., p303.

3
On notera, à lire cette liste, que l'automatisme et l'autorité se rejoignent. Comme l'écrit Adolfo
Barbera del Rosal, d'un côté, « l'automatisme exclut l'exercice de l'autorité », mais d'un autre côté,
« l'exercice permanent de l'autorité se confond avec l'arbitraire ». « Derrida nous dirait que les deux
modèles, cybernétique et arbitraire-autoritaire, peuvent se confondre et sont toujours à l'œuvre dans
une décision ». Les deux sont toujours voisins du pire ( dans Le Passage des frontières, 1994, op. cit.,
p391).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 41



calculabilité universelle, en prédictibilité générale, en itérabilité machinique
e t irresponsable, alors ce qui se produit est un mal d'abstraction ou encore
une abstraction radicale, un déracinement spécifiquement contemporain1 -
même si les discours religieux s'en emparent eux aussi, voire la radicalisent
encore plus dans une « surenchère réaffirmatrice »2. Son lieu n'est pas la loi
morale comme chez Kant, mais la technique, la technoscience, la
formalisation ou le numérique. Laissée à elle-même, elle dissocie, délocalise,
désincarne, schématise et désertifie. Sa puissance mondialisante n'épargne
aucune institution. Elle est irréductible comme la mort3.

Une figure qui se survivrait à elle-même, perpétuellement inchangée, ne


laisserait place à aucune surprise, aucun aveu. Une telle survivante éternelle,
ni vivante ni morte, serait un scandale, un blasphème. Pour celui qui vit, ce
serait un parjure, une fausse survivance4.

d. De la pulsion de mort à la mort d'autrui.


On ne peut pas séparer le mal radical de ce que Freud a appelé pulsion de


mort. Radicalisant ce concept, Derrida a nommé anarchive une force de
destruction ou d'annihilation qui ne laisse derrière elle ni reste, ni document,
ni monument, ni trace - ni archive 5. A cette anarchive est associée la figure de
la cendre - pas la cendre réelle dont on peut analyser la composition, mais la
figure d'une chose qui reste après qu'on ait brûlé ou ruiné l'archive, après
qu'on ait supprimé toute trace de singularité vivante pour lui substituer une
marque illisible6.

Avec cet effacement, la possibilité même d'une réitération est supprimée,


et avec elle la possibilité d'une survie vivante (c'est-à-dire mortelle). Toute
archive engage cette menace infinie, démesurée. D'un côté, elle soutient la
mémoire, mais d'un autre côté, elle contribue à l'oubli, elle témoigne d'une
pulsion d'agression ou d'une cruauté qui l'excède, d'une chose obscure,
énigmatique, difficile à délimiter, déterminer ou définir, qui est au fondement
de la jouissance que peut procurer le mal radical. On ne peut y résister qu'en
pensant le sens du monde dans une relation à la mort d'autrui7.

"La pulsion d'archive, c'est un mouvement irrésistible pour non seulement garder les

1
Ce point est développé ci-après dans le §5.1.2.

2
Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit. p10.

3
Selon Geoffrey Bennington, toute frontière, qu'elle soit politique ou conceptuelle, est porteuse du
mal radical. « La frontière, en tant que retour de la nature comme violence dans le politique, est, en tant
qu'infranchissable, le mal radical lui-même. Jamais on on ne traversa cette frontière » (dans Le
Passage des frontières, 1994, op. cit., p76). Jacques Derrida reconnaît la nécessité des concepts et
des frontières (cf Limited Inc, 1990, op. cit. p79), mais il la situe au milieu. Une frontière qui est partout,
qui ne départage pas, ne délimite plus rien. Comme le dit Kant, on ne peut pas abolir la guerre (le mal
radical) par la suppression des frontières, mais, dans la logique derridienne, on peut le restreindre par
leur multiplication.

4
« Le démenti que je veux apporter sans cesse à G., autrement dit à la survivante éternelle, à la
figure théologicielle ou maternelle du savoir absolu, pour laquelle la surprise d'aucun aveu n'est
possible… (Circonfession, op. cit. p47).

5
Mal d'archive, une impression freudienne (Paris, Galilée, coll. «Incises» , 1995; rééd. 2008), pp24-25.

6
Poétique et politique du témoignage, dans Cahier de l'Herne 2004, op. cit., p523.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 42



traces, mais pour maîtriser les traces, pour les interpréter. Dès que j'ai une expérience, j'ai
une expérience de trace. (...). L'archive ne traite pas du passé, elle traite de l'avenir. Je
sélectionne violemment ce dont je considère qu'il faut que ce soit répété, que ce soit gardé.
C'est un geste d'une grande violence. L'archiviste n'est pas quelqu'un qui garde, c'est
quelqu'un qui détruit" (Derrida, Trace et archive, image et art, Réunion du Collège iconique
du 25 juin 2002, p129).

Jacques Derrida nomme pulsion d'archive la tendance à conserver, à garder


la mémoire. Ce désir d'archive s'inscrit dans certaines limites factuelles,
certaines conditions spatio-temporelles, voire esthétiques [les œuvres d'art,
les monuments]. Il est fini. Mais la pulsion de mort silencieuse à laquelle
l'archive est soumise est infinie. Elle est exposée à l'oubli, qui ne se limite pas
au refoulement1. La pulsion d'agression ou de destruction est toujours
excessive, elle abuse. Elle va au-delà du mal d'archive (l'impossibilité de
retrouver, grâce à et en dépît de l'archive, l'événement originel dans son
présent-vivant). Elle se détruit elle-même, menace toute primauté
archontique. Au-delà des limites effectives de la conservation, elle touche au
mal radical : l'annulation du passé comme de l'avenir.

Chaque œuvre s'inscrit dans ce processus. A la pulsion d'archive et aux


pulsions citées par Derrida (d'emprise, de pouvoir), on pourrait ajouter une
pulsion supplémentaire, la pulsion d'œuvrance. En choisissant parmi les
traces celles qui, dans l'œuvre, ne seront pas sans reste, cette pulsion élimine,
détruit, supprime, exclut celles qui n'ont pas cette dignité (c'est-à-dire
presque toutes). L'œuvre est une archive qui marque l'emprise de l'«auteur»
sur son travail. Il faut faire une œuvre, annonce Derrida lui-même, et avec lui
tout scribe. Cette injonction est aussi une censure. Pour que l'œuvre survive,
il faut que l'instance censurante, elle aussi, puisse être censurée, voire
détruite.

e. L'hostilité pure.

Quand plus aucune figure ne peut être identifiée comme telle, pas même
celle de l'ennemi, quand les frontières et les marques différentielles s'effacent,
alors c'est le politique comme tel qui est menacé2. Ce qui se présente comme
dépolitisation est une surpolitisation, une hyperbolisation du politique. Ce
qui arrive n'est pas un dysfonctionnement, c'est un mal sans mesure et sans
fond, une violence inouïe (avec comme symptômes les plus visibles : torture,
terreur, assassinats, crimes politiques). Politique et religion se dressent
contre ce désert, tout contre, et en même temps elles l'imitent.

Pour penser la dislocation de la politique aujourd'hui (y compris telle



7
v. sur ce point ci-après le § 3.2.2.4.

1
Dans son texte intitulé Ombilic, qui reprend à propos d'Hélène Cixous différentes dimensions du
rapport entre œuvre et archive, œuvre-en-archive comme elle écrit (p284), œuvre enarchivée et
anarchivée (p285), Ginette Michaud fait remarquer que l'amnésie, l' « oubli reste à l'œuvre dans la
mémoire gardée » (p279) en un point (l'ombilic) irréparablement séparé. Cette question hante à la fois
l'œuvre et l'archive. « C'est là une expérience effectivement fort déroutante où l'œuvre s'archive en
touchant non seulement à ce point obscur qui n'est pas connu, mais à ce qui n'est pas connaissable
comme tel » (dans Genèses Généalogies Genres, Autour de l'œuvre d'Hélène Cixous, Colloque à la BNF du
22 au 24 mai 2004, Sous la direction de Mireille Calle-Gruber et Marie Odile Germain, Paris, Galilée,
2006, p288).

2
Jacques Derrida, Politiques de l'amitié, 1994, op. cit. (p101)

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 43



qu'elle est pensée par un auteur aussi ambigu que Carl Schmitt), pour penser
les formes nouvelles de la religion, il faut s'interroger sur les mots qui
justifient l'ethnocentrisme, le nationalisme ou la xénophobie, par exemple le
mot "frère". La fraternité, qui est parfois la dernière ligne de protection contre
le mal, peut se retourner en hostilité absolue1.

f. Figures du mal radical.


Le thème du mal radical est investi, selon les traditions, dans la figure du
Diable, du Juif ou de toute force qui tendrait à détruire le "propre" ou
l'"authentique". Il est alors identifié à l'autre, à l'hétérogène. A la suite
d'Emmanuel Lévinas, Jacques Derrida tend à inverser cette problématique.
Pour lui, le mal radical est plutôt ce qui tend à détruire, annihiler l'autre, ce
qui tend à la répétition indéfinie du même. On ne peut s'adresser qu'à un
autre lointain. L'excessive familiarité, le non-respect d'une distance, d'un
espacement qui préserve le secret, cela peut aussi mettre en jeu le mal
radical.

g. La Shoah.

Certains auteurs ont reproché à Jacques Derrida d'avoir peu évoqué la


Shoah, de ne pas l'avoir analysée2. Mais on peut aussi faire l'analyse inverse :
toutes les figures du mal radical, quelles qu'en soient les modalités, peuvent
être lues comme renvoyant à la Shoah. Selon lui, chaque fois que droit et
justice sont radicalement séparées, alors la loi est réduite à la violence pure3;
de ce qui arrive alors, aucune institution au monde, qu'elle ait été ou non
participante ou complice, ne sort indemne, immune, saine et sauve4. Il ne faut
pas succomber à la tentation de l'ininterprétable et ou de l'irreprésentable.
Bien qu'aucun humanisme ne puisse y résister5, il ne faut jamais renoncer à
l'analyser, à l'interpréter. La "solution finale" n'ayant pas de nom, elle ne peut


1
Marc Crépon analyse cette aporie dans son livre Vivre avec... La pensée de la mort et la mémoire des
guerres (Paris, Hermann, coll. « Le bel aujourd'hui », 2008). « A supposer que le mal ne se laisse pas
penser indépendamment de la privation de gestes, de regards ou de paroles secourables - c'est-à-dire
fraternels - il se pourrait bien, autrement-dit (c'est là tout le sens de l'aporie), que ce soit de la
fraternité elle-même que procède cette privation. Tout ce qui serait susceptible de rassembler les
hommes les réunirait dans un rapport partagé à la mort, un être-ensemble-face-à-la mort (une
fraternité, une camaraderie, une communauté, une solidarité), dont le revers, à l'origine du mal peut-
être, serait d'être aussitôt exclusif, discriminant, de faire la part des morts qui comptent (celles qui nous
touchent, nous affectent et nous endeuillent) et celles dont on sait ou dont il a été instruit et décidé à
l'avance qu'elles ne compteront pas ou alors seulement comme éléments d'une comptabilité macabre »
(p137).

2
Par exemple Jacob Rogozinski : « Jamais il ne s'est confronté à la Shoah (ou, plus généralement, à la
question de la terreur totalitaire et de l'extermination). A quelques exceptions près : dans une
méditation sur la poésie de Celan, lors d'un dialogue avec Lyotard, et tout récemment dans Fichus, à
partir d'Adorno » (Cryptes de Derrida, rééd. augmentée de l'ouvrage paru en 2005 aux éditions
Lignes et Manifestes sous le titre Faire Part, Cryptes de Derrida, Paris, Ed Lignes, coll. « Fins
de la philosophie », 2014), p36. Il nous semble que cette « thèse », dans son ensemble, contribue à
récuser cette affirmation.

3
Jacques Derrida, Force de loi - Le "Fondement mystique de l'autorité" (Paris, Galilée, 1994, coll. « La
philosophie en effet » ; rééd. 2005), p146.

4
Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit, p63.

5
Jacques Derrida, Force de loi, op. cit., p143.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 44



être pensée qu'à partir de son autre, de ce qu'elle tente d'annihiler : la
singularité, la signature, le nom, l'inconditionnel1.

h. L'œuvre derridienne, une réponse au mal radical.


Pendant son adolescence marquée par la perte de la citoyenneté des Juifs


d'Algérie en 1941-43, Jacques Derrida a été directement confronté à
l'antisémitisme et au nazisme. Pour y résister, il fallait alors, et il faut
toujours, conjurer le mal radical. On peut interpréter le mouvement général
de son œuvre et de sa construction théorique comme la dissémination de cet
engagement. Penser un au-delà du mal radical, c'est aussi penser un au-delà
de la pulsion de mort, de cruauté, de souveraineté et de pouvoir. C'est une
tâche qui dépasse largement l'action politique courante ou la dénonciation du
totalitarisme ou des guerres. Elle exige une discontinuité radicale, un saut qui
ne se réduit ni à un engagement citoyen, ni même à une éthique : c'est un saut
au-delà de l'humain, et même au-delà du la vie, un saut inconditionnel au-
delà de l'au-delà - qui est peut-être le seul "horizon" de l'œuvre derridienne,
si l'on peut employer ce terme pour cet impossible, cet innommable2.

Sans la possibilité du mal radical, du parjure ou du crime absolu, on ne


ferait pas appel au double registre de la loi et du désir pour privilégier le saut
dans l'incalculable, la responsabilité, la liberté ou la décision. Les "principes
inconditionnels" déploient, chacun dans sa singularité, une réponse à la loi du
pire.




0.7.3 Entre cruauté et mal radical, « au-delà de l'au-delà »

Invité aux Etats Généraux de la psychanalyse organisés par Elisabeth
Roudinesco et René Major en 2000, 100 ans après la découverte freudienne,
Jacques Derrida prononce une conférence qui sera publiée sous le titre Etats



1
A l'issue d'un texte où il analyse l'écrit de Walter Benjamin, Critique de la violence, en le
rapprochant du prénom du signataire (Walter), ce prénom qui appartient à la même famille que le mot
allemand Gewalt (violence, autorité, souveraineté), Jacques Derrida s'interroge sur le nazisme. Certes,
dit-il, Benjamin, qui a écrit ce texte en 1921, ne pouvait pas avoir connaissance de la montée du nazisme
et encore moins de la "solution finale" (décidée en 1942). Mais cela ne lui interdit pas à lui, Jacques
Derrida, de penser le nazisme depuis cet écrit de Benjamin, dont il interprète la dernière phrase
énigmatique comme une sorte de signature. Cf Jacques Derrida, Force de loi, op. cit., p141.

2
Hent de Vries : « Selon Derrida, il y aurait une scansion interminable entre les processus
simultanés d'abstraction (pour le meilleur et pour le pire, pour le bien ou pour le mal le plus radical)
d'une part, et d'autre part une « re-immanentisation anthropologique » : chaque moment, chaque
mouvement, réagissant à l'autre – c'est-à-dire lui résistant. « Hétérogènes », les deux mouvements sont
aussi « indissociables », cela voulant dire que leur relation est gouvernée par une contradiction
irréductible et par un écart qu'on ne peut pas combler, qui peuvent être « résolus » seulement par une
« décision » ou par une « responsabilité », par un saut ou, plutôt, par un « acte de foi » qui seuls peuvent
les rendre vivables (ou rendre la vie digne d'être vécue). S'ouvrir à la venue de l'autre, à la « spontanéité
de la vie », à la possibilité impossible d'un « vivre-avec » implique nécessairement de donner une
réponse déterminée, de « donner concrètement quelque chose de déterminé ». « Cette détermination,
ajoute Derrida, doit donc réinscrire l'inconditionnel dans des conditions. Sans quoi elle ne donne rien »
(Deux sources de la « machine théologique » : note sur Derrida et Bergson, dans Derrida, Cahier de
l'Herne, op. cit. p259). Ce saut dont parle Hent de Vries, cette détermination, n'est-elle pas justement
l'acte de l'œuvre ?

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 45



d'âme de la psychanalyse1. Dans ce texte, il suggère qu'il est temps de
s'interroger sur ce qui, peut-être, pourrait arriver au-delà de toute
souveraineté et - puisque toute institution est inaugurée par un acte violent,
exceptionnel, une "force de loi" -, au-delà de toute cruauté possible. J'analyse
ici ce texte en priorité, car il peut être lu comme l'affirmation du principe
même de l'œuvre derridienne : contribuer, par cette transaction ou alliance
singulière qu'est son œuvre (l'œuvre qu'il signe), à lier d'une autre façon2 les
forces destructrices3.

a. Ce que Freud a pensé, et ce que ni lui, ni la psychanalyse n'ont pensé.


Qui peut se poser la question de l' « au-delà de toute cruauté »? Qui a le


pouvoir de convoquer une Assemblée qui délibérerait et prendrait
éventuellement des décisions sur ce terrain? Peut-être pas un "Qui" mais les
forces mêmes, les pulsions qui, à la faveur de la mutation d'aujourd'hui, font
venir une autre scène, indéchiffrable. L'une des singularités de la révolution
inaugurée par Freud, c'est d'avoir osé dire sans réserve, sans alibi dit
Derrida4, c'est-à-dire sans recherche d'aucune justification ou atténuation
morale ou théologique, d'avoir annoncé qu'une pulsion de mort, de
destruction, de cruauté, opérait comme principe psychique, principe du
psychisme en général, pas seulement du psychisme humain. Parler de
principe, c'est dire que cette pulsion vient au commencement, que rien ne
vient la contrebalancer. Freud voyait cela avec un certain pessimisme : il ne
connaissait aucun moyen sérieux de compenser cette pulsion qui conduit à la
guerre, au meurtre, à la torture, au sadomasochisme (car la cruauté peut se
retourner contre soi-même). Derrida fait remarquer que, de ce constat lui-
même cruel, il n'a pas pensé ou pas voulu tirer les conséquences politiques,
juridiques ou éthiques. Ce n'était pas son champ d'action - mais ce refus de
titrer les conclusions peut aussi être interprété comme une résistance. Cette
résistance a perduré après lui. Jamais la psychanalyse n'a tenté de dépasser
ce simple constat, jamais elle n'a tenu, en tant que telle, aucun discours
conséquent sur les questions de la cruauté, de la peine de mort ou de la
souveraineté en général.

b. Le mal radical, pire encore que la cruauté.


Dès le Prière d'Insérer, Derrida annonce qu'il s'appuiera, dans son




1
Etats d'âme de la psychanalyse, Adresse aux Etats Généraux de la Psychanalyse , L'impossible au-delà
d'une souveraine cruauté (Paris, Galilée, coll. « Incises », 2000). Le texte publié est daté du 16 juillet
2000, alors que la conférence s'était tenue le 10 juillet de la même année. La date choisie correspond au
lendemain du soixante-dixième anniversaire de Jacques Derrida. Dans le livre est inclus un « Prière
d'insérer ».

2
Il s'agit de la stricture (cf §3.2.1.6 ci-après).

3
A propos de la « micro-révolution » annoncée par Derrida dans ce texte (p38), Ginette Michaud
écrit : « Comment ne pas penser qu'il a lui-même amorcé cette révolution ici même, sur cette scène et
séance tenante, et sur tant de scènes autres que celles de la séance proprement dite – à commencer par
cette œuvre d'écriture qui donnerait une bonne idée (mais une idée seulement) de cette parole donnée
« à tous les états, à toutes les voix, à toutes les instances » de son corps psychique multiple et
démultiplié ? » Lui, la psychanalyse (dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit.), p420.

4
« Sans alibi » est le titre du « Prière d'insérer » du livre Etats d'âme de la psychanalyse . C'est donc
un titre qui précède le titre.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 46



analyse, sur un mot-clef : cruauté (Grausamkeit). Il écarte d'autres mots,
comme violence, haine ou sadisme (sans les éliminer complètement). Ce mot,
cruauté, mobilise un "Qui" et pas seulement un "Quoi", à l'exemple de Freud
qui parle de cruauté psychique quand il évoque le "plaisir pris à l'agression et
à la destruction". C'est donc à la cruauté qu'il faut se mesurer, cette cruauté
aussi vieille que l'homme mais en pleine mutation, c'est à partir d'elle qu'il
faut envisager de "fonder une éthique, un droit et une politique".

La cruauté n'est pas nécessairement liée à l'épanchement de sang. Elle


suppose un :

"désir de faire ou de se faire souffrir pour souffrir, voire de torturer ou de tuer, de se tuer
ou de se torturer à torturer ou à tuer, pour prendre un plaisir psychique au mal pour le mal,
voire pour jouir du mal radical. Dans tous ces cas la cruauté serait difficile à déterminer ou à
délimiter" (Etats d'âme de la psychanalyse, op. cit., p10).

Dans cette citation, Jacques Derrida a mis le mot "pour" en italiques. Faire
souffrir, torturer, tuer pour quoi ? Pour jouir du mal, une formulation qu'on
peut lire comme un oxymore. Chaque fois qu'on veut dire le plaisir dans la
souffrance, c'est le mot « cruauté » qui revient, un mot dont l'obscurité tient
au fait qu'aucun aucun terme ne lui est clairement opposable. Si l'on tente de
limiter la cruauté, alors on en inventera d'autres, toujours et encore. Elle
reviendra sous d'autres formes. Comme le mal pour le mal, elle est toujours
possible. Or, dit Derrida, Freud et seulement lui a reconnu cette
irréductibilité, Freud et seulement lui l'a mentionnée sans condamnation
morale ni alibi. Certes, on ne trouve pas chez Freud une nomination du mal
radical en tant que tel. Et pourtant, dit Derrida, la "question du mal radical ou
d'un mal pire que le mal radical"1, cette question indéchiffrable, il aura fallu la
psychanalyse pour la nommer, sous le nom de pulsion de mort ou de pulsion
de destruction. Jacques Derrida va encore plus loin. En introduisant le mal
radical comme tel, il laisse entendre qu'il pourra toujours y avoir encore pire.
Quoi? Sans doute appartient-il à l'essence du mal qu'on ne puisse le préciser :
notre temps ne cesse d'inventer les cruautés les plus insoutenables, les plus
impardonnables. Rien ne l'arrête.

c. Une tâche qu'il s'assigne à lui-même.


On peut se demander pourquoi, à cette occasion, Derrida soulève cette


question-là, cruauté et souveraineté, et pas une autre, et pourquoi il la soulève
en s'adressant à des psychanalystes, en leur reprochant même d'avoir écarté
de leur "projet" cette considération. C'est bien le mot "projet", peu fréquent
dans sa bouche, qu'il utilise pour ce thème2, en laissant entendre que lui-
même pourrait "projeter"3 de traiter cette question, mais pas sans elle (pas
sans la psychanalyse).

« Je ne sais pas, pour commencer, de quoi, de quel titre, ni de qui m'autoriser, surtout pas
de moi-même, pour saluer, comme je viens de le faire, en leur rendant grâce, quelque chose
comme des Etats généraux de la Psychanalyse. Et pourtant, vous m'entendez bien, j'ai été


1
Jacques Derrida, Etats d'âme de la psychanalyse, op. cit., p13

2
Ibid.

3
Ibid p12.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 47



autorisé à m'adresser à vous, pour l'instant. Et si j'arrivais, directement ou indirectement, à
répondre sans alibi à la question "pourquoi ai-je été autorisé? par quoi et par qui, au fond?",
j'aurais peut-être fait quelques pas dans la direction de l'auto-analyse que j'évoquais à
l'instant » (Etats d'âme de la psychanalyse, op. cit., p45).

C'est là que s'opère le basculement. Juste après la dénégation (ni de qui


m'autoriser, surtout pas de moi-même) Jacques Derrida renonce à parler au
nom des philosophes ou des psychanalystes en général. Il dit « je »,
mobilisant toutes les ambiguités bien connues de ce pronom personnel :

« Sur la scène de ce nouveau théâtre de la cruauté, au sujet duquel je m'expliquerai à
mon rythme, très lent, je m'avance donc. Je voudrais éviter l'alibi » (ibid, p44).

Un « je » s'avance. Il faut que, sans alibi - sans avoir à s'excuser, ni


demander pardon, ni expliquer pourquoi ce « je »-là plutôt qu'un autre, il
fasse état de ce qui est, malgré toutes les dénégations, son programme à lui, à
lui-même personnellement, si l'on peut dire, en tant que signataire de ce texte.
Et voici ce qu'il déclare, non sans solennité :

"Ce que j'ai cherché à penser, sinon à connaître, tout au long de ce chemin, c'est la
possibilité d'un im-possible au-delà de la pulsion de mort, au-delà de la pulsion de pouvoir,
au-delà de la cruauté et de la souveraineté, et un au-delà inconditionnel. Non pas souverain
mais inconditionnel." (ibid, Prière d'insérer, pp3-4).

« Comment une authentique autonomie (égalitaire et démocratique) s'institue, et doit le
faire, à partir d'une hétéro-nomie qui survit encore à ce qui lui survit, à partir d'une loi de
l'autre, comme venue de l'autre sur-vivant, voilà une des formes de la question "que faire?",
telle que je voudrais, sans alibi, la porter au-delà de toute souveraineté et de toute cruauté
possibles. Cette question n'est pas étrangère à celle du parégicide » (ibid, pp58-59).

A la veille de ses 70 ans, il reconnaît que la tâche que la psychanalyse


aurait dû s'attribuer à elle-même, c'est à lui qu'elle revient. C'est sa question à
lui, sa tâche à lui, son parégicide à lui1, ce qui lui "reste à penser, à faire, à
vivre, à souffrir, avec ou sans jouissance, mais sans alibi"2. Il le reconnaît, il
l'avoue, il insiste. Il s'agit donc bien de son projet à lui. Si la psychanalyse est
en échec (c'est-à-dire si elle ne cesse d'évoquer des alibis), ne faut-il pas la
suppléer? Ne faut-il pas franchir ce pas, qu'elle ne franchit plus, du sans parti
pris, du sans alibi? Et pour cela, c'est par l'auto-analyse qu'il faut passer,
l'auto-analyse de la Psychanalyse comme telle (avec un grand P) par le biais
des Etats généraux (c'est-à-dire en faisant intervenir des tiers, des non-
psychanalystes); mais aussi l'auto-analyse personnelle, dont il reconnaît
qu'elle exige des séances longues, très longue3, dont on peut deviner qu'elles
traversent toute son œuvre, plus particulièrement ce qu'on nomme
usuellement la dimension autobiographique de son œuvre.

d. L'au-delà de l'au-delà.

Le paradoxe des pulsions de mort, des pulsions destructrices, c'est que


sans elles il n'y aurait pas de vie - puisque le but de toute vie est la mort. Et


1
Dans le seul contexte de cette déclaration, il est impossible de préciser pour quel père et quel roi il
doit, en tant que parégicide, prononcer la peine de mort. Mais peut-être s'agit-il de laisser mourir le
père et le roi en général, sans contenu.

2
Jacques Derrida, Etats d'âme de la psychanalyse, op. cit., p80.

3
Ibid p44.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 48



sans elles il n'y aurait pas non plus de polarité, de dualisme, entre les pulsions
de vie et les pulsions de mort. Mais la vie selon Freud ne va jamais au-delà
d'une économie du possible. S'il défend le droit à la vie, ce n'est pas pour des
raisons de principe, c'est par goût ou choix personnel. Chacun peut choisir ce
qu'il veut, et les hommes cultivés, raisonnables, sont pacifistes, ils choisissent
le droit à la vie, ils sont intolérants à la guerre malgré les pulsions de
destruction et de cruauté1. Mais Jacques Derrida ne se satisfait pas de cette
économie qui pourrait, éventuellement, faire préférer la vie à la mort (ou
l'inverse). Il est à la recherche d'une vie qui, par principe, n'entre pas dans
l'économie du possible. Une telle vie est impossible, im-possible écrit Derrida
en insistant sur la division qu'elle implique. Ne se laissant ni maîtriser, ni
prendre dans aucune pulsion de pouvoir, ni même théoriser dans un savoir,
elle n'est pas symbolisable. Elle ne résulte pas d'un choix rationnel, mais d'un
saut dans l'éthique, "au-delà de l'économie, de l'appropriable et du possible".

Un concept ne cesse de hanter ce texte, qu'il soit nommé ou qu'il ne le soit


pas : l'au-delà de l'au-delà. Ce texte-là s'y rapporte, mais aussi toutes les
figures de l'inconditionnalité développées depuis les années 1990. Ces figures
semblent converger vers un autre concept, celui d'une sur-vie ou d'un plus
que la vie, c'est-à-dire d'une vie qui pourrait s'affirmer indépendamment de
toute dette, de toute économie.

« Or j'affirmerai qu'il y a, il faut bien qu'il y ait quelque référence à de l'inconditionnel, un
inconditionnel sans souveraineté, et donc sans cruauté, chose sans doute fort difficile à
penser. Il le faut pour que cette conditionnalité économique et symbolique se détermine.
Cette affirmation que j'avance, elle s'avance elle-même, d'avance, déjà, sans moi, sans alibi,
comme l'affirmation originaire depuis laquelle, et donc au-delà de laquelle les pulsions de
mort et de pouvoir, la cruauté et la souveraineté se déterminent comme « au-delà » des
principes. L'affirmation originaire, qui d'avance ainsi s'avance, elle se prête plutôt qu'elle ne
se donne. Ce n'est pas un principe, un principat, une souveraineté. Elle vient donc d'un au-
delà de l'au-delà, et donc de l'au-delà de l'économie du possible. Elle tient à une vie, certes,
mais à une vie autre que celle de l'économie du possible, une vie im-possible sans doute, une
sur-vie, et non symbolisable, mais la seule qui vaille d'être vécue, sans alibi, une fois pour
toutes, la seule à partir de laquelle (je dis bien à partir de laquelle) une pensée de la vie est
possible. D'une vie qui vaille encore d'être vécue, une seule fois pour toutes » (ibid, pp82-83).

Ce qu'il nomme sur-vie, avec tiret diviseur (à distinguer d'une survie


spectrale, qui n'est qu'un effet de réitération), on ne peut pas la réintégrer
dans le discours, même indirectement. Seule une telle vie (ou sur-vie) qui
arrive sans prévenir, sans alibi, vaut la peine d'être vécue. Elle ne doit rien à
aucune théologie, aucun mythe, pas même le mythe pulsionnel de Freud. C'est
une figure de l'inconditionnel, "inanticipable et sans horizon". Par sa
structure, cette sur-vie est un pendant du mal radical. De même que le mal
radical s'affirme en-dehors de tout cycle d'économie ou de don - contre - don,



1
On se contentera ici de citer le dernier paragraphe de la lettre que Freud a, en 1932, adressée à
Einstein, publiée en 1933 sous le titre Pourquoi la guerre ? : « Et maintenant combien de temps faudra-
t-il encore pour que les autres [ceux qui n'ont pas encore achevé leur transformation psychologique par
la culture] deviennent pacifistes à leur tour ? On ne saurait le dire, mais peut-être n’est-ce pas une
utopie que d’espérer dans l’action de ces deux éléments, la conception culturelle et la crainte justifiée
des répercussions d’une conflagration future, — pour mettre un terme à la guerre, dans un avenir
prochain. Par quels chemins ou détours, nous ne pouvons le deviner. En attendant, nous pouvons nous
dire : Tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre».

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 49



la sur-vie vient en plus de la vie, en-dehors d'une économie du possible1.
e. De l'"indirect" freudien à l'"œuvre" derridienne.
On peut revenir à l'utilisation du mot "projet". Malgré sa posture d'attente
de l'indécidable, de l'imprévisible, Derrida aurait-il un projet? Dans les
dernières pages du livre, son texte prend la forme d'une sorte de programme,
une algèbre qu'il qualifie d'hyperformalisée2. Ce qui vient conclure son
intervention aux Etats généraux de la psychanalyse pourrait être lu comme
une conclusion non seulement de ce texte, ou de cette intervention, mais
aussi de son œuvre, à condition de remarquer que ce projet, s'il reste freudien
dans son esprit, doit en garder une caractéristique essentielle : son
indirection. Un projet impossible (ou im-possible), reste un projet, mais
indirect.

Analysant la réponse de Freud à la lettre d'Einstein à la Société des


Nations dans Pourquoi la guerre? (1932), Jacques Derrida note la fréquence
du mot "indirect". Les pulsions de haine, d'agression, de destruction, de
cruauté, de pouvoir étant impossibles à éradiquer, et ne pouvant pas non plus
être combattues directement (ce qui reviendrait à les légitimer), il faut
trouver des moyens indirects, des transactions, des détours, pour lutter
contre la guerre. On ne détruira pas ces pulsions, mais on jouera sur les
différences de modalité, de qualité et d'intensité de ces mêmes pulsions, sur
les possibilités d'intrication avec les pulsions érotiques, sur les possibilités de
lien social ou d'amour. Pour limiter le déchaînement des forces destructrices,
on peut tenter de les lier par la culture, la civilisation, l'histoire, la dictature de
la raison.

Faute de "nouvelles Lumières pour notre temps", faute de pouvoir imposer


brutalement un jugement moral, on peut choisir la ruse, la médiation, le
combat oblique. Dans ce combat, le savoir analytique en tant que tel est de
peu d'utilité. Il faut prendre "le risque de la décision responsable, au-delà de
tout savoir concernant le possible"3. Ce saut dans l'au-delà du possible est
hétérogène, discontinu. C'est là qu'intervient, comme telle, la question de
l'œuvre. Derrida ne manque pas de faire allusion aux "œuvres" de ceux qui
ont projeté ces Etats généraux4 (Elisabeth Roudinesco et René Major), à leur
"œuvre propre"5. Cet œuvre6 (au masculin) n'est pas sans influence sur les
événements de la rencontre, ou sur la possibilité même qu'un événement ait
lieu. Derrida pensait-il vraiment que son intervention, ce jour-là, aurait un
effet inaugural, au-delà du performatif ? Probablement pas. Mais son œuvre,
oui. Son œuvre suffisamment oblique, suffisamment indirecte, suffisamment

1
On lira plusieurs développements autour de cette thématique dans la troisième partie de cette
« thèse ».

2
Jacques Derrida, Etats d'âme de la psychanalyse, op. cit., p80

3
Ibid p77.

4
Ibid p58.

5
Ibid p57.

6
Sur le lien nécessaire entre l'œuvre « digne de ce nom » et l'œuvre de l'autre ou l'autre œuvre, v.
§1.4 et §2.1.5.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 50



rigoureuse et aussi transactionnelle, pouvait occuper la place que Freud
assignait à "la dictature de la raison", celle d'un saut au-delà de l'économie,
au-delà du possible.



0.8 Principes inconditionnels et mise en œuvre.


0.8.1 La déconstruction et la logique du « il faut ».

Partons du champ dont Jacques Derrida est un spécialiste, un expert
reconnu et incontestable. Prenons pour point de départ son métier, sa
profession déclarée : la philosophie. Dans ce champ, que veut-il faire? Quelle
tâche s'impose-t-il à lui-même? La réponse n'est pas simple. D'une part,
comme tout professeur, il enseigne; mais d'autre part la philosophie qu'il
enseigne déconstruit la philosophie. L'aporie est présente, chez lui, dès le
départ, il faut qu'elle soit présente, et c'est sur ce statut du "il faut" que nous
"devons" (nous aussi) nous interroger. La double stratégie derridienne est
explicite et réaffirmée à de nombreuses reprises. "Il faut" intervenir à
l'intérieur du ou des système(s) en place en travaillant les oppositions
établies, en renversant les hiérarchies et en s'emparant des moyens d'y
intervenir1; et "il faut" aussi, dans le même mouvement, faire venir d'autres
concepts, des quasi-concepts qui le désorganisent. Il faut pousser l'analyse
aussi loin que possible2, ne jamais céder sur la rigueur de la pensée, mais sans
rien soustraire aux questions déconstructives3. Il faut transformer l'espace
logique habituel (celui des Lumières), « faire progresser »4 le système établi
sans renoncer à un espace théorique organisé5, mais tout en respectant
le droit à la différence de l'autre6. La philosophie ne sort pas indemne de cette
tâche. En la dégageant du logocentrisme, on la bouleverse, on la bouscule, on
la tympanise, on la crève7.

Cette tâche, ou plutôt ces tâches, qui semblent incompatibles, impossibles


à concilier, s'imposent pourtant comme des commandements. Pourquoi le
faut-il? D'où vient ce "il faut" qui semble justifier et gouverner la démarche?
C'est le coeur du problème.






1
La Dissémination (Paris, Seuil, coll. « Tel Quel » 1972; rééd. Coll. « Points Essais, 1993). , p12.

Echographies de la télévision, Entretiens filmés , avec Bernard Stiegler (Paris, Galilée-INA, coll.
2

« Débats », 1996), p29



3
Mémoires - pour Paul de Man (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1988), p24

4
Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit., p125

5
Jacques Derrida, Limited Inc, 1990, op. cit., p231

6
Ibid, pp217-218

7
Marges, De la philosophie (Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972), pIII, XXIV

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 51



0.8.1.1 Un « il faut » dont il ne faut pas parler

« Qu'en est-il ici d'un tel devoir ? Et quand je dis que je savais devoir le faire avant même
le premier mot de cette conférence, je nomme déjà une singulière antériorité du devoir – un
devoir avant le premier mot, est-ce possible ? - qu'on aurait du mal à situer et qui sera peut-
être aujourd'hui mon thème » (Comment ne pas parler, in Psyché, Inventions de l'autre, II,
p145).

Jacques Derrida commence son texte sur la théologie négative par un


constat : tout commence par un devoir, un "il faut". Mais quel devoir? La
difficulté, c'est qu'on a du mal à parler de ce "Il faut" qui nous est si proche.
Tout se passe comme si nous ne savions plus rien du lieu dont il provient ni
de l'événement, de l'"avoir-lieu" qui l'a déclenché1. Il ne nous en reste qu'une
trace, une trace inouïe, inaudible, inaccessible, une trace à laquelle il faut
s'adresser mais dont il est, étrangement, impossible de parler.

"C'est la nature de ce "il faut" qui importera ici : il inscrit l'injonction du silence dans
l'ordre ou la promesse d'un "il faut parler", "il faut - ne pas éviter de parler" - ou plutôt "il faut
qu'il y ait de la trace". Non, "il faut qu'il y ait eu de la trace" (dans un passé immémorial et
c'est à cause de cette amnésie qu'il faut le "il faut" de la trace); mais aussi il faut (dès
maintenant, il faudra, le "il faut" vaut toujours aussi pour l'avenir) que dans le futur il y ait eu
de la trace" (Comment ne pas parler, in Psyché Inventions de l'autre II, p153-154).

Reprenons2 :

a. Le langage (un langage d'avant le langage) a commencé sans nous, en nous,


avant nous, dans un passé immémorable, archi-originaire, qui n'a jamais été
présent. Avant tout "je", avant toute signature ou contresignature, cette trace
aura rendu possible la parole, et aussi l'engagement et la promesse. C'est ce
que la théologie appelle Dieu.

b. "Il faut parler". C'est une injonction venue du passé, que nous ne pouvons
pas dénier, car même si nous la dénions, nous ne pourrions la dénier
autrement qu'en parlant. Cette dictée, "il faut parler", est donc un
engagement inconditionnel, auquel on ne peut pas se soustraire.

c. Mais d'autre part cette trace qui s'est effacée, qui n'arrive qu'à s'effacer, on
ne peut que la dénier (car elle a disparu). Elle n'appartient ni à l'histoire, ni
au discours. Elle nous provoque dans un engagement dissymétrique qui ne
nous engage pas vis-à-vis d'une personne, mais à l'égard d'un vide, d'un rien3.

d. Et justement parce que cette trace n'est pas présente, j'en suis responsable.
Au sens du discours courant, je ne peux pas en parler, mais je dois quand

1
« - C'est que probablement il le fallait, murmurai-je. Elle saisit les mots au vol. - Il le fallait, n'est-ce
pas ? Il semblait vraiment que mon acquiescement se répercutât en elle, qu'il eût été comme attendu,
d'une immense attente, par une responsabilité invisible à laquelle elle ne prêtait que sa voix, et que
maintenant une puissance superbe, sûre d'elle-même, heureuse non certes de mon accord qui lui était
bien inutile, mais de sa victoire sur la vie, et aussi de ma compréhension fidèle, de mon abandon sans
limite, prît possession de ce jeune être et le rendît d'une clairvoyance et d'une maîtrise qui me dictaient
aussi bien mes pensées que mes quelques paroles » (Maurice Blanchot, L'arrêt de mort, Gallimard,
1948, p124).

2
Ce résumé reprend les indications de Derrida dans Comment ne pas parler, dans Psyché, Inventions
de l'autre, II (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2003), pages 153-154, 168-169, 176.

3
C'est ce que Derrida, dans d'autres textes, appelle l'alliance : il faut toujours vivre dans une alliance
dissymétrique, y compris avec le vide, le rien.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 52



même la confirmer, l'affirmer. Je dois m'adresser à elle. Comment ? Par la
prière, la louange, le désir ou les larmes – et aussi par le travail théorique,
l'écriture, l'œuvre, le « il faut » “œuvrant“ auquel nous nous intéressons dans
cette « thèse ».




0.8.1.2 La prolifération du « Il faut »

Après avoir analysé trois types, ou traditions, ou pensées de la théologie
négative (la grecque, la chrétienne et la heideggerienne), Derrida ajoute à son
texte Comment ne pas parler un post-scriptum1 - comme si ce qui lui restait à
dire n'était plus dans le texte, mais en-dehors du texte. C'est là qu'il fait
observer qu'Heidegger n'a écrit que sur un mode constatif, ou propositionnel.
Il n'y a pas chez lui d'apostrophe, ni d'adresse à un "toi", ni de prière. Il n'y a
pas de foi dans son "théorétisme", ni de grâce. Mais pourquoi alors rappeler
une circonstance dans laquelle, en 1951, le même Heidegger aurait déclaré
que s'il avait écrit une théologie, alors le mot "être" n'aurait pas dû y figurer?
Il fallait que ce mot soit barré, raturé, comme l'avait été le mot "Dieu" au
moment de l'abandon de ce projet d'écriture. Derrida laisse entendre que, si
Heidegger a écrit, s'il a produit son œuvre, c'est justement parce que
l'expérience du rien lui était interdite. Prier, c'est s'adresser à un autre
absent, c'est expérimenter le néant. Sans cette expérience, on ne peut pas
demander, par la prière, la promesse d'une présence. Tout ce qu'on peut faire,
c'est s'engager dans l'écriture, dans l'œuvre, dans la supplémentarité.

"Peut-être n'y aurait-il pas de prière, de possibilité pure de la prière sans ce que nous
entrevoyons comme une menace ou une contamination : l'écriture, le code, la répétition,
l'analogie ou la multiplicité - au moins apparente - des adresses, l'initiation. S'il y avait une
expérience purement pure de la prière, aurait-on besoin de la religion et des théologies,
affirmatives ou négatives? Aurait-on besoin d'un supplément de prière? Mais s'il n'y avait pas
de supplément, si la citation ne pliait pas la prière, si la prière ne pliait pas, ne se pliait pas à
l'écriture, une théiologie serait-elle possible? Une théologie serait-elle possible?" (Comment
ne pas parler, in Psyche, Inventions de l'autre II, p200).

De la pure prière, de l'apostrophe, il faut donc passer à l'enseignement, à


la direction des disciples, à l'écriture - à l'œuvre. Ce passage d'une adresse à
l'autre est un détournement du discours, mais toujours dans la même
direction, car, dans la logique de la théologie négative, c'est le disciple qui est
le meilleur lecteur de l'adresse2. Dans les mots pédagogie, mystagogie,
psychagogie, convoqués par Derrida, il y a agogie3. Il s'agit de s'adresser à
plus d'un autre, de l'initier. Le maître inspiré peut transmettre un don secret
en déchiffrant les symboles, en variant les interprétations du même texte. Il
peut ouvrir une histoire, une écriture, s'engager dans des tâches.

Avant toute subjectivité, avant toute possibilité logique, avant toute


stratégie et toute éthique, il faut répondre à l'appel d'une responsabilité qui


1
Comment ne pas parler, dans Psyché II, op. cit., p198.

2
Ibid p185.

3
Ibid pp156, 185, 198-9.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 53



ne se règle ni sur le principe de raison, ni sur quelque calcul que ce soit1. Cet
appel ouvre les responsabilités ultérieures (déterminées par le droit, la
morale, la politique, etc...). Il est porteur d'une injonction de pensée, d'un
devoir encore incalculable, indécidable, un "Il faut" impératif, irréductible, qui
reproduit la forme de la loi2, sans qu'on sache ni ce qu'elle est, ni d'où elle
vient, ni d'où elle parle. Venu d'un "Qui" indéfini, le « Il faut » s'impose comme
un "Quoi".

Il faut donc qu'il y ait des axiomes, et il faut nommer ces axiomes. L'un
d'eux s'appelle : la justice, qui nous engage indépendamment de toute
démonstration, de toute règle. La déconstruction est la justice, dit Derrida3.
C'est une expérience de l'impossible et aussi une double responsabilité,
devant son concept et devant sa mémoire. Rien n'est plus essentiel que la
justice, mais on ne peut adresser ce problème qu'indirectement4, de manière
oblique, dans une dimension d'excès, d'urgence et de précipitation. Il faut
faire avec cet incalculable, et il faut aussi agir par la transformation, la
refondation du droit, en s'engageant dans les luttes pour les droits de
l'homme ou l'émancipation. Dans l'étrange logique du “il faut“, l'incalculable
n'exclut pas, quand cela s'impose, certains calculs. On pourrait faire une liste,
qui serait fort longue et jamais limitative, des usages du Il faut dans l'œuvre
de Derrida. S'il faut, il faut bien quelque chose5, et la liste pourrait sembler
fort disparate, par exemple : laisser se mettre en mouvement la différance de
l'autre6, ouvrir l'avenir7, déconstruire, penser, apprendre à vivre, à bien
manger8, ne pas transformer les concepts en idéaux, la vérité9, mais sans se
laisser mystifier par elle, une politique de la mémoire10, tout en la critiquant,
l a liberté, mais en déconstruisant la souveraineté sur laquelle elle repose11,




1
Points de suspension. Entretiens (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1992). p287. La
responsabilité porte en elle une démesure essentielle.

2
Jacques Derrida, Préjugés, devant la loi, dans l'ouvrage collectif La Faculté de juger, Colloque de
Cerisy, avec V. Descombes, G. Kortian, P. Lacoue-Labarthe, J-FR Lyotard, J-L Nancy (Paris, Minuit, coll.
« Critique », 1985).

3
Jacques Derrida, Force de loi, op. cit. p35

4
Ibid p22.

Le Il faut en général peut-il être analysé comme le résultat d'une sorte de « réduction »,
5

de purification des nombreux contenus du Il faut ?



6
Psyché, Inventions de l'autre I (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet » 1987; nouvelle éd.
revue et augmentée, 1998), pp60-61. Elle est d'autant plus digne d'intérêt qu'elle n'a ni statut, ni loi, ni
horizon, ni légitimité.

7
Jacques Derrida, Echographies de la télévision, op. cit. p29

8
Jacques Derrida, Points de suspension, op. cit. pp296-297

9
Jacques Derrida, Positions (Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972). p80

10
Jacques Derrida, Echographies de la télévision, op. cit., pp95-96

11
Jacques Derrida, Séminaire La bête et le souverain Volume 1, Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et
Ginette Michaud (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2008), pp401-402

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 54



écrire tout en effaçant1, aimer la vie2, mettre en œuvre de nouvelles
Humanités,3 mobiliser et radicaliser les champs du savoir4, transformer
l'espace public5, faire émerger une nouvelle Internationale6, une autre
place pour les intellectuels, faire travailler la mémoire collective7, les images
et les traces spectrales, faire survivre les œuvres, etc, etc, etc. L'œuvre
derridienne, c'est aussi toujours plus d'une tâche, toujours plus d'une liste de
tâches, au-delà de la dernière8.

Qu'y a-t-il derrière ces injonctions? On peut s'interroger sur ce qui pousse
Jacques Derrida à se donner, à lui-même, ces tâches. Pourquoi faire craquer
les signes, les vêtements, les modèles et les figures de la croyance9? Pourquoi
réclamer d'autres pensées, sans se limiter aux vieux signes? Pourquoi
c h e rc h e r, dan s l'ex p é rien c e de l'autre, l'impossible10? Po u rq u o i s e
désidentifier, se transformer de fond en comble devant chaque enjeu,
produire sur lui-même une autre circoncision? A chaque séminaire qu'il
prononce, à chaque conférence qu'il lit, à chaque texte qu'il écrit, il en
introduit d'autres. Cela se répète pour chaque enjeu : un nouveau droit, des
exigences ou commandements non inscrits dans les anciens systèmes de
valeurs, des figures qui déracinent, autrement, l'androcentrisme des frères11,
inventer un autre idiome singulier, supplémentaire et intraduisible.

En convoquant d'innombrables textes, en tissant et produisant des chaînes


d'autres mots dans une substitution qui ne s'arrête jamais, en se soumettant
volontairement à une loi d'hétérogénéité, Jacques Derrida conjure le risque
de devoir limiter son échange avec un seul. Il faut pouvoir écrire partout sur
le livre, sur sa tranche, ses marges, il faut pouvoir faire signe vers un autre
texte, un texte qui marque le tout-autre, au-delà du tout, à l'exception du tout,

1
La connaissance des textes. Lecture d'un manuscrit illisible (Correspondances) . Avec Simon Hantaï et
Jean-Luc Nancy (Paris, Galilée, coll. « Ecritures / Figures », 2001), p153

2
Jacques Derrida, Circonfession, 1991, op. cit., pp76-77

3
Jacques Derrida, L'Université sans condition, op. cit., p69

Jacques Derrida, L'écriture et la différence (Paris, Seuil, Coll. « Tel Quel » 1967; rééd. coll. « Points
4

Essais », 1979), p339



5
Jacques Derrida, Echographies de la télévision, op. cit., p15

6
Jacques Derrida, Spectres de Marx. L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale
(Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1993), pp141-142

Révolte-toi! Sans demeurer nulle part, tu habites ta langue et celle de l'autre. Sur cette
7

route déroutée, sur ce cheminement sans carte, démarque-toi, marche par l'écriture

8
Jean-Luc Nancy aborde ce thème dans son intervention à la Décade de Cerisy de 1980 (Les Fins de
l'homme, op. cit.), sous le titre La voix libre de l'homme. Le « Il faut » derridien, du simple fait de sa
forme, ne suppose-t-il pas déjà une éthique ? Nancy situe l'origine du « Il faut » dans la différance qui se
fait différance à elle-même (p177), ou encore dans une voix qui s'adresse à elle-même en s'écartant de
soi. Il est significatif que Derrida, dans sa réponse, déplace l'interrogation du côté du tout autre. Ce qui
compte pour lui, c'est l'appel, le désir, la demande, l'intonation. La réponse éthique au-delà de l'éthique
suppose l'impossibilité de répondre à l'autre (pp183-184).

9
Spectres de Marx, op. cit. p188

10
Psyché, Inventions de l'autre I, op. cit., pp26-27

11
Jacques Derrida, Politiques de l'amitié, 1994, op. cit., p339

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 55



et en plus il faut que ce programme, qui ne souffre pas la transaction, reste
non formalisable.






0.8.2 Qu'est-ce qu'un principe?


0.8.2.1 Au commencement.

Le mot "principe" vient du latin principium : commencement, fondement,
origine. Ce qui est princeps est ce qui occupe la première place. C'est un point
de départ, une source, une première cause, un motif, une notion ou une règle
fondamentale. En utilisant ce mot, Derrida met en jeu les paradoxes liés aux
notions d'origine et de commencement : il est impossible d'y faire retour - car
s'il y avait une origine, elle aurait disparu, mais impossible aussi d'ignorer le
désir ou le fantasme de commencement. Poser la question du principe en
tentant de retrouver le primaire, l'origine primordiale, ne peut conduire qu'à
une pensée mythique. Freud, par exemple, reconnaît lui-même que sa théorie
des pulsions, voire son principe de plaisir ou de réalité, a quelque chose de
cet ordre. Même la pulsion de mort est en crise dès l'origine - ce qui
n'empêche pas de poser des principes. En distinguant les principes
inconditionnels de ceux qui ne le seraient pas, Jacques Derrida laisse entendre
que ces derniers sont toujours liés à un "Je peux", un principat, c'est-à-dire un
souverain prince, un pouvoir. Si le principe est le pouvoir (le pouvoir de
commencer), le principe inconditionnel est indissociable d'un geste inouï, un
saut radical, qui le dissocie de toute pulsion de pouvoir1.


0.8.2.2 Une affirmation intempestive.

Un principe n'est pas démontrable. C'est une affirmation, un axiome
auquel nous avons déjà acquiescé. Son positionnement est paradoxal. D'un
côté on ne l'invente pas, il est déjà dans la langue, il l'a toujours été, avant
même son énonciation (il est constatif ). Mais d'un autre côté, le fait de
l'énoncer est un acte de langage, un performatif qui transforme le rapport
que nous pouvons avoir à un champ, une expérience, un geste.

Un principe inconditionnel ne dépend d'aucune condition - ni "objective",


ni "subjective", ni politique ni juridique - c'est un truisme. Sa validité n'est en


1
Par ce « saut », Derrida dissocie sa définition du principe de celle de Lévinas dans Autrement
qu'être : « Être thème, être intelligible, ou ouvert, se posséder – moment d' avoir dans l'être – tout cela
s'articule dans le train de l'essence. Se perdre et se retrouver à partir d'un principe idéal – d'une arkhè
dans son exposition thématique – l'être mène ainsi son train d'être (…). C'est pourquoi cette aventure
n'est précisément pas aventure. Elle n'est jamais dangereuse. Elle est possession de soi, principauté,
arkhè ». (p157) Avec le principe inconditionnel, c'est l'aventure même (l'an-archie) qui devient
principielle. Lévinas lui-même ouvre ce chemin un peu plus loin dans le même texte : « L'incondition de
c e oui n'est pas celle d'une spontanéité infantile. Il est l'exposition même à la critique, exposition
préalable au consentement, plus ancienne que la spontanéité naïve » (p194) (Autrement qu'être ou
au-delà de l'essence (Martinus Nijhoff / Livre de Poche, 1978).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 56



aucune façon suspendue à des conditions qui rendraient son effectuation
possible. Elle ne se décide pas. Quand elle arrive, elle perturbe l'ordre des
causalités1. C'est un saut2, un passage, une transcendance, une structure
étrange, impossible, où rien n'est programmé, attendu, qui se présente
comme une interruption sans motif, un désordre inexplicable, un supplément
qui semble venir de nulle part.

L'une des différences entre un concept et un principe, c'est que, sans


aucune justification, un principe doit être respecté, maintenu en tant que tel.
Dans l'idiome derridien, son inconditionnalité est dite pure et infinie3. Elle
n'est pas le produit d'un raisonnement, d'un calcul, d'une loi, d'un
programme ou d'une règle de conduite, mais d'un surgissement, d'un
événement, d'une déconstruction4. Toute inconditionnalité est intempestive.
Elle s'émancipe des enjeux présents et de l'autorité, se soustrait à l'ordre en
place. Il y a toujours en elle une dimension de retrait.




0.8.2.3 Chaque principe est unique.

On peut dresser plusieurs listes différentes des principes que Jacques
Derrida a nommés inconditionnels. En voici une, qui pourrait être remplacée
par une autre. On trouverait dans une première série ceux qui s'inscrivent
sans trop de difficultés dans le sens commun, car ils ont un pendant
conditionnel : le don, le pardon, la justice, la liberté (en général), la liberté de
questionnement avec son lieu privilégié, l'université, la littérature Un "dire
que oui" (acquiescement) pourrait s'ajouter à cette liste (car le "oui" peut se
dire avec ou sans conditions). A cet inventaire, sans doute contestable dans
son accumulation mais dont on trouve de nombreux échos dans les textes
derridiens, on peut ajouter une seconde série, moins intuitive, de
mouvements ou de processus dont la dynamique a pu être qualifiée (toujours
par Derrida) d'inconditionnelle - sans qu'il s'agisse à proprement parler de
"principes inconditionnels" : la vie (ou la sur-vie, au-delà ou plus que la vie),
le scrupule, la retenue, le respect, la force des singularités, l'amitié, le secret,
l'ouverture à l'avenir, le génie, l'au-delà du souverain, l'imprévisibilité, le
peut-être, la venue de l'autre en général. L'élément commun à cette seconde
liste, c'est que : "quand cela arrive, cela arrive inconditionnellement". Et à
cela s'ajoute encore, par-dessus le marché (hors liste), le suicide. La mort


1
Cf, à propos du don, Donner le temps. I. La fausse monnaie (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en
effet ; rééd. 1998), pages 153, 157.

2
Cf, à propos de l'hospitalité, Auto-immunités, suicides réels ou symboliques , dans Le Concept du 11
septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradora , Jürgen Habermas
(Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2004).

3
Autour de Jacques Derrida, l'hospitalité , sous la direction de Mohammed Seffahi, Ed : la passe du
vent, 2001, p186.

4
« Deconstruction is not, as its critics have claimed, an anything-goes relativism, but a way to think
the unconditional » écrit John Caputo dans The Folly of God : A Theology of the unconditional (Ed
Polebridge Press, 2015, Empl. 338 sur 2343).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 57



absolue, définitive, sans qu'il n'en reste aucune trace1, n'est-elle pas
l'inconditionnalité la plus radicale?

Mais ce n'est pas tout. Même si Derrida ne les a pas explicitement nommés
tels, on peut ajouter d'autres principes à ces deux séries. Ce sont (entre
autres) : l'avenir démocratique (à ne pas confondre avec la démocratie elle-
même, qui est conditionnelle)2, le droit à l'émancipation, l'affirmation de la
philosophie3, la tolérance, l'obligation de faire justice aux morts,- ou encore la
production d'œuvres, comme on le montrera plus loin4 à propos du "principe
de l'œuvre". Et ce n'est toujours pas tout, car on peut encore ajouter certains
concepts irréductibles à leurs conditions de possibilité : l'"avoir lieu",
l'"événement" - car tout événement est inconditionnel, le retrait, ou encore
certains "quasi-concepts" comme la différance, la dissémination ou l'aporie. A
l'extrême, de quasi-concept en quasi-concept, on pourrait soutenir que toute
la pensée derridienne est contaminée par l'inconditionnalité. Ou encore que
tout ce qui vient menacer l'ordre théologico-politique, par exemple la
littérature ou la poésie, est inconditionnel.

On se heurte pourtant à une limite, une butée. En regroupant ces


" p r i n c i p e s " s o u s u n e d é s i g n a t i o n g é n é r a l e , p a r e x e m p l e " l e s
inconditionnalités", ne s'engage-t-on pas sur le chemin d'une systématicité
globale? Et cette systématicité n'aboutit-elle pas à conditionner ces
principes? Sans doute ce risque est-il inévitable, car lié à toute pensée
théorique. Pour le conjurer, il faut prendre soin d'analyser une à une chaque
occurrence, chaque cas, chaque pensée, chaque généralité. Chaque principe
est unique : on ne peut pas les déduire les uns des autres, et même chaque
événement qui se rapporte à ces principes est lui-même unique (un don, un
pardon, une amitié, etc.).




0.8.2.4 Un principe princeps : l'hospitalité.

L'exemple le plus emblématique, dans l'œuvre derridienne, est le principe
d'hospitalité. S'il fallait l'énoncer, on pourrait se limiter à la phrase suivante :
Je suis inconditionnellement exposé à la venue de l'autre - et cette phrase
pourrait valoir pour tous les principes, elle pourrait être le principe des
principes. Il faut peut-être, encore une fois, se référer à Foi et savoir pour en
trouver la formule la plus générale, qui n'est pas sans inclure une référence
au mal radical :

« La venue de l'autre ne peut surgir comme un événement singulier que là où aucune
anticipation ne voit venir, là où l'autre et la mort – et le mal radical – peuvent surprendre à


1
Un ver à soie, Points de vue piqués sur l'autre voile (dans Contretemps 2/3, Hiver 97/Eté 98, Paris,
Galilée, 1998), rééd. dans Voiles Avec Hélène Cixous (Paris, Galilée, coll. « Incises »). p23.

2
Ce point est développé par Marc Crépon, dans Elections, De la Démophobie, Ed : Hermann, 2012,
pp116-7.

3
Du droit à la philosophie, op. cit. p257.

4
voir notre conclusion, §6.1.1

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 58



tout instant. (…) Le messianisme s'expose à la surprise absolue et, même si c'est toujours
sous la forme phénoménale de la paix ou de la justice, il doit, s'exposant aussi abstraitement,
s'attendre (attendre sans attendre) au meilleur comme au pire, l'un n'allant jamais sans la
possibilité ouverte de l'autre. Il s'agit là d'une « structure générale de l'expérience » (Foi et
savoir op. cit. pp30-31).

Quelles que soient les circonstances qui empêchent ou non sa mise en


œuvre, rien ne vient borner ce principe. Si l'invité transforme ma maison, s'il
la détruit, s'il m'oblige à changer ma propre identité, s'il fait la loi chez moi, le
principe est intenable, mais cela ne l'affecte pas, en tant que principe, il reste
irréductible. Bien qu'il soit inapplicable, il transforme ceux qui l'énoncent
comme ceux qui le dénoncent, il nous transforme, il n'est pas sans effet. Son
inscription dans le discours suffit pour que, parfois, quelque chose arrive.




0.8.2.5 Deux logiques irréconciliables.

Poursuivons sur l'exemple du principe d'hospitalité. Entre une exposition
infinie, inconditionnelle, à l'autre - qu'exige le principe, et ce qui peut se faire
dans telle ou telle situation (l'ensemble des conditions qui empêchent ou
interdisent la mise en œuvre du principe), l'aporie est irréductible1. Et
pourtant le principe inconditionnel n'aurait pas été concevable sans
l'hospitalité conditionnelle.

Dans chaque cas, il faut distinguer entre le principe et ce qui, sous le même
nom, se présente comme un acte concret, effectif. Prenons le cas du don.
Chaque jour on fait des dons. C'est un acte réglé, régulé, pris dans des rituels
(les visites, les anniversaires), qui suppose un échange, des contreparties, une
circulation des devoirs et des dettes. A ce versant conditionnel et conditionné
du don s'ajoute et s'oppose un autre versant, une dimension de grâce, de
dépense gratuite, un lâcher, un laisser partir, un retrait qui renvoie à un
principe inconditionnel. Ainsi en va-t-il pour chacun des principes analysés. Il
y a toujours du conditionnel et de l'inconditionnel, une justice fondée sur le
droit et la loi et une autre justice que ni le droit ni la loi ne peuvent encadrer;
une hospitalité qui observe les traditions, les normes, la culture et la langue
de l'hôte et une autre hospitalité qui oblige l'hôte à s'exposer, se transformer.
La justice inconditionnelle, comme le pardon inconditionnel ou l'ouverture
inconditionnelle à l'avenir, peut sembler folle2, insensée, inintelligible,
inexplicable. Elle est risquée, dangereuse. Elle surprend, déstabilise, ne
promet rien, ni satisfaction ni salut. Ni juridique, ni politique, ni éthique,
impossible à vivre3, elle est pourtant incontournable car sans elle, il n'y aurait
ni justice (au sens courant), ni pardon, ni avenir (dans l'espace-temps de tous
les jours).

Une inconditionnalité se présente comme souveraine, indivisible4, absolue.



1
Le Siècle et le pardon, entretien avec Michel Wievorka, dans Foi et savoir, op. cit., p133.

2
Ibid p114.

3
Le concept du 11 septembre, op. cit., p188.

4
Séminaire La bête et le souverain, Volume 1, op. cit., p114-115

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 59



Mais dans le même temps, Cette souveraineté, elle la divise, elle la brise. On
ne peut la penser que hors souveraineté1. Il faut qu'elle soit porteuse de cette
structure particulière du X sans X (souveraineté sans souveraineté, don sans
don2, etc.) qui gouverne le rapport à l'autre3.

D'un côté, l'inconditionnel ne souffre pas la transaction. Il s'impose comme


tel, sans compromis, avant toute prise en compte des enjeux personnels,
sociaux ou politiques. C'est une réponse à l'autre qui ne parle que l'idiome de
l'autre, sans rien devoir à une économie. Mais d'un autre côté, il faut bien
négocier4, il faut bien traduire le principe en actes, en gestes et dans la langue
de la vie courante, celle du conditionnel. De même qu'on ne peut pas traduire
sans perte un poème dans la langue courante, on ne peut pas traduire
l'inconditionnel dans la langue du conditionnel; et pourtant il faut traduire.

Les transactions sont des actes essentiels de la vie sociale. Certaines


donnent lieu à des institutions : par exemple l'université, un espace qui
légitime à la fois le vieux concept de l'homme et les recherches les plus
indépendantes. D'autres se traduisent par des constructions de pensée ou
encore par des œuvres. Une œuvre est, par principe, inconditionnelle –
comme l'est celle de Lévinas. Mais en tant qu'objet fini, limité, il faut bien
qu'elle soit conditionnée.




0.8.2.6 Une archi-éthique, sans règle ni loi.

On est tenté de nommer les principes inconditionnels éthiques. Leur
inconditionnalité les éloigne de toute morale pratique. Elle transforme le
concept "éthique" - voire l'instance éthique elle-même, en-deça et au-delà de
toute politique et de tout droit. Il en résulte non pas une éthique constituée,
mais une archi-éthique qui déborde toute règle de vie ou loi morale 5. Enoncée
par des spectres - avec leurs voix multiples et leurs injonctions -, cette archi-
éthique ne semble pas s'adresser à des êtres vivants. L'autre n'y est pas


1
Ibid p402.

2
Politiques de l'amitié, op. cit., p204, 206

3
Dans Thomas l'obscur, de Maurice Blanchot (nouvelle version, Paris, Gallimard, 1950), la mort n'est
qu'un prétexte, un passage pour évoquer le « X sans X » qui envahit lle dernier tiers du récit : « pensée
sans pensée » (p105), « vivant sans vie », « mort sans mort » (p112), accomplissement d'un « acte en ne
l'accomplissant pas » (p116), étrangeté sans étrangeté (p117), « absent de cette absence, je me recule
infiniment », « je fuis ma fuite » (p121), « l'abîme vertigineux où il n'est pas » (p122), l'au-delà « qui
n'admet pas d'au-delà » (p123), « l'image complète par rapport à un monde sans image », l'« être d'un
non-être » (p126), « Avec moi gravitent hors des lois les lois, hors du possible le possible » (p128), « les
espèces futures représentées par des individus sans espèce » (p130), « le son que nul ne peut entendre »
(p132), etc.

4
Echographies de la télévision, op. cit., p93

5
« Il aurait sans doute donné à cette contrainte la forme d'une aporie (pour que le deuil réussisse, il
faut qu'il échoue ; il n'arrive qu'à échouer ; sa possibilité suppose son impossibilité, etc.), mais aussi
celle d'une injonction archi-éthique, l'obligation d'accueillir l'étranger, de respecter l'altérité de l'autre
mort, de faire sa place au revenant, de lui rendre justice. Un impératif éthique, la loi même de
l'éthique... » (Jacob Rogozinski, Cryptes de Derrida, 2014, op. cit., p42).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 60



considéré comme un semblable, mais comme un tout autre. Elle nous met en
jeu au point qui touche le plus intimement à notre propre identité. Et
pourtant, il nous est impossible de ne pas l'entendre.

Les concepts inconditionnels comme don, pardon, hospitalité, renvoient à


un lieu introuvable, irréductible, indéconstructible, qu'on peut aussi nommer
"autre", "étranger" ou "extériorité", le lieu du juste, de l'au-delà du souverain,
d'un avenir inouï, radicalement insu. Ce lieu d'archi-inconditionnalité ne se
manifeste jamais comme tel, à l'instar de ce que Derrida nommait au début de
son œuvre l'"archi-écriture". Une archi-éthique (s'il y en a) serait liée à un
impératif catégorique : laisser venir ce lieu1.



0.8.3 Une mise en œuvre « digne de ce nom ».

On trouve dans la langue française les expressions à l'œuvre, en œuvre, ou
mis en œuvre. Mettre en œuvre, c'est mettre en mouvement, mais quoi? Ce qui
ne pourrait se dire ni s'énoncer sans l'œuvre. Mais cela, qui ne se dit, ni ne
s'énonce, ni ne s'entend, ni ne se voit, ni même n'apparaît, est-ce dans l'œuvre
ou en-dehors de l'œuvre? Le syntagme "mettre en œuvre" est porteur de cette
ambiguité. Entre d'une part ce qu'on pourrait aussi nommer l'insu, ou l'invu,
ou le non-dit, ou l'inentendu, et d'autre part un souscripteur (ou allié, ou
signataire, ou inscripteur) fini, singulier, unique, la mise en œuvre n'opère pas
à la façon d'un contrat, mais d'une "alliance". S'il n'est pas d'œuvre sans mise
en œuvre qui n'engage, en plus de l'œuvre, autre chose que l'œuvre, alors il
n'est pas d'œuvre digne de ce nom2 sans un principe qui soit mis en œuvre.

Le syntagme "mise en œuvre" est ambigu. On peut le comprendre comme


une réalisation pratique, une effectuation; mais on peut aussi le comprendre
comme une transposition. Dans ce deuxième sens, la "mise en œuvre" d'un
principe n'impliquerait pas son "implémentation" dans un champ, un
domaine déterminé de la vie sociale, mais seulement la fabrication, la
production ou la création d'une œuvre qui en soit la traduction. Laisser un
texte non lu serait le trahir, interdire sa survie. "Il faut traduire". La dignité de


1
Dans son article « Deconstruction, théologie négative et archi-éthique », Jacques Colleony
rapproche cette « archi-éthique » de la théologie négative. « Il pourrait y avoir, telle est mon hypothèse,
quelque chose d'éthique dans la théologie négative et quelque chose de la théologie négative dans
l'éthique. Ce qui signifie, plus précisément, quelque chose d' « archi-éthique », au sens derridien, dans
la théologie négative et quelque chose de la théologie négative dans l'éthique telle que E. Lévinas nous
la donne à penser » (dans Le Passage des frontières, 1994, op. cit., p253). Et plus loin : « Avec la
théologie négative se pense cette archi-éthique, en tant que pour les deux [Jacques Derrida et
Emmanuel Lévinas] il y va d'un oui initial, d'une promesse et (mais c'est la même chose) du langage qui
est avant nous sans nous et qui nous engage de telle sorte que c'est justement cela qui donne lieu à la
plus haute responsabilité » (p254).


2
La problématique de l'œuvre « digne de ce nom » est reprise dans la conclusion, §6.1.4. Nous nous
référons également à l'article de Geoffrey Bennington, Derrida's Dignity, paru dans Derrida now, Current
perspectives in Derrida Studies (Polity Press, 2016), qui associe étroitement dignité, justice,
inconditionnalité et déconstruction. « My hypothesis in this essay is that Derrida's deployment of words
and concepts associated with dignity (..) is intimately bound up with all this later thinking under the
sign of Justice (…) is exemplary (or as we shall see, axiomatic) of deconstruction ‘itself ' (…) under the

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 61



l'œuvre, c'est que tout est traductible, transposable1. Mais la dignité est aussi
liée à la souveraineté, à la possession d'un titre. Il faut qu'un texte lu reste
intact, intouché, non lu.

En tant que tel, un principe inconditionnel est intenable, irréalisable,


impossible. Il survit comme principe dans et à travers cette impossibilité.
Mais cela ne signifie pas qu'il soit inactif, qu'il ne produise pas d'effet. Il peut
toujours arriver qu'il soit "mis en œuvre". Une mise en œuvre est toujours
une transaction - entre le conditionnel et l'inconditionnel. Comment
concevoir une transaction à la fois interdite et impérative? Une transaction
imprévisible, étrangère à toute causalité, et en même temps réalisable? Une
telle transaction pourrait prendre la forme d'un œuvre2. Ne réalisant jamais le
telos prescrit par le principe, elle ne pourrait jamais être « pleinement »
digne. Comme l'écrit Geoffrey Bennington :

« As Derrida is extremely clear about in the work on hospitality, if one ever reached the
telos prescribed by the Idea, then the result would not be the end in the sense of fulfilment
but the end in the sense of catastrophe (…) The ongoing paradox or aporia is that the dignity
most digne de ce nom is thereby the dignity that is less that full-blown sovereign dignity, and
rather (…) the dignity most worthy of its name, as good as it gets, is a demi-dignité »
(Geoffrey Bennington, Derrida's Dignity, in Derrida Now, Current perspectives in Derrida
Studies, pp56-57).

L'effectuation d'un principe est impossible, mais il faut le faire. C'est une
nécessité induite par le principe lui-même. Le résultat n'est pas
nécessairement une œuvre, mais une traduction de l'impossible, une
construction du principe comme limite ou limitrophie entre l'impossible et
l'impossibilité de l'impossible. Quand cela arrive, on peut parler d’émergence,
de surgissement, d’invention, d'avènement, d'événement. Jacques Derrida a
inventé tout un vocabulaire pour désigner cela. Mais si l'on se borne à répéter
ce vocabulaire - comme je le fais en partie dans ces lignes, on risque de nier
l'essence même de ce dont il s'agit. C'est pourquoi je suis conduit à utiliser
d'autres mots, œuvrement, œuvrance, etc. y compris un mot plus connoté
comme création. Après tout, Derrida lui-même n'a pas hésité à réhabiliter le
mot "génie"3. Pour nommer ce qui arrive quand un principe inconditionnel
est mis en œuvre, il faudrait inventer de nouveaux mots.




0.8.4 Le principe de l'œuvre : ce qui a lieu dans une œuvre
s'affirme inconditionnellement, en-dehors de tout calcul, de
toute finalité et de toute transaction.

La question du « principe de l'œuvre » ne pourra être développée dans
toute sa problématique que dans la conclusion de cette « thèse », à partir des

general heading of the 'unconditional' » (p46).
1
« Dignity is one possible name for what keeps the living alive by exposing it to something other, is
what defines life as always life-death and auto-affection as always hetero-affection » (ibid p53).

2
Certes parler de "forme" ici est abusif, car il peut y avoir des mises en œuvre hors forme, sans
forme, informelles, voire irréelles, invisibles ou inaudibles.

3
Cf ci-après §1.3.1.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 62



différents éléments qui aurait été apportés. Je me borne ici, dans un premier
temps, à en donner une présentation générale, puis à la situer dans la
« tâche » que se donne Derrida vers la fin de sa vie, telle qu'il la formule dans
l'un de ses textes.

a. Les caractéristiques singulières du corpus, dans leur relation au contenu


de l'œuvre, tiennent à un certain principe, que je nomme : principe de l’œuvre.
Il s'agit d'un principe inconditionnel, comparable à d’autres principes
inconditionnels comme l’hospitalité, le don, le pardon, la justice, - ou encore la
liberté, l’au-delà du souverain, etc. D'un côté, ce principe n'a pu être formulé
qu'en après-coup, à partir d'une lecture des différents principes tels qu'ils ont
été problématisés par Jacques Derrida. Mais d'un autre côté, on peut dire que
le principe est déjà en œuvre dès le commencement, que c'est lui qui
gouverne la matrice théorique annoncée au début de De la Grammatologie1.
Déjà active dans le premier texte publié, La Voix et le Phénomène, cette
matrice reste en vigueur dans tous les textes, y compris dans la dernière
interview de 2004 publiée sous le titre : Apprendre à vivre, enfin. Ce schème,
qui se présente comme une théorie de l’écriture, peut être interprété comme
l’engagement dans un acte d’écrire que l’on peut qualifier d’œuvrant, si l’on
précise que cette œuvrance ne reconduit pas seulement la différance, elle
opère autre chose : une exigence radicale, absolue, qui ne peut s'affirmer que
par des concepts purs, infinis, sans négociation ni compromis.

b. Le principe de l'œuvre peut s'écrire : Tu dois répondre au mal radical.


Comme on essaiera de le démontrer, il a le statut d'une décision ou d'une
responsabilité, au sens que Derrida lui-même donne à ces mots quand il les
érige en concepts - et l'on verra que ces mots-là (décision, responsabilité),
comme beaucoup d'autres, sont indissociables du principe de l'œuvre. Ce
principe ne se rapporte pas à la volonté du signataire ou de l'auteur supposé,
mais à la décision de l'autre. Quel autre? Il nous revient, à nous qui tentons
d'analyser l'œuvre derridienne, de préciser ce qu'il en est de cet autre d'où la
mise en œuvre du principe est venue. Ce n'est pas n'importe quel autre, sa
structure est spécifique et singulière.

c. Il est un impératif qui ne vaut pas seulement pour Derrida, mais pour de
nombreux écrivains ou créateurs de tous ordres. On peut l'énoncer par une
simple phrase : Il faut faire œuvre. Ce commandement n’est pas proféré, mais
suggéré par Derrida chaque fois qu’il est question de son activité de
professeur, d’enseignant, plus particulièrement dans L’Université sans
condition. Faire œuvre, c'est produire une œuvre inconditionnellement,
comme on tentera de le montrer. C’est aussi effacer les limites traditionnelles,
institutionnelles et historiques de ce qu’on appelle usuellement l’œuvre. Sans
aucune détermination préalable, sans aucune soumission aux catégories
courantes de la rhétorique ou de la logique, il faut accueillir dans l’œuvre, en
œuvre, le principe. Un tel principe est inacceptable en pratique, et toute
l’œuvre derridienne, quelle que soit la façon dont elle est publiée ou énoncée,
témoigne des compromis nécessaires à la fabrication effective d’un corpus qui
réponde à ces exigences. Mais la conditionnalité inévitable, qui se concrétise


1
Jacques Derrida, De la grammatologie (Paris, Minuit, Coll. « Tel Quel », 1967), p7.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 63



notamment pour Derrida dans son rapport au champ universitaire de la
philosophie, ne change rien au principe de l’œuvrement pur que je cherche à
isoler. Celui-ci peut être analysé comme une émergence poétique, l’ouverture
d’un espace sans horizon. Il n’est pas lié à un statut particulier comme celui
d’intellectuel, d’artiste ou d’écrivain, mais peut valoir pour n’importe qui, y
compris l’enfant, l’animal, ou (peut-être, mais nous ne pouvons rien en
savoir) n‘importe quel vivant.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 64

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 65



LES OBLIGATIONS DE L'ŒUVRE :
LAISSER L'AVENIR OUVERT




1 Première partie : Laisser l'avenir ouvert

On trouve dans l'un des textes publié dans le Cahier de l'Herne 2004, sous
la plume de Fernanda Bernardo, une étrange formule : Jacques Derrida, ce
« philosophe de l'avenir, capable de porter l'avenir »1. La formule est forte. Qui
pourrait, raisonnablement, porter l'avenir ? Même un « philosophe d'un genre
nouveau », comme elle s'exprime, ne peut faire mieux que de poser la
question de « l'avenir de l'avenir » comme un « problème qu'il ne peut
résoudre ». C'est Derrida lui-même qui l'écrit dans un texte rédigé en 1963,
Violence et métaphysique :

« Que par-delà cette mort ou cette mortalité de la philosophie, peut-être même grâce à
elles, la pensée ait un avenir ou même, on le dit aujourd'hui, soit tout entière à venir depuis
ce qui se réservait encore dans la philosophie ; plus étrangement encore, que l'avenir lui-
même ait ainsi un avenir, ce sont là des questions qui ne sont pas en puissance de réponse. Ce
sont, par naissance et pour une fois au moins, des problèmes qui sont posés à la philosophie
comme problèmes qu'elle ne peut résoudre. Peut-être même ces questions ne sont-elles pas
philosophiques, ne sont-elles plus de la philosophie. Elles devraient être néanmoins les
seules à pouvoir fonder aujourd'hui la communauté de ce que dans le monde, on appelle
encore des philosophes » (Derrida, L'écriture et la différence, op. cit., pp117-118).

Peut-on parler d'une pensée porteuse d'avenir, comme on parle de mère


porteuse qui donne naissance à un enfant auquel elle ne sera liée ni
génétiquement ni juridiquement ? Peut-on parler d'une pensée capable de
porter l'avenir pour l'autre ? C'est la question posée dans cette partie de la
« thèse », où l'on n'évoque pas, ou pas encore, les questions générales liées à
la promesse et à la messianicité, reportées dans le §5.4.2, mais seulement
quelques aspects plus techniques du rapport à l'avenir.

On ne trouve jamais seulement, dans une œuvre, une réponse assertive. Si


elle répond, c'est aussi performativement (§1.1). Mais Jacques Derrida ne
limite pas son analyse à la définition classique du performatif. L'acte de
langage est toujours au-delà du performatif (§1.2). Une modalité singulière
de cet au-delà, plus derridienne que derridienne, plus au-delà que l'au-delà,
peut être nommée le performatif inouï (§1.3). Si elle est digne de ce nom,
l'œuvre inconditionnelle répond à ce dernier mode. Elle est alors un don de
l'autre (§1.4), et peut, au-delà du souverain (§1.5), faire événement (§1.6).
Mais alors c'est un autre principe qui s'énonce : le principe aporétique (§1.7).
Ces considérations gouvernent le plan de cette partie.






Fernanda Bernardo, La déconstruction, le coup d'aile de l'impossible , Cahier de l'Herne 2004, op. cit.
1

p138.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 66



1.1 L'œuvre performative.

A ma connaissance et sauf découverte ultérieure, le syntagme «œuvre
performative», n’apparaît qu’une seule fois dans le corpus de Jacques Derrida.
Cette unique occurrence se situe dans L’Université sans condition1 :

«Je me réfère donc ici à une université qui serait ce qu’elle aurait toujours dû être ou
prétendu représenter, c’est-à-dire, dès son principe, et en principe, une «chose», une «cause»
autonome, inconditionnellement libre dans son institution, dans sa parole, dans son écriture,
dans sa pensée. Dans une pensée, une écriture, une parole qui ne seraient pas seulement des
archives ou des productions de savoir, mais, loin de toute neutralité utopique, des œuvres
performatives».

Cette citation s'inscrit dans un développement qui porte sur l'université et


le "genre" d'œuvre qu'on peut y faire aujourd'hui. Mais tout indique dans ce
texte que Derrida ne songe pas seulement à l'université. Le chapitre
commence par la phrase "Comme si la fin du travail était à l'origine du
monde"2, et continue en précisant que "le comme si paraît approprié à ce
qu'on appelle des œuvres, singulièrement les œuvres d'art"3, "toutes les
idéalités discursives", "et même une certaine structure des objets
scientifiques en général". C'est dans ce sens plus général que j'utiliserai dans
ce texte le terme "œuvre performative".




1.1.1 Le performatif dans le corpus derridien.

On sait que la théorie derridienne du performatif est déployée dans deux
t e x t e s princeps, Signature événement contexte (première publication en
19714) et Limited Inc abc (première publication en 1977)5. Ces deux textes se
présentent comme un développement analytique et polémique de la théorie
de l’écriture dans les différents ouvrages de Jacques Derrida depuis ses
débuts, notamment dans De la grammatologie et L’écriture et la différence
(1967). Ce n’est pas le lieu ici de donner une présentation générale de cette
théorie, ni même de reconstituer l’argumentaire de Jacques Derrida autour
de l’acte de langage. Nous n’en donnerons qu’une lecture ou réinterprétation
partielle sous un angle très spécifique, celui de deux apories à partir
desquelles nous tentons de construire un concept d’œuvre performative. John
L. Austin6 a frôlé ces apories sans les problématiser, tandis que John R.
Searle7 ne les a pas prises en considération, et a même cherché à les faire

1
Jacques Derrida, L'université sans condition, op. cit. p33

2
Ibid p25

3
Ibid p31

Il s'agit du dernier texte du volume Marges de la philosophie, op. cit., publié en 1972. Ce texte a été
4

à nouveau publié en 1990 dans le recueil Limited Inc.



5
La réponse à John Searle, Limited Inc a b c, publiée en anglais dès 1977, n'a été diffusée en français
qu'en 1990 dans un recueil dont le titre est proche, Limited Inc (Galilée).

6
Quand dire, c'est faire (John Langshaw Austin, Ed Points, 1970).

7
Nous nous référons à deux ouvrages de John Searle : Les Actes de langage ( 1972, éd. Hermann,

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 67



disparaître de sa construction théorique. En insistant sur leur prévalence
dans l’acte de langage, Derrida ne renonce pas à une théorie du performatif.
Au contraire il cherche à relancer la question de la performativité, à l’élargir
en lui donnant une toute autre valeur. C’est sur cette valeur qu’il insiste
lorsqu’il analyse différents types d’œuvres (philosophiques, littéraires,
picturales) ou d’actes discursifs (par exemple la Déclaration d’indépendance
américaine).



1.1.2 Les apories du performatif.

Derrida revient à de nombreuses reprises sur les deux apories qui
structurent, selon lui, l'acte performatif. Ce sont :

a. Aporie n°1 : pure reproductibilité d'un événement pur.


Parmi les contraintes que l’acte de langage - tel que décrit par John L.
Austin dans Quand dire, c’est faire - doit respecter, ou parmi les conditions
mises à sa réussite, Derrida en souligne particulièrement deux :

- il faut qu’il réitère une formule conventionnelle, une procédure, un


énoncé codé, conforme à un modèle répétable, reproductible dans d’autres
contextes. «Il doit exister une procédure, reconnue par convention, dotée par
convention d’un certain effet, et comprenant l’énoncé de certains mots par de
certaines personnes dans de certaines circonstances»1. Derrida qualifie de
marque un tel énoncé. Pour qu'un acte de langage réussisse, pour que la
formule produise un effet de performatif, il faudrait (selon Austin) que cette
marque soit reprise à l’identique.

- il faut que l’acte de langage corresponde à un événement singulier,


unique et datable. Selon Austin, un acte de langage ne peut réussir que si
certaines conditions sont réunies, dont il essaie d’établir une liste (1) que le
sujet parlant soit présent, (2) qu'il ait l'intention d'ouvrir cette séance (il est
sérieux), (3) que les circonstances soient appropriées, (4) qu'il y ait une
séance à ouvrir, (5) que le locuteur ait le pouvoir légitime de l'ouvrir, (6) qu'il
le fasse de manière correcte, (7) conformément aux conventions admises, etc.

A la pure reproduction de la marque (prévisible, calculable) s'ajoutent des


événements non prévisibles, difficilement calculables car dépendant d’un
«contexte» partiellement indéterminé, insaturable qui font de ce «succès»
éventuel (ou de cet échec) un événement unique. La même marque répétée
ultérieurement par la même personne (par exemple: «La séance est
ouverte»), n’ouvrira pas la même séance mais une autre, elle-même unique,
avec des conditions de succès qui ne seront pas nécessairement les mêmes.
Cela conduit Derrida à distinguer entre la marque et la re-marque, qui est
autre chose que la répétition de la marque.

On peut qualifier d’aporétique cette double condition de réussite de l’acte


de langage : formule conventionnelle et événement unique. Pour produire un

réédité en 2009), et Pour réitérer les différences, réponse à Derrida (1991, éd. L'éclat)

1
John L. Austin, Quand dire, c’est faire, op cit, p58.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 68



acte de langage réussi, il faut, à la fois, la répétition d’une marque à
l’identique et un événement daté, localisé, irrépétable, et cela vaut pour tous
les types d’actes, qu’ils soient «sérieux» ou «non-sérieux», qu’ils soient
légitimes ou parasitaires. Toute la polémique derridienne autour du non-
sérieux ou du parasitage peut être rapportée à cette aporie, qui fait qu’un acte
de langage «sérieux» peut échouer, et un acte de langage «non-sérieux» peut
réussir (produire un effet illocutionnaire ou perlocutionnaire). Si la phrase
est prononcée hors contexte (même involontairement), si le tiers auquel le
locuteur s’adresse l'entend ou la lit autrement, alors la phrase peut produire
un effet inattendu, apparaître comme heureuse / malheureuse, inutile /
productive, légitime / parasitaire. Selon Austin, ce caractère parasitaire vient
en trop, il faut l'exclure pour construire une théorie cohérente de l'acte de
langage. Mais, selon Derrida, une marque qui échoue reste, structurellement,
un élément d'un énoncé performatif. Ce parasitage n'est pas accidentel, c'est
la loi même du langage, une loi qui n’est pas logique mais aporétique, une loi
dont on ne peut établir aucune autre science que celle de l’itérabilité qui
inscrit, irréductiblement, l’altérité dans la répétition.

b. Aporie n°2 : entre performatif et constatif, indécidabilité.


Selon John Austin, on peut, dans la langue, opposer les propositions


constatives, qui énoncent une vérité, aux propositions performatives, qui
produisent un changement. Dans le premier cas, l'accent est mis sur le
référent, tandis que dans le second, il est mis sur l'acte du sujet. Dans le
premier cas, le locuteur semble absent, il n'est pas affecté; dans le second cas,
c'est un locuteur qui s'engage, et donc se transforme, par sa déclaration. Mais
peut-on vraiment séparer l'un de l'autre? D'un côté, constater, c'est aussi
affirmer, confirmer, voire revendiquer. D'un autre côté, faire, c'est aussi
constater qu'on a fait. Comme l'explique Jacques Derrida, la distinction, qui
semble nette au premier abord, est plus confuse si l'on y regarde de près.
Quand un acte de langage réussit, il est toujours à la fois constatif et
performatif. Il y a indécidabilité.




1.1.3 Quelques œuvres.

Je vais maintenant reprendre l'analyse de quelques œuvres commentées
par Derrida, notamment dans « Restitutions. de la vérité en pointure »1 en
posant à chaque fois la question : Qu'est-ce qui fait de ces œuvres des œuvres?
Chaque fois, j'essaierai de montrer que ce qui joue en elles, c'est l’affirmation
d’une œuvrance aporétique, qu'aucune conditionnalité externe ne suffit pour
expliquer ou saturer.








1
Il s'agit de l'un des textes réunis par Jacques Derrida dans le recueil La vérité en peinture 1978, op.
cit.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 69



1.1.3.1 Les Souliers de Van Gogh : la peinture à même
l'œuvre.

La première publication de « Restitutions. De la vérité en pointure » a eu
lieu dans le numéro 3/4 de la revue Macula, dont le thème général était
«Martin Heidegger et les souliers de Van Gogh». Jacques Derrida y analyse
presque mot à mot le célèbre texte de Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art1, où
ce dernier évoque «un» tableau de Van Gogh représentant des souliers. Dans
cet ouvrage, le texte de Heidegger n’est pas analysé philosophiquement, il est
pris en considération à partir de champs extérieurs à la philosophie. En effet
Derrida le met constamment en parallèle avec (1) un essai de l’historien d’art
Meyer Schapiro paru dans le même numéro de Macula sous le titre La nature
morte comme objet personnel2, qui conteste la description de la peinture de
Van Gogh donnée par Heidegger, et (2) le tableau lui-même, considéré comme
représentation picturale, mais aussi comme toile encadrée, chose délimitée
par un titre, un bord ou les murs du musée. A la question du «faire pictural»
posée dans l’introduction du recueil, intitulée Passe-partout3, il tend à
répondre en entrelaçant le philosophique et le pictural d’une façon qui met
plus l’accent sur le pictural que sur le philosophique ou plutôt qui inscrit le
p h i l o s o p h i q u e d a n s l a restance du pictural (inversant la position
heideggérienne, ou c’est le pictural qui s’inscrit dans la restance du
philosophique). On retrouve dans cette posture une attitude constante du
Derrida des années 1970 à laquelle il ne renoncera jamais : partir de la
tradition philosophique, y introduire des éléments hétérogènes qui vont à la
fois l’enrichir, la déployer et la crever, la contaminer de l’intérieur, l’infecter
selon une logique d’auto-immunité qui la conduira à accepter en elle
l’élément extérieur afin de survivre.

Vers la fin du texte (qui est aussi la fin du livre), après de longs
développements tendant à prouver que l’“origine“ du tableau de chaussures
de Van Gogh ne peut être trouvée ni dans l’errance urbaine de Van Gogh (telle
que supposée par Schapiro), ni dans le dur labeur d’une paysanne (tel
qu’imaginé par Heidegger), Derrida introduit un syntagme dont il n’avait pas
encore fait usage, la «peinture à l’œuvre».

Extrait du texte, présenté sous forme de dialogue fictif :



« - (…) Les chaussures sont là en peinture, elles sont là pour (figurer, représenter,
remarquer, dé-peindre?) la peinture à l’œuvre. Non pas pour être rattachées aux pieds de tel
ou tel, dans le tableau ou hors de lui, mais là pour-la-peinture (et vice versa).

- la peinture à l’œuvre, comme le peintre en acte, comme la production picturale en son
procès?

- pour ce qu’il y a de la restance picturale (…) » (Jacques Derrida, La vérité en peinture,
1978, op. cit., pp425-426).


1
L'origine de l'œuvre d'art, texte publié dans sa traduction française dans Chemins qui ne mènent
nulle part (Gallimard, 1962).

2
Ce texte a été repris dans le recueil Style, artiste et société (pp349 à 360), de Meyer Schapiro, en
1982 aux éditions Tel-Gallimard.

3
La vérité en peinture, op.cit. p5.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 70



Contrairement à ce qu’affirment l’historien de l’art Schapiro et le
philosophe Heidegger (quoique, pour ce dernier, en partie seulement), le
tableau n’est pas là pour figurer, pour représenter ou pour dépeindre quoi
que ce soit. Il est le reste d’une opération de peinture (performative), que
Derrida désigne sous le nom de « peinture à l’œuvre », « peinture en acte »,
« production picturale en son procès ». Qu’il s’agisse des chaussures réelles
(abandonnées, délaissées, hors d’usage) ou des chaussures peintes, elles ne
sont là pour rien. L’acte performatif est double et quelque peu étrange. D’une
part, comme le démontre longuement Derrida, il ne restitue aucune vérité, il
n’y en lui ni dette, ni engagement. En tant que trait, intraduisible en quelque
discours que ce soit, il se retire, il ne fait que marquer la différence. Mais
d’autre part, il ouvre la porte à toutes les interprétations, tous les effets
imaginables d’identification ou d’appropriation. Son acte est indécidable, sa
restance inépuisable. De la «peinture à l’œuvre», on peut avancer qu’on ne
peut rien en dire, ou plus exactement tout ce qu’on pourrait en dire est
définitivement daté, situé dans un contexte et donc idiomatique, et donc, en
conséquence, non pertinent pour caractériser le principe même (l'œuvrance)
qui opère dans l’œuvre.

Ce qui est à l’œuvre, dans l’œuvre, est à l’œuvre à même l’œuvre. Derrida
propose cette dernière formulation en traduisant le texte de Heidegger :

"C’est donc seulement à travers l’œuvre et seulement dans l’œuvre que l’être-produit du
produit en vient proprement (eigens) à son paraître (Vorschein). Qu’est-ce qui advient ici?
Qu’est-ce que dans l’œuvre est à l’œuvre? [Was ist im Werk am Werk? à l’œuvre sans doute
comme on dit «au travail», sinon à pied d’œuvre mais on peut, en jouant à peine, traduire
aussi par «à même l’œuvre» ou «appartenant à l’œuvre, œuvrant dans l’œuvre», ce qui
condense de nombreuses questions]" (Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978, op. cit.,
pp369-370).

Ce syntagme «à même» renvoie ici, comme dans beaucoup d’autres textes


derridiens, à la structure de l’auto-hétéro-affection. Derrida l'utilise pour
traduire Heidegger avec une légère distorsion. Le traducteur (Wolfgang
Brokmeier) écrit «Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans l’œuvre?», et Derrida
précise, en «jouant» «à peine» sur la traduction: «Qu’est-ce qui est à l’œuvre à
même l’œuvre?», ou encore: «Qu’est-ce qui est œuvrant dans l’œuvre?». En
insistant sur l’œuvrance dans l’œuvre même, on exclut que tout élément
externe, contextuel ou rhétorique, puisse affecter ce qui arrive dans l’œuvre.
Ce ne sont ni les auteurs, ni les commentateurs, ni les critiques d’art, ni les
philosophes, ni les chaussures qui disent : «Ceci est un tableau, nous sommes
la peinture en peinture, l’origine de la peinture»1, c’est cette chose qu’est la
peinture qui, silencieusement (en secret) opère comme peinture. Les
chaussures ne disent rien, ce qui opère «à même» l’œuvre picturale ne peut
être conditionné par rien d’autre que par la peinture.









1
Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978, op. cit. P391.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 71



1.1.3.2 Le Double portrait des époux Arnolfini : Une
énigme, irrésolue, témoigne, en silence, des apories de
l' « œuvre performative ».

Dans la Vérité en peinture1, Derrida aborde le cas du Double portrait des
époux Arnolfini, peint par Van Eyck en 1434, exemple typique de peinture
performative sous la forme d’une « œuvre-témoignage », dont il dit qu’elle
« devrait constituer une épreuve majeure pour de nouvelles analyses ». Sans
indiquer en quoi pourraient consister ces nouvelles analyses, il reprend telles
qu’elles les thèses d’Erwin Panofsky2.

Le tableau serait :

- la reproduction d’une cérémonie de mariage peut-être clandestine, mais


cependant conventionnelle (la marque) ;

- une double signature du peintre par le biais de la mention « Johannes de


Eyck fuit hic, 1434 » écrite de sa main, à laquelle s’ajoute son reflet associé à
celui d’un compagnon, dans un miroir convexe : une image dans l’image qui
atteste de la présence, à cette date précise et unique, ici et maintenant, de
deux témoins. Tout, dans cette image – qui est une sorte d’écriture graphique
-, y compris un détail étrange, deux paires de socques abandonnées – indice
du caractère sacré de la cérémonie selon Panofsky -, semble confirmer
l’hypothèse d’un mariage.

On peut, pour analyser cet exemple choisi par Derrida dans le champ de la
peinture «classique», et en s’appuyant sur l’appel fait aux «nouvelles
analyses», faire état de recherches qui n’étaient pas disponibles en 1978.
Depuis Panofsky, d’autres études des « historiens d’art » mettent en doute
l’identité des « époux Arnolfini ». Selon les documents conservés, aucun des
deux frères Arnolfini vivant à l’époque (et dont l’existence est attestée) ne se
serait marié à cette date. On a donc émis l’hypothèse que le tableau pourrait
avoir été peint en mémoire d’une épouse déjà morte ; ou bien pour une autre
raison, car au lieu de tendre la main droite (ce qui était la règle dans les
mariages de l’époque), l’homme tend la main gauche.

La question, Que fait le tableau ? apparaît désormais comme indécidable.


Est-ce un mariage ? Un deuil ? Ou aucun des deux comme le soutient Hubert
Damisch, qui fait remarquer que les lignes perspectives ne convergent pas en
un point, mais en deux points (tous deux dans le miroir convexe) et qu’en
conséquence, s’il est une position de témoin dans ce tableau, ce ne peut être
que celle du spectateur - ou plutôt de deux spectateurs car cette position est
dédoublée3.

Si l’on considère que le Double portrait des époux Arnolfini est, pour le
regardeur moderne, une peinture à l’œuvre, c’est-à-dire une œuvre


1
Ibid pp399-401

2
Erwin Panofsky évoque ce tableau dans plusieurs textes : La perspective comme forme symbolique
(Ed Minuit, 1975, p140), et Les Primitifs Flamands (Ed Hazan, 2003, pp366-371).

3
Hubert Damisch, L'origine de la perspective, p152 (Ed Champs Flammarion, 1987).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 72



performative, elle présente cette caractéristique supplémentaire de
représenter pour nous l’indéterminabilité même de l’acte (Aporie n°2 de
l'œuvre performative). L’hésitation entre le succès et l’échec qui souciait John
L. Austin, le clignotement qu’Erwin Panofsky cherchait à éliminer en
privilégiant une interprétation déterminée, conventionnelle (le mariage), est
érigé par Derrida en principe – un principe que l’on retrouve au-delà même
de ses analyses. Entre acte conventionnel et événement exceptionnel, on ne
peut pas trancher (Aporie n°1). L’œuvre rend compte, inconditionnellement,
de cette double aporie.




1.1.3.3 G é r a r d T i t u s - C a r m e l : l a p e r f o r m a n c e s a n s
présence.

On trouve dans Cartouches1, ce commentaire écrit en décembre 1977 –
janvier 1978 de la série de dessins de Gérard Titus-Carmel intitulée The
Pocket Size Tlingit Coffin2, une analyse qui met en jeu les deux apories du
performatif. Rappelons que, selon le récit qu’il fait de la genèse de cette
œuvre3, Titus-Carmel a fabriqué lui-même une sorte de cercueil miniature (le
Coffin) qu’il a dessiné 129 fois. Après avoir éliminé deux de ces dessins, il en a
déposé 127 au Centre Pompidou. L’œuvre, telle qu’elle se trouve aujourd’hui
conservée au Musée National d’Art Moderne, est constituée par trois
éléments : (1) les 127 dessins, (2) le Coffin, (3) les déclarations de Titus-
Carmel qui, lors de l’exposition qui s’est tenue du 1er mars au 10 avril 1978,
ont été retranscrites dans des « cartouches » ou « cartels ».

Si l'on croit les déclarations de l’auteur, la situation est relativement


simple : il y a un modèle et des copies. Nous sommes invités à le constater
comme un fait. Mais si l'on admet que les déclarations (celles qui figurent sur
les cartouches ou cartels indissociables de la présentation au musée prise
dans son ensemble) font partie de l'œuvre, alors celles-ci peuvent tout aussi
légitimement être considérées comme des fictions. L’ordre qu’elles
introduisent dans la série n'est qu’une hypothèse parmi d’autres, une
interprétation. Leur contenu peut être lu, par exemple, comme un mensonge,
une plaisanterie ou une promesse, et aussi comme une description. Rien ne
prouve que le Coffin n’a pas été fabriqué à partir des dessins, qui auraient
servi de modèle. Entre constatif et performatif, il y a indécidabilité. L’œuvre
performative apparaît dans sa tension aporétique.

Jacques Derrida, qui a donné pour titre à son texte « Cartouches »


(précisément l’élément de l’œuvre le plus ambigu, susceptible d’être
considéré comme un constatif ou un performatif ), évoque différentes

1
La vérité en peinture, op. cit., pp211-290.

2
Seulement 61 dessins ont été exposés au Centre Pompidou du 1 er mars au 10 avril 1978. Les autres
ne sont connus que par le catalogue.

3
On trouve ce récit dans le catalogue Collection Art Contemporain, La Collection du Centre Pompidou,
Musée National d'Art Moderne, paru en 2007 sous la direction de Sophie Duplaix (Ed Centre Georges
Pompidou).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 73



fonctions du cartouche, mais n’introduit explicitement la notion du
performatif1 que lorsqu’il évoque la fonction de ce titre. Utilisant le mot
« cartouche(s) » au pluriel, il évoque 7 « portées », dont voici les éléments 4, 5
et 62.

« -- 4. Cartouches donne à remarquer que tout titre est lui-même un cartouche, pris dans
la structure (parergonale) d’un cartouche. C’est là qu’il a lieu et il ne le marque pas seulement
par un énoncé descriptif ou définitionnel, plutôt par un performatif, et d’un genre bizarre,
une performance sans présence, sans production de soi qui ne se déboîte aussitôt d’un écart.

- - 5 . Cartouches se remarque donc en cette performance : voici, je suis moi-même
cartouche et cartouche(s) au pluriel, je signe dès le titre, je me signe à mort et me réduis au
premier chef, capitale et tête réduite.

-- 6. Cartouches ne remarque donc pas seulement le lieu du titre comme lieu de la
signature. Sa performance singulière (comme le ci-devant paradigme, comme la série, c’est
un hapax, il n’aura eu lieu qu’une fois) intitule et signe à la fois : elle, il, je signe, donc nous
signons Cartouche(s). »

Comment comprendre, ici, les mots performance sans présence ?


Tout se passe comme si le texte écrit par Derrida, « Cartouche(s) », était


placé sur le même plan que les cartouches de Titus-Carmel, comme si ce
commentaire du commentaire (ou ce cartouche du cartouche) avait
exactement autant de crédibilité que celui de l’« auteur »3. Après tout,
pourquoi l’un serait-il plus authentique, plus fiable que l’autre ? Pour nous
qui les lisons aujourd’hui, plusieurs dizaines d’années après l’exposition, les
deux cartouches (le cartel « officiel » de Titus-Carmel, et le texte de Jacques
Derrida qui, ne l’oublions pas, a été intégré dans le catalogue de l’exposition4,
ce qui fait de lui un cartouche aussi institutionnel que l’autre), tout se passe
comme s’il n’y avait pas de différence de structure ou de position entre eux.
Tous deux sont des parerga, des éléments de discours au bord de l’œuvre,
dedans/dehors. Tous deux sont performatifs : ils font de ces dessins une
œuvre – que l’œuvre elle-même soit présente ou non dans son intégralité. La
distinction entre un texte externe intégré dans le catalogue et un texte interne
considéré comme partie de l’œuvre est fragile. Tous deux sont pris dans
l’itérabilité de la marque, dans la logique de la re-marque émancipée de toute
intention de l’« auteur », et aussi de la classification partagée par les
historiens de l’art et les forces du marché, qui distingue entre l’objet-œuvre et
les analyses et commentaires qui lui sont attachés.

En écrivant ses cartouches, Titus-Carmel signait : « Je suis l’auteur, et voilà


ce que je raconte avoir fait à telle ou telle date ». Il n’était pas dans une
position très différente de celle de Johannes Van Eyck par rapport
aux "époux" Arnolfini – après tout, on n’a pas plus de raison de croire Van

1
La vérité en peinture, op. cit, p251, puis p272.

2
Ibid.

3
« Pour accomplir son projet, Derrida a dû œuvrer réellement en marge de la philosophie, non pas
seulement en parlant de la littérature, mais en écrivant, et c'est ainsi qu'au lieu de rédiger une thèse sur
Titus-Carmel, il a écrit un journal où il a consigné ses remarques sur le peintre, remarques dont aucune
ne prétend à l'exhaustivité » Roger Laporte, dans Les Fins de l'homme, 1981, op. cit., p205.

4
Catalogue de l'exposition qui s'est tenue du 1er mars 1978 au 10 avril 1978 au Centre Pompidou
(Ed Centre Georges Pompidou, 1978).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 74



Eyck qu’un commentateur moderne, et on n’a pas plus de raisons de croire
Titus-Carmel que Jacques Derrida ou ses successeurs. Mais voilà que Derrida
signe, à son tour, des cartouches, et revendique sa place de témoin. En
signant, il s’anéantit, il se réduit à mort, exactement comme Titus-Carmel,
comme Van Eyck ou comme… le Coffin. Car le modèle, lui aussi (que Derrida
appelle paradigme) est réduit à mort dans l’opération du dessin. Il ne sert
plus à rien. Il pourrait être retiré de l’œuvre déposée au Musée National d’Art
moderne. Si la série de dessins n’a ni famille, ni commencement, ni
commandement, alors tout cartouche ou tout modèle qui s’y ajouterait peut
prendre la place du père, avec un privilège égal.

La « performance sans présence » dont parle Derrida, serait celle de tout


élément, tout cartouche ou supplément qui, indépendamment de la présence
de l’œuvre, depuis un dehors qui est aussi un dedans, l’affirme comme
telle, la produit.

Dans la citation donnée ci-dessus, dans la « portée 6 », il reste encore un


point à clarifier. On peut comprendre que le « paradigme » soit un hapax, car
il n’y a qu’un modèle (fût-il un modèle virtuel). On peut aussi comprendre que
la série, elle aussi, soit un hapax : il n’y a qu’une seule série de 127 dessins. On
peut aussi comprendre que le texte de Jacques Derrida intitulé
« Cartouches », écrit dans un style typiquement derridien et soigneusement
daté du 30 novembre 1977 au 11-12 janvier 1978, puisse être interprété
comme une signature (un hapax). Mais en quoi cette performance est-elle
singulière, bizarre?

Pour caractériser cette performance "bizarre", il faut privilégier deux


mots : "écart", et "presque". Les Cartouches, le titre, la signature, le
commentaire d'une œuvre, l'appareil discursif et institutionnel qui l'entoure,
tout cela s'ajoute à elle en produisant des écarts. Ces écarts s'enroulent
autour d'elle, ils la décrivent mais l'emboîtent aussi, la déboîtent1, la
transforment, la produisent [indécidabilité entre les dimensions constative et
performative de ces cartouches]. Les écarts se multiplient, ils se répètent,
s'altèrent, ils s'augmentent et se détériorent, ils se re-marquent presque à
l'infini. Ce qui compte ici est ce mot, presque. Par rapport à l'œuvre, le
cartouche vient "par-dessus le marché". Il est hétérogène, extérieur. C'est un
autre lieu, celui de la signature, mais il n'est pas hors-œuvre : il affecte
l'œuvre du dedans. Je signe (dit Derrida qui a écrit lui-même un de ces
commentaires intitulé Cartouches), je désigne l'œuvre, je la capitalise, mais
comme je fais aussi partie de l'œuvre, c'est une désignation en abîme. Je
dis : Ceci est une œuvre. Mais je ne peux pas le dire à l'infini. Je finis par
m'absenter moi-même. Il y a une limite, un arrêt, un Ça suffit ! à ce processus
parergonal, presque infini. L'essentiel, du point de vue derridien, est sans
doute dans ce presque, qui laisse se sceller une crypte. Tel est le point où un
autre Jacques Derrida, celui qu'on pourrait appeler le narrateur, s'arrête : "J'ai
décidé de ne pas y toucher", dit-il. Il l'a décidé, mais s'il ne l'avait pas décidé,
ce ne serait guère différent.

« Le jeu de supplément, la répétition de l’écart peut aller à l’infini, ou presque, à moins

1
Allusion à l'œuvre ici commentée : The Pocket-Sized Tlingit Coffin.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 75



que d’un « ça suffit » vous ne laissiez un beau jour la série s’arrêter, à telle date, à tel article,
par exemple au 127ème, pour sceller la crypte / Que je laisse intacte pour vous, car j’ai décidé
de n’y pas toucher, vraiment » (Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978, op. cit., p275).

De même que, dans son texte intitulé La Dissémination, Derrida avait


ajouté un 11ème paragraphe à ceux de Philippe Sollers (10 + 1), il ajoute un
septième trait à la portée du cartouche (6 + 1). Le trait en plus est celui du
surnombre, de la surabondance, de la plus-value infinie qui caractérise
l'œuvre. Ici il va encore plus loin : il en ajoute un huitième qui est son arrêt,
son scellement.

La performance sans présence, c'est le point où l’on ne peut plus ni décrire,


ni constater, ni agir. Cette dimension d’arrêt, je l'analyserai plus loin1. Restons
en pour l’instant au thème de la performance sans présence, dans son rapport
avec ce que nous appelons le principe de l’œuvre. Dans cette série de 7
portées, Jacques Derrida évoque à chaque fois le texte qu’il a intitulé «
Cartouche(s) ». Ce texte qui lui-même est une sorte de cartouche (un cartel
supplémentaire par rapport à l’œuvre de Titus-Carmel) se contient en abyme.
« Voici des cartouches, ceux que je suis » écrit-il2 (Portée 1, avec l’ambiguité
du “suis“ : être ou suivre). Puis « Voici des cartouches, ceux que je montre ou
auxquels j’ai trait » (Portée 2). Puis, à propos des noms et des mots « ceux
que je dis o u écris » (Portée 3). Et c’est alors qu’il parle de performance sans
présence d’un genre bizarre (Portée 4), cette production de soi qui ne se
produit qu’à « se déboîter d’un écart ». Par le commentaire de l’œuvre de
Titus-Carmel, l'œuvre signée Jacques Derrida se produit. De même que le
Pocket Size Tingit Coffin peut se se produire lui-même comme modèle, l’acte
œuvrant dont il est question i c i (ici et maintenant) peut, et même doit,
inconditionnellement, se produire lui-même, en-dehors de toute présence3.
En 1978, l'inconditionnalité du principe est déjà à l'œuvre.




1.1.3.4 La Déclaration d'indépendance américaine : une
œuvre performative qui se pose en s'inventant.

Dans le premier texte d’Otobiographies(conférence prononcée en 1976)4,
Jacques Derrida analyse la Déclaration d’indépendance américaine du 4
juillet 1776. Cette déclaration politique peut aussi être interprétée comme
œuvre performative.

a. Quand les 56 représentants des 13 colonies américaines se réunissent


en Congrès pour accomplir quelque chose de nouveau, créer une institution,
le peuple américain n'existe pas encore. Il faut l’inventer. La Déclaration
l’institue comme sujet libre et indépendant, et en même temps constate son
existence. Pour qu’une telle Déclaration puisse être produite, il aura fallu que

1
Cf §2.2.2.

2
« Il » ne renvoie pas ici à l'auteur, mais au texte lui-même.

3
Une introduction au performatif inouï que j'analyse ci-après dans le §1.3.

4
Otobiographies. L'enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre (Paris, Galilée, 1984).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 76



le peuple se soit déjà libéré en fait; elle prend acte de cette libération. La
performance et le constat, la production et l’archive, sont indissociables
(aporie n°2).

b. En inventant le peuple américain, l’acte invente aussi ses signataires. En


droit, avant la Déclaration, il n’y avait pas de signataire, ni de droit à signer, ni
même de peuple ayant un nom. Paradoxe : le signataire est produit par le
texte, et pourtant il aura fallu qu’il y ait déjà un signataire pour que ce « je »
puisse signer. L’instant de la signature est hétérogène, anachronique ; c’est un
simulacre qui fonde le droit. Entre l’acte accompli et la signature, il y a un lien
qui ne peut pas être brisé. Si elle perdure, l’institution sera indépendante des
individus qui l’ont constituée : elle fera son deuil de ces personnes. Mais dans
l’archive, la signature sera gardée. Cette description ne vaut pas que pour une
Déclaration politique, elle vaut pour toute œuvre. Quel que soit son auteur,
elle invente, dans l’œuvre / hors l’œuvre, ses signataires et ses signatures. Les
œuvres produisent les signataires, comme elles produisent les publics.

c. C’est un coup de force, un « coup de droit ». Je dis que je signe, Je dis que
j’ai le droit de signer, affirme la Déclaration. En nommant les signataires «
peuple américain », en leur donnant un nom, on leur donne aussi le pouvoir
de signer.

d. La structure de cet acte est celle d’une fable : en parlant d’elle-même,


elle « fait » la vérité. C’est un effet de rhétorique, un discours, un simulacre.
Dans le même temps, l « affabulation » prend acte de la dissolution des liens
avec la puissance coloniale et garantit la crédibilité de la nouvelle institution.

e. La double nature de l'acte (performatif / constatif ) est essentielle pour


que le droit soit posé comme tel. En présentant des énoncés performatifs
comme des énoncés constatifs, les signataires entrent dans un jeu où l'on
peut croire que la loi qu'ils instaurent est naturelle. Signant au nom des lois
de la nature, ils signent aussi au nom de Dieu. Jacques Derrida souligne ce
dernier point, essentiel dans son analyse. En s’ouvrant son propre crédit
d’elle-même à elle-même, une signature fondatrice se donne un nom et
produit la contresignature qui la garantit. Sa crédibilité repose sur ce
fondement qui garantit la bonté du peuple, la rectitude de ses intentions.
Pour que la Déclaration fasse sens, pour qu’elle produise un effet, le rédacteur
de la Déclaration américaine (Thomas Jefferson) n’a pas omis cette ultime
contresignature souveraine, hors contexte, qui signe de son nom, d’un sceau
indéchiffrable.

"Pour que cette Déclaration ait un sens et un effet, il faut une dernière instance. Dieu est
le nom, le meilleur, pour cette dernière instance et cette ultime signature. Non pas seulement
le meilleur dans un contexte déterminé (telle nation, telle religion, etc.), mais le nom du
meilleur nom en général. Or ce (meilleur) nom doit aussi être un nom propre. Dieu est le nom
propre le meilleur. On ne pourrait pas remplacer « Dieu » par « le meilleur nom propre »"
(Otobiographies pp27-28).

Le concept d’œuvre, pour Jacques Derrida, c’est que ces cinq points
doivent s’y trouver. ll faut qu’ils s’y trouvent. Mais pourquoi ? D’où vient cet
impératif ? Pourquoi s’impose-t-il avec autant de force ?

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 77






1.2 L'au-delà du performatif.

1.2.1 Un performatif qui excède le performatif, à la jonction de
Sec et de Limited Inc.

Jacques Derrida, polémiquant contre John Searle, invente la situation
suivante :

"Pour l’instant, voici mon conseil, pour un jour où celui qui dit je (Searle) ne se
trouverait plus, en 1975, à la New Literary History (Virginia), mais rêverait de se faire passer
(je ne dis pas se prendre) pour Jimmy Carter et exigerait qu’on le laisse entrer à la Maison-
Blanche. Dès qu’il aura des difficultés (comme on peut le prévoir), il dira aux services secrets,
s’il suit mon conseil : c’était une fiction, I was pretending (au second sens) to pretend (au
premier sens). Ils demanderont des preuves, des témoins, ne se satisfaisant pas des
déclarations d’intention ; ils demanderont quelles sont les « conventions horizontales » de ce
jeu. Alors, je conseille à Searle de dire qu’il joue tout seul, qu’il forme à lui seul toute une
société, comme certains joueurs d’échecs jouent seuls ou se donnent des adversaires fictifs ;
ou bien alors il dira qu’il fait l’expérience d’une fiction (« to pretend » au second sens) en vue
d’un roman ou d’une démonstration philosophique pour Glyph "(Jacques Derrida, Limited Inc
p196).

On peut analyser cette situation à partir de ce que j'ai nommé l’Aporie


n°1 de l'œuvre performative. Un jour, en 1975 (un jour unique), un individu
qui dit je (unique) se présente devant une institution (la Maison-Blanche).
Pour pénétrer dans ce bâtiment, il faut remplir certaines conditions que les
agents de surveillance connaissent bien car elles sont fixes, déterminées,
conventionnelles. Par exemple, il faut avoir pour identité Jimmy Carter. Donc
l’individu dit : « Je suis Jimmy Carter ». Evidemment, les agents ne le croient
pas. Alors, au lieu de dire : « mais je n’étais pas sérieux, ce n’était qu’une
fiction » (ce qui n’aurait certainement pas amusé les agents, mais l’aurait tiré
d’affaire), il dit : « Je forme à moi seul une société qui détermine ses propres
conventions, donc vous devez me croire ». En disant cela, il prend le risque de
se retrouver en prison ou en asile de fous, même s’il précise que cette
« société » qu’il forme à lui tout seul est une société littéraire ou
philosophique. L’argument sous-jacent pour Derrida, c’est qu’après tout, rien
ne distingue la convention légitime, connue des services de police, de la
convention illégitime, fixée par un seul individu. Rien ne distingue a priori
une reproduction à l’identique, fixée par la tradition, d’un pur événement, qui
émerge soudain, d’un seul coup. Selon l’aporie n°1, rien ne distingue l’énoncé
sérieux de l’énoncé parasitaire1.

Inventons à notre tour une anecdote.




1
Daniel Giovannangeli rapproche cette observation faite par Derrida dans sa polémique contre
Searle de la nécessité de la fiction telle qu'elle résulte de sa critique de la conception husserlienne de
l'imagination. « S'il est légitime de considérer que Derrida délivre les puissances phénoménologiques
de la fiction et que son geste s'alimente à la pensée de Husserl, il n'est pas niable qu'il déborde les
limites que le principe des principes husserlien de l'intuition donatrice trace à la phénoménologie de
l'imaginaire » (Nécessité de la fiction, in Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit.). Plutôt que de retenir
ce syntagme, « au-delà du performatif », j'aurais pu dans cette thèse évoquer les questions de la fiction
et de l'imagination, qui lui sont étroitement liées. Mais il fallait bien s'en tenir à une problématique.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 78



Imaginons une religion qui n'aurait pas de contenu défini, et à laquelle
toute personne pourrait se convertir sur la base d'un rituel de son choix. Il lui
suffirait de dire, par exemple : "Je me baptise", ou bien "A partir du moment où
j'aurai enfilé tel vêtement, je serai membre de cette religion" , pour
qu'instantanément la religion soit créée et que la personne en question en
soit membre. L'acte d'entrée dans cette religion ne serait pas qu'un dire, mais
aussi un faire. On pourrait qualifier cet acte de performatif. Il présenterait
certains points communs avec le performatif au sens de John L. Austin ou
d'Emile Benveniste - par exemple le fait que la phrase en question doive être
prononcée à la première personne1, dans un certain contexte, et aussi qu'elle
d o i v e ê t r e authentifiée par d'autres personnes possédant certaines
compétences. Il présenterait aussi de grandes différences avec l'acte
performatif usuel, par exemple : aucune formule préétablie, bien connue et
légitime, du genre, La séance est ouverte, ne serait nécessaire, puisque la
formule (la marque) serait produite dans l'acte même. On pourrait en dire,
comme le dit Benveniste de l'acte de langage : Hors des circonstances qui le
rendent performatifs, un tel énoncé n'est plus rien.

Cet événement est un type particulier d'"œuvre performative", qu'on peut


qualifier de "performatif au-delà du performatif ".

"Dès lors que l’itérabilité installe la possibilité du parasitisme, d’une certaine fictionnalité
altérant aussi sec, parce qu’ils en « font partie », le système des intentions (il- ou
perlocutionnaires) et le système des règles (dites verticales) ou des conventions (dites
horizontales), dès lors que ce parasitisme et cette fictionnalité peuvent toujours ajouter une
structure parasitaire ou fictionnelle de plus, ce que j’appelle ailleurs un « supplément de code
», tout est possible contre la police du langage – par exemple des « littératures » ou des «
révolutions » encore sans modèle. Tout est possible sauf une typologie exhaustive qui
prétendrait limiter les pouvoirs de la greffe ou de la fiction dans une logique analytique de la
distinction, de l’opposition, de la classification en genres et espèces (Jacques Derrida, Limited
Inc, op. cit. p185).

Si l'on appelle "succès" la possibilité pour elle d'être reconnue comme


telle, les conditions de ce "succès" ne dépendent pas de formulations ni de
critères légués par la tradition, mais de formulations ou de critères qu'elle
émet elle-même, avec ou sans modèle. Produite sous une certaine forme, sous
une certaine signature et dans certaines circonstances, elle opère comme
acte, sans s'appuyer sur aucune autorité. Quelque chose arrive, mais quoi? On
ne le sait pas à l'avance, car ce qui arrive est justement ce que fait l'œuvre en
tant qu'œuvre, ce qu'elle fait advenir par auto-téléiopoèse. Ses formulations
ou critères n'étant authentifiés que dans les circonstances de sa mise en
œuvre, et par aucune tradition préexistante, seule l'interprétation ou la
lecture qui en sera donnée, et qui ne peut jamais être programmée à
l'avance2, viendra confirmer l'annonce initiale : Je reconnais que ceci, dans la

1
Dans son article La philosophie analytique et le langage , publié en 1963 et recueilli dans les
Problèmes de linguistique générale , tome 1 (Gallimard, 1966), Benveniste définit les performatifs
comme « des énoncés où un verbe déclaratif-jussif à la première personne du présent est construit avec
un dictum » (p271).

2
Dans leur introduction à Chaque fois unique, la fin du monde (Galilée, 2001), Pascale-Anne Brault et
Michael Naas se demandent si les essais publiés « sont bien en accord avec de nombreux essais plus
anciens, (s')ils ne sont pas, toutefois, complètement dans leur continuité ou déjà prescrits par eux,
comme s'il y avait une sorte de téléologie dans le corpus de Derrida, comme si une sorte de performatif

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 79



situation actuelle, opère comme œuvre.

Tout se passe comme si l'œuvre performative "au-delà du performatif "


devait prendre place parmi les figures du souverain, aux côtés de la bête ou
du criminel. Bien qu'elle ne soit porteuse d'aucun savoir ni d'aucune
compétence, c'est elle qui, par un acte illégitime, violent, tautologique - fait la
loi. Cette loi (kafkaïenne) ne repose sur aucune convention préétablie, aucun
fondement. Elle n'est jamais énoncée comme telle car elle ne vaut que pour
cette œuvre - et pour aucune autre. De même que, selon Derrida, chaque
poème promet la fondation d'une poétique1. on pourrait dire que chaque
œuvre promet d'établir, par un coup de force, les règles qui permettront à
d'autres de la juger.




1.2.2 Du savoir kantien (constatif) à l'université d'aujourd'hui
(responsabilité performative).

Que fait l’universitaire ? C’est la question sous-jacente à l’ensemble des
textes écrits par Jacques Derrida entre 1974 et 1984 et publiés en 1990 dans
Du droit à la philosophie. On les considérera ici sous l’angle de l’analyse
critique proposée dans Mochlos, ou le conflit des facultés (conférence
prononcée pour la première fois en 1980). Laissons le contexte dans lequel
Kant a écrit Le conflit des Facultés en 1798 et les considérations sur la censure
qui l’ont motivé, et portons notre attention sur les conclusions de Jacques
Derrida. Kant distinguait entre :

- des Facultés « supérieures » (théologie, droit et médecine) engagées


dans la vie courante, au service de leurs intérêts et de ceux du prince. Ces
Facultés impliquées dans la maîtrise technique, dans la gestion, dans les
questions de pouvoir, déploient (selon Kant) un savoir performatif. Il est donc
légitime (toujours selon Kant) que le souverain puisse les censurer.

- une Faculté « inférieure », celle de philosophie. Celle-ci étant soucieuse


uniquement de vérité, utilisant un langage théorique qui lui est propre et
n’ayant aucun contact avec le grand public, aurait (toujours selon Kant) été
guidée exclusivement par la raison et par un savoir "constatif ". En préservant
l’autonomie de ces Facultés inférieures, le souverain n’aurait pris aucun
risque ; toute censure aurait été inutile et même nuisible.

A cet argumentaire kantien justifié par des considérations politiques,


Jacques Derrida opposait, dans les années 1970-80, une problématique
justifiée par son analyse des mouvements de l’université contemporaine, où :

- les académies et sociétés savantes spécialisées qui concurrençaient déjà


l'université à l'époque de Kant, ont pris une ampleur considérable : instituts
de recherche indépendants, bases de données informatisées, actions du

biologique était à l'œuvre dans son œuvre ». Mais justement, ce n'est pas le cas. C'est aussi l'imprévu et
le non-anticipé qui surgit, par ces textes de deuil, dans l'œuvre de Derrida, qui s'en trouve elle-même
transformée (pp19-20). L'“au-delà du performatif “ est anti-biologique, contre-biologique.

1
Poétique et politique du témoignage, dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 80



complexe militaro-industriel, développement des techno-sciences par les
capitaux privés, laboratoires, etc. Souvent l'université se situe désormais à la
marge du savoir et non plus en son centre. Ces institutions, vécues comme
"parasites", ne peuvent plus être exclues. On ne peut nier leur engagement
dans la société ni leur dimension performative ; ce qui n’empêche qu’elles
produisent, elles aussi, du savoir (« constatif »).

- la classe kantienne des "lettrés", ces hommes d'affaires, fonctionnaires,


prêtres, juristes ou médecins formés dans les universités mais devenus des
instruments du pouvoir en rapport direct avec le peuple, cette classe a elle
aussi pris une dimension beaucoup plus considérable. Ces gestionnaires ne
peuvent plus être distingués des savants ni des techniciens de la science (les
universitaires).

- les "philosophes" capables d'exercer leur libre jugement pour distinguer


le vrai du faux, selon le paradigme occidental classique, n'ont plus la
possibilité ni une compétence reconnue pour distinguer entre le juste et
l'injuste, le moral et l'immoral, comme le souhaitait Kant. Ils ne peuvent ni se
soustraire à l'espace public pour mener à bien leurs recherches, ni éviter la
publicité des archives et des médias, ni utiliser une langue spécifique (une
langue universelle, univoque, purement constative) qui serait distincte des
langages naturels (nécessairement équivoques et impliqués dans l'action). La
frontière qui les sépare des deux autres "classes" est de plus en plus ténue.

Conclusion : les distinctions sur lesquelles Kant, au commencement de la


modernité, appuyait son analyse de l'Université, sont aujourd'hui brouillées.
On ne peut plus distinguer entre d'une part les Facultés dites "supérieures"
exerçant une influence sur la société mais que - justement pour cette raison -
le roi pouvait légitimement contrôler et censurer, et d'autre part la Faculté
dite "inférieure" (qui inclut la philosophie) qui n'exerce aucun pouvoir, mais
que le roi s'interdisait de censurer afin de protéger la connaissance et la
vérité. Dans l'activité universitaire d'aujourd'hui, on ne peut pas distinguer le
versant constatif du versant performatif. Chaque fois qu'un enseignant
demande un crédit, organise une recherche, évalue des travaux, attribue un
grade, écrit, lit ou interprète, il met en œuvre une axiomatique, des codes, des
intérêts. Qu'il en ait ou non conscience, il s'engage dans une politique de
l'enseignement et du savoir. A chaque nouvelle affirmation, il propose un
autre modèle institutionnel, une autre inscription dans la communauté et la
société. Dans ce monde post-kantien, chaque texte, chaque écrit, chaque
élément de corpus prescrit un type différent d'échange ou de hiérarchie pour
l'évaluer, le déchiffrer, l e traduire, le faire survivre. Chaque opération donne
lieu à un nouveau contrat, un autre engagement que l'enseignant a pour
responsabilité de clarifier.

Evoquant l’origine du principe de raison, Derrida le rapproche alors de la


fondation de toute institution, y compris l’institution universitaire. Est-elle
performative, constative, ou les deux ?

"Nous sommes ici en ce lieu où la responsabilité fondatrice passe par des actes ou des
performances – qui ne sont pas seulement des actes de langage au sens strict ou étroit, et qui,
pour n’être évidemment plus des énoncés constatifs réglés sur une certaine détermination de

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 81



la vérité, ne sont peut-être pas plus simplement des performatifs linguistiques ; cette
dernière opposition (constatif/performatif ) reste encore trop intimement programmée par
la loi philosophico-universitaire – autrement dit par la raison – qu’il s’agit ici d’interroger"
(Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, op. cit. p435).



1.2.3 Mochlos, ou l'effet de levier derridien.

Et c'est ici (le 17 avril 1980) que Jacques Derrida change soudainement
de paradigme. Le voilà qui se déplace vers un autre texte, La vérité en
peinture, écrit entre 1972 et 1978 (une autre date, mais pas un autre lieu, car
l'autre texte avait été prononcé dans la même université), comme si la
problématique sur laquelle il s'était appuyé jusqu'alors lui paraissait
insuffisante, voire inadéquate. Pourquoi sauter, comme on dit du coq (Kant) à
l'âne (Heidegger, Van Gogh, voire Schapiro)? Pour déraciner, voire déchoir,
l'enseignant de la position spirituellement élevée qu'il était censé occuper. Il
renvoie alors à un autre texte de Kant, qu'il cite longuement1. Il y est question
de chaussure, de pied droit et de pied gauche, de saut et surtout
d'"hypomochlium" cet effet de levier qui permet à un soldat de sauter du côté
d'un fossé à un autre.

Définition de l'hypomochlium selon le dictionnaire latinogallicum (texte de 1552) :
Hypomochlium, hypomochlii, n. g. Vitruuius. Un orgueil. C'est un billot que les ouvriers
mettent devant quelque grosse pierre, ou autre chose qu'ils veulent mouvoir de lieu en autre,
puis dessus assieent le dos de leurs leviers ou pinces, et mettent leurs bizeaux soubs le faix. Cela
faict, ils foulent tant qu'ils peuvent sur les queues ou bouts d'iceulx leviers ou pinces, et par ce
moyen soublevent ce qu'ils veulent. Et à raison que ce petit billot est cause de faire desplacer
une chose sans comparaison plus pesante qu'il n'est, les ouvriers luy ont donné le nom d'Orgueil.

C'est Kant qui exhume ce mot (hypomochlium), à propos de ses propres


problèmes de santé, d'insomnie et de dissymétrie (son côté gauche lui
semblait plus faible). En le reprenant à son tour (mochlos) Derrida introduit
dans le débat sur les Facultés le corps du philosophe. Comment un être
corporel pourrait-il être réduit à la pure recherche d'une vérité?

Autrement dit, cette question n’est pas une question théorique, elle est
« inséparable de nouveaux actes de fondation ». Lesquels ? On aurait pu
penser que Derrida parlerait alors de politique, de philosophie, de droit, voire
de langue ou de linguistique. On aurait pu penser qu’il reviendrait à Socrate,
Kant, Husserl, Descartes ou Hegel. Mais pas du tout. Dans la foulée de ce
questionnement radical sur la raison, c’est mochlos qu’il introduit, cette barre
de bois, ce levier qui sert à forcer une porte ou à déplacer une masse. Et
pourquoi un levier, pourquoi mochlos ? Parce qu’il s’agit de marcher sur deux
pieds, un pied droit et un pied gauche, deux pieds chaussés mais ne faisant
pas paire. Dans ce texte prononcé deux ans après la publication
de Restitutions de la vérité en pointure, il conclut par une référence à ce qui
pour lui est le paradigme de l’œuvre, les Souliers de Van Gogh.

"Mais si maintenant je me déplace très vite de la spéculation vers la marche, eh bien, Kant
nous l’aura dit, il faut que l’Université marche sur deux pieds, le droit et le gauche, que l’un
soutienne l’autre pendant qu’il se soulève et fasse, à chaque pas, le saut. Il s’agit de marcher

1
Jacques Derrida, ibid, p438.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 82



sur deux pieds, deux pieds chaussés, car il y va de l’institution, de la société et de la culture,
non seulement de la nature. (…) Mais j’en trouve une confirmation dans un autre contexte
(…) au sujet de certaines chaussures de Van Gogh. Il s’agissait d’abord de l’interprétation
heideggérienne de ce tableau en 1935, et de savoir si ces deux chaussures faisaient une paire,
ou deux souliers gauche ou deux souliers droit, l’élaboration de cette question m’ayant
toujours paru de la plus grande conséquence" (Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, op.
cit. p435).

Et nous revoilà confrontés à la question du titre. Pourquoi Derrida a-t-il


donné ce titre, Mochlos, à un texte sur le conflit des facultés ? Pour attirer
l’attention sur l’équilibre instable entre le performatif et le constatif. On ne
peut marcher (marque – marche – marge écrit-il dans La Dissémination)
qu’en jouant sur le déséquilibre de ces deux dimensions. Et qu’est-ce que
marcher ? C’est faire œuvre, comme il le dira de manière encore plus explicite
20 ans plus tard, dans L’Université sans condition. La problématique de
l’« œuvre performative » relie les questions de l’émergence de la raison, de
l’irruption du droit, de la légitimité du savoir et de la tâche de l’université, et,
dira-t-il plus tard, de la souveraineté.




1.2.4 Ce qu'il s'agit de "faire" dans l'université.

La conférence intitulée L’Université sans condition a été prononcée en
1998. A sa manière, elle prolonge les nombreux textes « militants » des
années 1974-84 regroupés dans le volume Du droit à la philosophie, qui n’a
été publié qu’en 1990, et les textes sur l'"œuvre performative" des années
1970. Dès le Prière d’insérer, Derrida parle des mutations en cours :
mondialisation, technologies de virtualisation et de délocalisation,
turbulences affectant la valeur de souveraineté, réaffirmation des droits de
l’homme mais aussi interrogation radicale sur l’histoire et les limites du
concept d’homme. Dans ce contexte,

"[On ne s’interdit pas de poser] des questions radicales (…) sur la catégorie du
« performatif » dont il aura bien fallu faire « comme si » on lui faisait confiance jusqu’au
dernier moment. Le dernier moment : quand il faut penser un « événement » digne de ce
nom et le sens du petit mot « comme » dans les expressions « comme si » et « comme tel »"
(Jacques Derrida, L’Université sans condition, Prière d’Insérer, op. cit. p2).

Pourquoi l’interrogation sur la catégorie du « performatif » et le « dernier


moment » sont-ils liés ?

Derrida associe dans L’Université sans condition plusieurs thématiques


dont le rapprochement n’est pas, a priori, évident :

- la liberté inconditionnelle de questionnement et de proposition qui


devrait caractériser l’université (même si cette inconditionnalité est
impossible), avec son corrélat : une résistance inconditionnelle à l’égard des
pouvoirs,

- un engagement sans limite de l’université elle-même, et des professeurs,


envers la vérité, allant jusqu’au droit à la déconstruction (droit inconditionnel
de poser des questions critiques, y compris sur la démocratie, la forme «
question », la critique elle-même, etc.)

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 83



- la nécessité de repenser le concept d’homme, de déconstruire certains
performatifs juridiques (Droits de l’homme, crime contre l’humanité, droit
i n t e r n a t i o n a l ) s u r l e s q u e l s r e p o s e n t d e s s é r i e s d ’ o p p o s i t i o n s
(homme/animal, sexes, etc.), cette déconstruction devant elle-même être la
cible d’interrogation, de critique,

- la déconstruction du concept (ou principe) de souveraineté indivisible


sous toutes ses formes (Etat-nation, sujet, citoyen, responsabilité, peuple,
etc.), nouvelle expérience des frontières,

- un espace public transformé par les nouvelles technologies :


virtualisation, délocalisation, vitesse de l’information

- la fin du travail, telle qu’elle est pensée dans le livre de Jeremy Rifkin1 du
même titre : réduction du temps de travail, en tant qu’il est localisé au même
lieu que le corps du travailleur, avec son cortège de victimes exclues de la «
mondialisation »,

- l’ouverture d’un lieu ou d’un espace où de nouvelles Humanités


pourraient être réfléchies, inventées, posées, un lieu qui ne serait pas borné
par les limites traditionnelles des départements universitaires,

- la justice, comme loi au-dessus des lois, commandée par une résistance
inconditionnelle, une dissidence.

On peut avancer l’hypothèse suivante : ces différentes thématiques


convergent vers un concept d’œuvre construit pour répondre aux exigences, aux
« tâches » qu’elles imposent2. Que ce concept soit le résultat d’une profession
de foi, d’un appel, d’une déclaration, est affirmé dès le début du texte :

"J’en appelle au droit à la déconstruction comme droit inconditionnel de poser des
questions critiques non seulement à l’histoire du concept d’homme, mais à l’histoire même
de la notion de critique, à la forme et à l’autorité de la question, à la forme interrogative de la
pensée. Car cela implique le droit de le faire affirmativement etperformativement, c’est-à-dire
en produisant des événements, par exemple en écrivant, et en donnant lieu (ce qui jusqu’ici
ne relevait pas des Humanités classiques ou modernes) à des œuvres singulières. Il s’agirait,
par l’événement de pensée que constitueraient de telles œuvres, de faire arriver, sans
nécessairement le trahir, quelque chose à ce concept de vérité ou d’humanité qui forme la
charte et la profession de foi de toute université" (L’Université sans condition, op. cit. pp14-15)
[Les italiques aux trois mots, affirmativement, performativement e t œuvres sont de Jacques
Derrida].

Ces « œuvres singulières », on peut les rencontrer dans tous les champs
des « Humanités » dont est donnée une liste très large en différents lieux du

1
End of Work : The Decline of the Global Labor Force and the Dawn of the Post-Market Era (la Fin du
travail : le Déclin de la force globale de travail dans le monde et l'aube de l'ère post-marché ), livre de
Jeremy Rifkin paru en 1995 aux Etats-Unis et en français aux éditions de La Découverte l'année
suivante, avec une préface de Michel Rocard.


2
« Mais si, chez Jacques Derrida, « penser » c'est aussitôt « faire » ou, plus précisément, si « penser »
c'est bien ce que de toute urgence il faut (toujours) « faire » ; et si « penser » c'est aussitôt et
inéluctablement « faire », c'est qu'il y a aussi chez lui un repenser inouï et de la pensée et du faire, de la
vieille question du « Que faire ? » : une question toujours actuelle et pressante, à la résonance à la fois
éthique et politique, qui était déjà un héritage et dont il fallait, selon Derrida, « ré-inventer les
conditions mêmes de cette question ». Dans son article sur L'athéisme messianique de Derrida paru dans
Appels de Jacques Derrida, 2014, op. cit, Fernanda Bernardo cite « Penser ce qui vient », paru dans

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 84



texte1 : la littérature, les langues, les arts non discursifs, le droit, la
philosophie, la théorie littéraire ou celle de la traduction, l’anthropologie, la
psychanalyse, etc.

Qu’est-ce qui caractérise ces œuvres ?


- ce sont des professions de foi (engagement, promesse, responsabilité),


des performatifs d’un type particulier qui produisent l’événement dont ils
parlent2.

- ce qui, en elles, a lieu, ce qui arrive, est l’échec de la distinction entre


constatif et performatif. On retrouve ici l’Aporie n°2. Ces œuvres associent « la
foi au savoir, la foi dans le savoir », elles allient « entre eux des mouvements
qu’on dirait performatifs et des mouvements constatifs, descriptifs ou
théoriques »3. La distinction constatif/performatif, qui aura été, dans
l’université, « un grand événement de ce siècle » 4, cette distinction « échoue
en un certain lieu » dit Derrida, dans et par les Humanités – et ce lieu, selon
l’hypothèse que je retiens ici, serait l’espace (multiple, complexe, toujours
divisible) des œuvres performatives.

- elles sont le lieu d’un « comme si » suspendu, à la façon de la première


phrase du chapitre I du livre : « Comme si la fin du travail était à l’origine du
monde ». Qu’est-ce qu’un « comme si » ? La mise en œuvre d’un certain type
de jugement venant en plus, en excès, qui déconcerte, à la façon de ces
fictions ou simulacres que le sens commun appelle « œuvres ».




1.2.5 "Comme si" et "au-delà du comme si".

Les œuvres singulières auxquelles Derrida fait appel dans son texte
"L'Université sans condition" sont le lieu d'un "comme si" singulier,
déconcertant.

"A suivre le sens commun, ne peut-on dire que la modalité du « comme si » paraît
appropriée à ce qu’on appelle des œuvres [en italiques dans le texte], singulièrement les
œuvres d’art, des beaux-arts (peinture, sculpture, cinéma, musique, poésie, littérature, etc.),
mais aussi, à des degrés et selon des stratifications complexes, à toutes les idéalités
discursives, à toutes les productions symboliques et culturelles (…)" (L’Université sans
condition, op. cit. p31).

On trouve dans ce passage une définition de l’œuvre courante, de l’œuvre «


au sens commun » (par opposition à un autre type d’œuvre qui n’est pas
nommé). Cette œuvre produirait un « ferment déconstructif »5, un trouble6,
mais dans les limites d’un « comme si » qui ne serait pas encore enchaîné à la

Derrida, Pour les temps à venir, 2007, op. cit., p52.
1
Cf notamment Jacques Derrida, L'Université sans condition, op. cit., pp21 et 22.

2
cf ci-dessus l’ « au-delà du performatif » §1.2.1.

3
Ibid p23

4
Ibid p25
5
Ibid p28

6
Ibid p32

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 85



lieu ou qui arrive. Il faudrait en d’autres termes distinguer entre un ordre, une
logique du « comme si » encore territorialisé, assujetti, conventionnel, et une
autre logique du « comme si » mais virtuelle, affranchie de tout enracinement.
C’est ici, pour qualifier le second type de « comme si », en référence à la
liberté inconditionnelle de l’université, que Derrida introduit le syntagme
« œuvre performative ». Alors que le métier, la compétence, relèvent du
premier type de « comme si », la profession ou le professorat, ces déclarations
performatives, relèvent, selon la « profession de foi » derridienne (dont il
reconnaît la dimension d’engagement, voire de militantisme), du second type.

Mais comment définir exactement ce second type ? Au-delà de la


complexité structurelle et historique de la notion courante d’œuvre (son
rapport avec le travail, la signature, l’autorité de l’auteur, le marché, etc.),
Jacques Derrida reconnaît qu’il y a là une énigme.

"Nous devrions étendre ce champ [le champ des travaux auxquels on attribue le nom
d’œuvre], au moment où, interrogeant l’énigme du concept d’œuvre, nous essaierions de
discerner le type propre au travail universitaire, et notamment dans les Humanités"
(L’Université sans condition, op. cit. p40).

En principe, dans la tradition classique-moderne, le savoir universitaire


n’est pas constitué d’œuvres. L’acte d’enseigner, de transmettre, de produire
une connaissance, n’implique pas nécessairement la signature d’un auteur.
D’un côté, l’enseignement reste, dans sa doctrine, essentiellement constatif,
même si son objet est philosophique, politique ou éthique ; et même s’il porte
sur une fiction ou une œuvre d’art. D’un autre côté, il implique toujours une
croyance, un engagement public, une responsabilité, une profession de foi. Or
la mutation en cours, aujourd’hui, selon Jacques Derrida, c’est qu’en certains
lieux, désormais, on engendre « ce qu’on appelle des œuvres » - ou plus
exactement ce qui est ici désigné sous le syntagme œuvre performative, c’est-
à-dire quelque chose qui se situe « au-delà » du performatif courant, normatif
et descriptif.

On notera que, pour définir ce type d’œuvre, Jacques Derrida choisit, une
fois de plus, de mettre en jeu l’organisation même de son texte. Dans la
dernière partie du livre (IV), il présente sept thèses, propositions ou
professions de foi, dont six ne sont qu’une répétition, tandis que la septième
et dernière, « qui ne sera pas sabbatique »1, mais qu’il « laisse peut-
être arriver à la fin »2, « tente un pas au-delà des six autres vers une
dimension de l’événement ou de l’avoir-lieu ». Ce pas au-delà n’est pas
contrôlable, programmable. Il crève l’horizon, fait irruption, il m’arrive, c’est
u n arrivant qui interrompt toute organisation conventionnelle, un peut-être
d’une force irréductible à celle du performatif classique, qui s’accorde non pas
au possible, mais à l’impossible. Dans cette conclusion, Jacques Derrida fait
appel à tous les thèmes qu’il a développés pendant les quinze années qui
précèdent ce texte : l’invention, le don, le pardon, l’hospitalité, la justice,
l’amitié. Quel est le point commun à ces thèmes ? On peut le trouver dans une
allusion à un « tout autre » qui ne serait pas théologique :

1
Ibid p67

2
Ibid p72

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 86



"Mais vous voyez bien que ce « si », ce « et si », ce « comme si » n’est plus réductible à
l’ordre de tous les « comme si » dont nous avons parlé jusqu’ici. Et s’il se décline selon le
mode verbal du conditionnel, c’est aussi pour annoncer l’inconditionnel, l’éventuel ou le
possible événement de l’inconditionnel impossible, le tout autre – que nous devrions
désormais (cela non plus je ne l’ai pas encore dit ni fait aujourd’hui) dissocier de l’idée
théologique de souveraineté" (L’Université sans condition, op. cit. p76).

Les trois dernières pages du livre touchent à l’activité professionnelle de


Jacques Derrida “lui-même“ - le professorat. Que se donne-t-il pour tâche ?
Produire des œuvres performatives qui répondent à une double condition :

- s’inscrire dans les thématiques dont la liste figure ci-dessus (une


ambition déjà démesurée),

- penser une indépendance inconditionnelle de la pensée [un pur


événement], sans s’exposer à un fantasme de maîtrise souveraine, indivisible
[la répétition d’un schème]. Tout se passe « comme si » le philosophe de la
déconstruction, contraint de situer son activité dans le contexte de l’Aporie
n°2 (caractéristique de l’université), d e v a i t s’exposer à l’Aporie n°1, qui
s’impose à lui depuis un autre lieu, un lieu « tout autre ». L’institution
universitaire étant le lieu du constatif, du conventionnel, du répétitif, il faut y
faire venir les forces du dehors, « qu’elles soient culturelles, idéologiques,
politiques, économiques ou autres » :

"En s’alliant à des forces extra-académiques, pour opposer une contre-offensive inventive,
par ses œuvres, à toutes les tentatives de réappropriation (politique, juridique, économique,
etc.), et à toutes les autres figures de la souveraineté" (L’Université sans condition, op. cit.
p78).

La mise en œuvre de l’autre mode du « si » étant plus que difficile,


impossible, dans le contexte de l’université, il faut en appeler à une autre
topologie : celle du bord. Cette topologie est celle de l’œuvre performative.
Déjà décrite dans La Vérité en peinture pour le parergon kantien ou pour
le supplément pur pictural (celui de Van Gogh comme celui de Cézanne), cette
topologie déborde l’héritage humaniste : elle pose la double question de la
promesse et du commencement.



1.2.6 C é z a n n e , l a p r o m e s s e p e r f o r m a tiv e d ' u n " a u t r e "
performatif.

La phrase Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai a été écrite par
Cézanne peu avant sa mort, dans une lettre à Emile Bernard datée du 23
octobre 19051. Il s'agissait d'un courrier privé, qui n'était évidemment pas
destiné à une large diffusion. Et pourtant la phrase est devenue célèbre. Elle
est constamment citée par les philosophes et les historiens de l'art. Hubert
Damisch s'y est référé parmi les premiers lorsqu'il a expliqué, dans ses Huit
thèses pour (ou contre?) une sémiologie de la peinture (1974)2, que s'il y avait
une vérité en peinture, elle ne pouvait qu'excéder largement les limites d'une
sémiologie.


1
Conversations avec Paul Cézanne, édition critique présentée par P.M. Doran (Ed Macula, 1978) p46

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 87



Jacques Derrida a fait d'une partie de cette citation le titre d'un livre, La
Vérité en peinture, qu'il a préféré à un autre titre qu'il avait initialement
envisagé, Du droit à la peinture. Mais alors que la question de la vérité est
largement traitée dans les quatre textes regroupés dans le livre, la citation de
Cézanne n'y intervient que très peu1. Elle n'est analysée comme telle que dans
le texte supplémentaire qui sert de préface, Passe-partout. Le titre a-t-il été
ajouté a posteriori pour rassembler quatre textes disparates, écrits entre
1972 et 1978? On peut en douter, car les quatre textes semblent répondre à la
question ouverte par cette phrase. En effet, s’il y avait un droit à la peinture, il
supposerait une loi qui en marquerait la limite - une limite que Derrida
analyse sous tous les angles. Qu’il la qualifie de trait ou de parergon, cette
limite est pour lui toujours divisible ou déconstructible. Or la phrase de
Cézanne inaugure un "contrat pictural" où la vérité promise, si elle se "dit", ne
se "dit" que par l'acte de peindre, en tant qu'il franchit les limites. Ce
franchissement pose la question de l’au-delà du performatif.

"La promesse de Cézanne, de celui dont on lie la signature à un certain type d’événement
dans l’histoire de la peinture et qui en engage plus d’un à sa suite, cette promesse est
singulière. Sa performance ne promet pas, à la lettre, de dire au sens constatif, mais encore
de « faire ». Elle promet un autre « performatif », et le contenu de la promesse est déterminé,
comme sa forme, par la possibilité de cet autre. La supplémentarité performative est alors
ouverte à l’infini "(Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978, op. cit., p7).

Dans la phrase de Cézanne, il y a deux performatifs :


1. Une promesse. En disant qu'il doit une vérité, Cézanne ne fait pas que
reconnaître une dette qui existerait déjà (constatif ), il la crée, il la fabrique, il
la produit (Aporie n°2), il l'érige, il prend un engagement nouveau, que
personne n'avait pris avant lui, et qui se transmettra à beaucoup d'autres
après lui (tous les peintres qui se reconnaissent dans cette dette). Quel est
l'enjeu de cette dette? Sur quoi porte-t-elle?

2. Un engagement à produire un autre type de performatif, dans la


peinture elle-même. A partir de Cézanne, il faudra que la peinture soit un
acte2, qu'elle fasse quelque chose. Dans ses Huit thèses, Hubert Damisch
propose une formulation de cet engagement : que la peinture produise elle-
même les éléments dont elle est composée. Jusqu'alors, ce qu'elle exprimait
était subordonné au discours : une histoire, un récit, une action, un geste, un
sentiment, un personnage, un contenu religieux ou cultuel. Désormais, par ce
supplément de performativité, la peinture devra produire ses propres
contenus. Bien que, dans sa lettre, qui est elle-même un fragment discursif,
Cézanne ne montre rien (il ne peint ni ne dessine, il se contente de parler), il
prend l'engagement de ne plus rien dire ni décrire dans sa peinture, qui ne
soit pas dans la lignée initiée par la promesse. L'événement pourrait se dire de

2
Ce texte est paru dans la revue Macula, numéro 2 (1977). Il s'agit du rapport présenté au premier
Congrès de l'Association Internationale de Sémiotique à Milan, du 2 au 6 juin 1974. Hubert Damisch
s'interroge sur la possibilité d'une sémiologie en peinture. A noter que le livre de Jacques Derrida, La
vérité en peinture, 1978, op. cit., peut être considéré comme une réponse (ou un supplément) à ces huit
thèses.

1
Quelques mots à la page 364.

2
Qu'on pourrait nommter « painting act » plutôt que « speech act ».

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 88



la façon suivante : Je m'engage à ce qu'à partir de maintenant, la peinture ne
reconnaisse aucune convention préétablie, qu’elle soit à chaque fois un acte
unique, exclusivement pictural (une tâche probablement impossible, qui pose
tous les problèmes de l’aporie n°1).

Continuons la citation de Passe-partout :



"La promesse dès lors ne fait pas événement comme tout « acte de langage » : en
supplément de l’acte qu’elle est ou qu’elle constitue, elle « produit » un événement singulier
qui tient à la structure performative de l’énoncé – il s’agit d’une promesse. Mais, autre
supplément, l’objet de cette promesse, le promis de la promesse, c’est un autre performatif,
un « dire » qui pourrait bien, nous ne le savons pas encore, être un « peindre » qui ne dise ni
ne décrive, etc." (Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978, op. cit., p7).

Voici qu’est posée, dans toute son ampleur, la question de l’autre


performatif - c’est-à-dire pas simplement du performatif supplémentaire,
mais du performatif tout autre, un performatif qui introduit un autre type de
contrat – ou d’alliance.

Que dit Cézanne? Il écrit, il promet, il reconnaît une dette, il engage sa


signature. Par cet acte de langage, du simple fait qu'il a promis, il est engagé,
et beaucoup d'autres peintres à sa suite. Mais engagé à quoi? Pour quel enjeu?
Sur la base de quelle dette et de quelle promesse? Cézanne ne promet qu'une
chose, peindre, mais pas n'importe comment. L'enjeu de la peinture qu'il
promet est la vérité. Mais il n'est pas question, pour Cézanne, de dire la vérité.
Au contraire! Il est question de renoncer à toute peinture discursive, à toute
peinture parlante, à toute peinture rhétorique, pour privilégier un acte de
peindre, un acte qui donne lieu à l'œuvre en-dehors de toutes les injonctions
de la tradition picturale. La peinture de Cézanne n'est pas intentionnelle, elle
ne dit rien à personne. Sa promesse est paradoxale. D'une part, c'est un dire;
mais d'autre part, si on la prend au sérieux, sous la signature du peintre et
avec les moyens qui sont les siens, elle ne peut être exécutée que sans dire,
sans écrire, sans vérité, sans engagement. S'il y va de la vérité en peinture, c'est
dans un autre idiome que celui de la parole, un idiome dont les quatre vérités
concourent à l'ouverture d'un abîme.

Entre ce contrat dissymétrique cézannien et celui des "spécialistes" de


l'histoire de l'art (Panofsky ou Schapiro) ou de la philosophie (Heidegger), il y
a effectivement un abîme. Selon eux, le peintre, comme le savant qui
l'interprète, désire restituer une vérité que la peinture "rend". Mais la fiabilité
silencieuse sur laquelle la peinture s'appuie, dont témoignent des tableaux
comme le "Double portrait des Arnolfini" ou les "Vieux Souliers" de Van Gogh,
va au-delà. Elle ne se limite à aucun discours. Elle franchit la limite. L'attrait
du tableau vient de cela : il fait passer son cadre, il le déborde, il cherche
autre chose. La logique de l'œuvre est celle du parergon, c'est-à-dire du
mouvement. Le bord subsiste, mais il ne délimite aucune totalité.

Cet au-delà reconduit à Cézanne. Chacun de ses tableaux, chaque objet


peint, chaque trait qui entame l'espace, chaque pomme témoigne d'une
profondeur, d'une chose toute autre que la chose courante. "Oui" dit Cézanne,
la peinture peut s'adresser à cet autre. J'en témoigne, je le démontre. La
"vérité" que je vous dois déborde celle des universitaires. Elle est impossible

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 89



à arrêter - comme la différance.




1.2.7 Le "berechit" des Souliers, un commencement boiteux qui
ne dit pas son nom.

Les dix dernières pages de La vérité en peinture, sont particulièrement
complexes - pour ne pas dire hermétiques. Où Derrida veut-il en venir? Pour
proposer une interprétation, commençons par citer ses trois dernières lignes1,
qui sont aussi les trois dernières lignes du livre2.

- Ça vient de partir.

- Ça revient de partir.

- Ça vient de repartir.

Qu'est-ce qui vient de partir? De repartir? Admettons que ce soient les


Souliers de Van Gogh, en tant que "peinture à l'œuvre"3. Que font ces Souliers?
Comme l'explique Derrida à de nombreuses reprises, ils font marcher. Le fait
que les chaussures soient disparates, dissymétriques, qu’elles ne puissent pas
marcher droit mais plutôt obliquement, qu’elles boîtent, cela n’est pas un
inconvénient, au contraire, c’est indispensable au déclenchement de la
marche. Ce déséquilibre, d’une certaine façon, est un autre nom de la
différance.

Le « Quoi » étant (un peu) clarifié, reste à se demander « Qui » elles font
marcher, ces chaussures. Proposons : le critique d’art (Schapiro), le
philosophe (Heidegger), ou encore quelqu’un, celui qui dit « Je ». Car si le livre
se termine par les trois phrases finales déjà citées (qui ne déclarent pas sa fin
mais au contraire, performativement, que « ça vient de repartir »), il
commence, après l’avertissement, par la phrase suivante :

"Quelqu’un vient, ce n’est pas moi, et prononce : « Je m’intéresse à l’idiome en peinture »"
(Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978, op. cit., p5).

Ce « Je », qui « n’est pas moi », c’est-à-dire qui n’est pas le rédacteur du


texte mais peut éventuellement être son auteur, à moins qu’il ne représente la
figure du déconstructeur en général (à ne pas confondre avec le
déconstructeur en particulier, ce personnage singulier, secret, ni avec le
signataire, ce personnage fictif ) ce « Je » donc, lui aussi, qui pourrait aussi
éventuellement être un spectre (non nommé), attend une vérité. Sinon
pourquoi s’intéresserait-il à l' idiome en peinture? Mais ce ne peut être
qu'une vérité singulière, secrète4, une vérité idiomatique.

1
La vérité en peinture, 1978, op. cit., p436

La Vérité en peinture a été publié en 1978, après Marges de la philosophie (op. cit., 1972). Ce
2

procédé est donc, d'une certaine façon, un remake des signatures du bloc graphique qui terminent le
dernier texte de Marges. v. sur ce point le §4.2.3.1.

Ibid p426.
3

Selon Peter Fenves qui s'appuie sur le fragment d'Héraclite Physis kryptesthai philei, qu'il traduit
4

Everything acts in secret et non pas Nature loves to hide itself, tout acte performatif dissimule ou
obscurcit ce qui le fait agir. « The “essence“ of every performance lies in secrecy, which means that

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 90



Avançons une hypothèse : le quelqu’un étrangement cité dès le début du
livre, ce quelqu'un anonyme, donnons-lui un nom : le reste, ou encore : le trait.
Pourquoi ? Parce que comme eux, il commence par se retirer. Certes, ce reste
ou ce trait n'initie pas, mais par lui l'espace s'entame, l'origine s'ouvre. Or
ouvrir au dehors, selon Derrida, est aussi la fonction de l'idiome. S'intéresser
à l'idiome en peinture, c'est s'intéresser à ce qui, dans le même temps, ouvre à
l'extérieur et commence. L'idiome se manifeste par ce qui, en lui, ne peut être
ni décrit complètement, ni dominé, ni lu, ni traduit, ni formalisé : ce reste
toujours encore réductible, divisible, qui se retire dès le départ et finit par
revenir, ce reste qu'on peut toujours traduire dans une autre langue et qui
revient comme autre, comme parasite. Le système de l'idiome, c'est qu'il
parasite et qu'il peut toujours se laisser parasiter. En jouant des effets de
vérité, il ouvre à l'abîme1. Or - et c’est le point où nous voulons en venir, c’est
exactement ce que font les Souliers.

Ces deux souliers sont-ils différents, ou sont-ils les mêmes? On ne peut


pas savoir, ce qui conduit Derrida à introduire le thème du pari2. La vérité
n’étant pas définissable à l’avance, il faut parier. Les experts, les universitaires
préfèrent éviter le pari. Ils préfèrent la paire à la comparaison, la science au
risque de l'inconscient. Laisser faire la peinture, c'est prendre le risque du
pari. Je parie que ça va repartir : voilà qui peut difficilement se présenter
comme objet d’un travail scientifique (et même d’un travail universitaire).

"Toujours plus de pari. Si bien que le piège marche toujours dans l’entrelacs, soit qu’il
fasse marcher, laisse marcher ou qu’il paralyse" (Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978,
op. cit. p430).

L’œuvre, c’est donc cela : parier que ça va marcher.



"Il ne faut rien rendre. Seulement parier sur le piège comme d'autres jurent sur une bible.
Il y aura eu à parier. Ça donne à rendre. A remettre" (La Vérité en peinture, op. cit. p436).

Cette avant-dernière phrase (avant les trois phrases conclusives, celles du


départ), je propose de la rapprocher d’un étrange renvoi à un Premier
Moteur, dans le premier chapitre de Passe-partout.

"Tout se passera, au bout du compte, comme si je venais de dire : « Je m’intéresse à
l’idiome en peinture ». Et que je l’écrive maintenant plusieurs fois, en surchargeant le texte de
guillemets, de guillemets entre guillemets, d’italiques, de crochets, de gestes pictographiques,
que je multiplie les raffinements de ponctuation dans tous les codes, je parie qu’à la fin
l’initial résidu reviendra. Il aura mis en marche un Premier Moteur divisé »" (Jacques Derrida,
La vérité en peinture, 1978, op. cit., p6).

Et bien sûr le « je » gagne son pari, la prédiction quelque peu téléphonée


se réalise. L’“initial résidu“ [les chaussures c’est-à-dire l’idiome de Van Gogh –

everything recognizable under the category of “speech act“ may hide the fact that it is something else
altogether – a limine, a nonaction : an omission or a passion. This possibility makes every performance
precarious : none can secure its right to be recognized as a performance. The impossibility of any
action's being fully and finally recognizable as an action, however, grants it the possibility of being an
utterly new action, which is to say, the possibility of being an action in the eminent sense : the
beginning of something new » (Out of the blue, Secrecy, radical evil and the crypt of faith , in Futures of
Jacques Derrida, edited by Richard Rand, Stanford University Press, 2001).

1
v. plus loin dans cette « thèse » le chapitre consacré à l'idiome, §4.3.

2
Ibid p 429

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 91



ou de Cézanne, ou d’Artaud, ou de Heidegger] revient à la fin, mais il ne
revient pas n’importe comment, il revient précédé d’un retrait. C'est
pourquoi, cette peinture à l'œuvre, on peut l'appeler Berechit. Est-ce un
hasard si Derrida, juste avant les trois phrases conclusives, cite la bible? Il ne
faut rien rendre. Seulement parier sur le piège comme d'autres jurent sur une
bible1. Un serment est à faire, mais au lieu de jurer sur une bible, c'est sur un
piège qu'il faut parier. On se laisse piéger, et la conséquence est dite au futur
antérieur. Trois temps : (1) Il ne faut rien rendre [les chaussures en tant que
peintures à l'œuvre n'exigent pas qu'on entre dans le cycle des restitutions de
la vérité], (2) mais dès lors que le pari a eu lieu [qu'on laisse marcher ces
chaussures disparates, qui ne peuvent que boîter], (3) on doit rendre,
remettre [on est pris dans les quatre vérités du tableau, jusqu'à l'abîme].

Les Souliers de Van Gogh comme paradigme de l'Origine du monde2, voilà


qui peut sembler étrange, ridicule, irrationnel, insoutenable et non
philosophique. On peut pourtant relire toute la Vérité en peinture sous ce
prisme. La peinture à l'œuvre, dit Derrida, comme le peintre en acte, comme la
production picturale en son procès3, c'est ce qui reste de l'acte du peintre Van
Gogh. Je vous dois la vérité en peinture, disait Cézanne. Van Gogh n'ayant pris
aucun autre engagement qu'à l'égard de lui-même, il faut admettre que rien,
dans ses Souliers, n'est intentionnel ni traduisible en discours. Il n'y a pas
chez lui de dette ni de promesse. Son secret n'est lisible (s'il est lisible) qu'à
même la peinture4. Et pourtant, dans l'entre-deux des Souliers où se crée
l'espacement, l'œuvre paraît.

Il faut écouter les associations libres des dernières pages. Là où le néant


(les sabots vides) rencontre le néant (la nudité des Vieux souliers, ce
parergon sans ergon), vient une rumeur, quelque chose d'audible, une
musique sans sujet, sans objet, un choeur des eaux5. C'est le tableau lui-même
qui s'entend parler.

Que faisait Van Gogh en peignant des chaussures? Il se rendait quelque


chose à soi-même : son secret, le reste crypté de son idiome. Il laissait ses
chaussures là, en solde, ouvertes à l'inconscient de l'autre. Il faut écouter
cette musique (écouter la peinture), entendre en elle ce qui commence et
revient.

- Ça vient de partir.


1
Ibid p436.

2
En concurrence avec un célèbre tableau de Gustave Courbet.

3
Ibid p426. Vieux thème de l'artiste-démiurge identifié à Dieu repris ci-après dans le §3.2.2.1.

4
Dans son commentaire du texte de Derrida sur Camilla Adami, Tête-à-tête, Mireille Calle-Gruber
parle de « l'éclairage d'une “autre espèce de vérité“ qui fait de l'en-présence de la peinture le lieu d'un
questionnement eschatologique » (…). « Ainsi la pensée “sous la responsabilité de la peinture même“
tombe-t-elle en arrêt. Littéralement. Elle fait trembler les catégories qui d'ordinaire lui font la loi et
accréditent ses distinctions » (Portrait de Jacques Derrida en philosophe désarçonné par la peinture
même, à propos des tableaux de Camilla Adami (dans Appels de Jacques Derrida, 2014, op. cit ), pp528-
529.

5
Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978, op. cit., p434.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 92



- Ça revient de partir.

- Ça vient de repartir.

Le texte produit une étrange circularité. Si la Vérité en peinture est,


comme le tableau de Van Gogh, une œuvre performative, elle produit quelque
chose comme un simulacre de commencement.






1.3 Une performativité inouïe.

1.3.1 L'inouï derridien

Dans leur introduction au Cahier de l'Herne (2004), commentant les
différents textes publiés par Jacques Derrida dans ce Cahier, Marie-Louise
Mallet et Ginette Michaud écrivent :

« Ces textes font à nouveau la preuve, si besoin était, de l'exemplaire cohérence de la
pensée de Derrida, de sa force, de sa puissance d'articulation, travaillant toujours au point le
plus sensible, à la fois d'ajointement et de disjointure, des textes minutieusement lus par lui.
Dans tous ces textes qui s'échelonnent sur une quinzaine d'années, il s'attache à repenser,
depuis la logique de ce qu'il nomme l' « im-possible », tous les concepts et affects mis à
l'épreuve dans ces actes de langage, chaque fois d'une performativité inouïe, dans la « vie »
comme dans les textes, que recouvrent ces mots : mentir, pardonner, promettre, parjurer,
témoigner » (p12).

Qu'est-ce que cette « performativité inouïe » dont parlent les deux


introductrices ? En quoi est-elle inouïe, et en quoi différe-t-elle de ce que nous
avons nommé « au-delà du performatif » dans le §1.2 ? En première approche,
l'inouï derridien renvoie à une altérité ou une extériorité qui irait au-delà des
couples d'opposition reconnus. Si les distinctions classiques ou courantes
comme, par exemple, masculin / féminin, âme / corps, audible / inaudible,
nommable / innommable, ou encore le même / l'autre, se brouillent,
s'effacent, disparaissent devant "autre chose", une chose si autre que ce qu'on
peut en dire ou entendre dans le langage courant cède la place à d'autres
articulations à venir, non encore énonçables, alors un mouvement « inouï »
surprend la raison, la transforme, au-delà du savoir et des signes, au-delà
même de la pensée. Or ce mouvement est aussi1 production d'œuvre.

« PRODUCTION veut dire, et allie, tout comme invention, deux choses hétérogènes :
trouver, faire apparaître, mettre en lumière ou en avant, découvrir la vérité de ce qui se
trouvait déjà là (faire à cet égard ce qui était possible, programmable et calculable) mais au
cours ou plutôt à l'instant d'un événement inouï dont la chance est et restera incalculable,
comme la possibilité de l'im-possible. C'est ce que j'appelle l'invention de l'autre » (Tourner
les mots, au bord d'un film, p1182).

Il faudrait renoncer à entendre, à comprendre, à s'approprier l'extérieur, à


distinguer entre le dehors et le dedans3. Souvent, ce lieu de l'inouï est désigné
par le mot : entre. Au-delà de la présence, dans la différance, une dérive affecte

1
Et peut-être nécessairement.
2
Jacques Derrida, Tourner les mots. Au bord d'un film, avec Safaa Fathy (Paris, Galilée et Arte Ed., coll.
« Incises », 2000).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 93



les signes entre l'étant et l'être, entre l'apparaissant et l'apparaître, entre les
unités de la voix et le corps de l'inscription, entre le sensible et l'intelligible,
etc. Chaque fois qu'on fait advenir l'autre, qu'on promet, qu'on pardonne,
qu'on témoigne, qu'on se parjure, qu'on ment, à chaque invention de l'autre, y
compris dans le quotidien, s'annonce l'unicité d'une langue inouïe, à venir4.




1.3.2 Une discordance originaire

Pour caractériser cet acte aussi courant qu'exceptionnel, on peut
s'appuyer sur un texte supplémentaire, L'oreille de Heidegger3, qui apporte un
éclairage « inouï » sur la question de l'œuvre4. En analysant les différentes
traductions et paraphrases heideggeriennes du fragment 53 d'Héraclite :

« Le polemos est le père, le roi de toutes choses, de certaines choses il établit que ce
sont des dieux, d'autres choses que ce sont des hommes; de certains il fait des esclaves,
d'autres des êtres libres »5.

Jacques Derrida écrit :



« Dans le séminaire sur Germanien [séminaire sur Hölderlin tenu par Heidegger en
1934/356], Heidegger est beaucoup plus explicite au sujet de ce qu'il appelle les trois
"Gewalten" créatrices du Dasein historial, à savoir les "puissances de la poésie, de la pensée,
de la création d'Etat". La triade de ces créateurs entend et fait entendre enfin l'inouï du
polemos originaire. Cet inouï, les trois créateurs le portent, ils le portent d'abord en eux, près
d'eux, chez eux, "bei sich" comme une voix muette et à laquelle ils répondent en en prenant la
responsabilité. Ils œuvrent dans cette responsabilité. Cette œuvre est la leur, puisqu'ils
portent l'inouï en eux et en prennent la responsabilité. Mais cette œuvre n'est pas la leur
puisqu'ils ne font qu'entendre l'inouï. Leur œuvre porte seulement le sceau ou la signature
du polemos originaire qui a projeté et développé l'inouï. Nous parlons d'œuvre pour Schaffen,

3
Cet acte, Derrida le nomme aussi « tympaniser la philosophie ». Sans développer ce point, voici
quelques fragments du premier texte de Marges de la philosophie, intitulé Tympan, présenté en double
colonne et séparé des autres textes par la numérotation des pages : "Peut-on crever le tympan d'un
philosophe et continuer à se faire entendre de lui?" (pIII) (...) Il s'agirait, selon un mouvement
d'elle inouï, d'un autre qui ne serait plus son autre (pV) (...) Cela ne peut s'écrire que selon
une déformation du tympan philosophique (pVI) (...) Ceci est - un autre tympan (pXIII) (...)
Tant qu'on n'aura pas détruit ce tympan (...), ce qui ne peut se faire d'un geste simplement
discursif ou théorique (...), tant qu'on n'aura pas détruit jusqu'au concept philosophique de
maîtrise, toutes les libertés qu'on dira prendre avec l'ordre philosophique resteront agitées a
tergo par des machines philosophiques méconnues (pXVIII) (...) Comment mettre la main au
tympan et comment le tympan échapperait-il aux mains du philosophe pour faire au
phallogocentrisme une impression qu'il ne reconnaisse pas, où il ne se retrouve plus (pXXI)
(...) Mais ce qui ne peut sans doute pas se présenter dans l'espace de cette vérité, ce qui ne
peut s'y donner à entendre ou à lire, ou à voir, fût-ce dans le "triangle lumineux" ou l' oculus
du tympan, c'est que cela, un tympan, se crève ou se greffe" (pXXIV) (Citations de « Marges de
la philosophie » op. cit.).

4
Le monolinguisme de l'autre, p126.

3
Publié à la suite de Politiques de l'amitié, op. cit.

4
On pourrait lire Politiques de l'amitié à partir de L'oreille de Heidegger, inversant l'ordre des textes
dans le livre.

5
Combinaison de différentes traductions retenues par Jacques Derrida.

6
Publié en français dans Les Hymnes de Hölderlin, La Germanie et Le Rhin (Gallimard, 1988).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 94



car Heidegger ne cesse, dans les lignes qui suivent, de déterminer ce Schaffen en Werken et
Werk, sans distinguer entre les trois Gewalten du poète, du penseur et de l'homme d'Etat »
(L'oreille de Heidegger, dans Politiques de l'amitié, op. cit. p412).

Le polemos, pour Heidegger, n'est pas une guerre. C'est un conflit, une
force marquante qui vient à l'origine, avant toute anthropologie, un combat
avant lequel il n'y a rien, ou rien qui puisse être entendu. Ce combat, il le
désigne par plusieurs mots aux connotations différentes : Kampf, Walten.
Cette force du commencement qui n'est ni humaine, ni divine, cette force qui
sépare en s'opposant, introduit dissociation, disjonction, scission. Elle ouvre
les failles, les intervalles, les distances, tout en rassemblant. En elle
s'associent les termes grecs polemos, phileîn, logos1.

"Le combat est ce qui tient et maintient l'opposition (Gegensatz). Il la maintient ouverte,
ce qui peut vouloir dire à la fois ouverte au deux de la différence et ouverte, dans et par la
différence, au-delà du deux ou entre les deux. Il est l'ouverture du deux qui maintient non
seulement la différence, l'intervalle entre deux, mais l'entre-deux comme face-à-face du duel,
contradiction dans l'un l'autre, de l'un contre l'autre, de l'un à la rencontre ou à l'encontre de
l'autre" (Politiques de l'amitié, op. cit. p399)"

Le commentaire derridien autour de la question du conflit lie


indissolublement deux mots, polemos e t phileîn, il tend à les faire tenir
e n s e m b l e e n un c o n c e p t un i q u e q u i d o n n e s o n t i t r e a u tex t e ,
philopolémologie. On trouve chez Heidegger d'une part le combat originaire
sous sa forme la plus radicale, extrême, la forme politique qu'on ne peut
dissocier du "Mein Kampf " hitlérien (le combat du peuple allemand), et
d'autre part la dimension sans cesse réaffirmée du logos comme
rassemblement. Avant la parole, avant le discours, l'extrême discord rejoint,
dit Derrida, l'unité du logos. Entre 1927 et 1955, en passant par 1933-35,
Heidegger aurait parcouru la distance qui sépare le combat de l'harmonie, et
il aurait aussi annulé cette distance par un rassemblement général (le logos).

Dans L'oreille de Heidegger, Derrida réitère la révolution du politique que


Nietzsche avait initiée dans sa lecture de l'apostrophe aristotélicienne.
Éennemi, il n’y a point d’ennemi ! » disait Nietzsche, pour appeler à une
amitié / inimitié au-delà du « O mes amis, il n’y a point d’ami », cette
traduction conventionnelle de la phrase d'Aristote. Dans Sein und Zeit,
Heidegger parle d'"écouter la voix de l'ami que chaque Dasein porte près de
lui". Il faut, dit Derrida, écouter la voix de l'ennemi, celle du conflit, du
combat, de la discordance, de la différance, une voix que Heidegger entendait
encore en 1927 par un seul mot, Kampf, dans Sein und Zeit, mais que, en
1955, il n'aurait plus voulu entendre. Heidegger a sacrifié cette voix de
l'ennemi qui s'était imposée à lui dans le contexte trouble des années 1933-
1935, avec notamment le Discours du Rectorat. Il fallait, pour prescrire le
rassemblement du logos, - cette entente ou accord qu'on peut entendre
comme un souci de "réparation" de la violence nazie - , que cette voix reste
inaudible.

L'oreille de Heidegger est sacrificielle. Ce qu'on ne doit plus entendre, il




1
Derrière ces mots, derrière le conflit, le combat, le désajointement, c'est la différance qu'il faut lire,
tandis que derrière philia, accord, harmonie, rassemblement, jointure, ajointement, c'est l' aimance qu'il
faut lire. Sur le rapport entre le concept derridien d'œuvre et l'aimance, v. ci-après le §2.1.5.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 95



faut le sacrifier (ici le combat originaire); mais comme pour tout sacrifice, il
en résulte une dette, une poussée vers la production, la fabrication, la
création, les œuvres1.

Si l'on revient à la citation issue du séminaire Germanien, on pourrait


soutenir que tout le texte intitulé "L'oreille de Heidegger, Philopolémologie
(Geschlecht IV)", ajouté à la fin de Politiques de l'amitié, converge vers une
affirmation ou proposition simple : ce qui se fait entendre dans la création,
dans les œuvres, dans les événements historiques, c'est cette discordance
originaire, inouïe, que Heidegger aurait pu finir par sacrifier. Dans la citation
figurent trois mots essentiels, tous trois difficiles à définir : création, œuvre,
inouï. Parmi ces trois mots, celui de "création" est aujourd'hui ressenti
comme obsolète, presque mystique. Or c'est justement cette question-là, celle
de la création, qui occupe Derrida dans son interprétation du texte de
Heidegger. Créer, c'est "faire entendre enfin l'inouï du polemos originaire"2,
c'est porter l'inouï en soi, comme on porte la voix d'un ami, une voix muette
qui, dans la réinterprétation de Lévinas, appelle à la responsabilité.




1.3.3 Le génie.

a. Il vient en plus, et se retire.

Dans une allocution prononcée en mai 2003 lors d'un colloque organisé à
l'occasion de la remise des archives d'Hélène Cixous à la Bibliothèque
Nationale de France, Jacques Derrida a choisi de donner à son intervention un
titre dérivé du titre officiel du colloque (choisi par Mireille Calle-Gruber)3.

1
A noter que Derrida a donné quatre titres différents à ce même texte, L'oreille de Heidegger. Au
début du livre "Politiques de l'amitié", publié en 1994, on trouve la mention, "Politiques de l'amitié,
suivi de L'oreille de Heidegger". Il y aurait donc dans ce livre deux textes : d'abord la transcription d'une
partie du séminaire tenu en 1988-89, qui donne son titre à l'ensemble; ensuite "L'oreille de Heidegger",
transcription d'une autre conférence prononcée en septembre 1989. Ce dernier texte est-il une sous-
partie du séminaire, "Politiques de l'amitié", ou vient-il après? On ne peut répondre de manière
univoque à cette question, et cette ambiguité est constitutive. En effet Derrida a donné à ce dernier
texte quatre titres : "L'oreille de Heidegger" (titre mentionné au début); Philopolémologie (titre en
résonance avec le brouillage de l'opposition ami / ennemi, qui traverse tout le séminaire); Geschlecht IV
(qui situe ce texte dans une autre continuité, autour de la différence des sexes, après Geschlecht I et
Geschlecht II, Geschlecht III n'ayant, semble-t-il, jamais été publié); Le sacrifice de Heidegger, titre
mentionné seulement à la dernière page du livre.

Une autre observation : il conviendrait aujourd'hui, plus de vingt ans après la publication de
L'oreille de Heidegger, de poser quelques préalables. En effet ce texte de Derrida analyse le retour de
certains mots ou thèmes (par exemple Kampf, Walten) dans l'œuvre de Heidegger sur une trentaine
d'années (1927-1955), et aussi l'interprétation heideggerienne de certains textes pendant la même
période, plus particulièrement le fragment 53 d'Héraclite. Or il apparaît aujourd'hui que ces textes ont
pu être réécrits, que des phrases ont pu être retranchées ou ajoutées, ou que leur chronologie a pu être
modifiée ou maquillée soit par Heidegger lui-même, soit par les éditeurs. Tout le débat autour du
supposé « tournant » de 1937 en est affecté. J'ai pris le parti – peut-être contestable, de ne pas tenir
compte de cet aspect des choses qui implique des discussions extérieures au champ de cette thèse, et
de me limiter strictement à la question de l'inouï dans le texte du livre Politiques de l'amitié.

« L'essence de l'œuvre est le polémos, le polémos de la terre et du monde qui ouvre la terre et le
2

monde dans l'ouverture de l'œuvre » (Vincent Houillon, Derrida et l'intraitable épokhè de l'œuvre d'art ,
dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit., p281).

3
Le colloque qui s'est tenu à la Bibliothèque nationale de France du 22 au 24 mai 2003 avait pour

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 96



Aux trois termes genèses, généalogies, genres (au pluriel), il a ajouté le mot
génie. En français, explique-t-il, ce mot ne peut se dire qu'au masculin
singulier, ce qui donne pour titre : Genèses, généalogies, genres et le génie.
Dans cette formulation, le génie (au singulier) s'ajoute aux trois
éléments génétiques (au pluriel). Commençant lui-même par "gén", il vient en
plus, en excès, comme une force monstrueuse, inhumaine, qui prolonge la
genèse en ne se pliant à aucune généalogie, qui forme à lui seul un genre en
perturbant les genres établis.

Il s'ajoute donc, mais, en s'ajoutant, il se retire. Toujours singulier, il se


soustrait du commun, du partageable, de la différence des sexes, de l'art, de la
littérature, de la série des mots en "gen" qui commande l'appartenance : la
généalogie, la genèse, le genre, etc.. (Et s'il ne s'en soustrait pas, il en est
exclu). Sans ce retrait, cette séparation, cette désaffiliation, l'œuvre à laquelle
il donnerait naissance ne ferait pas événement, au sens fort que Derrida
donne à ce mot.

b. Sa puissance, c'est son secret.


Comme si le titre de son livre, Genèses, généalogies, genres et le génie


n'était pas suffisamment explicite, Jacques Derrida a ajouté un sous-titre : Les
secrets de l'archive. Qu'est-ce qui fait le lien entre l'œuvre, le corpus, l'archive?
Et qu'est-ce qui fait sa puissance? Ce qui se trouve dans l'œuvre, le corpus,
l'archive, mais n'y est pas : le secret, le génie. Sous-entendu : Hélène Cixous
donne tout, mais son secret, son génie, ils ne peuvent se donner (au sens
courant du terme) ni s'archiver. S'ils se donnent, c'est sur un mode qu'aucun
archiviste ni archonte ne peut percer. Entre le secret comme tel (préservé,
intact) et son apparaître phénoménal (l'œuvre marquée par le génie), la
limite est, aussi indécidable qu'entre un rêve et le récit d'un rêve 2. La « toute-
puissance autre » de la littérature, telle que nommée par Hélène Cixous3, n'est
pas explicable. C'est le secret même - le secret de l'œuvre et aussi, ajoute
Derrida, du génie.

Une œuvre de génie se met elle-même en mouvement. Dans un autre texte


écrit vingt ans plus tôt, Jacques Derrida évoque déjà le génie à propos de la
célèbre formule de Shakespeare mise dans la bouche d'Hamlet,The time is out
of joint.

« Une saisissante diversité disperse dans les siècles la traduction d'un chef d'œuvre,
d'une œuvre de génie, d'une chose de l'esprit qui semble justement s'ingénier. Malin ou non,
un génie opère, il résiste et défie toujours à l'instar d'une chose spectrale. L'œuvre animée
devient cette chose, la Chose qui s'ingénie à habiter sans proprement habiter, soit à hanter, tel
un insaisissable spectre, et la mémoire et la traduction. Un chef d'œuvre toujours se meut,
par définition, à la manière d'un fantôme » (Spectres de Marx, op. cit. p42).

titre : « Hélène Cixous : Genèses Généalogies Genres ». Il a fait l'objet d'une publication en 2006 sous le
titre Genèses Généalogies Genres, Autour de l'œuvre d'Hélène Cixous , sous la direction de Mireille Calle-
Gruber et Marie Odile Germain. On y trouve un entretien avec Jacques Derrida, mais pas son texte, qui
est publié à part, « en plus ».

Sur la question du secret dans sa relation avec l'œuvre de Derrida en général, on se reportera à la
2

quatrième partie de cette « thèse ».



3
Dans le Prière d'insérer de son livre Manhattan, Lettres de la préhistoire (Galilée, 2002), paru
quelques mois avant la conférence de Jacques Derrida à la BNF.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 97



Son génie, c'est d'appeler les traductions, de les laisser se multiplier, aussi
justes les unes que les autres, tout en restant hantée par cette chose qui leur
résiste. C'est cette chose secrète, insaisissable, qui imprime son mouvement à
l'œuvre. On ne peut pas élucider l'essence d'un génie, mais on peut
l'apostropher, l'interroger. Qui es-tu? Cette question qui semble s'adresser à
un auteur, ne s'adresse qu'à son secret. Qui est tu? écrit Derrida1. Qui est celui
qui, étant tu, reste dans le non-dit, le non-dicible? Pourquoi ce mutisme du
"Qui" est-il impénétrable? Ce "qui' n'est pas seulement un "qui", c'est aussi un
"quoi" : "ce qui arrive", qui ne relève ni d'une volonté, ni d'une décision2.

c. Une inconditionnalité contingente.


Le génie qui arrive, il "eût pu" ne pas arriver. Cette contingence, ce "peut-
être", ne s'ajoute pas au génie : c'est le génie même (s'il y en a, et si l'on peut
nommer le génie sur ce mode ontologique du verbe être). Le génie est un
coup du destin. Il "eût pu" tomber ailleurs, mais c'est ici qu'il est tombé, "au
lieu d'un autre"3. Au lieu de cette rencontre, il aurait pu y en avoir une autre,
une autre scène primitive, tout aussi contingente. Toutes les histoires de
génie commencent ainsi, par un aléa inéluctable qui fait de chaque cas un cas.
Pour Derrida, cette rencontre, qu'on peut lire comme une condition passée,
est une "inconditionnalité absolue"4. En effet aucune condition effective ne
peut conduire à la réitération d'un événement qui arrive ainsi, sans
détermination ni raison, comme ça, par ce qui ressemble à un hasard. Quand
il arrive, c'est trop tard pour en décider. L'événement aurait pu tout autant ne
pas arriver, et d'ailleurs nul ne saurait être sûr qu'il soit vraiment arrivé. Il
reste lié au "peut-être".

Le génie n'est jamais certain. Il peut toujours être suspecté de simulacre et


de contrefaçon. Sa vérité vertigineuse, c'est que ce qu'il fait, il le contrefait; il
n'est authentique que s'il peut se transformer instantanément en faux
monnayeur ou en malin génie, tout en préservant sa génialité. Sa position
alors n'est pas si éloignée de l'hypothèse cartésienne du Malin Génie. Mais
qu'on ne puisse jamais prouver le don du génie ne prouve pas qu'il n'y en ait
pas. Même si personne n'en sait rien, ni le donateur ni le donataire, même si
l'événement ne s'inscrit dans aucune série qui permette de le nommer ou de
le légitimer, même si nul n'a conscience de le donner ni de le recevoir, même
s'il n'est jamais reconnu ou entendu comme tel, il peut arriver. Le don inouï
qui arrive alors est inépuisable, inappropriable. On ne peut l'accueillir que
sur le mode d'une alliance dont rien ni personne n'assure la pérennité.

d. Un performatif inouï, au-delà des genres.


Dans Genèses, généalogies, genres et le génie, la question du genre sexuel


est mentionnée plusieurs fois5. Tout le texte en est hanté, parasité sous

1
Genèses, généalogies, genres et le génie, op. cit. pp10, 44.

2
Sur le Qui et le Quoi, voir ci-après §2.3.

3
Ibid p97

4
Ibid p99.

5
Ibid pp10-13, 29, 78-9.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 98



différents vocables (genres littéraires, générique, généricité, genos, espèce)
qui apparaissent presque à chaque page6. Pourquoi l'interrogation sur la
différence des sexes serait-elle indissociable d'une autre interrogation,
portant sur l'essence de la génialité? "Le génie vient excéder ou déranger
l'ordre de l'espèce ou la loi du genre", "il excède la généralité en tout genre ou
la généricité de tout genre", ou encore "toute loi du genre, ce qu'on appelle le
genre dans les arts, par exemple les genres littéraires, ou ce qu'on appelle le
genre sexuel, la différence des sexes. Sans parler du genre humain en
général"7. A travers la question du genre sexuel, on touche à ce qui est inouï
dans le génie : ce qu'il fait, sa performativité, son excès de performativité, une
sorte de surenchère inarrêtable de performativité qui déborde ce que, dans
Limited Inc (1988), Derrida appelait l'au-delà du performatif. Avec le texte sur
le génie dont le titre, en 2003, démultiplie quatre fois la lettre G (dont on
connaît l'importance chez Derrida depuis Glas8), il ne s'agit plus de
généraliser l'acte de langage à tout le discours, qu'il soit constatif ou pas, il
s'agit d'en faire autre chose : une transformation singulière, unique, datée, où
toute possibilité de genèse, généalogie, genre est subsumée sous une autre
catégorie, elle aussi reprise de la tradition.

Pour élargir ainsi le statut du génie, il faut infléchir le mot "génie" vers un
statut d'exception. Au lieu de le lire au masculin singulier, comme le
prescrivent l'usage et la grammaire, Derrida choisit de le lire au féminin
pluriel. "La" ou "les" génie(s) [féminin singulier et pluriel inséparables] ne
sont plus rabattus sur un nom, un auteur. Avec le dédoublement pluralisant
du mot, le commencement connoté par le génie se mue en une singulière
scène primitive dépourvue de père, de mère, de généalogie et d'ascendance.
Voici une naissance qui est aussi une grâce, un surgissement sans dette.

Que fait le génie? En étant donné, il donne, mais ce qu'il donne ne se


transmet pas, ne circule pas. La toute-puissance-autre de la littérature ne se
borne pas à la préservation du secret. Elle offre au lecteur la possibilité de se
retirer de toute souveraineté, de tout pouvoir de décision. Elle donne à lire,
mais en privant le lecteur de toute appropriation. Et comment fait-elle cela?
En traçant une limite indécidable entre ce qui reste caché et ce qui se montre.
Ce n'est plus le lecteur qui a le droit de trancher (ou de ne pas trancher) entre
la réalité et la fiction, entre l'événement réel et le fantasme, entre le
témoignage et l'invention, c'est la littérature même. Cette puissance-là reste
la sienne. Le lecteur sevré de souveraineté reçoit un autre don : celui de
l'autre, de l'hétéronomie. En restant le lieu absolu du secret, la littérature
oblige à faire l'épreuve de l'hospitalité inconditionnelle. Sa loi, c'est qu'avant
toute condition ou norme, avant toute attente, toute invitation, elle expose à



6
Cette insistance pour que les genres littéraires ne soient jamais dissociés des genres sexuels est à
rapprocher de celle d'Hélène Cixous, qui a publié sous sa signature 26 livres aux éditions des Femmes
entre 1975 et 2010, depuis le Rire de la Méduse. Une université qui ne respecterait plus les distinctions
entre savoirs, facultés ou genres s'engagerait en même temps dans un au-delà de la différence des sexes
aux conséquences incalculables.

7
Ibid, pp9-10.

8
cf par exemple Glas pp24s autour de glas, glaner, gel, etc.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 99



l'autre, elle fait aller au-devant du danger, elle jette sur la jetée de l'autre.

Pour Derrida, cette puissance de la littérature est liée à une époque


déterminée, "une situation sans équivalent au monde et dans l'histoire de
l'humanité"1. Cette situation est celle où la possibilité de trancher entre le
littéraire et le non-littéraire, entre ce qui est classé dans l'œuvre et ce qui ne
l'est pas, entre ce qui relève du réel, du référent, et le matériau mis en œuvre
dans l'œuvre, cette possibilité est retirée aux professionnels, aux archivistes,
aux archontes autant qu'aux lecteurs, aux experts et aux interprètes. Il
devient de plus en plus difficile, indécidable, de délimiter le corpus, de lui
donner une date, de l'inscrire dans une catégorie2, de déterminer ce qui est
secret ou non secret, public ou privé. C'est la genèse même de la loi qui est en
jeu, ce qui pose aux bibliothèques ou aux récipiendaires d'archives des
problèmes pratiques, techniques, et aussi juridiques (droit d'auteur) et
éthiques.

C'est là, dans cette indécidabilité, dans cette limitrophie, que gît le pouvoir
de la littérature d'ajourd'hui.

Il faut de l'invention, du génie, telle est l'injonction derridienne dont nous


héritons, la tâche irréductible qu'il s'est imposée à lui-même3 et à laquelle
nous ne pouvons qu'acquiescer. Il faut lutter pour cela, mais cette lutte n'est
ni celle du créateur, ni celle de l'auteur. C'est celle qui facilite le libre accès à
un espace assez ouvert pour que les œuvres puissent survivre - selon leur
légitimité et aussi selon leur force, leur nécessité, leur inventivité productive.






1.3.4 Une inconditionnalité absolue, inouïe.


1.3.4.1 Un concept d' « inconditionnalité absolue », distinct
de chacune des inconditionnalités.

"De tout ce qui arrive, de tout événement, qui par essence est imprévisible et contingent,
on dit, on doit pouvoir dire et on pense en effet, on sent bien : c'eût pu être autrement, c'eût
pu être quelqu'un d'autre. Ce SUPU est l'a b c, si je puis dire, de l'expérience de

1
Genèses, généalogies, genres et le génie, op. cit. p68.

2
Michel Lisse place en exergue de son livre Jacques Derrida (édité en 2005 par l'ADPF, Ministère des
Affaires Etrangères) la phrase suivante : « Encore, maintenant, et plus que jamais, plus désespérément
que jamais, je rêve d'une écriture qui ne serait ni philosophie, ni littérature, pas même contaminée par
l'une ou l'autre, tout en gardant, je n'ai aucun désir d'y renoncer, la mémoire de la littérature et de la
philosophie ».

3
Dans son intervention à la Décade de Cerisy ( dans Le Passage des frontières, 1994, op. cit.)
intitulée Une philosophie trans-continentale (Le Génie de Derrida), Didier Cahen distingue entre
deux déconstructions, deux inspirations, l'une qui serait liée à un travail sur la philosophie, et l'autre
qui « dans sa quasi-version originale, ne tiendrait qu'à son génie » (p47). Cette dernière, la « pensée-
Derrida », dans la solitude de son destin, serait « une entreprise interminable de pensée, une entreprise
de construction de la vie, selon son propre génie . Peu importe, à la limite, qu'il s'agisse du génie que je lui
prête – que j'appelle trans-continental, donc – ou du génie qu'il laisse à son fantôme (selon sa propre
traduction) » (p48).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 100



l'événementialité de l'événement, avant même toute alternative entre performatif et
constatif. Ça arrive, il ou elle arrive, c'eût pu arriver ou ne pas arriver, c'eût pu être autrement
ou quelqu'un d'autre. L'un arrive toujours là où c'eût pu être l'autre, l'un, c'eût pû être l'autre.
SUPU est le rapport entre l'un et l'autre. Au conditionnel passé, certes, cela veut dire que
l'inconditionnel a vraiment été inconditionnel, il a eu lieu et les conditionnalités
conditionnantes sont au conditionnel passé. Elles sont devenues inconditionnelles. C'est ce
que j'appelle l'inconditionnalité absolue, qu'il s'agisse de don, d'hospitalité ou d'amour
dignes de ce nom" (Genèses, généalogies, genres et le génie, op. cit. p99).

On peut, partant de cette citation, tracer un trait entre une certaine


définition du génie - celle que, implicitement, Jacques Derrida laisse planer
sur son œuvre - et une certaine définition de l'inconditionnalité absolue -
celle qu'on trouve dans le seul texte qu'il ait écrit et qui contienne, dans son
titre, l'inconditionnel : L'Université sans condition.

D'un côté, toutes les inconditionnalités "dignes de ce nom", celles dont on


peut essayer de faire la liste, sont absolues. En effet c'est l'inconditionnalité
elle-même qui, par définition, est absolue, et donc, s'il y en a, les
inconditionnalités le sont aussi. Mais d'un autre côté, on peut se référer à
l'"inconditionnalité absolue" comme concept distinct , celui d'une
inconditionnalité "en général", d'une inconditionnalité "sans pouvoir"1, qui
mérite une analyse particulière car il permettrait, en tant que concept, une
approche de ce qui fait la singularité irréductible de la construction
derridienne. Dans la citation ci-dessus, tout part de Proust qui aurait inventé
la graphie SUPU pour dire "c'eût pu", c'est-à-dire ce qui aurait pu arriver ou
ne pas arriver, arriver de cette façon ou d'une autre. A partir du moment où
c'est arrivé, où la conditionnalité s'est inscrite dans la mémoire2, il n'y a plus
de condition, l'événement se donne comme absolument contingent, et donc,
comme absolument inconditionnel. Sans doute cette logique vaut-elle pour
toutes les inconditionnalités. Mais l'exemple de Proust et d'Albertine pourrait
se retrouver sur un autre mode dans la question qui nous occupe : il y aurait
eu un jour un événement contingent qui aurait impliqué le jeune Jacky dans la
philosophie. Cet événement était aléatoire, aussi aléatoire que la rencontre
d'Albertine. Mais voilà que, dans la philosophie, il a fait irruption. Cet
événement qui n'a rien de philosophique, qui est l'autre de la philosophie3,
d'une contingence absolue, restée secrète, cet événement qui eût pu ne pas
arriver a fait venir cette œuvre-là dans la philosophie, comme
inconditionnalité absolue. Et c'est pourquoi, cette œuvre, on peut la lire, à tort
ou à raison, comme inouïe, voire géniale.

Le champ privilégié dans lequel Derrida intervient n'est ni la littérature, ni


le théâtre - ce qui le distingue des autres signatures éponymes du génie,
comme Shakespeare, Genet, Proust, Joyce où Hélène Cixous. Même quand il

1
Jacques Derrida, L'Université sans condition, op. cit., note 1, p15.

2
Il aura fallu que Proust rencontre Albertine pour qu'il devienne un génie.

3
J. Hillis Miller : « L'acte de langage performatif que Derrida a à l'esprit est une réponse à l'appel de
ce qu'il appelle le “tout autre“. Une telle réponse est, dans une certaine mesure, passive. Elle constitue
une soumission, obéit à un appel ou à un ordre. Nous ne pouvons rien faire d'autre que professer la foi
dans cet appel ou y faire allégeance. Seul un tel acte de langage constitue un authentique “événement“
qui rompt le cours déterminé de l'histoire. Un tel événement est “impossible“ » Une profession de foi
(dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit.) p307.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 101



travaille des textes littéraires, même quand il se réfère à sa vie, son
autobiographie, c'est toujours en rapport avec ce qu'il faut bien appeler un
travail théorique, philosophique. C'est donc dans ce champ qu'il faut repérer
les traits qu'on pourrait qualifier de géniaux - même et surtout si ces traits
n'ont rien de philosophique. Tentons de les situer à partir d'une autre
citation, déjà mentionnée dans ces pages :

"J'en appelle au droit à la déconstruction comme droit inconditionnel de poser des
questions critiques non seulement à l'histoire du concept d'homme, mais à l'histoire même
de la notion de critique, à la forme et à l'autorité de la question. Cela implique le droit de le
faire affirmativement et performativement, c'est-à-dire en produisant des événements, par
exemple en écrivant, et en donnant lieu (ce qui jusqu'ici ne relevait pas des Humanités
classiques ou modernes) à des œuvres singulières" ( L'Université sans condition, op. cit. p14-
15).

Une affirmation inconditionnelle n'a pas à s'inscrire dans un savoir ni dans


un fonctionnement institutionnel. Le genre d'œuvre qu'elle produit est
difficilement situable, énigmatique. C'est un "autre" genre d'œuvre, un "autre"
concept d'œuvre qui fait arriver quelque chose aux concepts traditionnels : la
vérité, l'humanité, la raison, etc.. D'où vient la force de ces œuvres? C'est la
question qu'on peut poser, à propos de Derrida lui-même.




1.3.4.2 L'irruption de l'inconditionnel dans l'université,
comme autre de l'université.

L' u n i ve r s i t é e s t , p o u r D e r r i d a , l e l i e u p a r exc e l l e n c e o ù l e s
inconditionnalités se déploient : liberté de questionnement, de proposition,
sans tenir compte ni des frontières nationales, ni d'aucune limitation externe;
liberté absolue de déconstruction; inviolabilité ou immunité "quasi-absolue"
de l'université; droit à tout dire dans l'espace public; droit illimité à poser des
questions critiques, y compris si ces questions mettent en cause le principe
de raison (son fondement, sa finalité); droit à déconstruire les dispositifs
institutionnels; droit à élaborer de nouvelles Humanités, un autre concept de
l'homme, à s'ouvrir aux forces du dehors (institutions, savoirs, politique,
théâtre, littérature, réseaux ou autres), à résister à toute tentative de
réappropriation; droit à transformer les techniques de communication et
d'archivage; mise en place de structures indépendantes, absolument
nouvelles pour remplacer celles que les nouvelles technologies déstabilisent
et désorganisent; droit à professer selon sa foi, sans tenir compte des
autorités reconnues; droit à reconsidérer la topologie de l'université, son
organisation interne; droit à engendrer des œuvres singulières dépourvues
de précédents - tout cela doit pouvoir être affirmé, performativement et
surtout sans condition. S'il est question d'une université à venir, ce serait celle
qui légitimerait sans limitation toutes ces exigences. Le titre du livre, comme
on le voit, ne doit rien au hasard : il n'est d'université, pour Derrida, que sans
condition.

Le génie vient en trop, explique Derrida au début de Genèses, généalogies,


genres et le génie. Il arrive en excès comme une force monstrueuse,

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 102



inhumaine, qui ne se plie à aucune généalogie et perturbe les genres établis;
mais par sa singularité, il se soustrait du commun, du partageable, et se retire.
Ainsi opèrent les inconditionnalités dans l'université : tellement excessives
qu'elles ne peuvent que se soustraire à toute épreuve du réel. Et ainsi opère
aussi l'œuvre derridienne : tellement absolue qu'elle creuse la distance avec
ce lieu où elle est née et a grandi : l'université. Mais cette distance qu'elle
creuse, c'est ce qui opère comme fondement.




1.3.4.3 Un équilibre instable.

"Voici, je suis ici le corps enseignant. Je - mais qui? - représente un corps enseignant, ici, à
ma place, qui n'est pas indifférente" (Du droit à la philosophie, op. cit. p142).

Jacques Derrida pointe, dans l'université, l'évitement de la première


personne du singulier, et aussi le refoulement du corps et du sexe. Le corps
enseignant n'a pas de visage. Neutralisé, anonyme, il joue le mort, s'érige
dans une rigidité qui est celle du cadavre. Il n'efface pas seulement le lieu où il
parle (la salle de classe), mais aussi le corps socio-politique qu'il représente.
Comment le philosophe pourrait-il, lui, éviter d'éroder et de réprimer le
corps? Alors que le thème du corps enseignant a été abordé par Derrida dès le
début de l'année scolaire 1974-75, le thème de l'inconditionnalité n'est
développé que quelques années plus tard (on le trouve en juin 1979, dans le
discours prononcé pour l'ouverture des Etats Généraux de la Philosophie1).
En 1974, Derrida hésite, de manière significative, à dire "je". "Je - mais qui? -
représente un corps enseignant", écrit-il. Qui est ce "je"? On ne peut pas le
savoir, on ne sait pas qui parle. Et pourtant il faut bien que ce "je" pose
quelque chose, qu'il ait quelque part une thèse.

"Quand je dis que je pose des questions, je feins de ne rien dire qui soit une thèse. Je feins
de poser quelque chose qui au fond ne se poserait pas. La question n'étant pas, croit-on, une
thèse, elle ne poserait, n'imposerait, ne supposerait rien. Cette neutralité prétendue,
l'apparence non thétique d'une question qui se pose sans même avoir l'air de se poser, voilà
ce qui construit le corps enseignant" (Du droit à la philosophie, op. cit. p142).

Le performatif derridien est doublement inouï. D'un côté il met en acte ou


en œuvre un événement qui aura été aléatoire et ne cesse de l'être, malgré le
déroulement de ses conséquences; et d'un autre côté il laisse faire une
dépolarisation générale dont les effets sont inanticipables2. A cette double
incertitude s'en ajoute une autre, peut-être encore plus inquiétante.
Comment distinguer l'œuvre "géniale" construite entre ces deux balises d'un
faux-semblant, d'une imposture? Comment distinguer un événement digne de
ce nom, de ce qui se passerait "comme si" un événement arrivait? Ce concept

1
Jacques Derrida a largement contribué à l'appel convoquant les Etats Généraux de la Philosophie
qui se sont tenus à la Sorbonne à partir du 16 juin 1979.

2
« Cette performativité originaire qui ne se plie pas à des conventions préexistantes, dont la force
d e rupture produit l'institution ou la constitution, la loi même, c'est-à-dire aussi le sens qui paraît, qui
devrait, qui paraît devoir le garantir en retour. Violence de la loi avant la loi et avant le sens, violence qui
interrompt le temps, le désarticule, le démet, le déplace hors de son logement naturel : « out of joint » »
(Didier Cahen, Vademecum - Monologues de l'autre, dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit.,
p375).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 103



du "comme si" est au coeur de la réflexion menée dans L'Université sans
condition. Si l'événement "digne de ce nom" est irréductible au performatif
traditionnel, s'il n'est ni contrôlable, ni programmable, ni anticipable, s'il ne
suppose ni pouvoir, ni habilitation, si son contexte n'est jamais absolument
déterminable, alors on ne peut pas le distinguer d'un "faux" événement (une
fausse monnaie, une mystification). En l'absence de critère, seule sa force
détermine son succès ou son échec. Cette force, c'est la force de l'autre, du
tout autre qui vient en supplément du performatif. Une telle force ne peut se
manifester que dans des œuvres.

De même que tous les peintres qui ont écrit après Cézanne sont engagés
par la promesse de Cézanne, tous les philosophes (ou plus largement les
penseurs) qui ont écrit après Derrida seraient-ils engagés par cette promesse,
de souscrire à une performativité inouïe? Je ne parle pas ici seulement des
philosophes derridiens, je parle de tous les philosophes, y compris ceux qui
ignorent la déconstruction, ceux qui la combattent, ceux qui développent leur
activité en termes purement constatifs, sans se préoccuper de quelque
performativité que ce soit, et même ceux qui n'en ont jamais entendu parler.
Peut-être cette question pourrait-elle être posée, au-delà de la philosophie, à
tous les universitaires; mais limitons-nous, pour l'instant, aux philosophes, ou
à ceux qui se reconnaissent dans ce nom. Peuvent-ils, aujourd'hui, faire
comme si leur parole n'était pas étayée sur un corps? Comme si leurs écrits
étaient objectifs, scientifiques, comme si leur engagement dans leur propre
travail ne reposait pas sur une question de foi?

D'un côté, la démarche derridienne est irréductible à un contexte


historique, à certaines conditions d'émergence, à ce qu'on pourrait appeler
un horizon problématique partagé. Elle est unique, singulière, improbable, et
c'est pourquoi elle peut être ignorée, exclue, rejetée, oubliée. Mais d'un autre
côté, ce qui est arrivé une fois, l'énonciation géniale des modalités d'une
certaine performativité, cette énonciation a eu lieu. Tant que sa trace n'est pas
perdue (ce qui peut toujours arriver), elle s'impose inconditionnellement,
absolument - dans le champ de la philosophie et probablement aussi ailleurs,
là où on l'attend le moins.






1.4 L'œuvre est un don de l'autre, elle l'invente.

On parle couramment de "donner un spectacle", "donner un concert",
"donner une représentation". Que faut-il entendre par là?

1.4.1 Il faut donner

D'un côté, le don s'inscrit dans une économie, il prend place dans la
circulation des biens, des signes ou des marchandises. Mais d'un autre côté, il
n'y a don qu'à condition de rompre cette économie, de perturber le cercle qui
fait revenir ces biens à leur point de départ. De cette tension entre

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 104



l'économique et l'anéconomique, Jacques Derrida déduit que le don est
impossible, il est la figure même de l'impossible1. Partout où domine le cours
circulaire du temps, partout où les choses reviennent à leur point de départ,
les conditions de possibilité du don ne sont pas remplies. Il ne peut y avoir
don - s'il y en a - qu'à l'instant où une effraction a lieu dans le cercle - mais
alors l'événement du don ne peut pas avoir lieu, il est annulé.

On ne peut détacher cette structure paradoxale du don de celle de l'oubli.


Pour qu'il y ait don (c'est-à-dire que le don soit autre chose qu'un échange), il
faudrait que soit oublié l'acte intentionnel du don, qu'il ne soit plus perçu
comme tel, qu'il n'apparaisse plus, qu'il ne laisse absolument plus rien
derrière lui, ni lien, ni dette, ni reconnaissance d'aucune sorte. Un tel oubli
radical, absolu, ne peut pas être expérimenté. Il suffit que le don soit reconnu,
identifié, gardé, arrêté par un sujet, pour qu'il soit transformé en échange
symbolique et détruit.

S'il y avait du don, il devrait être fait sans calcul, sans économie, sans
échange, comme celui d'Abraham sacrifiant son fils. Il ne procèderait ni d'un
souci de générosité, ni d'une fraternité, mais de l'expérience de la liberté. Il
resterait pour toujours inlocalisable et secret, n'induirait aucune réciprocité,
et même aucun souvenir. Un tel don ne pourrait raisonnablement avoir lieu :
ce serait une folie. Mais cette folie ne cesse de nous menacer. On la rencontre,
par exemple, dans l'amitié ou dans tout ce qui arrive comme œuvre - c'est-à-
dire performance, acte de donner, quel qu'en soit le contenu. Cet acte est une
force disséminatrice ambiguë et complexe, qu'on ne peut jamais réduire à une
seule logique, qui n'est jamais limitée par aucune ligne, aucun bord, comme le
montre l'usage idiomatique du mot "don"2.

On ne peut, dans la pensée derridienne, séparer la problématique du don


de celle de l'écriture, de la trace ou du texte : chaque fois, un trait, une lettre,
une langue, un corpus ou une œuvre nous sont donnés, sans que rien
d'identifiable - ni sujet, ni intention - ne reste de son origine ou de son point
de départ. L'instance donatrice est morte, mais le don continue à produire des
effets. Avant le commencement, avant la parole, avant la loi, il y a eu ce
premier don, ce premier partage qui semblait ne rien donner, mais sans
lequel il n'y aurait ni confiance, ni croyance, ni promesse possibles. En ce
point, le concept de don rejoint d'autres concepts : la nature donnante et
donnée, qui sous cet angle se rapproche de la différance.

Il faut donner. Cette loi extérieure au cercle de l'échange nous engage dans

1
« Si la figure du cercle est essentielle à l'économique, le don doit rester anéconomique. Non qu'il
demeure étranger au cercle, mais il doit garder au cercle un rapport d'étrangeté, un rapport sans
rapport de familière étrangeté. C'est en ce sens peut-être que le don est l'impossible. Non pas
impossible, mais l'impossible. La figure même de l'impossible. Il s'annonce, se donne à penser comme
l'impossible. C'est par là qu'il nous serait proposé de commencer. Et nous le ferons. Nous
commencerons plus tard. Par l'impossible » (Derrida, Donner le temps. 1. La fausse monnaie op. cit.
p19).

Marcel Mauss lui-même (Essai sur le don, Forme et raison de l'échange dans les sociétés
2

archaïques, texte de 1923-1925, réédité aux PUF, 2007) s'engage. Il met le travail salarié au centre
de la solidarité sociale, comme un don qui appelle une contre-partie au-delà du seul salaire. Son texte se
termine par une série de prescriptions éthiques, juridiques et politiques qui montrent qu'il est partie
prenante à la question du don.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 105



ce cercle, elle le fait tourner. C'est un devoir, une obligation, une nécessité qui
tient à notre rapport ambigu à la langue. L'œuvre, comme le langage, est à la
fois un phénomène de don-contre-don, un donner/prendre, et une pure
donation, absolument dissymétrique.




1.4.2 Donner le donner.

L'œuvre n'est donnée ni par son auteur, ni par son propriétaire. Elle est
donnée, impersonnellement, en telle circonstance ou en tel lieu - comme on
donne un concert ou un spectacle. Qu'il y ait un metteur en scène, des
interprètes, un programme annoncé à l'avance, une organisation, une
rentabilité financière, ne change rien au don de l'œuvre : en tant que telle,
elle n'entre dans aucun échange, aucune compensation, aucune rétribution ni
contribution à quoi que ce soit. Tout se passe comme s'il n'y avait ni motif, ni
explication, ni cause, en tous cas dans l'ordre apparemment immobile qui est
celui de l'œuvre elle-même, telle qu'elle se présente. Pourtant quelque chose
arrive, une perturbation, un désordre inexplicable, inanticipable,

“L'événement et le don, l'événement comme don, le don comme événement doivent être
irruptifs, immotivés - par exemple désintéressés. Décisifs, ils doivent déchirer la trame,
interrompre le continuum d'un récit que pourtant ils appellent, ils doivent perturber l'ordre
des causalités : en un instant. Ils doivent, en un instant, d'un seul coup, mettre en rapport la
chance, le hasard, l'aléa, la tukhè, avec la liberté du coup de dé, avec le coup de don du
donateur ou de la donatrice. Le don et l'événement n'obéissent à rien, sinon à des principes
de désordre, c'est-à-dire à des principes sans principe" (Derrida, Donner le temps. 1, la fausse
monnaie, op. cit. p157).

Et ce qui arrive, bien qu'inexplicable et indescriptible, peut vous changer


de part en part.

"[Le don] doit ouvrir ou rompre le cercle, rester sans retour, sans l'esquisse, fût-elle
symbolique, d'une reconnaissance. Au-delà de toute conscience, bien sûr, mais aussi de toute
structure symbolique de l'inconscient. Le don une fois reçu, l'œuvre ayant fait œuvre jusqu'à
vous changer de part en part, la scène est autre et vous avez oublié le don, le donateur ou la
donatrice. L'œuvre alors est "aimable", et si l'"auteur" n'est pas oublié, nous avons pour lui
une reconnaissance paradoxale, la seule qui pourtant soit digne de ce nom si elle est possible,
une reconnaissance simple et sans ambivalence. C'est ce qu'on appelle l'amour, je ne dis pas
que cela arrive, cela ne se présente peut-être jamais, et le don que je décris ne peut sans doute
jamais faire un présent" (Derrida, Ulysse gramophone, p211).

Il y a dans l'œuvre digne de ce nom un contraste, une tension entre son


caractère apparemment achevé et sa capacité de déplacement. Quand une
œuvre est donnée, elle est respectée, et en même temps bouleversante et
bouleversée. Malgré les effets, les changements, les débordements, les
suppléments qui arrivent à cause d'elle, elle reste toujours absolument intacte.
Elle ne peut transformer que si elle ne tolère ni signature, ni communication,
ni explication.

C'est cette structure qui fait de l'œuvre le lieu privilégié du don, ce lieu



Ulysse gramophone. suivi de Deux mots pour Joyce (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet »,
1

1987).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 106



qu'Emmanuel Lévinas a choisi d'écrire avec une majuscule, l'Œuvre 1. Quelles
qu'en soient les apparences, selon Derrida, l'œuvre ne dispense aucun autre
contenu que l'acte de donner. Produire une œuvre, c'est donner le donner.





1.5 L'au-delà du souverain

On peut lire le séminaire 2001-2002 de Jacques Derrida, publié sous le
titre « La bête et le souverain, volume 1 » comme une analyse du concept de
souveraineté et de ce qu'il présuppose, eu égard notamment à ce qu'on
appelle l'"animal". Mais on peut aussi le lire comme une quête d'un autre
concept, celui de l'"au-delà du souverain". L'introduction du motif de
l'Unheimlichkeit à la fin de la sixième séance2 et les séances VIII et X, qui sont
organisées autour d'une lecture du texte de Paul Celan, Le Méridien3, occupent
dans cette quête une position centrale. Il est significatif que ce concept ait été
élaboré, chez Derrida, à partir d'une œuvre littéraro-poétique, et non pas à
partir d'événements de la vie politique. Dans l'analyse qui suit, je vais tenter
de reprendre le motif de l'“au-delà du souverain“ sous l'angle spécifique qui
nous intéresse, celui de l'œuvre.




1.5.1 Un concept d' « au-delà du souverain ».

On peut analyser Le Méridien en trois temps, tous trois liés au mot
"Majesté" (Majestät). Tout part du cri de Lucile dans La mort de Danton de
Büchner4. Face aux cadavres guillotinés de son mari Camille Desmoulins et de
Danton, elle crie : "Vive le roi!", un cri qualifié par Celan de poésie, ou de
contre-parole5.


1
On trouvera ci-après, dans le §5.3.2, une analyse détaillée de la citation sous-jacente de Lévinas :
« L'œuvre pensée radicalement est un mouvement du Même vers l'Autre qui ne retourne jamais au
Même » (Emmanuel Lévinas, La Trace de l'autre, dans En découvrant l'existence avec Husserl et
Heidegger, pp266-267)

2
La bête et le souverain, Volume 1, op. cit. p250.

3
Le Méridien & autres proses, de Paul Celan, édition bilingue (Seuil, 2002). Il s'agit d'un discours
prononcé le 22 octobre 1960 lors de la réception du prix Georg Büchner à Darmstadt.

4
La mort de Danton, Léonce et Léna, Woyzeck, Lenz, textes de Georg Büchner (Flammarion, 1999).

5
Voici le passage concerné du Méridien:
Et là, quand tout va finir, dans les longs moments où Camille – Non, pas lui, pas lui-même,
mais comme un de ceux du convoi -, où ce Camille-là, donc, meurt théâtralement, pour ne pas
dire ïambiquement, une mort que seulement deux scènes plus tard, à partir d'une parole qui
lui est étrangère – qui lui est proche -, nous pouvons ressentir comme sa mort à lui, alors,
donc, que partout autour de Camille pathos et phrases attestent le triomphe de la
« marionnette » et des « fils », voici Lucille, celle qui est aveugle à l'art, cette même Lucile
pour laquelle la parole a quelque chose d'une personne, quelque chose qu'on peut voir,
percevoir, voici Lucile encore une fois, avec son cri soudain : « Vive le Roi ! »
Après toutes les paroles prononcées à la tribune (c'est ici l'échafaud sanglant), quelle

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 107



Selon Derrida1, le tournant de l'“au-delà du souverain“ est :

- politique (la majesté du souverain). C'est la monarchie, l'ancien régime,


avec sa hauteur, sa grandeur, sa verticalité phallique, sa transcendance. Dans
leur volonté de renverser ce souverain, les révolutionnaires de Büchner se
substituent, voire s'identifient au monarque. Ils inspirent la même crainte.
Que ce souverain soit personnifié par un roi ou par tout un peuple, on reste
dans l'ontothéologie humaniste. On vise, du côté du Quoi phallique, le
supplément absolu.

- poétique (la majesté de l'humain, sa dignité, sa présence). Qu'elle se situe


du côté de l'art (Celan), du Qui, du Dasein ou de l'être, cette majesté est aussi
une surenchère quant à la souveraineté, un engagement hyperbolique. Quand
Heidegger cherche à retrouver ou restituer une définition "authentiquement
grecque" de l'humain, il retient le mot deinon (effrayant, terrible) qu'il traduit
par unheimlich2. Il lui faut trouver un propre de l'homme; ce sera l'inquiétant
parmi les inquiétants, l' « Unheimlichste des Unheimlichen », celui qui est le
plus étranger à l'habituel, au familier. Mais il s'agit toujours, chez Heidegger,
de donner un sens à l'être. Il s'agit encore, pour la dignité du Dasein,
d'exceller dans la souveraineté.

- au-delà du politique et du poétique : là seulement la majesté est mise en


question. Avec le cri de la Lucile de Büchner ("Vive le roi!"), c'est une sortie de
l'humain qui commence, une seconde révolution qui opère dans le temps
même, dans le présent vivant. Paul Celan parle d"Atemwende, un mot qu'on
peut traduire par tournant, ou renverse du souffle3. Avec le souffle, il est

parole !

C'est la contre-parole, c'est la parole qui casse le « fil », la parole qui n'est plus la
révérence faite « aux badauds et à l'histoire sur ses grands chevaux », c'est un acte de liberté.
C'est un pas.

Certes, cela sonne – et dans le contexte de ce que j'ose en dire maintenant, actuellement,
ce n'est peut-être pas un hasard -, cela sonne tout d'abord comme une façon de se déclarer
pour l' « ancien régime ».

Mais ici – permettez que vous le dise nettement quelqu'un qui a grandi en lisant aussi les
écrits de Petr Kropotkine et Gustav Landauer -, ici il ne s'agit pas d'un hommage rendu à la
monarchie, ni aux choses d'hier qu'il s'agirait de conserver.

L'hommage ici rendu l'est à une majesté du présent, témoignant de la présence de
l'humain, la majesté de l'absurde.

Et cela, Mesdames et Messieurs, cela ne se laisse pas nommer une fois pour toutes, mais
je crois que c'est... la poésie.

(Paul Celan, Le Méridien, traduit par Jean Launay, pp63-64).

1
La bête et le souverain, Volume 1, op. cit. p364-366.

2
Heidegger, Introduction à la métaphysique, cite par Derrida in La bête et le souverain, tome 1, op.
cit. p356.

3
Atemwende (traduit en français par Jean-Pierre Lefebvre en "Renverse du souffle") est le
titre d'un recueil de poèmes de Paul Celan paru en 1967. Le même mot est utilisé dans Le
Méridien pour qualifier la poésie. Dichtung : das kann eine Atemwende bedeuten (traduit par
Jean Launay en français par : Poésie : cela peut signifier un tournant du souffle). Quel
tournant? Quel souffle? C'est toute la question.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 108



question de la vie, mais aussi de la fin de la vie, il est question d'un vivant
sans l'être1. Au-delà de la souveraineté, de toute majesté, le vivant, dans son
étrangeté, se retirerait de l'être, suspendrait son rapport à l'être. C'est une
révolution qui va au-delà de la révolution poétique de Heidegger2 : en laissant
venir le présent de l'autre, de l'Etranger, elle s'ouvre à l'événement, la chance
d'une rencontre. Pour passer les limites du pouvoir souverain, il faut
suspendre l'ordre du savoir, son autorité, disqualifier sa toute-puissance, sa
majesté souveraine. La pensée de l'au-delà du souverain est radicalement
autre, vertigineuse, abyssale. C'est une pensée étrangère, indécidable, en un
mot "unheimlich". Ce terme, "unheimlich", traduit aussi par "inquiétant", est
mis en exergue par trois auteurs essentiels pour Derrida (Freud, Heidegger,
Celan), et revient sans cesse dans le séminaire surLa bête et le souverain :

- le phallus est qualifié de "supplément absolu"3, un genre de supplément


qui occupe virtuellement tout l'espace, qui ne cesse de gonfler, sans se
transformer. Cet attribut du souverain est pris dans un débordement4, une
surenchère de grandeur qui le rend autonome, étranger à l'homme. Il excède
toute limite, toute signification. Mais l'au-delà du souverain est pris dans une
autre surenchère : celle du supplément de supplément qui chaque fois se
transforme de manière inquiétante, imprévue. Ce que le traducteur de
Heidegger appelle inquiétance [l'acte de rendre toujours plus inquiétant]
pourrait être aussi rendu par supplément d'étrangeté, o u supplément
d'altérité. Comme Derrida l'avait déjà montré dans La Dissémination, le
phallus peut se transformer en étrange colonne phallique, "le plus inquiétant



1
La bête et le souverain, Volume 1, op. cit. p292.

2
Cet « au-delà » est problématisé, sur le mode d'un « au-delà de Heidegger », par Philippe Lacoue-
Labarthe dans son intervention à la Décade « Les fins de l'homme » (novembre 1980) (Les Fins de
l'homme, 1981, op. cit. pp435-436). « l'essence de l'homme, l'inhumain, c'est la teckhnè [sic] – ou la
mèkhanè du texte de Sophocle dont on sait que pour Hölderlin elle représentait l'essence de l'art, c'est-
à-dire ce qui devait aussi permettre de calculer la règle ou le statut ( Gesetz), la loi de l'œuvre. Et de fait
la teknè [sic], s'agissant des Grecs, c'est l'art. Ou c'est plutôt l'art, si l'on se souvient qu'à la même
époque l'analyse heideggerienne de l'œuvre d'art aboutit pour la première fois à la mise en place du Ge-
stell, par quoi, plus tard, se définira l'essence de la technique » (p435). [Puis, s'adressant à Jacques
Derrida, qui était présent lors de cette conférence, Lacoue-Labarthe ajoute] : « Il ne faut pas oublier que
l'œuvre d'art elle-même aura été dite unheimlich et ungeheuer, exerçant ainsi le choc, donnant le « coup »
(Stoss) par où se révèle qu'il y a de l'étant (et non pas rien) et en quoi cet étant consiste. C'est à partir de
là évidemment – mais il y faudrait pas mal de temps, et de la force – qu'on pourrait tresser entre
« Heidegger » et « toi » (entre les deux textes, et malgré les deux langues, au moins, et les deux styles)
les liens les plus serrés. En tout cas au registre du « philosophique » et des « questions
philosophiques ». Je ne le dis pas seulement parce que tu l'as déjà montré ou dit – lorsque par exemple
tu as repris pour toi, en l'arrachant à son contexte le plus faible (celui que tu démontes dans « La Vérité
en pointure ») toute la problématique du trait interne à l'alèthéia, ce Zug zum Werk, cette attirance ou
cette attraction vers l'œuvre, qui double et déplace la « volonté de parousie » de l'Absolu et redéfinit la
vérité en son essence. C'est-à-dire aussi, parce que cela se décide d'un seul et même mouvement,
lorsque tu as repris toute la problématique de l'incision, du trait comme Riss, par où l'œuvre d'art, la
Dichtung et la langue (le Da-sein, donc, et l'(in)humain) doivent finalement se penser, en deçà de la
« thèse » elle-même de la vérité, comme ce tracement en re-trait que tu nommes l'archi-écriture »
(p435). C'est soutenir aussi clairement que possible que, chez Derrida, les ambiguités du « heimlich /
unheimlich » heideggerien ne peuvent être débordées (le mot retenu par Derrida dans sa « réponse
sans réponse » p440) que par l'(archi)-écriture – ou ce que nous appelons ici le « principe de l'œuvre ».

3
La bête et le souverain, Volume 1, op. cit. p346.

4
Ibid pp345-346.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 109



parmi les inquiétants". Or il est à nouveau question de colonne dans ce
séminaire1, à propos de Flaubert - c'est-à-dire, encore une fois, d'une œuvre
littéraire.

- il y a entre les figures de la bête, du criminel, du souverain, aux antipodes


l'une de l'autre mais toutes trois hors-la-loi, une complicité étrange, une
inquiétante familiarité2.

- la bêtise, ce quasi-concept étrange, étranger, indécidable, indéfinissable,


a toujours quelque chose d'unheimlich3;

- la figure de la marionnette est déployée par Celan dans son commentaire


des textes de Büchner. Jacques Derrida en souligne l'ambiguité, l'étrangeté.
Comme le M. Teste de Valéry4, il faut absolument la maîtriser, la transformer
en Quoi, mais c'est le sujet lui-même qui s'en trouve pétrifié, figé, comme la
tête de Méduse dans le Lenz de Büchner.

Il faut donc, selon Derrida, qu'une œuvre ou une poésie nous parle au-delà
du souverain, un concept qui exige la déconstruction simultanée du poétique,
du politique, du philosophique, voire de l'analytique. La poésie de Celan exige
o u commande cette implication simultanée de champs hétérogènes, qui n'en
laisse aucun intact.




1.5.2 Le poème, un au-delà de l'art ?

Comme les autres concepts dits "éthiques" de Derrida, l'au-delà du
souverain ne peut pas être réalisé dans la vie concrète. C'est un principe, pas
un devoir ni une loi. Sa "pureté" est liée à son caractère inconditionnel, c'est-
à-dire à son impossibilité. "[Nous sommes reconduits vers] une pensée du
possible comme im-possible, et des conditions de possibilité comme conditions
d'im-possibilité", écrit-il à ce propos dans la dixième séance du séminaire La
bête et le souverain (volume 1)5, se référant au chemin impossible par lequel



1
Ibid pp324-5

2
Jacques Derrida, La bête et le souverain, 2008, op. cit. pp38-39. Dans son texte intitulé Le singe, le
perroquet et le chat : une lecture de trois affabulations derridiennes (dans Appels de Jacques Derrida,
2014, op. cit), Ginette Michaud fait observer que, s'agissant de « la souveraineté toute autre », Derrida
utilise, pour des animaux, l'expression « se mettre à parler de lui-même, au double sens
d'autoréférentialité et autolélie réflexive » (pp503-504). C'est le cas du perroquet Poll, dans son
“dialogue“ avec Robinson Crusoe, du poème de Celan dans Béliers (“le poème parle de lui-même, de la
scène d'écriture, de signature et de lecture qu'il inaugure“ Derrida, Béliers, p33) , et aussi des singes
d a n s Tête-à-tête : la peinture, « s'y connaissant en autolélie réflexive, rejouerait l'exploit désormais
académique : une peinture qui se pense, se dépense et se dé-peint elle-même, comme telle poésie se
mettrait en abyme pour nous parler d'elle-même, de l'être-poème du poème » (catalogue Camilla
Adami, Milan 2001 p11). Et Ginette Michaud d'ajouter : « C'est toujours affaire de croyance, d'un “acte
de foi“ qu'il s'agit, comme Derrida le disait plus haut pour la prosopopée de Socrate – qu'il puisse aussi
s'autoriser seul à parler de lui-même » (p505).

3
Ibid p250.

4
Ibid p275.

5
Ibid p349.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 110



Paul Celan conclut le Méridien1, et reprenant un thème récurrent chez lui2.
Avec le "tournant du souffle", on se retire dans le même mouvement, dans le
même temps, des problématiques de l'art et de celles du souverain. Il faut une
contre-parole, un contre-cri « Vive le roi ! », un « pas » supplémentaire qui
opère comme signature, etc., il faut les trouver chez Büchner, Celan et les
autres, mais il ne faut pas que ce soit dans les termes de la souveraineté ou de
l'art qui invitent à l'élévation, la magnification, la spiritualisation. Mallarmé
ou Celan nous rappellent que l'idéal, l'idéalisation, sont les gardiens de la loi.

Alors qu'en 1984, dans sa première analyse du Méridien recueillie dans


Schibboleth3, Derrida mettait l'accent sur le caractère unique du poème, sa
singularité absolue, irrépétible, résistant au sens, à l'interprétation et même à
la pensée, il pose en 2002 d'autres questions. Pourquoi Paul Celan insiste-t-il
sur le présent du poème, son présent unique, ponctuel, son immédiateté, sa
proximité, son ici et maintenant4? Et pourquoi reprend-il ce mot de majesté
pour désigner le Vive le roi de Lucile, dans cette étrange formule synthétique,
l a majesté de l'absurde5? Pourquoi multiplie-t-il les "peut-être"? Et pourquoi
utilise-t-il à plusieurs reprises le mot unheimlich, dont on connaît la complexe
ascendance freudienne et heideggerienne? A cet ensemble de questions, il
répond par une articulation qu'on peut tenter de clarifier en utilisant la
méthode qu'il privilégie lui-même dans sa lecture de Celan :

"une lecture moins diachronique, plus systématique, qui s'attacherait, pour les besoins
d'une démonstration, à faire apparaître une configuration de motifs, de mots et de thèmes, de
figures qui habituellement n'apparaissent pas dans cet ordre" (La bête et le souverain, Volume
1, op. cit. p300).

Par rapport à 1984, l'interprétation de 2002 est plus nettement politique -


puisqu'il est question du souverain. Mais, pas plus que Lucile quand elle crie
"Vive le roi", il ne s'agit d'intervenir concrètement dans le champ politique. La
"contre-parole" derridienne n'est ni militante, ni activiste. C'est de «logique
ou d'axiomatique discursive, qui sous-tend et scande son poème » qu'il est
question6. Cette logique conduit à une affirmation simple, mais dont les effets
débordent largement le politique au sens strict : il n'est d'œuvre, aujourd'hui,
qu'à penser l'au-delà du souverain.

Trois moments scandent les deux séances de séminaire que Derrida


consacre au Méridien :




1
Paul Celan, Le Méridien, op. cit. p84

Je reviendrai plus loin dans cette « thèse » sur trois autres thématiques de Paul Celan
2

dans Le Méridien, la date (§4.2.3), la marionnette (§2.4.2), le présent de l'autre (§3.2.7.1.c). Je


reviendrai également sur d'autres analyses de poèmes, notamment le vers final de La grande
voûte incandescente, « Die Welt ist fort, ich muss dich tragen » dans Béliers, à propos du deuil
(§3.2.3).

3
Schibboleth. Pour Paul Celan (Paris, Galilée, 1986, coll. « La philosophie en effet » ; rééd. 2003).

4
Paul Celan, ibid, p77

5
Ibid p64
6
La bête et le souverain, Volume 1, op. cit. p349.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 111



- celui du discours sur l'art, qui est aussi un discours du souverain. Il se
présente comme un rapport ambigu, une oscillation, entre deux fables ou
deux récits de la marionnette (un Quoi, un Qui) - oscillation qu'on retrouve et
chez Büchner et chez Paul Celan,

- la poésie telle qu'elle s'écrit, où l'homme occupe la place du souverain


mais laisse cette place débordée par les mots (encore une oscillation,
inarrêtable),

- ce que Celan appelle le poème absolu1, cette chose impossible, au-delà


de tout trope, de toute figure et de toute rhétorique, qui parle en son nom et
aussi au nom d'un tout autre. Ayant franchi l'art et aussi la poésie, en un
moment unique, irrépétable, un tournant du souffle, c'est le moment où
s'opère la rencontre inouïe du toi, du Tu, de l'autre, dans un présent qui n'est
pas le présent-vivant de Husserl.

C'est ce dernier moment qui vient converger avec la pensée de Jacques


Derrida. Le "pas" de Lucile est une mise en question radicale de l'art. Il opère
comme une signature, un acte (performatif ) qui ne dit pas ce qu'est le poème,
mais "où il va et vient". Son secret n'est pas dans sa présentation, mais dans la
rencontre qui le rend possible. Le cri de Lucile, daté, manifeste un chemin
impossible « qui n'est plus celui de l'art ni celui de la poésie, mais le plus
proprement sien ». Personne ne le lui a soufflé. Lucile intervient comme Je ou
Moi singulier, solitaire, sur la voie d'un "au-delà du souverain" qui prolonge et
déborde les discours de Camille (Ah! l'art), de Danton, de Lenz, de Büchner et
des autres.

Büchner critique un art répétitif, rhétorique, qui ne fait que reproduire des
modèles existants, et préconise un art qui se renouvelle à chaque instant, un
art de création, véritablement fécond selon lui. Mais son discours est plus
complexe qu'il n'y paraît, il contient d'autres amorces dont Celan fait la liste.
L'art, dit Celan, c'est aussi un problème, "un problème qui peut changer de
forme, qui a la vie dure et longue, autant dire éternel". Les mortels qui en
parlent (Danton et Camille Desmoulins dans le texte de Büchner) alignent des
mots et des mots, mais pour entendre ce qu'ils disent, c'est de leur mort qu'il
faut partir. On les juge, ils sont guillotinés, et c'est alors que surgit le cri
absurde de Lucile (la femme de Camille) : "Vive le roi!". Celle qui ne les écoute
pas vraiment quand ils discutent, celle qui est aveugle à l'art mais les entend
parler, c'est elle qui profère cette parole, cette contre-parole, cet acte de
liberté, ce pas qui scande à la fois une sortie hors de l'humain2 et un
hommage à la poésie comme présence de l'humain. Dans Lenz, Büchner, qui
veut illustrer sa conception de l'art par une expérience vécue, explique qu'"on
voudrait parfois être une tête de Méduse pour changer en pierre un groupe
comme celui-là". Il introduit dans le spectacle de la nature quelque chose
d'étrange, d'inquiétant, de dépaysant, où le Qui et le Quoi se brouillent. Au
coeur du plus intime de la présence, c'est une figure mortelle, inhumaine, qui
se révèle. On sort de toute fable, de tout schème rhétorique. Quoiqu'en dise
Büchner, c'est de l'art lui-même qu'on s'affranchit. Celan (re)trouve chez

1
Méridien, op. cit. p81
2
Méridien, op. cit. p179.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 112



Büchner les paradoxes à travers lesquels il doit, lui aussi, frayer sa route : il
faut en passer par un genre (l'art, la poésie), qui est aussi un discours du
souverain, pour aller à la rencontre d'un secret qui ne peut se dire par aucun
des discours établis. Le poème absolu, où se rencontrent des temps différents,
vise un saut au-dessus de l'infranchissable, un lieu vide que même le poème
ne peut nommer1.

Paul Celan s'interroge sur le statut de la poésie à partir d'une question sur
l'art. Faut-il en partir comme d'une donnée qui existe, déjà présupposée, ou
bien faut-il penser Mallarmé jusque dans ses dernières conséquences? La
question est radicale car elle implique que l'art (ou la poésie) ne préexiste pas
à sa mise en œuvre, que chaque fois singulièrement - pour chaque poème,
pour chaque date - il est en chemin, il chemine autrement, il passe par
« l'étroit passage d'une route étrange », autre, étrangère, proche et lointaine.
Pour accéder à ce passage étroit, il faut, dit Celan, laisser parler le poème, le
laisser suivre son "propre" chemin. Alors, le Je étant mis à distance, dégagé, le
poème peut mettre derrière lui le discours sur l'art. Il se tient en alerte, brûle
les étapes, il porte l'espérance de parler au nom de l'Etranger, d'un autre ou
d'un tout Autre. Qui sait? demande Paul Celan. Dans la « courte durée d'un
unique moment » [en contraste avec la longue durée de l'art], le temps d'un
souffle2, d'une pause, d'un arrêt, d'un cri (celui de Lucile), le temps d'un
tournant, d'une renverse, qui sait? La rencontre pourrait avoir lieu.




1.5.3 La poésie, partage de la singularité ?

Pour Marc Crépon3, la "vocation" de la poésie, comme celle de l'écriture,
c'est de résister à la violence. Quand, en 1953 puis en 1960, Paul Celan a été
accusé de plagiat, il l'a vécu comme un retour de cette violence dont il avait
connu les pires excès. Si l'énigme de la poésie, son secret, c'est d'ouvrir pour
le lecteur la possibilité d'un lien entre l'expérience la plus singulière et
l'"universalité", alors la rupture de cette possibilité implique l'effondrement
d'un monde, celui qui aura permis à Celan de survivre jusqu'en 1970.

Marc Crépon reprend la problématique de Jacques Derrida, qui présente





1
A propos de la déconstruction par Derrida d'une autre souveraineté, celle qui est décrite par
Georges Bataille, Marc Goldschmit écrit : « La déconstruction, qui représente dans l'histoire de la
philosophie la plus grande sophistication conceptuelle, stratégique, langagière, rationnelle, se désarme
d'elle-même, elle est le surarmement désarmé et désarmant. Ce qui en fait sans doute aussi la pensée la
plus ouvertement vulnérable, la plus exposée à la violence surarmée » (Une langue à venir, Derrida,
l'écriture hyperbolique, p119). En privilégiant la réponse de Lucile, cette figure vulnérable exposée à la
violence, Jacques Derrida fait l'aveu d'une autre fragilité, celle la déconstruction elle-même.

2
Ginette Michaud : « Car ce qui tient en suspens la question de la souveraineté poétique et politique,
qui donne accès à la révolution poétique du politique, cela passe par presque rien : pas même un mot,
pas même un signe, et peut-être autre chose qu'un signe, un signe de ponctuation, un point
d'exclamation qui scande, dans le texte de Celan, deux « Vive le Roi ! » (Ginette Michaud, Jacques
Derrida, l'art du contretemps, 2014, p45).

3
Marc Crépon, La vocation de l'écriture, La littérature et la philosophie à l'épreuve de la violence
(Odile Jacob 2014)

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 113



cette tension entre singulier et universel par le biais des dates1. D'un côté, une
date singulière reste toujours unique, énigmatique. On ne peut jamais
l'interpréter complètement, la saturer d'informations et de connaissances.
Mais d'un autre côté, une date (par exemple le 20 janvier) revient chaque
année. On peut la commémorer, en célébrer l'anniversaire. Or tout poème,
qu'il cite ou non une date particulière, est daté. Il propose et même exige le
partage de cette date unique. Il s'adresse à d'autres dates, celles du lecteur,
imprévisibles et improgrammables, des dates inconnues qui se disent dans
d'autres langues. Cette rencontre à la fois aporétique et nécessaire est le
secret du poème.

"Le poème tient sur un fil entre deux abîmes : celui de la "singularité pure" qui ne parle à
personne et celui de la généralité qui fait violence à toute singularité. Entre ces deux abîmes,
le poème cherche et trace sa voie, une voie médiane qui est celle d'un partage des
singularités que Celan nomme un méridien et auquel Derrida donne quant à lui un autre nom
qu'il emprunte au poète : celui précisément de Schibboleth" (Marc Crépon, La Vocation de
l'écriture, p84).

Derrida ne s'arrête pas à l'interprétation donnée dans Schibboleth. Dans


La bête et le souverain, il associe le Méridien à une déconstruction de la
souveraineté. Les dates singulières ne sont pas des exemples ni des renvois à
des dates plus générales. Elles restent singulières. Un poème ne reproduit pas
les paroles toutes faites, il se déploie à rebours des grandes dates. Son pas de
côté, sa contre-parole idiomatique, témoignent, selon Crépon, d'"une présence
de l'humain qui est plus forte que la terreur, la mort et leur fascination2. Elle
déconstruit la souveraineté autovalorisée de l'artiste qui se met en scène, en
se tournant vers le temps de l'autre.

"Le poème atteste d'abord et avant tout la présence d'une solitude et d'une singularité
conjointes" (La Vocation de l'écriture, p89).

Marc Crépon interprète le désespoir de Celan comme "un défaut


d'attestation de l'humain"3, un "déni brutal de toute attention au temps de
l'autre, c'est-à-dire de ce rassemblement, de cet être-ensemble, de ce partage
de la singularité qui attestent la présence de l'humain". Il insiste sur deux
mots : universel, violence. Il y a, dans cette interprétation, un déplacement
humaniste de l'analyse derridienne. Dans Schibboleth, Derrida déclare que le
poème, est en droit, en principe, universel4. Ceci ouvre la possibilité d'une
analyse, d'une herméneutique. Pour autant que son sens soit répétable, un
poème peut prendre valeur de philosophème5. Mais cet universel n'est pas
présenté comme un appel à la solidarité, à la compassion. La singularité du
poème, c'est qu'il s'adresse à des dates toutes autres, irréductiblement
étrangères (unheimlich). Dans l'interprétation qu'on pourrait dire plus
lévinassienne de Marc Crépon, le poème s'adresse à d'autres dates, les dates
des autres6.


1
voir ci-après §4.2.3.3 une analyse détaillée de cette problématique.

2
Marc Crépon, La vocation de l'écriture, op. cit. p88

3
Ibid p90
4
Jacques Derrida, Schibboleth, op. cit. p72

5
Ibid p88
6
Marc Crépon, La vocation de l'écriture, op. cit. p84

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 114



“Vivre avec d'autres, c'est nécessairement avoir affaire à leurs dates qui requièrent
attention et parfois même secours, comme celui que Celan voulait apporter à Nelly Sachs
avec ses poèmes. C'est pourquoi, parmi les multiples formes de violence, d'injure et
d'outrage, dont tout un chacun peut être victime et qui le nient dans sa singularité, il faut
compter celles qui peuvent être faites à ses dates : l'organisation de l'oubli, le déni des
anniversaires, l'effacement des traces" (Marc Crépon, La Vocation de l'écriture, op. cit. p83).

Pour Derrida, l'"au-delà du souverain" est aussi un "au-delà de l'humain",


tandis que pour Crépon, il est une « attestation de l'humain ». Mais ces deux
points de vue qui apparemment se contredisent se confondent dans la poésie
de Celan. En questionnant radicalement les limites du langage et les bornes
de l'humain, Celan appelle aussi le soutien de l'autre et la rencontre
secourable d'autrui. Peut-être le suicide du poète est-il lié à cette intolérable
aporie. Le pessimisme incurable devant la monstruosité, la possibilité de
survie de l'humain comme tel, associé à une perte de confiance dans
l'humain, peut conduire à la folie. En prenant acte, sans relève possible, du
chemin de l'impossible, Paul Celan se serait, aussi, incliné devant les limites
irréductibles de la responsabilité, de l'hospitalité pour l'arrivant. Même la
poésie aura été déficiente pour résister à ce que Celan vivait comme une
intolérable violence. Même son œuvre immense n'aura pas suffi pour
répondre à l'interaction d'une terrible souffrance psychique et du souvenir
indélébile, toujours présent, du mal radical.

En ce sens, on pourrait dire que la « solution » derridienne pour faire face


à cette souffrance - laisser se faire une œuvre absolument inconditionnelle -
aura buté, dans le cas de Celan, sur l'impossibilité du partage. Son œuvre sera
restée, jusqu'au bout, irréductiblement singulière, impartageable.




1.6 L'événement.


1.6.1 Pas d'œuvre sans événement

Comme il n'est ni anticipable, ni prévisible, ni calculable, on ne voit pas
l'événement venir. Les yeux qui se guident sur un horizon n'ont pas prise sur
lui. Il ne répond à aucune demande préalable, n'obéit à aucun impératif. Il
arrive comme une surprise, une révolution qui bouleverse le droit, la
politique et même l'éthique. Ainsi en est-il, par exemple, avec le véritable
pardon (le pardon inconditionnel), cette folie, ou avec le chef d'œuvre.

« Gloire encore dont le syllabaire s'initie, au futur antérieur, dans le contrat d'édition
signé avec l'institution (famille et cité), c'est-à-dire avec la pompe funèbre, l'organisation de
la sépulture. Déchirer le contrat, l'opération littéraire n'y revient pas plus qu'à le confirmer
infatigablement, en marge, d'un sigle. “Il existe un livre, intitulé : J'aurai un bel enterrement.
Nous agissons aux fins d'un bel enterrement, de funérailles solennelles. Elles seront le chef
d'œuvre au sens exact du mot, l'œuvre capitale, très justement le couronnement de notre vie.
Il faut mourir dans une apothéose et il n'est guerre important qu'avant ou après ma mort je
connaisse la gloire si je sais que je l'aurai, et je l'aurai si je passe un contrat avec une maison
de pompes funèbres qui se chargera de réaliser mon destin, de l'achever“ 1 » (Jacques Derrida,
Glas, pp17b-18b).


1
La citation dans la citation est prélevée dans Pompes funèbres, de Jean Genet.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 115



Le chef d'œuvre n'a jamais lieu au présent mais dans un autre temps, après
coup, quand une transformation aura affecté son archive ou quand un récit
mythique, poétique ou psychanalytique (par exemple), lui aura donné lieu.
C'est alors seulement qu'on pourra prendre la mesure de ce qu'il bouleverse1.

Un événement n'a lieu qu'une fois, une seule. Même si sa date est prévue à
l'avance - par exemple dans une religion ou dans un rituel -, il n'est « digne de
ce nom » que s'il appelle un déchiffrement, si sa blessure, illisible, fait passer
du côté de l'autre, ou s'il inscrit sa marque à même le corps. Entre le secret
comme tel, qu'il préserve intact, et son apparaître (son émergence
surprenante ou stupéfiante dans le monde, qui peut être vécue comme
miraculeuse ou géniale), la limite qu'il instaure est à la fois nécessaire et
indécidable. Peut-être la déconstruction elle-même aura-t-elle été un tel
événement. Avant d'être une pensée ou une philosophie, c'est une œuvre
(datée et signée). D'un côté, elle a lieu en ce lieu-là (l'œuvre). Ce qu'il nous en
reste enregistre la trace de l'événement, qui ne peut se dire qu'au passé. Mais
d'un autre côté, elle a déconstruit le lieu même où elle s'inscrivait (la
philosophie, l'œuvre). Elle a affecté, désarticulé, l'expérience même du lieu.
Cette expérience interdit sa répétition2. Si elle appelle ou promet d'autres
événements, ils n'ont pas encore de nom.

Comment définir une œuvre qui se traduirait pour le lecteur par


l'obligation de laisser venir l'événement ? Cette exigence ne conduirait pas à
une posture de retrait ni de non-acte à la manière zen, ce serait un lourd
travail, le devoir de prendre acte d'un don sans retour, gigantesque labeur qui,
sans nous déterminer, ne nous laisserait jamais en repos. Cette injonction3
serait d'autant plus difficile à assumer qu'elle répondrait à une question sans
destinataire préalable. Nous n'aurions pas la responsabilité d'un événement
précis, mais de l'événement en général, celui qui, peut-être, va venir ou nous
être donné comme l'effet de rien, toujours autre, sans cause, ni condition, ni
contenu propre, celui qui arrive comme un spectre, rêve ou cauchemar, dont
aucun programme, aucune machine logique ni textuelle ne peut fermer la
veine. Une telle œuvre produit-elle une éthique, ou une simple morale ? Est-


1
Selon Claude Lévesque, il faut le penser comme impossible, c'est-à-dire réel. Cette impossibilité au
coeur du possible « ordonne de faire l'impossible, d'excéder les possibilités de l'expérience, d'aller
jusqu'à la limite, jusqu'où on ne peut aller, c'est-à-dire jusqu'à l'abîme, de se risquer dans la région du
sans-nom, du non-objet, bref d'expérimenter ce qui ne se donne ni à vivre, ni à connaître, ni à
expérimenter, à savoir l'impossible » (Au nom du réel, dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit.,
p214). N'est-ce pas cela, justement, que tente l'œuvre derridienne ?

2
Marcos Antonio Siscar : « Quelque chose m'a toujours frappé dans l'événement de l'œuvre de
Derrida : qu'il attire l'attention non pas simplement sur le rapport à la singularité difficile de
l'expérience (…) mais sur la difficulté de ce rapport, voire à sa nécessité. L'attention est déplacée non pas
vers l'événement lui-même, mais vers ce qui arrive, dans son altérité (…), vers l'(im)possibilité de
l'événement, difficile et nécessaire, ce qui commence par recommencer. L'admirable courage de Derrida
commence dans sa capacité de tout remettre en jeu, à chaque fois, de finir par recommencer. Non pas
pour oublier le savoir ou réinventer le même, mais pour se mettre en situation de redéfinir les tonalités
de l'événement, encore que dans l'incertitude de sa reconnaissance. Ce n'est pas une chose très
courante dans nos habitudes de pensée (…). La politique du souverain ne correspond-elle pas à l'idée
que rien ne peut arriver ? Ce sont des questions d'allure derridienne et dont la nécessité fait ici, pour
moi, la preuve de ce qui arrive avec l'œuvre de Derrida » (Le coeur renversé, ibid p76).

3
Comme celle d'Artaud, qui exige chaque fois un autre « coup » singulier.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 116



elle porteuse d'une politique d'un nouveau genre, une politique qui elle aussi
arriverait sans prévenir, à la manière de l'amour ou de l'amitié ?



1.6.2 Penser l'événement avec le machinique

"Si un jour, en un seul et même concept, on pensait ensemble ces deux concepts
incompatibles, l'événement et la machine, on peut parier qu'alors on n'aura pas seulement (je
dis bien non seulement) produit une nouvelle logique, une forme conceptuelle inouïe. En
vérité, sur le fond et à l'horizon de nos possibilités actuelles, cette nouvelle figure se mettrait
à ressembler à un monstre" (Papier Machine, p362).

Alors qu'aujourd'hui la puissance d'archivation ne cesse de s'accroître,


alors qu'elle donne de plus en plus de moyens pour anticiper la suite des
événements, on a l'impression que l'horizon est fermé, qu'il n'y a pas d'avenir
(no future). Si on accueille le nouveau, ce n'est pas en tant que nouveau, c'est
pour pouvoir le garder, le capter, l'archiver. Appeler d'avance un événement,
c'est le neutraliser, le réduire, le présentifier, le transformer en souvenir.
C'est annuler l'avenir.

Il y a incompatibilité entre :

- un automate au fonctionnement calculable. Le dispositif qui opère en lui


est matériel, inorganique. Il s'effectue sans désir, ni intention, ni sensibilité, ni
affect. Pour fonctionner, pour répondre à un programme, il n'a besoin de
personne. Il répète et reproduit l'ordre ou le commandement reçu avec
indifférence.

- l'expérience vivante de ce qui arrive. Il faut une expérience inscrite dans


un corps, une matière organique affectée de manière sensible, esthésique,
consciente ou inconsciente, pour qu'un événement digne de ce nom se
produise (un événement qui arrive à quelqu'un - humain ou non). Le vivant
est alors affecté par une singularité non programmable, incalculable,
imprévisible.

(Suite de la citation précédente) : "Car la pensée de ce nouveau concept aura changé
jusqu'à l'essence et jusqu'au nom de ce que nous appelons aujourd'hui la "pensée", le "concept",
et ce que nous voudrions dire par "penser la pensée", "penser le pensable" ou "penser le
concept". Peut-être une autre pensée s'annonce-t-elle ici. Peut-être s'annonce-t-elle sans
s'annoncer, sans horizon d'attente, à travers ce vieux mot de pensée, cet homonyme, ce
paléonyme qui abrite depuis si longtemps le nom encore à venir d'une pensée qui n'a pas encore
pensé ce qu'elle doit penser, à savoir la pensée, ce qui se donne à penser sous le nom de pensée,
par-delà le savoir, la théorie, la philosophie, la littérature, la poésie, les beaux-arts - et même la
technique" (Ibid).

Une fois achevée, finie, une œuvre est comme un système machinique.
Dépourvue de désir, d'intention, de sensibilité, d'affect, elle se reproduit, se
réitère telle quelle. Mais la réitération n'est pas la répétition à l'identique.
Cette machine de l'œuvre est étrange. Sans changer d'un iota son programme,
elle a la capacité d'altérer ce qu'elle reproduit, de perturber l'ordre des
causalités qui la déterminent , de donner à penser. Pour ménager


2
Papier machine. Le ruban de machine à écrire et autres réponses (Paris, Galilée, coll. « La
philosophie en effet », 2001).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 117



l'Unheimlichkeit, l'effraction nécessaire à la venue de l'autre, il faut que les
frayages non légitimés puissent s'inscrire, il faut qu'ils aient la priorité.

Penser ensemble ce qu'on ne voit pas venir (l'événement) et ce qui est


absolument programmable (la machine) est une tâche difficile, inouïe - mais
chaque fois que se produit un acte de langage, un performatif, c'est un
ajointement de ce style qui arrive. Un vivant présent, parlant à la première
personne, déclenche un processus dont il a déjà perdu le contrôle, et qui se
poursuivra sans lui. C'est ainsi qu'une œuvre opère : elle hérite d'un
événement, mais ne peut survivre qu'à se couper de son signataire. Pour
Derrida cette contradiction performative est essentielle, elle est irréductible -
impossible à résoudre ou à réduire pour toute œuvre, quelles que soient les
circonstances. Tout ce qu'on peut faire, c'est s'en excuser.




1.6.3 Un cas : la peinture d'Adami.

Avec l'interprétation qu'il donne du dessin et de la peinture de son ami
Valerio Adami1, Jacques Derrida développe la dimension à la fois cathartique
et apocalyptique de ce qui arrive avec l'œuvre. Dans un entretien publié en
2000, il dit ceci :

« “Crise“ et "extase" sont les véritables leitmotive de notre entretien. Chaque scène est un
moment de crise, et décrit l'imminence d'une tragédie, d'une catastrophe, d'un dénouement -
une catharsis, peut-être. Un moment critique. Bref, en termes de dramaturgie ou d'histoire
littéraire, ce qui précède un dénouement. Dans chaque scène, l'événement qui se crispe dans
la narration est un événement critique. Le rapport de jouissance devant cette concentration,
où cette crise trouve dans le dessin sa meilleure forme, c'est la jouissance, c'est l'extase.
L'artiste atteint alors une sorte d'acmé, d'instant pointu, ponctuel, et la pointe du dessin tend
vers ça. En grec, l'instant se dit "stigmé", c'est le point, la ponctualité du dessin, la ponctualité
de l'instant qui est à la fois critique et extatique » (Couleurs et mots, pp42-452).

Deux mots ressortent : événement, jouissance. Le premier est courant chez


Derrida, il renvoie à des thèmes connus et balisés de sa pensée, tandis que le
second est plutôt rare. Il y a dans la jouissance un double mouvement. D'un
côté, c'est un sentiment vécu au présent, accueilli dans la certitude d'une
présence. Mais d'un autre côté, c'est un acte de foi suspendu au témoignage
d'un autre. On peut toujours douter de son bonheur, de son plaisir. On dit la
jouissance éphémère. Il y a de la douleur en elle. Or c'est ce syntagme,
jouissance douloureuse, que Derrida utilise3 pour décrire le moment-clef,
l'instant ponctuel ou le dessinateur réussit à la fois à conquérir l'espace,
l'investir, le maîtriser, et à le délaisser, l'abandonner. Il y a une satisfaction à
s'assurer d'une maîtrise, et aussi une satisfaction à lâcher l'œuvre afin qu'elle

1
A propos de la relation entre Jacques Derrida et son ami Valerio Adami, Joana Maso fait la
remarque suivante : « De “+R (par-dessus le marché)“ en 1976 jusqu'à “Penser à ne pas voir“ en 2004 –
le premier et le dernier texte que, à ma connaissance, Jacques Derrida consacra à l'art », ces deux textes
donc, le premier et le dernier, qui tournent tous les deux autour de la question de l'œuvre, sont
consacrés au dessin d'Adami. (Ilustrer, photographier, Le point de suspension ou l'image chez Jacques
Derrida, dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit., p361).

2
Entretien avec Valerio Adami dans "Couleurs et mots", op. cit..

3
Ibid p42

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 118



devienne une œuvre - signée et déposable dans une galerie ou un musée. La
jouissance est double : c'est celle de l'investissement et aussi celle de la
séparation. Il y a à la fois extase et crise.

Or, il en est ainsi des thèmes choisis par Valério Adami pour les
événements de dessin racontés par ses tableaux. Ces événements picturaux
sont faits pour rendre compte d'autres événements1 - irreprésentables.
L'artiste est tendu vers "un instant pointu, ponctuel"2, qui renvoie "au moins
métonymiquement à un événement daté"3.

"Il y a donc ce double geste qui est une jouissance douloureuse. On investit et on occupe
symboliquement l'espace, le mieux possible. Mais la bonne forme une fois trouvée, et la
maîtrise maximale assurée, on signe et on coupe le cordon ombilical. Alors l'œuvre en
devient une et se passe du créateur. C'est une autre satisfaction, qui est douloureuse car c'est
le moment du départ, de la séparation : l'œuvre se sépare de son créateur " (Couleurs et mots,
op. cit. p42).

L'inouï de la rencontre n'arrive pas sans jouissance.






1.6.4 Ce qui, dans l'œuvre, fait événement, c'est aussi une voix.

On peut rapprocher la jouissance du dessinateur d'un aveu auquel Derrida
consent parfois. En 1980, à l'occasion d'un colloque à Cerisy, il aurait dit à
Jean-Luc Nancy "Mais je n'ai jamais rien dit contre la voix!"4. Certains
voulaient discréditer la voix - cette voix qui, comme l'explique Nancy, porte
les traces et fait les différences, et Jacques Derrida, de sa propre voix
idiomatique5, a protesté. En 1990, dans Mémoires d'aveugle, il raconte sa
jalousie à l'égard de son frère qui savait dessiner. Par opposition à ce frère,
lui-même se sent appelé du côté de "cet accord du temps et de la voix qu'on
appelle verbe - ou écriture"6. Ici, le verbe et l'écriture ne sont pas opposés,
mais associés. Quelques années plus tard, en 2001, dans un entretien avec
Dominique Janicaud, Derrida confirmera le propos non sans une certaine
ironie à l'égard de lui-même. "Au fond de moi, je suis plus que tout autre un
métaphysicien de la présence : je ne désire rien de plus que la présence, la voix,
toutes ces choses auxquelles je m'en suis pris" 7. Heidegger a été un maître pour
lui, et aussi un contre-maître, un surveillant; mais des "contre", il en a eu
beaucoup, il est à lui-même sa propre contrepartie, reconnaît-il dans


Il y a dans la plupart des œuvres de Valerio Adami une dimension de récit pétrifié, interrompu,
1

stoppé à l'instant le plus crucial. L'événement peut être public ou privé. Sur un théâtre, une
scène, il est imminent. Quand la main du dessinateur s'arrête, c'est qu'il va se produire
quelque chose de dramatique, une tragédie, une catastrophe. C'est alors qu'arrive la bonne
forme (la jouissance du trait).

2
Ibid p45

3
Ibid p29

4
Propos rapporté dans la revue Rue Descartes n°48, p68.
5
Montant vers l'aigu, avec un léger accent « pied-noir ».

6
Mémoires d'aveugle. L'autoportrait et autres ruines (Edition de la Réunion des Musées Nationaux) ,
p44.
7
Heidegger en France (Dominique Janicaud, Albin Michel) p114.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 119



Circonfession. Dans une interview donnée à Mireille Calle-Gruber en 19961,
Jacques Derrida explique que ce qui l'intéresse n'est pas tant le contenu de la
philosophie que "le rythme, le ton, le geste, le "performatif ", les événements",
(...), l'acte d'écriture de langage". Quand il écrit sur un texte, ce qui le fait jouir
n'est pas la théorie, mais la parole de l'autre, sa chose. Un texte est toujours
vierge, ouvert, accueillant à une nouvelle expérience, et cette expérience est
celle de l'adresse à l'autre. Dans L'Humanité du 24 janvier 2004, quelques
mois avant sa mort, il déclare : "J'ai élargi le notion de trace jusqu'à y inclure la
voix elle-même, avec l'idée de reconsidérer la subordination en philosophie,
depuis l'Antiquité grecque, de l'écriture à la parole, et au présent vivant de la
voix". La formulation est paradoxale. Que veut dire inclure? Si la voix est elle-
même trace, alors elle n'est pas seulement parole vive, elle est aussi archi-
écriture. Cela revient à mettre en question la dichotomie de départ entre
parole et écriture, en "réhabilitant" la parole.

Dans les conversations, il n'insiste pas trop, comme si cette fascination


pour la présence n'était que l'aspect psychologique ou improvisé des choses,
mais dans les textes, il lui arrive de radicaliser cette position. Que son
premier engagement2 l'ait conduit à écrire contre la voix ne procède pas du
hasard : il était contre, tout-contre. Il aurait voulu, dit-il, ne jamais l'effacer -
mais c'est impossible. Cette trace ou cette marque, il a, comme son ami
Francis Ponge, le souci de la re-marquer c'est-à-dire de l'inscrire dans le
discours, mais sans effacer l'unicité de son événement. Chacun le fait à sa
manière, inimitable et incomparable. Ce moment unique, secret, qu'il nomme
"une fois", est le coeur de sa philosophie et aussi son hybris. C'est rien et c'est
sans prix, c'est peu de chose et c'est très au-delà, tout autre.

"Je voudrais ne jamais effacer cet instant de l'énonciation, oui, de l'expérience. C'est la
raison pour laquelle, à partir du moment où une certaine connivence est assurée avec vous,
avec Ponge ou par Ponge, j'ai finalement accepté de me livrer à quelque chose qui s'appelle un
entretien. Se livrer non pas à un exercice ou à une performance, voire à l'exhibition
prétentieuse d'une confession, mais s'exposer un peu, pour un temps limité, sans défense, sans
trop de parade" (Déplier Ponge, pp17-183).

D'un côté, l'instant vivant de l'énonciation, de l'expérience, de


l'événement, ne peut pas s'écrire. Il ne s'écrit qu'à condition de n'être plus.
Mais d'un autre côté, le désir de restitution de cet instant peut se dire, voire
s'exprimer. La pratique de l'entretien, de la conversation, de la
communication avec les médias – voire du documentaire, du cinéma pourrait
être un moyen. Mais l'autre moyen, le principal pour Derrida, aura été
l'œuvre. L'œuvre, et l'œuvre seule, peut rendre compte de la contradiction ou
du paradoxe indépassables qui rassemblent une voix disparue et un texte
lisible. Qu'elle soit en cours, promise, lue, contresignée, elle est toujours
l'œuvre de l'autre, celle à laquelle il faut, selon le principe de l'œuvre, offrir


1
Scène des différences in revue Littérature 2006/2, n°142, p21.

2
La voix et le phénomène, texte publié en 1967, est indissociable des travaux antérieurs consacrés à
la phénoménologie husserlienne : Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl , qui est un
travail d'étudiant datant de 1953-54, et l'Introduction à l'Origine de la Géométrie de Husserl (1961-62).

3
Déplier Ponge, entretiens de novembre-décembre 1991 avec Gérard Farasse, publiés dans la Revue
des Sciences Humaines du 4ème trimestre 1992 (n°228), rééd. en 2005 (éditions Septentrion).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 120



une hospitalité inconditionnelle. L'injonction à écrire une œuvre, plus
particulièrement une œuvre qui exalte l'événement, est aussi un refus
passionné de la disparition d'un autre événement, enfoui ou encrypté, celui
qui a donné lieu à l'œuvre. Ainsi le souci de l'œuvre serait-il une sorte de
retour du refoulé. Malgré toutes les dénégations, il se réglerait sur un horizon,
qui serait celui d'un désir de retour de l'expérience concrète, du vécu, de la
perception immédiate voire de l'intention originels. La pensée, la théorie
derridienne de l'écriture démontrent que cet horizon n'a ni stabilité, ni
pérennité, ni effectivité, que l'œuvre n'est qu'une marque dont le destin est
d'errer inéluctablement ; mais la trace du désir n'est pas abolie. Comment ne
jamais effacer ce qui ne peut que disparaître? Par l'œuvrance.




1.7 Le principe aporétique.

A première lecture, les textes de Jacques Derrida sont déroutants. On ne
saisit pas où il veut en venir, on a du mal à se repérer, tout paraît touffu,
mélangé, complexe. Cette impression ne tient ni à une maladresse de sa part,
ni à une ruse. C'est une nécessité de structure : avant de poser ses
propositions, ses concepts, il doit commencer par dénouer les fils aporétiques
qu'il trouve dans les textes qu'il cite ou qu'il analyse. De la pelote
apparemment indémêlable du texte commenté, il lui faut extraire les
éléments qui interdiront ou rendront impossibles sa réduction à un logos ou
un système cohérent. Ces fils, il les mettra en œuvre à partir des principes
inconditionnels qu'il a choisis. Avant de s'engager dans une autre
construction conceptuelle, il doit mettre en place une sorte de digue
provisoire qui le protège de l'inéluctable retour de la logique à déconstruire.
Cette digue fragile, faite à partir des apories qu'un labeur infini retrouve dans
le texte, a pour particularité de se déconstruire elle-même : elle aide à penser,
mais ne protège pas, et ne constitue jamais une barrière infranchissable.

On ne peut donc pas dissocier ce que j'ai nommé le principe de l'œuvre


d ' u n principe aporétique qui, comme tel, opérerait comme protection ou
vaccin, lui-même aporétique (si cela est concevable), contre une tendance à la
restauration / pétrification des systèmes. S'il pouvait y avoir, en la matière,
une dimension d'espace ou de proportion, on pourrait dire que plus cette
tendance approche de sa figure extrême, ultime, le mal radical, et plus se
justifie l'inconditionnalité du principe aporétique.




1.7.1 Affinités entre les concepts d'œuvre et d'aporie.

Emprunté au grec aporia qui signifie littéralement "sans chemin, sans
issue" (a-poros), le mot aporie signifie aussi en grec embarras, incertitude
(dans une conversation). En langage philosophique, c'est "une contradiction
insoluble dans un raisonnement"1. Pour Jacques Derrida, toute aporie donne


1
Trésor de la Langue Française.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 121



à penser : elle déplace, met en mouvement et contamine ce qu'elle touche.
L'événement aporétique est une déconstruction, qui affecte la parole, le sens,
les valeurs d'acte et de vérité. C'est une auto-déconstruction qui arrive du
dehors, mais pas par accident - elle est, déjà, impliquée par le langage. Dès le
début de son œuvre, il cherche à démontrer que la métaphysique élude ou
omet les questions aporétiques. L'aporie du temps a été, selon lui, posée dès
Aristote, mais “oubliée“ par toute la tradition2.

Une aporie n'est réductible ni à une contradiction logique, ni à un accident,


ni à une exception. Au sens le plus littéral (étymologique), elle immobilise
dans un système dont il est impossible de sortir : absence de chemin,
paralysie, barrage devant l'avenir. Jacques Derrida inverse cette logique. Pour
lui, l'aporie ne reconduit pas vers une unité plus "vieille" que celle sur
laquelle il bute, mais vers une structure toute autre, présupposée par
l'opposition et donc oubliée, une structure intenable et en même temps
promise, à venir. Par un acte de mémoire, une aporie fait appel vers un autre
lieu. A chaque analyse, il s'attache à montrer que la force d'une œuvre, son
énergie (ergon), trouve sa source dans une aporie, laquelle entretient la force
et l'énergie de l'œuvre derridienne elle-même.



1.7.2 L'œuvre derridienne, une hyperaporétique.

Sa méfiance à l'égard des distinctions, oppositions et frontières du langage
courant, sa quête obstinée de l'aporie, explique-t-il dans une conférence
prononcée en 2000, sont liées à l'expérience de l'antisémitisme dans sa
jeunesse.

"Dès l'âge de 10 ans (ce fut l'expulsion de l'école et l'acmé de l'antisémitisme officiel et
autorisé en Algérie) se forma donc en moi un obscur sentiment, d'abord inculte puis de plus
en plus raisonné, d'appartenance interrompue ou contrariée des deux côtés, du côté de
l'ennemi déclaré, bien sûr, l'antisémite, mais aussi du côté des "miens", si je puis dire (...) Ce
que je veux seulement souligner pour l'instant, c'est le retranchement dont je parle, un
retranchement, une césure qui sembla se décider, se découper dans la blessure même, dans
la blessure non cicatrisable que laisse en moi l'antisémitisme" (...) Cette axiomatique du "je
suis le dernier des Juifs", loin de me rassurer dans des distinctions ou des oppositions, n'ont
fait que rendre les distinctions et les oppositions impossibles et illégitimes. Au contraire,
cette expérience a affiné ma méfiance raisonnée à l'endroit des frontières et des distinctions
oppositionnelles (conceptuelles ou non), et donc poussé à élaborer une déconstruction mais
aussi une éthique de la décision ou de la responsabilité exposée à l'endurance de
l'indécidable, à la loi de ma décision comme décision de l'autre en moi, vouée, dévouée à
l'aporie, au ne-pas-pouvoir ou au ne-pas-devoir se fier à une frontière oppositionnelle entre
deux, par exemple, entre deux concepts en apparence dissociables ". (Abraham l'autre, dans
Judéités, Questions pour Jacques Derrida, op. cit. pp24 et 25).

Ayant refusé, dès son enfance, de se laisser enfermer dans ces distinctions
pour lui illégitimes, Derrida s'est trouvé pris dans une dynamique, un
mouvement, une surenchère, une radicalisation que rien ne pouvait atténuer
ni limiter dans son principe. On peut qualifier d'hyperaporétique ce geste par


2
L'impossibilité pour un instant de coexister avec un autre, qui s'éprouve comme possibilité – cf
Jacques Derrida Marges de la philosophie, op. cit. p63.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 122



lequel aucune logique, aucun compromis ne peut mettre à l'abri du travail de
déconstruction. Comme il l'expliquera plus tard à propos de la peinture et du
dessin, il ne pouvait arrêter ce mouvement que par l'écriture d'une œuvre
qu'il arriverait enfin à dater et signer. En partant des failles, des incertitudes,
des contradictions et des apories pour inventer d'autres liens, d'autres
concepts, il pouvait faire l'expérience d'une jouissance et aussi d'une certaine
stabilité, celle de la construction théorique. Mais cette construction ne repose
sur aucune assurance. Elle est toujours provisoire, partagée entre une rigueur
conceptuelle qui tend vers la systématisation et une autre injonction elle
aussi théorisée interdisant toute immutabilité dans la systématisation.




1.7.1 Un exemple : Politiques de l'amitié.

On peut, à titre d'exemple, considérer ce livre-séminaire comme une
œuvre, et tenter de démontrer que son statut d'œuvre est conditionné par
son caractère aporétique.

Entre beaucoup d'autres développements, on trouve dans Politiques de


l'amitié une distinction entre trois concepts de l'amitié : (1) l'amitié
conditionnelle (celle qui privilégie l'utilité, le plaisir ou la proximité), (2)
l'amitié inconditionnelle souveraine (celle de Montaigne, qui traverse toute la
tradition gréco-chrétienne), et (3) l'amitié inconditionnelle sans souveraineté
(un concept qui dépasse largement l'expérience courante de l'amitié). Pour
arriver à cette trilogie conceptuelle à laquelle le livre (l'œuvre) ne se réduit
pas, il faut le lire dans son ensemble, l'interpréter, et on n'a jamais l'assurance
que cette interprétation sera la seule. Le fil directeur, énoncé dès le départ,
est la phrase de Montaigne citant Diogène Laërce qui cite Phavorinos qui cite
Aristote (ou est supposé le citer) : "O mes amis, il n'y a nul amy". En focalisant
l'analyse sur cette phrase, son original grec et les autres traductions
possibles, ce sont les apories d'une longue tradition qui sont mobilisées. Il
faudra démonter une à une ces apories avant d'entrer, avec mille précautions,
dans le travail conceptuel proprement dit : une amitié inconditionnelle sans
souveraineté elle-même aporétique. Non seulement la phrase choisie, "O mes
amis, il n'y a nul amy", est formellement contradictoire, mais en outre elle est
philologiquement fausse - c'est un faux sens, une traduction erronée.

Dans toute œuvre, Derrida cherche la phrase aristotélicienne ancrée dans


la tradition, une phrase extérieure, étrangère, qu'il pourra à force de travail
faire venir dans son idiome en la transformant radicalement. Il faut, d'une
certaine façon, fétichiser cette phrase pour qu'elle puisse devenir le lieu de la
différance. Il faut la vider de son sens, pour en appeler à l'interprétation de
l'autre. Il nous revient (à nous lecteurs d'aujourd'hui) de ne pas retenir que la
dimension fétichiste de ces phrases.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 123



LES OBLIGATIONS DE L'ŒUVRE :
S'ADRESSER Á L'AUTRE COMME TEL




2 Deuxième partie : S'adresser à l'autre comme tel, au tout
autre.

S'adressant, le 2 juin 1984, aux spécialistes du James Joyce International
Symposium de Francfort, Jacques Derrida se dit intimidé, ce qui ne l'empêche
pas de tenir, sur le projet joycien et ses commentateurs, un discours très fort :

"L'intimidation tient à cela : les experts joyciens sont les représentants aussi bien que les
effets du projet le plus puissant pour programmer pendant des siècles la totalité des recherches
dans le champ onto-logico-encyclopédique - tout en commémorant sa propre signature. Un
Joyce scholar dispose en droit de la totalité des compétences dans le champ encyclopédique de
l'universitas. Il maîtrise le computer de toute la mémoire, il joue avec l'archive de la culture"
(...) Les effets de cette pré-programmation, vous les connaissez mieux que moi, ils sont
admirables et terrifiants, parfois d'une intolérable violence. L'un d'entre eux a la forme suivante
: on ne peut rien inventer au sujet de Joyce" (Ulysse Gramophone, op. cit. p97).

Il est remarquable de voir Derrida utiliser, à propos de l'accumulation du


savoir dans l'université, le vocabulaire du mal radical auquel il avait déjà fait
allusion pour conclure le premier texte du même recueil :

"La prière et le rire absolvent peut-être le mal de signature, l'acte de guerre par lequel tout
aura commencé. C'est l'art, l'art de Joyce, la place donnée pour sa signature faite œuvre" (ibid
p53).

Invité, donc, à ce symposium d'experts joyciens, Derrida commence par


ironiser sur les experts, les "docteurs ès choses joyciennes"1, dont la
compétence est appelée, sollicitée par le texte, au prix de ce qu'il appelle
« une intolérable violence ». Il voulait traiter du "oui" dans Ulysse, et le voici
devant ce parterre de spécialistes auquel Joyce, par son texte irracontable, a
fourni de quoi travailler pendant des siècles. Ces experts appartiennent à une
institution qui fabrique "une puissante machine de lecture, de signature et de
contresignature au service de son nom"2 [il s'agit du nom de Joyce, mais aussi
du nom de chaque expert]. Derrida va très loin dans la critique de cette
machinerie, dans la mise en cause de l'autorité produite par cette
communauté3 ou famille, "l'assemblée la plus intimidante au monde"4.

Qu'est-ce qui justifie leur légitimité? Une interminable chaîne de


traduction, de tradition et de division du travail, des moyens de transport, de
communication, de programmation, une capitalisation ou accumulation
"affolée" des intérêts du savoir, des modes d'archivation de consultation de


1
Ulysse gramophone, op. cit. p67.

2
Ibid p77.

3
Ibid p93.

4
Ibid p94.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 124



données inouïes...1. Puis viennent les mots les plus durs. Ce qu'ils veulent
programmer, dit Derrida (toujours à propos des experts et de leur
commanditaire, Joyce lui-même), c'est la totalité des recherches, c'est toute la
mémoire, encyclopédique, de la culture occidentale. Ils veulent stocker toutes
les langues, jusqu'aux traces du futur2, la marque la plus dangereuse du mal
radical selon lui (l'annulation de l'avenir). Quelle violence insupportable,
intolérable, terrifiante! Mais terrifiante pour qui? Insupportable pour qui? et
pour quoi? Pourquoi? Dans quelle guerre? Derrida lui-même semble se le
demander, il va jusqu'à s'interroger sur ce qui le pousse, lui-même, à désirer
faire partie de cette puissante famille de spécialistes3. Mais l'interrogation
tourne court. L'important est le contre-feu, l'autre face du paradoxe, l'autre
dimension de la signature joycienne.

Car c'est Joyce lui-même qui ruine la formidable machinerie de savoir qu'il
déclenche.

"Voici le paradoxe : au moment où l'œuvre d'une telle signature met au travail, d'autres
diraient s'asservit, en tout cas relance pour elle, pour qu'elle lui revienne, la machine de
production et de reproduction la plus compétente et la plus performante, elle en ruine
simultanément le modèle. Du moins le menace-t-elle de ruine. Joyce a misé sur l'université
moderne mais il la met au défi de se reconstituer après lui. Il en marque les limites
essentielles" (Ulysse gramophone, op. cit. p98).

Comment Joyce fait-il venir la possibilité de cette ruine? En signant. Bien


qu'elle soit elle aussi une modalité de la répétition mécanique, sa signature
est un événement. Elle est gramophonique (elle peut se répéter à la façon d'un
gramophone), mais aussi graphématique (un trait unique, daté). Elle affirme
un auteur, un signataire, mais elle est aussi, en plus, une demande. Il faut me
lire, me traduire. Une intériorité qui en appelle à une autre intériorité, une
érudition à un secret, une signature à une contresignature. Dans le temps
même où elle réaffirme un oui primordial, originel [celui qui signe est celui
qui dit "oui"], elle avoue l'incertitude de ce "oui", sa détresse, elle prie, elle
implore pour un "oui" de l'autre ("oui oui", réitération du "oui", mais dans
laquelle le second "oui" n'est pas le même que le premier). Joyce a tout
clôturé d'avance dans son texte, mais il détruit aussi, à l'avance, la
compétence des experts. Ce double bind de la signature est aussi le double
bind de l'œuvre.

La question se repose dans les mêmes termes que dans la première partie
de cette « thèse », et l'injonction de laisser l'avenir ouvert n'a pas disparu.
Mais dans cette seconde présentation (ou seconde partie), pour répondre à la
possibilité d'un mal absolu, c'est à l'autre comme tel qu'on s'adresse : celui
auquel on acquiesce (§2.1), ce ou celui qu'on ne peut ni arrêter, ni maîtriser
(l'archi-œuvre) (§2.2), ce ou celui qu'on ne peut apostropher que par les




1
Ibid p97.

2
Ibid p98.

3
Ibid p95.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 125



modalités d'un « Qui », sans toujours le distinguer d'un « Quoi » (§2.4), ce ou
celui à partir duquel la chaîne de la dette et des réparations s'instaure (§2.5),
ce ou celui auquel on ne peut se lier que par une alliance hétéronomique,
dissymétrique (§2.6), ce ou celui qui, à travers les institutions, peut se
nommer « art » - à condition qu'ait été brisé, si cela est possible, le cycle
(§2.3).

Tel est le plan de cette seconde partie.






2.1 Œuvre, acquiescement, paradoxe du « oui ».


2.1.1 Position du problème.

Je pose ici la question de ce qui aura dû arriver avant l'œuvre, pour que la
question de l'œuvre ait pu être posée. Cela, qui ne peut être analysé ni comme
une cause, ni comme une détermination, ni comme une condition au sens
courant du terme, c'est ce qui ouvre la possibilité de cette œuvre-là, avant
même qu'une forme, un contenu, un genre, aient été choisis. En général,
Derrida le nomme : "avant". Voici une des nombreuses citations où il évoque
cet "avant" :

"Nous nous tenons ici en un lieu qui n'est pas encore l'espace où peuvent et doivent se
déployer les grandes questions de l'origine de la négation, de l'affirmation ou de la
dénégation (...). Le oui dont nous parlons maintenant est "antérieur" à toutes ces alternatives
renversantes, à toutes ces dialectiques. Elles le supposent et l'enveloppent. Avant que le Ich
d u Ich bin affirme ou nie, il se pose ou se pré-pose : non comme ego, moi conscient ou
inconscient, sujet masculin ou féminin, esprit ou chair, mais comme force pré-performative"
(Joyce gramophone op. cit. p126).

Qu'est-ce que cet "avant"? Ce mot désigne, dans l'idiome derridien, une
pensée associée à la notion heideggerienne du retrait de l'être. "Avant" le
logos, "avant" le discours, le langage, le sujet, "avant" la différence des genres
et même l'inconscient, les systèmes d'oppositions, l'espace-temps de la vie
courante, etc.., ou encore, dans un autre vocabulaire, dans un temps plus
ancien, plus vieux que celui d'aujourd'hui, qu'y a-t-il? Est-ce un "avant" dans
le temps, un passé, ou un autre genre d'"avant", une autre logique? La trace de
l'"avant" a disparu. Tout se passe comme si le retrait était impossible à dater,
ou plutôt comme s'il avait toujours eu lieu, comme s'il avait toujours lieu,
comme s'il avait lieu encore aujourd'hui. A défaut de vestiges déterminés ou
analysables comme tels, on ne peut désigner cet "avant" que par des mots
sans contenu, comme "avant" justement. Cet "avant" n'est pas présent comme
tel, mais pas non plus absent. Il nous hante. La hantise n'est pas abstraite. Elle
se traduit par des effets, des productions. Je voudrais ici avancer l'hypothèse
qu'elle nous hante par l'œuvre. Certes, elle ne nous hante pas seulement par
l'œuvre, mais l'œuvre est une modalité de la hantise du "avant". Pour le
montrer, je partirai d'un mot avancé par Jacques Derrida : acquiescement.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 126



2.1.2 Le "oui" primordial.

Il y aura eu, avant, ce qu'il nomme dans Foi et savoir un Oui originaire1.
L'usage de ce mot "originaire", peut sembler étrange pour un théoricien qui
soutient, par ailleurs, qu'"Il n'y a pas d'origine". Avec ce syntagme, les apories
du "oui", à la fois antérieur, plus vieux que le "oui" courant, et
incompréhensible, sont posées. Derrida utilise aussi parfois les mots "oui
primaire" ou "oui primordial"2, bien que ces mots soient eux aussi
discutables. Cette instabilité ou imprécision des mots résonne avec
l'indescriptibilité du "oui". Il est étranger au savoir. Bien qu'aucune
connaissance positive ne permette d'y accéder, bien qu'il échappe à la légalité
courante, il faut que ce "oui" soit, à chaque moment, confirmé. On l'invoque à
chaque souffle, chaque interjection, chaque appel. Il est coextensif à toute
parole, double tout énoncé, y compris celui qui vient de moi à moi, ou de moi
à l'autre en moi. Antérieur à la langue, même s'il est encore dans la langue, il
aura précédé toute question3, toute croyance, tout lien, toute prise de
responsabilité. Sans lui, il n'y aurait eu ni mémoire, ni discours, ni adresse à
l'autre, ni héritage, ni promesse, ni confiance, ni foi. Il n'y aurait pas eu
d'accueil, ni de la langue, ni de la loi. Pour dire "oui" à un autre, il faut que je
croie en lui. Devant lui, je m'engage, je promets, je signe ou j'acquiesce4.

Ce "oui" est une marque de l'autre, une marque sans contenu, vide,
inarticulée. Il ne dit presque rien, rien d'autre que "oui". Rien ne peut le
remplacer. Chaque fois que, dans la langue courante, on engage le "oui"
comme tel (le "oui" courant, verbal), on engage aussi cette marque primaire
du "oui" qui reste indicible. Ineffaçable, Il aura survécu à tous les désaveux,
dénégations, négativités5. Ni constatif, ni performatif, il est la condition
transcendantale ou quasi transcendantale du constat ou de l'acte de langage.
N'ayant pas d'autre fonction, pas d'autre sens que de répondre à, il est au
coeur de la religion comme de l'œuvre d'art6.

1
« Axiome : nul à-venir sans quelque itérabilité, au moins sous la forme de l'alliance à soi et de la
confirmation du oui originaire » (Foi et savoir, op. cit. p72).

2
Par exemple dans Ulysse gramophone, op. cit. p127

3
Selon Silvano Petrosino, c'est cette antériorité du « oui », plus « vieux » que la question, qui
distingue Heidegger de Derrida. « La sortie hors de l'ordre de la représentation et par-delà sa clôture,
n'advient pas, du moins chez Derrida, en se réclamant du « néant », du « sans » ou du « non », pas plus
que d'un quelconque « retour en arrière » qui irait à la recherche d'une « parole pure » ou originaire,
mais elle advient, ou du moins cherche à advenir, par la reconnaissance d'un « oui » déjà dit et d'une
« pensée d'une affirmation antérieure à toute question et plus propre à la pensée que toute question ».
Dans la conception derridienne, l'écriture est impensable en dehors de l'horizon de ce « oui » et du
« déjà » de ce « gage pré-originaire » (La rationalité du « déjà », Derrida et la réponse, dans Derrida,
Cahier de l'Herne 2004, op. cit., p204).

4
Ulysse gramophone, op. cit. p58

5
Abraham l'autre, dans Judéités, op. cit. p13

6
« Il faut comprendre que le oui (…) en tant qu'il engage, qu'il est au fond de toute promesse, du don
et du pardon, de l'accueil et du « viens », que ce oui est « éthique » ou qu'il ouvre à une éthique ou, donc,
qu'il nous engage vers cette archi-éthique qui ne serait ni l'éthique au sens métaphysiquement délimité,
ni la morale, ni la généralité, etc. Et ceci parce que le oui comme origine et possibilité de toute parole, le
Oui inaudible, imprononçable et qui pourtant est à même toute parole est l'ouverture même, l'ouverture
même à l'autre à qui, si c'est possible, on promet, on pardonne, qui nous pardonne – avec qui on parle.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 127






2.1.3 L'opération du "oui" dans l'œuvre : un exemple choisi par
Derrida, celui de Joyce.


2.1.3.1 L'œuvre de Joyce, une des sources de la pensée
derridienne.

Derrida n'a publié son premier texte sur Joyce qu'en 1984. Dans cette
transcription d'un discours improvisé en 1982, il précise que, pour lui,
"même dans les choses de l'académie, un fantôme de Joyce est à l'abordage"1.
Citant l'Introduction à l'Origine de la géométrie de Husserl (19612), il indique
que le second paradigme qui s'oppose à celui de Husserl (une "lisibilité qui
tend à l'univoque"), n'est autre, dès cette époque, que le paradigme joycien
(une "condensation équivoque de plusieurs langues"). Plus tard, la Pharmacie
de Platon3 peut être présentée comme une lecture de Finnegans Wake - y
compris le détail de la scène du pharmakos et les diverses fonctions du dieu
Thot. On trouve d'autres allusions à l'œuvre joycienne dans Glas (19744),
Scribble (1977) et la Carte postale (1977-79). On peut donc dire que la
publication de Ulysse gramophone, Ouï-dire de Joyce (en 1987, sur la base
d'une conférence prononcée en 1984) vient, en quelque sorte, réitérer ou re-
marquer des citations ou des renvois antérieurs à l'auteur irlandais.

Cela laisse ouverte l'hypothèse selon laquelle l'œuvre de Joyce serait, pour
Derrida, l'œuvre par excellence, celle à partir de laquelle le concept d'œuvre
pourrait s'écrire.




2.1.3.2 Paradoxe de l'œuvre, paradoxe du "oui".

Dans Ulysse gramophone, qui est aussi un essai sur le "oui" ou le concept
de l'acquiescement, Jacques Derrida développe ce qu'il appelle un "paradoxe
du oui"5 dont on peut dire, sans en changer les termes, qu'il est aussi un
"paradoxe de l'œuvre".

a. D'un côté, l'œuvre de James Joyce est une formidable machine d'écriture,
un corpus où tous les discours, toutes les langues, tous les savoirs se
déploient, se combinent et se recombinent. Renvoyant aux technosciences et
à la mécanisation d'aujourd'hui (la gramophonisation), elle est conçue pour


(Jacques Colleony, article cité, Déconstruction, théologie négative et archi-éthique, p256).

1
Jacques Derrida, "Deux mots pour Joyce", in Ulysse gramophone, op. cit. p27

2
Jacques Derrida, Introduction à l'“Histoire de la géométrie“ de Husserl, pp104s.

3
Dans La Dissémination, 1972, op. cit. p109, note 17.

4
Jacques Derrida, Glas, op. cit. p47

5
Ulysse gramophone, op. cit. p98

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 128



faire travailler les universitaires et les experts pendant des siècles. Cet appel
au oui peut aussi être entendu comme une machine de production et de
reproduction, une réponse mécanique, servile, un appel aux experts pour
qu'ils "expliquent" l'œuvre par un savoir neutre, univoque.

b. D'un autre côté, sa singularité, sa ruse, ce qui fait jubiler et triompher le


signataire, c'est que tout concourt à rendre le déchiffrement impossible.
L'œuvre laisse un reste immaîtrisable, elle déclenche un acquiescement
ambigu, un "oui" plus vieux que le savoir. Ecrite dans un mélange de langues
hétérogènes, incompréhensible, babélienne, elle entretient la confusion,
l'intraduisibilité, ce qui ne l'empêche pas d'inviter à un effort de traduction
infini. Le lecteur est marqué, endetté, débordé, mais aussi transformé, (qu'il
réussisse ou non à lire, et la plupart du temps, il n'y réussit pas). Il attend du
livre une voix extérieure, prophétique. L'œuvre est comme un coup de
téléphone. Elle dit à l'autre : "Allô, je suis là, je t'écoute". Par cet appel
singulier, toujours unique, elle ménage, dès le départ, l'« effraction nécessaire
à la venue de l'autre », au "oui" de l'autre, à l'invention d'une contresignature
toute autre.

Des deux côtés, c'est un oui qui est à l'œuvre : soit le "oui" répétitif,
académique, encyclopédique, le "oui" programmable des experts qui font
l'épreuve de leur érudition et de leur précision méthodologique; soit un autre
"oui", celui qui, par un texte qui joue du non sens et de l'équivoque, prolonge
et confirme le "oui originel"1. A toute œuvre répondent ces deux façons de
dire "oui".




2.1.3.3 Le nom de Dieu : un oui-rire.

Dans sa lecture de l'œuvre joycienne, Derrida met en relation plusieurs
termes entre lesquels on saisit mal, dans une première lecture, le lien : le
"oui", le rire, la signature / contresignature, le nom de Dieu, la circoncision, le
prophète Elie. Comment ces termes s'articulent-ils entre eux? Et comment
s'articulent-ils à l'œuvre de Joyce? Avant d'analyser cette question plus en
détail, on peut proposer un schéma général.

Comment acquiescer à l'œuvre de Joyce? Les deux modalités du "oui",


telles qu'elles sont présentées ci-dessus, y sont opérationnelles, mais elles ne
suffisent pas. Joyce invite le lecteur à une alliance singulière qui se soustrait à
l'alliance courante, entachée de souveraineté ou de maîtrise subjective, pour
laquelle on peut proposer le syntagme : circoncision de l'œuvre2. En effet, ce


1
Dans son article intitulé La surenchère (Upping the Ante), Samuel Weber qualifie ce second « oui »
d'auto-parodie. « A partir du moment où la parodie est pensée comme effet d'une itérabilité
irréductible, chaque « original », chaque « œuvre », chaque sujet et chaque objet, devient déjà en tant
que tel potentiellement une parodie de soi. Cela revient à dire que la parodie ne peut plus être pensée
comme une répétition essentiellement extérieure et postérieure à son modèle : l'itérabilité de tout
original ouvre celui-ci à l'autoparodie » (dans Le Passage des frontières, 1994, op. cit. p146).
Parodiée, l'œuvre serait abandonnée au rire, elle serait une pratique répétitive qui donne à rire.

2
Je propose ce syntagme qui ne se trouve, à ma connaissance, nulle part dans le texte de Derrida.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 129



q u i f a i t événement chez Joyce, c'est que son œuvre est inaudible,
imprononçable, irrésumable. Elle se met, dit Derrida, à la place du
tétragramme divin, qu'il est interdit et impossible de proférer. En signant cela,
Joyce, d'un seul geste, signe et contresigne le nom de Dieu.

« La prière et le rire absolvent peut-être le mal de signature, l'acte de guerre par lequel
tout aura commencé. C'est l'art, l'art de Joyce, la place donnée pour sa signature faite œuvre
(…) Dieu contresigné, Dieu qui te signe en nous, laisse-nous rire, amen, sic, si oc, oïl » (Ulysse
gramophone, op. cit. pp52-53).

Pour lire, il faut prendre ses distances avec ce qu'on lit, dans un grand
éclat de rire. Cette association étrange, Derrida la nomme oui-rire1. Le rire
vient entamer l'ambition totalisante du livre2, comme la circoncision vient
soustraire au corps une petite peau sanglante3. Dans les deux cas, cela ne peut
pas se faire sans affect. Il y a de la jouissance, et aussi des pleurs; de la
jubilation, et aussi du désespoir. Joyce déclare un commencement, un acte
d'une radicale nouveauté, qu'il déconstruit aussitôt. Si l'œuvre est infinie,
insaisissable, l'alliance qu'elle noue avec le lecteur ne peut être que
dissymétrique.

Dans ce processus, Jacques Derrida n'est pas neutre. Il tient à contresigner


ce rire. Mais il ne signe pas de son nom d'auteur (ce "Derrida" dont il fait
remarquer qu'il a deux "r", comme "rire"4), mais de son second prénom, qui
se trouve être celui du prophète Elie, celui qu'il a reçu, justement, le jour de sa
circoncision5. La voix du prophète Elie est celle qui est toujours attendue,
sans qu'elle ne quitte son extériorité; celle pour laquelle on prépare à l'avance



1
Ulysse gramophone, op. cit. p141

2
S'envoyer une carte postale à soi-même est un geste assez comique. On trouve cette situation à
maintes reprises dans l'Ulysse de Joyce. La fille de Bloom, Milly, s'envoyait des mots d'amour à elle-
même - et sa mère Molly s'envoyait à elle-même des bouts de papier. D'où vient ce comique? Pas de la
réussite de l'envoi, mais de son échec. Freud fait remarquer qu'on ne rit jamais seul, mais qu'on rit en
partageant à plusieurs le même refoulement. Telle est la place du oui-rire de Joyce (qu'on peut
comparer à l'objoie de Francis Ponge). C'est le temps où la totalisation s'avère impossible, où l'auto-
affirmation ne peut pas se fermer dans un cercle. Le cercle s'ouvre, et alors l'envoi se disperse dans une
multiplicité d'envois (chacun singulier). Le rire de l'autre est réactif. Sur l'objoie, cf Francis Ponge -
"Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers", Ed : Gallimard/Seuil, 1970, p184

3
Sur la thématique de la circoncision chez Derrida, on lira ci-après le §4.4.2.

4
C'est une remarque que Jacques Derrida fait lui-même, au détour d'une phrase sur l'Ulysse de
James Joyce. En somme, à travers le lapsus téléphonique qui m'a fait dire ou qui a fait entendre "ouï dire",
c'est "oui rire" qui se frayait un passage, et la différence consonantique du "d" au "r". Ce sont d'ailleurs les
seules consonnes de mon nom (Ulysse gramophone, p115). "d" et "r" sont, dit-il, les seules consonnes de
son nom, mais il ne précise pas que toutes deux, elles sont doubles. Les deux "r" du mot rire sont au
centre du nom. A gauche, on trouve la lettre "D" et à droite la syllabe "da" (oui en russe). Ce double
dédoublement fait quatre - le chiffre de la dissémination. Mais tandis que le "d" se prononce deux fois,
le "r" ne se prononce qu'une fois. Dans le cas du "d", le dédoublement s'entend [comme dans le mot
dédoublement], tandis que dans le cas du "r", il ne s'entend pas - et d'ailleurs Jacques Derrida le passe
sous silence (bien qu'on retrouve ce dédoublement dans rire).

5
Jacques Derrida mentionne 15 fois le nom d'Elie dans Ulysse gramophone. Elie, c'est la promesse
d'une voix extérieure, imprévisible, surprenante. C'est l'invité dont la venue était attendue, mais qui
déstabilise le savoir et les normes, y compris la compétence des experts. L'invité est celui qui dit "oui"
au prophète Elie, celui qu'on peut appeler de partout, à tout instant, et ont on ne sait pas ce qu'il va dire,
celui qui préserve toujours la possibilité d'une traduction imprévisible, nouvelle, que Joyce aurait voulu
forclore.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 130



une chaise, mais qui reste secrète, silencieuse1, imprévisible, bouleversante.




2.1.4 Dans toute œuvre, on trouve la trace des paradoxes du
"oui".

Dans toute réponse, même modeste, même négative, il y a un "oui". Me
voici, dit le répondant, je me présente. Sans cette présentation préalable,
aucune adresse à l'autre ne serait possible. Avant de répondre de soi, de son
"quant-à-soi", avant de répondre de ce qu'on est devant une instance
quelconque, une institution ou devant un tiers, il faut s'être adressé à l'autre, à
lui. Cet acquiescement est l'acte le plus originel, le plus fondamental, le plus
inconditionnel. A chaque fois que je m'adresse à l'autre, directement ou
indirectement, par une parole, un texte ou une œuvre, il est réitéré. En disant
"oui", j'engage mon corps, ma sensibilité, mes affects. Je ne me présente pas
seulement à l'autre dans l'abstraction du langage, mais dans ma personne, y
compris le plus ineffaçable de ma personne.

Dans le paradoxe joycien du « oui », Derrida semble expliciter la


contradiction dans laquelle il se trouve lui-même. Il faut écrire, dit-il, il faut
signer, il faut faire arriver de nouveaux événements, et en outre Il faut appeler
le oui de l'autre. Pourquoi le faut-il? On ne le saura pas, mais ce "il faut" est
inconditionnel, pour celui qui signe "Jacques Derrida" comme pour les autres
œuvrants. Cette ambition même, cet appel au "oui", oblige à produire l'œuvre
la plus rigoureuse possible, la plus inclusive. Elle tend à produire ses experts,
ses commentateurs, et donc à produire du même, à exclure l'autre "oui".
Tournant autour de l'œuvre-Joyce ou plus exactement de l'événement-Joyce2,
Derrida ne peut faire autrement que de parler de lui-même, comme il le dit au
début du livre3. Et nous-mêmes, lecteurs de Derrida, ne pouvons faire
autrement que de nous trouver dans la position des "spécialistes" qui
étudient indéfiniment le corpus (joycien ou derridien) - une position qu'il
s'agira de perdre, singulièrement, dans un grand rire.



2.1.5 L'aimance.

A partir de cette discussion autour du « oui » joycien, on peut s'interroger
sur le rapport entre le mouvement de l'œuvre et une autre catégorie


1
Elie, fuyant Jézabel, se rend seul sur la montagne sacrée. Alors qu'il est dans une caverne où il
passe la nuit, Dieu lui dit : « ... Sors et tu te tiendras sur la montagne devant Yahvé. Et voici que Yahvé
passe. Un vent très fort secoue les montagnes et brise les rochers par-devant Yahvé, mais Yahvé n'est
pas dans le vent. Et après le vent, un tremblement de terre ; mais Yahvé n'est pas dans le tremblement
de terre ; et après le tremblement de terre, un feu ; mais Yahvé n'est pas dans le feu ; et après le feu, qol
demama daqa » (Livre des Rois (I R. 19.11)). La formule laissée en hébreu est souvent traduite par « la
voix d'un fin silence », mais on trouve aussi « le son d'une brise légère », « la voix d'une louange
secrète », « le murmure d'une parole faible », etc.

2
Ulysse gramophone, op. cit. p20

3
Ibid p9.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 131



derridienne, l'aimance. Jacques Derrida n'a pas inventé ce mot qu'on trouve
déjà, avec un autre sens, dans des textes psychanalytiques des années 19501.
D a n s Politiques de l'amitié (1994), il est utilisé avec insistance2. Aimance,
précise Derrida, traduit phileîn (aimer à l'infinitif, que Heidegger traduit en
allemand par le verbe Lieben). Dans l'ensemble du livre, c'est un chaînon
indispensable à l'élaboration de ce qu'on pourrait appeler un autre concept
de l'amitié, en rupture avec la tradition. Il n'est de politique de l'amitié, au-
delà de la fraternité traditionnelle, que mettant en jeu l'aimance; mais
l'aimance elle-même est un mouvement complexe, contradictoire, dont le
mode opératoire peut être comparé à celui de la différance.

Comme la différance, l'aimance est chez Derrida un quasi-concept, un


mouvement qu'on ne peut ni décrire ni présentifier comme tel. On ne peut
l'évoquer qu'au futur antérieur : avant toute question, tout échange, avant
toute croyance, tout discours, avant tout lien déterminé à autrui, avant même
la langue, il aura fallu s'engager dans un oui primordial, un acquiescement
originaire. C'est un thème développé, à partir de Heidegger, dans L'Oreille de
l'autre : il aura fallu que j'entende la voix d'un ami, que, près de moi, je porte
la voix d'un autre, à la fois intérieure et extérieure. Cette portée, c'est celle de
l'œuvre. Elle ne m'aura rien dit, elle aura gardé le silence, mais elle m'aura fait
venir à l'écoute. Répondre à l'autre est l'acquiescement le plus fondamental, le
plus inconditionnel. Même si l'autre est éloigné, indifférent, absent ou mort
(et il l'est toujours dans le cas d'une œuvre), même si l'amour est impossible,
il vaut mieux aimer. Même dans la solitude, le silence, dans une dissymétrie
absolue, même si l'œuvrance est incontrôlable, il vaut mieux œuvrer.
L'œuvrance est comme la différance, elle n'est soumise à aucun "je", aucun
vouloir. Ce qui se diffère en elle ouvre à l'inconnu. Sera-t-elle autre chose?
Une autre œuvre? Autre chose qu'une œuvre?

Dix ans plus tard, s'interrogeant sur ce qui peut rapprocher les différents
lecteurs de son œuvre, Derrida fait observer :

« Il est vrai pourtant que quelque chose – je ne sais pas si je peux dire rassemble, ou se
ressemble – quelque chose en tout cas ressemble ici, depuis quelques décennies, à une
affinité, à un destin ou à un devoir partagés, entre des écrivains, des universitaires, des
intellectuels appartenant à des cultures étrangères ou écrivant dans des langues fort
différentes. Ce sont souvent d'ailleurs des amis, eux-mêmes auteurs d'œuvres originales et
parfois des auteurs-traducteurs. Il y a là pour moi, depuis fort longtemps, un sujet
d'étonnement, de réflexion et d'expérience constantes. De jouissance aussi, de joie. » (La
vérité blessante, ou Le corps à corps des langues, Entretien d'Evelyne Grossman avec Jacques
Derrida, in Europe n°901, mai 2004).

Quelque chose passe, non pas entre des personnes, mais entre des œuvres3,

1
Il semble que le mot ait été inventé, en 1927, par Edouard Pichon, pour traduire le terme freudien
libido. Il prend ultérieurement d'autres significations, notamment sous la plume de Françoise Dolto.

On le trouve 14 fois, souvent en italiques - ce qui souligne son statut de concept ou plutôt de quasi
2

concept, sans compter les mentions de ce mot dans L'Oreille de Heidegger, autre texte publié dans le
même livre.

3
Alain David associe ce rapport entre deux œuvres à la fidélité : « Mais accomplir un tel geste [celui
de Lévinas lisant Derrida ou de Derrida lisant Nancy] présuppose l'œuvre de celui qui s'y livre, le
chemin, qui induit le contact, est alors l'autre œuvre. Qui n'en dispose pas n'a pour lui que la bonne foi
immédiate de sa lecture, cette bonne foi dont Montaigne faisait état au seuil des Essais. Je ne puis ici,

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 132



et ce quelque chose n'est pas un dialogue, c'est une sorte de transfert, la
portée d'un étonnement, d'une jouissance, d'une joie : aimance. L'œuvre
n'aura rien dit au lecteur, elle aura gardé le silence, mais elle aura fait venir
une autre œuvre à l'écoute. La réponse à l'autre passe moins par des mots que
par des œuvres. Même si l'amour est impossible, il vaut mieux œuvrer pour
aimer.






2.1.6 Avant moi, l'œuvre de l'autre


2.1.6.1 Commencer par contresigner.

Interrogé en 1996 sur ce qui fait la continuité de son travail depuis les
années 1960, Jacques Derrida répond :

"J'essaie de penser la langue dans laquelle j'écris et, aussi bien, les œuvres singulières des
autres telles qu'elles se produisent dans une langue, de façon fidèle; c'est-à-dire en essayant
de me rendre à ce qui est arrivé avant moi - tout comme la langue est avant moi, l'œuvre de
l'autre est avant moi - et de contresigner ces événements. La contresignature est elle-même
un performatif, un autre performatif : c'est un performatif de la grâce rendue à la langue ou à
l'œuvre de l'autre" (Entretien entre Jacques Derrida et Mireille Calle-Gruber intitulé « Où la
philosophie et la poétique, indissociables, font événement d'écriture », p18)1.

L'écriture derridienne est sans cesse inquiétée par l'autre. Quand il écrit, il
cherche souvent à donner l'illusion d'un dialogue ou d'un polylogue2. Ne
pouvant pas parler uniquement en son nom propre, comme une instance
unique, il met en scène des voix qui se disputent la parole. Il n'ignore pas que
son texte est un monologue (je n'ai qu'une langue), mais il n'ignore pas non
plus que tout ne peut pas s'y rassembler (mais ce n'est pas la mienne).
Comment peut-il donner lieu à la voix de l'autre dans l'œuvre qu'il signe de
son nom? Pour le laisser parler, lui donner la parole, il faut trouver le ton
juste, la bonne posture, celle qui tienne compte du fait que lui aussi est à la
fois unique et multiple. L'œuvre s'adresse à cet autre, plus d'un et plus d'une 3.
Elle est conditionnée par son regard, son corps ou sa voix, qui se dérobent à
la vue ou à l'écoute. Quand il arrive qu'elle s'y accorde, ce n'est pas dans le

démuni d'œuvre, sans non plus le recours d'une méthode, d'un Discours de la méthode, que tabler sur
cette bonne foi, mettons sur un affect, que par provision je nommerai maintenant fidélité : la fidélité
naïve qui me sert, dans mes lectures, de viatique, qui me donne à croire que de l'un à l'autre, de Lévinas
à Henry, à Derrida, l'amour est le même » (dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit., p155).

1
Cet entretien, paru à l'origine en 1996 dans le n°20 des Cahiers de l'Ecole des Sciences
Philosophiques et Religieuses (CESPR) des Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles, a été
reproduit dans la revue n°142 de la revue Littérature (2/2006).

2
v. la liste des ouvrages « interlocutoires » de Jacques Derrida dans le §5.2.2.8.

3
D a n s L'œuvre ouverte (Seuil, 1965), Umberto Eco explique que « l'œuvre d'art est un message
fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant. (…) Cette
ambiguité devient aujourd'hui une fin explicite de l'œuvre, une valeur à réaliser de préférence à toute
autre – et parfois, comme dans l'œuvre de Joyce, jusqu'en ses limites extrêmes » (pp9-10). Jacques
Derrida radicalise cette proposition : la polysémie de l'œuvre est redoublée par l'hétérogénéité
irréductible des destinataires.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 133



sens d'une harmonie, mais dans celui d'une trace qui, par une présentation,
un geste, une intonation ou un rythme, ménage la place d'une effraction. La
jouissance qu'il éprouve alors à lire les œuvres des autres est comme la chose
de l'autre4. S'il jubile, c'est grâce au don qui lui est fait, mais il ne faut surtout
pas que le plaisir narcissique domine. Pourquoi? Parce qu'alors, ce ne serait
plus l'œuvre de l'autre, il y aurait appropriation. Pour contresigner une
œuvre, pour la faire survivre, il faut laisser signer l'autre. C'est une
responsabilité, et en même temps l'aveu d'une irresponsabilité.




2.1.6.2 L'invention de l'impossible.

La modernité s'intéresse plus à la productivité technique de l'invention
qu'à sa valeur de vérité. On tend à programmer méthodiquement les
recherches et les découvertes futures, on les balise par des procédures, des
protections et des réglementations (droit d'auteur, brevet), on les fabrique, on
les légitime. Ainsi encadrée, enfermée dans une langue prétendûment
universelle, l'innovation n'a plus rien d'une invention ni d'une œuvre (en tous
cas dans le sens explicité ci-dessus), elle revient au même. En parlant
d'"invention de l'autre comme expérience de l'impossible", Derrida tend à
rompre avec le désir d'invention le plus courant, celui qui est associé à la
transgression, au débordement.

"La déconstruction la plus rigoureuse ne s'est jamais présentée comme étrangère à la
littérature, ni surtout comme quelque chose de possible. Je dirais qu'elle ne perd rien à
s'avouer impossible, et ceux qui s'en réjouiraient trop vite ne perdent rien pour attendre. Le
danger pour une tâche de déconstruction, ce serait plutôt la possibilité, et de devenir un
ensemble disponible de procédures réglées, de pratiques méthodiques, de chemins
accessibles. L'intérêt de la déconstruction, de sa force et de son désir si elle en a, c'est une
certaine expérience de l'impossible, c'est-à-dire de l'autre, l'expérience de l'autre comme
invention de l'impossible, en d'autres termes comme la seule invention possible" (Invention
de l'autre, in Psyché I, op. cit. pp26-27).

Pourquoi inventer l'impossible? Pourquoi choisir cette tâche?



"L'attitude structurelle et le moment structuraliste ont été à mes yeux des moments
féconds, je n'ai jamais voulu contester cela, [mais] la simple posture structurale manque cette
force de frayage de la langue et de ce que vous appelez des événements d'écriture. Au fond,
c'est cela, toujours, qui m'a le plus intéressé. D'où, naturellement, le recours à des œuvres de
type littéraire, ou poétique, dans les moments les plus décisifs de mon travail. Quant à ce que
vous appelez "performatif ", c'est, en effet, ce qui, peu à peu, et souvent sous ce nom-là, s'est
imposé à moi pour désigner des actes, des œuvres, des inventions d'écriture dans la langue
qui font changer les choses; qui instituent; qui inaugurent" (Entretien entre Jacques Derrida
et Mireille Calle-Gruber, op cit p17)

Pour expérimenter la force de frayage qui est pour lui essentielle, il préfère
avoir recours aux œuvres, littéraires ou poétiques, plutôt qu'aux théories.

“C'est cette double requête, d'une part l'exigence philosophique d'avoir la liberté
inconditionnelle de dire tout ce qui doit être dit, d'autre part l'exigence littéraire de dire tout
ce que l'on veut sans aucune espèce de censure, une émancipation à l'égard de la censure,
c'est cela qui me paraît réunir dans l'histoire le projet littéraire et le projet philosophique"
(ibid p24).

4
Ibid, p20

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 134



"Mais il y a là une Idée, ou plutôt, pour ne pas trop formuler cela dans une langue
kantienne, une exigence, une urgence, une injonction immédiate (ici, maintenant), qui
s'annonce comme telle : c'est cela qui m'intéresse. Cette exigence donne lieu à des œuvres
littéraires, des romans, de la poésie, du récit, ou à des œuvres de type philosophique. Ce
qu'elles ont en commun, c'est qu'elles passent par des événements, des écritures de langues"
(ibid p24).

Entre la jouissance, le plaisir de lire l'autre, et l'exigence, l'urgence


inconditionnelle de le lire, ici et maintenant, il y a pour Derrida le plus étroit
rapport. Il reste à analyser cette relation, à en démonter la logique – et pour
cela ni l'intentionnalité, ni la contextualité ne sont suffisantes.




2.2 Archi-œuvre, ou l'impossible arrêt

2.2.1 Un concept d'archi-œuvre ?

Le mot « archi-œuvre » ne se trouve pas chez Derrida. Pour justifier ce
néologisme supplémentaire, on commencera par rappeler rapidement la
distinction derridienne entre écriture et archi-écriture. L'archi-œuvre
« mobilise » d'une certaine façon l'archi-écriture, elle la met en œuvre, mais
sans neutraliser sa radicale irréductibilité.


2.2.1.1 Archi-écriture et archi-œuvre

Tout en conservant un seul mot, écriture, Jacques Derrida distingue deux
types d'écriture radicalement différents. Au sens courant, l'écriture est
phonétique, alphabétique, indissolublement liée à la voix, à la parole, au sujet
et au logos; tandis que l'autre écriture (dite archi-écriture) n'est pas une
structure différentielle mais un mouvement. La première tend à enfermer
dans un système ou un discours, tandis que la seconde divise à l'infini, elle
ouvre à l'autre, à l'hétérogène, à l'imprévisible. L'une est logocentrique;
l'autre est disséminatrice. Entre les deux, il n'y a ni médiation, ni dialectique,
ni réconciliation possibles. Pourtant elles sont inséparables. L'archi-écriture
( o u mauvaise écriture) est la condition de l'écriture, tandis que la bonne
écriture se laisse contaminer par la mauvaise par le biais des substituts,
métaphores, simulacres, artefacts ou pharmaka dont on ne peut se dispenser
dans l’exercice de la parole.

L'archi-écriture ouvre le rapport à l'autre comme condition de tout


système linguistique, tandis que l'écriture chasse son autre. L'archi-écriture
permet d'éprouver la différence dans la trace, tandis que l'écriture travaille à
réduire la différence en l'assimilant à la parole vive, à la présence. L'archi-
écriture ne peut être soumise à aucune science, ni objectivité, ni localisation,
ni même relation de savoir, tandis que l'écriture alphabétique peut être
réduite à un système d'oppositions. L'archi-écriture est la condition du
système linguistique, mais elle ne peut pas en faire partie. On peut
difficilement imaginer polarité plus radicale, ce qui n'empêche pas Derrida

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 135



d'utiliser le même mot écriture pour les deux concepts1, et d'insister sur ce
point : entre ces deux concepts, il faut une communication2. L'archi-écriture
est irréductible, mais infiniment divisible. Quand elle est à l'œuvre3, elle
s'écrit. Elle soumet l'écriture à déconstruction dans le temps même où elle
s'expérimente (au présent).

On voit, dans ce rapide résumé, la possibilité de distinguer entre œuvre, à


rapprocher de l’œuvre d’art ou de l’objet fabriqué comme tel, et archi-œuvre,
un concept ou quasi-concept qui reste à définir. Comme l'archi-écriture,
l'archi-œuvre n'a pas de présence phénoménale. Elle n'est pas un étant, ne
peut pas être localisée ni décrite, ni pensée sous les catégories du sujet et de
l'objet. Comment la penser alors? A partir de la différance. Pour qu'il y ait
« œuvre », il faut de la différance, mais cette différance menace le concept et
la survie même de l'œuvre. C'est ce mouvement qui destitue l'identité à soi, se
désintéresse de la parole vivante, paternelle et vraie, multiplie les artefacts
qui ne répondent à aucune règle d’équilibre ou d'harmonie, ne se fixe en
aucun lieu, pas même le subjectile4, c'est ce mouvement que j'appelle archi-
œuvre5. De même que le mouvement de l'archi-écriture reste, par structure,
extérieur au champ logocentrique, l'archi-œuvre reste extérieure au champ
de l'art. Elle se manifeste par des espacements, des déplacements, des
débordements, des arrêts, des blocages, des dispositifs, des fragments, des
traces, des restes que des spécialistes peuvent organiser en genres, et qui
peuvent porter, éventuellement, eux aussi, le nom d’œuvre. L'archi-œuvre
diffère de l'archi-écriture par son caractère rassemblant : il faut qu'on lui
suppose des limites. Alors que l'archi-écriture, par essence, est sans-limite,
l'archi-œuvre concrétise ce qu'on pourrait appeler une dé-limitation en
œuvre - ou une « limite sans limite » où la structure du « X sans X » trouverait,
en quelque sorte, son lieu.




2.2.1.2 Œuvre et archi-œuvre dans « De la grammatologie ».

Pour ancrer le concept d' « archi-œuvre » dans le texte derridien, on peut
faire une observation qui concerne les deux recueils de textes parus la même
année 1967. Alors qu'il est beaucoup question d' « œuvre » dans L'écriture et
la différence (le mot est utilisé environ 50 fois), on ne trouve qu'une quinzaine
d'occurrences de ce mot dans De la grammatologie. Cela tient à la différence
de statut des deux recueils : De la grammatologie, notamment sa première
partie (quatre occurrences seulement), est plus tourné vers la scène de
l'écriture, où l'archi se fait entendre autrement, tandis que L'écriture et la
différence est tourné vers l'analyse des œuvres, ce dernier mot revenant plus

1
Ce qui suppose qu'il puisse y avoir, en un seul mot, deux concepts.

2
Derrida, De la grammatologie, op. cit. p89.

3
Ibid, p88
4
Cf ci-après §3.5.3.

5
On pourrait dire aussi : mouvement archi-œuvrant, ce qui conduirait à la notion d'archi-œuvrance,
c'est-à-dire probablement trop loin.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 136



souvent dans son usage courant.

Dans la première partie de De la grammatologie, intitulée « L'écriture


avant la lettre », Jacques Derrida présente la « matrice » de sa construction
théorique.

D'un côté :

"Les sciences positives de la signification ne peuvent décrire que l'œuvre et le fait de la
différance, les différences déterminées et les présences déterminées auxquelles elles donnent
lieu. Il ne peut y avoir de science de la différance elle-même en son opération, non plus que
de l'origine de la présence elle-même, c'est-à-dire d'une certaine non-origine" ( De la
grammatologie op. cit. p92). (Les italiques sont de Derrida).

Les sciences positives ne peuvent décrire que l'œuvre au sens courant,


l'œuvre en tant que fait. Elles ne peuvent pas rendre compte de la « différance
elle-même en son opération », qui est précisément ce que je nomme l'archi-
œuvre.

D'un autre côté :



"Telle est la portée la plus évidente de l'appel à la différence comme réduction de la
substance phonique. Or ici l'apparaître et le fonctionnement de la différence supposent une
synthèse originaire qu'aucune simplicité absolue ne précède. Telle serait donc la trace
originaire. Sans une rétention dans l'unité minimale de l'expérience temporelle, sans une
trace retenant l'autre comme autre dans le même, aucun différence ne ferait son œuvre et
aucun sens n'apparaîtrait. Il ne s'agit donc pas ici d'une différence constituée mais, avant
toute détermination de contenu, du mouvement pur qui produit la différence. La trace (pure)
est la différance (De la grammatologie, op. cit. p92)."

Une distinction est introduite entre, d'une part, la « différence constituée »


(l'œuvre), et d'autre part « la différence faisant son œuvre » en tant que
mouvement pur (l'archi-œuvre).

Sur la même page du texte De la grammatologie, on trouve utilisé deux fois


le mot "œuvre" sous les deux modalités que je tente de distinguer : d'un côté,
l'œuvre comme fait déterminé, d'un autre côté l'œuvre comme mouvement,
mise en œuvre de la différance indescriptible et inappréhendable comme
telle.

Cette mise en œuvre avait déjà été, quelque pages plus haut, associée à
l'archi-écriture :

“Si originale et si irréductible soit-elle, la « forme d'expression » graphique reste très
déterminée. Elle est très dépendante et très dérivée au regard de l'archi-écriture dont nous
parlons ici. Celle-ci serait à l'œuvre non seulement dans la forme et la substance de
l'expression graphique, mais aussi dans celles de l'expression non graphique. Elle
constituerait non seulement le schème unissant la forme à toute substance, graphique ou
autre, mais le mouvement de la sign-function liant un contenu à une expression, qu'elle soit
graphique ou non. Ce thème ne pouvait avoir aucune place dans la systématique de Hjelmslev
(De la grammatologie op. cit. p88).

Le même mot « expression graphique » recouvre l'écriture et/ou l'archi-


écriture, l'œuvre et/ou l'archi-œuvre, selon qu'elle est déterminée,
dépendante, dérivée ou non. Mais dans l'un ou l'autre cas, ce qui est à
l'œuvre, dans cette expression graphique, c'est l'archi-écriture.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 137



2.2.1.3 Rothko, un cas « archi-œuvral »

Si l'on désire persister dans cette tentative de définir l'archi-œuvre, on
peut être tenté par des formulations « à la manière » de la théologie négative1.
Elle ne se définirait, donc, ni par la chronologie, ni par la génétique, ni par la
logique, ni par la linguistique, encore moins en faisant l'hypothèse d'une
émergence ex nihilo, d'une création ou d'un point d'origine (cartésien). En
elle, l'origine disparaitrait, la trace se perdrait. Quelque chose commanderait
la garde d'un vestige et m'inciterait à dire "Oui". Ce voisinage étrange entre
un sentiment de déjà-vu/déjà-connu et une impression de rencontre avec un
lieu inconnu, c'est peut-être celui qu'on peut éprouver en observant une toile
de Marc Rothko. Je ne peux pas dire "Non". J'y réponds comme Abraham
devant la voix : "Oui, me voici, je suis ici, je suis prêt". J'ignore le contenu de ce
qui fait retour, mais j'acquiesce. Je suis l'héritier de cela et je dois en rendre
compte. Ce quelque chose d'incompréhensible, pour lequel il n'y a pas de
mots, exige mon attention. Je le croyais effacé, mais il a survécu jusqu'à
maintenant, dans une forme de vie qui ne ressemble à rien de connu.
Comment refuser ma confiance en cette voix silencieuse, comment me
dérober à l'accueil de cette chose qui s'adresse à moi?

Le style de Rothko (1903-1970) est un événement dans la peinture. Il l'est


pour tous ceux qui le découvrent avec étonnement, émotion, incrédulité ou
extase. Qu'est-ce qui se passe exactement? D'où vient l'effet qu'il produit?
C'est mystérieux, et le mystère n'est pas près de s'éclaircir. Une présence
passe. Laquelle? Quelque chose en rapport avec la couleur. Présence de la
divinité, de l'être ou d'un mouvement pur, un mouvement immobile dont
émane quelque chose qui fonctionne comme une lumière mais n'en est pas
une, quelque chose qui provient d'un lieu lointain, au-delà de la toile. Nous ne
savons rien et nous ne pourrons jamais rien savoir de ce lieu.

Le plus étrange dans l'archi-œuvre quand elle se manifeste – et parfois on


nomme cette manifestation « de l'art », c'est que la présence y coexiste avec le
retrait : absence de sujet, de thème, de motif, absence de l'idée et aussi
absence du moi et même de la divinité. Rothko réussit ce tour de force :
rendre équivalentes l'absence et la présence2.

On se demande quelle antériorité on peut lui trouver dans l'histoire de


l'art. Il a des sources d'inspiration (Matisse par exemple), mais ces sources ne
suffisent pas à l'expliquer. Il ne se considère pas comme un artiste abstrait,
car il estime que les formes qu'il montre sont organiques, vivantes. Son
monde est urbain, éloigné de la nature. Il appartient à son siècle. Il renouvelle

1
Pour reprendre l'expression de Derrida à Jerusalem en 1987, Comment ne pas en parler ?
Cf Psyché 2, op. cit. p145.

2
Jacob Baal-Teshuva termine son livre sur Rothko par la citation suivante du collectionneur Ben
Heller : « Comment faisait-il pour déclencher avec aussi peu de variations des discussions entre le
tableau et le spectateur, des discussions aussi directes et intimes que la musique de champbre ?
Comment faisait-il pour produire – avec les combinaisons minimales d'une palette de couleurs chaudes
et froides, claires et sombres, calmes et passionnées – des sentiments traduisant la grandeur, la
diversité, l'aspect dramatique, la profondeur et l'étendue de la musique orchestrale qu'il aimait tant ?
Qui peut répondre à ces questions ? Seuls les tableaux eux-mêmes – et chaque spectateur ». Rothko (Ed
Taschen, 2005).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 138



le rapport du spectateur au champ de l'art en le forçant à s'impliquer
activement, en l'entraînant dans une aventure. Là, tout nous est étranger, et la
simple rencontre de l'espace est un drame.




2.2.2 Une différance impossible à arrêter


2.2.2.1 Pas de hors-texte

Il n'y a pas de hors-texte. Tout part de cette formulation qui peut être lue
comme une hypothèse, une thèse, un axiome, une proclamation (celle de la
théorie derridienne de l'écriture), un acte de foi, ou encore une analyse, celle
de la structure générale du discours, ou encore un postulat, celui de la post-
modernité - mais Derrida récuserait sans doute ce dernier qualificatif. Cette
phrase finalement peu réitérée dans l'œuvre est devenue célèbre. S'Il n'y a
pas de hors-texte, c'est aussi que Rien ne précède le texte, rien ne l'intitule.
Certes, les textes se distinguent les uns des autres. Certes, on peut donner à
chaque texte un nom propre conventionnel (son titre), on peut lui conférer un
statut légitime et clos qu'on peut rapprocher de celui du livre, on peut
reconnaître certaines procédures qui institutionnalisent sa position juridique
et politique. On peut aussi, par le biais des éditeurs, des critiques et des
préfaciers, individualiser chaque texte ou chaque extrait de texte. Il n'en
restera pas moins que le texte est sans-bord, qu'il est impossible à isoler des
autres textes. Jamais il n'est hors-contexte. Il n'y a pas de limite aux
possibilités de renvoi, aux traces, aux transformations qui l'écartent de
l'identité à soi. Toutes les structures de la "réalité" dite économique,
historique, sociale, institutionnelle, politique, etc... sont impliquées en lui, à
tel point qu'on peut le qualifier de texte-contexte. Il accueille en lui le référent,
l e réel; il les inscrit comme différance. Prendre cela en compte, c'est la
déconstruction même.

Dès qu'un texte est signé, son auteur est mis au tombeau1. Certes, son nom
résonne toujours, on peut l'entendre, mais cette résonance est aussi une
perte. D'un côté, un texte n'est lisible que si, derrière la signature, un nom
propre s'oublie, se perd, se refoule. Mais d'un autre côté, il n'y a pas de texte
sans un nom qui vienne le brouiller, entamer sa signification. Le texte est
travaillé par l'illisibilité du nom propre. Cette illisibilité est masquée par la
signature, voire par le titre. Ceux-ci font-ils, ou non, partie du texte? Leur
position est ambiguë. Ils ne sont ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors.
Comme éléments extérieurs (qui se veulent hors texte), ils commandent, ils
cadrent, ils font bord, mais le texte résiste à leur autorité. Il est hanté,
contaminé, voire ruiné par d'autres forces qui remettent en question la
stabilité d'une loi ou d'une origine. Le texte promet une œuvre, mais une
autre loi, une loi de disjonction, la divise en interdisant tout rassemblement
dans la présence.


1
« L'artiste, ne terminant son œuvre qu'au moment où il meurt, ne la connaît jamais » (Blanchot,
L'espace littéraire, p16).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 139






2.2.2.2 Rien n'isole l'œuvre du dehors (pas plus que le
texte)

Si l'on prenait la formule « Il n'y a pas de hors-texte » au pied de la lettre,
on pourrait la considérer comme universelle : s'il n'y a que du texte, alors rien
ne le limite, rien ne le précède, rien ne l'intitule, rien ne l'isole, (etc.). Il ne
peut y avoir ni limite, ni bord. Et pourtant, il y en a, car le texte n'est pas
homogène - et donc la formule n'est pas universelle. Non seulement il y a
dans le texte de l'autre, de l'hétérogène, de l'extériorité, mais en plus, il
l'affirme. Ce texte qui n'a pas de dehors affirme son dehors, sans même avoir
à transgresser aucune limite. Telle est l'aporie du texte, la structure
aporétique d'auto-hétéro-affection que Derrida ne cessera jamais de pointer
et de chasser dans le texte. Exemple : le titre, la signature ou la préface
peuvent faire bord, mais ce cadrage est, comme tout cadrage, précaire et
instable, il est par essence ambigu, voire illégitime. Il n'y a pas de mise en
œuvre sans dissémination1.

La limite derridienne n'est pas situable dans l'espace, ou si elle l'est, c'est
seulement de manière oblique, un mot qui ne renvoie pas à une disposition,
mais à une tension, une dissymétrie. On ne peut pas figurer les frontières par
un trait ni un bord : ce sont des limitrophies complexes, plurielles, mobiles,
hétérogènes et discontinues, qui peuvent se transformer, croître et (se)
multiplier. Dans cet espace métaphorique où les mots transportent, font
dériver ou déraper, la différance qui produit des chaînes dans le langage est
inarrêtable. Elle travaille toujours à défaire ce qu'elle tisse. Chez Derrida,
aucun fondement n'est solide, aucun seuil n'est indivisible. D'ailleurs le mot
seuil lui-même est suspect : il marque une fin ou un commencement, on
l'imagine comme une ligne qu'on pourrait franchir d'un pas, en un instant
ponctuel. Mais supposer cela, c'est séjourner quelque part, dans la sécurité
d'un lieu clos (une famille, une ville, une nation), dans une architecture stable
ou au-dessus de la solidité d'un sol. En privilégiant les limitrophies par
rapport aux limites, la déconstruction délégitime toute assurance d'un seuil.




2.2.2.3 Arrêter l'inarrêtable

Je vais maintenant introduire une autre formule, dérivée de plusieurs
passages de La vérité en peinture2, mais jamais explicitée comme telle de
manière aussi nette : Pour qu'il y ait œuvre, il faut de la différance, il faut un
arrêt, et il faut aussi que la différance soit impossible à arrêter. La question de
l'œuvre peut être présentée à partir de cette triple contrainte, ce triple bind3.


1
voir ci-après §3.4.

2
Autour des pages 93, 325, 388.

3
Serge Trottein affirme, à propos de La vérité en peinture, que « Aucun autre livre de Derrida ne

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 140



Le premier de ces passages est organisé autour du manque, le second autour
de la stricture, le troisième autour du subjectum. Je citerai ici en premier celui
qui se rapproche le plus de ce que je voudrais avancer.

"Le se-protéger-de-l'œuvre, de l'energeia qui ne devient ergon que (depuis le) parergon :
non pas contre l'énergie libre et pleine et pure et déchaînée (acte pur et présence totale de
l'energeia, premier moteur aristotélicien) mais contre ce qui manque en elle; non pas contre
le manque comme négatif posable ou opposable, vide substantiel, absence déterminable et
bordée (encore l'essence et la présence vérifiables ) mais contre l'impossibilité d' arrêter la
différance en son contour, d'arraisonner l'hétérogène (la différance) dans la pose, de localiser,
fût-ce de manière métempirique, ce que la métaphysique appelle, on vient de le voir, manque,
de le faire revenir, égal ou semblable à soi (adaequatio-homoiosis), en son lieu propre, selon
un trajet propre, de préférence circulaire (castration comme vérité)" (Jacques Derrida, La
vérité en peinture, 1978, op. cit., p93).

Il y a dans l'œuvre quelque chose d'impossible à border. Ce quelque chose,


dans cette page de La vérité en peinture, est nommé manque ou énergie, mais
aussi apotrope, processus primaire, etc. L'important est moins la substance de
ce "quelque chose" que le mouvement. Si un cadre est appelé comme
supplément, ou si un cartouche ou un commentaire sont convoqués pour
délimiter l'œuvre, c'est à cause du mouvement contre lequel elle exige de
nous que nous nous protégions. Si l'œuvre est exposée dans un musée ou une
galerie - un lieu dont les murs blancs redoublent les autres délimitations, si
l'œuvre est vendue, désignée comme produit, artefact, matière ou forme1, si
on la qualifie d'œuvre d'art, c'est pour encore mieux la border. Le parergon
est la tentative de tracer un contour, de localiser, d'arrêter, de faire revenir
l'œuvre en son lieu propre. Mais ce lieu manque en elle. Elle résiste de tous
les côtés, et notamment du côté de ce qu'Artaud a eu l'idée géniale d'appeler
subjectile2.

Pour situer ce qu'est une œuvre pour Jacques Derrida, on peut s'appuyer
sur une remarque de Francis Ponge. Ponge exprime le dégoût que suscitent
chez lui les professeurs, philosophes et autres "grrrands métaphysicoliciens"3
qui veulent expliquer les textes, les rattacher à des systèmes de concepts qui
ne s'arrêtent nulle part et que personne ne signe. Pourquoi sont-ils
dégoûtants? Parce qu'ils ne savent pas faire court. Ils ne savent pas s'arrêter
e t signer. Quand on parle par concepts et généralités, on ne prend pas le
risque de parler en son nom propre, dans son idiome singulier. Ce qu'on écrit
n'est pas unique, irremplaçable : ce n'est pas une œuvre.

Dès lors qu'elle est signée, datée, une œuvre est délimitée, transformée en
sépulture. Ce moment où elle se fixe est un événement, un drame qui, comme

démontre mieux, ne met plus concrètement en œuvre la déconstruction » (Pour une esthétique des
parerga : lire Derrida avec Kant (dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit. p241). Peut-être cette
affirmation est-elle abusive pour la déconstruction en général. Mais pour ce qui concerne l'articulation
d'un rapport entre œuvre et déconstruction, on ne peut que partager son avis.

1
L'interprétation de la chose par la matière et la forme est « une insulte à l'être-chose des choses »
dit Heidegger, une attaque, une agression, une embuscade, Überfall (L'origine de l'œuvre d'art, in
Chemins qui ne mènent nulle part , p29). En quoi est-ce une insulte? Selon Heidegger, en repoussant son
être.

2
Sur le subjectile, voir ci-après §3.5.3.

3
Francis Ponge, Proêmes, Tome Premier p220. Passage mentionné par Derrida dans Signéponge.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 141



l'interruption soudaine d'un dessin, n'a lieu qu'une fois. Ça suffit! Voici venu
le temps de la séparation. Le trajet s'interrompt. La main ne dessine plus1,
c'est son arrêt qui fait du dessinateur un artiste2.

Dans le documentaire D'ailleurs, Derrida dont Jacques Derrida est le


thème, la "chose", la "réalité", le "fait", le "référent", Safaa Tafhy introduit une
courte scène d'une à deux secondes où apparaît un aveugle, sous le soleil de
Tolède. Que vient faire cet aveugle? Il ne semble pas avoir de rapport direct
avec le "sujet" du film (Derrida). Il lui est hétérogène et pourtant il ne lui est
pas extérieur, puisque la réalisatrice l'y a inséré dans un très court plan.
L'aveugle ne verra jamais ce film, il ne saura jamais que son image y a été
insérée et n'a probablement jamais entendu parler du philosophe étranger.
Tel est l'"effet de coupure" dont parle Derrida, au moment où il tient à
affirmer que le documentaire n'est qu'une fiction, un montage comme un
autre, signé par la réalisatrice. Signer, c'est mettre un sceau sur l'œuvre, c'est
la fixer irréversiblement dans une forme visible, présentable dans l'espace
public. Safaa Fathy introduit des césures, des discontinuités. Si Derrida parle
d'œuvre et insiste deux fois sur ce mot dans la même page3, c'est que, pour lui,
l'œuvre (digne de ce nom) doit être propice au surgissement d'un hôte
inattendu, que nul n'avait vu venir. Mais tout en y étant propice, elle fait venir
un fil secret qui coud cet hétérogène, le transforme en archive, sous l'autorité
d ' u n auteur. Il y a, simultanément, des changements de plan propices à
l'irruption de l'imprévisible, de l'inanticipable (entame, interruption,
blessure, forment « l'un des motifs, peut-être le thème le plus continu, de
l'œuvre »), et un sceau (le « sceau de l'œuvre ») qui vaut témoignage,
document.




2.2.2.4 Préserver ce qu'on contamine

On peut compléter ou remplacer la formulation proposée au début du
§2.2.2.3 par d'autres. Exemple : Pour qu'il y ait œuvre, il faut l'attente ou le
désir que cette œuvre devienne légitime, achevée, signée, et il faut aussi que
cette idée ne soit pas laissée intacte. Un des mots derridiens pour désigner
cela est stricture :

(A propos des Souliers de Van Gogh) : "Puis ces lacets, précisément, ces liens desserrés ne
me paraissent pas jouer dans une logique de la coupure. Plutôt dans celle de la stricture, dans
l'entre-lacement de la différance de (ou comme) stricture. Le desserrement des lacets n'est
pas absolu, il n'absout pas, ne délie pas, ne coupe pas. Il garde une stricture organisée. Non


1
« La maîtrise de l'écrivain n'est pas dans la main qui écrit, cette main “malade“ qui ne lâche jamais
le crayon, qui ne peut le lâcher, car ce qu'elle tient, elle ne le tient pas réellement, ce qu'elle tient
appartient à l'ombre, et elle-même est une ombre. La maîtrise est toujours le fait de l'autre main, celle
qui n'écrit pas, capable d'intervenir au moment où il faut, de saisir le crayon et de l'écarter. La maîtrise
consiste donc dans le pouvoir de cesser d'écrire, d'interrompre ce qui s'écrit, en rendant ses droits et
son tranchant décisif à l'instant » (Maurice Blanchot, L'espace littéraire, p19).

2
On peut lire les développements que Derrida consacre à cette problématique dans Couleurs et
mots, entretiens avec Valerio Adami, op. cit. pp38-42

3
Jacques Derrida, Tourner les mots, op. cit. p79.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 142



pas un plus ou moins de stricture mais une forme déterminée (structurée) de stricture : du
dedans et du dehors, du dessous et du dessus" ( Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978,
op. cit., pp388-389).

J'examinerai plus loin1, à propos de Freud, le concept de stricture.


Considérée sous l'angle de la clôture, elle laisse entendre que la différance est
entrelacée, mais pas suturée; que, comme dans certains rites (la
circoncision), la blessure subsiste, malgré la cicatrice. L'œuvre est comme un
chaos de lave rouge qui durcit, « sauf à ne pas coaguler »2. Elle préserve un
espace, une marge tremblante qu'on croit circonscrire, stabiliser, mais il y a
toujours une trace qui surgit, un supplément dangereux, exorbitant, qu'on ne
peut pas réprimer car il ne se révolte jamais. Pour conjurer ce supplément, on
fait appel aux institutions de l'art ou aux experts chargés de le réduire, le
ramener à des termes posables, analytiques. Ils présentent son contenu, sa
forme, sa structure, ils évoquent son contexte, son histoire, ils invoquent le
mystère ou l'illusion, le vide, l'absence, le manque ou d'autres concepts. Mais
l'œuvre et son secret résistent à cette métaphysique. Elle témoigne, tout en
manifestant l'impossibilité du témoignage; elle s'adresse à l'autre, tout en
gardant le silence.




2.2.2.5 Faire vivre le mal, le faire survivre

Dans Artaud le Moma3, Derrida propose une interprétation du subjectile4
qui en fait le lieu d'un coup, où la maladresse est interprétée de façon littérale,
comme faire le mal. A propos du dessin intitulé : La maladresse sexuelle de
dieu5, de son titre et du texte qui l'accompagne, il interroge : "Quand y a-t-il
œuvre? Et œuvre d'art?" La question est posée au dessin d'Artaud, et rien ne
prouve qu'elle s'adresse à l'œuvre d'art en général. Mais puisque le signataire
de ces lignes est Jacques Derrida, nous pouvons les lire en nous demandant si
la question n'est pas posée, aussi, à propos de l'œuvre derridienne.

"Quand y a-t-il donc œuvre, et œuvre d'art? Quand et où? Où situer, virtuellement, pour
cet acte de maladresse volontaire, pour cette malfaçon ou pour ce mauvais coup, un lieu
d'accueil et de rassemblement, un mur d'église ou de musée? Qu'arrive-t-il à l'instant où le
mal est fait, le mal satanique ("Satan, c'est moi" disait-il)? Que reste-t-il à l'instant où le mal
est bien fait, le mal aussi de la "maladresse" et de la "malfaçon", le mal du "mépris des formes
et des traits", le mal de la destruction de l'art et de son lieu, voire de son archive, de sa
conservation cumulative, de sa reproduction et de son exposition? (...) A l'instant où le mal
est fait, bien fait, il relève son chaos, il se garde jusque dans la discordance, il garde la trace
du coup porté dans un contre-coup ou dans un coup redoublé, il sauve ainsi sa dissonance
dans quelque "consonance" (Artaud le Moma, op. cit. p32).


1
Cf ci-après §3.2.1.5.

2
Jacques Derrida, Circonfession, 1991, op. cit., p64.

3
Artaud le Moma - Interjections d'appel (Paris, Galilée, coll. « Ecritures / Figures », 2002).

4
v. ci-après §3.5.3.1.

5
Ce dessin, daté de 1946, est reproduit dans un autre livre, cosigné par Jacques Derrida et Paul
Thévenin, Artaud, dessins et portraits (Gallimard) p169.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 143



Ce coup, dit Derrida, est un coup redoublé, un coup double.

1. Pour faire œuvre, il faut être maladroit. Artaud tire fierté de cette
maladresse qui opère comme un coup, un mauvais coup, une sorte de
malfaçon qui tombe sur celui auquel il s'adresse, qui l'apostrophe, qui s'y
attaque. Recevant ce coup, le voyant, le lisant, le spectateur doit se sentir
touché par le message ou l'insulte. Se voulant délivré de toute réserve, Artaud
assigne à l'autre la même délivrance. Avec ses dessins, il s'introduit par l'oeil
au-dedans de son corps, veut changer son organe, le priver de sa position
objectivante, le forcer à abandonner sa place de voyeur contemplatif. Il faut
pour cela aller vite, procéder avec hâte, éviter la finition, revendiquer la
maladresse, récuser tous genres, tous supports, substances ou surfaces
stables.

2. Mais cette dissonance jetée sur l'autre, il faut aussi la garder. Artaud
veut détruire l'art, mais il tient aussi à garder la trace de cette destruction. A
l'instant même où il porte un coup sur l'art, il garde l'archive de ce coup. Au
moment où il répand le chaos, il le relève. Tout en hurlant la dissonance, il la
sauve dans une consonance. Tout en affirmant que son art est sans œuvre1
(pure existence, chair, vie, théatre, cruauté), qu'il est sans langage2 (les mots
sont chantés, criés, soufflés), sans trace, sans différence, il les institue.

"Quand y a-t-il œuvre, et œuvre d'art? quand et où?" demande Derrida.


Artaud répond, à sa façon. Il faut que chaque geste, chaque mot ait une double
valeur : perforer-blesser-détruire / réparer-cicatriser-faire œuvre3. Cette
duplicité constitutive4, qui sauve la mémoire de l'autodestruction, doit
absolument être préservée. Une œuvre qui se stabiliserait serait une trahison;
mais cette trahison, on ne peut la conjurer que par l'œuvre. Telle est la
fonction du subjectile : un support qui apaise, mais reste unique; un fond qui
s e retire, mais ne se dissoud ni dans l'œuvre ni dans le système des Beaux-
Arts. La tombée est un tombeau, mais son mouvement ne s'arrête jamais, elle
continue à chuter.

C'est ainsi que le théatre de la cruauté, cet acte vivant, vocal, peut se
tranformer en dessin et finir, comme toute œuvre qui se respecte, au musée.

3. "Quand y a-t-il œuvre, et œuvre d'art? quand et où?" Derrida semble, à la


fois, associer et dissocier les deux possibilités, "œuvre", "œuvre d'art". Dans le
cas d'Artaud, il y a tentation de la conserver, de la garder, et elle se pose alors
comme œuvre d'art; et dans le cas de Derrida, cette tentation existe aussi, et
elle se pose alors comme œuvre philosophique, œuvre idéalisante,
académique. Mais dans les deux cas, il y a cette affirmation du mal, de la
malfaçon, de la maladresse. N'a-t-on pas accusé Derrida de mal écrire, d'être
incompréhensible, de mépriser les normes et les formes qui méritent d'être


1
Jacques Derrida, L'écriture et la différence, op. cit. p261

2
Forcener le subjectile. Préface à Antonin Artaud, Dessins et portraits , de Paule Thévenin (Paris,
Gallimard, 1986), pp66-67

3
Ibid, p82

4
Ibid, pp101-102

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 144



conservées? Le coup fait mal, et le mal est fait, c'est bien fait, dit Derrida qui
insiste avec ses italiques. Et pourquoi, en quoi est-ce bien fait?

"Il s'agit donc de faire vivre et survivre le mal fait, ce qui est mal fait et ce qui fait mal, cela
même qui signe la fin de l'art, à savoir de l'esprit" (Artaud le Moma, op. cit. p33).

Ce qui est bien fait, c'est que le retentissement de ce coup restera visible,
il en restera quelque chose, l'œuvre, et en même temps une certaine gloire
(l'art, la philosophie, qui sont tous deux crevés par Artaud et Derrida, mais où
ils s'inscrivent).






2.2.3 Parerga


2.2.3.1 Limites de l'œuvre.

Derrida emprunte le mot "parergon" à Kant dans la Critique de la Faculté
de Juger (§14). C'est lui (Derrida) qui décide d'en faire la contrepartie de son
concept d'œuvre, par une sorte de coup de force qui transforme aussi le texte
de Kant1. Pour Kant, les parerga sont des ornements, des parures extérieures
et préjudiciables à la belle forme. Derrida rapproche ce mot, parergon, du mot
grec qui peut être traduit par œuvre (ergon)2. Il fait du parergon un hors
d'œuvre, un élément qui se tient au bord de l'œuvre, à côté, un accessoire, un
reste, quelque chose d'insolite. Le discours philosophique se méfie de ces
parures qui écartent du sujet principal. Bien qu'il ne soit pas complètement
étranger à l'œuvre, le parergon derridien est à la limite, en marge. Il
fonctionne comme un cadre, un quadrillage, une sorte de garde-fou (un peu
comme la grâce, les miracles ou les mystères de la religion protègent, selon
Kant, du fanatisme, de la superstition et de l'illuminisme). Il peut aussi
déchoir quand, pure matière sensible, il n'apporte rien à la "forme", pour
employer ce mot qui s'inscrit dans l'histoire de l'art, mais dont la thématique
du parergon conduit à s'éloigner.



1
Sur ce point, peut-être technique ou académique mais qui “illustre“ le rapport singulier que
Derrida entretient avec ses prédécesseurs philosophes, je dois citer encore Serge Trottein :
« Malheureusement, cette définition du parergon n'est pas celle de Kant : du moins serait-il difficile de
la trouver, ou de l'en déduire, du texte en question. Derrida lui-même n'a pu l'élaborer qu'à l'aide d'un
autre texte, de Kant certes, mais tiré de La religion dans les limites de la simple raison , et son importation
dans la troisième Critique est loin d'aller de soi. Où dans la troisième Critique Kant affirme-t-il que
l'œuvre d'art appelle le supplément parergonal au-dedans du dedans pour le constituer comme dedans ?
Il semble que ce soit au contraire Derrida qui introduise pour ainsi dire ou qui révèle à l'intérieur de
l'œuvre ce manque ou cet appel pour justifier la nécessité en général du cadre pour l'œuvre. Ou plutôt
qui introduise l'œuvre à côté du parergon ou du cadre. Non que l'œuvre n'ait nul besoin en elle-même
de son parergon, ni qu'elle soit originellement pleine et ne contienne ce manque dont Derrida montre
indéniablement combien il lui est essentiel. Mais en réalité il n'est pas du tout question d'œuvre dans le
texte de Kant » (Pour une esthétique des parerga : Lire Derrida avec Kant, dans Derrida et la question
de l'art, 2011, op. cit., p253). Il s'agirait donc, pour Derrida, d'élaborer un concept de l'œuvre ( ergon)
à partir d'une réécriture ou d'une réinvention du discours de Kant sur la base d'un concept (parergon)
qui ne se rencontre pas comme tel chez Kant.

2
Jacques Derrida, La vérité en peinture, op. cit. p92

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 145



Toute œuvre (ergon) est limitée par son cadre ou plus exactement ses
cadres (parerga) dont on peut faire une liste - non exhaustive : le contour, les
bords externes et internes, le titre, le nom de l'auteur, la date, le propriétaire,
la description savante ou académique, le cartel (ou cartouche), ce résumé
simplifié destiné aux plus ignorants des visiteurs, la légende (qui supplée au
contexte dont elle prétend donner des éléments), le récit plus ou moins
circonstancié de la conception, la genèse ou la conservation de l'œuvre, sa
dimension, sa composition, sa généalogie (chronologie, positionnements dans
la carrière de l'artiste, rapprochements entre œuvres), la multiplicité des
interprétations (éléments rhétoriques visant à intégrer l'objet dans les
systèmes de pensée développés par les lecteurs), le contexte dans lequel elle
a émergé (une description qui peut faire l'objet de variations infinies), le
catalogue de l'exposition en cours, les commentaires des historiens de l'art, la
liste des lieux où a figuré l'œuvre ou la description de celui où elle est
présentée actuellement (design, choix et ordonnancement), les critiques des
journalistes, les opinions des blogueurs, des réseaux sociaux ou d'autres
intervenants (professionnels et amateurs), les notices, flyers, publicités, les
réactions du public, etc... (la liste pourrait être encore plus longue, elle est
virtuellement infinie).

Moins l'on est sûr que tel ou tel objet soit une œuvre, plus l'on fabrique de
parerga. Plus grand sera le nombre d'autorités certificatrices, et plus
l'assurance que cette chose-là possède un statut particulier sera acquise. On
s'efforce de fixer des limites, qu'on sait mouvantes et instables mais qui
valent mieux que rien, pour garantir ce résultat. Mais un double mouvement
perturbe l'ordonnancement des cadres, légitimé par des siècles et des siècles
d'érudition savante : (1) l'œuvre génère, en chaque temps et en chaque lieu,
pour chaque lecteur, chaque exposition, chaque contexte, voire chaque
contresignature, de nouveaux parerga, (2) si elle est une œuvre et tant qu'elle
l'est, et justement parce qu'elle est une œuvre, elle contribue à détruire et
défaire tous les cadres qui s'organisent autour d'elle1.




2.2.3.2 Le titre, une auto-habilitation paradoxale.

Le titre est un nom propre2. C'est lui qui parle, qui commande le texte en
élevant la voix. ll s'autodéfinit : Je suis le titre. C'est un événement, un coup de
force3, une performance qui garantit l'identité de l'œuvre titrée, lui donne une
légitimité. En l'inscrivant dans une loi, une hiérarchie, un principe, il la
transforme en institution, en archive4. Voici une œuvre qui promet le sens et le
vrai. Ce titre-là ayant été choisi sur la base d'un privilège légitime5, protégé

1
Ibid, p91.

2
Jacques Derrida, Préjugés, devant la loi, op. cit. pp105-6.

3
Ibid pp118-119

4
Jacques Derrida, Mal d'archive, op. cit. p66

5
Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, op. cit. p11

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 146



par la loi, on peut lui faire confiance.

S'il fait partie de ce qu'il garantit, comment le titre pourrait-il réussir à


dominer le texte? Il faut qu'il soit identifié par une autorité, légitimé par un
pouvoir lui-même attitré à le faire1. Mais cette autorité, qui la garantit? Quelle
exception, quelle violence fondatrice? On tombe sur une circularité. L'autorité
du titre est fragile. Il garde l'œuvre, il la cadre, mais elle lui tourne le dos. Il
l'arrête, mais elle lui résiste2.

La place du titre par rapport à un texte est toujours complexe et retorse.


Voici quelques'unes des pistes qu'ouvre Jacques Derrida autour autour du
récit intitulé "La Fausse monnaie" de Baudelaire3, dans son texte Donner le
temps (1991) :

- Quel est son référent? Il y a plusieurs possibilités. (1) la fausse monnaie


en général, au sens courant et naïf du terme (cette chose sans valeur, ce signe
mal titré qui n'a pas droit au "titre" de monnaie, qui ne peut valoir comme
fausse monnaie que tant qu'elle se prétend vraie) (2) la fausse monnaie dont
il est question dans ce récit-là - une pièce de deux francs (3) le récit dont le
titre est le nom, qui est mis dans la bouche d'un orateur fictif - celui qui signe
ce texte (Baudelaire) n'est pas cet orateur et ne le reprend pas à son compte
(4) le "je "du narrateur comme fausse signature (5) le récit comme tel en tant
que simulacre, tromperie, littérature (6) la littérature dans son ensemble, ce
vaste texte qui englobe celui de Baudelaire, laquelle est elle-même une fiction,
une fausse monnaie (7) les intentions que le narrateur prête à son ami...

- Appartient-il au texte? (1) Non. Selon la convention usuelle, le titre vient


avant le premier mot qu'on puisse attribuer au narrateur (celui qui dit "je").
Choisi par l'auteur (Baudelaire), il n'engage pas le narrateur, il est extérieur à
la fiction. (2) Oui. Il est au bord du récit, il l'encadre, mais il en est
inséparable. Il est lui aussi fictif, inventé. (3) Il est suspendu dans et au-
dessus du texte qu'il intitule, ni en lui, ni en-dehors de lui.

- Le titre est-il un vrai titre, ou lui-même un faux titre? Si ce titre est aussi

1
Ibid pp15-16

2
Nicholas Royle cite, en français, un essai de Jacques Derrida qui n'a jusqu'à présent (mars 2016)
été publié qu'en traduction anglaise, en 1995, The Time is Out of Joint « Ce qui est donc en jeu, c'est ce
« geste peut-être traditionnel de la déconstruction » qui consiste, selon Derrida, à « interroger, pour les
remettre en jeu, les titres en général : le titre du titre, la justification et l'autorité du titre. Et à le faire en
marquant une multiréférentialité, c'est-à-dire, pardonnez-moi ce mot-valise, une différéférantialité du
titre ainsi suspendu. La référence du titre, la chose à laquelle il se rapporte, la chose en jeu devient à la
fois multiple, différente et différée ». (Nicholas Royle, Pas maintenant, dans Derrida, Cahier de l'Herne
2004, op. cit., p405).

3
Jacques Derrida a procédé à un double rapt du texte de Baudelaire intitulé "La fausse monnaie" (il
s'agit du "petit poème en prose" numéroté XXVIII dans l'édition de la Pléiade du Spleen de Paris). D'une
part, le texte se trouve reproduit intégralement deux fois dans Donner le temps : une fois à l'intérieur du
livre, pp48-50, et une autre fois sous forme de dépliant ou d'appendice - c'est-à-dire d'élément
supplémentaire - à la fin du livre, p220. D'autre part, son titre est repris une fois comme sous-titre
global du livre : 1. La fausse monnaie (il n'y aura jamais de numéro 2) et à nouveau deux fois comme
titre des chapitres 3 et 4 de ce même livre. Ainsi, d'un côté, le texte baudelairien devient-il une partie
(une pièce) du texte derridien; et d'un autre côté, le texte derridien se subordonne-t-il au titre
baudelairien, qui l'englobe. Cette sorte de double mise en abyme met en acte la théorie derridienne du
titre - et aussi celle du don : Baudelaire aurait, sans le savoir et sans contrepartie, fait don à Derrida de
son texte et de son titre.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 147



incertain, on peut dire qu'il est illégitime, inauthentique. Il se dit "titre", mais
n e fait pas titre. Ou bien : en se faisant ou en se nommant titre (par un coup
de force), il s'institue comme texte distinct - il perd sa place de titre - il est
une sorte de fausse monnaie. Ou encore : il se déborde lui-même de façon
supplémentaire et abyssale, il est pris dans un dédoublement, uns scissiparité
"quasiment à l'infini".

Tout titre est pris dans une structure parergonale. Il contribue à produire
l'œuvre (c'est sa performance1, son performatif ), il la délimite, il la montre. Sa
place est paradoxale. D'une part, il est soumis à la loi générale selon laquelle
Il n'y a pas de hors-texte, mais d'autre part il est en surplomb, dans une
certaine hétérogénéité par rapport au texte. Par sa façon de disséminer le
texte en le bordant2, on peut le comparer à une préface. Sa loi surplombante
s'impose, mais elle peut être évitée, contournée, comme le fait Mallarmé
quand il laisse un blanc, un vide, un silence autour duquel le texte peut se
déployer - comme un hymen3.

Le texte de Derrida intitulé Préjugés devant la loi, qui analyse le récit de


Kafka, Devant la loi, est organisé autour de la fonction du titre. En effet le titre
kafkaïen, selon Derrida, résume les apories du récit, comme on va maintenant
le voir.

"Le texte porte son titre et porte sur son titre. Son objet propre, s'il en avait un, ne serait-
ce pas l'effet produit par le jeu du titre? De montrer et d'envelopper dans une ellipse la
puissante opération du titre donné?" (Préjugés, devant la loi, dans La faculté de juger, 1985,
op. cit. p129).

1
Jacques Derrida, La vérité en peinture, op. cit., p272

2
Il est à noter que Jean-Luc Nancy a intitulé le commentaire qu'il a fait du Portrait allégorique de
Jacques Derrida par Adami : A plus d'un titre. Entre Derrida, Adami et Nancy, plusieurs titres sont ainsi
mis en abîme. Le dessin de Valerio Adami est reproduit deux fois dans le livre, une fois au début, sur le
côté gauche (p14), l'autre fois à la fin, sur le côté droit (p99). On peut rabattre la couverture sur ces
deux portraits et encadrer (parergonaliser) le texte de Jean-Luc Nancy - mais l'Avant-Propos (qui n'a
pas de nom, pas plus que les chapitres) (pp9-13) se retrouve alors à l'extérieur du livre, au contraire de
la position prise par Jacques Derrida dans La Dissémination. S'il n'y a pas de hors-texte, rien ne le
précède, pas même une préface. Nancy cite abondamment Derrida, sans guillemets. Il l'incorpore dans
son texte. Il n'y a pas de hors-Derrida, Derrida absorbe le commentaire qu'on fait sur lui. Nancy ne
donne pas de références, il nous invite à les rechercher nous-mêmes. Le titre, avec les deux noms
accolés et les italiques : "Valerio Adami, Jacques Derrida, portrait allégorique, crayon sur papier", vient
d'Adami comme si le tableau le représentait lui; mais le mot « allégorie » vient de Derrida, comme si
Derrida s'était dessiné lui-même. Dans les deux cas, c'est un autoportrait où l'auto diffère du portrait,
de même que le titre est plus d'un titre (il a plusieurs lectures). Tout le tableau est plus d'un, syntagme
qui pourrait à lui seul résumer Derrida, l'œuvre et la personne. Derrida tire un trait avec la pointe de sa
plume. Celle-ci dépasse le bord du dessin [parergon], se perd au dehors, dans le blanc du reste du
papier [hors-livre], dans l'impossible. Peut-être ce trait est-il celui de sa signature que l'on voit en haut.
Il ferait le tour du dessin, par derrière, sur un chemin qui ne mène nulle part, chemin d'errance et
d'exil, effacé et dérobé. Le trait est aussi cicatrice. Faussement cautérisé, il évoque l'opération
chirurgicale qui l'emportera, 9 mois plus tard. Il signe le livre qu'il vient de terminer. Il est tout seul, à
l'extérieur, pensif. Il nous regarde, sans clin d'oeil, sans nous dévisager. Ce regard porte toute sa vie qui,
en à-plat, se presse contre nos yeux.








3
Jacques Derrida, La Dissémination, 1978, op. cit., pp220-221.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 148






2.2.3.3 Le cadre, soutien ambigu de l'œuvre

Devant la loi a été publié en 1915 sous le titre allemand Vor dem Gesetz, A
propos de ce texte, Derrida écrit :

“Si nous soustrayons de ce texte tous les éléments qui pourraient appartenir à un autre
registre (...), nous sentons obscurément que ce qui opère et fait œuvre dans ce texte garde un
rapport essentiel avec le jeu du cadrage et la logique paradoxale des limites qui introduit une
sorte de perturbation dans le système "normal" de la référence, tout en révélant une
structure essentielle de la référentialité (...). Comment vérifier la soustraction dont je parlais
tout à l'heure? Eh bien, cette contre-épreuve nous serait proposée par Le procès lui-même.
Nous y retrouvons le même contenu dans un autre cadrage, avec un autre système de limites
et surtout sans titre propre, sans autre titre que celui d'un volume de plusieurs centaines de
pages. Le même contenu donne lieu, du point de vue littéraire, à une œuvre tout autre"
(Préjugés, devant la loi, op. cit. p131).

Kafka est mort en 1924, et Le Procès n'a été publié qu'à titre posthume. Le
récit Devant la loi s'y trouve au neuvième chapitre1 sous forme de parabole
racontée par l'abbé, à un moment où l'on sait déjà que toutes les procédures
dirigées contre K. sont autant de portes infranchissables. Pourquoi cette
différence de positionnement, avec ou sans titre, est-elle si importante dans la
lecture qu'en fait Derrida? Considérons la question sous l'angle qu'il propose
lui-même, celui du "faire œuvre". La parabole "Devant la loi", dont la longueur
ne dépasse pas une page, fait œuvre comme telle, et cette même parabole,
dans le livre Le Procès qui fait plus de 200 pages dans l'édition de la la
Pléiade, fait œuvre aussi, mais une œuvre tout autre [au masculin]. Ces deux
œuvres indépendantes ne diffèrent ni par la forme, ni par le contenu. Elles
appartiennent toutes deux à la littérature, avec comme seule différence les
mouvements de cadrage et de référentialité. Chacun de ces textes fait sa
propre loi et comparait devant un autre texte auquel il se réfère, mais pas de
la même façon. Il perturbe autrement la référence, il renvoie autrement aux
bords intérieurs et extérieurs de la littérature.

"Car si Le Procès met en abyme, d'avance, tout ce que vous venez d'entendre, il est
possible que Devant la loi le fasse aussi dans une ellipse plus puissante où s'engouffrerait à
son tour Le Procès, et nous avec. La chronologie importe peu ici, même si, comme on sait,
c'est seulement Devant la loi que Kafka aura publié, sous ce titre, de son vivant. La possibilité
structurale de ce contre-abîme est ouverte au défi de cet ordre" (Préjugés, devant la loi, op.
cit. p135).

Qu'est-ce qui autoriserait à juger qu'un texte appartient à la littérature?


demande Derrida2. Pour répondre à cette question qui implique un jugement,
il s'interroge sur ce qu'est une œuvre (littéraire). Il n'est à la recherche ni
d'une définition, ni d'une distinction (par exemple entre œuvre et non-
œuvre), mais d'une attention performative à ce qui fait œuvre. Il faut, dit-il,
qu'elle perturbe le jeu "normal" de la référence, du cadrage et des limites. Ce
qui arrive alors ne renvoie pas à un ordre taxinomique, mais à un double
rapport à la loi. D'un côté, par la signature, le droit d'auteur, tout le système

1
Œuvres complètes de Kafka dans l'édition de la Pléiade, pp453-455

2
Préjugés, devant la loi, op. cit. p130.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 149



conventionnel du droit positif instauré en Europe vers le XVIIIème siècle, les
écrivains qui se réclament de la littérature comparaissent devant un puissant
système de lois dont les éditeurs, les bibliothécaires, les archivistes etc. sont
les gardiens. Une armée de juristes, de critiques, de théoriciens et
d'universitaires protège les œuvres contre tous ceux qui voudraient s'en
emparer ou les transformer.

Mais d'un autre côté, l'œuvre fait loi, elle fait sa propre loi. En inventant un
jeu avec le titre, les signatures, les bordures et les autres corpus, elle déborde
aussi ce système. Les frontières du champ auquel elle appartient sont
poreuses. Son identité n'est jamais assurée. En se tenant devant la loi, elle la
répète certes, mais elle la détourne aussi, la contourne. A la fois législatrice et
hors-la-loi, elle joue sur l'équivoque, sur la subversion performative. Ce qui
fait événement et révélation en elle, c'est l'ébranlement de la loi, de toute loi :
la loi conventionnelle comme la sienne propre. L'œuvre est ainsi plus qu'elle-
même. Elle n'appartient à la littérature (ou à la poésie, la philosophie) que si
elle transforme ce champ.

Comme le personnage de la parabole kafkaïenne, chaque texte, même


composé des mêmes mots, s'arrête différemment devant la loi1. Et peut-être
toute l'œuvre derridienne, en se projetant systématiquement en abyme,
s'arrête-t-elle elle aussi, par une perturbation des limites ou un jeu
performatif absolument singulier sur le cadrage, devant la loi.




2.2.3.4 L'œuvre, soutien ambigu du cadre

Pour qu'une œuvre tienne, il faut qu'elle contienne l'effondrement de son
propre cadre. S'il s'effondre, elle s'effondre aussi. Mais cet effondrement
qu'on peut attribuer au cadre n'était-il pas déjà en elle? Et cet effondrement
ne tend-il pas à devenir l'essence même de l'art, comme le démontre, par
exemple, Thierry de Duve qui soutient que la maxime de l'art contemporain,
c'est "Fais n'importe quoi!"?2 Pour soutenir une telle proposition, il faut un
cadre aussi solide que possible. Aujourd'hui, pas plus qu'autrefois, l'œuvre ne
subsisterait sans les cadres que les marchés et les institutions s'efforcent de
lui procurer. Si le n'importe quoi est devenu la règle même de l'art, l'œuvre ne
peut qu'exhiber son manque dans l'espoir vain de se suffire à elle-même.
Mais Jacques Derrida ne s'engage pas dans ce type d'analyse, qu'on pourrait
facilement déduire de ses thèses; il en reste à l'analyse d'une œuvre, chaque
fois une seule.

Heidegger a repéré que, dans les Vieux souliers aux lacets de Van Gogh, la


1
Selon Marc Crépon dans La Vocation de l'écriture (p67), pour percer le secret du fondement de la
loi, il faudrait pouvoir dire, à la fois, sa généralité et la singularité de celui qui s'y rapporte. Or cela ne
serait possible que par le biais d'un récit. Par rapport à cette interprétation, nous ajoutons : Peut-il cela
ne serait-il possible que par le biais d'une œuvre – un concept plus large que celui du récit, littéraire ou
philosophique. Nous reprenons cette problématique ci-après, à propos du rapport entre singularité et
généralité, dans le §4.2.5.

2
Thierry de Duve, Au nom de l'art, pour une archéologie de la modernité (Paris, Ed de Minuit, 1989),

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 150



chose nue débordait le produit1. Il s'est laissé entraîner dans un étrange
pathos (la paysanne et ses sabots terreux). Cette chose était-elle nue, ou était-
elle en trop? Lui fallait-il à tout prix l'encadrer? Etait-il, lui aussi, incapable de
contrôler la puissance émotionnelle des œuvres? Lui était-elle autant
insupportable qu'à Van Gogh lui-même? Vincent est devenu fou car il était
incapable de mettre une limite à ses œuvres. Leur effondrement était son
propre effondrement. Pour s'en protéger, il inventait des "bords" qui ne
faisaient qu'aggraver le problème : un soleil, une terre, un éclat jaune, un
commentaire dans une lettre, une justification, une théorie2. C'est le genre de
protection qui aggrave inéluctablement les symptômes. Il a suffi d'une
dispute avec Gauguin pour qu'il les tienne pour rien, c'est-à-dire qu'il veuille
s'en débarrasser. Mais dans ce type d'analyse, Jacques Derrida ne s'engage
pas non plus. Il n'a rien à dire sur la personnalité de Van Gogh ni sur ses
relations avec Gauguin. L'œuvre pour lui se détache définitivement de son
auteur et de son milieu. Et même si sa pliure externe est aussi interne, comme
par exemple chez Louis Soutter3, et même si sa pliure interne est aussi
externe, comme pour d'innombrables installations, il évite tout ce qui
pourrait donner l'impression d'une unité ou d'une homogénéité de l'œuvre. Si
l'œuvre soutient le cadre, ce n'est pas en tant qu'elle pourrait se poser comme
entité autonome.




2.2.3.5 L'œuvre derridienne : une hyperparergonalité

On peut conserver les œuvres cadrées, stabilisées, stockées dans un lieu de
culte gardé ou non, un musée, une habitation personnelle ou des caisses de
collectionneur bien closes. Mais elles ne peuvent survivre en tant qu'œuvres
que dans (ou par) l'effondrement de leurs cadres. La fragilité du parergon est
pour elles une condition de survie. Sans elle, il n'y aurait ni analyse, ni
interprétation, ni lecture, ni écoute; il n'y aurait ni citation, ni renvoi - car
renvoyer à une œuvre, c'est aussi l'encadrer. Un gardien qui "réussirait" à
arrêter l'effondrement du cadre, qui est simultanément une déperdition et
une excroissance, tuerait l'œuvre. Ce serait, pour elle, la mort assurée, le mal
radical. Pour rendre hommage à une œuvre, l'honorer, il ne faut ni l'encadrer,
ni la sacraliser, ni la recouvrir d'un excès de savoir ou d'expertise.

Pour ce qui concerne l'œuvre qu'il a signée de son nom, Jacques Derrida
semble avoir appliqué à la lettre ces conseils. Il a tout fait pour qu'aucun
cadre, aucune analyse, aucune résumé ou raccourci, n'ait déjà par avance été
vidé de sa fonction parergonale. En multipliant les bords de son œuvre par le
style, la typographie, la prolifération non seulement des textes mais aussi des

p107

1
Heidegger, L'origine de l'œuvre d'art, in Chemins qui ne mènent nulle part (Ed Gallimard, p36)

Sur la problématique du contour chez Van Gogh, on pourra se reporter à Van Gogh, Le soleil en face ,
2

de Pascal Bonafoux (Ed Découvertes-Gallimard, 1987).



3
Hartwig Fischer analyse cette question de la pliure chez Louis Soutter dans le catalogue de
l'exposition qui s'est tenue en 2002-2003 au Kunstmuseum Basel. Ed du Kunstmusem, Bâle, 2003.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 151



simulacres de dialogues intérieurs aux textes, des interviews, des confidences
autobiographiques, des conférences, des images, des photographies, des
films, voire de la légende déconstructive (ou déconstructionniste, comme on
disait à un moment), tout se passe comme s'il avait cherché à protéger cette
œuvre par un vaccin de son cru : ce qu'on pourrait appeler une passion
parergonale ou une hyperparergonalité1. Il aurait voulu produire lui-même,
dans le texte même, l'hétéro-affection qui en sature les limites. N'est-ce pas
une façon d'éviter que cette hétéro-affection ne vienne de l'extérieur ? Mais
cette stratégie conduit à se poser une question latérale : quel est le risque, le
danger qui mérite une aussi généreuse et abondante production marginale, si
abondante qu'elle est indiscernable de ce qu'on ne peut plus appeler l'œuvre
elle-même? Quel est le manque dans l'œuvre qui exige un si monstrueux
recouvrement / dédoublement? Pourquoi se livrer en permanence à une
sorte d'auto-phagocytage dont témoigne, entre autres, la difficulté des textes,
voire parfois leur quasi-illisibilité?

J'essaierai de répondre à cette question plus loin, dans ma conclusion.








2.3 Art, œuvre d'art, esthétique et beauté

Cette « thèse » a pour titre : Le concept d'œuvre chez Jacques Derrida. Dans
cette façon d'ouvrir la discussion ou de commander la suite du texte, trois
mots sont omis: art, esthétique, beauté. On pourrait les éviter jusqu'à la fin, se
dégager par omission des questions souvent posées : Y a-t-il chez Derrida une
pensée de l'œuvre d'art ? Une théorie de l'esthétique ? Une analytique du beau ?
En effet le simple choix du titre pourrait conduire à répondre « Non » aux
trois questions, et à passer à autre chose. L'un des paradoxes de la réception
de l'œuvre de Jacques Derrida, c'est que, d'un côté, on reconnaît qu'il aurait
pu dire : « Je n'aurai jamais traité d'esthétique », comme le fait par exemple,
Vincent Houillon dans le premier paragraphe de son article Derrida et
l'intraitable épochè de l'œuvre d'art 2:

« J'aime à entendre la voix de Jacques Derrida dans cette phrase fictive que je me répète à
voix basse, à voix tue, à l'intérieur de moi, et que j'écris pour que retentisse cette voix
désormais silencieuse que l'écriture peut laisser, et a toujours laissé, entendre dans son
silence : “Je n'aurai jamais traité d'esthétique“. Phrase fictive dont la fiction peut me laisser
remémorer la voix, comme une archive fictive, phrase fictive qu'il a peut-être prononcée.
Peut-être. » (p281).


1
Parmi les textes « hyperparergonaux » signés par Derrida, il n'est pas surprenant que l'un des plus
saisissants soit justement celui où la fonction parergonale est décrite. « Multiplier les parerga, c'est
précisément ce que nous sommes déjà en train de faire. Lire La vérité en peinture n'est déjà rien d'autre
que l'addition de nouveaux parerga à l'ergon qu'est le livre de Derrida, en dépit de sa prétention,
affichée au bas du verso de la page de titre de Parergon, à n'être qu'une collection de « fragments
détachés [désencadrés] d'une exposition en cours » (Serge Trottein, Pour une esthétique des parerga :
lire Derrida avec Kant (dans Derrida et la question de l'art, op. cit. p238).

2
Derrida et l'intraitable épochè de l'œuvre d'art , dans Derrida et la question de l'art , 2011, op. cit.). Il
fallait que, dans le titre de cet ouvrage, les deux mots « art » et « esthétique » soient présents, fût-ce
sous forme interrogatrice ou dénégatrice.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 152



Après avoir ajouté ce « peut-être », Vincent Houillon poursuit par ce
deuxième paragraphe :

« S'il n'y a pas de traité d'esthétique dans lequel seraient analysées les règles du beau par
Derrida, nombreux sont les livres, les conférences, les articles qui y ont trait ! L'esthétique n'y
est jamais traitée comme un objet dans une prise en considération frontale ou thématique
mais toujours oblique : dans un jeu de détours et de détournements, dans des gestes
multiples, différents, proliférant, disséminant par lesquels Derrida n'aura eu de cesse de
déconstruire cette catégorie d'esthétique jugée inadéquate » (p281).

Puis vient un article qu'on pourrait titrer « l'esthétique de Jacques


Derrida 1». Ce type de posture, commençant par nier l'exister d'une théorie de
l'art ou d'une esthétique chez Derrida pour ensuite en présenter une, est
assez répandu. Le mot « esthétique » est parfois affirmé franchement, comme
dans le recueil publié sous la direction de Nathalie Roelens, Jacques Derrida
et l'esthétique2, parfois évité, comme dans Deconstruction and the Visual Art,
Art, Media, Architecture3, sous la direction de Peter Brunette et David Wills,
mais le mot « art » est plus difficile à omettre. On le trouve dans les deux
recueils de textes de Jacques Derrida parus en 2013 et 2015 sur ce thème4.

Et pourtant, nous continuons à soutenir l'hypothèse qu'il y a chez Derrida


une déconstruction de l'« art » et de l'« esthétique », mais pas de théorie,
c'est-à-dire rien qui vienne rassembler, procurer une nouvelle logique
d'ensemble à ces champs.



2.3.1 La circularité entre l'œuvre et l'art

5
Dans «œuvre d’art», peut-on distinguer entre les deux mots, «œuvre» et
«art»? Dans leurs ouvrages d'esthétique, les grands philosophes (dont Hegel,
Kant, Heidegger) ont tous présupposé l'existence de l'œuvre d'art. Aucun
d'entre eux n'a pensé à dissocier les deux termes. Tout se passait pour eux
comme si, entre "œuvre" et "art", il y avait une équivalence évidente, une
circularité. Il leur est arrivé de s'interroger sur le sens du mot latin "ars" ou
du grec "technè", mais tous se sont engagés dans le cercle qui associe l'art,
l'artiste et l'œuvre, l'ont parcouru et en ont attendu la récompense prévue :
une fête de la pensée. Jacques Derrida propose le chemin inverse : rompre
violemment ce cercle, ne pas l’assumer, ne se fier ni à l'évidence de l'œuvre, ni
au sens supposé un et nu du mot "art"6.


1
Dans cet article d'un grand intérêt, Vincent Houillon rapproche l'épochè husserlienne du suspens
heideggerien et du retrait derridien. Il termine ainsi : « Derrida fait un traitement de l'esthétique dont
le trait est celui de la défiguration : l'esthétique se figure dans un traité et se défigure dans l'absence de
traité, dans une méditation du trait et de son re-trait » (p296).

2
Jacques Derrida et l'esthétique, Préface d'Eric Clemens (L'Harmattan, 2000).

3
Deconstruction and the Visuel Arts, Art Media, Architecture (Cambridge University Press, 1994).

4
Penser à ne pas voir, Ecrits sur les arts du visible (1979-2004), par Jacques Derrida (Editions de la
Différence, 2013), et Les arts de l'espace, Ecrits et interventions sur l'architecture (Editions de la
Différence, 2015).

5
Jacques Derrida, La vérité en peinture, op. cit. pp28-39

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 153



Si l'on suit la position derridienne en se tenant à l'écart du cercle, quelle
différence peut-on faire entre "œuvre" d'une part et "œuvre dite d'art" d'autre
part? Disons que l'art se situerait du côté de la métaphysique et du
logocentrisme, tandis que l’œuvre tout court, dans son unicité, sa singularité
irréductible, se situerait «par essence» du côté de la déconstruction et de la
dissémination. Cette opposition, qui vaut pour l'œuvre dite d'"art" comme
pour l'œuvre dite "de l'esprit" ne distingue pas entre des objets différents,
elle opère dans le concept lui-même, qui perd son unité et son indivisibilité.

On peut la travailler dans différentes directions :


1. L’œuvre dite d’art se rattache à des systèmes, des genres, des styles que
les experts ou les savants peuvent classer selon des grandes catégories
correspondant à des champs, des styles, des lieux, des concepts (par exemple
l'« esthétique »1) ou des époques déterminés --- tandis que l’œuvre fait
irruption, elle est imprévisible, incalculable, c’est un événement que
n’annonce aucun horizon d’attente. L'œuvre survient, elle fraye une voie, elle
fait effraction2. La différance en elle est inarrêtable3.

2. L’œuvre dite d’art se présente sur un support stable et identifié, elle est
mise en ordre, entreposée et/ou exhibée en un lieu reconnu et légitime (le
musée, la galerie, la demeure du collectionneur), elle est inscrite dans de
multiples parerga (le titre, le cadre, la légende, le commentaire, la préface, la
signature, etc…) --- tandis que l’œuvre est inséparable d’un «subjectile» lui-
même en mouvement (comme la feuille brûlée d'Artaud), on ne peut jamais
arrêter sa marche, elle est coupée de son référent d’origine.

3. L’œuvre dite d’art est inséparable d’un accès aux archives, d'une
mémoire, de la documentation et du savoir qui l’accompagne --- tandis que ce
qui nous éblouit dans l’œuvre est une obscurité, un non-savoir, une énigme,
un secret.

4. L’œuvre dite d’art obéit aux postulats humanistes, elle appartient au


champ de la culture --- tandis que l’œuvre garde la discordance, elle contribue

6
Jean-Luc Nancy : « Il faudrait chercher plus avant dans les textes de Jacques Derrida. Je ne le ferai
pas ici, mais on y trouverait peut-être bien une récusation expresse du « parler sur l'art ». Elle y est en
tout cas, partout, chaque fois qu'il approche son écriture d'un objet désigné comme « artistique ».
D'emblée il récuse sa position d'objet. (…) Voilà pourquoi est comment Jacques Derrida essentiellement
se retire devant l'œuvre d'art : n'en veut ni l'objet, ni donc en quelque façon la propriété d'« œuvre », ni
le sujet s'il devait s'avérer comme le sujet – pour finir lui aussi parlant – d'un autre mode d'énonciation
qui ne serait « autre » en définitive, que par une complexion différente des modalités du tracé. Non, il ne
parlera pas de ou sur l'art, et non, il ne le fera pas parler. (…) Dès lors, toute l'insistance de Jacques
Derrida sur le caractère inaccessible de l'œuvre, sur l'altérité du trait – dessiné, chanté, dansé –
constitue à la fois un refus d'assigner sous « art » ou sous « esthétique » quelque chose qui ressemble à
une façon de rendre compte de l'« art » - et même et sans doute d'abord selon la pensée
heideggerienne d'une « mise en œuvre de la vérité ». (Ouverture, « Eloquentes rayures », dans Derrida
et la question de l'art, 2011, op. cit.) p15.

1
« Parler d'« esthétique » au sens générique présuppose en général un système, une architecture
totalisante de la pensée, et le mirage de la systématicité est bien sûr étranger à l'esprit de la
déconstruction » (Jean-Michel Rabaté, Joyce, Husserl, Derrida ou comment œuvrer à l'infini ? , ibid, pp67-
68).

2
Jacques Derrida, Ulysse gramophone, op. cit. p120

3
v. ci-dessus §2.2.2

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 154



à détruire toute forme établie, à délégitimer toutes les partitions du discours.

5. L’œuvre dite d’art reflète la «vérité» de son époque, elle repose sur la
sécurité d’une parole investie d’autorité et de crédibilité, elle commente le
monde --- tandis que l’œuvre a été abandonnée, laissée sans destinataire, elle
n’a plus aucun rapport avec l’intention de son auteur, elle est orpheline.

6. L’œuvre dite d’art est idéalisée, exposée, reproduite, expliquée, justifiée,


instrumentalisée par les pouvoirs --- tandis que l’œuvre exhibe son inutilité,
son désœuvrement.

7. L’œuvre dite d’art est indivisible, suffisante, autonome --- tandis que
l’œuvre se rapporte à une date unique, indéchiffrable comme telle, elle peut
être analysée, décomposée, divisée, suppléée.

Bien sûr cette opposition conceptuelle entre œuvre et art laisse ouvertes
des possibilités infinies de coexistence et de compromis. Entre œuvre et art, il
y a rencontre. Certaines œuvres ignorent le champ de l'art et tout ce qui va
avec (la culture, l'institution, le marché); pour d'autres, la rencontre arrive
dans des lieux spécialisés : le musée, la galerie, la collection (déjà cités), ou
encore le livre d'art, le magazine, le site Internet où les œuvres sont
reproduites. Pour d'autres encore, la rencontre se fait dans la langue. L'œuvre
au sens strict peut "faire sens" pour quelqu'un qui se définit comme un
amateur d'art ou un spécialiste. Elle peut trouver sa place dans la culture, les
médias, le commentaire critique ou la pensée théorique.

Pour penser le rapport entre "œuvre" et "art", Jacques Derrida a avancé la


figure du cercle ouvert, infini1. C'est une image équivoque, aporétique. Par
essence, un cercle est fermé [l'œuvre achevée, le système de l'art], mais il
peut aussi s'ouvrir, s'auto-affecter, laisser venir la différance. Dans l'art,
l'œuvre travaille.

Quand la conjonction entre "œuvre" et "art" s'effectue, elle produit un effet


de légitimation2. L'"œuvre d'art" existe. Existe-t-il pour autant un champ
homogène, un discours institué qui pourrait unifier l'ensemble de ce qui est
couramment désigné par ce syntagme "œuvre d'art"? On peut en douter.
Chaque œuvre est singulière, unique. Elle peut s'inscrire dans un style, un
genre ou un champ déterminés de l'histoire de l'art, mais cette inscription ne
correspond à aucune nécessité. Il arrive aussi qu'elle ne s'y inscrive pas.












1
On peut, par cette formulation, résumer la conclusion du texte de Jacques Derrida Lecture de Droit
de regards de Marie-Françoise Plissart (pages XXXIV-XXXVI), un des rares passages dans le corpus
derridien où il s'interroge sur l'"art" (en général).

2
On trouve une analyse détaillée de cette thématique, inspirée entre autres par Jacques Derrida,
dans le livre de Paul Audi, Discours sur la légitimation actuelle de l'artiste (Ed Belles Lettres, 2012) p26

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 155



2.3.2 Les systèmes institutionnels art / esthétique


2.3.2.1 Un statut ambivalent

Les pratiques "artistiques" traditionnelles renvoient à des genres, des
styles, des formes graphiques qui se distinguent les uns les autres et peuvent
être classés selon des systèmes. Un objet d’art se rattache à l’un de ces
systèmes. On peut le décrire, l’analyser ou le différencier d’autres objets en
fonction de critères disponibles et descriptibles, liés à des savoirs spécialisés
qui peuvent faire l'objet d'un classement ou d'une accumulation (l'"histoire
de l'art"), sous l'autorité d'un expert, d'un enseignant ou d'une institution. Il
faut que l'œuvre d'art se présente sur un support stable1 et identifié, qu'elle
soit mise en ordre, entreposée et/ou exhibée en un lieu reconnu et légitime,
qu'elle soit protégée, et aussi qu'elle ait une valeur (financière, ou au
minimum symbolique). L'accès aux archives, les descriptions des œuvres, la
documentation et le savoir qui les accompagne font l'objet d'une consignation
qui doit être réglementée, régulée, confinée dans des lieux réservés aux
connaisseurs, aux chercheurs ou aux personnes habilitées.

"Cette machine institutionnelle est une culture à la fois sociale, médicale, psychiatrique,
policière, religieuse, politique, métaphysique - artistique aussi (le musée est l'un de ses
pouvoirs de fondation, de conservation, de légitimation, de canonisation, d'accumulation, un
pouvoir à la fois public et privé, la capitale à la tête de son capital, le marché d'une
spéculation d'Etat)" (Artaud le Moma, op. cit. p46).

La dimension d'archi-œuvre de l'œuvre fragilise de telles opérations. Elle


ne les élimine pas - car toute œuvre s'inscrit dans une tradition, mais elle les
déborde. Bien après sa production, sa fabrication ou son exposition au public,
l'œuvre continue à bouleverser la hiérarchie des savoirs et à déplacer les
postulats de l'histoire de l'art. Elle oblige à inventer de nouvelles catégories
pour la classer. Quelle que soit la précision des concepts et leur
renouvellement, on n'arrive pas à l'intégrer définitivement dans un champ, un
genre ou un style2.

Aujourd'hui, les lieux où les œuvres d'art sont exposées sont en général
blancs et nus, aussi abstraits que possible, aussi réduits que possible à la
fonction de simples supports. Cette abstraction ouvre la possibilité du
déploiement, dans la présentation des œuvres, de l'archi-œuvre - qui n'est pas
un objet, mais un écart, un mouvement. Il faut faire en sorte que, chaque fois,
ce soit un événement - bien que le "il faut", par sa généralité, contredise déjà
l'assertion. Des objets disparates, abandonnés, se détachent de l'utilité qui
caractérise l'objet mondain. Ils exhibent leur inutilité, leur désœuvrement, et
viennent ainsi à l'existence [muséale]. Qu'ils soient désignés comme "œuvre"
favorise les conditions singulières d'apparition de l'"archi-œuvre" : quand
l'œuvre, gardée par ce lieu d'accueil et d'accumulation, vient aussi, en outre,


1
Même les performances les plus éphémères sont aujourd'hui classées, codifiées, appropriées,
placées sous la protection du « droit d'auteur ».

2
Une œuvre autrefois cultuelle devient kitsch; un objet banal se transforme en readymade et prend
une valeur mystique ou sacrée. Cette mobilité, qui vaut déjà pour les œuvres les plus anciennes, vaut

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 156



en plus, par-dessus le marché1, se mettre à nu, se montrer elle-même, quand
elle fait mal. Le musée se présente comme le lieu d'une relève (au sens de
l'Aufhebung hegelienne), d'une verticalité (transcendance, sublimation,
dévoilement), où la vérité ne se révèle qu'au prix de la ruine de ce que lui-
même met en ordre, d'un cataclysme qui menacerait l'institution elle-même
si elle n'était le lieu de l'imploration, l'endroit sacré de la commémoration. Il
faut qu'une œuvre soit discordante pour que cette dissonance puisse être
sauvée, idéalisée, exposée et reproduite2.

En se détachant doublement3, comme produit (ce que le tableau cadre) et


comme œuvre (détachée des conditions de la représentation) sur les murs
blancs des musées, comme elle le faisait autrefois sur les murs de pierre des
églises, la chose exposée aux regards s'expose aussi aux coups et aux contre-
coups - à la différance. Il en résulte une duplicité, une ambivalence
structurelle de l'institution. D'un côté, elle est le lieu où le concept d'art
trouve une expression; d'un autre côté, si l'œuvre exposée est digne de ce
nom, elle doit favoriser la perception d'un double débordement : de l'œuvre
elle-même, et du cadre qui inscrit sur elle la marque de l'art. L'œuvre posée
pour l'archive, disposée en fonction d'un calcul supposé garantir sa survie, se
présente pour être soumise à interprétation. Sans le chemin de l'inconscient,
sans une levée du refoulement, on ne pourrait pas la découvrir. C'est
pourquoi le musée doit aussi se faire passe-partout, producteur d'espacement
qui laisse place à l'œuvre en l'exposant aux coups. Sans une certain
indétermination du lieu, sa dissémination serait trop limitée.

C o m m e machine ou dispositif, l'institution fait de l'œuvre en général


(toutes les œuvres qui y sont exposées) un objet canonique, susceptible
d'être légitimement intégré dans la pensée critique et dans l'histoire de l'art.
Cette fonction politique et métaphysique s'exerce à travers les parerga. Par
eux, elle transforme l'œuvre dont elle a la garde en objet catalogué, répertorié
et reconnaissable; elle s'affirme aux yeux du public comme un espace
politique hiérarchisé. Ces parerga sont indispensables pour convaincre le
spectateur que l'objet présenté est "une œuvre d'art". "Art" est le mot ambigu
où se logent ces contradictions.

Tout objet montré dans une institution spécialisée comparaît devant la loi4
: sa présence dans ce lieu prouve qu'il est une œuvre d'art, et réciproquement
la présence de l'œuvre d'art prouve que le lieu réservé à cette pratique peut
être classé dans une catégorie distincte, patrimoniale, nationale ou
commerciale, qui appartient au champ de la "culture". La singularité de ce
lieu, dont l'identité n'est jamais assurée, c'est qu'en lui la mise en ordre est
indissociable d'un retrait du sens.

encore plus aujourd'hui, avec la diversification presque sans limite des formes de l'œuvre.

1
« Par-dessus le marché » est le sous-titre de « + R », l'un des textes publiés dans le recueil La Vérité
en peinture, op. cit.

2
Jacques Derrida, Artaud le Moma, op. cit. p32

3
Jacques Derrida, La vérité en peinture, op. cit. p390

4
Jacques Derrida, Préjugés, devant la loi, op. cit. p133

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 157



L'œuvre muséale doit être décrite avec un luxe de détail et de précision
scientifique, mais cette description qui fait partie de l'œuvre doit elle aussi
être décrite1. Aucune description ne peut épuiser ou saturer cette tâche
(hyperparergonalité). Il faut qu'il en soit ainsi, pour que cet objet, ce produit,
puisse être nommé œuvre digne d'un musée, pour que sa valeur ne soit pas
entamée.




2.3.2.2 Le « cas » Artaud, paradigme du rapport au musée

Le 16 octobre 1996, Jacques Derrida prononçait une conférence au
Museum of Modern Art de New York (MOMA), sur le thème : Antonin Artaud,
Works on Paper2. C'était l'occasion de s'exprimer sur le paradoxe de voir
Artaud, presque cinquante ans après sa mort, montré dans un musée.
Comment se fait-il que cet homme, qui rejetait violemment l'art, l'esthétique,
la religion, la culture, qui s'est voulu lui-même sans œuvre et sans trace, qui
privilégiait la voix, la chair et la vie sur toute forme de littérature et ne s'était
remis au dessin que tardivement et sans aucune intention "artistique", ait été
exposé au MOMA, l'un des plus prestigieux musées du monde? Pourquoi ses
"Cahiers" ont-ils fini par se retrouver publiées en Œuvres Complètes chez un
éditeur prestigieux?3 Réponse de Jacques Derrida : on trouve dans Artaud
to u te s l e s a m b i guité s d u ra p p o r t a u m u s é e . S i l e fo u ( M ô m o )
s'institutionnalise (MOMA), c'est parce que l'un et l'autre sont marqués par la
même duplicité qu'un subjectile4 - ce support supposé neutre et vierge, lieu
d'accueil et d'accumulation, qui est aussi le lieu d'une tâche impossible, celle
de garder la discordance. Artaud savait que le musée le trahirait. S'il faisait
des œuvres, ce n'était pas parce qu'il ignorait le musée (ou toute autre
institution qu'il vomissait); c'était pour conjurer une trahison qu'il anticipait.
En affirmant vouloir détruire toute forme établie, il contribuait (ne serait-ce
que par la qualité de sa langue) à la réparer.

Son but involontaire, inconscient, inintentionnel aurait été, selon Derrida,


de revivre un "avant" de sa propre naissance5, un temps ou un moment où la
différance n'aurait pas encore été active.6 Ce monde sans différance7, qui
s'incarnerait chez lui par le souffle et la voix, ne pourrait être restauré que
par destruction, par réanimation violente de l'auto-affection de la voix. Si les


1
La Vérité en peinture, op. cit. pp274-5.

2
En 2002, cette conférence sera publiée sous le titre Artaud le Moma – Interjections d'appel (op. cit.
Galilée).

3
Œuvres complètes d'Antonin Artaud, publiées en 26 volumes chez Gallimard. Histoire vécue
d'Artaud-Mômo se trouve dans le dernier volume, le XXVI.

4
voir ci-après §3.5.3.

5
Jacques Derrida, Forcener le subjectile, op. cit., p72

6
Jacques Derrida, Artaud et ses doubles, Entretien donné à Scènes Magazines, 1987, p3

7
Jacques Derrida, L'écriture et la différence, op. cit., p260

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 158



textes, les performances théatrales et les dessins d'Artaud ont, plus que
d'autres, le caractère d'archi-œuvre, c'est parce qu'il se situe en ce point où ce
qui prétend détruire la différance ne se distingue pas de ce qui la met en
mouvement. Dans le même geste, l'institution apaise la différance, l'arrête et
l'institue - et c'est exactement ce qu'il faut à Artaud, qui accède directement
au musée.

Les œuvres graphiques d'Antonin Artaud dans la période 1920-1935,


paysages, autoportraits ou natures mortes, montrent une certaine maîtrise
technique. On pourrait les qualifier d'"académiques" si Artaud n'avait pas
énergiquement protesté contre cela. Dans ses portraits, il a voulu représenter
une cruauté, une barbarie, une destinée qui n'appartient pas à l'art, un secret
qu'aucun musée ne peut héberger, classer, exposer. C'est ce secret, cette
énigme qu'il poursuit dans ses dessins de la période 1936-1947, quand il
affirme sa maladresse, l'érige en moyen de survie, quand il s'en prend
violemment au destinataire-spectateur. Il prétend rompre avec l'académisme
et l'histoire de l'art, qu'elle soit figurative ou abstraite1, mais c'est au musée
que ses dessins finissent. Il frappe un coup2 (maladresse, perforation du
papier ou du subjectile, explosion, projection, violence, destruction), mais dès
l'origine la possibilité du salut est impliquée. Le contre-coup est déjà dans le
coup et prétend l'arrêter. Si l'œuvre est archivable au musée, si elle est
destinée à l'histoire de l'art, c'est parce que la manifestation de la vérité est
inséparable d'une singularité supposée immaculée. Artaud proclame que ses
dessins ne sont pas des œuvres, qu'il a définitivement brisé avec l'art. Mais il
fabrique des objets uniques, datés, signés - précisément du genre de ceux
qu'on met entre les murs du musée.

"Meurtri, assassiné, mortifié, momifié, il porte aussi des coups : c'est le déchaînement
d'une raillerie satanique, celle du dieu Mômos, le dieu de la raillerie, de ses blasphèmes,
insultes, assauts, accusations et sarcasmes sans merci, de ses incriminations et
récriminations" (Derrida, Artaud le Moma, op. cit. p46).

Dans le même lieu, indissociablement, Artaud le Mômo affirme sa haine à


l'égard du monde de la culture et se plaint d'en être exclu. Tout en rejetant
violemment la machine culturelle qui fonctionne à la gloire du commentaire
officiel, il exige que son œuvre muséifiée conserve éternellement sa
singularité, son unicité, sa présence immédiate.

Cette double dimension de cruauté et d'appel institutionnel à l'art pourrait


valoir pour toute œuvre, avant et après Artaud.






2.3.3 Beauté et œuvre

Jacques Derrida traite de la question du beau dans les deuxièmes et
troisièmes chapitres de la première partie de son livre, La vérité en peinture,


1
A l'exception de Van Gogh et à l'extrême rigueur Dubuffet.

2
Jacques Derrida, Artaud le Moma, op. cit. pp27-28.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 159



intitulés respectivement « Le parergon » et « Le sans de la coupure pure ». Ce
titre énigmatique renvoie à une position ambiguë par rapport à Kant. D'un
côté, il prend ses distances à l'égard du sublime kantien1 ; d'un autre côté, il
généralise la conception kantienne du beau comme "finalité sans fin". Il y a
dans ces deux chapitres deux gestes, et peut-être trois :

- une radicalisation de la théorie kantienne du beau, qui pourrait


conduire, si on supposait que Derrida la reprend à son compte, à une sorte de
« théorie derridienne du beau »,

- une généralisation ou conceptualisation du « sans », dont on peut se


demander si elle ne s'engage pas déjà dans l'élaboration du futur concept du
« sans-condition », qui prendra plus tard valeur de principe dans d'autres
textes et contextes,

- une mise en œuvre par Derrida, dans ce texte-là, de cette théorie du


beau. Ce qui se mettrait en place ici, de façon performative, serait une règle
nouvelle, un critère implicite de jugement qui pourrait s'énoncer : "Un beau
texte, c'est un texte sans ..."2. Le texte derridien, pour être "beau" au sens de
Derrida, devrait respecter cette maxime.




2.3.3.1 La théorie derrido-kantienne du beau

a. Beauté libre et beauté idéale.

On peut présenter la théorie derridienne du beau à partir de l'opposition


kantienne entre beauté libre et beauté idéale3.

- la beauté adhérente (pulchritudo adhaerens) présuppose qu'à l'objet


"beau" est attaché un certain concept, un idéal, une représentation adéquate
associée à une idée. C'est une beauté conditionnée soit par l'usage de l'objet,
soit par un critère lié à la raison. Exemples donnés par Kant : un cheval, un
édifice (église, palais, arsenal ou pavillon), un être humain (homme, femme
ou enfant). Un édifice a un usage, un cheval est au service de l'homme, et
l'homme détermine lui-même ses fins par la raison. Un jugement de ce type
ne dépend pas de l'imagination, il peut avoir une validité "objective".

- la beauté pure (ou libre, ou vague) (pulchritudo vaga) est détachée de


tout sens (elle ne signifie rien), de toute sensation, de toute détermination.

1
« On observe [chez Derrida] un refus du déploiement de ce qu'on pourrait appeler une
« esthétique négative » comme on peut en trouver chez Jean-François Lyotard ou chez Michel Deguy,
par exemple, avec l'idée forte d'une « présentation de l'imprésentable » qui se nouerait autour du
concept du sublime. Beaucoup de commentateurs l'ont noté, Derrida reste plus que réservé face au
sublime kantien qu'il relit de manière notoirement hégélienne dans La vérité en peinture » (Jean-Michel
Rabaté, Joyce, Husserl, Derrida ou comment œuvrer à l'infini ? (dans Derrida et la question de l'art, op. cit.
p68).

2
La fréquence de la structure formelle « X sans X » dans l'œuvre derridienne pourrait s'analyser
comme une beauté d'écriture. Mais cette observation déborde le cadre de cette « thèse ».

3
Il n'est pas possible, dans le cadre de cette « thèse », d'aller au-delà d'une présentation rapide,
aussi « derridienne » que possible, des analyses kantiennes classiques du §16 de la Critique de la
Faculté de Juger.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 160



Exemples donnés par Kant : une tulipe, certains oiseaux, des coquillages,
certains dessins purement décoratifs1, la musique sans texte (improvisée). On
peut la qualifier d'inconditionnée. Coupée de toute finalité, elle ne peut
s'annoncer que par des signes, des traces, des clins d'œil silencieux. Elle est
vague, sans but, sans bord, coupée de toute finalité, dans une errance
indéfinie. Dans l'analyse derridienne, ce type de beauté donne à jouir une
productivité pure. La liberté de l'imagination n'y est pas limitée. En l'absence
de toute "cause" raisonnable, ce qui arrive entre la subjectivité et l'objet n'est
pas de l'ordre de l'imitation ou de l'adéquation, mais d'un saut, d'un passage
à la limiteJaJ2 : c'est beau, sans raison.

b. Le beau clive l'humain.


Entre ces deux "genres" de beauté, qui coexistent, il y a un écart, une


béance qu'on peut rapporter au clivage même de l'homme, tel qu'il résulte de
l a révolution copernicienne que Kant, d'une part, introduit dans la
philosophie, mais d'autre part tente de suturer3 en alignant l'esthétique, le
beau, le goût, la morale, le jugement et le système des Beaux-Arts4, dans la
régulation d'un discours, d'une logique, d'une parole, d'une téléologie, d'un
architecture (ou architectonique). La théorie derridienne du beau repose sur
l'impossibilité de saturer la tension entre ces deux dimensions. Malgré
l'impression de complétude ou d'harmonie donnée par un "bel" objet, il y a
toujours en lui la trace d'une absence. Le non-savoir sur sa finalité est
irréductible.

Pour qu'un objet soit beau, il faut donc à la fois, selon Kant :

- que nous percevions dans la forme de l'objet qu'il a une finalité,


- que nous n'ayons pas accès, par un savoir déterminé, à cette finalité.
Nous percevons cet objet comme ayant une finalité sans fin.
Derrida isole le "sans" du sans-fin. Pour qu'il y ait beauté, il faut que
manque un certain savoir, que nous ignorons, mais qui a laissé une trace dans
l'objet. Cette trace se laisse voir au bord de l'objet (ni à l'extérieur, ni à
l'intérieur, comme un cadre, un parergon). Nous le voyons, cet objet, du point
de vue du non-savoir qui organise le champ de la beauté. Nous percevons que
l'objet est harmonieux, complet, qu'il ne lui manque rien et pourtant il
évoque un manque. On accède à cela par l'expérience : il y a du beau. Bien que
nous n'en ayions aucune connaissance positive, nous pouvons partager ce
sentiment. C'est la thématique du jugement de goût, qui est à la fois purement
subjectif et universel. A propos de la belle tulipe de Kant, Derrida écrit : On

1
L'exemple de la tulipe se trouve à la fin du §17 de la Critique de la Faculté de Juger . A propos du §14
de cette Critique, où se trouve l'exemple du parergon, Jérôme de Gramont écrit : « Ce n'est pas la plus
mauvaise manière de lire cet ouvrage que de l'ouvrir en son §14 : Eclaircissement sur des exemples ».
(Par quelle offrande sans nom ? Derrida, Kant et la phénoménologie du tableau, ibid p262).

2
Jacques Derrida, Economimesis, dans l'ouvrage collectif Mimésis des articulations, avec Sylviane
Agacinski, Sarah Kofman, Ph. Lacoue-Labarthe, J-L Nancy, Bernard Pautrat (Paris, Aubier–Flammarion,
coll. « La philosophie en effet », 1975), p64

3
Jacques Derrida, La vérité en peinture, op. cit., p81

4
Economimesis, op. cit. p67

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 161



peut tout savoir sur la tulipe, exhaustivement, sauf pour quoi elle est belle 1. Et
cette limite est irréductible : ce non-savoir2, c'est précisément ce qu'on
appelle le beau.

Toutes les formes, y compris la forme humaine3, y compris donc les formes
classées par Kant dans la beauté adhérente, contiennent quelque manque ou
insuffisance qui peuvent stimuler l'imagination4. Même si cet objet avait un
sens, une finalité, celle-ci serait pour le regardeur définitivement et
irréductiblement inaccessible. Tout ce qu'on peut en dire est : voilà, c'est
beau. L'h o m m e , s e u l ê t r e a p t e à s e fixe r s e s p r o p r e s fin s , e s t
fondamentalement du côté du jugement, de la bonne forme, ce qui devrait le
rendre étranger au sens de la beauté pure; et pourtant il est, aussi, bouche
bée devant la beauté libre. Cette tension interne au jugement esthétique est la
grosse Schwierigkeit5 (la grande difficulté) à laquelle aboutit la théorie
kantienne du beau. Car le plaisir désintéressé est purement subjectif, il n'est
pas un plaire, mais un "se-plaire-à". Un tel plaisir se livre dans la pureté de
son essence. Il ne dépend plus d'aucune empiricité. Il neutralise, met à mort
ou en crypte tout ce qui existe en tant qu'il existe6. Il ne désigne rien de
l'objet. Dans ce jugement subjectif, le sujet est, lui aussi, inexistant, mis à part
le jugement qu'il émet : "ceci est beau". Je n'ai de complaisance ni pour moi-
même, ni pour l'objet se dit-il. Je-me-plais-à, à quoi? à me plaire. Comme le dit
Derrida : Je-me-plais-à-me-plaire-à7. C'est une auto-affection dans laquelle
l'affect s'affecte lui-même de lui-même8.

Le tour de force du beau est qu'il sort de son dedans. Si je dis "elle est




1
Derrida, La vérité en peinture, op. cit. p103.

2
Ibid, p102

3
Ibid p128

4
Ibid, pp132-4

5
Ibid, p56

6
Selon David Farrell Krell, Derrida ne conteste pas Kant, pas plus que d'autres auteurs comme
Nietzsche ou Baudelaire, mais il ajoute autre chose : pour qu'un objet nous paraisse beau dans sa pure
présence, il faut qu'il soit déjà perdu, inexistant. « Derrida suggests that a stunningly beautiful object or
person, in its purest and most radiant presence to us, shining within the aura of being itself, is actually
lost to us and is at some terrible remove, always already in an awful inexistence. We find something
beautiful precisely as we mourn its loss » (The Purest of Bastards, Works of Mourning, Art, and
Affirmation in the Thought of Jacques Derrida , The Pennsylvania State University Press, 2000) . Nous
trouvons beau ce dont nous déplorons la perte. La plénitude du beau est liée à un vide, à la perte d'un
sol au coeur de l'être. Ce qui est beau est toujours en ruine, en route vers la ruine - ruiné ou ruineux. Au
moment où nous le regardons, il se retire. La plus grande présence de l'objet beau (par exemple une
statue) tient à son défaut, à son retrait, à sa chute dans une absence irrémédiable.

7
« En vérité, dans le Wohlgefallen, je me plais, mais sans complaisance, je ne m'intéresse pas, surtout
pas à moi en tant que j'existe, je-me-plais-à. Non pas à quelque chose qui existe, non pas à faire quoi
que ce soit. Je-me-plais-à-me-plaire-à – ce qui est beau. En tant qu'il n'existe pas. Comme cet affect du
se-plaire-à reste de part en part subjectif, on pourrait parler ici d'une auto-affection. (…) Et pourtant le
se-plaire-à, le à du se-plaire indique aussi que cette auto-affection sort immédiatement de son dedans :
c'est une hétéro-affection pure » (Derrida, La vérité en peinture, op. cit. p55).

8
Sur le rapport de l'auto-affection à l'œuvre, cf ci-après §3.5.2.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 162



belle", c'est qu'il y a de l'objet, mais je ne peux pas jouir de l'objet, je ne peux
pas non plus en dire quoi que ce soit de logique. L'objet est tout-autre, il est
pure objectivité, il n'a d'existence que par mon affect : je-me-plais-à trouver
qu'il est beau. Comment ce plaisir peut-il être orienté vers l'objet? Comment
l'auto-affection la plus close (un désintéressement total) peut-elle contenir
l'hétéro-affection la plus irréductible? Comment peut-on passer d'un je-me-
plais-à à un tout-autre? Jacques Derrida compare le travail du beau idéal à
celui du deuil (freudien)1. De même que l'endeuillé s'incorpore le mort pour
effacer son hétérogénéité, la parole poétique des Beaux-Arts transforme
l'hétérogène (la beauté libre) en auto-affection (beauté adhérente).

c. Du manque au "sans" de la coupure pure.


Kant présente sa propre critique du jugement comme "lacunaire". Sur


quoi le jugement esthétique porte-t-il? Sur rien. Il n'apporte rien à la
connaissance. Il n'est que pure subjectivité, mais bien qu'il ne soit que
subjectif, il se dit universel, ce qui révèle, en son coeur, une énigme. Comme il
n'y a pas de règles du beau, on ne peut constituer aucune esthétique. Tout ce
qu'on peut faire, c'est "analyser les conditions de possibilité formelle d'un
jugement esthétique en général, donc d'une objectivité esthétique en général"
(Derrida)2. Et pour cela, Kant multiplie les manques. Le beau, dit-il, doit venir
sans concept, sans jouissance, sans plaisir, sans intérêt, sans finalité. Cette
théorie du "sans" qu'on trouve chez Kant, Derrida l'interprète comme théorie
du cadre.

"A quoi tient le manque? De quel manque s'agit-il? Et si c'était le cadre. Si le manque
formait le cadre de la théorie. Non pas son accident mais son cadre. Plus ou moins encore : et
si le manque était non seulement le manque d'une théorie du cadre mais la place du manque
dans une théorie du cadre" (Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978, op. cit., p50).

Car, selon Kant, qu'est-ce qui est beau? Un objet qui a la forme de la
finalité, mais sans représentation d'une fin. Qu'est-ce que ça veut dire? Que
l'objet beau est construit sur une certaine finalité, mais que nous ne la voyons
pas (cette finalité), car elle n'est pas représentée comme telle. La fin qui
oriente notre vue manque à la vision. Sans finalité, pas de beauté, mais il faut
que cette origine de la beauté soit manquante. On se situe "a priori" dans un
cadre où il manque quelque chose, et cela affecte notre conception du beau3.

Tous les discours philosophiques sur l'art, "de Platon à Hegel, Husserl et
Heidegger" présupposent une limite entre le dedans et le dehors de l'objet
d'art. Mais cette limite est parfois difficile à tracer. D'ailleurs Kant, voulant
donner des exemples d'ornements4, cite le vêtement sur un corps, ou une
colonne sur un temple. Pourquoi précisément ces deux exemples, plutôt
qu'un autre élément artificiel? demande Derrida . Parce que sans eux :

"le manque au-dedans de l'œuvre apparaîtrait; ou ce qui revient au même pour un
manque, n'apparaîtrait pas. Ce qui les constitue en parerga, ce n'est pas simplement leur

1
Economimesis, op. cit. p83-84

2
La vérité en peinture, op. cit., p50

3
ibid p99.

4
Conclusion de l'Analytique du beau, §14.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 163



extériorité de surplus, c'est le lien structurel interne qui les rive au manque à l'intérieur de
l'ergon. Et ce manque serait constitutif de l'unité même de l' ergon. Sans ce manque, l'ergon
n'aurait pas besoin de parergon" (Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978, op. cit., p69).

Pour arrêter l'énergie intense venue du dehors (hétéro-affection), il faut


une digue, et cette digue est l'image, l'œuvre d'art (auto-affection).

Kant évoque le plaisir remarquable que nous avons pu ressentir devant


l'intelligibilité de la nature : "Ce plaisir a certainement existé en son temps, et
c'est seulement parce que sans lui la plus commune expérience n'eût point
été possible qu'il s'est progressivement mélangé à la simple connaissance"1.
Selon Derrida, ce plaisir de connaître provient de la réduction de l'hétérogène
à l'unité d'un seul principe; il est retour au même, économie répétitive
comme celle du mot d'esprit, du Witz2.

Kant constate que le plaisir et la connaissance ne sont pas séparés. Mais il


n'en tire pas les conséquences, il préfère oublier que ce point de jonction
questionne la dissociation entre plaisir et science, goût et connaissance,
esthétique et logique, c'est-à-dire les distinctions basiques de sa Critique.
Quel est ce point? Là où les oppositions sont instables, là où elles risquent de
s'effondrer, rendant nécessaire un cadre qui les soutienne, en ce point
d'archi-plaisir, là arrive l'œuvre, cet événement qui prend acte de la ruine et
l'arrête, y met un certain ordre. Ce qui est beau n'est pas une construction,
c'est une ruine. Expérimenter la beauté, c'est vivre un plaisir purement
subjectif, qui exclut toute finalité en-dehors de lui-même. Derrida radicalise
ce thème kantien. Pour lui, le sans de la coupure pure3, cette finalité-sans-fin
de l'objet errant, détaché de toute détermination, qui n'adhère à aucun but et
peut déployer librement son jeu, ce "sans" n'est qu'une trace4. A partir de ce
détachement de toute forme humaine, de toute morale, c'est peut-être une
éthique de l'œuvre qui peut s'écrire.




2.3.3.2 L'œuvre derridienne, plus que belle ?

On a vu que, comme exemples de beauté libre, Kant choisissait une tulipe,
certains animaux sauvages, ou encore, dans le domaine de l'art, des dessins
dits « à la grecque »5 ou des rinceaux d'encadrement6. Pour ces deux derniers
cas, Jacques Derrida ne manque pas d'observer qu'il s'agit de parerga, c'est-à-
dire de purs motifs séparés du contenu et montrés tels quels. Ainsi le
parergon peut témoigner d'une beauté plus « libre » que l'ergon. Si l'œuvre

1
Kant, Critique de la faculté de juger, Introduction VI

2
Derrida, Economimesis, op. cit., p65. On peut soupçonner dans cette formulation une allusion au
principe de plaisir freudien.

3
Ibid. pp77-78

4
Jacques Derrida, La vérité en peinture, op. cit. pp108, 111

5
Dessins en ligne droite de forme labyrinthique.

6
Motifs en arabesque de feuillages, de fleurs ou de fruits sculptés ou peints servant d'ornement en
architecture ou dans les arts décoratifs.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 164



est idéalisée ou soumise à un modèle, c'est le parergon qui concentre le beau.
De même que, si l'on considère une tulipe uniquement pour sa beauté, on ne
s'intéresse pas à sa fonction fécondante1, si l'on considère un motif
d'encadrement uniquement pour sa beauté, ce qu'on a en vue n'est plus un
bord, mais un pur supplément. C'est pourquoi Derrida ajoute :

"Ce qui est beau, c'est la dissémination, la coupure pure sans négativité, un sans sans
négativité et sans signification" (Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978, op. cit. p108).

La négativité a un but, elle est signifiante, tandis que le pur encadrement


est sans but, sans signification. Le considérer dans sa pureté, c'est radicaliser
encore plus la position de Kant.

"Ôtez d'un tableau toute représentation, toute signifiance, tout thème et tout texte comme
vouloir-dire, enlevez-lui aussi tout le matériau (la toile, la couleur) qui selon Kant ne peut
être beau pour lui-même, effacez tout dessin orienté par une fin déterminable, soustrayez le
fond mural, son soutien social, historique, économique, politique, etc, qu'est-ce qui reste? Le
cadre, l'encadrement, des jeux de formes et de lignes qui sont structurellement homogènes à
la structure de cadre." (Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978, op. cit. p111).

On approche ici d'une définition de la beauté qu'on pourrait qualifier de


derridienne. Tout ce qui est dépourvu de sens n'est pas beau; mais le sans
thème, le sans texte, s'il procède du "sans de la coupure pure" [s'il est coupé
non seulement de toute finalité, mais aussi de tout type de contenu, s'il est
réduit à une pure coupure, sans horizon, ni représentation, ni signifiance, à
un "sans" absolument sans rapport et même sans nom, qui ignore même
absolument de quoi il est "sans"], eh bien le beau, c'est cela. Est-il exagéré de
dire que c'est le genre de beauté qui fait jouir Jacques Derrida ?

De par sa forme, justement parce qu'il ne signifie rien, parce qu'il ne


représente rien, parce qu'il coupe toute tension vers la signification, parce
qu'il institue un non-rapport absolu, parce qu'il marque la chose, ce tableau-
parergon est réduit à la trace du sans, qui est l'origine de la beauté. Ôtez
d'une œuvre philosophique tout ce qui a rapport à la présence, l'effectivité, la
sensibilité, l'empiricité, l'existence d'un objet déterminé ou d'un sujet, tout ce
qui pourrait suggérer un horizon, un but, une téléologie, considérez-la dans
s a d i f f é r a n c e , s o n m o u v e m e n t d ' a u t o - a f f e c t i o n i n f i n i m e n t e t
inconditionnellement ouvert à l'irruption en elle de l'autre, de l'hétéro-
affection, qu'est-ce qu'il reste? Un pur rapport à une limitrophie complexe et
toujours renouvelée, un pharmakon-parergon qui prolifère dans ce qui, en
somme n'est rien, ou la trace du rien, c'est-à-dire : l'origine de la beauté.

Si ce parallèle n'est pas totalement dépourvu de sens, il faut s'interroger


sur la beauté de l'œuvre derridienne. Après tout, pour quoi écrivait-il? Pour
qui? Pour un "se-plaire-à...", la prolifération d'un "se-plaire-à..." sans
substance à travers d'innombrables textes. N'était-il pas en deuil de la chose
comme de lui-même? Ce deuil au-delà du deuil (en perpétuel échec freudien)
ne conduit-il pas à l'œuvre la plus belle, ou disons à une beauté plus-que-
belle, comme il y a une vie plus-que-la-vie, au-delà du souverain?

"Je-me-plais-à-me-plaire-à - ce qui est beau. En tant qu'il n'existe pas" ( Jacques Derrida, La vérité en
peinture, 1978, op. cit., p55).


1
La biologie de la fleur n'intéresse que le savant, pas l'esthète.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 165



Derrida fait remarquer qu'on peut lire la troisième Critique comme une
œuvre d'art, qu'on a le droit de dire que ce livre est beau1. A-t-on le droit d'en
dire autant de ses livres à lui?

"Ce plaisir que je prends, je ne le prends pas, je le rendrais plus tôt, je rends ce que je
prends, je reçois ce que je rends, je ne prends pas ce que je reçois. Et pourtant je me le donne.
Puis-je dire que je me le donne? Il est si universellement objectif - dans la prétention de mon
jugement et du sens commun - qu'il ne peut venir que d'un pur dehors. Inassimilable"
(Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978, op. cit., p56).

Il y aurait donc une beauté de l'œuvre derridienne, qui explique en partie


la fascination qu'elle exerce.



2.4 Qui et/ou Quoi ?

Le thème du "Qui/Quoi", traverse toute l'œuvre derridienne. Souvent
invoqué, il n'a pas de lieu propre car il touche à tous les thèmes. Pour
l'introduire, j'ai choisi de citer le Zohar, ce texte fleuve de la tradition de la
Cabale qu'il est arrivé à Derrida de mentionner, en le qualifiant, avec quelques
autres, de "marge énorme et maudite de notre bibliothèque domestique"2, ou
en renvoyant à ses "grandes colonnes d'air insaisissables"3.

"Au commencement. Rabbi Eléazar explique : Levez les yeux vers les hauteurs et voyez Qui a
créé Cela (Es.40:26). Dans quelle direction faut-il lever les yeux? Vers le lieu auquel tous les
yeux sont suspendus et qui est L'ouvreur des yeux. Vous y apprendrez que l'Occulté, l'Ancien,
qui tient debout exposé au questionnement, a créé Cela. Et qui est-il? C'est le Mi (Qui?),
appelé "De (mi) la limite supérieure du ciel", car tout prend consistance grâce à lui. Comme il
est à la fois objet du questionnement et enclos et indévoilable, il est dénommé Mi (Qui?). Au-
delà, il n'y a plus de questionnement. Cette limite du ciel est appelée Mi (Qui?) mais il existe
une autre limite, inférieure celle-ci, appelée Mah (Quoi?). Elles se distinguent en ce que le
premier enfermement est objet de questionnement : lorsqu'un homme questionne,
cherchant à discerner et à connaître étape par étape l'ultime étape, il atteint le Mah (Quoi?)
c'est-à-dire : Tu as compris quoi? Tu as discerné quoi? Tu as cherché quoi? Mais tout reste
aussi fermé qu'à l'origine"4.

Renvoyant aux premiers mots de la Torah (berechit), le Zohar commence


donc, dans ses premières pages, par poser la question du Qui et du Quoi.













1
Jacques Derrida, La vérité en peinture, op cit., p58.

2
Jacques Derrida, La Dissémination, op. cit., p358.

3
ibid p415.

4
Zohar 1b, La citation est reprise de la traduction de Charles Mopsik, parue aux éditions Verdier en
1981.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 166



2.4.1 L e l i e u d ' u n e c o n t r a d i c tio n p e r f o r m a tiv e i n o u ï e ,
monstrueuse

Au début du texte qu'il intitule Le ruban de machine à écrire1, Jacques
Derrida attire l'attention sur une étrange coïncidence. Deux ouvrages
importants de la tradition occidentale, intitulés tous deux Confessions, signés
par Saint-Augustin et Jean-Jacques Rousseau, racontent une anecdote
comparable. Tous deux ont accompli un acte répréhensible, un vol, à l'âge de
16 ans. Dans les deux cas, le vol n'était pas très grave en lui-même, et dans les
deux cas il a eu d'importantes conséquences - peut-être même a-t-il
déterminé la vie et l'œuvre de ces deux auteurs. On retrouve dans les deux
cas le même mouvement : d'abord un événement; puis la survie de cet
événement sous la forme d'une œuvre. Le même paradoxe joue pour chacun
de ces deux écrivains. D'un côté l'œuvre hérite d'un événement qui, avant
même le début de cette œuvre, culpabilise, génère de la dette; d'un autre côté,
elle produit - dans la religion chrétienne pour l'un, et dans la vie politique
pour l'autre - des effets dont les implications se prolongent quasi
machiniquement, très au-delà de la durée de vie du signataire. L'œuvre
prolonge un acte de foi, un serment lié à une "mauvaise" action qu'il faut
conjurer ou abjurer; mais elle peut accomplir son œuvre d'œuvre par grâce,
sans assistance vivante du signataire.

"Pour des raisons multiples, par souci d'économie et de stratégie, j'ai dû réorienter
certaines séances d'un séminaire en cours sur le pardon, le parjure et la peine capitale. En
analysant les filiations de ces concepts (...), en formalisant la logique aporétique qui
tourmente cette histoire, cette expérience, leur mutation actuelle à l'échelle géo-juridico-
politique, dans un monde où les scènes de repentance publique se multiplient, j'insiste, dans
ce séminaire, sur une certaine irréductibilité de l'œuvre [les italiques sont de Derrida lui-
même]. Héritage possible de ce qui est d'abord un événement, l'œuvre n'a d'avenir virtuel
qu'à survivre à la signature et à se couper de son signataire supposé responsable. Elle
suppose ainsi qu'une logique de la machine s'accorde, si invraisemblable que cela paraisse,
avec une logique de l'événement" (Papier Machine, op. cit. p38).

S'interroger sur ce qui est irréductible dans l'œuvre (dans toute œuvre, pas
seulement celle des deux auteurs cités), c'est s'interroger sur une
"contradiction performative", inouïe, impliquée nécessairement. L'œuvre est
performative car elle produit un effet, elle "fait" quelque chose; et la pensée
de l'œuvre est inouïe car il faut conjoindre deux éléments hétérogènes,
l'événement, de l'ordre de la vie, et la répétition machinique, de l'ordre de la
mort. Cette conjonction ne peut se faire qu'en un lieu aporétique,
impossible : celui de l'œuvre.

Derrida, qui s'exprime en janvier 2001, fait allusion aux séminaires des
années 1997-1999, Le parjure et le pardon2, puis 1999-2001, La peine de
mort3. Produire une œuvre, c'est s'excuser, c'est demander pardon. Mais, pour
l'auteur, ce pardon ne peut jamais être obtenu, puisque l'œuvre se détache de
lui. En dépît de ce qu'on peut supposer de ses intentions, conscientes ou


1
Dans Papier machine, op. cit.

2
Séminaire non encore publié.

3
Le volume I de ce séminaire a été publié aux éditions Galilée en 2012.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 167



inconscientes, l'œuvre ne peut que trahir l'auteur. C'est ce paradoxe, cette
aporie irréductible, qui produit quelque chose comme un miracle : le miracle
de l'œuvre, un accomplissement inouï. En réussissant, performativement, à
penser ensemble le plus imprévisible (l'événement aléatoire, en l'occurrence
le vol) et le plus programmable (les doctrines des deux auteurs), l'œuvre se
positionne en un lieu où vient converger la divergence - sans la réduire.

Il est à noter que le passage cité vient quelques lignes après une autre
confession, de Derrida lui-même :

"Ne renoncer ni à l'événement ni à la machine, ne secondariser ni l'un ni l'autre, ne jamais
réduire l'un à l'autre, voilà peut-être un souci de penser qui tient en travail un certain
nombre d'entre "nous" depuis quelques décennies. Mais qui, nous? Qui serait ce "nous" dont
j'ose imprudemment parler? Peut-être désigne-t-il au fond, et d'abord, ceux qui se trouvent
dans ce lieu improbable où se savent déjà occupés, préoccupés, dans l'habitat inhabitable de
ce monstre" (Papier machine, op. cit. p37).

Ce lieu improbable, inhabitable, aporétique, monstrueux, est celui où le


Qui et le Quoi se croisent obscurément. Dans ce passage, Derrida laisse
entendre que les ouvrages extraordinaires de la pensée française des années
1960-701 ont, eux aussi, été conçus en ce lieu. Mais alors de quelle culpabilité,
de quel parjure secret fallait-il s'exonérer? Cette question, qui pourrait être
posée à toute la French Theory, est peut-être l'un des questionnements autour
duquel tourne le texte intitulé Circonfession. Mais ce qu'il dit à cette date
(1991) laisse ouverte la question de savoir ce qui lui serait arrivé, à lui, en
1946, à l'âge de 16 ans. Aurait-il volé quelque chose ? Se serait-il approprié
une culture, un savoir dont il n'aurait pas dû avoir connaissance ? La suite de
son œuvre pourrait être interprétée comme une demande de pardon pour ce
larcin, qui n'aura été grave que pour lui.

Se plaignant de la conjuration des hommes contre lui, du complot


universel dont il est la victime, Jean-Jacques Rousseau fait remarquer que la
raison humaine, ou la méchanceté, ou la ruse, ne suffiraient pas pour
l'expliquer. Il faut que cette œuvre soit une fabrication de Dieu. Une telle
machination ou conjuration est trop inexplicable, trop énigmatique, pour
qu'une nécessité secrète ne soit pas à l'œuvre. Si Dieu est juste, alors tôt ou
tard les choses rentreront dans l'ordre, son innocence sera démontrée. Jean-
Jacques Rousseau a confiance dans le travail qu'accomplira "son" œuvre
(l'œuvre qui porte sa signature) au-delà de lui, indépendamment de lui. Il n'a
ni à se justifier, ni à s'excuser, la rédemption viendra toute seule. Le temps ne
compte pas. L'œuvre signée Jean-Jacques, lâchée dans le public, est une
machine à innocenter, à racheter la faute, une contre-machination, une
"machine à écrire" qui n'a plus besoin de son signataire pour annuler le mal,
inscrire et archiver l'innocence.

Alors que Saint Augustin demandait pardon pour les fautes qu'il avouait,
Rousseau ne demande rien. Il s'excuse lui-même, clame son innocence. De
Confessions (Augustin) à Confessions (Rousseau), l'aveu se déchristianise. Quoi
qu'il arrive, Jean-Jacques aura été excusé2, on saura qu'il a souffert et expié en
martyr innocent.


1
Lévinas, Lévi-Strauss, Foucault, Deleuze, Barthes, Althusser, et bien sûr, entre autres, Derrida lui-

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 168



Jacques Derrida souligne deux fois le mot "œuvre". Une première fois :
"J'insiste, dans ce séminaire, sur une certaine irréductibilité de l'œuvre"1. Et
puis, citant Jean-Jacques Rousseau dans Les Rêveries du promeneur solitaire :

"... je ne puis m'empêcher de regarder désormais comme un de ces secrets du Ciel
impénétrables à la raison humaine la même œuvre que je n'envisageois jusqu'ici que comme
un fruit de la méchanceté des hommes" (Cité par Derrida, œuvres complètes de JJ Rousseau,
Pléiade, tome 1, p1010),

Il modifie le texte de Rousseau en mettant en italiques le mot « œuvre », et


insiste :

“Je souligne le mot "œuvre". Cette œuvre, ce fait, ce forfait, cette conjuration, ce méfait de
la volonté conjurée des hommes ne dépendrait donc pas de la volonté des hommes. Ce serait
un secret de fabrication de Dieu, une énigme impénétrable à la raison humaine. Une telle
œuvre du mal, seul le Ciel peut en répondre. Mais comme on ne peut pas plus accuser le ciel
que la méchanceté humaine d'avoir machiné une œuvre de mal aussi extraordinaire, comme
on ne peut accuser la ruse, la μηχανη des hommes d'avoir produit cet "accord universel"
"trop extraordinaire pour être purement fortuit", donc la nécessité d'une machination,
Rousseau doit alors à la fois se tourner vers Dieu et faire confiance dans la nuit à Dieu, au
secret de Dieu : au-delà du mal et de la machination dont il l'accuse" (Papier Machine op. cit.
p49).

Pourquoi cette insistance? Ce qui, en l'œuvre, déclenche la rencontre


paradoxale, inouïe, de l'événement et de sa réitération, est un acte de foi, un
serment. Tout commence par ce mal qui n'est pas volontaire, qui est une sorte
de machination venue d'ailleurs, de l'autre. Par l'œuvre, je jure [de témoigner
de la vérité], j'abjure [je demande pardon], je conjure [je fais confiance, je
supplie pour qu'on m'innocente] : mais je n'ai aucun contrôle sur ce qu'il en
adviendra. Cette machinerie de l'œuvre qui est aussi à l'œuvre dans l'œuvre
qu'il signe, Derrida la développera plus tard, dans son séminaire de 2001-
2002 sur La bête et le souverain, à propos de la figure de la marionnette. Elle
renvoie à ce que, dans Le Méridien, Paul Celan dit de Büchner à propos de l'art
: il ne peut y avoir d'art sans l'étrangeté de la marionnette - c'est-à-dire sans
la réitération d'une machinerie inhumaine, répétitive, inconsciente.




2.4.2 Celui auquel je m'adresse, est-ce un Qui ou un Quoi ?

Revenons à la question de l' « avant », déjà abordée dans le §2.1. Il y
aurait, dans le texte ou l'écriture, avant toute autonomie possible du sujet,
avant tout "je", tout individu, toute communauté et même avant l'humain, une
instance qui engage, acquiesce, interroge, un "Qui" disloqué, divisé, qui
énonce un "Oui". Mais cette instance antérieure à toute subjectivité et aussi à
la distinction homme/animal, et aussi à la distinction vivant/non-vivant, a-t-
on vraiment l'assurance que c'est un Qui? N'est-ce pas aussi un Quoi? A partir
de cette instance qui engage dans l'altérité, il est possible de se poser la
question "Qui est l'homme?", mais on n'éliminera jamais le risque que cette

même.

2
Grâce au futur antérieur, on peut dire qu'il est déjà excusé.

1
Jacques Derrida, Papier machine, op. cit. p38

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 169



question se transforme en "Quoi est l'homme?" ou "Qu'est-ce que l'homme?".

Peut-on résoudre ce problème? Le faut-il? Pour qu'il puisse y avoir rapport


(quel qu'il soit : tension, croisement, contamination) entre le Qui et le Quoi, il
faudrait d'abord les définir, dire en quoi ils se distinguent et s'opposent. Mais
c'est justement ce que la déconstruction, par principe, évite de faire. Pour
qu'il y ait, entre ces deux mots, production d'écart, d'espacement, voire
d'œuvre, de poésie ou d'art, il faut que l'opposition ne se fige pas. La
philosophie devrait commencer en un lieu qui serait à la fois du côté du Qui et
du Quoi1. Le Qui et le Quoi ne s'y confondraient pas, ne pourraient pas s'y
confondre, ils différeraient irréductiblement, sous un nom ou un autre :
conscient / inconscient, Moi-je / Fond indéterminé, vivant / mort,
quelqu'un / quelque chose, sujet / machine, mais en ce lieu subsisterait
toujours une part d'indétermination qu'on pourrait interpréter comme une
impuissance du langage, une bêtise. Le comble de la bêtise serait d'en rester
soit à l'absolu du Qui (le Moi-je comme autoposition ou propre de l'homme),
soit à l'absolu du Quoi (l'espoir de maîtriser l'étrangeté par une surenchère
de souveraineté réactionnelle, d'automatismes). En ce lieu, ni le Quoi ne
pourrait être dit plus bête que le Qui, ni l'inverse. L'un serait toujours plus ou
moins bête que l'autre. Entre eux (comme entre la bête et le souverain), ce
serait une différance qui opérerait.




2.4.3 La bêtise


2.4.3.1 La bêtise, lieu de l'œuvre


Qu'est-ce que la bêtise? On peut tenter de répondre à cette question à
partir de l'ensemble sémantique associé à ce mot en français. Dans son
séminaire sur La bête et le souverain2, Jacques Derrida remarque que, du mot
bête, utilisé pour désigner l'animal, le français n'a pas dérivé un mot qui
désignerait l'essence ou l'être de la bête, du genre bêteté, comme il l'a fait
pour le mot animal (animalité). Si la bêteté comme valeur abstraite valant
pour la bête en général n'existe pas, les bêtes ne peuvent pas être bêtes. Dans
la langue française, une personne peut être bête, un discours (c'est bête, ce
qu'il dit), une action, un événement (il pleut, c'est bête, c'est ennuyeux), mais
pas une bête. S'il y a un propre de la bête, il n'est pas dans le sens propre de
ce mot. Entre les multiples usages idiomatiques du lexique "bête", "bêtise", la
diffraction est irréductible. Aucun sens fondamental, fondateur ou univoque
ne se stabilise. Nul ne peut définir la bêtise rigoureusement3.

Qui est bête juge mal, c'est entendu. Mais en quoi consiste exactement ce
mal? C'est impossible à dire. La bêtise est ambiguë, elle n'entre pas dans la

1
A supposer qu'il y ait un lieu pour cette production, ce ne pourrait être que dans la modalité de
Khôra.

2
Jacques Derrida, La bête et le souverain, 2008, op. cit. Sixième séance, p223.

3
Ibid p234

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 170



série des schèmes ou des opérateurs logiques. C'est une catégorie
indéterminée, exceptionnelle1, du genre de celles que Derrida qualifie de
quasi transcendantales, à laquelle on ne peut pas attribuer un sens déterminé.
Flaubert, qui a tenté de la décrire dans Bouvard et Pécuchet, l'a considérée à la
fois comme un tombeau2 et la source de l'Art. Sur la scène de la bêtise, toutes
les distinctions s'abîment, rien ne fait système. La bête elle-même ne se
distingue plus du souverain, ni le Quoi du Qui3.

Le paradoxe de ce mot, bêtise, comme celui d'un autre mot de même


racine, bestialité, c'est qu'il semble se référer à l'animal, la bête, alors que
dans le langage courant, une bête ne peut pas être bête, ni bestiale, seul
l'homme le peut. La bête peut être violente, mais pas cruelle (comme
l'homme). Mais alors pourquoi, en français, utilise-t-on justement ce mot-là,
bêtise, pour désigner quelque chose comme l'idiotie ou la stupidité - ces deux
derniers mots n'ayant pas exactement le même sens? La réponse derridienne
vient en trois temps :

a Le Qui comme comble de la bêtise. La bêtise arrive quand le propre


s'autoproclame, se pose en souverain de lui-même en déniant l'autre
hétérogène et inassimilable contre lequel il cherche à se protéger. Quand ce
qu'on a coutume d'appeler l'homme, avec son bavardage et sa culture,
revendique son autoposition, quand il impose le fantasme du propre, son
ipséité, alors il est bête, et chaque fois qu'il proclame son intelligence, il
ajoute un supplément de bêtise. On pourrait presque dire que c'est une
définition de l'humain - quoique toute définition qui se présente comme LA
définition (c'est-à-dire qui présuppose une autoposition de ce genre) soit une
bêtise. S'autoposant, il faut qu'il s'oppose à la bête.

b . Le Quoi comme comble de la bêtise. Le paradoxe du personnage de Valéry,


Monsieur Teste, c'est qu'il se présente comme absolument souverain, mais
veut tuer en lui ce qui le menace, cette inquiétante étrangeté, la marionnette.
En la condamnant à mort, il devient un automate, une mécanique. La
surenchère de souveraineté conduit à une bêtise essentielle insondable, celle
du Quoi ou du souverain phallique4.

c. Entre les deux, l'œuvrance5. Entre la bête et le souverain, entre le Quoi et le


Qui, il y a plus ou moins de bêtise, mais dans cet écart, dans cette différance,
peut surgir autre chose6. Le mot "bêtise", avec les usages idiomatiques dont
on peut faire l'analyse en français, désignerait ce lieu de non-savoir,

1
Ibid p207

2
On trouve dans une lettre envoyée par Flaubert au moment de Bouvard et Pécuchet : "La bêtise est
une chose inébranlable; rien ne l'attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure
et résistante. A Alexandrie, un certain Thompson, de Sunderland, a, sur la colonne de Pompée, écrit son
nom en lettres de six pieds de haut... Il n'y a pas moyen de voir la colonne sans voir le nom de
Thompson, et par conséquent sans penser à Thompson. Le crétin s'est incorporé au monument et se
perpétue avec lui".

3
La bête et le souverain, Volume 1, op. cit. pp190-1.

4
Ibid p199

Rappelons que c'est nous qui introduisons ce mot, qui ne figure pas chez Jacques Derrida. Nous
5

l'employons ici au confluent de la différance et de la différence ontico-ontologique.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 171



d'intraduisibilité, où les valeurs émergent. Quand ce qu'on appelle l'animal et
ce qu'on appelle l'humain sont encore indissociables1, dans une logique
fabuleuse, fictionnelle, les mots prennent sens, mais ce sens n'est pas encore
figé dans un système. C'est là que, selon Derrida, devrait débuter toute
philosophie qui ne se présente pas comme un traité, mais comme une œuvre.




2.4.3.2 Monsieur Teste : le comble de la bêtise

Avec la figure de la marionnette, ce substitut mécanique à la fois bête et
souverain, machine et prothèse, imitation de la vie et accroissement du
vivant, relais et supplément, Jacques Derrida semble reprendre la question de
l'art telle qu'elle a été posée par Paul Celan2. Mais quand le narrateur du récit
de Paul Valéry, Monsieur Teste, dit : "Quand il parlait, il ne levait jamais un
bras ni un doigt : il avait tué la marionnette. Il ne souriait pas, ne disait ni
bonjour ni bonsoir; il semblait ne pas entendre le "Comment allez-vous?"
(etc.)3", ce n'est pas d'art que parle Valéry, et ce n'est pas non plus à partir
d'une problématique de l'art que Derrida interprète ce passage. Il fait appel à
deux autres textes : Sur le théâtre de marionnettes de Kleist4, et le Méridien5.
Pourquoi Celan cite-t-il, en 1960, le Büchner de 1835 : "L'art, c'est, vous vous
en souvenez, une espèce de marionnette..." Ce qui, pour Derrida, relie la
question posée par Kleist (en 1810), Büchner, Valéry (vers 1896-1926),
Celan, et maintenant par lui-même (2002), à travers la marionnette, c'est
celle du rapport énigmatique entre un Qui et en Quoi.

Dans l'art, une multiplicité de marionnettes sont citées à comparaître.


Cette multiplicité fabuleuse ou fictionnelle, on peut l'organiser en deux types
de fables : celles du Qui et celles du Quoi, voire une seule, la marionnette qui
oscille entre les deux types. Avec le personnage de M. Teste et cette volonté de
tuer la marionnette en lui, Valéry favorise une surenchère de souveraineté6,
une expérience du Quoi au détriment du Qui. En repérant dans Büchner une
problématique de l'art où la présence du "Je" coexiste avec une sortie de
l'humain, Paul Celan trace un cercle (le méridien), un chemin impossible où le
poème, en marchant sur la tête, au bord de lui-même, dans le silence qui est le
sien (Quoi) parle au nom de l'Autre (Qui).

Dans le sillage de Paul Celan, la problématique de l'art, souvent congédiée


par Derrida, revient au croisement de deux expériences, de deux fables de la

6
Ibid, pp247-8

1
Le moment où, dans la bible, Dieu laisse Adam nommer lui-même les animaux (Genèse 2:19).

2
Pour Celan, la question de l'art est celle du poème, aujourd'hui.

3
Monsieur Teste (Paul Valéry, Gallimard, 1946, cité dans la collection L'imaginaire, Ed de 1978) p18

4
Uber das Marionettentheater, texte de 1810 publié en français en 1998 aux éditions des Mille et
une Nuits (entre autres éditions).

5
Paul Celan, Le Méridien, op. cit.

6
La bête et le souverain, op. cit. p275

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 172



marionnette, dont l'une (le poème), donnerait à penser [le Qui], tandis que
l'autre ne donnerait pas à penser [le Quoi]. Entre ces deux fables qu'il faut
distinguer (il le faut), la différence serait minime, presque rien, un souffle.

D a n s Monsieur Teste, Jacques Derrida privilégie deux phrases. Première


phrase : "La bêtise n'est pas mon fort"1. Ce sont les premiers mots du livre. Le
narrateur, supposé supérieurement, souverainement intelligent, veut tuer, en
lui, la bêtise. Deuxième phrase (déjà citée): "Quand il parlait, il ne levait
jamais un bras ni un doigt : il avait tué la marionnette". Le narrateur déclare
que son double (M. Teste) a tué, en lui, la marionnette. De quelle marionnette
s'agit-il ? D'une part, c'est l'animal-machine qui répète des programmes
codés, des stéréotypes, des automatismes. Pour M. Teste, c'est le comble de la
bêtise. Mais d'autre part, pourquoi vouloir tuer cette marionnette, si elle n'est
qu'une machine? On ne peut tuer qu'un vivant. M. Teste veut anéantir l'autre
en lui, ce désir entêté qui persévère dans l'être2. Il veut détruire ce qui, selon
lui, est la bêtise même en son essence, sans cause, au-delà de tout concept,
encore plus dangereuse que la bêtise du premier type. Mais l'anéantir, c'est
supprimer un vivant, un Qui. C'est revenir à la bêtise du premier type (un
Quoi).

M. Teste se pose toujours en "Moi, Je", en conscience lucide qui prétend


décider librement, qui répond de soi, est supposé dominer sa vie psychique et
faire la loi. En condamnant à mort la marionnette, l'automate, la mécanique, il
affirme sa libre souveraineté sur son corps et sur le corps social. Il fait
"comme si" il ne vivait pas en société, n'avait pas de corps. Mais ce double de
Paul Valéry est un homme, un mari. Il ne perd pas une occasion de rappeler
l'ordre des sexes. Sa rencontre avec M. Teste a lieu dans un bordel. S'il a
touché à des femmes, c'est mécaniquement, sans les aimer, sans même les
désirer. Il a fait l'amour en faisant la moue, voire avec dégoût. Dans son
rapport à la sexualité, c'est le Quoi qui domine. Le Moi est impuissant à
dominer, à réprimer, à refouler, cette machine, cette marionnette, ce "ça" qui
est en lui, cette autre instance étrangère, incontrôlable. Au fond de lui, il y a
ces réactions inconscientes, la profondeur abyssale d'un fond - une bêtise
tout aussi insondable. M. Teste s'accorde un droit et un pouvoir quasiment
infinis. Les marionnettes, ces objets phalliques, se doublent, se triplent. Leur
multiplicité est incalculable, bizarre, inquiétante. Il faut les neutraliser,
maîtriser leur étrangeté, leur "Unheimlichkeit". Dans une surenchère qui le
rend supérieur à tous les hommes (y compris aux hommes supérieurs), à la
souveraineté même, il auto-affirme sa multiplicité (multipli-cité écrit Derrida
pour en souligner le caractère politique). Une arithmétique incalculable le
transforme en chose, le fait muter de Qui en Quoi3. Il n'est plus ni un sujet, ni
un moi, ni une conscience, ni un être humain, mais le rien de la chose, une
chose qui ne pense pas, ne parle pas et ne fait rien. Il reste coi, muet et
immobile, impassible. Tout se crispe chez lui pour transformer l'étrangeté en
Quoi.

1
Ibid p15.

2
Ibid p259

3
Ibid p268

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 173



En avançant la formule "Le Moi est toujours à la fois plus bête ou moins
bête que ça"1, Jacques Derrida insiste sur la force de la bêtise, qui est toujours
des deux côtés, le Qui et le Quoi. Se poser comme souverain ou dénoncer la
bêtise de l'autre revient au même. Valéry est autant attiré par Monsieur Teste
que Flaubert par Bouvard et Pécuchet. Entre ces deux combles de bêtise,
l'autoposition du Qui et la production machinique du Quoi, entre la bête et le
so u verain , en un point d'intraduisibilité, de non-savoir, s'ouvrirait la
possibilité d'un mouvement qui ne soit pas pris dans l'idéalité du sens :
émergence de significations, de valeurs non ou quasi transcendantales,
d'axologies nouvelles.





2.5 Œuvrer : dans l'espoir (vain) de solder la dette


2.5.1 Un archi-performatif

Jean-Jacques Rousseau (Les Confessions), Saint Augustin (confessio) et
Derrida lui-même (Circonfession) ont mis le mot "confession" dans le titre
d'une de leurs œuvres. Mais il se pourrait que, même sans un titre de ce genre
et même sans qu'il y soit fait allusion, il y ait, au commencement de toute
œuvre, un geste performatif2 du même ordre : acte de foi, serment, excuse,
promesse ou conjuration. Toute œuvre peut être lue, d'une façon ou d'une
autre, comme une confession, voire une demande de pardon. Dans le simple
fait de produire une œuvre, d'œuvrer, il y a de l'aveu, un aveu qui ne tient pas
au contenu circonstanciel ou accidentel de l'œuvre, mais à l'œuvre même3.
Dans le même temps, un plaisir honteux, compulsif, le plaisir que le corps
prend à avouer, est mis en œuvre publiquement, et une sanction est appelée;
dans le temps même où l'œuvre répète la faute, où elle fait proliférer la
culpabilité, elle porte l'espoir de s'en exonérer4.

En général, le subjectile est le support brut, le fond qui se retire sous la


figure ou l'œuvre. Il n'est ni représenté, ni verbalisé. C'est un engagement
plus vieux que tout engagement, un fond invisible qui nous engage dans la
croyance, la foi, le serment. Sur ce fond, le lecteur croit en l'œuvre, il a foi en
elle, il fait le serment d'en hériter. Comme témoignage de cet archi-
performatif, Derrida mentionne un feuillet manuscrit, détachable, associé aux
Confessions mais détaché d'elles5, auquel il attache une importance majeure,




1
Qui reprend étrangement la métapsychologie freudienne dont il se dissocie dans les mêmes pages.

2
Papier machine, op. cit. p52

3
Ibid p47

4
Ibid pp69-71

5
Il s'agit d'une copie d'un feuillet de Jean-Jacques Rousseau, faite en 1780 par Pierre-Alexandre Du
Peyrou (lequel a été le premier éditeur des œuvres complètes publiées en 1870-89 avec Paul-Claude

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 174



dont voici le texte :

« Voici le seul portrait d'homme, peint exactement d'après nature et dans toute sa vérité,
qui existe et qui probablement existera jamais. Qui que vous soyez, que ma destinée ou ma
confiance ont fait l'arbitre du sort de ce cahier, je vous conjure par mes malheurs, par vos
entrailles, et au nom de toute l'espèce humaine, de ne pas anéantir un ouvrage unique et
utile, lequel peut servir de première pièce de comparaison pour l'étude des hommes, qui
certainement est encore à commencer, et de ne pas ôter à l'honneur de ma mémoire le seul
monument sûr de mon caractère qui n'ait pas été défiguré par mes ennemis. Enfin, fussiez-
vous, vous-mêmes, un de ces ennemis implacables, cessez de l'être envers ma cendre, et ne
portez pas votre cruelle injustice jusqu'au temps où ni vous ni moi ne vivrons plus, afin que
vous puissiez vous rendre au moins une fois le noble témoignage d'avoir été généreux et bon
quand vous pouviez être malfaisant et vindicatif : si tant est que le mal qui s'adresse à un
homme qui n'en a jamais fait ou voulu faire, puisse porter le nom de vengeance ».

Il ne s'agit pas ici d'une vérité "objective" de type constatif, cognitif, d'un
genre de vérité qu'on puisse connaître, mais d'un autre appel, un appel
encore plus pressant et puissant. Rousseau se déclare unique, exemplaire.
"J'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas
mieux, au moins je suis autre" écrit-il au début des Confessions. Il s'engage au
futur, envers le futur. "Je viendrai ce livre à la main me présenter devant le
souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce
que je fus", et il engage les autres avec lui "Je veux montrer à mes semblables
un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme ce sera moi". Il est
seul, sans précédent, sans imitateur. Il appelle les autres au partage.

Jacques Derrida considère le texte ci-dessus comme le "commencement


absolu" des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, une première page
"immense", à la fois "canonique et extraordinaire", qui "appellerait à elle
seule des siècles de lecture"1, "une analyse infinie"2, à laquelle il faudrait
"consacrer un développement abyssal"3. Rousseau s'adresse au lecteur, il le
conjure de ne pas anéantir ce qu'il appelle un cahier, un ouvrage. Si ce cahier
était anéanti, ce serait de la malfaisance, de la vengeance. Contre qui? Contre
lui-même, comme si ce cahier, c'était lui-même. "Voici le seul portrait
d'homme, peint exactement d'après nature et dans toute sa vérité, qui existe
et qui probablement existera jamais". Il n'y a jamais eu d'exemple d'un tel
défi, et pourtant ce défi est exemplaire.

De même que l'homme, Jean-Jacques Rousseau, est unique, de même que


son œuvre est unique ce cahier est unique. Il n'y en a qu'un seul exemplaire 4.
Un seul corps, un seul exemplaire original, authentique, vulnérable,
destructible, exposé à la perte, à la mutilation, à la censure, à la falsification, à


Moultou, un ami de Rousseau mort en 1787). Ce feuillet n'a été publié qu'en 1850. On a pris l'habitude
de le faire figurer dans la Première Partie des Confessions avant le commencement du Livre I. Cet
élément hors-livre est donc devenu, dans les éditions modernes, une sorte d'avant-propos. Cf Les
Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau (Pléiade, Gallimard), tome 1.

1
Papier Machine, op. cit. p119.

2
Ibid p122

3
Ibid p127

4
C'est ce que dit Rousseau. En fait, il y avait plusieurs exemplaires du manuscrit des Confessions,
quoique légèrement différents les uns des autres, mais un seul feuillet portant le texte ci-dessus.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 175



l'effacement. Au nom de ses malheurs et de toute l'espèce humaine, Rousseau
confie le manuscrit aux générations futures. Il conjure l'autre, l'inconnu, de
préserver cette archive, ce monument, ce corps, ce subjectile, de garder ce
document irremplaçable, d'en faire une archive ultime de l'espèce humaine,
une archi-archive.

Admettons l'hypothèse suivante : Avant toute œuvre, il faut qu'un


engagement ait été pris : Je me confesserai, je dirai la vérité sur moi. C'est à peu
près ce que dit Jean-Jacques Rousseau au début des Confessions. Avant même
de produire une œuvre, avant même de se justifier, de s'excuser, de demander
pardon pour les insincérités, les lacunes, il faut un engagement préalable,
primordial, un engagement devant la vérité1. En signant les Confessions (par le
simple fait de cette signature), Jean-Jacques Rousseau dit : je jure de ne pas
trahir, de ne pas me parjurer, de respecter ma promesse. Cet engagement, ce
commencement absolu, Jacques Derrida le qualifie à la fois de subjectile et
d'archi-performatif :

« Le « je vous conjure » de ne pas « anéantir » ce « cahier » n'est pas seulement un avant-
premier mot, c'est la veille déjà performative du premier performatif, un archi-performatif
avant le performatif. Plus jeune ou plus ancien que tous les autres, il concerne le support et
l'archive de la confession, son subjectile, le corps même de l'événement, le corps archival et
auto-déictique qui devra consigner tous les événements textuels engendrés comme et par les
Confessions, les Rêveries, Rousseau juge de Jean-Jacques ou autres écrits de la même veine. »
(Papier Machine op. cit. pp127-128).

Rousseau appelle un destinataire, un lecteur, un dépositaire juste (ou le


moins injuste possible) et responsable. Mais qu'est-ce qu'un dépositaire juste
et responsable? Quelqu'un qui, par sa compassion et sa compréhension,
pourra lui-même, dès aujourd'hui, se regarder dans la glace et jouir de son
image. La survie de l'œuvre dépend d'un pari sur l'avenir : que l'autre ne se
rende pas coupable de ne pas répondre, qu'il soit suffisamment bon pour
saisir cette occasion.

(Suite de la citation précédente de Jacques Derrida) : "Archi-performatif, l'archi-
événement de cette séquence adjure de sauver le corps des inscriptions, un "cahier" sans
lequel la révélation de la vérité elle-même, si inconditionnelle, vérace, sincère soit-elle en sa
manifestation promise, n'aurait aucune chance d'advenir et serait compromise à son tour"
(Papier Machine op. cit. p128).

Pourquoi archi-performatif? C'est une adresse, une apostrophe à un


lecteur à venir pour qu'il promette de ne pas détruire le cahier lui-même, ce
corps unique et authentique, cette archi-archive manuscrite qui vient avant la
publication. Avant même de se pencher sur le contenu du cahier, la "condition
performative de la vérité", Rousseau adjure le lecteur de lui consentir ce
serment : il ne mutilera pas, il ne falsifiera pas ce cahier. Tout comme le corps
de Jean-Jacques, qui sera réduit en poussière ou en cendre, le cahier peut être
effacé, supprimé, anéanti. D'avance, il est menacé, le pire peut lui arriver2.
C'est pourquoi Rousseau en appelle à un serment - nécessairement,
fatalement inconditionnel - qui ne sera pas consenti pour lui, mais pour


1
Cela vaut pour la littérature, mais aussi, par exemple, pour la peinture, comme l'a montré Cézanne,
et pour la philosophie.

2
Ibid p127.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 176



témoigner de la propre bonté du lecteur, sa générosité, sa justice, sa
compassion. Celui-ci (le lecteur) est supposé en tirer, immédiatement, un
bénéfice d'image, une jouissance, une déculpation.

Ce concept d'archi-performatif, sur lequel Derrida insiste finalement assez


peu, est central dans sa théorie de l'œuvre de la dernière période. L'archi-
performatif est à la place du trauma. C'est un événement unique qui produit
une rupture, une blessure, une interruption dans l'ordre du temps. Il peut
être fictif, inventé, être vécu ou non comme une origine. L'important est sa
capacité à enclencher, performativement, la machinerie de l'œuvre. Il produit
à la fois une archive de l'événement (l'œuvre) et l'événement lui-même, en
après-coup.




2.5.2 Un archi-choix

Qu'est-ce qui a poussé Jacques Derrida à faire le choix de la déconstruction,
et plus précisément de cette déconstruction-là? L'immense littérature écrite et
publiée autour de son œuvre témoigne de la diversité des réponses qu'on
peut apporter à cette question. Je présente ici une hypothèse dont
l'importance relative n'est guère calculable. Elle peut être considérée soit
comme un facteur parmi beaucoup d'autres, soit comme l'exigence première,
l'"a priori" décisif. Il y aurait eu, avant même son œuvre, avant même chacune
de ses pages, une décision, un archi-choix qui aurait commandé la notion qui
finira par émerger, plus tard : celle d'inconditionnalité. Ce serait cette décision
qui aurait précipité les choix théoriques, philosophiques, formels, politiques,
qui se seraient alignés les uns après les autres. On peut aborder cette
question de l"archi-choix" d'une autre façon, à partir de deux passages du
même chapitre de "Politique de l'amitié".

"Alors un seul choix resterait et il appellerait une décision (...). S'il y avait une thèse au
présent essai, elle poserait peut-être que choix il ne saurait y avoir : la décision consisterait
une fois encore à trancher sans exclure, à inventer d'autres noms et d'autres concepts, à se
porter au-delà de ce politique-ci sans cesser d'y intervenir pour le transformer (...). La
dénaturalisation était à l'œuvre dans la formation même de la fraternité. C'est pourquoi,
entre autres prémisses, il faut rappeler que l'exigence d'une démocratie à venir est déjà ce
qui rend possible une telle déconstruction. Elle est la déconstruction à l'œuvre" (Politiques de
l'amitié, op. cit. pp182-183).

Comment choisir entre différents types de fraternité ou de fraternisation,


différents types d'amitié ou de démocratie? Il y a un choix dit-il, qui appelle
une décision, mais ce choix, il est déjà fait ou plutôt il aura déjà été fait au
moment de choisir. La décision est déjà prise, avant même la question1. Et
pourtant, c'est quand même un choix, une décision.

"On ne forcerait pas trop les choses en disant que la question qui oriente le présent essai -
et nous avons déjà rappelé pourquoi cette "question" vient "avant" la question, "avant" même
l'affirmation qui la précède, dès le peut-être qu'elles supposent toutes deux -, ce serait celle
d'une amitié sans foyer, d'une philia sans oikeiotes" (Politiques de l'amitié, op. cit. p178).


1
Il s'agit de la décision de choisir une amitié anéconomique, sans foyer, sans ressemblance, sans
affinité.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 177



Ce choix d'une amitié sans appartenance, déjà fait avant même la question,
c'est ce que je nomme ici l'archi-choix. Il y a choix, puisque différentes
fraternités, différentes amitiés, différentes démocraties sont concevables.
Mais pour décider de ce choix, ce n'est pas d'une pure liberté qu'il faut partir,
c'est d'une analyse. Avant même l'alliance du oui (l'archi-alliance du oui
primordial), la hantise ou le "penser-rêver"1 de cette stratégie qui est choisie
était déjà opérante, comme dénaturalisation fraternelle ou polemos, dans
l'oikos. Il serait possible de ne pas entériner ce choix. Mais le "présent essai" 2
est attiré, orienté, happé, par une préférence déjà à l'œuvre, sous le vocable
de la déconstruction. C'est une prémisse, un présupposé de l'œuvre
derridienne elle-même, un "avant", sur lequel on ne peut pas revenir et vers
lequel on ne peut que revenir.




2.5.3 Œuvre et confession


2.5.3.1 Circonfession, ou se confesser pour répondre à la
menace

Ecrit entre janvier 1989 et avril 1990 3, à mi-chemin entre les premiers
textes et les derniers, Circonfession pourrait être présenté comme une sorte
de point central de l'œuvre derridienne4. Ce texte autobiographique et aussi
itérobiographique (un paragraphe par année de vie) s'ajointe dans le même
l i v r e à l a Derridabase de Geoffrey Bennington5 dont il se dissocie
radicalement, comme cela est annoncé dans la neuvième bande :

"Parmi les phrases que G. a raison de ne pas citer, toutes en somme, il en est une, la seule,
je la rappelle moi-même, mais justement comme si je n'avais pas encore lu l'adresse ainsi
gardée en réserve pour le contre-exemple ou le démenti que je veux apporter sans cesse à G.,
autrement dit à la survivante éternelle, à la figure théologicielle ou maternelle du savoir
absolu pour laquelle la surprise d'aucun aveu n'est possible, et cette phrase dit qu'"on
demande toujours pardon quand on écrit", afin de laisser suspendue la question de savoir si
on demande enfin pardon par écrit pour quelque crime, blasphème, parjure antérieur ou si
on demande pardon pour écrire, pardon pour le crime, le blasphème ou le parjure en
lesquels consiste précisément l'acte d'écrire, le simulacre d'aveu dont a besoin la surenchère
perverse du crime pour épuiser le mal, celui que j'ai fait en vérité, le pire, sans être sûr de
l'avoir même épongé de ma vie, et c'est le pire" (Circonfession, op. cit. pp46-47).

Avec sa Derridabase, Geoffroy Bennington tente de restituer la pensée de


Jacques Derrida sans jamais le citer. Publié en même temps, dans le même

1
Jacques Derrida, Politiques de l'amitié, 1994, op. cit. p178

2
Formulation utilisée deux fois dans Jacques Derrida, ibid., p178 et p182.

3
On peut noter que, pour ce texte assez court, la durée d'écriture est particulièrement longue : plus
d'un an.

Jacques Derrida, par Geoffrey Bennington et Jacques Derrida. Rappelons que ce livre est composé
4

de Derridabase (par G. Bennington), et de Circonfession (par J. Derrida), op. cit.



5
Cette tentative de résumer systématiquement la pensée de Jacques Derrida reste, jusqu'à présent,
unique par sa précision et son organisation rigoureuse – malgré les très nombreuses tentatives de
présentation à usage universitaire.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 178



livre et sous leur double signature, écrit sur la même page, l'autre texte signé
par Derrida lui-même, Circonfession, contraste avec cette Derridabase. Il s'en
distingue radicalement comme s'il avait voulu faire visuellement apparaître
l'hétéros comme tel. Sans désapprouver la tentative de restitution menée par
Bennington, Derrida la compare à une circoncision trop réussie, trop
cicatrisée. Une traduction qui n'arracherait aucune phrase au corpus, qui
s'écarterait de son corps, de sa littéralité, qui laisserait tomber ses mots
comme des peaux inutiles (des prépuces), qui ne garderait rien de sa
singularité / unicité pour n'en conserver que la logique, la loi de production,
ce serait un théologiciel, un projet idéal de savoir absolu. Un programme de ce
genre, qui irait jusqu'à prévoir ou annuler le futur, ce serait le mal radical. Il
ôterait toute chance à l'événement, il détruirait la possibilité même de la
survie. Par l'autre texte ajouté au livre sous cette Derridabase écrite sur le
texte de Derrida, intitulé Circonfession, Derrida réintroduit son corps au point
le plus sensible. Il montre, en 1991, qu'il est toujours vivant, qu'il peut
toujours produire de l'imprévu, de l'incompréhensible. Ce qu'il préserve ainsi,
ce n'est pas seulement son œuvre future, c'est aussi son œuvre déjà écrite. Le
corps de l'œuvre peut encore produire du nouveau, s'il n'est pas transformé
en programme.

Qui est la survivante éternelle? Une figure qui, éternellement, se survit à


elle-même inchangée. Dans ce passage comme dans tout Circonfession,
Derrida associe le savoir absolu à cette mère mourante qui ne le reconnaît
plus, qui ne prononce plus son nom, qui ne lui parle plus : une survie
présentement présente dit-il1, improductive, inféconde, éternelle au sens de la
répétition infinie. Le choix de la figure maternelle n'est pas seulement lié à
cette circonstance d'une mère réelle ayant effectivement perdu ses capacités
cognitives. C'est aussi une figure théorique, celle de la Derridabase, texte de
Geoffrey Bennington, ce théologiciel qui n'est qu'un résumé clos, sans citation,
du système théorique derridien2. Une mère qui ne se souvient plus du nom de
ses enfants est réduite au statut de pure génitrice. Elle apparaît visuellement
en haut du livre paru aux éditions du seuil, en contraste avec ce qui s'écrit en
bas, dans le sang, les pleurs, la prière3, le blasphème, le parjure et la mort.

Dans cette neuvième bande, Derrida répond à la tentative de G. par une


demande de pardon. "On demande toujours pardon quand on écrit", disait-il
déjà dix ans plus tôt dans La Carte postale. Demander pardon, c'est faire
événement4, faire date, faire œuvre. Mais pourquoi est-ce à lui, Derrida, de
demander pardon, quand c'est Bennington qui le menace de mal radical?
Pourquoi est-ce lui, Derrida, qui aurait commis un crime, aurait blasphémé, se
serait parjuré? N'est-ce pas lui qui a écrit ce texte, et donc ouvert la voie à
l'interprétation benningtonienne? N'est-ce pas lui le philosophe, le penseur, le
théoricien qui invite à ce type de lecture? La surenchère perverse n'est-elle


1
Jacques Derrida, Circonfession, 1991, op cit p72.

2
Ibid p30

3
Ibid p22

4
Ibid p18

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 179



pas déjà inscrite dans son texte, à lui Derrida, c'est-à-dire dans l'ambition
philosophique qu'il cherche à assouvir, dans la rigueur formelle dont il se
veut, malgré tout, l'exécuteur exigeant? Il lui faut donc faire ce choix (l'archi-
choix), prendre cette décision : c'est à lui de demander pardon. L'archi-choix
n'est pas dans la construction philosophique elle-même, il est dans la
dimension d'aveu ou d'excuse dont elle est inséparable. Plus le système
philosophique est solide, et plus le pardon est démesuré, interminable. Or, on
ne peut s'excuser que par l'œuvre, ce qui interdit de ne pas faire œuvre.

Le texte, "vivant", de Circonfession, semble s'opposer au texte, "mort", de la


Derridabase. Mais c'est oublier ce paradoxe : en définitive, Geoffroy
Bennington a écrit un texte classique, il n'a pas fait usage d'un programme
(même s'il en avait eu l'intention); tandis que Jacques Derrida, lui, a
effectivement utilisé un programme pour rédiger son texte (même s'il n'en
avait pas eu l'intention), comme il le déclare dans Papier machine1, quand il
indique que le programme coupait les paragraphes au bout d'un certain
nombre de signes. Cette contrainte, imposée à la manière de l'Oulipo, donne
le rythme de Circonfession, sa structure en bandes annulaires. Il s'agit, là
aussi, de répondre à une menace de mal radical, celle de ce dieu caché, retiré
derrière l'écran, porteur à la fois d'un inconscient machinal et d'une sentence
de mort2. Pour y répondre, il fallait tirer parti d'une machine coupante,
arbitrairement coupante. Là où ça coupe, on ne maîtrise pas, comme si c'était
la machine elle-même qui donnait la recette protégeant du mal radical (c'est-
à-dire d'elle-même)3. Celui qui s'adonne ainsi au mal ne doit-il pas, une fois
de plus, demander pardon?




2.5.3.2 Circonfession ou l'“archi-performatif “ : il faut l'écrire

On peut donc dater de Circonfession un certain déplacement des thèmes
derridiens vers les questions de la culpabilité, de l'aveu, de la faute, du
repentir, de l'excuse, du pardon e t d e s p r i n c i p e s inconditionnels :
l'hospitalité, le don, la justice. Tout se passe comme si Derrida lui-même,
c o m m e œuvrant et signataire de cette œuvre-ci ne pouvait penser la
confession sans se confesser. Dès lors, son travail conceptuel n'est plus
dissociable de ce qu'il nommera plus tard4, à partir de son analyse des
Confessions de Jean-Jacques Rousseau, archi-performatif : un témoignage, une
adresse à l'autre, une reconnaissance de dette, un engagement, une promesse.
Il ne peut mettre en jeu les concepts qui engagent le coeur de son travail, il ne
peut envisager le salut de l'œuvre, sans ce geste de confession. S'il y a, dès le

1
Papier Machine, op. cit. p155

2
Jacques Derrida, Circonfession, 1991, op. cit., p212.

3
Mais cette question ne sera abordée que dans l'ultime conclusion de cette « thèse » (§6.3).

4
Le texte sur Jean-Jacques Rousseau tel qu'il a été publié en 2001 dans Papier Machine, sous le titre
Le ruban de machine à écrire et avec le sous-titre Limited Ink II qui renvoie à l'au-delà du performatif de
Limited Inc (op. cit. publié en 1990), a été rédigé entre 1998 et 2001. On peut le lire comme une sorte
d'« après-coup » de Circonfession.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 180



départ, un risque de tromper la confiance du destinataire, si l'œuvrant n'est
jamais à l'abri d'un parjure ou d'un faux témoignage, alors l'œuvre elle-même
doit, elle aussi, conjurer ce mal, et pour cela commencer par une demande de
pardon.

Chaque fois que je m'adresse à l'autre, je lui demande d'être cru sur parole.
Je sollicite sa confiance, sa foi. Mais même si je suis de bonne foi, je ne peux ni
supprimer la possibilité du mensonge, ni démontrer ou apporter la preuve
définitive que je ne mens pas. Mon expérience propre, mon "quant à moi", est
aussi inaccessible à l'autre que son expérience, son "quant à moi" à lui, m'est
inaccessible. Chaque ego étant absolument singulier et solitaire, l'adresse à
l'autre est marquée par une incertitude, une équivoque indépassable.

Tout langage, toute action est envahie à la source par cette équivoque, qui
nous conduit à nous excuser toujours, à demander pardon. Chaque fois que
nous parlons sur le mode du "moi je dis" ou "moi je crois" ou "Je dis la vérité"1,
nous nous exposons au parjure. Puis-je demander à l'autre de me croire sur
parole si je sais moi-même que je peux mentir? Puis-je prendre l'autre à témoin
si je ne suis pas sûr de croire moi-même à ce que je dis, si moi-même je suis
ébranlé par la menace du faux témoignage? Puis-je prier d'être cru sur parole
alors que je soupçonne ma parole d'être invérifiable?




2.5.3.3 Le danger du « sans œuvre ».

Pour se confesser, il faut plus qu'une opération performative, il faut une
œuvre.

"Nous cherchons ainsi à progresser dans cette recherche au sujet de ce qui, dans le
pardon, l'excuse ou le parjure, se passe, se fait, advient, arrive et donc de ce qui, comme
événement, requiert non seulement une opération, un acte, une performance, une praxis,
mais une œuvre, c'est-à-dire à la fois le résultat et la trace laissée d'une opération supposée,
une œuvre qui survit à son opération et à son opérateur supposés. Lui survivant, étant
destinée à cette sur-vie, à cet excès sur la vie présente, l'œuvre comme trace implique dès le
départ la structure de cette sur-vie, c'est-à-dire ce qui coupe l'œuvre de l'opération" ( Papier
machine, op. cit. p111) (Les italiques sont de Jacques Derrida).

La confession requiert une profération, le présent-vivant d'un acte. Mais


pour qu'il soit entendu, il faut que cet acte laisse une trace, qu'il survive à son
opération. C'est la fonction de l'œuvre : elle est la structure de ce qui survit.
Elle ne garde la mémoire du présent vivant qu'à condition de s'en couper.

Qu'est-ce qui arrive quand on demande pardon, quand on s'excuse ou au


contraire quand on se parjure? On agit. On produit, ici et maintenant, un
événement dont la trace est gardée, constituée en archive (l'œuvre). Cette
archive n'est pas inerte. En s'instituant, elle se met en mouvement (en
œuvre), et produit des effets. Si l'œuvre, une fois accomplie, procurait le
pardon automatiquement, comme un simple effet machinique, elle ne serait
pas digne de ce nom. On pourrait la qualifier de vol, de tromperie. Mais si le
mouvement en elle reste vivant, entre le traumatisme et le désir, si la blessure

1
Sur la structure testimoniale, cf ci-après §4.1.3.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 181



ne se cicatrise pas complètement, si elle continue à se déchirer, à interrompre
un ordre, elle ouvre la voie à une coupure, une rupture dans l'histoire. Une
œuvre ne survit que si elle reste ambiguë, si son statut est indécidable, entre
l'événement et la quasi-programmation qui opère en elle.

Ce qu'on entend ici par "sans œuvre", ce n'est ni la simple absence


d'œuvre, ni la pure oralité d'une confession. Qu'elle soit orale ou écrite, elle
peut laisser une trace, elle peut faire œuvre. La confession "sans œuvre" est
celle qui serait proférée par une machine automatique, 'un "je" universel qui
répéterait mécaniquement "Je m'excuse", "Je m'excuse". Ce type d'auto-
justification qui annule l'œuvre, qui tue le désir, n'est pas la moins fréquente.
On la rencontre fréquemment aujourd'hui, proférée par des institutions ou
conventionnellement reprise par ceux dont c'est la fonction. Or Derrida ne la
prend pas à la légère. Il la qualifie de menaçante, terrorisante.

« Cette neutralisation autodestructrice, suicide et automatique, que produit et qui produit
en même temps la scène du pardon et la scène apologétique, pourquoi serait-elle terrifiante?
(...) Là même où l'automaticité est efficace et "me" disculpe a priori, elle me menace. Là même
où elle me rassure, je peux la redouter. Car elle me coupe de ma propre initiative, de ma
propre origine, de ma vie originaire, donc du présent de ma vie, mais aussi de l'authenticité
du pardon et de l'excuse, de leur sens même, et finalement de l'événementialité - et de la
faute et de son aveu, du pardon ou de l'excuse. Du coup, on a l'impression que, en raison de
cette quasi-automaticité ou de cette quasi-machinalité de l'œuvre survivante, on n'a plus
affaire qu'à des quasi-événements, à des quasi-fautes, à des fantômes d'excuses ou à des
silhouettes spectrales de pardons » (Papier machine, op. cit. pp113-114).

Supposons que le pardon, ou l'excuse, ou la confession, soient accomplis


automatiquement, sans rupture, qu'ils soient engendrés mécaniquement. On
se trouverait, dit Derrida, devant une terrifiante aporie. Pourquoi aporie?

D'un côté, pour qu'il y ait pardon, ou excuse, il faudrait un événement


singulier, une interruption dans le cours usuel des choses, un acte déchirant,
traumatique, qui continue à produire des effets après qu'il ait été accompli.
Cet acte, ce pourrait être la définition d'une œuvre. Une œuvre a lieu à un
moment donné, au présent. Elle se constitue, s'institue, mais il faut qu'en plus
la mémoire de cet acte, de cette expérience vive, soit gardée. Or c'est là, dans
les modalités de la garde que pointe le danger, la menace. Car d'un autre côté,
si la disculpation, l'auto-justification est programmée, alors elle n'est qu'un
processus. Un tel pardon automatique, une telle excuse se neutralisent,
s'autodétruisent, s'incinèrent eux-mêmes. C'est cette autodestruction,
rattachée à la pulsion de mort ou de cruauté, qui rend ce processus terrifiant.
Ce qui, au coeur de la promesse, la fait survivre mécaniquement, lui fait
perdre son statut d'événement. L'aveu sans œuvre n'aura été qu'un quasi-
événement, un fantôme d'excuse, un simulacre d'aveu. Quand le "je" qui dit
"je m'excuse" n'est plus singulier mais général, universel, quand il prétend
dire le juste au nom d'une norme, alors la justice est expropriée. Sa répétition
machinique ne peut qu'être injuste.

Pour que survive une excuse au sens de la sur-vie (une vie toujours en
plus, supplémentaire), il faut la réitérer, il faut redire à tout moment, "Je
pardonne", ou "Je m'excuse", comme si c'était la première fois.

Au sans-œuvre de la fausse confession s'oppose l'œuvre-confession, celle

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 182



qui ne se borne ni à garder la trace d'un présent-vivant, ni à entretenir
l'ambition de « solder la dette » . L'œuvre-confession est une tentative jamais
acquise, mais toujours ouverte, de vaccination contre le sans-œuvre.




2.5.4 Un appel au dernier mot

Au commencement de l'œuvre, il y aura donc eu un geste performatif : acte
de foi, serment, promesse ou tentative de conjurer le mal. Produire l'œuvre
est un acte ambigu. D'une part, le geste initial est confessé; mais d'autre part,
on peut en jouir une autre fois. En demandant pardon, en reconnaissant le
mal et en acceptant la sanction, on réitère la jouissance. On rend impossible
l'exonération qu'on sollicite. En espérant que l'œuvre aura le dernier mot,
qu'un laisser-faire quasi machinal suffira pour accomplir la promesse de
salut, on risque d'abolir la possibilité du salut et l'œuvre elle-même. Ceux qui
attendent d'une confession un soulagement de leur culpabilité, voire un salut
ou une rédemption, croient en ce dernier mot. Mais ni la confession, ni
l'œuvre la plus élaborée n'auront jamais innocenté qui que ce soit. Au
contraire, la confession est une archive qui entretient et fait proliférer la
culpabilité. Par l'aveu ou l'auto-justification, on n'efface pas l'acte. On réitère
avec honte, compulsivement, le plaisir de la faute.




2.5.4.1 « Déjà-pas-encore », au commencement de l'œuvre.

Revenons à l'analyse derridienne des œuvres autobiographiques de Jean-
Jacques Rousseau1. Après avoir dénoncé dans la seconde Promenade des
Rêveries du promeneur solitaire ceux qui se mettent d'accord pour conspirer
et comploter contre lui, Rousseau déclare sa confiance dans les effets de son
œuvre. Il n'a plus rien à faire, il est sûr que son innocence sera, tôt ou tard,
démontrée. Par-delà la mort, son œuvre aura le dernier mot2. C'est comme si
un fonctionnement automatique, machinique, indépendant du signataire,
devait garantir cette rédemption3 : l'assurance du pardon, le rachat de ses
fautes, la preuve de son innocence radicale. Mais comment cette économie
s'est-elle mise en place? Ce qui compte, selon Derrida, n'est pas l'intention de


1
J.L. Austin a intitulé un de ses livres, dont le thème ou le sujet est la demande d'excuses, Plea for
Excuses (Proceedings of the Aristotelian Society, New Series, Vol. 57 (1956 - 1957), Ed Blackwell
Publishing), comme s'il présentait lui-même des excuses ou demandait au lecteur de l'excuser pour les
limites de son œuvre, ou comme s'il avouait que le thème, "les excuses" ne pouvait être traité
uniquement sur un mode constatif ou philosophique. C'est un aveu, une prière, qu'on retrouve aussi
chez Paul de Man qui intitule "Excuses ( Confessions)" le dernier chapitre de son livre Allégories de la
lecture, Le langage figuré chez Rousseau, Nietzsche, Rilke et Proust, Traduction et présentation de
Thomas Trezise (Paris, Galilée, 1989). Avec ces titres ou sous-titres, ces auteurs reconnaissent que leurs
œuvres auront été écrites sous l'empire de cette plainte ou de cet appeL Derrida généralise ce
processus : il n'est pas d'œuvre, selon lui, sans mise en œuvre d'un tel geste. Jean-Jacques Rousseau est
l'une des figures les plus emblématiques de ce mouvement.

2
Papier machine, op. cit. pp59s

3
Ibid pp50-51

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 183



l'auteur, c'est son acte de foi. Jean-Jacques Rousseau reconnaît qu'il a fait le
mal (il a volé, il a menti, il a abandonné ses amis). Mais il a aussi confessé sa
culpabilité, avoué, reconnu ses crimes, juré qu'il était innocent, pris le ciel à
témoin de sa sincérité. Il n'a plus à se repentir, car il est désormais pur, intact.
Il jure, il conjure, il abjure (comme il a abjuré le protestantisme et s'est
converti au catholicisme). En faisant cette œuvre, Rousseau espère qu'elle
remettra la dette à zéro. Pour "interdire" tous les conspirateurs, couper la
parole aux accusateurs, il suffirait de se décharger de la faute par une
profession de foi : un autre acte de langage, performatif, qui viendrait
neutraliser le premier. Alors la confession (ou l'aveu) pourrait s'achever.
L'œuvre, mise en œuvre, aurait accompli son œuvre. Dans son commentaire,
Jacques Derrida insiste sur la dimension de grâce de cet acte :

« "Tôt ou tard", cette patience du virtuel étire le temps par-delà la mort. Elle promet la
survie à l'œuvre, mais aussi par l'œuvre comme auto-justification et foi dans la rédemption
(...). Cet acte de foi, cette patience, cette passion de la foi vient sceller en quelque sorte le
temps virtuel de l'œuvre (...). Peu importe le temps que cela prendra, le temps est donné (...),
il ne coûte plus rien, il est donné gracieusement en échange du travail de l'œuvre (...). Telle
serait la grâce mais aussi la machine de Rousseau (...). Il se pardonne d'avance. Il s'excuse en
se donnant d'avance le temps qu'il faut (...). Tôt ou tard, la grâce opérera dans l'œuvre, par
l'œuvre de l'œuvre à l'œuvre, machinalement. L'innocence de Rousseau éclatera. Non
seulement il sera pardonné, comme ses ennemis mêmes, mais il n'y aura pas eu de mal. Non
seulement il s'excusera mais il aura été excusé. Et il aura excusé » (Papier machine op. cit.
p51).

Alors même qu'il avoue un crime abyssal (le vol du ruban) aux effets
maléfiques incalculables pour la jeune Marion, le pire des crimes, Rousseau
proclame son absolue sincérité, la pureté de ses intentions, l'absence de toute
intention de nuire, la certitude de son innocence absolue. Elle sera reconnue
tôt ou tard, pense-t-il, grâce à ses Confessions écrites, son œuvre. Cette
contradiction, c'est précisément celle de l'œuvre. Faite pour mettre fin à la
culpabilité, elle ne cesse, au-delà du dernier mot d'excuse, de la relancer; faite
pour mettre un point d'arrêt à une dette, elle lui redonne une nouvelle vie,
une sur-vie. La grâce y coexiste avec la machinerie.

Rousseau s'inscrit dans une filiation chrétienne. En se confessant, il peut


espérer la grâce : se décharger de la faute. Mais cette opération doit être
indéfiniment répétée. L'aveu des péchés se transforme en litanie, en
eschatologie, une "eschatologie intarissable" des derniers mots ou des
paroles ultimes1. Dans les Confessions : Jacques Derrida trouve deux autres
derniers mots :

- à la mort de Mme de Vercellis : "Enfin ne parlant plus, et déjà dans les


combats de l'agonie, elle fit un gros pet. Bon, dit-elle en se retournant, femme
qui pette n'est pas morte. Ce furent les derniers mots qu'elle prononça"2.

- et à la fin du Livre II des Confessions, après le mensonge du vol du ruban


: "Voilà ce que j'avais à dire sur cet article. Qu'il me soit permis de n'en
reparler jamais"3.


1
Papier machine op. cit. p65.

2
Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions (Edition électronique, emplacement 1371 sur 11187).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 184



Il s'agit, dans les deux cas, de clore un épisode qui ne cesse de se répéter.
Contrairement à ce qu'il déclare dans les Confessions (écrites vers 1764-70),
Rousseau reparlera de l'épisode du vol du ruban dans les Rêveries d'un
promeneur solitaire (vers 1777); et Mme de Vercellis, qui rejette Rousseau, ne
disparaît pas complètement, elle revient sous la figure de Marion (rejetée par
Rousseau). Le dernier mot n'est qu'un avant-dernier, le final est transformé
en pénultième. Le pardon, l'excuse ou la rémission de la faute se présentent
toujours en "dernier mot"; mais ils ne sont pas la fin de l'histoire. Le verdict,
autre dernier mot, est une archive, une instance de pouvoir qui enregistre
l'événement, le consigne, le conserve en mémoire pour l'avenir.

Cette "extraordinaire machine" de l'œuvre, on ne peut s'empêcher de


penser qu'elle est aussi la mécanique irréductible de l'œuvre derridienne
elle-même. Ne doit-il pas, lui aussi, s'excuser de produire cette œuvre si
excessivement prolixe et foisonnante qu'elle en vient à déborder tous les
genres, si déconstructrice qu'elle en vient à ignorer cette vérité même qu'elle
est censée défendre? Ne doit-il pas à la fois revendiquer une grâce, un don, et
une pensée rigoureuse, calculatrice ?

D'ailleurs, il le reconnaît, il faut bien qu'il le reconnaisse, si l'on en croit cet


aveu :

"Ce qui donc arrive à ces deux jeunes hommes de seize ans, je puis dire que cela m'arrive.
La chose m'arriva et elle m'arrive encore.
Chacun peut dire, ici, "elle m'arrive". Elle arrive jusqu'à moi, ici même. Au moins comme
un message à moi adressé.

Ce qui est arrivé à Augustin et à Rousseau, le vol, la faute et l'aveu, cela m'arrive encore,
j'en hérite par un effet de succession, par l'effet de complexes machines à écriture et à
archiver. L'équivoque ineffaçable, ineffaçablement française, l'idiome intraduisible qui joue
des deux sens ou des deux destinations de "arriver" (l'événement qui arrive à quelqu'un et le
message qui arrive - ou n'arrive pas à destination, voire à quelque destinataire imprévisible),
nous ne devons pas nous en distraire comme d'un accident sans intérêt."

(Papier machine, op. cit. p65).

Cette complexe machine à écrire, à archiver, à s'excuser, à se confesser, elle


n'est donc pas un accident, elle est un trauma. Derrida s'inscrit dans la
succession des aveux, mais ce que, lui, devrait avouer, il ne l'avoue pas sous
forme d'histoire. Il l'avoue sous forme cryptée, encryptée, par l'ensemble de
son œuvre. Quel est-il donc, ce mal qu'il doit confesser ?




2.5.4.2 Une culpabilité proliférante

Des Confessions aux Rêveries, Jean-Jacques Rousseau ne cesse de s'excuser.
Il fait tout pour se justifier, s'innocenter, mais plus il en rajoute, plus sa
culpabilité prolifère1. Ses tentatives pour en finir avec ses fautes, pour trouver
l e dernier mot qui mettrait un terme à ses remords, échouent. Ce qu'il

3
Ibid, Emplacement 1431 sur 11187.

1
Papier machine, op. cit., p71

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 185



voudrait, c'est un pardon, quelque chose comme un verdict final qui lui
donnerait l'assurance que, tôt ou tard, son innocence serait reconnue. Peut-
être toute son œuvre n'a-t-elle pas d'autre signification que cette quête. Il
voudrait reconnaître le mal, accepter la sanction, mais plus il fait d'efforts
dans ce sens, plus son récit rejoue la faute initiale, plus il avoue, plus il jouit
de cette réitération de la faute1. L'excuse n'annule pas la culpabilité, au
contraire, elle en rajoute, elle accroît la faute. Plus on s'excuse, plus on se dit
coupable, moins on s'innocente. Alors que l'excuse se situe du côté de celui
qui a commis la faute, le pardon se situe du côté de la victime. Pour qu'il y ait
pardon, il faudrait que la victime fasse quelque chose, qu'elle pardonne - mais
jamais Jean-Jacques Rousseau n'implique la victime dans ses textes, c'est
toujours lui qui dit : Je m'excuse, comme si son œuvre à lui, à elle seule, son
calcul conscient ou inconscient, sa machine à écrire dit Derrida, pouvait
l'innocenter. Comme si c'était lui qui pouvait avoir le dernier mot.

En écrivant la culpabilité, en la transformant en œuvre, on ne l'atténue pas,


on l'accroît. On ne produit pas moins de honte, mais plus. On ne décharge pas
la dette, on la charge encore plus2. On peut affirmer, déclarer son innocence
(comme Rousseau), prier, supplier, appeler la grâce de Dieu (comme Saint
Augustin), on n'exonère rien en écrivant.

"L'excuse écrite produit de la culpabilité. Elle inefface la faute. L'inscription de l'œuvre,
l'événement du texte dans son corps graphique, loin d'exonérer, voilà au contraire une
opération de l'opus qui surcharge, génère et capitalise une sorte d'intérêt (je n'ose pas dire
de plus-value) de culpabilité. Elle la surproduit, cette honte, elle l'archive au lieu de l'effacer"
(Papier machine, op. cit. p69).

En définitive, avec Le ruban de machine à écrire, cette conférence qui a été


prononcée pour la première fois le 23 avril 1998, Derrida nous envoie une
sorte de carte postale qui ressemble fort au frontispice du Prenostica Socratis
Basilei, un "livre de sort" du 13ème siècle dans lequel se trouve une image,
abondamment commentée dans La carte postale, de Socrate à Freud et au-
delà, ce texte publié dès 1980 où Platon, dans le dos de Socrate, semble lui
indiquer ce qu'il doit écrire. Tout se passe comme si, après Circonfession,
Derrida devenait prescripteur des Confessions de Saint Augustin et de Jean-
Jacques Rousseau.

Tu compenseras le mal par l'œuvre, mais sans jamais enfermer cette


compensation dans une règle préétablie, sans jamais te soumettre à aucun
performatif conventionnel, afin que nous, destinataires, y trouvions l'occasion
d'une autre œuvre, et ainsi de suite.












1
C'est le bénéfice secondaire de Freud.

2
Ecrire ses fautes est aussi un plaisir, une jouissance, une jubilation ambiguë. En les racontant, en

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 186



2.6 L'alliance de l'œuvre


2.6.1 Une alliance hétéronomique

Une œuvre doit être visible, ou lisible, ou perceptible, ou présentable, mais
il faut aussi qu'il y ait en elle une alliance avec autre chose1 qui soit invisible,
illisible, imperceptible ou imprésentable. La topologie qui se met en place est
bifide, hétéronomique et dissymétrique. Derrida la qualifie de courbure. Pour
que cet objet, ce symbole, ce texte, ce poème, ce signe, cette fabrication, cette
marchandise, opère comme œuvre, il faut qu'en lui ou elle résonne cette
courbure.

"Nous sommes pris, les uns et les autres, dans une sorte de courbure hétéronomique et
dissymétrique de l'espace social, plus précisément du rapport à l'autre : avant tout socius
organisé, avant toute politeia, avant tout "gouvernement" déterminé, avant toute "loi". Avant
et devant elle, au sens du "devant la loi" de Kafka. Entendons-nous bien : avant toute loi
déterminée, comme loi naturelle ou comme loi positive, mais avant la loi en général. Car la
courbure hétéronomique et dissymétrique d'une loi de socialité originaire, c'est aussi une loi,
peut-être l'essence même de la loi" (Politiques de l'amitié, p258)2.

Tout part du Oui originaire3, ce lien fiduciaire qui doit s'instaurer pour
qu'une quelconque fiabilité ou confiance en l'autre puisse s'instituer. C'est ce
Oui qui débouche sur une alliance entre deux éléments si différents (ou
différants) l'un de l'autre, si hétérogènes, que leur rencontre en un même
monde est aporétique dès le départ, discordante. Chaque fois qu'on traduit
d'une langue à l'autre, ou bien chaque fois qu'on tend à restituer une vérité,
ou bien chaque fois qu'une œuvrance, quelle qu'elle soit, est mise en
mouvement, c'est cette alliance, ce contrat absolu, "quasi-transcendantal", qui
est mis en jeu. Chaque fois elle s'inscrit en un lieu exceptionnel, unique, qui
garde, en secret, une mémoire. Par elle se noue le lien entre la parole et
l'être4. Dans le discours ou dans les arts, dans la littérature ou dans la
peinture5, c'est elle qui est invoquée.

Une fois chiffrée, scellée, l'alliance revient sur elle-même dans une

les couchant sur le papier, en s'auto-justifiant, en les réécrivant, on ne les efface pas - au contraire - on
les répète, on en renouvelle l'effet, on les fait survivre, y compris après sa disparition, au-delà de la
mort. L'aveu ne supprime pas la faute, il en ajoute une nouvelle, celle de l'avoir écrite, de l'avoir mise en
œuvre publiquement.

1
Reprise de la thématique heideggerienne de L'origine de l'œuvre d'art. Cf, en traduction française,
Chemins qui ne mènent nulle part, Ed Gallimard, 1962, p16.

2
Dans cette page 258, Jacques Derrida utilise plusieurs fois le mot "social". Il parle d'"espace social",
de "socialité originaire", de "socius organisé". Ce qui se met en place avant toute loi déterminée (toute
société, toute communauté), c'est la loi en général (la socialité originaire), l'essence de la loi, qui est un
rapport à l'autre "hétéronomique", "dissymétrique". L'autre est autre, "tout autre", infiniment autre, il
est incomparable avec celui qui parle en son nom propre. Il n'apparaît pas dans l'expérience immédiate.
Pour que cette expérience puisse avoir lieu, il faut qu'il soit apparu comme tel, et qu'une alliance soit
scellée avec cet autre absolument hétéronomique, et malgré cette hétéronomie.

3
Cf ci-dessus §2.1.2.

4
A propos de la parole d'Anaximandre, L'être / parle / partout et toujours / à travers / toute / langue ,
cf Marges de la philosophie, op. cit. p29.

5
La vérité en peinture, op. cit. pp398-401

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 187



structure d'anneau1. Plusieurs dates, événements, lieux, signatures, tous
uniques, s'y conjoignent une fois et plus d'une fois, car il y a toujours plus
d'un anneau, et il y a aussi des alliances à plus de deux (n + Un)2. On retrouve
cette complexité dans chaque œuvre ou chaque poème3 - des multiplicités de
dates, toutes autres, s'y conjoignent, rejoignent et s'y séparent, faisant saigner
les cicatrices. La promesse d'héritage que porte une œuvre vient dans le pli
d'un retour sur soi4, dans l'alliance à soi5, dans le retour chiffré des marques
scellées par des schibboleth. Ainsi chaque œuvre, alliée avec elle-même
comme autre, engage chacun singulièrement à acquiescer, à témoigner de
l'autre, à en répondre.

L'art religieux ou cultuel est explicite : il invoque des divinités ou des


forces sacrées. Mais les mêmes forces peuvent être convoquées par un corps
nu6, un paysage ou un portrait7. Dans ces cas et bien d'autres, ce qui attire
notre regard n'est pas ce qui se donne à voir. L'image n'est pas univoque, elle
intègre les deux dimensions du semblable et du dissemblable 8, de
l'exprimable et de l'inexprimable. Elle laisse venir en elle l'autre, la trace, elle
les accueille.

Sans que personne ne le décide, l'alliance noue le connu et le connu.


L'œuvre déploie la capacité étrange à allier ces deux dimensions. Au
contraire, son échec précipite l'objet dans son objectalité nue. A chaque
auteur, style ou genre, on pourrait associer un certain type d'alliance. Ce qui
compterait ne serait ni la forme ni le contenu, mais le nouage. Le spectateur,
auditeur ou consommateur d'une œuvre est partie prenante à ce nouage, sans
pouvoir le maitriser. Ce qui se donne à jouir reste encrypté9, inconnaissable,
muet.












1
Schibboleth, op. cit. pp63-64

2
Foi et savoir, op. cit. p99. v. commentaire de cette formule dans la conclusion, §6.3

3
Schibboleth, op. cit. p24

4
Circonfession, op. cit. pp237-239

5
Foi et savoir, op. cit. p72

6
Cf Georges Didi-Huberman, qui ne cite presque jamais Jacques Derrida, mais convoque des
problématiques proches, Ouvrir Vénus - Nudité, rêve, cruauté (Paris, Gallimard, 1999), pp94-95

Jean-Luc Nancy, A plus d'un titre, Jacques Derrida - Sur un portrait de Valerio Adami , (Paris, Galilée,
7

2007), pp58-9

8
Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et figuration (Paris, Flammarion, 1995) p104

9
Jacques Derrida, "Fors", Préface au Verbier de l'Homme aux Loups d'Abraham et Torok, (Paris,
Aubier-Flammarion, 1976), p66

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 188



2.6.2 Peinture, image


2.6.2.1 La fiabilité de la peinture

L'analyse que propose Derrida du texte de Heidegger, L'origine de l'œuvre
d'art, est liée à ce concept d'alliance. Dans l'exemple des Souliers de Van Gogh,
le tableau n'est pas qu'une représentation. En tant qu'œuvre, il révèle "l'être-
produit du produit", l'être de la chose, par opposition à l'étant. Pour que la
chose soit utile, il faut d'abord, selon Heidegger, que sa fiabilité
(Verlässlichkeit) ait été acquise. Rien ne garantit cette fiabilité, et pourtant
nous en avons l'expérience, nous lui accordons foi, crédit1. Selon Derrida,
cette confiance n'est ni naturelle, ni culturelle (comme pourrait le laisser
croire la description heideggerienne des souliers). Aucun contrat symbolique
n'a été signé par un sujet déterminé. Une autre utilité est en jeu qui n'est pas
une valeur, qui procède d'une expérience plus ancienne, d'un fondement plus
profond. En tant que produits, ces souliers sont inutiles. Dépareillés, hors
d'usage, ils sont extérieurs à l'espace de la production comme à celui de
l'utilité. Si nous pouvons compter sur eux, ce n'est pas comme produits utiles,
c'est comme "choses fiables"2.

On pourrait donc distinguer entre d'une part l'utilité ou l'efficacité du


produit, et d'autre part la fiabilité de l'œuvre. Ce qui se donne à voir en
peinture ne serait pas une fidélité à l'objet, mais une fidélité à cet autre
engagement antérieur à tous les contrats en vigueur, esthétiques et sociaux.
Les chaussures ne pourraient faire revenir ou restituer3 des vérités (celles de
l'historien de l'art comme celles du philosophe) qu'en ayant été, avant, les
témoins secrets d'un autre contrat, d'une alliance invisible4. Pour soutenir ce
raisonnement, Jacques Derrida invoque le Double portrait des époux Arnolfini
qui atteste d'une mystérieuse alliance entre un homme et une femme5, avec
sa double paire de chaussures abandonnée. Il invoque aussi des passages de
la bible, comme celui où Moïse retire ses souliers devant le buisson ardent6. Il
arrive que le rapport au sacré puisse transiter par de simples souliers.

La valeur de fiabilité qui se révèle dans la peinture, est antérieure à


l'opposition de l'utile et du sacré. C'est selon Heidegger un acte de création




1
La vérité en peinture, op. cit. p398

2
« L'abandon quasi originaire qu'accuse le tableau de Van Gogh ne signifie pas que nous puissions
l'abandonner à son triste sort, cela ne signifie pas que cette œuvre ne nous regarde pas (…). Que la
vérité en peinture soit à l'abandon, soit l'abandon, ne veut pas dire que ça ne nous concerne pas. Au
contraire elle nous désigne comme dépositaires de ce don. » Nathalie Roelens, Les chaussures de Van
Gogh, suite (in Jacques Derrida et l'esthétique, L'Harmattan 2000) p94.

3
La vérité en peinture, op. cit. pp295-6

4
Mémoires pour Paul de Man, op. cit. pp42-44

5
Tableau attribué à Jan Van Eyck, 1434, dont nous avons proposé une première analyse ci-avant
dans le §1.1.3.2.

6
Exode (3 :5).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 189



qui ouvre un monde1, un appel silencieux, pré-originaire2, dont les catégories
traditionnelles comme matière/forme, sujet ou objet, ne peuvent pas rendre
compte. Dans l'entrelacs heideggerien [chose / produit / œuvre], la
performance de l'œuvre, c'est qu'elle fiabilise. Pour Heidegger, le désir de
solidité (autre mot pout traduire Verlässlichkeit) passait par une paysanne
inventée de toutes pièces. Ce désir peut conduire à la régression la plus
archaïque (LA-MERE (en majuscules)) dit Derrida 3. Les chaussures
s'abandonnent à un piège primaire, d'avant tous les pièges. Un resserrement
est à l'œuvre, une stabilisation sur le fond duquel deviennent possibles
l'ajustement des pointures, la réappropriation, la re-attribution, l'adéquation,
etc..., selon un mouvement double de rapprochement et d'éloignement qui
évoque le Fort/Da de Freud. Il faut cet acte de confiance, d'accueil du monde,
pour engager dans l'alliance.




2.6.2.2 Une conversion par l'œuvre

Dans l'alliance, il ne s'agit pas seulement de voir plus, plus loin ou au-delà,
il s'agit d'une véritable conversion du regard comparable à celle de Saint Paul
sur le chemin de Damas. Dans Mémoires d'aveugle, Jacques Derrida fait
allusion à une telle conversion à propos, encore, des Confessions de Saint
Augustin, qu'il associe au tableau de Jean Provost, Allégorie sacrée (vers
1510-1520)4.

"L'Allégorie sacrée de Jean Provost doit toujours pouvoir se contempler comme la
représentation ou la réflexion de sa propre possibilité. Elle met en scène l'ouverture de la
peinture sacrée, une auto-présentation allégorique de cet "ordre du regard" auquel doit se
soumettre un dessin chrétien. Pas plus qu'elle ne le fait jamais, cette mise en œuvre de l'auto-
présentation ne suspend la référence au dehors, comme on le croit si souvent et si naïvement.
Le désir d'auto-présentation ne se rejoint jamais, et c'est pourquoi le simulacre a lieu. Jamais
l'œil de l'Autre ne le rappelle plus souverainement au dehors et à la différence, à la loi de
disproportion, de dissymétrie et d'expropriation. Et c'est la mémoire même. Pour
"contempler" ainsi ce tableau, le regard doit devenir chrétien, non qu'il soit déjà converti
mais en cours de conversion, apprenant à voir la condition divine du tableau même"
(Mémoires d'aveugle, p121).

Sur le chemin de Damas, Saint Paul est d'abord ébloui par une lumière. Il
tombe par terre, et alors il entend une voix - mais sans voir personne5. Il
restera aveugle pendant trois jours, comme si la privation de vue était le prix
à payer pour aller au-delà, entrer dans un jeu d'altérités et de substitutions6.
Pendant la conversion, le regard est suspendu. Autour de cette tache aveugle

1
Heidegger, L'origine de l'œuvre d'art, op. cit. pp73-74

2
La vérité en peinture, op. cit. p402

3
Ibid, p404.

4
Pour une analyse plus détaillée de ce tableau, voir ci-après le §3.1.5, Apocalypse.

5
L'événement n'est pas accidentel, il vient de lui tout en étant extérieur, c'est une auto-hétéro-
affection. Cf ci-après §3.5.

6
Ce que Derrida appelle l'hypothèse de la vue.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 190



peut venir la lumière, une lumière invisible qui n'est pas humaine. Ce que le
peintre chrétien doit montrer n'est pas la lumière courante, mais un ordre du
regard qui rend possible une illumination. Il faut que, comme dans l'hymne
ou la prière, il y ait dissymétrie, expropriation du regard.

La peinture chrétienne n'exclut ni la séduction ni la vision charnelle, à


condition qu'elles soient soumises à la vision divine. Elle exige seulement que
le regard devienne chrétien. Un dessin qui invite à la louange, à l'imploration,
qui nous enseigne à voir la condition divine du tableau, sauve la peinture.
Mais cette mise à nu n'est pas sans risque. Elle est un événement, une
performance, et aussi une apocalypse. En révélant la structure sacrificielle de
la peinture1, elle doit respecter une distance infinie. Elle est toujours sur le
point de ruiner le discours qu'elle légitime. D'un côté, toute peinture est
symbolique, mais d'un autre côté, toute peinture déborde inexplicablement
les religions établies et les symbolismes répertoriés. C'est ce débordement
qui invite, dans la peinture même, à l'alliance.




2.6.2.3 L'image

Dans le monde occidental, on se méfie de l'image. Elle peut être fabriquée
artificiellement, reproduite, imitée, déformée, synthétisée. Elle semble moins
crédible qu'une parole vivante, un témoignage "vécu". Pourtant, la tradition la
voit aussi comme une énigme, un mystère interprétable, ou encore la trace
d'un monde passé ou irreprésentable2. On sait que le passé ne reviendra
jamais, mais on accorde quand même un certain crédit à l'image.
Paradoxalement, sa valeur vient de la disparition de son référent. Elle marque
l'échec de cette disparition, elle conjure son effacement complet3. Au fond
d'un abri très sombre, un souvenir sans conscience ni présence est conservé.
L'image en appelle à la mémoire, sans supprimer la morsure du temps. Son
commencement, c'est la ruine de ce qu'on tente d'y saisir4, le deuil de ce
qu'on suppose en réserve, en attente. Derrière elle, le spectre insiste, il
demande réparation, il pleure, il veut revenir, il nous hante. Même silencieuse,
enfermée dans le tombeau du signe ou de la représentation, l'image est
habitée par des mots invisibles5. En favorisant leur réapparition, elle résonne
des possibilités de la voix.

Quand l'image se présente, elle ne représente qu'elle-même, sans garantie


de vérité. Sa valeur iconique tient d'abord à ce qui se montre en elle,
indépendamment de ce qu'on peut savoir ou imaginer du contexte où elle a
été créée, de ce qu'elle signifie, etc. Dans certaines œuvres, ce mode


1
Sur le sacrifice, cf ci-après §3.1.4.

2
Jacques Derrida, Le cinéma et ses fantômes, op. cit., p81

3
Trace et archive, image et art, op. cit., p111

4
Mémoires d'aveugle, op. cit., p72

5
Le cinéma et ses fantômes, ibid. p83

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 191



opératoire qui chasse la présence est privilégié. C'est le cas par exemple de
Droit de regards de Marie-Françoise Plissart, une œuvre photographique dans
laquelle aucun récit, aucune histoire n'est donnée1. Dans ce cas comme dans
d'autres, l'image qui arrive semble inanalysable. Il revient au regardeur de
trouver un biais pour l'analyse, la critique. Il peut découper l'image, discerner
les collages et montages dont elle est faite. Il peut les dissocier, les associer,
faire apparaître des séries. Il peut s'intéresser à la façon dont elles sont
collées, à leur structure kaléidoscopique, à l'autre scène qui vient en plus de
l'image, par-dessus le marché, à l'envers. Mais sa responsabilité est de ne pas
plaquer une rhétorique sur l'image. Sa tâche est de tout faire pour sauver
l'unique en elle, le singulier, l'intraduisible2. Chaque image est un "coup".

La « loi de l'image » tend à faire violence à la parole. Cette loi, qui énonce
q u e l'iconique a autorité sur le verbal3 fixe en elle les possibilités
d'espacement ou de différenciation (de différance). L'œuvrant ne peut faire
œuvre que s'il parvient à préserver l'espacement, à garder à l'image sa réserve
discursive. Il faut pour cela que le mot fonctionne comme une image. C'est ce
que Derrida soutient à propos de son propre rôle dans le film de Safaa Fathy,
D'ailleurs Derrida :

"Quand on ne comprend pas tout d'un langage, ce qui arrive tout le temps, même quand
on est très intelligent et très cultivé, on ne comprend jamais tout, ça veut dire que le mot
fonctionne comme une image. Il garde sa réserve discursive, sa réserve de pensée, sa réserve
théorique, philosophique, tout ce que vous voudrez, mais il est d'abord là comme une image
et c'est ça qui fait œuvre" (Trace et archive, image et art, p114).

Soutenir que, pour faire œuvre, c'est le mot qui doit se faire image - et non
pas l'inverse - c'est reconnaître à l'image une faculté singulière de mise en
mouvement. C'est admettre que la « loi de l'image » énoncée ci-dessus ne dit
pas le tout de l'icone.






2.6.3 Photographie : l'art qui donne droit à l'autre.

Jacques Derrida s'est plus intéressé à la photographie, au dessin ou à la















1
Lecture de Droit de regards de Marie-Françoise Plissart, op. cit.

2
Tourner les mots, op. cit., pp107-8

3
Trace et archive, image et art, op. cit., p103

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 192



peinture qu'au cinéma1 et à la musique2. Pourquoi? Ce sont des arts sans voix3,
qui entrent dans la série des "graphies". Si pas un mot n'est dit au présent, de
vive voix, comme dans le roman-photo de Marie-Françoise Plissart, Droit de
regards, si même aucune parole n'est citée comme ayant été dite au présent,
c'est le regardeur qui est mis en demeure de faire parler l'image, de raconter
une histoire. Mais l'image ne répond pas, elle le laisse seul, en présence de la
marque et de la trace. Plus que le cinéma, voire le théâtre, ces arts sont
propices à la déconstruction.




2.6.3.1 Un roman-photo silencieux, paradigme de l'œuvre
photographique.

Il s'agit d'un roman-photo composé uniquement de photos, sans texte ni
légende, publié en 1985. Ces photos occupent 99 pages (100 moins 1). Elles
sont suivies par un texte de Jacques Derrida de 36 pages, numérotées de I à
XXXVI, qui vient en plus. Tout se passe comme si l'œuvre sans texte invitait à
inventer un texte4. Au départ, il se fixe comme règle de ne pas raconter
d'histoire, de ne pas prendre la place du narrateur. Devant l'œuvre
photographique, il faut aussi savoir se taire. Mais il ne respecte pas tout à fait
cette promesse. L'appareil photographique ne produit-il pas un certain ordre,
ne décline-t-il pas, par son organisation et ses montages, une rhétorique?
N'invite-t-il pas à fabriquer du récit pour donner du crédit à ce que nous
voyons, une œuvre? Même s'il s'en défend, Jacques Derrida usurpe de temps
en temps la place du narrateur, quitte à inventer des scènes – primitives ou
non - ou à nommer arbitrairement les personnages. Sa lecture théorique ne
conjure pas toujours l'écueil de l'interprétation.

Qu'est-ce que le droit de regards5? Disons que, dans la lecture derridienne,


ce serait le double droit d'assigner l'image à une rhétorique et de mettre la
différance en mouvement. Bien que ce mot, différance, ne soit pas utilisé une
seule fois dans le texte, le penseur décrit, à partir de cette œuvre, une
opération singulière : laisser venir la différance, tout en lui assignant une



1
A part ceux dans lesquels il apparaît lui-même, il ne semble pas que Jacques Derrida ait analysé
avec quelque détail un seul film. Seul « le cinéma en général » a appelé son attention, lors d'entretiens
ou de conversations et jamais, semble-t-il, dans des essais. Le cinéma étant, aussi, une pratique
d'écriture, fortement ancrée dans la spectralité, cette abstention mériterait de plus amples analyses.

2
Comme l'explique Marie-Louise Mallet dans plusieurs livres (La musique en respect, 2002) et
articles (« Je n'ai à peu près jamais soufflé mot de la musique comme telle... » dit-il (2004) et Comment ne
pas parler de musique ? (2011), la musique n'est pas un thème explicitement traité dans son œuvre,
mais elle n'en est pas absente – car elle est « l'expérience même, apophatique, de l'appropriation
impossible » (dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit., p441). En ce sens, elle aurait le plus
étroit rapport avec l' « étrange statut du “il faut“ ». V. dans cette « thèse » le §0.8.1.1.

3
Lecture de « Droit de regards » de Marie-Françoise Plissart, op. cit., pIV

4
Plus tard, en 1991, Jacques Derrida renouvellera l'exercice en ajoutant des légendes aux dessins de
Micaëla Henich, sous le titre Lignées, dans Mille e tre, cinq.

5
Droit au singulier, regards au pluriel, c'est le titre de Marie-Françoise Plissart.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 193



circularité. Il faut pour cela un cercle ouvert, infini1 : celui de l'art2. Ce n'est
pas un hasard si cette série d'images commence par là où elle finit : l'acte
d'amour entre deux femmes, deux images de la même scène, du même
hymen. Il y a de la différance, il y a de l'arrêt (le cercle) et il y a l'impossibilité
de l'arrêt (l'infini, l'ouverture) qui débouche sur l'incertitude du rapport au
tout autre. Rien de moins qu'une définition de l'art 3, dans laquelle on ne
pouvait éviter de poser aussi la question des genres (cinéma, théatre, roman,
photographie, fable), des distinctions entre eux et de la déconstruction de
leur loi.




2.6.3.2 Un genre mutique, au-delà du genre et des genres

C'est une observation qu'on peut faire, en général, à propos de la
photographie, même si elle concerne ici plus particulièrement l'œuvre de
Marie-Françoise Plissart, Droit de regards, qui ne contient ni légendes, ni
explications, ni textes. Il n'y a dans cette œuvre ni psychologie, ni parole, ni
noms. Les personnages y restent silencieux4. La langue ne s'y manifeste que
par quelques lettres ou mots en langue étrangère, qui filtrent à peine le
visible, qui le mettent en suspens comme la fumée d'une cigarette, comme la



1
C'est la conclusion du texte : pages XXXIV-XXXVI. Etrange image équivoque, aporétique, d'un cercle
ouvert. Un cercle, par essence, n'est-il pas fermé? Dans de nombreux textes, Jacques Derrida dénonce la
circularité, la clôture de l'échange, du sacrifice ou de la dette. Or, voici que l'art révèlerait la possibilité
d'un cercle ouvert, infini. D'un côté, toute circularité est infinie; et d'un autre côté, au centre du cercle, il
faut un point infiniment petit, comme on dit, c'est-à-dire inexistant. C'est par là, dit Derrida, que le
cercle s'ouvre. "Cela signe comme une spirale, un anneau central reste ouvert".

2
Ici l'Art photographique, avec la majuscule barthésienne.
3
Quelle différence y a-t-il entre la photographie courante, documentaire, empreinte et indice du
monde, et la photographie d'art? C'est que le cercle fuit par le centre, dans les deux sens du mot "fuite" :
Il déborde et il s'enfuit, ou plus exactement ce qui s'enfuit, c'est la récurrence. Comment un cercle peut-
il fuir la récurrence, c'est-à-dire la circularité qui le constitue comme cercle? Par l'œuvre, car il y a dans
l'œuvre du nom, de l'idiome, du manque, du secret, de l'indéchiffrable et de l'intraitable - bref, tout ce
qui fait fuir. Avec cette image du cercle ouvert ( "Nous sommes ensorcelés par l'image d'un cercle ouvert" ),
c'est le statut ambigu de l'œuvre d'art qui est mis en question. Elle est à la fois réalisable et irréalisable,
une chimère double (œuvre d'un côté, art de l'autre), mais une chimère ensorcellante. Là où s'ouvre le
noyau, en ce centre percé, là où l'œuvre ne parle que d'elle-même, là où sa fin rejoint son
commencement, peuvent se déployer les figures du retournement : récurrences, inversions,
antistrophes, mises en abyme, répétitions, auto-affections. Dans l'art photographique, il est question
d'une autre scène, une scène primitive. Par sa technique, son fonctionnement machinique, elle s'écarte
d'elle-même et aussi de son référent. Ce qui est perceptible dans ce référent devient l'indice de l'autre,
du tout autre, dans son incertitude infinie. Pour préserver l'ouverture du cercle, il faut garder en lui un
espace vide, une indétermination, un tremblement.

4
Ginette Michaud : « La photographie et la peinture sont ainsi souvent décrites moins en termes
optiques que sonores, en tant que cri par exemple [au sujet d'Atlan], ou, au contraire, résonance d'un
silence, d'un “se taire“ que rien ne saurait traduire, comme c'est le cas dans le commentaire portant sur
ce couple marrane, dont le silence redouble celui, déjà constitutif, de la photographie : “Leurs poses
différent : elle agenouillée, lui assis, songeur, méditatif, le visage autrement orienté, chacun tourné vers
une autre source de lumière, ils veillent. Sans un mot. Le silence n'est pas ici l'effet normal d'une
photographie toujours muette. Non, le photographe prend en vue un « se taire » déterminé, vigilant,
surveillé, un savoir-se-taire même, à savoir ce qu'il faut savoir pour savoir garder un secret“ » (Ombres
portées, quelques remarques autour des skiagraphies de Jacques Derrida, dans Derrida et la question
de l'art, 2011, op. cit., p326). Le texte de Derrida cité est Diaspora, paru en 2003.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 194



pensée1. Ne subsiste que ce qui s'offre à l'objectif : de la trace, de l'empreinte.
En cette absence de commentaire, l'œuvre s'auto-affecte, elle fascine.

« En disant qu'elle sous-entend, voire ce qu'elle sous-entend, vous violez son silence, vous
enfreignez la loi, cette consigne du silence qui préside, comme son protocole catégorique à
toute la cérémonie. La mise en demeure, c'est d'abord la force de se taire, il faut savoir se
taire. Je te mets en demeure et j'attends en silence, imperturbable, que tu te prononces :
j'attends en silence et le temps qu'il faut… » (Lecture de “droit de regards“ de Marie-Françoise
Plissart, pII).

Peut-on alors dédouaner la photographie en général de toute suspicion de


présence actuelle, de transcendance, de tout vitalisme, de toute métaphysique?
Pas vraiment car il n'est pas exclu que dans certaines photographies, des
figures montrent leurs sentiments, leurs passions. Si Droit de regards
convient particulièrement à Jacques Derrida, s'il peut donner à ce livre le
qualificatif d'"œuvre", voire de "chef d'œuvre" - de manière répétée dans son
texte -, c'est à cause de l'absence de toute discursivité ou expressivité. Les
séquences se suivent sans faire sens. On ne voit que des corps, des décors, des
postures. Quelques mots sont inscrits, parfois quelques lettres, mais sans
jamais présenter une parole, un dire, un discours qui s'énonce.

Ce type d'œuvre photographique qui n'appartient à aucun genre


déterminé (ni roman photo, ni récit) pourrait être posé comme paradigme de
l'œuvre en général ou du concept d'œuvre. C'est une œuvre qui laisse la
pensée en suspens, en souffrance, sans voix, qui laisse au regardeur ou au
lecteur le soin ou la responsabilité de l'énonciation. Derrida lui-même se
positionne en lecteur qui répond à cet appel, qui nomme, raconte, s'approprie
- tout en conservant une dimension de détachement, d'ignorance, de non-
savoir - celle qui fait l'œuvre.

Les photographies nous sont données dans un certain ordre qui nous
invite à imaginer un récit. Y a-t-il, en-deça de ce récit, une histoire à laquelle
je pourrais me référer, qui pourrait fonctionner comme genèse de cette suite
de photos? Pour toute image, il y a en une, mais, selon Derrida, pas pour celle-
là (c'est-à-dire pas pour l'œuvre nommée Droit de regards, de Marie-
Françoise Plissart). Cette image, telle qu'elle nous est donnée, n'a pas
d'histoire. En lisant les photos dans l'ordre, nous nous racontons un récit,
mais il n 'y a rien derrière. Ces spectres (essence de la photographie2) n'ont et
n'ont jamais eu aucune présence. La photo offerte à l'immédiateté de la vue
n'est qu'une empreinte à laquelle nous pouvons donner n'importe quel sens.

Ce que Derrida dit de l'œuvre de Marie-Françoise Plissart est-il


généralisable, ou ne vaut-il que pour cette œuvre-là? Une œuvre,
photographique ou non, qui chasse la présence et sa clôture, déclenche une
auto-affection, une scène primitive. Elle fabrique de la différence, mais ce


1
Derrida cite Giorgio Agamben à propos des photographies du roman-photo de Marie-Françoise
Plissart. Les photographies, dit-il, sont comme de la pensée. En quel sens? Elles sont silencieuses, sans
voix, et elles sont en suspens. "Penser" a pour étymologie le mot latin "pendere", qui signifie "être en
suspens". On retrouve ce sens dans la formule italienne "stare in pensiero" (être dans les affres). Celui
qui pense, dit Saint-Augustin, est en suspens, sans autre repos que dans l'union avec l'objet enfin
trouvé.

2
Jacques Derrida, Lecture de « Droit de regards » de Marie-Françoise Plissart, op. cit., pVI

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 195



n'est pas la différence conventionnelle (celle des genres, littéraires,
artistiques ou sexuels1), c'est de la différance, inassignable et inappropriable.
Mais toute photographie n'est pas une œuvre. Dans son usage courant (par
exemple la photo de famille), il en va tout autrement : la différence
conventionnelle prévaut sur la différance.

Pour que la photo se fasse œuvre, il faut donc savoir se taire2. Le roman, le
cinéma ou le théâtre sont des pratiques de parole, des arts rhétoriques, qui
sont soumis au discours, au logos. Sans doute la photographie doit-elle, elle
aussi, passer par des montages qui sont de l'ordre d'une rhétorique. Elle a sa
façon de commander les mots. Mais son essence est d'être silencieuse. Dans
Droit de regards, on trouve des photos de photos (une photo qui montre une
autre photo accrochée sur un mur). Ces mises en abyme désignent l'œuvre en
tant que telle, c'est-à-dire en tant qu'elle s'auto-affecte. Le livre dans lequel
sont présentées les photographies est une suite de séquences qu'on peut lire
dans plusieurs sens, qui peut être bougée, déplacée, inversée, sans pour
autant convoquer un sujet qui l'intégrerait dans un récit. La photographie
invite à de multiples retraits : de la lumière3, de la totalité, du sujet, de tout
discours en surplomb, et aussi des vocables eux-mêmes. Chaque mot qui
vient est appelé à se retirer, mais si nous restons dans la logique de l'œuvre,
nous ne succombons pas au désir de mots, nous respectons la loi qui nous
limite au regard. Cette tension intenable est celle de la photographie comme
telle, objet silencieux, irrémédiablement dépourvu de sens et d'explication,
irréductible au verbiage par lequel nous essayons de l'encadrer. S i Droit de
regards est une œuvre, c'est parce que cette série de photos laisse une liberté
quasiment illimitée. L'œuvre s'auto-affecte, hors-discours, hors-parole, c'est-
à-dire hors présence subjective : elle ne dépend pas du récit que nous
construisons sur elle. Elle met en mouvement un jeu dont les règles sont
sous-entendues dans l'œuvre même. La vaste demeure de Marie-Françoise
Plissart doit rester vide. Elle pense d'elle-même et ne laisse nul autre penser
à sa place4.




2.6.3.3 Des fragments, des détails, chaque fois uniques.

Jacques Derrida se méfie de tout art qui peut être soupçonné de
"magnification"5, c ' e s t - à - d i re d ' i d é a l i s a t i o n , d e s p i r i t u a l i s a t i o n , d e
généralisation. Un tel art se rapproche assez sournoisement d'une

1
« La photographie, partage de la lumière et de la nuit, du sombre et du clair, reflète toujours un
certain partage de la différence sexuelle » (Ginette Michaud, Ombres portées, quelques remarques autour
des skiagraphies de Jacques Derrida, op cit, p338).

2
Jacques Derrida, ibid, pII.
3
Citant Aletheia (photographies de Kishin Shinoyama, 1996 texte réédité en 2015 dans Penser à ne
pas voir, Editions de la Différence), Ginette Michaud écrit : « Pour Derrida, il s'agira toujours de penser
“à l'ombre de cette ombre“, comme il l'écrit si fortement dans “Aletheia“, de réfléchir, méditer plutôt, la
“[p]hotographie comme skiagraphie, écriture de la lumière comme écriture de l'ombre“ (Ombres
portées, quelques remarques autour des skiagraphies de Jacques Derrida , op cit p326).

4
Ibid pXXV
5
Le cinéma et ses fantômes, op. cit., p78

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 196



panoptique : il ne montre pas tout, il ne montre que du détail, mais ce qu'il
fait du détail (par gros plan, zoom ou travelling, pour employer le langage du
cinéma) équivaut à une totalisation. Par métonymie, la partie représente le
tout, elle s'agrandit au-delà du tout. L'œuvre "digne de ce nom" devrait faire
échec à cette globalisation, elle devrait privilégier le "retrait du tout"1, laisser
la trace venir, faire droit à ce qu'on pourrait appeler une éthique de la trace -
bien que Derrida n'emploie pas ce syntagme.

L'image photographique, qui tend parfois à se présenter comme un tout -


voire comme une religion du tout-, peut aussi être rapprochée de la
psychanalyse. L'une et l'autre sont des cultures du détail2 dont les dispositifs
techniques peuvent conduire au seuil de la magnification. Il y a en elles à la
fois lecture du détail, agrandissement, découpage, montage, substitutions,
remises en scène, figurations, défigurations, etc. Elles peuvent évoquer le
panoptikon, mais aussi s'y opposer avec violence. Supposons une photo qui
donne à voir un panorama. Comme panorama, il se donne comme un tout.
Mais ce n'est qu'une prétendue totalisation. Ce tout est cadré, il n'est qu'une
partie d'un autre tout que nous supposons, qu'on ne voit pas ou qui ne se voit
plus, un tout plus ancien qui se serait retiré3 afin que ce panorama-là puisse
se détacher, à moins qu'il ne soit qu'un fragment d'une totalité qui serait
encore à venir. Pour mettre en scène, l'œuvre détruit la scène. Le trait
photographique divise et traverse, mais n'élimine ni le désir de rassembler
qui commande le regard, ni l'économie rhétorique des photographies qui
veulent dire quelque chose du tout. Il en est de même si nous montrons le
corps de l'autre. Nous le partitionnons inévitablement. Il y a promesse de
totalité, désir de rassemblement, mais cet ensemble est fantômatique. Le
corps photographié revient comme spectralité, comme revenance.

Dans un autre texte4, Derrida compare le liquide dans lequel le négatif de


la photographie analogique se révèle au liquide amniotique. Ce qui naît alors,
à même le papier sensible, sans séparation, en aveugle, est une vérité
tremblante et silencieuse, une vérité intouchable-intangible, imbibée de
mémoire, charnelle et spectrale, livrée à la caresse, laissée à interpréter.
Qu'on reproduise la photographie autant de fois qu'on le voudra, il restera
toujours ce moment unique : quand la lumière, dans le bain photographique,
s'est inscrite. En peinture comme en photographie, la série ne dissout pas la
singularité. Quand, par exemple, dans une aile de musée, "plus d'une"
représentation du corps féminin est montrée, ce qui est donné à penser n'est
pas la Femme dans la Peinture (la femme en général), mais chaque fois une



1
Lecture de « Droit de regards » de Marie-Françoise Plissart, op. cit., pXXIV

2
L'aphorisme : Le diable est dans les détails vient probablement d'Allemagne : « Der Teufel steckt im
Detail. ». Freud savait que sa pensée était une sorte de peste, et que la peste n'était pas dans les thèmes
globalisants, mais dans les détails. Même si les photographes qui échappent à la pensée globalisante se
font rares, l'usage massif du détail en photographie comme en psychanalyse est la meilleure protection
contre une religion totalisante.

Ibid pXXV
3

Jacques Derrida, Prégnances, Lavis de Colette Deblé . Publié en 1993 avec 7 lithographies (Ed
4

Brandes à Roubaix, 1993), réédité en 2004 (Ed. L'Atelier des Brisants), p17

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 197



femme - c'est-à-dire l'essence de l'engendrement. A chaque naissance, un être
nouveau. Cela vaut pour toutes les séries picturales, des Souliers de Van Gogh
aux boîtes-cercueils de Gérard Titus-Carmel. Toutes sont hantées par l'unicité
du modèle - qui n'est qu'un spectre.

Si l'émergence de la photographie et celle la psychanalyse sont


concomitantes, si elles conviennent l'une à l'autre et forment ensemble un
seul événement, quel est cet événement? Un droit de regard fondé sur le
découpage et le montage de fragments qui peuvent être déplacés, substitués
les uns aux autres. L'une et l'autre exposent et produisent leur propre monde,
elles établissent les règles de leur propre action. Etrangères à la langue,
insoumises à l'autorité de la voix, elles se donnent le droit de tout voir.




2.6.3.4 Une œuvre (d'art) : donner droit à l'autre.

S'il y a un art de la photographie (au-delà des genres déterminés, et donc dans un espace
quasi transcendantal), il est là. Il ne suspend pas la référence, il éloigne indéfiniment un
certain type de réalité, celle du référent perceptible. Il donne droit à l'autre, il ouvre
l'incertitude infinie du rapport au tout autre, ce rapport sans rapport" (Lecture de "Droit de
Regards" de Marie-François Plissart op. cit. pXXXV).

Jacques Derrida reste dubitatif quant à l'existence même de ce qu'il est


convenu de nommer l'"art", et qui n'est qu'un effet de discours 1. Il marque ses
distances par rapport à cette notion, en l'attribuant à d'autres (ici Roland
Barthes) ou en la renvoyant au logos. Pourtant, a contrario, c'est bien de cela
qu'il est question (ce qui, dans la langue courante, est désigné par le mot
“art“) dans certains de ses textes sous le vocable de l'œuvre. S'il y avait un art
de la photographie, que pourrait-on en dire? Il faudrait le laisser s'interpréter
lui-même, laisser l'appareil optique révéler une vérité qui s'exposerait dans le
système de son fonctionnement, dans le procès de son développement - c'est-
à-dire par auto-affection. Alors que le discours de l'histoire de l'art est un
cadre, un arrêt, la jouissance qu'on en tirerait serait celle de ne pas pouvoir
arrêter ce mouvement.

Dans La Vérité en peinture2, Derrida commente le passage de L'œuvre d'art


à l'époque de sa reproductibilité technique3 où Walter Benjamin rapproche
l'émergence du cinéma et celle de la psychanalyse. Tous deux, dit Benjamin,
ouvrent l'accès à l'inconscient. Benjamin précise dans un autre texte4 que
certaines photographies révèlent des agencements invisibles à l'œil courant,
font trou dans l'image. Pour Derrida, ce phénomène renvoie à la
déconstruction. Avec la disparition de l'aura, la notion d'authenticité5 est
emportée. A la place du culte religieux de l'objet, vient le politique. C'est sous

1
v. ci-dessus le §2.3.1.

2
Op cit p202.

L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (Walter Benjamin, œuvres complètes
3

tome 3, Gallimard-Folio, 2000).



4
Petite histoire de la photographie (Walter Benjamin, œuvres complètes tome 2, Gallimard-Folio,
2000).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 198



cet angle (politique) qu'il faut considérer la photographie. Certes, son objectif
et ses montages instaurent un ordre et assignent une place au sujet, mais
certaines photographies produisent un effet dissymétrique. Certes, nous
voyons la photo, mais c'est surtout elle qui nous regarde1. Ce visage dont
émane un flux de lumière n'est pas une archive dont je peux disposer. Il était
là avant moi, comme un spectre. S'il me saisit, ce n'est pas parce que je fais le
constat de mon existence passée, c'est parce que l'autre me regarde. Il porte
une injonction, un ordre, une loi qui ne sont pas les miennes, mais celles de sa
singularité, du monde qui était le sien, de l'infinité possible des expériences
qu'il a vécu ou qu'il aurait pu vivre ou dont il a ouvert la possibilité. Ce point
singulier, ce point-origine décrit par Derrida, c'est celui de l'arrivant absolu
qui ouvre la singularité d'un monde (un enfant) - et aussi celui de
l'apparaître, condition de toutes les différences ou systèmes de traces. Ainsi
peut-on dire de la photographie qu'elle invente l'autre.

Peut-être y a-t-il corrélation, y compris historique, entre l'émergence de


l'altérité (comme notion, concept, norme invitant à la tolérance, à l'accueil de
l'autre etc...) et l'invention de la photographie, comme si le fait de se voir soi-
même, comme un autre, en photo, sans qu'un miroir ne soit nécessaire,
traçait une ligne d'équivalence entre le visage de l'autre et sa saisie. Peut-être
fallait-il cela préalablement pour que les deux convergent dans la
psychanalyse.





2.7 Conclusion de cette seconde partie : « Qui es-tu ? »

S'interrogeant, dans Genèses généalogies, genres et le génie, sur la façon
dont on peut définir un génie, Derrida se détourne d'une question du type
"Qu'est-ce qu'un génie?", axée sur le Quoi (un génie, ce serait ceci ou cela), et
préfère une formulation axée sur le Qui : "Qui es-tu?". Mais il préfère
remplacer le générique « homme » (ou Dasein heideggerien) par le pronom
personnel singulier "tu". Il s'adresse à quelqu'un, à lui, il l'apostrophe à la
deuxième personne du singulier. D'où vient ta toute-puissance? Ton secret?
"Génialité de qui? Qui est-ce? Qui es-tu?" demande-t-il2.

La question "Qui es-tu?" peut aussi se lire "Qui est tu", c'est-à-dire "Qui est
silencieux?", quel est le secret tu, inavouable dans l'apostrophe même, à la
deuxième personne du singulier? Cette deuxième personne du singulier est
celle qui est privilégiée par Hélène Cixous dans le texte commenté3. En
racontant une partie de ses rêves, Cixous s'adresse à quelqu'un auquel elle dit
"tu". Il faut se taire. Le génie impose un silence, un secret. Il se tait, il est tu. "Il

5
Douteuse car liée à une distinction entre production et reproduction, à une structure d'origine,
voire à une position d'esthète à laquelle Benjamin reste attaché.

1
Jacques Derrida, Echographies de la télévision, op. cit., p138.

2
Jacques Derrida, Genèses, généalogies, genres et le génie, op. cit. p12

3
Hélène Cixous, Rêve je te dis (Paris, Galilée, 2003), pages 39 et suivantes.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 199



y a le tu qui est tu et sait se taire ou imposer le silence à son sujet"4. Ainsi le
secret reste-t-il secret, inavouable, même dans l'aveu, il reste gardé par-
devers l'inconscient, et le lecteur tutoyé doit participer à cette scène de
cryptage. La littérature, comme forme d'écriture "géniale", scelle le secret.
Elle garde en réserve ce qu'elle exhibe. Elle provoque le lecteur ou l'archiviste
qui lui pose la question, "Qui es-tu", mais elle reste secrète, indécidable. Le
génie, c'est la force du secret, la force faite secret ou Secret5, avec une
majuscule comme l'écrit Cixous, ce qui en fait un nom, une personne. Un
Secret, selon la double interprétation Derrida/Cixous, c'est quelqu'un qui est
voué au silence.

Il n'est de secret qu'exigé par quelqu'un, Qui. S'il se présente comme Quoi,
comme un Ça, c'est par la force d'un Qui, d'un Quoi devant Qui. Un secret est
légué, hérité. Il est la conséquence d'une injonction, d'un impératif qui peut se
présenter sous une forme douce, persuasive, mais s'impose par la force, la
tyrannie d'une filiation, d'une généalogie. Il naît dans le même mouvement
que le sacré, imposé par le même souverain, dans le même contexte
dynastique.

Ce qui fait la singularité de l'œuvre, c'est qu'en elle se rencontrent le Qui et


le Quoi. Aucune théorie du sujet ne peut, à elle seule, rendre compte de ce
phénomène, pas plus que, par exemple, de la décision ou du jugement. Cette
rencontre unique, "inouïe" (comme dit Derrida), on peut la nommer
œuvrement. Si décider, c'est faire exception de soi, c'est laisser arriver le don
de l'autre en soi, œuvrer, c'est laisser agir ensemble le Qui et le Quoi.































4
Ibid, p41

5
Ibid, p46

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 200

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 201



LES OBLIGATIONS DE L'ŒUVRE :
S'AVENTURER POUR PLUS QUE LA VIE




3 Troisième partie : S'aventurer pour plus que la vie.

Se retirer, s'aventurer au-delà du deuil, pour plus que la vie, ce sont des
prescriptions, des invitations qui peuvent s'interpréter comme des
commandements, de l'ordre de l'éthique ou même de la morale. Peut-on dire
que l'écriture, pour Derrida, est indissociable de ces commandements ? Qu'il
ait écrit ou non pour cela, que l'œuvrance qui l'a poussé à avancer ait été ou
non suspendue à quelque intentionnalité ou quelque volonté en rapport avec
ces injonctions, qu'il ait pu (ou non) revendiquer ou se réclamer d'elles ou de
formulations proches ou parentes de celles-ci, il est difficile de lire son œuvre
autrement qu'en les entendant. Ces prescriptions s'imposent d'elles-mêmes
par un mécanisme étrange qu'il s'agit maintenant d'analyser. On privilégiera
pour cela le thème ou les thèmes du deuil, car il y a chez Derrida plus d'un
deuil, plus d'un endeuillement possible et plus d'une modalité de deuil(s).

Dans le §0.7.3 de l'introduction, la question d'un au-delà de la pulsion de


mort a été abordée par le biais freudien de la cruauté. Avant de revenir à la
scène d'écriture freudienne (§3.2), on passera par la question du sacrifice,
par laquelle œuvre et retrait sont liés (§3.1). Puis, sous l'angle singulier de
l'« au-delà du deuil », on s'intéressera à des concepts derridiens devenus
« classiques » : restance (§3.3, dissémination (§3.4) auto-affection (§3.5). Dans
le mouvement qui associe ces trois termes, l'œuvre a cette faculté de nous
porter, de nous accompagner dans la plus dure des tâches (survivre à la mort
de l'autre). D'autres concepts, comme différance (déjà prise en considération
dans le §2.2.2), spectralité, trace, espacement, mimesis, fable, subjectile,
pourraient trouver ici leur place, avant de poser, pour la suite du texte, la
question de la responsabilité (§3.6).




3.1 L'œuvre entre sacrifice et retrait

Les thématiques du deuil et du sacrifice sont chez Derrida indissociables
de la problématique de l'œuvre. On peut, pour le montrer, reprendre sous
d'autres angles, ceux de l'aveuglement et du sacrifice, la question de la dette et
de la réparation déjà évoquée ci-dessus dans le §2.5. Comme guide de lecture,
je m'appuierai sur Mémoires d'aveugle1, ce texte publié en 1990 où les


1
En invitant ainsi une personnalité « profane », notoirement connue « pour son aptitude au
discours critique », le Louvre témoignait, selon Jean Galard « d'une hospitalité peu ordinaire et à peu
p r è s inconditionnelle vis-à-vis d'un commissaire étranger à la profession » (L'œuvre exappropriée,
Derrida et les arts visuels , in Actes du colloque organisé par la Bpi sous le titre « Un jour Derrida »,
2006, p86). Mais Derrida lui-même prend soin, dit Jean Galard, de se désapproprier de son discours
(p93). C'est sur cette désappropriation ou exappropriation que nous allons, ici, insister.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 202



concepts aveuglement, retrait, deuil, sacrifice et œuvre sont articulés autour
de ce qui est nommé l'hypothèse de la vue.



3.1.1 L' « ouvre où ne pas voir »

"Le 11 juillet, donc, je suis guéri (sentiment de conversion ou de résurrection, la paupière
cligne de nouveau, mon visage reste hanté par un fantôme de défiguration), c'est le premier
rendez-vous au Louvre. Le soir même, alors que je rentre chez moi en voiture, le thème de
l'exposition s'impose à moi. Comme d'un coup, en un seul instant, je griffonne au volant un
titre provisoire, à usage privé, pour classer mes notes : L'ouvre où ne pas voir, qui devient à
mon retour une icône, soit une fenêtre à "ouvrir" sur l'écran de mon ordinateur" (Mémoires
d'aveugle, op. cit., p38).

Reprenons le récit : Le 5 juillet 1989, une réunion est prévue au Louvre


pour préparer le projet d'exposition confié à Jacques Derrida. Mais il doit
annuler cette réunion à cause d'une affection banale mais spectaculaire qui le
faisait souffrir depuis 13 jours1 : une paralysie faciale d'origine virale : "le
côté gauche du visage frappé de rigidité, l'oeil gauche fixe et terrible à voir
dans un miroir, la paupière ne se ferme plus normalement : privation du "clin
d'oeil", donc...". Le 11 juillet, guéri de cet aveuglement, une autre réunion au
Louvre est organisée, et c'est là que, au retour, dans sa voiture, risquant
l'accident, écrivant sans regarder ce qu'il écrit, le thème s'impose à lui. Il
marque "L'ouvre où ne pas voir" (sic). Ce titre provisoire, qui sera remplacé
p a r Mémoires d'aveugle, est privé, dit-il, destiné à ses notes de préparation.
Mais d'un autre côté il n'est pas si privé que ça, puisqu'il en fait état, il en
parle dans ce livre qui est aussi un catalogue d'exposition. Tout se passe
comme si, en révélant ce titre intime, secret, il mettait fin à autre aveuglement
: celui du lecteur ou du spectateur. Voici donc quel était le titre de l'exposition,
le titre originel, improvisé avant qu'il ne soit effacé. Ce titre est exposé, exhibé
dans le livre, comme les dessins sont exposées dans l'exposition2.

L'OUVRE OÙ NE PAS VOIR, c'est le titre de quoi?


- On pourrait traduire au plus simple : "l'œuvre où ne pas voir". Dans


la maladresse de l'écriture aveugle, l'œuvre serait devenue l'ouvre par
effacement du e dans le e dans l'o (œ), modifiant la prononciation et le sens.
Ce serait supposer que l'œuvre serait le lieu où l'on ne voit pas, ou bien une
œuvre écrite par un aveugle, comme dans les cas de Joyce ou de Borges cités



1
On peut, en tenant compte de ce qui est dit dans Circonfession (1991, op. cit.,) situer le début de
cette pathologie le 22 juin 1989.

2
John Llewelyn commence son texte intitulé En ce moment même... une répétition qui n'en est pas
une par le récit suivant : « Lors de la décade de 1986 dédiée aux œuvres d'Emmanuel Levinas, Jacques
Rolland transmettait les excuses de son collègue italien, Silvano Petrosino, pour avoir, tout au long de sa
communication, régulièrement prononcé « ouvre » à la place du mot « œuvre ». Mais Levinas, pour qui,
non moins que pour Petrosino, le français n'est pas la langue maternelle et qui, plus exigeant encore
que le Socrate du Phèdre (276), répondait des paroles prononcées par les autres participants au
colloque, n'aurait-il pu dire, qu'à condition d'entendre cette ouverture non comme celle de la
découverte de l'être mais comme celle de l'exposition à autrui, ce passage d'operari à aperire n'était pas
si mal ? » (dans Le Passage des frontières, 1994, op. cit. p245). Ces mots ayant été prononcés en
juillet 1992, sont postérieurs à l'anecdote racontée par Derrida.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 203



juste après. "Tout l'œuvre de Joyce cultive les bâtons vivants"1 écrit
énigmatiquement Derrida2, utilisant le mot "œuvre" au masculin3. En général,
pour passer du masculin au féminin, on retire un "e" - mais ici, au lieu que ce
soit un e final, c'est le e à l'intérieur du e dans l'o qui est retiré. Le résultat de
ce retrait, c'est que l'œuvre s'ouvre dans une ouverture aveuglante, elle
commence par le retrait de la vue, comme l'acte du dessinateur.

- On pourrait aussi interpréter ce titre provisoire comme un


commandement. "Il faut que tu ouvres ce qu'il faut ne pas voir!" Comment
ouvrir ce qui doit rester secret, ce qui est au-delà de la porte, comme la loi
kafkaïenne? En restant à demi aveugle, sans clin d'oeil, ou en sacrifiant
provisoirement (aussi provisoirement que le titre) à moitié sa vue ou la
moitié de sa vue. C'est un sacrifice involontaire, un sacrifice de l'autre.

- Est-il abusif de supposer que le titre provisoire d'un livre puisse


valoir pour toute l'œuvre ou tout l'œuvre [ou tout l'"ouvre"] d'un auteur? Ce
qui ne se voit pas, il ne faut pas seulement le dire, pas seulement l'écrire, il
faut le faire. C'est ce que Derrida a fait toute sa vie, dans son œuvre immense4.
L'« ouvre où ne pas voir » pourrait être lu comme titre de l'ensemble du
corpus derridien.

- Dans Circonfession, ce texte étroitement lié à celui-ci par ses dates et son
caractère autobiographique, Derrida parle de cet événement qu'il appelle PF
(paralysie faciale)5. Il écrit ce récit un mois plus tard, le 23 juillet 1989. A
partir de là, dit-il, il n'est plus le même. Hanté par cette défiguration dont les
signes semblent déjà effacés, il ne reconnaît plus son visage. Il parle de
"conversion"6 allusion peut-être au "tournant" de sa production théorique. En
rapportant cette sorte de lapsus, il laisse peut-être entendre que cette
conversion pourrait elle-même avoir pour titre ces mots : "l'ouvre où ne pas
voir". Pour en venir à une autre étape de son engagement d'écriture, il fallait
en passer par le retrait du visage et son corrélat graphique, le dessin. Il fallait
que s'écrive une phrase grammaticalement illisible mais performative à sa
façon : ouvrir, par l'œuvrance, un "ne pas voir".

Il insiste sur la date. On est le 23 juillet 1989. Il a 59 ans et sa mère 88 7.


Saint Augustin est en contre-point : confession/conversion. Alors qu'il rend
visite, à Nice, à sa mère grabataire, qui ne le reconnaît pas, qui ne se rappelle
plus son nom, un symptôme touche son corps : paralysie faciale. Un virus


1
Ce sont probablement les bâtons d'aveugle dont il se sert pour orienter son écriture.

2
Mémoires d'aveugle op. cit. p39.

3
Souvent, quand Derrida évoque ce qu'il appelle un « chef d'œuvre » ou une œuvre qu'il juge
géniale, il remplace le féminin par le masculin. Ainsi, dans Genèses, Généalogies, Genres et le Génie,
Hélène Cixous n'a pas écrit une œuvre, mais un œuvre. Cette masculinisation de l'œuver peut sembler
étrange, et contradictoire avec ce qu'il dit par ailleurs du génie.
4
Précision : dans son œuvre immense, le mot « œuvre » est au masculin.

5
Jacques Derrida, Circonfession, 1991, op. cit., p117.

6
Ibid p119.

7
Tout ces chiffres auront fini par prendre une valeur symbolique, pour Derrida lui-même, mais
aussi pour nous.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 204



paraît-il. Le voilà pris à rebours. Il doit rompre avec la rhétorique qui était la
sienne. Ce qu'il vénérait le plus : lieux sacrés, lieux de culte, lieux des morts,
lieux d'habitation, s'efface devant un événement qui n'était pas de ceux
auxquels il s'attendait. Un événement illisible, qui arrive en-dehors de
l'écriture, est-il autre chose qu'un symptôme? Quelle faute a-t-il commise?
Est-ce à cause de ses écrits, de l'oubli de sa circoncision, de sa rupture avec sa
généalogie juive?

L'élection ne prend pas les chemins qui étaient prévus. Le voici sur la route
de Damas.

Le 23 juillet est la date du 88ème anniversaire de sa mère Georgette,


Sultana, Esther, Derrida, née Safar le 23 juillet 1901, fille de Maurice Safar1.
D a n s Mémoires d'aveugle, il insiste aussi sur la chronologie et l'archive. Il
précise même que les dates sont vérifiables2. Mais pourquoi irait-on les
vérifier? Pourquoi ces dates sont-elles si importantes? Peut-être parce que,
comme Saint Paul sur le chemin de Damas, sa conversion est liée à un
aveuglement. Est-ce de cette paralysie faciale qu'il faut dater le fameux
tournant? Celui qui lui fait privilégier les inconditionnalités et le rapproche de
Levinas, théoricien du visage? Celui qui affecte le corps, la présence du corps,
la voix du corps, d'une autre valeur? D'une part, il faut que la date de la
conversion soit précise, ponctuelle ; mais d'autre part, il faut qu'elle s'étende
sur des dizaines d'années, qu'elle soit en filigrane depuis le début. Pour
prendre un seul exemple, dans Schibboleth (1986), la voix est déjà en
embuscade. Or la conversion est aussi un retour de la voix. Malgré le désir
derridien de dater, elle ne sera pas fixée, la conversion est indatable.




3.1.2 Retrait et hypothèses de la vue

Je vais maintenant tenter une interprétation de Mémoires d'aveugle où les
différentes problématiques s'ordonnent autour de la question du retrait -
cette question devenant, du même coup, déterminante pour continuer le
déploiement du concept derridien de l'œuvre. Il faut pour cela résumer les
principales hypothèses retenues dans cet ouvrage.


3.1.2.1 La vision : un sens idéel.

Ce qu'on voit, on ne le mange ni ne le touche. La vision est un sens idéel.
Mais tandis que l'objet de l'audition (la voix) s'entend au-dedans, dans une
proximité immédiate, l'objet vu reste dehors, dans le monde, séparé du
dedans et de la conscience. Son idéalité n'est pas pure. Alors que, pour
échapper à l'obscurité, les prisonniers de la caverne platonicienne font appel
aux idées, les aveugles se servent de leurs mains. Ils bougent, tâtonnent,


En hébreu, le mot « safar » signifie « livre ». Le grand-père maternel de Jacques Derrida s'appelait
1

donc « livre ». Il est étrange qu'on en fasse si rarement état.



2
"Et tout cela est archivé, je ne suis pas le seul à pouvoir en témoigner" (Mémoires d'aveugle, op. cit.,
p38)

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 205



risquent la chute ou l'erreur. Il faut, pour suppléer une expérience sensible (la
vue), une autre expérience sensible (le toucher). Alors que la vue suspend le
désir, le regard tient à distance. Il reste désirant, subjectif. Il ne s'intéresse pas
qu'au visible, mais aussi au voyant.

Dans la tradition occidentale, la fonction des yeux est d'anticiper, de


prévoir. Sur le fond d'un horizon prévisible (un phénomène), il faut voir venir
une menace. Mais ce danger qu'on tient à voir venir est paradoxal. Dans le
temps où on l'anticipe, il reste invisible. Les yeux n'ont pas de prise sur
l'événement. On tente d'y faire face, d'y répondre par le mouvement et
l'appréhension, mais tant qu'il n'a pas été vu, il reste inconnu, indescriptible.
Tout ce qui se dit du visible s'organise, selon Derrida, autour d'un axiome
"absolument indéplaçable" : Ce qui rend visible n'est pas visible.

"C'est un trait formel que je voudrais souligner : ce qui rend visible les choses visibles
n'est pas visible, autrement dit la visibilité, la possibilité essentielle du visible n'est pas
visible. Axiome absolument indéplaçable : ce qui rend visible n'est pas visible; on retrouve
cette structure chez Aristote, quand on dit que la transparence, le "diaphane" qui rend les
choses visibles, n'est pas visible" (Penser à ne pas voir, dans Annali 2005/I, Fondazione
Europea del Disegno, pp65-66).

Il y a donc, "avant" la vision, de l'invisible, et aussi de l'aveuglement, de


l'imploration.




3.1.2.2 Les hypothèses aboculaires.

L'hypothèse de la vue peut aussi se dire hypothèse aboculaire, ou hypothèse
de l'aveuglement, ou encore hypothèse du retrait1. En effet Mémoires d'aveugle
s'organise autour du mot « retrait » , conceptualisé dès 1978 à propos de
l'Entziehung heideggerien dans un autre texte, Le retrait de la métaphore2.
L'hypothèse de la vue n'est ni une, ni indivisible. Derrida tient à en citer
plusieurs, qui se croisent sans se confirmer ni se vérifier l'une l'autre - car
cette hypothèse doit rester une spéculation, et jamais une thèse3. Voici donc
ces hypothèses :

- L'opération du dessin commence par un temps d'aveuglement, un temps


pendant lequel le dessinateur est aveugle. En traçant un trait, il perd la vue,
mais cette vue lui est restituée par le reste de cette opération : le dessin. On

1
L'insistance sur ce mot, « hypothèse », est significative : c'est le mot qui revient dans les différentes
analyses derridiennes de la perception. « Regarder, voir, percevoir, ceci ne relève que de l'hypothèse.
Dépourvus de la plénitude et de la consistance de la présence, la trace de l'écriture et le trait du dessin
problématisent la monstration et rendent toute perception littéralement hypothétique. (…). Il n'y aura
pas chez Derrida de thèse ou de “pose“ concernant la vision, seulement de la “sous-position“ et de
l'hypo-thèse de la vue. (…) [Derrida] substitue l'hypothèse à la thèse de la vue, ainsi que l' épochè ou
suspension opérée par le regard à la Setzung, logique positionnelle mise en place par la vision
métaphysique. (…) Or, ce qui travaille dans l'“arrêt“ [du tableau], c'est aussi et conjointement
l'interruption de la fixation, où résonne la rhétorique derridienne de l'hypothèse, du poser, de la
supposition dans le dessin » (Joana Maso, Illustrer, photographier, Le point de suspension ou l'image chez
Jacques Derrida, dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit., pp368, 371, 373).

2
Dans Psyché, Inventions de l'autre, Volume 1, op. cit..

3
En effet le point de vue thétique est incompatible avec la logique du retrait.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 206



trouve déjà cette thématique dans un autre texte paru en 1978, l'article qui
clôt le recueil La vérité en peinture, intitulé justement :"Restitutions".

- celui qui dessine un aveugle se dessine lui-même en tant que dessinateur


aveugle. Chaque fois, par cette sorte d'autoportrait, il invente à nouveau la
"puissance" dessinatrice. Chaque dessin rejoue l'origine du dessin, sa
possibilité, qui elle aussi gît ou réside dans le retrait.

- (hypothèse supplémentaire) : malgré quelques rares figures féminines, le


dessin est hanté par une filiation père/fils1. Dans cette filiation singulière,
c'est le père qui se retire devant le fils; troisième mention, donc, du retrait. A
noter que, pour Derrida, la logique sacrificielle de la filiation n'est pas
oedipienne : hériter n'est pas tuer, c'est prendre acte d'un retrait.

Que ces trois hypothèses (voire plus) soient assemblées en une seule,
appelée "hypothèse de la vue", montre qu'il n'est pas seulement question du
dessin, mais de la vision en général. Voir, c'était déjà dessiner; dessiner, c'est à
chaque fois rejouer, ou mettre en œuvre, la question du retrait; et œuvrer, c'est
laisser venir, aveuglément, le trait invisible.




3.1.3 La ruine

"[L'autoportrait] est comme une ruine qui ne vient pas après l'œuvre mais reste produite,
dès l'origine, par l'avènement et la structure de l'œuvre. A l'origine arrive la ruine, elle est ce
qui lui arrive d'abord, à l'origine. Sans promesse de restauration. Cette dimension de
simulacre ruineux n'a jamais menacé, au contraire, le surgissement d'une œuvre. Simplement
il faut savoir, donc il faut bien voir ça, que la fiction performative qui engage le spectateur
dans la signature de l'œuvre ne donne à voir qu'au travers de l'aveuglement qu'elle produit
comme sa vérité" (Mémoires d'aveugle, op. cit., pp68-69).

Trois fois, en deux lignes, Derrida répète "à l'origine". Pour voir l'œuvre, il
faut bien voir cet aveuglement qui la produit, et il faut bien voir que c'est un
aveuglement originel. Depuis l'origine, les yeux du dessinateur sont crevés. Il
a retiré son regard, et c'est ce retrait qui est fondateur de l'œuvre2.

L'autoportrait (voire tout portrait, tout dessin, toute œuvre) porte toujours
la morsure du temps. Est-ce vraiment un autoportrait? De qui? L'œuvre elle-
même ne donne pas la réponse. Il faut faire une hypothèse, s'appuyer sur une
parole ou sur un tiers, en appeler à la mémoire. Dès l'origine, dès l'avènement
de l'œuvre, il y aura eu ruine3. L'autre que le dessinateur propose à la vue n'a
jamais été présent. Il n'en reste que des spectres. L'opération du dessin, sa


1
Mémoires d'aveugle, op. cit., note 1 p15.

2
« Car mourir, telle avait été sa ruse pour donner au néant un corps. Au moment où tout se
détruisait, elle avait créé le plus difficile et non pas tiré quelque chose de rien, acte sans portée, mais
donné à rien, sous sa forme de rien, la forme de quelque chose. L'acte de ne pas voir avait maintenant
son œil intégral. Le silence, le vrai silence, celui qui n'est pas fait de paroles tues, de pensées possibles,
avait une voix. Son visage, d'instant en instant plus beau, édifiait son absence » (Maurice Blanchot,
Thomas l'obscur, op. cit., p102).

3
« Par la structure de l'œuvre, la ruine arrive comme origine ; mais aussi, il lui arrive, à elle,
l'origine, cet événement » Mireille Calle-Gruber, Du deuil photographique dans quelques textes de Jacques
Derrida, dans Derrida et la question de l'art, op cit p352).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 207



mise en œuvre, tient à ce que ce qui est donné à voir ne restaure pas un
présent. La ruine n'est pas un accident; elle arrive à l'image dès le premier
regard. Elle est originaire. Elle est l'expérience même1.

Comme l'explique Joana Maso dans son article Cendres et dessin, La


représentation en ruine chez Derrida2, ruines et cendres sont liées chez
Derrida, comme « revenance depuis toujours spectrale du passé ». La cendre
n'est pas un lieu de mémoire, mais de perte sans retour, et pourtant c'est un
lieu de témoignage. En effet elle s'écrit toujours au futur antérieur. D'une part
elle aura été, elle aura toujours déjà été ; d'autre part elle est encore à venir,
elle prend par avance la place de ce qui n'est pas encore. « Grâce à ce futur
antérieur, Derrida libère la cendre de son rôle principal de porte-parole, reste
ou preuve d'un passé déjà révolu, pour lui donner la chance de la prophétie
ou de l'annonciation » (Article de Joana Maso, §8). Il en est de même de la
ruine : à la fois originaire et à venir, c'est la condition de toute écriture et de
tout dessin. Cela conduit Joana Maso à une conclusion que je voudrais citer
intégralement (§17) :

« C'est ainsi qu'il [Derrida] en arrivera à penser la ruine (sorte de paradigme de la non-
forme ou de la non-présence) comme la structure invisible de l'œuvre, une ruine qui, loin de
mettre en péril l'œuvre ou annoncer sa mort, “n'a jamais menacé le surgissement de l'œuvre“
[v. citation de Derrida ci-dessus], car l'œuvre aura toujours compté, originairement, avec la
ruine : il s'agit d'une ruine “qui ne vient pas après l'œuvre mais qui reste produite, dès
l'origine, par l'avènement et la structure de l'œuvre“ (ibid). Derrida arrivera ainsi à postuler
une “ruine originaire“ qui, loin de signifier “le vieillissement, l'usure, la décomposition
anticipée ou cette morsure du temps dont un portrait souvent trahit l'appréhension“, loin de
“survenir comme un accident à un monument hier intact“ (ibid p72), est une ruine
contemporaine à la naissance de l'œuvre ; elle habite les origines de la représentation ».

Ce que Joana Maso résume ainsi dans son introduction :



« Le présent article cherche à exposer la pensée derridienne des ruines comme la
possibilité de toute œuvre ».

On ne saurait mieux dire.








3.1.4 Le sacrifice


3.1.4.1 Les deux logiques de l'aveuglement

Le thème choisi par Derrida pour l'exposition3 du Musée du Louvre était :
le tableau ou dessin d'aveugle. Il fallait donc que, dans chacun de ces dessins,
quelque chose arrive aux yeux ou à la vue : un événement, un récit, un mythe.
Chaque fois, les yeux sont aveuglés. Mais si Derrida a choisi cette thématique,

1
Il en résulte l'impossibilité de l'autoportrait. Il faut faire son deuil de ce qu'on tente de ressaisir
dans ce masque, qui ne montre rien du tout. Le dessinateur feint de fixer le centre de la tache aveugle
(où nous sommes), mais son narcissisme s'y épuise. Il ne peut pas regarder son visage.

2
Article paru dans le Volume 35 de Protée, automne 2007, pp89-92.

3
L'exposition a eu lieu du 26 octobre 1990 au 21 janvier 1991.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 208



c'est parce que le dessin d'aveugle, comme tel, n'est pas anecdotique. Il a
partie liée avec le visible et aussi l'invisible. Au-delà de la représentation, on
peut lui attribuer une double valeur, transcendantale et/ou sacrificielle :

- transcendantale : pour Derrida, tout dessin d'aveugle montre, en plus de


la représentation, la condition de possibilité du dessin. C'est comme si le
dessin s'interrogeait, comme s'il spéculait sur sa propre possibilité. Comment
est-il possible de dessiner? Avant de tracer un trait, il faut rompre avec le
présent de la perception visuelle1, accepter de ne pas voir ce qu'on dessine,
une certaine renonciation, un aveuglement. Même pour le voyant et surtout
pour le regard aigu du dessinateur, il faut ce retrait pour produire un excès,
une sur-vue, un plus-de-vue, qui vient doubler la vision. Cette condition de
possibilité ne se pose nulle part, elle n'est jamais thématique, elle compose
avec l'invisible, toujours sous-jacent.

- sacrificielle : il faut sacrifier ce qui vient aux yeux, ce qui est représenté,
ce qu'on voit, le mettre en mémoire2, pour substituer une figure à une autre.
Toute œuvre fait le deuil de ce qu'elle est pour autre chose. La substitution
peut être inconsciente, involontaire. Elle peut renvoyer au roman familial, à
une scène de la vie quotidienne, à un ressentiment, une vengeance, une
castration (yeux crevés ou brûlés); ou encore à une sublimation, une
intériorisation, une révélation. Dans tous les cas le dessinateur doit d'abord
abandonner ce qu'il voit (sacrifice) pour le remplacer par autre chose. Il doit
représenter l'irreprésentable selon une logique économique, qui implique
abandon, culpabilité et dette. On ne remplace pas un thème par un autre sans
perte.

Entre le sacrificiel et la transcendantalité, la main du dessinateur hésite.


Prendra-t-il appui sur un événement, sur ce qui arrive : violence sacrificielle
appuyée sur le mythe, le fantasme, la ruse, la tromperie, le châtiment, le
martyre, la blessure infligée, la catastrophe ou encore le récit apocalyptique,
c'est-à-dire sur une histoire qui le fera entrer dans le cercle de l'échange, ou
bien se décidera-t-il en fonction d'une lumière intelligible, naturelle ou
surnaturelle, une figure, une espèce ou un type rappelés à la mémoire? Sa
pensée hésite entre l'un et l'autre, elle peut osciller entre l'économique et
l'idéel. "L'aveugle peut toujours devenir le voyant ou le visionnaire", écrit -il3.

Ces deux logiques ne sont pas indépendantes. Elles se croisent en l'œuvre


même et seulement en elle, et ce croisement de l'invisible avec l'économique,
on pourrait faire l'hypothèse qu'il est le lieu de ce que Derrida nomme le
quasi-transcendantal. La série de syntagmes "mise en œuvre", "à l'œuvre",
etc., désignerait alors ce lieu, toujours en mouvement et inassignable.







1
Mémoires d'aveugle p51.

2
Ibid p53. Derrida cite Baudelaire.

3
Ibid p96.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 209



3.1.4.2 Théorie du sacrifice

Alors que le don ouvre la possibilité d'une pure dépense, d'une dissipation
inutile, le sacrifice implique toujours un échange1. Prescrit par la loi,
programmé, obligé, il déclenche une circulation contractuelle, une justice
distributive, un bénéfice, une protection ou un statut. En échangeant des
objets, des choses ou des symboles, le sacrifiant est en attente d'une
gratification, d'une maîtrise, d'une domination. Il prend acte de l'impossibilité
d'un don pur. Cela vaut même quand la dimension d'échange est dissimulée
ou inapparente. Un mendiant par exemple, ou un fou, ne semble avoir aucun
rôle dans la production ni la circulation des richesses. Mais cela ne change
rien au fait qu'il occupe une place déterminée dans l'espace social. S'il appelle
l'empathie ou la charité, c'est en tant qu'exclu ou que sacrifié. Comme figure
de la demande de l'autre, sa fonction est symbolique. L'aumône n'est pas un
don pur. Elle est réglée par des rites, des calculs, elle appelle la promesse
d'une contrepartie.

Le paradoxe du sacrifice, c'est qu'il est à la fois une violence et une quête
de pureté. Pour protéger la communauté des infections et des
contaminations, pour préserver le vivant, l'indemne, le sain et le sauf, il faut
détruire ce qui pourrait les menacer. C'est une injonction, une exigence2 : tuer
pour sauver l'interdiction de tuer, prescrire le meurtre pour sauver l'intégrité
du vivant. Le bouc émissaire, comme le pharmakon grec3, est nourri par la
Cité. Par son sacrifice, c'est la pureté de la Cité qu'on croit sauver. Mais avec ce
sacrifice, la pulsion de mort travaille, en silence. Tout héritage, toute
"authenticité" commune détermine cette place du bouc émissaire : pour
survivre, il faut protéger ce qui met la survie en danger, afin de l'éliminer.

Dans l'Ancien Testament, il suffit d'un acte de nomination pour faire


entrer le vivant dans l'échange sacrificiel4. Après cet acte, accompli par Adam
sur l'ordre de Dieu, l'humain proclame sa supériorité et sa propriété sur la vie
animale. Quand le nommé reçoit la nomination, il est déjà mourant, remplacé
par un nom5. Chacun, homme ou bête, doit se soumettre à ce sacrifice.
L'opération sacrificielle entretient la circularité, elle garantit le pérennité de
l'échange, de l'alliance entre visible et invisible.

On ne peut comprendre la place du sacrifice dans l'œuvre derridienne qu'à





1
Jacques Derrida, Donner le temps, op. cit., p174

2
Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit., p80

3
Sur le sacrifice du pharmakon, cf Jacques Derrida, La Dissémination, op. cit., p166

4
Jacques Derrida, L'animal que donc je suis, op. cit., p67

5
Alors qu'Abel accepte de sacrifier un animal pour Dieu, Caïn ne peut offrir que les végétaux qu'il
cultive. Dieu interprète ce comportement comme un rejet du sacrifice animal. Pour punir cette faute, il
refuse le don de Caïn, ce qui paradoxalement précipite le végétarien dans le meurtre. Et quand le
sacrifice animal (korban, un mot qui signifie proximité) devient impossible pour des raisons politiques,
il est remplacé par la prière. On comprend alors que Caïn a été puni pour avoir refusé de se rapprocher
du pur (ou de Dieu) en éliminant ou en excluant ce qui faisait obstacle à ce rapprochement. On peut
considérer l'œuvrance comme une nomination, avec un « mécanisme » analogue.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 210



partir de ce qu'il dit sur le sacrifice de peau par lequel il a été, lui-même,
corporellement affecté. Dans son corps à lui, dans son œuvre à lui, le sacrifice
s'inscrit par la circoncision1. L'entrée dans la communauté, dans l'échange, a
pour corrélat le rejet du prépuce, ce petit morceau qu'on jette, qu'on perd, et
qui n'entre pas dans l'échange. Il faut toujours l'un et l'autre, l'économique et
l'anéconomique, la dimension sacrificielle avec la série des incarnations de la
dette (bénédictions, transmissions, citations, échos, figures, représentations,
substitutions), et le deuil absolu, l'exclusion radicale2. On ne peut tout dire,
donc il faut, pour respecter la loi, éliminer, supprimer, jeter ; mais si l'on jette,
si l'on dessine, si l'on écrit, si l'on photographie, c'est aussi pour la ruine,
l'apocalypse, qui échappe à tout sacrifice organisé. Il n'est d'œuvre que prise
dans cet intervalle, dans cette transition impossible.




3.1.4.3 Impouvoirs de l'oeil et théologie négative

Continuons notre analyse à partir de Mémoires d'aveugle, le dessin étant
considéré comme un exemple ou paradigme de l'œuvre en général.

Dans l'analyse derridienne, la possibilité du dessin repose moins sur les


pouvoirs de l'oeil que sur ce qu'il appelle ses "impouvoirs". Quand l'oeil
défaille, quand il est impuissant ou aveugle, alors il devient possible de
dessiner. Cette possibilité, comme on l'a vu, quasi-transcendantale 3
(émergence d'un autre espace par éloignement), est aussi sacrificielle et
transcendantale (émergence d'un autre espace par idéalisation). On peut
distinguer plusieurs moments de cet impouvoir, liés chaque fois à l'opération
d'une invisibilité, à un retrait de la vue.

1. En se référant, sans le dire, à la perspective classique telle qu'elle est


problématisée par l'histoire de l'art, Derrida nomme le premier de ces
m o m e n t s aperspective originaire4. Aperspective c a r v e n a n t avant l a
perspective, en-deça ou au-delà, quand elle n'est pas encore remémorée ou
déjà oubliée. Si le dessinateur ne faisait que mettre en application une
méthode, une technique du dessin ou de la figuration spatiale, il serait
incapable d'inventer un trait singulier. Seule une anamnèse - remémoration
d'un trait invisible sur le point d'être tracé, et une amnésie - préservation d'un
invisible d'où surgit le visible comme tel, permettent au dessinateur
d'inventer le trait unique qu'il dessine.

2. Une fois tracé, il faut que le trait se retire5, Derrida nomme cela l'éclipse
du trait, et le compare au battement d'un clin d'oeil6. Un trait n'est ni une

1
Sur le rapport entre l'œuvre derridienne et la circoncision, cf ci-après §4.4.2.

2
Jacques Derrida, Le cinéma et ses fantômes, op. cit., p83

3
Jacques Derrida, Lecture de « droit de regards » de Marie-Françoise Plissart, pXXXV

4
Mémoires d'aveugle, op. cit. p48.

5
Ibid p58

6
Ibid p59

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 211



pensée, ni une marque d'identité. Sous le dessin, sous la forme, sous la figure,
il se retire. Son essence est d'être inapparent, inaccessible. Réalisé, il tend à
s'éclipser. Comme un dieu créateur qui laisse à elle-même sa créature, il trace,
et ensuite il disparaît. On ne peut plus rien en dire. Le trait se cache. Il n'est
plus visible, ni de face, ni obscurément, ni comme icône. On ne peut même
plus le représenter. Sa mémoire est indicible au présent1.

"Est-il fortuit que nous retrouvions, pour en parler, le langage de la théologie négative ou
des discours occupés à nommer le retrait du dieu invisible ou du dieu caché? De Celui qu'il ne
faut ni voir de face ni représenter ni adorer, c'est-à-dire idolâtrer sous les traits de l'icône?
Celui qu'il est même périlleux de nommer de tel ou tel de ses noms propres? Fin de
l'iconographie. La mémoire des dessins-d'aveugles, c'est trop évident depuis longtemps,
s'ouvre comme une mémoire-Dieu. Elle est théologique de part en part, jusqu'au point, tantôt
inclus, tantôt exclu, où le trait qui s'éclipse ne peut même pas se dire au présent, car il ne se
rassemble en aucun présent, "Je suis celui qui suis", formule dont on sait que la grammaire
originale implique le futur" (Mémoires d'aveugle, p58).

Quatre ans après sa conférence à Jérusalem sur la théologie négative (juin


1986), deux ans après le séminaire (1988-89) qui donnera lieu à Politiques de
l'amitié, Jacques Derrida associe, à propos du dessin, le théologique au
téléiopoétique.

3. Dès que le dessin se voit, un retrait supplémentaire du trait a lieu : celui


qui laisse une parole2, un discours, une rhétorique. Il faut que le dessin ait un
sens, qu'on puisse le commenter, en parler. Mais le prix de ce sacrifice qu'est
la sémantisation est une disparition pure et simple. Que reste-t-il du trait? Un
élément de discours. On peut comparer ce triple processus à la figuration qui,
dans la peinture d'inspiration chrétienne, ne se montre pas comme tel - par
exemple dans les tableaux d'Annonciation3.

Ces impouvoirs quasi théologiques ne sont pas réservés à l'oeil. Ce sont


ceux de l'œuvre en général, digne de ce nom. Elle ouvre alors un monde - une
quasi-transcendance.




3.1.5 Apocalypse

Au-delà du graphisme ou des arts d'imitation, toute œuvre est, pour
Derrida, un événement apocalyptique.

“L'ordre et la ruine ne se dissocient plus à l'origine du dessin, ni la structure
transcendantale et le sacrifice, encore moins quand celui-ci montre à la fois son origine, la
condition de sa possibilité et la venue de son événement : une œuvre. Une œuvre est à la fois
l'ordre et sa ruine. Qui se pleurent. Déploration et imploration voilent un regard au moment




1
« Un inlassable retrait présentatif atteint tout trait, trace, tracé, ligne et graphie : comme l'écriture
derridienne, le tableau est a-phénoménologique, il se place avant toute perception sensible – couleur,
forme, visibilité. Joanna Maso, Illustrer, photographier, Le point de suspension ou l'image chez Jacques
Derrida, dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit., p367.

2
Jacques Derrida, Mémoires d'aveugle, op. cit., p60

3
v. aussi sur ce point Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et Figuration , op. cit.,
p348

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 212



même de le dévoiler. En priant au bord des larmes, l'allégorie sacrée fait quelque chose. Elle
fait arriver, elle fait venir aux yeux en produisant un événement : elle est performative, ce
dont serait incapable la seule vision si elle ne donnait lieu qu'au constat représentatif, à la
perspicacité, à la théorie ou au théâtre, si elle n'était pas déjà en puissance d'apocalypse. En
s'aveuglant à la vision, en se voilant la vue, par exemple en implorant, on fait peut-être
quelque chose de ses yeux. On se fait quelque chose aux yeux“ (Mémoires d'aveugle, p123).

Dans ce passage, le mot « faire » est répété quatre fois, dont deux avec
insistance, en italiques. Comment la vision peut-elle faire quelque chose ?
Comment peut-elle produire une œuvre ? Il faut, pour cela, un aveuglement,
une imploration. A propos du tableau que nous avons déjà commenté,
Allégorie sacrée, aussi intitulé Allégorie chrétienne1, il précise que, comme
toute peinture chrétienne, ce tableau convertit le regard2. Il transforme la
vision pour la soumettre à une loi de dissymétrie, d'expropriation, où le
regard doit respecter une distance infinie, analogue à celle qui prévaut dans
l'hymne, la louange ou la prière. L'agneau sacrifié surplombe le Christ, et le
livre de l'Apocalypse de Jean, scellé de sept sceaux, surplombe la Vierge. Dans
cette œuvre, comme dans toute œuvre sous-entend Derrida, on trouve les
deux sens de l'Apocalypse, qui sont également les deux logiques3 à l'origine
du dessin :

- révélation, mise à nu, dévoilement, vérité de la vérité. C'est une mise en


ordre4. La peinture chrétienne hiérarchise, verticalise et oriente le regard. Elle
rend visible la lumière qui se montre elle-même. On la contemple comme une
représentation, une structure transcendantale, une bénédiction qui rend la
vue.

- événement d'une catastrophe ou d'un cataclysme. La catastrophe, c'est


qu'au moment même du dévoilement, il faut se voiler le regard. Pour voir
l'oeil de Dieu, il faut s'aveugler5. Cette catastrophe était déjà là6, mais
l'apocalypse du tableau la met à jour.

Mais l'événement qui fait venir l'œuvre, la condition de possibilité de


l'œuvre, c'est l'imploration7. Il ne suffit pas de déplorer la ruine, il faut une
prière indissociable de la résurrection. Que fait l'œuvre? Comme tout archi-

1
Tableau daté de 1515 reproduit dans Mémoires d'aveugle, p122, déjà commenté ci-dessus
(§2.6.2.2).

2
En rappelant qu'il n'est pas un spécialiste des questions picturales, Derrida pose la question de la
frontière entre expertise et déconstruction. Cette frontière est-elle si tranchée? Le déconstructeur ne
doit-il pas aussi, au moins par ricochet, se muer en producteur de ce qu'on nomme l'« histoire de
l'art » ?

3
Jacques Derrida, Mémoires d'aveugle, op. cit., p46

4
Ibid. pp35-6

5
Ibid, pp10 et 46

6
Dans leur conclusion au colloque « Les fins de l'Homme » (2 août 1980), Jean-Luc Nancy et
Philippe Lacoue-Labarthe font l'observation suivante : « Nous avons su (reconnu) la vérité redoutable
de ceci : qu'un texte ne se présente pas. Il ne s'agit pas là d'un jeu pour théoriciens de la littérature, mais
d'une exigence praxique : l'écriture « est » ce qui, dans le discours, dans le geste, dans le texte écrit, dans
la pensée, ne se présente pas, ne fait pas fin. L'écriture est apocalyptique. Et l'apocalypse – le
dévoilement – s'écrit, c'est-à-dire se diffère ». En d'autres termes, comme Derrida l'explique dans No
Apocalypse, not now (texte de 1984 publié en 1987 dans Psyché, Inventions de l'autre), l'apocalypse, qui
est la structure même de toute scène d'écriture, est déjà là, dans toute œuvre.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 213



performatif, elle entretient la dette. En s'aveuglant à la vision, elle fait en
sorte que l'ordre pleure la ruine, et que la ruine pleure l'ordre; et c'est ainsi,
en pleurant1, qu'on peut commencer à penser.






3.1.6 Croyance et imploration


3.1.6.1 Croyance

Mémoires d'aveugle, commence et se termine par deux phrases en forme
de dialogue, qui portent toutes deux sur la croyance :

“- Vous croyez? Depuis le début de cette entrevue, vous observez que j'ai du mal à vous
suivre, je reste sceptique..." (p9)

"- Des larmes qui voient... Vous croyez? - Je ne sais pas, il faut croire. (...)" (p130).

La question, "Vous croyez?" se répète. Y a-t-il une différence entre croire,


voir, croire voir, entrevoir? Suffit-il de voir pour croire? Comment se fait-il que
la croyance soit, pour l'opinion commune, ancrée dans la vision? S'il faut
croire, selon Derrida, ce n'est pas en raison de la lucidité que procure le voir,
c'est parce que pour penser avec les yeux, il faut implorer. En implorant la
vue, en espérant qu'elle sera restituée, on commence à penser. "L'homme
commence alors à penser les yeux. Les siens propres et non ceux de n'importe
quel animal"2. Pour voir, l'humain doit penser, et pour penser, l'humain doit
pleurer. C'est ainsi qu'opère le rapport au tout autre.

Ce catalogue d'exposition, Mémoires d'aveugle, dont le thème affiché est le


dessin d'aveugle, qui interroge le trait, l'acte de dessiner, l'autoportrait,
aurait-il pour objet ou sujet clandestin, sans le dire ou en le disant peu, la
croyance? Sous l'abri de cet autre terme, la conversion, ce livre serait-il
essentiellement consacré à la foi? Peut-être, si l'on admet que, pour dessiner,
il faut d'abord croire au trait qui va s'inscrire. Pour rendre la vue à un aveugle,
on peut la lui restituer directement, par miracle ou par guérison; mais elle
peut aussi lui être restituée par un jeu de suppléances, d'altérités et de
substitutions. La vue alors se fait toucher, audition, écoute, et aussi pensée,
croyance. Mais le passage par un temps d'arrêt, de suspens du regard, n'est
pas sans conséquence. De l'imploration aveugle nait une autre croyance,
nouvelle. La restitution passe par un aveu, une demande de pardon. Elle
convertit. Au réveil, les grands aveugles (Homère, Tirésias, Oedipe) sont
transformés. Ils ont autre chose à dire et crient : - Croyez moi! Croyez en moi!
- Vous croyez? répond Derrida.

Saül, sur le chemin de Damas, entend une voix. Une lumière venue du ciel

7
Ibid p125

1
Les pleurs et les larmes, chez Derrida, sont toujours associés à une relation dissymétrique avec
l'absence.

2
Mémoires d'aveugle, op. cit. p129.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 214



l'éblouit. Il ne mangera pas, ne boira pas, restera aveuglé pendant trois jours
à l'issue desquels Ananie, un autre disciple, lui annoncera que ce sera à lui de
témoigner de cette parole qu'il a entendue1. L'aveuglement, l'écoute, la
conversion, le témoignage sont concomitants. Cette folie de celui qui change
de nom, devient Paul, cette folie qui lui fait renoncer à ce qu'il était pour
suivre la nouvelle foi, l'autre foi, c'est ce que Derrida appelle l'hypothèse de la
vue. Pour se convertir à la foi, il aura fallu qu'un temps d'arrêt, un retrait, ait
suspendu l'ancienne croyance. Il y a, selon Derrida, dans toute peinture
chrétienne2, une conversion de ce type. Et j'ajoute : dans toute œuvrance, il y a
une conversion de ce type.




3.1.6.2 L'histoire de Tobit et son fils Tobie

Le Livre de Tobie a probablement été rédigé par un locuteur hébreu de
l'époque du second temple3. L'histoire est celle d'un Juif déporté à Ninive,
nommé Tobeit en grec, un nom transcrit par Tobit en français4. Tobit vivait à
l'époque de la première déportation, celle des dix tribus d'Israël. Bien qu'exilé
et aussi orphelin, ce Juif respecte les mitsvot (commandements), fait
l'aumône et ensevelit les Juifs privés de sépulture. Persécuté par les pouvoirs
en place, victime d'une maladie des yeux (peut-être liée à sa fréquentation
des cadavres), il devient aveugle et est réduit à la misère. Son fils (Tobias en
grec, transcrit en français par Tobie), part à sa demande recouvrer une
somme d'argent qui pourrait leur permettre de survivre. Il est guidé par
l'ange Raphaël, et rencontre chez un cousin éloigné son épouse prédestinée,
Sarah, victime d'un démon qui fait périr ses fiancés. L'ange la protège du
démon qui l'empêchait de se marier avec des étrangers, et fournit à Tobie le
remède qui guérira son père de sa cécité.

On peut, reprenant l'une des remarques de Jacques Derrida, analyser ce


récit à partir des versets (12:20-21), qui sont proches de la conclusion. Après
que Tobie ait rendu la vue à son père grâce à l'intercession de l'ange Raphaël,
celui-ci prend les parents (Tobit et Anna) à l'écart et leur dit :

"Maintenant, célébrez l'Elohim : oui, je monte vers celui qui m'a envoyé. Ecrivez dans un
acte tout ce qui est arrivé. Ils se lèvent mais ils ne le voient plus. Ils célèbrent ses œuvres,
grandes et merveilleuses : oui, un Messager de Yhvh leur était apparu" (Traduction
Chouraqui).

Quant Tobit et Anna veulent remercier l'ange, celui-ci leur explique qu'il



1
Actes des Apôtres, chapitre IX.

2
Mémoires d'aveugle, op. cit. p121

3
Ce texte a été retenu par le Concile de Trente (1546) dans le canon chrétien, qui le situe dans
l'Ancien Testament, mais il ne fait pas partie du canon juif. C'est donc un texte "deutérocanonique", qui
n'est pas commenté par les sources talmudiques. Longtemps considéré comme apocryphe, il aurait été
rédigé vers 200-170 avant J-C en hébreu, mais seule une version grecque en a été transmise.

4
Le titre du livre est "Tobie" (le nom du fils), bien que le texte raconte essentiellement la vie du père
jusqu'à sa mort.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 215



n'attend pas des remerciements, mais une œuvre1. Œuvrer, c'est témoigner
d'une autre œuvre, invisible.2 Il faut écrire, raconter ce qui est arrivé,
témoigner de ces visions. Derrida insiste sur cette injonction :

"Or c'est depuis cette "vision" de l'invisible qu'il donne, aussitôt après, l'ordre d'écrire : il
faut inscrire la mémoire de l'événement pour rendre grâce. Il faut s'acquitter avec des mots
sur un parchemin, autrement dit des signes visibles de l'invisible" ( Mémoires d'aveugle op.
cit. p35).

Dans la lecture derridienne, l'aveuglement du père, l'ensevelissement des


cadavres et l'écriture d'une œuvre sont indissociables.

a. Tobit a perdu sa fortune car il considérait comme un devoir d'ensevelir les


morts sans sépulture3. Il lui fallait, avant toute considération économique,
donner un tombeau.

b. C'est en ensevelissant les morts qu'il a été contaminé par une maladie qui
lui a fait perdre la vue : double punition, par les pouvoirs politiques et dans
son corps.

c. Au moment du départ de son fils, Tobit n'a qu'une demande à lui faire :
qu'après sa propre mort, son fils l'ensevelisse décemment. Etrange priorité,
réitérée une seconde fois après son retour. Pourquoi lui faut-il absolument la
garantie d'un tombeau ?

d. Raphaël, l'ange qui ne se révèle comme tel que dans des visions et qui pour
cela peut-être est capable de rendre la vue, est aussi celui qui accompagne
Tobit lors des ensevelissements. "Le linceul de la mort se tisse comme un
voile de la vision" écrit Derrida.

Dans les livres de l'Ancien Testament retenus par la tradition juive (dont
Tobit ne fait pas partie), l'aveuglement (Isaac, Jacob) est toujours lié à la
question de l'héritage ou de la filiation4. Les pères qui désirent que leur lignée

La description de l'œuvre varie selon les traductions – qui renvoient elles-mêmes à des traditions
1

différentes. Dans celle de la Bible de Jerusalem, d'inspiration chrétienne, ce témoignage s'exprime par
un hymne, une louange. Dans celle de la Pléiade, c'est un livre.

"Alors, bénissez le Seigneur sur la terre, et rendez grâces à Dieu. Je vais remonter à Celui qui m'a
envoyé. Ecrivez tout ce qui est arrivé. Et il s'éleva. Quand ils se redressèrent, il n'était plus visible. Ils
louèrent Dieu par des hymnes; ils le remercièrent d'avoir opéré de telles merveilles : un ange de Dieu
ne leur était-il pas apparu!" (Bible de Jérusalem, Ed du Cerf ).

"Eh bien, rendez grâces à Dieu, car je remonte vers celui qui m'a renvoyé, et écrivez dans un livre
tout ce qui s'est accompli. Ils se relevèrent et ne le virent plus. Ils confessèrent les œuvres grandes et
admirables de Dieu et comment leur était apparu l'ange du Seigneur" (Pléiade).

Dans son article L'orient de l'aveugle, qui est une analyse de Mémoires d'aveugle, Satoshi Ukai fait
2

observer que, dans le Livre de Tobit, les deux figures de l'ange Raphaël et d'Anna, femme de Tobit et
mère de Tobias, débordent le schéma filial, humain et masculin qui caractérise ce texte. Anna pleure le
départ de son fils, et l'ange incarne « une invisibilité au coeur de la vue ». Ce sont eux qui pensent en
aveugles, aux limites du savoir, comme d'autres figures d'aveugles dans la culture japonaise (dans
Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit., pages 350 à 355).

3
Dans la logique du récit, on peut supposer que ces cadavres sont ceux d'Hébreux presécutés à
cause de leur refus de s'assimiler à la culture locale (des sortes de « Marranes »), des Ephraïmites ou
des membres des dix tribus déportées à Ninive en 722.

4
L'exemple le plus radical est celui du prophète Akhiyahou (transcrit en français Ahiyya), qui
devient aveugle dans sa vieillesse (I Rois 14.4). Jéroboam, roi d'Israël, envoie sa femme le consulter

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 216



survive sont "en mal de fils". S'ils échouent, alors c'est l'avenir de leur lignée
qui est annulé (mal radical); s'ils réussissent, ils ne recouvrent pas eux-
mêmes la vue. Ils meurent et sont ensevelis par leurs fils. La génération
suivante ouvrira l'avenir en suppléant à leur aveuglement1. S a n s
ensevelissement, sans tombeau, la lignée n'aurait aucun avenir.

Pour Isaac comme pour Tobit, le fils représente la lumière. Il est l'oeil
supplémentaire du père, son guide. Par ce transfert visuel s'opère un
échange, une reconnaissance de dette, une prise en charge de la loi. Mais
l'aïeul n'est pas en position de puissance, il implore. Tobit et Anna ne cessent
de pleurer. Un père pleurant est un père qui s'efface, se retire. Ne voyant plus
lui-même, il lui faut un tiers, un autre qui lui procure la vue (l'Ange Raphaël
dans le cas de Tobit, sa femme Rebecca dans le cas d'Isaac). Il est impossible
de s'ensevelir soi-même après la mort. C'est là qu'intervient la question de
l'œuvre (il faut écrire). L'œuvre, sur un autre mode, rend la vue. L'imploration
du père protège du mal radical en rendant possible la filiation, la bénédiction
d'un vieillard aveugle, d'un aïeul. Mourir, c'est perdre la vie et la vue, mais
cela n'arrête pas la dette. Pour s'en acquitter, il faut œuvrer. Œuvrer, c'est
ensevelir les morts en faisant l'archive de ce qui arrive. Sans le retrait du père,
le geste du fils ne pourrait se transformer en ce second retrait, ce trait
invisible. Œuvrer, c'est archiver ce second retrait.




3.1.6.3 Imploration

L'essence de l'oeil est le propre de l'homme. Avec ces deux mots, essence et
propre, cette phrase peut surprendre sous la signature de Derrida, et
pourtant elle se trouve telle quelle dans le texte2. Il s'agit bien de l'homme au

sous un déguisement quand il apprend que son propre fils, qui s'appelle aussi Ahiyya, est malade.
Akhiyahou comprend tout de suite la situation. Lui-même avait prédit que Jeroboam serait roi (I Rois
11.37), et lui-même prédit la disparition de la maison du roi (I Rois 14). L'aveuglement du prophète est
une annonce déguisée de l'avènement du mal radical. Derrida ne dit rien de l'histoire d'Akhiyahou et ne
fait que raconter rapidement celle du juge Eli [à ne pas confondre avec le prophète Elie], qui a gouverné
Israël pendant 40 ans. Âgé de 98 ans, Eli est aveugle. Il apprend d'un seul coup que ses troupes ont
perdu une bataille contre les Philistins, la mort de ses deux fils et la prise de l'arche d'alliance (I Samuel
4). Il en meurt, lui aussi, sur le coup. Mais dans le cas d'Eli, le mal radical est évité par l'enfantement de
sa bru. Pour Akhiyahou comme pour Eli (et aussi pour Oedipe), l'aveuglement est associé à un manque,
une perte dans la filiation ; seule la descendance peut rendre la vie, comme la vue.

1
Bien qu'ils s'opposent point par point, les récits d'Isaac et de Tobit ont pour point
commun d'ouvrir l'avenir. Isaac, fils d'Abraham, est le second des patriarches. Son récit est
raconté à la troisième personne. Il devient aveugle naturellement (par vieillesse) tandis que
Tobit, un orphelin déporté à Ninive, raconte sa vie à la première personne et devient aveugle
par maladie, ayant reçu dans l'oeil la fiente des oiseaux. Isaac ne recouvrera pas la vue, tandis
que Tobit la retrouvera (grâce à son fils Tobie). Tous deux bénissent leur fils sur leur lit de
mort. Isaac doit choisir entre deux de ses fils, Jacob et Esaü, sous l'influence de Rebecca,
tandis que la bénédiction de Tobit est guidée par l'ange Raphaël. Le fils Tobie verse lui-même
le remède dans les yeux de son père (par manipulation, attouchement), tandis que le fils
Jacob se recouvre d'une peau pour qu'Isaac le reconnaisse au toucher (autre manipulation,
attouchement). Dans les deux cas les fils sont porteurs d'un artefact; ils hériteront de la
puissance.

2
Mémoires d'aveugle, p128.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 217



sens de l'humanisme, celui qu'on oppose à un animal dont on dit qu'il ne
pleure pas, celui qui s'inscrit dans l'espace anthropologique ou
anthropothéologique de Saint Augustin, de Nietzsche ou du champ de l'art. Y
aurait-il, alors, un propre de l'homme qui ne serait pas celui de la
supplémentation ou de la différance? Non, car l'essence de l'oeil n'est pas la
vision mais l'imploration, et l'imploration est elle-même différance, si l'on
interprète ainsi la dernière strophe du poème d'Andrew Marvell cité et
traduit par Derrida à la fin du texte1 : En vous laissez ainsi le torrent déborder
la source, / Qu'oeil et larme soient un : / Alors chacun porte la différence de
l'autre; / Les yeux pleurant, ces larmes voient 2.

Implorer, c'est recevoir l'aveuglement comme une bénédiction, c'est


entrevoir la différance à travers le voile des yeux. Paradoxalement, selon cette
logique, seul l'humain peut déborder la fonction scopique de l'organe. Sa vue
étant brouillée par les pleurs, il renonce à la clairvoyance et se rend au-delà
du savoir scopique. Derrida reprendra la même citation de Marvell (But only
human eyes can weep) en 20043, quand il attirera l'attention sur une autre
fonction de la vision humaine : la saisie, l'appréhension.

Tandis que le regard est lié à la fonction organique de l'oeil, les larmes en
sont dissociées. Elles expriment la prière, la joie, la tristesse. Selon Derrida, la
vérité de l'oeil humain ne réside pas dans la vision, mais dans les larmes4.
Quand l'homme perd la vue, alors il pleure, il implore. Le retrait du voir
permet de penser sans anticiper un horizon, une illumination. Il autorise un
autre rapport à l'autre, une adresse où c'est cette autre vérité des yeux, celle
des pleurs, qui jaillit hors de l'oubli. Reconnaissant la dette, la possibilité
d'une suppléance ou d'une substitution, il commence à penser5. C'est cette
relation entre perte de la vue, déploration, imploration, croyance et pensée,
qui est singulière à l'humain. Sans elle, il n'y aurait pas d'œuvre.




3.1.7 Une éthique du retrait – étrangement familière

Le 2 août 1980, en conclusion de la Décade de Cerisy sur les fins de
l'homme, faisant la liste de ce qui a « insisté » pendant ce colloque, Jean-Luc
Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe lisaient le texte suivant :

« Une seule chose, au fond, nous a peut-être obstinément guidés : la question d'un éthos

1
Ibid p130.

2
« Thus let your streams o'erflow your springs, / Till eyes and tears be the same things : / And each
the other's difference bears ; / These weeping eyes, those seeing tears. » Andrew Marvell, Eyes and
Tears (Complete Poems, Grande-Bretagne, 1972, p52), cité par Derrida.

3
Dans Penser à ne pas voir, texte publié dans le numéro 1 de la revue de la Fondation Adami, Annali
(Ed Mondadori).

4
Circonfession, op.cit., p22

5
Cette formulation ressort des trois dernières pages de Mémoires d'aveugle. L'homme craint
l'aveuglement, alors que justement, selon l'hypothèse de la vue derridienne, c'est cet aveuglement qui
lui permet de penser. Tout se passe comme si, dès le commencement, il avait perdu la vue et implorerait
pour qu'elle lui soit restituée.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 218



du retrait – ce qui ne veut pas dire d'une « éthique » à édifier mais, le motif en est revenu
plusieurs fois, d'une Unheimlichkeit à affronter » (Les Fins de l'homme, 1981, op. cit. , p691).

Cette question de l'éthique du retrait est chez Derrida multiforme et


complexe. En ce mot de la langue française, déjà polysémique dans cette
langue (re-trait), convergent plusieurs traductions de mots différents de
langues diverses. On se limitera ici à ce qui pourrait toucher à ce que nous
appelons œuvre ou œuvrance.




3.1.7.1 Retrait, bénédiction.

Au début de Mémoires d'aveugle, Jacques Derrida raconte un rêve du 16
juillet 1989.

“Or cette nuit-là, le 16 juillet de l’année dernière, sans allumer, à peine éveillé, passif
encore mais attentif à ne pas chasser un rêve interrompu, j’avais cherché le crayon puis le
cahier d’une main tâtonnante, près du lit. Au réveil je déchiffrai ceci, entre autres choses : « …
duel de ces aveugles aux prises l’un avec l’autre, l’un des veillards [sic] se détournant pour
s’en prendre à moi, pour prendre à partie le pauvre passant que je suis, il me harcèle, me fait
chanter, puis je tombe avec lui par terre, il me ressaisit avec une telle agilité que je finis par le
soupçonner de voir au moins d’un oeil entrouvert et fixe, comme un cyclope (un être borgne
ou louche, je ne sais plus), il me retient toujours en jouant d’une prise après l’autre et finit
par user de l’arme devant laquelle je suis sans défense, une menace contre mes fils… »“
(Mémoires d'aveugle, op. cit. p23).

Rappelons que, le 22 juin, il avait été atteint par une pathologie bénigne,
u n e paralysie faciale défigurante qui avait touché notamment son oeil
gauche :

"Je me serais vu près de perdre la face, incapable de regarder dans la glace l'effroi de la
vérité, la dissymétrie d'une vie en caricature, l'oeil gauche qui ne cligne plus et te fixe
insensible sans le répit d'un Augenblick" (Circonfession, op. cit. pp117-118).

Le 6 juillet, pas encore guéri, il doit annuler une réunion au Louvre pour
préparer une exposition dont il dit ne pas encore connaitre le thème. Le 11
juillet, il trouve enfin son thème (le dessin d'aveugle), qu'il intitule
provisoirement "L'ouvre où ne pas voir", dans les circoncstances évoquées ci-
dessus1.

Ce rêve, il le raconte, mais dans la foulée du récit, il n'en donne "aucune


interprétation immédiate". Il y aurait trop de fils idiomatiques, dit-il, un
labyrinthe trop complexe, et il ne veut pas s'y lancer. "Ce rêve reste le mien, il
ne regarde personne", ajoute-t-il. Et pourtant, plus loin dans le livre, par
précipitation, indique-t-il, il propose lui-même une interprétation2. Et c'est là
qu'arrive cette petite remarque apparemment anodine sur son prénom.

“Fortune aux yeux bandés qui assignent les noms propres : votre rêve partage entre deux
générations – vous êtes plus jeune que les vieux aveugles mais vous êtes aussi le père des fils
menacés – celui dont le prénom le plus visible, vous rappelle-t-on souvent, consonne aussi
bien avec celui de Jacob qu'avec celui d'Isaac, commence par l'un, finit par l'autre »
(Mémoires d'aveugle, op. cit. p100).

1
§3.1.1.

2
Mémoires d'aveugle, op. cit. p100.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 219



Pour autant qu'on puisse prendre cette remarque pour une interprétation1,
comme si le « Jacques » (ou Ja...aac) se trouvait là, devant nous, sur le divan,
Jacob et Isaac, le fils et le père, ne sont que deux « lui-même ». Aveugle, il
l'aura été à moitié, et ils le seront peut-être à moitié, ces vieillards. Donc les
vieillards avec (ou contre) lesquels il combat, c'est lui2, ce qui n'est pas sans
rappeler le combat de Jacob avec (ou contre) l'ange sur l'échelle, qu'il cite à la
même page. Il est les pères, ceux qui bénissent, ceux qui portent la loi, ceux
qui ont reçu la promesse et ceux qui l'accomplissent3. Le père Tobit reçoit la
bénédiction de son fils Tobie, et le fils Jacob reçoit la bénédiction de son père
Isaac, mais Jacques est l'un et l'autre à la fois. Il est celui qui donne et celui qui
reoit, celui qui reçoit et celui qui donne.

Mais ces pères qu'il est, ils s'en prennent à lui. Il ne faisait que passer, et
voilà que les pères le harcèlent, le "font chanter" [en échange de quoi?],
l'entraînent dans leur chute. Les voyant en face, c'est son propre visage de
cyclope qu'il reconnaît. Il est donc, déjà, à la fois le fils et le père. Ils ne l'ont
pas attaqué sans raison. S'ils l'ont fait, c'est qu'il est lui aussi choisi, élu, à
l'encontre de son propre frère aîné qui aurait dû être choisi d'une part en
raison de son droit d'aînesse, et d'autre part en raison de son aptitude au
dessin, au trait. Et pourtant c'est bien lui, Jacques, cet hybride de Jacob et
d'Isaac, qui est choisi. La preuve de ce choix, c'est qu'il s'appelle aussi Elie -
mais c'est une autre histoire. Et voici que la position du fils et du père
s'inverse encore une fois. Les vieillards brandissent une arme contre qui? Pas
contre lui, mais contre ses fils à lui. Comment pourrait-il les protéger? A
l'égard de ses fils, il est sans défense, à moins que... A moins qu'il ne fasse bon
usage du pouvoir de bénédiction. En se retirant doublement, devant ses pères
et devant ses fils, il peut4 peut-être contrer la malédiction.

Reprenons notre thème : le seul lieu qui puisse à la fois bénir et être béni,
c'est le lieu de l'œuvre.

Dans le récit biblique, Isaac vieillissant, devenu aveugle, bénit son fils
cadet Jacob à la place de l'aîné Esaü5. Comme son père, Jacob perd la vue à la
fin de ses jours, et comme son père, il substitue le cadet à l'aîné en bénissant
Ephraïm, le plus jeune fils de Joseph, avant Manassé, le plus âgé6. Derrida
rapproche cette double substitution de son hypothèse de la vue. Au point où il
ne voit pas, le vieillard pressent une autre volonté qui le pousse à sacrifier le
fils aîné pour le remplacer par celui qui est choisi. Un fils remplace un autre,




1
Sans tenir compte de la faute typographique du catalogue, qui met veillard à la place de vieillard...
[tenir compte de cette faute nous obligerait à une veille qui serait rapidement hors sujet]

2
Dans la logique dont il donne une formule théorique : auto-hétéro-affection.

Déjà, dans Circonfession, 1991, op. cit.,, il mentionne le fantasme selon lequel il se serait porté lui-
3

même lors de sa circoncision (p93), voire circoncis lui-même.



4
Un « Je peux » qui pourrait évoquer la pulsion de pouvoir. V. §3.2.1.9.

5
Gn 27.27-29.

6
Gn 48.14-20.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 220



l'ordre naturel des générations est bouleversé. Pour être lucide, il faut
d'abord fermer les yeux, risquer la méprise, se laisser guider par une main
qui peut être trompeuse. On devient alors voyant1. Cette bénédiction était
déjà annoncée, et la ruse de Rebecca n'était que la réalisation de ce
programme. Mais pour l'accomplir, il fallait encore qu'Isaac fut aveugle. Celui
qui voit doit respecter la règle commune; mais celui qui s'écarte de la loi
courante, visible, pour faire le "juste choix", peut jouer la méprise, la
tromperie, etc. Privé de la vue, devenu voyant, il ne se soumet plus aux règles
du discours. Il accomplit, par l'œuvre, le dessein de l'autre.




3.1.7.2 Retrait, élection.

Reprenons ce passage où, sur un mode apparemment anecdotique,
Jacques Derrida raconte qu'il était jaloux de la capacité de son frère à
dessiner. Pourquoi était-il, lui, privé de cette faculté? Pourquoi devait-il subir
cette infirmité, le châtiment de l'impuissance et la culpabilité qui va avec? Soit
il regardait le modèle, soit il dessinait, mais le lien entre les deux que son
frère réussissait miraculeusement à concrétiser, ce rapport d'apparition /
disparition qui revient dans ce qu'il appelle son hypothèse de la vue - ce lien
lui était étranger. Il était donc aveugle, et c'est de là qu'il fallait partir. A partir
de l'aveuglement, il était voué à produire un autre trait, et ce fut l'écriture. Pas
de trait sans perte de la vue, pas de trait sans rapport à l'invisible, pas de trait
sans retrait, comment recomposer tout cela? Il fallait réparer la blessure, il
fallait dépasser par le haut la tentation fratricide.

C'est cette situation qui l'a conduit à se croire, en secret, élu. S'il n'était pas
l'élu du visible, alors il était l'élu de la nuit. C'est cette situation qui l'a conduit
à s'envoyer à lui-même un message : dans le rapport à la perte, à
l'aveuglement, au retrait, à l'invisible, il a, lui aussi, une vocation. Il reçoit, lui
aussi, une convocation, mais cette convocation, il se l'envoie à lui-même. C'est
une sorte de graphie : les mots, le verbe, l'écriture. De même que son frère
avait dessiné la figure d'un rabbin en prière, il devait, lui, dessiner une autre
figure, celle d'un aïeul en prière qui était lui-même. Il y trouverait du plaisir,
une jubilation qui n'appartiendrait qu'à lui. Pour "faire son deuil" du dessin, il
fallait qu'il trouve une autre généalogie - et ce furent les philosophes, les
pères perdus (c'est-à-dire aveugles, comme lui), les personnages
mythologiques, comme Athéna aux yeux pers. Le père s'efface sous le mot, le
signifiant, "per" ou "pair" ou "paire" - cette paire qui, chez lui, boîte toujours.

Et comme il condamnait le visible, il a poursuivi l'invisibilité un certain


temps en refusant de se laisser photographier, en tenant à l'écart le système
des médias. Mais à peu près à cette date (vers 1990), justement quand il fait
cet aveu, il cède sur la visibilité, il se montre aux journalistes, jusqu'à devenir
une icone, jusqu'à laisser proliférer les images de lui. Au moment où il rend
publique l'élection, il rend aussi publique son image.



1
On laisse venir une autre vision, une vision toute-autre ou hétérogène, la vision par la peau ou par
l'invisible.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 221



L'œuvre, dans cette démarche, n'est pas seulement une tentative de
suppléance (l'impuissance au dessin). Elle n'est pas seulement une tentative
de s'acquitter d'une dette (être puni pour sa jalousie, son désir de meurtre).
La faute originelle de Jacques Derrida, n'est pas comparable au vol de ruban
de Jean-Jacques Rousseau ou au vol de pommes de Saint Augustin. Il faut que
ce soit une faute qui ne puisse se solder par aucune compensation, qui ne
puisse prétendre à aucune innocence ni aucun salut. Il faut qu'on ne puisse y
répondre que par le retrait1. Aucun verdict, aucun châtiment ne tient devant
la croyance en une élection. A la place du désir d'innocence de Jean-Jacques
Rousseau, vient chez Jacques Derrida le désir d'élection. Elu pour quoi? Pour
qu'au terme d'un parcours démesuré, disproportionné, il ne reste que cela : le
retrait, le retrait en tant que tel. Et la prolifération des images, le côté
médiatique, ne servent qu'à masquer ce retrait.




3.1.7.3 Le pas en retrait du poème.

Pour Hélène Cixous, ce qui caractérise la puissance de la littérature, sa
toute-puissance ou sa toute-puissance-autre (pour employer son
vocabulaire2), c'est qu'elle prive le lecteur de toute possibilité d'appropriation
ou de décision. Entre la réalité et la fiction, entre ce qui reste caché et ce qui
se montre, la limite est indécidable. Le lecteur est contraint de se retirer de
toute souveraineté, d'accueillir l'hétéronomie.

Marc Crépon avance une problématique analogue dans les textes qu'il
consacre à la poésie de Celan et à ce qu'il appelait, en 2001, les promesses du
langage3. User du langage comme d'un réservoir d'effets rhétoriques, en
fonction de l'efficacité et de l'effet attendu des mots, c'est une violence, une
instrumentalisation de la langue. Pour se dégager de cette "affirmation
souveraine", qui se met toujours au service de la reconnaissance d'un talent
ou d'un soi-disant "génie" poétique (c'est-à-dire en l'occurrence du moi), un
poème doit accomplir un "pas en retrait". Tombant de son piédestal,
s'éloignant de toute sacralité, il ne se distingue plus d'"une poignée de
mains", selon le mot de Paul Celan4. Il n'est plus qu'un "signe donné au
prochain" (Lévinas), ou encore, il creuse une incertitude, un rien, un arrêt qui


1
« Ce avec quoi l'œuvre nous met en contact, c'est avec l'interruption même du contact, dans le
toucher de l'interruption (…). L'œuvre d'art répète l'impossibilité du toucher en l'exhibant : ce que l'art
montre, c'est l'impossibilité du toucher au coeur du toucher, l'intouchable de tout toucher qui est aussi
la genèse de la notion esthétique de l'aura, la présence de l'œuvre depuis son épochè, la suspension de
son toucher (…). L'œuvre d'art est ce qui réussit à s'interrompre, elle est moins une exhibition qu'une
exhibition suspendue ou un suspens qui s'expose : elle doit réussir à nous toucher (esthétique) en
s'interrompant, en interrompant tout toucher, nous touchant en s'interompant, à l'instant du contact »
(Vincent Houillon, in Derrida et l'intraitable épokhè de l'œuvre d'art , dans Derrida et la question de
l'art, 2011, op. cit., pp288-289).

2
Hélène Cixous, dans le « Prière d'insérer » de Manhattan, Lettres de la préhistoire (Gallimard,
2002).

3
Marc Crépon Les Promesses du langage, Benjamin, Rosenzweig, Heidegger (Ed Vrin, 2001)

4
Paul Celan, Lettre à Hans Bender, in Le Méridien et autres proses, p44 (Seuil, 2002)

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 222



ouvrira la possibilité d'une rencontre de l'autre.

“Rien n'exige davantage de tension, celle-là même qui caractérise l'écriture de Celan, avec
ses blancs, ses silences, ses ellipses et ses interruptions, que ce "signe de rien" ou de
"complicité pour rien" que signifie, entre autres, une poignée de main" (Marc Crépon, La
Vocation de l'écriture, p107).

Dans ce retrait dans le rien, qu'on peut aussi nommer caresse (comme le
fait Marc-Alain Ouaknin qui reprend ce mot d'Emmanuel Lévinas 1), réside
u n e pensée de la responsabilité. Le poème ne "dit" rien, mais son "dire"
s'adresse à un autre dont il ne sait rien, et sur lequel il n'a aucune maîtrise.
Quant au poète, il se sépare de lui-même, se dessaisit de son moi. Ainsi la
poésie, comme toute œuvre, ouvrirait un mode singulier de la transcendance,
définie comme une résistance à tout jugement, toute appropriation. En
préservant l'inanalysable, le schibboleth, l'œuvre s'ouvre inconditionnellement
au secret, au schibboleth de l'autre. C'est cette incondition qui, en tant qu'elle
atteste de l'humain, aurait été l'élément commun entre Celan, Derrida,
Lévinas, Blanchot.

"Aux dates d'un arrivant absolu dont nul ne voudra déterminer à l'avance qui il est et d'où
il vient, parce que toute détermination de cet ordre est une source infinie de violence. Venir,
répondre, répondre de l'autre, de son regard, de son visage et de ses dates, devancer son
appel, Lévinas, Blanchot et Derrida, au plus près de ce qui fit du désastre de la Seconde
Guerre mondiale, de son traumatisme et de sa césure, l'une des sources communes et
secrètes de leur écriture, ne se sont sans doute jamais autant rejoints qu'en entendant cette
injonction de la parole poétique. Dans le secret de sa rencontre, elle fut le méridien de leur
constellation" (La vocation de l'écriture, op. cit. pp119-120).




3.1.7.4 Conclusion provisoire : le retrait et la politique de
l'œuvre.

Avec Derrida, le champ sémantique du mot "retrait" ou "re-trait", choisi
pour traduire les différentes dimensions du retrait heideggerien de l'être
(Entziehung, Verborgenheit, Verhülung)2, e s t t r a n s f o r m é . L a p e n s é e
heideggerienne du chemin (Weg) est altérée. Ce qui est proposé est autre
chose qu'un chemin, c'est un voyage inouï - un envoi sans destination, sans
dérivation, sans métaphore, sans cheminement ni retour. Au-delà de la
métaphysique, l'« être » derridien n'est pas voilé ni dissimulé, il n'est rien. Il
ne conduit à rien d'anticipable. On ne peut en parler que "quasi"-
métaphoriquement : il se réitère en se re-tirant du rien. Ce retrait-là ne
reconduit ni à la présence ni à la vérité, il vaut pour son potentiel
polysémique et disséminant - il est à l'œuvre, sa tractation fait œuvre.

Pour certains commentateurs, le retrait derridien3 est aussi un retrait du


politique (au sens courant). Ce serait une façon de « résister » à la domination

1
Marc-Alain Ouaknin, Le livre brûlé, Lire le Talmud (Seuil, 1994).

Jacques Derrida, Le retrait de la métaphore, in Psyche, Inventions de l'autre, tome 1 (Galilée, 1987),
2

pp81-82.

3
v. sur ce point l'intervention de Philippe Lacoue-Labarthe au colloque de 1980, Les Fins de
l'homme, 1981, op. cit. (pages 493 à 497).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 223



du politique, au 20ème siècle, dans les représentations – telle qu'Hannah
Arendt l'a analysée1. Poser autrement la question du mal, ce serait se retirer
aussi de cette totalisation ; et se retirer de l'urgence politique pour privilégier
l'œuvre, ce serait ouvrir la possibilité de déconstructions dans des champs
plus diversifiés (philosophie et aussi littérature, art, anthropologie, etc.)2. Ce
retrait ne témoignerait pas d'une indifférence, mais d'un éloignement
intempestif, d'une soustraction par rapport à l'espace courant de l'autorité
théologico-politique. Se limiter à dire qu'Il faut laisser l'autre venir, le laisser-
être, etc, c'est rejeter l'intimidation qu'exerce souvent le politique, c'est se
retirer de la décision ou de l'horizon de la situation politique courante, des
déterminations, savoirs, jugements et valeurs du commun, pour y revenir
sous l'angle des principes inconditionnels – à la façon dont la question du
marxisme est traitée dans Spectres de Marx, ou à la façon dont la question du
lien social est traitée dans Politique de l'amitié.

Sans un retrait primordial qui laisse une place vide, spectrale, il ne peut y
avoir création, œuvre. Un tableau, par exemple, n'est que le reste d'une
opération de peinture définitivement close. Il ne survit comme peinture à
l'œuvre que si sa promesse n'est pas épuisée (il s'est retiré de tout
engagement préalable, dette, vérité ou discours). Son œuvrement (l'acte qui
fait de lui un tableau) ne se distingue pas de son désœuvrement3. A ce retrait
de l'œuvre elle-même s'ajoute le retrait du lecteur, du regardeur devant
l'œuvre. Il ne peut lire, voir, qu'en se retirant de toute souveraineté, en
renonçant à comprendre, à saisir. Il ne peut que tourner autour de l'œuvre, se
tenir à distance. Ecrire, au sens de l'archi-écriture, est un acte violent. Il faut
que s'efface d'abord la main puis la face du père, que le sujet se mesure à son
corps absent, à l'angoisse de sa propre et irrémédiable disparition, à
l'effacement de soi.








1
Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne (Calmann-Lévy, 1961).

2
Dans son article La scène de la révolution, Les retours de Jacques Derrida (dans Appels de Jacques
Derrida, 2014, op. cit), Georges Leroux analyse la stratégie derridienne retracée dans Back from Moscow,
in the USSR (texte publié dans Moscou Aller-Retour, 1995), où Derrida choisit de ne pas raconter son
retour d'URSS en 1990, mais de s'appuyer sur les récits de Walter Benjamin (1926-27), d'Etiemble
(1934) et d'André Gide (1936) pour démontrer l'impossibilité de penser une démocratie à venir à partir
de ce type de « fort/da » (revenir chez soi à partir d'une patrie d'élection). Cette position de
désistement, d'« humilité philosophique » (p162), qui « déstabilise toute forme de récit présenté
comme confirmation d'une vérité politique en acte » (p164), fait écho au retrait de Benjamin « devant
l'exigence de dire, de prononcer, la vérité du moment présent de l'histoire, si cette exigence implique la
vérité d'un diktat, le prononcé d'un achèvement » (p165). Comme Benjamin, Derrida tient à ce que
« l'anticipation, la promesse, l'espérance, l'ouverture à l'avenir » aient lieu « dans la présentation de
l'œuvre » (Moscou aller-retour, p83). Et Georges Leroux de faire remarquer : « Derrida ne peut pas
éviter de lier son propre projet d'une résurgence de cette promesse au désir d'œuvre inscrit par
Benjamin dans son journal » (p167). A l'urgence de la prise de position politique en faveur de la
perestroïka, Derrida préfère le moment de l'écriture, celui où il rend compte de ce voyage devant les
étudiants d'Irvine.

3
Voir ci-après §3.2.2.1.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 224



3.2 Mort, vie, survie : la scène de l'œuvre.


3.2.1 La mort à l'œuvre

Dans l'analyse derridienne de l'écriture, la pensée de la mort est aussi une
théorie de la mort dans l'œuvre. Est écrit tout signe qui s'entend au-delà de la
disparition de l'auteur ou de l'émetteur, tout signe qui se lit malgré l'absence
totale du sujet, par-delà sa mort,1 après la perte de tout rapport avec son
intention ou son vouloir-dire. Ce qu'on entend ici par mort n'est pas sa
disparition ou sa finitude empirique; c'est que l'écriture, par essence, en droit,
évoque l'absence de celui qui parle. Dire "Je dis" ou "J'écris", c'est déjà être
absent, c'est déjà être mort. On retrouve la même logique dans une
formulation célèbre et difficile : La différance infinie est finie2. D'un côté, rien
ne peut arrêter le mouvement de la différance; et d'un autre côté, cette
différance, on ne pourrait la saisir que dans des termes finis, si on pouvait la
saisir. La pensée (infinie) ne cesse de se différer, de s'écarter de soi, et cet
écart ne peut se dire que par le concept qui la met à mort (finitude). Le
paradoxe de l'"homme", c'est qu'il ne peut vivre qu'en suppléant la nature, en
y ajoutant des organes artificiels, des artefacts qui objectivent le vivant, qui
en font une machine de mort3. S'il survit, ce n'est pas en tant que simple
vivant, c'est par les œuvres. Pour problématiser ce rapport étroit entre œuvre
e t mort, je m'appuierai sur le texte de Jacques Derrida intitulé « Spéculer –
sur “Freud“ », qui est issu du séminaire « la Vie la Mort » prononcé en 1975 à
l'ENS4 et publié en 1980 dans la Carte postale5.




3.2.1.1 La scène freudienne de l'écriture

« Spéculer – sur “Freud“ » se situe dans le prolongement de « Freud et la
scène de l'écriture ». Dans ce dernier texte, publié pour la première fois en
mars 19666, Jacques Derrida met en relation l'écrivain en général, et plus
particulièrement cet écrivain singulier qu'est Freud, avec le frayage "originel",
cette inscription psychique primordiale qu'il qualifie de trace ou d'archi-
trace. Pourquoi utilise-t-il, dans ces deux gestes d'écriture mis en parallèle et
en abyme, le mot scène? Pourquoi l'écriture aurait-elle lieu sur une scène?
Pour répondre à cette question, il faut en passer par un autre mot, l'œuvre.

"L'apparente extériorité de la censure politique renvoie à une censure essentielle qui lie
l'écrivain à sa propre écriture. S'il n'y avait que perception, perméabilité pure aux frayages, il
n'y aurait pas de frayage. Nous serions écrits mais rien ne serait consigné, aucune écriture ne

1
Jacques Derrida, La voix et le phénomène, op. cit., p104

2
Ibid p114

3
Séminaire La bête et le souverain, Volume 1, op. cit., pp50-53

4
A noter que ce séminaire est celui qui suit immédiatement la publication de Glas.

5
Jacques Derrida, La Carte postale de Socrate à Freud et au-delà, op. cit.

6
Republié dans L'écriture et la différence, op. cit. pp293-340.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 225



se produirait, ne se retiendrait, ne se répéterait comme lisibilité. Mais la perception pure
n'existe pas : nous ne sommes écrits qu'en écrivant, par l'instance en nous qui toujours déjà
surveille la perception, qu'elle soit interne ou externe. Le "sujet" de l'écriture n'existe pas si
l'on entend par là quelque solitude souveraine de l'écrivain. Le sujet de l'écriture est un
système de rapports entre les couches : du bloc magique, du psychique, de la société, du
monde. A l'intérieur de cette scène, la simplicité ponctuelle du sujet classique est introuvable.
Pour décrire cette structure, il ne suffit pas de rappeler qu'on écrit toujours pour quelqu'un;
et les oppositions émetteur-récepteur, code-message, etc., restent de forts grossiers
instruments. On chercherait en vain dans le "public" le premier lecteur, c'est-à-dire le
premier auteur de l'œuvre. Et la "sociologie de la littérature" ne perçoit rien de la guerre et
des ruses dont l'origine de l'œuvre est ainsi l'enjeu, entre l'auteur qui lit et le premier lecteur
qui dicte. La socialité de l'écriture comme drame requiert une tout autre discipline" (Derrida,
L'écriture et la différence, op. cit., p335).

Le décalage de l'archi-écriture (après-coup) se retrouve dans la


machinerie de l'œuvre. Pour écrire, un écrivain doit commencer par se lire; il
est donc son premier lecteur. Il écrit pour ce premier lecteur, premier
interprète. Celui qui écrit écrit donc sous la dictée de ce lecteur, qui est le
véritable auteur. Ce processus d'auto-affection, sans lequel il ne pourrait pas y
avoir d'écrivain, est aussi, selon Derrida, celui de la mise en route ou mise en
œuvre de l'appareil psychique. Cette comparaison n'est pas externe. Ce n'est
ni un exemple, ni une métaphore : c'est un rapport de structure.

Quand Freud renonce à toute description anatomique ou neurologique de


l'appareil psychique, l'écriture entre en scène1. C'est comme une scène de
théâtre, le rideau s'ouvre. Freud change de vocabulaire, il parle de signe,
d'inscription, de transcription2. Cette entrée en scène est différenciée : il y a
les métaphores du texte, et celles de la machine (dont le bloc magique3). Dans
l a Traumdeutung, le rêve est une mise en scène construite comme une
écriture. Pour Derrida, il s'agit bien d'une scène, qu'il compare à la scène de la
cruauté chez Artaud4. Les signifiants et signifiés ne sont pas donnés à
l'avance; ils sont créés sur la scène, par l'expression du corps verbal qui est
aussi un travail d'écriture. Il en est ainsi du déchiffrement freudien : il ne
traduit pas un sens, il le produit. Pour suggérer l'étrangeté des relations
logico-temporelles dans le rêve, Freud fait appel au rébus, au hiéroglyphe, à
l'écriture non phonétique. Ces éléments visuels ne sont pas des tableaux : ce
sont des mises en scène synoptiques, des résumés condensés, déplacés,
synthétiques, qui font cohabiter des éléments discordants. Une mise en scène
n'est pas une image; c'est une écriture figurée, un montage de
représentations, une "chaîne signifiante de forme scénique", le lieu
hétérogène, discontinu, d'une multiplicité d'instances, d'un espacement.

"Donc Freud nous fait la scène de l'écriture. Comme tous ceux qui écrivent. Et comme
tous ceux qui savent écrire, il a laissé la scène se dédoubler, se répéter et se dénoncer elle-
même dans la scène" (Derrida, L'écriture et la différence, op. cit., p338).

Près de dix ans après Freud et la scène de l'écriture, dans Spéculer – sur


1
Jacques Derrida, L'écriture et la différence, op. cit., p305.

2
Freud, Lettre 52 à Fliess, 1896.

3
Jacques Derrida, L'écriture et la différence, ibid, p297.

4
ibid, p312.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 226



“Freud“, Derrida continue à insister sur le mot « scène », mais en introduisant
une nuance : il passe de La scène de l'écriture à la scène d'écriture, comme si
désormais ce n'était plus l'écriture le personnage principal, mais la scène elle-
même. Ce qui entre en scène entre comme tel, en personne. Ce n'est pas un
principe, une tendance, c'est un élément, une fonction, un paradigme qu'on
peut raconter, comme le récit du Fort/Da du petit-fils de Freud, avec son
contexte, ses particularités.

De quelle scène (ou quelles scènes) s'agit-il? D'abord celle de l'appareil


psychique, celle de l'Esquisse, du Bloc magique ou des énergies dont il faut
empêcher ou refouler le passage : une scène de frayage, où les traces peuvent
faire retour. Ensuite, la scène de la cure, avec son actualisation, le transfert. Et
aussi un élement nouveau dans le texte derridien de 1975 par rapport à celui
écrit en 1966 : la scène singulière de ce livre intitulé Au-delà du principe de
plaisir, qui est un paradigme, voire une représentation, du texte freudien ou
d e l'œuvre de Freud en général. Ce livre-là met doublement en scène la
spéculation freudienne. D'une part, une spéculation gratuite, sans borne -
celle qui conduit à la pulsion de mort; et d'autre part, une spéculation
contrôlée, dominée par le principe de plaisir, calibrée pour que perdure
l'institution attachée au nom de Freud. Cette dernière scène est visualisable :
on y voit par exemple le fondateur qui distribue des bagues aux disciples, ou
encore le grand-père qui observe et interprète le Fort/Da de son petit-fils. La
scène de famille, voire généalogique, coexiste avec la scène d'écriture. Il y a
condensation, synthèse, comme Derrida l'explique dans le texte écrit de 1966.
Or tout cela, dit Derrida, de manière irréductible, "fait-œuvre"1. La mise en
scène et le "faire-œuvre" sont indissociables.




3.2.1.2 Irrésolution

Une des particularités de la scène d'écriture freudienne, que peut-être on
peut généraliser à toute œuvre, c'est qu'elle reste irrésolue2. Elle ne tranche
pas. Freud propose des explications, des concepts, il argumente, mais il reste
toujours au bord de la décision. Il pourrait, par exemple, dire que la pulsion
de mort (la tendance au retour au monde inorganique) gouverne le principe
de plaisir; mais il ne l'affirme pas. Il tient à préserver, malgré tout, ce principe.
Il ne prend pas position, sa thèse reste une athèse3. Derrida tire de cette
irrésolution une conséquence qui peut paraître étrange. Puisque sa

1
La carte postale, op. cit., p364. v. ci-après §3.2.1.4.

2
Ibid, pp423-4.

3
Ibid p297. « Athèse » est un néologisme créé par Jacques Derrida. Dans Au-delà du principe de
plaisir, Freud revendique ou annonce un type de "spéculation" spécifiquement psychanalytique, ni
philosophique, ni métaphysique. Il est question de la vie et de la mort, du plaisir et du déplaisir, de la
répétition. Pour aborder ces thèmes, ce qu'il présente n'est pas une théorie de type classique. Il n'est
question ni de science, ni de mythologie ou de poésie. Même s'il utilise partiellement certains modèles,
certains codes, il les déborde. L'hypothèse de Derrida (qui est elle-même une athèse), c'est que le
discours de Freud est performatif (p292), mais que ce que cet acte accomplit, sa singularité, son
originalité, c'est que, en excluant toute convention préétablie ou présupposée, elle atteste d'une théorie
qui répond d'un inanalysé ou d'un ininscriptible.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 227



spéculation ne s'arrête pas sur une conclusion, mais au point où il décide de
s'arrêter, c'est qu'il n'a pas à se justifier. Il ne succombe pas au discours, mais
se permet de trancher selon son bon plaisir1. Sa scène d'écriture se rapproche,
sur ce point, de la gratuité d'une œuvre. Aucun modèle préétabli, aucun code,
aucune convention, aucune instance, aucune philosophie, aucun concept
concevable (même scientifique, et même ses propres concepts, ceux qu'il
avait élaborés auparavant), aucun genre, ne prédétermine son texte.




3.2.1.3 Une synthèse : le fort:da derridien

L'exemple-type de “scène d'écriture“ (au sens derridien), choisi par Freud
lui-même, est le célèbre jeu dit du « Fort/Da » mis en œuvre et en scène par le
petit-fils de Freud, fils de sa fille Sophie, Ernstl2.

a. L'étonnant succès de cette observation faite par Freud sur son petit-fils
mérite qu'on s'y arrête, ne serait-ce que par la place centrale qu'elle occupe
dans l'histoire et la généalogie du mouvement analytique. Freud, dans cette
histoire, est à la fois observateur, narrateur, père, grand-père, fondateur de la
psychanalyse et analyste lui-même. Il remarque que, dans ce qu'il appelle un
jeu, le moment du plus grand plaisir3 est celui de la disparition de l'objet
(Fort), et non pas celui de sa réapparition (Da). L'important pour l'enfant
serait moins de récupérer la bobine (supposée par Freud représenter la
mère) que de maîtriser sa disparition (le plaisir d'avoir réussi, la pulsion
d'emprise). La dimension économique du principe de plaisir gouverne cette
interprétation.

b. Dans son premier séminaire (1953-54), Lacan explique que pour se


rendre maître de la Chose, l'enfant doit la nommer, la vocaliser, et qu'en la



1
Ibid pp402, 411. Vers la fin du chapitre VI d' Au-delà du principe de plaisir , Freud cite le mythe
platonicien de l'Androgyne, raconté par Aristophane dans le Banquet, sans en tirer de conclusion claire
sur la question qui le préoccupe, le rapport entre les pulsions érotiques (pulsions de vie) et les pulsions
de mort. Après la première phase de sa construction théorique (l'élargissement de la notion de
sexualité) et la seconde (le narcissisme), quel sera le contenu de la troisième (la compulsion de
répétition, la pulsion de mort)? Y croit-il lui-même? Dans un passage que Derrida qualifie de "post-
scriptum", Freud écrit : "On pourrait me demander si et dans quelle mesure j'adhère moi-même à ces
hypothèses. A cela je répondrai : je n'y adhère pas plus que je ne cherche à obtenir pour elles l'adhésion,
la croyance des autres. Ou plus exactement, que je ne saurais dire moi-même dans quelle mesure j'y
crois". Freud s'arrête à une certaine limite, devant un obstacle qu'il ne définit pas. Il ne répond plus de
ce qui se passe. Il ne veut plus, dit Derrida, s'acquitter d'aucune dette, il rejette toute responsabilité.
Après tout, ce qu'il a dit autour de la pulsion de mort, ce n'est que de la spéculation. Proposons, pour
commenter ce point, une citation de Jacques Derrida : "A toute objection chagrine, à toute tentative
d'intimidation scientiste ou philosophante, la réponse de Freud, je l'entends résonner ainsi, à mes
risques et périls, et je la traduis : "allez donc vous faire voir, mais ça me plaît, l'au-delà du principe de
plaisir tel est mon bon plaisir. L'hypothèse de la pulsion de mort, moi j'aime ça et surtout ça m'intéresse,
j'y trouve et donc j'y prends mon intérêt" (La Carte postale, op. cit. p411).

2
Ernst Halberstadt, qui avait hérité du nom de son père Max, est le seul descendant de Freud à être
devenu psychanalyste (à l'exception, bien sûr, d'Anna Freud). Il a choisi de se faire nommer Ernst Freud
quand il a commencé à exercer ce métier.

3
Freud, Au-delà du principe de plaisir , dans Essais de psychanalyse , Petite bibliothèque 1981, Payot,
p59

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 228



vocalisant, il la détruit1. Par ce meurtre originel, il entre dans le monde du
symbole2. Pour Lacan, ce n'est pas le tout autre qui est à l'œuvre dans le
masochisme primordial, c'est l'ordre du principe de plaisir lui-même. Mais
l'opération symbolique laisse un reste : la Chose détruite, innommée. Sur ce
point, les développements lacaniens ne sont pas éloignés de ceux de Derrida.

c. Derrida fait remarquer que Freud reprend à son compte le jeu du


Fort/Da, en s'identifiant à son petit-fils. Lui aussi (Sigmund Freud) jette un
objet, le principe de plaisir lui-même, pour mieux maîtriser son retour3 dans
sa famille (le lieu de la scène), sa pensée (sa spéculation théorique) et aussi
dans l'institution analytique qu'il a fondée et qui doit se réitérer après lui.

d. Si, au lieu de considérer comme successif le double mouvement de


rapprochement et d'éloignement du Fort/Da, on le considère dans son unité
o u sa duplicité4, alors l'opération du Fort/Da associe la dissociation et la
conjonction, la séparation et la dissémination. Derrida la compare à la
structure de l'hymen5, l'écrit Fort:Da, et la qualifie de messianique6. Par le
"jeu", la structure s'auto-institue7, elle s'éloigne en se rapprochant.

e. Hypothèse : le "jeu" du Fort:Da peut être interprété comme un


paradigme de l'œuvre en général. Derrida le lit comme un paradigme de
l'œuvre de Freud; nous pouvons le lire comme un paradigme de l'œuvre de
Derrida et généraliser cette lecture à toute œuvre.




3.2.1.4 Ce qui « fait-œuvre »

Dans le chapitre III d'Au-delà du principe du plaisir, Freud introduit ce qu'il
nomme une hypothèse, la compulsion de répétition. Cette compulsion serait
plus originaire, plus élémentaire, plus pulsionnelle que le principe de plaisir
(PP), mais son statut serait différent. Ce ne serait pas un principe ni une
tendance (comme le principe de plaisir ou plus tard la pulsion de mort), mais
u n e fonction. Toutefois cette fonction aurait une particularité : son
indépendance à l'égard du PP. La pulsion de répétition déborde le principe de
plaisir. Avec les rêves répétitifs, les traumas, les névroses de transfert, des
voix surgissent, automatiques, démoniques, chiffrées, secrètes, qui circulent
comme un testament qu'on s'enverrait à soi-même. Ce sont ces voix
ventriloquées, aussi familières qu'étrangères, unheimlich, que Derrida
nomme le "fait-œuvre" :


1
Jacques Lacan, Séminaire I, Les écrits techniques de Freud (Seuil), séance du 5 mai 1954.

2
Ibid, p196

3
Jacques Derrida, La carte postale, op. cit., pp323-325

4
Jacques Derrida, La vérité en peinture, p408

5
Jacques Derrida, La carte postale, p337. v. ci-après §3.4.3.2.

6
Jacques Derrida, Politiques de l'amitié, op. cit., p197

7
Jacques Derrida, La carte postale, op. cit., pp341-342

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 229



“L'élément de ce qui fait-œuvre, dans l'abîme où s'opèrent les répétitions, saisit
l'esthétique dominée par le PP, celle que Freud évoque encore à la fin du deuxième chapitre
et à laquelle il n'a jamais renoncé. Le fait-œuvre saisit cette anticipation esthétique sans se
laisser par elle ressaisir. Il est plus "originaire" qu'elle, il en est "indépendant" : on peut le
décrire dans les termes mêmes par lesquels Freud ailleurs décrit l'au-delà du PP. Et il
constitue l'élément de la scène d'écriture, de l'"œuvre" intitulée Au-delà du principe de plaisir,
dans ce qu'elle a de plus saisissant et de plus insaisissable, d'abord par celui qui a cru y
apposer le sceau des Freud en entendant des voix" (La Carte postale, op. cit. p364-5).

Jacques Derrida insiste sur le thème de l'œuvre en mettant en italiques


fait-œuvre et entre guillemets le mot "œuvre". L'"œuvre" dont il est question,
celle dont Freud a choisi le titre, Au-delà du principe de plaisir, présente les
caractéristiques du fait-œuvre : elle ne se laisse pas ressaisir par
l'"esthétique" du principe de plaisir. Esthétique, ici, vaut pour œuvre d'art : le
fait-œuvre n'a aucune des qualités d'idéalité ou de stabilité qu'on pourrait
attribuer au principe de plaisir. Ce que fait Freud n'est pas le travail d'un
artiste, comme il l'affirme lui-même fermement pour répondre à Havelock
Ellis1. Ce qu'il fait n'est pas sans affinité avec ces voix qui parlent plusieurs
langues hétérogènes, y compris celles des mathématiques, des ordinateurs ou
de la science. Le fait-œuvre a pour nom, chez Freud, spéculation. La
spéculation, comme la compulsion, est toujours excessive.

Dans le chapitre suivant, le IV, Freud se libère, sa spéculation se déchaîne.


Ce que Derrida appelle le "fait-œuvre" apparaît comme tel. La compulsion de
répétition peut se combiner ou se croiser avec le principe de plaisir, mais elle
peut aussi ouvrir l'hypothèse d'un "au-delà". Le "fait-œuvre" met en question
l'autorité du principe de plaisir comme tel. Ce qui arrive reste obscur, "ça" ne
peut pas se déterminer sous les vocables d'énergie libre ou de processus
primaire, "ça" ne peut pas non plus être nommé, même pas sous le nom de
"pulsion de mort", mais il faut quand même le laisser venir. La spéculation
freudienne présuppose la dimension du retrait.

Freud, d'ailleurs, dans Au-delà du principe de plaisir, se serait déjà absenté.


Il aurait renoncé à toute vérité, ne serait déjà plus présent dans ce qu'il écrit.
Il aurait laissé, avec ce texte, u n e scène d'écriture, un testament2. C'est
désormais l'héritier, livré à lui-même, qui porte le nom de Freud3. C'est lui qui
soutient l'œuvrance, qui a la charge de survivre.




3.2.1.5 La scène stricturale

On peut définir la stricture4 comme un mouvement qui enserre en laissant

1
v. ci-après §3.2.1.7.

2
Jacques Derrida, La carte postale, op. cit., p375. S'agissant de la compulsion de répétition, le
premier légataire, c'est Freud lui-même. Freud est mort, mais pas son legs, il a institué un mouvement
sans limite. Son nom, garanti par sa signature, lui survit. Il suffit de le prononcer pour que sa dictée
continue. C'est lui (le nom) qui fait écrire, et même la limite de l'auto-analyse peut être franchie

3
Comme dans la phrase de Celan : Die Welt ist fort, ich muss dich tragen commentée ci-après dans le
§3.2.3.

4
Dans les textes publiés de Derrida, le mot stricture apparaît pour la première fois dans Glas (1974).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 230



jouer les limites, en laissant agir des facteurs imprévus, ou encore en laissant
se déployer, à son bord, une matière idiomatique, une limitrophie hétérogène.
Pour chaque œuvre, Jacques Derrida met en jeu ce mouvement stricturel (si
l'on peut oser cet adjectif ) – lequel n'est pas séparable de la lecture qui,
chaque fois, mobilise l'œuvre.

a. Structure et stricture.

L a stricture diffère de la structure par une lettre, le "i", une lettre plus
légère, plus aérienne que le "u" par sa forme, son mouvement, sa tension, la
variabilité qu'elle ouvre. La stricture peut serrer ou desserrer les liens, saisir
ou dessaisir, introduire des écarts horizontaux ou verticaux. Elle se détache
du corps de la lettre comme le point sur le (i), selon un type de lien qui, dans
le même mouvement, dissocie du propre1 et dissémine l'unité2. Elle n'est
pourtant ni vague ni instable. Par sa stricte exigence de rigueur - exigence
qu'on trouve dans le mot (strict) et aussi dans ses dérivés : striction,
astricture, déstricturation, restricturation..., la stricture se rapproche de la
structure. Elle est un hymen qui trouble, unit le strict et le lâche. Son
ambiguité n'est pas dissociée de sa sonorité. On la retrouve par exemple dans
l e son GL de Glas, qui exige un certain resserrement de la langue3, un effort,
un affect, une pliure, pour être prononcé, avant qu'une voyelle ne vienne le
relâcher soudainement.

b. Le lien.

Pour nommer la stricture, Jacques Derrida privilégie les figures du lien :


ligament, corde, tresse, bande, texture, câble, sangle, cordes, y compris les
cordes des instruments de musique, celles qui permettent de régler le
rythme, la hauteur du ton4 et la qualité du timbre. En tant que lien, la stricture
est toujours déterminée (stricte), mais elle peut être tendue ou détendue, elle
peut aussi être remplacée, substituée, déborder son intériorité par des envois
ou des représentants.

Le mot binden (lier en allemand), avec son "i", est associé par Derrida à un
mot français, la bande. De même qu'il peut y avoir double bind (injonction
paradoxale... en anglais), il peut y avoir double bande5 : prolifération des
marges entre deux textes, entre linéarisation et délinéarisation. Pour tout
texte, entre deux désirs inconciliables, il peut y avoir double bande, bande

Il est utilisé à de nombreuses reprises dans les textes des années 1975-78, notamment dans Spéculer -
sur "Freud" (1975, in La Carte Postale) et dans Restitutions (1978, in La Vérité en peinture). Il n'apparaît
ensuite que de manière plus restrictive, pour des raisons qu'il n'y a pas lieu d'analyser ici.

1
Jacques Derrida, La Dissémination, p345

2
Ibid p346

3
Charles Ramond, La déconstruction, Ed Livre de Poche, 1997, p16

4
Jacques Derrida, D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie (Paris, Galilée, 1983), pp25-
2 6 . Stricture est un mot inventé avec l'écriture de Glas. Il en forme, dit Derrida "à la fois le thème et
l'instrument, la corde". Ce qui se dit sous ce mot, dans Glas (1974) et aussi dans la Carte postale (cartes
envoyées entre 1977 et 1979), c'est un ton [une tonalité unique, singulière], une tension qui traverse la
différence tonique et tonale, "l'écart, les changements ou la mutation des tons".

5
Jacques Derrida, Glas, op. cit., p77bi

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 231



contre bande. Cet entre-deux, entre séparation et réparation, est aussi celui
de la différence sexuelle1 (différer sans dissocier, diviser sans trancher,
interrompre et enchaîner).

c. Une définition à partir de Freud.


Freud utilise le verbe allemand binden et ses dérivés pour décrire


l'opération de liaison des énergies attribuée à l'appareil psychique. Avec la
stricture, il ne s'agit pas seulement de lier, mais de bander, avec toute
l'ambiguité érectile de ce mot, de serrer, d'enchaîner les énergies libres au
service du principe de plaisir. Lier, c'est faire chuter l'énergie, délier, c'est
prendre le risque qu'elle s'accroisse de manière incontrôlable. Serrer, ce n'est
pas seulement maintenir ou fixer, c'est aussi transférer, acheminer, propager.
L a stricturation est une opération à la fois refoulante et disséminante, que
Derrida associe au concept ou quasi-concept qu'il privilégie dans ces années-
là : la différance.

Cette stricture différantielle2, il la retrouve dans les hypothèses de Freud


sur le rapport entre principe de plaisir et pulsion de mort, et aussi dans le
mouvement même de ce livre singulier qu'est Au-delà du principe de plaisir,
qui multiplie les angles sous lesquels on peut entendre les pulsions de mort,
sans en tirer de conclusion définitive : un bel exemple de stricture.

Freud, dans sa spéculation métapsychologique sur l'Au-delà du principe de


plaisir (1920), distingue trois termes :

- le principe de plaisir (PP),


- le principe de réalité (PR),


- la pulsion de mort (PM).


Considérées isolément, ces limites idéales que sont PP et PR sont


destructrices, mortelles. Le principe de plaisir seul conduirait à la mort s'il ne
tenait pas compte de la réalité3; et le principe de réalité seul y conduirait
aussi, s'il se séparait du plaisir, du désir, de la jouissance. Le processus
psychique, vivant, effectif, se situe entre les deux (c'est ce que Derrida appelle
la différance). Mais entre les deux, il n'y a rien de présent, si ce n'est une
racine commune, le principe de plaisir, différante.

Dans les trois termes, les pulsions de mort sont inscrites, déjà à l'œuvre.
"Cette structure à un-deux-trois termes, c'est la mort" écrit Derrida4. On peut
dire en le paraphrasant que ce "un" dissocié, néanmoins un, est engagé dans
u n rapport auto(-hétéro)-affectif à lui-même5. Les trois termes sont le même

1
Jacques Derrida, Fourmis, op. cit., p76. Il y a de la séparation dans le mot "sexe" (section, apparenté
à insecte), mais c'est une séparation qui fonctionne au-delà de toute arithmétique, une séparation qui
n'oppose pas le séparé au non-séparé, une séparation qui différencie sans dissocier, qui divise sans
trancher (stricture).

2
Jacques Derrida, La Carte postale, op. cit. p373

3
Ibid. pp314-317

4
Jacques Derrida, La Carte postale, op. cit., p305

5
Ibid p303

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 232



en un. Le PR apparaît comme l'autre du PP, la PM apparaît comme l'autre du
PP, mais aucun des deux ne s'y oppose directement. Ils sont dans un rapport
d'altération, ou d'altérité, immanent au principe de plaisir. Et même si l'on
considère le quatrième terme introduit par Derrida, la différance, elle n'est
qu'un "plus" ou un "moins" par rapport aux principes : "Les trois termes -
deux principes plus ou moins la différance - n'en font qu'un, le même divisé,
puisque le second principe (de réalité) et la différance ne sont que les "effets"
du principe de plaisir modifiable"1. Si les pulsions sexuelles elles-mêmes, ces
forces sauvages, rebelles, étrangères à l'économie, ces pulsions qui résistent à
la liaison et aussi à leur propre conservation, conduisent à la mort, alors
comment l'arrêt de mort peut-il être évité? Par ce desserrement que la
stricture engage.

d. Autre essai de définition, toujours à partir des Souliers de Van Gogh : de la


peinture à la pointure.

Rappelons le titre du quatrième texte de La Vérité en peinture :


« Restitutions, De la vérité en pointure » (et non pas peinture). Il reste à
analyser ce jeu de mots.

Une pointure, au sens le plus courant, est une unité de mesure exprimée
en points, utilisée pour les chaussures, les gants et les chapeaux. "Trouver
botte à sa pointure", c'est trouver quelque chose ou quelqu'un qui
corresponde exactement à ce que l'on recherche. En citant le Littré2, Derrida
attire l'attention sur l'étymologie du mot : "Synonyme ancien de piqure". En
imprimerie, c'est une "petite lame de fer qui porte une pointe et qui sert à
fixer sur le tympan la feuille à imprimer"; ou "un trou qu'elle fait dans le
panier". La signification du mot est double :

- un ajustement, une correspondance - comme il y a "correspondance"


(dans les deux sens du terme) entre Heidegger et Schapiro3. Attribuer une
pointure à une œuvre, c'est lui assigner un nom, lui attribuer un sujet (ou
l'attribuer à un sujet), la lacer autour de points strictement déterminés,
l'appointer (lui donner rendez-vous). C'est établir un contrat d'appropriation,
d'identification. Chacun chausse l'œuvre à sa pointure, ou plutôt à ses
fantômes, à son inconscient ou à l'inconscient de l'autre.

- une pointe, un trou qui contribue à l'ajustement, tout en laissant une


certaine ouverture. Sous cet angle, la pointure peut être rapprochée de ce que
Derrida appelle dans le même texte (et dans d'autres) une stricture. La
pointure (au sens de piqure) troue la toile, elle pique sa surface, la traverse, et
revient sur elle-même pour fermer le cercle, tout en le laissant entr'ouvert.
Dans le tableau le plus célèbre de Souliers de Van Gogh, le lacet ouvert est
dessiné à la place de la signature.

- mais il y a, dans la description derridienne, une troisième signification.


Par rapport à la chaussure peinte, le lacet passe par l'oeillet et devient


1
Ibid p304.

2
Jacques Derrida, La vérité en peinture, op. cit., p291.

3
Ibid pp320-322.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 233



invisible avant de revenir au regard (première "pointure"). Il est dans/hors la
chaussure, il s'approche et s'éloigne, comme dans le Fort/Da de Freud1. Ce
lacet passe aussi, pour le regardeur, de l'autre côté de la toile (deuxième
"pointure"). Ces deux pointures, selon Derrida, n'en font qu'une. En plus des
deux pointures dont le sens est conventionnel, se met en place une autre
pointure, double, supplémentaire, une autre texture d'invisibilité qui, dans
l’œuvre même, subvertit les limites.

L’aporie est irréductible. On ne peut la résoudre ni par pointure. ni par


pointe. Le mot est choisi par Derrida pour son ambigüité: un sens courant (la
pointure d’une chaussure), un sens plus rare, spécialisé (la piqure), et un
troisième sens, plus instable. Le principe à l’œuvre (inconditionnel), c’est qu’il
est impossible de suturer la pointure. On ne peut que la recoudre, l’entrelacer,
laisser opérer son débordement.




3.2.1.6 Une graphique de la différance

On peut associer la stricture à un autre mot qui n'est jamais avancé par
Derrida comme concept, mais loin d'être absent du texte derridien : création.
Que se passe-t-il en effet dans le mouvement de stricture inarrêtable où
plaisir, réalité et mort produisent quelque chose? Pourquoi ajouter un
quatrième élément (la différance) à ces trois termes freudiens ? On connaît la
place privilégiée de ce que Derrida appelle la logique du quatre : une mise en
abyme du dédoublement, qui dédouble la dyade et met radicalement en
question l'horizon ternaire qui prévaut dans la philosophie ou la
psychanalyse. Le quatrième côté, tel qu'il est décrit dans La Dissémination2,
est invisible, indéchiffrable. C'est une ouverture, un trou dépourvu de tout
point d'arrêt. En démontant le vieux théatre représentatif, il oblige à rester
dans l'incertitude.

Dans le "1, 2, 3 en un" qui, chez Freud, diffère sans cesse l'arrêt de mort, le
quatrième terme n'est pas nommé. Ce que "ça donne", ce processus, ce qu'"il
y a", ce à quoi ça aboutit et qui n'est même pas présent, effectif, c'est une
transaction, un compromis qui finit, quoiqu'il arrive, par aboutir à la mort.
Derrida appelle cela une graphique3 : une altérité irréductible, spéculative,
ininscriptible comme telle, mais qui s'inscrit quand même à même le principe
de plaisir4. Cette altérité est un autre absolu, un tout autre.

"Parce que le principe de plaisir (...) ne passe de contrat qu'avec lui-même, ne compte et
ne spécule qu'avec lui-même ou avec sa propre métastase, parce qu'il s'envoie tout ce qu'il
veut et ne rencontre en somme aucune opposition, il déchaîne en lui l'autre absolu" (La Carte
postale, p302).

"Le principe de plaisir revient toujours à lui-même, se modifie, se délègue, se représente

1
Ibid p408

2
Jacques Derrida, La dissémination, op. cit., pp391-2

3
Jacques Derrida, La Carte postale, op. cit., pp304-308

4
Ibid, p303

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 234



sans jamais se quitter. Sans doute dans ce retour à soi la hantise d'un tout autre se laisse-t-
elle, nous l'avons démontré, strictement impliquer" (La Carte postale, p314).

Dès qu'une œuvre est lâchée, donnée, elle commence sa dispersion. Morte
et oubliée, l'instance donatrice – qu'on le nomme auteur ou que cette
instance renvoie à tout autre qui aurait cette place - est remplacée par une
signature, une date, une légende. Plus jamais l'œuvre ne reviendra à son point
de départ. Tout ce qui l'encadrait et l'encerclait part en fumée, en cendres1.
C'est là, dans la dissémination destructrice de la mort à l'œuvre, que l'héritage
de la pulsion de mort prend sa forme énigmatique. On peut choisir le mot de
création pour la nommer, ou celui d'œuvrance, ou encore un autre mot.

Au terme d'Au-delà du principe de plaisir (1920), la pulsion de mort n'est


pas (ou plus) pour Freud une hypothèse ni une thèse qu'on puisse discuter.
Ce n'est pas non plus un principe, comme le principe de plaisir ou de réalité,
dont on puisse trouver des traces. C'est une nécessité, une pulsion
irréductible et originaire qui ne laisse pas d'archive. Anarchivique2, elle
détruit ses propres archives. Opérant toujours, comme la peinture, en silence,
elle n'est jamais présente en personne, ni en elle-même, ni dans ses effets, à
une exception près : quand elle met son manteau érotique, quand elle se
maquille à même la peau, quand elle se déguise, se présente en idole ou
comme vérité en peinture. Son nom obscur est alors : beauté.




3.2.1.7 L'inscription du nom

Le psychologue Havelock Ellis soutenait que Freud était un grand artiste,
et non pas un savant. Cette thèse implique que la psychanalyse soit définie
comme une œuvre - et même une œuvre d'art -, et non pas comme une
science. Le 12 janvier 1920, dans une lettre à Jones, Freud réagit fermement
contre cette thèse. Il pense que, "dans quelques décennies", son nom sera
oublié, mais ses découvertes subsisteront. Presque un siècle plus tard, il
semble que ce soit Havelock Ellis qui ait eu raison. La psychanalyse reste
attachée au nom de Freud, et son caractère scientifique n'est nullement
démontré. Mais peut-être Freud, lui-même, déjà, à l'époque, s'efforçait-il,
peut-être inconsciemment, de maintenir la pérennité de son nom3. Il
continuait à penser que la psychanalyse devait lui rendre des comptes, à lui.
Lorsqu'il a introduit la pulsion de mort dans Au-delà du principe de plaisir, il
l'a fait dans un contexte familial, en empruntant l'exemple du Fort/Da à son
petit-fils, Ernst. En spéculant ainsi, en s'assurant que sa spéculation
reviendrait à la tradition qu'il avait réussi à fonder, la psychanalyse. en
introduisant un facteur généalogique ou autobiographique, c'est le caractère
scientifique de la psychanalyse qu'il contribuait à ruiner.

"Or la spéculation aura consisté - peut-être - à prétendre payer d'avance, aussi cher qu'il


1
Jacques Derrida, Donner le temps, op. cit., p133

2
Jacques Derrida, Mal d'archive, op. cit., pp24-25

3
Jacques Derrida, La carte postale, op. cit., pp323-325

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 235



faudra, les charges d'un tel retour à l'envoyeur. Le calcul est sans fond, la dévaluation ou la
plus-value abyssales en ruinent jusqu'à la structure" (Derrida, La Carte postale, op. cit.,
p353).

Que les enfants puissent disparaître avant les parents était pour Freud une
monstruosité. C'est pourtant ce qui lui est arrivé avec la perte de sa fille
préférée Sophie (1920) et de son petit-fils préféré Heinerlé (1923). Cette
expérience qui l'avait pris par surprise, la pire qu'on puisse imaginer (le mal
radical), il ne voulait pas la revivre avant sa mort. Mais que dire de son autre
enfant, la psychanalyse? Risquait-elle de disparaître avant lui?

"Qu'il ait espéré cette survie de la psychanalyse, c'est probable, mais en son nom, la survie
à la condition de son nom : par quoi il dit le survivre comme le lieu du nom propre" (Derrida,
La Carte postale, op. cit., p355).

Ce qui vaut pour la psychanalyse vaut-il aussi pour la déconstruction? A-t-


elle déjà disparu du vivant de Derrida, et ne peut-elle survivre que comme
effet de nom propre? Beaucoup d'études sont encore rédigées ou publiées
autour des textes qu'il a signés de son nom. Mais, en sanctifiant ce nom, ces
analyses, ces commentaires1, ne font-ils pas de la déconstruction une valeur ?
N'ont-ils pas pour résultat de le transformer en « auteur classique »? Ou bien
- pire encore, cette reconnaissance n'efface-t-elle pas son œuvre? Derrida
nous met devant une tâche impossible : faire survivre la déconstruction, c'est
y abolir son nom; mais abolir son nom, c'est donner cours à ce qui suscitait
chez lui le plus grand effroi. Selon Derrida, ce n'était pas le petit-fils de Freud
qui jouait au jeu de la bobine, c'était lui-même, et cette bobine n'était qu'un
substitut du principe de plaisir. Premier temps : Freud éloigne ce principe, il
prend ses distances avec lui - ce qui semble lui apporter un certain plaisir.
Deuxième temps : cette séparation lui fait peur, elle l'angoisse, et il
s'empresse de tirer sur le fil, de le rapprocher de lui. Il commence par se
méfier du plaisir de ce jeu dangereux, il est tenté d'abandonner son œuvre,
cette spéculation finalement trop incertaine. Mais cela ne dure pas. Il revient
à la maison, chez soi. Il rend au principe son autorité, et le voilà qui défend
vigoureusement son œuvre, sa généalogie.

Le jeu de Freud est un jeu d'écriture. Il spécule en écrivant. L'argument


n'est pas seulement théorique. Son enjeu est la psychanalyse elle-même, le
mouvement psychanalytique. En travaillant cette scène illisible pour autrui,
en laissant le reste ou la restance de cette scène travailler en silence, en
laissant s'exercer sur le lecteur la fascination de cette histoire de bobine,
Freud accentue sa dimension testamentaire. Il lègue cette histoire à ses
successeurs pour que se multiplient à son propos les clivages, conflits,
divisions et alliances. Ainsi les successeurs pourront mourir (eux aussi),
tandis que son œuvre, c'est-à-dire son nom2, survivra.


1
Y compris la présente « thèse ».

2
Dans son livre intitulé Des mots à l'œuvre (1979), Jean-Michel Rey attire l'attention sur le nom de
Freud (die Freude, la joie). Ce nom peut être rapproché du nom utilisé pour le principe de plaisir, die
Lust. La singularité de l'œuvre freudienne serait alors rapportée à ce sémantème (un nom à l'œuvre, dit
Robert Pujol). Mais l'approche derridienne est différente : si le nom est divisible, multiple, il ne peut
être rapporté à un sens privilégié (cf Les Fins de l'homme, 1981, op. cit. pp196-197). Le nom à l'œuvre
implique la dissémination du nom, au-delà de l'œuvre.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 236



Il nous est impossible, après que Derrida lui-même ait démonté cette
logique, de l'ignorer. Après tout, c'est aussi la logique de l'œuvre.




3.2.1.8 « Je peux faire une œuvre » : la scène des pulsions

Pour désigner la pulsion selon lui la plus originaire, la plus irréductible1, la
plus méta-conceptuelle, la plus métalinguistique, Derrida parle de pulsion de
pouvoir2. Cette pulsion opérerait avant tout pouvoir constitué, par
l'affirmation performative d'un "je peux". Avoir le droit de dire "je peux", ce
serait l'origine, le principe, de tout pouvoir, c'est-à-dire du toute stratégie du
possible qui neutralise l'altérité de l'événement. Derrida va plus loin encore
dans cette primauté accordée à la pulsion de maîtrise ou d'emprise : en
position de prédicat transcendantal, c'est elle (et elle seule) qui, dans le
discours, permettrait de définir la pulsion de mort3, une tâche que Freud avait
préféré interrompre, la laissant à la spéculation de l'autre.

La pulsion d'emprise gouvernerait, selon Derrida, le rapport à soi de la


pulsion. Cette pulsion des pulsions, qui est aussi une pulsion sadique, une
pulsion de destruction ou de cruauté, cette pulsion qui tend à dominer
violemment l'objet, à exercer sur lui son pouvoir, à détruire sa propre archive
(pulsion anarchivique), est aussi, paradoxalement, celle de l'archonte. Pour
commander, pour exercer son autorité, il faut maîtriser l'archive, la mettre en
ordre, l'institutionnaliser, la consigner et l'idéaliser en un corpus ou un
système. En ce point, la question du mal radical se croise avec celle de
l'œuvre.

Le paradoxe de cette proposition derridienne, rédigée sur le mode


affirmatif du "il y a", c'est que la pulsion de pouvoir est à la fois dérivée de la
pulsion de mort et la principale représentante du principe de plaisir. C'est
une sorte de trait d'union entre les deux, à cette place qu'on pourrait qualifier
de "stricturale" où le principe de plaisir trouve sa source dans la pulsion de
mort, sans cesser d'être distinct de lui, indépendant de lui. Derrida affirme
cela de manière tranchée, presque brutale.

"Elle nous intéresse d'autant plus que, irréductible à aucune autre, elle semble avoir part
à toutes les autres" (La Carte postale, p430).

"Si une telle pulsion de pouvoir existe, si elle se voit reconnaître une spécificité, il faut
bien admettre qu'elle joue un rôle très original dans l'organisation la plus "méta-
conceptuelle" et "métalinguistique", la plus "dominante" précisément du discours freudien"
(p431).

"La pulsion du pouvoir postal est plus originaire que le PP et indépendante de lui. Mais
aussi bien elle reste la seule à nous permettre de définir une pulsion de mort, et par exemple
un sadisme originaire" (p432).

Dans un livre qui commence par l'hypothèse de l'athèse, cette suite de



1
Jacques Derrida, La carte postale, op. cit., pp430-431

2
Jacques Derrida, Etats d'âme de la psychanalyse, op. cit. p47

3
Jacques Derrida, La carte postale, op. cit., pp432

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 237



propositions affirmatives est on ne peut plus thétique. On peut se demander
ce qui pousse Derrida à s'engager ainsi dans une série d'axiomes, ou il semble
définir lui-même ce qui est le plus général, voire le plus transcendantal. Pour
qu'il aille dans ce sens, semblant se désintéresser du jeu subtil des paradoxes
et des apories auquel il nous a habitués, il faut une motivation forte, une
exigence impérieuse. Peut-être cette motivation pourrait-elle être un
questionnement sur le mal radical. La question serait : Quelle est la racine du
mal radical?1 Et la réponse, puisqu'ici Derrida s'autorise à répondre, serait : le
plus original, le plus irréductible, c'est la pulsion de pouvoir, avec son sadisme
et sa cruauté. Pas plus que Freud (qui en a parlé ouvertement, sans alibi), il
n'a besoin de se justifier. L'un comme l'autre peut procéder par affirmation,
selon son bon plaisir : c'est un axiome. Mais ce n'est pas le dernier mot. Une
autre scène, indéchiffrable, excède cet énoncé et se manifeste, entre autres,
comme scène de l'œuvre.

Prendre le droit de dire "Je peux", convoquer une séance inaugurale, des
Etats généraux, c'est l'attribut du pouvoir, ce qu'a pu faire le roi de France en
1788 et aussi ceux qui après cette convocation ont changé les règles du jeu,
ont instauré l'égalité entre les députés. C'est aussi ce qu'a fait Freud quand il
a convoqué le premier congrès de l'Association Internationale de
Psychanalyse (1910). Qui pourrait, aujourd'hui, convoquer des Etats
généraux au-delà de l'Etat-Nation? demande Derrida. On ne convoque ce type
de réunion que "dans les moments critiques, quand une crise politique
appelle une délibération, et d'abord une libération de la parole en vue d'une
décision d'exception qui devrait engager l'avenir"2.

Et pourtant, pour "fonder" une éthique, un droit et une politique capables


de se mesurer aux événements du siècle, ce n'est pas vers la pulsion de
pouvoir qu'il faut se tourner. Certes, comme le dit Freud, les pulsions de
cruauté, de pouvoir ou de souveraineté sont impossibles à éradiquer. Mais il
ne s'agit pas de les combattre avec leurs moyens. Il s'agit de trouver des
détours, des voies indirectes, des transactions, des ruses, pour faire jouer la
force d'Eros contre la pulsion de mort, pour limiter le déchaînement, la
déliaison par d'autres liens, d'autres tâches, celles de la culture. S'il s'agit de
commencer, c'est vers d'autres "principes" qu'il faut se tourner - au-delà de la
pulsion de mort.

Par ses stratégies du possible, le pouvoir neutralise l'altérité de


l'événement. Mais le "Je peux" performatif sur lequel il se fonde peut aussi
déclencher d'autres événements, inattendus et irréductibles à l'ordre du
symbolique : l'œuvrance.









1
Le syntagme "racine originaire" est utilisé dans le texte où la pulsion de pouvoir est définie. Cf La
Carte postale, op. cit., p432.

2
Jacques Derrida, Etats d'âme de la psychanalyse, op. cit., p68.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 238



3.2.1.9 Transgresser l'économie : le septième chapitre

Nous arrivons au terme de l'analyse de Spéculer sur « Freud ». Ce texte est
une analyse serrée du livre de Freud, Au-delà du principe de plaisir. Il est
composé de quatre parties, contenant chacune trois sous-parties, ce qui, en
comptabilité simple, devrait faire douze. Mais curieusement la quatrième
partie est intitulée "4. Sept : Post-scriptum"1. Ce titre étrange ne renvoie pas
au septième chapitre du livre de Derrida, mais au septième chapitre du livre
du Freud, qui est précédé (à la fin du sixième chapitre) par un passage que
Derrida qualifie de "post-scriptum" - comme si le livre de Freud était déjà
terminé, quelques pages avant la fin de cet avant-dernier chapitre2. Mais
"sept" vient ici pour le nombre de jours de la semaine. A un moment donné,
d'un seul coup, Freud arrête sa spéculation. Il dit "Ça suffit!" et laisse, sans
conclure, au lecteur le soin d'interpréter ce qu'il a écrit. Ce geste est celui du
dernier jour de la création biblique, le jour du retrait, du repos, quand Dieu
laisse à l'homme la responsabilité du dernier mot. Derrida répond à cette
injonction, il interprète le texte de Freud. Selon lui, on ne peut écrire sur la
plus silencieuse des pulsions, la pulsion de mort, qu'en s'interrogeant sur un
commencement qui, irréparablement, s'est retiré. Le souci freudien de
restaurer l'origine ne peut qu'échouer. Mais Freud n'en reste pas à ce souci.
En reprenant à son compte le jeu de son petit-fils, il jette à son tour une
bobine, il l'éloigne, créant ainsi le mouvement de retrait qui spécifie sa scène
d'écriture.

Pour l'œuvre marquée par le retrait, Jacques Derrida a introduit, comme




1
Jacques Derrida, La carte postale, op. cit., p413

2
Derrida insiste sur la "composition étrange" d'Au-delà du principe de plaisir (La Carte postale, op.
cit., p320), qu'il analyse chapitre par chapitre : I. La spéculation de Freud, qui annonce qu'il n'a pas
encore commencé à spéculer (p320), mais qu'il s'agit néammoins d'une spéculation sur l'origine. II.
Début de sélection des traits pertinents au point de vue économique (p320), par le jeu du Fort/Da (son
petit-fils) et la névrose traumatique (son gendre). III. Introduction de la compulsion de répétition, dans
son rapport avec le transfert. Un progrès s'annonce, mais ce n'est qu'une promesse (p359). On est
toujours dans l'économique, on tient les comptes du principe de plaisir. IV. C'est le "grand jour", où
Freud se permet de commencer à spéculer de façon affranchie (p318), libérée. Il commence par justifier
les comptes qu'il est en train de rendre. Quelles sont les limites du principe de plaisir? Quelles sont ses
frontières? Autour de la métaphore de la "bulle" psychique et du traumatisme, ce moment singulier où
les frontières sont rompues, il avance une hypothèse obscure, elliptique, sur une force inconnue qui
précède le principe de plaisir. V. La portée de l'hypothèse du chapitre précédent est étendue aux
excitations d'origine interne, aux pulsions, à cette énergie non liée dont la nature est inconnue. Cette
partie du texte est la plus riche, la plus active et aussi la plus obscure. Les concepts atteignent leurs
limites, ils sont brouillés (p372). Une indécision affecte les principes de plaisir et de réalité. C'est ici
que, avec le jeu des décalages pour arriver au but ultime (la mort), Freud s'approche le plus de ce que
Derrida appelle la stricture différantielle. Mais il ne s'engage toujours pas dans la définition d'un
concept saisissable, qui serait la pulsion de mort. VI. Dans ce chapitre, Freud interroge la biologie,
polémique contre Jung, mais ne peut pas cacher un certain embarras. S'il acceptait la primauté de la
pulsion de mort, il légitimerait une logique "moniste" dont il ne veut pas - car toute sa doctrine repose
sur l'existence de pulsions sexuelles (la libido) distinctes des pulsions du moi, de pulsions de vie
distinctes des pulsions de mort. Mais avant la fin du chapitre, dans un étrange post-scriptum, il renonce
à convaincre. Oui dit-il, je crois à la pulsion de mort, c'est ainsi, c'est mon bon plaisir. Et maintenant je
me retire, à vous de jouer. VII. En ce chapitre, très court, Freud reprend l'ensemble des questions :
énergie liée /non liée, plaisir / déplaisir, primaire / secondaire, etc, mais sans rien dire de plus. Comme
dans les dernières pages du chapitre VI, il s'arrange pour que le problème reste irrésolu. Il ne tranchera
pas, il boitera plutôt, une façon de se reposer, de dégager sa responsabilité, de laisser au lecteur le soin
de conclure.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 239



on l'a vu, le mot stricture. Dans Spéculer sur Freud, il propose une autre
présentation, encore plus bouleversante car elle touche à la pulsion de mort
comme entrée dans l'œuvre freudienne et dans la sienne propre, l'œuvre
derridienne. Ce qu'il nomme graphique de la différance, découvert dès
L'Ecriture et la différence (1967) dans la scène d'écriture freudienne, est
introduit par une sorte de triplement des modalités de l'œuvrance à partir de
l'œuvre-jeu de son petit fils : le oooo-aaaa de Ernstl, le Fort/Da de Freud et le
Fort:Da de l'hymen derridien s'organisent dans Spéculer - pour "Freud" en
stricture qui se lie elle-même (1, 2, 3 en un). Ils sont désormais tous trois
réécrits, indissociables. On peut analyser ces trois œuvres, mais pour aucune
des trois, on ne peut s'arrêter à une thèse. En tant qu'œuvres dignes de ce
nom, athèses, spéculations obliques hantées d'avance, comme le principe de
plaisir, par le tout autre, elles excluent toute délimitation sur le mode
académique et induisent, selon Derrida, une déconstruction générale1. Pas
plus que certains concepts freudiens comme le refoulement, un principe ne se
démontre2. On ne peut que le mettre en œuvre. C'est le cas du principe de
plaisir et aussi du principe de l'œuvre, comme des autres principes.

Les pulsions de mort s'écrivent en silence, elles sont inaudibles, mais


toujours déjà à l'œuvre3. Dans toute œuvre, elles parlent en se liant à elles-
même. Pour que l'œuvre s'érotise4, pour qu'elles attirent l'intérêt, il faut
qu'elles échouent, et alors ça parle. Il ne s'agit pas seulement de l'effacement
de l'auteur, de l'intention, etc., dans la trace écrite, il s'agit du cheminement
des pulsions de mort en tant qu'elles sont indissociables de la vie (car toute
organisation vivante ne veut mourir qu'à sa façon) , la-vie-et-la-mort. Il faut
q u e F r e u d raconte l'histoire du principe de plaisir, son autorité, sa
souveraineté absolue - car c'est de là que la psychanalyse est partie, cette
histoire est aussi son autobiographie; mais il faut aussi qu'il consente à faire
cet aveu : avec les pulsions de mort, le principe de plaisir se retire, lui aussi. Il
faut préserver à la fois la capitalisation de la jouissance par l'appareil
psychique (maîtrise, autorité), son retour dans la famille, et l'étrangeté
incontrôlable de la compulsion de répétition. D'un côté, l'auto-institution de
la psychanalyse se noue comme un hymen, mais d'un autre côté, elle est
menacée, ruinée. Partout revient la modalité stricturale qui, comme le plaisir,
joue sur les tensions pour les perdre. Qu'adviendra-t-il alors du nom du
Freud?

Je m'en fiche, répond Freud en substance dans son septième chapitre. Et


c'est à partir de là, de ce je m'en fiche, que son œuvre s'écrit. Il se sait
condamné à mort, mais en faisant œuvre, il garde la vie5. Quoique
testamentaire, inséparable d'un effet de nom propre, l'œuvre résiste à
l'esthétique fonctionnelle guidée par le principe de plaisir. Quand l'avenir


1
Ibid p373

2
Ibid p301

3
Ibid p311

4
Ibid p429

5
Ibid p388

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 240



semble se refermer (mort de son petit-fils, cancer de la bouche), Freud se
laisse aller à pleurer1. Il peut enfin implorer, acquitté de toute dette, sans avoir
à se justifier. Implorer, c'est laisser l'autre s'immiscer dans un travail qu'on ne
maîtrise plus tout à fait. Dégagé de son obligation de payer son écot à la
science, libéré de toute promesse de guérison, à l'écart des pulsions de
pouvoir e t d e s motifs quasi-transcendantaux q u i v o n t a v e c , devenu
insolvable2, il pourrait enfin se retirer jusqu'au bout, renoncer même à sa
signature. Cette tentative de franchir la limite du principe de plaisir aurait-
elle pour lui opéré comme un vaccin le protégeant contre une certaine
maladie, celle qui le poussait à inscrire les phénomènes psychiques dans une
doctrine, un système conceptuel héritier de la métaphysique? Et cette œuvre-
là, Au-delà du principe de plaisir, datée de 1920, loin d'être ultime, montrerait-
elle la pointe extrême3, la ligne de rebroussement du faire-œuvre?






3.2.2 Œuvrement et désœuvrement

D a n s l a t h é o r i e comme dans l'opération derridiennes, l'œuvrement est
indissociable du désœuvrement. Ce point de vue est théorisé dans plusieurs textes,
et notamment, dans la préface de Jacques Derrida au livre de Serge Margel : Le
Tombeau du Dieu artisan (1995)4 qui porte sur le Timée de Platon, un texte qu'on
peut interpréter comme promesse d'œuvre (ergon) par cette entité énigmatique
qu'est le démiurge (dem-iourgos). Cette préface, significativement intitulée Avances,
est aussi un texte sur le concept d'œuvre.

L e Timée de Platon, relu par Serge Margel, multiplie les figures du démiurge.
Toutes s'articulent autour d'une même logique : une autorité, une force productive et
un pouvoir mimétique sont destitués dès qu'ils s'instaurent.

- à partir des quatre éléments, ce dieu fabricant, cet ouvrier prodigieux


promet un monde sensible, auto-régulé. Mais il ne contrôle pas sa genèse. Des
pertes se produisent, des déséquilibres. Le monde produit comme
survivance5 ne dure pas, il est menacé de dissolution.

- le monde créé est représenté par un modèle idéal (le ciel étoilé, la
rotation des planètes), mais son corps sensible ne lui correspond pas. Il ne
s'offre que comme tombeau, survivance, sanctuaire, monument où l'on
contemple son impuissance.

- alors le démiurge se retire, il abandonne, il se décharge de sa



1
"Le 19 juin 1923 : on voit Freud pleurer. C'est la seule fois. A Ferenczi, le mois suivant, il
confie qu'il se sent déprimé pour la première fois de sa vie" (Derrida, La Carte postale, p354).
Cette thématique des pleurs, déjà exprimée en 1975, ne cessera de prendre de l'importance dans
l'œuvre derridienne.

2
Jacques Derrida, La carte postale, op. cit., p415

3
Ibid pp423-424

4
Avances, par Jacques Derrida, préface au Tombeau du Dieu artisan, de Serge Margel, op. cit.

5
Serge Margel, Le tombeau du Dieu artisan, op. cit., p55

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 241



responsabilité, choisit le désœuvrement1. Ce faiseur d'œuvre est impuissant
et mourant. Il confie à l'homme philosophe le soin de tenir ses promesses, qui
peuvent toujours échouer. Cette délégation est pour lui une mort symbolique.
Il ne prend qu'un engagement : ne jamais anéantir ce monde qui doit se
contenter de vivre avec un corps mortel, pour économie la restitution des
âmes, et ces seules promesses pour garantie et pour statut2. Ce monde n'a pas
de fondement, il est aporétique, une aporie qui consume le démiurge, le ronge
de l'intérieur, le conduit vers une mort lente mais certaine. Il ne peut que se
décomposer, se dissoudre, agoniser indéfiniment.

Le thème de la préface de Derrida, Avances, un texte lui aussi organisé en


sept parties, est la préhistoire absolue du monde, l'avant, l'en-deça. Ce texte
ne commence pas par un paragraphe 1, mais par un paragraphe 0 [zéro],
intitulé Les devanciers. Il se termine par un épilogue. En 1972, Jacques
Derrida affirmait dans La Dissémination l'impossibilité d'une préface ou d'un
liminaire pour un texte3. Il n'y a pas plus d'en-deça que de hors-texte,
expliquait-il. Et pourtant il écrit une préface, il évoque un point zéro, et ce
point zéro, avant le commencement, c'est, déjà, une promesse. Selon Margel, le
démiurge aura promis avant toute création du monde. Mais le paradoxe de
cette promesse, c'est que d'une part elle annonce un bien, comme toute
promesse, mais d'autre part elle est limitée aux idées et représentations.
Infinie, incalculable, elle est aussi intenable. Elle ouvre un avenir insaturable,
imprévisible. Que peut-on faire d'un démiurge symboliquement mort, déjà
mourant, qui n'est plus rien? Que peut-on construire sur une garantie qui
n'en est pas une4? Incapables de se constituer en communauté, les humains
ne peuvent rien faire d'autre que de répondre à cette promesse par leur
survie (leurs œuvres).

En somme, le démiurge ressemble étrangement à ce qu'on pourrait


appeler le signataire idéal d'une œuvre derridienne. Entre Margel, Derrida et
Platon, c'est un ballet qui s'instaure, un échange dans lequel on n'identifie
qu'à peine qui signe l'œuvre de qui. La figure du démiurge peut ici être
rapprochée de celle du génie que Derrida analyse ailleurs5.

Celui qui déclare Il y a un Démiurge signe cette déclaration. Par cet acte de
langage, le Démiurge est institué. Qu'il se nomme Platon (l'inventeur) ou
Serge Margel (le réinventeur)6, ou encore Derrida lui-même, qui formalise
cette déclaration et l'inclut dans son œuvre, en promettant le démiurge,
d'avance, il le produit. Mais qu'est-ce que ce démiurge, qui est-il, une
personne, un architecte, un sorcier, un artificier, une fonction, quelqu'un ou



1
Ibid, p52

2
Ibid, p153

3
Jacques Derrida, La dissémination, op. cit., p24

4
Jacques Derrida, Avances, op. cit., p41

5
v. ci-dessus §1.3.3.

6
Ou encore le Timée et la bible, deux textes très anciens en concurrence dans cette tâche.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 242



quelque chose? Peut-on lire le texte derridien en le mettant à la place d'un
scribe, d'un auteur? En tous cas ce n'est pas un créateur (au sens classique)
puisque ce sont des structures intelligibles, des idées, des paradigmes, des
représentations, des opérations qui lui prééexistent qui sont mis en œuvre
dans khôra, ce réceptacle1.

Avec ce démiurge qui n'est peut-être pas un dieu, qui est peut-être mortel,
qui n'est ni vivant ni mort, dont le tombeau est peut-être vide, s'inventent la
promesse, l'engagement, le testament, l'héritage, le sacrifice, la dette, le
devoir et même l'éthique. Nous [lecteurs] lui sommes redevables d'avoir été
là, avant l'origine du monde, avant le temps lui-même. En le gardant en
mémoire, nous héritons de sa défaillance, sa finitude, ses défauts, de son
infirmité et de son œuvre aussi. Impliqués dans la performativité de son
geste, nous promettons, nous aussi, la survie de la promesse qu'il a mise en
œuvre.

"Le temps comme temps du désœuvrement, voilà peut-être en effet la question de ce
livre. Son nom l’indique, le Démiurge serait en général quelqu’un qui travaille, œuvre, opère,
un artisan ou un artiste, parfois un «professionnel», un technicien, un praticien (manuel ou
intellectuel). En grec, cela peut désigner un cordonner, un pâtissier, un médecin, un
magistrat. Or la singularité du Démiurge platonicien selon Margel (on n’en connaît pas
d’autre qui fasse cela, c’est-à-dire, à un moment donné, ne fasse rien), c’est un certain
désœuvrement, la destitution fatale qui le voue à l’inaction, à la retraite et à la «mort
symbolique», par impuissance à écrire le principe de conservation dans le genèse. Il ne sait
pas prévenir l’imminence de la décomposition ou de l’annihilation. Comme si une pulsion de
mort (un «principe interne de mort», dit Margel) était à l’œuvre dans son opus et dans son
corpus. Et comme si, à l’instant même de la production poïétique du monde comme
représentation, un travail de deuil auto-immun travaillait en silence contre lui-même, contre
ce même principe de travail qui devrait faire de tout Démiurge un Démiurge, donc un
producteur" (Jacques Derrida, Avances, préface de 1995 au tombeau du Dieu artisan, de Serge
Margel, pp22-23)."

A partir d'un certain moment, le Démiurge est voué à ne rien faire. Que lui
arrive-t-il? Il faut qu'il se défende contre lui-même. Une force silencieuse, en
lui (auto-immune), le pousse à reconnaître sa destitution, à faire le deuil de
lui-même. Il ne voulait à l'origine que du bon, sa promesse était bénéfique2.
Mais il n'en contrôle pas le résultat. Sa promesse, comme toute promesse, est
aporétique3. S'il se retire du monde, le mal peut prévaloir sur le bien et la
promesse se transformer en menace. Dislocation, disjonction, désordre,
peuvent advenir à tout ce qui devrait être sain et sauf. Son sacrifice entraînera

1
Michael Naas : « Derrida philosophe n'a jamais cessé de penser ce que cela signifie que de recevoir,
que ce soit à propos de la Khôra du Timée, cette étrange nourrice qui donne naissance ou donne lieu à
toute chose, ou de l'urne funéraire qui contient des restes et des cendres mais aussi – comme une
personne en deuil – quelque chose qui ne saurait être contenu, incorporé ou intériorisé. (…) Lieux
d'entreposage et de secrets, les réceptacles de Derrida offrent l'hospitalité, mais non la sécurité, au
secret. Ils sont fermés et cependant s'ouvrent de l'intérieur sur un avenir qui les dépasse. C'est en ce
sens que toute déconstruction est déconstruction du réceptacle, de ce que cela veut dire que d'accueillir
et de recevoir. Si Derrida est bien ce potier que j'évoque ici, son œuvre est alors un grand entrepôt de
cruches, d'urnes et de pots, une Céramique où chaque texte, chaque cruche, chaque réceptacle contient
un problème ou une question – une aporie ou une indécidabilité – qui laisse l'extérieur sourdre à
l'intérieur, qui laisse l'extérieur hanter l'intérieur, une cruche ajar depuis l'origine » (Un philosophe à
son tour, dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit., p134).

2
Jacques Derrida, Avances, op. cit., p38

3
Ibid p26

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 243



alors le sacrifice des mortels (le mal radical). A l'avance, le Démiurge en
souffre, d'une blessure infinie. Mais il est une autre promesse, non pas
complémentaire ni supplémentaire mais indissociable de la promesse en
général, qui protège contre ce mal : ne jamais vouloir anéantir le monde 1. De
sa volonté dépend le règne du monde, et la limite de son pouvoir, c'est qu'il ne
peut pas y renoncer2. La promesse du Démiurge ne garantit rien, mais elle
porte en elle la survie du monde.

Dans la question du désœuvrement du Démiurge est portée, en filigrane, la


question de l'œuvrement de l'œuvre. Ecrire, c'est promettre; mais lorsque
"nous" écrivons, nous ne savons pas ce que nous promettons. D'avance, le
contenu de la promesse est ruiné3. Et si absolument rien ne peut la garantir,
alors elle n'est pas seulement intenable, indéchiffrable, ensevelie, cryptée,
comme le dit Derrida, elle est aussi désoeuvrée, effacée4. Le grand danger, le
danger ultime, ce serait que la promesse se retire5.

"- Mais recevoir et donner lieu sans rien donner, impassiblement au-delà de toute
générosité naturelle, sans dépense et sans frais, sans promettre ou se promettre quoi que ce
soit, juste de recevoir et de s'effacer pour ne donner qu'à recevoir.

- Juste à recevoir au lieu de tout" (Jacques Derrida, Avances, op. cit., p43).

Qui est Démiurge? Qu'est-ce que c'est? Il suffit de commencer une œuvre
pour qu'il ait déjà été écrit, avant, Il y a là Démiurge. Le démiurge n'est ni le
sujet, ni l'auteur, ni l'écrivain, il est la promesse. Il y a là promesse, pourrait-on
dire, paraphrasant Derrida, et cette promesse est irréversible. Même un
démiurge désoeuvré, un démiurge retiré, est impuissant à retirer la
promesse. C'est là, dans cette insistance, qu'opère le vaccin du démiurge
derridien. Le Derrimiurge, ce serait la limite du retrait. Même si toute l'œuvre
de Jacques Derrida était effacée, tous ses livres, tous ses propos, tous ses
gestes, toutes ses archives, on n'effacerait pas la promesse qui y aura été
inscrite6.


1
Jacques Derrida, Avances, op. cit. p24

2
Serge Margel, Le Tombeau du Dieu artisan, op cit, p88.

3
Cf Jean-Luc Nancy : « L'œuvre est ainsi débordée en arrière par la manœuvre qui s'essaie vers elle
qu'elle ignore et en avant par le désœuvrement qui la soustrait à l'achèvement où pourtant elle s'achève
bien mais aussi se ruine » (Article intitulé « l'œuvre », dans le recueil Demande (Galilée, 2015) p93.

4
« Mais sachez-le, là où je vais, il n'y a ni œuvre, ni sagesse, ni désir, ni lutte ; là où j'entre, personne
n'entre. C'est là le sens du dernier combat » (Maurice Blanchot, L'arrêt de mort, Gallimard, 1948, p86).

5
Evoquant les difficultés de traduction du mot khôra (qu'il orthographie chôra-, John Sallis écrit :
« Même à la façon qu'il a de fonctionner au cœur même du discours sur la chôra, le mot reste lié de
façon déterminante à ce que le verbe correspondant χωρεω donne à entendre, et tout particulièrement
à deux de ses significations. Il signifie tout d'abord faire place pour, s'effacer et se retirer. C'est ainsi
qu'on peut lire dans un passage d'un des Hymnes homériques : La terre se déroba (c'est-à-dire s'ouvrit)
γαια δ'ενερθε χωρησεν : il faut y voir une allusion à ce qui se retire tout en recevant, à ce qui attire vers
soi dans son propre mouvement de retrait ». Et dans la conclusion de son article, il ajoute : « La
question reviendra peut-être toujours : quel doit être le caractère d'un discours voué à de telles
apparences fugitives, guidé par des traces laissées en direction de ce qui s'appelle chôra ? Quel doit être
le caractère d'un discours auquel il est ainsi interdit de déterminer ce au sujet de quoi il se prononce ?
Ne se verra-t-il pas toujours contraint de retirer ce qu'il dit, de raturer toute détermination éventuelle
et de la déclarer illégitime ? » (De la Chôra, dans Le Passage des frontières, 1994, op. cit., pp174 et
176).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 244






3.2.3 Deuil et au-delà du deuil.


3.2.3.1 La théorie de l'écriture, une pensée du deuil.

Jacques Derrida s'est fait connaître par sa théorie de l'écriture / archi-
écriture, qui est aussi une théorie du deuil. Qu'advient-il en effet de la trace,
cette racine commune de la parole et de l'écriture qui, « dès le premier matin
du langage », aura été inaccessible, oblitérée?1 Pour entretenir le jeu de la
différence classificatoire, il aura fallu qu'elle s'efface, et avec elle la proximité,
la présence à soi, la propriété, tout ce que l'on peut regrouper sous le terme
d'eschatologie du propre. Jamais on n'aura pu saisir comme phénomène ni la
trace, ni même son jeu. Abritée dans une crypte, abandonnée à sa dérive,
coupée de toute assistance, orpheline2, elle n'a pourtant pas totalement
disparu, elle va disparaissant3. Son absence est absolue, radicale, irréversible.
Elle n'est plus rien : ni savoir, ni présence4. Et pourtant, justement parce
qu'elle est morte, en prenant acte de son effacement et du retrait de tout ce
qui l'a produit (son père5), on peut en hériter. C'est ce que Derrida nomme la
structure testamentaire6, qui vaut pour tout écrit et pour tout graphème.
Puisqu'elle est inaccessible, il faut faire son deuil de la trace. Mais qu'entend-
on par deuil ? Qu'entend-on par faire son deuil ? Quel deuil? On pourrait
construire toute une problématique de l'œuvre à partir de ces trois questions.




3.2.3.2 "Faire" (ou ne pas faire) son deuil.

C'est une question de filiation, d'héritage. Il y a plus d'une façon d'hériter :
au moins trois et peut-être quatre, qui sont aussi trois ou quatre modalités de
deuil, trois ou quatre types de réponse aux voix spectrales qui traduisent la
hantise des morts, des traits et des traces. Et peut-être même, au-delà du
quatre, y a-t-il encore plus d'une voie, plus d'une autre voie. On ne peut
jamais arrêter les spectres. Quand ils se multiplient, que peut-on en faire?

a. les fétichiser. Les voix parlent, elles continuent à parler sans qu'il soit
possible de les arrêter. Leurs déguisements sont variés : l'idéal, l'idéologie,




6
Pas plus que, par exemple, celle d'Emmanuel Lévinas.

1
De la grammatologie, op. cit., p159

2
Marges de la philosophie, op. cit., pp376-7

3
La dissémination, op. cit., pp195-6

4
De la grammatologie, op. cit., p109

5
La dissémination, op. cit., p208

6
De la grammatologie, op. cit., p100

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 245



voire la parole poétique1, quand elle se soumet au jugement de goût ou aux
valeurs dictées par les Beaux-Arts. Aujourd'hui, la technique permet de
reproduire ces voix en leur donnant l'apparence du vivant. On tend alors à
dire "oui" à la mise en scène, à la gramophonisation2 de ces quasi-traces qui
ne sont que des doubles mimétiques. Les médias sont envahis par cette
logique et par la prolifération des images3 qui généralise ce type
d'assentiment. En se débarrassant de l'hétérogène, on transforme l'hétéro-
affection en auto-affection. Comme on ne peut pas faire taire les spectres, on
les conjure, on les narcissise, en espérant que cette opération contribuera au
deuil4. Mais c'est l'inverse qui arrive. La fétichisation contribue à retarder
indéfiniment le travail.

b. les introjecter, au sens freudien d'un deuil dit "réussi" ou "normal". Le


travail du deuil présentifie les restes. En s'identifiant5 aux voix spectrales, à
certaines de leurs particularités, en détachant d'eux certains de leurs traits,
on accepte que leurs dépouilles puissent déterminer notre être. Mais cette
sélection est aussi une manière de chasser l'hétérogène, d'arraisonner le
spectre, de le figer dans une incantation qui supprime son altérité. Entretenir
les morts, se laisser entretenir par eux, leur parler, prendre leurs noms, tenir
leur langage, c'est ce qui arrive par exemple dans une certaine modalité du
cinéma. Plus les images sont magnifiées6, plus la mémoire est mise au service
de cette réduction.

Ces deux premières positions s'incluent/s'excluent l'une l'autre, se


recoupent. Elles se combinent comme l'incorporation et l'introjection dans la
métapsychologie de Nicolas Abraham et Maria Torok7. Ce sont celles du fils
qui fait circuler la semence abandonnée en la transformant en texte, en rituel,
en supplément. Les frères, ou congénéres héritant du même père, s'unissent8,
ils se constituent en communauté. Chacun fait le serment d'être fidèle à la
mémoire des morts, de rendre honneur aux pères. Ce dispositif promet une
certaine sécurité, mais ne la garantit pas. On ne se débarrasse pas des
spectres, qui reviennent sur un mode imprévisible, incontrôlable. De
multiples voix, par exemple celles du passé, du discours, des médias ou de


1
Economimesis, op. cit., pp83-4

2
Ulysse gramophone, op. cit., pp78, 79, 90

3
De quoi demain, op. cit., p256

4
Spectres de Marx, op. cit., p189

5
Ibid p30

6
Le cinéma et ses fantômes, op. cit., p78

7
L'écorce et le noyau, Nicolas Abraham et Maria Torok (Gallimard, nouvelle édition 1987, op.cit.).
Abraham et Torok ont développé une théorie de la crypte qui concerne plus particulièrement les
patients maniaco-dépressifs, mais peut être étendue à d'autres structures. La crypte est, selon eux, une
plaie béante au sein du moi, inaccessible et muette. Travaillant en secret, elle peut produire des
symptômes, mais aussi des symboles et des œuvres. Jacques Derrida a largement repris à son compte
cette théorie, notamment dans Fors, préface à Cryptonymie, le verbier de l'homme aux loups (Abraham et
Torok, Aubier-Flammarion, 1976).

8
Politiques de l'amitié, op. cit., p122

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 246



l'inconscient, ne cessent de réapparaître et entretiennent l'inquiétude
généalogique1. Ne faut-il pas, pour survivre, détruire définitivement la trace,
l'autre qui est mort? Ne faut-il pas l'effacer dans son altérité irréductible? On
aboutit à une aporie insurmontable : survivre, c'est trahir2.

Tous les discours généalogiques ou fraternels appartiennent à cette


expérience de la perte3, qui est aussi une expérience de l'impossible.

c. La troisième voie est celle que Freud a nommée, en ne l'abordant


qu'obliquement, pulsion de mort : laisser ces voix (re)devenir des traces, au-
delà de la pratique courante du deuil. Ici commence le deuil du spectre lui-
même. L'aporie du deuil, c'est que d'un côté nous sommes toujours déjà
endeuillés, et d'un autre côté, le deuil ne réussit jamais4. Il ne saurait y avoir
de vrai deuil5. Ce serait, en somme, la position derridienne par excellence, sa
tâche : en renonçant à l'idée même du spectre, en se désidentifiant, en
s'appropriant ce qui doit rester étranger en lui (l'exappropriation), il scelle
une alliance secrète. Il dit Oui à cet autre, il le garde. Il observe ce qui reste de
Psychè, pas tout à fait morte mais déjà posthume6. Dans son rapport à l'œuvre
de l'autre - à plus d'une œuvre de plus d'un autre -, il s'est posé la question
d'une survie dépourvue d'introjection ou d'incorporation, une survie à
travers laquelle l'autre reste l'autre en moi. Sans doute fallait-il pour cela qu'il
produise, lui-même, une œuvre. A la place d'une ontologie, vient une
hantologie qui ne reconnaît l'hétérogénéité de l'autre qu' « en faisant craquer
les signes, les modèles et les figures de la croyance »7. C'est la tâche
impossible, infinie, de la déconstruction, toujours intempestive, où Lévinas
peut voisiner avec Schmitt et Freud avec Heidegger.

Il ne faut pas confondre cette troisième posture avec cet échec


pathologique du deuil qu'est la mélancolie freudienne. Il ne s'agit pas d'une
incorporation, mais d'un acquiescement. Je me fais gardien de l'autre.
L'essence endeuillée de la mémoire8, c'est que nous sommes voués à
intérioriser ce qui n'est plus rien, et que nous sommes aussi voués à
l'infidélité. S'il y a un échec, c'est celui de l'intériorisation. Apposer sa
signature sur une œuvre, c'est acquiescer fièrement, triomphalement, à une
perte irrémédiable9. C'est affirmer la survie de ce dont on a déjà fait son deuil.


1
De la grammatologie, op. cit., p182

2
Mémoires pour Paul de Man, op. cit., p29
3
Politiques de l'amitié, op. cit., p322

4
« Derrida wonders whether mourning, the “successful“, introjective mourning prescribed by Freud,
is possible. He then wonders whether, even if it were possible, such success would be desirable. Pushing
the thought, he wonders whether successful mourning is in effect impossible and, as the poet Hölderlin
says, always in default. Finally, he wonders whether the very default of successful mourning is what
gives fidelity and affirmation a chance, the slim chance of a promise » (David Farrell Krell, The Purest of
Bastards, Works of Mourning, Art, and Affirmation in the Thought of Jacques Derrida, op. cit., p17).

5
Mémoires pour Paul de Man, op. cit., pp49-50.

6
Le Toucher – Jean-Luc Nancy, op. cit., p65.

7
Spectres de Marx, op. cit. p188

8
Mémoires pour Paul de Man, op. cit., p51.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 247



Celui qui ne pense le sens du monde que dans une relation à la mort
d'autrui1; celui qui accepte, en son monde intérieur, la responsabilité du "sans
monde de l'autre", de l'ami disparu; celui qui, par la lecture du poème salue
l'autre et le porte comme on porte un enfant, se tient sur cette position, ou
plutôt sur cette crête.

d. ne laisser aucune trace, aucun tombeau, aucun reste, aucune adresse. C'est
le deuil de la vérité, de l'ipséité, mais sans faire porter le deuil à personne,
sans en attendre aucune réponse, aucune reconnaissance de dette.

« Rompre avec cet Un sans laisser de trace, pas même une trace de départ, pas même le
sceau d'une rupture, voilà la seule décision possible, voilà le suicide absolu et le sens premier
qu'il peut y avoir à laisser vivre l'autre, le laisser être, sans même escompter le moindre
bénéfice de ce retrait du voile et du linceul. Ne pas même vouloir d'une disparition sans
linceul et par le feu, non loin de la Terre de feu. Ne même pas leur laisser mes cendres.
Bénédiction de qui part sans laisser d'adresse. Ne plus s'être ni s'avoir, voilà la vérité sans
vérité qui me cherche au bout du monde » (Jacques Derrida, Un ver à soie, points de vue
piqués sur l'autre voile, 1997, op.cit., p23).

Il ne s'agit pas de tenir cette ultime position car elle est inaccessible, elle
est absolument exclue, elle nous répugne, elle nous dégoûte2. Mais elle n'est
pas sans rapport avec ces positions dites "éthiques" que Derrida nomme :
inconditionnalités. Après tout, la mort définitive, absolue, n'est-elle pas, elle
aussi, inconditionnelle?

A cette quatrième réponse, on peut aussi rattacher la perte de l'humain.


Karl Marx a dénoncé les spectres, les semblants, les simulacres. Mais il a
préféré ignorer la règle selon laquelle, pour les chasser, il faudrait ajouter,
aussi, le deuil de l'humain comme tel3. Au-delà de cette quatrième modalité
du deuil, il en reste peut-être encore une autre, la vie plus que la vie, que nous
analysons ci-après dans le §3.2.6.






3.2.4 Ethique du deuil


3.2.4.1 Porter le monde de l'autre.

Invité à rendre hommage à Hans-Georg Gadamer après son décès, Jacques
Derrida choisit de consacrer la plus grande partie de son intervention du 5
février 2003, qui sera publiée en 2003 sous le titre Béliers4, au commentaire
d'un poème de Paul Celan, Grosse, Glühende Wölbung (Grande voûte



9
Déplier Ponge, op. cit., p54

1
v. Sur ce point le paragraphe suivant, le 3.2.4.

2
Economimesis, op. cit., p90

3
Spectres de Marx, op. cit. p253

4
C'est l'un des derniers ouvrages publiés par Jacques Derrida de son vivant.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 248



incandescente), qui fait partie du recueil Renverse du Souffle (Atemwende1).
Une partie de Atemwende avait été publiée dès 1965 en allemand sous le titre
Atemkristall (Cristaux de souffle), et traduite en français. En 1973, Gadamer a
publié un commentaire de Cristaux de souffle sous le titre Qui suis-je et qui es-
tu ?2 On ne sait si, dans la vie courante, Gadamer et Derrida étaient
effectivement « amis ». Mais le simple fait qu'ils aient tous deux analysé et
commenté le même recueil de poèmes3 peut être interprété comme l'indice
d'une amitié. C'est en tous cas ainsi que Derrida semble voir les choses. En
s'exprimant à l'occasion du décès du philosophe allemand dont il s'agit de
prolonger le monde, il choisit de produire une rencontre entre deux
contresignatures d'un même recueil mais pas d'un même poème – rencontre
qui n'avait pas eu lieu du vivant de Gadamer, rencontre qui prolonge un
certain serrement de main évoqué par Celan dans Le Méridien.

a. Un reste.

Si Derrida a choisi d'intituler son texte « Béliers » (au pluriel), alors que la
plus grande partie de son commentaire porte sur sa dernière phrase, Die Welt
ist fort, ich muss dich tragen (Le monde est parti, je dois te porter)4, c'est aussi
pour insister sur une certaine restance, une dimension secrète, inaccessible,
irréductible dans les poèmes de Celan. Voici qu'un bélier surgit en plein
milieu du poème5. C'est un bélier en colère, révolté, qui refuse qu'Abraham le
sacrifie à la place d'Isaac, un bélier qui rejette la logique même du sacrifice.
Animal-symbole hérité de différentes traditions (le zodiaque, l'Ancien
Testament), il réinvente ces traditions, se dissémine, s'impose comme la
restance d'un événement impossible à restituer, une irruption qui se soustrait
à toute interprétation globale. Peut-être le bélier représente-t-il les
innombrables traces scellées dans le poème. Il les protège, il les garde. Il faut



1
Dans sa langue d'origine, ce recueil a été publié en 1967 aux éditions Suhrkamp Verlag (Frankfurt
am Main). Il a été traduit par Jean-Pierre Lefebvre et édité en édition bilingue aux éditions du Seuil en
2003. On peut lire Grande Voûte incandescente à la page 113 de ce dernier volume. Seule la première
section de Atemwende avait été traduite en français auparavant, ainsi que quelques poèmes épars. Le
recueil, dans son ensemble, témoigne d'une période particulièrement difficile de la vie de Celan, dont
nous rappelons qu'il s'est suicidé en 1970.

2
Cet ouvrage de Hans-Georg Gadamer a été traduit en français en 1986, par Elfie Poulain, et publié
aux éditions Actes Sud.

3
Derrida n'analyse lui-même qu'un seul poème commenté par Gadamer, Wege im Schatten-gebräch
deiner Hand (Des chemins dans les stries d'ombre de ta main ). Ce poème est composé de trois vers, mais
d'une seule phrase : Du sillon des quatre doigts / j'extorque en fouissant / la bénédiction pétrifiée
(traduction de Elfie Poulain). D'une part, il est question dans ce poème de bénédiction, l'un des thèmes
principaux de Béliers. D'autre part, Derrida s'autorise du principe herméneutique avancé par Gadamer à
propos de ce poème-là : « Je commencerai par le vers final qui porte l'accent. Car c'est en lui que se
trouve de toute évidence le noyau de ce petit poème » pour privilégier lui aussi la dernière phrase d'un
autre poème. Etrange emprunt à une herméneutique dont au fond il ne partage presque rien.

4
Evitant de discuter l'herméneutique de Gadamer, qu'il n'avait pas rencontré depuis plus de vingt
ans, Jacques Derrida se mesure à une œuvre à laquelle cet auteur s'est, lui aussi, mesuré. Dans son
commentaire de Béliers, Marc Crépon fait observer que les deux lectures du texte de Celan se
rapprochent par leur commun respect à l'égard de l'indécision (Langues sans demeure (Paris, Galilée)
p71). C'est ici la reconnaissance d'un reste qui excède toute explication (p72).

5
Jacques Derrida, Béliers (Paris, Galilée, coll « La philosophie en effet », 2003), p61.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 249



cette menace, cette violence, ce mouvement de sortie hors du récit canonique
et du mythe, pour que la re-pensée du monde ne s'épuise pas.

En séparant cette phrase, Le monde est parti, il faut que je te porte , en


l'isolant, en l'extrayant du poème, on risque de laisser de côté ce qui est
encrypté ou enchiffré en lui, ce qui reste incalculable au lecteur, irréductible à
la logique ou à l'analyse. On risque de perdre la complexité infinie du poème,
d'en proposer un dernier mot - alors que la lecture d'un poème va
inarrêtablement de sens en sens, de vérité en vérité. L'analyse proposée par
D e r r i d a porte cette ambiguité : elle fourmille d'éléments apportés par
l'ensemble du poème, mais elle reste axée, dans sa chute, sur cette phrase.

b. Des héritages.

Dans le cinquième et dernier chapitre de son livre1, Derrida convoque


quatre noms propres : Freud, Husserl, Heidegger et Gadamer lui-même, à
partir desquels il interroge la question du "sans monde". Si un monde se
retire, s'il disparaît, ou encore s'il n'a jamais été là, il faut que je te porte (dit le
poème). Et pourquoi le faut-il? Et qui est ce "tu"? Tout en les prenant
partiellement à son compte, Derrida récuse l'une après l'autre les
problématiques des quatre auteurs. La problématique qu'il retient n'est pas
citée comme telle ; il semble bien que ce soit celle de Lévinas, qui pourtant ne
figure pas dans la liste des auteurs mentionnés. Avant même l'apparition d'un
monde, je suis en dette vis-à-vis de l'autre, je dois le porter. Le rapport à
l'autre précède l'ontologie2 - ce qui permet d'expliquer le grand usage qui est
fait, dans le poème, des pronoms personnels (je, tu, il).

Dans l'interprétation derridienne, les mots "responsabilité", "solitude",


viennent au premier plan, bien que ces mots, eux non plus, ne soient pas
contenus dans le poème. Un poème n'a plus de monde, il est sans monde -
comme un mort. Il reste au lecteur ou à l'endeuillé la responsabilité de porter
seul ce monde3 - ou cette absence ou fin d'un monde, non pas transitoire,
mais définitive. Cette responsabilité, pour Derrida, est philosophique et peut-
être plus.

c. Je dois te porter, toi, l'œuvre de l'autre.


Une résonance s'établit entre le dernier chapitre, le dernier vers du


poème, et la dernière question posée dans le livre :

"N'est-ce pas la pensée même du monde qu'on devrait alors re-penser depuis ce fort, et
lui-même depuis le ich muss dich tragen?" (Derrida, Béliers, op. cit. p79).

Ce poème (voire tout poème) conduirait à repenser la pensée même du


monde. Même présentée comme question ou comme une hypothèse, voilà une
formulation qui va loin. Que signifie porter l'autre? Nulle part, dans ce texte,
Jacques Derrida n'évoque une notion d'empathie ou de sensibilité à la
vulnérabilité d'autrui. Sa problématique évite le pathos, et privilégie une
logique du deuil. Quand l'autre disparaît et avec lui son monde, quand il ne

1
Ibid, pp71-80.

2
L'écriture et la différence, op. cit., p145

3
Béliers, ibid, p23

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 250



peut plus témoigner de son œuvre, le survivant reste seul. Il arrive alors ce
qui arrive : la loi du poème. La trace à l'œuvre1 produit un reste, un excédent
qui noue le "Quoi" au "Qui" en se soustrayant à tout rassemblement
herméneutique. La responsabilité de porter seul le sans monde de l'autre n'est
pas un choix, elle résulte de cette loi ni morale, ni intentionnelle.

“L'abandon de la trace laissée, c'est aussi le don du poème à tous les lecteurs et contre-
signataires qui, toujours sous sa loi, celle de la trace à l'œuvre, de la trace comme œuvre,
entraîneront ou se laisseront entraîner vers une tout autre lecture ou contre-lecture“
(Derrida, Béliers, op. cit., pp66-67).

Porter l'autre, c'est la laisser, cette trace, produire un monde. Si je ne la


portais pas, j'abandonnerais l'œuvre à sa solitude, ce serait le chemin du mal
radical. En laissant l'œuvre sans monde, on l'enferme et on s'enferme soi-
même dans des limites, des frontières intangibles, tandis qu'en déployant une
relation interprétative, lisante, à l'œuvre de l'autre, on se vaccine soi-même
contre cet enfermement.

"Pour nous orienter dans la pensée, pour nous aider dans cette tâche redoutable, j'aurais
commencé par rappeler combien nous avons besoin de l'autre et combien nous aurons
encore besoin de lui, de le porter, d'être par lui portés, là où il parle en nous avant nous"
(Derrida, Béliers, op. cit., p80).

Derrida associe au poème, y adjoint, y accole, deux usages courants du


mot "porter" : porter un enfant, et porter le deuil.

"C'est peut-être là que, seul dans l'éloignement du monde, le poème salue ou bénit, porte
(trägt) l'autre, je veux dire "toi", à la fois comme on porte le deuil et comme on porte l'enfant,
de la conception à la gestation à la mise au monde. En gestation. Ce poème est le "toi" et le
"je" qui s'adresse à "toi" mais aussi à tout autre" (Derrida, Béliers op. cit. p55).

En "parlant lui-même de lui-même"2, le "je" du poème, à la fois subjectum


e t subjectile, exige, ordonne, appelle. C'est lui l'autorité souveraine qui
détient le droit (le pouvoir) d'interpeller l'autre, l'apostropher, le transformer.
Mais ce pouvoir est absolument indéterminé. Il s'agit de porter l'autre, mais
sans fondement, sans sol, sans médiation, sans garant, sans assurance, sans
demeure3, le porter en attendant de lui qu'il vous sauve, qu'il vous porte. Qui
porte l'autre? Peut-être le poème est-il le seul à ne pas pouvoir se dérober. Il
tutoie l'autre, salue l'autre, le porte et le bénit, s'engage envers lui, le soutient.
C'est lui la bouche parlante dont les lèvres ne se ferment ou ne se
rassemblent jamais4. Mais l'acte spécifique du poème, son œuvrance, ne
garantit pas sa survie. Le poème lui-même, comment est-il porté? Qui le
p o r t e ? D e r r i d a r é p o n d : tous l e s p r o t a g o n i s t e s , s i g n a t a i r e s e t
contresignataires éventuels5 Avec le poème, c'est le principe d'hospitalité,
dans son extrême radicalité, qui est mis en œuvre entre la naissance et la
mort. La gestation qui laisse s'ouvrir un monde nouveau se confond avec le

1
Ibid p67

2
Béliers, op. cit., p40.

3
Pour une analyse à partir d'un concept de l'idiome comme langue sans demeure, voir ci-après, §
4.3.2, quelques éléments d'analyse du livre de Marc Crépon, Langues sans demeure.

4
Béliers, op cit, p54.

5
Ibid p69.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 251



deuil qui commande, dans ce monde nouveau, la réitération des traces de
l'autre disparu. C'est ainsi que survit le poème.

Dans les dernières lignes de Béliers, Derrida introduit la première


personne du pluriel, un "nous" absent du texte de la Grande voûte
incandescente (malgré la prolifération des pronoms personnels dans ce
poème). Ce "nous", personnage supplémentaire, qui récuse toute
communauté et toute appartenance, est quand même porteur du "sans
condition" auquel l'autre appelle1. "Nous" devons repenser la pensée même
du monde, c'est notre responsabilité, à nous qui travaillons à lire l'œuvre de
Celan, à nous qui ne pouvons lire cette œuvre qu'en produisant nous-mêmes
une œuvre. C'est nous qui devons répondre à la bénédiction du poème, dont
nous ne pouvons jamais être sûrs qu'elle nous ait été adressée2. Comment
concilier ce "nous", s'il est distinct du "je" du poème, avec la solitude absolue
du lecteur? D'un côté, seule une singularité peut faire écho au poème,
réinventer ce qu'il lègue, mais d'un autre côté, l'injonction de repenser le
monde est indissociable de l'espace public. Toute œuvre doit jouer dans cette
tension, dans ce paradoxe insurmontable.




3.2.4.2 L'éthique même.

a. Une relation juste, entre singularités.

Le 3 avril 2004, très peu de temps après la parution de Béliers, Marc


Crépon choisit comme titre d'une conférence qu'il prononce sur ce livre :
"C'est l'éthique même" Note sur l'idiome du deuil3. Ce choix est justifié par la
citation suivante, toute proche de la fin de Béliers :

"Selon Freud, le deuil consiste à porter l'autre en soi. Il n'y a plus de monde, c'est la fin du
monde pour l'autre à sa mort, et j'accueille en moi cette fin du monde, je dois porter l'autre et
son monde, le monde en moi : introjection, intériorisation du souvenir (Erinnerung),
idéalisation. La mélancolie accueillerait l'échec et la pathologie de ce deuil. Mais si je dois
(c'est l'éthique même) porter l'autre en moi pour lui être fidèle, pour en respecter l'altérité
singulière, une certaine mélancolie doit protester encore contre le deuil normal. Elle ne doit
jamais se résigner à l'introjection idéalisante. Elle doit s'emporter contre ce que Freud en dit
avec une tranquille assurance, comme pour confirmer la norme de la normalité. La "norme"
n'est autre que la bonne conscience d'une amnésie. Elle nous permet d'oublier que garder
l'autre au-dedans de soi, comme soi, c'est déjà l'oublier." (Béliers, op. cit. pp73-74).

Voici donc ce qu'écrit Marc Crépon :



"Ce que je retiens dans cette longue citation, c'est d'abord la parenthèse si elliptique,
"(c'est l'éthique même)". Dans la langue de Derrida, l'usage du terme "éthique" est
suffisamment rare et rempli de précautions pour qu'on s'y arrête. Davantage que sa
présence, c'est son absence ou son contournement qui se laissent plus souvent remarquer -
comme, par exemple, dans Le Monolinguisme de l'autre. Et de fait, ni la politique de l'idiome,
ni celle du deuil, ni celle de l'amitié ne peuvent être confondues avec elle. Elles ne se laissent
pas replier sur une éthique. Que désigne alors cette assertion à la fois soulignée et détachée

1
Ibid p54.

2
Ibid p32. J'analyse ci-après, dans le §5.4.2 le même texte, Béliers, sous l'angle de la bénédiction.

3
Conférence reprise dans Langues sans demeure (Galilée, 2005), pp67-85.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 252



par les parenthèses : "(c'est l'éthique même)"? A quoi se réfère-t-elle? Dans son usage le plus
courant et le plus large, l'éthique désigne l'ensemble des règles nécessaires à l'instauration
d'une relation juste entre des êtres vivants. Et elle se spécifie selon la diversité des êtres qui
entrent dans cette relation. La surprise de l'ellipse - "(c'est l'éthique même)" - est que,
excédant toute spécification de l'éthique, elle renvoie son essence à une relation qui ne se fait
plus entre des êtres vivants, mais entre chacun d'eux singulièrement et celui, ou ceux, dont le
monde doit être porté. Dans la relation juste qui lie les uns aux autres des êtres vivants,
intervient ainsi, de façon essentielle et sans doute première, la mémoire que chacun garde,
veut garder et sait garder (qu'il se promet de garder) des êtres disparus - et même, au bord
de la folie, l'anticipation de ces disparitions" (Langues sans demeure, pp83-84).

Pourquoi Derrida, qui utilise rarement le mot "éthique", le choisit-il dans


ce texte, en l'isolant entre parenthèses? A cause d'une hantise “qui excède
toute relation entre des êtres vivants". Laquelle ? Marc Crépon donne
plusieurs indices :

- pour porter l'autre, il faut produire une langue qui, par une invention
permanente, puisse répondre "dans sa langue, de l'écoute et de l'entretien
d ' u n e autre langue" - ou d'une langue de l'autre. Une telle langue, "sans
demeure", pourrait être rapprochée de ce que nous appelons, ici, l'œuvre -
qui s'écrit toujours par contamination de la langue de l'autre;

- une triple politique : de l'amitié, du deuil, de l'idiome. Pour répondre au


pouvoir de la langue apprise, on peut rêver d'un idiome qui serait exempt de
tout exercice de la force, de toute tentative de domination. Un tel idiome ne
serait jamais maîtrisé. Il échapperait à tout apprentissage. Il faudrait accepter
qu'il ne s'expérimente que dans ce qui arrive, dans ce qui vient d'ailleurs,
d'une autre langue intraduisible, accueillante, hospitalière, qui ne s'approprie
pas les êtres et les choses. Comment faire advenir une telle langue? En
introduisant la notion de « politique » (de l'amitié, du deuil, de l'idiome),
Marc Crépon laisse entendre qu'on pourrait la faire advenir. Mais si elle ne
peut se dire que dans un idiome singulier qui ne trouve sa demeure que dans
un autre déjà disparu, un autre en exil et dont la demeure est donc déjà « sans
demeure », un autre que l'on ne peut ni s'incorporer, ni introjecter, auquel on
ne peut pas s'identifier1, alors cette politique est l'éthique même, affolante et
terrorisante, une éthique logée dans ma langue, mais qui ne parle jamais en
tant que telle.

- cette chose, c'est aussi celle à laquelle renvoie Edmond Jabès quand, à
propos de Celan, il se souvient d'un dialogue ininterrompu, avant d'évoquer
les "cendres d'un interminable jour d'horreur dont il ne reste que
l'insoutenable image d'une fumée rose au-dessus de millions de corps
calcinés"2. De qui alors sont les langues sans demeure dont parle Crépon, et
qu'une éthique, l'éthique même, enjoint de soutenir, de porter? Une
hypothèse : ce sont celles qui répondent, sans réponse, au mal radical.

b. Porter le monde de l'autre (2003).


Reprenons, pour la mettre en relation avec le principe de l'œuvre,


différentes occurrences de la formulation : "C'est l'éthique même" dans les

1
cf §3.2.3.2 ci-dessus.

2
Edmond Jabès in La Mémoire des mots, Tours, Fourbis, 1990, cité par Marc Crépon.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 253



ouvrages de Jacques Derrida. Nous en avons trouvé quatre : en 1980, 1993,
1997 et 2003 – ce qui n'exclut pas qu'il y en ait d'autres. Sans doute aurait-il
fallu, par ordre chronologique, commencer par celles qui sont directement
reprises d'une citation de Lévinas (1980 et 1997) 1, mais le plan linéaire de
cette « thèse » nous a conduit à reporter cette analyse au §5.3.9 ci-après,
auquel nous renvoyons. Commençons donc par la dernière mention de
« l'éthique même », celle de Béliers, que Marc Crépon a signalée2.

"Die Welt ist fort, ich muss dich tragen" est interprété comme une sentence,
un salut ou un envoi à l'autre. Qui est le destinataire de cette phrase? C'est
indécidable, ce peut être n'importe quel vivant, présent ou à venir, un enfant à
naître, un animal, un mort, un survivant, un spectre. Se plaçant dans
l'hypothèse d'un deuil, Jacques Derrida renvoie à ce que Freud appelle le
deuil "normal" ou réussi : après la mort de l'autre, l'endeuillé l'accueille en
intériorisant son souvenir, en l'introjectant, en l'idéalisant. Dans cette
hypothèse freudienne ("normale"), le monde de l'autre est fini, remplacé par
ce souvenir qui s'intègre à la mémoire du survivant et n'est donc plus son
monde à lui. Ce qui est gardé au-dedans de soi est une modalité de l'oubli, de
l'anéantissement. Pour garder en soi l'autre, dans son hétérogénéité, il faut
une certaine pathologie, un certain degré de folie, ce que Freud appelle la
mélancolie. Accepter la responsabilité de porter l'autre hétérogène sans se
l'approprier, rester en dette devant lui, accepter cet éloignement, ce serait
c e l a , l'éthique même. Dans cette formulation, la plus tardive, l'autre peut
s'analyser comme un rapport à autrui.

c. Apprendre à vivre, enfin (1993).


On retrouve cette formule dans Spectres de Marx :



« Mais apprendre à vivre, l'apprendre de soi-même, tout seul, s'apprendre soi-même à
vivre ("je voudrais apprendre à vivre enfin") n'est-ce pas, pour un vivant, l'impossible? N'est-
ce pas ce que la logique elle-même interdit? Vivre, par définition, cela ne s'apprend pas. Pas
de soi-même, de la vie par la vie. Seulement de l'autre et par la mort. En tout cas de l'autre au
bord de la vie. Au bord interne ou au bord externe, c'est une hétérodidactique entre vie et
mort. Rien n'est plus nécessaire pourtant que cette sagesse. C'est l'éthique même : apprendre
à vivre - seul, de soi-même. La vie ne sait pas vivre autrement » (Spectres de Marx, op. cit.
p14).

"Je voudrais apprendre à vivre enfin", tel est le point de départ de Jacques
Derrida dans Spectres de Marx - un point de départ qui lui est venu, dira-t-il
plus tard3 une fois le livre terminé. Quel rapport y a-t-il entre cette


1
Quand Derrida écrit cette formule, « l'éthique même », il est probable qu'il renvoie implicitement à
Lévinas.

Commencer par cette dernière mention pourrait être une reprise de l'« herméneutique » de
2

Gadamer – comme si la chute, la dernière phrase, était le « noyau » du concept « éthique même ».

3
Apprendre à vivre enfin (Ed Galilée – Le Monde, 2005), p23 . Dans ce petit livre en gros caractères
de 55 pages se trouve le dernier entretien accordé par Jacques Derrida à un journaliste, Jacques
Birnbaum, le 19 août 2004, moins de deux mois avant sa mort (le 9 octobre 2004). On ne sait si c'est
l'éditeur du livre posthume ou Derrida lui-même qui a choisi comme point de départ l'exorde
deSpectres de Marx : "Je voudrais apprendre à vivre enfin ". En tous cas Derrida répond en substance : « Je
n'ai jamais appris-à-vivre, et à mourir non plus, et pourtant j'ai vécu, je meurs. » On ne sait pas non plus
qui a choisi le titre du livre, Apprendre à vivre enfin, qui, est distinct de celui de l'article paru dans Le
Monde, Je suis en guerre contre moi-même.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 254



formulation et l'œuvre de Marx? L'enfant ne sait rien de la vie, et pourtant il
vit, il doit vivre. Pour vivre, il lui faut plus que la vie1, il lui faut l'autre avec sa
loi et son héritage. Pour mûrir, il faut un apprentissage, une éducation. Elle
peut venir d'un maître qui, sur le ton de la menace, dans une perspective de
dressage ou de discipline, lui intime : "Tu dois apprendre à vivre!". Mais le
maître ne lui dit pas comment faire. Il le laisse seul en face de l'impossible -
car la vie ne s'apprend pas. Comme la mort, elle s'accepte ou éventuellement
elle s'affirme, mais elle ne s'enseigne pas.

Et pourtant... Vivre, c'est aussi hériter, c'est recevoir d'un autre (du père
au fils, du maître à l'élève) une sagesse, une éthique, une sentence. L'adresse
est dissymétrique, irréversible. Elle vient de l'inconnu, d'un spectre qui n'est
jamais présent comme tel, qui n'a ni substance, ni essence, ni existence, qui
n'est ni vivant ni mort, avec lequel il faut s'entretenir. Quel rapport, donc, avec
Marx? C'est que cet entretien avec le fantôme se fait au nom de la justice,
d'une justice inconditionnelle, indémontrable et indéconstructible. Et c'est
cela dont Jacques Derrida choisit d'hériter, chez Marx. Apprendre à vivre, c'est
cultiver ces choses, ces signatures plus grandes que soi dont Derrida fera une
longue liste deux mois avant sa mort2, c'est les cultiver narcissiquement, dans
son petit "moi" (ce lieu cryptique) débordé de toutes parts.

Il s'agit donc toujours, dans cette deuxième mention de « C'est l'éthique


même », d'un rapport à l'autre, mais cet autre est spectral. Ce n'est pas le
prochain, c'est un revenant, ou plus exactement c'est l'œuvre d'un revenant,
sa trace, qu'il s'agit de faire survivre en la lisant.




3.2.4.3 Penser la relation à la mort d'autrui.

Œuvrer ou être affecté par l'œuvrance, ce serait une façon de vivre avec la
mort. En tous cas, c'est ainsi qu'on peut lire certains passages du livre de
Marc Crépon, Vivre avec, La pensée de la mort et la mémoire des guerres 3. A
propos de la fraternité comme modalité de résistance au mal (meurtre,
violence, torture, extermination), il écrit :

"A chaque fois que les frontières se brouillent, la fragilité de sa résistance au mal repose
sur le même principe qui est, d'abord et avant tout, celui d'une éclipse : l'éclipse de la relation
à la mort d'autrui qui devrait seule lui servir de fondement" ( Marc Crépon, Vivre avec, La
pensée de la mort et la mémoire des guerres, 2008, op. cit. p142).

Le fondement de le fraternité ne devrait pas être la solidarité des frères,


qui risque, elle aussi, de se retourner en mal s'ils exercent une violence contre
les autres (les non-frères), mais elle devrait être l'attention à la mort d'autrui.
Si cette attention faiblit, c'est-à-dire si l'impératif éthique et politique du
rapport à la mort d'autrui est abandonné, alors la fraternité ne résiste pas au

1
Sur cet excès, v. §3.2.6.
2
Apprendre à vivre enfin , op cit, p27-30 : Althusser, Foucault, Barthes, Deleuze, Blanchot, Lyotard,
Sarah Kofman, la bible, Platon, Kant, Marx, Freud, Heidegger, Bourdieu -, sa génération à lui et quelques
autres, tous morts.

3
Marc Crépon, Vivre avec, La pensée de la mort et la mémoire des guerres, 2008, op. cit.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 255



mal. Voilà ce qu'il faut penser pour fonder la fraternité, dit Marc Crépon. Il
s'appuie pour cela sur l'analyse du deuil déployée par Jacques Derrida, telle
que je l'ai résumée ci-dessus1. Chaque mort signifie, singulièrement, la fin
d'un monde, mais aussi, ajoute Derrida, la fin du monde en général. En
conséquence chaque mort, qu'elle soit proche ou lointaine, nous endeuille,
chacun d'entre nous. Elle ne nous endeuille pas seulement après la
disparition de l'autre, mais dès l'arrivée de cette possibilité, c'est-à-dire
originairement. Même du vivant de l'autre, nous devons déjà en garder la
mémoire, et même si notre finitude la rend impossible, l'éthique
hyperbolique (inconditionnelle) nous enjoint, en principe, d'accueillir en
nous la trace de tout autre, d'en porter le deuil - et dans ce tout autre, il y a
aussi soi, le rapport endeuillé à sa propre disparition.

C'est là que Marc Crépon prend une direction distincte de celle de Derrida.
La mortalité d'autrui, dit-il, sa vulnérabilité, débordent la capacité du moi. En
limiter l'accueil impliquerait violence et injustice; mais la prendre en
considération implique une politique de l'éthique2. Une telle politique ne
saurait faire abstraction de la mortalité d'autrui, dans sa singularité. Alors que
la politique en général tend à nier ces singularités, cette politique de l'éthique
l e s partage. Comment partager des singularités? Cela ressemble à un
oxymore. Pour fonder ce partage, il faut introduire un autre concept : la
survivance. D'un mort et d'une mort à l'autre, l'un et l'une chassant l'autre,
c'est une différance qui est mise en mouvement. Ainsi la passion de la
survivance, comme partage des singularités par le deuil, pourrait devenir
politique. N'est-ce pas à un tel partage qu'invite Socrate dans le Phédon? Sur
le point de mourir, il semble se réjouir à l'idée d'une déliaison de la pensée,
qui serait la conséquence inéluctable de la mort. Si cette pensée s'écarte du
corps, si elle se désapproprie, alors elle peut être partagée. Devant cette
virtualité inouïe où la mort remémorée par le deuil se fait politique, où
chaque mort singulière participe de la possibilité de survie d'un monde, un
nous qui n'éclipse pas la pensée de la mort pourrait, peut-être, "nous"
protéger du désastre.

Aux questions posées par Marc Crépon, on peut en ajouter une. Il faut, dit-
i l , penser la mort d'autrui. Il ne s'agit pas seulement de la vulnérabilité de
l'autre, ni du présent-vivant de la relation avec autrui, comme Derrida
l'explique à propos de l'amitié. Si, par exemple, la communauté des lecteurs
de Derrida peut être dite amicale plutôt que fraternelle, c'est parce qu'entre
ces amis, l'alliance est silencieuse. Elle repose moins sur la familiarité avec
l'autre ou sur son visage, souvent inconnu, que sur les ressorts secrets du
rapport à une œuvre. Dans cette amitié entre étrangers, un fond sans fond
abyssal ne se dit pas. On pourrait, à partir de cela, avancer une hypothèse :
l'œuvre serait l'un des lieux privilégiés du rapport à l'autre déjà mort, déjà
mort mais digne d'un deuil infini, de la plus grande et de la plus fidèle
attention. Quand Derrida, dans Chaque fois unique, la fin du monde, rend
hommage à ses amis, c'est en sollicitant leurs œuvres, dans le secret de leur


1
§3.2.3

2
Ibid, p161.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 256



conjonction, comme l'écrit Marc Crépon1, et non pas du fait d'une proximité
effective avec eux.

D'ailleurs Marc Crépon, lui aussi, doit avoir recours aux œuvres pour
analyser cette amitié.

"Dans le travail de Derrida, comme dans la constellation des œuvres qu'il aura si
singulièrement sollicitées pour en penser la portée, un dialogue" est poursuivi. (...). "Si nous
devons nous tourner vers ce dialogue, ce n'est pas seulement parce qu'il thématise ce que la
pensée de l'un doit à celle de l'autre, mais parce que s'y joue, de façon décisive, l'extension de
la responsabilité du deuil et de la mémoire au-delà des limites de l'amitié. Sans doute, il s'agit
d'un texte d'adieu, d'un texte qui, comme tant d'autres, prend à sa charge la pensée, les mots
et les phrases d'un ami qui s'est tu à jamais (...) (Marc Crépon, Vivre avec, La pensée de la
mort et la mémoire des guerres, 2008, op. cit. , p153).

Ethique et politique ne sont donc pas les seules voies pour la prise en
compte de la mort d'autrui. La lecture, l'interprétation, l'analyse et la survie
des œuvres, au-delà de la vie, en est une autre. Socrate avait déjà laissé, avant
sa mort, une trace endeuillée de lui-même. Le deuil qui en aura été fait, après
lui, aura pris la forme d'une œuvre, celle de Platon - paradigme peut-être de
l'attention à la mort d'autrui.






3.2.5 Anarchive et systèmes de l'art

Une œuvre étant indissociable de sa préhistoire, de ses extériorités (avant-
œuvre, hors-l'œuvre, hors-la-loi de l'œuvre)2, on peut toujours la considérer
comme une archive, et réciproquement toute archive peut être analysée
comme une œuvre. On tentera ici d'analyser le lien entre archive et œuvre
sous l'un des angles retenus par Derrida : celui de l'anarchive et de son
corrélat, la pulsion d'archive. Pour conserver une archive, il faut une instance
spécialisée, une autorité. L'archive est l'instrument d'une prise de pouvoir par
une institution, un archonte, qui livre une certaine interprétation à la
communauté, laquelle soumet cette interprétation à interprétation.

a. Pulsion d'archive.

En tant qu'accumulation de traces mémorielles, l'archive est faite pour


soutenir la mémoire. Mais l'archivage est indissociable de la sélection, de
l'oubli, de la destruction.

"La pulsion d'archive, c'est un mouvement irrésistible pour non seulement garder les
traces, mais pour maîtriser les traces, pour les interpréter. Dès que j'ai une expérience, j'ai
une expérience de trace. Je ne peux pas réprimer le mouvement pour interpréter les traces,
les garder ou non, donc pour constituer les traces en archives et pour choisir ce que je veux
choisir" (Jacques Derrida, Trace, archive, image et art, op. cit., p129).

Tout vivant3, toute expérience, tout rapport à l'autre, laisse une trace.


1
Ibid p146.

2
Genèses, généalogies, genres et le génie, les secrets de l'archive (op. cit.) p20

3
Trace, archive, image et art, op. cit. p127

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 257



Même si cette trace n'est jamais écrite, inscrite, même si elle n'est jamais
enregistrée, même si elle est perdue, disparue, effacée, il y a de la trace. Sa
finitude, c'est qu'elle puisse se perdre, mourir, ne jamais être archivée.
L'archivage suppose une organisation, une appropriation, un "moi" ou un "je",
un pouvoir politique, un archonte1 dont la légitimité et la compétence soient
reconnus, un lieu d'autorité2 où les documents soient classés, évalués,
interprétés, hiérarchisés, sélectionnés. On détruit presque toujours beaucoup
plus qu'on ne garde, y compris des œuvres importantes ou géniales, et l'on ne
garde jamais sans violence.

Derrida nomme pulsion d'archive cette combinaison d'un mouvement


d'interprétation3 qui pousse à garder, maîtriser les documents et les œuvres
et d'une pulsion destructrice qui peut conduire à la perte définitive de corpus
entiers et s'apparente à la pulsion de mort. Dans l'opération des archivistes
publics, des archontes, le lien est étroit entre pulsion d'emprise4, pulsion de
pouvoir5 et pulsion d'archive.

"La pulsion d'archive est une pulsion terrible. C'est une pulsion destructrice,
contrairement à l'image conservatrice qu'on en a. (...). Ce filtrage de l'archive, c'est une chose
terrifiante parce que ça ne concerne pas seulement les documents publics, les archives de la
télévision, de la radio ou les documents officiels, ça concerne par exemple les œuvres d'art
(...) et par définition, on ne saura jamais, puisque ça a été détruit" (Derrida, Trace et archive,
image et art, op. cit. p130).

b. Mise à mort de l'archonte.



"La pulsion d'archive, c'est une pulsion irrésistible pour interpréter les traces, pour leur
donner du sens et pour préférer telle trace à telle autre. Donc préférer oublier, ce n'est pas
seulement préférer garder. L'archive (...) ce n'est pas une question de passé, c'est une
question d'avenir" (Derrida, Trace archive, image et art, op. cit. p129).

“A inscrire la répétition au cœur de l'à-venir, il faut bien y importer du même coup la
pulsion de mort, la violence de l'oubli, la sur-répression, l'anarchive, bref la possibilité de
mettre à mort cela même, quel qu'en soit le nom, qui porte la loi dans la tradition : l'archonte
de l'archive, la table, ce qui porte la table et qui porte la table, le subjectile, le support et le
sujet de la loi“ (Jacques Derrida, Mal d'Archive, op. cit. p126).

Comme toute reproduction ou consignation externe d'une expérience


vécue comme spontanée, vivante, l'archive défaille structurellement6. La
mémoire concrète est remplacée par un dispositif supplémentaire, qui la
brûle avant même qu'elle ne soit constituée. Ce supplément n'est pas inerte.
Chaque nouvel archonte qui prétend garder l'archive la transforme. En lui

1
Mal d'archive, op. cit., pp89-93. L'archonte n'est pas seulement le gardien des archives. Assumant
une position patriarcale, il les interprète, les institue, leur assigne une position dont il se fait le garant. Il
dit la loi (c'est un magistrat). Classant les documents, les organisant en corpus ou en systèmes, il
rassemble et énonce les traditions, récits et concepts qui font autorité. Il légitime l'ordre à partir duquel
tout commence et commande, désigne le lieu, l'adresse où les documents officiels sont mis en réserve,
et régule leur reproduction.

2
Ibid, p2 du Prière d'insérer

3
Trace, archive, image et art, op. cit. p129

4
La carte postale, op. cit., pp430-431

5
Etats d'âme de la psychanalyse, op. cit., p47

6
Mal d'archive, op. cit., pp26-27

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 258



donnant un avenir, il met à mort son prédecesseur. Mais il y a plus, car si
l'archive est une œuvre, elle résiste par elle-même à l'archivage. En tant que
lieu daté, différantiel, irréductible à tout corpus figé, elle est porteuse d'une
toute-puissance virtuelle encore plus effrayante : déposséder l'archonte du
pouvoir d'interpréter, de décrypter et d'analyser le texte, transférer ce
pouvoir à un autre, encore inconnu. Il y a une téléiopoiétique de l'archive,
indissociable de la pulsion de mort.

c. Pulsion d'œuvrance ?

Chaque œuvre s'inscrit dans ce processus. A la série des pulsions


indiquées ci-dessus développée par Derrida dans différents ouvrages, on
pourrait ajouter une pulsion supplémentaire, la pulsion d'œuvrance. En
choisissant parmi les traces celles qui, dans l'œuvre, ne seront pas sans reste,
cette pulsion élimine, détruit, supprime, exclut celles qui n'ont pas cette
dignité (c'est-à-dire presque toutes)1. L'œuvre est une archive qui marque
l'emprise de l'« auteur » sur son travail. L'injonction Il faut faire une œuvre est
aussi une censure. Pour que l'œuvre survive, il faut que l'instance censurante,
elle aussi, puisse être censurée, voire détruite.

Dans l'interprétation derridienne de la pulsion de mort, l'archive porte le


poids de la destruction. La pulsion de mort freudienne est interprétée comme
pulsion d'archive. Quand Freud se donne pour tâche d'interpréter les traces,
de leur donner un sens qu'elles auraient perdu, il croit les retrouver ou les
conserver, mais l'opération qu'il effectue au présent (transfert) contribue à
les détruire (anarchive). L'injonction freudienne à l'hypermnésie ne se traduit
pas en ressouvenir, mais en productions de nouvelles associations
accompagnées d'hypomnésie ou d'amnésie. La psychanalyse restera toujours
en "mal d'archive"2. A son impuissance irréductible à faire revivre le passé,
elle supplée par la pulsion d'œuvrance : Freud travaille, il écrit son œuvre,
peut-être aussi écrit-il ses « patients ». Ainsi transforme-t-il le mal d'archive,
sans le supprimer ni le relever.




3.2.6 Plus que la vie, la-mort-la-vie dans l'œuvre

Comme on l'a vu à propos de Foi et savoir3, la loi la plus sainte, l'impératif
le plus absolu, le plus proche d'une religiosité quasi universelle, c'est de
sauver le vivant, le laisser intact, indemne, sain et sauf et aussi fécond,
érectile. Devant un vivant sans prix, nous faisons halte - par respect du sacré,
retenue, pudeur. Ce respect qu'on trouve dans le Tu ne tueras point biblique,
d a n s l a solidarité communautaire et aussi dans les postures les plus

1
Elle reprend donc, autrement, la tâche de la pulsion d'archive dont Derrida dit : « Cette pulsion, dès
lors, paraît non seulement anarchique, anarchontique (n'oublions pas que la pulsion de mort, toute
originaire qu'elle reste, n'est pas un principe, comme le sont les principes de plaisir et de réalité) : la
pulsion de mort est d'abord anarchivique, pourrait-on dire, archiviolithique. Destructrice d'archive, elle
l'aura toujours été, par vocation silencieuse (Jacques Derrida, Mal d'Archive, op. cit., p25).

2
Mal d'archive p132, 140.

3
v. §0.7.2

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 259



intégristes a pour corrélat le sacrifice du vivant : industrie de l'élevage, de la
pêche ou de la chasse, expérimentation animale, boucs émissaires. C'est le
mécanisme auto-immunitaire. Au-delà de toute valeur comparable, la vie est
travaillée en silence par la pulsion de mort, le fétiche, la spectralité.

Pour que la vie ait tellement de valeur, pour qu'elle ait une valeur aussi
absolue, il faut qu'elle soit prise dans une surenchère, un mécanisme où elle
vaut plus que la vie. Le sacrifice humain a été aussi universel que l'intuition
du pur, de l'indemne. Il se fait au nom d'un principe supérieur : le mort dans
le vivant, la survie. C'est un principe aussi mécanique, machinique, que l'effet
phallique. Pour accorder plus de valeur à la vie, il faut faire le deuil de la vie.
La vie humaine ne possède une dignité infiniment respectable, divine, sacro-
sainte, que parce qu'elle porte témoignage de cette transcendance infinie.

La formulation, Il faut apprendre à vivre, énoncée en 19931 et répétée par


Derrida peu de temps avant sa mort2, ne doit pas être interprétée comme une
exaltation de la vie ou un vitalisme. Dans toute son œuvre, elle est affirmée et
réaffirmée en tant qu'impossible. Il faut bien vivre, n'est-ce pas, c'est un
devoir, c'est une tâche, c'est un impératif. Pour vivre, il faut aussi sacrifier le
vivant : manger, se défendre, se confronter à la loi3 et mourir. D'une part nous
sommes comme Psychè4, nous ne pouvons pas faire notre deuil de la vie, mais
d'autre part notre survie dépend aussi du non-vivant qui nous excède. Une
vie qui témoigne de cet excès ne se borne pas à la répétition mécanique de la
vie, c'est sa dignité. Le plus vivant de la vie, sa justice5, c'est son avenir, c'est-
à-dire ce qui vient en plus de la vie.

Il ne peut y avoir d'expérience de la vie sans passer par d'autres défilés qui
viennent en plus de la vie. On peut désigner ces défilés par des concepts ou
quasi-concepts comme trace, différance, restance, les vivre au travers de
rituels issus de la tradition6 ou par le biais de ce qu'il est convenu d'appeler
œuvre d'art, répartis selon leur genre : peinture, poésie, musique7 ou autre.

1
Dans Spectres de Marx, op. cit., p14, v. citation complète dans le §3.2.4.2.c.

2
Apprendre à vivre, enfin, op. cit.

3
Echographies de la télévision, op. cit., p139

4
Le toucher, Jean-Luc Nancy, op. cit., p65

5
Force de loi, op. cit., p126

6
Dans le cas de Derrida, ce peut-être (entre autres) la circoncision comme modèle d'écriture ou le
talith comme rappel de la loi à même le corps - mais pour d'autres, ce sont d'autres rituels.

7
Parmi les nombreux écrits consacrés par Marie-Louise Mallet à la musique, on peut citer « Ne reste
que le chant... » (dans Appels de Jacques Derrida, 2014, op. cit ). Dans ce texte, elle met en relation
quelques pages du deuxième volume du Séminaire La bête et le souverain et le dernier mouvement
d'une sonate de Schubert, la Sonate n°19 en ut mineur, D.958. Dans ces deux œuvres, c'est l'itération qui
est source de création. « “L'inédit surgit, qu'on le veuille ou non, dans la multiplicité des répétitions“
(Derrida). L'itération n'est donc pas contradictoire avec l'unicité de l'événement (…) cette musique peut
être entendue comme une assomption glorieuse de la différance » (p555). Dans ces deux œuvres, il
s'agit « de ce que Jacques Derrida nomme survie (…), cette survie dont il dit aussi, dans Apprendre à
vivre enfin, que son “sens ne s'ajoute pas au vivre et au mourir“ mais qu'“Elle est originaire : la vie est
survie“ » (p562). « Mais ne pourrait-on dire, de même, que la musique est structurellement survie ? “la
matière sonore[…] confère un certain caractère tragique à toute musique“, dit Daniel Barenboim dans
un entretien avec Edward Said, car “le son […] tend vers le silence“. La musique est hantée par la perte :

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 260



C'est cette vie en plus de la vie, indéfinissable à l'avance, qui peut faire l'objet
de bénédiction ou de malédiction1. Bénie, la vie appelle à la répétition des
moments h e ureux; maudite, elle prive d'avenir2, e l l e f a i t survivre
éternellement des figures pour lesquelles aucune surprise, aucun aveu n'est
possible. Mais on ne peut exclure, dans les deux cas, qu'une vie
supplémentaire prolifère et s'ajoute au dernier moment, faisant d'un bien la
semence d'une catastrophe ou d'un mal une source de bonheur.

Il n'y a pas (ou pas seulement) chez Derrida une préférence pour la vie (la
vie courante), il y a l'exigence inconditionnelle d'une vie la plus intense
possible, d'une vie qui ne se borne pas à la vie, d'une survie qui ajoute à la vie
plus que la vie (supplémentarité). Quand il écrit, au seuil de la mort, Préférez
toujours la vie et affirmez sans cesse la survie3, quand il bénit l'assistance, cette
dernière phrase est, comme toutes celles qui l'ont précédée, double. La
première bénédiction, celle qui peut venir de la bouche du père4, est celle qui
rend, malgré tout, la survie possible. Mais au-delà de cela, il y aurait une
bénédiction ultime, paradoxale, qui serait de partir sans laisser d'adresse, de
laisser l'autre survivre "sans la surcharge d'un héritage, sans le poids d'un
deuil"5, dans une imprévisibilité absolue - celle que reçoit l'orphelin. Ce
renvoi énigmatique à l'absence et à l'imprévisibilité absolue appelle, selon
Derrida, la prière et les pleurs, ce à quoi nous pouvons ajouter : la prière,
comme les pleurs, sont les prémisses de l'œuvre.

Le premier texte publié par Jacques Derrida en 1947, à l'âge de 17 ans,


dont il a conservé un vers, évoque déjà sa mort : Glu de l'étang lait de ma mort
noyée6. Il n'aura jamais cessé d'être en deuil de lui-même. Selon Jacob
Rogozinski, toute son œuvre pourrait être résumée par une formule : la mort
à l'œuvre7. Mais l'opposition entre la vie et la mort est, pour Derrida,
déconstructible8. La-mort-la-vie ne font qu'un. On ne peut pas réduire cette


elle est sans cesse en train de tenter de garder en vie quelque chose qui menace de mourir à chaque
instant, de lui donner une vie qui est “plus que la vie“ » (p563).

1
On peut à ce sujet entendre un extrait du film D'ailleurs Derrida, de Safaa Fathy, entre 1h03 et
1h04.

2
Circonfession, op. cit., p30
3
v. citation complète au §5.4.2.

4
Le prénom hébraïque du père de Derrida était Haïm, la vie.

5
Voir ci-dessus §3.2.3.2.d.

6
Ce vers est cité dans Glas (p219) et commenté dans La vérité en peinture (p183) à propos d'un
dessin de Valerio Adami, qui montre un poisson dans le dernier instant de son agonie, accroché à une
ligne. Le poisson cherche le souffle, agité par une danse de mort. Alors s'inscrit par la main d'Adami : "Et
j'entends ce mot angle, son GL". Ces lettres s'arrachent au mot, trouent l'espace, y font événement,
éclats de parole dans le dessin, voix hors-discours, glu inaudible, glas irreprésentable. C'est la scène du
JE, que Derrida a baptisée ICH.

« Ce qu'il désigne comme l'écriture serait donc la mort à l'œuvre – ou, plus exactement, « la
7

contamination du fini et de l'infini, de la vie et de la mort », comme le montre Paola Marrati dans La
Genèse et la trace – Derrida lecteur de Husserl et de Heidegger (1997) » Jacob Rogozinski, Cryptes de
Derrida, 2014, op. cit., p59. v. notre commentaire autour de cette thématique ci-après dans le §3.2.7.2.

8
C'est peut-être ce qui le sépare, irréductiblement, de la pensée heideggerienne.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 261



unité à une résurrection – chrétienne ou freudienne1. Une vie supplémentaire
qui ne nierait pas la mort ne pourrait s'accomplir que dans l'œuvre même,
comme hantise, spectralité, héritage et adresse à l'autre, messianicité.

On peut rapprocher cette proposition derridienne des deuils vécus par le


petit Jacky dans son enfance. Se vivant toujours au moins double (voire plus),
il aurait négligé ses frères et soeurs biologiques et culturels pour assumer, lui,
la survie et la garde d'une alliance. Après tout, c'est lui et lui seul l'héritier, le
gardien du talith du grand père2. Pour être fidèle à l'injonction, il fallait que
cette alliance ne soit pas gouvernée par la parole d'un mort (fût-ce d'un père),
mais par la trace d'un autre. C'est ce "il faut"-là, ce commandement venu de
l'autre, qui l'a conduit à privilégier l'œuvre. Mettre la mort à l'œuvre, ce n'est
ni se protéger de la disparition en produisant un ouvrage qui lui survivrait, ni
sombrer dans une tâche mortifère. C'est substituer à la généalogie familiale
une autre généalogie, déterminée elle aussi, mais improgrammable. Survivre
implique à la fois une rupture et le choix d'autres chemins pour mener à la
mort. Plus les chemins sont longs et retors, plus l'autre vie déborde la vie.






3.2.7 Inconditionnalités « éthiques » et plus que la vie.

Entre l'œuvre, la « vie plus que la vie » et les inconditionnalités, c'est un
autre concept du présent qui peut faire lien.


3.2.7.1 Le présent de l'autre, une autre inconditionnalité ?

a. La mort, inconditionnalité la plus absolue.

La particularité de la mort, ce n'est pas qu'on puisse la vivre (elle est aussi
impossible à vivre que les autres inconditionnalités), c'est qu'elle finit
toujours par arriver. Il n'y a pas d'incertitude à son sujet, sauf sa date. Mais
cette exception suffit à introduire en elle la structure du "peut-être". Je vais
mourir, mais peut-être pas demain, peut-être un autre jour. Je vais mourir,
m a i s j'ignore de quoi. Son inéluctabilité n'empêche pas que la mort soit
soumise à certaines conditions - ce qu'on appelle les causes de la mort.
Puisqu'il n'y a pas de mort sans cause, et puisque j'ignore les causes de ma
mort, ce qui s'ouvre n'est pas la possibilité d'y échapper, mais une autre
éventualité (ou problématique), celle d'un supplément de vie qui s'ajoute à
mon présent.

b. Affirmer la vie, un principe inconditionnel.


Dans les dernières phrases de son dernier entretien3, sans revenir sur


1
Freud espérait provoquer, par la cure, la réactivation d'une trace originelle et unique, une sorte de
résurrection du trauma.

2
Jacques Derrida, Circonfession, 1991, op cit, p52.

3
Apprendre à vivre enfin, op. cit. pp54-55.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 262



l'inconditionnalité de la mort, c'est l'inconditionnalité de la vie qui est
affirmée par Jacques Derrida.

"Nous sommes structurellement des survivants, marqués par cette structure de la trace,
du testament. Mais, ayant dit cela, je ne voudrais pas laisser cours à l'interprétation selon
laquelle la survivance est plutôt du côté de la mort, du passé, que de la vie et de l'avenir. Non,
tout le temps, la déconstruction est du côté du oui, de l'affirmation de la vie. Tout ce que je dis
- depuis Pas, au moins, dans Parages - de la survie comme complication de l'opposition
vie/mort, procède chez moi d'une affirmation inconditionnelle de la vie. La survivance, c'est
la vie au-delà de la vie, la vie plus que la vie, et le discours que je tiens n'est pas mortifère, au
contraire, c'est l'affirmation d'un vivant qui préfère le vivre et donc le survivre à la mort, car
la survie, ce n'est pas simplement ce qui reste, c'est la vie la plus intense possible. Je ne suis
jamais autant hanté par la nécessité de mourir que dans les moments de bonheur et de
jouissance. Jouir et pleurer la mort qui guette, pour moi c'est la même chose" (Derrida,
Apprendre à vivre enfin, op. cit. pp54-55).

Dans ce passage, Derrida n'affirme pas la vie en tant que telle. La vie en
tant que telle a quelque chose de répétitif, de machinique ou de circulaire. Ce
qu'il affirme et même, ce qu'il exalte, c'est une surenchère par rapport à la vie.
La survivance n'est pas seulement la vie, c'est encore plus : la vie au-delà de la
vie [vivre au-delà de l'expérience du présent-vivant], la vie plus que la vie [ce
qui implique autre chose que la simple vie], la vie la plus intense possible
[pleurer, c'est vivre intensément, c'est en appeler au-delà de la vie
immédiate].

En mettant la vie sur le même plan que d'autres principes inconditionnels


(le pardon, l'hospitalité, la liberté, l'amitié, etc.) impossibles à réaliser
effectivement, Jacques Derrida propose un concept de vie qui s'écarte
radicalement des cycles vitaux du présent vivant. Comme toute affirmation
pure, il s'agit d'un engagement, d'un acte de foi. La vie plus que la vie n'ayant
ni forme, ni contenu déterminé, ne peut pas être sacralisée. Aucune
anticipation ne permet de prévoir les modalités de sa mise en œuvre; mais
toute œuvre, au sens où on l'entend dans cette « thèse », obéit à ce principe.

c. Affirmer la vie plus que la vie : un autre présent, le présent de l'autre.


Pour frayer le chemin d'une vie qui ne s'inscrive pas dans son propre
présent, il faut laisser l'autre parler dans son temps à lui, inscrire son chemin
dans le présent de l'autre. Avec cette interprétation nouvelle introduite en
2001, dans le séminaire La Bête et le Souverain1, du discours prononcé en
1960 par Paul Celan sous le titre Le Méridien, Derrida introduit un autre
concept du présent, non pas vivant mais, pourrait-on dire, plus que vivant.
Selon Paul Celan, dans son essence la plus intime, le poème, cette parole d'un
seul, est présent et présence2. Il se tourne vers ce qui apparaît, lui adresse la
parole. Dans l'espace de ce dialogue, souvent désespéré, se constitue, au
présent, "ce à quoi la parole s'adresse" - qu'il nomme "Tu". Celan insiste sur
l'Ici et maintenant du poème : c'est dans cette immédiateté, cette proximité
unique et ponctuelle que le poème peut dire "Je"3, laisser parler l'Autre, lui
donner le temps de la parole.

1
Séminaire 2001-2002, La bête et le souverain, Volume 1, op. cit. p366.

2
Paul Celan, Le Méridien, op. cit. p76.

3
Le poème, pas l'auteur.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 263



Il ne faut pas confondre cette présence du poème avec ce que Derrida
appelle la présence du présent-vivant. Le présent vivant est celui que
j'entends, dans le temps même ou je parle, sans aucun détour. Je peux
entendre l'Etranger de cette façon-là, mais je ne peux pas lire le poème de
cette façon. Quand il parle au présent, c'est l'autre qu'il laisse parler dans son
propre temps. Il y a détour, dissociation, décalage. Alors qu'une fable se
comprend immédiatement, dans le temps même où elle est proférée, un
poème suppose un partage, une rencontre, au-delà de l'écoute immédiate.
C'est ce qui conduit Celan à parler de deux sortes d'Etrangers, très près l'un
de l'autre1, mais distincts. Le second, dit Derrida, introduit, un présent tout
autre. Mettre le cap sur le second type d'étranger, c'est couper le souffle, c'est
aussi ouvrir un abîme (Abgrund, le sans-fond). Cette révolution "dans la vie
même du temps, dans la vie du présent vivant"2, peut sembler minuscule,
mais c'est une révolution dans la pensée. Derrida la qualifie de révolution
poétique. Toute œuvre tournée vers un "tu" est porteuse d'une telle
révolution. En introduisant une dimension testamentaire dans le présent
même, elle bouleverse la valeur de la vie.




3.2.7.2 Œuvrer, au-delà du « Je suis mort »

a. « Je suis mort » lu par Rogozinski : une devise.

Selon Jacob Rogozinski, la formulation centrale de Jacques Derrida, son


point de référence, ce qu'il appelle sa devise, peut s'écrire "Je-suis-mort"3, ou
"Je vous dis que je suis mort", une formulation qui reprend la déclaration de
Valdemar dans la nouvelle d'Edgar Poe, La vérité sur le cas de M. Valdemar4 : "-
Oui, - Non, - j'ai dormi, - et maintenant, - maintenant, je suis mort". Prise
comme telle, cette déclaration reprise en exergue de "La Voix et le
Phénomène"5 est paradoxale, aporétique. Un vivant ne peut pas dire, sans
mentir, "Je suis mort"; Inversement seul un vivant peut parler, donc seul un
vivant peut proférer de sa bouche "Je suis mort". En prononçant ces mots, il
témoigne nécessairement de sa vie. Certes, dans la nouvelle d'Edgar Poe, ce
témoignage est en quelque sorte confirmé par la putréfaction soudaine du
corps de Valdemar. Cette dissolution brutale du corps, juste après la
déclaration, prouverait qu'il était vraiment mort (en tous cas c'est ce que
laisse entendre le narrateur). Pour Rogozinski, dans la théorie derridienne,
celui qui parle est déjà mort. L'écriture est la mort à l'œuvre. Cette référence à
la mort n'est pas un constat, mais une nécessité stratégique. Situer l'écriture
du côté de la mort, c'est situer le logos du côté du présent vivant, de la vie -

1
Ibid p72

2
La bête et le souverain, op. cit. p366.

3
Jacob Rogozinski, Cryptes de Derrida, 2014, op. cit., p68.

4
Cette nouvelle fantastique, écrite en 1845, a été traduite par Baudelaire qui l'a intégrée dans ses
Histoires extraordinaires.

5
Jacques Derrida, La voix et le phénomène, op. cit., Exergue

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 264



c'est-à-dire de la conscience, du moi et de la métaphysique. Pour déconstruire
la métaphysique, il faut donc en appeler à une non-présence radicale de la
subjectivité, qui ne peut tourner qu'à la mélancolie. Dans ses ouvrages
ultérieurs1, Rogozinski appellera à se déprendre de la thanatologie, à en finir
avec la destruction de l'ego, l'égicide, il appellera à suivre la tentative d'Artaud
pour se réapproprier la vie. Son appel à dépasser l'aporie derridienne par un
nom inouï, celui du messie, ne renvoie pas au messianique derridien, qui est
une pure structure formelle sans contenu, mais plutôt à une logique de la
résurrection. Mais cette résurrection-là est absente de l'œuvre derridienne.
Quand Derrida parle d'un "plus que la vie", il ne pense pas à faire revenir la
chair, mais l'œuvre.
b. La sentence que Derrida aura faite sienne : « Nous nous devons à la mort ».
"Nous nous devons à la mort" est la première phrase du livre de
photographies dont Jacques Derrida a écrit le texte, Demeure, Athènes2. Il
reprendra à de nombreuses reprises dans le livre cette phrase qui lui est
venue à midi, dit-il, un jour où le soleil tombait 3. La phrase, choisie pour sa
polysémie, porte un sens général - notre rapport à la mort - et d'autres
significations qui renvoient à la photographie. D'une part, Nous devons
mourir, il le faut, nous sommes mortels, et d'autre part, chaque photographie
ou chaque série de photographies dit cette obligation, ce devoir, cette dette.
Dans cette phrase, le "nous" est chacun d'entre nous et aussi la photo elle-
même qui déjà porte le deuil d'un référent supposé et aussi des autres
photos, car toute photo renvoie à une autre.

Le livre est un commentaire d'une série de 34 photographies de Jean-


François Bonhomme, 34 clichés qui renvoient les uns aux autres, se
répondent, s'appellent. Répétée au début du cliché I de Derrida4, la phrase
opère comme une sorte de deuxième titre, un redoublement qui, bien que
postérieur, viendrait avant le titre même (Demeure, Athènes), à moins que ce
ne soit le titre qui en soit une reprise, une réitération. En tous cas quand cette
phrase lui est venue, le 3 juillet 19965, Jacques Derrida se trouvait à Athènes -
c'est-à-dire sur le lieu où les photos de Jean-François Bonhomme ont été
prises. Il a donc reçu ces photographies avant de se rendre sur place - un
voyage qui répétait d'autres voyages antérieurs - autre façon de réitérer, au
présent, un geste déjà fait. La forme qu'il a choisie pour ce livre aligne 20
chapitres qu'il nomme "clichés" (en chiffres romains), alors que 34 "clichés"
photographiques de J-F Bonhomme sont montrés (en chiffres arabes). Tout le
livre joue sur le déséquilibre entre ces mises en abyme.

Remarquons ce point important pour nous : cette phrase, "Nous nous



1
Jacob Rogozinski, Le moi et la chair, Introduction à l'ego-analyse , 2006; Guérir la vie, la Passion
d'Antonin Artaud, 2011. Ces deux ouvrages sont publiés aux éditions du Seuil.
2
Demeure, Athènes, Photographies de Jean-François Bonhomme (Galilée, 2009).

Cela n'est pas sans importance, car il aura fallu que le soleil tombe au moment de la plus grande
3

lumière.

4
Ibid, p13.

5
L'année est mentionnée à la fin du texte, p51.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 265



devons à la mort", Jacques Derrida l'énonce à propos d'une œuvre. Laquelle?
Peut-être la série plus vaste de toutes les photos prises par Jean-François
Bonhomme à Athènes en 15 ans, dont 34 seulement nous sont montrées dans
le livre. Cette série peut faire penser à d'autres séries analysées dans l'œuvre
derridienne : le roman-photo muet de Droits de regards, de Marie-Françoise
Plissart1; les 127 boîtes-cercueils de Gérard Titus-Carmel2; les Souliers de Van
Gogh3, sans parler de la sériature lévinassienne4. Ce qui est singulier dans
cette série derridienne des œuvres composées elles-mêmes de séries, c'est
que dans chaque cas il repère des ratures, des sériatures, des retraits qui le
laissent endeuillé. Devenues des archives parlantes de la mémoire de la ville,
ces photographies disent son histoire, en témoignent, et aussi la font.
"Demain, Athènes la vivante se verra ici garder, regarder et réfléchir ses
morts", écrit Derrida5. L'histoire de ces photographies n'est pas finie, elle est
encore à venir.

Chaque photographie est un deuil, mais le deuil de qui? De celui qui l'a
prise (le photographe), de la ville, de la photo elle-même ou de son référent
(ce qui y est représenté), ou encore de celui qui la regarde? "Prendre" une
photographie, c'est déjà se séparer de la chose, c'est déjà en prendre le deuil,
la laisser prendre par un autre, "prendre" le risque qu'un autre se l'approprie.
Le photographe porte le deuil d'Athènes : l'Athènes antique, archéologique,
mythologique, celle des ruines anciennes, mais aussi celle d'hier, l'Athènes
moderne, et aussi celle d'aujourd'hui qui est, d'avance, condamnée à
disparaître. Le sursis ne change rien à cette fatalité : rien ne sera sauvé. La
photo confirme et scelle un verdict, un compte à rebours déjà déclenché6.

Tous les appareils photographiques disposent d'un dispositif-retard, qui


permet à l'opérateur de déclencher le cliché plus tard, ne serait-ce que pour
pouvoir faire du cliché un autoportrait7. Jacques Derrida insiste sur ce retard,
qui ouvre la possibilité d'archiver un présent à venir. La durée de ce retard
peut être calculée d'avance, mais rien n'interdit, en principe, qu'elle soit
indécidable ou infinie. C'est ce retard, dont le mouvement surgit avant le
temps même, qui intéresse Derrida. C'est lui qu'il retrouve, par exemple, dans
la condamnation à mort de Socrate. Socrate attend son exécution. Alors que le
jugement a eu lieu depuis longtemps, elle a été reportée, différée. Un
événement fortuit l'a retardée : les Athéniens envoyaient à Delos un navire
pour le couronner. Tant que la procession (theoria) n'était pas revenue, tant
que les voiles de ce navire n'apparaissaient pas près d'Athènes, au large de ce

1
Lecture de Droits de regard, de Marie-François Plissart (Minuit, 1985).

2
La vérité en peinture, p223.

3
Ibid, p327.

4
Psyché, Inventions de l'autre (tome 1), pp189, 192

5
Demeure, Athènes p17

6
Ibid, p24.

7
Le « selfie » des smartphones, qui n'a pas de dispositif-retard, joue lui aussi sur le décalage entre le
temps de la photo - déjà passé, déjà mort - et celui du regard sur la photo – déjà archivé, mais encore à
venir.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 266



cap, il était d'usage de ne pas exécuter les condamnés. Déjà résigné à la mort,
ayant déjà dans la bouche le goût du poison (pharmakon), Socrate a décidé de
ne pas s'évader. Il connaît l'existence de ce sursis dont la durée imprévisible,
incalculable, ne dépend que des vents. C'est alors qu'il fait un rêve1 : une
grande et belle femme, vêtue de blanc, l'appelle par son nom et lui annonce
qu'il arrivera après-demain "dans les champs fertiles de la Phtie". En
déchiffrant ce rêve, il peut évaluer, sans calcul, la durée du sursis.

Jacques Derrida compare ce retard de la mort de Socrate à l'acte


photographique. Ce qui se réfléchit dans cet acte est encore vivant mais
condamné à mort. Aucune stèle funéraire, aucune sépulture n'est nécessaire.
Dès qu'une chose est prise dans une photographie, elle est hors d'usage,
désaffectée. Le deuil commence. C'est ainsi qu'on peut, en imagination,
photographier Socrate dans la temporisation du mourir. Nous nous devons à
la mort. Cette phrase est-elle un constat, une prescription? Que nous soyions
mortels, dus à la mort, implique-t-il aussi que nous devrions, en plus,
reconnaître cela comme une dette, nous devoir à la mort? Nous sentir
responsable de ce devoir? Si l'endettement à l'égard de la mort est premier,
s'il vient avant tout contrat, alors pourquoi faut-il déclarer, en plus, Nous nous
devons à la mort? C'est une injonction, une mise en demeure2 dont nous
devrons nous acquitter, mais pas tout de suite, un peu plus tard, dans un
certain délai. Nous sommes dus à la mort, mais avec retard.

La phrase appartient à l'idiome singulier de Jacques Derrida. Qui d'autre


aurait pu l'inventer? Qui d'autre aurait eu l'idée de la photographier (cette
phrase), de la "photorthographier", comme il dit3? La photorthographier, c'est
la laisser telle quelle, en français, avec son orthographe et ses lettres, sans la
traduire. Photographiée, la phrase subit le sort de toute photo : retard et
deuil. Il ne s'agit pas, ou pas seulement, de se dévouer à la mort, comme le
laisse entendre la "grande tradition post-socratique et sacrificielle de l'être-
pour-la-mort", il ne s'agit pas, ou pas seulement, de respecter les morts, il ne
s'agit pas non plus d'une culture de la perte ou du manque, il s'agit, par le
redoublement du "nous", de suspendre le sujet et la phrase elle-même4. "Nous
nous devons", c'est dire que nous nous rapportons à nous-mêmes, par un
contrat d'avant tout contrat, par une hétéronomie primitive, en opposant un
premier "nous" (celui de la dette) à un autre "nous", celui du "vivant innocent
qui à jamais ignore la mort".

Une photographie n'est pas un objet mort. Elle continue, selon Derrida, à
regarder le soleil. D'ailleurs quand la phrase Nous nous devons à la mort lui
est venue à l'esprit, il était midi. Cette phrase, qui semble renvoyer à la mort
inéluctable, la suspend entre les deux "nous". Entre l'instant où une
photographie est "prise" (avec ou sans système de retardement), les instants
auxquels renvoient les choses représentées, le moment où elle est regardée,


1
Ce faire-un-rêve, dans le contexte où Derrida le décrit, c'est faire-une-œuvre.
2
Ibid p19.

3
Ibid p51.

4
Ibid pp55-56.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 267



ces écarts suspendent la mort. On peut nommer retardement ce temps écarté.
A la façon dont Jacques Derrida parle de l'espacement1, ce mot introduit aussi
à l'œuvrement. Entre le moment de sa condamnation à mort et son exécution.
Socrate a continué à vivre, il a rêvé, une façon de protester contre la mort à
laquelle il était pourtant résigné. C'est là, dans cet écart, que se loge l'œuvre
et sa protestation. Des penseurs aussi différents que Nietzsche, Heidegger,
Lacan situent la mort dans les registres du deuil, de la dette ou de la perte,
mais pour Derrida c'est un événement pragmatique, ni constatif, ni
performatif, indécidable - une survie au-delà du performatif, au-delà du deuil,
plus que la vie, entre les deux "nous". C'est ainsi que, dans les dernières pages
d e Demeure, Athènes2, la photographie est interprétée comme paradigme de
l'œuvre.

« Non, les photographies sont autrement intraduisibles, selon la ruse laconique d'un
spectre ou d'un phantasme, quand cette économie fait œuvre d'une lettre, quand elle arrive à
nous dire, avec ou sans mot, que nous nous devons à la mort (...) Chaque fois que vous
regardez ces photos, il faudra recommencer à traduire, et vous rappeler qu'un jour, vers midi,
pour certains, alors qu'ils venaient d'Athènes et qu'ils y revenaient, le verdict avait eu lieu
mais le soleil n'était pas encore mort" (Demeure, Athènes p59).

Pourquoi Derrida insiste-t-il tellement, dans ce texte, sur le soleil? Dans les
intervalles, les entre-nous, sa trace persiste. Dans les photographies, elle a
encore lieu, elle arrive, même si elle n'arrive qu'à s'effacer, comme il
l'explique en 1986 dans Comment ne pas parler3. C'est cette trace quasiment
disparue qui surprend, qui résiste à la religion du deuil, la dette, le devoir, la
culpabilité. Elle porte une protestation innocente, celle d'un vivant qui a
toujours la possibilité de déclarer, à un instant donné, qu'il ignore la mort. Il y
aura du soleil, pour l'éternité, dans chaque photographie qui restera. Aussi
figée soit-elle, elle n'est pas absolument morte. Cet écart entre le « nous » et le
« nous », c'est aussi ce qui fait la différence entre la phrase Je suis mort dans
laquelle Jacob Rogozinski repère et regrette une certaine mélancolie, et la
phrase Nous nous devons à la mort, qui ouvre la possibilité de l'œuvre4.

En préférant Nous nous devons à la mort à Je suis mort, Derrida introduit


une différance, un écart, celui qui sépare, irréductiblement, un instant d'un
autre, un premier "nous" d'un second, un affect d'un autre. Il y a dans ce
verdict, comme dans toute sentence, une dimension de prescription, de
devoir et de dette qui ne se limite pas au simple constat de notre mortalité. Si
nous devons quelque chose à nous-mêmes, c'est chaque fois différemment,

1
v. ci-après §3.3.3.

2
Ibid p58.

3
v. ci-avant §0.8.1.1.

4
Mireille Calle-Gruber clôt, elle aussi, le commentaire qu'elle fait de Demeure, Athènes dans son
texte Du deuil photographique dans quelques textes de Jacques Derrida (dans Derrida et la question de
l'art, 2011, op. cit., pp358-9) sur la question de l'œuvre : « Parcourant les textes de Derrida en tous
sens, depuis le retardement infini à quoi ils s'adressent, et à partir de quoi il faudrait tout relire – c'est
mon hypothèse, affermie par l'ultime exorbitant déclencheur-retard, ce texte écrit avant pour plus tard,
beaucoup plus tard, écrit pour trop-tard et qu'il adresse, il-je-Jacques, à un vous d'éternité, post-mortem,
outre-tombe sur sa tombe, texte colonne décapitée qui n'est pas, oui, sans quelque ignorance
concernant à jamais la mort -, parcourant les livres de Derrida on rêve de trouver, on trouve les
éléments d'une grammaire pour un moratoire du sujet qui n'aura eu de cesse d'être-œuvre ».

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 268



dans le mouvement en série de temporalités ou d'œuvrances différentes.






3.3 Laisser œuvrer la trace

Dans les textes des années 1970, plus particulièrement Glas, La
Dissémination, La Vérité en peinture, Jacques Derrida associe étroitement
trace, restance et œuvre.


3.3.1 Trace

Quel rapport y a-t-il entre l'œuvre et la trace ? D'une part, l'archi-trace ne
se présente jamais comme telle.

« La restance de la trace n'est ni une présence, ni une absence. Elle échappe à la prise de
tout discours onto-théologique même si elle le rend parfois possible » (Limited Inc, op. cit.
p157).

Dans Limited Inc1, Jacques Derrida associe la « dérive graphématique » de


la trace, l'(archi)-écriture et le nom de Dieu. Tous trois, dit-il, sont soustraits
au discours. Le comportement courant, usuel, c'est de remplacer la trace, la
recouvrir, en réduire l'impact2, l'organiser en structure de renvoi3 pour
privilégier les éléments connus et familiers.

Mais d'un autre côté, il arrive qu'une trace inattendue, insituable, fasse
irruption. C'est un événement qui peut avoir lieu dans les sciences (biologie
ou géologie), dans l'histoire, dans la poésie, ou dans l'existence de n'importe
qui. Ce genre d'événement arrive, doit arriver, dans toute œuvre digne de ce
nom.

"L'abandon de la trace laissée, c'est aussi le don du poème à tous les lecteurs et contre-
signataires qui, toujours sous sa loi, celle de la trace à l'œuvre, de la trace comme œuvre,
entraîneront ou se laisseront entraîner vers une tout autre lecture ou contre-lecture. Celle-ci
sera aussi, d'une langue à l'autre parfois, dans le risque abyssal de la traduction, une
incommensurable écriture" (Béliers, op. cit. pp66-67) [Les italiques sont de Derrida].

Il y a la trace courante, usuelle : l'empreinte ou l'indice de quelque chose


qui a été présent mais ne l'est plus - et aussi l'autre trace, trace pure ou archi-
trace, celle dont l'origine a disparu4, dont on a tout oublié, dont on ne sait rien.
Dans la rencontre de l'œuvre, nous avons affaire à cette archi-trace qui
déclenche un mouvement, ouvre un intervalle5, creuse un espacement.
Quelque chose arrive, qui provoque chez nous l'intérêt, l'incompréhension, le
rire ou le désir de savoir, la lecture. Quoi? Nous ne pouvons pas le déchiffrer,


1
Jacques Derrida, Limited Inc, 1990, op. cit. p156

2
De la grammatologie, op. cit., p145

3
Ibid p68

4
Marges de la philosophie, op. cit., pp76-77

5
La voix et le phénomène, op. cit., p95

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 269



mais nous en percevons, justement, la trace. C'est elle qui est à l'œuvre, c'est
elle la loi de ce poème, de cette photographie1, de cette image ou de ce texte.
Donnée, laissée, abandonnée, elle n'opère plus dans le monde où elle a été
inscrite (qui a définitivement disparu), mais c'est elle qui, dans sa dérive
graphématique, a l'initiative. Depuis un lieu tout autre, elle dit "je", elle
ordonne, elle appelle, elle exige une réponse, mais n'en donne pas les clefs.

C'est ainsi que la trace survit dans les musées, au cinéma2, dans l'image et
aussi dans la parole, là où les œuvres sont reconnues mais aussi là où elles
sont ignorées. Elle survit disséminée 3, admirée ou méprisée comme
simulacre, artefact ou objet stérile, évaluée ou dévaluée soit pour son excès
de technicité (par exemple dans la musique contemporaine) soit pour son
manque de technicité (la perte de savoir-faire souvent dénoncée dans la
pratique actuelle des arts). Elle survit comme trace qui trace4, événement,
déconstruction en cours.

Comment interpréter, par exemple, le bélier mentionné par Paul Celan


dans les vers du poème Grande voûte incandescente traduits ainsi par Jean-
Pierre Lefebvre : "Au front caillou d'un bélier je marque au feu cette image,
entre les cornes, dedans ..."? Les lectures sont innombrables, aussi
nombreuses que la semence promise par Yhvh à Abraham. Cette
multiplication est la loi du poème, qu'on peut formuler de la façon suivante :
Une trace est à l'œuvre. La trace donnée, laissée, abandonnée, n'opère ni selon
l'intention de l'auteur, ni selon la signification des mots dans son univers ou
son monde, car l'auteur ne peut plus témoigner5, il est absent et son monde a
définitivement disparu. Pour le lecteur ou le destinataire, la trace est "sans
monde"6. Si elle opère, c'est comme un reste7, par réitération8, sans rien
décider. C'est un "subjectum"9 au sens étymologique du latin : ce qui est
dessous, disponible mais excédant l'horizon subjectif de l'interprète. La trace
garde une initiative souveraine, imprévisible. Elle erre d'un référent à l'autre,
mais elle provoque, elle appelle, elle ordonne, elle exige une lecture
responsable sans en livrer les clefs.

Comment ce poème qui parle10, qui dit "je", cette trace apparemment
inerte qui se produit en se désignant elle-même11, peut-elle réinventer ce
dont elle hérite, saluer l'autre, multiplier ses semences? Le tout autre, qui est

1
Ce que Roland Barthes, dans La chambre claire, appelait le punctum.

2
Le cinéma et ses fantômes, op. cit., p82

3
La dissémination, op. cit., p187

4
Echographies de la télévision, op. cit., p45

5
Poétique et politique du témoignage, dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit., p535

6
Béliers, op. cit., p23

7
Ibid p47

8
Force de loi, op. cit., p104

9
Béliers, op. cit., p18

10
Ibid pp54-55

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 270



inaccessible en elle, se dit depuis la crypte où il est scellé1. Il survit en se
confiant à la garde d'un autre2, qui devra lui-même traduire (parfois dans une
autre langue), signer et contresigner, pour que la trace soit à l'œuvre comme
œuvre.

On peut lire la pensée de Jacques Derrida en la rapportant à une éthique -


pour autant que ce mot, éthique, ne soit pas incompatible avec la trace3. Elle
serait d'inspiration freudienne : faire venir à jour des traces inconnues,
inqualifiables, externes, irréductibles. Certes ces traces ne sont ni des
souvenirs oubliés, ni des traces enfouies qui reviennent, et encore moins des
vérités qui se dévoilent ou se manifestent. C'est à peine si elles viennent à
jour (ce serait plutôt à nuit). Imprévisibles et parfois difficiles à repérer, elles
surgissent comme des événements auxquels il s'agit de laisser sa chance
(laisser sa chance, voilà qui semble induire une éthique). S'ouvrir à l'œuvre,
c'est respecter la trace comme telle.




3.3.2 Restance

Quand le destinataire (lecteur, auditeur, spectateur) est mis en présence
d'une œuvre, le contexte dans lequel elle a été produite est illisible. Le
signataire, son discours et son horizon de sens ont disparu. Par rapport aux
référents d'origine, la coupure est irrémédiable4. Et pourtant, le destinataire
croit rester en rapport avec cet horizon. Pour lui, quelque chose de ce
contexte reste dans l'œuvre : un secret, une marque5, une date, une signature,
des traces. L'œuvre, telle qu'elle lui parvient, n'a ni contenu ni identité. Elle




11
Ibid p61

1
On peut, à partir de cette observation, analyser le passage déjà mentionné où Derrida associe la
trace, l'écriture et le nom de Dieu : « En substituant « de l'écriture » à « Dieu » , Sec n'a pas seulement
remplacé un mot par un autre, un sens ou un étant finis par un autre qui lui serait (ou non) équivalent :
Sec nomme l'écriture en ce lieu où l'itérabilité de la preuve (de l'existence de Dieu) fait écriture, fait
écrire et entraîne le nom de Dieu (de l'étant infini) dans une dérive graphématique qui interdit (par
exemple) de décider si Dieu est plus que le nom de Dieu, si « nom de Dieu » fait référence à Dieu ou au
nom de Dieu, s'il signifie « normalement » ou s'il « cite », etc. (...) » (Jacques Derrida, Limited Inc, 1990,
op. cit. p156). Faire écriture, ce serait sceller le tout autre, mais sans faire obstacle à sa dérive
graphématique.

2
Béliers, op. cit., p69

3
« La trace derridienne, « ni perceptible ni imperceptible », « lieu re-marqué d'une marque », pur
avoir-lieu, est alors vraiment quelque chose comme l'expérience d'une matière intelligible. Uex-
perimenium linguae, qui est en question dans la terminologie gram- maticale, n'autorise pas (selon une
équivoque qui n'est que trop largement répandue) une pratique interprétative visant la décons-truction
infinie d'un texte, n'inaugure pas un nouveau formalisme, mais signe plutôt l'événement décisif d'une
matière, ouvre sur une éthique. Celui qui l'accomplit jusqu'au bout et trouve, en ce sens, sa matière (se
souffre, se subit), peut demeurer - sans y rester emprisonné - dans les paradoxes de l'autoréférence, il
peut ne pas ne-pas-écrire ». (Giorgio Agamben, Pardès, l'écriture de la puissance, in Revue
Philosophique de la France et de l'Étranger, Avril-juin 1990, Derrida, p145).

4
Marges de la philosophie, op. cit., p378

5
La dissémination, op. cit., p14

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 271



n'est qu'une marque, elle ne survit que par ces choses ambiguës, ces restes
qui à la fois appellent l'interprétation et s'y soustraient. Alors que, dans un
processus cyclique, tout recommence de la même façon, sans reste, dans une
répétition non cyclique, par exemple celle des mots du langage, il est possible
que la réitération ne se fasse pas à l'identique – c'est même ce qui arrive la
plupart du temps. Dans la restance comme dans la différance ou la survivance,
une productivité active est à l'œuvre, irréductible à des effets de sens, de
contenu ou de thème. Des marques éventuellement orales ou écrites – mots,
lettres, images, traits graphiques - se séparent et, dans le processus
d'itération, ne seront jamais restituées à l'identique. Ce qui surgit (re-marque
ou graphème) est un reste.

L a restance peut s'énoncer comme une loi selon laquelle, à l'intérieur


même du texte, il reste une extériorité inassimilable qui se dissémine, sans
destination ni trajet propre. Le discours tend à le domestiquer, à le sublimer, à
le reconduire dans un système, mais il se dérobe. Freud, qui espérait
retrouver une écriture perdue, originelle (celle de l'inconscient), aurait
surtout fabriqué des restes irréductibles, intraduisibles1. Il aurait eu le génie
de ne pas oblitérer complètement cet étrange résultat. Jacques Derrida non
plus ne recule pas : il invente un type d'intervention, paléonymique, qui greffe
sur d'anciens concepts des restes irréductibles2. C'est ce qu'il appelle la
déconstruction.

L'œuvre pourrait rester abandonnée, simple déchet dont le potentiel


d'insémination resterait égal à zéro. Mais la possibilité qu'une œuvre soit
laissée à son errance, sans point d'arrivée, n'annihile pas l'autre dimension de
la restance. Une autre loi peut toujours s'introduire dans l'œuvre, la
domestiquer autrement, produire une différence séminale3. Il est possible
que le discours, par un effet de cadre ou de signification, sublime ce reste, le
reconduise dans un système. La restance n'est pas univoque. D'un côté, le
reste se dérobe, s'échappe. Il met en échec toute tentative de fixer un sens.
Mais d'un autre côté, elle est aussi graphématique, clignotante, prise dans un
mouvement qui peut l'englober.

« Il y a les souliers de Van Gogh, qui ne sont là pour rendre compte d'aucune vérité ou
n'illustrer aucun principe : ils sont là parce qu'ils sont là (sans concept, sans pourquoi, sans
principe de pensée), ou bien : ils sont là pour la peinture, parce que la peinture les laisse à
eux-mêmes. “Les chaussures sont là en peinture, elles sont là pour (figurer, représenter,
remarquer, dé-peindre?), la peinture à l'œuvre. Non pas pour être rattachées aux pieds de tel
ou tel, dans le tableau ou hors de lui, mais là pour-la-peinture (vice-versa)“. Ce que Derrida
ramasse aussi en un mot, celui de restance : “- réinstallant les deux chaussures dans leur
délaissement « propre », dans leur être-délacé qui, entre eux, au beau milieu – dans leur
restance ?“ ; “ - pour ce qu'il y a de la restance picturale, formule […] que je dois abandonner
ici à son ellipse“4. Ce qui est laissé, délaissé, abandonné (couleur, chaussures) l'aura été
jusqu'au moment où la peinture l'aura remis à soi, sans autre raison ». (Jérôme de Gramont,
Par quelle offrande sans nom ? Derrida, Kant et la phénoménologie du tableau, in Derrida et la

1
L'écriture et la différence, op. cit., pp310-311

2
Marges de la philosophie, op. cit., p393

3
La dissémination, op. cit., p59

4
C'est Jérôme de Gramont qui cite La vérité en peinture, pp312s et 426.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 272



déconstruction de l'art, op. cit. p273-274).

Il faut bien que la restance obéisse aux lois de la peinture à l'œuvre : lois
qui sans doute changent, se transforment, sont peut-être différentes pour
chaque tableau, mais sans lesquelles il n'y aurait pas de tableau. Si la restance
picturale doit être « abandonnée à son ellipse », c'est parce que ces lois, en
tant que lois, ne sont pas déterminées ni déterminables à l'avance. Mais
même si les chaussures n'illustrent rien, aucune thématique ni aucune vérité,
il faut bien qu'elles renvoient à un principe au moins : celui de l'œuvre. Ce
serait, pourrait-on dire, un principe sans principe.

« “La vérité en peinture“ est principe d'hospitalité, ou plutôt : elle est la rature de tout
principe par hospitalité pure. Proposition qui n'est pas sans rejoindre ce que, par un tout
autre chemin de pensée – tout autre, mais parfois si proche – Michel Deguy écrit du poème :
“Le principe de poésie est principe d'hospitalité. (…) L'hôte est toujours un inconnu ; sans
identité.“ Ce qui ne signifie pas que le tableau, ou le poème, parient sur l'inexistence absolue
d'aucune archè susceptible de justifier la présence ou la venue de ce qu'il y a, mais seulement
qu'ils la mettent entre parenthèses au moment de l'accueillir par hospitalité pure. Comme
une offrande qui n'a besoin de l'autorité d'aucun nom pour avoir lieu » (ibid p279).






3.3.3 Œuvrement et espacement

On peut, pour définir ce je nomme dans cette « thèse » œuvrement, partir
d'un autre mot, espacement, ce quasi-concept indissociable de la différance.




3.3.3.1 Eléments de définition.

La notion psychanalytique de frayage s'appuie sur une métaphore
spatiale : la trace mnésique fait effraction, elle se perce un chemin
contre des résistances 1. Quand elle fait irruption, par exemple dans le
rêve, elle est à la fois visuelle et verbale. Il faut un travail, une violence,
pour tracer une route, qui n'est produite qu'avec retard, après-coup. Ce
décalage ou retardement supplémentaire, découvert par Freud 2, est
originel, indissociable de l'archi-écriture derridienne. Borné ni par la
temporalité linéaire de la parole, ni par la structure phonétique, il
expose à l'éloignement, à la distanciation 3. Il introduit dans l'espace une
scène d'écriture hétérogène, à la fois extérieure et intérieure au spatial (la
double scène)4. Tout rapport à soi, entre l'apparaissant et l'apparaître,


1
Jacques Derrida, L'écriture et la différence, op. cit., p317.

2
Ibid pages 302-303.

Un des symboles de ce retard est Oedipe, qui ne deviendra aveugle que dans un temps
3

supplémentaire.

4
« Pour Derrida, l'espacement est d'abord le propre de l'écriture : “le propre de l'écriture, nous
l'avons nommé ailleurs, en un sens difficile de ce mot, espacement“ [Derrida, L'écriture et la différence,

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 273



implique cet entre-deux, cette dispersion.

Espacer, c'est mettre de l'écart, interposer. Un autre mot de la langue


désigne ce processus : entre1. Quand il y a de l'entre... - entre le dedans et le
dehors, entre l'homme et la femme, entre le continu et le discontinu, entre
mimesis et mimique, etc... - un hiatus est creusé, les parties entrouvertes
restent distinctes et laissent place à une syntaxe.

« Le syncatégorème « entre » a pour contenu de sens un quasi-vide sémantique. Il signifie
la relation d'espacement, l'articulation, l'intervalle, etc. Il peut se laisser nominaliser, devenir
un quasi-catérogème [sic], recevoir un article défini, voire la marque du pluriel. Nous avons
dit les « entre(s) » et ce pluriel est en quelque sorte « premier ». L'« entre » n'existe pas »
(Derrida, La dissémination, op. cit., p274, note 29).

Rien ne vient commander l'espacement (ni théologie, ni ontologie, ni
anthropologie)2. Il ne se fait depuis aucun centre, aucune place préétablie. Il
ne se donne pas comme présence, mais à travers des blancs, des
ponctuations, des devenirs-absents ou devenir-inconscients qui ne sont pas
seulement spatiaux, mais aussi textuels, temporels, sensibles, etc. Tout ce qui
"a lieu", dans tous les sens de l'"avoir lieu", le présuppose.




3.3.3.2 « Il faut » mettre en œuvre l'espacement

Bien que l'« entre » n'existe pas comme tel, l'espacement n'opère pas dans
le vide. Il lui faut, pour se maintenir ouvert, des artefacts, des outils, des
figures ou des schèmes, qui parfois sont visibles et descriptibles comme tels,
et d'autres fois ne le sont pas, mais peuvent s'entendre comme archi-artefacts
ou archi-figures. Nous ne pouvons, ici, que donner quelques exemples de ces
artefacts ou figures.

a. Passe-partout.

On rencontre la fonction du passe-partout dans les arts graphiques,


peinture, dessin ou arts numériques3. Tout ce qui creuse l'écart entre le cadre
et l'œuvre se rattache à cette fonction, qui peut soit figer la spatialité en
système (la présentifier), soit encore continuer à l'ouvrir. Pour reprendre le
vocabulaire derridien, cette fonction opère comme stricture parergonale qui
entame l'espace. Elle est l'index d'un dehors, d'une l'altérité4. En tant que
force productive, génératrice, l'espacement ouvre une circulation où peut se
déployer l'ellipse mimétique, la chose absente et son double. Sans cela, pas


op. cit. p321]. Or le propre de l'écriture est à l'œuvre partout » (Benoît Goetz, Derrida, De architectura,
dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit., p423).

1
Jacques Derrida, La Dissémination, 1978, op. cit., p274.

2
Jacques Derrida, Positions, op. cit. p23.

3
La vérité en peinture, op. cit. p17. Ce livre peut être considéré comme la démultiplication sans fin
des passe-partout : à l'objet bien connu des encadreurs s'ajoutent copyrights, pages de garde, exergues,
parerga, moulages, esquisses, copies, cartouches et mises en série.

4
Jacques Derrida, Positions, op. cit., pp107-8.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 274



d'art1.

b. Spacieux.

Il y aurait une certaine mise en œuvre de l'espacement dont on pourrait


dire qu'elle serait spécifiquement contemporaine - bien qu'elle soit apparue
depuis plus d'un siècle. Pour la nommer, Jacques Derrida s'est servi d'un mot
qu'il a inventé, le spacieux2.

« Cette chaîne (« fiction », « hymen », « spacieux », etc.), elle-même spacieuse et mobile, se
prend, mais pour la désorganiser, dans toute la machine ontologique. Elle en disloque toutes
les oppositions. Elle les entraîne dans un mouvement, leur imprime un jeu qui se propage sur
toutes les pièces du texte, les déportant toujours, plus ou moins régulièrement, avec des
décalages, des inégalités de déplacement, des retards ou des accélérations brusques, des
effets stratégiques d'insistance ou d'ellipse, mais inexorablement (La double séance, in La
Dissémination, pp288-289).

Contrairement à Jean-Jacques Rousseau qui voudrait maîtriser l'espace


par la chaleur d'une parole vive, innocente, réparatrice, Mallarmé jouerait de
l'excès de signifiant. Cet excès ouvrirait l'espace, il mettrait en mouvement les
re p r é s e n t a t i o n s d a n s u n e autre scène. Dan s c e tte sc è n e men t ale
mallarméenne, les représentations se déploieraient, tourneraient sur elles-
mêmes comme une danseuse. Le spacieux ainsi amorcé serait à l'espace ce
que la différance est à la différence : une force de production, un mouvement
comparable à la fiction. Il déclencherait une chaîne qui disloquerait les
oppositions et propagerait la lettre, la déplierait comme un hymen3. Il
formerait un espace dépourvu de référent, toujours supplémentaire. La scène,
quoique mentale, se jouerait dehors, hors de l'esprit, dans une marche qui
ouvrirait une crise.




3.3.3.3 Autres champs où l'espacement se fait œuvre

a. Un film.

Parlant du film de Safaa Fathy, D'ailleurs Derrida, qu'il connaît bien et dont
il a pu expérimenter directement la fabrication car il y a joué le rôle principal,
Derrida explique qu'il met en œuvre, en tant qu'œuvre, la question de
l'espacement4. Cette formulation laisse supposer que tous les films n'opèrent
p a s en tant qu'œuvres : par exemple ceux qui se déroulent dans l'espace,


1
« Espaçons. L'art de ce texte, c'est l'air qu'il fait circuler entre ses paravents » écrit Derrida dans
Glas (p88b). Au milieu de son analyse, qui tourne autour du phallus, de la castration et de la
décapitation, Derrida introduit cette petite remarque selon laquelle le discours dépourvu d'art, le
discours enseignant, serait nécessairement étouffant, ennuyeux, continu, analogique, tandis que
l'œuvre d'art ferait circuler l'air. En juxtaposant, en improvisant, en rendant les enchaînements
invisibles, elle espacerait. C'est ce que veut faire Derrida lui-même. Espaçons dit-il, introduisons dans
l'écriture de l'espacement (p87b), laissons les phrases s'enrouler autour d'une direction sans la fixer
(colonne tronquée, sanglante, mutilée), combiner des lignes verticales aux lignes horizontales du livre.

2
Jacques Derrida, La Dissémination, op. cit., p288-9.

3
Ibid p367.

4
Jacques Derrida, Trace et archive, image et art, 2002, op. cit. p99.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 275



ignorant la question de l'espacement, ne seraient que des produits. Le film de
Safaa Fathy, comme le dit Derrida en anglais, speaks for itself1. Dès son titre, il
déplace le temps vers l'espace. La promenade temporelle, dans des lieux qui
ne sont pas identifiables, ouvre une spatialité qui n'est pas strictement
spatiale. Algérie? Espagne? Amérique? On passe de l'un à l'autre sans
désigner le lieu, sans le fixer. Un voyage dans le temps, dans une généalogie
imaginaire2, se fait espace, et l'espace lui-même, tel qu'il est visible dans le
f i l m devient temps. C'est ce mouvement, ce devenir hétérogène, cet entre-
deux où jamais l'identité ne se referme sur elle-même, qui définit
l'espacement comme acte, ou encore comme quasi-concept inassignable en
un lieu déterminé. Pour préserver l'espacement, il faut admettre qu'un film se
présente toujours sous la loi de l'image, mais qu'il y répond de manière
diversifiée : par des mots, des déplacements, des improvisations, des
interruptions, des digressions, des éléments venus d'ailleurs qui viennent se
faufiler au montage3. La mise en œuvre, alors, se fait événement, et le
dispositif singulier qu'on appelle "film" se fait œuvre.

"Mais, dès son titre [il s'agit toujours du film de Safaa Fathy, D'ailleurs Derrida], malgré
tous les problèmes de temporalité qu'il pose, qu'il pose par sa facture même, en tant
qu'œuvre, on y reviendra, les problèmes de temps, de temps du film et du temps calculé par
l'auteur du film, en dehors de ces problèmes de temps qui sont aussi posés par moi au
passage dans le film, il se trouve que, dès son titre, il déplace le temps vers l'espace puisqu'il
s'appelle D'ailleurs. Et l'intraduisible "d'ailleurs" du titre marque qu'il s'agit d'espace, d'une
promenade temporelle dans un espace qui déplace. Le propos de Safaa Fathy, c'était de me
montrer dans un espace ou depuis un lieu qui ne sont pas ceux dans lesquels habituellement
on s'attend à me trouver. Vous verrez que, dans le film, aucun lieu n'est nommé, n'est
identifiable. On peut croire qu'on est en Algérie alors qu'on est en Espagne ou en Amérique.
Donc la question du temps est constamment réinscrite dans une topologie très perverse
finalement, en tout cas très surprenante, qui joue sur la surprise de l'espace. Au fond, c'est la
question de l'espacement, du devenir espace du temps, du devenir temps de l'espace, que ce
film met en œuvre" (Derrida, Trace, archive image et art, op. cit., p99).

b. Musique.

Selon Peter Szendy4, du corps humain suintent, depuis la nuit des temps,
des prothèses sonores : la voix, les membres, les corps dansants, les
instruments mis en mouvement par la bouche ou la main. Ces objets sonores
prolifèrent et s'extériorisent. Ils déploient des espaces acoustiques qui
prolongent le corps, résonnent dans d'autres espaces, et aussi s'en détachent

1
Ibid p98.

2
Si l'on admet que ses aïeux porteurs du nom "Derrida" sont venus d'Espagne.

3
Selon Rosalind Krauss, on peut trouver le même mécanisme dans la photographie : « Ce qui unit
toute la production surréaliste, c'est précisément cette perception de la nature en tant que
représentation, de la matière en tant qu'écriture. Il ne s'agit pas bien sûr de cohérence morphologique,
mais sémiologique. (…) A l'intérieur de l'image, l'espacement peut naître du “cloisonné“ de la
solarisation ou de l'incorporation de cadres présents dans la réalité et destinés à segmenter celle-ci ou
à en déplacer des fragments. Mais à la frontière même de l'image le cadre de l'appareil photographique
qui coupe ou découpe l'élément représenté et le sépare du continuum de réalité peut être considéré
comme un autre exemple d'espacement. L'espacement est le signal d'une brisure dans l'expérience
instantanée du réel, une rupture qui produit une séquence. Le cadrage photographique est toujours
perçu comme une déchirure dans le tissu continu de la réalité » (Le Photographique, Pour une Théorie
des Ecarts, Préface d'Hubert Damisch, Ed Macula, 1990, pp117-119).

4
Peter Szendy, Membres fantômes des corps musiciens, p131.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 276



et rompent avec lui. Il arrive aujourd'hui un phénomène singulier qu'il
qualifie de déliaison1. Entre les corps couplés par le son, la distance s'élargit
et peut potentiellement devenir infinie. Ce mouvement est lié au
bouleversement des limites entre privé et public, avec ses effets juridiques et
discursifs. On ne vit plus dans l'espace, on se joue d'un espace où les télé-
technologies extériorisent le son. En répondant à l'injonction de lier les corps
sonores par le creusement d'une distance insaisissable, couverte par une
fiction d'immédiateté, le corps musical devient un trou noir où l'espacement
s'expose comme tel. Dans l'écoute de l'autre, imprévisible, l'œuvre fait désirer
l'écart. Le corps peut inscrire sa puissance d'invention singulière.






3.3.4 Spectralité, hantise

a. Hantologie.

Si l'œuvrance derridienne est étroitement liée à la spectralité, ce n'est pas


seulement parce qu'une œuvre se présente comme un lieu où font retour les
spectres, c'est aussi, et peut-être surtout, parce qu'elle produit de la
spectralité. Elle n'est pas seulement le lieu de l'hantologie2, elle est sa source.

« La logique spectrale est de facto une logique déconstructrice. Elle est l'élément de
hantise dans lequel la déconstruction trouve son lieu le plus hospitalier, au coeur du présent
vivant, dans la pulsation la plus vive du philosophique. Comme le travail du deuil, d'une
certaine manière, qui produit de la spectralité, et comme tout travail produit de la
spectralité » (Echographies de la télévision, op. cit., p131).

L'une des sources du spectral derridien est la hantise de Nicolas Abraham


et Maria Torok. Partant des deux types d'incorporation décrits par ces
psychanalystes, Jacques Derrida distingue entre l'effet de spectre et la
revenance. Alors que, dans le premier cas, le fantôme revient depuis
l'inconscient du sujet ou depuis une crypte incorporée dans son moi, dans le
second cas, c'est depuis l'inconscient d'un autre qu'il revient3. C'est ce qui
arrive quand un secret de famille se transmet sans avoir jamais été énoncé4 –
et aussi quand des œuvres se diffusent et se distribuent, selon des trajets

1
Peter Szendy date ce phénomène de l'émergence de l'électricité dans la fabrication de la musique
(la machine de Procope Diviss vers 1730, le clavecin électrique de Delaborde en 1750). On en a pris
conscience dans les années 1870 avec l'invention du téléphone, quand Elisha Gray puis Graham Bell,
puis Clément Ader (1881), puis des machines comme le Telharmonium de Thaddeus Cahill (inventé en
1897) ont distribué des concerts à distance. Mais il aura fallu attendre notre époque pour qu'il produise
tous ses effets.

2
« Cette logique de la hantise ne serait pas seulement plus ample et plus puissante qu'une ontologie
ou qu'une pensée de l'être (...). Elle abriterait en elle, mais comme des lieux circonscrits ou des effets
particuliers, l'eschatologie et la téléologie mêmes. Elle les comprendrait, mais incompréhensiblement »
(Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p31).

3
« Le fantôme est le travail dans l'inconscient du secret inavouable d'un autre (inceste, crime,
bâtardise, etc.). Sa loi est l'obligation de nescience. Sa manifestation, la hantise, c'est le retour du
fantôme dans des paroles et actes bizarres, dans des symptômes (phobiques, obsessionnels, etc.).
L'univers du fantôme peut s'objectiver par exemple dans des récits fantastiques. On vit alors un affect
particulier que Freud a décrit comme une “inquiétante étrangeté“ (Abraham et Torok, L'écorce et le
noyau, op. cit., p391).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 277



imprévisibles. Inconnu du sujet, refoulé, rejeté, ou innommé, c'est toujours le
s e c r e t d'un autre qui est transmis. En provenance d'autres textes, des
générations passées, de l'inconscient ou de la chose même, ces spectres
s'infiltrent sous la représentation avec une force qui excède celle de la parole.
Ils se manifestent partout, dans l'image, la peinture1, les figures de la scène
représentative ou l'art.

L'hantologie apparaît comme telle à l'époque des médias. Là réside, selon


Derrida, la nouveauté de notre temps : celui où, grâce aux télé-technologies,
nous pouvons nous identifier à des morts présentés comme vivants, des
absents figurés comme présents, des lointains apparaissant comme des
proches. Il ne cesse de décrire cette croyance nouvelle, qu'il retrouve aussi
dans la photographie2 et le cinéma3. Voici qu'on peut croire en une figure
hésitant entre le visible et l'invisible, une figure qu'on ne voit pas mais qu'on
pense voir4. Le dessin procure depuis toujours ce type d'expérience, mais les
moyens modernes, techniques ou médiatiques5, le démultiplient.



b. Que faire des spectres ?

La réponse pratique de Jacques Derrida, à laquelle il aura finalement


consacré sa vie, tient en deux mots : des œuvres. Pour déployer cette réponse,
on peut prendre appui sur un triple anagramme : spectre, sceptre, respect.

"Quelqu'un m'a fait remarquer que le mot "spectre" était l'anagramme parfaite de
"respect". Depuis, j'ai découvert par hasard qu'un autre mot était aussi l'anagramme parfaite
de ces deux-là, c'était "sceptre". Ces trois mots, respect, spectre et sceptre, forment une
configuration dont il y aurait beaucoup à dire, mais qui va aussi sans dire" ( Jacques Derrida,
Echographies de la télévision, op. cit., p139).

Un spectre nous regarde. Sans pouvoir croiser son regard, nous nous
sentons vus, surveillés. Derrida nomme effet de visière cette dissymétrie
radicale. Cet autre immaîtrisable, innommable, anachronique et secret,
dissimulé par une armure, qui délivre l'injonction, est une figure de la loi6. Ni

4
« Si le fantôme n'est pas lié à la perte d'un objet, il ne saurait être le fait d'un deuil manqué. Tel
serait plutôt le cas du mélancolique ou de toutes les personnes qui portent une tombe en elles. C'est à
leurs enfants ou à leurs descendants qu'échoit le destin d'objectiver, sous les espèces du revenant, de
telles tombes enfouies. Car ce sont elles, les tombes des autres, qui reviennent les hanter. Le fantôme
des croyances populaires ne fait donc qu'objectiver une métaphore qui travaille dans l'inconscient :
l'enterrement dans l'objet d'un fait inavouable » (Ibid, p427).

1
« L'esthétique derridienne, s'il y en a, a partie liée avec le spectral. Je ne puis délaisser une œuvre,
et quand bien même je le ferais, elle me poursuivrait comme un spectre, elle me hanterait » Nathalie
Roelens, Les chaussures de Van Gogh, suite (dans Jacques Derrida et l'esthétique, op. cit.) p97. Cela
explique peut-être l'étrange hantise que produisent, en général, les Souliers de Van Gogh – et pas
seulement chez les philosophes ou les professionnels de l'histoire de l'art.

2
Lecture de « Droit de regards » de Marie-Françoise Plissart, op. cit. pVI

3
Le cinéma et ses fantômes, op. cit., p78

4
Penser à ne pas voir, dans Annali 2005/I, Ed Mondadori, p51

5
La télé-techno-discursivité, qui détermine l'espacement de l'espace public, est irréductiblement
spectrale. Cf Spectres de Marx, op. cit., p89, p92

6
Echographies de la télévision, op. cit., p135

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 278



vivant, ni mort, ni présent, ni absent, il a sur nous, sans réciprocité, un droit
de regard absolu : le droit de regard1 même. Bien que nous ne puissions pas
l'identifier avec certitude, nous sommes livrés à sa voix. Sa loi devient la loi
pour nous. Elle nous concerne et nous excède à l'infini, universellement. Elle
détermine la forme même de ce dont nous héritons. La distinction entre
spectre et revenant revient alors sous un autre angle : alors que le spectre se
situe du côté de l'image, du fantasme, alors qu'il est visible sur un horizon, le
revenant n'a pas d'horizon2. Son altérité est irréductible, sans possibilité de
domination par le regard. Il est quelqu'un, un autre, une figure, mais jamais
une personne. Il pourrait éventuellement abaisser sa visière - mais même s'il
le faisait, je ne pourrais pas le voir. Je suis aveugle. Il est avant moi, je lui dois
respect et obéissance comme à un père. Sa loi produit une dette qui me
précède, dont je ne peux pas m'acquitter.

Nous ne sommes jamais les héritiers d'un seul spectre, il y en a toujours


plus d'un3. C'est une horde, une foule qui ne peut pas se rassembler. Bien
qu'ils ne soient ni vivants ni morts, nous n'arrêtons jamais de nous entretenir
avec eux4. Nous tentons, par identification, de nous les approprier - mais cette
tentative ne peut qu'échouer. L'identification nous fait marcher jusqu'à ce
qu'elle craque : l'autre a disparu, il n'en reste qu'une ruine5, une image. La
tâche derridienne - une tâche messianique, c'est qu'il faut leur laisser, au-delà
du deuil, une place vide - celle où s'inscriront les noms à venir pour lesquels
on ne dispose que de quelques paléonymes : amitié, démocratie, œuvre (ce
serait cela respecter, accueillir la loi de l'autre).

Les spectres nous inquiètent. Leurs voix déstabilisent. Dans le même


mouvement, ils nous rassurent et nous menacent. Surgis de l'absence, ils sont
dangereux comme tous les fantômes (ou comme chaque homme6), et en
même temps ils font bord, ils protègent du danger. On espère les maîtriser,
mais on ne peut empêcher que ce soit eux qui parlent à travers nos bouches.
Leur parole incarne la différance, en tant qu'elle est inarrêtable. Comment
s'en débarrasser? Nous sommes tentés de les exorciser, les conjurer, les
chasser, les arraisonner par la parole ou par la voix. Pour cela tous les moyens
sont bons, y compris les mêmes télé-technologies qui encouragent leur
retour. Mais il suffit d'un deuil réussi (par exemple celui d'un frère7) pour
faire (re)venir un père. On n'en finit jamais avec la conjuration. On peut aussi


1
Sur cette expression, v. le §2.6.3.1 ci-dessus.

2
De quoi demain, op. cit., pp256-7

3
« On n'hérite jamais sans s'expliquer avec du spectre et, dès lors, avec plus d'un spectre. Avec la
faute mais aussi l'injonction de plus d'un. Voilà le tort originaire, la blessure de naissance dont il souffre
[Hamlet], une blessure sans fond, une tragédie irréparable, la malédiction indéfinie qui marque
l'histoire du droit ou l'histoire comme droit » (Spectres de Marx, op. cit. pp46-47).

4
Spectres de Marx, op. cit., pp14-15

5
Jean-Luc Nancy - A plus d'un titre, Jacques Derrida - Sur un portrait de Valerio Adami , (Galilée,
2007), p10

6
Spectres de Marx, op. cit., p231

7
Politiques de l'amitié, op. cit., p322

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 279



se laisser aller, comme Hamlet, dans le désajointement du temps1. L'Europe,
dit Derrida, à travers ses grands auteurs, est hantée par un spectre, toujours
attendu et toujours intempestif. C'est le spectre de la révolution chez Marx2,
c'est l'esprit du père de Hamlet dans Shakespeare. Il met en question,
désarticule, désorganise non seulement l'époque, mais aussi le temps lui-
même : "The time is out of joint". Les grandes œuvres européennes, de
Leibniz à Valéry, renvoient aux voix multiples de ce spectre, à cette Chose qui
résiste, insaisissable. Chaque fois, c'est un événement unique. Voici le spectre
qui apparaît! Qu'en faire? Comment y œuvrer? Comment résister à l'autre
spectre de l'Europe, le mal radical ?

« Car conjurer, cela veut dire aussi exorciser : tenter à la fois de détruire et de dénier une
force maligne, démonisée, diabolisée, le plus souvent un esprit malfaisant, un spectre, une
sorte de fantôme qui revient ou risque encore de revenir post mortem. L'exorcisme conjure le
mal selon des voies elles aussi irrationnelles et selon des pratiques magiques, mystérieuses,
voire mystifiantes » (Spectres de Marx, op. cit. p84).

Que nous soyons, d'avance, dans cette tradition européenne, hantés par la
spectralité - c'est ce qui ouvre la possibilité d'un œuvre qui soit aussi un
exorcisme, et l'œuvre de Jacques Derrida, comme les autres, peut être lue
comme telle, une conjuration du mal. Il y a de la répétition, de l'itération, mais
la loi de cette itération n'est pas la reproduction à l'identique. On ne peut
jamais exclure l'anormal, le parasitaire on le non-sérieux, on ne peut jamais
écarter ce qui vient brouiller ou hanter la simplicité des oppositions. La
thématique du fantôme dépasse l'humain, elle se confond avec la trace même.
Les spectres sont instables, désaccordés, imprévisibles, porteurs d'héritages
divergents avec lesquels il faut s'expliquer3. Mais comment s'expliquer avec
des figures tremblantes, qui profèrent des mots incompréhensibles et ne
montrent l'ombre des acteurs ou des décors disparus qu'à travers les
tressaillements d'anciennes images? Il faut trouver d'autres noms, de vrais et
justes noms4 qui les laissent revenir, il faut s'adresser à eux, les apostropher
dans la singularité d'un lieu de parole, dans l'unicité d'une filiation. Œuvrer,
c'est appeler les spectres d'une voix qui restera, elle aussi, spectrale.





3.3.5 Citationnalité

Pour analyser, au plus près du texte, les effets de hantise dans l'œuvre
derridienne, on peut examiner la façon dont il procède pour citer.

1
Il est à noter que l'insistance de Derrida sur cette formule, The time is out of joint, est liée à une
interrogation sur l'œuvre. « Le temps est hors de ses gonds, le temps est déporté, hors de lui-même,
désajusté. Dit Hamlet. Qui ouvrit ainsi l'une de ces brèches, souvent des meurtrières poétiques et
pensantes, depuis lesquelles Shakespeare aura veillé sur la langue anglaise et à la fois signé son corps,
du même coup sans précédent, de quelque flèche ». (Spectres de Marx, op. cit. p42). Il faut cette
désarticulation du temps pour que soient produits des œuvres, des chefs-d'œuvres.

2
Spectres de Marx, op. cit., p22

3
Ibid. p46

4
Politiques de l'amitié, op. cit., pp91-93

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 280



Indissociables de sa théorie de l'écriture, il y a en effet chez lui plus d'une
pensée et plus d'une pratique de la citation.


3.3.5.1 Une théorie de la citation ?

a. Commencements.

La formulation première (ou la citation première) pourrait être celle-ci :


Tout commence dans le pli de la citation 1. Elle serait paradoxale,
contradictoire, aporétique, car soit on commence, et on ne cite pas; soit on cite,
e t o n n e co m m e n c e p a s. Et pourtant depuis toujours, depuis le
commencement2, le texte est citation. Le postulat derridien, son axiome, ce
serait que l'un ne va pas sans l'autre, il faut les deux, c'est un double bind.
Pour désigner cette étrange répétition qui ne suppose ni départ, ni
commencement, ni origine, et pourtant les implique, Jacques Derrida parle
d'itération. Toute parole, profération ou écrit peuvent être répétés sous toutes
sortes de modes. On peut les mimer, les simuler, les promettre, etc... Ce sont
des marques itérables, travaillées par une citationnalité générale3. Ce qu'elles
deviennent dépend de la façon dont elles sont lues, entendues ou
interprétées. En citant une marque (re-marque), on peut en faire soit une
simple copie, une phrase banale, soit un événement, un acte.

b. Altérité.

La citation est double. D'une part, c'est une reproduction, un emprunt, une
copie; mais d'autre part le fragment répété n'est pas identique à lui-même4. Il
renvoie à l'autre5, travaille au corps même du texte. La citation invente, elle
devient productive, elle fabrique de l'altérité. Citer, c'est mettre en
mouvement, c'est aussi greffer 6, traverser, faire naître, engendrer de
nouveaux textes ou de nouvelles images. La greffe ne s'ajoute pas à un texte
préexistant, elle l'ébranle, le transforme, le contamine. A la façon de la
nymphe Echo7, qui transforme des fragments de phrases en paroles nouvelles
ou en actes de langage, elle combine la mémoire et l'oubli.

Toute marque parlée ou écrite, tout signe quel qu'il soit, tout renvoi, ouvre
la possibilité d'un prélèvement ou d'une greffe citationnelle. Elle peut
proliférer, engendrer à l'infini de nouveaux sens, d'autres textes et aussi
d'autres contextes. Dès qu'il y a renvoi à l'autre, il y a trace. Cette expérience,
qui est aussi celle du vivant, est illimitée.

c. Textes et livres.

1
La Dissémination, op. cit., p384.

2
Ibid pp405-407

3
Limited Inc, 1990, op. cit., pp168-9.

4
Prégnances, op. cit., p14

5
Spectres de Marx, op. cit., p126

6
La Dissémination, op. cit., pp431-2.

7
Prégnances, op. cit., pp15-16

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 281



Quelle que soit la façon dont elle se présente (signes, lignes, rouleaux,
livres, pages), l'écriture est discontinue. Elle procède par fragments,
aphorismes, césures, sauts qui détruisent toute totalité1, y compris celle du
livre. Aucune justification, cohérence ou ordre des raisons ne peut venir à
bout de cette discontinuité. D'un côté, l'original est intouchable. Pour être lu,
traduit ou interprété, il doit rester intact, pur, vierge, identique à soi. C'est un
axiome2. Sans ce noyau inépuisable, le texte ne pourrait pas survivre. Mais
d'un autre côté, aucun signifié ne peut mettre un terme au renvoi infini de
signe à signe3. Un texte exige la traduction. Il appelle les dérivés, il commande
les citations qui mettent en question son unité.

d. Une "autre éthique" de la citation.


Laissant de côté les considérations académiques et juridiques (droit


d'auteur), Jacques Derrida tend à privilégier ce qu'on pourrait appeler une
autre éthique de la citation. On a toujours le droit de prélever une proposition
dans un texte, de couper, de coller, de composer, en un mot : de citer. Mais il y
a plus d'une façon de faire :

- Incorporer la citation dans son "propre" texte. C'est ce qui arrive


quand on évacue le corps et le corpus du texte cité (ses mots, ses signifiants),
quand on élimine des éléments apparemment inutiles ou superfétatoires.
C'est une clôture, une fermeture. Ce type de citation, qu'on peut qualifier de
"classique", ne génère pour le texte cité aucun autre avenir que celui qu'on lui
impose.

- un autre type de citation peut être qualifié de "déconstructive"4.


Comme la citation classique, elle prélève violemment un extrait dans le corps
(corpus) de l'autre. Mais ce bout de texte n'est pas autonomisé, il laisse une
plaie ouverte qu'aucune coagulation, aucune suture ne peut refermer5. Le
texte cité n'est pas neutralisé. Il produit, il prolifère, il déborde les limites
conventionnellement représentées par des guillemets6.

En reprenant les concepts proposés par Nicolas Abraham et Maria Torok7,


on peut nommer le premier type citation-incorporation [une marque enfouie
dans le corps, secrète, silencieuse, encryptée], et le second citation-
introjection [la marque refoulée se mue en désirs, fantasmes de désirs,
associations, mots supplémentaires]. Derrida en tire, pour les textes qu'il
signe, des conclusions radicales. Ses livres ne feraient pas totalité, ils ne
feraient système que comme simulacres. Ils ne seraient ni extérieurs aux

1
De la grammatologie, op. cit., pp30-31

2
Psyché, Inventions de l'autre I, op. cit., p227.

3
De la grammatologie, op. cit. p71.

4
Le cinéma et ses fantômes, op. cit., pp81-2

Dans Circonfession, 1991, op. cit , pp181 et 184, Derrida parle de circoncision, terme à entendre ici
5

comme inscription d'une blessure (mal) cautérisée dans le corps.



6
Dans les pratiques contemporaines, toutes sortes de mots renvoient à cette opération : montage,
collage, remix, etc.

7
Largement cités par Derrida dans Fors, op. cit.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 282



autres écrits, que ceux-ci lui soient contemporains ou non, ni séparés d'eux,
m a i s au milieu. Tout en ne renvoyant qu'à sa propre écriture, ils ne
s'écarteraient de leurs sources que pour se laisser diviser par elles1. Son
œuvre, toujours prise dans la trace ou la marge d'autres œuvres, se
consumerait dans leur lecture2.




3.3.5.2 Une pratique citationnelle elle-même hétérogène

Les deux modalités de citation que nous venons de décrire ne s'excluent
pas. Une citation peut être à la fois classique et contaminatrice, conditionnée
par certaines normes d'écriture et engagée inconditionnellement dans le
principe de l'œuvre évoqué dans le §0.8.4 de cette « thèse » . Certains textes
privilégient le premier type sur le second3, d’autres le second sur le premier4.
Les citations qu'on peut qualifier de "classiques" s'incorporent sans reste ni
supplément dans la logique de son discours. Il arrive aussi qu'elles
témoignent d'une proximité ou d'une amitié. Mais aucun texte de Derrida
n’est absolument dépourvu de contamination.

L a citation contaminatrice, c'est celle qui, à la façon d'un collage ou d'un


remix dans les pratiques de l'art contemporain, vient en excès par rapport au
discours ou au texte dans lequel elle s'insère. De l'intérieur de ce texte, elle
fait signe vers une extériorité, un hors-texte immaîtrisé, dont les effets sur le
texte sont imprévisibles, incalculables. Ce type de citation, quand il est mis en
œuvre par Jacques Derrida, n'est pas superficiel, extérieur à sa pensée, il est
central, étroitement articulé à sa théorie de l'écriture5. Partant de quelques
éléments privilégiés dans le texte cité - voire d’un seul -, il introduit des


1
Thème développé dans Marges de la philosophie, op. cit. pp329-330, à propos de Valéry.

2
Jacques Derrida, Positions, op. cit. , p11.

3
Par exemple Glas o u La Dissémination, quatrième texte du recueil intitulé lui aussi La
Dissémination, op. cit.

4
Par exemple la plupart des textes réunis dans De la Grammatologie, ou Spectres de Marx, op. cit., ou
encore, pour prendre un exemple dans les séminaires, les citations de Giorgio Agamben recueillies dans
le volume 1 de La Bête et le Souverain. Dans ce séminaire, Derrida fait preuve d'une certaine agressivité
à l'égard de Giorgio Agamben, dont il critique notamment la propension à chercher toujours « qui est le
premier ». En choisissant soigneusement des citations susceptibles de créer un clivage entre sa pensée
et celle de l'auteur de « Homo Sacer », Derrida semble se protéger contre ce qui peut aussi être présenté
comme une excessive proximité sur trois thématiques : l'au-delà du souverain, la vie nue, et la question
du mal radical. Quand il cherche à se dissocier d'un auteur, Derrida procède par citation classique.

5
Cette théorie de l'écriture est aussi une théorie de la lecture, comme l'expliquent Ginette Michaud
et Georges Leroux dans Jacques Derrida : la lecture, une responsabilité accrue : « La lecture telle que la
pratique Derrida va bien au-delà d'une simple critique « déconstruisant » les conventions génériques et
les protocoles en usage, même si elle suppose aussi chaque fois l'examen minutieux de ces conditions et
des effets en découlant ; elle passe plutôt outre à ces règles pour répondre d'une autre loi, infiniment
plus exigeante, celle de la rencontre avec l'autre, événement comportant à la fois un risque et une
chance d'une portée imprévisible. Lire, en ce sens, aura toujours relevé pour Derrida de la
responsabilité la plus grave, d'une responsabilité accrue, celle qui consiste à donner une réponse au
texte de l'autre en l'accueillant en soi, expérience qui transforme – est-il l'hôte ou l'otage, « l'hôte de son
hôte », celui qui invite ainsi en lui la parole d'un autre ? - en retour le sujet qui s'expose de la sorte ».
(Études françaises Volume 38, numéro 1-2, 2002, Derrida lecteur, p7).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 283



éléments étrangers à sa "propre" thématique, comme s’il voulait démontrer
que, dans l’œuvre citée, il y a toujours encore autre chose et autre chose, et
toujours plus. Les citations de ce genre peuvent être courtes, mais souvent
elles sont longues, très longues, s'approchant de la "totalité" d’un texte, d’un
livre, voire d’un auteur. Tout en préservant la trace d'une altérité ou d'un
pharmakon, ces citations résonnent avec l'essence même du discours
derridien1. Voici quelques exemples :

- le quatrième et dernier texte de La Dissémination, qui donne son titre au


recueil, renvoie de manière démultipliée au livre de Philippe Sollers,
Nombres, lequel est organisé en cent paragraphes doublement numérotés,
par multiples de quatre2. Derrida s'appuie lui aussi sur le chiffre quatre, et
reprend indirectement la structure du texte de Sollers, en organisant son
propre texte en dix chapitres plus un en surnombre.

- les citations de Jean Genet dans Glas. Sur la colonne de droite, ce qui est
convoqué n'est pas seulement l'œuvre romanesque ou théâtrale comme telle,
c'est un idiome mis en fragments, désarticulé, réduit à ses mots, ses lettres,
ses syllabes (gl)3, ses associations, ses cheminements sémantiques privilégiés
(de la gloire au glas), ses énoncés fantasmatiques.

- Hegel dans Glas. Différents textes, dont Principes de la philosophie du


droit, L’esprit du judaïsme, L’esprit du christianisme et son destin sont cités sur
un mode qui entretient un certain brouillage. Dans quelle mesure Derrida
suit-il ou critique-t-il la logique de Hegel? On n'arrive pas toujours à le savoir.
Le texte prend ses distances à l'égard de la dialectique spéculative, tout en
incorporant / transformant certaines affirmations hegeliennes, isolées de
leur continuité logique.

- John Searle dans Limited Inc. Searle ayant refusé de publier son texte4
dans le même ouvrage que Derrida, celui-ci choisit ironiquement d'écrire, la
même année (1977) une réplique où ce spécialiste des actes de langage est
cité dans sa quasi-intégralité.

- Forcener le subjectile se présente comme une partie d'un livre d'art


intitulé Artaud, dessins et portraits, co-signé par Paule Thévenin et Jacques
Derrida. Le titre renvoie aux dessins d'Artaud, qui sont à la fois au centre de


1
« Nous le savons : les ellipses, les points de suspension et les apories, les parages, les résistances,
les voiles, les disséminations et les marges, mais aussi les passions et les prégnances sont des mots qui
témoignent chez Derrida de ce difficile et sans cesse problématisé rapport à l'autre texte ou œuvre dont
on parle. Ces mots reprennent tous la littéralité de ce dont on parle, mais en y introduisant des
interruptions, des écarts, des différances » (Joana Maso, Derrida, le fils du peintre, dans Appels de Jacques
Derrida, 2014, op. cit, p543).

2
Philippe Sollers, Nombres. Ce livre paru en 1968 est probablement lui-même contaminé par les
trois ouvrages de Derrida parus en 1967.

3
Voir sur ce point le texte de Charles Ramond, Derrida : la déconstruction (1997).

4
La réponse de John Searle, publiée en 1977 dans Glyph, avait pour titre : «Reitering the Differences :
A Reply to Derrida ». Ce texte est réumé dans Jacques Derrida, Limited Inc, 1990, op. cit.. par Gerald
Graff, et à nouveau cité abondamment par Derrida dans sa réplique de 1977, intitulée Limited
IncJacques Derrida, Limited Inc, 1990, op. cit., a b c ., publiée dans le même livre. Suite à ces allers-
retours, on peut dire que le texte de Derrida finit par contaminer celui de Searle, encore plus que

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 284



l'ouvrage et relégués en position parergonale1. Sur la couverture plastifiée,
Artaud n'apparaît pas comme auteur, mais sur la couverture cartonnée, c'est
sa signature qui est reproduite. Artaud aurait-il accepté de signer un tel
dispositif ? La question n'est posée qu'indirectement par le texte de Derrida.
Ici encore, la reproduction intégrale des dessins peut s'analyser comme une
contamination réciproque.

- Les images photographiques de Droit de Regards dans «Lecture de Droit


de Regards de Marie-Françoise Plissart» parlent, elles aussi, pour elles-
mêmes. Elles se propagent, d'une certaine façon, dans le texte derridien.

- Concernant la psychanalyse, on peut citer, outre le cas particulier de Fors,


les mots anglés de Nicolas Abraham et Maria Torok qui introduit à
Cryptonymie, le verbier de l'homme aux loups dans un réseau serré
d'influences réciproques, la longue citation de Mélanie Klein dans "De la
grammatologie"2. Tout se passe comme si Mélanie Klein parlait au nom du
signataire, en l'ayant déjà débordé à l'avance3.

- On trouve dans la Dissémination une note de trois pages qui contient une
sélection de passages des Chants de Maldoror4 qui renvoient à certains mots
(grille, colonne, carré, pierre, poison) tous associés à l'élaboration
derrridienne autour du phallus et à l'analyse du texte de Freud La tête de
Méduse. Ici encore, l'idiome de Lautréamont semble infecter le texte
théorique.

D’un côté, Derrida se focalise sur un ou plusieurs points particuliers qu’on


peut considérer comme marginaux dans le texte étudié5. Mais d’un autre côté,
il donne la parole à l’autre texte, il le laisse envahir le sien propre, y compris
par des aspects qui ne semblent avoir aucun rapport avec ce qu’il discute à ce
moment-là. Ces techniques conduisent à un brouillage général des filiations.
Derrida est-il heideggérien? Nietzschéen? Freudien? Lévinassien? Reste-t-il,
malgré ses critiques, attaché à la métaphysique, à la voix ou à la présence? S’il
est impossible de répondre, c’est à cause de cet étrange rapport aux œuvres,
qui les traite comme des pharmaka, à la fois ressources (remèdes) et contre-
ressources (poisons). Dans ce rapport contaminant, les œuvres qui infectent
l’œuvre derridienne n’en sont plus séparables. Les phrases d’Artaud, de Joyce,
de Ponge, de Celan, de Lautréamont ou de Genet ne sont-elles pas devenues
d’une certaine façon des parties insécables de l’œuvre derridienne? Cette


l'inverse.

1
Ou de non-texte, malgré les nombreuses écrits manuscrits figurant sur les dessins.

2
pp132-133.

3
Mélanie Klein, texte de 1923 recueilli dans les Essais de Psychanalyse. D'un côté, c'est un exemple à
l'appui de la thèse derridienne sur la place de la psychanalyse dans une théorie de la constitution de
l'objectivité. Il faut partir de l'écriture, dit-il, et c'est bien ainsi que procédait le petit Fritz avec son
porte-plume. Mais d'un autre côté, le récit clinique de Mélanie Klein est beaucoup plus riche. Il ajoute
d'autres dimensions à l'énoncé théorique de Jacques Derrida.

4
p52, note 24.

5
Par exemple la quatrième surface chez Sollers, la Sittlichkeit chez Hegel, les cas non sérieux chez
Searle, le parergon chez Kant, voire le pharmakon chez Platon.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 285



œuvre ne supporte pas ses propres limites. Il faut donner la parole à l’autre
texte, le laisser envahir le sien propre. Il le faut, inconditionnellement, malgré
toutes les difficultés que cela implique, les obstacles qui tiennent à la
structure même du texte et du livre.




3.3.5.3 La prégnance de l'œuvre

Les peintures et lavis de Colette Deblé sont pour Derrida l'occasion
d'analyser une modalité particulière de citation picturale. En donnant au
texte qu'il lui consacre le titre Prégnances, un mot qui renvoie à la gestation
féminine, à l'imprégnation (mettre dans un autre bain où la ligne intacte sera
transformée), à l'emprunt (empreindre, c'est emprunter), et aussi à une force
pas encore venue (à venir) qui impressionne, qui s'impose par le forme,
Jacques Derrida inscrit ce type de citation dans la série différance, aimance,
revenance, œuvrance, etc. La pregnance serait, elle aussi, un mouvement actif,
irréductible, d'auto-hétéro-affection.

"Elle écrit et décrit elle-même son travers, son amour de la traversée, en pleine eau, "à
travers" - et c'est ainsi qu'elle fait travailler la citation comme travail de l'accouchement.
Travail d'une parturiente. Rappelé ou anticipé dans la prégnance des générations" (Derrida,
Prégnances, op. cit. pp21-22).

La peinture occidentale (Véronèse, Tintoret, Titien, Rubens et autres) a fait


grand usage des corps de femmes (les Suzanne, les Vénus, les Diane, les Eve,
les Marie, les courtisanes, les lavandières, les danseuses et ainsi de suite...).
Colette Deblé cite ces "chefs d'œuvres"1. Elle les reproduit à sa façon :
silhouettes tremblantes, flottantes, presque liquides, selon la technique du
lavis qui laisse une impression de mouillure ou de coulure. Son rapport aux
images est singulier : elle les incorpore, les avale et les laisse nager ou grandir
dans son atelier-ventre, elle les engendre pour qu'elles naissent à nouveau,
encore humides, grosses d'avenir et de mémoire. Ces figures héritées d'une
longue tradition re-viennent au monde, mais dans un tremblement qui
menace l'autorité des grands maîtres. C'est la notion même de chef-d'œuvre
qui en est affectée, détachée du phallocentrisme :

« Elle s'en prend au plus vénérable paradigme : femmes affranchies que sont enfin les

1
Il convient ici de citer [pour concrétiser et illustrer d'une certaine manière ce qui vient d'être dit
de la citation] Colette Deblé elle-même : "A-t-on jamais tenté d’explorer par les seuls moyens plastiques
l’histoire de l’art ou l’un de ses aspects, comme le font l’historien ou l’essayiste à l’aide de l’écriture ?
Mon projet est de tenter, à travers un nombre non fini de dessins, de reprendre les diverses
représentations de la femme depuis la préhistoire jusqu’à nos jours afin de réaliser une analyse visuelle
des diverses postures, situations, mises en scène. La citation picturale ne saurait être une citation
littérale comme est la citation littéraire parce qu’elle passe par la main et la manière du citateur. Mon
projet explore ce tremblé doublement allusif de l’œuvre citée et du citateur. Mon projet explore ce «
tremblé »; parce qu’il suppose un exercice extrêmement long de la citation vers son usure et sa fatigue.
En fait, poursuivant ce travail jour après jour, c’est une sorte de journal intime quotidien à travers
l’histoire de l’art que je poursuis. J’ai souvent éprouvé la violence de la durée à la pensée que ma mère
avait expulsé ma fille. À travers moi comme l’histoire de l’art pousse sa continuation à travers chaque
artiste. Mon projet est de visualiser cette poussée à travers le travail patient et ambigu de la citation
parce qu’il gomme et souligne à la fois le geste personnel : tous ces dessins sont un long chemin que je
jalonne d’autoportraits devant la fenêtre, non pour signer, mais pour donner des repères à l’effet du
travail". (Avril 1990, cité par son éditeur POL).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 286



siennes, femmes en franchise de modèle, femmes émancipées du chef-d'œuvre capiternel
tenu en respect, et pourtant femmes fidèles, filles et sœurs rieuses, amantes porteuses de
mémoire (…) Elle interprète le sens (le sens caché si vous voulez) de tous ces chefs-d'œuvres
respectables, elle interprète d'après eux sans eux, elle en exhibe l'autre scène (Prégnances,
op. cit. p11).

Dans cette pratique de la citation, la silhouette du corps féminin s'imprime


avec fluidité, elle s'imprègne de couleur. En prenant la suite de toutes ces
mains et manœuvres réalisées par des hommes qui ont mis en scène et
représenté le corps de la femme - otage, persécutée, sacrifiée, exposée,
désirée, etc -, Colette Deblé leur donne une figure, afin qu'elles ne soient plus
des figurantes1. C'est ce double rapport, de répétition et d'accouchement, qui
intéresse ici Derrida. La femme-peintre ne cherche pas à restaurer une image
authentique du corps féminin; elle introduit du jeu, du glissement, du
flottement dans la maîtrise masculine dont elle hérite malgré tout2. Comme la
nymphe Echo, elle met en mouvement une autre logique de la citation 3. En
reprenant ou reproduisant, par fragments, d'anciennes lignes déjà vues et
regardées mille fois, elle invente d'autre lignes absolument nouvelles. Son
travail de la citation ne fixe pas le regard; il traverse, il joue "en vue" d'un
autre travail.






3.3.6 Le cinéma.


3.3.6.1 Croyance

Depuis toujours, Jacques Derrida a été un grand consommateur de films. Il
adorait aller au cinéma mais, affirme-t-il, ce n'était pour lui qu'un loisir4. Il
prenait plaisir à se divertir, il aimait s'isoler, s'éloigner du cercle familial, mais
il ne conservait pas un souvenir précis des films et ne s'en servait pas pour
son travail philosophique. C'était pour lui un art de la présence, de cette voix
qui, dès l'invention du cinématographe, a toujours été présente comme telle,



1
Marta Segarra : « Ces femmes fécondent et à la fois sont fécondées, accouchent et sont accouchées,
déconstruisant l'activité et la passivité, comme pour la pénétration, mais aussi la temporalité
chronologique, la hiérarchie entre l'original et la copie et la précédence de l'original par rapport à la
“citation“. “Engendrées de nouveau pour la première fois“, phrase paradoxale, rend bien cette
déconstruction de la temporalité (comment se peut-il qu'une chose advienne “de nouveau pour la
première fois“, et comment un acte qui est par définition ponctuel, l'engendrement, peut-il se produire
“de nouveau“?) » (De l'esthétique “féminine“ au regard de travers, dans Derrida et la question de l'art,
2011, op. cit., p390.

2
Marta Segarra : « Il s'agit ici de pénétration – image par excellence de l'activité masculine -, mais
fluidifiée, généralisée, et donc déconstruite dans son sens de violence concrète et localisée. La
pénétration résulte ainsi démasculinisée, par son rapprochement à l'effet de l'eau, élément
traditionnellement assimilé au féminin, et surtout à sa manière insidieuse et éparse d'agir » (ibid
p387).

3
Prégnances, op. cit. p14.

4
Le cinéma et ses fantômes, Cahiers du cinéma, avril 2001, p75.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 287



y compris dans les films muets. Au cinéma, ce grand art populaire1, l'image et
la parole sont prépondérants. Le film est une présentation ou quasi-
présentation d'un monde "lui-même là", un monde apparemment présent à
lui-même. Il fait partie de ces télétechnologies qui ont profondément modifié
notre rapport à l'image et au discours. Depuis un siècle, il a contribué à
mettre en œuvre ce singulier type de croyance où l'adhésion coexiste avec la
distanciation.

« Cette foi, avant tout acte de foi, au principe de tout autodafé, de tout « j'y crois », « j'y
crois sans y croire », « je n'y crois jamais même quand j'y crois », une fois pour toutes, ce
serait l'essence du cinéma. Sa terrifiante vertu. Sa révélation, sa messianicité (je ne dis pas le
messie ou le messianisme, une fois encore) » (Tourner les mots, au bord d'un film, op. cit.
p116).

Comment peut-on croire sans croire? D'où vient cette foi étrange, révélée,
comparable à celle qu'on rencontre dans les lieux de culte, cette croyance
quasi messianique en un autre dont nous savons qu'il n'est qu'une fabrication
artificielle? Tel est le point aveugle, le punctum dont Derrida affirme qu'il est
l'essence du cinéma2. Qu'on puisse ainsi croire, dit-il, c'est à la fois un miracle
et une chose terrifiante, de l'ordre de la vertu, de la morale, à moins que ce ne
soit de l'amoral, de l'immoral ou de l'anti-morale.




3.3.6.2 Ecriture

D'un côté, un film est une écriture, nécessairement montée et calculée en
fonction d'un point de vue, d'un code. Il est soumis à deux lois indissociables
du logocentrisme : la loi filmique3 qui tend à réduire l'image à l'autorité du
discours, et la loi de l'image4, qui oblige celle-ci à suivre des règles strictes de
fonctionnement conventionnel, dans un contexte où l'espace a autorité sur le
temps, l'iconique sur le verbal. Pour monter un documentaire, il faut choisir
une perspective (une seule) et s'aveugler à tous les autres points de vue
possibles. Il faut construire une fiction dont la vérité ne doit dépendre que
d'un seul témoignage, celui du film. Mais d'un autre côté, si ce film est une
œuvre [au sens fort du terme], alors la parole peut surgir à l'improviste, des
e f f e t s d e c o u p u r e l a i s s e r p l a c e à l ' é v é n e m e n t5. L'ex p érien c e
cinématographique résiste à la loi filmique. Des corps inconnus, des mots
invisibles, des spectres hantent le film. Ce qui "aura été fait" se sépare
définitivement du réalisateur comme des acteurs. Un film achevé n'est plus
réappropriable. Il se rend propice à l'hôte inattendu6.


1
Ibid p76.

2
Tourner les mots, op. cit., p116

3
Le cinéma et ses fantômes, op. cit., p83.

4
Trace et archive, image et art, 2002, op. cit. p103

5
Tourner les mots, op. cit., pp17-19.

6
Cette thématique est proche de celle que Jean-François Lyotard, dans Des dispositifs pulsionnels
(UGE 10/18, 1973), nomme acinéma.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 288



Voir un film, le comprendre et l'apprécier présuppose une familiarité avec
des éléments de code, des normes, des conventions sans lesquels la
succession des images ne serait pas interprétable ou resterait partiellement
indéchiffrée : ponctuations, entrées et sorties de champ, flash-backs, etc...
Pour qu'un film soit visible, il faut que ces éléments soient reconnaissables.
Les scénaristes et réalisateurs les utilisent, les réutilisent, ils les exploitent
parfois jusqu'à l'ennui, ils les confrontent les uns aux autres, les transforment
- et même les désagrégent - le plus souvent sans le vouloir. Appelons ces
éléments, qui conditionnent notre regard et notre écoute, des schèmes. Il
arrive que des schèmes émergent, à l'insu de tous. Avec eux mûrit une
nouvelle mise au monde, une prégnance1 (pour employer le mot utilisé par
Jean-Luc Nancy2). Avec ces schèmes, le cinéma renvoie au monde en
renvoyant à lui-même. I l rend possible d'autres configurations, donne à
l'expérience de nouveaux contours, déforme la perception, met en jeu
d'autres projections, car tout spectateur se projette lui aussi dans un film. Ces
schèmes, ni visibles ni descriptibles comme tels, produisent un mouvement
actif, productif, conflictuel, qui les préserve et les menace. On peut les
nommer archi-schèmes. et en faire une liste. Il y aurait, par exemple, l'archi-
road movie de Peter Szendy3, ou l'archi-mouvement4 de Jean-Luc Nancy.




3.3.6.3 Survivance

Nous ne sommes pas dupes, nous savons que tout ce qui était vivant dans
le film a disparu. Derrière le visible, presque tout est exclu, jeté, sacrifié.
L'œuvre s'est endeuillée elle-même. Le film n'est qu'un simulacre, mais c'est
un simulacre qui nous raconte ce dont on ne revient pas, la mort. C'est le
simulacre de la survivance absolue5. Ce qui a eu lieu et qui restera sans trace,


1
Le prégnant s'impose avec une grande force, sans contrôle possible, comme une mise au monde
pour une femme.

2
Jean-Luc Nancy L'évidence du film, Abbas Kiarostami, p21

3
Construit sur le modèle de l'"archi-écriture" ou de l'"archi-trace" derridiens, l'"archi road movie"
pourrait être rapproché de ce qu'Erwin Panofsky appelait une forme symbolique, dont l'exemple le plus
notable est la perspective [laquelle serait, selon Hubert Damisch, la forme même de la représentation].
Peter Szendy parle lui aussi de forme quand il évoque, à propos notamment de la figure de défilement
routier reprise de manière insistante dans Lost Highway (film de David Lynch, 1997) "la simple forme
d'un cadre en déplacement qui soit à même de produire la figure purement cinématique de la route"
(p144). Mais, dans l'hypothèse de Szendy, cette figure singulière ou archi-figure ne se constitue pas en
perspective organisée, elle introduit, comme pré-perspective, à la possibilité même du film. Elle opère
un frayage qui entraîne le spectateur dans le mouvement du film, dans l'expérience même du cinéma. Cf
"L'archi-road movie, ou le routage des sens", article de Peter Szendy paru dans Intermédialités n°19,
Printemps 2012.

4
Jean-Luc Nancy L'évidence du film, Abbas Kiarostami, p53

5
Jacques Derrida emploie cette expression à propos du film de Claude Lanzmann, Shoah : « Le
présent empêche la représentation, et je crois qu'en ce sens Lanzmann illustre au mieux ce que peut
être la trace au cinéma. Shoah ne cesse de saisir des empreintes, des traces, toute la force du film et son
émotion tiennent à ces traces fantomales, sans représentation. La trace est le « ça a eu lieu là » du film,
la survivance. Car tous ces témoins sont des survivants : ils ont vécu ça et le disent. La cinéma est le
simulacre absolu de la survivance absolue. Il nous raconte ce dont on ne revient pas, il nous raconte la

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 289



peut-être, pour chaque spectateur, est produit à nouveau. Déjà Walter
Benjamin avait rapproché le cinéma de la psychanalyse, en remarquant que,
comme la photographie, il a émergé dans le champ des sciences à la fin du
19ème siècle. En tant qu'art et aussi en tant qu'industrie, il appartient au
monde des télé-techno-sciences. C'est une fantomachie qui entretient la
mémoire de ce qui nous hante, sans être présent. Dans un cas comme dans
l'autre, il faut laisser parler les spectres.

Par l'hypnose qu'elle provoque, la fascination, les identifications ou


transferts qu'elle détermine pour chacun, une séance de cinéma peut être
comparée avec une séance de psychanalyse. Mais dans le cas du cinéma, les
émotions qui s'impriment directement dans le corps et l'esprit, les moments
tragiques, désespérés ou heureux de notre vie sont magnifiés1. Cette
expérience qui libère des interdits usuels sans exiger aucun travail ni aucun
savoir, sans le risque d'aucune sanction, scelle les fantasmes.




3.3.6.4 Une “pensée“ du cinéma ?

Ecrivant sur le rapport de Jacques Derrida avec le cinéma, Fernanda
Bernardo affirme, dès le titre de son article, "Croire aux fantômes, Penser le
cinéma avec Derrida"2, qu'il y a chez lui une pensée du cinéma.

"Si Derrida a très peu parlé et très peu écrit sur le cinéma, il y a pourtant bien chez lui une
pensée du cinéma qui mettra à nu l'hyper-radicalité, l'inventivité, la singularité et la portée
"politique" de la déconstruction en tant que pensée" (Fernanda Bernardo, ibid, p400).

Mais laquelle? Qu'est-ce qu'une pensée du cinéma? Voici ce qu'elle écrit :



“Aller au cinéma, c'était pour lui un voyage au monde du "tout est permis" - un "tout est
permis" qui, notons-le, témoigne de la vocation d'hyper-radicalité et de résistance
irrédentiste autant que d'inventions liées à une certaine irresponsabilité à l'allure contra-
culturelle et contre-institutionnelle qui est propre soit à "la déconstruction" en tant que
pensée, soit à l'art et aux arts en général. Une irresponsabilité qui, en faisant l'épochè de
l'institué et du mondain, se trouvera être pourtant la condition de possibilité de l'hyper-
responsabilité la plus inouïe du penseur-philosophe, de l'écrivain, du poète ou de l'artiste -
tel que Derrida le remarquera, notamment dans "la littérature au secret3“ (ibid, p405).

En quoi une pensée du cinéma est-elle aussi pensée de la singularité, de


l'événement, de la justice et de l'avenir, comme elle l'affirme?

Entre le travail de l'écriture et l'expérience cinématographique, il y aurait


une proximité singulière. Le cinéma, comme la déconstruction, est hanté par
une logique spectrale, qui est aussi celle de la trace. En mettant en scène des
ruines, il témoigne, comme la déconstruction, de l'impossibilité de faire son

mort. Par son propre miracle spectral, il nous édsigne ce qui ne devrait pas laisser de trace. Il est donc
deux fois trace : trace du témoignage lui-même, trace de l'oubli, trace de la mort absolue, trace du sans-
trace, trace de l'extermination (Le cinéma et ses fantômes, Entretien aux Cahiers du Cinéma, Avril 2001,
p80).

1
Le cinéma et ses fantômes, op cit, p78.

2
Dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit., pp397-418.

3
Donner la mort, p206.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 290



deuil des spectres. Il en résulte, chez Derrida, une pensée du cinéma qui ne
prend pas la forme d'un savoir ou d'une mémoire. Elle se manifeste comme
émotion, jouissance sauvage, immédiateté quasi-hypnotique, aimance,
passion du spectateur solitaire qui peut se permettre, sans aucun souci de
responsabilité ou de culpabilité, toutes les projections, toutes les
identifications. Mais Fernanda Bernardo affirme encore autre chose : cette
pensée du cinéma, en outre, en plus, inviterait à ce qu'elle appelle l'"hyper-
responsabilité", cette éthique inconditionnelle qui marque l'enseignement
des vingt dernières années du philosophe. Pourquoi? Au cinéma, on se retire
de la culture, de la communauté, du monde courant. On se détache de tout
engagement social. Cette déliaison, cette interruption, se rapprocherait de
l'expérience même de la pensée. Le spectateur se laisse hanter par l'image, par
la trace. Il rejoint une modalité inouïe de la foi, sans dogme ni religion, a-
théologique, "pour qui la croyance est tout d'abord l'élémentaire condition de
possibilité de l'adresse et du rapport à l'autre comme autre - comme autre,
c'est-à-dire dans son altérité absolue"1. Certes cette expérience n'est pas
courante, elle suppose une autre pensée du cinéma, une cinéphilie toute autre,
une cinéphilie qui mette en scène "l'inouïe spectralité de l'image
cinématographique", "comme une trace de trace", un "salut au sans-salut".
Chaque fois, à chaque séance, à nouveau, "comme si c'était toujours chaque
fois la première fois", cette adresse serait réitérée. Si l'on pouvait tenir cette
position, ce serait l'essence de la croyance, inconditionnelle, qui se révélerait
à chaque projection.

N'est-ce pas cela qui est recherché dans l'œuvre derridienne? Pour chaque
texte, chaque thème, chaque motif, il faudrait pouvoir faire retour à l'essence
de la croyance, avant ce texte, ce thème, ce motif.





3.4 Dissémination


3.4.1 Supplément pur

Paraphrasant l'affirmation usuelle sur la perfectibilité de l'homme2,
Jacques Derrida soutient que celle-ci n'est possible que par un mouvement
antérieur au logos et irréductible à tout système d'oppositions : la
supplémentarité, dite aussi différance supplémentaire. Ce mouvement est une
faculté par laquelle le supplément, qui est capable de se supplémenter lui-
même, est remplacé par son double : un supplément de supplément3. Dans ce
mouvement sans fin, ce qui se répète est le même (l'identique), et aussi
l'excès (toujours plus de supplément). La pensée de l'œuvre, comme sa


1
Fernanda Bernardo, Croire aux fantômes, penser le cinéma avec Derrida, op cit, p414.

2
Dans De la grammatologie (op. cit., p260), Jacques Derrida semble reprendre à son compte la thèse
de Jean-Jacques Rousseau (La perfectibilité est le propre de l'homme) en la dissociant de la présence.

3
La dissémination, op. cit., p136

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 291



pratique, s'y inscrit. Comme l'écriture, une œuvre est un supplément dont
aucun père ne répond. Elle ne procure ni récompense, ni salaire, ni assurance.
Même si on voulait l'encadrer, on n'y parviendrait pas, car le cadre, lui aussi,
est un supplément qui s'ajoute à l'œuvre, sans lequel l'œuvre n'existerait pas.
Même si l'on voulait distinguer entre les éléments de l'œuvre, par exemple la
figure du fond, on n'y parviendrait pas, car l'œuvre participe des deux. Le
fond ne se retire jamais complètement, il y a toujours plus de fond, et la figure
aussi vient en plus. Et sans l'œuvre, y aurait-il un regard, y aurait-il une
écoute? C'est elle, l'œuvre, qui les restitue, qui les produit comme son
supplément1.

Pour nommer cet ensemble de processus produits par l'œuvre, non


désignés usuellement comme tels, Jacques Derrida se sert de l'expression
"par-dessus le marché"2. Ainsi la peinture de Valerio Adami exposerait-elle
cette "autre scène" qui, à l'envers du texte et de l'image, vient en plus. Au-delà
des limites circonscrites de l'œuvre (son orbe), ce qui arrive est exorbitant :
l'ouverture dangereuse du sens et du langage, une autre surface (quatrième)
qui vient en surnombre, en excès du milieu. Dans l'œuvre derridienne, tout ce
qui ne peut pas être conçu philosophiquement3 entre dans cette logique du
"par-dessus le marché".

Mais, à ce mouvement additif de l'ergon, Jacques Derrida conjoint un autre


mouvement, soustractif.

« - Doit-on traduire ergon par produit ou par œuvre ? Et parergon par hors-d'œuvre ?

- Le parergon répond à cette question. Ce qui m'intéresse ici, ce n'est pas la nécessité de
faire retour vers Le parergon, mais ce qui s'y ajoute maintenant. De façon, bien sûr,
parergonale, comme un dehors assigné dans le dedans et pourtant irréductible.

- Quoi, par exemple ?

- Eh bien, si avec le cadre et la colonne, le vêtement est pour Kant un exemple de
parergon, dans sa représentation esthétique, et si alors le corps ou le sujet propre de la
représentation est le « nu », alors tels « vieux souliers aux lacets », où les rangera-t-on ?
N'ont-ils pas pour sujet « principal » cette fois le parergon, tout seul, avec toutes les
conséquences qui s'ensuivent ? U n parergon s a n s ergon ? Un supplément « pur » ? Un
vêtement comme supplément « nu » du « nu » ? un supplément sans rien à suppléer, appelant
au contraire ce qu'il supplée comme son propre supplément ? Comment se rapporteraient-ils
à la chose « nue » ? au « nu » et au « reste » dont on vient de parler ? Et pourtant, en un autre
sens, nous les avons dits « nus tout à l'heure, nous les avons vus tout nus » (Jacques Derrida,
La vérité en peinture, 1978, op. cit., pp344-345).

La nudité à laquelle Derrida se rapporte ici, c'est la chose nue, celle que
Heidegger dépouille de tout caractère d'utilité et de fabrication, un « produit
dévêtu de son être de produit »4. On retrouve dans cette nudité la dimension

1
« Si la folie de Foucault est l'absence d'œuvre, celle de Derrida est l'excès de l'œuvre : double
polarité » Jean-Luc Nancy, Ipso facto cogitans et demens (dans Derrida, Pour les temps à venir, 2007, op.
cit.), p125.

2
Expression intégrée, entre parenthèses, dans le titre de l'un des textes de La vérité en peinture : + R
(par dessus le marché).

3
Par exemple, entre autres, la métaphore et ses proliférations, la mimesis en tant qu'elle
fait exister un non-être.

4
La vérité en peinture, op. cit., p343

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 292



de retrait à laquelle Derrida s'attache à maintes reprises1. Qu'est-ce que le
supplément pur dont il s'agit, si ce n'est l'ergon vidé de tout contenu ? On ne
sait s'il faudrait alors traduire par œuvre, ou peut-être par « pure œuvre ».
Une "pure" œuvre n'entrerait dans aucune circularité. Elle ne remplacerait
rien, ne servirait à rien et n'aurait d'autre raison d'exister que son existence;
ce serait un supplément pur qui surgirait du dehors, "par-dessus le marché".
Et non seulement elle se produirait elle-même, en-plus du reste, mais elle ne
cesserait de générer ses destinataires, ses critiques, ses commentateurs, ses
encadrements, ses parerga en tous genres. Rien ne pourrait empêcher que, en
tant que supplément pur, elle se dissémine indéfiniment au-dehors.






3.4.2 Le référent

S'« Il n'y a rien en-dehors du texte», comme nous l'avons rappelé dans le
§2.2.2.1, alors le réel, le référent, ce qu'on nomme en termes plus techniques
l'indication ou la motivation, travaillent le texte dans le texte.

“Ici [dans le roman-photo de Marie-Françoise Plissart, Droit de regards], l'extériorité du référent,
son être-passé ne s'annule certes pas. Mais, dès lors que le référent consiste lui-même en
photogrammes encadrés, l'indice du tout autre, si marqué qu'il soit, n'en renvoie pas moins la référence
à l'infini. La chimère est possible. S'il y a un art de la photographie (au-delà des genres déterminés, et
donc dans un espace quasi transcendantal), il est là. Il ne suspend pas la référence, il éloigne
indéfiniment un certain type de réalité, celle du référent perceptible. Il donne droit à l'autre, il ouvre
l'incertitude infinie du rapport au tout autre, ce rapport sans rapport" (Derrida, Droit de regards, op.
cit., pXXXV).

Pour qu'il y ait art, il faut que soit éloignée toute perception qui puisse
servir de référent. Derrida insiste sur ce mot, perception, qu'il met en
italiques. Ce n'est pas la référence comme telle qui est suspendue, c'est le
référent perceptible. Les images, les signes, les objets, les œuvres d'art
renvoient indéfiniment à des chimères. On ne s'y arrête sur aucun élément de
réalité. Selon Roland Barthes dans La chambre claire, on ne peut pas
distinguer une photographie de son référent. Elle en est l'empreinte, la trace
immédiate. Mais, précise Barthes, cette remarque ne vaut que pour la
photographie courante, et non pas pour la Photographie en tant qu'Art2 (avec
majuscule)3. Dans l'Art, cette chose qui a été là (le "Ça a été" de la
photographie) est effacée; il y a renvoi infini à l'autre. C'est ce renvoi qui
définit l'œuvre au sens derridien. Jacques Derrida mentionne Roland Barthes
dans sa postface à Droit de regards – un livre qui se rattache explicitement à la
photographie d’art. Dans ce livre muet, le référent, purement visuel, est




1
Cf ci-dessus §3.1, et plus loin §5.3.6.

2
Roland Barthes, La chambre claire, Note sur la photographie (Ed Cahiers du cinéma, Gallimard-
Seuil, 1980), p120

3
Ce que le droit d'auteur reconnaît indirectement, en déclarant que le photographe doit pouvoir
démontrer ou apporter la preuve que son œuvre est originale. L'originalité, dans ce cas, ne se mesure-t-
elle pas à l'éloignement du référent?

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 293



renvoyé en abyme. En l'absence de toute légende, il devient lui-même un
indice. De quoi? Impossible à dire : un indice de l'autre, de l'altérité, du tout-
autre. Ce rapport à l'autre produit un espace "quasi transcendantal" (quasi
car la transcendance ne vient pas d'une idée ou d'un signifié, mais d'un renvoi
infini). Ce que Barthes appelle "référence", c'est, dans le vocabulaire de
Derrida, l'autre, et c'est le rapport à l'autre qui génère la productivité infinie
de l'œuvre. Il n'y a ni mot, ni énoncé. Le sujet, la réalité, le logos se retirent.
Toutefois, on peut dire que le rapport à l'autre est sans autre; l'œuvre n'est en
rapport qu'avec elle-même (une photographie de photographie).

Jacques Derrida précise que cette caractérisation ne concerne aucun genre


en particulier (par exemple la peinture, la photo, le roman-photo, ou même
l'art). Il a pris soin depuis le début de ce texte de faire remarquer que l'œuvre
de Marie-Françoise Plissart n'entrait dans aucune catégorie déterminée.
Toute œuvre qui transforme l'espace logique habituel1, ouvrant un rapport au
tout autre, met en jeu un éloignement du référent perceptible. S'il n'y avait
que la Référence (avec un grand R), il n'y aurait pas d'œuvre.






3.4.3 Prolifération


3.4.3.1 Dédoublement, duplication, dissociation

Ce pourrait être une figure de l'origine. Au commencement, Dieu créa la
duplicité. De même que la torah commence par la lettre beth (deux), la pensée
derridienne commence par la loi de l'hymen (deux)2, qui est aussi la loi de la
dissémination (deux fois deux font quatre - dans le nom de Derrida, on trouve
deux "r" et deux "d", ce qui donne quatre, le chiffre derridien). Mais les choses
se compliquent dès le départ, car s'il y a au moins deux, c'est qu'il y a plus de
deux. Cette duplicité prend, dans les livres de Jacques Derrida, des formes
multiples : dialogues, doubles colonnes, vraies ou fausses préfaces ou
postfaces.

"La préface écrite (le bloc du protocole), le hors-livre, devient alors un texte quatrième.
Simulant la post-face, la récapitulation et l'anticipation récurrente, l'auto-mouvement du
concept, elle est un tout autre texte, mais en même temps, comme "discours d'assistance", le
"double" de ce qu'elle excède" (Jacques Derrida, La Dissémination, 1978, op. cit., pp37-39).

Dès la première trace, la différance sème l'autoduplication. Elle produit du


supplément de supplément, et ainsi de suite : un entraînement fatal qui peut
faire peur. Toutes les formes de croyance ou de représentation sont affectées :

1
Limited Inc. op. cit., p231

2
On pourrait aussi partir d'un récit biographique. Substitut d'un enfant mort, Derrida s'est toujours
senti fils/non-fils, Juif/non-Juif, enseignant/non-enseignant, etc... Il ne s'est stabilisé que dans sa
pensée du double, cette pliure sur soi qu'il appelle auto-affection. Victime d'une auto-immunité
mortifère, il s'est combattu lui-même jusqu'à l'échec final (la mort). Il en reste une incroyable
prolifération de textes eux-mêmes presque toujours doubles, comme Glas, et marqués par la duplicité
du mot écriture dont il avait, au départ, fait son cheval de bataille. Car depuis le début (et même avant),
il y a deux écritures comme il y a deux textes.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 294



la religion, avec ses deux sources, la raison, l'imagination, la peinture, l'œuvre.
Cela vaut pour toutes les époques et plus particulièrement pour la nôtre - car
le Contemporain, à une échelle démultipliée, crie la dislocation du même.

"Il y a une Internationale qui, d'ailleurs, et c'est la singularité de notre temps, ne peut se
développer que sur les réseaux qu'elle combat, en utilisant les moyens de l'adversaire. A la
même vitesse contre un adversaire qui est en vérité le même. Le même en deux, à savoir ce
qu'on appelle le contemporain dans l'anachronie criante de sa dislocation. Indemnisation
auto-immune" (Derrida, Foi et savoir, op. cit., p87).

Mais concernant notre questionnement sur l'œuvre, il se pourrait que
l'architecture ait été le champ privilégié d'une expérience singulière de la
dissociation.

« Les folies [de Bernard Tschumi], donc, ces folies en tout sens, pour une fois, nous dirons
qu'elles ne vont pas à la ruine, celle de la défaite ou celle de la nostalgie. Elles ne reviennent
pas à “l'absence d'œuvre“ - ce destin de la folie à l'âge classique dont parle Foucault. Elles font
œuvre, elles mettent en œuvre. Comment cela ? Comment penser que l'œuvre se maintienne
en cette folie ? (…) Les folies mettent en œuvre une dislocation générale, elles y entraînent
tout ce qui semble avoir, jusqu'à maintenant, donné sens à l'architecture. (…) Il y a des mots
forts dans le lexique de Tschumi. Ils situent les points de la plus grande intensité. Ce sont des
mots en trans- (transcript, transfert, trame, etc.), et surtout en dé- ou en dis-. Ils disent la
déstabilisation, la déconstruction, la déhiscence, et d'abord la dissociation, la disjonction, la
disruption, la différence. Architecture de l'hétérogène, de l'interruption, de la non-
coïncidence. Mais qui aura jamais construit ainsi ? (…) Ce qui maintient ensemble n'a pas
nécessairement la forme du système, il ne relève pas toujours de l'architectonique et peut ne
pas obéir à la logique de la synthèse ou à l'ordre d'une syntaxe. Le maintenant de
l'architecture, ce serait cette manœuvre pour inscrire le dis- et en faire œuvre comme telle. Se
tenant et maintenant, cette œuvre ne coule pas le différence dans le béton, elle n'efface pas le
trait différentiel, elle ne réduit ni n'installe le trait, le dis-trait ou l'abstrait, dans une masse
homogène (concrete) (Point de folie – maintenant l'architecture, in Psyche, Inventions de
l'autre, II, pp93 et 102).

On peut s'interroger sur l'« adéquation » de cette description à l'œuvre de


Tschumi, car le vocabulaire de l'architecte n'est pas nécessairement transposé
dans ses réalisations. Mais, eu égard à l'œuvre de Jacques Derrida lui-même,
la résonance est indéniable. Quand il écrit : « Telle serait la tâche et la
gageure, le souci de l'impossible : faire droit à la dissociation mais la mettre
en œuvre comme telle dans l'espace du rassemblement », on affirmerait
volontiers que l'espace en question, y compris par ses arrêts, ses
interruptions et ses manœuvres, est celui du texte derridien. C'est d'ailleurs
bien ainsi que Benoît Goetz, spécialiste de l'architecture, conclut son article :

« Entre le parvis et la crypte : le labyrinthe de verre et de papier – l'écriture infinie de
Derrida. Toute la philosophie est un parvis, non pas vers un monument, palais, forteresse ou
cathédrale, mais vers une architecture de l'expérience ou de l'événement, vers une
architecture encore inouïe et généralisée. Car il n'y a pas assez d'architecture dans le monde,
c'est-à-dire de complexités, de chicanes, de refuges et de libres étendues. (…) Les folies
dévient du cadre, fuient hors de ses marges. Folie serait le nom pour tout édifice qui s'excepte
du service du sens, du bon sens, des services humains et divins, mais qui continue à faire
œuvre, à articuler hors système, à réinscrire l'architecture » (Benoît Goetz, Derrida, De
architectura, dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit., pp447 et 448).

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 295



3.4.3.2 Mimesis

Jacques Derrida nomme mimétologie1 une mimesis où la ressemblance est
liée par un système de miroirs, d'ombres, de reflets et de fantasmes, comme
dans la Caverne de Platon. Cette imitation se présente comme une simple
reproduction ou comme une écriture purement phonétique dans laquelle le
représentant est supposé remplacer ce qu'il imite. Cette référence à la vérité2
a toujours suscité des doutes. Pour Platon déjà, l'opération mimétique, même
parfaite, est condamnable car trompeuse - puisque la reproduction ne peut
jamais être l'égale de la chose imitée. Il faut donc proposer une autre
interprétation, dans laquelle l'écart entre la chose absente et son double n'est
pas critiqué comme une imperfection, mais accueilli comme un plaisir3.
L'imitation n'est pas supprimée, mais déplacée dans le sens d'une
sollicitation, d'une mise en jeu. C'est la logique de la dissémination. Ce qui
s'enclenche est encore une économie, mais c'est celle de la jouissance et non
pas des valeurs. La production de représentations devient libre,
surabondante, détachée de toute référence externe. Jacques Derrida nomme
economimesis cette libre productivité humaine, qui produit indéfiniment des
suppléments et dont la généralisation fait proliférer l'artefact comme la
nature.

Ces deux interprétations, indissociables, témoignent de la duplicité de la


mimesis, entre d'une part la représentation d'un modèle, aussi vraie que
possible, et d'autre part la fabrication d'un autre objet qui revendique son
altérité. Tout auteur est confronté à cette difficulté, ne serait-ce que par sa
signature. Supposée singulière, elle est toujours imitable4. Le signataire
n'imite-t-il pas lui-même, à chaque fois, sa "propre" signature"?




3.4.3.1 Economimesis

Dans le néologisme economimesis, proposé par Derrida dans son texte
Economimesis paru en 19755, sont associées deux notions qui "apparemment,
n'ont rien à faire ensemble"6 : mimesis et oikonomia. Il n'y a pas d'opposition
entre ces deux notions, mais un rapport qui n'est "ni d'identité, ni de
contradiction, mais autre". Quel rapport? Don, excès et surabondance.
L'economimesis ne s'inscrit pas dans une structure binaire, mais dans un
schéma à quatre pôles que Derrida déduit du texte où Kant oppose Lust


1
La dissémination, op. cit., pp53-4

2
Ibid pp237-8. Il ne peut y avoir, selon Derrida, de mimétologie qu'au nom de la vérité.

3
Marges de la philosophie, op. cit., pp285-6

4
Limited Inc, op. cit., p72.

5
Ce texte de 36 pages a été publié en 1975 dans l'ouvrage collectif "Mimesis des articulations"
(pages 57 à 93), op. cit..

6
Economimesis, ibid, p58.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 296



(plaisir) à Genuss (jouissance)1. Ces pôles ne sont ni des positions fixes ni des
postures séparées, ils sont inséparables, liés, associés dans une circulation.
En voici un résumé :

- ni plaisir, ni jouissance : la science. Selon Kant, une science belle serait une
absurdité. La science ne peut pas procéder en vue du plaisir (sauf en un point
singulier, un point dit d'origine où les distinctions s'effacent2). Les arts mécaniques,
qui partent d'un modèle en vue d'une finalité, sont dans la même position.

- plaisir sans jouissance : les Beaux-Arts3, la culture. C'est la position de l'artiste


mercenaire, qui reçoit un salaire en échange de son travail, ou bien de l'acte
producteur qui applique des règles, qui répète des opérations ( itérabilité).
L'économie du plaisir est liée à cette répétition qui suppose de reconnaître des lois,
de réduire l'hétérogène, etc.... La beauté n'y est pas singulière, mais générale.
Détachée de la sensibilité empirique (c'est-à-dire de la jouissance), elle incite
néanmoins à la socialité, à la communicabilité universelle.

- plaisir + jouissance : les arts agréables : conversation autour d'une table,
bavardage, plaisanterie, rire, jeux de société, musique, etc... (la liste est donnée par
Kant).

- jouissance sans plaisir : l'economimesis. L'artiste libre, qui ne travaille pas contre
un salaire, mais jouit et donne à jouir, est capable d'une productivité pure4, non
échangeable en termes de choses sensibles ou de signes. Dans l'"anthropo-théologie"
kantienne, c'est une façon d'imiter Dieu. Derrida évoque un passage à la limite, un
effet parergonal qui produit le beau - pas le beau des Beaux-Arts, mais celui de la
beauté libre5.

L'économimesis se déploie comme une série de rapports spéculaires qui


ne répètent pas, ne reproduisent pas comme des contrefaçons. De même que
le poète donne plus qu'il ne promet, l'economimesis rompt les circularités.
C'est une transéconomie qui multiplie les plus-values supplémentaires, sans
autre salaire qu'une surabondance infinie6. Cependant, même supposée
géniale, l'economimesis procède du logos. C'est Dieu qui crée la nature, la

1
Kant, §44 de la Critique de la Faculté de juger.

2
Jacques Derrida le nomme : point d'archi-plaisir (La vérité en peinture, op. cit., p129). Il en parle en
des termes analogues dans Economimesis, p65). Kant constate que le plaisir et la connaissance ne sont
pas séparés. Mais il n'en tire pas les conséquences, il préfère oublier que ce point de jonction
questionne la dissociation entre plaisir et science, goût et connaissance, esthétique et logique, c'est-à-
dire les distinctions basiques de la critique kantienne. Là où les oppositions sont instables, là où elles
risquent de s'effondrer, rendant nécessaire un cadre qui les soutienne, en ce point d'archi-plaisir, là
arrive l'œuvre, cet événement qui prend acte de la ruine et l'arrête, y met un certain ordre.

3
Economimesis, op. cit., p67.

4
Ibid, pp66-67. C'est ainsi que Jacques Derrida résume la position kantienne de l'artiste libre dans
l a Critique de la faculté de juger . Cet artiste, qui ne travaille pas contre un salaire (comme l'artiste des
Beaux-Arts qui n'est finalement qu'un exécutant), jouit de sa production. On peut comparer son acte à
celui de la nature ou du créateur divin. Il jouit lui-même d'une jouissance empirique, incommunicable
en tant que telle. En produisant - sans concept - un objet échangeable ni en signes, ni en choses
sensibles, un objet qui ne possède ni valeur d'échange, ni valeur d'usage, il donne à jouir. On peut
comparer l'intersubjectivité qu'il instaure au jugement réfléchissant de Kant, qui est le propre de
l'homme libre : un commerce sans échange, espace spéculaire entre deux libertés, deux sujets libres,
pur espace de jeu basé sur l'opération non conceptuelle de l'art.

5
Sur le concept derridien de beauté, v. ci-dessus le §2.3.3.

6
Ibid, pp71-72

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 297



nature qui dicte, et le génie qui crée sans comprendre. Sa parole est analogue
à celle de Dieu. Il parle par la bouche et doit être entretenu par le monarque.
Dans cette position intermédiaire, « économimétrique », qui est celle de
l'œuvre, le passage se fait entre le don gratuit (la productivité libre) et la
dette.




3.4.3.2 L'hymen

Dans la langue française, le mot hymen a un double sens. C'est une
membrane qu'on déchire, mais c'est aussi une union nuptiale. Jacques
Derrida joue sur cette duplicité pour élargir la signification du mot, jusqu'à en
faire un concept. L'hymen n'est pas un objet. C'est une loi1 inquiétante,
étrange et familière comme la répétition freudienne ou comme la circularité
du plaisir, qui ne se prend que pour se perdre2. Quelque chose, en soi, se
répète, mais au lieu de se replier sur soi, ça s'éloigne du propre. Ça se déchire,
ça se dédouble, ça s'écarte, ça ouvre une extériorité qui ne relève ni de la
mimesis, ni de la représentation, ni de la référence. Il faut que ça se
dissémine3. Telle est la loi, qu'on ne peut pas ne pas suivre, même si on
s'entoure de toutes les précautions du discours, du système et de la structure.
Cette loi est celle de la différance, de l'archi-écriture. L'être s'écarte et relance
sans cesse la production textuelle.

L'hymen est dans la femme, dans l'obscurité de son antre, et aussi entre le
dehors et le dedans, à la limite4. On peut déchirer cette membrane, cette paroi
vaginale et virginale, mais même après qu'elle ait été déchirée, on ne la
franchit pas, elle reste un bord. On ne peut pas la crever sans violence, mais
elle ne se crève jamais complètement, elle reste en suspens. La déchirure
tient et ne tient pas, elle a eu lieu et elle n'a pas eu lieu, elle entretient
l'espacement. On la consomme sans la briser, on la consume pour le plaisir.
Même consumé, l'hymen continue à se plier. Rien ne peut arrêter le jeu de
cette pliure5.


1
« Si la littérature, la fable, le théâtre, le drame, le ballet, la danse, la mimique, sont des écritures
assujetties à la loi de l'hymen, ces écritures ne forment pas un seul et même texte (…). Le commun de
ces écritures, nous en avons reconnu la règle sous le nom de référence écartée, être à l'écart, ou hymen »
(La dissémination, op. cit., p296). Il est significatif que tous les exemples choisis par Derrida soient des
œuvres.

2
Le plaisir, c'est la loi de l'hymen en tant qu'elle revient à son point de départ. « Pas de plaisir,
certes, mais si c'est le plaisir qui incessamment se limite, traitant avec lui-même, se contractant pour se
préparer à lui-même, se produire, résoudre, régénérer, perdre et garder au service d'une fonction
générale dont il est la tendance, alors, aussi bien, il n'y a que Plaisir » (La Carte postale, op. cit., p 426).

3
Il y a une loi de la dissémination comme il y a une loi de l'hymen, et il faut la suivre. C'est ainsi que
se termine le texte de Derrida sur Mallarmé ( La double séance), tout en bas d'une très longue note : « Or
qui décide de la lecture ? Déplacé presque au hasard – mais c'est la loi car il faut avec le délire l'écriture
– disloqué, démembré, le “mot“ se transforme et s'associe indéfiniment » (La dissémination, op. cit.,
p346).

4
La dissémination, op. cit., p261

5
Ibid op. cit., p281, 283.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 298



Il y va du livre comme de l'hymen. En lui se produisent de la mimesis, et
aussi de la dissémination.

"La dissémination, sollicitant la physis comme mimesis, remet la philosophie en scène et
son livre en jeu. Et par une permutation littérale à laquelle il faut ici s'exercer, en feu. Cette
consumation, comme celle de l'hymen, ne commence ni ne finit jamais. En quoi son identité
s e dé-pense. "On peut brûler la bibliothèque d'Alexandrie. Au-dessus et en dehors des
papyrus, il y a des forces : on nous enlèvera pour quelque temps la faculté de retrouver ces
forces; on ne supprimera pas leur énergie" (Artaud, œuvres complètes, tome IV, p14)."
(Jacques Derrida, La Dissémination, 1978, op. cit., p70, texte et note 36).

L'opération que Derrida déclenche sur le livre peut s'analyser comme une
mise en jeu de la limite, du bord, du limen, qui est aussi une mise en feu de
l'hymen. Les jeux de mots soulignent que ni le livre, ni l'hymen, pris tous deux
dans un chiasme, n'ont d'identité stable. "Son identité se dé-pense". Le livre-
hymen est un autre livre, une fête, un feu d'artifice, un simulacre. Au-delà de
la littérature, son énergie ne s'épuise jamais1. Lire, interpréter, traduire, c'est
s'unir au texte et l'ensemencer, le déchirer, en faire un lieu, un hymen où
passera, une fois, une seule, le nouveau-né.

Pourtant quelque chose se marque, entre le dehors et le dedans, dans un


processus que Derrida nomme le pli de l'hymen. Les feuilles du livre se plient
et se replient; elles interrompent la virginité du texte (sa continuité) par des
marques. Le texte devient lui-même : un signe, une représentation, une
présence, un objet indépendant, un livre – une œuvre. Le désir de
réappropriation a accompli sa tâche. Après-coup, l'objet est toujours vierge.
Par pliure l'hymen s'est déchiré. Les lèvres du livre ont été écartées. Il y a eu
coupure, mais l'objet est fermé. Il reste intact. Le secret est protégé2. C'est la
position féminine de toute œuvre : sa capacité à tomber hors du texte tout en
restant dans le texte.

Comme Derrida l'explique dans La double séance, l'œuvre de Mallarmé


s'écrit par espacement entre des blancs. Du blanc vient en plus, il ouvre sans
totaliser, il fait de l'écart, du surnombre. Le texte déplace infiniment sa marge
sans révéler son sens : nous voyons des blancs, mais ils nous aveuglent3. Ce
processus est celui de l'hymen, à la fois ouvert et fermé, séparation et union.
On ne dévoile rien derrière l'hymen. On le viole, et il se recoud dans le texte. Il
n'y a pas de dévoilement de la vérité, mais un rythme qui est celui du pliage.
En s'écrivant, les feuilles du livre se plient. Elles protègent le secret.

Une membrane oblique (hymen ou tympan) protège la vérité. Pour la


découvrir, il faudrait la transpercer, la crever, mais on la plie. Entre la chair et
la langue, les membranes corporelles espacent et rapprochent. Si on les
coupe, elles se reconstituent. L'œuvre n'est réductible ni au signe, ni au
signifiant, ni même à la trace. C'est sa virginité.

"L"hymen n'est donc pas la vérité du dévoilement. Il n'y a pas d' aletheia, seulement un
clin de l'hymen. Une chute rythmée. Une cadence inclinée" ( J acques Derrida, La
Dissémination, 1978, op. cit., p318).

1
Ibid, p70.

2
Ibid, p316

3
Ibid, p318

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 299








3.5 Auto-affection

En général, une œuvre apparaît comme une totalité unifiée, un corpus, un
objet ou un rassemblement d'objets. Mais cette apparence ne dit rien sur la
façon dont elle opère. La conception classique du rapport entre le sujet et
l'œuvre, selon laquelle l'œuvre se dresse comme un objet face à un sujet qui,
éventuellement, peut être affecté ou transformé par cette expérience, est
contestée depuis longtemps par de nombreux penseurs. C'est le cas par
exemple de Hans-Georg Gadamer, cité par Derrida dans Béliers :

“Le subjectum de l'expérience de l'art, qui subsiste et perdure, n'est pas la subjectivité de
celui qui la fait mais l'œuvre d'art elle-même“1 (Béliers, op. cit., p18).

Même s'ils peuvent faire l'objet de descriptions en fonction du


destinataire, du spectateur, de l'utilisateur ou du lecteur, les ressorts de
l'auto-affection de l'œuvre restent dissimulés, secrets. Un film, comme une
photo ou un tableau, prescrit la façon dont il peut être vu. Seule l'œuvre peut
faire émerger, dans le rapport qu'elle entretient avec elle-même, ce qui
s'écartera d'elle-même. C'est cette spécificité étrange et irréductible, cette
« solitude essentielle »2 qui provoque en nous un trouble, un sentiment de
dissociation, de déliaison, de séparation. L'œuvre, décidément, nous renvoie à
autre chose qui appartient sans appartenir à sa substance visible et audible.
Une force en elle génère les bords qui la font survivre comme œuvre.




3.5.1 L'auto-affection quasi-transcendantale de l'œuvre

Quand je parle, je m'entends parler dans le temps où je parle3. L'acte vivant
de la parole restant proche de moi, je peux croire que le sens existe en lui-
même, que l'idée, dans la conscience, est indépendante de la langue et même
du monde. La voix se présente dans sa dignité, avec sa chair immédiatement
transcendantale, spirituelle. Mais la transcendance n'est qu'apparente.
L'idéalité de la voix masque une itération, un décalage, un retard, un écart
entre le "je" et le "me", entre la marque et la re-marque. Pour penser le vécu
de la voix comme pour penser la vie en général ou d'autres phénomènes, il

1
Hans-Georg Gadamer, Vérité et Méthode (Seuil, 1976) pp11-12.

2
Blanchot : « Cependant l'œuvre – l'œuvre d'art, l'œuvre littéraire – n'est ni achevée ni inachevée :
elle est. Ce qu'elle dit, c'est exclusivement cela : qu'elle est – et rien de plus. En dehors de cela, elle n'est
rien. Qui veut lui faire exprimer davantage, ne trouve rien, trouve qu'elle n'exprime rien. Celui qui vit
dans la dépendance de l'œuvre, soit pour l'écrire, soit pour la lire, appartient à la solitude de ce qui
n'exprime que le mot être : mot que le langage abrite en le dissimulant ou fait apparaître en
disparaissant dans le vide silencieux de l'œuvre. La solitude de l'œuvre a pour premier cadre cette
absence d'exigence qui ne permet jamais de la lire achevée ni inachevée. Elle est sans preuve, de même
qu'elle est sans usage. Elle ne se vérifie pas, la véréit peut la saisir, la renommée l'éclaire : cette
existence ne la concerne pas, cette évidence ne la rend ni sûre ni réelle, ne la rend pas manifeste »
(L'espace littéraire, Folio-Essais, pp14-15).

3
Derrida, La voix et le phénomène, op. cit. p88.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 300



faut repérer l'élément dénié ou exclu : derrière la philosophie, la bêtise1;
derrière le droit pénal ou le droit en général, la peine de mort2; derrière la
"relève" hégelienne, la spiritualisation ou l'esthétisation, le dégoût3; derrière
le vivant, la différance, et l'on pourrait ajouter, pour soutenir l'hypothèse
retenue dans cette « thèse » : derrière les principes inconditionnels, le mal
radical. La catégorie exclue, qui occupe la place du transcendantal sans l'être,
ne peut pas être définie de manière univoque. C'est incertain, fou,
incompréhensible ou immoral, mais c'est aussi le fondement, la condition de
possibilité. S'il y a "transcendance", ou "idée", elle est indissociable de cet
autre.

Jacques Derrida distingue entre le transcendantal et le quasi


transcendantal. Il s'agit, dans les deux cas, d'un mouvement déclenché par la
mise en jeu d'un autre, d'un hétérogène, dans un processus d'auto-affection.
Mais alors que dans le premier cas, l'hétéro-affection se produit par un
dédoublement idéalisant (par exemple celui de la voix, entendue à la fois à
l'intérieur et à l'extérieur), dans le second cas, c'est l'exclusion d'un élément,
une mise en exception, un éloignement, un retrait, qui déclenche le
mouvement (le souverain se manifeste par la loi qu'il instaure et aussi par les
exceptions auxquelles il a droit4). Mais comme toujours chez Derrida, le
transcendantal et le quasi transcendantal, un temps dissociés, se rejoignent :
toute transcendance est quasi transcendantale.

Partons de ce qu'on nomme l'art, en mettant provisoirement de côté les


réserves qu'on peut avoir à l'égard de ce mot. Il faut qu'il s'éloigne de la
perception, du référent, de tout élément de réalité, pour ouvrir un rapport au
tout-autre. Sans une mise en retrait, l'émergence de cet autre espace n'aurait
jamais eu lieu. Mais cet autre espace ne se dissocie pas du sacrificiel. Hésitant
entre l'intelligible et l'économique, il est "quasi-transcendantal". Prenons un
autre exemple, celui de certains concepts (comme différance, marque ou
archi-trace) dont Jacques Derrida dit qu'ils sont des quasi-concepts. Ils ont la
particularité de mettre en question la possibilité même du concept, de se
mettre à distance des règles usuelles de la distinction. Cela transforme
l'espace logique habituel qui devient, lui aussi, quasi-transcendantal.
Troisième exemple : pour fonder l'ordre symbolique, la loi, la justice, il faut
exclure un autre lieu, celui où le divin et l'animal se rejoignent. On ne respecte
la loi et l'ordre qu'en référence à cette instance tierce, cette divinanimalité
artificielle5. Il n'y a pas transcendance de la loi, mais quasi-transcendance.

Un motif qui joue le rôle de prédicat à l'égard d'un autre motif est en




1
Derrida, La bête et le souverain, volume 1, op. cit. p259.

2
Derrida, De quoi demain, dialogue avec Elisabeth Roudinesco, op. cit., p235

3
Derrida, Economimesis, op. cit. pp90-93.

4
Exemple : le droit de grâce. Cf Le Siècle et le pardon, dans Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit.,
p120).

5
Derrida, La bête et le souverain, volume 1, op. cit., p177.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 301



position quasi-transcendantale. Ainsi par exemple le motif du pouvoir ou de
la domination, à l'égard de la pulsion de mort. Il nous permet de la définir,
mais c'est elle qui le déborde. Pour que la chose s'affecte elle-même, il faut
qu'elle se vive comme propre, pure, non souillée1. L'infection menace, mais il
est toujours possible de prendre le parti de l'ignorer. Ainsi le philosophe
peut-il imaginer que l'imagination ne puisse être éveillée par aucune autre
faculté, que la poésie doive faire son deuil de tout ce qui s'impose de
l'extérieur. Mais, selon Derrida, c'est justement là où la productivité la plus
libre semble s'accomplir que s'invente l'autre. Là où l'œuvre ne semble être
divisible que par elle-même, elle se dissémine. Là où elle ne parle elle-même
que d'elle-même, elle appelle réponse, responsabilité et auto-affection. Toute
scène primitive pourrait être vue comme une expérience de ce type2, un
hétéro-événement qu'on peut symboliser, idéaliser, transformer en modèle
quasi-transcendantal ou en œuvre.

Aujourd'hui, selon Derrida, le quasi-transcendantal est affecté par la


modalité du "peut-être"3. Il suffit d'une possibilité (par exemple, dans la
problématique de Carl Schmitt, un ennemi, ou une menace, ou un mal
possibles), pour que s'instaure une quasi-relève, une communauté virtuelle.
Mais le lien procuré par cette transcendance apparente reste fragile, voire
inexistant. Ainsi, par exemple, les lecteurs d'une œuvre sont-ils reliés, mais
sans que ce lien fasse association. Avec la généralisation de ce type de
communauté sans communauté, tout ce qui lie notre culture est remis en
question. Comme Derrida le disait déjà dans La voix et le phénomène, on
risque, en déconstruisant la transcendance de la voix, de s'enfoncer vers
l'innommable4 . L'écrivain (Flaubert ou Genet) ou le poète (Mallarmé)
peuvent situer, en ce lieu impossible, un néant, un tombeau, un rien, une fleur -
et Derrida lui-même peut y situer son œuvre philosophique. Par leur écriture, i
l s ouvrent un monde sans socle ni fondement, où prévaut le rapport (sans
rapport) à l'autre.






3.5.2 Le subjectile


3.5.2.1 Une définition, à partir d'Antonin Artaud

SUBJECTILE (définition du Littré) : surface externe sur laquelle le peintre

1
C'est la thématique de l'auto-immunité, développée notamment dans Foi et savoir Jacques
Derrida, Foi et savoir, op. cit., que nous ne présentons pas ici dans le détail.

2
C'est ainsi que Derrida choisit de lire Droit de regards de Marie-Françoise Plissart. Il sélectionne
une photo, et encore une deuxième, et il explique que tout cela (tout le roman-photo) peut provenir de
là, de ces deux photos considérées comme scène primitive, par un mouvement dans lequel "la différence
sexuelle se touche elle-même". (Lecture de "Droit de Regards" de Marie-Françoise Plissart, op. cit., p12).

3
Politiques de l'amitié, op. cit., p106.

4
« On ne peut tenter de déconstruire cette transcendance sans s'enfoncer, en tâtonnant à travers les
concepts hérités, vers l'innommable (La voix et le phénomène, op. cit., p86).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 302



applique une couche d'enduit, de peinture, de vernis. Pour la première couche,
le subjectile s'identifie au matériau qui est appelé à recevoir le système de
peintures.

« Subjectile » est un mot presque oublié de la langue française. C'est


Antonin Artaud qui en a transformé l'usage, en le mentionnant trois fois pour
parler de ses dessins1. Comment le définir? Selon les dictionnaires, il
appartient au code de la peinture. C'est ce qui est couché dessous (sous la
peinture ou sous la sculpture), ce qui n'a pas encore de forme, pas encore un
sens et n'est pas représentable2. Mais ce qu'il signifie pour Artaud, il faudrait
le traduire - or c'est intraduisible :

"Sur le subjectile il faudrait, oui, il faudrait écrire l'intraduisible. Ecrire selon la nouvelle
phrase, mais discrètement car la résistance à la traduction, quand elle est organisée,
fracassante, spectaculaire, nous la savons d'avance rapatriée. En vérité son secret doit se
partager avec le seul traducteur. Un subjectile paraît intraduisible, voilà l'axiome, iil organise
le corps-à-corps avec Artaud" (Forcener le subjectile, op. cit. pp56-57).

Le subjectile est à l'œuvre dans la pensée graphique d'Artaud, il appartient


à sa dramaturgie. Ce n'est pas un support, un substrat ou une substance, c'est
ce qui vient les hanter, une frontière de textile, papier, voile ou toile qui n'a
pas d'autre consistance qu'un entre-deux, un corps étranger, une limite qui, à
peine instituée, est entamée et franchie. On ne sait pas ce qu'est le subjectile,
et on le trahit facilement. Evénement unique, non répétable, qui se produit à
chaque œuvre peint ou dessiné, il ne traverse pas la frontière de la langue
française. En quelque langue que ce soit, il restera un corps étranger, un sujet
sans sujet aussi intraduisible que les mots et les phrases qui y sont
incorporés. C'est le support même de la langue - un support à même la
langue.

Dans la définition du Littré, le subjectile "s'identifie" au matériau, mais ne


l'est pas : il y adhère, se "confond" avec lui. Nullement passif, il participe de
l'œuvre. Artaud pousse aussi loin que possible la logique de l'identification du
subjectile avec l'œuvre. Quand il se remet à dessiner à partir d'octobre 1939,
il ne cherche pas à l'utiliser, ni à le domestiquer, ni à le traduire sous une
forme acceptable par la tradition des Beaux-Arts. Il le saisit au corps. Pour
envoûter ses interlocuteurs, il le perfore littéralement, il le brûle, le
bombarde, le détruit.

1
Le 23 septembre 1932, en conclusion à une lettre à André Rolland de Renéville : "Ci-inclus un
mauvais dessin où ce que l'on appelle le subjectile m'a trahi". Ce texte renvoie probablement à un
dessin disparu, qui faisait partie de la lettre, mais qui a été déchiré par Artaud. Pourquoi a-t-il été
arraché? Peut-être était-il insupportable, peut-être révélait-il une vérité qu'il ne fallait pas trahir ; en
1946, dans une lettre du 22 mars 1946 au Dr Dequecker, à propos du dessin "La machine de l'être", ou
"dessin à regarder de traviole" de janvier 1946. Citation : "Ce dessin est une tentative grave pour
donner la vie et l'existence à ce qui jusqu'à aujourd'hui n'a jamais été reçu dans l'art, le gâchage du
subjectile, la maladresse piteuse des formes qui s'effondrent autour d'une idée après avoir combien
d'éternités ahané pour la rejoindre. La page est salie et manquée, le papier froissé, les personnages
dessinés par la conscience d'un enfant. / J'ai voulu que toute cette affre et cet essoufflement de la
conscience du chercheur au milieu et autour de son idée prennent pour une fois sens, qu'ils soient
reçus et fassent partie de l'œuvre faite, car dans cette œuvre il y a une idée." ; en février 1947, à Ville-
Evrard. Citation : "Les figures sur la page inerte ne disaient rien sous ma main. Elles s'offraient à moi
comme des meules qui n'inspiraient pas le dessin, et que je pouvais sonder, tailler, gratter, limer, coudre,
découdre, écharper, déchiqueter et couturer sans que jamais par père et mère le subjectile se plaignît".

2
Forcener le subjectile, op. cit. pp55-56.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 303



Artaud affirme qu'il ne sait pas dessiner, qu'il manque de formation
manuelle et technique. Mais sa maladresse1 tient moins à son manque
d'habileté qu'à un rejet du principe même du dessin : il déclare que ses
dessins ne sont pas des dessins. Ils sont volontairement bâclés, jetés sur la
page pour mépriser l'idée, pour que l'oeil qui les regarde tombe2. Cette
prétendue maladresse n'est pas une défaillance, mais un combat contre un
subjectile qui ne peut que trahir3. Il désespère du dessin pour ce qu'il en
attend : que son corps naisse enfin à lui-même, sans dépossession. Mais le
subjectile résiste, le processus avorte, il est encore exproprié. Alors il dénonce
la maladresse de dieu, il injurie celui auquel il s'adresse, il lui lance son dessin
à la figure comme une interjection, il fait violence à ce suppôt, lui jette des
sorts. Il l'exhibe, l'attaque, le traverse, le perfore, le bombarde comme dans
Les Filles de Loth, le tableau de Lucas Van den Leyden,4 à même le subjectile.
Dans ce support obligé, il dénonce le système normé de la culture (le
parergon), il l'expulse. Par sa logomachie et ses glossolalies, il détruit le
langage.

Mais ce n'est pas de la pure destruction. Il en reste quelque chose : une


œuvre. Le dessin d'Artaud survivra, il veut le montrer, le publier. S'il y
incorpore le subjectile, c'est pour le présenter comme partie de l'œuvre,
comme cadre, parergon légitime avec son titre, sa signature et sa légende
(dans ses lettres et cahiers, il fournit les commentaires de ses propres
dessins). Artaud proteste contre l'expropriation qu'il croit - non sans raison,
car nul n'y échappe - avoir subie à la naissance. Il proteste à travers ses
œuvres, mais en même temps, il est en altercation avec elles. Elles sont le
corps qu'il veut se réapproprier, mais elles sont aussi des objets étrangers,
supplémentaires. Il peut s'appuyer sur la matérialité du dessin ou de la
peinture (le subjectile), il peut tenter d'en faire un corps vivant, en
mouvement, mais le dessin sera aussi une tombe, une matière morte, alors il
la dénonce elle aussi, il veut la détruire5.

A cette double contrainte auto-immunitaire, il ne peut échapper que par


l'exorcisme. Il veut déjouer l'autorité, toute autorité y compris la compétence
technique des Beaux-Arts, et y compris l'œuvre6. Le subjectile révèle la vérité,
il la dissimule et aussi la trahit, comme si une force travaillait sous la surface



1
Allusion à un dessin d'Antonin Artaud intitulé La maladresse sexuelle de Dieu , daté de 1946,
reproduit dans Artaud, dessins et portraits , de Paule Thévenin et Jacques Derrida, Ed Gallimard, planche
60.

2
La dernière page du dernier cahier d'Antonin Artaud (1948) porte le titre de son dernier projet :
50 dessins pour assassiner la magie . Texte manuscrit : 50 dessins pour assassiner la magie. Il ne s'agit
pas là de dessins / au propre sens du terme, d'une incorporation quelconque de la réalité par le dessin.
Ils ne sont pas une tentative pour renouveler / l'art / auquel je n'ai jamais cru / du dessin / non / mais
pour les comprendre il faut les situer d'abord / ce sont 50 dessins pris à des cahiers de notes /
littéraires / poétiques / psychologiques, physiologiques, magiques surtout / magiques d'abord et par-
dessus tout. C'est Paule Thévenin qui, quarante ans plus tard, a donné forme à ce projet.

3
Forcener le subjectile, op. cit. p82.

4
Artaud, Œuvres complètes, tome 4, p44

5
Forcener le subjectile, op.cit. pp75-79.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 304



du dessin et provoquait l'impuissance d'Artaud, sa défaillance, sa maladresse.
Le support est une réalité morte, gisante, inassimilable, et aussi empoisonnée,
maléfique. Un esprit crie vengeance, il s'exprime. L'expression n'est pas chez
Artaud un rapport du sujet à l'objet, mais la production violente d'une réalité
nouvelle qui donne voix à cet esprit et le conjure. Avec ce retour de l'œuvre, la
cruauté déchire le subjectile (toile, voile, papier ou mur), s'acharne contre lui.

Le subjectile est le support de l'œuvre. Sur lui (le papier, la toile) vient se
jeter, se coucher, s'expulser tout ce qui peut venir incuber en lui. Derrida
compare ce réceptacle universel à la Khôra de Platon1. Il est le lieu de toutes
les figures. Il s'attend à tout, prend sur lui toutes les formes, mais n'en garde
jamais, il est un porte-empreinte pour toute chose. Il doit rester hétérogène à
tout ce qu'il reçoit. Il se soustrait à toutes les oppositions : ni homme/femme,
ni père/mère, il est père et mère, homme et femme, comme dans Dessin à
regarder de traviole2, avec ses deux colonnes de la loi et ses projections
glossolaliques. Il est matrice, matière maternelle, nourrice, et aussi
transcendance. Il est père-mère, et il est aussi l'enfant, le reste. Il est
représentation, et aussi irreprésentable, il porte tout, il accouche de tout, il
est tout et il n'est rien de spécial. Il n'a pas de propriétés, et il est aussi
l'intervalle, l'espacement, la différence, le lieu déterminé3. Tout ce qui y prend
place peut se substituer. Il est tellement indifférent qu'il faut le forcer, le
forcener, et aussi le confiner dans sa place (double contrainte, double bind).




3.5.2.2 « A même... »

Dans certains cas, la locution "à même", dans le vocabulaire derridien,
renvoie à la structure du "s'entendre-parler", en tant qu'elle est l'essence de
la parole. Nous nous entendons parler "à même" le circuit bouche-oreille, qui
est aussi le circuit interne/externe de la voix. Le sujet parlant, le "je", s'entend
dans le temps où il parle, ce qui organise à la fois son rapport à lui-même et
son rapport à l'autre (auto-hétéro-affection). Dans d'autres cas, la locution "à
même" renvoie à l'expérience de la marque, en tant qu'elle est inscrite "à
même le corps", en-deça du discours. Sans cette auto-affection immédiate, ni
la langue, ni la loi, ni les blessures, ni les traumas singuliers (ces "re-
marques") n'auraient pu s'inscrire. Ces deux usages de la locution ne sont pas
incompatibles. Dans l'un et l'autre cas, un mouvement se déclenche qui est
aussi le mouvement du don / contre-don, celui de la temporisation "à même

6
« Artaud entreprend une démolition de la théologie et de la métaphysique occidentales pour
connaître ce que peut un corps libéré du logocentrisme. Puisque le logos est l'œuvre de l'esprit, c'est
l'œuvre qui aliène le corps. Ce qui est en puissance dans le corps, c'est la destruction de l'idée de chef
d'œuvre. Vivre sans inspiration, vivre sans avoir recours à l'inspiration, vivre sans s'appuyer sur les
béquilles d'une œuvre à faire ou à venir, vivre sans téléologie, c'est la promesse du théatre de la cruauté »
(Philippe Sergeant, Deleuze, Derrida, Du danger de penser, p96).

1
Forcener le subjectile, op. cit. p97.

2
La machine de l'être ou dessin à regarder de traviole, daté de janvier 1946, reproduit dans Artaud,
dessins et portraits, de Paule Thévenin et Jacques Derrida, Ed Gallimard, planche 57.

3
Sur la khôra, cf §3.2.2 ci-avant.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 305



la chose".

"La différance, qui n'(est) rien, est (dans) la chose même. Elle est (donnée) dans la chose
même. Elle (est) la chose même. Elle, la différance, la chose (même). Elle, sans rien d'autre.
Elle-même, rien" (Donner le temps, op. cit. p59).

Cette force magique, mystérieuse, que Marcel Mauss repère dans l'échange
du potlatch, c'est elle qui "donne" le temps, et c'est elle aussi qui donne sa
force à la production textuelle, à l'œuvre.

Comme en témoignent les dessins d'Artaud, écrire "à même" le support


traduit une mise en jeu singulière de la différance. Il faut à la fois la mettre en
œuvre et la retenir, l'emprisonner. Ses dessins d'envoûtements qui
s'inscrivent à même le subjectile, ses imprécations et ses hurlements, ne se
séparent pas de la voix. En faisant entendre la différance, il la conjure, dans
une tension extrême.

On retrouve cette structure dans différents champs dits « artistiques », par


exemple:

- au cinéma, quand des mots ou des images en excès insistent, à même la


pellicule1;

- dans les pratiques musicales contemporaines, quand un Disc Jokey


« fabrique » directement la musique, à même le disque2;

- ou plus généralement dans la peinture. Ce qui est à l'œuvre dans un


t a b l e a u , à même l'œuvre, indépendamment de toute représentation,
signification ou justification, c'est la peinture elle-même3.




3.5.2.3 Le corps à corps derridien avec l'œuvre

La question de l'œuvre tourmente Artaud; et c'est aussi cette question qui
tourmente Derrida dans Artaud - et qui explique qu'il ait choisi d'axer sa
lecture sur le subjectile, corps de l'œuvre. Etymologiquement, le mot
subjectile vient du latin subjectum - qui ne désignait pas un sujet, mais "ce qui
est dessous" - ce qui peut fournir une base durable à la certitude. Pour
répondre à l'appel de l'œuvre, il faut apaiser le subjectile, une tâche plus
difficile qu'il n'y paraît, et toujours à recommencer.

"Ces deux tensions adverses [se laisser représenter et ne pas se laisser représenter]
provoquent au forcènement, elles forcent le sens. Mais en tant qu'elles s'équilibrent, donnent
lieu aux traces de naissance, interrompant l'incendie, elles auront fait œuvre - et gardé le


1
A propos de ses propres mots improvisés dans le film « D'ailleurs, Derrida », Jacques Derrida fait
observer qu'ils résistent autant au totalitarisme de la transparence ou de la confession qu'à la
rhétorique filmique. Ils insistent comme corps (extérieurs, hétérogènes au film), ils s'imposent comme
vocables, « ils ordonnent de se faire filmer », ils exigent d'être regardés, ils imposent leur idiome « à
même la pellicule » (Tourner les mots, op. cit., pp17-19).

2
Peter Szendy, Ecoute, une histoire de nos oreilles, op. cit., pp161-2. Avec le D.J., ce n'est plus l'œuvre
qui impose ses lois internes, ce n'est plus son organisation qui est sollicitée, c'est un appareillage qui ne
se distingue plus des organes eux-mêmes.

3
v. ci-dessus le thème de la « peinture à l'œuvre », v. notamment §1.2.7 et §2.6.2.2.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 306



subjectile amadoué" (...) "Mais je ne traverse pas, ou le faisant je garde la trace d'une
traversée, même si la trace se trouve à son tour soumise ou promise à la trajectoire qu'elle
rappelle, qu'en vérité elle appelle. Et tente de rassembler dans la signature de son nom
propre. Elle tente de s'y introjecter littéralement. Cet arrêt du trajet fait œuvre. J'entends
l'arrêt comme la sentence qui fait droit, au nom d'Artaud, et comme l'interruption d'un élan,
l'immobilisation tonique d'un lancer." (Forcener le subjectile, op. cit. p105).

Avançons une formule, une phrase qui peut résumer l'élaboration


proposée par Derrida à partir d'Artaud: Ce qui fait œuvre, c'est l'arrêt du
trajet, l'apaisement du subjectile, l'interruption d'un jet qui garde la trace
d'une brûlure mais donne consistance à ce qu'il attaque. Cette phrase :

a. reprend sous un certain angle ce que Derrida dit du parcours d'Artaud


entre 1932 et 1947, entre la publication de son manifeste sur le Théatre de la
cruauté et l'enregistrement de Pour en finir avec le jugement de Dieu1. N'étant
jamais né, ne s'étant jamais dissocié du pré-natal, n'ayant jamais accepté cette
expropriation qu'aurait été sa naissance, il oscille entre deux projets
contradictoires : investir l'espace de la représentation, l' instituer, le
consolider, le réparer / rester étranger à cet espace, refuser toutes les figures
en lesquelles il pourrait se déléguer (Père-Mère, fils, fille, moi, y compris
l'œuvre). Artaud a un nom, il signe de son nom, mais il se retire du sens. Sa
folie, c'est qu'il veut à la fois s'identifier au subjectile et l'expulser. L'œuvre
s'écrit sur lui, à même son corps, son esprit.

« L'histoire de Dieu est donc l'histoire de l'œuvre comme excrément. La scatologie elle-
même. L'œuvre, comme l'excrément, suppose la séparation et s'y produit. Elle procède donc
de l'esprit séparé du corps pur. Elle est une chose de l'esprit et retrouver un corps sans
souillure, c'est se refaire un corps sans œuvre » (Derrida, L'Ecriture et la Différence, op. cit.,
p271).

Toute figure se détache de cette scène et y revient. Si Artaud a exhumé le


vieux mot de subjectile qui désigne le support sur lequel on peint, c'est parce
que chez lui le subjectile ne s'efface jamais. Il y a toujours une couche de plus.

b. esquisse une théorie de l'œuvre. La singularité d'Artaud, c'est que, malgré


sa folie (et à cause d'elle), il fait œuvre. Dans ses textes, dessins, dessins écrits,
le retrait du subjectile n'arrive jamais à son terme. Le subjectile gît, mais ne
se pétrifie pas dans la différence - comme il le ferait s'il acceptait de s'inscrire
dans le système des Beaux-Arts. Artaud fait époque. Le statut de l'œuvre
auquel son nom s'attache est d'aujourd'hui : une œuvre non totalisable, qui
ne repose sur aucun support final, une œuvre qui reste entre deux tensions
adverses. Le coup est double : d'un côté la force qui se jette contre le
subjectile, de l'autre celle qui l'amadoue, l'incorpore, qui appelle une vérité et
une sentence. Ce qui apparaît, jeté sur le papier, semble inconsistant. Le
secret de l'œuvre, c'est que la parturition est aussi partition.

Quand il renvoie à son cas personnel, Jacques Derrida se sert du mot


"subjectile" pour nommer ses outils de travail : la feuille de papier2,



1
Publié dans le tome XIII des Œuvres complètes d'Antonin Artaud Pour en finir avec le jugement de
dieu était programmé pour une émission radiophonique le 2 février 1948, mais sa diffusion a été
interdite.

2
Papier machine, op. cit. p241.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 307



l'ordinateur1. Un support sur lequel on est sur le point de peindre, d'écrire ou
de dessiner est à la fois une toile vierge, nue, non préparée, et un parergon
chargé de toutes les limites, de tous les encadrements. La feuille de papier ou
l'ordinateur sont des réceptacles de toutes les marques, ou traces, ou plis qui
pourraient venir s'y inscrire. Même un écran virtuel qui n'a encore accueilli
aucun texte est porteur d'une longue tradition.




3.6 Réponse et Responsabilité

3.6.1 La possibilité du « sans réponse ».

A la question : "Qu'est-ce qui soulève dans l'œuvre une responsabilité?", on
ne peut répondre sans la possibilité d'une expérience extrême, le sans-
réponse.

La trace est une semence, un germe mortel. Contrairement à ce que Freud


a parfois déclaré, elle n'est pas indélébile. Il est toujours possible qu'elle soit
oubliée absolument, radicalement. Reconnaître cela, c'est accepter aussi la
possibilité de l'effacement de soi, de sa propre présence, c'est l'accepter sans
réserve, y compris pas la disparition de cette disparition. Le "sans-réponse",
associé à cette disparition toujours menaçante n'est pas le résultat d'une
censure déterminée, c'est une structure, un horizon originaire, irréductible,
sans lequel on ne peut penser ni l'archi-écriture, ni le refoulement originel
freudien, ni l'œuvre. Accepter le sans réponse, c'est aller au-delà d'un accueil
en nous de la trace de l'autre. Si l'autre ne répond pas, on ne peut ni garder la
mémoire, ni porter le deuil sans détruire l'altérité de l'autre2, mais on peut
s'engager dans une désappropriation / désidentification qui brise les
généalogies, laisse se disperser pour toujours, sans retour ni diaspora, les
graines de la grenade3. Cette perspective est aussi une menace, elle fait peur.
Il est fatal que le don initial s'oublie, qu'il ne revienne jamais à l'instance
donatrice. Ich muss dich tragen, dit le poète4, mais sans retour de la dette, on
doit vivre aussi dans la perspective de la mort finale.

Il faut donc faire avec c e séminal qui se dissémine à perte et à mort et


porte en lui le mal radical. Ce séminal, lui non plus, n'est jamais présent à lui-
même. Il confronte le sujet au rien, à l'effacement de toute présence, y
compris la trace de la présence, y compris la trace de ses propres archives. Il
n'a aucun sens, on ne peut pas dire ce qu'il est. Le penser en acceptant cet
effacement, c'est ce qui ouvre, selon Derrida, à la responsabilité infinie. Il ne
peut y avoir décision, éthique, justice, et aussi des œuvres, qu'à partir de cette
trace qui, n'existant pas, laisse une place infinie.

"Le deuil et la hantise se déchaînent avant la mort même, dès la simple possibilité de la

1
Jacques Derrida, Circonfession, op. cit., p128.

2
v. ci-dessus §3.2.6.1.

3
Sur la grenade, v. ci-dessus §0.2.1.

4
Il s'agit, bien sûr, de Paul Celan. v. ci-dessus l'analyse que nous proposons de ce vers, §3.2.4.1.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 308



mort, c'est-à-dire de la trace qui surgit comme immédiate sur-vivance (...) La loi et le deuil
ont le même lieu de naissance, c'est-à-dire la mort. Il est toujours facile et tentant d'en abuser
en disant que cela se réduit à "rien". Et en effet, cette objection et cet abus peuvent toujours
laisser sans réponse. Cette possibilité (de l'abus ou du "sans réponse") est irréductible, elle
doit rester irréductible, comme la possibilité même du mal, pour que la responsabilité soit
possible et signifiante, et avec elle la décision, l'éthique, la justice, etc." (Derrida,
Echographies de la télévision, op. cit., p148).

Le sans-réponse brouille les bornes, les frontières, les délimitations, les


lois. Il expose1 à l'épreuve d'un indécidable2 qui n'est pas un pathos, une
indécision psychologique, mais la reconnaissance de sa possibilité
irréductible. Puisqu'il n'y ni réponse, ni calcul possible, il faut bien décider.
L'autre ne répondra pas à notre place, nous ne pouvons pas répondre à sa
place mais, depuis un lieu inconnu, il nous provoque, il lance un appel.
Entendre cet appel, c'est ouvrir une responsabilité démesurée3, pour laquelle
il n'y a pas de concept adéquat4. Ainsi le mal ou la mort font-ils advenir une
responsabilité vis-à-vis de laquelle nous sommes seuls5. Ni le langage, ni les
doctrines existantes du devoir ou de l'éthique, ne fournissant la réponse
attendue, nous devons nous tourner vers un discours d'engagement, d'attente
ou de prière, vers une invention, un idiome, une œuvre.



3.6.2 Irresponsabilité?

En réponse à l'incertitude, on peut, comme Artaud, revendiquer une
irresponsabilité radicale : une profération qui, chaque fois, ferait irruption
dans l'urgence, sans qu'on sache d'où elle vient. Une telle parole peut être
rapprochée de celle du souverain, qui n'a à répondre de rien. On suppose que
l'absolue souveraineté, c o m m e Dieu ou c o m m e la m o rt , a droit à
l'irresponsabilité. La non-réponse est l'exercice aveugle de ce droit.

Selon J. Hillis Miller :



« La littérature « ne va pas sans une certaine irresponsabilité. Cette liberté d'expression
démocratique me donne le droit de dire de dire ce qui me plaît et tout ce que je veux, et cela
sans pour autant en être tenu responsable, sans avoir à répondre lorsque m'interroge sur ce

1
Abraham l'autre, dans Judéités, op. cit., p25

2
Limited Inc, op. cit., p210

3
Silvano Petrosino : Derrida, « depuis le commencement, a entendu répondre, par l'ensemble de son
œuvre si surprenante, à la tâche d'une pensée capable de répondre et d'être par là responsable d'une
« autre stratégie et d'une autre stratigraphie ». De quelles réponses s'agit-il ? Sans doute des réponses
relatives à l' « écriture », à la « dissémination », à la « différance », mais également – et c'est la même
chose, car de ce point de vie il n'y a pas, à mon modeste avis, un « premier » et un « second » Derrida –
des réponses relatives au « don » et au « pardon », au « témoignage » et à l' « hospitalité », au « oui-je /
oui-dire », au « gage pré-originaire qui précède tout autre engagement dans le langage ou dans l'action »
et à la « promesse ou alliance originaire ». C'est dans ces réponses, et surtout dans le mouvement de
pensée particulier qu'elles sollicitent et à partir duquel elles sont en même temps sollicitées, que je
perçois personnellement l'écho, en même temps sans doute que bien d'autres résonances, de ce que,
peut-être de manière un peu hasardée, j'ai appelé le « logos biblique » (La rationalité du « déjà »,
Derrida et la réponse, dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit., p205).

4
Points de suspension, op. cit., p287

5
Béliers, op. cit., p69

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 309



que j'ai dit. Cette irresponsabilité est la base même de la responsabilité la plus exigeante »1 .

Cette irresponsabilité est ambivalente. D'un côté, elle prend acte d'une
réponse qui ne s'exerce pas à l'égard du semblable, mais du dissemblable, du
tout autre, voire du monstrueux. Mais d'un autre côté, quelles que soient les
justifications de cette non-réponse (analyse, démonstration, connaissance ou
autre), elle est porteuse du plus grand risque sans lequel aucune
responsabilité ne serait possible. Il faut que l'œuvre soit irresponsable, et il
faut aussi qu'elle ne soit jamais réduite à l'automaticité d'une non-réponse2.




3.6.3 Hyper-responsabilité

Faire une œuvre, c'est répondre. C'est répondre à, la modalité du répondre
la plus primordiale et la plus incontournable selon Derrida3, mais c'est aussi
répondre devant, répondre de, répondre pour. Toutes les modalités de la
responsabilité y sont impliquées, y compris la responsabilité courante,
quotidienne, "déterministe", sociale, celle qui se mesure aux conséquences de
nos actes. Il peut y avoir dans l'œuvre, selon le "vouloir-dire" de l'"auteur",
c o m p a s s i o n , c h a r i t é o u a t t e n t i o n à l ' é g a r d d'autrui, mais l'autre
responsabilité, celle qui n'est pas liée à une décision éventuelle de son
"auteur" ni à ses erreurs ou défaillances, ni non plus à la dénonciation de tel
ou tel dysfonctionnement, ni encore à sa capacité ou non de prendre en
charge un projet, la responsabilité d'un autre type, infinie, incalculable,
indépendante des circonstances, qui n'est pas seulement inscrite dans
l'œuvre elle-même mais aussi dans les lectures passées, présentes ou à venir
de cette œuvre, les interprétations, les citations, les reprises, ou celle qui
pourrait émerger dans la rencontre éventuelle, peut-être, de cette œuvre avec
une situation, des institutions ou un système de normes, cette responsabilité-












1
J Hillis Miller « For Derrida » (2009) (citation d'origine dans Le Passage des frontières, 1994,
op. cit., p195)

2
Cette ambiguité ou double bind peut être comparée avec celle que Serge Margel repère dans le
rapport à l'animal. « A cette voix qui me parle ou me tutoie, devant cet œil qui me regarde, c'est moi qui
ne peux plus répondre, c'est moi-même qui ne peux rien en dire. Je ne peux ni lui parler ni en parler, je
ne peux ni m'adresser à cette voix, ni la thématiser, ni la théoriser, ou l'objectiviser d'une vision
intentionnelle » (Video ergo videor, Farocki, Derrida et l'esthétique du point de vue , dans Appels de
Jacques Derrida, 2014, op. cit, p581). Questionnant ce refus d'adresse (à l'animal), ce déni, Serge
Margel parle d'« image opératoire » « d'une ligne abyssale qui opère au coeur du sujet dès lors qu'il se
voit vu par un animal. Elle opère, cette ligne, plus exactement là où le sujet nie ou dénie ce qu'il voit,
lorsqu'il se voit vu par l'animal, lorsqu'il se voit objet de la machine » (p572). Or l'œuvre, comme
l'animal ou la machine, ne répond pas.

3
cf le §03 de l'introduction à cette « thèse ».

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 310



là, l'hyper-responsabilité1, elle aussi, ne cesse de travailler2. Et ce ne sont pas
les seules ; il y en a encore d'autres.













































1
Nous empruntons ce terme à Ginette Michaud, qui prolonge elle-même les réflexions de René
Major : « C’est dans ce sens [celui de René Major dans Derrida lecteur de Freud et de Lacan ] que le mot
d’« hyper-responsabilité » peut être utilisé, c’est-à-dire dans une tentative de faire bouger une certaine
limite entre l’éthique au sens courant du terme et une hyper-éthique, une hyper-responsabilité qui
serait capable de frayer autrement ces questions et donc de ne pas simplement restreindre la
responsabilité à quelque chose d’intentionnel, de volontaire, etc., et cela, sans pour autant tomber dans
une non-responsabilité ou une irresponsabilité (Entretien avec Ginette Michaud autour de Tenir au
secret (Derrida, Blanchot), réalisé par Mathilde Branthomme p11).

2
Derek Attridge la définit ainsi (pour le champ de la critique littéraire) : « Faire justice à un texte
littéraire en tant que texte littéraire serait quelque chose d'autre – cela consisterait à prendre en
compte toutes les lois pertinentes et les traditions discursives de la critique, et en même temps à les
suspendre (ou, comme Derrida nous l'explique à propos de la décision juste, à les détruire et à les
réinventer) pour pouvoir affirmer la singularité de ce texte tel qu'il apparaît devant le lecteur à cette
occasion. On aurait alors une critique responsable : une critique responsable devant le texte en tant
qu'autre, en tant qu'autre singulier dont la singularité n'est pas un noyau irréductible intouché par la
généralité mais plutôt un événement constitué par la généralité, c'est-à-dire un événement itérable, un
événement comme une signature (Le texte comme autre, La forme sans formalisme, dans Le Passage
des frontières, 1994, op. cit., p54).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 311



LES OBLIGATIONS DE L'ŒUVRE :
GARDER LE SECRET




4 Quatrième partie : Garder le secret

« Pour qui tient à la signature, au corpus et au propre, déclarons que, mettant en jeu, en
pièces plutôt, mon nom, mon corps et mon seing, j'élabore d'un même coup, en toutes lettres,
ceux du dénommé Hegel dans une colonne, ceux du dénommé Genet dans l'autre » (Glas,
Prière d'insérer, op. cit., p1).

En quoi l'œuvre, par son rapport au refoulé, à l'écarté, à l'exclu, à


l'engrammé, à l'enchiffré, à l'encrypté, rapport que peut-être elle seule peut
porter, contribue-t-elle à répondre au mal radical ? Pour explorer cela, il
faudra bien ajouter un cran à la citation reproduite ci-dessus, et analysée ci-
après dans le §4.2.2.1. Car si Derrida déclare qu'il peut mettre en pièces son
nom à lui, son corps et son seing, mais que pour ce qui concerne Hegel et
Genet, il ne peut que les élaborer, nous devons prendre cette observation pour
nous-mêmes. Il nous est possible d'élaborer la signature de Jacques Derrida
(ou de quelques autres), mais il est inconcevable que nous puissions la mettre
en pièces – cela supposerait que nous ayons accès à ce qui reste, pour nous,
définitivement caché, voire indicible dans son écriture. Mais ce que nous
pouvons envisager de faire, c'est mettre en pièces, pour chacun d'entre nous,
notre propre signature, dans et à travers la lecture du texte d'un autre – une
tâche qui reste à l'horizon de la lecture déconstructive, mais dont il faut
reconnaître qu'elle est rarement mise en œuvre. Cette mise en pièces là ne
pourra, ici, qu'être indirecte. Elle passera par les sous-parties de cette
quatrième partie : (§4.1) le secret (l'inavouable, le témoignage, le serment, la
crypte, le voile, l'indéchiffrable); (§4.2) le singulier, l'unique (une fois, la date,
le nom, la signature); (§4.3) l'idiome (la poésie, la traduction); (§4.4) le
philosophe autobiographe (biographie, corps sexué, circoncision, talith). Se
faire, par l'œuvre, le gardien du secret, devant la porte de la loi, c'est aussi se
protéger du mal radical.




4.1 Les figures du secret

On peut être attiré, dans une œuvre, par ce qu'elle représente, par ce
qu'elle dit, par son style, par son auteur, par sa beauté ou par n'importe quoi.
Mais au fond, ce qui nous intéresse avant tout, c'est ce dont elle témoigne.
Walter Benjamin fait observer que certaines photographies des années 1840,
qui ne présentent pas d'intérêt documentaire particulier, nous captivent
encore aujourd'hui, comme si leur durée était prolongée par une qualité
particulière que nous avons du mal à définir1. Les gestes ou les actes qui ont

Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie (Œuvres II p299). Si l'on suit Benjamin, la
1

plupart des portraits académiques de la même époque ne suscitent pas le même intérêt.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 312



fait advenir ces photographies-là ont disparu, définitivement et sans espoir
de retour, mais ces photos témoignent de ce qui, dans ces gestes ou ces actes
inconnus, nous parle encore. Un phénomène analogue se produit avec le
Double portrait des époux Arnolfini 1. Personne ne connaît exactement les
circonstances de sa réalisation. Un mariage? Un deuil? Un contrat? On n'en
sait rien, mais cette œuvre continue à nous fasciner car elle témoigne d'un
temps qui nous est inconnu et de pratiques qui nous inintelligibles.




4.1.1 Le secret du performatif

Revenons à la question posée par John L. Austin2. Qu’est-ce qui peut faire
réussir ou échouer un acte de langage ? A partir d’une analyse des deux textes,
Signature Evénement Contexte et Limited Inc, on peut formuler une réponse
abrupte : son secret. Cette réponse pourra sembler étrange ou forcée, car le
mot secret n’est jamais utilisé dans Limited Inc, et seulement deux fois dans
Sec. Et quand il l’est, ce n’est pas pour affirmer l’existence d’un secret, mais au
contraire pour nier qu’il puisse y en avoir dans le code. Mais le secret revient
par un autre biais, celui du reste ou de la restance sur laquelle Jacques Derrida
insiste dans les deux textes3. Or ces deux termes sont étroitement liés à la
question du secret.

Voici donc la citation de Sec, seule mention du secret dans ces deux textes :

“Imaginons une écriture dont le code soit assez idiomatique pour n’avoir été instauré et
connu, comme chiffre secret, que par deux « sujets ». Dira-t-on encore que, à la mort du
destinataire, voire des deux partenaires, la marque laissée par l’un d’eux est toujours une
écriture ? Oui, dans la mesure où, réglée par un code, fût-il inconnu et non linguistique, elle
est constituée, dans son identité de marque, par son itérabilité, en l’absence de tel ou tel,
donc à la limite de tout « sujet » empiriquement déterminé. Cela implique qu’il n’y a pas de
code – organon d’itérabilité – qui soit structurellement secret“ (Marges op. cit., p375).

La différence entre un code et un langage, c'est que le premier peut être


entièrement décrit et défini. Même s'il est inconnu, même s'il a été caché,
perdu ou oublié, le code est, en principe, entièrement connaissable. Il est
t o u j o u r s possible, en droit, d’en constituer ou reconstituer une grille
identifiable et transmissible. Au contraire, la langue déborde la connaissance
qu'on peut en avoir. Alors que la loi de la langue est la dérivation, le
parasitage, la supplémentation, la loi du code est la détermination absolue.
Alors que la réussite ou l’échec d’un acte de langage dépend d’un contexte qui
déborde toujours tout ce qu'on peut en dire, le fonctionnement d’un code est
indépendant du contexte. On ne peut construire, selon Derrida, de théorie de
l’acte de langage, sans proposer un concept « rigoureux » de contexte, qui
prenne acte de son indétermination structurelle, de l’impossibilité de le
définir complètement, de le saturer4. Même si l’on cherche à décrire tous les
éléments d’un contexte, on ne peut éliminer la possibilité que d'autres

1
cf ci-avant §1.1.3.2.

2
Cf §1.1.1 ci-avant.

3
Le mot est utilisé cinq fois dans Signature événement contexte (dans Marges, op. cit.) et 18 fois dans
Limited Inc, op. cit.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 313



éléments soient oubliés, omis. Il suppose un secret, un reste non analysable,
qui ne pourra jamais être déchiffré et ne pourra pas servir de critère pour
prédire le succès ou l'échec d'un acte de langage.

Si tout signe écrit est une marque qui reste1, toute écriture, et même toute
expérience en général, est une restance2. Jacques Derrida se sert ici d’un autre
mot qu'il utilise rarement, y compris dans ce texte (deux fois), altérité. On
pourrait lire, dit-il, sa théorie de l'écriture « comme l'exploitation de cette
logique qui lie la répétition à l'altérité »3. Pour illustrer cela, il fait appel à
l'étymologie sanskrite de iter (itara, l'autre). Qu'est-ce que l'altérité? Un effet
de cette force de rupture qui greffe la marque sur d'autres marques
hétérogènes. Ou encore : cet espacement qui rend l'écriture impossible
(imprévisible, incontrôlable, orpheline). Ou encore : la possibilité pour une
marque d' « engendrer à l'infini de nouveaux contextes »4. Le mot altérité n'est
pas pris dans le sens d'ouverture à autrui qu'il signifie aujourd'hui
couramment, mais en rapport avec une brisure, une rupture, un arrêt. Dans la
logique derridienne de l'altérité, ce qui nous sépare de l'autre, c'est son secret.

L’essentiel, dans l’acte de langage, n’est donc pas ce qui est énoncé
phonétiquement, descriptible (qu’on pourrait éventuellement réduire à
l’univocité d’un code), mais ce qui ne se ramènera jamais à un élément
descriptible : le parasite, le non-sérieux, ce qui justement fait obstacle, selon
Austin, à une théorie scientifique. Si ce non-sérieux est l’élément inattendu,
imprévisible, qui fait qu’un acte de langage pourra réussir ou échouer, on peut
le qualifier de lieu secret, ou encore de réserve de secret.

On trouve dans la théorie de la restance présentée au chapitre “o“ de


Limited Inc abc… (qui est elle-même un prolongement des analyses de l’objet-
texte mallarméen dans La dissémination5), certains des éléments de la
structure de secret qui caractérise l’œuvre performative.

a. L'opposition entre restance et permanence6. Répondant à John Searle, qui lui


reproche de confondre l’itérabilité de l’écriture et sa permanence, Jacques
Derrida explique qu’au contraire, ce qui apparaît dans son texte n’est jamais
l a permanence, qui suppose la continuation d’une présence, mais une
« restance non présente ». Dans ce développement, la survie d’un « langage
écrit » (terme de Searle) est située du côté de la présence, de la permanence,


4
« Je voudrais démontrer pourquoi un contexte n'est jamais absolument déterminable ou plutôt en
quoi sa détermination n'est jamais assurée ou saturée » (Signature événement contexte, in Marges op.
cit. p369).

1
Ibid p377.

2
Ibid p378.

3
Ibid p375.

4
Ibid p381.

« S’il y a du texte, si l’hymen se constitue en trace textuelle, s’il en reste, c’est parce que son
5

indécidabilité le coupe (l’empêche de dépendre) de chaque, donc de tout signifié, antithétique ou


synthétique » (La double séance, p319, texte de 1970, dans La Dissémination op. cit.).

6
Limited Inc, op. cit. pp102-103.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 314



des concepts courants et traditionnels ; tandis que le néologisme restance a
été inventé pour déconstruire un discours sur la présence. La restance est
présentée comme incompatible avec quelque cycle que ce soit. C’est une
survivance qui altère la vie, et non pas une survie1. En développant cette
opposition assez radicale à propos de l’acte de langage, Derrida écarte toute
interprétation du speech act comme application d’un règle ou d’une norme
« permanente » qu’il suffirait de répéter pour réussir. Au contraire l’acte de
langage tel qu’il le définit suppose chaque fois un déplacement, une
altération.

“La coupure intervient dès qu’il y a marque, aussi sec. Et elle n’est pas négative, elle
conditionne « positivement » le surgissement de la marque“ (Limited Inc op. cit. pp105-106).

Pourquoi y aurait-il, lors du surgissement de la marque, une « positivité »


de la coupure, alors même que Derrida vient d’insister sur la non-présence de
l a restance ? Par rapport à la marque, la coupure ne vient pas en moins, ce
n’est pas un manque, un défaut. C’est une positivité secrète, un surgissement
unique qui a pour particularité d’être à la fois positif et indéchiffrable.

b. La restance, quasi-concept lié au fonctionnement graphématique de la


marque, présuppose une logique non traditionnelle, un fonctionnement
s i n g u l i e r a f f e c t é p a r u n « rythme essentiel » , u n « clignotement
spectaculaire »2.

“Quasi- et clignotant non pas en raison d’une faiblesse conceptuelle ou de la lâcheté
théorique de quelque discours philosophique mais parce que l’itérabilité à laquelle il est lié
et dont il faut bien rendre compte ne peut donner lieu qu’à un tel « concept » (identité « et »
différence, itération - altération, répétition « comme » différance, etc)“ (Limited Inc op. cit.
p107).

Ce qui clignote ici, le « quasi-conceptuel », ce n’est pas seulement un


concept (en l’occurrence la restance), c’est la marque elle-même, et
finalement, le speech act.

“La marque n’est pas le contraire de l’effacement de la marque. Comme (la) trace, elle
n’est ni présente ni absente. C’est ce qu’elle a de remarquable, même si on ne la remarque
pas“ (Limited Inc op. cit. p105).

Pourquoi, au début de ce développement, Jacques Derrida parle-t-il de


clignotement spectaculaire ? Si le clignotement tient à la présence - absence
de la marque (à la fois idéalisée et altérée, identique et différente), s’il tient au
caractère quasi-conceptuel de la restance (qui est une différance), alors il est
invisible comme tel, il ne se manifeste que par ses effets – en l’occurrence le
succès et l’échec de l’acte de langage. Mais non, dit-il, il est spectaculaire, la
marque surgit positivement. Qu’est-ce qui surgit ? La réponse vient quelques
pages plus loin, quand Derrida parle de « la réserve cryptée d’un tout autre »3,
cette réserve dont Searle (ou Sarl) refuse catégoriquement d’entendre parler,



1
On trouve dans le corpus de Jacques Derrida des usages différents du mot « survie ». Dans Limited
Inc, la survie est située du côté de la présence et de la permanence ; mais dans d’autres textes plus
tardifs, elle sera situé du côté de l’absence, de la restance, avec parfois l’adjonction d’un tiret « sur-vie ».

2
Limited Inc, op. cit. p104.

3
Ibid p109.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 315



et qui est pour Derrida un élément décisif de sa stratégie1. Ce qui conditionne
la réussite d’un performatif n’est ni dans la marque ni dans des éléments
déterminés du contexte, mais dans cette réserve cryptée qui surgit
spectaculairement.

Une autre notion peut être précisée à partir de ces termes de secret ou de
reste, c'est celle de portée. En principe, la portée de la voix et du geste est
infinie, elle n'est bornée que par la finitude empirique des moyens de
transmission dans l'espace-temps. Mais il n'en est pas ainsi de l'écriture.
Quelles que soient les médiations ou les moyens de communication, la portée
de l'écriture est bornée pour une raison qui n'est pas d'espace, mais de
structure : l'absence du destinataire. Quand une marque (une trace
d'écriture) est émise, son émetteur l'abandonne. Même si un destinataire
possible se trouve en face de lui, par structure, c'est un autre qui la
d é c h i f f r e r a . C e t t e a b s e n c e n' e s t p a s p l u s c i r c o n s t a n c i e l l e q u e
l'indétermination du contexte. C'est une disparition absolue, principielle, qui
brise l'homogénéité de l'espace. D'un côté, celui qui reçoit le message ne peut
pas connaître l'intention de l'émetteur; et d'un autre côté, celui qui émet le
message ne saura jamais comment il aura été interprété. Les horizons de sens
de l'un et de l'autre ne convergent pas. Dire que la portée d’un acte de langage
est bornée, limitée, fissurée, c’est dire que la possibilité de prévoir son succès
ou son échec s’arrête aux portes d’un secret – comme le personnage de Kafka
aux portes de la loi.




4.1.2 L'inavouable


4.1.2.1 Il faut séparer le secret, qui est illimité

Commentant le livre d'Hélène Cixous, Rêve je te dis, où elle raconte certains
rêves ou certaines parties de ses rêves2, Jacques Derrida fait observer que,
par cet aveu, Cixous fait passer "en contrebande, clandestinement", "cela
même qui reste inavouable". Par l'aveu d'un secret (en l'occurrence un rêve),
on ne lève pas l'inavouable, au contraire, on apostrophe le destinataire pour
le faire participer à une scène de l'inavouable. Avouer un secret, c'est
authentifier ce secret. Mais si ce secret, comme tel, est digne de ce nom, il
n'est pas transformé par cet aveu, il reste secret. Ce n'est pas l'avouable qui
est avoué, c'est l'inavouable qui reste inavouable et inavoué à travers l'aveu
même car crypté malgré lui, obstinément crypté "crypté, têtu, crypté et tu,
cryptétu" écrit Derrida3.

Il n'est donc, pour Derrida, de secret qu'inavouable. Cela pose la question



1
De sa stratégie philosophique proclamée (déconstruire les concepts traditionnels, classiques),
mais aussi de sa stratégie d’élaboration d’une œuvre, car on voit ici le tout autre surgir
« spectaculairement », performativement, comme l’autre de la philosophie dans un texte philosophique.

2
Hélène Cixous, Rêve je te dis (Galilée, 2003). Il est à noter que Hélène Cixous ne raconte pas ses
rêves « tels quels » (c'est impossible). Elle les met en forme, elle les écrit, elle en fait des œuvres.

3
Derrida, Genèse, généalogie, genres et le génie, op. cit., p42.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 316



de la limite entre ce qui est secret, et ce qui ne l'est pas. Dans les langues
latines, le secret, c'est la séparation (secernere). Tant que le secret reste
séparé, impartageable, il y a de l'autre, il y a de la distance. Tant que le secret
re s t e intact, un espacement est préservé, respecté, mais si le secret était
avoué, alors plus rien n'arrêterait le déchaînement du pouvoir, de
l'appropriation ou de la violence1. Partager le secret, cette aporie, pourrait
être aussi une figure du mal.

On ne sort jamais du secret, on ne franchit pas l'inavouable. Quoiqu'on


dise, le secret avoué garde son secret, il reste enfermé dans le silence. Ni
l'interprète ni l'archiviste ne peut lire en lui autre chose que de l'inavoué. Ils
ne comprennent pas ce qu'ils comprennent, ils ne voient pas ce qu'ils
gardent. Le secret garde tu, en réserve, l'indécidable qui apostrophera une
infinité d'interprètes à venir.

Tout livre, œuvre, texte - ou même communauté - est double. Du côté du


seuil, du bord, de la frontière ou du cadre, il y a possibilité d'une limite, d'un
arrêt, d'une interruption, même si cette marge fait elle aussi partie du livre,
de l'œuvre ou du texte (car il n'y a pas de hors-texte); de l'autre côté, qui est
celui de la croyance, de la foi ou du lieu tout autre, le secret reste vierge et
intact, il est inarrêtable et immaîtrisable (comme la différance). Vouloir lire
intégralement un écrit ou une œuvre revient à neutraliser, ou ignorer, ce
double mouvement. En la réduisant à l'autorité d'un discours, on élimine ces
mots ni visibles, ni audibles, qui y sont mis en œuvre.




4.1.2.2 Il y a en toute œuvre plus d'un parjure, plus d'un
mensonge

Une œuvre qui respecterait la promesse de ne trahir aucun secret, ni celui
de l'écrivant ni celui du destinataire, serait illisible. Pour être lisible, il faut
que de quelque façon elle trahisse les deux, qu'elle s'érige en crime, en
parjure.

"On devrait toujours demander pardon quand on écrit (on parjure a priori, on perd
fatalement la singularité du destinataire dès qu'on envoie un message lisible - et le secret se
perd aussitôt)" (Derrida, Tourner les mots, op. cit. p88).

D'un côté, l'auteur devrait demander pardon car il ignore la singularité du


destinataire; et d'un autre côté, le destinataire aussi devrait demander
pardon, car en lisant, en "comprenant", il ignore le secret de l'auteur.

1
Pour répondre à la question « Qu'est-ce qui fait d'une œuvre une œuvre ? », Jacques Rivette
invoque le rapport entre trois termes : la loi, le secret, le danger. « Plus le rapport sera riche entre le
pôle loi et le pôle secret, plus le film sera intense. Et la conséquence, c'est un troisième mot que j'aurais
envie de mettre en avant pour parler des films difficiles à faire, des films périlleux, pour tous, pas
seulement pour le metteur en scène, pour tous les gens qui étaient dedans, et d'abord pour les
comédiens, ce sont des films où il y a eu un danger réel couru – parfois dans l'inconscience, parfois dans
la conscience – par ceux qui les ont entrepris, qui les ont menés à bien : où, consciemment ou
inconsciemment, il y a eu mise en péril, plus ou moins volontaire, plus ou moins forte, de tel ou tel
élément fondamental du film (narration, comédiens, caméra, tout ce qu'on voudra) qui ne demandait
qu'à vivre tranquillement sa vie ». Jacques Rivette, Entretien avec Hélène Frappat du 6 janvier 1999.
Paru dans La lettre du cinéma, n°11, automne 1999.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 317



Et quand l'auteur dit "je", il se parjure aussi, car entre la singularité la plus
irréductible qui désigne ce "je", et le "je" grammatical du texte, anonyme,
substituable et universel, l'abîme est insondable.

"La substitution du "je" au "je" est aussi la racine du parjure : je (le je) peux(t)
toujours en (m')(s')adressant à (un [toi]), chacun ou chacune à chaque un ou chaque
une, substituer l'autre même "je" à ce "je"-ci, et changer la destination. (Un) "je" peux(t)
toujours changer l'adresse en secret au dernier moment. Comme chaque "je" est un "je"
(le même et tout autre : tout autre est tout autre comme le même), comme tout autre est
tout autre, (le) je peux(t) trahir sans que rien n'y paraisse en substituant l'adresse de
l'un à l'adresse de l'autre, jusqu'au dernier moment - dans l'extase amoureuse ou dans la
mort, l'une ou l'autre, l'une et l'autre" (Derrida, Papier Machine, op. cit. p102).

Le mot "je" est double. D'un côté, il dit la singularité la plus irréductible;
d'un autre côté, il dit le plus universel, le plus anonyme, le plus substituable :
le "je" dans sa généralité. Chaque "je" est le même [c'est toujours un "je"], et
aussi tout autre [ce n'est pas le même "je", c'est un "je" en général]. A chaque
fois que je dis "je", je joue sur cette duplicité. Je m'approprie un "je", un
"chacun", mais en secret, je peux toujours mentir. Je peux abuser l'autre, le
tromper, me parjurer - et même si je ne le fais pas (ou je ne crois pas le faire),
même si j'espère que le vol passera inaperçu, je ne peux pas échapper à la
culpabilité.

Quand je m'adresse à un autre, un "toi", un chacun dans sa singularité, je


peux substituer au "tu" singulier auquel je m'adresse un autre "tu". En
changeant secrètement la destination, je trahis le "tu". Il y a aussi tromperie
ou parjure. Au lieu de m'adresser à l'un, je m'adresse à l'autre - voire au tout
autre. Le parjure peut toujours arriver (à tout moment, avec n'importe qui), y
compris dans l'extase amoureuse.

A la source de toute croyance, il faut le témoignage d'un "je". Mais ce "je"


n'est pas indivisible. Il peut toujours, en secret, mentir.




4.1.2.3 Héritage, le sceau du secret

Un secret est toujours légué, hérité. Il tient à une injonction, un impératif
qui peut se présenter sous une forme douce, persuasive, mais aussi s'imposer
par la force, la tyrannie d'une filiation, d'une généalogie. Il tient à la violence,
au pouvoir de quelqu'un1, d'un "Qui". L'héritier accepte, par serment, de
consentir à cet engagement. Il ne devra jamais avouer le secret, même dans
l'espoir de réparer un mal. Dès sa naissance, il sera responsable de l'autre, y
compris de ses crimes. S'il se confessait, il devrait aussi confesser l'autre.
Ainsi Hamlet, par exemple, se sent maudit, bien qu'il n'ait rien fait. Il est
simplement né, et du simple fait de cette naissance, il est pris dans une



1
« Ce secret, certes, comme le génie, détient une force, une puissance, une dynamis propre, une
dynastie même puisqu'il y va, comme dans le legs de l'archive, d'un héritage. Le secret exerce même une
violence inflexible dans sa requête. Force de loi, ce secret, c'est toujours le pouvoir de quelqu'un. Il n'y
aurait pas de secret sans un engagement devant l'autre. Sans foi jurée. En tant que tel, celui-ci, un tel, est
le secret qui exige le secret » (Genèses, généalogies, genre et le génie, p30).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 318



tragédie, il subit les conséquences d'une série de crimes qu'il n'a pas vécus1.
Ceux qui ont commis ces crimes ne peuvent pas l'avouer, et c'est lui qui
devrait se confesser, comme si sa confession pouvait équivaloir à la leur. Il ne
peut même pas espérer qu'un jour (messianique) il s'émancipera du poids de
l'histoire.

Hériter, c'est reconnaitre que le secret est une réserve qu'on ne pourra
jamais entièrement déchiffrer ni interpréter. Tout héritier promet de ne pas y
mettre fin, de le préserver pour l'avenir2. En disant "Oui", il scelle, par un acte
de langage, une alliance qui garde la mémoire de ce lieu qu'il renonce à
maîtriser ou limiter. Il prend acte que dans l'héritage qu'il accepte, il y a plus
d'un esprit, plus d'un spectre, plus d'une réserve, plus d'un secret3, et donc
aussi plus d'une responsabilité. Il lui est impossible de prévoir à l'avance
jusqu'où cet engagement le conduira.

Ecrire, publier, produire une œuvre, voyager avec quelqu'un, ce serait


partager avec un autre un secret - si c'était possible. Mais entre le secret et la
trace qu'il laisse, quelle que soit sa forme, la limite reste incertaine,
indécidable. Dès qu'un texte est signé, son secret disparaît sous le sceau. Le
porteur ne peut se confier à personne, il est irremplaçable, et s'il témoigne,
c'est dans la solitude, comme un hérisson sur une route4. Selon la formule
célanienne, nul ne le fera jamais pour lui. Nul ne peut franchir la limite, la
ligne derrière laquelle se garde le secret. Et surtout quand les frontières entre
public et privé se déplacent, deviennent incertaines, plus que jamais, il faut
protéger le secret "parce que le secret, ça veut dire ça, c'est la séparation"5.










1
Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p46.

2
Dans Mal d'Archive, op. cit., Derrida s'interroge sur le secret gardé autour du caractère juif de la
psychanalyse (p111). Qu'est-ce que ce secret? De l'hétérogène (p15), du séparé (p14), du privé (p16),
du silencieux, des frayages ou des inscriptions invisibles ou mis en suspens (p76). Mais quoi qu'il en
soit, par opposition à l'archive, le secret est inaccessible au savoir et à l'autorité.

3
Jacques Derrida, Echographies de la télévision, op. cit., pp33-34.

4
Anne-Emmanuelle Berger termine l'article qu'elle consacre à la réponse de Derrida à la question
« Qu'est-ce que la poésie » (Che cos'è la Poesia ?), où il compare le poème à un hérisson, par le
commentaire suivant : « Un poème répond au nom commun de hérisson, qui fait sonner ses sons dans
les mots « filiation » et « élection », et dans la boule duquel s'entendent à peine les syllabes [éri],
signant la dispersion d'un autre syllabaire, propre celui-là : Derri da. Et ce nom, embryon et matrice
d'un poème écrit sans être écrit, nous parle aussi d'héritage, de l'héritage ou de l'héritier du poème, du
poème comme geste filial, de la filiation comme prototype de l'alliance amoureuse, par parenté
onomastique accidentelle peut-être, puisque le mot « héri tage » et ses dérivés suivent immédiatement
la famille de mots du héri sson dans les dictionnaires de langue française. A moins encore que l'aveu de
piété filiale du poème-hérisson nous engage à le faire rimer à notre tour, et dans le secret de notre cœur,
avec son quasi-homophone : nourrisson » (Comment un hérisson de parole, dans Le Passage des
frontières, 1994, op. cit. p117).

5
Trace et archive, image et art, p108.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 319



4.1.3 Le témoignage

Jacques Derrida a publié en 2004, dans le Cahier de l'Herne, la version
originale d'un texte déjà paru en traduction anglaise en 2000 1, intitulé
Poétique et politique du témoignage. Ce texte se présente comme une analyse
du poème de Paul Celan, Aschenglorie, paru dans le recueil Atemwende
(Renverse du souffle)2. On y trouve une théorie du témoignage, une théorie de
la poésie, et peut-être aussi une théorie de l'œuvre.




4.1.3.1 Une théorie du témoignage

La structure du témoignage, qui est celle de la croyance en général, habite
tout acte de langage. Comme le secret ou la responsabilité, elle est
paradoxale3. D'un côté, le témoin déclare qu'il a vu, entendu ou touché la
chose dont il témoigne. Il affirme, ici et maintenant, le souvenir d'une
perception passée, d'une chose présente en lui comme représentation,
mémoire sensible. Il lance un appel : Vous devez me croire. Mais d'un autre
côté, il faut, pour que cette déclaration reste un témoignage, qu'il puisse
mentir, se tromper, avoir eu des hallucinations ou être de mauvaise foi. En
effet si sa déclaration reposait sur un savoir objectivable, alors ce ne serait
pas un témoignage, mais une preuve. Mais le statut de la preuve, lui aussi, est
fragile. Toute "preuve" peut être ramenée à un témoignage ou une série de
témoignages. Il n'y a pas d'autre fondement pour le jugement que cette
croyance en lui, le crédit qu'on peut lui accorder, sa fiabilité, sa parole unique,
appuyée sur une expérience, énoncée dans un idiome singulier.

Chaque fois que je m'adresse à l'autre, je lui demande d'être cru sur parole.
Je sollicite sa confiance, sa foi. Mais même si je suis de bonne foi, je ne peux ni
supprimer la possibilité du mensonge, ni démontrer ou apporter la preuve
définitive que je ne mens pas. Mon expérience propre, mon "quant à moi", est
aussi inaccessible à l'autre que son expérience, son "quant à moi" à lui, m'est
inaccessible. Chaque ego étant absolument singulier et solitaire, l'adresse à
l'autre est marquée par une incertitude, une équivoque indépassable.

Tout langage, toute action est envahie à la source par cette équivoque, qui



1
Sans doute fallait-il que, pour ce texte-là, la traduction paraisse en premier.

2
Sur ce recueil, on lira les observations faites ci-dessus dans le §3.2.4.1.

3
Derrida, Poétique et politique du témoignage , dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit. ,
p523. Pour qu'il y ait témoignage, il faut qu'il y ait aptitude à témoigner : que le témoin n'ait pas
disparu, qu'il n'ait pas été anéanti, réduit en cendres. Cette disparition est toujours virtuellement
possible, une possibilité qui est à la fois redoutable, car c'est alors le témoignage lui-même qui
disparaît, et la condition même du témoignage, lequel dépend de la présence circonstancielle d'un
témoin. Un témoignage qui serait une preuve, une information ou un constat perdrait le statut de
témoignage. Ce serait une pièce à conviction. "Pour être assuré comme témoignage, il ne peut pas, il ne
doit pas être absolument assuré, absolument sûr et certain dans l'ordre de la connaissance comme
telle" écrit Derrida. C'est le même paradoxe que celui du secret, de la responsabilité ou de l'œuvre. Il
faut d'un côté que le témoignage soit possible, et d'un autre côté que la certitude soit impossible.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 320



nous conduit à nous excuser toujours, à demander pardon. Chaque fois que
nous parlons sur le mode du "moi je dis" ou "moi je crois" ou "Je dis la vérité"
(structure testimoniale), nous nous exposons au parjure1. Puis-je demander à
l'autre de me croire sur parole si je sais moi-même que je peux mentir? Puis-
je prendre l'autre à témoin si je ne suis pas sûr de croire moi-même à ce que
je dis, si moi-même je suis ébranlé par la menace du faux témoignage? Puis-je
prier d'être cru sur parole alors que je soupçonne ma parole d'être
invérifiable?




4.1.3.2 Une théorie du poème.

Un poème ne renvoie pas à un art d'écrire défini avant lui : il produit, il
invente cet art d'écrire, il fonde une poétique, il institue les règles qui valent
pour ce poème-là. Cet acte extravagant, inouï, engage une responsabilité, et
inversement, dit Derrida, "tout témoignage responsable engage une
expérience poétique de la langue"2. C'est cette deuxième assertion qui peut
sembler la plus risquée, la plus audacieuse. En quoi la responsabilité engagée
par un témoignage, comme tel, est-elle comparable à un poème?

a. Le témoin, irremplaçable.

Le témoin, comme le poète, est solitaire, irremplaçable. Il se réfère à des


dates, des événements dont lui seul peut témoigner dans sa langue, son
idiome. Certes il peut mentir, se parjurer, mais le signataire du poème le peut
aussi. L'un et l'autre garde d'autres secrets, non dits, inépuisables, et l'un et
l'autre laisse un testament. Par la déclaration du témoin, cette chose qui a été
présente dans le passé, qui est définitivement perdue, est supposée présente
aujourd'hui. Le témoin a vu, entendu ou senti cette chose que lui seul peut
évoquer. S'appuyant sur la dernière phrase du poème de Celan, Personne ne
témoigne pour le témoin, Derrida compare la place du témoin à celle du mort :
on ne peut pas plus témoigner à la place d'un autre que mourir à la place d'un
autre, ni d'ailleurs laisser un testament à la place d'un autre.

Un témoin témoigne toujours à la première personne du singulier : "Je


témoigne", dit-il, vous devez me croire. La chose dont je témoigne, que j'ai
perçue dans le passé, est toujours représentée dans ma mémoire. Au moment
où le témoin s'exprime, ce dont il témoigne est aussi absent pour lui que pour
ceux auxquels il s'adresse. Pour l'un comme pour l'autre, il s'agit d'une pure
question de croyance, de foi. Le témoin et le destinataire sont liés par un
contrat, un serment, un engagement, un type de relation qui prévaut dans
toute adresse à autrui. Chacun entre dans l'espace où l'on fait appel à la


1
Jacques Derrida, Papier Machine, op. cit. pp82-83

2
Poétique et politique du témoignage , op cit, p521. Cette formulation est présentée comme
“l'hypothèse à vérifier“. Plus loin, à propos du poème de Celan, Derrida écrit : « Ce qui importe avant
tout, c'est la limite étrange entre ce qu'on peut et ce qu'on ne peut pas déterminer ou arrêter dans le
témoignage de ce poème sur le témoignage . Car ce poème dit quelque chose du témoignage. Il en
témoigne. Or dans ce témoignage sur le témoignage, dans ce méta-témoignage apparent, une certaine
limite rend à la fois possible et impossible le méta-témoignage, à savoir le témoignage absolu » (p524).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 321



réponse de l'autre. Il doit y rester fidèle, sans partager aucun secret.

"C'est de cette solitude essentielle du témoin que j'aurais voulu parler. Ce n'est pas une
solitude comme une autre - ni un secret comme un autre. C'est la solitude et le secret même",
écrit Derrida (Poétique et politique du témoignage, op cit, p538),

b. On ne témoigne que des cendres.


Après que le texte ou le poème ait été écrit, le témoin n'est plus présent.
C'est l'œuvre qui témoigne, et ce dont elle témoigne restera à jamais inconnu,
ininterprétable. Le poème garde le silence. Il peut arriver que des lecteurs
trouvent des explications, des références, mais elles ne seront jamais uniques.
Il y en aura toujours plus. Le paradoxe de l'œuvre (ou du poème), c'est que
cela même qui manifeste l'impossibilité du témoignage, continue pourtant à
e n appeler à témoin1. L'œuvre se présente, elle survit dans cet appel - à
condition bien sûr qu'il y ait quelqu'un pour la croire.

Pour traduire le mot composé Aschenglorie, inventé par Paul Celan,


Jacques Derrida propose "Gloire pour les cendres"2. Ces cendres qui n'ont
plus de consistance ni d'existence, dont peut-être il ne reste plus rien3, on
peut encore en dire la gloire. Mais cette glorification poétique témoigne, elle
aussi, de leur anéantissement irréversible. Le lecteur ne pourra pas les faire
revenir. Tout ce qu'il pourra faire, c'est citer le poème, le réciter par coeur. Il
ne franchit jamais la limite du secret, il respecte la crypte, mais il peut
témoigner de ce qui est en œuvre en lui : une puissance qu'il ne peut ni
déterminer, ni arrêter. Cette puissance, plus puissante que le sens, capable de
produire en lui des associations, une résonance, est la force, l'énergie (ergon)
de l'œuvre.




4.1.3.3 Sur la possibilité d'une rencontre.

Dans un texte paru en 20064, issue d'une conférence prononcée peu après
le décès de Jacques Derrida, Marc Crépon avance des éléments d'analyse
supplémentaires sur Aschenglorie. Il fait observer que Derrida ne s'est risqué
à proposer lui-même des éléments de traduction d'un poème de Paul Celan
que dans Poétique et politique du témoignage. Certes ces éléments ne sont pas
signés, et en outre ils ne sont que partiels, mais ils sont effectivement
intercalés dans le texte. Traduire est un pari, une gageure impossible, une
responsabilité que Derrida évite en général, préférant ne pas traduire, ou
citer les traductions des autres. Mais dans ce cas, dit Crépon, c'est une

1
« Ecrire, c'est se faire l'écho de ce qui ne peut cesser de parler, - et, à cause de cela, pour en devenir
l'écho, je dois d'une certaine manière lui imposer silence. J'apporte à cette parole incessante la décision,
l'autorité de mon silence propre. Je rends sensible, par ma médiation silencieuse, l'affirmation
ininterrompue, le murmure géant sur lequel le langage en s'ouvrant devient image, devient imaginaire,
profondeur parlante, indistincte plénitude qui est vide. Ce silence a sa source dans l'effacement auquel
celui qui écrit est invité (Blanchot, L'espace littéraire, p21-22).

2
Derrida, Poétique et politique du témoignage, ibid, p524.

3
Ni mémoire, ni archive, comme celles des victimes de la Shoah.

4
Marc Crépon, Traduire, témoigner, survivre, in Rue Descartes n°52, pp27-37

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 322



rencontre particulière qui a eu lieu, une rencontre à propos du témoignage, de
ce que témoigner veut dire. Personne / ne témoigne pour le / témoin énonce
Aschenglorie (dernière strophe, traduite par Jean-Pierre Lefebvre). Et
pourtant Derrida, en décidant de traduire, se pose lui aussi, à sa façon, en
témoin.

Un témoignage ne prouve rien, il ne vaut que pour celui qui lui accorde sa
foi. Il implique pour ce dernier un engagement, un acte - singulier et
irremplaçable, l'acceptation d'un serment qui le lie au témoin.

"Ce serment (sacramentum) est sacré; Il marque l'acceptation du sacré, l'acquiescement à
l'entrée dans un espace saint et sacré du rapport à l'autre" (Jacques Derrida, Politique et
poétique du témoignage, op cit, p531).

Selon Marc Crépon, ce qui s'ouvre dans cet espace est "l'impossible
possibilité, inouïe, d'une autre éthique", une éthique du rapport à autrui. Avec
cet engagement dans une tâche, une responsabilité, avec cette acceptation du
devoir de traduire, s'ouvrirait pour Derrida la possibilité d'un partage qui ne
serait pas le partage du secret (impossible), mais l'expérience d'une
rencontre. Marc Crépon insiste sur ce mot qui n'est pas cité dans cet article
mais sur lequel, 20 ans plus tôt, dans Schibboleth, Derrida revenait plus d'une
fois1. D'un côté, on ne peut pas traduire un poème dans la même langue, mais
d'un autre côté, c'est le poème lui-même qui appelle plus d'une traduction,
dans une autre langue ou dans d'autres langues. S'il y a rencontre, elle ne
peut se produire que dans ces autres langues, mais il faut qu'elle se produise.

"Il faut reconnaître l'impossibilité de traduire dans une langue autre les mots du témoin.
I l faut assumer l'irréductibilité de l'idiome poétique, c'est-à-dire son impossible traduction
intralinguale autant qu'interlinguale. Il faut se plier à l'invention d'une langue intraduisible
pour rendre compte de la rencontre singulière d'un poème. Il le faut, dès lors que la poésie,
comme témoignage, autant que le texte qui témoigne de sa rencontre sont liés, comme le
rappelle Derrida, "à une singularité et à l'expérience d'une marque idiomatique, par exemple
d'une langue" (Marc Crépon, Traduire, témoigner, survivre, dans Rue Descartes 52, Penser avec
Jacques Derrida, 2006, p32).

Nul ne peut témoigner à la place du témoin, mais le témoin exige que le


lecteur traduise ce que lui, le témoin, a vu et entendu. C'est son testament, ce
qui survivra de lui après sa mort ou après l'événement de son témoignage. De
ce qu'il a vécu, ce qu'il a vu (son secret, sur lequel il garde le silence), il ne
reste que des traces. Nul ne pouvant se substituer à lui, car nul autre que lui
n'a vécu ce qu'il a vécu, le lecteur ne peut témoigner que de sa rencontre avec
lui. Mais il a le devoir d'en témoigner, un devoir éthique. Comme le disait
Walter Benjamin, le texte exige d'être traduit2. Il faut que, en répondant à




1
On peut lire dans le Méridien de Paul Celan. « Le poème est seul. Il est seul et en chemin. Celui qui
l'écrit lui est simplement donné pour la route. Mais par cela même, ne voit-on pas que le poème, déjà
ici, se tient dans la rencontre – dans le secret de la rencontre ? » (Paul Celan, Le Méridien et autres proses,
p76). Et Derrida de commenter : « Or l'au-delà de la singularité absolue, la chance pour l'exclamation
du poème, ce n'est pas le simple effacement de la date dans une généralité, c'est son effacement devant
une autre date, celle à laquelle il parle, la date d'un autre ou d'une autre qui s'allie étrangement, dans le
secret d'une rencontre, un secret de rencontre, avec la même date » (Derrida, Schibboleth, p23). Sur cette
question de la date, cf ci-après §4.2.3.3.

2
Walter Benjamin, La tâche du traducteur. Texte de 1923 publié dans les œuvres complètes, tome 1.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 323



l'appel du témoin, le lecteur atteste d'une survie possible.

Sans rentrer dans la discussion sur l'espace saint et sacré du rapport à


l'autre, pour laquelle Marc Crépon renvoie à Lévinas et Heidegger, on peut
dire qu'on ne peut faire survivre une œuvre ou en hériter qu'en témoignant,
aussi, d'une éthique du rapport à l'autre.

Et pourtant on trouve dans le texte Poétique et politique du témoignage


une omission, que Marc Crépon lui-même semble ignorer : dans les
différentes traductions, celles qu'il cite et celles qu'il établit lui-même,
Jacques Derrida omet deux vers du poème de Celan. Les voici, dans une des
traductions de Jean-Pierre Lefebvre.

« Les dés lancés, de l'Est, / avant et devant vous, terribles »

Pourquoi cette omission? Qu'est-ce qui a pu conduire Derrida à choisir de


ne pas traduire ces vers (ou à les oublier)? Quel secret ? Dans ce poème de
cendres, de témoignage et de serment, il est question de la Shoah. Derrida fait
observer que ceux qui ont disparu, les morts réduits en cendres, vrais
témoins virtuels, n'ont jamais pu témoigner et ne le pourront jamais. Avant de
prendre acte de l'impossibilité du témoignage1, le poème tente, quand même,
un témoignage de substitution. Ici un lieu de dissémination est nommé
(l'Est), qui jette, vers nous, quelque chose de terrible – le pire, le mal radical.
Serait-ce cela, cette chose terrible, qu'on voudrait éviter? Ce qui se tient
devant nous, au-devant, cela n'est-il pas présent? Cela n'impose-t-il pas
brutalement, violemment, immédiatement, sa présence, sans aucune
médiation, aucune protection, aucune possibilité de différer, aucune
différance même? Le témoin ne peut-il pas, dans certains cas exceptionnels,
inouïs [la Shoah], rendre présente la présence de ce dont il témoigne? Cette
chose qui passe les limites de l'interprétation et aussi celles du témoignage,
ne se transmet pas par testament, ni dans l'espace saint et sacré du rapport à
l'autre. La voici, jetée devant vous, terrible, qui se manifeste / non-manifeste.






4.1.4 Le serment


4.1.4.1 Hantise du juste nom

Chaque œuvre porte un nom, son titre, et en plus un autre nom, celui
d'"œuvre". Cet autre nom ou surnom, on peut le proclamer avec fierté, on
peut espérer qu'il procure prestige et dignité. Mais à l'entendre de plus près,
il peut aussi inquiéter. A le prononcer, on prend un risque. On promet, on jure,
on s'engage. Qu'est-ce qui peut surgir de cette œuvre-là? Si c'est vraiment une
œuvre, nul ne le sait; et si ce qu'on nomme "œuvre" (peut-être
présomptueusement) n'était pas digne de ce nom, et si cette légitimité si
facilement acquise pouvait être soudainement perdue, et si cette chose était
réduite au statut de déchet ou simplement oubliée, abandonnée, détruite?

1
Dernière strophe d'Aschenglorie.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 324



Alors il y aurait parjure.

A lui seul, le nom déclenche une attente. Si "œuvre" est le vrai nom, le juste
nom, alors il doit en venir quelque chose. Une hantise le travaille, comparable
à celle qui travaille d'autres mots, par exemple : amitié, démocratie. Se porter
vers ce nom, c'est en appeler à la justesse. Même si, de cette justesse ou
justice, il ne revient qu'une trace spectrale, il reste quelque chose du nom
juste. Sa hantise travaille.




4.1.4.2 Pas d'œuvre sans parjure

Chaque fois que je parle, même si je ne cherche à faire aucune déclaration,
même si je n'énonce aucune vérité et même si je suis en train de mentir, je
m'adresse à autrui, je témoigne devant lui de ce qui m'est présent à moi-
même. Implicitement, je jure. C'est un témoignage singulier, irremplaçable,
qui place l'autre en représentant de la loi1. Même si je suis de bonne foi, ce
que je dis peut être affecté par l'obscurité, l'ignorance, la bêtise2. Il se peut
que je sois incapable d'ajuster ma parole à un "vouloir-dire", il arrive que je
sois dépassé par la signification de ce que je dis. Au "je", se substitue alors un
autre "je"3 qui, en secret, abuse l'autre, change l'adresse, la destination ou la
manque4. Comment pourrais-je être absolument sûr de croire ce que je dis? Je
ne peux pas supprimer la possibilité du mensonge. C'est à l'autre de
témoigner de mon témoignage, de me croire ou de ne pas me croire. Exposé à
l'éventualité d'un parjure, même involontaire, je ne peux que m'excuser,
demander pardon.

Un serment n'est pas acquis une fois pour toutes. Il faut, à chaque fois,
chaque croyance, chaque interlocution, chaque œuvre5, reprendre l'acte de
foi. Mais une œuvre est ambiguë, elle a des limites (souvent instables), des
insuffisances. Il suffit qu'elle soit lisible pour qu'un destinataire inconnu,
infiniment distant, se l'approprie, arraisonne le message. Ce qui arrive alors
peut être pire qu'un parjure, un crime6 : en ignorant la singularité de
l'expéditeur, l'œuvre trahit un secret (et cela n'arrive pas seulement dans
certains contextes ou circonstances particulières, c'est toujours le cas). Cet
événement laisse à son tour une trace qui peut se constituer en archive. C'est
pourquoi on n'œuvre pas sans s'excuser, sans demander pardon. Les aveux et
les confessions sont fréquents chez les écrivains, à commencer bien sûr par
Jean-Jacques Rousseau, Saint Augustin et Jacques Derrida lui-même, mais
aussi beaucoup d'autres. La réponse au pardon n'a rien d'automatique, car si

1
Poétique et politique du témoignage, op cit, p533.

2
La bête et le souverain, Volume 1, op. cit., p224

3
Papier machine, op. cit., p102

4
Trace et archive, image et art, 2002, op. cit. p136

5
Papier machine, op. cit., p52

6
Tourner les mots, op. cit., pp87-88

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 325



elle était automatique, ce ne serait pas un pardon digne de ce nom. Un pardon
opère comme blessure, interruption1, rupture dans l'ordre du temps. Rien ne
prouve que le crime sera pardonné, rien ne prouve que la plaie pourra
cicatriser.




4.1.4.3 Le parjure suprême

Quel serait le parjure suprême, le crime absolu, le crime des crimes? Un
fratricide qui supprimerait la possibilité même du serment fait à l'autre. Ce ne
serait pas seulement l'autre qui serait trahi, ce serait l'humanité comme telle2.
Agir de cette façon contre le frère, dit Derrida, ce serait le mal du mal.

« Parmi les phrases que G. a raison de ne pas citer, toutes en somme, il en est une, la seule,
je la rappelle moi-même, mais justement comme si je ne l'avais pas écrite alors, il y a plus de
dix ans, comme si je n'avais pas encore lu l'adresse ainsi gardée en réserve pour le contre-
exemple ou le démenti que je veux apporter sans cesse à G., autrement dit à la survivante
éternelle, à la figure théologicielle ou maternelle du savoir absolu pour laquelle la surprise
d'aucun aveu n'est possible, et cette phrase dit qu' « on demande toujours pardon quand on
écrit » 3, afin de laisser suspendue la question de savoir si on demande enfin pardon par écrit
pour quelque crime, blasphème, parjure antérieur ou si on demande pardon pour écrire,
pardon pour le crime, le blasphème ou le parjure en lesquels consiste présentement l'acte
d'écrire, le simulacre d'aveu dont a besoin la surenchère perverse du crime pour épuiser le
mal, celui dont j'ai fait en vérité, le pire, sans être sûr de l'avoir même épongé de ma vie »
(Circonfession, op. cit., pp46-47).

Qui est la survivante éternelle? Une figure qui, éternellement, se survit à


elle-même inchangée. Dans ce passage comme dans tout Circonfession,
Derrida associe le savoir absolu à cette mère mourante qui ne le reconnaît
plus, qui ne prononce plus son nom, qui ne lui parle plus : une survie
présentement présente dit-il4, improductive, inféconde, éternelle au sens de la
répétition infinie. Le choix de la figure maternelle n'est pas seulement lié à
cette circonstance d'une mère réelle ayant effectivement perdu ses capacités
cognitives. C'est aussi une figure théorique, celle de la Derridabase, texte de
Geoffrey Bennington, ce théologiciel qui n'est qu'un résumé clos, sans citation,
du système théorique derridien. Une mère qui ne se souvient plus du nom de
ses enfants est réduite au statut de pure génitrice. Elle apparaît visuellement
en haut du livre paru aux éditions du seuil, en contraste avec ce qui s'écrit en
bas, dans le sang, les pleurs, la prière, le blasphème, le parjure et la mort.

Dans cette neuvième bande, Derrida répond à la tentative de G. par une


demande de pardon. Demander pardon, c'est faire événement, faire date, faire
œuvre. Mais pourquoi est-ce à lui, Derrida, de demander pardon, quand c'est
Bennington qui le menace de mal radical? Pourquoi est-ce lui, Derrida, qui
aurait commis un crime, aurait blasphémé, se serait parjuré?


1
Ibid pp111-112

2
Jacques Derrida, Politiques de l'amitié, 1994, op. cit., p303.

3
Cette phrase se trouve dans La carte postale – de Socrate à Freud et au-delà.

4
Jacques Derrida, Circonfession, 1991, op. cit., p72.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 326



N'est-ce pas lui qui a écrit ce texte, et donc ouvert la voie à l'interprétation
benningtonienne? N'est-ce pas lui le philosophe, le penseur, le théoricien qui
invite à ce type de lecture? La surenchère perverse n'est-elle pas déjà inscrite
dans son texte, à lui Derrida, c'est-à-dire dans l'ambition philosophique qu'il
cherche à assouvir, dans la rigueur formelle dont il se veut, malgré tout,
l'exécuteur exigeant? Il lui faut donc faire ce choix (l'archi-choix), prendre
cette décision : c'est à lui de demander pardon. L'archi-choix n'est pas dans la
construction philosophique elle-même, il est dans la dimension d'aveu ou
d'excuse dont elle est inséparable. Plus le système philosophique est solide, et
plus le pardon est démesuré, interminable. Or, on ne peut s'excuser que par
l'œuvre, ce qui interdit de ne pas faire œuvre.

Et pourtant il faut qu'une telle malédiction soit possible. Sans la possibilité


du parjure, du crime absolu, de la privation radicale de tout serment et de
toute œuvre, il ne pourrait y avoir ni liberté, ni décision1.






4.1.5 Une vérité sans dévoilement


4.1.5.1 La pulsion de vérité

D'un côté, Jacques Derrida se dit passionné de vérité, il réaffirme la valeur
de vérité2 ; mais d'un autre côté, aujourd'hui, la croyance en la vérité semble
se perdre. Ou plus exactement, comme le dit Evelyne Grossman, il faut, pour
approcher la vérité, une interprétation infinie; ou bien, comme le dit Derrida,
"la vérité se soustrait toujours à l'infini de l'interprétation"3. D'un côté, il y a
u n e pulsion de vérité qui appelle, voire exige l'interprétation; et d'un autre
côté, le concept de vérité "classique" ne répond pas, ne peut pas répondre à
cette pulsion. La vérité ne peut ni se transmettre comme un savoir, ni se
traduire dans une langue claire, ni se nommer, ni se donner "comme telle".
Elle ne se dit que « du bord des lèvres »4. Dans cette tension opère la
déconstruction. Elle doit interpréter, déchiffrer, mais selon des codes
indisponibles - des codes qu'il faut eux-mêmes déchiffrer. Et s'il y a du sens au
bout de cela, il n'est pas ultime, pas stable - ni même vrai. Il transforme et se
transforme. La vérité derridienne fait penser, mais elle est impensable,
impossible à thématiser et objectiver.

La vérité n'est pas un constat, c'est une expérience singulière, non


universalisable, l'expérience de ce qui arrive - et notamment ce qui arrive au



1
Politiques de l'amitié, op. cit., p247

2
Limited inc. op. cit. p270

3
Evelyne Grossman dans la revue Europe (n°901 sur Jacques Derrida, mai 2004) p19. Interview
intitulée : La vérité blessante, ou le corps à corps des langues.

4
Circonfession, op. cit., p74

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 327



concept de vérité1. Elle fait œuvre, précise Derrida :

"Moi, j'essaie au contraire [de Heidegger] de penser une expérience de vérité qui
n'apparaisse même pas "comme telle", parce que dès que cela apparaît "comme tel" cela peut
être capté et donc transmis par le langage ordinaire, par le langage au sens courant. On dit :
voilà, là il y a l'essence de la chose qui apparaît "comme telle"; je la nomme, donc je la
transmets et c'est virtuellement universel, universalisable. Non, il s'agit d'une vérité
singulière, intransmissible, qui n'apparaît peut-être même pas "comme telle", qui peut rester
alors inconsciente en un sens vaguement psychanalytique, en tout cas de type
psychanalytique, et qui pourtant fait œuvre. Une vérité, là, transforme, travaille, fait travailler,
change des choses" (Jacques Derrida, La vérité blessante, ou le corps à corps des langues, in
revue Europe, op cit, p20).

Et d'ailleurs lui-même, souvent, c'est poussé par cette pulsion qu'il a fait
œuvre. Ce qui lui paraissait vrai, il ne pouvait pas ne pas le dire, il fallait que
ça s'avoue. La vérité qui survient est alors un événement performatif, "plus
que performatif et autre que performatif" dit-il2, une mutation, une révolution
plutôt qu'une révélation, qui fait advenir et changer le monde.




4.1.5.2 Une autre logique du voile

Quand le voile se plie, s'auto-affecte, devient tissu, textile, tresse, maille,
texte, hymen, aile ou paupière, alors ce n'est plus la logique de la révélation
qui opère, c'est une autre logique qui entre en scène : celle de la
dissémination, ou encore la logique de l'œuvre. Dans Un ver à soie, Jacques
Derrida explique qu'après avoir épuisé toutes les problématiques liées au
voile, il se demande quels chemins il peut encore emprunter3. Faut-il en finir
avec le voile? Peut-être pas. On trouve dans l'Ancien Testament (Ex 26:31, et
Ex (26:36)4 un autre voile, une offrande qui instaure, entre le Saint et le Saint
des Saints, une toute autre séparation.

"Dieu serait ainsi le nom de qui donne l'ordre de donner le voile, le voile entre le saint et
le saint des saints. Or "Dieu", le nom de Dieu, distingue entre l'artiste ou l'inventeur du voile,


1
L'université sans condition, op. cit., p15

2
v. ci-dessus §1.2.

3
Un ver à soie, dans Revue Contretemps 2/3, op. cit. p14.

4
En renvoyant implicitement à certaines traductions plutôt qu'à d'autres, Derrida privilégie une des
interprétations de la parokhet. Voici ces traductions :

- Ex (26, 31) : Tu feras ensuite un voile en étoffe d'azur, de pourpre, d'écarlate et de lin retors; on le
fabriquera artistement, en le damassant de chérubins [Traduction Rabbinat français]; Fais un voile,
azur, pourpre, cochenille écarlate, byssus tors, il sera un ouvrage d'inventeur, griffons [Chouraqui
1979]; Fais un écran, indigo, pourpre, écarlate de cochenille, lin torsadé, fait par un tisserand; il le fera
en keroubîm [Chouraqui 1985]; Tu feras un voile de bleu, de pourpre, d'écarlate cramoisie, lin tissé,
œuvre d'art, on le fera avec des kerouvim [Traduction Bayard, 2001].

- Ex (26, 36) : Puis tu confectionneras un rideau pour l'entrée de la tente en azur, pourpre, écarlate
et lin retors, artistement brodés [Traduction Rabbinat français]; Fais un rideau pour l'ouverture de la
tente, azur, pourpre, cochenille écarlate, byssus tors, ouvrage de brodeur [Chouraqui 1979]; Fais un
rideau pour l'ouverture de la tente, indigo, pourpre, écarlate de cochenille, lin torsadé, fait par un
brodeur ( [Chouraqui 1985]; Tu feras un rideau pour l'entrée de la tente, de bleu, de pourpre, d'écarlate
cramoisie, lin tissé, œuvre de brodeur [Traduction Bayard, 2001].

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 328



d'une part, et le brodeur d'autre part. Ce sont tous deux des hommes, si j'ai bien compris, des
êtres humains, et plutôt des hommes, non des femmes. Mais ils ne font pas œuvre, tous deux,
de la même façon. Leur façon est autre. Comme leur manière, leurs mains, leur main-d'œuvre
et le lieu de leur œuvre : à l'intérieur, au-dedans du secret pour l'artiste ou l'inventeur, et
presqu'au dehors, à l'entrée ou à l'ouverture de la tente pour le brodeur, qui reste sur le seuil.
Et ce à quoi ils œuvrent ainsi, voile, rideau, draperie, ce n'est rien de moins que la demeure
de Dieu, sa demeure, son ethos, son être-là, son séjour, sa halte à venir : "Pour moi ils feront
un sanctuaire. J'habiterai en leur sein"" (Un ver à soie, in Revue Contretemps 2/3, op. cit.
p14).

Sur la montagne, Dieu parle à Moïse. Il donne ses ordres sur la


construction du sanctuaire. Il faudra séparer par un voile - qui se dit en
hébreu parokhet, mot féminin - un premier lieu, le Saint du Saint, où se trouve
l'arche sainte (arche d'alliance), d'un second lieu, le Saint, où vient le public.
Parmi les différentes traductions des deux versets de l'Exode, Jacques Derrida
retient celles qui opposent le travail de l'artiste à celui de l'artisan. D'un côté
de la parokhet (le Saint des Saints), l'art est présenté comme une invention, et
de l'autre côté, celui de l'artisan, il n'y a pas d'invention, mais une simple
broderie. Tout se passe dans l'œuvre rassemblée comme si le voile avait deux
faces, deux versants.

Dans le cas de l'artiste comme dans celui de l'artisan, du supplément fait


œuvre. Le brodeur (l'artisan) est tourné vers le dehors, vers le seuil. Il s'ouvre
vers autrui et en même temps vers un bord, un arrêt. L'artiste est le seul à
montrer l'arche vide recouverte par les Chérubins. Il est tourné vers le
dedans, le côté du secret. Ce qu'il ajoute est inarrêtable, immaîtrisable. Dieu
ordonne que, pour offrande, on lui fasse ce voile qui sépare le lieu de la
croyance, de la foi (le lieu du commun), du lieu tout autre où il habite, celui de
la texture ou du texte de la Loi. Ce que l'œuvre de l'artiste, qui ne se voit pas,
laisse deviner, c'est qu'en ce lieu tout-autre, il n'y a rien ou il y a rien, en tous
cas rien qui puisse se présenter au présent.

On trouve dans les Evangiles une interprétation différente de la parokhet.


Au moment de la mort du Christ, le voile se serait divisé en deux. Diviser, c'est
ouvrir un passage à la vision. Dans le sanctuaire, le voile donné se partage
entre deux versants. Il est le nom de Dieu, double, qui ne se déchire pas.

Le voile du temple est double, il ne distingue pas, il ne dévoile rien. C'est


un tissu qui se déploie et se diminue dans le même mouvement. Il ne renvoie
pas à une vérité reproductible, mais à l'événement déclenché par la logique
du (Un + n), ou plutôt les logiques où s'entrelacent celles de la parokhet, du
talith1 et de l'œuvre, sur un mode à la fois strict et desserré (stricture2).











1
cf ci-après §4.4.2.3.

2
cf §3.2.1.5.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 329



4.2 Le singulier, l'unique


4.2.1 Une fois

L'œuvre n'est pas un objet, c'est un coup. Comme aux échecs où chaque
coup est un événement unique, daté1, irremplaçable, l'œuvre est produite
pour tel destinataire, dans telle circonstance, dans le cadre de certaines règles
qui s'appliquent d'une certaine façon. Elle est jetée par son "auteur" avec une
intention et dans un contexte qui ne sont pas ceux de sa réception. Comme
Antonin Artaud qui jetait des sorts2, elle ne contrôle pas l'impact qu'elle
produit sur une personne, un état du langage, un discours. Qu'elle atteigne ou
non son destinataire, qu'elle finisse oubliée, détruite ou encore exhibée et
patrimonialisée dans un musée, elle pose la question du redoublement de ce
premier coup3. Qu'elle soit ou non cataloguée comme "œuvre d'art" et
commentée à ce titre, elle ne s'épuisera ni dans un genre, ni dans une
filiation; si c'est une œuvre, elle restera unique. Aucune culture, aucun savoir,
aucune rhétorique n'apaisera cette solitude.

Toute œuvre peut être lue à partir des catégories usuelles de l'histoire de
l'art (style, école, époque, auteur, technique employée, influences, etc...). Sous
l'angle de la connaissance ou du savoir, ces catégories sont légitimes, mais
sous l'angle de l'œuvre elle-même, elles fonctionnent comme une mise au
tombeau. En effet, en quoi une œuvre se singularise-t-elle comme œuvre?
Certainement pas à travers ces catégories générales. Chaque œuvre est
imprévisible. Elle a ses sources uniques et ses effets singuliers. C'est une
monade, un idiome, un monologue.

Le paradoxe de l'œuvre, c'est que d'un côté, aucune loi ne la détermine,


mais que d'un autre côté, il faut qu'elle se rapporte à la loi. Pour tel
spectateur, celle-ci fait symptôme; pour tel autre, celle-là fonctionne comme
une mémoire qui l'engage, etc... Chaque fois, l'œuvre échappe au flot. Chacune
exige, solennellement4, d'être jugée selon ses propres termes; chacune
affirme un sens unique, issu d'elle5. C'est elle, l'œuvre, le sujet véritable de



1
Schibboleth, op. cit., pp60-63

2
Contre ses ennemis, mais parfois aussi contre ses amis.

Cette trace originaire, singulière, archivante, on ne peut pas la retrouver. Cf Mal d'archive, op. cit.,
3

pp151-153.

4
Jean Genet (auquel Derrida renvoie dans Glas) écrit : « Rembrandt fait appel à la solennité. Il
découvre donc pourquoi, à chaque instant, chaque événement est solennel : pour cela sa propre
solitude le renseigne » (Ce qui est resté d'un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu
aux chiottes, Ed. Du chemin de fer, 2013, p15).

5
Sur cette thématique, voisine de celle de Jacques Derrida, cf Maurice Merleau-Ponty : « Quant à
l'histoire des œuvres, en tout cas, si elles sont grandes, le sens qu'on leur donne après coup est issu
d'elles. C'est l'œuvre elle-même qui a ouvert le champ d'où elle apparaît dans un autre jour, c'est elle qui
se métamorphose et devient la suite, les réinterprétations interminables dont elle est légitimement
susceptible ne la changent qu'en elle-même, et si l'historien retrouve sous le contenu manifeste le
surplus et l'épaisseur de sens, la texture qui lui préparait un long avenir, cette manière active d'être,
cette possibilité qu'il dévoile dans l'œuvre, ce monogramme qu'il y trouve fondent une méditation

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 330



l'art, et non l'artiste (ni d'ailleurs le spectateur) - car il n'est pas de réception
possible sans le monde qu'elle institue. On ne peut lui assigner aucune cause
déterminée, ni dans le champ social, ni dans l'histoire de l'art.

Dès le « premier matin », une force efface le propre, le rature, tend à le


réduire à un système d'oppositions. Cette violence originaire est la condition
de possibilité du langage. Il faut que le nom propre s'inscrive. Par ce geste,
l'autre perdu, interdit, est caché, effacé, oblitéré. Mais quelque chose résiste.
D'un côté, ce qui n'est arrivé qu'une seule fois est perdu, irrémédiablement.
Mais d'un autre côté, le moment énigmatique de la nomination, secret, réduit
en cendre, qui n'apparaît jamais comme tel, peut être lu dans les
commémorations, les bénédictions ou les malédictions, dans les héritages, les
spectres et les œuvres. Les mots et les images ne suffisent pas pour faire
revenir ce reste sans reste, mais l'œuvrance laisse entendre qu'ils en tiennent
lieu.






4.2.2 La question du nom


4.2.2.1 Un principe : faire venir un autre nom

Ecrire un texte ou produire une œuvre, dans la langue ou la vie courante,
présuppose, exige ou implique une signature. Quand le texte est terminé,
finalisé, publié, il est d'usage de lui associer un nom patronymique. Que ce
nom renvoie à une généalogie, à un surnom ("choisi" par l'auteur), ou même à
une désignation comme "collectif " ou "anonyme", il est porteur d'une
identité, d'une légitimité. Mais s'il s'agit d'une œuvre qu'on nommera
provisoirement "digne de ce nom", cette nomination officielle ou
institutionnelle ne recouvre pas tous les noms. Il en est d'autres que l'œuvre
elle-même produit, qui peuvent entretenir un rapport plus ou moins lâche
avec la signature. Ces noms ne se donnent pas comme tels. Ils sont le plus
souvent illisibles, encryptés, obscurs. Ni l'auteur, ni le lecteur, ne pourraient
les "révéler" ni les désigner comme tels. Mais ces noms insistent derrière
l'œuvre. Comme tous les noms, ils recouvrent un innommé, un reste qui fait
retour par l'œuvre.

Par la déconstruction, par sa critique de la signature et des parerga,


Jacques Derrida n'a jamais cessé d'inviter à sa table ces autres noms. Il ne
s'agit pas d'un dévoilement - car ces noms ne préexistent pas à la tâche. S'ils
arrivent, c'est en après-coup, plutôt demain qu'aujourd'hui. L'invitation peut
passer par un travail d'analyse du nom patronymique, ceux des autres et
aussi le sien1 - ce qu'il n'a jamais cessé de faire, donnant parfois l'impression

philosophique » (L'oeil et l'esprit, Ed Gallimard-Folio, 2006, p62).

« S'en tenir au nom patronymique - même s'il faut le travailler - c'est rester à un niveau
1

superficiel. Le nom propre est seulement l'amorce d'un chemin vers un autre "nom", sans
rapport avec le nom patronymique, "nom" qui ne serait pas nécessairement un nom, car il

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 331



d'un retournement autobiographique sur lui-même. Elle peut aussi passer
par une division, une décomposition, voire une mise en pièces radicale de sa
signature, comme on peut le lire dans "Glas", un texte qui opère comme un
appel lancé à chaque lecteur pour qu'il contribue, par sa lecture, à faire venir
un autre nom.

« Le seing ne souffre pas d'être à cet égard illisible. Si du moins lire veut dire déchiffrer un
sens ou se référer à quelque chose. Mais cette illisibilité qui se forme à tomber (par exemple
de ma main), qui brouille et entame la signification, c'est ce sans quoi il n'y aurait pas de
texte. Un texte n' « existe », ne résiste, ne consiste, ne refoule, ne se laisse lire ou écrire que
s'il est travaillé par l'illisibilité d'un nom propre. Je n'ai pas – pas encore – dit que le nom
propre existe et qu'il devient illisible quand il tombe dans la signature. Le nom propre ne
résonne, se perdant aussitôt, qu'à l'instant de son débris, où il se casse, se brouille, s'enraye
en touchant au seing » (Glas, op. cit. p41b).

Selon Pierre Madaule1, l i r e Glas comme un texte uniquement


philosophique, pour n'y trouver que des thèses à débattre ou expliquer, un
ensemble d'affirmations à commenter, ce serait aller à contre-sens du texte.
Cette dimension n'est pas absente, mais il s'agit aussi, et peut-être surtout,
d'autre chose, une double transformation :

- de la lecture en général (son fonctionnement, sa marche, son


marché),

- et aussi de chaque lecteur en particulier, ou d'au moins un lecteur. Ce


lecteur ne lirait plus un texte, mais ses propres mots. Bouleversé, il
retrouverait dans le texte (cet autre texte que, pour lui, est Glas) sa propre
inscription idiomatique, "ce que le lecteur a de plus personnel, l'énigme de ce
qui lui est propre et qu'il ne sait pas"2. Dans cette hypothèse, c'est-à-dire si un
seul lecteur était transformé, les effets de ce texte - pas seulement sur ce
lecteur, mais sur tout le discours - pourraient être incalculables.

Il résulte de cela qu'il faut interdire une lecture en surplomb d'un texte
comme Glas – et aussi probablement de tout texte signé Jacques Derrida. Son
espoir, en tant qu'auteur, aurait été que le texte même interdise une telle
lecture. La signature est "déjà" au coeur du texte, elle est déjà tombée, morte.


peut prendre une tout autre forme : une phrase (tronquée ou non), un son, un dessin, un
emblème, etc. Ecrire, ce serait produire ce "nom", une signature qui ne peut pas être connue
avant d'être produite (même si elle est la marque de l'histoire d'un sujet) » (Derrida, Les fins
de l'homme, op. cit. p229). Pour lire Glas, il faut que le lecteur se mette dans cette position
d'écriture. A son tour, il se met en scène (ou il met sa famille en scène), il écrit un autre texte.
Comme le dit Madaule (Pierre Madaule, Glas dans la littérature, littérature du Glas, dans Les
Fins de l'homme, 1981, op. cit. , p223), c'est le lecteur qui bat sa coulpe, qui porte le deuil de
son nom. Lisant Glas, c'est son propre convoi mortuaire qu'il suit, c'est sa propre inscription
qu'il lit sur sa tombe. Ecrire l'autre nom, encrypté, en se confrontant à l'illisible, ne va pas
sans une perte, sans folie. Ce n'est pas le lecteur qui lit le texte, c'est le texte qui lit le lecteur.
En déclenchant une "auto-lecture idiomatique" (Ibid p224), le lecteur enfourche un cheval
plus fort que lui.

1
"Le texte de Derrida serait susceptible (...) de produire ce lecteur, soit un mixte monstrueux
suspendu entre les deux colonnes de Glas, et suspendu aussi comme un "battant", un battant de cloche,
dans l'intervalle creux entre l'idiome du lecteur, c'est-à-dire le propre de l'intraduisible, et l'idiome du
texte" (Ibid, p223).

2
Pierre Madaule, ibid p223.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 332



Son secret est enfermé, protégé, mais pas immobile. Plus le texte travaille à en
faire son deuil, plus le secret se déplace, contamine ces choses qui le
recouvrent et le dissimulent. Mais quelle signature, quel secret? Ni le nom
officiel, ni celui de l'état-civil, mais un autre nom qui n'exclut ni les ouvrages
cités, ni les destinataires, ni les lecteurs. Dans les noms Genet et Hegel cités
dans Glas, par l'illisibilité de son « propre » texte, Derrida lit cet autre nom,
son nom, qui lui reste inconnu, et invite l'autre à en faire autant. Ce qui accroît
la part du reste, c'est ce qui laisse venir ma biographie et mon histoire (à moi,
lecteur).




4.2.2.2 Le nom comme sépulture

Signer, ce n'est pas seulement écrire son nom. C'est se désigner,
s'authentifier, faire acte ou archive. Chaque fois, c'est un événement unique
par lequel je me donne un nom : une naissance et une mort.

Le nom garantit l'identité et l'unité de la chose (un objet, un texte, une


personne). Il est comme un titre qui fait respecter ses limites, son
intangibilité. Mais cette chose, dont le nom assure la garde (le porteur du
nom), ne peut plus répondre. Contaminée par une extériorité indisponible,
elle est irréductible à ce qui est désigné par son nom. Elle résiste contre ce
nom qui l'a enterrée et viole sa sépulture.

"En signant, je me donne à moi-même, chaque fois pour la première et la dernière fois,
mon nom. Je me donne du moins la représentation du don de ce que je ne puis me donner. Je
me donne ce que, en aucun cas, je n'aurai eu. Si bien qu'en volant une signature - ce que je
fais, donc, aussi bien, chaque fois que je signe, fût-ce de mon propre nom - je brouille un acte
de naissance et viole une sépulture" (Signéponge, p88).

Dans le cas de Francis Ponge1 – mais aussi de tout signataire -, la signature,


réifiée, devient colossale, phallique. La pierre, ce lieu de monumentalisation
qui est aussi un bloc magique2, une surface d'inscription et d'effacement, la
garde, elle la retient. Elle impose son sceau. Elle est un gisant sous lequel le
cadavre du signataire se décompose. Au-dessus et au-dessous de la barre,
dedans et dehors3, elle déborde le texte. L'autre nom qui n'a jamais été
présent, ce dehors, fait partie du corpus, il est encore dans le texte4.

1
Le style de Francis Ponge selon Derrida, son opération propre, ce serait qu'au lieu de signer son
texte de l'extérieur (hors texte) - comme tout le monde -, il l'insèrerait dans le corps du texte. Cette
signature deviendrait une chose, un nom commun, comme ces autres choses dont il prend le parti et
devant lesquelles il s'efface. Dans cette opération, le porteur du nom perd son identité, sa propriété sur
sa signature, mais il obtient que cette signature reste comme chose instituée, monumentale, pierreuse.
Tout se passe comme s'il obéissait à une double injonction : (1) instituer ou monumentaliser sa
signature (2) la laisser se décomposer dans le texte. Le temps de l'érection ne se distinguerait plus du
temps de la détumescence. Pour une analyse plus détaillée de la position de Francis Ponge, v. ci-après
§4.2.5.2.

2
Papier Machine, op. cit. pp248-251

3
Jacques Derrida, Signéponge (Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie »), p92

4
« Messieurs les typographes, / Placez donc ici, je vous prie, le trait final. / Puis, dessous, sans le
moindre interligne, couchez mon nom, / Pris dans le bas-de-casse, naturellement, / Sauf les initiales,
bien sûr, / Puisque ce sont aussi celles / Du Fenouil et de la Prêle / Qui demain croîtront dessus ».

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 333



Si je prononce le nom d'un mort, je pense à lui, je l'appelle, je l'invoque, je
désigne une pensée qui dépasse la simple mémoire1. C'est une expérience de
désir, une hallucination, un acte magique, énigmatique, qui dépasse le pouvoir
de rappeler des images ou des signes du passé et joue de la structure même
du langage. Dès le vivant du mort, je commence à me passer de lui. Dès que je
prononce son nom, celui-ci porte sa mort. Le nom défie le discours, il agit
mystérieusement2. La structure même de la survivance testamentaire3
cohabite avec l'arraisonnement par une histoire déterminée, un héritage, une
renommée.

La remémoration du nom implique un effacement du "je", une ellipse de


l'intériorité. Elle exproprie, elle projette vers l'avenir. Par le sens qu'il porte, le
n o m promet le vrai, il ouvre l'imagination. Il peut toujours être investi ou
réinvesti par la sémantique ou la phonétique. Souvent, dans ses analyses,
Jacques Derrida joue de cette dimension. Exemples : Jean Genet (le genêt, la
syllabe "GL" et autres syllabes associées), Simon Hantaï (hanté par son nom,
par l'entaille)4, Francis Ponge (qui est aussi éponge, pierre ponce, ainsi que
franchise, fraîcheur), Dieu-Babel qui est aussi balal (confusion), etc. Jouer de
ces associations, en jouir, c'est sortir du manège courant de la langue, mais
c'est aussi reconnnaître un effet de nom propre. Chacun peut le faire, y
compris par exemple en faisant observer que le nom Derrida redouble (non
sans en rire) le "d" et le "r".

S'ils sont aussi des noms, des "justes noms", certains mots sont porteurs
d'une promesse. Par exemple : amitié, démocratie, œuvre. L'un porte la
singularité irremplaçable, l'autre la justice, l'autre encore un "peut-être" sans
contenu déterminé, mais dans un cas comme dans l'autre, la connotation de


Francis Ponge, Œuvres complètes, volume 2, pp516-517.

1
Mémoires pour Paul de Man, op. cit., p62

2
Dans le récit que fait Montaigne des débuts de son amitié avec La Boétie, il insiste étrangement sur
le nom : "Il y a, au-delà de tout mon exposé et de ce que je puis dire particulièrement [des raisons de cette
amitié], je ne sais quelle force inexplicable qui vient du destin [et qui est] la médiatrice de cette union.
Nous nous cherchions avant de nous être vus, et même sur la foi de propos tenus [par des tiers] sur l'un et
l'autre d'entre nous qui produisaient plus d'effet qu'il n'est normal pour de simples propos : je crois que le
Ciel l'avait arrangé ainsi; nous nous embrassions en entendant prononcer nos noms. Et lors de notre
première rencontre qui eut lieu par hasard dans une grande fête et assemblée d'une ville, nous nous
trouvâmes si épris, si connus, si liés entre nous que rien dès lors ne nous fut si proche que nous l'étions l'un
de l'autre" (Les Essais, traduits en français moderne, Livre I, Chapitre XXVII). Avant même de se
rencontrer, ils avaient entendu parler l'un de l'autre, ils s'étaient rencontrés par les noms. Le nom, dit
Derrida "est la cause de tout, dans cette amitié". Dans le nom se trouvait déjà une force "inexplicable et
fatale" qui les rapprochait. Avant même qu'ils ne se connaissent, avant même que leur amitié n'existe,
un pouvoir les unissait (une couture les joignait). Quel pouvoir? Celui du ciel, de Dieu (et aussi de la
renommée). Le jour où ils se sont rencontrés par hasard lors d'une fête, leur affection s'est déclenchée
sans effort. Ils s'embrassaient avant de s'embrasser, par la raison mystérieuse du nom. Cf Jacques
Derrida, Politiques de l'amitié, op. cit., p124.

3
Politiques de l'amitié, op. cit., p325

4
Le jeu de mots sur le nom d'Hantaï (entaille/Hantaï; hantise/Hantaï) est (trop) facile, mais cela ne
l'empêche pas de s'imposer. Ni Derrida ni Jean-Luc Nancy n'y manquent, indirectement pour le premier
et avec une certaine gêne pour le second, qui le relègue en note. Les deux thèmes évoqués,
entaille/hantise, ne se tiennent-ils pas au coeur de la pensée derridienne, tout autant que le fameux
tableau de Simon Hantaï, Peinture, Ecriture rose?Jacques Derrida - "La connaissance des textes , 2001, op.
cit. p150.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 334



respect et de fidélité ouvre l'avenir.






4.2.3 Date et signature


4.2.3.1 Le bloc graphique

Dès 1971, dans Signature événement contexte, Jacques Derrida accorde une
importance particulière, et même hyperbolique, à la signature, quand il
critique le concept austinien de speech act. Ce thème sera repris autour de
différentes œuvres, visuelles, littéraire ou philosophiques, dans de nombreux
textes ultérieurs. Entre les deux premiers textes consacrés à l’acte de langage,
à six ans d'écart, Signature Evénement Contexte1 et Limited Inc a b c…2, la
continuité est presque directe. D’un côté, on trouve un dernier chapitre
intitulé Signatures3 et de l’autre côté, les deux premiers chapitres intitulés “d“
et “e“4 se présentent comme un commentaire de cette démultiplication des
signatures. Dans ces deux chapitres, Derrida analyse le dernier paragraphe de
Signature Evénement Contexte, qu’on peut qualifier de bloc graphique :



Comme il le signale lui-même5, ce bloc graphique contient visiblement au
moins trois figures de sa signature, et sans doute plus de trois6. Sont
immédiatement repérables : (1) l’imitation imprimée de sa signature
manuscrite ; (2) la première lettre de son prénom et son nom inscrits en
caractères d’imprimerie ; (3) un paraphe, J.D., lui aussi en caractères
d’imprimerie – auxquels on pourrait ajouter ; (4) l’énonciation « Ce que j’ai
fait et contrefais ici. Où ? Là. », qui peut être interprétée comme une sorte de
signature ; (5) la reproduction de ce bloc graphique, en français et dans
d’autres langues, en un grand nombre d’exemplaires, et l’on pourrait ajouter :

1
Désigné dans la suite de ce texte sous l'acronyme SEC , 1971.

2
Jacques Derrida, Limited Inc, 1990, op. cit., première publication en 1977.

3
Jacques Derrida Marges de la philosophie, op. cit. pp390-393, reproduit dans SEC pp47-51.

4
Jacques Derrida, ibid. pp63-73.

5
Ibid p69.

6
(3 + n).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 335



(6) le style unique de l’écriture, qui à lui seul pourrait laisser deviner qu’il
s’agit bien d’un texte derridien. Mais quel qu’en soit le nombre, toutes ces
signatures sont fausses. D’abord, elles ne sont ni datées ni localisées1. Ensuite,
on peut toujours imaginer qu’elles auraient été écrites par un autre, qui
n’aurait même pas eu besoin de contrefaire la signature manuscrite, mais
seulement de la recopier. Et surtout, il ne s’agit en aucun cas d’une signature
manuscrite authentique, mais d’une copie, d’une imitation de cette signature,
redoublée plusieurs fois par : l’écriture imprimée ; le paraphe ; la phrase
énonciative écrite au passé ; etc. On peut supposer que la signature
manuscrite a existé, puisqu’elle est reproduite, mais puisque nous ne sommes
pas en présence du manuscrit, cette signature est définitivement, pour nous,
absente.

Et pourtant, dit Derrida, il y a des effets de signature2, c’est même la chose


la plus courante du monde, il s’en produit tous les jours. Comment se fait-il
que ce bloc graphique, malgré sa fausseté, puisse opérer comme signature ?
Comment se fait-il qu’on puisse lui accorder crédit, qu’il puisse produire un
effet de croyance ? Qu’il puisse transformer notre rapport au texte en
garantissant, au moins le temps d’une lecture, l’identité de l’auteur? C’est le
problème général de l’acte de langage, qui suppose la conjonction de deux
conditions contradictions évoquées ci-dessus à propos de l’aporie n°1 de
l’acte de langage3 :

- la reproduc t ion à l’iden t ique d’un m o dèle, d’un e form e


reconnaissable, archivable ;

- un événement unique, absolument singulier, repéré par une date, un


lieu, voire des éléments de contexte (un témoin, une trace du mode
d’archivage).

Si Derrida a choisi la signature plutôt qu’un autre type d’acte performatif,


c’est parce qu’elle lui paraissait la mieux à même d’exemplifier cette
dimension aporétique4. Ce n’est pas un hasard si le texte est intitulé
« Signature événement contexte » (sans ponctuation) et non pas, par exemple
« Sur la théorie austinienne de l’acte de langage ». C’est la signature qui vient
en premier, avant même l’événement.

Conçu, en 1971, pour souligner le caractère improbable de la signature, ce


bloc graphique est repris, en 1977, pour ironiser sur les thèses de John R.
Searle, qui ne le mentionne pas dans sa Reply5. Si John R. Searle ne s’est pas
intéressé à ces effets de signature, c’est parce que pour lui la signature n’est
pas un effet, c’est une présence réelle, la présence continuée d’un signataire
qui est supposé encore là, ici et maintenant, avec son vouloir-dire et son


Nous savons que la communication correspondante a été prononcée en août 1971 à Montréal,
1

mais cela ne donne aucune indication sur la date effective de la signature.



2
Jacques Derrida Marges de la philosophie, op. cit. p391.

3
Au §1.1.2.

4
Ibid.

5
John R. Searle, Reiterating the differences, A Reply to Jacques Derrida (1977)

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 336



intentionnalité : s a maintenance transcendantale. A cette supposition,
Derrida oppose un artefact fait pour montrer que toute présence en a
visiblement disparu, construit pour que son caractère de simulacre
apparaisse de manière aussi transparente que possible1.

En 1977, pour répliquer à cette Reply écrite en 1976, Jacques Derrida fait
observer polémiquement que, si lui-même multiplie, volontairement, des
artefacts de sa signature dans le bloc graphique – afin de démontrer le
caractère artificiel de toute signature, Searle multiplie lui aussi des artefacts
de sa signature, mais involontairement. On peut citer : (1) une signature
imprimée officielle ; (2) une mention manuscrite Copyright © by John R.
Searle2; (3) la note 1 de ce texte, I am indebted to H. Dreyfus and D. Searle for
discussion on these matters, avec deux noms que Jacques Derrida interprète
comme deux co-signataires ; (4) lui-même, Derrida, qui pourrait être
considéré comme co-auteur de la Reply qu'il aurait "dictée", soit à travers son
ami H. Dreyfus, soit par son texte. Le "sceau" de John R. Searle est donc par
avance divisé3. Sa compulsion à protéger le droit d'auteur, à empêcher qu'on
lui "vole" son texte, dissimule une inquiétude : que le lecteur se rende compte
que sa "pensée" n'a rien d'un événement, qu'elle n'est que le prolongement
d'une longue tradition métaphysique4. En d’autres termes, là où il y a
simulacre de signature, l’ « effet de signature » pourrait se produire ; et là où
la signature se veut authentique, l’ « effet de signature » pourrait être en
échec5. C’est pourquoi Derrida se permet d’ajouter une signature
supplémentaire à John R. Searle : Sarl6.

De ce commentaire à cheval sur deux textes, Sec et Limited Inc a b c…, on


peut déduire un point important pour notre propos : la signature serait, pour
Jacques Derrida, l’acte performatif le plus typique, le plus paradigmatique. Ou
encore : en s’appuyant sur la signature, les caractéristiques de l’acte de
langage apparaitraient de la façon la plus pure – celle qui conduira, de façon
plus généralisée dans les textes ultérieurs mais déjà clairement indiquée dans
ces textes-là, à déborder ou excéder le concept même de speech act. D’une
part, la signature peut se démultiplier de façon pratiquement illimitée ;
d’autre part, il peut y avoir de la signature même sans signature, sous des
formes diverses, artificielles ou anonymes, qui ne correspondent pas aux
signatures en usage, par exemple Sarl pour Searle et compagnie, ou bien un
bloc graphique reproductible, comme celui que nous avons reproduit ci-

1
Quoique d’une certaine façon, le trait d’humour de ce dispositif puisse évoquer quelque chose
comme une présence du Jacques Derrida vivant.

2
Qui n'est peut-être même pas écrite de la main de John Searle.

3
Les (trois + n) déjà cités.

4
On peut supposer que les trois lettres “a b c“ du titre Limited Inc a b c… renvoient au
“commencement“ de cette tradition.

5
L'argumentaire de Jacques Derrida dans ce texte s'appuie sur l'impossibilité de distinguer
« sérieusement » entre “sérieux“ et “non-sérieux“.

6
En supprimant deux fois la lettre “e“ (muette en français) dans le nom « Searle », Derrida fait
allusion au caractère « commercial » du droit d'auteur dont le philosophe américain ne cesse de se
réclamer.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 337



dessus, pour une signature authentique.

Cette place à la fois privilégiée et instable de la signature, on la retrouve


dans toute œuvre performative.




4.2.3.2 Contre-signature

Si elle est lue et contresignée, une lettre peut arriver à destination, mais
elle peut aussi ne pas y arriver, manquer sa destination1. Pour Derrida, la
structure de la lettre ou de l'envoi tient à cette possibilité-là, qui reste
toujours ouverte2. De même que la trace peut se perdre - mais ne se perd pas
toujours, une lettre peut se perdre, être détruite, oubliée, ou ne jamais être
lue3. Qu'il s'agisse d'une demande, d'une déclaration ou d'un geste d'amour, il
peut toujours y avoir trahison ou parjure. Celui qui lira effectivement la lettre
n'existe pas à l'avance, il n'est pas déterminé, c'est la lettre même qui
l'institue ou le constitue. Il déchiffrera la lettre à sa façon, qui est différente de
ce que croyait celui qui a écrit la lettre. Le lecteur effectif est un autre; il réagit
autrement, il peut inscrire une trace nouvelle, inattendue, il peut ne pas
contresigner la lettre, faire événement. Pour cette violence, il peut demander
pardon à l'émetteur, sans pour autant venir à la place du destinataire attendu.

Il n'y a ni lecteur absolu, ni contresignataire - parjure et trahison absolus.


La pulsion qui travaille à détruire l'archive (pulsion anarchivique ou pulsion
de mort), cette pulsion irréductible, originaire, qui opère en silence, sans
laisser de traces, finit par prévaloir. Elle est insaisissable, inconsignable, sans
retour, ni par anamnésie, ni par hypomnésie. Quand il arrive qu'une lettre soit
lue, c'est un événement singulier qui répète la signature, mais autrement,
dans un autre idiome. Il en résulte, pour le lecteur, une dette impossible à
acquitter. Mais est-ce véritablement lui, le lecteur, qui contresigne? Son
pouvoir de nommer ne vient-il pas plutôt d'un autre4, le tout autre
inconnaissable qui peut seul signer de son nom? Cela pose la question du
signataire ultime, que nous le nommions Dieu ou autrement5. L'acte
performatif de la signature ou de la contresignature ne suffit pas, il faut que la
contresignature soit elle-même contresignée par un coup de force, une


1
Cf Le facteur de la vérité, une analyse de l'interprétation lacanienne du texte de Poe, La lettre volée,
in La Carte postale, op. cit., pp439 et ss.

2
« La structure restante de la lette (…), c'est qu'une lettre peut toujours ne pas arriver à destination.
Sa “matérialité“, sa “topologie“ tiennent à sa divisibilité, à sa partition toujours possible. Elle peut se
morceler sans retour et c'est de de quoi le système du symbolique, de la castration, du signifiant, de la
vérité, du contrat etc., tente toujours de la garder : point de vue du Roi ou de la Reine, c'est ici le même,
lié par contrat pour réapproprier le mors. Non que la lettre n'arrive jamais à destination, mais il
appartient à sa structure de pouvoir, toujours, ne pas y arriver » (Le facteur de la vérité, in La carte
postale, op cit, p472).

3
Trace et archive, image et art, op. cit., p136

4
Force de loi, op. cit., p134

5
Otobiographies, L'enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre (Paris, Galilée, 1984),
pp27-28

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 338



violence fondatrice, une autre signature qui soit à la fois une garantie et un
acte de police, une violence et la ruine des distinctions sur lesquelles il
s'appuie1. On ne peut contrer le mal radical (défaillance absolue du lecteur
comme du destinataire) sans le commandement : Sois souverain.

Analysant le texte de Walter Benjamin, Critique de la violence2, Jacques


Derrida propose un autre titre : Le prénom de Benjamin. Ce prénom, Walter,
est répété deux fois dans la dernière phrase du texte : Die göttliche Gewalt,
welche Insignium und Siegel, niemals Mittel heiliger Vollstreckung ist, mag die
waltende heissen. Dans la traduction de Maurice de Gandillac, cette racine
"walt" est traduite par deux mots différents, violence et souveraineté : La
violence divine, qui est insigne et sceau, non point jamais moyen d'exécution
sacrée, peut être appelée souveraine3. Si l'on considère que cette dernière
phrase énigmatique est une sorte de signature, alors on peut interpréter tout
le texte de Benjamin, qui porte justement sur la violence souveraine, à partir
du prénom Walter, répété deux fois4. Nommer est une violence fondatrice - la
première, ou celle qui vient avant la première (comme le prénom vient avant
le nom). Dieu donne les noms, et Dieu est le nom de cette violence qui donne
les noms, qui n'a pas à se justifier, qui est en même temps, par essence,
autorité, pouvoir, justice. Il dispose en silence d'une prérogative absolue, qui
ne dit rien d'autre que cela : nommer. Je crois nommer Dieu, dit Derrida, mais
c'est lui (le tout autre) qui signe à ma place . Dans le cas de Benjamin, c'est une
signature explicite (le souverain, le violent). Walter est son prénom, qui vient
avant le nom, c'est un appel silencieux en la puissance infinie (waltende) de la
justice, une invite qui s'adresse secrètement à Walter pour lui dire : Sois
souverain.

Selon Derrida, James Joyce irait jusqu'au bout de cette logique dans
Finnegans Wake. Ce qui ferait œuvre chez lui, au-delà de tout calcul, ce serait
l a signature de Dieu5. En la contresignant par des syntagmes inaudibles et
incompréhensibles, du style He war6, il l'effacerait. Dieu a signé par le
tétragramme indicible, illisible? Eh bien me voici, je signe et je contresigne. Je
dis oui à une autre signature plus vieille encore que le savoir, une signature à
laquelle des générations d'héritiers et de lecteurs ont dû consentir. Certes
cette signature n'est pas, pour Joyce, la seule - car il y a toujours chez lui plus


1
Force de loi, op. cit., p104
2
Ibid, p134

3
Walter Benjamin, Critiques de la violence in Œuvres 1, Ed Folio, p243.

4
Jacques Derrida compare cette dernière phrase au son du shofar (qu'il orthographie shophar). Le
shofar ou chofar est une corne de bélier qu'on fait sonner dans la tradition juive lors des fêtes de Roch
Hachana et de Yom Kippour. La coutume à laquelle il fait allusion, spécifiquement algérienne, est de le
faire sonner après le qaddich de la prière du soir, mais ici la phrase, dit-il, aurait été prononcée "à la
veille d'une prière qu'on n'entend plus". L'énigme benjaminienne est redoublée par une énigme
derridienne. Quelle est cette prière qu'on n'entend plus ou qu'on n'entend pas encore? Peut-être celle
qui appelle à la violence, à la justice divine – ou cette voix à laquelle il donnera le nom de Schibboleth
(cf ci-après §4.2.3.3).

5
Ulysse gramophone, op. cit., pp52-53.

6
On peut lire ce syntagme joycien, choisi par Jacques Derrida, à la page p258 de l'édition française
de Finnegans Wake (Ed Gallimard).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 339



d'une identité, plus d'une signature, plus d'un nom propre. Mais ces
signatures en réserve ne renvoient-elles pas, elles aussi, à la signature de
Dieu ?

Ainsi la possibilité de la contresignature opère-t-elle comme vaccin contre


le mal radical. Si ce texte peut être contresigné, il se peut qu'il ne soit pas
définitivement perdu. Pour confirmer cela, on peut toujours rencontrer, en
réserve, la signature de Dieu.




4.2.3.3 La date, au coeur de l'œuvre

Les pratiques d’écriture telles qu'elles se sont développées à partir du
début du 20è siècle1 résistent à tous les classements. Chacune de ces œuvres
est unique, singulière, insubstituable. Elle reste indissolublement attachée à
des lieux, des événements, des dates. Une personne, un certain jour, dans une
certaine circonstance, fait un pas dans une certaine direction. Le paradigme
de cette singularité des dates est la phrase de Büchner dans Lenz citée par
Paul Celan dans "Le Méridien"2 : Le 20 janvier, Lenz traversait la montagne.
Une date3, une personne4, un lieu5. Selon cette thèse, ce qui est nouveau dans
les textes de notre époque, c'est qu'ils ne cherchent pas à illustrer un genre
ou un style, ils ne visent ni le beau ni le convaincant. Ils invitent à un autre
genre d'expérience, absolument nouvelle selon Derrida : garder en mémoire
ces éléments singuliers, irremplaçables, ces dates, les garder comme signe
d'individuation irréductible. Le paradoxe, c'est que pour les garder, il faut
d'une part les maintenir secrets, et d'autre part s'adresser à un autre dont on
ne peut pas savoir ce qu'il en retiendra ni ce qu'il en fera.

Jacques Derrida a choisi de donner à son livre sur Paul Celan, publié en
1986 à partir d'une conférence prononcée en 1984, le titre : Schibboleth, pour
Paul Celan. Le mot "schibboleth" renvoie, dans ce titre, à un poème de Celan,
qu'on peut lire dans le recueil De seuil en seuil (Von Schewelle zu Schwelle)6. Ce
livre est souvent lu, à juste titre, comme un essai sur la circoncision, la date, la
signature, ou encore sur « ce qui n'a lieu qu'une fois ». Mais on peut le lire
aussi comme un questionnement plus elliptique sur son schibboleth à lui
(Derrida), "lui en tant que moi" ou "en tant que je"7 comme dit Celan à propos
du Lenz de Büchner, quand il est "préoccupé de questions touchant l'art". Si


1
Mallarmé, Joyce, Celan, Artaud, pour ne citer que les plus célèbres, celles qui sont travaillées par
Derrida.

2
Le Méridien et autres proses, op. cit. p71.

3
Le 20 janvier 1779.

4
Jakob Michael Reinhold Lenz, 1751-1792.

5
Waldersbach dans le Ban de la Roche, chez le pasteur alsacien Jean-Frédéric Oberlin.

6
On peut lire ce poème dans le Choix de poèmes réunis par l'auteur, traduits et présentés par Jean-
Pierre Lefebvre en édition bilingue (Poésie / Gallimard , 1998), p113.

7
Er als ein Ich, Le Méridien et autres proses, op. cit. p71.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 340



l'on se réfère à ce livre, qu'est-ce donc, ce qui préoccupe Derrida?

a. Une date toute autre, qui déporte et exapproprie.



"Peut-être peut-on dire que tout poème garde inscrit en lui son "20 janvier"? Peut-être ce
qui est nouveau dans les poèmes qu'on écrit aujourd'hui est-ce justement ceci : la tentative
qui est ici la plus marquante de garder en mémoire de telles dates ? Mais ne nous écrivons-
nous pas tous depuis de telles dates? Et pour quelles dates nous inscrivons-nous?» demande
Paul Celan dans Le Méridien (op. cit., pp73-74).

Commentant cette phrase, Derrida écrit :



« A la garde de chaque poème, donc de tout poème, se confie l'inscription d'une date, de
cette date-ci, par exemple un « 20 janvier ». Mais malgré la généralité de la loi, l'exemple
demeure irremplaçable » (Derrida, Schibboleth, op. cit . p18).

Le "20 janvier" est plus qu'un exemple. Cette date que Paul Celan a trouvée
chez Büchner est aussi celle de la conférence de Wannsee, où les hitlériens
ont initié la «solution finale». C'est une date singulière, unique, irremplaçable.
Le motif de la reprise en anneau des dates, de leur retour, tel qu'il est déployé
par Derrida dans Schibboleth, renvoie à d'autres dates, toutes aussi uniques
que celle du 20 janvier, et pourtant c'est celle-là qui est nommée, privilégiée,
retenue. On peut alors se poser la question : Pour q u i cette date est-elle
irremplaçable ? Et en quoi les observations générales autour de la date, de la
signature et de l'unicité renvoient-elles, irremplaçablement, à cette date-là, le
20 janvier ?1

b. Une vocalisation ancrée dans le corps, prononcée, proférée.


Dans le récit biblique des Ephraïmites, Schibboleth est moins un mot de


passe qu'une épreuve. "Prononce donc Schibboleth!" Il prononçait Sibboleth,
ne pouvant l'articuler correctement; sur quoi on le saisissait et on le tuait près
des gués du Jourdain. Dans ce récit biblique2, le mot ne vaut que par la façon
dont il est dit, son accentuation, sa sonorité. Il ne révèle pas une signification,
mais un trait privilégié à la marge de la langue qui peut signaler une
appartenance. Les frères ennemis, jugés à l'aune de l'instrument le plus
immédiat, le plus disponible et aussi le moins maîtrisable, cette voix ancrée
dans leur corps avec son timbre, son rythme et sa tonalité, parlent la même
langue, mais ne peuvent pas dissimuler leur altérité. Ce n'est pas un problème
de traduction qui les divise. Pour les deux tribus alliées, les significations du
mot Schibboleth sont les mêmes : un fleuve, un épi, une ramille d'olivier. Elles
partagent le sens du mot, mais ce mot est la marque de la différence radicale
qui les partage : un accent, une tonalité à même le corps. L'énigme de la
traduction subsiste, mais sous des modalités toutes autres.

U n Schibboleth ne devient Schibboleth que si on le vocalise. Pour désigner


l'imprononçable, il faut qu'il soit prononcé. Dans son livre intitulé Schibboleth,
Derrida n'évoque la voix que très peu. Il ne la mentionne que cinq fois,
toujours par citations d'autres auteurs : Jean-Luc Nancy dans Le partage des




1
Il n'est pas indifférent pour notre « thèse » que cette date puisse « représenter » le mal radical.

2
Juges (12:5-6).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 341



voix, ou Paul Celan, dans Ein Auge, Offen1, ou Schibboleth2. Cette sobriété dans
un texte où il est question de prononciation et d'imprononçable, de
singularité, de signature, de marque, d'ici-maintenant, de tout ce que désigne
l a circoncision de la bouche3, attire l'attention sur un point illisible, non écrit,
non-dit, quelque chose qui peut conduire à la mort s'il est défectueux,
quelque chose qui trahit4, quelque chose qui différencie ces frères si proches5
qui se refusent le passage et même la vie. Jacques Derrida, comme Paul Celan,
clame un schibboleth qu'une loi intérieure lui interdit de prononcer, mais que
son vocabulaire ne cesse indirectement d'évoquer : provocation, convocation,
invocation, prière, incantation, chant6, louange ou bénédiction. Il multiplie les
figures de la voix parlée, effective, concrète, avec son souffle, son corps et sa
présence, indéchiffrable. Il y a dans la profération "schibboleth" quelque
chose comme une résistance de la voix, qui semble rompre avec les analyses
déjà trop familières et trop réitérées de La voix et le phénomène.

c. La perte inéluctable.

On trouve le mot schibboleth dans deux poèmes distincts de Paul Celan,


l'un dont c'est le titre, l'autre intitulé Tout en un, qui recoupe en partie le
premier. Dans les deux cas, il est fait allusion à une autre date, celle du 13
février7. No pasaràn, dit le poème, mais ils sont passés. Le 13 février est
étroitement lié au 20 janvier. Ces dates invitent à la résistance de trois façons,
qui correspondent aux trois "mais" du Méridien8 : en déchiffrant, transcrivant,
traduisant; en parlant à tous et en général, au-delà de la singularité; en
s'ouvrant à la pensée du tout autre.

Le schibboleth est ce facteur inexplicable qui m'appartient singulièrement


et dont je ne peux pas me détacher. Il touche aux commencements, à la langue
d'origine, inaccessible, irréductible. Ce n'est pas un hasard si Freud désignait

1
« Voix de personne, à nouveau », un vers de ce poème recueilli dans Grille de parole (Christian
Bourgois éditeur), p75

2
Dernier verset de Schibboleth : Viens, je t'emmène loin / chez les voix / de l'Estrémadure.

3
Et qui s'applique à la bouche même de Derrida.

4
Comme Isaac trahi par son fils Jacob, dont pourtant il avait reconnu la voix mensongère.

5
Le récit du Schibboleth concerne les Ephraïmites, descendants d'Ephraïm combattus et massacrés
par les descendants de Menachem, tous deux fils de Joseph, celui-ci ayant, déjà, été déporté, exilé, trahi
par d'autres frères.

6
Dans son article “Je n'ai à peu près jamais soufflé mot de la musique comme telle“, dit-il , Marie-Louis
Mallet fait observer que Derrida associait le rire, le chant et les larmes qui ont en commun de « ne pas
s'envoyer ». « Ne m'intéresse au fond que ce qui ne s'expédie pas », a-t-il écrit (La carte postale, p19).
Or ce qui ne s'expédie pas, c'est ce qui est lié à une singularité non répétable. Un discours qui se délie
du moment singulier est sans date, il efface sa date. Il en en ainsi (selon Derrida) de la musique, « une
manière particulière d'effacer la date, et de le faire délibérément » (Jacques Derrida, Points de
suspension, op. cit. p392). Le rire, le chant et les larmes seraient, précise Marie-Louise Mallet, « de ces
événements qui n'arrivent qu'à s'effacer, ou qui n'arrivent qu'à partir, selon cette expression qu'il
emploie souvent »

7
Date multiple où, entre autres, Léon Blum a été agressé (1936), Hitler est rentré à Vienne (1938),
la Catalogne est tombée (1939), Franco et Pétain se sont rencontrés à Montpellier (1941), les morts de
Charonne ont été enterrés (1962).

8
Pages 20 à 26 de Schibboleth.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 342



par ce mot l'alliance entre les fondateurs de la psychanalyse, et aussi les
rêves, et aussi le complexe d'Oedipe : c'est le mot de passe qui scelle l'alliance,
mais s'en démarque aussitôt. C'est le mot qui est donné en partage à l'autre,
dans son absolue dissymétrie. A celui qui n'a rien en propre1 ne reste que ce
mot imprononçable : schibboleth. Il ne peut pas s'en défaire. Sans qu'aucune
signification ne lui soit attachée, à travers les tensions les plus
insurmontables et aussi à travers les œuvres (art, littérature, poésie), ce mot-
schibboleth fait retour.

d. L'œuvre, expérience du pire?


Jusque là, l'énigme du poème semble encore familière, acceptable,


visitable en somme. Mais les choses se gâtent. Analysant la poésie de Celan,
Derrida évoque la cendre, ce mot qui renvoie à la trace, la perte, en tant qu'on
ne peut pas en faire son deuil. Si la poésie bénit les dates, c'est seulement en
tant que les dates sont des cendres. Comment bénir ce qui est absolument et
radicalement oublié? Ce dont on ne peut même pas faire son deuil?

"C'est la menace d'une crypte absolue : le non-retour, l'illisibilité, l'amnésie sans reste,
mais le non-retour comme retour, dans le retour même. Tel risque ne paraît pas plus
inessentiel, accident de l'heure ou du jour, que la possibilité même du retour qui livre aussi
bien à la chance qu'à la menace, en une seule fois, chaque fois. On me pardonnera si je
nomme ici l'holocauste, c'est-à-dire littéralement, comme j'avais aimé l'appeler ailleurs, le
brûle-tout, que pour en dire ceci : il y a certes aujourd'hui la date de cet holocauste que nous
savons, l'enfer de notre mémoire; mais il y a un holocauste pour chaque date, et quelque part
dans le monde à chaque heure" (Derrida, Schibboleth, op. cit. p83).

Ainsi se trouvent associés dans une même structure la Shoah,


l'incinération de la date, l'amnésie, la crypte absolue. Au plus loin d'une
certaine idée mièvre de la poésie, c'est le mal radical qui fait son entrée dans
cette théorie du poétique, non pas comme accident, exemple inessentiel, mais
comme ce singulier "régime de la vérité qu'on associerait à la performativité
poétique"2. "Je signe ceci, ici maintenant, à cette date", écrit Derrida. "Quelle
est la vérité de cette fiction, la vérité non-vraie de cette vérité? Ici, ceci,
maintenant, est un schibboleth. Ceci est - schibboleth". C'est lui-même qui
s'implique dans cette affaire, avec sa signature, l'énonciation d'un "je" ou d'un
"moi".

"Quand elle va jusqu'à la mort du nom, à l'extinction de ce nom propre que reste encore
une date, une commémoration endeuillée, la perte ne peut être pire. Elle franchit cette limite
où le deuil même nous est refusé, l'intériorisation de l'autre dans la mémoire (Erinnerung), la
garde de l'autre dans la sépulture, l'épitaphe" (Schibboleth, op. cit. p95).

Voilà ce qui depuis longtemps, depuis toujours peut-être, intéresse


Derrida : une perte de l'origine, inéluctable, et en même temps indestructible
en tant que perte. Il m'est impossible de me décharger de cette dette, je dois
en porter tout le poids, et tout ce que j'ai fait depuis le début, tout ce que je
ferai dans l'avenir, rien de tout cela ne peut échapper à la "mise en œuvre
poétique de la datation"3. Si l'on suit jusqu'au bout ce raisonnement, Jacques


1
Pour Celan : le Juif, mais c'est une figure universelle.

2
Schibboleth, op. cit. p85.

3
ibid, p16.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 343



Derrida ne pourrait se rencontrer lui-même que dans l'expérience du pire, et
son œuvre, toute son œuvre, son œuvre comme telle, en tant que corpus et aussi
en tant que concept, ne pourrait se penser que dans cette expérience.

"Je me suis rencontré - moi-même comme l'autre, un 20 janvier comme l'autre, et comme
Lenz, comme Lenz lui-même, "wie Lenz" (...) C'est moi puisque dans cette figure de l'autre,
comme l'autre, je me suis rencontré à cette date" (Schibboleth op. cit. p27).

Entre l'incinération des dates, indissociable de l'expérience même de l'art,


et l'incinération des corps, indissociable de l'événement historique de la
Shoah, la rencontre serait inéluctable. Peut-être ce point ultime, ce point de
butée, explique-t-il le "tournant" dit éthique des années 1990. Même au-delà
du deuil, sans relève possible, on ne pouvait pas en rester là.

e. Juif et circoncis.

Jacques Derrida a choisi de terminer ce livre, Schibboleth, par un chapitre


sur la circoncision, alors même que, il le reconnaît, Celan évoque peu ce
thème. L'opération est analogue à celle qu'il avait faite, dix auparavant, pour
Glas. Alors que, dans L'esprit du judaïsme, Hegel n'évoque qu'indirectement la
circoncision, sans même employer le mot, Derrida y consacre cinq pages1. Il
s'agissait dans Glas de l'impossibilité, pour Hegel, de "relever" la castration, à
laquelle il identifiait la tradition juive. Dans Schibboleth, le schibboleth de
Derrida, il s'agit de repérer que, dans le poème, dans sa chair, le rien peut
s'inscrire. C'est ainsi que la parole s'ouvre à l'autre, à la promesse, à l'avenir.
L'œuvre poétique est un schibboleth porteur d'une dissymétrie absolue, d'un
reste inassignable, impossible à dialectiser et qui, du fait de cette
impossibilité, laisse venir le tout autre. Ce reste, il le rapproche de la
singularité juive dans l'avant-dernier chapitre.

“Car l'écriture de circoncision que je lui demande, pour laquelle j'intercède auprès de
l'intercesseur, c'est une écriture du rien. Elle opère le rien, chirurgie incisive qui, jusqu'au
sang, jusqu'à la blessure (Wundgeschriebene, pourrait-on dire cette fois) enfonce
l'inscription du Rien dans la chair, dans la parole vive, dans la chair du mot prononçable et
circoncis" (Schibboleth, p109).

Cette affinité étrange, effrayante ou effarante, entre d'une part le rien de


la cendre, celui de la date et de l'holocauste, et d'autre part le rien qui entame
la parole vive, qui circoncit la bouche, cette affinité est portée par le poème,
par l'œuvre en général, et aussi par un double nom : Juif et circoncis.

- Juif est le schibboleth écrit Derrida2. Les deux noms, Juif et schibboleth,
sont interchangeables. Le Juif n'a rien en propre, pas d'essence, pas même son
nom. Le judaïsme s'affirme selon la même structure que celle de la date :
comme un secret incommunicable, une adresse à l'autre dont le contenu est
imprononçable. Tous les poètes sont des Juifs, a écrit Marina Tsvétaïeva : ils ne
peuvent prononcer leur propre nom.

- Tout homme circoncis par la langue ou porté à circoncire une langue est
comme un Juif, comme un poète3. Tous ceux qui habitent la langue en poètes

1
Glas op. cit. pp50a-55a.

2
Schibboleth, op. cit. p92.

3
Ibid p99.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 344



portent en eux la même blessure, la même marque. Engagés dans l'alliance de
la coupure, ils circoncisent les mots. En le nommant, dans une absolue
dissymétrie, ils promettent à l'autre le passage d'un seuil, d'une porte. Cette
promesse peut s'écrire : Circoncis la parole pour lui1. Est-ce une injonction,
une tâche, une éthique ? ou seulement un schibboleth?

f. Date et signature sont indissociables.


Etymologiquement, le latin médiévial data littera2 est le premier mot


d'une formule notariale indiquant l'époque où un acte a été rédigé. Signature
et date y sont confondus. L'inscription d'un jour, d'un lieu, atteste d'une
promesse, d'un engagement, d'une obligation ou d'un serment - comme celle
d'une signature.

"Par essence une signature est toujours datée, elle n'a de valeur qu'a ce titre. Elle date et
elle a une date. Et avant d'être mentionnée, l'inscription d'une date (ici, maintenant, ce jour,
etc.) ne va jamais sans une espèce de signature : celui ou celle qui inscrit l'année, le jour, le
lieu, bref le présent d'un "ici et maintenant" atteste par sa propre présence à l'acte de
l'inscription" (Schibboleth, pp33-34).

La date est une incision dans la mémoire et dans le temps3. En rassemblant


des éléments disparates, pour lesquels il n'y a plus de témoin, elle manifeste
qu'il y a de la singularité chiffrée, irréductible au concept et au savoir. Le
poème peut encore être lu, mais comme un mot de passe incompréhensible,
un schibboleth, qui scelle et descelle à la fois. Parler, c'est parler ici (en un lieu,
une contrée, une langue), c'est parler maintenant (à une date qu'on peut
consigner dans un calendrier) - et c'est aussi parler de cette date. Si je déclare
quelque chose, aujourd'hui, j'inscris la date, je la consigne, je la détermine.
C'est la date où j'ai déclaré ceci. Ma déclaration est datée, signée. Tout ce que
je peux dire de la date - y compris de la date comme concept - est daté.

Désigner une date selon un code objectif, c'est préparer la possibilité de sa


commémoration. On retrouve cette structure, répétée sous la forme d'un
anneau, dans les anniversaires, les horloges, les cadrans solaires, et aussi le
retour des rituels4. En tant qu'objets idéaux, la date ou l'heure reviennent
toujours à la même place. Mais il faut pour cela qu'ils aient préalablement
réduit en cendre l'événement indéchiffrable dont ils sont le rappel. A chaque
commémoration, il faudra, à nouveau, oublier l'unicité de l'événement. Pour
signer, il ne suffit pas d'écrire son nom. Il faut acquiescer, confirmer,
authentifier5. Oui oui, cet écrit est ma signature : je signe6. Je dis oui, j'accepte,
je triomphe - mais c'est un moment maniaque7. Si je signe, c'est parce que je
suis déjà en train de renoncer, de me résigner à une perte irrémédiable. En



1
Ibid p110.

2
On peut traduire ces mots par : lettre donnée.

3
Schibboleth, op. cit. p36

4
Ibid. p90

5
Ulysse gramophone, op. cit. pp121-122

6
Ibid p128

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 345



signant, je me détache, je me sépare, je fais le deuil de ce moment unique,
daté, qui ne reviendra plus. Ce qui m'était proche alors ne l'est plus tout à fait,
cette signature m'est propre mais je l'inscris, je la laisse là. Il faut que je m'en
départisse, il faut que j'accepte cette partition, cette expropriation1. Plutôt
que de tout perdre, je signe.

Une œuvre dite d'"art" renvoie toujours à une date unique, singulière. Son
attrait tient en partie au secret, à l'énigme de cette date perdue2. Un "Je"
singulier, solitaire, survit à travers elle. Par l'art, il s'affranchit de l'art; « il va
et vient », sans horizon ni destination pré-établie. L'indéchiffrable de la date
vaut pour toute œuvre : théorique, littérale, littéraire, musicale,
pictographique, idéographique ou picturale. On peut dire de l'art qu'il est le
produit d'un "Moi" singulier, solitaire, qui met en œuvre cette énigme. Elle ne
s'impose pas à lui comme souvenir heureux, mais plutôt comme blessure,
entaille, qui n'est lisible qu'à partir d'autres dates3.






4.2.4 Le deuil de la signature

Quand les auteurs, à la manière conventionnelle, signent et datent leurs
textes, ils effacent les problématiques de la date et de la signature. Dès que
que la logique du signe ou de l'ordre symbolique prévaut, les questions
d'identification, de cadre ou de parergon sont exclues. Derrida lui-même ne
manquait jamais de dater et signer ses textes à la façon classique, et cette
pratique reste universelle, y compris parmi ceux qui se réclament de la
déconstruction. Dans Le facteur de la vérité, il analyse le cas de Lacan qui,
dans son interprétation du texte d'Edgar Poe, La lettre volée, laisse tomber
tout ce qui n'entre pas dans son analyse structurale 4. P o u r penser
philosophiquement ou analytiquement, Lacan doit éliminer toute trace
chiffrée de la date, tout schibboleth. C'est une opération exactement inverse
que tente Derrida dans Glas. Ce texte s'ouvre par les problématiques du nom
et de la signature. Dès le Prière d'insérer, et plus loin dès la première page5,
sur les deux colonnes, ces problématiques sont posées. Derrière l'élaboration



7
Au sens de Freud.

1
Déplier Ponge, op. cit., pp34-35

2
Schibboleth, op. cit., p17. Le philosophe ne pourra jamais mettre en œuvre l'énigme de la date; seul
un "je singulier" peut le faire (c'est-à-dire pas même un poète, si l'on prend le mot "poète" dans sa
généralité).

3
Lorsque (par exemple) On Kawara écrit sur un tableau JULY 6, 1973, cette inscription est
irréductible à tout savoir. La date résiste à la pensée. A partir d'aujourd'hui, qu'est-ce que le 6 juillet
1973? On commémore cette date, mais l'énigme subsiste, intraduisible. La question posée autour de
cette énigme fait l'œuvre. Que s'est-il passé à cette date qui a rendu l'œuvre possible? La réponse est
inaccessible, la date est inarchivable (comme l'archi-écriture).

4
La Carte Postale, op. cit. p460.

5
Glas, op. cit., p7

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 346



du nom de Hegel, interrogé1 comme celui qui voudrait inscrire sa signature
sous le sigle du savoir absolu, et celle du nom de Genet, interrogé comme
celui qui s'approprie ses compagnons en les glorifiant, effaçant leur
singularité derrière des surnoms2, c'est toujours, aussi, de son "propre" nom
qu'il s'agit (Jacques Derrida), son patronyme à lui, dont il a déjà fait son deuil,
puisqu'il a signé ce texte. Entre le travail qu'il fait sur les noms des autres
auteurs et celui auquel il se livre sur son propre nom, qu'il met en pièces, il y
a un lien essentiel : résister à une certaine chute. Quelle chute? Ce n'est pas
toujours la même. Seul le signataire peut mettre en pièces sa propre signature,
tandis que la signature des autres, il ne peut que l'élaborer (Prière d'insérer).
Tout Glas est pris dans cette tension. Il faut que le seing chute, qu'il tombe;
mais alors le texte aussi chute, lui aussi tombe. Ou encore, inversement : pour
déconstruire le lien indissoluble entre texte et signature, il faut que, déjà, le
texte travaille à faire son deuil (son propre deuil, et aussi celui de la
signature). D'un côté, un texte n'est lisible que si, derrière la signature, un
nom propre s'oublie, se perd, se refoule. Mais d'un autre côté, il n'y a pas de
texte sans un nom qui vienne le brouiller, entamer sa signification. Le nom est
déjà condamné à mort (comme les personnages de Genet), il est voué au
tombeau, à l'éclatement, à se transformer en débris (le seing, la signature),
tout en étant glorifié, magnifié, érigé en beauté.

On peut penser le savoir absolu, dit Derrida à propos de Hegel, mais on ne


peut pas le signer3. Le savoir absolu ne se laisse pas ensigner. S'il est absolu,
c'est qu'il est incompatible avec un enseignement singulier, une signature, un
signataire. Ce qui pourrait vouloir dire, par contre-épreuve4 ou a contrario,
que l'autre texte, celui de Glas, se laisse ensigner. Il y aurait donc une
signature à Glas, celle de Jacques Derrida. Mais cette signature, dit-il dès la
seconde page5, elle chute. Il faut la laisser tomber, en reconnaître la faillite, y
faire passer le scalpel pour la diviser6. La forme même de Glas, son écriture,
son organisation, est suspendue à cette chute. Même si l'on ne savait rien de
l'intention de l'auteur, on pourrait lire cette injonction, projetée par le texte
avant lui. Dès ses premières lignes, le texte fait penser que la signature aura
chuté, au risque de chuter lui-même, et sachant que, malgré tout, bien sûr, le
texte est signé. Il suffit de dire "Je suis" et déjà, d'avance, "je" a signé son
propre glas. C'est une guerre à mort qui s'enclenche, entre deux textes (le
sien propre et celui de l'autre), entre le père [du texte] et le fils, entre une
mère phallique, castratrice (qui découpe le texte, le délimite), et son
partenaire (qui peut se faire tuer, empoisonner, manger).

Jacques Derrida a voulu montrer dans Glas que le texte lui-même pouvait

"Se laisser penser et se laisser signer, peut-être ces deux opérations ne peuvent en aucun cas se
1

recouper" (Ibid p7a).



2
Ibid pp11b-18b

3
Ibid p7a

4
Ibid p7ai

5
Ibid p8b, on a changé de colonne.

6
Ibid p9b

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 347



faire son deuil de la signature1. Derrière l'entièreté apparente du nom, peut se
dissimuler une autre signature, plus puissante, plus vieille, la signature d'un
autre ou d'une autre. Signer, ce n'est pas seulement reconnaître que, déjà, “je“
suis mort, c'est aussi reconnaître que la signature travaille elle aussi à faire
son deuil du texte.

"Le glas est aussi d'une guerre pour la signature, d'une guerre à mort - la seule possible -
en vue du texte, donc, qui ne reste finalement, obséquemment, à personne" ( Glas op. cit.,
p83b).






4.2.5 Considérer chaque œuvre comme une singularité unique

Toute œuvre peut être lue à partir des catégories usuelles de l'histoire de
l'art (style, école, époque, auteur, technique employée, influences, etc...). Sous
l'angle de la connaissance ou du savoir, ces catégories sont légitimes, mais
sous l'angle de l'œuvre elle-même, elles fonctionnent comme une mise au
tombeau. En effet, en quoi une œuvre se singularise-t-elle comme œuvre?
Certainement pas à travers ces catégories générales. Chaque œuvre est
imprévisible. Elle a ses sources uniques et ses effets singuliers2. Avec cette
thématique, Jacques Derrida se situe dans la continuité d'autres penseurs
comme Walter Benjamin et sa conception « monadologique »3, ou encore
Franz Rosenzweig dans son analyse du monologue tragique4.



1
« Pour échapper à toute dette, il n'y a d'autre moyen que devenir invisible, indistinct, anonyme. Or
on ne peut atteindre cet anonymat qu'à travers les pseudonymes et les hétéronymes, c'est-à-dire à
travers le changement de nom, à travers la métamorphose ou la métanymie, à travers la multiplication
des noms, des marques, des masques (…). Donc, toute relation de dette, qu'elle soit donnée comme une
relation d'alliance ou comme une relation de domination, se fonde sur le témoignage de soi, sur la
confession, enfin sur la mémoire du propre nom. Par là même, toute tentative de se soustraire à la dette,
de la suspendre ou l'annuler, se fonde sur la simulation, sur l'occultation et, en dernière instance, sur
l'oubli du propre nom. Ainsi, le nom propre c'est, en même temps, la frontière et le passage entre la
domination et l'alliance, mais aussi entre la dette et la grâce, entre la faute et le pardon » (Antonio
Campillo, Les frontières du nom, dans Le Passage des frontières, 1994, op. cit., p376).

2
J. Hillis Miller : « Derrida en arrive à la surprenante conclusion que non seulement la littérature
cache des secrets qui ne peuvent être révélés, mais aussi que la littérature est irresponsable tout en
“aggravant d'autant, jusqu'à l'infini, sa responsabilité pour l'événement singulier que constitue chaque
œuvre (responsabilité nulle et infinie, comme celle d'Abraham)“ (…) Chaque œuvre est différente de
toutes les autres œuvres, comme chaque personne est différente de toutes les autres ( Une profession de
foi, dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit.).

3
« La conception monadologique de la temporalité historique que Benjamin développe dans son
introduction à L'Origine du drame baroque allemand met l'accent non sur les lois générales des
processus historiques, mais au contraire sur l'individualité de chaque époque, envisagée comme un
phénomène spécifique, et qu'il faut détacher du flux du devenir pour l'étudier comme une entité
portant en elle-même la loi de son propre fonctionnement (…). L'esthétique va lui fournir le modèle
d'une histoire spécifique, non régie par le principe de causalité, et fondée sur l'insertion de chaque
œuvre d'art dans une zone de temporalité autonome, engendrant pour ainsi dire son propre présent,
son propre passé et son propre avenir » Stéphane Moses, L'Ange de l'histoire (Gallimard), pp173-174.

4
« Car le Soi ne peut que se taire. (…) Le Soi ne s'exprime pas, il est enfoui en soi. Mais dès qu'il
entre en conversation, il cesse d'être Soi ; Soi, il ne l'est qu'aussi longtemps qu'il est seul. C'est ainsi qu'il
perd dans le dialogue même l'élan vers un langage qu'il avait déjà pris dans le monologue. Le dialogue

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 348



Le paradoxe de l'œuvre, c'est que d'un côté, aucune loi ne la détermine5,
mais que d'un autre côté, il faut qu'elle se rapporte à la loi.




4.2.5.1 L'œuvre dit la généralité de la loi, et aussi la
singularité de celui qui s'y rapporte

Dans La Vocation de l'écriture, Marc Crépon fait observer que, pour rendre
compte de l'origine de la violence, de nombreux penseurs ont préféré
recourir à des récits ou des fictions, plutôt qu'à un argumentaire sous forme
d'essai. C'est le cas de Jean-Jacques Rousseau2, de Sigmund Freud3, et aussi de
Franz Kafka4. Ce recours peut s'expliquer par le fait que la loi est à la fois :

- générale : qu'elle soit naturelle, morale ou juridique, elle s'applique à


tous, elle se veut universelle.

- et singulière : la loi s'impose à chacun, elle s'inscrit singulièrement dans


le corps de chacun, sa subjectivité, sa voix, sa façon de parler.

L'origine de la loi est énigmatique, obscure, inaccessible. Qu'est-ce qui fait


que la loi est la loi? D'un côté, on peut s'y soumettre sans connaître son
histoire, on peut respecter son autorité même si son fondement reste secret
o u mystique. Mais d'un autre côté, on ne renoncera jamais au désir d'en
découvrir l'origine. Qui garde la loi? Dans le récit de Kafka, il y a un gardien.
Mais ce qui garde la loi doit-il nécessairement prendre la figure d'un gardien?
Selon Marc Crépon, cela, qui garde la loi, pourrait être la langue elle-même.
Renvoyant à la formule derridienne du Monolinguisme de l'autre5, il fait
observer que d'une part nous nous plions chacun à la loi de cette langue que
nous parlons - qui est la nôtre -, mais que d'autre part, cette même langue
n'est pas la nôtre - car elle nous est imposée par la famille, l'école, la société et
les nombreuses institutions dans lesquelles nous sommes pris. Notre loi, c'est
qu'il faut que nous vivions déracinés, exilés dans notre propre langue.

Ce que Marc Crépon, dans ce texte, dit du récit, reformule avec d'autres
mots le concept derridien de l'œuvre. Chacun est pris dans la réitération
d'une dialectique entre "langue de départ" et "langue d'arrivée"6. La première,

n'aboutit pas à établir une relation entre deux volontés, car chacune de ces volontés ne peut que désirer
sa singularité ». Franz Rosenzweig, L'étoile de la Rédemption, p118.

« Il me semble cependant que les œuvres d'art se caractérisent justement par le fait qu'elles
5

constituent, contrairement au concept, quelque chose de concrètement individuel. Dès qu'on eut
enserré l'acte de voir dans des règles rigides, tout mouvement historique, toute dialectique allait
dégénérer en défaut ». Carl Einstein, Georges Braque, p72.

2
Le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (Pléiade Gallimard, tome
2).

3
Totem et Tabou (textes de 1913, in Freud, Œuvres complètes, tome XI).

4
Le Château et, dans le Procès, le court récit déjà mentionné dans le §3.1.7.4, Devant la loi, op. cit.

5
« Je n'ai qu'une langue, mais ce n'est pas la mienne » (Le monolinguisme de l'autre, op. cit. p15).

6
La Vocation de l'écriture, op. cit., pp70-71.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 349



qui nous vient du dehors, ne peut pas être totalement maîtrisée. Pour s'y
retrouver ou s'y stabiliser, il faut inventer "sa propre singularité dans la
langue". Il faut fabriquer un autre idiome, une autre "langue d'arrivée", qui
rendrait droit à ce qui nous arrive, à ce qui fait événement. Mais une
dépossession nouvelle peut toujours venir bousculer cet idiome. Telle est la
folie de la langue, son irréductible altérité. C'est cette menace de folie qui
conduit à recourir à la fiction. On peut, par les voies détournées d'un récit,
aider à rendre viable un rapport à la langue, contribuer à produire un rapport
absolument singulier à la loi et à l'interdit. C'est ainsi qu'a procédé Kafka. Il a
tenté, par l'écriture, de déchiffrer, tant bien que mal, son rapport à la loi, de
rompre cette fatale inaccessibilité dont il a parlé dans sa Lettre à son père.

"Cette inaccessibilité, c'est d'abord le récit qui lui donne forme. Ce qu'il produit, comme
les contes de Shéhérazade dans Les Mille et Une Nuits, ce n'est rien d'autre, en effet, que la
mise en œuvre ou la mise en langue de la différance - comme si c'était là, au fond, la raison de
toute écriture, comme si l'impossible anamnèse de l'origine nous vouait à différer
indéfiniment sa rencontre dans et par l'invention d'une langue et la reprise d'un récit qui
sont autant de suspensions du rapport à la loi, ou du moins de toute relation à elle qui se
voudrait directe, immédiate, frontale. Oui, il se pourrait bien, au bout du compte, que ce soit
là, dans ce lieu improbable qu'on appelle la littérature, que se nouent, là où elles font le
creuset de toutes singularité, notre relation à la loi et notre relation à la langue" (Marc
Crépon, La Vocation de l'écriture, op. cit., p75).

Par la production d'œuvres, "le hiatus entre la généralité de la loi et la


singularité du rapport que chacun entretient avec elle redevient viable"1. On
pourrait élargir la proposition de Marc Crépon en avançant l'hypothèse que,
peut-être, une œuvre quel que soit son genre2 pourrait se nouer au lieu de
cette archi-origine inaccessible, cette origine aporétique de la loi.

"Voilà où réside la subversion! La littérature "impose" sa loi qui, devant la loi, la met hors
la loi. Elle résiste à la résistance de la loi dans et par l'invention répétée de son idiome. Il n'y a
pas d'autre voie" (Marc Crépon, ibid, p76).

En d'autres termes, par l'œuvre, on ne peut pas espérer échapper à la folie


de la langue, mais on peut espérer vivre avec. Vivre avec, c'est faire venir une
autre loi de la langue, une autre loi qui se serait détachée de sa souveraineté.
Mais cette autre loi ne peut pas se stabiliser. Elle reste en suspens. La
singularité de l'idiome ne peut pas faire loi.




4.2.5.2 « Je suis une œuvre », dit l'œuvre, cette mise en
abyme

Si chaque œuvre, en tant que singularité unique, est également porteuse
de la loi, cette loi ne s'impose pas à elle de l'extérieur. La formule déjà
mentionnée3 : il n'y a rien en-dehors du texte, peut aussi s'écrire : Il n'y a rien
en-dehors de l'œuvre. Rien ne la surplombe : aucun commentaire, aucun titre,


1
Ibid p72.

2
Et pas seulement un récit, pas seulement la littérature, pas seulement l'écriture.

3
au §2.2.2.1

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 350



aucun nom d'auteur, aucune description, aucune légende. Si ce qui désigne
l'œuvre ne peut se trouver que dans l'œuvre, c'est bien de mise en abyme qu'il
est question.

Reprenons le cas de Francis Ponge1. Il voulait écrire de telle façon que ce


soit la chose même qui s'écrive. Il voudrait s'effacer devant elle. Quand il
signe de son nom, il voudrait que cette signature ne soit rien de plus qu'une
contresignature de la chose, qu'elle disparaisse dans la chose2. Le résultat est
paradoxal. D'un côté, la chose s'écrit dans l'œuvre : Je suis la chose, dit-elle3;
d'un autre côté, la signature de Ponge s'hypostasie indéfiniment Je suis le
signataire, dit-il4. Par cette double mise en abyme, Ponge contracte une
alliance infiniment inégale avec la chose. Signant lui-même à sa place, il exige
qu'elle soit muette; mais en même temps, il affirme un parti-pris : il faut que
la chose se passe de lui. Le résultat de ce double effacement est un monument
colossal, une inscription athéologique, une éponge : une œuvre, dont la
structure est donnée par un poème signé Ponge : Fable5. Comme toute fable,
l'œuvre pongienne ne parle que d'elle-même.

« [Francis Ponge] doit s'acquitter d'une dette infinie (…) à l'égard de ce qu'il appelle la
chose. La chose dicte ses conditions, bien qu'elle soit muette ; et parce qu'elle est muette, elle
n'entre pas dans le contrat. (…) Demandant tout et rien, la chose place le débiteur (celui qui
voudrait dire proprement ma chose) en situation d'hétéronomie absolue et d'alliance
infiniment inégale » (Signéponge, op. cit. pp42-43).

Au bout de ce processus, les deux signatures s'effacent. Il n'y a plus ni


auteur, ni objet. Mais la chose est tout autre - elle est indifférente, non
concernée, absolument hétéronomique, ni sujet, ni discours. Elle ne demande
rien. C'est elle qu'il faut respecter, elle qui dicte sa loi. En lui dédiant son
écriture singulière, Ponge accepte un redoublement de signature (une
contresignature) qui équivaut à l'effacement de sa signature à lui. Le texte se
transforme en inscription légendaire, analogue à un oracle ou un proverbe :

1
v. §4.2.2.2

2
Signéponge, op. cit., pp106-117.

3
Il faut que ce soit la chose elle-même qui signe son texte, qu'elle s'auto-affecte. C'est la condition
pour qu'elle puisse se passer de la signature de Ponge. D'où le parti-pris de Ponge pour le propre, sa
crainte du sale, du souillé. Il travaille à la purification de la chose afin qu'elle puisse, elle, dans un
second temps (re-marque), signer et nommer le texte.

4
Francis Ponge ne parle pas comme un philosophe, par concepts et généralités, mais signe en son
nom propre. Il prend un engagement devant la chose : c'est elle qui va parler, mais comme elle est
muette, elle ne pourra parler que par l'intermédiaire de sa signature à lui. Il se sacrifie en son nom. En
se soumettant à sa loi, il l'oblige à parler et signe à sa place. Il se l'approprie. Il érige sa signature en
chose. Son texte est un événement chaque fois singulier, daté, borné, unique, irremplaçable.

5
«FABLE / Par le mot par commence donc ce texte / Dont la première ligne dit la vérité, / Mais ce tain
sous l'une et l'autre / Peut-il être toléré ? / Cher lecteur déjà tu juges / Là de nos difficultés… / (APRES
sept ans de malheur / Elle brisa son miroir). » Texte publié dans Proêmes (OC Pléiade p176) et (Tome
Premier, Gallimard, p144). Contrairement aux autres textes du recueil, il n'est pas spécifiquement daté.
Ce texte simple, parfaitement intelligible et normal dans sa grammaire, déconstruit des oppositions
comme dire/faire, constatif/performatif, langage/métalangage. Il réunit deux fonctions hétérogènes :
(1) Son malheur, c'est qu'il ne parle que de lui-même. Il se répète, il se fait l'écho de son propre
discours, dans le jeu spéculaire infini du miroir et du langage (auto-référence). (2) Le miroir instable
finit par se briser [à moins que, dès le début, il n'ait été brisé]. Le texte démontre en acte qu'il peut y
avoir de l'invention, du nouveau (hétéro-référence). S'instituant comme événement, comme œuvre, il
perturbe les normes de l'écriture classique.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 351



œuvre-chose ou œuvre-objet. La loi qu'il instaure, sa décision de se
transformer lui-même en éponge ou subjectile, cette loi est immédiatement
transgressée par la singularité et l'unicité de son écriture. Une mise en
abyme, chaque fois, dans chaque œuvre, se répète.




4.2.5.3 Arrêter le glissement, pour sauver la déconstruction

Dans le troisième chapitre de son livre Cryptes de Derrida1, Jacob
Rogozinski analyse le rapport de Jacques Derrida à la vérité. Dans toute son
œuvre, on retrouve la même tension : tout en soutenant qu'il n'y a pas "la"
vérité, il affirme aussi, simultanément, qu'il faut la vérité2. D'un côté, la vérité
est une fiction, un nom maudit, un fétiche, un fantasme, une ruse du
logocentrisme, une menace aveuglante. Il n'y a pas de déconstruction sans
déconstruction de la vérité, et tous les concepts derridiens (archi-écriture,
trace, hymen, pharmakon, parergon, etc.) s'affirment en excès de la vérité.
Mais d'un autre côté, il ne renonce jamais au désir de vérité, c'est au nom de
la vérité qu'il écrit. Même s'il laisse entendre que cette affirmation n'est
qu'une feinte, une mise en scène, la vérité reste présupposée. On ne peut pas
la révoquer sans reste.

"La déconstruction s'exercerait donc au nom de la vérité, dans le désir de sauver la vérité.
Elle se contenterait de la déplacer du registre constatif au registre prescriptif, d'en faire
l'enjeu d'une nécessité éthique, d'un impératif (ou, si l'on veut, d'un performatif ). (...) Cette
prescription deviendrait alors la vérité de la "vérité", et c'est la loi, c'est un impératif
inconditionné qui nous oblige à la vérité, une exigence archi-éthique qui commande à toute
déconstruction comme à toute pensée" (Jacob Rogozinski, Cryptes de Derrida, p111).

On peut comparer ce "Il faut" au "Oui" archi-originel du langage. De même


que le langage se sera toujours adressé à nous comme une injonction, il aura
toujours fallu dire "oui" à la vérité, même pour déconstruire. On retombe sur
la même aporie : le nom de vérité serait la bénédiction, la promesse, la chance
de la déconstruction, sa condition de possibilité, mais il serait impossible de
déconstruire la métaphysique, sans déconstruire aussi l'alèthéia, telle qu'elle
a été problématisée par Heidegger.

C'est ici que Jacob Rogozinski repère un chiasme qui va mettre en jeu le
seing même de Jacques Derrida, sa signature :

- Heidegger a foi en la vérité. Selon Derrida, ses motifs majeurs (l'Être,


l'Homme, la Parole, le Logos, le Temps) ne font que répéter l'héritage de la
tradition. L'ouverture de l'Être, comme donation et envoi, est sa vérité, et
cette vérité n'est autre que l'alèthéia grecque : un dévoilement qui, étant aussi
revoilement, est indissociable de la non-vérité. Mais Jacob Rogozinski fait
observer3 qu'il y a pourtant, chez Heidegger, un trait générateur (Riss4) qui

1
Cryptes de Derrida (Jacob Rogozinski, Ed Lignes, 2014)

2
Positions (Jacques Derrida, 1972, p80)

3
Cryptes de Derrida, op. cit. p123

4
L’origine de l’œuvre d’art (Matin Heidegger, dans Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p71).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 352



trace les lignes directrices de l'oeuvre d'art, et permet de différencier la vérité
de l'illusion.

- pour Derrida, la vérité ne peut jamais se stabiliser, elle est toujours


destituée par une non-vérité en excès, plus puissante, plus vieille, plus
originaire : l'écriture, la différance, la mimesis, la littérature, la femme, etc.
Aucune démarcation ne permet de distinguer le simulacre de l'image et du
modèle.

Dans les deux cas, vérité et non-vérité s'entrelacent, avec le Riss comme
point de croisement. Or le Riss, selon Rogozinski, c'est le seing, la trace du
moi dans l'œuvre. Par cette trace, la mimesis ne se poursuit pas indéfiniment.
Un point d'arrêt, qui est l'incision de la vérité, endigue la prolifération. Cela
vaut pour toute œuvre, qu'elle soit poétique, picturale, rhétorique ou autre :
le point où vérité et non-vérité deviennent quasiment indécidables est aussi
celui d'une décision où se dénoue la crise. Or, Jacques Derrida signe ses
textes. En signant, il se protège contre la menace d'une oncologie inarrêtable,
d'un e dispersion in f in i e, d'un e déban d ade qui le perdrait dan s
l'indifférenciation. On pourrait dire (ce que ne dit pas Rogozinski) qu'il se
vaccine lui-même. En se soumettant à la loi de la vérité, il sauve la
déconstruction. Dans son oeuvre, les phases d'excès (dissémination) et de
rechute dans la métaphysique se succèdent, se combinent et s'inversent, le
décryptage pouvant reconduire à l'alèthéia et l'écriture cryptique pouvant
reconduire à la non-vérité. Cette quadrature, comme dit Rogozinski, n'est pas
sans issue.

"Y aurait-il chez Derrida l'équivalent de ce trait qui permet à la vérité d'advenir dans une
œuvre? Lui-même n'hésite pas à rapprocher le Riss heideggérien de ces motifs majeurs de sa
pensée que sont la trace, le re-trait ou l'entame. Il y voit un "écart différentiel", mais aussi un
"performatif d'écriture", une marque générative, un"événement de propriation" (Psyché,
pp86-92)" (Jacob Rogozinski, Cryptes de Derrida, p144).

Sans la signature, il n'y aurait pas de texte, pas d’œuvre1. Si l'on n'arrêtait
pas le glissement des renvois textuels, la promesse de la déconstruction
risquerait de sombrer dans le nihilisme.








4.3 L'idiome

On connaît la réticence de Derrida à produire une formule ou une
formulation qui pourrait être lue comme une définition directe de la

1
Plus loin, Jacob Rogozinski ajoute : « Ce qui est en jeu, c’est la question de l’œuvre, de l’unité que
l’on peut attribuer à une « œuvre » ou une « pensée », par-delà tous les glissements, les revirements, les
fractures qui l’affectent. Pas d’œuvre, pas de pensée, pas de langue, rien , aurait-il pu répliquer, en
pastichant le désœuvré de Rodez. Pour le dire autrement, il y a toujours plus d’un envoi, plus d’un
« Derrida ». Certes, mais cette multiplicité disséminée en vient malgré tout à se rassembler sous l’uniét
d’un paraphe. Trait de vérité, einziger Zug. Même si ce trait se divise inévitablement, impossible de ne
pas en tenir compte, si l’on espère dégager la vérité de l’œuvre de tout ce qui la recouvre et tend à
l’effacer » (Cryptes de Derrida, op. cit., p148).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 353



déconstruction ; mais on trouve dans son œuvre plus d'une formulation
indirecte. En voici une :

"Il ne suffit pas de dire que chaque "événement" de déconstruction reste singulier, ou en
tout cas au plus près possible de quelque chose comme un idiome et une signature (...)"
(Derrida, Lettre à un ami japonais, Psyché II, op. cit., p12).

Cela ne suffit pas, certes, mais c'est tout de même une indication. Dans sa
singularité, un événement de déconstruction doit rester "au plus près
possible de quelque chose comme un idiome". Mais cela ne fait que déplacer
la question. Comment définir un idiome ? La difficulté n'est pas étrangère à
celle que nous rencontrons pour définir une œuvre, et dans ce cas comme
dans l'autre, il faudra procéder de manière indirecte.



4.3.1 Idiome et néologie.

Partons de l'article de Jean-Pierre Moussaron intitulé L'esprit de la lettre,
paru dans le Cahier de l'Herne consacré à Jacques Derrida en 2004. Il
commence par une citation de Roland Barthes :

« Derrida a été de ceux qui m'ont aidé à comprendre quel était l'enjeu (philosophique,
idéologique) de mon propre travail : il a déséquilibré la structure, il a ouvert le signe : il est
pour nous celui qui a décroché le bout de la chaîne. Ses interventions littéraires (sur Artaud,
sur Mallarmé, sur Bataille) ont été décisives, je veux dire par là : irréversibles. Nous lui
devons des mots nouveaux, des mots actifs (ce en quoi son écriture est violente, poétique) et
une sorte de détérioration incessante de notre confort intellectuel » (Lettre à Jean Ristat,
1972)1.

L a néologie, dit l'Encylopédie Wikipedia, est « une discipline de la


terminologie qui se concentre sur les néologismes, la création ou le recyclage
de mots pour des usages nouveaux ». Il est probable que Jacques Derrida a
déjà mis en œuvre tous les procédés néologiques ou néonymiques
imaginables : outre la création et le recyclage, la dérivation (préfixation ou
suffixation), la conversion, la composition, syntagmatique ou savante, la
réduction, l'emprunt, la traduction, etc. Jean-Pierre Moussaron en propose
une liste dont nous pouvons citer les principaux éléments : ajout de
significations à des mots existants2, enrichissement du lexique par
introduction d'unités nouvelles par l'intermédiaire du trait d'union3, de









1
Lettre du 21 mars 1972 reprise dans les œuvres complètes de Roland Barthes, tome II, p1417
(Seuil, 1994).

Supplément, hymen, spectre, dissémination, sténographie, gramophone, bord, cendre, colossal,
2

crampon, crypte, date, hérisson, hospitalité, marge, monstre, parage, parasite, reste, tangente, trace,
tympan, voile, etc.

3
Sur-parasite, écriture-faucille, phrase-chose, fou-enfant, homo-hégémonie, à-traduire, contre-
conjuration, électro-cardio-encéphalo-LOGO-icono-cinémato-biogramme, etc.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 354



scissions de mots1, de prolongements2, de retournements3, d'agglutinations4,
d'emboîtements de vocables5, intrusion de mots étrangers (allemands,
hébreux, espagnols, latins, grecs), fabrication de termes interlinguistiques6,
changement de sens par introduction d'une seule voyelle7, etc.

« Par ces alliances inédites de sons et de sens qu'il imprime au tréfonds de la langue,
l'idiome (de) Derrida, manifestant là l'une de ses spécificités majeures, instruit la
reviviscence de celle-ci. De fait, rameutant un pluriel de significations comprimées en des
vocables multivoques, il retend la langue (comme on le dirait d'un arc), en accroissant ainsi
sa densité. Laquelle, issue d'une épargne de signifiants, augmente à son tour l'intensité
d'impact de l'écriture derridienne. » (Jean-Pierre Moussaron, L'esprit de la lettre, ibid, p364).

Cette néologie généralisée n'est pas seulement rhétorique ou stylistique.


Elle touche à la question de l'œuvre, à son essence. Il faut que le lecteur se
heurte à un vocable inconnu pour ébranler le système du langage, introduire
une discontinuité, une altérité, faire perdre au sens son évidence. Il faut
occulter l'horizon pour que d'autres langues ou fragments de langues, une
inquiétante étrangeté, hantent la langue courante8, bouleversent et
renouvellent le penser philosophie en général. Il faut brouiller la distinction
de la forme et du sens pour constituer une œuvre par dissémination,
insémination, essaimage, greffe, passages de lettres et de mots.

Un idiome qui s'identifierait à lui-même, qui ne transformerait pas son


héritage linguistique, qui ne répondrait pas à l'exappropriation générale de la
langue, serait-il encore digne de ce nom? En devenant lisible, en se stabilisant,
en se répétant, en parlant par concepts et généralités, il effacerait sa marque
idiomatique, la signature. Lorsque, au début de Passe-partout9, après avoir
annoncé la phrase "Je m'intéresse à l'idiome en peinture" 10, Jacques Derrida
s'interroge sur le vouloir-dire de cette phrase, il énumère quatre possibilités
ou, comme il le dit, quatre traductions. Mais ce chiffre n'est pas un simple
nombre : c'est le chiffre de l'excès, du supplément, de la dissémination. Il y a
quatre traductions comme il y en aurait trente-six : car si idiome il y a, il est
l'ouverture de tout système à son dehors, il est ce qui, toujours, divise l'unité
de ce trait qui prétend le border comme on borde une œuvre.

1
Re-marque, auto-nome, véri-fication, dés-avouer, etc.

2
Magnétophonique, mysticoïde, messianicité, hyperbolite, etc.

3
Indirection, indispositif, adestination, adestinerrance, exappropriation, etc.

4
Mondialatinisation, faufilature, locommotion, clandestination, etc.

5
Stricture, décélébration, anthœdipe, anthérection, obséquence, topolitique, artefactualité,
actuvirtualité, etc.

6
Typtein, graphein, haptique, vade-mecum-retro-Satanas, cryptophilie, onirophilique, pyrification,
scriblage, double bande, intropathie, haptocentrisme, phallogocentrisme, etc.

7
Différance bien sûr, et aussi arrivance, revenance, demeurance, férance, significance, etc.

8
« Tout se passe comme si était visée par le dire derridien la constitution d'une mémoire babélienne
du langage, dont le pluriel, toujours accru, soit autant tourné vers l'avenir à inventer que vers le passé à
recueillir » (Jean-Pierre Moussaron, ibid, p367)

9
Passe-partout, premier texte de La vérité en peinture (Flammarion, 1978).

10
Dans cette phrase, le « je » est indéterminé, celui qui le prononce n'est pas révélé.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 355



"Ce qui fait au moins, si vous comptez bien, quatre hypothèses, mais chacune se divise,
par greffe et contamination de toutes les autres, et vous n'en aurez jamais fini de traduire.
Moi non plus. Et si vous vouliez patienter un peu en ces lieux, vous sauriez que je ne peux
dominer la situation, ni la traduire, ni la décrire. Je ne peux pas rapporter ce qui s'y passe, le
raconter ou le dépeindre, le prononcer ou le mimer, le donner à lire ou à formaliser sans
reste" (Jacques Derrida, La vérité en peinture, 1978, op. cit. p5).

L'idiome commence par ce qui, en lui, ne peut être ni dépeint, ni décrit


complètement, ni dominé, ni lu, ni traduit, ni formalisé, ce reste
imprononçable, elliptique, aussi insaturable qu'un contexte, toujours encore
divisible et réductible, cet autre qui se retire dès le départ et peut toujours
revenir ou ne pas revenir1. Son système, c'est qu'il parasite et qu'il peut
toujours se laisser parasiter. Freud a tenté de lire des idiomes, de les
interpréter. Il a proposé pour cela toutes sortes de techniques, de méthodes,
de codes ou de règles, mais, au final, il lui a fallu se rendre à l'évidence : n'est
idiomatique que le résidu indéchiffrable.

Concluons donc sur ce que Marc Crépon en dit :



“Hors cet idiome singulier [celui que je parle], il n'y a place que pour un sentiment d'exil.
Mais cet idiome lui-même (qui n'est pas la langue française) désigne peut-être aussi un autre
exil - un exil de la langue dans la langue, un exil de celui qui parle, dans "sa langue
maternelle", à l'intérieur de sa propre langue, une autre langue qui n'est pourtant pas une
langue étrangère. Quelle langue alors est la sienne? Qu'est-ce qu'il "possède" au juste? Où est-
il chez lui? Quelle est sa demeure?" (Marc Crépon, Langues sans demeure, op. cit., p12).

qui résonne avec les derniers mots de Jean-Pierre Moussaron :

« A travers la constante réflexion du discours sur lui-même, le tournoi continué de
plusieurs langues, l'amour de l'événement comme renaissance de l'autre autant que de la
mémoire, le frayage insistant, guerrier, d'un idiome nouveau dans celui de notre langue – soit
l'incessante dérive d'une néologie qui l'emporte hors de toute demeure -, la pensée de
Jacques Derrida se risque à instruire, peu à peu, face au tout du monde, une logopoièse
générale dont la chance (ne) tient (qu')à sa réserve d'avenir » (Jean-Pierre Moussaron, op.
cit., p370).

La question de l'idiome n'est pas seulement celle de la langue singulière


d'un « je », elle est celle de la tension entre plusieurs façons d'habiter la
langue – dont aucune n'est véritablement stabilisée. Cette tension peut se
traduire dans une politique, un comportement, une stratégie, et aussi une
œuvre.






4.3.2 L'œuvre poétique, un partage de l'impartageable

Plusieurs problématiques autour du motif de la poésie ayant déjà été



1
Dans un texte où l'on ne peut plus distinguer sa voix de celle de Jacques Derrida, Didier Cahen
écrit : « Idiomatique, cette propriété qu'on ne peut pas s'approprier ! Elle vous signe sans vous
appartenir, elle n'apparaît qu'à l'autre, elle ne vous revient jamais sauf en des éclairs de folie qui
rassemblent la vie et la mort, qui vous rassemblent mort et vif à la fois. (…) Ma loi, celle à laquelle
j'essaie de me rendre ou de répondre, c'est le texte de l'autre, sa singularité même, son idiome, son
appel qui me précède. Mais je ne peux y répondre de façon responsable qu'en mettant en jeu et « en

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 356



développées dans le présent travail : l'au-delà du souverain1, la date2, le
secret3, la néologie idiomatique4, on se limitera ici à l'une des dimensions de
l'œuvre poétique non encore évoquée : le partage. Il faut pour cela
brièvement revenir sur la lecture de l'ouvrage de Jacques Derrida publié en
1986, Schibboleth.

Comme s'il éprouvait le besoin de se justifier, Jacques Derrida annonce,


dans Schibboleth, qu'il se servira, dans ce livre, du mot partage, dont le sens
en français est au moins double : (1) une ligne de démarcation, une exclusion
(partager, c'est refuser l'autre, celui qui est exclu du partage, c'est délimiter
u n partage des eaux) ; (2) la marque de ce qui est en commun, l'anneau de
l'alliance (la chose partagée qui permet de se reconnaître entre soi, par
l'engagement ou par le contrat)5.

A ce double sens, il en ajoute un autre : le partage des singularités6. Quel


rapport y a-t-il entre ce partage-là et les deux autres? Les singularités ne sont
pas lisibles comme telles, elles sont chiffrées, ce sont des schibboleth, et
pourtant, selon Derrida, on peut les partager dans le premier sens,
l'exclusion7, et aussi dans le second, l'alliance hétéronomique, avec l'illisible
ou l'indéchiffrable. Mais cela passe par une rencontre d'un type très singulier.
Voici ce qu'il écrit à propos de deux poèmes de Paul Celan, Schibboleth et In
Eins :

"Les deux poèmes se font signe, parents, complices, alliés, mais aussi différents qu'il est
possible. Ils portent et ne portent pas la même date, entre Februar et Feber. Ils parlent, dans
la même langue, deux langues différentes. ils la partagent" (Schibboleth op. cit., p59).

Ces poèmes, qui parlent à la fois la même langue et deux idiomes


différents, partagent deux langues distinctes, mais comment ? Par ce
schibboleth qui nomme le crypté, le secret, une conjonction de singularités
chiffrées8, "irréductible au concept, au savoir et même à l'histoire"9, un
ensemble de moments, de lieux, de dates, de signatures, de blessures10 et





gage » ma singularité en signant – non sans appréhension - d'une autre signature… ( Vademecum –
Monologues de l'autre, dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit.).

1
§1.5.1.

2
§4.2.3.3.

3
§4.1.2.

4
Dans le § qui précède.

5
Schibboleth, op. cit. pp59 et 111.

6
Sur ce point, on se reportera à notre §1.5.2.3

7
Comme le montre l'histoire des Ephraïmites dans la bible.

8
Schibboleth, op. cit. p60.

9
Ibid p61

10
Ibid p36

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 357



aussi un pouvoir différentiel1, et même des mots2. Tout cela, tout ce que le
poème offre à partager, c'est l'impartageable. Le schibboleth est, pour
Derrida, ce qui dissimule, dans sa lisibilité, le chiffrage comme tel. Et quand la
date devient lisible, alors même les exclus du partage peuvent partager3.

Toute œuvre s'allie avec autre chose4. Cette alliance hétéronomique est
aussi un partage. En disant "tu", en tendant la main à l'autre5, le poème ne
peut s'adresser qu'à une singularité qui n'est pas seulement unique,
irremplaçable6, mais aussi inintelligible.

"Le poème parle, même si aucune référence n'y était intelligible, aucune autre que l'Autre,
celui auquel il s'adresse et à qui il parle en disant qu'il lui parle. Même s'il n'atteint pas
l'Autre, du moins l'appelle-t-il. L'adresse a lieu" (Schibboleth, op. cit., p61).

Le paradoxe du partage des singularités, c'est que si l'événement de ce


partage a lieu, il ne peut jamais se résoudre à la manière du symbolon grec, cet
objet divisé en deux parties complémentaires confiées à deux personnes
différentes qui peuvent ainsi se reconnaître. Dans ce partage, les singularités
ne se réunissent pas7. L'alliance scellée laisse un gage8, commémore ou bénit,
mais la réunion reste une promesse. L'autre lecture sera toujours
supplémentaire9. L'invitation au partage invite à un franchissement qui doit
rester indéterminé :

“Le schibboleth est donné ou promis par moi (Mein Wort) à l'autre singulier, celui-ci, pour
qu'il le partage et qu'il entre, ou qu'il sorte, pour qu'il passe la porte, la ligne, la frontière, le
seuil" (Ibid p108).

Et pourtant le schibboleth intervient. Il blesse, il coupe, il circoncit, il


inscrit un tranchant à même la chair. Pour en arriver là, pour donner accès à
ce partage dissymétrique de la langue10, il aura fallu un verdict, une décision
de justice. C'est ainsi que l'œuvre agit, c'est ainsi qu'elle intercède pour
l'autre.








1
Une capacité à inscrire des marques distinctes, elles-mêmes chiffrées, ibid p51

2
Ibid p52

3
Ibid p88

4
§2.5.1.

5
Pour reprendre l'expression de Paul Celan dans Le Méridien.

6
Ibid p31

7
Quand Jean-Luc Nancy évoque le partage des voix, et Jacques Rancière, le partage du sensible, ils
analysent, chacun à sa manière, ce partage sans partage. Cf Jean-Luc Nancy, Le partage des voix (1982),
et Jacques Rancière, Le partage du sensible (2000).

8
Ibid p52

9
Ibid p35

10
Ibid p110.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 358



4.3.3 Œuvrer / traduire

Toute œuvre transpose, ou traduit, "autre chose" qu'elle-même. Quoi? On
peut, pour répondre à cette question, faire appel à la psychologie, à l'histoire,
à la biographie de l'auteur, aux sciences sociales, à la philologie, à l'esthétique,
à la critique littéraire ou à la philosophie. Dans tous les cas, on suppose un
"autre texte" (ou plusieurs), une autre dimension de l'œuvre invisible ou
inaudible, cachée ou dissimulée, distincte ou différente de ce qu'on a sous les
yeux. Pour préciser ce dont il s'agit, on peut partir de la problématique de
Walter Benjamin dans son article, La tâche du traducteur1.


4.3.3.1 La tâche du traducteur (œuvrer)

a. Témoigner du "pur langage".

Les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres. Abstraction faite
de leurs relations historiques, elles sont toutes, a priori, apparentées. Il y a
entre elles un rapport intime, dissimulé, qu'aucune traduction ne peut révéler
complètement mais dont témoigne la traductibilité de toutes les langues les
unes dans les autres. Walter Benjamin suppose que, dans le langage humain,
c'est un autre langage, le langage muet, anonyme, des choses ou des bêtes qui
est accueilli. Il qualifie de "vrai" ou pur langage ce lieu inaudible où les
langues se rejoignent.

"Si jamais un langage de la vérité existe, où les ultimes secrets, que toute pensée s'efforce
de révéler, sont conservés sans tension et eux-mêmes silencieux, ce langage de la vérité est -
le vrai langage. Et ce langage, dont le pressentiment et la description constituent la seule
perfection que puisse espérer le philosophe, est justement caché, de façon intensive, dans les
traductions" (Walter Benjamin, La tâche du traducteur, Œuvres 1 pp254-255)2.

Il est impossible de produire ou de faire apparaître comme tel ce pur


langage, mais il est possible de le représenter en germe. C'est la tâche du
traducteur : rendre reconnaissable le texte comme fragment d'un langage
plus grand, laisser passer l'incommunicable, l'intouchable, l'intransmissible
qui est inscrit sous forme ultime, dérivée, dans l'œuvre singulière. Pour
transposer ce pur langage dans une autre langue, le traducteur doit exercer sa
liberté.

Une traduction atteste de la façon la plus exacte possible de la parenté


entre les langues. Elle n'a pas de prétention à l'objectivité, elle ne reflète pas
l'original, ne lui ressemble pas. Elle est une mutation, un renouveau du vivant,
une modification de l'original même, qui continue à mûrir à travers elle. De
génération en génération, les mots changent de sens, les subjectivités
évoluent. En traduisant l'œuvre, on tient compte de ce processus historique

Walter Benjamin, La tâche du traducteur, première publication en 1923. Nous utilisons la
1

traduction de Maurice de Gandillac revue par Rainer Rochlitz, publiée aux éditions Folio-Gallimard,
dans le recueil Œuvres 1.

2
Et voici ce qu'ajoute Walter Benjamin : "De même que la tangente ne touche le cercle que de façon
fugitive et en un seul point et que c'est ce contact, non le point, qui lui assigne la loi selon laquelle elle
poursuit à l'infini sa trajectoire droite, ainsi la traduction touche l'original de façon fugitive et
seulement dans le point infiniment petit du sens, pour suivre ensuite sa trajectoire la plus propre, selon
la loi de la fidélité dans la liberté du mouvement langagier" (La tâche du traducteur, Œuvres 1 p258).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 359



et fécond. Ce ne sont pas deux langues mortes qui sont mises en relation, c'est
la parole de l'écrivain qui poursuit son enfantement. L'enjeu de la traduction
est moins la réception ou la reproduction du texte que sa survie1.

b. La responsabilité du traducteur.

Le traducteur ne doit ni transmettre un message, ni se soucier d'adapter le


contenu d'une œuvre à de nouveaux lecteurs qui ignoreraient la langue
d'origine. En effet, si l'œuvre est traductible, ce n'est pas pour être
communiquée. L'original ne s'adresse pas à des lecteurs déterminés2, mais à
l'homme en général. L'auteur "rend" ce pur langage dans sa langue, une
opération qui n'est pas différente de celle du traducteur. L'un et l'autre
s'acquitte d'une dette. Le traducteur ne doit pas en rester à la restitution du
sens, pour autant qu'elle soit possible. En tant qu'héritier, il doit exhiber le
langage dans sa dignité, sa pureté magique3, mystérieuse, il doit contribuer à
la maturation de l'œuvre, la faire vivre plus et mieux. Chaque œuvre exige des
traducteurs qu'ils soient eux-mêmes signataires de l'œuvre. Elle ne les trouve
pas toujours, mais l'exigence persiste.

c. Les apories de la traduction.


Ce texte a fait l'objet de nombreux commentaires et reprises. Walter


Benjamin utilise le vocabulaire de la vie, de la survie, de la génération, de
l'ensemencement et de la procréation. Jacques Derrida introduit dans ce
vocabulaire un certain décalage. Le traducteur fait fructifier, agrandir et
altérer deux langues, il réalise à partir de l'œuvre un nouvel ensemble. On
peut comparer cette tâche au contrat de mariage, qui promet la naissance
d'un enfant.

"Car la langue maternelle du traducteur, nous l'avons noté, s'y altère également. Telle est
du moins mon interprétation - ma traduction, ma "tâche du traducteur". C'est ce que j'ai
appelé le contrat de traduction : hymen ou contrat de mariage avec promesse d'inventer un
enfant dont la semence donnera lieu à histoire et croissance" (Derrida, Des tours de Babel,
dans Psyché 1, op. cit., p224).

L'enfant ouvre à l'œuvre un autre monde, on ne peut jamais le réduire à


une simple reproduction de ses parents. Il sera source lui-même d'invention
et d'histoire. Dans cette tâche, le traducteur est soumis à une double
contrainte : d'un côté il respecte l'original, il le garde dans son authenticité, il
vise en lui un langage pur, une écriture sacrée4. Mais d'un autre côté, il
détache la lettre du sens commun. C'est cette dimension de coupure détachée
du sens, cette délivrance du corset du sens, qui distingue la démarche
derridienne de celle de Benjamin.

On retrouve cette double dimension dans la production d'œuvres, y


compris d'œuvres apparemment secondaires, comme le montre, par exemple,
l'analyse que fait Peter Szendy de l'arrangement musical. Quand on arrange


1
Jacques Derrida, Des tours de Babel, dans Psyché, Inventions de l'autre, volume I, op. cit., pp213-215

2
Walter Benjamin, La tâche du traducteur, op. cit., pp244-245

3
Marc Crépon, Les promesses du langage - Benjamin, Rosenzweig, Heidegger , (Vrin, 2001), p117

4
Jacques Derrida, Des tours de Babel, op. cit., p224

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 360



un morceau de musique, on opère une sorte de traduction. On interroge
l'original de l'œuvre, on l'inquiète, mais sans venir à sa place 1. On vise en lui
sa demande de survie, son désir de maturation dans l'autre langue, la langue
qui vient. Cet acte banal serait lui aussi porteur d'une responsabilité infinie2.




4.3.3.2 Première loi : il faut traduire

Il faut traduire, Derrida prononce cette phrase deux fois en juin 1984, la
première pour la conférence qui a servi de base à la rédaction de Schibboleth
(octobre 1984), et la seconde pour la communication qui sera publiée en
1987 sous le titre Théologie de la traduction. Il la développe ensuite dans un
texte de 1985, Des tours de Babel3. Cette phrase, on peut l'associer à un autre
impératif qui reste implicite, Il faut œuvrer.

« L'énigme du schibboleth, on le vérifiera, se confond de part en part avec celle de la
traduction, dans sa dimension essentielle. Je n'en traitera donc pas dans une note, avant
même de commencer. » (Schibboleth op. cit., p116).

On peut lire cette citation dans une note imprimée à la fin du livre,
renvoyant à la page 13, au début de Schibboleth. Cette énigme est annoncée
avant même de commencer, comme si cette note était hors-texte4, comme si
elle était une pré-préface, ou comme s'il était nécessaire d'annoncer cette
dimension essentielle du mot schibboleth avant même de parler de date, de
poésie ou d'autre chose. En tant qu'expérience, la traduction vient avant toute
interprétation, toute analyse.

"Quiconque a lu Celan aura fait l'expérience de la traduction, de ses limites, de ses
apories, de ses exigences, je veux dire celles du poème original qui exige aussi d'être traduit"
(Ibid).

Le poème exige que soit traduit l'intraduisible. Traduis-moi! dit-il, comme


pour mettre à l'épreuve le lecteur en sachant par avance que les résistances à
cette traduction imposée seront inépuisables. Dans l'histoire biblique des
Ephraïmites, d'où le mot schibboleth est extrait, ce sont des valeurs de ton,
des accentuations, qui résistent à cette traduction imposée. On exige d'eux
qu'ils prononcent le mot Schibboleth, dans le but de les prendre en défaut.
Cette expérience est un piège, mortel et incontournable, et pourtant c'est par
elle qu'il faut commencer.

1
Peter Szendy : « L'arrangement devient ici une « œuvre originale » qui toutefois ne se met pas à la
place de l'original, mais se fait entendre à côté de lui. Le statut de l'arrangement qui se dessine ainsi est
difficile à nommer : c'est celui d'une œuvre, certes, mais qui semble destinée à côtoyer l'autre, son
modèle. A le suivre sans lui être subordonnée, mais sans non plus s'être totalement détachée de lui :
sorte d'œuvre connexe, comme une ombre qui, tout en restant liée au corps dont elle est la silhouette,
aurait acquis une certaine autonomie dans ses mouvements » (Ecoute, une histoire de nos oreilles, p80).

2
Marc Goldschmitt : « L'intraduisibilité politique de l'idiome ne perd donc pas la traduction dans un
non-lieu où tout serait possible et où il n'y aurait pas de loi ; au contraire, elle situe la traduction devant
la loi inaccessible, mais à laquelle elle doit répondre par une responsabilité infinie, inconditionnelle,
hyperbolique » (Une langue à venir, Derrida, l'écriture hyperbolique, p100).

3
Publié dans Psyché 1, Inventions de l'autre, tome 1, op. cit.

4
En contradiction avec la fameuse assertion, Il n'y a pas de hors-texte.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 361



On peut se demander pourquoi Derrida a choisi, dans son texte intitulé
Théologie de la traduction, de commenter les Leçons de Schelling "sur la
méthode des études académiques"1. La réponse est annoncée au début :

" Ce que je ferai ici, en hommage en quelque sorte à ce livre [un livre d'Antoine Berman],
ce sera d'y apporter peut-être une petite contribution supplémentaire, au sujet d'ailleurs de
la structure de supplémentarité dans la traduction" (Du droit à la philosophie, op. cit., p373)

et confirmée à la fin (en traduisant autrement les mots de Schelling) :



"L'homme n'est pas une abeille. En tant qu'être rationnel, il est destiné, posé en vue de,
préposé à la tâche de supplément ou de complément de la manifestation du monde. Il
complète la phénoménalisation du tout. Il est là pour que le monde apparaisse comme tel et
pour l'aider à apparaître comme tel dans le savoir. Mais s'il est nécessaire de compléter ou de
suppléer, c'est qu'il y a un manque. Sans lui la manifestation de Dieu même ne serait pas
achevée. L'homme doit, par son activité même, développer ce qui fait défaut dans la
manifestation totale de Dieu. C'est ce qu'on appelle la traduction, c'est aussi ce qu'on appelle
la destination de l'université (Ibid p394).

Pourquoi Derrida choisirait-il de commencer et de conclure le texte de


cette façon, si ce n'est pour analyser son propre rapport à l'université? Il
explique2 qu'il a substitué, dans les mots utilisés par Schelling, traduction à
transposition, transfert o u transport, tout en conservant le caractère
théologique du propos. Pour que les langues européennes accèdent au statut
de langues nationales, il aura fallu que soient écrites des traductions de
l'écriture sacrée en "langue vulgaire", comme l'a fait Luther pour la langue
allemande. Chaque fois, une unité originelle, l'"à-traduire" du texte biblique3,
cet élément commun à toutes les traductions, ce langage pur ou vrai (pour
employer le vocabulaire de Walter Benjamin) qu'aucune traduction, pas
même l'"original", ne peut révéler complètement, la "même" unité se réfléchit
dans des ordres, des langues différent(e)s - ce qui constitue le prototype
même de la traduction. Un processus analogue intervient, selon Schelling,
dans la poésie, quand l'imagination transpose un savoir originaire, une
empreinte qui garde à la fois l'universel et le particulier. Selon ce Schelling
interprété par Derrida, la philosophie étant indissociable à la fois d'une
théologie et d'une pulsion artistique, il existe entre ces disciplines une inter-
traductibilité ou traductologie fondamentale.

Toujours selon Schelling, philosophie et poésie sont inséparables. Il n'y a


pas de maître de philosophie, ni l'une ni l'autre ne peuvent s'enseigner4.
Comme le savoir, elles ont leur fin en elles-mêmes. Elles exigent de l'auteur ou
de l'interprète un don, une intuition, et de l'Etat une liberté inconditionnelle.
A la nouveauté philosophique correspond l'originalité poétique; c'est




1
On peut lire les Leçons sur la méthode des études académiques, texte de 1803 traduites par Ch
Bénard, dans ses Ecrits philosophiques (Ed Joubert et Ladrange, 1847).

Jacques Derrida, Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, 1990, op. cit.Du droit à la philosophie,
2

1990, op. cit., p390.



3
Cette locution, l' « à-traduire », est introduite par Derrida dans Des tours de Babel, in Psyché 1,
p215.

4
Du droit à la philosophie, op. cit., p369

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 362



pourquoi, malgré ce qui, inévitablement, résiste à cette traduction, on doit les
traduire. Tout est traductible (transposable) en œuvre d'art, "la véritable
objectivité de la philosophie dans sa totalité, c'est seulement l'art" (Schelling).
Il pourrait n'y avoir ni Faculté de philosophie, ni Faculté des arts, aucune
institution s'occupant spécifiquement de philosophie ou d'art, car tout est
philosophie, et tout est art - tout dans le monde peut être traduit en
philosophie ou en art.

« Il y a des « formes « et donc des structures spécifiques. Il y a des différences entre
philosophie et religion, philosophie et poésie. C'est pourquoi il faut traduire et cette
traduction tient à la finitude des individus » (Théologie de la traduction, in Du droit à la
philosophie, p392).

Cette affirmation, "Il faut traduire", ne se trouve pas telle quelle dans
Schelling. Elle traduit dans l'idiome derridien la conception schellingienne du
rapport entre philosophie, art, savoir et théologie. Selon Derrida, la
philosophie et la traduction ont au moins deux points communs : (1) elles
sont supplémentaires (elles s'ajoutent au monde); (2) ce qu'elles traduisent,
cet "à-traduire" ou "langage vrai" est un savoir inaccessible, divin. Ce second
point, qui justifie le syntagme "Théologie de la traduction", est à la fois difficile
à justifier et étroitement lié au premier. Schellingienne, la philosophie est
définie comme le principe organique et vivant qui organise la totalité du
savoir - ce savoir originel ou langage vrai qui ne peut se réaliser qu'en Dieu.
Elle aide le monde à apparaître dans le savoir. Tant que la manifestation de
Dieu n'est pas achevée, tant qu'il y a un manque, un défaut, il faut compléter
cette manifestation, la suppléer1. Derridienne, la philosophie est pur
supplément, pur complément du monde, c'est-à-dire pure traduction. Telle
est, dit-il en conclusion, la "destination de l'université". Mais cette destination
ne perd pas pour autant sa dimension onto-théologique2. L'écriture sacrée, en
tant que "à-traduire", reste ineffaçable. Œuvrer en philosophie implique
indissociablement œuvrer en poésie, œuvrer en art, œuvrer en éthique3, et
aussi, œuvrer en théologie. Autrement dit : S'il faut traduire, il faut aussi
œuvrer.

A toute œuvre s'attache un double endettement4. D'une part, elle


proclame, sans qu'aucun destinataire particulier ne soit désigné : Je ne survis
que si l'on me traduit. D'autre part, le traducteur est déjà engagé. Je reconnais
avoir pour tâche, pour mission de traduire ce texte, cette langue, cette œuvre. La


1
On peut rapprocher cette thèse du tiqoun hébraïque. D'après la Cabale d'Isaac Louria, le tiqoun est
le troisième temps de la création du monde : réparation, restauration, salut. Cela vaut pour le cosmos
dans son ensemble, mais aussi pour l'humain (anthropologie), pour un peuple (Israël) ou un homme en
particulier (psychologie). Lors de la création, des étincelles de lumière se sont détachées de la lumière
primordiale et sont tombées dans des écorces (qlipot) qui, depuis, les emprisonnent. Leur délivrance
(tiqoun) dépend d'événements historiques (par exemple la révélation de la loi au Sinaï) et aussi du
comportement individuel. La traduction, dans la perspective benjaminienne, pourrait être analysée
comme tiqoun.

2
Théologie et traduction, in Jacques Derrida, Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, 1990, op. cit.
p374.

3
Ibid p386.

4
Des tours de Babel, op. cit., pp218-219

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 363



loi de la traduction1, c'est que ces deux dettes doivent rester insolvables.

Qu'est-ce qui pousse un traducteur à s'engager dans une traduction?


Qu'est-ce qui l'assujettit à cette loi : il faut traduire? Pourquoi prend-il cette
dette sur lui, comme s'il en était comptable, pourquoi accepte-t-il ce devoir,
cette responsabilité? Dans La tâche du traducteur, Walter Benjamin laisse ces
questions ouvertes. Un autre a donné une semence à transmettre. Il faut la
restituer, la faire mûrir. Mais la restitution du sens ne peut qu'être
incomplète, et la survie de l'œuvre incertaine, dépourvue de sol, de
fondement sûr. Le traducteur n'ignore pas qu'il ne pourra jamais s'acquitter
de cette dette, et pourtant, en situation d'héritier, de survivant dans une
scène généalogique, il traduit. Le résultat est qu'à un premier texte s'en
ajoute un autre. Cette scène d'amour ou de transfert ne se passe pas entre un
donateur et un donataire, mais entre deux textes2. La demande de traduction
ne vient ni de l'auteur, ni du lecteur, mais de l'œuvre même. Avant même que
le traducteur ne s'engage à l'égard du texte, il aura fallu que le texte s'endette
à l'égard du traducteur. L'original est un débiteur, il commence par manquer.
Il clame son nom3, il pleure4 pour qu'on le traduise. Venant de sa structure, de
sa loi intérieure, de sa forme, cette exigence est absolue, inconditionnelle. Elle
ne tient pas à un rapport entre personnes, ne dépend pas de ses chances de
réalisation.

Il s'agit de faire vivre le texte, de le faire survivre, de façon quasiment


biologique. Le traducteur s'engage dans une relation contractuelle où il
disparaîtra et ne laissera qu'un lien entre deux textes, deux noms propres,
deux signataires. La signature étant attachée à l'œuvre, la traduction est
aussi, au bord de la langue, une affaire de noms. Il en résulte chez Derrida,
une affinité essentielle entre philosophie et traduction. Le philosophe traduit
les œuvres de la tradition dans une autre langue qui leur permet de survivre.
Sa tâche n'est pas la transposition d'un système, d'un sens ou d'un signifié,
mais l'invention d'un idiome singulier où de nouveaux concepts font
irruption5. Pour ne pas effacer l'étranger en lui, il faut qu'il laisse place à
plusieurs langues - son idiome et ceux des autres. S'il n'en parlait qu'une
seule, c'est la déconstruction elle-même qui échouerait. En plaçant son œuvre
entière sous l'égide de l'injonction : "Il faut traduire", sans jamais aller
jusqu'au bout de cet impératif, il préserve une certaine multiplicité des
langues.

1
Ibid, pp210-211

2
Des tours de Babel, in Psyché 1, p215.

3
Comme Dieu clame le nom de Babel.

4
Ibid p218.

5
Marc Crépon : Déconstruire signifierait alors reconduire le « passage à la philosophie » à son
indécidabilité première, à partir de (et, en même temps, à la marge de, en-dehors de, par-delà), à partir
donc des oppositions binaires de la métaphysique. Et si ce double geste appelle un autre projet et un
autre concept de traduction, c'est en tant qu'avec cette irruption se jouerait, à même la langue,
l'impossible possibilité (la promesse peut-être) d'une autre langue, une langue que rien ne devrait
pouvoir reconduire à ce que précisément elle déconstruit, qui tenterait du moins de tenir le fil de cette
im-possibilité – ce que Derrida appelle un « idiome » (Déconstruction et traduction, le passage à la
philosophie, dans Derrida, la tradition de la philosophie, pp34-35)

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 364



Dans son texte intitulé Déconstruction et traduction, Marc Crépon fait
observer que la traduction usuelle d'une langue à l'autre suppose une
distinction signifiant/signifié. Dans le concept derrido-benjaminien de la
traduction, on ne passe pas d'une langue à l'autre, mais on transforme une
langue par une autre, un texte par un autre. Quelque chose arrive aux langues
et aux idiomes, dans leur diversité. Le signifié n'est pas supposé stable,
extérieur ou transcendant, il n'est pas transporté tel quel, vierge et inentamé,
il se retrouve lui aussi en position de signifiant. Le projet de traduction est
alors transformé radicalement. Transposé à la philosophie, il ne s'agit plus
d'imposer un système de la langue ou de la pensée, il s'agit de traduire
incessamment une langue en déconstruction incessante - voire toute une
culture en une autre langue. C'est ainsi qu'un texte ou une œuvre, notamment
les grandes signatures de la philosophie, peuvent survivre. Ce qui conduit à la
conclusion suivante :

« Peut-être pourrait-on alors seulement risquer l'hypothèse suivante : s'il est vrai que ce
qu'on a appelé déconstruction décèle la différance dans les textes de la tradition, on se
demandera dans quelle mesure cette opération ne s'apparente pas aussi (et peut-être
essentiellement) à une autre opération de traduction (indifféremment intralinguale et
interlinguale), une traduction impossible et nécessaire, interdite et imposée, qui viendrait
assurer, au lieu même où elles sont déconstruites, aux limites indécidables de l'intraduisible,
la survie et la croissance de ces œuvres. Resterait alors à comprendre de quelle promesse
participent cette survie et cette croissance, si quelque chose comme le « terme messianique
de leur histoire » doit être pensé » (Marc Crépon, Déconstruction et traduction, dans Derrida,
la tradition de la philosophie, p44).




4.3.3.3 Deuxième loi : respecter le texte intouchable

Walter Benjamin exclut la possibilité d'une traduction de la traduction. On
ne peut traduire qu'à partir de l'original. En effet, seul l'original contient le
noyau, non traductible, sur lequel s'oriente le travail du vrai traducteur. Ce
noyau est intouchable, intransmissible, incommunicable. De plus, c'est
seulement dans l'original que la teneur du texte et le langage forment une
étroite unité, serrée, stricte, adhérente, "comme celle du fruit et de
l'enveloppe"1. Le traducteur s'oriente sur cet original qui doit rester intact,
intouchable. Par lui il est fasciné, par lui se transmet la parole créatrice, par
lui seulement le texte peut survivre. Si l'original peut se laisser ainsi traduire
et retraduire, c'est parce qu'il y a en lui ce noyau inépuisable qui résiste à la
traduction.

La position de Jacques Derrida par rapport à cet axiome benjaminien est


double. D'une part, il y a de l'intouchable, de l'intraduisible, qui légitime et
appelle la diversité des traductions. Mais d'autre part, il reproche à Benjamin
de revenir aux oppositions contenu/langue, fond/forme, signifié/signifiant.


1
La traduction de Maurice de Gandillac est légérement différente : « En effet, si, dans l'original,
teneur et langage forment une certaine unité comparable à celle du fruit et de sa peau, le langage de la
traduction enveloppe sa teneur comme un manteau royal aux larges plis. Car il renvoie à un langage
supérieur à lui-même et reste ainsi, par rapport à sa propre teneur, inadéquat, forcé, étranger » (Walter
Benjamin, œuvres I, La tâche du traducteur, pp252-253).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 365



L'original serait "naturel", par opposition à la traduction, "artificielle" (un
schème classique d e l a p h i l o s o p h i e ) . L e langage pur, authentique,
s'opposerait à l'étranger, l'identique à soi s'opposerait à l'inadéquat. Mais le
même Benjamin affirme que c'est le texte qui exige d'être traduit. Son corps
nu demande à s'habiller, à s'entourer non pas d'un manteau, mais de
plusieurs manteaux possibles, autant que de traducteurs. Si tous renvoient à
la langue pure du texte, il n'y a pas de raison de privilégier l'un d'entre eux,
pas même l'"original"1.

Selon Derrida, ce qui est "sacré" dans l'œuvre initiale, ce n'est pas son
texte ni sa forme, c'est un "à-traduire" invisible, indicible, irréductible à un
sens2. Il n'y a pas d'original authentique. Une origine, par structure, est
toujours perdue, effacée. Dans chaque œuvre, l'original coexiste avec la série
des traductions et contaminations successives. Mais il faut bien constater que,
sur ce plan, la pratique derridienne rejoint celle qui est préconisée par Walter
Benjamin : quand ce texte est disponible, Derrida en revient toujours au texte
original non traduit3. L'œuvre se confond avec cette aporie.




4.3.3.4 Troisième loi : préserver l'idiome intraduisible

Si l'original doit rester intact, intouchable, ce n'est pas seulement pour
faciliter de nouvelles traductions, c'est à cause de ce qui résiste en lui4, de ce
reste qu'il faut respecter car il est impossible à restituer5 dans une écriture
organisée, calculée. Ce constat conduit à une troisième loi, qui nous invite à
une responsabilité redoutable et inéluctable : préserver la singularité de
l'idiome intraduisible6. Avec Ulysse et Finnegans Wake, Joyce a fabriqué une
extraordinaire machine d'écriture7 qui parle plusieurs langues à la fois. Son
texte appelle la traduction dans la langue du lecteur, mais traduire
effectivement serait l'effacer. La traduction ne garde pas l'œuvre intacte. En
contribuant à sa survie, elle la transforme. Ainsi le texte de Joyce s'écarte-t-il
du savoir académique, classique, qui repose sur la notion d'une traduction
sans reste8. Il rappelle que deux mots dans une autre langue ne peuvent être
traduits que par plus de deux mots. On trouve la même exigence chez
Shakespeare : une simple phrase, comme The time is out of joint, peut



1
On observera que, dans la loi française, la traduction est une œuvre originale, protégée à ce titre
par le droit d'auteur. Il n'y a pas, dans cette loi, de distinction d'essence entre l'œuvre et ses dérivés.

2
v. ci-après §4.3.3.5.

3
Comme si la trace ne pouvait être réitérée qu'à partir de ce pur original.

4
L'écriture et la différence, op. cit., pp310-311

5
Tourner les mots, op. cit., pp17-19

6
Ibid pp107-108

7
C'est le syntagme utilisé par Derrida dans Ulysse gramophone, op. cit., pp23-26

8
Ibid p99

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 366



produire une multiplicité de traductions tout en restant insaisissable1.

L'intraduisible est indissociable de l'inconditionnel. Là où il est


irréductible, que ce soit par non-savoir, par bêtise ou pour n'importe quelle
autre raison, des valeurs sont produites, qui sonnent comme des "a priori".
Ainsi naissent, performativement, les axiomes.




4.3.3.5 Babel, une réponse au mal radical

a. Babel, un texte unique.

Ce court texte de l'Ancien Testament (Gen 11:1-9), limité aux neuf


premiers versets du chapitre XI de la Genèse, est étrangement placé au milieu
de la généalogie des Sémites qu'il interrompt brutalement2. Il occupe, selon
Derrida, une place singulière et unique non seulement dans la bible, mais
aussi dans l'ensemble des textes sacrés; et j'ajouterai : il occupe aussi une
place singulière, unique, dans les écrits derridiens. Il ne dit pas seulement que
la multiplicité des langues est irréductible. Il affirme l'impossibilité d'achever
quelque chose qui serait un système, une construction architecturale, un
ordre cohérent, unitaire, une expression transparente ou adéquate.
Construire, c'est traduire, et toute traduction est inadéquate et incomplète. Ce
texte creuse en lui le récit du récit, la traduction de la traduction. Il dit que ce
qui se raconte dans le récit ne suffit jamais, qu'il faut ajouter des figures, des
tropes et des métaphores, et encore, cela ne suffira pas, et même la
multiplicité de toutes les langues ne suffira jamais. Ce qui se raconte reste
intraduisible. Dans le texte même, dans la structure, dans le système, ça
déconstruit, et pour le dire, il faut ajouter du mythe au mythe3.

"C'est ce qui se nomme ici désormais Babel : la loi imposée par le nom de Dieu qui du
même coup vous prescrit et vous interdit de traduire en vous montrant et en vous dérobant
la limite. Mais ce n'est pas seulement la situation babélienne, pas seulement une scène ou
une structure. C'est aussi le statut et l'événement du texte babélien, du texte de la Genèse
(texte à cet égard unique) comme texte sacré. Il relève de la loi qu'il raconte et qu'il traduit
exemplairement. Il fait la loi dont il parle, et d'abîme en abîme il déconstruit la tour, et
chaque tour, les tours en tous genres, selon un rythme." ( Des tours de Babel, in Psyché 1, op.
cit., p234).

En inscrivant en abîme la fonction du texte sacré, ce récit n'est pas un récit


comme les autres. Le plus sacré, le plus poétique, le plus originaire des récits
bibliques, énonce la limite, le modèle pur de toute écriture, l'intraduisible par
où passe le rapport entre les langues, par où se met en place une autre
alliance. Il renvoie à l'essence de ce qu'est un texte sacré : nommer un "à-


1
Spectres de Marx, op. cit., p42

2
Le chapitre précédent (Gen 10) contient une liste détaillée de la descendance de Noé, jusqu'aux
enfants de Sem (ou Shem). Puis, après les neuf versets du récit de Babel (Gen 11-1 à 9), l'énumération
continue à partir du dénommé Sem (ou Shem) dans les 22 derniers versets du chapitre XI. On ne peut
trouver aucune justification purement narrative à l'interposition du récit de Babel dans cette
généalogie.

3
Des tours de Babel, op. cit., p203

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 367



traduire" qui reste, malgré les traductions, infiniment éloigné1. Ce lieu de la
pure traductibilité, qui est aussi le lieu que Walter Benjamin nomme un
"langage pur", reçoit un nom : Babel.

Que ce texte interrompe l'énumération généalogique des Shem (Sémites)


n'est pas sans importance pour Derrida, y compris au regard de sa généalogie
personnelle2. Un récit qui est aussi un acte de langage 3 peut toujours venir
interrompre la généalogie la plus continue ou la plus détaillée. Il en est ainsi
pour le texte derridien lui-même, son corpus : quand Babel ou Nemrod sont
nommés, il y a interruption, coupure4.

b. Un Dieu déconstructeur.

Dans le récit de la Genèse, Dieu choisit pour la ville où la tour est


construite un nom qu'on peut traduire par "confusion", ou "il confond". Il
clame son nom (Babel), et en le clamant, c'est son propre nom (Yhvh) qu'il
divise et déconstruit. Dieu-Yhvh-Babel ne reste pas intact. En imposant l'arrêt
de la construction, il laisse jouer, en son nom (imprononçable), la différance.
Le propre ne se distingue plus de l'impropre, ni le nom commun du nom
propre. La confusion contamine tous les noms5. Le Dieu de Babel [Yhvh] vous
le dit : la place du père qui aurait voulu imposer une seule langue, une
métalangue formelle et cohérente, est intenable6. En tous cas ce n'est pas la
sienne. En donnant un nom unique mais confus, paradoxal, polysémique, à
l'invitation qu'il lance aux Sémites de laisser venir en eux plus d'une langue, il
conjure le risque qu'une langue unique ne vienne effacer son nom. Ce que dit
ce nom, c'est qu'une traduction qui efface l'étranger en soi ne peut
qu'échouer7. En laissant la lettre se diviser, se disséminer, il ne lui fixe aucun
destin. Pour que puissent perdurer à la fois la dette et le devoir de traduire, il
faut instaurer un nouveau genre de contrat8.

Pour le traducteur, l'engagement à rendre quelque chose, à restituer le don


de ce texte qui exige d'être traduit, implique une relation contractuelle d'un
type particulier, qui ne lie pas des personnes (auteur / traducteur), mais des
noms propres et des textes. Ce type de contrat n'est pas comme les autres, il

1
Avec le nom « Babel », Yhvh donne à la fois à traduire et à ne pas traduire. Cf D'un ton
apocalyptique adopté naguère en philosophie (Galilée, 1983), p10. Babel n'est qu'une semence, le reste
d'un langage impossible à créer.

2
Par son œuvre, Jacques Derrida introduit une coupure dans sa généalogie. Il écrit dans une langue
que nul n'avait parlé avant lui.

Sur quoi il crie son nom, Babel, oui, là, Yhvh a mêlé la lèvre de toute la terre, et de là Yhvh les a
3

dispersés sur les faces de toute la terre, Gen 11:9 traduit par Chouraqui.

4
Voici une liste de ces coupures : La Dissémination pp414-415, Glas pp48a-49s, La Carte postale p13,
D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie p 1 0 , Schibboleth op. cit. pp52-4, Ulysse
gramophone en de nombreux endroits. Tout se passe comme si Babel introduisait la confusion dans
l'œuvre même de Derrida. Ces étranges coupures pourraient faire l'objet d'une étude indépendante.

5
Ulysse gramophone, op. cit., p47

6
Le retrait de la métaphore, in Psyché, Inventions de l'autre, Volume 1, op. cit., pp76-77

7
Ulysse gramophone, op. cit., p44

8
Des tours de Babel, op. cit., p219

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 368



v i e n t a v a n t l e s a u t r e s . C ' e s t l u i q u i r e n d p o s s i b l e , " q u a s i -
transcendantalement", tout contrat en général - et peut-être toute langue. Le
lieu de ce contrat est exceptionnel, unique. C'est celui qui lie un nom propre
singulier à un sujet vivant, celui qui permet à un contrat d'être ce qu'il est.

c. Traduire le retrait.

Cela nous conduit à prolonger autrement la problématique du retrait1.


Refusant la construction de la tour, le Dieu-Babel clame : « Je me
déconstruis »2. Après cela, ils cessent de bâtir la tour, mais la descendance de
Shem, dans sa diversité, est énumérée jusqu'à Abraham, ce contemporain de
Babel à qui l'ordre est donné de quitter son père, sa mère, sa famille, sa patrie
et même les dieux de ses ancêtres.

Mais comment traduire "Je me déconstruis"? Peut-être toute l'œuvre


derridienne est-elle motivée par cette interrogation. Quel est l'"à-traduire" de
cet acte de langage unique, proféré comme un nom qui oblige à la déliaison, à
l'éparpillement, à la dissémination des langues? Babel force à traduire dans
une autre langue, la langue philosophique, à condition que celle-ci soit aussi,
dans le même mouvement, déconstruite et traduite, à condition qu'à
l'impossible système, on puisse suppléer par des tropes. Si elle ne l'était pas,
il y aurait un risque qu'à nouveau la tour se construise, voire s'achève : mal
radical, totalitarisme, langue unique.

Ce qui caractérise un texte sacré, c'est que, d'une part, s'il n'était pas
traduit, il ne serait rien. Il attend tout des traductions. Cela ne veut pas dire
qu'il soit vide, car ce qu'on appelle un "original" aura déjà fait signe vers lui.
Mais dès que cet original est traduit, il perd son statut, il n'est qu'un texte
parmi d'autres3. D'autre part, le texte sacré est intraduisible. Quoiqu'on en
dise, il faut toujours faire signe, aussi, vers cette faille, ce secret, ce lieu où
toute possibilité d'interprétation s'anéantit. En clamant son nom4 (je me
déconstruis), le déconstructeur met en œuvre ce retrait. Rien ne l'y conduit :
aucune tâche, devoir, obligation, rien d'autre que cette proclamation qui ne
s'énonce jamais comme telle, mais seulement à travers l'œuvre.

Tout doit être fait pour conjurer l'effacement du nom. Le pire, ce serait de
l'expliquer, de lui donner un sens, d'en altérer ce qui en lui passe
l'entendement : la graphie, la lettre, la motivation.





1
Sur une présentation générale de cette problématique, voir §3.1.

2
Cette déconstruction apparaît mieux dans la traduction de Henri Meschonnic, qui met en valeur les
« teamim » (signes marquant des arrêts ou des rythmes dans le texte) : "Aussi on a appelé son
nom Babel parce que là Adonaï a embabelé la langue de toute la terre Et de là Adonaï les a
éparpillés sur la face de toute la terre" (Gen 11:9).

Marc Goldschmit : La traduction semble alors livrée à une loi folle, qui demande et exige de
3

traduire une langue qui n'existe pas encore, une langue à venir, dans une langue qui n'existe pas
davantage, mais qui doit venir pour que puisse advenir celle qui semble la précéder ( Une langue à venir,
Derrida, l'écriture hyperbolique, pp109-110).

4
Par exemple Derrid-El.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 369



4.4 Le philosophe auto-hétéro-bio-graphe


4.4.1 Eléments biographiques

J'ai déjà, dans l'introduction1, cité des éléments biographiques, au sens
« classique » du terme. Faut-il les écarter, au nom de l'effacement de l'auteur,
lorsque le signataire les a lui-même fréquemment invoqués ? Ou lorsque,
pour une lecture, ils s'imposent d'eux-mêmes ? Faut-il renoncer à se poser
une question toute simple : mais qu'est-ce qui le pousse à faire ça ?2


4.4.1.1 Sur sa vie

a. Autobiographie.

Ce qui restera de l'œuvre de Jacques Derrida est peut-être cela : la façon


unique dont il a mélangé son œuvre philosophique avec le récit de sa vie, son
enseignement avec son héritage, la pensée avec la mémoire, la prière et les
larmes3, jusqu'à en faire une construction unique, un tableau textuel où
l'archive ne se distingue plus du concept, où le lointain ne se distingue plus
d u proche. Pour donner à cela une cohérence, on peut partir du carrelage de
la maison d'El Biar4, cette étrange malfaçon, cette signature ou pseudo-
signature laissée par un artisan anonyme, ce premier paradoxe auquel
l'enfant a du se confronter : le désordre dans l'ordre, la dislocation dans la
maison, l'accident dans la loi. Ce désajointement, il l'a vécu comme une
injustice, que lui devait réparer.

Au cours d'une soirée organisée à l'INA le 25 juin 2002 5, Serge Tisseron


pose à Jacques Derrida une question à propos de ce carrelage. Derrida répond
que, pendant ses 19 premières années, il a été dérangé par ce défaut, il aurait
voulu le réparer6. Plus tard, il a inventé, dans le champ philosophique, ce mot
d e déconstruction. N'y a-t-il pas là un paradoxe? Quel est son but, la
restauration ou la désinstauration? Et Jacques Derrida de répondre en citant




1
§0.2.2, §0.7.1

2
« Mais je voudrais m'approcher de ce qui me pousse à faire ça. Et d'où. Ça je ne sais pas. Je sais pas
mal de choses, je veux dire sur ce que j'écris, mais ça ne je ne sais pas et c'est ça qui m'intéresse et me
travaille » (Points de suspension op. cit., p50, à propos de Glas).

3
John D. Caputo : « By rooting the present study in passion, in prayers and tears, in "hoping sighing
dreaming," in lingering over Derrida's later, more autobiographical pieces, I have, I confess, blurred the
borders between "Derrida" and "deconstruction," between "Jacques" and ''Derrida," between "Jackie"
and "Jacques." For such confusion I accept full responsibility, if there is one, although I would also pass
the buck to him, too, for he is always speaking of himself without speaking of himself » (The Prayers and
Tears of Jacques Derrida : Religion Without Religion ppXXIV-XXV).

4
Carrelage montré dans le film D'ailleurs, Derrida, de Safaa Fathy.

5
Recueillie sous le titre « Trace et archive, image et art », un texte publié par l'INA en 2002, puis en
2013 dans le recueil intitulé « Penser à ne pas voir, Ecrits sur les arts du visible 1979-2001 (Editions de la
Différence)».

6
Trace et archive, image et art, 2002, op. cit., p133

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 370



Hamlet, quand il dit que "The time is out of joint". Je suis né "to set it right" dit
Hamlet, puis il ajoute : "Pour remettre à l'endroit, pour réparer l'injustice
faite à mon père". Quel père? Les deux. Celui qu'il cite (Hamlet) et le sien
aussi, ce qui pose de nouvelles questions. De quelle injustice s'agit-il? En quoi
un carrelage mal ajusté peut-il être considéré comme une injustice? Et
comment la réparer? Ecoutons-le, il raconte une anecdote :

"Mes parents ont acheté cette maison qu'ils ont fini de payer à la veille de l'indépendance
et ils sont partis alors que mon père venait de finir de payer sa dernière traite" (Trace et
archive, image et art, 2002, op. cit.) p134.

Est-ce cela l'injustice? Une dépossession due à un événement violent, la


décolonisation et la constitution d'un Etat? Ce grand ennemi de toutes les
appartenances et de toutes les appropriations, ce théoricien de
l'exappropriation, voulait-il rendre à son père cette propriété qui avait été
épurée de toute dette? On le croit difficilement et pourtant telle est la plainte
qu'on pourrait entendre ou imaginer : Voilà où j'habitais avec ma famille, en
ce lieu mal fichu, mal terminé, mais qui méritait quand même ce nom de lieu, et
maintenant je suis dans l'errance. Je ne récupérerai plus jamais cette demeure
ni aucune autre. Il faut partir différemment, partir de cette errance, de cette
malfaçon pétrifiée, et vivre dans le mouvement, la différance .

En devenant un professeur, un enseignant respecté, Jacques Derrida


réparait cette injustice. Mais la reconnaissance ne suffisait pas. Il fallait, en
plus, mettre en œuvre la déconstruction. Etrange relation, qui gouverne peut-
être la suite : une position en marge de l'ordre discursif, binaire, une méfiance
absolue à l'égard de toute appartenance, et aussi la réaffirmation d'une lignée,
d'une filiation. La bordure qui sépare l'œuvre d'un auteur (son corpus) et sa
vie (son corps) n'est ni fixe ni indivisible1. Elle est comme tout parergon,
traversée par une dynamique, une force qui ne cesse de la transformer. Cela
vaut pour lui, Derrida, comme pour d'autres auteurs (mettons, par exemple,
Nietzsche, Heidegger, Hegel, Genet). Le bord travaille, il continue à travailler,
bien après leur disparition.

b. Généalogies.

Son rapport à la généalogie est ambigu. D'un côté, il récuse toute parenté
naturelle ou génétique : père, fils, frère ou soeur, ce n'est qu'un artefact, un
fantasme. Les fraternités et communautés ne reposent que sur le serment ou
la conjuration. Mais d'un autre côté, il revient souvent sur sa propre
généalogie. C'est lui qui doit porter le poids de la mort d'un de ses frères2,
double presque jumeau3, né avant lui, et aussi, en plus, celui d'un autre frère,
né après lui. C'est aussi lui qui doit porter la culpabilité liée à ses tentations
fratricides. Il explique que, dans son enfance, sa jalousie à l'égard de
l'aptitude au dessin d'un de ses frères l'a conduit à chercher un substitut
(l'écriture). En faisant son deuil du dessin, il s'est trouvé une vocation, une
élection indéchiffrable et secrète; mais cette élection, aussi grandiose soit-

1
Otobiographies, L'enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre (Galilée, 1984) p41

2
Jacques Derrida, Circonfession, 1991, op. cit., p52.

3
Ibid p258.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 371



elle, ne suffit pas pour l'innocenter. Son père Haïm, Aaron, Prosper, Charles,
Aimé est mort en 1970, à l'âge de 74 ans, d'un cancer, comme lui. Il ne
l'évoque que rarement dans ses écrits, en tous cas beaucoup moins souvent
que sa mère Georgette, Sultana, Esther Safar, morte en 1991 à l'âge de 90 ans
En écrivant Glas, publié en 1974, quelques années après la mort de son père,
lui érigeait-il un tombeau? Si c'était le cas, le nom qui aurait été écrit en
lettres dorées sur cette tombe, aurait été, selon la confidence qu'il fait dans
Glas1, Derrière2 - mais derrière quoi? Un rideau, un voile ou autre chose de
plus obscène? On dit généralement qu'un héritier vient après, et non pas
derrière.

Pour être élu, il aura fallu qu'il trompe ses pères, comme les enfants de
Jacob et d'Isaac3. Avec son prénom (Jacques) qui commence par l'un et finit
par l'autre, il occupe toutes les postures : grand-père, père, fils, frère. On
n'attire pas sur soi la bénédiction sans faute. Autour de lui, les
dédoublements asymétriques se multiplient. On les retrouve dans sa pensée
c o m m e dans son nom. Il affirme redouter le jugement de ses fils4 - plus
encore que celui de ses pères - ce qui conduit à s'interroger sur la place de
son père (réel) dans sa pensée. S'il s'est révolté contre lui, c'est de manière
indirecte, par son choix de vie et par son œuvre. Une rupture si radicale
qu'elle pourrait être qualifiée d'oedipienne - ce qui pourrait expliquer la
prévalence du thème de la mort, du deuil et du glas dans son œuvre. Mais
pour lui la modestie de son père, son effacement, est une marque de retrait -
comme ces pères aveugles qui se retirent devant leur fils. Quant au retrait ou
à l'agonie de sa mère, unique irremplaçable5, il est plus douloureux. Quand
elle ne le reconnaissait plus, raconte-t-il dans Circonfession, c'est son propre
visage qu'il risquait de perdre6.




4.4.1.2 Qui est l'auteur de l'œuvre qu'il a signée ?

Qu'il s'agisse d'un roman, d'un essai ou d'un tableau, le nom de l'auteur
offre un repère précieux au lecteur. Il donne des indications sur l'orientation
du texte, son sérieux, sa légitimité. Il "présentifie" l'instance d'où l'œuvre est
supposée provenir, ce qui permet de la présenter comme dialogue,
conversation ou échange. En nommant l'auteur, on fait croire que sa parole
peut être entendue comme s'il était là, ici et maintenant. Mais sur quoi
l'authenticité d'une signature, d'une date, d'un style ou d'un genre repose-t-
elle? Uniquement sur une croyance, un consensus, le savoir d'un expert, c'est-

1
"Derrière : chaque fois que le mot vient en premier, s'il s'écrit donc après un point, avec une
majuscule, quelque chose en moi se mettait à y reconnaître le nom de mon père, en lettres dorées sur sa
tombe, avant même qu'il n'y fût" (Jacques Derrida, Glas, op. cit., p80b).

2
Une déformation du patronyme qu'il porte lui aussi : Derri….
3
Mémoires d'aveugle, op. cit., p100

4
Jacques Derrida, Circonfession, op. cit., p207.

5
Derrida, Le monolinguisme de l'autre, op. cit., pp106-107.

6
Jacques Derrida, Circonfession, op. cit. p118.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 372



à-dire un jugement ou une décision. Telle que nous la rencontrons, l'œuvre
est abandonnée, orpheline1. Elle n'est la voix d'aucun père vivant, n'est
porteuse d'aucune assurance, aucune sécurité2. Nul ne commande ni ne
maîtrise l'œuvre, pas même l'auteur, qui n'est pas son souverain. D'ailleurs
qu'est-ce que l'auteur? Est-il obligatoirement une personne unique,
déterminée? On peut en douter. Dès le départ, sa fonction est partagée entre
plusieurs instances : les autres textes qu'il cite ou auxquels il se réfère, le "je"
conscient, les fantasmes ou souvenirs inconscients, les traces ou les spectres
qui se disent à travers lui, les traditions et les conflits dont il est le reflet.
Entre ces enjeux et d'autres encore, l'œuvre ne témoigne ni d'un compromis
ni d'une construction harmonieuse. C'est le lieu d'un drame ou d'une guerre.
On n'écrit jamais solitairement : produire une œuvre est toujours un rapport
à l'autre. Celui qui l'a fabriquée, produite, est lui-même divisé, car il est aussi
son premier lecteur3. Dès le départ, l'œuvre a été volée4 à celui qui l'a
fabriquée (pour autant qu'elle lui aie jamais appartenu). N'ayant jamais été
extérieur à son texte, il ne peut pas le surplomber. D'un côté, l'auteur
disparaît, il est absorbé dans sa production, et seule la signature, la légende,
le droit d'auteur ou un autre artefact rappelle son nom5. Mais d'un autre côté,
par le commentaire, l'interprétation, il s'infinitise, comme l'explique Moshé
Idel à propos de la formulation derridienne, « Il n'est rien en-dehors du
texte » :

« La formule de Derrida suggère que dans la relation entre l'auteur et le livre, l'auteur est
le grand perdant. Il est complètement exclu. En d'autres termes, la fusion kabbalistique de
l'auteur et du livre a préparé le terrain à la résorption de l'auteur au sein de son texte à
l'étape ultérieure de la déconstruction selon Derrida, encore qu'en se résorbant au sein du
texte, l'auteur lui confère le plus important de ses attributs, à savoir son infinité (…). Avec
l'identification du texte et de l'auteur, l'infinité conférée au texte permet pleinement
l'adoption d'une attitude que je propose d'appeler « la Kabbale innovante ». D'après cette
approche, c'est la présence de l'auteur infini au sein du texte canonique qui garantit la
possibilité d'en extraire une infinité de significations. Cette hypothèse confère beaucoup de
puissance au lecteur » (Moshé Idel, « Jacques Derrida et les sources kabbalistiques », in
Judéités, Questions pour Jacques Derrida, 2003).

Tandis que, pour la Cabale, l'auteur (Dieu) est fusionné avec le livre (la
torah), pour Derrida, ce serait l'absorption de l'auteur dans le texte qui lui
conférerait son infinité. La sécularisation de la Cabale opérée, selon Idel, par
Derrida, aurait pour résultat paradoxal de faire équivaloir l'infinité du texte à
l'infinité de l'auteur. Dans cette perspective, il reviendrait à l'œuvre de
délimiter l'un et l'autre – d'où son importance, en tant que « faire » et aussi en
tant que concept.





1
Jacques Derrida, Marges de la philosophie, op. cit., pp376-7.

2
Papier machine, op. cit., pp50-51.

3
Jacques Derrida, L'écriture et la différence, op. cit., p335.

4
Ibid pp265-6.

5
Glas, pp9-10.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 373



4.4.2 « Je me circoncis »


4.4.2.1 Le corp(u)s circoncis.

La circoncision, écrit Derrida dans une formulation souvent reproduite,
qui pourrait même être devenue emblématique de son œuvre, je n'ai jamais
parlé que de ça1. Ou bien, dit-il dans un film2, "chaque fois que je parle de
trace, incision, inscription, c'est-à-dire dans tous mes textes, je fais signe du
côté de la circoncision, de la mienne". Que veut-il dire? Il donne la liste des
nombreux mots qui en sont des équivalents : limite, marge, marque, clôture,
anneau, alliance, don, sacrifice, écriture du corps, pharmakos, coupure, etc...
Qu'ont-ils en commun, ces mots? Je propose une réponse possible, une
hypothèse : ce ne sont pas des éléments d'analyse, mais des opérateurs dans
l'œuvre même. Cela revient à dire que Jacques Derrida ne nous dit pas : "Je
suis circoncis" (constatif ), mais "Je me circoncis" (performatif ). Et c'est ainsi
qu'il œuvre.

"... la circoncision reste le fil de ce qui me fait ici écrire, même si ce qui y tient ne tient qu'à
un fil et menace de se perdre (...) voilà le réel avec lequel il faut cesser de ruser (il faut?) : ce
qui recouvre ce réel n'est pas un mirage mais tout ce qui reste d'un langage, la culture même :
d'un mot la circoncision" (Circonfession, pp188-189, bande 38).

La transformation qui résulte de cet acte n'est pas bornée par son œuvre.
Impossible à connaître à l'avance, car avant lui aucun philosophie n'avait écrit
des ouvrages de philosophie en disant : Je suis circoncis, ou Je me circoncis, ou
Voici le circoncis. Elle prend la forme de livres, de textes, de discours, de
questionnements, de pratiques circoncisantes3.

a. Un événement unique.

“Schibboleth", ce livre sur Paul Celan déjà cité, commence par ces mots :
"Une seule fois, la circoncision n'a lieu qu'une seule fois". Etrange début pour
un livre consacré à un poète. Dès le départ, Derrida nous avertit : il ne traitera
pas du rite de la circoncision comme tel, mais de cette dimension dont il part,
qu'elle n'a lieu qu'une fois - comme la naissance et la mort. C'est cela qui
donne à penser, c'est cela son thème, c'est cela le point commun entre la
circoncision et le poème. Cette fois unique où elle a lieu est en même temps la
première et la dernière fois. Elle définit un temps, une date irrépétable4.
Comme un poème, elle s'inscrit douloureusement à même le corps, elle laisse



1
Jacques Derrida, Circonfession, op. cit., p70.

2
D'ailleurs Derrida, de Safaa Fathy.

3
« D'où l'hypothèse selon laquelle c'est de ça, la circoncision, que, sans le savoir, en n'en parlant
jamais ou en parlant au passage, comme d'un exemple, je parlais ou me laissais parler toujours, à moins
que, autre hypothèse, la circoncision elle-même ne soit qu'un exemple de ça dont je parlais, oui mais j'ai
été, je suis et je serai toujours, moi et non un autre, circoncis, et il y a là une région qui n'est plus
d'exemple, c'est elle qui m'intéresse » (Circonfession, p70, op. cit. bande 14).

Ce "non-répétable" est une citation de Paul Celan dans son poème "A la pointe acérée" : "Nach dem
4

Unwiederholbaren, nach ihm, nach allem", Sur le non-répétable, vers lui, vers tout . Traduction Martine
Broda, dans La rose de personne.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 374



une marque signifiante, une blessure1, une plaie. Par elle passe une frontière,
du côté de l'autre.

Toute trace privée, secrète, toute marque intime d'une inscription


extérieure2, survenue sans prévenir, d'un coup, peut être analysée comme une
circoncision. Archivée à même la peau, elle ne vous quitte jamais. D'un côté,
on a oublié l'événement, on n'en a aucun souvenir, c'est comme s'il n'avait
jamais eu lieu. Mais d'un autre côté, en-dehors de toute remémoration, hors-
langage3, on s'en rappelle, ou plus exactement, il se rappelle à vous4. Il tient au
corps, comme un talith. C'est la mienne, je la sens dans mon corps, je suis
circoncis. Cette expérience qui nous précède, qui commande notre pensée,
peut être comparée au don de la langue5 : celui qui donne ne sait pas qu'il
donne, tandis que celui qui reçoit ne sait pas qu'il reçoit. Sur l'écran de la
circoncision, opération sans sujet, chacun peut lire ses souvenirs, ses écrits.
Cela vaut pour tout homme6, pour toute femme, du simple fait qu'il (elle)
parle.

Selon la tradition juive, à cette date unique, l'individu reçoit un nom en


partage. En entrant dans la communauté, il devient nommable. On peut le
désigner, le citer. Mais curieusement, l'un des fantasmes de Derrida, c'est que
cette opération aurait pu échouer.

« La circoncision, y en a-t-il une? pour le moment ce n'est qu'un mot avec lequel j'ai envie,

1
Schibboleth, op. cit. p97. Paul Celan, dans un poème du recueil Renverse du Souffle (Dein
vom Wachen...), écrit : [Le mot du poème] "passe la plaie lisible" (Jean-Pierre Burgart) (setzt
Wundgelesenes über), ce que Derrida traduit : "les vers parlent d'un passage par-dessus ce
qui est lu jusqu'à la blessure". Il y a blessure-lecture, la lecture est blessure et la blessure,
quoiqu'illisible, se lit. Selon ce passage intraduisible, le texte est blessure, et la lecture
l'inscrit dans le corps. Il en résulte des mots circoncis, pour utiliser une expression de la
tradition juive qui joue sur le double sens du mot mila, qui signifie "mot" en hébreu et aussi
"circoncision". La brith mila est l'alliance de la coupure.

2
Jacques Derrida, Mal d'Archive, op. cit., p47. Jacques Derrida rapproche de la circoncision
un événement intime qui s'est produit dans la vie de Freud. Il s'agit de la dédicace que son
père Jakob lui a écrite lorsqu'il lui a offert pour le jour de ses 35 ans, le 6 mai 1891, comme
cadeau et comme souvenir, la bible de son enfance qu'il avait fait relier avec une peau
[neuve], ce livre dans lequel le père avait enseigné la lecture à son fils. On peut analyser cette
dédicace comme une répétition, une réitération de la circoncision survenue au "7ème jour
des années de sa vie", comme l'indique une autre inscription faite sur cette même bible, en
1856, par le même Jakob pour son fils Sigmund. Par cette dédicace qui est aussi une
commémoration, Jakob rappelle à son fils son engagement dans l'alliance. Il lui dit : N'oublie
pas la bible, n'oublie pas la torah, n'oublie pas la tradition à laquelle tu appartiens.

3
Jacques Derrida, Circonfession, 1991, op. cit., pp115-116. Le hors-langage, l'indicible, l'autre langue,
ces trois notions ici associées dans l'expérience de la mort de la mère et du souvenir-non souvenir de la
circoncision, ces trois notions se disjoignent dans la pensée théorique.

4
Ibid p16.

5
Un témoignage donné (dans "Questions au judaïsme" Desclée de Brouwer, 1996), p81

6
Schibboleth, op. cit. p99. De même que "Dans ce monde-ci hyper-chrétien / Tous les poètes sont
des Juifs" (vers de Marina Tsétaïéva cités par Paul Celan en exergue de son poème "Et avec le livre de
Tarussa" [avant-dernier poème du recueil Die Niemandsrose], que Martine Broda traduit (du russe) par
Tous les poètes sont des youtres)), c'est-à-dire tous ceux qui habitent la langue en poètes, de même la
blessure, expérience même de la lecture, est universelle. Il s'agit, chez Celan, de circoncire la parole,
c'est-à-dire le mot.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 375



de façon plus ou moins continue, mais pourquoi, de faire des choses, de raconter des histoires,
d'intéresser un lecteur ou une lectrice (les plus éloignés possible), de me faire plaisir [avec ce à
quoi je n'arrive pas à m'intéresser, mais pourquoi?] de me recoudre en ce temps de ma vie où
je n'ai jamais été plus décousu, sanglant, saignant : je n'ai même plus pour me soutenir pendant
l'opération les bras d'Elie qui au pire instant reste là... si je voulais émouvoir, je décrirais un
enfant incapable d'articuler ce qui se passe, même s'il voit et sait tout, et parle
interminablement autour, mieux que quiconque, au moment où ça se passe, et qu'Elie aura
laissé tomber pendant l'opération, décrire dans le détail cette scène épouvantable, le "parrain"
laisse tomber l'enfant sans nom pendant la circoncision, le sang, les instruments, la terreur des
participants qui s'enfuient ou achèvent l'enfant, puis l'insupportable forclusion, il y a dans ce
que j'écris quelque chose qui appelle : la forclusion : l'insupportable, aimé, déjà su, qui ne se
peut citer, seulement incorporer", je voudrais me rassembler dans le cercle du cum, le cirque
du circum, devant celui que j'ai toujours cherché en le fuyant, le témoin constituant qui mette
fin au mal de Protée, comme je le confiai à mon journal d'adolescent dans le miroir d'un Gide
qui se disait privé de toute identité non protéiforme" (Bande 37 de Circonfession, op. cit.),
p182. Jacques Derrida cite un texte consigné dans un Carnet, qu'il appelle par ailleurs le Livre
d'Elie, le 11 octobre 1977.

J'ai choisi de citer ce passage en entier car ce qui est raconté, cette sorte
de “quasi-fantasme“ ou de souvenir très lointain, traumatisant, d'auto-
circoncision, pourrait être lu ou entendu comme une anticipation fictionnelle
d'une pensée derridienne à venir. Je suis un bébé totalement dépendant. Ce
n'est ni ma mère ni mon père qui me porte, mais un étranger, un inconnu. On
me fait quelque chose d'imprévu, d'absolument incompréhensible, on me coupe,
je sens le sang gicler, s'écouler de mon corps. L'inconnu me lâche et personne ne
vient à mon secours, ni mes parents, ni même le prophète Elie, ce super-parrain
qui aurait dû m'assister. Je chute dans cette flaque de sang, dans un abyme sans
fond, sans que personne ne me porte, sans secours ni relève possible. Si jamais je
survis à cela, il faudra que je me protège contre cette menace… On trouve dans
ce résumé certaines thématiques qui obséderont Derrida pendant
longtemps : la défaillance des généalogies, l'irruption de l'autre, la coupure,
l'impératif "Tu porteras l'autre", la non-assistance, le sans-fond, la survie, et
aussi la peur, l'angoisse devant une menace dont on n'arrive pas à dire si elle
est extérieure ou intérieure... On pourrait dire qu'un enfant (ou infans) qui n'a
pas encore de nom, qui n'est pas encore nommable ou citable1, est déjà mort.
S'il meurt, son passage n'aura laissé aucune trace, on n'en fera jamais son
deuil. Il n'en restera pas même une cendre, sauf... sauf si son histoire est
racontée, si elle se transforme en œuvre, comme Derrida le propose au début
de la citation. Comme dans le livre de Tobit, il faut raconter cette histoire.

b. Une épreuve des limites.


Qu'est-ce que cet événement? On peut dire que c'est rien, un événement de
rien, mais c'est un rien qui s'inscrit dans la chair2, qui n'arrive pas à se fermer.

A quoi correspond le mal de Protée auquel il renvoie en 1991, après s'être cité lui-même. Est-ce le
1

syndrome de Protée? (une maladie très rare et très handicapante caractérisée par un gigantisme partiel
des mains et/ou des pieds. Ainsi, les jambes de Mandy Sellars, une Américaine de 36 ans, ont atteint des
proportions incroyables (3 fois le volume de son corps). On pense que Joseph Merrick, connu sous le
nom d'Elephant Man, souffrait également de cette maladie) Ou le Protée des Grecs, ce réceptable, cette
matière primordiale qui peut contenir et embrasser toutes les formes? Une capacité à se
métamorphoser qui pourrait être vécue comme un drame, un terrible mal. Celui qui se transforme, se
multiplie, se métamorphose sans cesse, n'a plus d'individualité, et donc plus de nom non plus. A chaque
métamorphose, il ne reste plus rien de ce qu'il aura été. Ce pourrait être cela aussi, le mal radical.

2
Schibboleth, op. cit. p109.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 376



La cicatrisation de la peau ne s'arrête jamais. On peut rouvrir la plaie1,
décloisonner ce qui semble clos, faire en sorte que la circoncision se répète,
se réinvente indéfiniment, on peut réactiver2 cet effet de circoncision
incernable, qu'on cherche à cerner. Il est double3 :

- soit on l'arrête, on cautérise strictement la plaie4, elle cicatrise en


produisant un effet de durcissement, d'érection. Il en reste un monument
funéraire, un tombeau. En enveloppant le prépuce de linges, en l'enterrant, on
l'ensevelit. La religion comme épreuve de l'indemne5 exalte un corps circoncis
devenu complet, intact. Cette théologie, qui voudrait déterminer à l'avance ce
que nous serons et qui nous serons, qui cloisonne entre deux mondes, deux
subjectivités (avant et après la circoncision) peut priver d'avenir.

- soit on ne peut jamais l'arrêter. Il faut alors tourner autour de la plaie


ouverte, purulente.6 Les tentatives de cautérisation ne limitent pas
l'épanchement. On a beau sucer (comme le font les circonciseurs
traditionnels), le sang coule. La circoncision reste un événement violent,




1
Jacques Derrida, Circonfession, op. cit., pp212-213. Les livres de Jacques Derrida s'écrivent dans sa
peau, ils la coupent. C'est une déchirure. L'autre sépare la peau, étrange condition qui fait "espermer" :
écrire sur une autre peau, une peau plus grande qui sert de porte-parole provisoire, tendue au-dessus
comme le sublime augustinien, mais à toujours redéchirer.

2
Ibid, pp219-220. C'est l'histoire de quatre rabbins qui vont au paradis ( Pardès, le jardin). L'un
revient sain et sauf, un autre meurt, un autre devient fou, le dernier se fait Autre. Derrida se mêle à leur
chant. Leur incantation résonne toujours dans l'amphithéatre ou il enseigne, et aussi dans le jardin de
l'Ecole, qui est celui de son enfance (13 rue d'Aurelle-de-Paladines à El-Biar) et peut-être aussi celui de
la rue d'Ulm. Il est les quatre rabbins, il enseigne aux quatre niveaux qui ne sont pas dans son intellect,
mais dans son sang. Il leur enseigne à eux aussi par le moyen de sa confession. La circoncision même de
Jacques Derrida (1930), qui est la source, est sans cesse réactivée : par sa dépression 30 ans plus tard
(1960), par les carnets de 1976-84 et par son texte actuel (1990) qui va au-delà du cercle (de la
philosophie). Dans cet amphithéatre, il entend à peine sa propre voix. Il faudrait qu'il découpe les mots,
les lèvres et les langues pour ne plus être enfermé dans son lexique d'une cinquantaine de mots, il
faudrait qu'il fouille les langues, toutes les langues du Pardès où seule la fine lame de l'écriture peut
conduire.

3
Circonfession, pp225-227, op. cit., bande 46 : "Une circoncision est à ma taille, elle me prend le
corps, elle tourne autour de moi pour m'envelopper de ses traits de lame, ils tirent vers le haut, une
spirale m'élève et me durcit, je suis érigé dans ma circoncision pour des siècles comme la mémoire
pétrifiée d'une ammonite, le monument minéral d'un cadavre, aimant l'herbe et la mousse, la
prolifération drue du végétal qui ne finit pas de gagner un désir de plus en plus mort, de ma mère dont
la vie deviendrait, à les croire, "végétative", il nous reste juste assez de souffle pour demander pardon,
pour le Grand Pardon, dans les langues du PaRDeS, pour tout le mal dont se tire et retire et s'étire mon
écriture, une peau éternelle au-dessus non de vous, de moi qui rêve de lui qui rêve de la place de Dieu,
l'embrassant dans sa prière et montant vers lui comme du lierre". La circoncision se dédouble. D'un
côté sa dimension traditionnelle (religieuse, relevante et en même temps funéraire, érectile et
phallique), et d'un autre côté la fine lame d'un couteau d'écriture [écrire est une circoncision, et aussi
un mal pour lequel il faudrait demander pardon à Yom Kippour]. Mais ces deux circoncisions ne sont
pas séparables, c'est la même. Elle élève et elle coupe; elle érige en monument, en cadavre, et elle fait
proliférer les pousses; le désir qu'elle fait gagner, de plus en plus mort, fait monter des prières qui ne
sont que des jeux de mots; c'est une répulsion qui attire, une peau qu'on arrache, un talith blanc, vierge,
immaculé qu'on revêt pour la prière mais qui est aussi taché du sang des bêtes du sacrifice ».
4
ibid., p16.

5
Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit.Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit., p75. Derrida fait allusion
à la tradition juive selon laquelle le corps de l'homme ne devient complet que par la circoncision.

6
Jacques Derrida, Circonfession, 1991, op. cit., p100.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 377



excessif - qui peut cacher un désir de meurtre 1. Cette castration simulée ne
laisse pas en repos. Jacques Derrida trouve, dans les trois points sur les trois i
du mot français circoncision2, une figuration de ce processus. Comme le
prépuce, les points menacent à tout moment de se détacher, sans vraiment se
détacher, du trait vertical.

Cependant ces circoncisions ne se séparent pas les unes des autres. Elles
scellent et descellent à la fois3, dans un même arrêt / débordement.

Tandis que l'excision est une mutilation de l'organe lui-même, la


circoncision ne coupe qu'un bout de peau, un pourtour 4. Ce qu'on jette, le
prépuce, n'est pas une partie de l'organe, c'est un reste, un bord qu'on ne peut
jamais se réapproprier.

c. Une mise en œuvre.


Circoncire, c'est apposer sa signature, comme on signe une œuvre. Quand


un artiste se sépare de l'œuvre, quand il dit J'arrête, ça suffit!5, il la circoncit,
et il ne reste plus qu'à la signer, la dater, la nommer. Toute l'œuvre
derridienne peut être lue ainsi, comme la mise en œuvre d'une circoncision.

Jacques Derrida cite, en 1991, une page de carnet écrite en 1977 : "voilà ce que signifie
sans doute ”mettre en œuvre Ça, "ma" circoncision, énorme monument narcissique avec ceci, ci
devenant ici l'abréviation, ciseaux, scie, si (if ), si (mais oui, non pas non), s'il, cil [...] mettre en
œuvre ça, ci, Sassi le chanteur juif qui hantait toutes les fêtes religieuses d'Alger, le monument
narcissique de mon dernier enfant, le troisième, celui que je n'aurai pas eu, la fille, c'est s'il, au
fond du désespoir, du blasphème et du parjure, immense remontée du désir sublime pour Ci, le
soir alors que tout autre chemin m'est coupé, réfléchir sur ceci que, même en cas d'échec, plus
que probable, puisque je ne vivrai plus longtemps de toute façon, c'est sur ce ci, la "ma"



1
Ibid, p176. La circoncision est une mort pour l'enfant, une petite mort. C'est la mère qui désire ce
meurtre, le délègue et parfois le commet (comme Tsiporah dans la bible). Derrida, en tant que « dernier
des juifs » autoproclamé, a cherché à se soustraire à la mort. Il l'a fait par l'écriture (sur l'écran/écrin de
la circoncision). Il ne se confesse pas lui-même, il confesse les autres - en l'occurrence, sa mère, Esther
(dont il se trouve qu'au moment (février 1990) où il relit ses carnets de 1977 elle ne peut plus ni
l'entendre ni lui répondre), et il tente de vivre, ici et maintenant, cette "mort de moi".

2
Jacques Derrida, Circonfession, 1991, op. cit, pp71-72. Tout le lexique de Jacques Derrida est obsédé
par la circoncision. Le mot lui-même CIRCON-CI, qu'il abrège en "Ci" ( Circonfession p197), avec ses trois
i et ses associations : la scie, la cire (allusion aux Méditations Métaphysiques de Descartes), les ciseaux,
s'il, cil - clin d'oeil, clin de l'hymen. Comme il l'explique dans Glas, la circoncision est une castration non
pas fausse mais simulée. Elle joue à perdre quelque chose qu'elle ne perd pas, comme si le point sur le
(i) (c'est-à-dire le prépuce, à condition d'écrire i et non pas I) était sur le point de se détacher sans
vraiment se détacher. En se prononçant, un point imprononçable se dit : circoncision. Phallus sans tête,
la lettre (i) ressemble à une colonne coupée, retirée, qui retranche d'elle-même un autre absent. Cette
thématique du point sur le (i) est aussi une citation des Evangiles [insert de Glas p69ai auquel il renvoie
dans Circonfession, p70). Voici, dans une autre traduction, les paroles du Christ : "Les cieux et la terre
passeront, mais mes paroles ne passeront pas. Pas un iota, pas un point, ne sera retranché de la loi"
(Matth, 5,18, traduction Bible de Jerusalem). Jesus réaffirme l'intégrité de la loi, son accomplissement,
même si elle a perdu la forme de la loi. On peut dire, de la même façon, que la circoncision préserve
l'intégrité du corps. On coupe, mais on ne retranche pas. Le point sur le (i) est coupé du corps
principal. Il est séparé, mais il ne se détache pas. Bien qu'il soit coupé, l'intégrité du (i) n'est pas
menacée.

3
Tourner les mots, op. cit., p93.

4
Jacques Derrida, Trace et archive, image et art, op. cit., p110.

5
Jacques Derrida, La vérité en peinture, op. cit., p234.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 378



circoncision, que se rassemble l'opus autobiothanatohétérographique ininterrompu, la seule
confidence qui m'ait jamais intéressé, mais pour qui? question à laquelle mon incapacité à
répondre donne la mesure de ce qui me divise et m'aura empêché jusqu'ici d'aimer, ...( 13-10-
77)" (Circonfession, op. cit., p197-198).

Dans cet immense monument (ou tombeau) qu'est son œuvre, qu'est-ce
qui serait mis en œuvre? Ce serait "Ça", "ma" circoncision écrit-il, avant de
reprendre en détail la répétition ou réitération des "ci" dans ce mot français,
jusqu'au "C'est s'il" qui aurait peut-être été le prénom de sa fille virtuelle,
Cécile - afin qu'elle aussi ait un "ci" dans son nom, qu'elle aussi soit
circoncise. Ce qui est mis en œuvre, c'est "ceci", quoi? ce qu'on ne peut plus
voir ni désigner, "ma" circoncision qui renvoie à un "je" scriptural, toujours
déjà effacé, comme le modèle du dessinateur qui disparaît en principe dès
que le crayon trace son trait. Il aura fallu qu'il désire infiniment ce "Ci" auquel
il ajoute même une majuscule pour s'extraire du désespoir, du blasphème ou
du parjure ou de la scène fantasmatique d'un échec de la circoncision,
racontée dans Circonfession page 182, l'aura plongé.

Dans ses carnets de 1976-84, Derrida se dit qu'il faut que son écriture
change de forme, qu'elle se circoncise1. Qu'est-ce à dire? Il faut se confesser,
changer de peau à chaque instant. Non pas dire, mais faire la vérité. C'est une
transe virtuelle, une jouissance, un plaisir pulsionnel mais douloureux. La
peau arrachée n'est pas seulement celle du sexe : c'est aussi le visage et les
mains. Se démasquer, c'est aussi se desquamer la figure. Une seconde peau
est greffée par dessus, qui ne laisse pas le désir en repos. Ça saigne, ça
démange, il faut sucer pour protéger, entourer.

Le rapprochement entre trois termes, "circoncision", "rire", "oui", opéré


dans Ulysse gramophone, peut sembler surprenant2. En l'avançant lors d'un
symposium de spécialistes, Derrida joue effectivement sur l'étonnement de ce
public qu'une telle incongruité peut prendre à contre-pied. Il introduit dans le
débat, son corps, son sexe. Que vient faire la circoncision dans cette affaire?
Rire, ce serait s'arracher une sorte de prépuce, renoncer au rassemblement
du corps comme de l'œuvre, au savoir comme totalité ou aspiration au
rassemblement, ce serait aussi lâcher, donner libre cours à un affect. Alors
seulement, en s'arrachant à la communauté des savants, le lecteur peut faire
alliance avec l'œuvre. Situé chronologiquement entre La Carte postale (livre
publié en 1980) et Circonfession (1991), Ulysse gramophone est, lui aussi, un
texte autobiographique. Mais ce n'est pas seulement cela qui fait le lien avec
la circoncision. C'est le côté circulaire3, l'encyclopédie joycienne, qui l'a
d'abord conduit à envisager pour titre "Circumnavigation et circoncision"4, et
le côté voyage vers un ailleurs qui l'a ensuite conduit à envisager un autre titre



1
Circonfession, op. cit., pp218-221.

2
Ulysse gramophone, Deux mots pour Joyce, op. cit., pp105s et 119s

3
« La circoncision circule (au sens littéral), tourne autour de son propre silence (…). On ne peut
tourner autour que de ce qui se soustrait et empêche aussi la trajectoire de se boucler en revenant sur
elle-même (…). Il ne s'agira pas, alors, d'une contamination extrinsèque ou, pis encore, d'une jonglerie
prisonnière de son propre imaginaire, mais plutôt de l'“effet“ déjà reconnu d'une impossibilité
structurale de fermer le tracé, de “venir à bout“ du tournoiement et même du vertige » (Silvano Facioni,

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 379



"La carte postale de Tokyo"1. Comment s'allier à l'œuvre, faire alliance avec
elle, autrement qu'à la façon des experts? Derrida semble suggérer la
"circoncision du rire", comme il y a une "circoncision du coeur". Il ne s'agit
pas d'une élévation, ni d'une transcendance, mais d'un quasi-transcendantal.
D'un côté, le texte de Joyce est une sorte d'encyclopédie de tous les savoirs et
de toutes les langues; et d'un autre côté, c'est un éclat de rire. Le rire vient
entamer la totalisation du livre comme la circoncision vient soustraire au
corps un prépuce. Et que reste-t-il? Rien. Une trace, une signature, un nom.

Ecrire un livre est, pour Derrida, toujours une auto-circoncision, une auto-
chirurgie2. Quand il écrit, il se circoncise comme Abraham, il est le circoncis et
le circonciseur, le sacrifié et le sacrificateur. Il ne lui suffit pas de s'être
circoncis lui-même, il affirme en outre : "J'ai dû me porter moi-même lors de
ma circoncision"3. Mais n'oublions pas que "se porter", pour lui, c'est écrire, et
cela s'écrit dans la différance. Tandis que la lame d'écriture coupe son propre
corps, il imagine son père le regarder et sa mère restée à la porte dans
l'angoisse, comme cela a dû arriver4. Ce ne sera pas elle qui sucera la plaie,
mais lui-même, dans une opération d'autofellocirconcision5 (ou d'œuvrance).
Que dire d'une œuvre qui ne peut être que le produit de cet acte?

Derrida citant les Cahiers d'Elie, inédits : "Si ce livre ne me transforme de fond en comble,
s'il ne me donne pas le sourire divin devant la mort, la mienne et celle des aimés, s'il ne m'aide
pas à aimer plus encore la vie, il aura échoué, quels que soient les signes éventuels de son succès,
je ne veux pas qu'il échoue à jouer la réussite comme un échec où la perte vaut salut, jeu trop
connu, je veux qu'il réussisse décidément et que je sois le premier, voire le seul à le savoir
vraiment", là où "la limite est la circoncision, la chose, le mot, le livre, à faire sauter, non ce n'est
pas ça, mais à traiter, aimer de telle sorte que je puisse écrire, ou mieux, vivre sans plus avoir
besoin d'écrire" (Circonfession, pp76-77, bande 15).

Le livre que Derrida est en train d'écrire - ici les Carnets ou Circonfession,
mais il y en a toujours un - devrait le transformer de fond en comble. Il
devrait lui faire aimer encore plus la vie6, mais d'une façon secrète, qu'il est
seul à connaître. Laquelle? Une autre circoncision, une circoncision où l'autre
ne ferait pas que lire son texte mais le mangerait (à la place du prépuce), le
sucerait comme une mère. Ce qui est secret ici n'est pas le fantasme de
fellation, c'est la place de l'écriture, le désir de littérature autour duquel il
tourne. C'est un secret conscient, le secret de sa souffrance. Ce livre échoue,


Circon(dé)cision, Voyage autour d'une absence , dans Appels de Jacques Derrida, 2014, op. cit , p349 et
352).

4
Ulysse gramophone, op cit p10.

1
Ibid p105.

2
Circonfession, op. cit., p124.

3
Circonfession op. cit., p93. En réalité, celui qui l'a porté ce jour-là est son oncle paternel Eugène, qui
s'appelait aussi Elie.

4
Ibid p124.

5
Ibid, pp149-150.

6
Une recommandation qu'il renouvellera dans son adresse post-mortem, lue par son fils lors de son
enterrement, le 12 octobre 2004 : « Préférez toujours la vie et affirmez sans cesse la survie ».

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 380



comme les autres. Le prépuce-anneau-texte n'est pas mangé. Il faut continuer
à écrire. Le "sourire divin devant la mort" qu'amènerait une circoncision
réussie étant encore loin, Jacques Derrida a continué à écrire, jusqu'au
dernier jour.

d. Le circoncis.

Selon Hélène Cixous, tous les textes de Jacques Derrida sont "de corps". ll
les signe à partir de la scène de la circoncision. Il dit : Voici le circoncis.

"Voici le circoncis, c'est ce qui est venu à travers tant et tant de textes extraordinaires,
tous ces textes, apparemment philosophiques, vraiment philosophiques, philosophiques en
vérité, qui en même temps sont pour moi d'abord un immense récit à la fois tâtonnant et
trouvant presque, finalement l'entreprise autobiographique ou biographique la plus
périlleuse, la plus courageuse, la plus folle, de ces temps, de cette époque. Je ne fais que voir
ce qu'il montre et lire ce qu'il écrit : Voici le circoncis, c'est ce qui est venu, avec des cis, avec
des si, et ci et circonspection" (Hélène Cixous, Contes de la différence sexuelle, p38)1.

S'il donne le nom de "Livre d'Elie" aux carnets dans lesquels il a accumulé
des matériaux pour le Grand Livre de la circoncision qu'il projetait d'écrire,
c'est parce qu'elle s'inscrit dans son nom, comme elle est inscrite dans celui
d'Abraham2. Il savait dès le départ que ce projet était voué à l'échec car il
aurait impliqué une impossible exhibition du secret, de l'inconscient. Et
pourtant il a continué. Ne renonçant jamais complètement à l'intercession
des rabbins (d'un côté leur sagesse, de l'autre la faculté qu'ils ont de
circoncire la parole)3, il n'arrête pas de la réinventer. Sans cesse il faut
recirconcire ce qui se décirconcit4, déjouer la réappropriation des langages,
circoncire le mot (chaque mot est un schibboleth), transmuter et réécrire la
parole.

La circoncision est une métonymie (la partie qui se détache du tout pour
en tenir lieu), mais ce n'est pas une métonymie comme les autres, c'est la
métonymie des métonymies5 : un événement singulier, irremplaçable,
irréversible, qui vaut pour toutes les autres pertes et les remplace d'avance.
Ce qui arrive une fois pour toutes engage à revenir, à représenter, à reproduire,
à écrire. Elle seule peut tenir lieu des autres circoncisions (lèvres, langue,
oreille ou coeur), du corps comme du texte.

e. Une alliance à venir.


Partons d'un autre "fantasme" de Jacques Derrida, qu'il raconte dans


Circonfession, et dont on peut donner le résumé suivant : "Ma mère, en signe

Texte d'Hélène Cixous publié dans le recueil Lectures de la différence sexuelle, Edition des Femmes,
1

1994.

2
Abraham, l'autre (dans "Judéités", Galilée, 2003, op. cit.) p42. Abram devient autre au moment de
sa circoncision. La lettre « h » coupe son nom et s'inscrit en lui, il devient Abraham. Ce qu'il y a de plus
juif en lui est ce changement de nom. Il répond Oui à l'appel du "devenir-autre".

3
Schibboleth, op. cit. p108. Le rabbin est l'intercesseur. Il a le pouvoir de donner le mot, mais ce
pouvoir s'anéantit aussitôt car il est sans objet. Son écriture est une écriture du rien. Il est garant du
chemin, de la transmission, d'une promesse unique dont le contenu reste à venir. Elle fait tourner
l'anneau, elliptique, d'une parole ouverte.

4
Circonfession, op. cit., pp206-208.

5
Jacques Derrida avec Safaa Fathy : Tourner les mots; Au bord d'un film, op. cit., p82.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 381



d'alliance, me circoncit de ses lèvres, et j'éjacule dans sa bouche quand elle
avale le prépuce"1. Cet autre fantasme est aussi celui d'une autre alliance
écrite dans une autre langue qui n'est plus celle de la famille, une langue que
seul un philosophe qui aura osé décrire son pénis2 pourra inventer. L'alliance
de la circoncision vient avant la première, celle de la langue. Bien qu'elle soit
plus originelle, il faut pour elle inventer un autre idiome intraduisible,
inconnu. La circoncision inaugure cette alliance paradoxale, hétéronomique,
dissymétrique, qui unit la nudité du corps à l'extériorité et à la mort. On n'a
jamais peint le pénis circoncis du Christ dit-il3. Mais cela pourrait être la tâche
qu'il s'assigne. Il la nommerait : Troisième circoncision ou troisième alliance4:
une peinture inouïe, une œuvre nue comme un gland, dépourvue de tout
anneau protecteur. Nous serions tous (dit-il) des Catherine de Sienne,
anorexiques, indifférents à la nourriture mais abreuvés du sang d'une
blessure toujours ouverte, d'une différance. L'infans nouveau-né s'inscrit dans
cette alliance qu'il est supposé avoir contresignée avant même de l'avoir
signée. On ne lui donne pas le choix, il ne peut qu'acquiescer, et il devra, sa vie
durant, déchiffrer ce contrat auquel il n'a pas souscrit.

L'œuvre derridienne pourrait être lue comme l'annonce de cette alliance,


auprès d'un destinataire virtuel, d'un ami, invité à dire à son tour : « Je me
circoncis », une alliance toujours à-venir5, et qui peut toujours devenir
exclusion de l'alliance6.


1
Ce fantasme, il l'avait raconté dans ses carnets de 1976-84. Il l'avait rapproché des visions de
Catherine de Sienne ["Ce sang nous fut donné en abondance; ainsi le huitième jour qui suivit Sa
naissance, fut mis en perce le petit fût de Son corps, lors de la circoncision... entrons dans le cellier
ouvert au flanc du Christ crucifié où nous trouverons ce sang tout en pleurant d'angoisse et de douleur
sur la blessure de Dieu" (Circonfession op. cit., p222)]. Il s'était interdit (juré) de ne jamais montrer ni
publier (les carnets) - ce qu'il fait à présent, en partie. A la mort de sa mère, c'est comme s'il était délié
de cette promesse (parjure, blasphème). Le fantasme peut s'écrire, voire même, pourquoi pas, se
théoriser, comme il le fera dans Schibboleth, entre autres. Citation : "Imaginez l'aimée (me) circoncisant
elle-même, comme faisait la mère dans le récit biblique, provoquant lentement l'éjaculation dans sa
bouche au moment où elle avale la couronne de peau saignante avec le sperme en signe d'alliance
exultante, ses jambes ouvertes, les seins entre les miennes, riant, tous deux riant, se passant les peaux
de bouche à bouche comme une bague, le pendentif du collier attaché à son cou". Et encore (ibid
p213) : "l'autre tient, tire, étire, sépare la peau d'avec mon sexe dans sa bouche, en face ou au-dessus de
moi, elle me fait espermer en cette étrange condition...".

2
Il n'y en a qu'un : Derrida.

3
Ce qui n'est pas tout à fait certain... on pourrait même faire une liste de ces peintures.

4
Circonfession, op. cit, pp110-111. "Fais des couteaux de pierre et circoncis-les de nouveau", tel
aurait été le nouveau pacte proposé par Jacques Derrida dans son Livre d'Elie, commencé en 1976, s'il
l'avait achevé. Il en poursuit l'esquisse dans Circonfession qui ne sera publié qu'en 1991. Cette
circoncision [ou alliance] est la troisième après celles : (1) d'Abraham, qui se circoncit lui-même à l'âge
de 99 ans, (2) de Moïse (dont l'épouse Tsiporah circoncit le fils à l'aide d'une pierre ( Circonfession p68)
(Derrida qualifie sa propre mère de "fille de Tsiporah"], ou encore du Christ qui, selon le fantasme de
Catherine de Sienne, donne à boire le sang de sa blessure. (3) La circoncision, ou alliance troisième
dans l'ordre chronologique vient avant la première car elle est plus originelle qu'elle (comme la
différance est plus vieille que le livre). Il faut pour elle inventer un nouvel idiome intraduisible, inconnu.
Quel est le contenu de cette nouvelle alliance? Derrida le laisse vide, comme il laisse vide (sans
contenu) le messianique dont il propose aussi, par ailleurs, une syntaxe.

5
« Une incision qui revient comme mémoire, alliance, anniversaire, mais qui – à la fois – inaugure un
temps, un temps inaugural sans mémoire, sans passé, déjà dirigé vers l'à-venir d'une histoire encore
inachevée » (Silvano Facioni, op cit, p356).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 382



« La blessure ouverte par la circoncision va rester ouverte, adressée-à, comme l'appel
d'une bénédiction sans rituel, et rien ne pourra saturer l'espace d'écriture qu'elle inaugure ni
le temps d'une histoire sans archê ni telos prédéfinis : “rien“ incisé dans la chair, dans le texte,
l a MiLaH1 reste en attente d'une grammaire qui pourra recueillir ses restes. Des restes qui
ouvriront, à leur tour, la pensée à venir : « Circoncision de personne, circoncision de la parole
par l'incision du rien dans le coeur circoncis de l'autre, de celui-ci, toi »2 (Silvano Facioni,
Circon(dé)cision, Voyage autour d'une absence, dans Appels de Jacques Derrida, 2014, op. cit,
pp363-364).




4.4.2.2 Du talith au verdict.

a. Talith.

"Avant l'expérience de ce qui reste à voir, mon tissu de référence ne fut ni un voile, ni une
toile, ce fut un châle. Un châle de prière que j'aime à toucher plus qu'à le voir, à caresser tous
les jours, à baiser sans même ouvrir les yeux ou alors même qu'il demeure enveloppé dans
un sac de papier où je plonge la main dans la nuit les yeux fermés. Et ce n'est pas un
vêtement, le tallith, bien qu'on le porte sur soi, parfois à même la peau. Voilà une autre peau,
mais incomparable à aucune autre peau, à aucun vêtement possible. Elle ne voile ou ne cache
rien, elle ne montre ou n'annonce aucune Chose, elle ne promet l'intuition de rien. Avant le
voir et le savoir, avant le pré-voir et le pré-savoir, elle se porte en mémoire de la Loi"
(Derrida, Un ver à soie, Points de vue piqués sur l'autre voile, op. cit., p11).

Pourquoi Derrida était-il si attaché à son talith? Il y a sans doute à cela des
raisons biographiques, familiales et autres auxquelles nous n'avons pas accès.
Mais nous pouvons avancer une hypothèse : ce talith, c'est un tenant-lieu de
son œuvre.

Le talith est le châle de prière des fidèles juifs. C'est un tissu rectangulaire,
parcouru par un fil de la couleur de l'azur, qu'on porte soit à même la peau,
soit au-dessus des vêtements. De ses quatre coins pendent des franges qu'on
appelle des tsitsith. Chaque homme a le sien propre, qu'il n'échange pas avec
celui d'un autre. Jacques Derrida avait, lui aussi, le sien. Etant donné qu'on
ignore la couleur exacte de l'azur, le fil singulier est parfois laissé blanc, de
sorte que le talith peut être complètement blanc.

Fait de tissu originellement vivant (de préférence la laine de mouton, mais


aussi parfois le lin, à condition de ne pas mélanger l'animal et le végétal), le
talith est porté par un vivant (un seul). Il est tissé pour ce seul corps, pour le
secret absolu de ce corps, parfois porté à même le corps, puis enseveli avec
lui quand il meurt. Il rappelle cet événement unique qu'a été la circoncision3,


6
« La coupure qui institue en disjoignant peut devenir exclusion de l'alliance elle-même, comme
l'exprime le verbe KRH, « conclure une alliance », qui, à la lettre, signifie « couper » et est le même verbe
utilisé pour rompre l'alliance ou se situer hors d'elle » (ibid p361).

1
En hébreu, la MiLaH est la circoncision et la BeRiT MiLaH l'alliance de la circoncision.

2
Schibboleth, op. cit. p110.

3
Jacques Derrida, Un ver à soie, op. cit. p39. Il semble évident que le rituel de la circoncision soit
réservé à l'homme. C'est moins évident pour le talith. La tradition juive le réserve pourtant à l'homme -
même si, aujourd'hui, dans les communautés libérales, il arrive que les femmes le portent aussi. C'est
aussi un homme qui fabrique la parokhet, voile qui sépare le Saint du Saint des Saints, dont Derrida
parle aussi dans ce texte (p14). La tradition du tissage, habituellement réservée aux femmes, devient

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 383



et aussi l'alliance du Sinaï (où l'on suppose que chacun aura été présent,
individuellement), la loi et les commandements1. Après la destruction du
temple, les Juifs ont remplacé le sacrifice par la prière, le geste sanglant par la
caresse d'un tissu qui, contrairement au voile, ne cache rien, ne montre rien.
Le talith est la mémoire indicible, tangible, de ce qui, avant, s'est auto-affecté
comme tout vivant2. Si on le caresse, si on le touche, si on le plie, ce n'est pas
pour se l'approprier, c'est pour se souvenir de ce qui passe par lui : la
bénédiction, la mort, la confiance (celle qui précède toute croyance), et ce qui
reste hors de notre portée, quelle que soit la façon dont on le nomme :
l'innommable, l'imprononçable, l'infini.

Dans son texte intitulé Le fil de soie3, Mireille Calle-Gruber avance une
hypothèse : quand Jacques Derrida nous fait don de son texte, le texte qu'il
signe de son nom, il nous fait don d'un talith 4. Ce don est comme le don d'une
langue, une langue en plus.

"Il convient d'analyser l'exposé en ses modalités et enjeux, dont le tallith fait l'objet : non
plus ecce homo mais voici mon tallith, c'est-à-dire me voici l'homme au tallith. Où l'on en
viendra à comprendre - c'est ma lecture ci-après - que l'opération d'écriture poétique
consiste, à certains égards, à faire du texte signé "Derrida" un tallith" (Mireille Calle-Gruber,
Jacques Derrida, la distance généreuse, p55).

En quoi son écriture est-elle "comme" un talith, voire un talith elle-même?


Ce n'est pas une écriture de la vérité. C'est un tissu qui enveloppe le corps, le
touche, le dédouble avec ses pliures et ses noeuds. Cette seconde peau n'est


alors masculine (p31). Après la circoncision, au huitième jour, on enveloppe le sexe du nourrisson dans
un linge ensanglanté, et le prépuce, ce morceau de peau détachée, dans un autre linge qui est un linceul
provisoire (ensuite, le prépuce sera jeté, soit dans le sable, soit dans la terre). En hébreu, le mot qui
désigne le sacrifice (korban) signifie le proche, le rapprochement, la proximité. Depuis la destruction du
temple, on a remplacé le sacrifice par la prière, pour laquelle on revêt le talith au plus près du corps.
Cette prière qui se substitue au geste sanglant rappelle aussi l'unique fois où l'homme a été circoncis.
De linge en linge, on recouvre la chair prélevée. La tradition ordonne de ne jamais jeter ou rejeter le
talith, de ne jamais maltraiter les franges, afin de s'assurer de l'alliance, cette alliance si fragile et si
flottante.

1
Dans la bible du rabbinat, les versets Nb (15, 37-40) sont traduits ainsi : L'Eternel parla à Moïse en
ces termes : Parle aux enfants d'Israël, et dis-leur de se faire des franges aux coins de leurs vêtements, dans
toutes leurs générations, et d'ajouter à la frange de chaque coin un cordon d'azur. Cela formera pour vous
des franges dont la vue vous rappelera tous les commandements de l'Eternel, afin que vous les exécutiez et
ne vous égariez pas à la suite de votre coeur et de vos yeux, qui vous entraînent à l'infidélité. Vous vous
rappelerez ainsi et vous accomplirez tous mes commandements, et vous serez saints pour votre Dieu .

Jacques Derrida, Un ver à soie, op. cit., p38.
2

Paru dans Jacques Derrida, La distance généreuse , recueil d'articles de Mireille Calle-Gruber
3

(Editions de l a Différence, 2009).



4
« Vulnérable : une tunique presque invulnérable, disions-nous, et il faut qu'elle ne le soit point
absolument, telle est la condition de la signature. Je signe, un "je" signe, elle signe toujours au lieu
même de la blessure, au lieu de la blessure possible, certes, mais si virtuelle qu'elle demeure, la
blessure possible est assignée, elle porte la mémoire endeuillée d'une lésion irrécusable : on la croirait
plus vieille que soi, on peut l'avoir oubliée mais elle continue de dicter la place et l'avoir-lieu de tous les
coups auxquels nous sommes sensibles, de tous les coups du sort que nous attendons et redoutons
comme si, les pires mêmes, nécessairement nous les désirions » (Jacques Derrida, Un ver à soie, pp44-
45). Pour Mireille Calle-Gruber, qui commente ce passage où Derrida évoque l'opération de l'oeil subie
par Hélène Cixous, la piqure, la blessure sont au principe même de la signature. En ce seul tissu, sans
profondeur mais fait de fils entrelacés seraient confondues l'œuvre, la signature et la blessure. "L'espace
de l'écriture" incorporerait ces opérations dans cet objet de culte apotropaïque où le vivant se replie sur
soi et où le mourant sera enseveli (La distance généreuse p58).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 384



pas un vêtement, mais le lieu unique, impartageable, où le vivant se replie sur
soi. Là sont marquées et signées les blessures, réitérées les cicatrices. Parler
de signature à son propos n'est pas une métaphore : en bordure, à la fois
dehors et dedans, le talith soutient l'unicité. C'est une empreinte plus
personnelle encore qu'un signe d'écriture. Il le faut pour le culte, pour prier,
pour bénir, pour se protéger, pour rappeler la loi et les sacrifices.

Il y a une logique du talith : celle qui, à partir du singulier, de l'unique fois


(la naissance, la circoncision, la mort), produit un récit unique qui vient en
plus et ne se répète pas (Un + n). C'est une logique du déclenchement, où
seule la première fois [Un] contamine, en racontant une histoire [+n].

b. Ver à soie.

Un ver à soie est une sorte de machine à tisser qui trouve en lui-même, par
auto-affection, de quoi faire son œuvre : le cocon, dont on récupère le fil1.
Entre deux mues, les chenilles au sexe indéterminable n'ont d'autre souci que
de produire ce fil, ce filament qui les prolonge, ce déplacement de soi si
proche et si lointain. Elles secrètent une chose qui ne sera jamais pour elles
un objet. Elles ne se séparent pas de leur œuvre. Elles produisent en-dehors
d'elles ce qui reste au fond d'elles-mêmes et les enveloppe toutes entières :
leur propre linceul où elles vont s'ensevelir.

« Il [le ver] la secrétait, la secrétion. Il sécrétait. Intransitivement. Il bavait. Il sécrétait
absolument, il secrétait une chose qui ne lui serait jamais un objet, un objet pour lui, un objet
auquel il ferait face en vis-à-vis. Il ne se séparait pas de son œuvre. Le ver à soie produisait
hors de lui, devant lui, ce qui ne le quitterait jamais, une chose qui n'était autre que lui, une
chose qui n'était pas une chose, une chose qui lui appartenait et lui revenait en propre. Il
projetait au dehors ce qui procédait de lui et restait au fond, au fond de lui : hors de soi en soi
et près de soi, en vue de l'envelopper bientôt tout entier. Son œuvre et son être pour la mort »
(Jacques Derrida, Un ver à soie, in Contretemps 2/3, op. cit., p48).

Comme le ver à soie, Jacques Derrida produit le fil de son écriture,


l'autobiographie qu'il s'adresse à lui-même. Le tissu-texte-ouvrage-talith est
fait de tissus animaux, comme le cocon du ver à soie. Il faut pour le produire
une secrétion immaîtrisée, secrète. L'animal ne sait rien des mécanismes de
production de ce fil qui vient de l'intérieur, s'extrait de son corps et, par auto-
affection, s'invente au fur et à mesure. Il engage la vie de l'oeuvrant (qu'on
l'appelle chenille, ver, auteur), sa biographie, mais sans jamais en révéler les
secrets. Une écriture de ce genre ne dévoile rien, elle ouvre, elle donne, elle
est donnante. Sur la scène de la langue, elle est une production de l'autre, une
réponse de l'autre. De même que la soie vient du ver, "la voix vient de l'écho,
la langue vient de l'autre"2. L'animal secrète la soie comme le parlant secrète
la langue. Mais il arrive un moment où le papillon s'extrait de la chrysalide. Ce

1
"A la fin du 5ème âge, quand les vers ont vidé leurs intestins et qu'ils sont translucides et jaunes,
ils ont perdu 2 cm environ. Un cocon peut être filé n'importe où, pourvu qu'il y ait des points d'ancrages
en trois dimensions. Après avoir passé une heure à fixer des fils un peu dans tous les sens pour obtenir
un support, le ver à soie peu enfin commencer à filer son cocon en faisant des 8 sur lui-même. Il
travaille ainsi pendant deux ou trois jours, et va produire un fil d'à peu près 1500 mètres de long. Après
s'être complètement vidé de sa soie, la chenille aura considérablement rétréci et ne fera plus que 3 cm
de long environ, et c'est là qu'elle va se transformer en chrysalide." (Description trouvée sur les
réseaux).

2
Mireille Calle-Gruber, La distance généreuse, p47.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 385



moment, Derrida le nomme d'un nom étrange : véraison, u n m o t
probablement choisi pour ses consonances multiples1, mais pour lequel le
dictionnaire propose une définition beaucoup plus triviale :

Véraison : de vérir, varire : état des fruits qui commencent à prendre la couleur qu'ils
auront quand ils seront mûrs (Trésor de la Langue Française).

Quand le fruit mûr revient sur soi, troue sa propre écorce 2, part sans
laisser d'adresse, le papillon s'envole en laissant l'œuvre morte, abandonnée,
sans songer à la porter. Il s'élance, il jouit de pouvoir voler. C'est un temps
incalculable, qui vient par surprise, qui interrompt comme une sonnerie de
téléphone3.

c. Verdict.

Jacques Derrida s'est enveloppé toute sa vie dans son œuvre comme dans
un tissu d'origine animale, le talith ou le cocon de ver à soie. Mais il voit venir
ce moment unique de la fin de la fin de l'histoire 4 où autre chose (quelque
chose de si imprévisible qu'on ne peut même pas le nommer) viendra percer
ce cocon et le laisser abandonné, oublié. Ce moment, où le talith ne pourra
même plus lui servir de linceul, il lui donne un autre nom : le verdict.

"Quelle chance, ce verdict, quelle chance redoutée : oui, maintenant, il y aura pour moi
pire que la mort, je ne l'aurais jamais cru, et la jouissance ici surnommée "résurrection", à
savoir le prix de la vie extraordinairement ordinaire vers laquelle je voudrais me tourner,
sans conversion, pour quelque temps encore, telle jouissance vaudra plus que la vie même"
(ibid p48).

"Verdict" consonne avec vérité, véraison, révélation, voile, ver, vers,


verdure, verge, vertu, etc... Comme le rideau du temple5, il a deux versants : il
peut être favorable ou défavorable. On ne connaît pas son résultat à l'avance -
d'ailleurs on ne sait même pas sur quoi il porte. D'un côté, il faut un voile qui
cache une vérité; mais de l'autre côté, il faut en finir avec ce voile et cette
problématique de la vérité. Le talith, cet imprononçable, renvoie à la double
stratégie depuis toujours revendiquée par Jacques Derrida. On s'en approche,
de ce voile, on renonce à toucher (moins), et alors on touche à tout (plus),
mais il ne dévoile rien qui tienne (retrait). S'il y a une injonction, c'est : Tu te
retireras, un verdict étrange, sans vérité, sans chose cachée derrière le voile.

On ne peut plus attendre : le verdict est imminent. Il vient d'ailleurs,


comme une opération de l'autre. On ne peut pas en décider - pas plus qu'on
ne peut dicter ce qui se passera après sa mort. Ce qu'on appelle diminution
dans l'art du tricot, c'est aussi l'arrêt exigé par toute œuvre, toute œuvrance.


1
Vérité / raison, ver / oraison, verge / maison, etc.

2
Un ver à soie, op. cit., pp48-50.

3
Ibid p50. Avital Ronell : « Pourquoi le téléphone ? A certains égards, c'était la façon la plus nette
d'atteindre le régime de tout un lot de certitudes métaphysiques. Il déstabilise ces identités dénommées
soi et autrui, sujet et chose, il abolit l'originarité du site ; il sape l'autorité du Livre et menace
constamment l'existence de la littérature (Telephone Book, Technologie, schizophrénie et langue
électrique, Ed. Bayard, 2006).

4
Ibid p15.

5
« parokhet », v. ci-dessus §4.1.5.2

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 386



Tel est le verdict imminent, messianique1 : nous condamner, en même temps, à
"pire que la mort" et "plus que la vie". Tout ce passe comme s'il ne voulait
jamais arrêter de tisser son œuvre (son cocon, son talith), comme s'il
s'attendait sans espoir au verdict sans appel, mais la semence vire en poison.
Il faudra que tout héritage et même toute trace de l'œuvre (pire que la mort)
soient abandonnés. Le verdict est un mauvais rêve, une sentence qui met un
coup d'arrêt au fantasme, à l'hallucination, à la navette entre rêve et réalité.

d. Mourant / vivant.

Mourant / vivant, ce pourrait être l'ensemble disparate formé par le cocon


(mourant) et le papillon (vivant) à l'instant où le second s'élance, pour une
autre vie. Mais si l'on se contentait de cette description, on ne décrirait qu'un
cycle immuable, celui du renouvellement vital. Ce que décrit Derrida, c'est la
surprise et la fascination de l'enfant quand l'un des cocons arrive à terme.
Autre chose s'élance, radicalement différent, et cet autre chose, il dit que c'est
plus que la vie. Deux excès se croisent : de mort et de vie. La véraison, pour
Derrida, arrive comme un événement unique, tendu vers l'avenir. Il ne conçoit
pas le nouveau papillon comme un moment dans la reproduction biologique,
mais comme un Moïse secrètant ses propres règles, brandissant de nouvelles
Tables de la Loi. Ce qui surgit alors (toujours dans l'imagination de l'enfant),
c'est plus qu'un animal : ce sont des facultés performatives inconnues. Il faut
alors citer la conclusion :

"Le verdict. Comme si tout à coup le mal, rien de mal n'arrivait plus. Comme si rien de mal
n'arriverait plus que la mort - ou seulement plus tard, trop tard, tellement plus tard" ( Un ver
à soie, op. cit., p50).

Cette irruption-séparation d'un mourant-vivant est pour lui la seule


garantie possible de protection contre le mal. Et Mireille Calle-Gruber de
conclure : "Il conduit. / Il conduit - et toujours, il nous aura fait l'avance d'une
vie. D'une œuvre"2.






4.4.3 La “folie“ du « X sans X »

On a vu que le discours de Derrida pouvait être analysé comme une série
d'apories et que l'œuvre elle-même pouvait être lue comme une
hyperaporétique3. Dans un article intitulé Ipso facto cogitans et demens, Jean-
Luc Nancy fait observer que « jamais Derrida n'attenta au sujet »4. Jamais il

1
Un ver à soie, p13. Pourquoi, du messie, faudrait-il s'attendre à un verdict? Quel verdict, portant sur
quelle faute? Jacques Derrida donne un indice : il s'agit d'une chute, d'une diminution. De même que les
tisseuses de sa famille diminuaient les points du tricot ou réduisaient les mailles d'un ouvrage en cours,
il faut se laisser attirer par le messie dans une chute où le moins entraîne vers le plus. Ce n'est ni la
chute de St Paul ni celle de St Augustin, ni la faute ni le péché, c'est la continuation d'une tradition où se
faire moins, c'est aussi se faire plus, où dire moins signifie laisser entendre davantage.

2
Mireille Calle-Gruber, La distance généreuse, p64.

3
§1.7.

4
Article publié dans Derrida, Pour les temps à venir, 2007, op. cit., p122.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 387



n'a renoncé à l'écriture philosophique en première personne, d'une façon
telle que « rarement, jamais sans doute depuis Nietzsche, Kierkegaard et
Descartes, la philosophie ne l'avait connue ». Il ajoute que de cette
profération, « Derrida fait un usage exceptionnel, exorbitant même si l'on
veut, ou bien extravagant – pour tout dire fou en ce qu'il revendique un outre-
passement du sage et régulier anonymat de la raison »1. Or ce rapport
inlassable, insatiable à la folie2 est étroitement lié à la nécessité de
l'impossible, à la poussée de l'inconditionné qui, selon nous, donne lieu à
l'œuvre.

« Pour le dire avec l'aide de Kant, “folie“ ne signifie pas ici Schwärmerei (délire,
représentation débridée, ignorance des limites de l'expérience) mais désigne au rebours le
Trieb de l'inconditionné, la pulsion, le désir, la poussée de la raison vers un “principe des
principes“ au-delà duquel plus rien n'est à attendre et plus rien ne manque à la suffisance de
la raison. Le sujet de la raison n'est pas ce qu'il doit être à moins d'être engagé – et d'être
ainsi égaré – dans cette pulsion proprement exorbitante. Rien ne doit échapper à sa maîtrise,
et pour finir il doit être capable de ranger sous sa souveraineté sa plus propre et sa plus
intime désappropriation. En ce sens sa folie est paranoïa, folie d'identité et de surveillance
inconditionnelle de tout ce qui pourrait l'entamer dans son exception absolue : identité
inidentifiable, impossible à ramener dans l'unité, disséminée dans son principe et pour cette
raison archi-principielle, c'est-à-dire archaïque, archéologique et architectonique jusqu'au
point où l'archè se précède soi-même indéfiniment, irrépressiblement, anarchiquement,
impossiblement » (Jean-Luc Nancy, Ipso facto cogitans et demens, op cit, p130-131).

Cette marche folle vers un principe des principes dont le principe de


l'œuvre est l'une des traductions, se manifeste dans l'œuvre derridienne par
des paradoxes formels énoncés sur le double mode d'un ego sum3 et aussi
d'une abstraction rigoureuse. Ces paradoxes, on peut les mettre en série de
manière presque illimitée, par exemple :

a. Un autobiographique sans autobiographie.



D'une part, Derrida écrit dans la vieille langue, classique, et d'autre part, il écrit
dans une nouvelle langue, inouïe. Il faut l'un et l'autre, c'est une obligation, une
injonction, un double bind. Dans l'écriture derridienne, la même double injonction
opère pour l'autobiographie. D'une part, sa langue est engagée dans son corps, sa
chair, sa peau, ses tissus, ses cicatrices, et d'autre part, l'autobiographique ne s'écrit
pas vraiment. Au contraire, ce qui s'écrit, c'est ce qui y fait obstacle.

« Ce que j'ébauche ici, ce n'est surtout pas le commencement d'une esquisse
d'autobiographie ou d'anamnèse, pas même un timide essai de Bildungsroman intellectuel.
Plutôt que l'exposition de moi, ce serait l'exposé de ce qui aura fait obstacle, et jeté contre lui"
(Derrida, Le monolinguisme de l'autre, p131).

L'autobiographie est par principe impossible, fait observer Mireille Calle-Gruber4.
Il est incroyable de la dire, impossible de l'énoncer, et cependant il faut y croire.
Jacques Derrida privilégie pour cela certaines modalités d'écriture ou figures de
rhétorique comme l'apposition5. En apposant à son texte (philosophique) des figures,

1
Ibid p123.

2
Ibid p127.

3
« “moi je suis“ proféré en l'absence ou en la perte originelle de tout moi » écrit Nancy, ibid p131.

4
Mireille Calle-Gruber, Jacques Derrida, La distance généreuse, op. cit. p48.

5
Procédé par lequel un terme ou une proposition qualifient un nom ou un pronom en leur étant

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 388



des marques déictiques, des pronoms personnels, des apostrophes, il en fait un "lieu
introuvable", une "demeure autobiographique", un réceptacle, où se croisent ces
éléments disparates. Ainsi le biographique est-il toujours à la fois en retrait et parlé,
énoncé. L'anamnèse et le témoignage se mélangent.

b. Une œuvre soigneusement datée et signée, sans qu'aucune date ni signature ni
soit lisible.

On connaît le soin avec lequel Jacques Derrida a conservé les documents, les
écrits et les “traces“ courantes de sa « vie » en les datant, les con-signant, les
déposant dans des archives. Cette extrême attention peut être interprétée comme un
souci typiquement philosophique de transformer des traces illisibles en documents
lisibles, et aussi comme un souci de rendre illisibles ces documents donnés comme
lisibles. C'est aussi une façon de borner le texte, de l'encadrer, de se protéger de
l'heteros en multipliant les objets donnés à la lecture, qui sont aussi des parerga.

c. Un savoir académique sans académisme.

Cette œuvre, qui tend à récuser le savoir comme valeur, est aussi le lieu, presque
inépuisable, d’une impressionnante érudition. D’un côté, on trouve dans le corpus
des affirmations d’une extrême radicalité sur la philosophie (dont il faut casser les
oreilles ou creuser la structure de tympan), l’université (ce système de censure qu’il
faut déstabiliser, désorganiser) ou la raison (ce dispositif circulaire auquel il faut
préférer le battement de paupières de la pensée). Mais d’un autre côté, la quasi-
totalité du corpus s’inscrit dans la philosophie, l’université ou la tradition des
Lumières. Ce qui est rejeté en-dehors de l'œuvre revient massivement1.

d. Une œuvre qui incorpore ses bords en les déniant méthodiquement.



Jacques Derrida ne cesse de jouer sur la présentation et l’organisation interne de
ses livres : texte sans préface ou composé uniquement d’une préface ou d’un post-
scriptum, juxtaposition de plusieurs textes hétérogènes, textes composés d’un
nombre symbolique de paragraphes renvoyant à un aspect de la thèse envisagée, etc.
Cette façon de faire, non dénuée d’humour, fait signe à ce qu'il appelle le Hors livre.
Mais qu'est-ce exactement que ce "Hors livre"? Parmi les bords, il y a celui qui sépare
l'"œuvre" de "la vie". Jacques Derrida explique que ce bord-là n'est pas neutre, il est
porteur d'une force, d'une dynamique. N'étant pas indivisible, il bouge, il déplace, il
est déplacé, il est pris par le mouvement de la différance. La question de la
biographie d'un auteur ou de son autobiographie se pose à partir de ce bord instable
où l'œuvre n'est jamais indépendante de la vie, ce parergon qui continue à se
transformer bien après la disparition de l'auteur. S'il y a un concept d'œuvre chez
Derrida, il est inséparable de ce bord. D’autres extériorités, non prévues, opèrent et
viennent enrichir, autrement, le concept d’œuvre.

f. Une suite de « coups » - non dépourvus de préméditation

A propos d'Antonin Artaud2, Jacques Derrida développe la problématique du


"coup". S'il s'est autant soucié d'Artaud, c'est peut-être parce que son œuvre à lui est

juxtaposés.

1
John D. Caputo : « Mais que donne Derrida ? Son don n'est pas une série de thèses, théorèmes,
propositionsJacques Derrida, Positions, op. cit. , conclusions et autres philosophèmes qu'il s'agirait
d'ajouter à notre outillage mental. La « déconstruction » (…) n'est pas un corpus d'assertions. La
déconstruction n'est pas une position mais une certaine façon de tenir une position. Elle ne relève pas
d'un « quoi », mais d'un « comment ». Ce n'est pas une doctrine mais un style de pensée ou de penser
autrement » (dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit., p67).

2
Artaud le Moma, op. cit. conférence de 1996 publiée en français en 2002.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 389



porteuse de la même ambigüité. Chacun de ses textes est un acte de jeu, un coup de
pied dans la fourmilière de la philosophie. Ce coup n'est pas jeté au hasard. Il est
rigoureusement calculé, et pourtant ses effets sont imprévisibles, incalculables –
comme il se doit. On peut en dire autant (1) du concept d'œuvre, (2) du corpus
derridien en tant qu'il ne cesse de s'auto-affecter, de s'auto-détruire, (3) des
difficultés de lecture ou des attaques des universitaires qui ont cherché à l'exclure ou
à l'expulser hors du champ académique1.

g. Une adresse généralisée à la singularité de l’autre

Quel que soit le thème de son discours, Jacques Derrida désire toujours
s’adresser, en premier lieu, à la singularité de l'autre. Cela vaut pour la justice, le don,
le pardon, l'hospitalité, etc... Chaque fois que la déconstruction est engagée, dit-il, elle
s'inscrit dans cette pensée de la singularité (une certaine date, un certain idiome,
une conjonction particulière, un schibboleth, un mode de survie lui-même
absolument singulier). Mais si toute œuvre digne de ce nom, qu'elle soit graphique,
philosophique ou poétique, est soumise à ce traitement, n'est-ce pas une généralité ?

h. Une œuvre qui tend à contrôler absolument la trace qu’elle laisse venir

Laisser venir la trace est une nécessité structurelle, une contrainte interne de
l’écriture, et aussi une injonction éthique, voire politique. Dans sa pratique
d’écriture, Jacques Derrida ne tend-il pas à soumettre tout son corpus à son
intention initiale ? Y a-t-il quelque chose qui échappe à sa maîtrise ? D’un côté, on
pourra répondre que, structurellement, son « vouloir-dire » est mort et enterré. Mais
d’un autre côté, tout le corpus s’organise autour d’une implicable rigueur théorique.
Cela conduit à rechercher l’ « autre trace », où toute cohérence, y compris
aporétique, finit par faillir; où toute archive résiste.

i. Une « valorisation » d'un secret qui doit rester inavouable et inavoué

Derrida affirme le principe éthico-herméneutique selon lequel un secret doit
rester indéchiffrable, mais :

1. il invite avec insistance (et s’invite lui-même) à le déchiffrer (« invitation »
devant être ici pris au sens de la visitation inconditionnelle).

2. Il en fait une valeur. N’introduit-il pas une nouvelle hiérarchisation entre ce
qu’il faut respecter car cela relève du secret et ce qu’on a le « droit » d’interpréter, ce
qu’il n’hésite jamais à faire y compris lorsqu’il lit des poèmes ? Un critère d’
« ovralité » (si l’on peut oser ce néologisme) comme N’est œuvre que celle qui ne
trahit pas le secret pourrait s’ériger en nouvelle prescription, en nouveau critère
d’appartenance au champ de pensée ouvert par la déconstruction.

j. Une œuvre aporétique, mais rigoureusement structurée

Dans la logique de la déconstruction, les « exigences » du concept d’œuvre sont
aporétiques. Elles engagent dans des séries de doubles injonctions qui entretiennent
la déconstruction. On retrouve cette exigence dans le corpus derridien - autre critère
qui pourrait donner lieu à un nouveau genre de classement hiérarchique.
L’aporétique ouvrirait alors à un nouveau classicisme.

k. Une promesse qui, bien qu'inouïe, en engage plus d'un.

L'œuvre derridienne se veut performative à sa manière spécifique, "tout autre".
Ce qu'elle promet singulièrement, la déconstruction, elle ne le maîtrise pas. Le


1
Mais notons que, au final, ils sont loin d'y être parvenus, surtout « en Amérique », demeure
privilégiée de la déconstruction.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 390



simple fait que je sois actuellement en train d'écrire ce texte m'engage auprès d'elle.

Le corpus de Jacques Derrida invite chaque lecteur à inventer la signature avec
laquelle il mettra, lui aussi, en œuvre son concept d'œuvre

l. Un corpus qui, sans sujet, déclare : « Je dois » faire une œuvre.

Au fond, que veut-il faire? Quelle tâche s'impose-t-il à lui-même [et à nous par la
même occasion]? On pourrait dire : "Tu dois faire une œuvre", si cet impératif lui
était spécifique. Mais il ne l'est pas. "Tu dois faire une œuvre" est une injonction qui
s'impose à tout penseur, même s'il n'a rien écrit ni rien laissé à la postérité. C'est
même peut-être la seule injonction qu'aucun penseur ne peut refuser de prendre à
son compte. L'originalité de Jacques Derrida n'est pas là. Elle est dans l'extension
pour laquelle il milite ("extension" est un terme largement utilisé dans "Du droit à la
philosophie"), une extension qui s'étend à tous (comme la supplémentarité s'étend
au supplément), à toutes les époques et à tous les champs. S'il faut déconstruire,
c'est pour qu'aucun critère de légitimité ne limite le "Tu dois faire une œuvre".
Puisque tu dois faire une œuvre (au sens du concept d'œuvre), c'est que tu dois
laisser opérer la différance de l'autre.

Ce n'est pas Jacques Derrida (la personne) qui m'invite à faire une œuvre, c'est
son corpus.

m. Un voyageur qui voyage avec d'autres, mais jamais avec un autre.

« Je voulais avant tout, en effet, telle fut une des destinations de mon labeur, faire un livre
– en partie pour des raisons qui restent obscures et, je crois, le resteront toujours, en partie
pour d'autres que je dois taire. Un livre au lieu de quoi ? Ou de qui ? » (Jacques Derrida, La
carte postale, de Socrate à Freud et au-delà, p9).

Envoyant une carte postale à Catherine Malabou depuis Istanbul, le 10 mai 1997,
Jacques Derrida commence par comparer le voyage avec le somnambulisme1. On ne
bouge, on ne se déplace, on ne change de lieu que dans un rêve - à moins que ce ne
soit un cauchemar, car le voyage est double : plaisir de partir / envie de rentrer chez
soi. Puis il doute qu'on puisse voyager avec quelqu'un2. Si le voyage est l'expérience
de l'autre, s'il est l'épreuve de la question posée à l'autre, alors on peut le rapprocher
de l'écriture. Quand on publie un texte ou quand on rend publique une œuvre, on
ignore qui en sera le destinataire, avec qui on la partagera. On prend le risque de
laisser cette confidence qu'est le texte, ou l'œuvre, à n'importe qui. Voyager avec un
autre serait une aventure du même genre : il faudrait accepter d'être accompagné
dans cette expérience unique, aussi unique que sa propre naissance ou sa propre
mort, il faudrait accepter que cette expérience arrive pour l'un et l'autre en un même
lieu, un même instant. Mais déjà Montaigne doutait que les meilleurs amis puissent
mourir ensemble, comme ces commourans que furent Antoine et Cléopatre.

n. Le privilège absolu de l'événement, mais sans improvisation.



Souvent il revient sur un thème : le refus, le rejet, la peur, l'exclusion, le dégoût
voire le vomissement devant ce qu'il appelle l'improvisation3.

1
cf Catherine Malabou et Jacques Derrida, La Contre-Allée, p15.

2
« VOYAGER AVEC ... » est le titre de la collection dans laquelle le livre où cette carte postale est
reproduite a été publié : La Contre-Allée, par Catherine Malabou et Jacques Derrida, Ed La Quinzaine
Littéraire – Louis Vuitton, 1999.

3
IMPROVISER, verbe trans. Étymol. et Hist. 1642 « chanter ou composer sans préparation » (Oudin
Fr.-Ital.). Empr. à l'ital. improvvisare « id. » (dep. 1547, La Gigantea ds Batt.), dér. de improvviso « qui
arrive de manière imprévue », empr. au lat. imprōvīsus « id. », composé de in- et de prōvīsus, part. passé
de prōvidēre « prévoir » (Trésor de la Langue Française).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 391



« Qui arrive de manière imprévue », ce que Derrida cherche à éviter à tout prix,
n'est-ce pas précisément ce qui pourrait, en simplifiant beaucoup, résumer sa
pensée?1 Et s'il cherchait à éviter, justement, « ce qui le pousse à faire ça » , c'est-à-
dire une tendance à laisser venir ce qui arrive de manière imprévue? Laisser venir,
c'est se retirer, c'est-à-dire précisément retirer cet immense magma théorique qui
n'a cessé de couler du volcan derridien.

Avoir entièrement rédigé autant de textes, pendant si longtemps, avoir tellement


voulu contrôler sa parole, ce n'est pas rien – surtout pour quelqu'un qui a tellement
étudié Freud, et ne pouvait pas ignorer l'impératif de l'association libre. Derrida aura
systématiquement censuré, et avec quelque succès, tout ce qu'il ne contrôlait pas.

Cette improvisation, ce pourrait être, après tout, la figure d'un mal radical (mais
loin du pire) la plus pourchassée dans la vie effective de ce personnage public qu'a
été Derrida2.

o. etc, etc, etc.


































1
Christian Boissinot n'est pas loin de défendre cette thèse dans son texte Média-auto-hétéro-
thanato-biographie, Le problème de la prise de parole philosophique : « Homme de parole, Derrida l'est.
Les références ne manquent pas à cet effet. Paroles plurielles, j'ajouterais. Paroles et voix venues
d'ailleurs, qui traversent le corps, le corpus, se rendent ailleurs. Elles passent. Ne demeurent que leur
trace, leur mémoire. Voilà pourquoi elles doivent être gardées, par écrit ou, et surtout, autrement. (…)
Que la parole aussi reste, fasse œuvre, fasse corps avec l'œuvre, voilà ce qui doit être saisi comme tel.
(…) Dès que quelqu'un d'autre est là, il y a bande. Et la bande n'attend pas, ce qui entraîne un rapport
difficile à soi-même et à l'autre. Il faut donc répondre sans norme. Inquiétante logique de
l'indécidabilité, qui nous place tout proche du mal » (dans l'Animal autobiographique, autour de Jacques
Derrida, sous la direction de Marie-Louis Mallet (Colloque de Cerisy-la-Salle, du 11 au 21 juillet 1997,
Paris, Galilée), pp96, 97, 98).

2
Nous ne parlons jamais, dans ces lignes, du personnage privé.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 392

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 393



LES OBLIGATIONS DE L'ŒUVRE :
REPONDRE DES PRINCIPES




5 Cinquième partie : Répondre des principes, en ce moment
même

« Sans autorité, il ne fait pas œuvre, il n'est pas l'agent ou le créateur de son œuvre. Mais
si je dis qu'il laisse œuvrer l'œuvre (mot qui reste encore à entraîner), il faut aussitôt préciser
que ce laisser n'est pas une simple passivité ni un laisser à penser dans l'horizon du laisser-
être. Ce laisser au-delà de l'essence, « plus passif que la passivité », entends-le comme la
pensée la plus provocante aujourd'hui. Elle n'est pas provocante dans le sens de l'exhibition
transgressive et complaisamment choquante. Pensée aussi provoquée, d'abord provoquée.
Hors la loi comme la loi de l'autre. Elle ne provoque elle-même que depuis son exposition
absolue à la provocation de l'autre, exposition tendue de toute la force possible pour ne pas
réduire la passée antérieure de l'autre et pour ne pas retourner la surface du moi qui,
d'avance, s'y trouve corps et âme livrée » (En ce moment même dans cet ouvrage me voici,
dans Psyché Inventions de l'autre Volume I, op. cit., p189).

Dans cette cinquième partie, nous approchons du point où ce que j'appelle


le principe de l'œuvre se traduit dans une œuvrance qui est aussi une réponse,
une responsabilité. Il n'est pas accidentel qu'une autre œuvrance, celle
d'Emmanuel Lévinas, y occupe une place centrale : après tout, par le texte
signé E.L. (et nul autre), le concept d'œuvre aura pris une majuscule, contre-
épreuve de l'émajusculation glorifiée par Jean Genet1. L'ingratitude de l'autre
exigée par Lévinas pour l'Œuvre pensée jusqu'au bout 2, dès 1963, peut être lue
comme une première figure de l'inconditionnalité derridienne. Comme
Derrida l'explique dans Adieu à Emmanuel Lévinas, ce qui fait alors irruption
dans la philosophie, ce traumatisme3, cette mutation irréversible4, est aussi
un choc historique, indissociable de ce qu'il faut, malgré toutes les réserves
attachées à ce mot, nommer une époque. C'est pourquoi j'ai choisi de
commencer par le contexte de l'œuvre aujourd'hui (§5.1), son concept et ses
mutations. Avec l'autre livre, le livre à venir (§5.2), c'est la question d'une
éthique de l'œuvre qui est posée, une interrogation qui n'aura pu être pensée
qu'à partir de Lévinas (§5.3). Seul l'autre auquel elle s'adresse peut répondre
de l'œuvre à venir, sa promesse, sa bénédiction, sa messianicité (§5.4).






1
Question derridienne, à propos de Jean Genet : « Que donne-t-il à lire sous la cicatrice visible d'une
émajusculation qui menace toujours de se rouvrir ? » (Derrida, Glas op. cit., p13b).

2
« L'Œuvre pensée jusqu'au bout exige une générosité radicale du Même qui dans l'Œuvre va vers
l'Autre. Elle exige par conséquent une ingratitude de l'Autre » (Emmanuel Lévinas, La trace de l'Autre,
dans En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger , Ed Vrin, 2001, p267).

3
Adieu à Emmanuel Lévinas (Galilée, 1997) p24.

4
Ibid p25.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 394



5.1 L'œuvre, aujourd'hui


5.1.1 Un concept en cours de mutation

Commençons par reprendre certains thèmes avancés, en 1998, dans
L'Université sans condition1.

(1) Le mot œuvre ne peut être dit qu'en français. Il existe un champ
sémantique où se croisent deux étymologies, aperire et operare : Ouvrir,
ouvrer, œuvrer, opérer, ce champ est différent du champ sémantique allemand
d e Werk, par exemple, mais c'est le champ français qui intéresse Derrida,
comme en témoigne le lapsus déjà mentionné dans Mémoires d'aveugle,
« L'ouvre où ne pas voir »2.

(2) L'attribution de ce nom ("œuvre") est d'une grande complexité. Elle exige
une signature, l'autorité d'un auteur, un travail, un reste, un certain type de
valeur (dont d'ailleurs Derrida ne dit rien), etc :

« Certains produits de cette activité travailleuse sont tenus pour des valeurs d'usage ou
d'échange objectivables sans mériter, croit-on, le titre d'œuvres (je ne peux dire ce mot qu'en
français). A d'autres travaux on croit pouvoir attribuer le nom d'œuvres. Leur appropriation,
leur rapport avec le travail libre ou salarié, avec la signature ou l'autorité de l'auteur, avec le
marché sont d'une grande complexité structurelle et historique que je n'analyserai pas ici »
(L'Université sans condition, op. cit., p39).

(3) Il n'est pas sûr que ces critères, qui s'appliquent traditionnellement au
mot "œuvre", s'appliquent aussi au travail universitaire. En effet que se passe-
t-il dans l'université? Le concept d'œuvre est en cours de mutation. Le métier
d'enseignant ne s'épuise plus dans l'acte de savoir ou d'enseigner, comme
dans l'université classique, il implique maintenant une responsabilité, un
engagement de la part de l'enseignant, une profession de foi. C'est cette
mutation, liée à la déconstruction en cours, qui fait de l'œuvre une énigme.
Pour interroger cette énigme, il ne faut pas en rester à l'université ni dans le
champ de l'art, il faut s'intéresser à ce qui se passe dans le monde,
particulièrement aujourd'hui.

« Les premiers exemples d'œuvres qui viennent à l'esprit sont des œuvres d'art (visuel,
musical ou discursif, un tableau, un concerto, un poème, un roman). Mais nous devrions
étendre ce champ, au moment où, interrogeant l'énigme du concept d'œuvre, nous
essaierions de discerner le type propre du travail universitaire, et notamment dans les
Humanités. (…) La déconstruction en cours n'est sans doute pas pour rien dans cette
mutation. Elle en est même le phénomène essentiel, un signal plus complexe que ses
détracteurs ne le disent et dont il nous faut tenir compte » (L'Université sans condition, op. cit.,
pp39-40, citation déjà partiellement donnée dans le §1.2.5).

Quel rapport y a-t-il entre le concept d'œuvre, cette énigme dont il importe
de clarifier les termes, et l'analyse que Jacques Derrida propose du monde
d'aujourd'hui ? C'est ce point qu'il faut examiner maintenant.







1
La conférence n'a été publiée qu'en 2001.
2
cf ci-dessus le §3.1.1.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 395



5.1.2 Une triple mutation

Dans de nombreux textes, des années 1960 aux années 2000, Jacques
Derrida évoque une transformation, un bouleversement, une « mutation » qui
affecte ce qu'il faut bien appeler nos sociétés ou notre époque, même s'il
utilise rarement ces mots-là, qui suscitent chez lui plus d'une réserve. Quelle
mutation ? On ne peut pas la ramener à une causalité déterminée ni à un seul
facteur. Dans la perspective qui nous intéresse, l'engendrement des œuvres,
elle est au moins triple, et peut-être quadruple. Les trois premiers « aspects »
de cette mutation ont déjà été, en partie, décrits ; on ne les rappellera ici que
pour mémoire.

a. Le débordement du langage par l'écriture.


On peut partir du "tournant linguistique" qui marque les années 1960. Au


moment où le langage "comme tel" est devenu l'objet et l'horizon des
recherches, il a cessé d'être rassuré sur lui-même. Menacé, désemparé,
désamarré, il est devenu le symptôme d'une écriture qui déborde1. On a
trouvé de l'écriture partout : dans la danse, le cinéma, la musique, la politique,
la biologie, etc. Quand elle excède la parole, quand elle efface les limites de la
langue, c'est le signe, et avec lui tout ce qui lie notre culture, qui est menacé 2.
Faute de signifié transcendantal pouvant faire office de fondement, la
circulation des énoncés est réduite à un jeu qui semble détruire les formes
traditionnelles de l'écrit. Ce phénomène a été constaté, analysé, le plus
souvent condamné et dénoncé, sans qu'aucun "remède" n'ait jamais montré la
moindre efficacité. Il est associé à la crise mallarméenne3, aux mouvements
de l'avant-garde et de la modernité littéraire, à de nouvelles configurations
qui affectent la mémoire, la pensée, la vision, l'habitat, la langue, le dessin et
ce qu'on nomme encore aujourd'hui, l'audiovisuel.

En poésie comme en littérature, on peut désormais tout dire4. En histoire,


un nouveau concept de l'archive se met en place, où le virtuel ne se distingue
plus du réel de la même façon. En art, les nouvelles scènes de la
représentation prolifèrent, tandis que dans l'université la croyance en un
savoir neutre, "objectif ", s'étiole. La difficulté, pour les auteurs, c'est que les
œuvres sont elles-mêmes prises dans la dislocation du logocentrisme dont
elles font le constat.

b. Le brouillage des limites.


Depuis deux siècles, les cultures sont engagés dans une mutation inouïe,
sans précédent, qui touche à toutes les frontières : territoires, technologies,
politique, et aussi ce qu'on nomme l'humain5. Entre la biologie, la zoologie
(les animaux), l'anthropologie, le rapport à la vie et à la mort, les réseaux,
l'histoire, les appartenances ethniques, communautaires, sociales, ces


1
De la grammatologie, op. cit. pp15-16

2
Positions, op. cit., pp30-31.
3
La Dissémination, op. cit. p344.
4
Scène des différences - Où la philosophie et la poétique, indissociables, font événement d'écriture ,
dans Revue Littérature n°142, 1996, pp23-4
5
L'animal que donc je suis, op. cit., p44.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 396



frontières se brouillent. Cette dislocation des limites touche autant le monde
effectif que les concepts. Tous les systèmes d'oppositions, ceux qui
déterminent le sens comme ceux qui organisent la communauté, sont
contestés, renversés, menacés, et même livrés au chaos1. Aucun champ
n'étant à l'abri de cette perversion, il n'y a plus de champ rassurant. Le monde
ne se ferme plus, il semble livré au désordre et à l'aléa. Quand on ne sait plus
distinguer la guerre de la paix, la vérité de l'apparence, le public du privé,
l'ami de l'ennemi, alors il n'y a plus de fondement2. Au lieu d'une bouche
paternelle transmettant la vérité, s'ouvre une bouche béante, sans voix3, qui
hurle dans un fond sans fond. Quand on ne reconnaît plus les différences,
alors le même, lui aussi, se disloque.

C'est le monde lui-même qui se désarticule. Devenu intempestif, il se


soustrait à l'ordre théologico-politique. Le nom de l'homme se dissocie du
nom de l'être4, mais le logocentrisme ne disparaît pas. Il se prolonge, se
transforme. Sa clôture n'est pas sa fin.

c. La mutation d'aujourd'hui, absolument nouvelle.


S'il faut indiquer une date, on parlera de la fin du 19ème siècle ou du


début du 20ème siècle. Une autre mutation, plus radicale encore, se sera
ajoutée au débordement immémorial de l'écriture. Elle autorisera, pour le
coup, à parler de nouveauté, et même d'absolument nouveau. Mais comment
nommer cela? Par quel biais l'aborder ? On cherche des vocables. Partons de
la transformation par Derrida d'un mot courant, mondialisation, en
mondialatinisation5. C'est, dit-il, une alliance étrange, l'association dans un
même principe aporétique du christianisme comme expérience de la mort de
Dieu et du capitalisme "télé-technoscientifique", avec ses surenchères
d'intégrisme, de machinisme et de formalisation abstraite. Ce qu'on analyse
parfois comme une montée de la religion est, selon Derrida, un événement
unique, intraduisible dans les langues non dérivées du latin ou de l'anglo-
américain dominant. Il aura fallu que le mot latin "religion" circule partout
dans le monde (quoique généralement en anglais), pour que la sacralisation
de l'humain devienne un principe universel. Partout ont été relancés, dans le
même langage, par les médias, l'audiovisuel, le cinéma ou le cyberespace, les
mêmes spectres fondateurs. Ce qu'ils répandent est un mouvement infini de
destruction machinique, un mal d'archive lié à la pulsion de mort freudienne,
un mal d'abstraction ancré dans le savoir et la science. Cette logique formelle,
abstraite, entretient à la fois le religieux et le retour du religieux6. Elle marque



1
Jacques Derrida, Politiques de l'amitié, op. cit., pp97-98.

2
Ibid, pp322-323.
3
Ibid p163. Le chaos n'est pas silencieux, il hurle. La perte des "distinctions claires" qui
permettaient, selon Carl Schmitt, de différencier militaires et civils, guerre et guerre civile, etc... ruine le
politique du dedans, dans sa possibilité même. C'est un abîme, un gouffre. Dans cette bouche béante, ce
sont les souffrances qui hurlent. Peut-on être à l'écoute de ce chaos autrement que dans les termes
imposés par les médias? Pour prendre ses distances avec ce chaos, il faut une élaboration théorique,
une œuvre.
4
Marges de la philosophie, op. cit. p161.
5
Foi et savoir, op. cit., p23.
6
v. ci-dessus le §0.7.2.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 397



notre temps comme elle n'a marqué nul autre avant lui. D'un côté, on peut
décrire les mutations visibles : transformation de l'espace public,
bouleversement des méthodes d'archivation et de production de savoir,
accélération des rythmes, virtualisation conduisant à une déstabilisation du
travail et peut-être même à sa fin, désir d'invention à la fois irrépressible et
strictement programmé, encadré par des dispositifs itérables, nouvelles
formes d'écriture irréductibles au livre, etc.. Mais d'un autre côté, on ne peut
penser cette mutation que de façon paradoxale, aporétique, impossible,
contradictoire1. Les syntagmes étranges comme gramophonisation, techno-
télé-discursivité, artefactualité ou actuvirtualité (Derrida), communauté
inavouable, désoeuvrée ou inavouée (Blanchot2, Jean-Luc Nancy3) e t
beaucoup d'autres inventés par les penseurs de la seconde moitié du 20ème
siècle réfléchissent la folie qui semble s'être emparée de la communauté
politique. Ils n'apportent aucune assurance quant à la possibilité de proposer
de nouveaux concepts organisateurs ou poser de nouveaux fondements.

On s'intéressera maintenant au quatrième « aspect » de la mutation, le


plus derridien peut-être.






5.1.3 Une quatrième mutation, celle du « peut-être ».

Qu'est-ce que "ce temps-ci"? Qu'est-ce que "notre époque"? Une chose qui
n'a pas de nom, ne se présente jamais. Pour la décrire, Jacques Derrida
recourt à une fiction qu'il dit hésitante, hypothétique, incertaine, autour de
laquelle son livre, Politique de l'Amitié, est construit. Notre vie dit-il
(employant la première personne du pluriel, "nous"4), est absorbée, aspirée
par un "peut-être". Qu'est-ce que ce "peut-être"? Un étrange concept difficile à
articuler. Le "peut-être" est une modalité du possible, qui ne s'oppose ni à
l'impossible, ni au virtuel. C'est un mouvement, une force insatiable qui
aspire nos désirs, notre vie, nos événements. On ne peut pas le reconnaître
comme tel, ni le désigner comme un moment ou un état, et pourtant c'est une
expérience inouïe, toute nouvelle5 - nouvelle historiquement et chaque fois


1
Jacques Derrida, Politiques de l'amitié, 1994, op. cit. pp98-99.
2
Maurice Blanchot, La Communauté inavouable (Minuit, 1983).
3
Jean-Luc Nancy, successivement : La Communauté désoeuvrée (Christian Bourgois, 1986), La
Communauté affrontée (Galilée, 2001), La Communauté désavouée (Galilée, 2014).
4
Jacques Derrida, Politiques de l'amitié, op. cit. p95. Qu'est-ce que ce temps-ci, cette époque, ici
maintenant, dans laquelle nous vivons? Pour répondre à cette question, il faut en passer, selon Derrida,
par une fiction. Pour que ce temps soit présent à lui-même, il faut que je m'adresse à un autre, que je lui
dise : "C'est notre temps". Mais je ne peux pas anticiper ce que répondra l'autre. Dans le temps où je
l'interroge, le "nous" reste en suspens, virtuel. Le temps contemporain n'est jamais présent à lui-même.
Il est seulement possible, il nous laisse dans une logique du "peut-être" où tout ce qui semble effectif
(réel) peut être détruit : l'être, la nature, l'histoire, le désir, et même les événements les plus courants de
la vie. Pour stabiliser le "contemporain", pour en faire une communauté (ou l'équivalent d'une
communauté), il lui faudrait une politique, un ennemi. Mais l'ennemi lui-même (comme l'ami) est
affecté par cette incertitude, cette mise en suspens. Le "réel" sur lequel je pourrais m'appuyer s'auto-
détruit, par un processus d'auto-immunité folle.

5
Ibid, p46

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 398



nouvelle1. On ne peut pas le rencontrer dans la réalité, dans le présent, et
pourtant il ne cesse de s'annoncer dans son imminence, son immédiateté.

Ce temps-ci, donc (le « nôtre »), n'est pas pleinement présent ici et
maintenant2. Il n'est pas non plus indivisible : il ne rassemble rien, ne se prête
à aucune réflexion possible. Il est unique, sans précédent, sans analogie avec
un autre temps auquel il ressemblerait. Mais il n'est pas détaché de l'histoire.
Il répond aux mutations mentionnées au §5.1.2.. C'est ici, aujourd'hui, que
« nous » vivons.




5.1.3.1 Une structure formelle

- “Ah, si vous saviez comme cela changera vite, très vite désormais! " écrit
Nietzsche3. Qu'est-ce qui va changer? On ne le sait pas. Est-on sûr que ce
changement aura lieu? Même pas. Il aura lieu, peut-être. C'est une phrase
tremblante, vibrante, une sentence qui lance une flèche vers l'avenir. Cette
phrase promet, elle appelle une lecture, une décision interprétative, elle la
prescrit, mais sans déterminer ce qui change. Si le changement était déjà
connu, alors il n'y aurait pas de changement. C'est un changement à venir qui
ne peut survenir que sous la réserve de ce non savoir. L'autre, auquel la
phrase s'adresse, ne sait pas encore ce qui va changer, mais il sait déjà que le
changement aura lieu. Il prend acte de ce qui arrive : une phrase qui, en
parlant d'elle-même, crée de l'avenir. Le changement aura eu lieu.

- "Vite, si vite!" dit Nietzsche : la phrase se boucle instantanément, elle est


achevée d'avance, elle commence par la fin. Jacques Derrida appelle cela
téléodromie (du grec telos "fin, but", et dromos "course"). Dès qu'elle pénètre
l'espace, la phrase engage son destinataire et se retire4. Elle ne dit rien (ce
n'est qu'une flèche), mais nous touche dans sa course. Rien n'aura été dit,
mais l'ordre du monde aura été changé. Il suffit d'entendre, avant même la fin,
la fin de la phrase, pour la contresigner aveuglément.

D e r r i d a a p p e l l e téléiopoétique5 l ' é vé n e m e n t d ' u n e te l l e p h r a s e


testamentaire, qui fait venir à terme ce qui survient, qui le rend absolu,
parfait. Ces verbes, faire et rendre, renvoient à la conjonction du performatif
et du constatif. La phrase franchit l'espace, renverse le temps, dit la distance
et le lointain. Ce qui compte, c'est qu'elle transforme, produise, crée.




1
Cette quatrième mutation pourrait renvoyer à l'utilisation particulière du chiffre 4 par Jacques
Derrida. Alors que le 3 « relève » et fait perdurer le système des oppositions binaires, le 4 vient en plus,
il récuse tout ce qui pourrait prendre la place d'un signifié transcendantal. Il ne dépasse pas le trois, il le
dissémine, le déconstruit, ajoute une dimension toute autre.

2
Ce serait folie, dit Derrida, de le croire vivant [comme le fou vivant de Nietzsche.

3
Nietzsche, Par-delà bien et mal, §214.

4
Politiques de l'amitié, op. cit., p50

5
Ibid.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 399



Nietzsche en appelle aux européens d'après-demain, des destinataires qu'il
suppose présents, aujourd'hui, d'une présence que son adresse rend déjà
effective même si elle n'est encore qu'une possibilité. Cette structure, on peut
la repérer dans n'importe quel énoncé. Il suffit d'un "peut-être" pour que
l'événement nommé soit déjà arrivé. Il n'est arrivé que dans la phrase, il n'est
encore que virtuel, mais entendu comme réel, il hante effectivement le
possible. Cette structure, qui est la loi même de la spectralité, est au coeur de
l'énigme de ce qu'on pourrait appeler l'œuvre contemporaine pour Derrida.
La phrase téléiopoétique est travaillée par une tension, un drame1. Il se peut
que ce "peut-être" qu'elle appelle soit dangereux, qu'il suscite la peur ou la
haine. Le "peut-être" persiste jusqu'à la fin de la phrase, quand la flèche se
boucle. Rien, aucune réponse, aucune responsabilité, aucun calcul2, ne peut
combler cette béance.




5.1.3.2 Un principe pour aujourd'hui

Aujourd'hui, dit Derrida, il faut que les œuvres ne répondent ni d'un projet,
ni d'un genre, ni d'un style, mais du "peut-être". Ce “Il faut" n'est pas anodin.
C'est plus qu'un conseil, plus qu'un impératif : un principe auquel il n'a cessé
de renvoyer et sans lequel, peut-être, il n'aurait jamais écrit. A quoi bon faire
une œuvre? La question se pose pour tout un chacun et aussi, par-dessus
tout, pour le signataire de cette œuvre-là. L'œuvre, aujourd'hui, serait le lieu
d'un rapport privilégié au "peut-être". Ce rapport, en lui-même, n'est pas une
nouveauté. Il y a toujours eu des mises en œuvre du peut-être. Le nouveau,
c'est l'obligation, la nécessité de la prendre en compte pour être digne du nom
d'œuvre. Dans la lignée ouverte par Walter Benjamin, pour qui l'œuvre d'art
n'a de valeur que si elle frémit des réflexes de l'avenir3, Jacques Derrida
avance que l'œuvre d'aujourd'hui a l'obligation de répondre de l'ouverture de
l'avenir.

« Or la pensée du peut-être engage peut-être la seule pensée possible de l'événement. De
l'amitié à venir et de l'amitié pour l'avenir. Car pour aimer l'amitié, il ne suffit pas de savoir
porter l'autre dans le deuil, il faut aimer l'avenir. Et il n'est pas de catégorie plus juste pour
l'avenir que celle du "peut-être" » (Derrida, Politiques de l'amitié, op. cit., p46).

Les inconditionnalités derridiennes, qu'on rapporte souvent au champ de


l'éthique, se rattachent à la catégorie du "peut-être". Cette catégorie semble,
en première analyse, vague, instable. Mais c'est elle (et elle seule) qui
interrompt l'ordre des choses, qui peut ouvrir à la venue de ce qui vient, qui



1
Ibid p197-198

2
Figer une causalité, une nécessité, calculer, instituer des règles et des lois, c'est faire violence au
peut-être. Quand, dans une communauté unie par un lien de naissance, les « frères » (ou n'importe quel
membre de cette société) communient dans la mémoire d'un lien testamentaire, le patrimoine qu'ils
constituent est un oubli du "peut-être" ( Politiques de l'amitié, op. cit., pp197-198). Pour qu'il fasse
retour (le "peut-être"), il faut une décision venue de l'autre.

3
André Breton cité par Walter Benjamin : « Selon le mot d'André Breton, l'œuvre d'art n'a de valeur
que dans la mesure où elle frémit des réflexes de l'avenir » (L'œuvre d'art à l'époque de sa

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 400



peut introduire une autre politique, une autre alliance1, improbable certes,
mais rompant définitivement avec la logique de l'équivalence.

Les principes inconditionnels sont toujours virtuels. Ce qui arrive n'arrive


que comme accident singulier, mouvement imprévisible, clignement,
battement de coeur qui pourrait s'interrompre et mourir à tout moment2,
rythme dont on n'a jamais la certitude qu'il se répétera encore une fois.
Quand ils sont mis en œuvre, on ne peut jamais en faire le constat, on ne peut
pas les décrire comme tels. En eux se conjoignent et se disjoignent le possible
et l'impossible.

« Je ne sais pas si ce que je dis là est intelligible, si cela a du sens. Il y va en effet du sens
du sens. Je ne sais surtout pas quel est le statut, le genre ou la légitimité du discours que je
viens de vous adresser. Est-il académique? Est-ce un discours de savoir dans les Humanités
ou au sujet des Humanités? Est-ce seulement du savoir? Seulement une profession de foi
performative? Appartient-il au dedans de l'université? Est-ce de la philosophie ou de la
littérature? ou du théâtre? Est-ce une œuvre ou un cours, ou une sorte de séminaire »
(Derrida, L'Université sans condition, op. cit., p79).

Cette interrogation sur le statut de ce qu'il a à dire, de ce qu'il dit lui-


même, c'est "peut-être" le coeur de la pensée, à moins que ce ne soit son
dernier jour, son "septième jour", comme il le dit quelques pages plus haut3. Il
aura fallu qu'il mette en déroute l'autorité du savoir (y compris le sien),
l'autorité de la profession de foi (y compris la sienne, en tant qu'elle est
soumise à un modèle performatif ), et aussi l'autorité de la mise en œuvre, du
moins la mise en œuvre performative d'un "comme si" déjà lisible,
déchiffrable et articulable comme tel. Il aura donc fallu qu'il mette en déroute
tout ce qu'il est comme professeur pour laisser venir "la pure événementialité
singulière de ce qui arrive ou de qui arrive et m'arrive"4. C'est alors qu'il
introduit les inconditionnalités qui ont été au centre de ses publications des
quinze dernières années, dit-il (donc de 1985 à 2000 environ), dont il fait la
liste : l'invention, le don, le pardon, l'hospitalité, la justice, l'amitié. C'est cette
pensée "du possible comme impossible" qui est aussi une pensée du "peut-
être", c'est elle qui déborde et excède un "comme si" traditionnel pour en
inaugurer un autre, un "si" tout autre, incompatible avec tout fantasme de
souveraineté. C'est là, "en ce lieu", que, selon lui, doit se tenir la pensée qu'il
appelle pour l'université. Ce lieu, qui ne peut pas se passer d'un contexte
institutionnel, ni se laisse ni "saturer, ni déliminer, ni pleinement
déterminer"5. C'est un lieu-limite, entre le dehors et le dedans, à la frontière
des Humanités et de quoi? de forces extra-académiques6 qui, par leurs œuvres,
peuvent faire échouer toute tentative de réappropriation. La recherche de ce
lieu exige d'en appeler à une autre topologie, "partout où cette
inconditionnalité peut s'annoncer". Mais même là où elle s'annonce, là où il y
a promesse, ce ne peut être que promesse d'un "peut-être" .

reproductibilité technique, dernière version de 1939, in œuvres III, p306).

1
Politiques de l'amitié, op. cit., pp85-86

2
Ibid p88

3
Jacques Derrida, L'Université sans condition, op. cit., p72
4
Ibid, p73
5
Ibid p77
6
Ibid p78

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 401








5.2 Autre livre, livre à venir, nouvelles écritures

« Si ces questions sans fond paraissent intraitables, cela ne tient pas seulement au fait
que le temps et l’espace nous manquent ici, en effet. Elles le resteraient, de toute façon,
intraitables, comme questions théoriques, dans un horizon de savoir, dans un horizon tout
court. La réponse viendra de décisions et d’événements, de ce qu’en fera l’écriture d’un à-
venir inanticipable, de ce qu’elle fera pour la littérature et pour la philosophie, de ce qu’elle
leur fera » (Jacques Derrida, Papier Machine, op. cit., p270).


5.2.1 Les enjeux de la triple préface : le hors livre, le reste.

Jacques Derrida a laissé trois livres dont l’un des thèmes principaux est le
livre. Il s'agit de l’essai De la Grammatologie, dont le premier texte de la
première partie est intitulé La fin du livre et le commencement de l’écriture, de
La Dissémination, dont le premier texte est intitulé Hors livre1, et de Papier
Machine dont le premier texte a pour titre Le livre à venir. Ces trois textes ont
été écrits respectivement en 1965, 1972 et 1997, et publiés en 1967, 1972 et
2001. Leur écriture et publication s’étale sur plus de 35 ans. Trois fois,
Jacques Derrida réunit des articles en un livre, choisit d’ajouter à ces articles
un premier texte dont on pourrait croire, à première vue, qu’il a fonction de
préface, mais dont il prend soin de préciser qu’il n’en est pas une. Trois fois, il
saisit l’occasion de cette pseudo-préface ou quasi-préface pour avancer un
questionnement radical sur le statut, l’essence, voire l’existence même du
livre. Trois fois, il produit et fait publier un livre, en le faisant précéder d'un
avertissement qui souligne l’instabilité, la précarité du statut même de livre
de ce livre.

Tout est fait pour que l’indétermination de ces quasi-préfaces se


communique au livre. En leur inoculant un virus, on s’attend à ce que le livre
entier soit infecté. Quel virus ? Dans La Dissémination, Derrida lui donne un
nom : Hors livre. Le hors livre est, bien sûr, une figure du pharmakon, dont il
est question dans La Pharmacie de Platon qui suit immédiatement. Mais ce
n’est pas tout à fait un poison comme les autres, c’est un poison qui attaque
spécifiquement le livre, cette chose privilégiée qui est produite par ce
signataire-là, Jacques Derrida. Dans le même temps, celui-ci produit des livres
qui ont la consistance de livres, et produit ce Hors livre qui est un élément
essentiel de sa théorie.

D’un côté, une préface qui ne ferait qu'expliquer un texte, le présenter,


révéler à l'avance son sens, n'existerait pas. Pour exister, il faut qu'elle ajoute
quelque chose, qu'elle laisse une trace, un reste qui témoigne d'éléments
étrangers, hétérogènes. C'est cette mise en cause de l'homogénéité du texte,
cette affirmation du dehors2, que Derrida appelle Hors livre. Le hors livre est



1
Curieusement, le sous-titre de Hors livre (Jacques Derrida, La Dissémination, op. cit., p7) est
Préfaces, au pluriel. Or il semble qu'il n'y ait, dans Hors livre, qu'un seul texte. Mais sans doute fallait-il,

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 402



ce déchet irréductible1 sans lequel la quasi-préface ne servirait à rien. Il peut
renvoyer à des éléments indiciels, mémoriels, signifiants ou autres. Il détient
la capacité singulière de mettre le texte en mouvement, d’empêcher sa clôture
sur soi. Avec d’autres concepts (le hors-texte, le liminaire, la démarcation, la
dissémination, l'au-delà de tout, l'exception de tout, etc.), le hors livre inscrit
dans une logique de la restance qui précipite dès le début le livre dans son
extériorité. Mais d’un autre côté, malgré la complexité des analyses et
quelques artifices typographiques, les quasi-préfaces sont bien des préfaces.
A la lecture, elles opèrent comme telles. Elles font partie d’une totalité fermée,
organisée en lignes, pages et chapitres, qui tient son autorité d'un signataire
reconnu et légitime. La preuve : nous continuons, encore aujourd'hui, à
scruter le sens de ces ensembles sévèrement gardés par des archontes (les
éditeurs, universitaires et experts en tous genres), qui tiennent leur prestige
d’une position juridique, académique ou politique. Et Derrida ne se privera
pas de confirmer, dans ses autres écrits, son droit d'écrire des préfaces et des
livres.




5.2.2 « Tu feras signe au Hors Livre».

Il produit donc des livres, pour qu’on les lise. Mais il fait quelque chose de
plus. Il s’impose à lui-même un commandement, une injonction à laquelle il
n’aura jamais renoncé : « Tu feras signe au Hors livre »2. Faire signe, ici, ne fait
pas seulement allusion au contenu de ses textes. Il s’agit d’autre chose, à la
fois plus radical et moins susceptible d’être pris en compte par la philosophie.
Puisque la production derridienne finit toujours ou presque toujours par être
rendue publique sous forme de livre3, il faut que cette problématique se
retrouve dans la configuration de ses livres, il faut qu’elle se concrétise ou

par principe, que La pharmacie de Platon soit précédée de plusieurs préfaces.

2
Jacques Derrida, La Dissémination, 1978, op. cit., pp47-48. Une préface n'est pas seulement une
présentation d'un texte, c'est aussi une structure qui rend compte d'autres effets, des effets "de sens, de
concept, d'expérience, de réalité" en rapport avec le texte, mais extérieurs à lui. C'est cette extériorité
qui fait de la préface, selon Derrida, "la requête même de l'écriture".

1
« [la préface], ce reste d'écriture demeure antérieur et extérieur au dveloppement du contenu qu'il
annonce. Précédant ce qui doit pouvoir se présenter soi-même, il tombe comme une écorce vide et un
déchet formel, moment de la sécheresse et du bavardage, parfois l'un et l'autre ensemble » (ibid, p15).
Si l'on pouvait réduire le texte à ses effets de sens, à une table, un code ou un sommaire, et déplacer les
signifiés dans la préface, cela signifierait que les préfaces ne font rien. Or on fait des préfaces, on les
laisse faire, il y a du faire en elles. C'est ce faire qui opère au-delà ou en-deça de la fonction classique de
la préface qui intéresse Derrida. Qu'est-ce que ce faire? Ce qui reste quand on a soustrait de la préface
les avant-propos, les introductions et les préambules. Si l'on supprime tout ce qui, dans la préface, vise
à dire le texte, à le prédire, à le prédiquer, alors il reste un déchet qui "tombe comme une écorce vide".
Ce déchet, c'est la singularité de la préface, son unicité en-dehors du texte qu'elle précède, c'est ce qui
en elle est irréductible à la présentation, à l'explication, à l'analyse, à l'interprétation, etc... du texte qui
suit.

2
« Ce que l'écrivain a en vue, c'est l'œuvre, et ce qu'il écrit, c'est un livre. Le livre, comme tel, peut
devenir un événement agissant du monde (action cependant toujours réservée et insuffisante), mais ce
n'est pas l'action que l'artiste a en vue, c'est l'œuvre, et ce qui fait du livre le substitut de l'œuvre suffit à
en faire une chose qui, comme l'œuvre, ne relève pas de la vérité du monde, chose presque vaine, si elle
n'a ni la réalité de l'œuvre, ni le sérieux du travail véritable dans le monde » (Blanchot, L'espace
littéraire, p16).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 403



s’incarne dans leur organisation interne.

Cette concrétisation se fait selon plusieurs modalités, au moins trois :


a. Illisibilité.

Le style derridien connu pour sa difficulté, voire son illisibilité. Pour


garantir l’irréductibilité de son texte à une plénitude du sens (qui a exaspéré
tant de spécialistes et de "scholars"), il prend soin de multiplier les insertions,
dislocations, greffes, coupures, les interpositions, les ratures, les renvois, les
courts-circuits d’une ligne à l’autre et entre les lignes, les séries de termes
associés mais suffisamment différents les uns des autres pour que la série se
déséquilibre d’elle-même, etc. Cette difficulté de lecture peut être lue comme
un défi au statut de livre du livre.

b. Citation contaminatrice.

Á la citation courante, usuelle, il ajoute un autre type de citation qu’on


pourrait qualifier de citation contaminatrice. A la façon d'un collage ou d'un
remix dans les pratiques de l'art contemporain, ce type de citation vient en
excès par rapport au discours ou au texte dans lequel elle s'insère. Son
paradoxe, c’est que d’une part, du dedans du texte, il fait signe vers un dehors,
un hors-texte qui déborde le vouloir-dire du signataire, mais que d’autre part,
il n’est pas extérieur à sa pensée, au contraire, il est étroitement articulé à sa
théorie de l'écriture. Partant de quelques éléments privilégiés dans le texte
cité - voire d’un seul -, Derrida introduit ainsi dans son texte des greffons
étrangers à sa "propre" thématique, comme s’il voulait démontrer que, dans
l’œuvre citée, il y a toujours encore autre chose et autre chose, et toujours
plus.

c. Prolifération des cadres et parerga.


Pour le lecteur, la quasi totalité de l'œuvre de Jacques Derrida prend la


forme de livres1. Un livre, c'est un texte composé de mots, de phrases, de
paragraphes, de notes, de chapitres, de parties, sous-parties, colonnes,
exergues, préfaces et postfaces (la nomenclature en est presque infinie). On
trouve souvent au début ou à la fin des livres des éléments de plan - ce qu'on
appelle couramment "table des matières" ou plus simplement "table". La
plupart des livres de Derrida respectent cette coutume. Le "plan" linéarise, il
donne une idée du mouvement du texte, mais il n'est qu'un des éléments de
sa configuration ou de son organisation. Il faut tenir compte aussi du style et
de différentes règles, hypothèses ou axiomes qui gouvernent la façon d'écrire.
L'hypothèse de lecture retenue sur cette page - qui n'est qu'un des éléments
parmi d'autres de l'écriture derridienne - qu'il ne s'agit pas de rabattre sur un
seul "critère" -, c'est que tous ces éléments, chez Derrida, sont organisés à
partir de ce qu'il nomme Hors livre dans le premier texte du recueil La
Dissémination. Cette organisation est indissociable du « contenu » des textes2.
On peut la répartir en « figures », dont certaines interviennent plusieurs fois :

Un processus que la mort n’a nullement arrêté, qui se poursuit encore aujourd’hui par des
3

publications posthumes et se poursuivra sans doute longtemps.



1
Certes il y a aussi des enregistrements, des bandes vidéo, des films, mais aucun d'entre eux n'est
signé du nom de Jacques Derrida.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 404



QUASI-PRÉFACES.
- Les trois livres parus en 1967 constituent à eux trois, selon Derrida lui-même,
une sorte de quasi-préface. A quoi cette quasi-préface introduit-elle? On serait tenté
de dire : à toute son œuvre. Mais ce n'est pas ce qu'il dit. Pour lui, si elle introduit à
quelque chose, c'est au commencement de l'écriture.

- Les trois livres parus en 1967, 1972, 2001 autour de la question du livre, déjà
mentionnés.

- Tout se passe dans les deux préfaces écrites pour Nicolas Abraham et Maria
Torok, Fors (1976) et Moi, la psychanalyse (1979) comme si, entre le texte derridien
et les textes introduits, la limite était quasiment abolie.

- Avances, la préface de Jacques Derrida au texte de Serge Margel Le Tombeau du
Dieu artisan (1995), est composée de sept parties numérotées de 0 à 6, la première
étant intitulée Les Devanciers. Cette organisation est liée au contenu du texte (la
promesse du Démiurge, avant toute création du monde).

- Dans Marges (1972), Tympan, positionné comme préface, dont le style est en
rupture avec les autres textes, est écrit en double colonne. Feu la cendre (1987) est
formé d'un dialogue précédé d'un prologue. Le premier texte de Psyché, Inventions
de l'autre (tome 1) est présenté comme pouvant servir d'"axe" à l'ensemble des
textes réunis dans ce recueil. La préface du recueil Du droit à la philosophie (1990)
est intitulée Privilège, alors que tout le livre déconstruit les privilèges des
universitaires.

- On trouve un "Prière d'insérer" (dépliant séparé du livre lui-même) dans
plusieurs livres, dont Glas (1974). Trois livres parus la même année (1993), Khôra,
Passions et Sauf le nom, contiennent un Prière d'insérer identique. Pour ce qui
concerne Mal d'archive (1995), le Prière d'insérer précède un liminaire, un exergue,
un préambule et un avant-propos, avant de courtes thèses et un post-scriptum. Dans
Le monolinguisme de l'autre, ou La prothèse d'origine (1996), le Prière d'insérer
précède 8 parties et un Epilogue. Celui de Demeure, Maurice Blanchot (1998) est
suivi par le texte de la conférence et un post-scriptum intitulé Lire "au-delà du début".
Celui de l'Université sans condition (2001) précède quatre parties, et celui de Fichus
(2002), comme celui de H.C. pour la vie, c'est-à-dire... une seule. Dans Voyous (2003),
le Prière d'insérer est suivi de deux essais sur la raison.


QUASI-POSTFACES.
- Dans l'Ecriture et la différence (1967), la dernière et onzième partie, Ellipse,
opère comme postface.

- Lecture de "Droit de Regards" de Marie-Françoise Plissart (1985) est une


postface au roman-photo.

- Mémoire pour Paul de Man (1988) est composé de quatre conférences, plus un
texte sur le passé de Paul de Man, qui opère comme postface.

- Signéponge (1988). Un texte supplémentaire titré Après coup a été ajouté aux
deux interventions. Ce texte est lié à une anecdote.

- Dans Force de loi - Le Fondement mystique de l'autorité (1994), on trouve un

2
Dans l'introduction à « Parages » (op. cit.), Jacques Derrida évoque la « mise en scène » de ses
textes (p13). Le recueil, consacré à Maurice Blanchot, varie les présentations : en dialogue pour Pas, en
dédoublement vertical du discours pour Survivre, en prolifération des titres pour Titre à préciser, en
indécision dans La loi du genre. Ce jeu fictionnel peut être lu comme une interprétation du jeu fictionnel
de Blanchot.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 405



Post-Scriptum au statut étrange (il fait parler un auteur mort en 1940, à partir d'un
texte écrit en 1921, sur un événement survenu le 20 janvier 1942).


LIVRES COMBINANT UN JEU SUR LES PRÉFACES ET UN JEU SUR LES
POSTFACES.
- Signature Evénement Contexte (in Marges, 1972).

- La Vérité en peinture (1978), dont la structure est complexe : quatre parties,
dont la première (intitulée Parergon) est elle-même divisée en quatre. Le texte est
précédé d'un avertissement et d'un avant-propos, et suivi d'un supplément séparé,
Economisis, paru en 1975, et qu'on pourrait intercaler vers le premier tiers.

- L'"exorde" par laquelle commence Spectres de Marx (1993), qui a été ajoutée
après que le texte ait été fini, a été reprise telle quelle dans le tout dernier entretien
de Jacques Derrida, le 19 août 2004. Intitulée "Je voudrais apprendre à vivre enfin",
elle a une importance particulière.

- Les thèses de Mal d'Archive (1995) n'occupent que 20 pages d'un livre de 155
pages, le reste étant réparti entre un Prière d'insérer, un Liminaire, un Exergue, un
Préambule, un Avant-Propos et un Post-scriptum.


JEUX SUR LE CHIFFRE QUATRE.
- Livres organisés en quatre parties : Le problème de la genèse dans la philosophie
de Husserl, La Dissémination (1972), Otobiographies (1984), Mémoires pour Paul de
Man (1988), Du droit à la philosophie (1990), Donner le temps I. La fausse monnaie
(1991) (un avertissement et un appendice s'ajoutent aux quatre chapitres), Moscou
aller-retour (1995) (précédé d'un "Préambule et prospectus" et suivi d'un Post-
scriptum). Le monolinguisme de l'autre contient deux fois quatre parties (soit huit,
sans compter le Prière d'insérer ni l'Epilogue). Est aussi organisé en quatre parties
Donner la Mort (1999), La Contre-Allée (1999) a quatre parties, les trois premières
étant numérotées Voie I à III, et la quatrième à nouveau Voie I. Mais cette quatrième
partie compte-t-elle? La conclusion est intitulée : A trois voies. Dans l'Université sans
condition, les quatre parties, non titrées, sont précédées par un Prière d'insérer.
Chaque fois unique, la fin du monde (2003) contient seize interventions.

- Organisation complexe en quatre parties : La Vérité en peinture (1978).

- Les quatre parties numérotées de La carte postale de Socrate à Freud et au-delà
(1980) - précédées par une préface et suivies par deux autres textes.


JEU SUR LA SIGNATURE (ELLE EST À LA FOIS DANS LE LIVRE ET HORS LIVRE).
- cf Signature Evénement Contexte (in Marges, 1972).

- Dans Signéponge (1988), le texte supplémentaire intitulé Après coup (Les
Preuves) est lié à une anecdote sur la signature.

- l'organisation des textes qui portent une signature conjointe est toujours
singulière : Circonfession (1991, avec Geoffrey Benington), La Contre-allée (1999,
avec Catherine Malabou), Lignées, in "Mille e Tre, cinq" (livre non paginé où les textes
de Jacques Derrida qui accompagnent les dessins de Micaëla Henich sont numérotés
de 801 à 1000)


JEUX SUR LES COLONNES, ENTRE COLONNES ET TRADUCTIONS.
- Le premier texte de Marges (1972), Tympan, est en double colonne et séparé du

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 406



reste du livre par une pagination différentes.

- Glas (1974), deux colonnes auxquelles s'ajoutent des inserts de différents
formats.

- Eperons (1978), texte paru en quatre colonnes, le "même" texte étant traduit en
quatre langues différents.

- pour Circonfession (1991), le livre est partagé verticalement, la partie haute
étant réservée à Geoffroy Bennington et la partie basse aux 59 périodes
derridiennes. On trouve également ce partage vertical, qui correspond à un
dédoublement du discours, dans Survivre, l'un des textes de Parages (1986).

- la première publication de Demeure, Athènes a été réalisée en version


bilingue en 1996.


JEU SUR CERTAINS CHIFFRES.
- Circonfession (1991) a été rédigé alors que Jacques Derrida avait 59 ans. Le texte
est composé de 59 bandes formant 59 anneaux successifs correspondant à 59
périodes, un caractère différent de typographie ayant été choisi pour chacune.

- Foi et savoir (2000) est composé de 52 paragraphes numérotés, dont 26
reprennent le contenu d'une intervention faite sur place, et 26 sont regroupés sous
le titre global Post-scriptum (26 est le nombre de lettres dans l'alphabet français). A
noter que, en 1987, une autre préface à un numéro spécial de revue sur
l'architecture avait été présentée en 52 aphorismes1. 52 est le nombre de semaines
dans l'année, chacune composée de sept jours, et Derrida joue souvent sur le chiffre
sept (voir ci-après point 10). Au début de La Carte postale (p8), il précise que 52
passages ont été supprimés du texte, et ont été remplacés par un blanc de 52 signes :
une surface qui doit rester à jamais indéterminable2.


INTERLOCUTIONS.
De nombreux textes prennent une forme d'entretien, de discussion ou de
dialogue3. A chaque fois, la "for intérieur" derridien est supposé dialoguer avec lui-
même et un autre que lui-même. Il fait en sorte qu'il y ait plus d'une voix dans le
texte, et peut-être au moins une voix féminine :

- Pas (1976) (in Parages, première publication en 1986). Dialogue entre une
position masculine et une position féminine.

- Restitutions - de la vérité en peinture (in La Vérité en peinture,1978)

- En ce moment même dans cet ouvrage me voici (1980, in Psyché, inventions de
l'autre, 1987).

- Droits de regards (1985)

- Feu la cendre (1981, paru en 1987)

1
In Psyché, Inventions de l'autre, II, op. cit..

2
Le chiffre 52, dit-il (p9) a pour lui une valeur symbolique et secrète. Mais il ne donne pas plus de
précisions sur ce cryptogramme savant, qui lui aurait coûté de longs calculs.
3
Dans son article intitulé Pas de deux, Anne-Emmanuelle Berger distingue « trois grandes scènes
d'interlocation ou d'énonciation adressée dans son œuvre » : (1) La division originaire de la voix et la
fiction de l'identité à soi dans la présence à soi et à l'autre ( La Carte postale, D'un ton apocalyptique,
Otobiographies, Pas, Fourmis) ; (2) une méditation sur la ou les différences sexuelles ( Chorégraphies,
Pas, En ce moment même dans cet ouvrage me voici, Che cos'e la poesia ; (3) la scène de la comédie
phallocentrique (Pas). On notera que Pas figure dans les trois catégories (dans Derrida, Cahier de
l'Herne 2004, op. cit., pp357-362)

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 407



- Che cos'e la poesia (1988, paru dans Points de suspension, 1992)

- Post-Scriptum, Apories, voies et voix (in Derrida and Negative Theology, 1992)

- Chorégraphies (in Points de suspension, 1992)

- Avances (Préface au livre de Serge Margel, Le tombeau du dieu artisan, 1995).


MISES EN ABYME.
- Chaque fois qu'une sous-partie d'un texte a le même titre que le texte ou le livre
dans son ensemble. C'est le cas dans La Dissémination (1972), pour la signature dans
Signature Evénement Contexte, in Marges (1972), Positions (1972), pour Parergon in
La Vérité en peinture (1978),

- Chaque fois qu'une partie et une sous-partie sont subdivisées selon le même
chiffre. Exemple : La Vérité en peinture.


LE SEPTIÈME JOUR.
On retrouve plusieurs fois chez Derrida un plan en six ou sept parties, où la
septième partie, absente ou présente, est celle de l'effacement, de la disparition, du
retrait1. C'est le cas dans :

- Spéculer - sur "Freud" (publié en 1980 dans La Carte postale), où l'on trouve une
quatrième partie intitulée "Sept : Post-sriptum", renvoyant à la structure de "Au-delà
du principe de plaisir", de Freud, qui contient implicitement, selon Derrida, le même
plan.

- No Apocalypse, not now (conférence de 1984 sur le risque de guerre nucléaire)
dont le sous-titre est « à toute vitesse, sept missives, sept missiles », est organisé,
comme l'indique ce sous-titre, en sept parties.

- Dans Avances (1995), la première des sept parties (numéro 0) est intitulée Les
devanciers et la dernière (numéro 6) est intitulée Epilogue, ce qui laisse la septième
place au texte de Serge Margel lui-même (l'œuvre), dont le titre est significativement
: Le tombeau du dieu artisan.

- Adieu à Emmanuel Lévinas (1997), conférence en six parties numérotées,
renvoyant implicitement à la septième partie absente du retrait lévinassien (dont il
est aussi beaucoup question dans En ce moment même dans cet ouvrage me voici...).

- dans L'Université sans condition (2001), on trouve une liste de six champs
thématiques des nouvelles Humanités, puis sept titres thématiques (pp68-72), le
dernier occupant explicitement la place du septième jour.


Dans ces jeux typographiques qui peuvent paraître puérils et qui seront
remplacés, au fil du temps, par d’autres modalités de déconstruction interne
du texte, c’est toujours du Hors livre qu’il s’agit, y compris quand ce hors livre
se présente comme un méta-livre qui excéderait, dans le livre, le contenu du
livre.



A noter que le prénom et le nom de Jacques Derrida contiennent chacun sept lettres - et que son
1

nom hébraïque lui a été donné au septième jour de sa vie, lors de sa circoncision. A noter aussi que son
premier numéro de téléphone à El Biar était 73047 : il commence et finit par un 7, et le zéro central est
entouré de 3 + 4.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 408






5.2.3 L’héritage de la « Derridabase ».

Dans la langue courante, le mot « livre » désigne un objet : codex, tablette,
rouleau, papyrus ou e-book. Le livre n’est lié ni à un contenu, ni à une forme,
mais à un statut, une position institutionnelle et politique qui donne le droit
d’appeler « livre » un certain objet. Un livre rassemble en un lieu stable des
textes qui sont supposés s’inscrire dans une figure d’unité et de totalité, un
horizon, une visée. Et si aujourd’hui des bouleversements dans la technique,
les supports, la reproduction, la distribution et la lecture des livres se
produisent, la profonde transformation en cours, que Derrida qualifie de
séisme, n’est pas d’ordre technoscientifique ni même anthropologique, mais
juridique. Qu’est-ce qui peut légitimement porter le nom de livre ? Qu’est-ce
qui est suffisamment archivé, normalisé, stabilisé par le droit, reconnu par
certaines croyances, qu’est-ce qui a suffisamment d’autorité pour faire écrire
les écrivains et lire les lecteurs ?

Plus de dix ans après le décès de Jacques Derrida et cinquante ans après la
rédaction de ces textes, on peut encore s'interroger sur la portée du « et » qui
conjoint les deux premiers termes du titre du premier chapitre de la première
partie du livre De la Grammatologie : « La fin du livre et le commencement de
l’écriture »1. Pourquoi faut-il, en inaugurant la pensée de la déconstruction,
penser ensemble la fin du livre et le commencement de l’écriture ? Pour
répondre à cette question, on passera directement du commencement à la fin.
Après avoir évoqué la matrice théorique des débuts2, on relira le dernier
entretien accordé par Jacques Derrida à un journaliste, le 19 août 2004.

« Si j’avais inventé mon écriture, je l’aurais fait comme une révolution interminable. Dans
chaque situation, il faut créer un mode d’exposition approprié, inventer la loi de l’événement
singulier, tenir compte du destinataire supposé ou désiré ; et, en même temps, prétendre que
cette écriture déterminera le lecteur, lequel apprendra à lire (à « vivre ») cela, qu’il n’était pas
habitué à recevoir ailleurs » (Derrida, Apprendre à vivre enfin, op. cit., p31 .

Admettons qu’on puisse prendre cette formulation comme règle ou


principe pour la mise en œuvre de nouvelles modalités d’écriture. Il faudrait
que pour chaque écrit, dans chaque situation, soit créée (« créer » est le mot
utilisé par Derrida dans cette citation) une autre loi d’écriture qui s’adresse
spécifiquement à un destinataire singulier. Il faudrait qu’à chaque envoi, à
chaque trace laissée, une contresignature ne soit pas seulement celle d'un
lecteur, mais celle d'un vivant. Pour qui se pose la question de la réception du
hors livre dans un monde digitalisé, les expérimentations derridiennes, à
l’extrême limite de ce qu’autorisent la forme papier et les modes d’exposition


1
De la grammatologie, op. cit. p15.

2
Dans les termes de la "matrice théorique", la fin du livre arrive quand s'épuise la conception
linéariste du temps qui jusqu'alors fixait des limites à l'écriture, à l'organisation hiérarchisée de
l'économie et de l'espace, à l'ontologie et aussi à l'histoire de la philosophie. Avec l'émergence de
différentes pensées pluri-dimensionnelles dans des champs comme la biologie, les mathématiques,
l'imagerie numérique ou encore la littérature et le cinéma, cette conception se défait. Une
désimentation bouleverse les liens entre art, science, technique, théorie. Le monde classique du
symbole est menacé, et avec lui les limites des langages. Une autre logique, celle du gramme,
irréductible à la successivité du temps, rompt les barrières qui la refoulaient

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 409



académiques, frayent un chemin qui n’a guère été exploré depuis sa mort. Et
pourtant une tentative a eu lieu de son vivant sur laquelle je voudrais revenir.
Il s’agit de la Derridabase de Geoffrey Bennington. Lisant ce texte, Derrida lui
avait fait au moins deux reproches : premièrement il ne contenait aucune
citation directe1 – ce qui revenait à exclure le corps de son texte de sa théorie.
Deuxièmement, il le privait d’avenir2.

Mais plutôt que de rédiger lui aussi une introduction ou une préface de
plus, c’est par la production d’un texte radicalement inattendu qui ne prend
pas place avant le texte commenté mais sous lui, un texte imprévisible, un
texte-surprise que nul n’aurait pu anticiper, un texte-événement, que Derrida
répond. Un livre est alors publié qui regroupe les deux textes sous le titre
« Jacques Derrida, par Geoffrey Bennington et Jacques Derrida ».
L’introduction de ce livre n’est pas signée ; elle cite les deux auteurs à la
troisième personne du singulier et multiplie les dissymétries. Derrida a écrit
son texte, Circonfession, après avoir lu celui de Bennington ; mais Bennington,
après avoir lu celui de Derrida, ne peut pas modifier le sien. Pourquoi ? Parce
que l’entreprise de Bennington – décrire « le système général de la pensée
derridienne » - était

« d’avance vouée à l’échec, et l’intérêt qu’elle peut avoir consiste à faire la preuve, à faire
épreuve de cet échec » (Jacques Derrida, par Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, p3).

Une dissymétrie est introduite entre les deux auteurs, qui est résumée
dans la dernière phrase de l’introduction :

« Il va de soi que G.B. n’avait pas le droit, pour essayer de rendre compte de ce nouveau
texte, de refaire après coup son travail, qui – se dit-il après coup, surpris – n’a été fait que
pour provoquer et accueillir cette surprise » (ibid).

Mais pourquoi cela va-t-il de soi ? Et pourquoi G.B. n'aurait-il pas eu « le


droit » de « refaire après coup son travail » ? Et si le « travail » de G.B.3 n'a
d'autre justification que de « provoquer et accueillir cette surprise »4 ,


1
Cette absence de citation directe est toutefois paradoxale. On peut estimer qu'elle se retourne en
son contraire, comme l'explique Joana Maso : « Bennington faisait donc le pari de se passer de la
littéralité de l'écriture derridienne, et ce, en sachant deux choses : que c'est bien l'écriture qui
s'annonce comme l'enjeu majeur de l'œuvre de Derrida et que, bien que sans la citer, son propre livre
était voué à n'être qu'une longue citation de la pensée du philosophe » (…) « Ce dispositif de citation
sans citation – citation généralisée qui interrompt l'exercice de la citation – rejoue sans doute des
questions fondamentales que Derrida n'a cessé de poser quant à l'héritage philosophique : comment
faudrait-il convoquer les œuvres dont nous parlons et qui nous font écrire ? » (Derrida, le fils du peintre,
dans Appels de Jacques Derrida, 2014, op. cit), pp541-542.

2
D a n s Circonfession(p30), on peut lire l’analyse suivante : « [G. Bennington] a décidé, par cette
circoncision rigoureuse, de se passer de mon corps, du corps de mes écrits pour produire en somme la
« logique » ou la « grammaire », la loi de production de tout énoncé passé, présent et pourquoi pas futur
que je pourrai avoir signé, or futur est le problème puisque si G. a bien fait, comme je crois qu’il a eu
raison de le faire et de façon impeccable, ce théologiciel capable du savoir absolu d’une série non-finie
d’événements, non seulement l’énonciation de cette loi peut enfin se passer de moi, de ce que j’ai écrit
dans le passé, voire de ce que je parais écrire ici, mais se passer, le prédisant ou le prévoyant, de ce que
je pourrais bien écrire à l’avenir, si bien que me voilà privé d’avenir ».

3
Si c'est un travail, dans ce contexte, c'est que ce n'est pas une œuvre.

4
A noter que Circonfession n'est une surprise que pour Geoffrey Bennington, voire pour le lecteur du
livre, car, du point de vue de Derrida, ce texte qu'il a mis un an à écrire et qui reprend d'anciens carnets
est loin d'être une surprise.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 410



l'ensemble constitué par les deux textes n'est-il pas le résultat d'un calcul,
voire d'une manipulation, d'une manœuvre, signée J.D.? On peut lire
aujourd’hui cette introduction signée conjointement par Geoffrey Bennington
et Jacques Derrida sur le mode de l’aveu. En intitulant son dernier chapitre,
qui est aussi la dernière page du livre, Envoi, Geoffrey Bennington, après nous
avoir livré ce travail dont la lecture ne manque pas d'intérêt, même
aujourd'hui, ne finit-il pas par avouer son échec?

« Nous avons, évidemment, manqué d'adresse. En essayant de répéter fidèlement l'essentiel de la
pensée de Derrida, nous l'avons trahi. En disant que la déconstruction n'est autre, finalement, que la
nécessité, et qu'elle est toujours déjà à l'œuvre dans les textes les plus « métaphysiques », nous avons
absorbé Derrida, sa singularité et sa signature, l'événement qu'on a tellement voulu dire, dans une
textualité où il risque d'avoir tout simplement disparu » (Geoffrey Bennington, in Jacques Derrida par
Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, p292).

Bennington évite le « je », il préfère le « nous » académique, il garde le ton
objectif de l'analyste, du commentateur ou du philosophe 5. Ce ton
impersonnel, qui contraste avec celui de Circonfession, n'est pas sans poser
question. N'est-il pas l'aveu que cet aveu a été, d'une certaine façon,
extorqué ? Dans le procès qui lui est intenté, le texte de Bennington perd
toute originalité. Il n'est qu'un élément de preuve, de démonstration. La
tentative de présenter et de mettre en forme un système derridien apparaît
sans contestation possible, sans discussion, sans possibilité de correction ou
d'après-coup, comme une trahison, un crime : CQFD. Tout se passe comme si
l e principe de l'œuvre ne valait que pour Derrida lui-même. Bennington, ce
rédacteur laborieux, semble privé du droit inconditionnel de tout dire, en-
dehors de tout calcul, de toute finalité et de toute transaction. Sa lecture
scolaire, constative, est frappée d'illégitimité. Mais pourquoi ? En quoi
Geoffrey Bennington aurait-il trahi le « il faut » ?








5.3 Lévinas : une Œuvre qui aura obligé à mettre en œuvre
l'inconditionnalite comme telle

Au point où nous en sommes, nous pouvons, malgré les risques, tenter
d'articuler le « concept » œuvre6 qui nous semble résulter du corpus derridien
à une problématique qu'on peut qualifier d'éthique, sans négliger les
guillemets et précautions nécessaires. On peut même envisager une
présentation systématique, qui lèverait l'interdit posé dans l'introduction du
livre signé conjointement par Bennington et Derrida. Je m'appuierai pour cela
sur un texte de Jacques Derrida intitulé En ce moment même dans cet ouvrage
me voici1, qui interroge la problématique de l'obligation, du « Il faut », telle

5
Qu'aurait-il dit s'il avait parlé à la première personne du singulier ?

6
Quasi-concept ou simulacre de concept, mais après tout, en définitive, concept quand même.

1
La première version de ce texte date de 1980. Il a été publié en 1987 dans Psyché Inventions de
l'autre Volume I (pages 159-202).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 411



qu'elle est portée par Lévinas, dans sa plus extrême radicalité. Voici donc les
premières lignes de ce texte :


En ce moment même dans cet ouvrage me voici

- Il aura obligé.

(En ce moment même dans cet ouvrage me voici, dans Psyché, inventions de l'autre, Volume I,
op. cit., p159).




5.3.1 Qui aura obligé qui ?

Dès les premières lignes, on se pose la question. Qui parle ? Qui est le
« je », le « il »? Qui profère « me voici » ? Qui déclare « Il aura obligé » ? Certes,
le texte de Derrida est distinct de celui de Lévinas, mais il y a quand même
quelque chose comme une signature con-jointe. Qui est le signataire ? Le
syntagme “en ce moment même“ se rencontre assez souvent dans les textes
de Lévinas. Dans cet ouvrage, dit le titre, mais quel ouvrage, de qui ? S'agit-il
d'un ouvrage de Derrida, ou d'un ouvrage de Lévinas ? Dans "Il aura obligé",
qui est celui qui oblige (l'obligeant) et qui est l'obligé? Tout est fait, dans le
texte derridien, pour brouiller la réponse. Dans l'un ou l'autre rôle, ce peut
être Lévinas, Derrida lui-même, l'interlocutrice à laquelle il s'adresse, ou
encore moi, le lecteur, voire, encore plus étrange ou angoissant, ce peut être
un autre, un tiers inconnu, un Dieu ou un nom de Dieu. Le texte de Derrida
nous encourage, nous incite, nous invite à proposer des hypothèses.
Répondre à ce texte ou répondre de ce texte (celui de Derrida), c'est aussi
répondre à cette invitation.

Voici donc l'hypothèse à partir de laquelle je propose d'interpréter ce texte


: ce serait l'Œuvre elle-même (avec un grand Œ) qui serait un "Qui". Ce serait
elle qui, en ce moment même, proférerait "Me voici", ce serait elle l'obligeant
et l'obligé, le lieu (khôra) où naissent les signataires. Les corpus que nous
nommons œuvre de Derrida ou de Lévinas renvoient à la structure ou la
stricture d'un "il faut" qu'on désignera, toujours à titre d'hypothèse, comme
"derrido-lévinassien". Autrement dit, qui est ce "Qui" multiple, inconnu? Le
concept d'Œuvre en personne dans son équivocité, tel que (Derrida +
Lévinas), monstre chimérique, le fabriquent.

Testons cette hypothèse, voyons si elle est crédible, si elle « tient », si elle
tient le texte, si elle tient dans le texte.




5.3.2 Une générosité radicale

Poursuivons en mettant en avant un mot qui ne figure pas une seule fois
dans le texte de 1980 : inconditionnel. Le mot n'y est pas, ou pas encore1, mais


1
Il sera fréquent dans l'autre texte que Derrida consacrera à Lévinas en 1996, Adieu à Emmanuel
Lévinas.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 412



tout le texte y renvoie, et plus particulièrement cette phrase princeps par
laquelle Derrida commence son texte : Il aura obligé. "Il aura obligé", qui?
quoi? Puisque le contenu n'est pas précisé, c'est que c'est le principe qui
compte. Avant même de dire, d'écrire, il aura obligé, il aura obligé d'une
obligation singulière, dépourvue de toute dimension de dette ou de faute.
Comment cela est-il possible, une obligation inconditionnelle, qui se donne
comme telle, sans prendre jamais la forme d'un devoir imposé par une
autorité à laquelle on doit obéir? Ce ne peut être ni le don d'un "Qui", ni le
don d'un "Quoi", mais celui d'une Œuvre.

L'Œuvre ne donne rien de concret, ni un objet, ni un dit, ni quelque


opération que ce soit, elle ne donne que le don. Dans plus d'un texte, Derrida
le répète : il ne désire rien d'autre que cela, donner le don, donner le donner,
sans échange, sans retour, sans réciprocité, sans restitution1. Ce serait cela,
selon l'hypothèse ici avancée, le geste derrido-lévinassien : donner le don. Et
qui donnerait le don? L'Œuvre.

"Rien n'est plus difficile que d'accepter un don. Or ce que je "veux" "faire" ici, c'est
accepter le don, l'affirmer et le réaffirmer comme ce que j'ai reçu. Non pas de quelqu'un qui,
lui, en aurait eu l'initiative, mais de quelqu'un qui aurait eu la force de le recevoir, de le
réaffirmer. Et si c'est ainsi que je te donne (à mon tour), cela ne sera plus une chaîne de
restitutions mais un autre don, le don de l'autre. L'invention de l'autre. Est-ce possible? Est-ce
que cela aura été possible? Mais cela ne doit-il pas avoir eu lieu déjà, avant tout, pour que la
question même en surgisse, ce qui la périme d'avance?" ( En ce moment même en cet ouvrage
me voici, op. cit., p163).

"Je désire tenter de donner à E.L.. Ceci ou cela? Telle ou telle chose? Un discours, une
pensée, un écrit? Non, cela encore donnerait lieu à échange, commerce, réappropriation
économique. Non, lui donner le donner même du donner, un donner qui ne soit même plus
un objet ou un dit présent, puisque tout présent reste dans la sphère économique du même"
(Ibid, p164).

On dit parfois, pour une pièce de musique ou de poésie "Ce soir, telle
œuvre sera donnée (en concert, en spectacle...)". On peut comparer cette
expression à la formule judiciaire courante, rendre justice. Quand on rend la
justice, ce n'est pas au sens de la vengeance ou de la sanction : c'est un don
sans restitution, ni calcul, ni châtiment, ni culpabilisation. La justice rendue
n'est pas fondée sur une échelle de peines préétablies. Elle n'est pas
conditionnelle. Il ne s'agit pas d'une compensation, mais d'un mouvement


Le livre de Mireille Calle-Gruber Jacques Derrida, la distance généreuse commence par un chapitre
1

intitulé "Donner, dit-il". S'il fallait chercher un principe qui mette en mouvement la pensée derridienne,
dit-elle, ce serait celui-là : le principe du don qui ne donne rien, rien d'autre que le don, un événement
de langue. C'est un don sans objet, un don à l'aveugle, qui ne prétend pas rendre la vue mais au
contraire rendre l'aveuglement (p14), un don qui ouvre à ne pas voir (selon la formule de Derrida dans
Mémoires d'aveugle). "La formule lapidaire fait entrevoir l'énormité du don de rien - don en acte,
toujours s'aban-donnant, se débordant - en cet aveuglement qui porte à l'im-pré-vu; à l'insu et à
l'"invu", écrit Derrida. J'ajouterai : à l'indu. Donner, dit-il, est toujours un don indu : il surgit contre toute
attente, contre la règle, contre l'usage. Il passe l'imagination. Laisse interdit" ( La distance généreuse
p18). Ce qui est à l'œuvre dans ce don, c'est l'inappropriation. De même que toute vue est hypothétique,
toute vue est une hypothèse de travail, et le don derridien, quelque peu empoisonné, ne donne ni une
langue ni un idiome, mais le don des langues en général, en tant que les langues ouvrent et œuvrent. La
relation d'écriture qui se met en place est relation d'incertitude. "Le don des langues qu'il donne, c'est
en vérité le fil de soi(e) secrété par l'autre. C'est l'injonction d'exercer : à son tour, au secret, d'ouvrer,
d'ouvrir la langue, d'inventer celle que, sinon soi, qui la parlera? Car la scène de l'écriture derridienne
est projet : s'y prennent les plus grands risques, et pas de prétextes, pas d'assurance de
communication, pas de faux-fuyant culturel ni de dressage linguistique" (La distance généreuse p38).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 413



dans lequel on donne ce qu'on n'a pas, on accorde à l'autre ce qui lui revenait
déjà en propre : quelque chose d'incalculable, la justice.

"Ce que l'un n'a pas, ce que l'un n'a donc pas à abandonner, mais ce que l'un donne à
l'autre, par-dessus le marché, par-dessus marché, marchandage, remerciement, commerce et
marchandise, c'est de laisser à l'autre cet accord avec soi qui lui est propre et lui donne
présence" (Derrida, Spectres de Marx, op. cit. p54).

Œuvrer, c'est donner. Reprenant l'analyse des pratiques de don


développées par Marcel Mauss sous le nom de potlatch1, Derrida fait
remarquer qu'une force mystérieuse déclenche un désir de restitution, de
contre-don. La restitution étant toujours différée, donner, c'est créer
simultanément du donné et du donnant, c'est introduire le temps dans
l'échange2. C'est cet écart qui peut devenir excessif, induire une réciprocité
sans bornes, une folie dépensière. Quand la dépense n'est pas anticipée, elle
cause une surprise et un plaisir. Elle produit un mouvement qui va au-delà de
soi, un rire, une jouissance qui peut être comparée au plaisir désintéressé
kantien produit par le jugement esthétique, le beau3.

Dans le don de l'œuvre, ce qui est accordé n'est pas calculable. Ce n'est pas
quelque chose de mesurable, ni même de descriptible. C'est une prévenance à
l'égard de l'autre, de sa singularité. Je te donne ce qui te vient, ce qui s'annonce
pour toi - dit l'œuvre. Il n'y a en elle ni souci de transmission ni bonne
conscience, mais rien d'autre qu'un acte de donner, un laisser faire. En se
donnant, l'œuvre s'oublie elle-même, elle part en fumée. Elle fait oublier celui
qui a donné, ce qu'il a donné et même l'acte accompli. Il ne reste qu'un
mouvement, un changement.

L'œuvre n'est donnée ni par son auteur, ni par son propriétaire. Elle est
donnée (impersonnellement), en telle circonstance ou en tel lieu. Quels que
soient les professionnels, leurs engagement ou leurs intérêts économiques,
qu'il y ait ou non un éditeur, un metteur en scène, un artiste, des interprètes,
un programme annoncé à l'avance, une organisation, une rentabilité
financière, ne change rien au don de l'œuvre : en tant que telle, elle n'entre
dans aucun échange, aucune compensation, aucune rétribution ni
contribution à quoi que ce soit4. Tout se passe comme s'il n'y avait ni motif, ni
explication, ni cause5, en tous cas dans l'ordre apparemment immobile qui est
celui de l'œuvre elle-même, telle qu'elle se présente. Et pourtant quelque


Marcel Mauss, Essai sur le don, Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques , 1923-25
1

(PUF, 2007).

2
Jacques Derrida, Donner le temps. I. La fausse monnaie, op. cit. p62.
3
Le sujet s'affirme et s'annule dans un "je-me-plais-à", ou encore "Je-me-plais-à-me-plaire-à", pure
auto-affection habitée par l'hétéro-affection du tout-autre. cf. ci-dessus §2.3.3.1.
4
En tant que lecteur, on ne peut que reprendre à son compte la déclaration qui ouvre un article de
Mark C. Taylor « en hommage » (sans hommage) à Derrida : « Rien n'est plus difficile que d'accepter un
don. Or ce que je « veux » faire ici, c'est accepter le don, l'affirmer et le réaffirmer comme ce que j'ai
reçu. Non pas de quelqu'un qui, lui, en aurait eu l'initiative, mais de quelqu'un qui aurait eu la force de
le recevoir, de le réaffirmer. Et si c'est ainsi que je donne (à mon tour), cela ne sera plus une chaîne de
restitutions mais un autre don, le don de l'autre. L'invention de l'autre. Est-ce possible ? Est-ce que cela
aura été possible ? Mais cela ne doit-il pas avoir eu lieu déjà, avant tout, pour que la question même en
surgisse, ce qui la périme d'avance ? » (Offering, dans Le Passage des frontières, 1994, op. cit., p529).

5
Ni motif, ni explication, ni cause : ce pourrait être une formulation du principe de l'œuvre.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 414



chose se produit, une perturbation, un désordre inexplicable, inanticipable,

"L'événement et le don, l'événement comme don, le don comme événement doivent être
irruptifs, immotivés - par exemple désintéressés. Décisifs, ils doivent déchirer la trame,
interrompre le continuum d'un récit que pourtant ils appellent, ils doivent perturber l'ordre
des causalités : en un instant. Ils doivent, en un instant, d'un seul coup, mettre en rapport la
chance, le hasard, l'aléa, la tukhè, avec la liberté du coup de dé, avec le coup de don du
donateur ou de la donatrice. Le don et l'événement n'obéissent à rien, sinon à des principes
de désordre, c'est-à-dire à des principes sans principe" (Derrida, Donner le temps. 1, la fausse
monnaie, op. cit. p157).

Et ce qui arrive, bien qu'inexplicable et indescriptible, peut vous changer


de part en part.

"[Le don] doit ouvrir ou rompre le cercle, rester sans retour, sans l'esquisse, fût-elle
symbolique, d'une reconnaissance. Au-delà de toute conscience, bien sûr, mais aussi de toute
structure symbolique de l'inconscient. Le don une fois reçu, l'œuvre ayant fait œuvre jusqu'à
vous changer de part en part, la scène est autre et vous avez oublié le don, le donateur ou la
donatrice. L'œuvre alors est "aimable", et si l'"auteur" n'est pas oublié, nous avons pour lui
une reconnaissance paradoxale, la seule qui pourtant soit digne de ce nom si elle est possible,
une reconnaissance simple et sans ambivalence. C'est ce qu'on appelle l'amour, je ne dis pas
que cela arrive, cela ne se présente peut-être jamais, et le don que je décris ne peut sans doute
jamais faire un présent" (Derrida, Ulysse gramophone, op. cit., p21).

Il y a dans l'œuvre digne de ce nom un contraste, une tension entre son


caractère apparemment achevé et sa capacité de déplacement. Quand une
œuvre est donnée, elle est respectée, et en même temps bouleversante et
bouleversée. Malgré les effets, les changements, les débordements, les
suppléments qui arrivent à cause d'elle, elle reste toujours absolument intacte.
Elle ne peut transformer que si elle ne tolère ni signature, ni communication,
ni explication. C'est cette structure qui fait de l'œuvre le lieu privilégié du don
inconditionnel, ce lieu qu'Emmanuel Lévinas a choisi d'écrire avec une
majuscule, l'Œuvre, dans une phrase reprise deux fois à l'identique dans deux
textes différents1 : L'Œuvre pensée radicalement est un mouvement du Même
vers l'Autre qui ne retourne jamais au Même2.

Existe-t-il une signifiance qui n'équivaudrait pas à la transmutation de


l'Autre en Même? demande Lévinas3. Existe-t-il une expérience de
l'hétéronome, de l'absolument extérieur? A cette question, il répond par deux
mots : la bonté et l'œuvre, ce dernier mot étant d'abord écrit sans majuscule.
Un pur voeu de bonté, sans œuvre, ne répondrait pas à la question; il faut
donc bonté et œuvre. Mais après cette allusion classique aux œuvres de
bonté, il passe de la minuscule à la majuscule. Affirmer l'être comme
identique, c'est rester dans l'idéalisme, dans la pensée de soi, dans la pensée
de la pensée. Mais l'œuvre, avec une majuscule, c'est autre chose. C'est
l'histoire d'Abraham qui quitte à jamais sa patrie pour une terre inconnue. Ce
n'est plus alors une simple question de bonté : c'est la pensée radicale de
l'œuvre, ce "mouvement du Même vers l'Autre qui ne retourne jamais au
Même". D'un côté, une générosité radicale, et de l'autre, une ingratitude
radicale. Si l'Autre marquait sa gratitude, l'œuvre reviendrait à son origine.


1
La trace de l'autre (1963) et La signification et le sens (1961-63).
2
Loc cit. Emmanuel Lévinas, La trace de l'Autre, i n En découvrant l'existence avec Husserl et
Heidegger, p267).
3
Ibid p265.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 415



Mais il n'en va pas ainsi. Le départ est sans retour. Dans l'œuvre telle qu'elle
est définie par Lévinas, il ne peut y avoir aucun calcul, aucune recherche de
mérite ni de reconnaissance. L'œuvre qui s'adresse à un au-delà de la mort, à
un avenir indifférent, n'est pas un acte charitable, c'est une liturgie.

"L'œuvre du Même en tant que mouvement sans retour du Même vers l'Autre, je voudrais
la fixer par un terme grec qui dans sa signification première indique l'exercice d'un office non
seulement totalement gratuit, mais requérant, de la part de celui qui l'exerce, une mise de
fonds à perte. Je voudrais le fixer par le terme de liturgie. Il faut éloigner pour le moment de
ce terme toute signification religieuse, même si une certaine idée de Dieu devait se montrer
comme une trace à la fin de notre analyse. D'autre part, action absolument patiente, la
liturgie ne se range pas comme culte à côté des œuvres et de l'éthique. Elle est l'éthique
même" (La trace de l'autre, in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, p268).

Voilà une affirmation extraordinairement audacieuse. La liturgie, selon le


Trésor de la Langue Française, c'est "l'ensemble réglé des cérémonies et des
prières composant le culte d'une divinité". L'œuvre qui, dans notre temps,
prendrait la suite de la liturgie, cette sécularisation du religieux dans l'œuvre,
ce serait l'"éthique même" 1. S i l'œuvre comme telle (l'Œuvre avec un grand
Œ) n'exige aucune contrepartie, alors le devoir du lecteur et ou du
destinataire, c'est d'y répondre avec une ingratitude absolue. Dans la
formulation proposée par Lévinas, l'Œuvre ne produit aucune dette, aucune
reconnaissance du côté du lecteur, et donc aucune autre possibilité de faute
que celle qui serait commise en ignorant cette injonction. Vouloir répondre au
don par un contre-don aboutirait à ré-enfermer l'animal chimérique
lévinasso-derridien2 dans le cercle de l'échange, c'est-à-dire dans la prison, la
cage qu'ils détestent le plus. Mais par son écriture, l'Œuvre résiste
absolument à cette destinée. Si l'obligation est absolument libre, dépourvue
de toute forme de contrat, de tout endettement, alors la responsabilité est
aussi sans limite. Il ne peut y avoir, dans le rapport à l'Œuvre, ni négociation
ni compromis.




5.3.3 Une écriture stricturale

Comment Emmanuel Lévinas fait-il pour inscrire dans son texte ce lieu à
partir duquel l'obligation dite éthique, le "il faut", s'impose à lui-même et au
lecteur? Jacques Derrida cherche la réponse dans le texte même, la façon
d'écrire, la singularité du style3. On dira, après l'avoir lu, "Il aura obligé" [il


1
Formulation analysée ci-dessus dans le §3.2.4.2, et ci-après dans le §5.3.7.

2
Lettre de Derrida à Levinas, le 6 juin 1967 : "Vous savez, par les textes que vous écrivez et par ceux
que j’écris, et par l'attention qu'ils se portent les uns aux autres, si je puis dire, de quelle différence et de
quelle proximité est fait leur "dialogue". Et cela aussi est "fraternel". Et il se dit plus dans cet échange
que nous ne pouvons espérer faire passer dans une lettre. Plus dans cet échange que notre travail
quotidien : pour ma part, à tout ce que je fais votre pensée est d'une certaine manière présente.
Détournée sans doute, d'une certaine manière, mais nécessaire. Parfois contestée, vous le savez, mais
d'une certaine manière nécessaire dans le moment même de l'irruption de la pensée. Sans pouvoir
l'expliquer ici, je dirais que depuis deux ou trois ans, par un certain mouvement que "violence et
métaphysique" ne produit pas encore, je me sens, d'une autre manière, à la fois plus proche et plus
éloignée de vous."

3
Une question analogue peut être posée à propos du style de Derrida lui-même. C'est ce que fait

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 416



aura inventé une obligation éthique qui, avant lui, n'existait pas], mais d'où
vient cette obligation? Elle se noue, écrit Derrida, dans une certaine manière
d e lier, c'est-à-dire de serrer, d'entrelacer les mots et les phrases dans une
série dont la particularité est qu'elle met l'hétérogène, le délié en position de
déborder, de trouer le langage du même. On retrouve ici, en 1980, le concept
d e stricture élaboré depuis le début des années 19701. Il faut que cette
écriture laisse s'inscrire le tout autre, que dans sa syntaxe et son lexique, elle
l'invente au-delà d'elle-même, qu'il soit mis en acte et en œuvre. Le tout autre
ne préexistait pas à la langue, c'est elle qui l'invente, et cela se traduit par un
style unique d'écriture.

"C'est à partir de l'Autre que l'écriture alors donne lieu et fait l'événement, invente
l'événement, par exemple celui-ci : "Il aura obligé"" (En ce moment même dans cet ouvrage me
voici, op. cit., p166).

En inventant ce style, cette grammaire singulière, Lévinas produit le don


inconditionnel dans lequel l'écriture derridienne, recevant ce don, s'inscrit
elle aussi. On trouve dans En ce moment dans cet ouvrage me voici 2 une
formulation plutôt rare, faire son œuvre. Ce qui fait œuvre chez Lévinas,
l'énorme responsabilité de son œuvre, pas seulement dans la philosophie
mais aussi dans la médecine, l'économie, l'Etat, etc., c'est qu'elle noue
ensemble les interruptions, les déchirures, les coutures, de telle façon qu'elles
fassent série, tout en laissant place à l'incalculable. L'œuvre lévinassienne
propose un enchaînement, une mise en série de la "dé-stricturation ab-solue",
écrit Derrida en une formulation oxymorique où chacun des deux mots est
lui-même déchiré. Il faut, pour faire œuvre de ces noeuds d'interruptions, une
stricture. Faire œuvre, c'est aussi laisser faire la stricture par un idiome, une
originalité irremplaçables.




5.3.4 Pour penser le « Il faut », il faut penser l'œuvre

Revenons à la locution Il aura obligé. Cette phrase au futur antérieur, qui
commence le texte, est obscure, indéterminée, énigmatique. Elle n'a ni sujet
nommable, ni complément, ni attribut. On ne sait pas à quoi "il aura obligé",
on ne connaît pas le contexte. Aura-t-il obligé, simplement, à recevoir cette
phrase? En tous cas il faut bien que cette phrase ait été un événement pour
que Derrida la mentionne ainsi, un événement étrange qui vient de très loin
et arrive "en ce moment même", sans passé ni avenir identifiables. Dans cette
phrase, d'un coup, un tout autre arrive et la déborde infiniment. Mais le
visiteur est laissé à lui-même, il ne trouve aucun contrat préalable, aucun


Abdelkebir Khatibi dans sa causerie intitulée Le point de non-retour, publiée dans Le passage des
frontières en 1994 (op. cit, pp445-448) : « A quel moment une précaution prolongée et bien
argumentée devient-elle un art de penser ? Le style serait-il la discipline, la mise à nu de toute pensée ?
Et, dirais-je, de son sacrifice ? (…) On sentirait mieux en quoi le style idiomatique de Derrida infléchit la
pensée vers la suture de la voix et de l'écrit, et en quoi ce style se règle sur une violence novatrice,
empreinte par la gravité de la vie. Moi qui vous parle et lui parle, je le sens et je sais, par expérience, que
ce style supporte une question de destin ».

1
Voir §2.2.2.4, et surtout §3.2.1.5.

2
Ibid, p180

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 417



protocole préétabli, pour l'interpréter. Alors que fait-il? Que fait Lévinas? Un
ouvrage, un livre, une œuvre. C'est Lévinas qui, dans les deux dernières pages
d'"Autrement qu'être", parle du "présent ouvrage", mais c'est Derrida qui
insiste sur cette formulation, jusqu'à en faire un point d'entrée dans la
singularité extrême de l'œuvre lévinassienne.

"J'interromps un instant [c'est Derrida qui écrit, avant de citer dans leur intégralité les
deux dernières pages d'Autrement qu'être] : "dans le présent ouvrage" [toujours Derrida qui
cumule les guillemets et les italiques, que Lévinas ne met pas] s'est donc présenté
l'imprésentable, une relation avec l'Autre qui fait échec à tout rassemblement dans la
présence, au point où aucun "ouvrage" ne peut se relier ou se refermer sur sa présence, ne
peut se tramer ou s'enchaîner pour faire livre. Le présent ouvrage fait présent de ce qui ne
peut être donné que hors livre. Et même hors cadre. (...) Mais ce qui déborde vient de
s'annoncer - c'est l'annonce même, la conscience messianique - sur le bord interne de cet
énoncé, sur le cadre du livre sinon en lui. Et pourtant ce qui s'ouvrage du présent ouvrage ne
fait œuvre qu'au-dehors du livre" (Derrida, En ce moment même en cet ouvrage me voici, op.
cit., p183).

Puis Derrida continue à citer Lévinas, en soulignant par des italiques les
récurrences du "Il faut". Le livre de Lévinas, dit-il, (son œuvre), ne peut pas se
refermer sur lui-même. Il n'a lieu que dans la série des "en ce moment", dans
cette sérialité vouée à un dehors1, dans ce dérangement, ce déboîtement,
cette désarticulation.

- "Dira-t-on de "cet ouvrage" qu'il fait œuvre? A partir de quel moment? De quoi? De
qui?"

- "Est-ce lui, "il" qui alors fait œuvre? De lui que l'œuvre répond? De lui qu'on aura dit "Il
aura obligé"?"

- "Accepterait-il que je remplace "il" par Emmanuel Levinas pour dire (ce) qui aura fait
œuvre dans son œuvre? Sera-ce une faute, quant à "il" ou quant à lui, E.L.?"

A ces trois questions posées par son interlocutrice, il répond, lui-même, en


son nom2 :

- Maintenant, j'écris, sous ta dictée, "l'œuvre d'E.L. aura obligé".

Et donc tous ces signataires de l'œuvre, le "il", le "me voici", le "je", le


narrateur du dialogue, les voici remplacés par l'œuvre elle-même. Celui qui
aura pensé l'œuvre dans l'œuvre d'Emmanuel Lévinas, celui qui nous aura
obligé, ce n'est pas l'un de ces signataires ou un autre, c'est l'œuvre elle-même
- et c'est pourquoi, peut-être, le féminin s'impose à la fin (dans la langue
française) : Elle aura obligé. Or ce "Elle", l'œuvre, c'est aussi l'illéité, ce "Il"
énigmatique qui ne se présente jamais autrement que dans l'œuvre.



5.3.5 Dislocation

Quel est le signataire des œuvres de Lévinas? Il faut, pour que ces œuvres
soient performatives, oeuvrantes, que ce signataire soit impossible à
rassembler, disséminé, disloqué.

Jacques Derrida part du dernier paragraphe d'Autrement qu'être :



1
A noter que le titre du dernier chapitre de Lévinas, le chapitre VI, est justement "Au dehors"

2
Ibid p186.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 418



"Dans cet ouvrage [c'est Derrida qui insiste sur ce mot, ouvrage] qui ne cherche à
restaurer aucun concept ruiné, la destitution et la dé-situation du sujet ne restent pas sans
signification : après la mort d'un certain dieu habitant les arrière-mondes, la substitution de
l'otage découvre la trace - écriture imprononçable - de ce qui, toujours déjà passé - toujours
"il" - n'entre dans aucun présent et à qui ne conviennent plus les noms désignant des êtres, ni
les verbes où résonne leur essence - mais qui, Pro-nom, marque de son sceau tout ce qui peut
porter un nom" (Lévinas, Autrement qu'être, pp283-284).

A qui revient la responsabilité de l'œuvre signée Emmanuel Lévinas? Telle


est peut-être la question que Lévinas lui-même se pose, arrivé à la fin de son
livre, et sa réponse, qu'on peut lire comme une signature, renvoie à un autre
nom : ce "il", ce "Pro-nom" d'avant la nomination, qui "marque de son sceau
tout ce qui peut porter un nom". Ce Pro-nom qui ne profère rien ne se situe
pas au niveau du Dit, mais du Dire, ce Dire originel ou pré-originel où se noue
l'intrigue de la responsabilité1, ce lieu indicible, an-archique, imprononçable
et invisible dans l'être. Derrida reprend cette problématique avec son "Il aura
obligé". L'obligation nait de l'œuvre de Lévinas, mais lui préexiste : "L'œuvre
aura obligé", ou bien, "L'œuvre d'Emmanuel Lévinas aura obligé", ou encore :
"Elle aura obligé", toutes formulations liées à la question du nom, de son
effacement et de sa garde. Mais le mot important sur lequel Derrida insiste,
bien qu'il soit peu utilisé par Lévinas, c'est dislocation. Le "Il" qui fait l'œuvre,
qui est peut-être l'œuvre elle-même, il faut le lire comme une dislocation
inaugurale, immémoriale, sans nom, une dislocation qui s'ouvre au nom de
l'autre dans une série de termes entre guillemets dont aucun ne suffit pour
définir le porteur du nom. Ce "Il" qui n'est le sujet d'aucune opération
traduisible, qui excède la langue, porte cette dislocation du même
présupposée par le texte de Lévinas, qui entraîne avec elle tout contrat, toute
circularité, toute possibilité de retour ou de restitution.

"Si tu veux parler de l'opération d'E.L. quand il se met à "cet ouvrage", quand il écrit "en
ce moment", et si tu demandes "que fait-il?" et "comment fait-il?" alors, il te faudra non
seulement dis-loquer le "il" qui n'est plus le sujet d'une opération, son agent, son producteur,
son travailleur, mais préciser aussitôt que l'Œuvre, telle que son œuvre la donne et redonne à
penser, n'est plus de l'ordre technique ou producteur de l'opération (...). Tu ne peux donc plus
parler - pertinemment - de l'Œuvre avant ce que "son" œuvre dit de l'Œuvre, en son Dire et
au-delà de son Dit, puisque cet écart reste irréductible. Et il n'y a là aucun cercle, surtout pas
un cercle herméneutique car l'Œuvre - selon son œuvre - "est" précisément ce qui rompt
toute circularité" (Derrida, En ce moment dans cet ouvrage me voici, op. cit., pp186-187).

Dans l'interprétation derridienne, l'œuvre de Lévinas "aura obligé" à une


dislocation sans nom, inaugurale, immédiate, absolue. Pourquoi? Qu'est-ce
qui, dans l'œuvre de Lévinas, conduirait à cette dislocation? Il faut partir de
l'exigence posée par Lévinas au sujet de l'œuvre : il ne faut rien lui rendre, il
faut la lire sans dette, sans faute, au-delà de toute restitution possible, dans
l'ingratitude absolue. Ce qui se disloque avec Lévinas, c'est le système
d'endettement, de réciprocité, de reconnaissance, d'engagement, d'échange,
de contrat, qui entoure usuellement l'œuvre. L'œuvre lévinassiennce (avec
une majuscule), pensée radicalement, ne retourne jamais au Même. Elle aura
répondu à l'autre avant toute question et toute demande, de manière
absolument dissymétrique2.



1
Lévinas, Autrement qu'être, p17.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 419



L'œuvre signée E.L. ne s'ouvre pas en "son" nom (le nom de Lévinas), mais
au nom de l'autre. C'est cette réponse à l'autre, au lieu de l'autre, qui l'inscrit
dans une autre topique, extravagante. Selon Derrida, ce "Il" au nom duquel il
parle, ce "Il" auquel il met une majuscule quand il le nomme Autre, est déjà
disloqué dans la série de ses noms : "je", "me voici", Emmanuel Lévinas, "E.L.",
l'autre, l'Autre, le tout autre. Il parle au nom d'un Autrement qu'être. Quand il
choisit de mettre aussi une majuscule à l'Œuvre, au mot Œuvre, c'est pour
montrer que l'Œuvre est aussi l'un des noms de cet Autre qui ne peut, en
aucun cas, revenir au Même. Son opération ne ressemble à aucune des
opérations courantes de fabrication de l'œuvre (faire, agir, fabriquer,
produire, créer, etc.). Elle se soumet à une loi de régression infinie où toutes
les figures du Même doivent être réduites : guillemets ajoutés aux guillemets,
retraits en abyme, sériatures. Il faut que, dès le départ, il ne soit rien resté du
Même ni d'aucune de ses figures : le cercle, le pacte, la dette, la
reconnaissance, la réciprocité, l'anneau. La dislocation, avant même l'origine,
aura été absolue.




5.3.6 Retrait

Jacques Derrida a écrit la première version de En ce moment même dans
cet ouvrage me voici en 1980. Analysant l'écriture de Lévinas à partir de la
formule "Il aura obligé", il s'interroge sur ce tout autre (le "il") qui nous
appelle à la responsabilité pour autrui. Inventé dans l'œuvre même
d'Emmanuel Lévinas (E.L.), en ce moment même, ce tout autre n'est ni
présent, ni visible, ni prononçable. Il nous oblige sans ce manifester. Il se
retire, et il faut se retirer devant lui, dans une série de ratures (ou de retraits)
que Derrida nomme sériatures1. La sériature est une mise en abyme, une
série d'effacements qui ne laissent qu'une trace, une archi-trace repérable au
futur antérieur : elle aura obligé2.


2
« Le discours commence par la répétition, l'origine du langage est un acte impliquant un contrat de
répétition et de traduction, une lettre ou une dette envers l'autre, une dette qui, par définition, est
impossible à rembourser et qui, de ce fait, est annulée. Et c'est également pour cette raison qu'il faut
parler. C'est cela qu'il faut (chez Derrida, le il faut signifie étymologiquement et le manque et le devoir,
la dette), car ce contrat ne sera jamais rempli, fini, défini par un acte définitif de langage » (Après
Derrida : l'amitié philosophique, par Evando Nascimento, dans Appels de Jacques Derrida, 2014, op.
cit, p381).

1
A propos de la lecture de Celan par Derrida, Danielle Cohen-Lévinas écrit : « Précisons un point
quant à la question du retrait. Le poème ne se retire pas dans son intériorité, dans sa situation de
poème. Il se retire dans sa structure subjective d'itérativité et de répétabilité. Depuis le cœur de cette
intériorité, « depuis le cœur de sa solitude », dit Derrida, il réinvente une forme d'errance, un appel
(Anspruch) à une césure pensive, suspensive : l'extrême donation à ce que Celan appelle dans Le
méridien « le temps de l'autre ». Ce pas hors du dict, cette expulsion hors de la mondanité du signe, est
précisément ce qui confère au poème sa singulière signifiance, son secret débarrassé de sa gangue
d'universalité ontique et téléo-esthétique » Une interruption pensive. Derrida, Celan et le tournant
poétique de la phénoménologie (dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit., p124). Tout ce
qui se dit dans cette citation de la lecture de Celan par Derrida pourrait être dit de la lecture de Lévinas
par Derrida, et aussi d'une lecture de l'œuvre derridienne elle-même.

2
Nous ne commentons pas, dans ce texte, ce passage au féminin qui n'entre pas directement dans la
problématique de l'œuvre.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 420



Cette logique de l'effacement renvoie à une conférence qu'Emmanuel
Lévinas a prononcée à Rome en 1969, publiée en 1982 dans L'au-delà du
verset, Lectures et discours talmudiques, sous le titre Le nom de Dieu d'après
quelques textes talmudiques. Quatre fois, dans En ce moment même dans cet
ouvrage me voici, Derrida cite la conférence de Lévinas1 où celui-ci explique
que, dans la tradition talmudique, il n'y a pas de mot pour Dieu : le mot
désignant la divinité est "Nom", et de ce nom, déjà, elle se retire.

"Le Tétragramme - le Nom "explicite", Chem Hameforach, a un privilège. Il consiste en
cette étrange condition pour un nom de ne devoir jamais être prononcé (...). Le nom Adonaï -
qu'à son tour il ne faut pas prononcer en vain - est le nom du Tétragramme. Le nom a un
nom! Le nom se montre et se dissimule" (Lévinas, Le nom de Dieu..., in Au-delà du verset
p150).

Notons que le titre initial de la conférence de Lévinas était L'analyse du


langage théologique - tandis que l'approche retenue par Derrida pour lire
Lévinas pourrait se lire : L'analyse du langage de Lévinas. Tout se passe
comme si En ce moment même dans cet ouvrage me voici redoublait Le nom de
Dieu d'après quelques textes talmudiques. Le nom du nom de Dieu serait, chez
Lévinas, porté par le "il" qui contresigne son texte de son propre nom : E.L.,
tandis que ce nom, chez Derrida, porterait le nom de sériature ou encore
d'autres noms, par exemple striction dans Glas2.

Quand il cite Le nom de Dieu d'après quelques textes talmudiques pour la


première fois3, Derrida signale une répétition qui semble mineure : deux fois,
dans les deux derniers paragraphes du texte, à propos de la Relation avec
l'Autre absolu, Lévinas écrit : en ce moment même. Pourquoi préciser cela, en
ce moment même? Pour dire qu'en ce moment, un moment hétérogène, celui
de l'écriture et aussi des différentes lectures, c'est un acte de langage qui a
lieu, un performatif - chaque fois un autre acte de langage, un autre
performatif. Et puisque l'expression est répétée deux fois, pour dire qu'entre
ces deux moments4, tout aura changé5. Il y aura eu deux performatifs : un effet
de couture et un effet de coupure. Or ces deux moments de la série sont à la


1
Psyché, l'invention de l'autre, pages 173, 177-8, 182, 199-200.
2
Il est significatif que, dans Glas, pour décrire ce "moment", Jacques Derrida se réfère, à Jakob
Boehme (p121a). Selon lui, Hegel commence par utiliser le mot "Potenz" auquel il substitue, à l'époque
d'Iena, "Moment". Mais dans la logique qui vient peut-être de Schelling et de Boehme, il s'agit de
suspendre la totalité à venir à une négativité, une résorption, une certaine mort de l'autre. Derrida
présente avec insistance ce moment qu'il nomme avec son mot de l'époque, striction (pour traduire
Bezwingung), associé à une perte de fondement (Ungrund) et de puissance. Cette perte est une
néantisation, un non-être, un étranglement, mais aussi un germe - ce qui n'est pas sans rappeler, aussi,
la Cabale lourianique. Avec la striction, la réduction et l'élévation sont indissociables. Dans la
dialectique hegelienne, la répétition des retraits n'est pas (ou pas seulement) un événement primordial,
une naissance, elle se répète, elle anticipe un bond, une autre renaissance, un nouvel enchaînement
conflictuel sur le chemin du "déploiement absolu de l'absolu" (p122a). C'est le phénix hégélien (p117a),
une structure répétitive sans limite externe (p123a) qui organise tout son texte. Cette structure en trois
temps (bond discontinu - effraction - séjour apaisé dans une forme ouverte à sa propre négation)
impose un rythme strict (p123a) dans lequel il ne peut pas y avoir d'événement, ou s'il y en a, c'est
"stricture contre stricture" (p124a), à la marge.
3
Psyché, invention de l'autre, op cit, p173.

4
Celui où le langage thématique est souverain, enveloppé dans le Même, puis celui où il est
ancillaire, marqué par la déchirure.

5
Ibid, pp177-178.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 421



fois distincts et indissociables (stricture). La chaîne n'est pas séparable du
hiatus, explique-t-il quand il évoque à nouveau Le nom de Dieu1.

En citant Le nom de Dieu d'après quelques textes talmudiques une dernière


fois2, Derrida renvoie au contenu de la conférence de Lévinas. Il est question
de l'interdit talmudique d'effacer certains noms de Dieu, dont le nombre varie
selon les commentateurs, dans des rouleaux de la torah usés ou erronés. Il ne
faut ni les effacer, ni les brûler, mais les mettre en terre, les enterrer3. Cela
revient, commente Derrida, à garder les manuscrits qui contiennent ce nom
pour en faire son deuil, pour incorporer leur blessure. Selon les talmudistes,
les noms qu'il est interdit d'effacer sont ceux qui n'ont rien de substantiel, qui
"remontent à l'Inconditionnel" pour employer la formule de Lévinas4. Dans
ces noms-là, "les lettres carrées sont une demeure précaire d'où se retire déjà
le Nom révélé", écrit Lévinas5. Ce raisonnement développé dans la suite du
texte par Lévinas conduit à une interprétation d'un des noms de Dieu les plus
courants : Le Saint, béni soit-Il (HaKaddosh, Baroukh Hou) :

"La formule de la bénédiction, à la deuxième personne jusqu'au Nom, est à la troisième
personne dans les mots qui se placent au-delà du Nom. Le Tu devient Il dans le Nom, comme
si le Nom appartenait à la fois à la droiture du tutoiement et à l'absolu de la sainteté. Et c'est
sans doute cette ambiguité essentielle - ou cette énigme - de la transcendance qui est
conservée dans l'expression courante dans le Talmud qui désigne Dieu : "Le Saint béni-soit-
il".

Avec le passage du "tu" (Buber) au "il" (Lévinas) c'est la sériature de


Derrida qui s'engage. A la fin de la bénédiction telle qu'elle est interprétée par
Lévinas, le "il" n'a plus aucune substance, ce qui est exactement le moment
visé par Derrida.

Lévinas procède par une série d'interruptions, de hiatus dans son texte.
Un seul ne suffirait pas, il faut qu'ils s'enchaînent, s'entrelacent, se nouent. Ils
forment des suites, des rangées, des lignées, des cordes, des lacets, des
tresses - Jacques Derrida emploie à son tour la série des mots dont il est
coutumier. Il faut qu'entre ces liens, entre les interruptions, l'interruption
reste ouverte à la façon d'une stricture : des enchaînements qui enchaînent en
sauvant l'interruption, en la gardant. Ce pourrait être, en quelque sorte, le
premier temps logique : une série d'interruptions qu'il faut garder. Si chaque
interruption est aussi un retrait, une rature, alors cette série de ratures, cette
sériature pour employer le néologisme derridien, pourrait être lue comme
une signature de l'écriture lévinassienne. C'est ainsi qu'opérerait son écriture
: par des séries de soustractions en abyme. On part d'un mot ou d'un pronom
personnel, par exemple "je" ou "me voici", ou "il", et on retire sa présence, son
activité (d'où la "passivité plus passive que la passivité" dont parle souvent
Lévinas), sa signature, sa légitimité (respect des normes), etc. Que reste-t-il
alors? Un "Il faut" qu'on ne peut attribuer à aucune présence proférable6. Le


1
Ibid, p182.
2
Ibid, pp199-200.
3
Rituel de la gueniza.
4
Lévinas, Le nom de Dieu..., in Au-delà du verset p150.
5
Lévinas, ibid, p149.
6
Pour nommer ce « Il », Mark C. Taylor a inventé le néologisme altarity, dont il développe le concept
à partir de différents auteurs, dont Lévinas, Blanchot et Derrida, dans son ouvrage Altarity, paru en

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 422



"Il faut" résulte de cette sériature. Ce qui aura "fait œuvre" dans cette
sériature, c'est ce qui aura disparu (sujet, auteur, signataire, propriétaire,
bénéficiaire ou encore fautif ), mais aura quand même laissé une trace.

"Dire "il aura obligé" - dans cette œuvre, compte tenu de ce qui fait œuvre dans cette
sériature - c'est non pas désigner, décrire, définir, montrer, etc., mais, disons, entracer,
autrement dit performer dans l'entr(el)acement d'une sériature, cette obligation dont "il"
n'aura pas été le sujet présent mais de laquelle "je" réponds ici même : me voici, (je) viens. Il
n'aura pas été (un) présent, il aura fait don de ne pas disparaître sans laisser de trace. Mais
laisser la trace, c'est aussi la laisser, l'abandonner, ne pas y insister dans un signe. C'est
l'effacer. Dans le concept de trace, le re-trait de l'effacement s'inscrit d'avance. La trace
s'inscrit en s'effaçant et en laissant la trace de son effacement dans le retrait ou dans ce
qu'E.L. appelle la "surimpression" (Derrida, En ce moment même dans cet ouvrage me voici,
op. cit., p190).

Il en résulte un "Il" sans autorité, absolument retiré, un "il " tout autre,
toujours déjà passé, qui en tant que pronom ne fait pas œuvre, mais "laisse
œuvrer l'œuvre" (au futur antérieur : "aura laissé œuvrer l'œuvre"). D'avance,
le moi y est livré, corps et âme. C'est une pensée transgressive, la plus
provocante aujourd'hui1, la plus irréductible à l'interprétation dominante de
la langue, à l'ontologie.

"Allant vers l'Autre, venant du Même pour ne pas y revenir, [l'Œuvre] n'en vient donc pas,
mais de l'Autre qui l'invente. Elle fait œuvre dans le re-trait qui re-marque ce mouvement
hétéronome. Le re-trait n'est pas unique bien qu'il remarque l'unique, mais sa sériature est
unique. Non pas sa signature - "il" soussignant sous-scellé - mais sa sériature" (Derrida, En ce
moment même dans cet ouvrage me voici, op. cit., pp192-3).

Cette série de ratures ou série de retraits peut-elle être lue comme la


matrice de l'inconditionnel? Ce qu'elle laisse venir, Derrida le nomme,
utilisant un mot de Lévinas, la passée. C'est le commencement du passage au
féminin : en se retirant, ici même, de l'interprétation dominante de la langue,
on laisse le tout autre, toujours déjà passé, pré-originaire, an-archique,
irréductible à l'ontologie, se charger d'énigme et contaminer le dit, comme
dans le Cantique des Cantiques, quand la voix qui dit "laisse-moi" se fait
féminine. C'est ce qui fait que l'œuvre, quoique signée Emmanuel Lévinas, ne
lui revient jamais.

Par la sériature, le signataire se déprend de toute autorité, et pourtant il


commande, il oblige. Par son écriture, Lévinas réussit étrangement à soutenir
ce paradoxe. Il en est de même pour l'écriture de Derrida. En cherchant à
penser la possibilité d'une telle chaîne, il la contresigne. En écrivant "En ce
moment même dans cet ouvrage me voici", en donnant ce titre-là à ce texte-là,
il se met lui aussi dans la position disloquée - retirée du "Il" lévinassien.




1987. Voici comment, dans un autre texte paru en français, il définit l'altarité : « L'autrement de l'autre,
qui n'est pas non-être, ne peut pas être nommé proprement mais peut être nommé par le pseudonyme
d'altarité. L'altarité est le nom impropre pour désigner le retrait qui a déjà eu lieu comme le « pas de
place » qui ouvre chaque place. L'altarité attire en se retirant ; son attraction est sa rétraction, et sa
retraite est ce sans quoi nous ne pouvons pas être avec qui que ce soit, ou avec quoi que ce soit. Se
retirant pour toujours faire de la place afin que la présence se présente elle-même, l'altarité n'est jamais
présente » (Offering, dans Le Passage des frontières, 1994, op. cit. p531).

1
Ibid, p189.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 423



5.3.7 En ce moment même

Comme tout titre, En ce moment même dans cet ouvrage me voici
commence et commande, il dirige l'interprétation que nous pouvons donner
ou proposer de ce texte. Nous sommes amenés à l'entendre, ce titre, avant
même la lecture, avant de le comprendre, comme une obligation. Nous ne
savons rien du texte, mais nous savons que le titre aura obligé, comme le dit
la première phrase du texte qui suit immédiatement le titre : Il aura obligé, où
l'incertitude sur le "il" est tout aussi manifeste. Plus d'une fois, ce titre est
répété à l'intérieur du texte de Derrida, comme il est répété à l'intérieur du
texte de Lévinas. Il en devient une partie, un membre, un énoncé qui résonne
avec le titre, dans une mise une abyme chaque fois renouvelée. "Me voici"
nous oblige à nous interroger. Qui moi? Le signataire (absent), le lecteur
(présent), ou un autre, un tiers (présent-absent)? C'est impossible à
déterminer.

"Ce n'est pas le supposé signataire de 'ouvrage, E.L., qui dit "Me voici", moi présentement.
Il cite un "me voici", il thématise le non-thématisable" ( En ce moment même dans cet ouvrage
me voici, p168).

Le texte est construit comme un dialogue entre un homme et une femme,


dans lequel le signataire (masculin) dit "je", en s'adressant à une
interlocutrice à laquelle il dit "tu". Voilà qui semble simple. Mais comme le
dialogue est écrit au présent d'une lecture qui n'est pas celle du "je"
(signataire, déjà mort) mais celle du "je" de l'ouvrage (le narrateur), dans un
contexte déterminé où un troisième "je" (philosophique) est promis au
lecteur, le présent qui résonne dans le syntagme "en ce moment" n'a rien
d'unifié, il ne rassemble pas. C'est un présent éclaté, un présent contaminé
par le non-présent. "En ce moment même" ne renvoie donc pas à une
structure fixe, mais au desserrement / resserrement d'une stricture. Il suffit
d'un commencement de série, d'un second "même", pour que s'ouvre la
possibilité que le Même se disloque. Avec ce dérangement ou ce débordement
du même, la série n'est plus exactement une série, c'est une série de ratures,
une sériature (une série affectée singulièrement par l'autre, par le hors-série).

Souvent Lévinas utilise cette formule, "en ce moment même", mais ce que
la formule désigne n'est pas un instant homogène. Qui parle? Comme dans le
Cantique des Cantiques, ce n'est pas clair. Un homme, une femme? Pour dire
quoi? Ce qui se dit "En ce moment même" dans la langue, doit aussi se dire
au-delà de la langue, et en même temps être réduit au silence. En disant
l'Autre, il faut dire aussi ce qui est allergique à l'Autre. "Il faut donner", mais il
faut aussi tenir compte des contraintes normatives qui interdisent le don. Il
faut parler de l'illéité, au-delà de l'être, mais on ne peut le faire que dans le
langage de la thématisation, par un performatif inouï, comme en n'en a jamais
décrit. "En ce moment dans cet ouvrage me voici", le titre choisi par Derrida,
est le lieu où se dit "l'astriction au donner" chez Lévinas1, et aussi son
interruption.

"Dans le présent ouvrage" est une formulation prélevée dans les deux


1
Ibid, p169.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 424



dernières pages d'Autrement qu'être, qui sont intégralement citées par
Derrida dans son article. Voici le début de cette longue citation :

"La signification - l'un-pour-l'autre - la relation avec l'altérité - a été analysée dans le
présent ouvrage comme proximité, la proximité comme responsabilité pour autrui, et la
responsabilité pour autrui - comme substitution : dans sa subjectivité, dans son port même
de substance séparée, le sujet s'est montré expiation-pour-autrui, condition ou incondition
d'otage" (Lévinas, Autrement qu'être, p182).

L'effectivité du "Il" de Lévinas, qui s'inscrit dans la locution "Il faut", ne


tient ni à des procédés rhétoriques, discursifs, ni à une profession de foi de
type onto-théologique. Elle tient à un double mouvement de dislocation et de
retrait qui n'opère pas dans le discours mais le transforme, le déconstruit par
l'inven t ion d'un autre ac q uiesc e m e n t p r é- o rigin a ire. A f firm e r la
responsabilité, c'est affirmer l'obligation; affirmer l'obligation, c'est affirmer
l'Œuvre; et affirmer l'Œuvre, c'est la signer. Toute la question est alors de
savoir qui signe l'Œuvre (celle de Lévinas comme celle de Derrida), et quelle
est la légitimité, l'autorité de ce signataire. Il en reste, en tous cas, un "il faut" :
une restance active, un mouvement toujours en marche.




5.3.8 Répondre du tout autre

Voici une œuvre qui dit : "Me voici, tu dois répondre de moi, et pour cela tu
dois passer par ce que je dis de l'Œuvre". Pourquoi acquiescer? Pourquoi
obtempérer? On peut toujours l'écarter, la refuser, la rejeter. Mais même alors,
même à travers le rejet, elle contaminera, elle fera effraction en-dehors d'elle-
même. Tandis que l'œuvre (courante) est bordée, cadrée, limitée, l'œuvre
inconditionnelle, celle du tout autre, fait effraction. Ce n'est ni une
performance du signataire, ni une performance du lecteur, c'est une
performance du tout autre. Or, qu'est-ce que le tout autre? Pas
nécessairement ce qui se désigne sous ce nom. Il serait, chez Lévinas, si l'on
suit Derrida, le lieu d'un double retrait : celui du Il, trace de la sériature
comme indiqué plus haut et aussi l'un des noms de Dieu; et celui du Elle, la
féminité qu'il contresigne, sans le vouloir. On retrouve sous la signature de
Lévinas (E.L.) ces deux retraits ; d'un côté une altérité dite, retrouvée et
commentée dans les textes bibliques et talmudiques; et d'un autre côté un
surcroît d'altérité, un symptôme qui déborde sa marque sexuelle
revendiquée, masculine. Si, en secret, le tout autre est Elle, alors on ne peut
répondre de l'Œuvre qu'en se laissant contaminer par Elle, un Elle qu'il ne
faut pas confondre avec une quelconque essence féminine : c'est le Elle de
l'hymen, celui de la jetée disséminale ou de l'accueil inconditionnel. Mais il
serait trop long et hors sujet, dans cette « thèse », de poursuivre le
commentaire dans cette direction1.


1
On peut néanmoins citer un mot-valise inventé par John Llewelyn pour commenter ce texte :
« C'est justement parce que l'auteur, paternel selon Platon, n'assiste pas à son œuvre pour venir à mon
secours, c'est justement parce que la hauteur s'expose au risque que la trace d'un « peut-être » qui
souscrit le pouvoir d'être peut toujours paraître énigmatiquement comme signe, c'est justement parce
que l'un et l'autre s'exposent ainsi à mon instigation que la responsabilité qui aura obligé sans
contrainte m'incombe uniquement à moi, à ma subjectivité identique pour soi devenue depuis toujours

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 425






5.3.9 Retour sur l'éthique même

J'ai proposé, dans le §3.2.4.2 de cette « thèse », une première analyse de la
formulation derridienne « C'est l'éthique même ». Il faut, avant d'autres
développements, revenir sur l'historique de cette formulation.

a- Tout part de la citation de Lévinas dans La trace de l'autre (1963),


mentionnée ci-dessus dans le §5.3.2. Après avoir rapproché l'Œuvre de la
liturgie considérée comme « mise de fonds à perte » ou « mouvement sans
retour du Même vers l'Autre », Lévinas écrit : « la liturgie ne se range pas
comme culte à côté des œuvres et de l'éthique. Elle est l'éthique même ». Les
trois mots liturgie, œuvre, éthique, sont indissociables. Tous trois renvoient eu
même mouvement, qui est aussi celui de la bénédiction 1 : l'alliance
hétéronyme, le lien dissymétrique entre fini et infini, entre le prochain et le
principiel.

b- Puis vient la reprise de la formule par Derrida, en 1980, dans En ce


moment dans cet ouvrage me voici.

"L'Œuvre, telle qu'elle est à l'œuvre, oeuvrée, dans l'œuvre d'E.L. et telle qu'il faut la lire si
l'on doit lire "son" œuvre, ne revient pas - à l'origine - au Même. Cela n'entraîne pas qu'elle
signifie dépense et pure perte dans un jeu. Un tel jeu serait encore déterminé, en dépense, par
l'économie. La gratuité de cette œuvre, ce qu'il appelle encore liturgie, "mise de fonds à perte"
ou "œuvre sans rémunération" ressemble au jeu mais n'est pas le jeu, "elle est l'éthique
même", au-delà même de la pensée et du pensable. Car la liturgie de l'œuvre ne doit même
pas se subordonner à la pensée. Une œuvre qui "se subordonnerait à la pensée" encore
entendue comme calcul économique, ne ferait pas Œuvre. Ce qu'aura donc réussi l'œuvre
d'E.L. - dans l'acte manqué qu'elle dit être, comme toute œuvre – c'est d'avoir obligé, avant
tout contrat de reconnaissance, à cette dissymétrie qui l'a elle-même violemment,
doucement, provoquée : impossible de s'approcher d'elle, de « son » œuvre, sans passer
d'abord, déjà, par le re-trait de son dedans, à savoir le remarquable dire de l'œuvre. Non pas
seulement de ce qui s'y trouve dit à ce sujet mais du dire entr(el)acé qui y vient de l'autre et
n'y revient jamais à lui-même, qui vient (par exemple, exemplairement) de toi (viens),
lectrice obligée" (En ce moment même dans cet ouvrage me voici, op. cit., p192).

Pour interpréter ce passage où Lévinas radicalise le concept d'éthique,


Derrida fait appel à son concept de sériature qui associe l'essence du langage,
l'éthique et l'effacement du nom de Dieu. Il ne peut y avoir de gratuité de
l'œuvre, de gratuité totale, absolue, que par un retrait de toute réciprocité, de
tout endettement. Il n'y a de don pur, inconditionnel, comme celui du langage,
que de la part d'un "il" absolument retiré, qui invite à une responsabilité
in f in i e. La responsabilité, explique Lévinas, est "probablement" avant le
discours portant sur le dit, l'essence du langage2. Qu'en est-il, alors, de

sub-jectilelléité diachronique pour toi et pour toi et pour toi… en ce moment même » Cette phrase
finale d'une intervention prononcée au colloque de Cerisy Le passage des frontières (juillet 1992) se
termine par ce mot, qui n'est même pas entre guillemets : « sub-jectilelléité » où se marient la
subjectivité, le subjectile, l'illéité et l'elléité. S'il fallait pousser encore plus loin le travail sur le concept
de l'Œuvre, c'est dans cette direction que nous chercherions à aller ( dans Le Passage des frontières,
1994, op. cit.).

1
Cf ci-après §5.4.4.

2
Formulation commentée par Derrida dans En ce moment même dans cet ouvrage me voici, p173.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 426



l'Œuvre? On ne peut s'en approcher que si, avant, on en passe par "le re-trait
de son dedans". Qu'est-ce à dire? Comment approcher d'une œuvre en
remarquant d'abord la trace de son dire qui vient de l'autre, mais ne revient
jamais à elle-même? On peut s'appuyer sur la décomposition du mot
"entrelacé" proposée par Derrida : entr(el)acé. Ce qui est entracé dans
l'œuvre est l'élément entre parenthèses mis dans l'entrelacs : (el), le nom de
Dieu en tant qu'il est effacé, c'est-à-dire rien.

On a supposé que, pour Derrida, le "Il" de "Il aura obligé" est l'Œuvre elle-
même. Ajoutons une autre hypothèse : ce qui prendrait, pour lui, la place du
visage lévinassien, ce serait aussi l'Œuvre. De même qu'il y a, dans le visage,
une trace d'un Dieu effacé qui invite à la responsabilité, il y a, selon cette
hypothèse, dans l'Œuvre, une trace d'un Autre (et non pas d'un Dieu) effacé
lui aussi, qui invite aux obligations dont nous faisons la liste, nécessairement
incomplète, dans cette « thèse ».

c- Il reste à analyser une troisième mention de la formule, quoique


légèrement modifiée :

"L'intentionnalité est hospitalité, dit donc littéralement Lévinas. La force de cette copule
porte l'hospitalité très loin. Il n'y a pas une expérience intentionnelle qui, ici ou là, ferait - ou
non - l'expérience circonscrite de quelque chose qu'on viendrait appeler, de façon
déterminante et déterminable, hospitalité. Non, l'intentionnalité s'ouvre, dès le seuil d'elle-
même, dans sa structure la plus générale, comme hospitalité, accueil du visage, éthique de
l'hospitalité, donc éthique en général. Car l'hospitalité n'est pas davantage une région de
l'éthique, voire, nous y viendrons, le nom d'un problème de droit ou de politique : elle est
l'éthicité même, le tout et le principe de l'éthique" (Derrida, Adieu à Emmanuel Lévinas, p94).

Il faut, pour interpréter ce passage, le situer dans la logique générale du


texte dont il est prélevé : Adieu à Emmanuel Lévinas1, qui commence par cette
phrase :

”L'a-t-on déjà remarqué ? Bien que le mot n'y soit ni fréquent ni souligné, Totalité et Infini
nous lègue un immense traité de l'hospitalité” (Derrida, Adieu à Emmanuel Lévinas, p49).

Un traité de l'hospitalité, c'est un traité d'éthique. Or, dans ce texte,


Derrida se demande comment penser ensemble éthique et politique. Il
s'appuie pour cela sur l'ambivalence du nom Sinaï, qui renvoie d'une part au
chapitre 33 de l'Exode (Moïse et le don de la loi), et d'autre part à une zone
géographique qui fut rendue à l'Egypte à la suite du voyage de Sadate à
Jérusalem. Ce nom appartient à plusieurs temps disjoints, à plusieurs
instances2 entre lesquelles il y a à la fois conjonction et hiatus, ContraDiction3.
On pourrait, dit Derrida dans sa conclusion4, considérer le mot Visage de la
même façon : pas comme un nom commun mais comme un nom propre, un
nom introduit par Lévinas dans la langue française et qui a pour particularité,
comme la liturgie et, justement, l'Œuvre, d'envelopper deux éléments
hétérogènes : le visible et l'invisible, l'intentionnalité et l'hospitalité. Ce serait


1
Conférence prononcée le 7 décembre 1996.

2
Adieu à Emmanuel Lévinas, p116.

3
Ibid, p203.

4
Ibid, p205.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 427



c e l a l'éthicité même : pas seulement l'éthique présentée dans un traité
philosophique, mais un rapport à l'autre infini dans la finitude.








5.4 Une promesse de bénédiction ?

5.4.1 Une loi singulière qui se diffère dans l'œuvre

Daniel Payot a publié, en 1990, un livre qui contribue à déployer ce que
nous appelons ici le principe de l'œuvre, sous le titre « Anachronies de l'œuvre
d'art »1. Selon lui, la modernité n'en a pas fini avec la notion d'œuvre, mais
c'est d'une autre œuvre qu'il s'agit, qui ne se pense plus selon l'expression
d'un sujet, mais dans une temporalité où son mode d'être singulier serait de
différer et de se différer2. L'artiste moderne est le premier à réfléchir à la crise
générale de la mimesis. Avec la disparition de toute règle, de tout modèle et
de toute codification, plus rien ne vient assurer d'avance l'"œuvre d'art" de sa
propre existence. Il n'y a ni origine, ni législation, ni exemple, ni légitimité, ni
histoire de l'art, ni procédure, ni anticipation qui lui garantisse ce titre
incertain. Sa qualification excède le pur présent, elle ne tient qu'au
mouvement par lequel elle s'écarte d'elle-même. Toute "précédance" légitime
ayant disparu, ce qui se crée est une œuvre future, non contemporaine d'elle-
même, dont l'origine n'est pas donnée d'avance, mais est toujours à venir, en
fonction de ce qui aura été fait3 (un futur antérieur qui, selon Jean-François
Lyotard, est caractéristique de la postmodernité4). L'artiste moderne ne
travaille pas sans règles ni lois, mais c'est à chaque œuvre, une fois unique, de
les lui faire découvrir. Par son autonomie même, l'art moderne est condamné
à s'ouvrir à une extériorité désormais sans nom. Chaque œuvre est une auto-
réflexion, la critique du langage par lui-même, fermée dans la singularité de
son matériau, de ses éléments hétérogènes. Elle ne promet aucune
réconciliation avec l'universel, aucun accomplissement. Comme dans le texte

1
Daniel Payot, Anachronies de l'œuvre d'art (Ed Galilée, 1970).

2
Ibid, 4ème de couverture.

3
« L'œuvre doit commencer, être elle-même le moment de son origine. Il ne peut en être autrement,
puisque son expérience est celle de la disparition de tout ce qui, à titre de modèle, pourrait la précéder.
Elle a perdu sa précédance. Mais pourquoi alors ne peut-elle s'installer dans l'affirmation de soi comme
présence ? Pourquoi ne parvient-elle pas à être contemporaine d'elle-même, de l'origine qu'elle est à
elle-même ? Pourquoi ce qui se “crée“ ainsi est-il une œuvre future, et pourquoi cette anticipation est-
elle “impossible“, impossible au point que son créateur doit s'y “consumer“ ? On pourrait tenter de
répondre : parce que l'œuvre a à être sa propre origine alors même qu'elle ne saurait prétendre être sa
propre loi. Il ne lui suffit jamais de se poser elle-même, si une loi destine toujours toute position d'une
œuvre d'art, et si cette loi est de l'autre. L'œuvre se pose, mais ce qui lui donne de se poser (de se
vouloir et de se pouvoir comme telle) n'est pas présent dans la présence de l'œuvre : sa précédance
manque, et elle ne peut que vouloir la rejoindre dans l'à venir de sa présentation » (Daniel Payot, Ibid,
pp208-209).

4
Jean-François Lyotard, Le Post-moderne expliqué aux enfants (Galilée, 1986), et aussi Leçons sur
l'analytique du sublime (Galilée, 1991).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 428



de Kafka, Devant la loi, elle doit répondre d'une relation à une loi avec
laquelle elle n'a aucun rapport. Elle ne peut recueillir l'événement de son
inscription que dans le temps.

"La loi de l'œuvre se diffère sans terme; ce que nous appelons "œuvre" est la différance de
la loi : c'est pourquoi l'œuvre est temps, et n'est pas seulement "dans" le temps; elle est, dans
sa singularité, l'un des "temps", l'une des époques multiples, innombrables - et les œuvres
sont innombrables - de cette différance" (Anachronies de l'œuvre d'art, op. cit. pp209-210).





5.4.2 « Il faut bénir »

On peut mesurer l'importance que la bénédiction aura eue pour Jacques
Derrida au texte qu'il a fait lire à son fils le jour de son enterrement :

"Jacques n'a voulu ni rituel ni oraison. Il sait par expérience quelle épreuve c'est pour l'ami
qui s'en charge. Il me demande de vous remercier d'être venus, de vous bénir, il vous supplie de
ne pas être tristes, de ne penser qu'aux nombreux moments heureux que vous lui avez donné la
chance de partager avec lui. Souriez-moi, dit-il, comme je vous aurai souri jusqu'à la fin.
Préférez toujours la vie et affirmez sans cesse la survie... Je vous aime et vous souris d'où que je
sois".

Parlant au présent, depuis la scène qu'il aura peut-être préférée, celle du


"Nous nous devons à la mort"1, il fait donc prononcer par un autre2 les paroles
: Il me demande de vous bénir. Qui parle? Entre le « il » et le « je », l'ambiguité
est calculée. Souriez-moi, dit-il, comme je vous aurai souri jusqu'à la fin. Toute
l'œuvre de Derrida, aussi multiple et disloquée soit-elle3, pourrait être lue à
partir de cette ultime bénédiction, comme si le dernier mot était aussi le
premier. Il me demande de vous bénir – telle pourrait être l'injonction d'avant
le commencement, à laquelle il aura fallu répondre.

Bien qu'on puisse louer ou bénir sans religion, une religion commence,
avant même de commencer, par la prière, la louange ou la bénédiction4. Ce
qu'on bénit est toujours singulier : une date, un nom, un événement, une
parole, un engagement, un commandement. Il faut que cet événement,
indéchiffrable et intraduisible, dont tous les témoins ont disparu, reste intact.
En le bénissant, on célèbre son anniversaire, son retour et l'alliance avec lui.
C'est une façon de l'oublier, et en même temps de le partager, de le faire
survivre. Toute bénédiction (comme d'ailleurs toute prière) appartient à ce
que Derrida nomme "le régime originaire de la foi testimoniale". Ne calculant


1
Cf §3.2.7.2.

Il n'est peut-être pas sans signification que cet autre soit son fils biologique. Cela évite de poser la
2

question : « Qui hérite ? » aux autres fils virtuels.



3
« Cette main-là, main de bénédiction, hyperbolise l'impossibilité d'une identité à soi. Elle
hyperbolise la tâche : une main survivante à la malédiction, à jamais exilée de son origine et de sa fin, à
jamais responsable et responsive, une main qui dit la promesse et le sacrifice : « Die Welt ist fort, ich
muss dich tragen » Danielle Cohen-Lévinas, Une interruption pensive. Derrida, Celan et le tournant
poétique de la phénoménologie (dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit.), p125.

4
Schibboleth, op. cit. p68.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 429



pas, n'évaluant rien, elle se tient au-delà du vrai et du faux1. Du fond de cette
crypte, elle ne cesse d'engendrer d'autres suppléments qui se multiplient et
se dispersent à leur tour. On retrouve ce don inépuisable, cette générosité
infinie, dans les récits miraculeux. C'est ainsi que dans le Livre de Tobie 2,
Tobit, le fils, peut bénir à son tour son père en lui rendant la vue3.

Même si nous n'avons pas d'expérience directe de la bénédiction, même si


nous ne comptons pas sur elle, nous ne pouvons pas vivre sans elle. Elle
revient sous d'autres modes : le reste d'une opération disparue, une archive,
une œuvre qui, comme on dit, se transmet. Qu'est-ce que bénir? C'est à la fois
commémorer et vouloir faire survivre ce qui, du passé, est perçu comme bien.
Dans le discours classique, une bénédiction ne devrait pouvoir, en tant que
telle, promettre que du bien4 - mais cette promesse ne peut s'appuyer sur
aucune certitude, aucune assurance définitive. On ne peut jamais exclure que
sa destination soit détournée, qu'elle se transforme en malédiction, que sa
portée soit limitée, que la parole transmise se mue en mensonge, faute,
semence d'une catastrophe5. Les effets de la bénédiction derridienne ne sont
donc pas acquis d'avance. Ils restent toujours improbables, incalculables,
indéchiffrables, retenus dans la main bénissante. On ne sait pas comment elle
sera nommée à l'avenir : religieuse, philosophique, œuvrante, ou autre.

Cela conduit à une autre analyse du texte de Derrida, Béliers6. Dans Béliers,
Jacques Derrida cite deux poèmes de Paul Celan en rapport avec la
bénédiction. Le premier, mentionné par Gadamer, est très court. Le voici7 :

DES CHEMINS DANS LES STRIES D'OMBRES
de ta main

Du sillon des quatre doigts
j'extorque en fouissant
la bénédiction pétrifiée.

Jacques Derrida ne cite qu'un seul vers du second, dont le titre est
Benedicta8. Voici le commentaire qu'il en fait :

1
Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit., pp99-100.

2
Nous avons analysé le commentaire derridien de ce livre , seul texte de l'Ancien Testament
reconnu seulement par les Chrétiens, au §3.1.6.2.

3
Mémoires d'aveugle, op. cit., pp35-36.

4
Avances, op cit, p38.

5
Propos recueillis dans le film D'ailleurs Derrida (Ed Montparnasse, 1999), entre 1h03 et 1h04.

6
Après celle du §3.2.3.1, où il est lu sous l'angle de l'au-delà du deuil.

Poème publié en français dans La Renverse du Souffle, p16, traduit par Jean-Pierre
7

Lefebvre.
8
En voici le texte complet (Bénédicta, poème de Paul Celan traduit par Martine Broda, dans La rose
de personne) :
Bu,
tu as bu
ce qui me vint de mes ancêtres
et de plus loin que les ancêtres :

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 430



"La main bénissante donne ainsi à lire, mais elle appelle aussi à lire ce qu'elle dérobe à la
lecture. Elle donne et soustrait à la fois le sens du message, elle retient la bénédiction même.
Comme si une bénédiction d'avance acquise, une bénédiction sur laquelle on peut compter,
une bénédiction vérifiable, calculable, décidable n'était plus une bénédiction. Une
bénédiction ne doit-elle pas toujours rester improbable?" (Derrida, Béliers, op. cit., p32).

Si l'on compare les motifs du texte de Derrida et les textes des deux
poèmes, on note un déplacement. Pour Derrida, on peut dire d'une
bénédiction qu'elle se lit. S'appuyant sur l'herméneutique gadamérienne, il la
qualifie de scène de lecture1. Dans cette scène, ce n'est pas la bénédiction en
tant que telle qui se donne, la bénédiction même, c'est une bénédiction
décalée, absente, qui provoque une aventure, un renversement, une
subversion. Comme une œuvre, elle ne se donne pas facilement, il faut
l'extorquer, fouiller, creuser, aller la chercher. Dans le sillon des quatre doigts2,


- - , pneuma


Bé-
nie sois-tu, de loin, de
plus loin que mes
doigts éteints.

Bénie : toi, qui l'as salué,
le chandelier des Ténèbres


Toi qui as entendu, quand j'ai fermé les yeux, comment la voix ne chantait plus après :
's mus asoy sayn


Toi qui l'as dit dans les
sans yeux, les prés profonds :
le même, l'autre
mot :
gebenedeiet.

Bu,
tu as bu.
B
nie.
Ge-bentcht.


1
Béliers op. cit., p33.

2
Il est une signification des quatre doigts mentionnés dans Des chemins dans les stries d'ombre que
ni Gadamer ni Derrida ne citent, car probablement ils l'ignoraient [peut-être Paul Celan lui-même
l'ignorait, ce qui ne change rien]. C'est la bénédiction du Cohen, qui se fait avec deux fois deux doigts
écartés (cf sur ce point Marc-Alain Ouaknin, Les mystères de la Kabbale , Ed Assouline p413), comme les
quatre doigts du portrait de Soutine peint par Modigliani en 1916. L'allusion aux quatre doigts dans Des
chemins dans les stries d'ombre indique peut-être que Celan n'était pas étranger à ce type de
problématique. Mais quoiqu'il en soit, ces doigts éteints marquent, dans le contenu même du poème, le
lien indissociable entre l'œuvre et la bénédiction. Dans Qui suis-je et qui es-tu?, Gadamer insiste sur ces
quatre doigts (Derrida le cite dans Béliers pp34-35). Il y découvre entre les lignes de la main (ces lignes
que certains interprètes sont capables de lire), la main pliée et réunie en une unité, c'est-à-dire, analyse
Derrida, à la fois ouverte et pliée. C'est le poème lui-même qui est à la fois ouvert et fermé, comme une
image ou un tableau.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 431



dans l'ombre de la main, elle est cachée, repliée, elle se dérobe, et pourtant il
faut la lire. Si elle se donnait d'elle-même ou si on pouvait en bénéficier par
calcul ou par ruse, il s'agirait d'autre chose, de commerce ou de
compensation. Mais on ne peut questionner une bénédiction que si elle est
indécidable. Comme une œuvre, elle est accordée à l'autre, mais la main qui
l'accorde reste à la fois ouverte et pliée. Comme le poème, qui témoigne en
manifestant l'impossibilité de témoigner, la main bénissante se dérobe au
moment même où elle bénit. On ne peut ni prouver qu'elle a été donnée, ni
exclure la possibilité qu'elle n'ait jamais été donnée, ou qu'elle ait été retirée.

"La bénédiction du poème : ce double génitif dit bien le don d'un poème qui à la fois bénit
l'autre et se laisse bénir par l'autre, le destinataire ou le lecteur. Mais cette adresse à l'autre
n'exclut pas la réflexion auto-référentielle : il est toujours possible de le dire, le poème parle
de lui-même, de la scène d'écriture, de signature et de lecture qu'il inaugure. Cette réflexion
spéculaire et autotélique ne se ferme pas sur elle-même, elle est simultanément, et sans
retour possible, une bénédiction à l'autre accordée, une main donnée, à la fois ouverte et
pliée" (Derrida, Béliers, p33).

Le texte lui-même, selon Derrida, est une main bénissante dont Gadamer
reconnaît et respecte l'indécision1. Si la bénédiction se pétrifiait, ce ne serait
plus une bénédiction; et si le poème décidait "de la question de savoir qui est
ici le "Tu"", ce ne serait plus un poème.

“Désir ou don du poème, la date se porte, en un mouvement de bénédiction, vers la
cendre. Je ne présuppose pas ainsi quelque essence de la bénédiction qui viendrait trouver là
un étrange exemple. Je ne dis pas : vous savez, nous savons ce qu'est une bénédiction, eh
bien, en voici une qui s'adresse à la cendre. Non, l'essence de la bénédiction s'annonce peut-
être depuis la prière poétique, le chant d'un reste sans être, l'expérience de la cendre dans
l'incinération de la date, depuis l'expérience de la date comme incinération" (Schibboleth, op.
cit., p74).

Y a-t-il une essence de la bénédiction? Laquelle? Si la réponse est "oui",


alors, peut-être est-ce dans le poème que cette essence s'annonce. Après
avoir expliqué qu'un poème est la commémoration d'une date; que, dans le
même mouvement, il répète et soustrait cette date à la répétition; que son
essence (à lui) est de s'adresser à une autre date en effaçant, en oubliant, en
incinérant celle qui n'aura toujours été qu'un reste, Derrida explique que le
poème porte aussi un mouvement de bénédiction. De ce point de vue, on peut
le comparer à la prière, à l'imploration ou à la musique. Une archive est
détruite, mais elle continue à brûler du dedans, à se consumer. Dans cette
consumation réside sa chance, car ce rien qui reste, ce désert qui ne s'adresse
à personne, cet appel indéterminé, indéchiffrable, ce schibboleth, ce peut être
une chance de bénédiction2. L'appel sera ou ne sera pas entendu, refusé,
décidé, la cendre sera ou ne sera pas bénie, mais cette chance de bénédiction,


1
Ibid p37.

Dans son article Bénédiction ! Vayaavor, la passée du poème (dans Appels de Jacques Derrida,
2

2014, op. cit), Danielle Cohen-Levinas propose de remplacer la traduction «Loué sois-tu, personne » du
poème Psalm, de Paul Celan, du recueil La rose de Personne (en allemand « Gelobt seist du, Niemand »)
par « Béni sois-tu, personne ». L'appel lancé par le poème « ne préjuge de rien, n'annonce rien, ni
commencement ni salut ; un signe comme pur événement, innommable comme tel, ou encore, dans la
langue de Derrida, “un jeu de traces“ » (p606). La bénédiction « serait la trace de l'effacement de soi
sous le signe d'un autre, chose ou sujet » (p607). « Bénir, c'est accueillir, c'est dire “oui“ à ce qui reste »
(p608).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 432



en tous cas, elle a lieu.

Toute œuvre est une prière, une possibilité de bénédiction qui ne s'adresse
à personne - en tous cas pas à une personne, mais à ce qui reste d'une
opération qui consume ce qu'elle tend à rappeler, à commémorer. En ouvrant
cette possibilité de réponse, l'œuvre se fait œuvre.






5.4.3 L'œuvrance, une promesse de messianicité

On peut construire un concept derridien d'« œuvrance » à partir du
mouvement messianique qui, dans l'œuvre, met en œuvre la promesse. Tout
texte - et tout langage - est mis en mouvement en un lieu plus "vieux" que la
parole, où s'énonce la possibilité du politique, de l'éthique, du juridique, de
l'historique, et aussi du littéraire, du philosophique, du pictural, de l'œuvrant.
En ce lieu où un témoin ou un Dieu est invoqué ou convoqué, un "Je promets
la vérité" est à l'œuvre1. Il faut promettre, il faut cette archi-promesse2. Elle
n'invite à rien qu'on puisse réaliser au présent, mais il faut la renouveler
comme performance, il faut l'enregistrer comme archive3, réserve de pensée
ou de mémoire. Avant même d'avoir été énoncée, elle est déjà là, elle exige
une mise en parole, en mots, en textes, en œuvres.

La promesse tient à la structure du déjà-pas-encore4, qui est opérante dans


toute tradition métaphysique. De l'événement singulier déjà passé, effacé
(une origine, un trauma, une nomination), il ne reste qu'une trace
inaccessible, perdue, qui entretient l'attente d'une vérité encore voilée,
supposée déjà connue mais cachée, dissimulée, pas encore révélée. Articulée
sur cette attente, la promesse vient en plus, en trop. On promet toujours trop,
et ce "trop" est l'essence de la promesse, il est ce qui la rend déroutante,
perturbante5. C'est un piège, une perversion incroyable qui peut détraquer le
langage. Elle est impossible, mais indestructible; bienveillante, mais
intenable. Pour rester une promesse, il faut qu'elle ouvre un futur non
saturable6, indéterminable, c'est-à-dire plus d'un futur, un futur qui nous
déborde d'avance, un futur, pour nous, absolument autre.


1
Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit., pp44-45.
2
Jacques Derrida, Mémoires pour Paul de Man, op. cit., p119. Pour Derrida, la structure d'archi-
promesse est irréductible.
3
Jacques Derrida, Mal d'Archive, op. cit., p52.
4
Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, op. cit., pp183, 188-9, 203
5
« Une promesse est toujours excessive. Sans cet excès essentiel, elle reviendrait à une description
ou à une connaissance de l'avenir. Son acte aurait la structure d'un constat et non d'un performatif.
C'est dans la structure même de l' acte de promesse que l'excès vient inscrire une sorte de perturbation
ou de perversion irrémédiable. Cette perversion, qui est aussi un piège, détraque sans doute le langage
de la promesse, le performatif comme promesse, le rend aussi possible – et indestructible. Parier et
gagner du temps, incroyable gageure. D'où l'incroyable, et le comique de toute promesse » (Didier
Cahen, Vademecum – Monologues de l'autre, dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit.). Didier Cahen
reprend en partie le texte de Jacques Derrida dans Jacques Derrida, Mémoires pour Paul de Man, op. cit.,
p99.

6
Avances, in Le Tombeau du Dieu artisan, op cit, p40.

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 433



"La pensée de la promesse ou du promettre suppose donc, comme toute expérience
performative, ce que suppose la grammaire, au moins, d'une "première personne". Elle ouvre
alors, dans le "présent" même de cette grammaire, un futur non saturable, l'avance d'un à-
venir que rien ne saurait fermer. Mais elle suppose aussi que cette première personne soit du
pluriel, plus d'une, l'une et l'autre. Même quand je me promets, que je me promette ceci ou
cela ou que je me promette moi-même à moi-même, l'autre est déjà dans la place. Il faut lui
faire place car il n'y a pas de place sans lui" (Derrida, Avances, Préface au Tombeau du Dieu
artisan, p40).

Souvent, la promesse d'une langue à venir se présente comme désir de


restauration d'une langue originaire. C'est ainsi qu'on invente des premières
langues ou avant-premières langues qui n'ont jamais existé, qui ne sont que
des appels à la promesse d'une langue à venir1.

Toute promesse garde un secret inaccessible au savoir, à l'autorité (secret


de la séparation, du silence, de l'hétérogène, du privé, des frayages invisibles,
etc.). Cet à-venir qu'elle annonce, dont elle a déjà hérité, est aussi une
promesse démiurgique de survie qui ne propose, ni n'assure, ni ne garantit
rien2. Ce qui est destiné à être, que la promesse ne fait qu'affirmer, n'a même
pas de nom adéquat. Il faut parier, miser, sans horizon, sans calcul, sans rien
connaître des conditions de réalisation. Comment peut-on s'engager dans de
telles conditions? Comment être sûr que la promesse ne va pas se retourner
en menace, que l'attente ne se transformera pas en mirage, que la langue ne
se démembrera pas? On n'ignore pas cette incertitude et pourtant on
s'engage, on se charge d'une responsabilité qu'aucune communauté, aucun
rassemblement, aucune intersubjectivité, aucun consensus, ne permet de
border.

Dans l'oeuvrance, il s'agit, littéralement, de mettre en œuvre la promesse


sans l'éluder, sans l'aplanir, sans la transformer en programme, sans
déterminer ni même anticiper les conséquences possibles ou impossibles de
son renouvellement. La promesse exige de l'œuvre qu'elle se réitère. Elle doit
être en même temps finie dans son principe - car à promettre indéfiniment,
on ne promet pas; et infinie, incalculable, inconcevable3. En s'endettant
auprès d'un autre, elle destitue le présent, elle le désœuvre. De même qu'un
poème promet la fondation d'une poétique, une œuvre témoigne d'une
oeuvrance qui la déborde. C'est la loi de disjonction (ou d'aporie) du texte :
impossible de se rassembler dans la présence. A tout instant, il faut que la
promesse soit prise dans l'ouverture ou le battement de la porte étroite de
l'avenir, telle que Walter Benjamin l'a décrite dans son Appendice de "Sur le
concept d'histoire"4. Cela implique, selon Derrida, promesse, indétermination,
secret. Il faut, pour laisser un testament, une organisation, une structure, un


1
Le monolinguisme de l'autre, op. cit., pp123-127.

2
Avances, in Le Tombeau du Dieu artisan, op cit, p41.

3
Ibid p26.

4
Walter Benjamin : « On sait qu'il était interdit aux Juifs de sonder l'avenir. La Torah et la prière, en
revanche, leur enseignaient la commémoration. La commémoration, pour eux, privait l'avenir des
sortilèges auxquels succombent ceux qui cherchent à s'instruire auprès des devins. Mais l'avenir ne
devenait pas pour autant, aux yeux des Juifs, un temps homogène et vide. Car en lui, chaque seconde
était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer » (Œuvres III, p443).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 434



travail.

Le miracle de l'œuvre n'est jamais garanti. Toute œuvre est une traduction
en une autre langue qui peut échouer, se transformer en discours illisible, ou
au contraire trop lisible. "Il faut que l'avenir soit absolument, radicalement
ouvert", tel serait l'axiome, le principe inconditionnel qui gouverne
l'affirmation, par Derrida, d'une messianicité première, irréductible, détachée
de toute religion, de toute croyance et de tout contenu prédéterminé1. Face
aux urgences éthiques et politiques, l'arrivance messianique répond à la
cruauté de l'événement. Elle déchire le temps historique. N'appartenant pas à
notre temps, elle est incapable de faire régner le droit. Mais comme concept
qui expose à l'autre, comme inconditionnalité, elle ouvre un autre temps, une
dissymétrie infinie, extérieure à l'histoire. Dans le champ du politique, elle
creuse l'espace d'une démocratie à venir ; dans le champ de l'écriture, elle se
donne comme œuvre à venir, indéterminée.















































1
Spectres de Marx, op. cit., p112.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 435



CONCLUSION :
L'ŒUVRE-VACCIN




6 Conclusion : Une œuvre qui nous aura vaccinés

Je vais maintenant tenter de mettre un point final à cette « thèse » sans la
conclure. J'ai nommé principe de l'œuvre un énoncé hypothétique auquel, sans
l'œuvre derridienne, je n'aurais jamais songé : Ce qui a lieu dans une œuvre
s'affirme inconditionnellement, en-dehors de tout calcul, de toute finalité et de
toute transaction1. Cette phrase, qui prétend qualifier l'œuvre digne de ce nom,
est-elle digne du nom de principe ? Est-elle fidèle à cette œuvre et
notamment à ce qui, dans cette œuvre, est nommé principes inconditionnels?
Répond-elle à la question initiale sur un éventuel « concept de l'œuvre chez
Jacques Derrida » ? Contribue-t-elle à l'inventer, ce concept, même sous forme
atténuée (quasi-concept), paradoxale ou aporétique ? Disons que mon espoir,
mon espérance, ma promesse, c'est qu'il y aurait entre ces problématiques
une possibilité d'entrelacs, un rapport de stricture. Mais, quittant
provisoirement cette position de neutralité, il faut que j'ajoute cet aveu : je
crois que cette œuvre-là m'a vacciné contre quelque chose. En effet, sans cet
aveu, je crois qu'on ne pourrait rien comprendre à la dimension performative
de l'œuvre et du principe lui-même. C'est à dessein que j'utilise ce mot,
comprendre, avec ses connotations subjectives. Que me fait cette œuvre ? Que
me fait-elle à moi ? Même sans en attendre aucune vérité, c'est, malgré tout,
ce que je cherche à comprendre.




6.1 Retour sur le « principe de l'œuvre »

6.1.1 Œuvre et principe, dignes de ce nom ?

Dans le Cahier de l'Herne 2004 consacré à Jacques Derrida, Geoffrey
Bennington a publié un article qu'il faudrait ici citer dans son intégralité2. Il y
explique le fonctionnement de cet opérateur logique qu'il nomme la
possibilité nécessaire. Pour qu'il y ait du bien, dit-il, il faut la possibilité
nécessaire que ce bien tourne mal ; pour qu'il y ait promesse, il faut la
possibilité de la menace, pour qu'il y ait pardon la possibilité de
l'impardonnable, pour qu'il y ait croyance la possibilité de l'incroyable, etc. Et
nous ajouterons ici : pour qu'il y ait œuvre digne de ce nom, il faut la
possibilité de sa non-dignité, pour qu'il y ait principe digne de ce nom, il faut
la possibilité que ce principe ne soit même pas digne du nom de principe3.


1
On peut trouver une première explicitation de ce principe dans l'introduction, §8.0.3.

2
Geoffrey Bennington, … de mon mieux, pages 71-72 dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op.
cit..

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 436



Citons deux paragraphes vers la fin de cet article :

“Ce qui fait que toute promesse (etc.) digne de ce nom n'est justement pas digne de ce
nom, si « digne du nom » devait impliquer accomplissement téléologique. Une promesse
digne de son nom en ce sens-là ne serait justement pas une promesse. Pour être digne de son
nom, la promesse doit, se doit, d'être (un peu) indigne de son nom. Cette indignité donne sa
seule chance à la dignité. Cette même structure, qui affecte tous les exemples que nous avons
donnés (et bien d'autres encore), se retrouve maintenant au niveau du « digne-de-son-nom »
lui-même. Tout comme une promesse qui n'était pas affectée par cette indignité essentielle
ne serait pas une dignité (digne de son nom). Toute dignité est en ce sens indigne, et il
s'agirait de l'affirmer, au nom de la dignité même.

D'où, peut-être, une perplexité inévitable. (La mienne, en tout cas, aujourd'hui, ici
même.). Si la dignité du nom n'est digne qu'à force d'être toujours aussi (un peu) indigne, si
donc tout X (y compris la dignité, y compris le nom) digne de son nom n'est digne qu'à force
de ne jamais être digne, sans pour autant être simplement indigne, si, comme vous l'auriez
peut-être dit jadis, toute dignité (y compris la dignité de la dignité, la dignité même) est
économie de l'indignité, alors comme s'y mesurer ?“

C'est toute la question, qui nous conduit à revenir encore une fois à la
formulation proposée du principe : Ce qui a lieu dans une œuvre s'affirme
inconditionnellement, en-dehors de tout calcul, de toute finalité et de toute
transaction. Cette formulation, écrite au présent de l'indicatif, suppose
l'œuvre digne de ce nom déjà là, son essence connue et stabilisée. Or, si
l'œuvre en tant que performatif à venir est inanticipable, et si la possibilité
qu'elle soit anticipable (et donc indigne de ce nom) ne peut jamais être
exclue, comment justifier qu'un principe général puisse être posé, avant elle?
Œuvre et principe ne seraient-ils pas l'un et l'autre, et corrélativement, à
venir ? Dans le simple fait d'énoncer ce principe comme généralité, n'y aurait-
il pas une contradiction, une faute, voire une indignité? Et le principe ainsi
conçu ne serait-il pas, lui aussi, indigne de ce nom ? Ou bien justement, ne
serait-il digne de ce nom que pour autant que, comme l'explique Geoffrey
Bennington, il en risquerait l'indignité ? On peut difficilement en dire plus
que lui, dans la conclusion de son article :

“Mesure, justement. (Sur toutes les mesures, « mesure dans tous les sens). A penser, à
suivre. Pense. Suis.“ (Geoffrey Bennington, ibid, p72).




6.1.2 Œuvre et principe, « à venir »

Le caractère principiel du principe, ce qu'on pourrait nommer sa pure
radicalité1, tient à son impossibilité. Un principe ne peut pas s'accomplir, il ne
viendra jamais2, ce qui ne le disqualifie pas, au contraire : cette impossibilité



3
Dans un autre article publié ultérieurement, en 2016, Geoffrey Bennington parle de « demi-
dignité ». cf ci-dessus le §0.8.3, y compris les notes renvoyant à cet article.

Jacques Derrida n'a jamais cessé, dans son œuvre, de renvoyer à l'idée d'un concept pur, que
1

pourtant il récuse par ailleurs. v. sur ce point les observations que nous avons regroupées dans l'Annexe
B.

2
« L'idée même de l'à venir est l'idée de ce qui ne vient pas » ( John D. Caputo, L'idée même de l'à
venir, in La démocratie à venir, p300).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 437



en est un élément constitutif1. Si toute œuvre (digne de ce nom) appelle une
œuvre à venir, ce n'est pas pour des raisons circonstancielles, c'est à cause de
la structure même du temps2, dont l'à venir est une réitération3.




6.1.2.1 X + n

Dans un article intitulé L'idée même de l'à-venir, John D. Caputo s'interroge,
à propos de la démocratie à venir, sur la notion de l'« à-venir » comme telle.

« Dans l'expression « démocratie à venir », et dans toute expression ayant la même forme
(le x à venir), comme la « justice à venir » ou l'« amitié à venir », dans toutes ces formulations
que nous ne pouvons même pas imaginer au présent et qui sont à venir, ce qui importe n'est
pas la démocratie ou la justice mais l'« à-venir ». L'« à-venir » importe bien plus que la
démocratie, le mot « démocratie » étant une façon de marquer une promesse, de garder le
futur ouvert, l'appui le plus prometteur que nous ayons au présent pour une promesse du
futur » (John D. Caputo, L'idée même de l'à venir, in La démocratie à venir, p300).

Mais alors cette formulation, que peut-on en dire ? Reprenons les points
soulevés par John D. Caputo sous la forme la plus abstraite, comme il le fait
lui-même avec la formule (x + n)4, en radicalisant encore cette abstraction. X à
venir, par exemple la démocratie, ou la justice, ou l'amitié, ou l'hospitalité, ou
l'œuvre, doit être absolument imprévisible, toute autre, tellement autre qu'on
pourrait la remplacer par un autre mot, par exemple y. Pourtant nous
conservons ce mot, car d'une part ce que nous nommons x présente certaines
qualités dont nous désirons hériter5, et d'autre part d'une certaine façon

1
« Il semble bien que l'idée même de la démocratie à venir soit impossible. Certes, pour nous, les
déconstructionnistes, qui vivons des apories, ce n'est pas nécessairement une mauvaise nouvelle. En
effet, nous adorons l'impossible ; plus c'est impossible, mieux c'est. Alors au lieu de dire que l'idée
même de la démocratie à venir est « assaillie » d'apories, comme si c'était une affection qu'il faudrait
éviter, disons que cette idée est heureusement et incontestablement constituée par cette aporie, qu'elle
en est nourrie, et que ce qui ne tue pas l'à venir le rend plus fort » (John D. Caputo, ibid, p295).

2
Comme Derrida l'explique dans Marges de la philosophie (op. cit. p63), le concept "vulgaire" du
temps, tel qu'il est légué par la tradition, repose sur le privilège du présent. A chaque instant succède un
autre instant qui efface le précédent. Le temps ne peut jamais être conçu dans sa totalité. Aristote
(Physique IV, 217b) fait remarquer que cette conception est aporétique. D'un côté, en tant qu'il est
maintenant, dans l'instant, le temps ne peut jamais quitter la forme de la présence; mais d'un autre
côté, à chaque instant, il n'est plus et n'est pas encore. Il est présent et non présent; étant et non-étant.
Tandis qu'un point dans l'espace peut coexister avec un autre point, un instant ne peut pas coexister
avec un autre instant. Un maintenant ne peut coexister ni avec un autre maintenant, ni même avec soi-
même. L'aporie tient à ce que cette impossibilité s'éprouve comme possibilité. La temporalisation met
en rapport un instant avec un autre, et pour chaque instant, l'altérité et l'identité vont ensemble. Passé,
présent et futur ne peuvent pas coexister, mais une complicité entre plusieurs maintenants actuels est
possible. Etant donné que toute œuvre s'inscrit dans le temps, elle est elle aussi prise dans cette
structure.

3
« L'à venir n'est pas un événement qui arrive dans le temps ; il s'agit plutôt de la structure même
du temps » (…) « L'à venir n'existe jamais même s'il est vrai qu' il y a de l'à venir . Nous pouvons dire « il
appelle » mais nous ne dirons jamais « il est ». L'à venir constitue la structure formelle du temps en
vertu de laquelle quelque chose est et reste toujours inachevé, toujours devant. Sans l'à venir, le temps
exploserait, le temps s'effondrerait, contraint à un maintenant suffocant et invivable » (John D. Caputo,
ibid, pp301 et 302).
4
John D. Caputo, ibid, p297.

5
En outre « nous gardons le mot précisément pour son inadéquation, son impuissance même, son
incapacité à être ce qu'il prétend être, qui est d'ailleurs le pouvoir de son impuissance » (John D.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 438



(inanticipable), nous supposons que y ressemble à x. Entre les deux, c'est une
série de transformations qui doit s'opérer, une sérialité qui reste pour l'heure
impossible, une histoire encore irracontable, inexistante1. Dans x, y vise son
instabilité, son incomplétude, ce qui laisse à désirer2 et qui n'est jamais donné
à l'avance. Y appelle, sollicite, provoque, séduit même peut-être, bien
qu'aucune communauté d'essence ne soit assurée entre x et y. Le facteur n
reste absolument énigmatique, incalculable. Il est lui-même à venir ; c'est un
« venir du venir » qu'il faut laisser venir. Il n'est même pas sûr qu'un historien
du futur (un historien à venir) puisse le déterminer.

L'œuvre (x) promet l'œuvre à venir (y), mais déjà la promesse que promet
x dépasse x. La performance de x, c'est qu'elle promet un au-delà du
performatif, un performatif "tout autre", un performatif à venir, impossible. Il
faut que y ne soit pas indifférent à cette promesse, qu'elle fasse preuve d'une
certaine loyauté. Mais il n'y a pas d'œuvre à venir sans risque. Après tout,
nous avons été « jetés » dans x3, nous aurons été tout autant « jetés » dans y,
et y aura été à son tour « jeté » dans cette autre tradition, déconstructrice,
que nous ne pouvons pas ne pas porter. Ce n'est pas une question de savoir,
c'est une question de foi, comme Derrida ne cesse de le répéter. Dans l'œuvre
à venir, le point d'impossibilité se démultiplie, mais cette infinitisation ne
pourra se traduire que dans une singularité unique, non idéalisable.




6.1.2.2 Pour répondre de l'avenir, il faut répondre à
l'œuvre.

L'ouverture de l'avenir n'est pas un choix, c'est un axiome, un a priori sans
lequel la déconstruction n'aurait jamais été inventée. D'un côté, aucune
archive, aucun théorème, aucun savoir, aucun horizon, aucun système (pas
même celui qui oppose la vie à la mort) ne peut limiter ou délimiter l'œuvre à
venir. On ne la désignera jamais avec certitude. Mais d'un autre côté (second
axiome plus vieux que toute religion, plus originaire que tout messianisme,
antérieur à toute subjectivité et même à toute pensée), elle ne peut survenir
qu'en inscrivant, dans l'avenir, la lecture ou l'interprétation d'un héritage. Elle
aura hérité de cette origine qu'elle annonce, et qui est elle-même toujours à-
venir. En y renvoyant, elle aura pensé le retard qui la constitue et l'institue
comme œuvre. Pour toute œuvre à venir, il y a toujours un autre héritage, un
héritage de plus, ou la possibilité de citer ou de se lier à un autre héritage,
encore un autre.


Caputo, ibid, p299).

« Ses yeux essayèrent de regarder non pas dans l'étendue, mais dans la durée et dans un point du
1

temps qui n'existait pas encore » (Maurice Blanchot, Thomas l'obscur, p31).

2
« Outre l'œuvre, il y a donc aussi, indissociablement donné avec elle , notre irrépressible désir
d'écouter écouter. L'autre. Et l'œuvre n'est œuvvre, c'est-à-dire à l'œuvre en tant qu'elle reste à venir,
qu'à la mesure de ce désir qu'elle ouvre. L'œuvre n'est œuvre, c'est-à-dire épreuve ou expérience à faire,
que lorsque, au-delà d'elle-même et de sa clôture, elle laisse à désirer ». Peter Szendy, Ecoute, une
histoire de nos oreilles, p170
3
Comme dirait Heidegger.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 439



Œuvrer, c'est projeter vers l'avenir une injonction de mémoire, et c'est
aussi mettre à mort l'archonte qui la garde. Si l'œuvre est à venir, la mise à
mort l'est aussi, avec tout ce qu'elle implique : dette et culpabilité. On ne
laisse pas venir l'œuvre sans laisser mourir le père.

La différance de l'autre n'a ni statut, ni loi, ni horizon, ni légitimité, et


pourtant, en appelant à l'œuvre à venir, en proclamant que c'est elle qui est
ma loi, qu'elle seule est digne d'intérêt, je m'en rends responsable. Le "Je" de
cette formule est multiple. Au premier degré, c'est l'auteur, le signataire, le
narrateur. Mais c'est aussi le lecteur, le contre-signataire, le corps étranger
dans lequel se joue l'expérience de l'œuvre. C'est aussi celui qui se présente,
aujourd'hui, ici et maintenant, qui dit "Me voici" et qu'on peut citer à son tour
(le "Je" de la re-marque), celui dont on peut raconter l'histoire (la récitation),
etc. Or tous ces "Je" sont responsables de cette œuvre à venir qui n'a pas
encore eu lieu. Ils ne sont pas co-responsables, ils sont chacun responsable
unique, et même à l'infini, pour ce qui les engage.






6.1.3 Une inconditionnalité sans réserve


6.1.3.1 Œuvrologie négative.

Jacques Derrida a écrit sur l'époque à venir, l'alliance à venir, l'humanité à
venir, le livre à venir, etc., mais nous partons du constat que celle qui, en
définitive, aurait pu le concerner au plus au point, l'œuvre à venir , n'a jamais
été nommée comme telle. Car qu'a-t-il fait, lui, dans sa vie d'écrivain et de
p h i l o s o p h e , s i c e n' e s t œuvrer? Et que n'a-t-il cessé d'annoncer,
performativement, par cette œuvre qu'il a faite, si ce n'est une autre œuvre
déjà inscrite dans la sienne mais où virtuellement la sienne s'inscrirait, sur
ses bords et aussi en-dehors, une œuvre à venir qui n'a pas encore eu lieu et
dont on ignore tout, y compris si ce sera toujours sous ce nom d'œuvre qu'elle
sera dite ? Toute œuvre digne de ce nom est à venir, un à-venir qui n'est pas
de l'ordre de l'être, de l'ontologie1. Il faudrait, pour qu'elle advienne, renoncer



1
On pourrait reprendre, à propos de cet avenir, la thèse de Catherine Malabou dans « L'Avenir de
Hegel. Plasticité. Temporalité. Dialectique (Vrin, 1996). Comme le résume Gianfranco Dalmasso, « Le fait
qu'un livre ou un auteur aient un avenir ne fait évidemment pas allusion aux vicissitudes du marché de
l'édition et à la succession des modes et transformations sociales. « Avenir de Hegel » signifie pour
Catherine Malabou focaliser le temps de l'œuvre, le temps d'un ouvrage : question d'un temps que
l'auteur même n'a pas pu prévoir ni posséder. « Avenir », dans ce cas, semble indiquer le temps non
propre et caché d'un texte. Cette dynamique ne renvoie pas à un élément cryptique ou ésotérique
présent dans le texte, mais concerne la dynamique même du savoir, c'est-à-dire la dynamique de sa
transmission ». (Genèse du temps. Hegel et le futur antérieur , dans Appels de Jacques Derrida, 2014,
op. cit., p449). Et d'ajouter : « L'avenir, pour Hegel, selon Derrida et Malabou, n'est pas une projection
d'idées et d'actes possibles “devant nous“, mais l'avènement inouï de ce qui demeure, presque sans que
nous le sachions, dans le travail de la mémoire. En tant que disciple de Derrida, je serais mal à l'aise
d'écrire sur tout cela, d'écrire au sujet de cette pratique d'écriture, à moins d'accepter de me situer dans
le pli, énigmatique et précieux, de sa génération » (ibid p450). On ne peut que partager ce malaise de
Gianfranco Dalmasso, qui utilise ici la première personne du singulier.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 440



à en parler, comme y invite (sans y réussir) la théologie négative. Mais
comment n'en pas parler ? Surtout ici ? Nous devons le faire, dans cette
« thèse », en ce moment même.

On peut écrire le nom de l'œuvre à venir, mais on ne peut pas l'anticiper. Ce


nom, il ne renvoie à rien, il ne se réfère à aucun contenu déterminé. En
l'inscrivant, on s'adresse à l'autre, au tout autre - ce qui ne présuppose
aucune possibilité de savoir ni de prévoir le destin de cette adresse. D'ailleurs
cet autre ne préexiste pas à l'œuvre à venir. S'il advient un jour, ce sera
l'œuvre qui l'aura fait advenir. Et si j'écris ici au futur antérieur, ce n'est pas
pour marquer les temps, c'est pour les croiser. L'œuvre à venir n'est ni en
attente, ni reportée à plus tard. Bien que la page soit blanche, il se peut que
l'écriture soit déjà en cours. Je peux prendre le risque d'écrire à son sujet,
mais je ne peux pas la décrire. Le silence de l'autre la protège.




6.1.3.2 L'inconditionnalité "à même" l'œuvre.

L'inconditionnalité n'est pas extérieure à l'œuvre, elle se donne et se rend
« à même » l'œuvre, comme on pourrait rendre la justice si elle était, elle
aussi, totalement dépourvue de calcul, totalement dégagée des règles usuelles
du droit. Ce qui « aura obligé » l'œuvre, ces cinq phrases mentionnées dans le
§0.6 et reprises comme titre des cinq parties de cette « thèse », ce ne sont pas
des obligations extérieures à l'œuvre qui s'imposent à elles. Ce sont les
obligations de l'œuvre (double génitif ) reconnues par celui qui partage le
jugement selon lequel telle œuvre est « digne de ce nom ».

Qu'est-ce que « ce qui a lieu » dans l'œuvre? Ni un contenu, ni un motif:


rien d'autre que l'œuvre elle-même. L'œuvre est le lieu d'un principe non
thématisable, irréductible à toute ontologie. « Ce qui a lieu » n'a pas lieu et n'a
jamais eu lieu au présent. C'est ce qui aura eu lieu, sans prédétermination, au
futur antérieur mais effectivement. Il faut que cet événement qui aura eu lieu
ne soit pas rien pour que l'œuvre ait lieu. Pourtant cet événement n'est rien
de tangible. « Ce qui a lieu » ne peut avoir lieu que par cette œuvre. Aucun
contexte ni aucune cause n'aurait pu lui avoir donné lieu. Ainsi l'œuvre donne
lieu, inconditionnellement ; e l l e d o n n e l i e u à u n e inconditionnalité
messianique dont nul ne peut rendre compte1.




6.1.3.3 L'impossible, « déjà » mis en œuvre

Insistons d'abord sur un point : il ne s'agit pas de « son » principe, d'un
principe-Derrida, car « il » n'a jamais énoncé ni écrit un tel principe. Peut-être
même aurait-il rejeté, par principe, tout « principe comme tel »2. Lui affecter

1
L'œuvre à venir, si elle est à venir, ne peut faire l'objet d'aucune « critique », au sens usuel de la
critique littéraire.

2
Le « principe comme tel » supposerait la présence actuelle du principe. Or ce que nous énonçons

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 441



ce principe, le marquer de son nom, c'est exercer une violence. C'est lui
imposer un nom qui n'aura jamais été le sien. Mais il n'y a pas moyen de faire
autrement. Tout principe s'affirme souverainement. Il s'impose comme un
axiome, indépendamment d'une volonté et d'une décision. C'est ainsi que le
principe-Derrida aura pu s'imposer à « lui ».

Si je pose la question : «Derrida a-t-il mis en œuvre son principe ? », je


bute sur l'objection selon laquelle ce n'est évidemment pas « son » principe,
mais celui que le signataire de cette « thèse » énonce, dans le contexte
« cognitif » de cette étude. Mais je peux répondre à cette objection en disant
que ce n'est pas une question de propriété. Le « principe » n'appartient à
personne1. En outre, s'il est impossible, on ne peut exiger de personne qu'il le
mette en œuvre. Tout ce qui a été mis en œuvre, c'est la possibilité d'énoncer
ce principe, sans qu'il ait été possible de le déduire au sens logique du terme.

Il est frappant de voir que le mot « confession » n'est presque jamais


utilisé par Derrida dans les œuvres publiées avant 1990. Il apparaît avec
Circonfession, et alors, d'emblée, il prend une place essentielle. Même s'il ne
s'agit que d'un nouveau motif, pas d'un « tournant »2, c'est seulement à partir
de ces années que les articulations explicites de la confession avec le pardon,
le parjure, le blasphème, etc.3 se multiplient. Tout se passe comme si le
principe commençait à se révéler, à la façon dont se révélaient les
photographies argentiques. Si Derrida n'affirme jamais ce principe, c'est pour
mieux s'excuser... de ne pas pouvoir le mettre en œuvre. Mettre en œuvre
absolument son principe, cela signifierait, en effet, le signer d'un autre nom,
un nom tout autre4.

Ce principe, qui vaut pour l'œuvre, et pas pour n'importe quel texte,
n'existe pas préalablement à l'œuvre. Sans l'œuvre, on ne pourrait ni l'écrire,
ni le penser. Il ne peut donc pas être question de le mettre en œuvre, à la
façon dont on met en œuvre une idée, ou un schéma, ou un projet existant
préalablement. Ce qui arrive est différent. On commence par nommer
« œuvre » un ensemble de textes, comme l'ont fait Marie-Louise Mallet et
Ginette Michaud en 20045, ou un fragment de texte, comme le font
d'innombrables lecteurs, et le principe de l'œuvre s'impose de lui-même, à
partir de cela. S'il arrive qu'une œuvre ait lieu, ce ne peut être
qu'inconditionnellement, en-dehors de tout calcul, de toute finalité et de toute
transaction. Bien qu'il soit impossible de concrétiser effectivement ce
principe, il n'est pas impossible de le mettre en œuvre - ou d'en faire une

au titre du principe n'est qu'une hypothèse provisoire.

1
Au sens où les Souliers de Van Gogh n'appartiennent à personne, pas même à Van Gogh « lui-
même ».

2
Depuis la première ligne de son première texte, Jacques Derrida ne cesse de « tourner » autour de
la confession.

3
En même temps, la figure publique de Derrida commence à apparaître sous forme de
photographies ou autres.

4
Mais pas le nom de Dieu, car pour signer du nom de Dieu, il faudrait s'appeler James Joyce.

5
Cf §0.4.1.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 442



œuvre. Telle est peut-être la grande annonce, l'annonce majeure du présent
texte : il ne faut pas perdre espoir, il faut se mettre à l'œuvre, il faut œuvrer.
Mais il faut que ce il faut reste, lui aussi, absolument indéterminé, sans quoi
ce serait le principe lui-même qui serait transgressé, et il ne serait plus
question d'œuvre du tout.

D'une œuvre à venir, on attend qu'elle soit juste - une justice qui n'est pas
celle du droit établi, mais d'un événement qui s'impose dans l'urgence, la
précipitation. Tel est l'un des paradoxes de l'œuvre à venir : intemporelle,
incalculable, toujours en excès sur le droit en vigueur, elle exige du discours
une transformation immédiate. Elle promet la promesse. En engageant dans
une aventure qui vaut plus que la vie, elle ne peut que laisser entendre qu'elle
a déjà été écrite.






6.2 Un vaccin inactif, mais « qui marche »


6.2.1 Il faut enchaîner

Dans la discussion qui suit la conférence intitulée Discussions ou phraser
"après Auschwitz", prononcée par Jean-François Lyotard au colloque sur Les
Fins de l'Homme1 qui s'est tenu du 23 juillet au 2 août 1980, Jacques Derrida
explique que jamais il ne s'est senti si proche de Lyotard, jamais son accord
n'a été si sensible, à tel point qu'il en risque un certain pathos2. Pourquoi une
telle sensibilité ? Le texte de Lyotard semble prendre le prétexte d'une
analyse de la dialectique hegelienne pour évoquer tout autre chose. En
analysant les règles de formation du spéculatif3, Lyotard n'est pas éloigné de
l'analyse que Derrida en a fait quelques années plus tôt dans Glas4, y compris
par l'utilisation du vocable "enchaînement spéculatif ". Mais cette analyse ne
serait qu'un préalable théorique pour aborder la question qui déclenche un
certain pathos. Que se passe-t-il après Auschwitz? Un enchaînement
spéculatif est brisé. On ne peut pas enchaîner après Auschwitz, dit Lyotard,
on ne peut plus aligner les jeux de phrases selon des règles homogènes. Dans
le prolongement de ce qu'a dit Adorno, le nom Auschwitz ne peut pas être
remplacé par une phrase intelligible5. Et pourtant il faut enchaîner, reconnaît
Derrida, tout en évitant de donner à "Auschwitz" une centralité qui le

1
Les Fins de l'homme, op. cit., pages 283 à 315.

2
Transcription de Lyotard ; « Derrida déclare se sentir d'accord avec l'exposé, ne veut pas “céder à
ce pathos“ (de l'accord), cherche à “enchaîner, non, pas enchaîner, mais ajouter des phrases“ (…)
Derrida déclare : Je ne dis pas cela pour corriger une interprétation, ce serait absolument dérisoire ici,
je le dis pour rompre cette espèce de pathos de l'accord dans lequel je suis depuis tout à l'heure, et pour
essayer de comprendre au fond, si loin qu'aille cet accord, quelle est la différence de ton ou d'affect
entre ce que vous dites et ce que je dirais ».

3
Les Fins de l'homme, op. cit. , pp291-292.

4
Glas, op. cit., pp120a-122a.

5
Les Fins de l'homme, op. cit. , p285.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 443



restituerait à la raison occidentale. Il faut enchaîner, ajouter des phrases, à
partir du tout-autre, mais sans surmonter le non-enchaînable.

"Je ne veux pas dire qu'il faut enchaîner malgré le non-enchaînable; je veux dire que le
non-enchaînable d'Auschwitz nous prescrit d'enchaîner" (Derrida, Les fins de l'homme op. cit.,
p311).

Ce "Il faut enchaîner" énigmatique, sans résultat spéculatif, dans


l'illisibilité et le silence1 qui fait limite à la pensée, ce pourrait être une
définition de l'œuvre en général.

En conclusion de cette même Décade Les fins de l'homme Jean-Luc Nancy


et Philippe Lacoue-Labarthe font la déclaration suivante :

« La question est peut-être désormais celle du nom propre – cet autre motif insistant
du colloque -, c'est-à-dire de ce qui, s'inscrivant, s'efface – et se divise, se disperse, se
multiplie. Et peut-être n'est-ce qu'à partir de là que s'ouvre ou se donne la possibilité de
penser, sous le nom d'Auschwitz et sous sa multiplication, que si notre époque est celle
qui a pu s'engager dans l'ex-termination de l'homme, dans la fin absolue de l'homme, sa
seule ressource de pensée – et d' “éthique“ - est dans l'effacement du nom et du nom de
l'homme. Dans le re-trait du nom. Et tel est, nous le savons tous ici, ce qui engage (et ce
qu'engage) la pensée de l'écriture. C'est-à-dire aussi bien le nom de Derrida – et
l'effacement de ce nom : le départ pris dans son travail en tant qu'il est lié, nous l'avons
tous entendu, à la déconstruction de toute pédagogie et de toute psychagogie soumise à
ce nom ». (Les Fins de l'homme, 1981, op. cit. , p692).

Toute la question est là. Comment enchaîner, après Auschwitz, dans le


retrait du nom ? Il se pourrait que notre principe offre une piste.



6.2.2 Vaccin et auto-immunité.

On ne trouve pas, dans cette « thèse », de chapitre ni de paragraphe
particulier qui étudie les rapports entre l'œuvre et l'auto-immunité comme
telle, car les processus auto-immunitaires sont partout actifs, comme cela a
pu être, à l'occasion, signalé.

En médecine, on appelle maladies auto-immunes les pathologies dans


lesquelles des anticorps se mobilisent contre les propres cellules du malade,
par opposition à l'immunité «courante», qui réagit à l'irruption d'un
envahisseur externe. S'il s'agit de pathologie, c'est parce que les anticorps
considèrent, à tort, un organe du malade comme un ennemi. Dans sa théorie
auto-immunitaire, Jacques Derrida suppose que l'infection est déjà là, dès
l'origine. Déjà l'auto est hétéro, l'extérieur est intérieur. Il n'est pas simple de
survivre si l'ennemi est déjà dans la place. Il n'y a alors que deux possibilités :
soit on est déjà mort (ce qui est loin d'être exclu), soit on survit par
défaillance de cette autodéfense pathologique. A quoi bon alors un vaccin ?
Dans la vaccination médicale, une fausse invasion suscite une défense qui ne
serait pas venue spontanément sans cette initiative externe. En inoculant le
vaccin, on procède par ruse ou par feinte. Les cellules qui provoquent les
anticorps sont effectivement vivantes, mais elles sont inactivées. Elles ont

1
Un silence qui, selon Françoise Clévenot, pourrait être d'inspiration hassidique, Les Fins de
l'homme, 1981, op. cit. p310, mais il aurait tout autant pu être d'inspiration blanchotienne.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 444



perdu leur virulence, mais elles conservent cependant une capacité à tuer, ce
qui déclenche, en réaction, une défense qui est aussi une capacité à tuer.
Supposer qu'un vaccin puisse s'ajouter à l'immunité spontanée ou naturelle,
c'est faire l'hypothèse d'une inactivation, d'un retrait, qui ne détruise pas
l'effectivité de la réaction défensive. En tant que vaccin, le principe de l'œuvre
radicalise ce retrait, et il radicalise aussi la défense.

Une œuvre digne de ce nom répond elle aussi à un contexte déterminé, à tel
ou tel danger ou menace. Mais elle n'y répond pas directement, à la façon d'un
combattant ou d'un guerrier. Elle est inactivée. C'est cette inactivation qui
rend possible l'intervention vaccinale. On peut agir dans le champ politique,
comme militant. On est alors directement actif ; on tue, on détruit, on s'en
prend à l'ennemi, comme dans l'immunité classique. Mais si l'on agit dans le
champ politique comme œuvrant, dans le désœuvrement et l'inactivation, on
peut aboutir au même résultat sans confrontation directe. Pour chaque
œuvre, l'inactivité, bien sûr, n'est que relative. Mais le principe d'inactivité
s'impose quand même, dans toute sa rigueur irréductible et inconditionnelle.

Plutôt que de répondre de- ou de répondre devant-, il s'agit, dans une


œ u v r e , d e répondre à1, m a i s u n répondre à sans affrontement ni
confrontation, un répondre à retiré, qui ne voit dans le visage de l'autre que le
r é p o n d a n t d e l a t r a c e . P a r l ' i n a c t i v a t i o n , l e retrait s ' a f f i r m e
inconditionnellement, allié au répondre.






6.2.3 Le principe actif du vaccin.

Bien qu'un vaccin soit inactivé, il ne peut pas fonctionner sans principe
actif. Le paradoxe du vaccin derridien, c'est que ce principe actif, c'est le
retrait. Je l'ai nommé principe de l'œuvre - un acte de nomination arbitraire,
mais pas dépourvu de motivation. Infini, inarrêtable, irréductible, il s'inocule
sans s'inoculer. Dans les corpus (ceux de Derrida, de Mallarmé, de Jabès, de
Blanchot, de Lévinas ou dans d'autres champs, par exemple, de Jacques
Rivette, Alejandro Jodorowski, Luigi Nono, Gérard Garouste ou Anselm Kiefer,
ou d'autres encore que nous avons pour tâche de découvrir, d'interpréter ou
de porter), il ne peut jamais être saisi comme tel. Quand il se manifeste, c'est
à travers l'étrange, l'illisible, l'incompréhensible, l'innommable, le vide, le
monstrueux ou le dégoûtant. Mais il le faut, ce retrait inconditionnel, pour
conjurer, sans calcul, la pulsion de mort, de cruauté, de souveraineté et de
pouvoir2. Dire « Je peux faire une œuvre », c'est affirmer un pouvoir qui se









1
Cf §0.3.

2
Sur cette pulsion, v. §3.2.1.8.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 445



détruit lui-même, c'est reconnaître dans la pulsion sadique (qui est,
rappelons-le, selon Derrida, la pulsion la plus originaire, la plus irréductible,
la plus méta-conceptuelle, la plus métalinguistique) la source d'une culture
qui reconnaît dans la pulsion de mort à la fois la racine du mal radical et la
racine de cette autre scène, la seule à même d'y répondre, la scène de l'œuvre.






6.2.4 « Il faut » s'inoculer l'infection.

Pour expérimenter des médications risquées ou dangereuses, certains
scientifiques ont choisi de les essayer sur eux-mêmes. C'est sans doute une
opération de ce type que tente Derrida sous le nom d'auto-hétéro-affection. Il
ne craint pas de laisser venir, à l'intérieur même de son texte, ce qu'on peut
considérer comme des poisons.


6.2.4.1 Antisémitisme

Compte tenu de son histoire personnelle, on peut présupposer chez
Derrida une sensibilité particulière à l'antisémitisme. Or on compte, parmi
ses interlocuteurs privilégiés, plusieurs noms pour lesquels cette accusation
aura été proférée. Les raisons sont diverses, disparates, les circonstances
incomparables, mais on ne peut contester, pour chacun de ces cas, l'existence
d'écrits marquant une certaine animosité à l'égard des Juifs. C'est ainsi que,
pour écrire Glas, Derrida a choisi deux auteurs qui ont produit, à un moment
de leur vie, des écrits hostiles aux Juifs : Hegel et Jean Genet. C'est ainsi qu'il
n'a jamais cessé de se mesurer à la pensée de Heidegger, malgré le discours
du rectorat et d'autres thématiques laissant peu de doutes, même avant la
parution des Cahiers noirs. C'est ainsi qu'il a pris un appui réitéré et
méthodique sur Carl Schmitt, dont l'engagement à l'époque du nazisme est
connu. C'est ainsi qu'il s'est lié d'une profonde amitié avec deux auteurs qui
ont, eux aussi, attaqué les Juifs comme tels, quoique pendant leur jeunesse et
avant la Shoah, mais sans véritable analyse ni retour critique : Maurice
Blanchot et Paul de Man. Et peut-être pourrait-on ajouter, à cette liste, le nom
d'Antonin Artaud qui, pendant la guerre, a jeté quelques sorts à des Juifs – qui
comptaient pourtant parmi ses amis. Ces cas sont irréductibles, tous
différents les uns des autres1. Ils sont peu nombreux si on les compare à la
vaste cohorte des écrivains cités par Derrida, mais la place qu'ils occupent
dans son œuvre n'est pas négligeable.

Qu'est-ce qui les rapproche ? Peut-être sont-ils porteurs du principe actif


d'un vaccin2.


1
Chez Heidegger et Genet, il n'y a jamais de remords ni de retour en arrière. Le cas de Blanchot est
ambigu : il a pris le contrepied de ce qu'il avait soutenu pendant dix ans, mais sans véritablement
analyser sa position dans les années 1930. Le cas de De Man est aussi complexe. Très jeune à l'époque
des faits, il a eu une attitude qu'on peut qualifier de dissimulatrice.

2
La déclaration de Derrida reprise dans Artaud le Moma peut peut-être valoir pour plusieurs de ces

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 446



On peut considérer comme exemplaire le travail fait dans Glas sur L'esprit
du judaïsme, de Hegel. A ces reproches durs, voire violents, que Hegel
multiplie à l'égard des Juifs, Derrida ne répond pas directement. Il procède
autrement, par transformation positive. Hegel reproche à Abraham
d'abandonner sa famille, son père, sa mère, sa patrie ? Derrida ne conteste
par l'argument, il l'hyperbolise en récusant toute généalogie, toute inscription
communautaire en général. Hegel reproche aux Juifs d'ignorer l'amour et la
beauté ? Derrida prend ses distances à l'égard d'un certain type d'amour et de
beauté. S'il faut construire une esthétique, alors construisons-là à partir du
dégoût. Hegel reproche aux Juifs d'ignorer la propriété, d'être étrangers à la
vraie liberté, celle du sujet dans le cadre de la famille? Derrida va encore plus
loin, il universalise l'exappropriation. Il ne peut y avoir de liberté
qu'inconditionnelle et incalculable. Chaque suspicion d'antisémitisme entre
dans ce processus de transformation. Derrida n'argumente jamais contre
l'antisémitisme en général. Tout se passe comme si, plutôt que de lutter
frontalement contre ces ennemis externes, il préférait les introjecter en
inactivant leur antisémitisme. La lutte contre l'ennemi se transforme en
processus auto-immunitaire. Pour qu'un vaccin soit efficace, n'est-il pas
nécessaire que l'anticorps ait été effectivement exposé au virus? Pour que la
production d'antidotes1 ne cesse pas, il faut que les réminiscences du mal
continuent à habiter sa pensée2. Derrière ces réminiscences, c'est toujours la
question de la Shoah qui insiste.


















cas : « Même si on n'aime ni n'approuve toujours, comme c'est mon cas, le contenu philosophique ou
politique, les thèmes idéologiques auxquels s'arrête malgré tout cet homme-foudre (…), je je crois
devoir situer ici, fût-ce d'un mot, le front, une sorte de guerre incessante qui, comme l'antipathie même,
fait pour moi d'Artaud une sorte d'ennemi privilégié, un ennemi douloureux que je porte et préfère en
moi, au plus près de toutes les limites sur lesquelles me jette le travail de ma vie et de la mort. Cette
antipathie résiste mais elle reste une alliance, elle commande une vigilance de la pensée, (...) » (op. cit.
pp19-20).

1
Parmi les antidotes, on peut aussi compter l'importance accordée à de nombreux auteurs juifs,
dont Kafka, Celan, Jabès, Lévinas et beaucoup d'autres, et aussi les analyses détaillées, récurrentes, du
texte biblique. Il aura aussi fallu à Jacques Derrida cette inactivation-là pour se déprendre de toute
identification généalogique ou communautaire, réinventer la position du Marrane.

2
Cf Marc Crépon : « Quelques noms s'imposent : celui de Heidegger, avec lequel Derrida n'a eu de
cesse de s'expliquer, et ceux de Celan, de Lévinas et de Blanchot qu'il discute, commente, mais aussi
invoque, appelle à la rescousse, avec toujours plus d'insistance, dans les vingt dernières années de son
travail : trois étoiles dans sa constellation, dont le trait commun est que, au cœur de la confrontation
propre à chacune d'elle, réside, avec ses ombres et ses éclats de lumière, l'autre de Être et temps » (La
Vocation de l'écriture, op. cit., p100).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 447



6.2.4.2 Philosophie, système

Derrida s'est inoculé, à doses variables1, une autre infection : la
philosophie en tant qu'attrait pour la rigueur, la systématicité, l'abstraction, la
tradition, voire la métaphysique. Son talent singulier, son génie, c'est d'avoir
s u inactiver ce poison-là. Dans certains cercles, on le célèbre comme un
« grand » philosophe, l'un des plus grands du 20ème siècle – voire plus,
tandis que dans d'autres cercles, souvent très virulents, on le considère
comme une sorte de charlatan, comme en témoigne, par exemple, la lettre
signée par une vingtaine d'universitaires honorablement connus, avant la
remise d'un « honorary degree » à l'université de Cambridge le 16 mai 1992 :

« Derrida describes himself as a philosopher, and his writings do indeed bear some of the
marks of writings in that discipline. Their influence, however, has been to a striking degree
almost entirely in fields outside philosophy – in departments of film studies, for example, or
of French and English literature.

In the eyes of philosophers, and certainly among those working in leading departments of
philosophy throughout the world, M. Derrida's work does not meet accepted standards of
clarity and rigour.

We submit that, if the works of a physicist (say) were similarly taken to be of merit
primarily by those working in other disciplines, this would in itself be sufficient grounds for
casting doubt upon the idea that the physicist in question was a suitable candidate for an
honorary degree.

Derrida's career had its roots in the heady days of the 1960s and his writings continue to
reveal their origins in that period. Many of them seem to consist in no small part of elaborate
jokes and puns (‘logical phallusies’ and the like), and M. Derrida seems to us to have come
close to making a career out of what we regard as translating into the academic sphere tricks
and gimmicks similar to those of the Dadaists or of the concrete poets.

Certainly he has shown considerable originality in this respect. But again, we submit,
such originality does not lend credence to the idea that he is a suitable candidate for an
honorary degree »2.

Sans le savoir probablement (mais ce n'est pas sûr), ces auteurs ont repéré
l'étrange positionnement de l'œuvre derridienne, à la fois dans la philosophie
et dehors. Il ne combat directement ni la langue universelle de Descartes ou
Leibniz, ni le tribunal de la raison kantien, avec son souci de totalité
organisée, d'architectonique stable et prévisible, ni le savoir absolu hegelien,
il les neutralise en faisant ressortir, en eux mais aussi dans son « propre »
corpus, la machine d'écriture. Pour ouvrir un autre corps, un autre lieu ou
non-lieu, il doit se dissocier du langage de la philosophie, inventer un autre
langage, mais celui-ci peut aussi se lire comme une traduction du langage
philosophique. Il reconnaît à la philosophie un droit inconditionnel, non



1
Pour reprendre le langage de la météo, on dira : de modérée à très forte.

2
Lettre signée le 9 mai 1992 par : Barry Smith, The Monist, Hans Albert (University of Mannheim),
David Armstrong (Sydney), Ruth Barcan Marcus (Yale), Keith Campbell (Sydney), Richard Glauser
(Neuchâtel), Rudolf Haller (Graz), Massimo Mugnai (Florence), Kevin Mulligan (Geneva), Lorenzo Peña
(Madrid), Willard van Orman Quine (Harvard), Wolfgang Röd (Innsbruck), Karl Schuhmann (Utrecht),
Daniel Schulthess (Neuchâtel) Peter Simons (Salzburg), René Thom (Bure-sur-Yvette), Dallas Willard
(Los Angeles), Jan Wolenski (Cracow), Internationale Akademie für Philosophie, Obergass 75, 9494S
Schaan, Liechtenstein.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 448



négociable, de ne s'initier que par elle-même1 ; mais ce droit, selon lui, ne
peut fonctionner qu'en pure perte et ne conduire qu'à sa perte2. Il faudrait
que le philosophe, comme tout enseignant, n'ait ni corps, ni sexe, et cela
même ne suffirait pas : il faudrait qu'il n'ait aucune présence, n'existe pas3, ne
fasse rien d'autre que de rendre possible, pour autrui, l'acte de philosopher.
Mais même alors il ne pourrait pas se retirer complètement : il hanterait la
scène et la dominerait comme un fantôme. Jacques Derrida, quant à lui, a
choisi de laisser son corps sexué hanter son texte, sans s'interdire d'évoquer
ni ses fantasmes ni sa biographie. Cela fait-il de lui un non-philosophe? Peut-
être. Mais ce non-philosophe qui inactive la philosophie la vaccine en même
temps contre une institutionnalisation dont elle ne sortirait pas vivante.





6.3 Contre le mal radical, « Il faut bien écrire »

Dans un passage de Foi et Savoir déjà cité dans le préambule de cette
« thèse »4, où les mots mal radical sont mis en caractères gras, Jacques
Derrida écrit :

« Mais l'auto-immunitaire hante la communauté et son système de survie immunitaire
comme l'hyperbole de sa propre possibilité. Rien de commun, rien d'immun, de sain et sauf,
heilig et holy, rien d'indemne dans le présent vivant le plus autonome sans un risque d'auto-
immunité. Comme toujours, le risque se charge deux fois, le même risque fini. Deux fois
plutôt qu'une : d'une menace et d'une chance. En deux mots, il lui faut prendre en charge, on
pourrait dire en gage, la possibilité de ce mal radical sans lequel on ne saurait bien faire »
(Foi et savoir op. cit., p71).

Que peut-on entendre, dans cette formulation, par « bien faire » ? Jacques
Derrida ne donne aucune indication précise. Comme l'explique Peter Fenves5,
dans ce recueil d'aphorismes qu'est Foi et Savoir, il évite de s'engager dans
une analyse détaillée du mal radical kantien6. Il se borne à une phrase très

1
Du droit à la philosophie, op. cit., pp269-270.

2
Marges de la philosophie, op. cit. p126.

3
Du droit à la philosophie, op. cit. p361.

4
v. ci-dessus §0.7.2.

5
Dans un texte intitulé Out of the Blue - Secrecy, radical evil and the crypt of faith (paru en 2001 dans
Futures of Jacques Derrida, Stanford University Press, sous la direction de Richard Rand, partiellement
repris dans Late Kant : Towards another Law of the Earth, Routledge 2003), Peter Fenves montre que le
mal radical kantien peut être lu comme un impératif inconditionnel d'insubordination à l'égard de la
raison, la source secrète, jamais démontrée comme telle, d'une incertitude absolue. Si le mal radical
sape toute possibilité de croyance, nul ne peut croire en aucune voix, pas même sa voix intérieure, et
pas même une voix qui proviendrait de Dieu. Kant met radicalement en doute la religion, ainsi que
l'intériorité subjective.

6
Dans le §14 de Foi et Savoir (op. cit., p19), il souhaite que soit écrite « une histoire du mal radical,
de ses figures qui ne sont jamais des figures et qui, c'est tout le mal, inventent toujours un nouveau mal.
La perversion radicale du coeur humain dont parle Kant (I,3), nous savons maintenant qu'elle n'est pas
une, ni donnée une fois pour toutes, comme si elle ne pouvait inaugurer que des figures ou des tropes
d'elle-même». Cette « plasticité » du mal radical, largement prouvée au 20ème siècle et au-delà, a peut-
être pour corrélat la plasticité du « bien faire ».

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 449



générale – sans tentative de déconstruction :

« Kant se bat pour rendre compte de l'origine rationnelle d'un mal qui demeure
inconcevable à la raison» (Foi et savoir, op. cit., p19).

Ce qui intéresse Derrida dans ce texte est moins l'existence effective,


éventuelle ou virtuelle du mal radical que sa possibilité :

«And there is thus one more reason for uncertainty at the root of our knowledge : by the
closing paragraphs of “Faith and Knowledge“, Derrida no longer speaks of the existence of
radical evil, even if it is the ambiguous existence of a thing that is “not one“ ; rather, he
concerns himself with the “possibility of radical evil“. For Derrida, it is the knowledge of the
possibility of radical evil, and not its facticity, that allows us to know how to “act well“ (…).
And as Derrida writes in the penultimate aphorism, it is not the facticity of radical evil but its
possibility that institutes the religious : «La possibilité du mal radical détruit et institue à la
fois le religieux“ (Foi et Savoir, p99) (Peter Fenves, Out of the Blue, Futures of Jacques Derrida,
op cit p126).

Introduire la possibilité du mal radical, c'est introduire la possibilité d'une


foi supplémentaire (n + Un)1 (Foi et savoir, p99), une foi radicalement
encryptée qu'aucun code ne peut rendre connaissable en tant que telle, une
foi qui déracine radicalement toute connaissance positive et y substitue un
secret vide (ou plus d'un secret), blanc, sans lieu ni place, unique, à la fois
perdu et dispersé, multiplié. Une telle foi se détacherait de la religion, elle
suspendrait le sacrifice, la prière, et même la bénédiction. Nul ne pourrait
jurer sur cette foi radicalement encryptée. Restée cachée, inavouée,
indémontrable, y compris pour ceux qui la partagent, elle n'aurait
d'effectivité pour personne, mais elle serait pour tous le fondement d'une
universalité paradoxale. Ne pouvant jamais être défendue « de bonne foi »,
elle ne pourrait être portée que par un témoin silencieux, un Marrane qui
attesterait de sa possibilité2. Au salut religieux, censé protéger de la
contamination, se substituerait le Salut ! à l'autre performatif, inconditionnel.
Une telle foi opérerait comme un vaccin à l'égard des croyances scientifiques
ou religieuses3. Mais elle ne nourrirait aucune illusion : quoiqu'il arrive, elle


1
Rappelons que la logique du 1 + n, dont la formule est inversée dans Foi et savoir (n + Un), est celle
de la stricture (§4.1.5.2).

2
Michael Naas fait observer, dans Miracle and Machine que, si le Marrane est celui celui qui encrypte
la foi (p232), Jacques Derrida pourrait être nommé Marrane des Marranes, un Marrane qui surenchérit
à l'égard des autres Marranes : « But the Marrano Derrida is evoking here would be a Marrano even to
this secret community, a Marrano of Marranos, then, a secret even for or to those in on the secret, not
unlike the desert within the desert that is khôra » (p233).

3
C'est ainsi en tous cas que je suis tenté d'interpréter la conclusion de Peter Fenves : « Derrida's
final formulation in Faith and Knowledge (…) can be understood (…) as a oblique attempt to free
theodicy from its self-definent intention : justification, showing the justice of things as they now stand.
Holding in trust the worst makes possible the best ; but this holding in trust cannot be ascertained or
certified, and for this reason it, too, cannot be properly proved, demonstrated, or even shown, but only
held in trust. Such a comportment, perhaps like that of the Marrano to whom Derrida refers, testifies to
– without being in a place or position to give proper evidence of – extreme injustice. The condition for
acting well is this indemonstrable, hidden, secretive trust ; a trust that can under no condition be
dissociated from a tireless suspicion in and through which all trust is destroyed. For the trust in which
acting well is rooted is a trust in the possibility of radical evil – more exactly, a trust in the possibility
that acting well is also an activation of a radical penchant for evil. Holding this possibility in trust is not
one secret among others ; it is not the secret in which everything or everyone acts, but the entirely open
secret – without good conscience, known with certainty by no one – of acting well ». Peter Fenves, op
cit, pp128-129.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 450



resterait un artefact, un pharmakon.

On a vu que le principe de l’œuvre opérait comme une injonction, une


prescription. Tu dois faire une œuvre1, et tu dois ne te laisser distraire par
aucune finalité, aucune règle, aucun style, aucune norme, aucune obligation
morale, sociale ou formelle, tu dois n’en attendre aucune contrepartie
d’aucune sorte, ni pécuniaire, ni de prestige, ni de fierté, ni même de
contentement personnel. Rien ne justifie l’œuvre, si ce n’est son exposition à
l’hétéro-affection de l’autre, qui déborde toute règle de vie ou loi morale. Cet
“archi-commandement“ peut nous étonner, nous choquer. Enoncé par des
spectres, il ne semble pas s'adresser à des êtres vivants. L'autre n'y est pas
considéré comme un semblable, mais comme un tout autre qui, d'un seul
coup, vient faire la loi dans ce qui n’est plus mon œuvre. Il me met en jeu au
point qui me touche le plus intimement, en ce point que je vis comme mon
identité «propre», et pourtant, paradoxalement, en ce même point, il me
désidentifie.

Dans Foi et Savoir, les derniers mots mis en caractères gras, dédoublés de
paragraphe en paragraphe, sont : témoignage (§48-49), calculabilité (§49-
50), mal radical (§50-51) et crypte (§51-52). Après le témoignage, source
unique de toute fiabilité (n), se pose la question du dédoublement, du
supplément (n + Un). Mais si ce dédoublement est calculé, cela risque de
conduire au mal radical (Un)2. On passe alors du (n + Un) à (l'Un + n) : la
crypte qui « engendre incalculablement tous ses suppléments », et pourrait
être la formule de l'Œuvre3.

« Au fond sans fond de cette crypte, l'Un + n engendre incalculablement tous ses
suppléments » (Foi et Savoir op. cit., p100).

Il ne s'agit pas de considérer l'écriture comme un bien4, il s'agit de la faire




1
Dans un texte où l'ambiguité est entretenue entre sa propre signature et celle de Jacques Derrida,
Didier Cahen écrit ceci : « Au fond, ce qui m'importe, c'est l'acte d'écrire ou plutôt, car ce n'est peut-être
pas tout à fait un acte, l'expérience de l'écrire (…) Je crois que lorsque quelqu'un propose un contenu
« révolutionnaire », dans le code courant de la rhétorique, sans remettre en question les normes
institutionnelles, l'université ou les institutions en général l'acceptent plus facilement que lorsque
quelqu'un change la mise en scène, ou s'interroge sur la scène même, sur l'organisation des protocoles,
des procédures, des évaluations, des hiérarchies, etc. » (Vademecum – Monologues de l'autre, dans
Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit., pp373 et 376).

2
« Dès qu'il y a de l'Un, il y a du meurtre, de la blessure, du traumatisme. L'Un se garde de l'autre
(…), il garde et efface l'archive de cette injustice qu'il est. De cette violence qu'il fait. L'Un se fait violence.
Il se viole et violente mais il s'institue aussi en violence. Il devient ce qu'il est, la violence même – qu'il
se fait ainsi. Auto-détermination comme violence. L'Un se garde de l'autre pour se faire violence (parce
qu'il se fait violence et en vue de se faire violence). » (Jacques Derrida, Mal d'Archive, op. cit., pp124-
125).

3
A propos de ce « n » supplémentaire, Michael Naas écrit : « This n would be like a Marrano that
circulates within ontotheology, opening the One to what is other than it, to this incalculable other that
cannot be identified without becoming part of the One, that at once threatens the One of ontotheology
and keeps it alive » (Miracle and Machine, op cit p237).

4
« A aucun moment, et cela depuis le point de départ de l'œuvre, l'écriture de Derrida n'est le lieu
d'une perte d'espoir dans l'écriture. Au contraire, et malgré qu'on ait si souvent écrit dans une autre
direction, l'hétéro-engendrement auquel cette écriture invite à participer n'est jamais élaboré dans la
dépression, le cynisme ou la démission. (…) Dans le don de l'écriture, qui est une forme de foi partagée
dans la communauté de l'émotion de la mortalité, la confiance dans la vie, le désir de faire de l'écriture

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 451



en tant que mal, mais un mal borné, désactivé. Il s'agit de faire vivre, survivre,
le mal d'écriture. En quelques mots, pour reprendre une expression ambiguë
utilisée par Derrida dans un autre contexte5, Il faut bien écrire. Il faut bien
écrire, inconditionnellement, un bien suffisamment porteur d'un mal
suffisamment désactivé (+ n) pour se protéger de lui-même. Certes, c'est
impossible, et pourtant, néanmoins, il faut bien écrire. C'est ainsi, et
seulement ainsi, qu'on survit avec le pire, au-delà du pire6.













































un autre lieu de la vie, [est accomplie] à défaut de pouvoir coïncider avec la vie, ce qui serait une
exigence impossible. Cela ne se dément pas et devient pour l'œuvre son propre pharmakon. Bien sûr,
elle prend le risque de l'intoxiquer, mais qui voudrait se passer désormais de cette drogue-là ? »
Georges Leroux, De la voix au toucher, Jacques Derrida et l'affection (dans Derrida, Cahier de l'Herne
2004, op. cit.) p423.

"Il faut bien manger » ou le calcul du sujet (entretien avec Jean-Luc Nancy paru dans les Cahiers
5

Confrontation n° 20, hiver 1989, publié dans Points de suspension, Ed Galilée, 1992). A noter que
Derrida utilise, dans Foi et savoir, l'expression Il faut bien répondre (pages 56 et 59, en gras).

6
« Toutes les fleurs de rhétorique dans lesquelles je disperse ma signature, dans lesquelles je
m'apostrophe et m'apotrope, lisez-les aussi comme des formes de refoulement. Il s'agit de repousser la
pire menace et pour cela, d'avance, de soi-même, se retrancher » (Glas p97bi).

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 452

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 453







7 COMPLEMENTS


7.1 Bibliographie I : Textes de Jacques Derrida cités ou mentionnés
dans cet ouvrage

1961 : Lettre à Pierre Nora, publiée dans Les Français d'Algérie, de Pierre Nora
(édition revue et commentée, Paris, Christian Bourgois, 2012).

1967 : La voix et le phénomène, Introduction au problème du signe dans la


phénoménologie de Husserl (Paris, PUF ; rééd. Coll. « Quadrige Grands Textes »
2004).

1967 : De la grammatologie (Paris, Minuit, Coll. « Tel Quel »).


1967 : L'écriture et la différence (Paris, Seuil, Coll. « Tel Quel » ; rééd. coll.
« Points Essais », 1979).

1972 : Marges, De la philosophie (Paris, Minuit, coll. « Critique »).


1972 : Positions (Paris, Minuit, coll. « Critique »).


1972 : La Dissémination (Paris, Seuil, coll. « Tel Quel » ; rééd. Coll. « Points
Essais, 1993).

1974 : Glas (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1974 ; rééd. 1995).

1975 : Economimesis, dans l'ouvrage collectif Mimésis des articulations, avec


Sylviane Agacinski, Sarah Kofman, Ph. Lacoue-Labarthe, J-L Nancy, Bernard
Pautrat (Paris, Aubier–Flammarion, coll. « La philosophie en effet).

1976 : Fors. Préface à Cryptonymie, le Verbier de l'Homme aux Loups de Nicolas


Abraham et Maria Torok (Paris, Aubier-Flammarion, coll. « La philosophie en
effet »).

1978 : Eperons, les styles de Nietzsche, préface de Stefano Agosti (Paris,


Flammarion).

1978 : La vérité en peinture (Paris, Flammarion, coll. « Champs »).


1980 : La carte postale. De Socrate à Freud et au-delà (Paris, Aubier-


Flammarion, coll. « Champs »).

1981 : Un témoignage donné, d a n s Questions au judaïsme, Entretiens avec


Elisabeth Weber (Paris, Desclée de Brouwer, 1996).

1983 : D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie (Paris, Galilée ;


rééd. 2005).

1984 : Otobiographies. L'enseignement de Nietzsche et la politique du nom


propre (Paris, Galilée).

1985 : Lecture de Droit de Regards, roman - photo de Marie-Françoise Plissart


(Paris, Minuit ; rééd. 1997).

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 454



1985 : Préjugés, devant la loi, dans l'ouvrage collectif La Faculté de juger,
Colloque de Cerisy, avec V. Descombes, G. Kortian, P. Lacoue-Labarthe, J-FR
Lyotard, J-L Nancy (Paris, Minuit, coll. « Critique »).

1986 : Schibboleth. Pour Paul Celan (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en


effet » ; rééd. 2003).

1986 : Forcener le subjectile. Préface à Antonin Artaud, Dessins et portraits, de


Paule Thévenin (Paris, Gallimard).

1987 : Ulysse gramophone. suivi de Deux mots pour Joyce (Paris, Galilée, coll.
« La philosophie en effet »).

1987 : Psyché. Inventions de l'autre I (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en


effet » ; nouvelle éd. revue et augmentée, 1998).

1987 : Artaud et ses doubles - Entretien de 7 pages donné à l'occasion de la


publication par Paule Thévenin du livre Dessins et portraits d'Antonin Artaud
(Ed : Scènes Magazines)

1988 : Mémoires - pour Paul de Man (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en


effet »).

1988 : Signéponge (Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie »).


1990 : Limited Inc, présentation et traductions par Elisabeth Weber (Paris,


Galilée, coll. « La philosophie en effet »).

1990 : Du droit à la philosophie (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en


effet »).

1990 : Mémoires d'aveugle. L'autoportrait et autres ruines. (Paris, Edition de la


Réunion des Musées Nationaux, coll. « Parti pris »).

1991 : Donner le temps. I. La fausse monnaie (Paris, Galilée, coll. « La


philosophie en effet ; rééd. 1998).

1991 : Circonfession, dans Jacques Derrida, avec Geoffrey Bennington (Paris,


Seuil, coll. « Les contemporains » ; rééd. 2008).

1991 : Che cos'è la poesia? Ou Qu'est-ce que la poésie ? publié pour la première
fois en 1988 dans Poesia, I, 11, novembre 1988, rééd. en éd. quadrilingue
(Brinkmann & Bose, Berlin, 1991), repris dans Points de suspension, Galilée,
1992).

1992 : Déplier Ponge, Entretiens avec Gérard Farasse publiés dans la Revue
des Sciences Humaines du 4ème trimestre 1992 (n°228), rééd. en 2005
(éditions Septentrion).

1992 : Points de suspension. Entretiens (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en


effet »).

1993 : Khôra (Paris, Galilée, coll. Incises).


1993 : Spectres de Marx. L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle


Internationale (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet »).

1993 : Prégnances. Publié en 1993 avec 7 lithographies de Colette Leblé (Ed

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 455



Brandes à Roubaix), rééd. en 2004, sous-titré : Lavis de Colette Deblé.
Peintures (Ed. L'Atelier des Brisants).

1993 : Aletheia (in Penser à ne pas voir, Ecrits sur les arts du visible 1979-2004
(Ed de la différence, 2015).

1994 : Politiques de l'amitié, suivi de : L'oreille de Heidegger (Paris, Galilée, coll


« La philosophie en effet »).

1994 : Force de loi - Le "Fondement mystique de l'autorité" (Paris, Galilée, coll.


« La philosophie en effet » ; rééd. 2005).

1994 : Fourmis, d a n s Lectures de la différence sexuelle, textes réunis et


présentés par Maria Negron (Paris, Ed Des Femmes – Antoinette Fouque).

1995 : Mal d'archive, une impression freudienne (Paris, Galilée, coll. «Incises» ;
rééd. 2008).

1995 : Avances, préface au livre Le Tombeau du dieu artisan de S. Margel


(Paris, Minuit).

1995 : Moscou aller-retour, suivi d'un entretien avec Natalia Avtonomova,


Valeri Podoroga et Mihaïl Ryklin (La Tour d'Aigues, Ed de l'Aube).

1996 : Apories - Mourir s'attendre aux "limites de la vérité" (Paris, Galilée, coll.
« Incises »).

1996 : Résistances, de la psychanalyse (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en


effet »).

1996 : Le monolinguisme de l'autre, ou La prothèse d'origine (Paris, Galilée,


coll. « Incises »).

1996 : Echographies de la télévision, Entretiens filmés, avec Bernard Stiegler


(Paris, Galilée-INA, coll. « Débats »).

1996 : Où la philosophie et la poétique, indissociables, font événement


d'écriture, entretien avec Mireille Calle-Gruber (Cahiers de l'Ecole des
Sciences Philosophiques et Religieuses (CESPR) des Facultés Universitaires
Saint-Louis, Bruxelles, n°20, reproduit dans le n°142 de la revue Littérature
(2/2006).

1997 : Adieu - à Emmanuel Levinas (Paris, Galilée, coll. « Incises »).


1998 : Un ver à soie, Points de vue piqués sur l'autre voile (dans Contretemps
2/3, Hiver 97/Eté 98, Paris, Galilée), rééd. dans Voiles Avec Hélène Cixous
(Paris, Galilée, coll. « Incises »).

1999 : L'animal que donc je suis, dans l'Animal autobiographique, autour de


Jacques Derrida, sous la direction de Marie-Louis Mallet (Colloque de Cerisy-
la-Salle, du 11 au 21 juillet 1997, Paris, Galilée) ; rééd. En 2006 (Paris, Galilée,
coll. « La philosophie en effet »).

1999 : Donner la mort (Paris, Galilée, coll. « Incises »).


1999 : La contre-allée, avec Catherine Malabou (Paris, La Quinzaine Littéraire


- Louis Vuitton, coll. « Voyager avec... »).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 456



2000 : Foi et savoir. Les deux sources de la « religion » aux limites de la simple
raison, dans La Religion. Séminaire de Capri, sous la dir. de Gianni Viattimo
(Seuil et Laterza, 1996) ; Rééd. avec Le siècle et le pardon (Paris, Seuil, coll.
« Points »).

2000 : Etats d'âme de la psychanalyse (Adresse aux Etats Généraux de la


Psychanalyse), L'impossible au-delà d'une souveraine cruauté (Paris, Galilée,
coll. « Incises »).

2000 : Le Toucher, Jean-Luc Nancy (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en


effet »).

2000 : Tourner les mots. Au bord d'un film, avec Safaa Fathy (Paris, Galilée et
Arte Ed., coll. « Incises »).

2000 : Entretien avec Valerio Adami dans "Couleurs et mots" (Paris Cherche-
Midi Ed).

2001 : La connaissance des textes. Lecture d'un manuscrit illisible


(Correspondances). Avec Simon Hantaï et Jean-Luc Nancy (Paris, Galilée, coll.
« Ecritures / Figures »).

2001 : De quoi demain… Dialogues, avec Elisabeth Roudinesco (Paris, Fayard


et Galilée, coll. « Histoire de la pensée » ); Rééd. Flammation, Coll « Champs »,
2003.

2001 : L'université sans conditionL'Université sans condition, op. cit.s (Paris, Galilée,
coll. « Incises »).

2001 : Papier machine. Le ruban de machine à écrire et autres réponses (Paris,


Galilée, coll. « La philosophie en effet »).

2001 : Le cinéma et ses fantômes (Entretien avec les Cahiers du cinéma, Avril
2001).

2001 : De la couleur à la lettre, dans Atlan grand format (Paris, Gallimard),


repris dans J. Derrida, Penser à ne pas voir, Ecrits sur les arts du visible, 1979-
2004 (Paris, La Différence).

2001 : Tête-à-tête, édition bilingue français-italien, dans le catalogue Camilla


Adami, Milan, Edizioni Gabriele Mazzotta ; repris dans le catalogue Camilla
Adami. L'ange déchu, textes de Vincent Crapanzano, avec Jean-Jacques Lebel,
préface de Robert Bonaccorse, La Seyne-sur-Mer, Villa Tamaris Centre d'art,
2004.

2002 : Artaud le Moma - Interjections d'appel (Paris, Galilée, coll. « Ecritures /


Figures »).

2002 : H.C. pour la vie, c'est à dire... (Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives »).

2002 : Trace et archive, image et art (Séance du Collège iconique du 25 juin


2002, Publication INA, 2002) ; Rééd. suivie de Hommage à Jacques Derrida,
par Daniel Bougnoux et Bernard Stiegler (INA Ed, 2014).

2002 : Penser à ne pas voir (dans Annali 2005/I, Fondazione Europea del
Disegno, Milan Mondadori) ; repris dans Penser à ne pas voir, op. cit.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 457



2003 : Parages. Nouvelle édition augmentée (Paris, Galilée, coll. « La
philosophie en effet » 1986-2003).

2003 : Genèses, généalogies, genres et le génie, Les secrets de l'archive (Paris,


Galilée, coll. « Lignes fictives »).

2003 : Chaque fois unique la fin du monde, textes présentés par Pascale-Anne
Brault et Michael Naas (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet »).

2003 : Voyous, deux essais sur la raison (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en
effet »).

2003 : Abraham l'autre, dans Judéités, Questions pour Jacques Derrida , dir.
Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en
effet »).

2003 : Psyché, Inventions de l'autre, II (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en


effet »).

2003 : Quatorze fragments sans titre accompagnant les photographies de


Frédéric Brenner (dans Diaspora, Terre natale de l'exil, Ed de la Martinière).

2004 : Auto-immunités, suicides réels ou symboliques, dans Le Concept du 11


septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna
Borradora, avec Jürgen Habermas (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en
effet »).

2004 : Le lieu-dit : Strasbourg, dans Penser à Strasbourg, avec Jean-Luc Nancy


(Paris, Galilée et Ville de Strasbourg, coll. « La philosophie en effet »).

2004 : Béliers. Le dialogue interrompu : entre deux infinis, le poème (Paris,


Galilée, coll. « La philosophie en effet »).

2004 : Poétique et politique du témoignage, dans "Cahier de l'Herne sur


Jacques Derrida" dir. Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud (Paris, Editions
de l'Herne).

2004 : La vérité blessante ou Le corps à corps des langues, Entretien avec


Jacques Derrida (revue Europe n°901, mai 2004).

2005 : Apprendre à vivre enfin, entretien avec Jean Birnbaum (Paris, Galilée et
Le Monde, coll. « La philosophie en effet »).

2007 : Penser ce qui vient (dans Derrida, Pour les temps à venir, dir. René
Major, Stock, coll. « L'autre pensée »).

2008 : Séminaire La bête et le souverain Volume 1, Michel Lisse, Marie-Louise


Mallet et Ginette Michaud (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet »).

2009 : Demeure, Athènes, Photographies de Jean-François Bonhomme (Paris,


Galilée, coll. « Ecritures / Figures »).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 458





7.2 Bibliographie II : Autres ouvrages



Nicolas Abraham et Maria Torok : L'écorce et le noyau (Paris, Gallimard,
nouvelle édition 1987, coll « Champs, Essais ») ; Cryptonymie, le verbier de
l'homme aux loups (Paris, Aubier-Flammarion, 1976, coll. « La philosophie en
effet »).

G i o r g i o Agamben : Pardès, l'écriture de la puissance, d a n s Revue


Philosophique de la France et de l'Étranger, Avril-juin 1990, numéro spécial
Derrida.

Nicole Anderson : Derrida: Ethics Under Erasure (Continuum International


Publishing Group, London and New York, A&C Black, 2012).

Revue L’Arc n°54 : Jacques Derrida (Troisième trimestre 1973, Distribution


Nouveau Quartier Latin).
Hannah Arendt : Condition de l'homme moderne (Paris, Calmann-Lévy, 1961).
Philip Armstrong : L'abandon et l'« être-avec » : Derrida, un Français d'Algérie
( d a n s Appels de Jacques Derrida, dir. Danielle Cohen-Levinas et Ginette
Michaud, Précédé d'un texte de Jacques Derrida, Justices, Paris Hermann,
2014, coll. « Rue de la Sorbonne »).

Antonin Artaud : Œuvres complètes (Paris, Gallimard, 1972).


Va n g e l i s Athanassopoulos e t M a r c Jimenez (dir) : La pensée comme


expérience, Esthétique et déconstruction (Paris, Publications de la Sorbonne,
2016).

Derek Attridge : Le texte comme autre, La forme sans formalisme (dans Le


passage des frontières, Autour du travail de Jacques Derrida, colloque de Cerisy
du 11 au 22 juillet 1992, Paris, Ed Galilée, 1994) ; Suivre Derrida (dans
"Cahier de l'Herne sur Jacques Derrida" dir. Marie-Louise Mallet et Ginette
Michaud, Paris, Editions de l'Herne, 2004).

Paul Audi : Discours sur la légitimation actuelle de l'artiste (Paris, Ed Belles
Lettres, 2012).

John Langshaw Austin : Quand dire, c'est faire (Ed Points-Seuil, 1970)
(Traduction française de 12 conférences publiées en 1955 en anglais sous le
titre : How To Do Things With Words) ; A Plea for excuses (Proceedings of the
Aristotelian Society, New Series, Vol. 57 (1956 - 1957), Ed Blackwell
Publishing).

Jacob Baal-Teshuva : Rothko (Ed Taschen, 2005).


Adolfo Barbera del Rosal : Détours, Derrida et le positivisme juridique (dans


Le Passage des frontières, 1994, op. cit.).

R o l a n d Barthes : La chambre claire, Note sur la photographie (Paris,


Gallimard-Seuil, coll. « Cahiers du cinéma », 1980), p120 ; Œuvres complètes
(Seuil, 1994).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 459



Baudelaire : Œuvres complètes (Paris, Pléiade, Gallimard, 1975).

Walter Benjamin : Critique de la violence, L'œuvre d'art à l'époque de sa


reproductibilité technique, Petite histoire de la photographie (dans Œuvres
complètes en trois volumes, Paris, Folio-Gallimard, 2000).

Geoffrey Bennington : Derridabase, in Jacques Derrida, avec Jacques Derrida


(Seuil, 1991) ; Ecrire, écrit-il, d a n s Derrida et la question de l'art,
Déconstructions de l'esthétique, sous la direction de Adnen Jdey (Ed Cécile
Dufaut, 2011) ; Derrida's Dignity, in Derrida Now, Current Perspectives in
Derrida Studies (Polity Press, 2016).

E m i l e Benveniste : Problèmes de linguistique générale (Paris, Gallimard,


1966).

Anne-Emmanuelle Berger : Comment un hérisson de paroles (in Passages des


frontières, 1994) ; Pas de deux (dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit).

Fernanda Bernardo : La déconstruction, le coup d'aile de l'impossible (dans


Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit.) ; Croire aux fantômes, “penser“ le cinéma
avec Derrida (dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit. ) ; L'athéisme
messianique de Jacques Derrida, « Penser et agir à contretemps » ou La portée
hyper-politique de la Déconstruction (dans Appels de Jacques Derrida, 2014,
op. cit.).

Maurice Blanchot : L'arrêt de mort (Paris, Gallimard, 1948) ; Thomas l'obscur,


nouvelle version (Paris, Gallimard, 1950) ; L'espace littéraire (Paris, Gallimard,
1955) ; Le livre à venir (Paris, Gallimard, 1959) ; La communauté inavouable
(Paris, Minuit, 1983).

Christian Boissinot : Média-auto-hétéro-thanato-biographie, Le problème de


la prise de parole philosophique (dans l'Animal autobiographique, autour de
Jacques Derrida, sous la direction de Marie-Louis Mallet (Colloque de Cerisy-
la-Salle, du 11 au 21 juillet 1997, Paris, Galilée).

Pascal Bonafoux : Van Gogh, Le soleil en face (Paris, Découvertes-Gallimard,


1987).

Pascale-Anne Brault et Michael Naas : Introduction à Chaque fois unique, la


fin du monde, de Jacques Derrida (Paris, Galilée, 2001).

Georg Büchner : La mort de Danton, Léonce et Léna, Woyzeck, Lenz (Paris,


Flammarion, 1999).

Didier Cahen : Une philosophie trans-continentale (Le Génie de Derrida) (dans


Le Passage des frontières, 1994, op. cit.) ; Vademecum – Monologues de l'autre
(dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit.).

R e v u e Cahiers Philosophiques de Strasbourg : Jacques Derrida entre


France et Allemagne (Presses Universitaires de Starsbourg, 2016).

Mireille Calle-Gruber : Scène des différences (in revue Littérature 2006/2,


n°142) ; La distance généreuse (Paris, La Différence, 2009) ; ( Du deuil
photographique dans quelques textes de Jacques Derrida (dans Derrida et la
question de l'art, 2011, op. cit. ) ; Portrait de Jacques Derrida en philosophe

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 460



désarçonné par la peinture même (dans Appels de Jacques Derrida, 2014, op.
cit.).

Antonio Campillo : Les frontières du nom (dans Le Passage des frontières,


1994, op. cit.).

John D. Caputo : The Prayers and Tears of Jacques Derrida : Religion Without
Religion (Indiana University Press, 1997) ; Délier la langue, (d a n s Derrida,
Cahier de l'Herne 2004, op. cit) ; L'idée même de l'à venir (in La démocratie à
venir, autour de Jacques Derrida, 2004) ; The Return of Anti-Religion : from
radical Atheism to radical Theology (Journal for cultural and religious theory,
Vol 11 n°2, spring 2011) ; The Folly of God : A Theology of the unconditional
(Polebridge Press, 2015).

Pa u l Celan : Choix de poèmes réunis par l'auteur, traduits et présentés par


Jean-Pierre Lefebvre en édition bilingue (Paris, Poésie / Gallimard, 1998) ; Le
Méridien & autres proses, édition bilingue, traduit de l'allemand et annoté par
Jean Launay (Seuil, 2002) ; Renverse du souffle (recueil de poèmes de Paul
Celan en édition bilingue, traduit par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Seuil,
2003) ; Grille de parole, édition bilingue traduite de l'allemand par Martine
Broda (Paris, Christian Bourgois éditeur).

P a u l Cézanne : Conversations. Edition critique présentée par P.M. Doran


(Paris, Ed Macula, 1978).

Revue Cités n°30 : Derrida politique, La déconstruction de la souveraineté


(puissance et droit), 2007.

Hélène Cixous : Contes de la différence sexuelle (dans Lectures de la différence


sexuelle, Ed. Des Femmes, 1994) ; Mon Algériance (dans Les Inrockuptibles
n°115, 20 août-2 septembre 1997) ; Portrait de Jacques Derrida en Jeune
Saint Juif (Paris, Galilée, 2001) ; Manhattan, Lettres de la préhistoire (Paris,
Galilée, 2002) ; Rêve, je te dis (Paris, Galilée, 2003) ; Celle qui ne se ferme pas
( d a n s Derrida à Alger, un regard sur le monde, Colloque des 25 et 26
novembre 2006 à la Bibliothèque Nationale d'Algérie, Ed Barzakh / Actes Sud,
2008).

Jacques Colleony, Deconstruction, théologie négative et archi-éthique (dans Le


Passage des frontières, 1994, op. cit.).

Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly (dir), Judéités, Questions pour Jacques


Derrida (Paris, Galilée, 2003, Coll. La Philosophie en effet).

Monique Lise Cohen : Le dialogue entre Jacques Derrida et Emmanuel Levinas,


depuis « Violence et métaphysique » jusqu’à l’ « Adieu » ("Hommage à Jacques
Derrida. Penseur sans frontières" 13 mai 2006. Colloque organisé à la
Médiathèque de Toulouse par le GREP Midi-Pyrénées en partenariat avec la
Société Toulousaine de Philosophie et l'Association des Professeurs de
l'Enseignement Public. Toulouse, GREP, 2006).

Michèle Cohen-Halimi : Stridence spéculative, Adorno Lyotard Derrida (Paris,


Payot, 2014, Coll. Critique de la politique).

D a n i e l l e Cohen-Levinas : Derrida, Celan et le tournant poétique de la

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 461



phénoménologie (dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit. ) ;
Bénédiction ! Vayaavor, la passée du poème (dans Appels de Jacques Derrida,
2014, op. cit.) ; Le devenir-juif du poème, Double envoi : Celan et Derrida
(Presses de l’Université de Montréal, 2015).

Danielle Cohen-Levinas et Marc Crépon : Levinas-Derrida, lire ensemble


(Paris, Ed Hermann, 2015).

Harold Coward and Toby Foshay : Derrida and Negative Theology, with a
Conclusion by Jacques Derrida (Suny Press, New York, 1992).

M a r c Crépon : Les promesses du langage, Benjamin, Rosenzweig, Heidegger


(Paris, Vrin, coll. « Promesses et controverses », 2001) ; Langues sans
demeure (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2005) ; Traduire,
témoigner, survivre (dans Rue Descartes 52, revue du Collège International de
Philosophie, Penser avec Jacques Derrida, Paris, PUF, 2006) ; Vivre avec, La
pensée de la mort et la mémoire des guerres (Paris, Hermann, coll. « Le bel
aujourd'hui », 2008) ; Déconstruction et traduction, le passage à la philosophie
( d a n s Derrida, la tradition de la philosophie, Textes rassemblés par Marc
Crépon et Frédéric Worms, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2008) ;
Elections, de la démophobie (Paris, Hermann, coll : « Le Bel Aujourd'hui »,
2012) ; La vocation de l'écriture, La littérature et la philosophie à l'épreuve de
la violence (Paris, Odile Jacob, 2014).

Marc Crépon, Frédéric Worms (dir) : Derrida, la tradition de la philosophie


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Sigmund Freud : Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904; L'interprétation des
rêves (1899) ; Totem et tabou (1913) ; Au-delà du principe de plaisir (1920);
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ouvrages ont été consultés dans l'édition des Œuvres complètes aux PUF.

Hans-Georg Gadamer : Qui suis-je et qui es-tu ? Commentaire de « Cristaux de


souffle » de Paul Celan, traduit de l'allemand par Elifie Poulain (Actes Sud,
1986).

J e a n Galard : L’œuvre exappropriée, Derrida et les arts visuels (in Actes du


colloque organisé par la Bpi sous le titre « Un jour Derrida », 2006).

Stella Gaon : ‘As If ’ There Were a ‘Jew’: The (non)Existence of Deconstructive


Responsibility (Article publié dans Derrida Today, Edinburgh University Press,
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J e a n Genet : Ce qui est resté d'un Rembrandt déchiré en petits carrés bien
réguliers, et foutu aux chiottes (Editions du chemin de fer, 2013) ; Genet à
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Daniel Giovannangeli : Nécessité de la fiction (dans Derrida, Cahier de l'Herne

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M a r t i n Heidegger : L'origine de l'œuvre d'art, texte publié en traduction


française dans Chemins qui ne mènent nulle part (Paris, Gallimard, 1962) ; Les
Hymnes de Hölderlin, la Germanie et le Rhin (Paris, Gallimard, 1988) ;
Introduction à la métaphysique (texte de 1935, Paris, Tel-Gallimard).

Douglas Hofstadter : Gödel Escher Bach, Les brins d'une guirlande éternelle
(Ed InterEditions, 1985).

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Dominique Janicaud : Heidegger en France (Paris, Albin-Michel, 2001).
James Joyce : Ulysse (1936, Paris, Folio-Gallimard, 2004) ; Finnegans Wake
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P e g g y Kamuf : Signature Pieces, On the institution of authorship (Cornell


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la Faculté de Juger (Œuvres complètes, tome 2, Paris, Gallimard-Pléiade).

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Sarah Kofman : Lectures de Derrida (Paris, Galilée, 1984, Coll. Débats)
Rosalind Krauss : Le Photographique, Pour une Théorie des Ecarts, Préface
d'Hubert Damisch (Paris, Ed Macula, 1990).

David Farrell Krell : The Purest of Bastards, Works of Mourning, Art, and
Affirmation in the Thought of Jacques Derrida (The Pennsylvania State
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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 464



Jacques Lacan : Séminaire I, Les écrits techniques de Freud (Paris, Seuil).

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Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy (Paris, Galilée, 1981 ; rééd. Paris,
Hermann, 2013).

John P. Leavey. Jr : Glassary (University of Nebraska Press, 1984).


Jérôme Lèbre : La justice sans condition (Ed Michalon, 2013, Coll. Le bien
commun).

Georges Leroux : De la voix au toucher, Jacques Derrida et l'affection (dans


Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit) ; La scène de la révolution, le retour de
Jacques Derrida (dans Appels de Jacques Derrida, 2014, op. cit.).

Claude Lévesque : Au nom du réel (dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op.
cit).

Emmanuel Lévinas : En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger


(Paris, Vrin, coll : « Bibliothèque d'histoire de la philosophie », 2001) ;
Humanisme de l'autre homme (Paris, Fata Morgana / Livre de Poche, 1972) ;
Totalité et infini, Essai sur l'extériorité (Kluwer Academic / Le Livre de Poche,
1990) ; Autrement qu'être ou au-delà de l'essence (Martinus Nijhoff / Livre de
Poche, 1978) ; L'au-delà du verset, Lectures et discours talmudiques (Paris,
Minuit, coll : « Critique », 1982).

R e v u e Lignes n°47 : Derrida Politique (Diffusion-Distribution Les Belles


Lettres, mai 2015).

M i c h e l Lisse : Jacques Derrida (Paris, Ed ADPF, Ministère des Affaires


étrangères, 2005).

R e v u e Littérature n°142 : La différence sexuelle en tous genres (Paris,


Larousse, Juin 2006, Dr Mireille Calle-Gruber).

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and Emmanuel Levinas (Indiana University Press, 2002).

Jean-François Lyotard : Des dispositifs pulsionnels (UGE A0/18, 1973). Le


Post-moderne expliqué aux enfants (Paris, Galilée, 1986) ; Leçons sur
l'analytique du sublime (Paris, Galilée, 1991).

Pierre Madaule : Glas dans la littérature, littérature du Glas(dans Les Fins de


l'homme, 1981, op. cit. , A partir du travail de Jacques Derrida, Paris, Galilée,
1981, Hermann, rééd. 2013).

Catherine Malabou : L'Avenir de Hegel. Plasticité. Temporalité. Dialectique


(Paris, Vrin, 1996).

Marie-Louise Mallet : La musique et le Nom, "Comment ne pas parler"? (dans


L e Passage des frontières, 1994, op. cit.) ; Avant-Propos au Cahier de l'Herne
« Derrida » (2004) ; « Je n'ai à peu près jamais soufflé mot de la musique
comme telle... », dit-il (dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit), Comment
ne pas parler de musique ? (dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit.) ;

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 465



« Ne reste que le chant... » (dans Appels de Jacques Derrida, 2014, op. cit.).

Serge Margel : Le Tombeau du dieu artisan, sur Platon, précédé de Avances,


par Jacques Derrida (Minuit, 1995); L'avenir de la métaphysique (Hermann,
2011) ; Video ergo videor, Farocki, Derrida et l'esthétique du point de vue (dans
Appels de Jacques Derrida, 2014, op. cit.).

Pa o l a Marrati-Guenoun : Levinas et Derrida - éthique, écriture, historicité


(Les Cahiers philosophiques de Strasbourg 6 (1997)) ; La genèse et la trace,
Derrida lecteur de Husserl et de Heidegger (Kluwer Academic Publishers,
1997).

J o a n a Maso Illamola : Cendres et dessin, La représentation en ruine chez


Derrida (in Protée, Volume 35, numéro 2, automne 2007) ; Dessiler la langue,
Ecriture et vision chez Hélène Cixous et Jacques Derrida (Thèse dirigée par
Mireille Calle-Gruber, Université Sorbonne Nouvelle - Paris III, et Marta
Segarra Montaner, Universitat de Barcelona, soutenue le 4 mai 2009) ;
Illustrer, photographier ; Le point de suspension ou l'image chez Jacques
Derrida (dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit.) ; Derrida, le fils du
peintre (dans Appels de Jacques Derrida, 2014, op. cit.).

Marcel Mauss : Essai sur le don, Forme et raison de l'échange dans les sociétés
archaïques (Texte de 1923-1925, réédité aux PUF, 2007).
Maurice Merleau-Ponty : L'oeil et l'esprit (Paris, Gallimard-Folio, 2006)
Ginette Michaud : Jacques Derrida : la lecture, une responsabilité accrue (in
Études françaises Volume 38, numéro 1-2, 2002) ; Avant-Propos; Lui – La
psychanalyse (dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit) ; Ombilic(dans
Genèses Généalogies Genres, Autour de l'œuvre d'Hélène Cixous, Colloque à la
BNF du 22 au 24 mai 2003, Sous la direction de Mireille Calle-Gruber et Marie
Odile Germain Paris, Galilée, 2006) ; Lire Jacques Derrida et Hélène Cixous,
Volume 1 : Battements du secret littéraire, et Volume 2 : « Comme en rêve... »
(Paris, Hermann, 2010) ; Ombres portées, quelques remarques autour des
skiagraphies de Jacques Derrida (dans Derrida et la question de l'art, 2011, op.
cit.) ; Entretien avec Ginette Michaud autour de Tenir au secret (Derrida,
Blanchot), réalisé par Mathilde Branthomme ; Le singe, le perroquet et le chat :
une lecture de trois affabulations derridiennes (dans Appels de Jacques Derrida,
2014, op. cit.).

J. Hillis Miller : Une profession de foi (dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op.
cit) ; Sovereignty Death Literature-Unconditionality Democracy University
(Revue canadienne de littérature comparée, décembre 2006) ; Religio-
politique de l'auto-immunité chez Jacques Derrida (d a n s Appels de Jacques
Derrida, 2014, op. cit.).

Montaigne : Les Essais en français moderne, Adaptation par André Lanly


(Paris, Quarto-Gallimard, 2009).

Stéphane Moses, Levinas lecteur de Derrida (dans Cités n°25, 2006) ; L'Ange
de l'histoire (Paris, Gallimard, Coll Folio, 2006).

Jean-Pierre Moussaron : L'esprit de la lettre (dans Derrida, Cahier de l'Herne


2004, op. cit ).

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Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 466



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2004, op. cit) ; Une ligne de vie (dans Derrida, Pour les temps à venir, dir. René
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cit. ) ; La communauté désœuvrée (Paris, Christian Bourgois, 1986) ; La
communauté affrontée (Paris, Galilée, 2001) ; Ipso facto cogitans et demens
(dans Derrida, Pour les temps à venir, 2007, op. cit.) ; Ouverture, « Eloquentes
rayures », (dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit.) ; La communauté
désavouée (Paris, Galilée, 2014).

Evando Nascimento : Après Derrida, l'amitié philosophique (dans Appels de


Jacques Derrida, 2014, op. cit.).

François Nault : Déconstruction et apophatisme : à propos d’une dénégation de


Jacques Derrida (dans Laval Théologique et Philosophique, 55, 3 Octobre
1999) ; L'éthique de la déconstruction, "comme si c'était possible" (Revue
d’éthique et de théologie morale, 2005/2, n°234, Editions du Cerf, 2005);

Gideon Ofrat :The Jewish Derrida (Syracuse University Press, 2001) ;


Kelly Oliver : The Poetic Axis of Ethics (Article publié dans « Derrida Today »,
Edinburgh University Press, nov. 2014).

Marc-Alain Ouaknin : Le livre brûlé, lire le Talmud (Paris, Seuil, 1994).


E r w i n Panofsky : La perspective comme forme symbolique (Paris, Minuit,


1975) ; Les Primitifs Flamands (Paris, Hazan, 2003) ; Le moi et la chair,
Introduction à l'ego-analyse (Paris, Ed. Du Cerf, 2006) ; Guérir la vie, la
passion d'Antonin Artaud (Paris, Ed. Du Cerf, 2011).

Benoît Peeters : Derrida (Paris, Flammarion, 2010).


Silvano Petrosino : Jacques Derrida et la loi du possible (Paris, Ed du Cerf,


1994, Coll. La nuit surveillée) ; La rationalité du « déjà » , Derrida et la réponse
(dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op. cit) ; La Scène de l’humain pensée
grâce à Derrida et Lévinas (Paris, 2012, Ed Cerf, Coll. La nuit surveillée,
préface et traduction depuis l’italien de Francis Guibal, Ed Jaca Book, Milan,
2010).
Edgar Poe : Histoires extraordinaires (traduites par Charles Baudelaire).
Francis Ponge : Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers (Paris,
Gallimard/Seuil, 1970) ; Œuvres complètes (Paris, Gallimard, Pléiade, 1999).

Jean-Michel Rabaté : Joyce, Husserl, Derrida ou Comment œuvrer à l'infini ?
dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit.) ; Les guerres de Jacques
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F r a n ç o i s Raffoul : Derrida et l'éthique de l'im-possible ( R e v u e d e
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Charles Ramond : La déconstruction (Paris, Livre de Poche, 1997).

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Jean-Michel Rey : Des mots à l'œuvre (Paris, Aubier-Montaigne, 1979).

Jeremy Rifkin : la Fin du travail : le Déclin de la force globale de travail dans le


monde et l'aube de l'ère post-marché (Paris, Ed La Découverte, 1995).

Jacques Rivette, Entretien avec Hélène Frappat du 6 janvier 1999, paru dans
La lettre du cinéma n°11 (automne 1999).

Nathalie Roelens : Les chaussures de Van Gogh, suite (dans Jacques Derrida et
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Jacob Rogozinski : Le moi et la chair, Introduction à l'ego-analyse (Paris, Seuil,


coll. « Passages », 2006); Guérir la vie, la Passion d'Antonin Artaud (Paris,
Seuil, coll. « Passages », 2011) ; Cryptes de Derrida (rééd. augmentée de
l'ouvrage paru en 2005 aux éditions Lignes et Manifestes sous le titre Faire
Part, Cryptes de Derrida, Paris, Ed Lignes, coll. « Fins de la philosophie »,
2014).

Avital Ronell : Telephone Book, Technologie, schizophrénie et langue électrique


(Paris, Bayard, 2006).

Franz Rosenzweig : L'étoile de la Rédemption (Paris, Seuil, 2003).


Jean-Jacques Rousseau : Œuvres complètes, tome 1, Les Confessions et autres


textes autobiographiques ; tome 2, Discours sur l'origine et les fondements de
l'inégalité parmi les hommes (Paris, Pléiade, Gallimard).

Nicholas Royle (dir.) : Deconstructions, A user’s Guide (Ed Palgrave, Grande-


Bretagne, 2000). Pas maintenant (dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op.
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John Sallis : De la Chôra (dans Le Passage des frontières, 1994, op. cit.).
Meyer Schapiro : Style, artiste et société (Paris, Tel-Gallimard, 1982).
Schelling : Leçons sur la méthode des études académiques, texte de 1803
traduit par Ch Bénard, dans Ecrits philosophiques (Paris, Joubert et Ladrange,
1847).

E r i c Schliesser : The letter against Derrida's Honorary Degree re-examined


(dans Digressions & Impressions, 2 mars 2016).

John Searle : Les Actes de langage (Paris, Hermann, 1972) ; Pour réitérer les
différences, réponse à Derrida (Paris, Ed de l'Eclat, 1991).

M o h a m m e d Seffahi : Autour de Jacques Derrida, l'hospitalité (01090


Genouilleux, Ed : la passe du vent, 2001).

Marta Segarra : L’événement comme écriture, Cixous et Derrida se lisant (Dir)


(Paris, Editions Campagne Première, 2007) ; De l'esthétique « féminine » au
regard de travers (dans Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit.).

Philippe Sergeant : Deleuze, Derrida, Du danger de penser (Paris, Ed. De la


Différence, 2009).

Marcos Antonio Siscar : Le coeur renversé (dans Derrida, Cahier de l'Herne


2004, op. cit ).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 468



Mark C. Taylor : Non-negative negative atheology (dans Diacritics, Vol. 20,
No. 4, Winter 1990) ; Offering (dans Le Passage des frontières, 1994, op. cit.).

L e s Temps Modernes n°669/670 : Derrida, L’événement déconstruction


(Juillet / Octobre 2012, Diffusion SODIS)

Serge Trottein : Pour une esthétique des parerga : lire Derrida avec Kant (dans
Derrida et la question de l'art, 2011, op. cit.).

Satoshi Ukai : L'orient de l'aveugle (dans Derrida, Cahier de l'Herne 2004, op.
cit).

Paul Valéry : Monsieur Teste (Paris, Gallimard, 1946).


Samuel Weber : Once and for all (dans Grey Room 20, 2005).

Le Zohar. Auteur inconnu (probablement Moïse de Léon). Traduit par Charles


Mopsik aux éditions Verdier (1981).

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 469





7.3 Annexe A : Usage du mot « œuvre » dans les ouvrages de
Jacques Derrida (présentation issue du « Derridex »)

1961

IOGH p88
1967
DLG p88, 92-7-9, 215, 228, 229, 231, 289, 296-7, 371, 408
EED p11-5s, 24, 25, 26, 28, 34-5-7-8, 40-1-3-8, 57, 67-8, 83,84, 88, 92, 106, 124-5, 137, 141, 150-1-3,
219, 253s-8, 260,261, 270, 273, 274s..., 282-5, 289, 290, 300-3, 335, 349, 363
VP p44, 62, 92, 95.
1972
LD p16, 72-3, 83, 94, 175, 198, 214, 234-6, 303, 372, 384, 411
Marges p35-9, 47, 107, 168, 178, 183-9, 194, 262, 277, 286, 327, 332, 368
Positions p21
1974
Glas p14a, 17b, 17bi, 18bi, 21b, 37, 54-5, 67, 73, 88b, 91a, 93b, 163-4a, 170-1a
1975
Economimesis p59, 60-4-7, 81s-5
1976
Fors p28, 33, 35-7, 47-8
1978
Eperons p35-6
VEP p3-4, 8, 14, 15, 16, 24, 26, 28, 29, 31-4-5-8, 48, 57,63, 66-7-9, 71-3, 83, 92, 100-9, 138-9,
146, 192 (+), 216, 218, 222, 234, 239, 241, 245, 251, 252-4, 255, 257, 269, 270, 272, 274 (+), 283, 300,
311-3, 317, 323, 325s..., 336s,339, 340, 341s..., 346, 350-4, 356, 362-4-7-9, 370-3-8-9, 383, 390, 392-4-
5, 403, 406-8-9, 412, 421-3, 426 (+),
1980
LCP p349, 356, 364, 365, 388, 398, 496
1984
Otobio p41, 45, 53-6s, 73
1985
LDRP pVIs..., X, XI (+), XII, XIIIs(..), XX, XXVs(..),XXX, XXXI,
Prejuges p90-1, 102-3, 105, 107, 122, 131, 132, 133,
1986
FLS p57, 59, 63, 65 (+), 66, 67, 69, 70, 71-4, 77, 79, 81,82, 86-8-9, 91-2, 101, 103, 105,
Parages p9, 11s
Schibboleth p17-9
1987
AESD p6
Psyche1 p25, 31-9, 41-2, 53-4, 86, 91, 151-9, 160, 162 (+), 165-6, 180, 183, 185, 186, 187 (+), 188, 189,
190, 191,192, 193, 197, 198, 199s, 200, 214, 216-7, 218, 223-8s(..), 306-8-9, 311-6-7, 324,
Ulysse p11-9, 20 , 21, 22, 23, 24-5-8, 53, 78, 82, 94-5, 98,108, 120, 121, 140-1
1988
PaulDeMan p16, 42, 77, 78, 83, 122, 123, 150, 179, 184, 190, 205, 210s-7-8, 230
Signeponge p22, 27, 33, 37, 49, 57, 85, 94, 106-8, 115s
1990
DDALP p11, 15, 16, 34, 40-7, 53, 74, 83-6, 92-3-7, 116, 133-4, 160-5, 182, 195, 206-7, 212, 225, 254, 285-7-8, 296, 315,
325, 340, 351, 365, 366, 377, 380, 392, 421, 443-8, 457, 490-6, 507, 554-8, 562-7, 596, 603-4-6s, 611
Limited p121, 136, 172-7, 217, 236, 257-9, 264-6
MEDA p35, 38, 39, 41, 64, 68, 69, 118, 120-1, 123,
1991
Circonfession p35, 62, 64, 143, 197, 198, 219,
DLT p14-6, 20-1, 63, 79, 81-7, 120-2, 149, 177
1992
DeplierPonge p29, 37, 48, 73, 82, 95-6, 106, 108, 109
PDS p289, 297
1993

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 470



Khora p54-7, 89, 90-6
Pregnances p9s
SMX p24, 42, 54, 60-1, 160, 169, 258
1994
FDL p49, 56, 63-8, 74, 84, 99, 114, 144
Fourmis p78, 101
PDLA p25, 56, 84, 96, 99, 107, 128, 133, 150, 225, 236, 322-6, 332-4-9, 395, 412-4
1995
Avances p11-3, 15, 19, 20, 22, 34-7, 41,
MADA p2 (PI), 12, 15, 16, 27, 53, 94, 124-5, 140-8
1996
Apories p17
DemAth p55, 59
Echographies p11, 55, 78, 86
LMDA p25, 69, 77, 86, 107, 130
SDD p17, 18, 21, 23, 24-5
UTD p90s, 103
1997
Adieu p13-4, 44, 99
CTPEE p26, 33
DPPVC p13-4, 26, 38, 43
UVAS p11-2, 14, 22-6, 32, 48-9
1999
LCA p15, 56-7
2000
CEM p27-9, 31-6, 37, 38, 42,
EDAP p57-8
FS p44, 68-9
TLM p15, 19, 20-2, 79, 87, 88, 93, 97, 118, 119, 120,
Toucher p9
2001
CahiersCin p83, 84 (+),
DLH p136
DQD p206-8, 210
LCDT p150-3-5
LUSC p pi2, p15, 22-7, 30, 31, 33-8-9, 40, 41s[-], 48s..., 56, 65-8, 71s, 78, 79,
Papier p15, 16, 17, 19, 25-7-8, 34, 38, 40-9, 50, 51, 58,69, 71, 73, 85, 98-9, 111, 112, 114, 122-3, 126, 127, 134, 143, 154,
241-3, 261-9
Sem2001 p39, 51-2, 62, 64, 65, 81-6, 90, 103-7, 111-8, 180, 218-9, 222-4-6, 230, 241-3, 337, 350s, 447-9
2002
ALM p13-6-8-9, 21-6-7, 32, 34, 41-7s..., 53, 59, 65, 67s(-), 77-8, 81s(-)-9, 102-3
MES p15
TAIA p99, 103, 112, 114, 130
2003
Beliers p17, 18, 27, 48, 49, 50-4, 55, 59, 61, 67,
CFUFM p10
GGGG p15s(..), 20, 21-2-4-5-8, 34-6s, 48, 53, 55, 61-5s,68, 69, 72-3, 84, 92-3-8, 101,
LVB p8, 14s, 20
Parages p9
Psyche2 p44s-9, 50, 155, 168, 184, 198
2004
C11S p190
LHerneDerrida p22-4-6-7, 32 (+), 521-3, 532, 533, 538,
RueDescartes52 p93, 94
---
PUBLICATIONS POSTHUMES (hors séminaires) :
2005
AAVE p34
2006

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 471



AQDJS p35, 37, 40-6-7, 50, 62
2012
TempsModernes669 p13, 24-5

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 472






7.4 Annexe B : Concept et Quasi-concept chez Jacques Derrida

Il y a dans le texte de Derrida une exigence de rigueur, un choix minutieux
des mots, un souci de démonstration, une continuité dans l'utilisation du
vocabulaire, qui témoignent d'une attention jamais démentie à la
construction de concepts. Il insiste lui-même sur cet aspect en employant
souvent ce mot, à toutes les étapes de son œuvre, ou en parlant de concept
"pur", ce qui est une façon de réaffirmer l'essence conceptuelle du concept.
Cela conduit à poser des questions difficiles : qu'est-ce qu'un concept? En
quoi se distingue-t-il d'un simple mot de la langue, de l'utilisation courante de
l'idiome? Quelle différence y a-t-il entre la mise en œuvre de ce concept et le
"concept de concept", celui de la tradition métaphysique?

1. Classique et non classique.


La construction de concepts prolonge les contraintes logiques de la


tradition classique. Elle renvoie à une logique binaire, idéalisante, récurrente
dans la discussion théorico-philosophique. Mais c'est aussi un jeu, un
" b r i c o l a g e " à s i t u e r d a n s l e m o u ve m e n t d e d é c o n s t r u c t i o n , d e
supplémentarité et de catachrèse qui conduit à produire toujours plus de
concepts, à les déployer dans des chaînes linguistiques intraduisibles les unes
dans les autres. S'il existe un rapport accrédité, autorisé, entre un mot et un
sens, le travail conceptuel (qui est aussi travail de la différance) revient à le
déformer ou le transformer. Le résultat ne se stabilise que difficilement dans
de nouveaux systèmes d'oppositions.

Les concepts qui intéressent Jacques Derrida sont doubles. D'un côté, ils
distinguent, ils instaurent des limites; mais d'un autre côté, la pureté de ces
limites est impossible à mettre en œuvre. Le concept est disjoint, inadéquat à
soi, une inadéquation qui n'est pas accidentelle, mais qui appartient au
concept même. Par exemple, le concept de "politique" chez Carl Schmitt est
indissociable d'une prise de position politique. Il se veut scientifique, mais
inscrit virtuellement d'autres enjeux, un principe de ruine au coeur du
discours théorique. Ce n'est pas seulement l'ennemi qui fait irruption dans le
politique et dans le concept de politique; c'est l'autre en général. Ce que "veut
dire" le concept n'est pas ce qu'il fait.

2. Quasi-concepts.

Prolonger la pensée de Jacques Derrida est une opération paradoxale. D'un


côté, il a lui-même enseigné que son intention, son vouloir-dire ne lui
survivraient pas. Le mode opératoire des mots aujourd'hui attachés à sa
signature est imprévisible. D'un autre côté, la double stratégie qu'il a initiée
ne s'arrête pas nécessairement avec lui. Rien n'empêche le lecteur de lire ses
concepts comme classiques et non classiques, pensables et impensables,
possibles et impossibles [comme il l'a écrit]. Rien ne l'empêche de reprendre
à son compte la tâche qu'il s'était donnée de transformer l'espace logique
habituel, de déployer dans d'autres champs le statut d'un concept hétérogène
au concept classique de concept, un quasi-concept à la fois idéal, comme tous

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 473



les concepts, mais aussi irréductible et singulier; à la fois transcendantal et
quasi-transcendantal (mis en mouvement par une exception, un retrait).

Derrida semble prendre un plaisir tout particulier à faire la liste de ces


concepts qu'il a inventés, qu'il définit avec rigueur tout en prenant soin de les
laisser équivoques et instables. Par exemple : archi-trace, différance, gramme,
auto-affection, itérabilité, pharmakon, supplément, hymen, parergon,
restance, etc... Cette liste n'est jamais close. A chaque fois que de nouveaux
thèmes sont abordés, elle s'élargit : economimesis (pour l'art), le spectre
(pour Marx), le messianique sans messianisme (pour la démocratie), et ainsi
de suite. C'est ainsi que se greffent, sur d'anciens concepts, des restes
irréductibles à la hiérarchie dominante.

Chaque fois, à la façon d'une fiction ou d'une fable, le concept ou quasi-


concept énonce une vérité qui est aussi une non-vérité (issue d'un "comme
si", d'un coup de force, on peut l'accuser de bêtise).

3. Concepts purs pensables, mais impossibles.


Et pourtant le quasi-concept opère comme concept. La pensée derridienne


est très structurée, elle ne cesse de revenir sur des formulations stables et
réitérées. Il répète les mêmes mots, il insiste, et souvent il renvoie en note à
des textes antérieurs. Par exemple, parlant du concept de nature (physis), il
renvoie au concept de différance - non sans ambiguité car il avait indiqué par
ailleurs que la différance n'était pas un concept. Ou bien lorsqu'il explique
que l'hospitalité, le pardon, le don ou l'au-delà du souverain, en tant que
concepts purs, sont pensables mais impossibles.

Jouer avec les concepts, c'est les préserver rigoureusement comme


concepts, et en même temps les faire glisser, les pousser jusqu'au point
singulier où ils perdent leur place dans l'organisation binaire du monde. D'un
côté, il y a du non-conceptuel, de l'inconceptualisable, de l'irréductible au
concept, même si on lui donne un nom comme : le jeu de la différance, khôra,
l e subjectile - ou l'animal. D'un autre côté, le simple fait d'énoncer "Il y a"
présuppose le pensable. Si, par exemple, j'énonce qu'il y a du don, même si
j'avance que le don est impossible, je le rends pensable. Si je propose le
concept de ville-refuge, je vais plus loin, j'engage ma responsabilité. Et si
j'accepte l'héritage du concept de déconstruction, c'est devant la mémoire, et
aussi devant la justice.

Pour qualifier la logique qui gouverne le mouvement de ces concepts,


Jacques Derrida parle d'une "graphique" - nom féminin qui, employé dans ce
sens, est lui aussi un néologisme. La graphique est une logique déconstruite,
celle de la restance. Si elle se rattache aux Lumières modernes, c'est pour
ouvrir cet espace à la contamination ou la dissémination d'un autre espace -
dans une zone hybride entre pensée et philosophie.

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 474

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 475





7.5 Index des noms propres

(à l’exception de Jacques Derrida)



ABRAHAM, N et TOROK, M: 187, 245, 276, 281, 284, 404

AGAMBEN, G : 194, 270, 282


ANIDJAR, G : 20

ARENDT, H : 223

ARISTOTE : 23, 94, 121-2, 205, 437


ARMSTRONG, Ph : 21

ARTAUD, A : 91, 115, 140, 142s, 153, 155s, 226, 265, 283-5, 298,
302s…, 309, 330, 339, 353, 388, 445-6

ATTRIDGE D. : 310

AUDI P : 154

AUSTIN, J : 66s, 72-8, 182, 313, 334-5


BAAL-TESHUVA, J : 137

BARBERA del ROSAL A. : 40


BARTHES, R : 167, 197, 254, 269, 292-3, 353


BAUDELAIRE : 30, 146, 161, 208, 263


BENJAMIN, W : 15, 44, 197-8, 221-3, 289, 311, 322, 338, 346-7,
358s, 362s…, 399, 433

BENNINGTON, G : 21, 23, 29, 41, 60-1, 177s, 325-6, 406, 409, 410, 435-
6

BENVENISTE, E : 78

BERGER, A-E : 318, 406


BERNARDO, F : 65, 83, 291-2


BLANCHOT, M : 30-1, 51, 59, 138, 141, 206, 222, 243, 254, 299,
310, 321, 397, 402-4, 421, 438, 443s...
BOISSINOT, Ch : 392

BONAFOUX, P : 150

BRAULT, P-A : 78

BÛCHNER, G : 106-7, 107s, 109s, 168, 171, 339, 340


CAHEN, D. : 99, 102, 355, 432, 450


CALLE-GRUBER, M : 42, 91-5-6, 119, 132-3, 206, 267, 383-4, 386-7, 412

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 476



CAMPILLO, A : 347

CAPUTO, J : 20, 56, 369, 388, 436s


CELAN, P : 43, 106 à 114, 168, 171, 221-2, 229, 247-8, 251-2, 263,
269, 284, 307, 318 à 323, 339 à 343, 356-7, 362, 373-4, 419, 420, 428
à 431, 446

CEZANNE : 86s..., 91, 103, 175


CIXOUS, H : 21s, 26-7, 42, 57, 95-6, 98, 100, 198-9, 203, 221, 315,
380-3

COHEN, J : 38

COHEN-LEVINAS, M : 17, 419, 428s…


COLLEONY, J : 60, 127
CREPON, M : 43, 57, 112s, 149, 2201-2, 248 à 256, 321s, 348-9,
355, 359, 363-4, 446

DALMASSO, J-F : 439


DAMISCH, H : 15, 71, 86-7, 275, 288


DAVID, A : 32, 131


DE DUVE, T : 30, 149


DE GRAMONT, J : 160, 271


DE MAN, P : 182, 405, 433


DE VRIES, H : 44

DESCARTES : 81, 387, 447


DIDI-HUBERMAN, G : 15, 187, 211


DUFRENNE, M : 31

ECO, U : 30, 132


EINSTEIN, A : 48-9

EINSTEIN, C : 348

FATHY, S : 92, 141, 191, 260, 274-5, 369, 373, 380


FENVES, P : 19, 89, 448-9


FISCHER, H : 150

FREUD, S : 41, 44 à 50, 55, 108, 110, 129, 131, 1 4 2 , 162s, 173,
185, 189, 196, 201, 224 à 240, 245-6-9, 251, 253-4, 258, 261, 270s,
276, 284, 297, 307, 310, 325, 341-5, 348, 355, 374, 390-1-6, 405-7

GADAMER, H-G : 247s, 253, 299, 429s


GALARD, J : 201

GENET, J : 18, 100, 114, 283-4, 301, 311, 329, 332-3, 346, 370, 393,
445

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 477
GÖDEL : 26-27

GOETZ, B : 273, 294


GOLDSCHMIT, M : 28, 112, 360, 368


GROSSMAN, E : 131, 326


HEIDEGGER, M : 3, 30, 52, 69, 81, 88-9, 91s…, 106 à 112, 118, 125-
6, 131, 140, 149s…, 162, 186s…, 1 9 8 , 205, 221-2, 232, 246-9, 254,
260-7, 291, 323-7, 351, 359, 370, 338, 445-6

HERACLITE : 89, 93-5


HOFSTADTER, D : 26

HOUILLON, V : 95, 151-2, 221


IDEL, M : 372

JABES, E : 252, 444-6


JANICAUD, D : 119

JEFFERSON, Th : 76

JOYCE, J : 101-5, 123 à 132, 153, 159, 202-3, 284, 338-9, 365,
378-9, 441

KAFKA, F : 79, 147s, 186, 203, 315, 348-9, 428, 446


KANT, E : 30, 39s, 79s, 86, 134, 140-4, 151-2, 159 à 166, 254, 271,
284, 291, 295-6, 387, 413, 449s

KHATIBI, A : 416

KOFMAN, S : 20, 33, 160, 254


KRAUSS, R : 275

KRELL, D-F : 161, 246


LACAN, J : 227-8, 267, 310, 337, 345


LACOUE-LABARTHE, Ph : 20-1, 53, 108, 160, 212, 217, 222, 443


LEROUX, G : 223, 282, 451


LEVESQUE, Cl : 115

LEVINAS, E : 3 , 13, 30s, 43, 55-9, 60, 95, 108, 113, 131-2, 167,
221-2, 244-6, 249, 253, 265, 284, 323, 393, 407, 410 à 429, 444-6

LISSE, Michel : 53, 99


LLEWELYN, J : 202, 424


LYOTARD, J-F : 43, 53, 159, 254, 287, 427, 442


MADAULE, P : 331

MALABOU, C : 390, 405, 439

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 478



MAJOR, R. : 44, 49, 310

MALLET, M-L : 25, 92, 192, 259, 341, 391, 441


MARRATI-GUENOUN, P : 260

MARGEL, S : p39, 240s, 309, 404-7


MASO, J : 117, 205-7, 211, 283, 409


MAUSS, M : 104, 305, 413


MERLEAU-PONTY, M : 329

MICHAUD, G : 25, 27, 42, 45, 92, 109, 112, 193-5, 282, 310, 441

MILLER, J-H : 17, 100, 308-9, 347


MONTAIGNE : 23, 122, 131, 333, 390


MOSES, S : 347

MOUSSARON, J-P : 353s


NAAS, M : 20s, 78, 242, 449, 450,


NANCY J-L : 54, 118, 131, 147, 153, 160, 187, 212, 217, 243, 278,
288, 291, 333, 340, 357, 386-7, 397, 443

NASCIMENTO, E : 419

NIETZSCHE, F : 94, 161, 182, 217, 267, 284, 370, 387, 398-9

NORA, P : 38

OUAKNIN, M-A : 222, 430


PANOFSKY, E : 30, 71-2, 88, 288


PEAN, V : 17

PEETERS, B : 21

PETROSINO, S : 126, 202, 308


POE, E : 263, 345


PONGE, F : 119, 120, 129, 140, 177, 284, 332-3, 350


PROUST, M : 100, 182


RABATE, J-M : 153, 159


RAMOND, Ch : 230, 283


REY, J-M : 235


RIFKIN, H : 83

RIVETTE, J : 28, 316, 444


ROELENS, N : 152, 188, 277


ROGOZINSKI, J : 18, 43, 59, 260 à 267, 351-2




RONELL, A : 385

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16


Le concept d'œuvre de Jacques Derrida, un vaccin contre la loi du pire 479
ROSENZWEIG, F : 221, 347-8

ROUSSEAU, J-J : 166s, 173s, 179, 182s…, 221, 274, 290, 324, 348

ROYLE, N : 146

RUSSEL : 26, 31

SALLIS, J : 243

SCHMITT, C : 43, 246, 301, 396, 445


SCHAPIRO, M : 69, 70, 81, 88-9, 232


SCHELLING : 361-2, 420


SEARLE, J : 66, 77, 283-4, 313-4, 335-6


SEFFAHI, M : 56

SEGARRA, M : 286

SERGEANT, Ph : 304

SHAKESPEARE : 96, 100, 279, 365


SISCAR, M-A : 115


SOLLERS , Ph : 75, 129, 283-4


TITUS-CARMEL, G : 25, 72s…, 197, 265


TROTTEIN, S : 139, 144, 151


UKAI, S : 215

VALERY, P : 109, 170s…, 279, 282


VAN EYCK, J : 71 à 74, 188


VAN GOGH, V : 69, 81-2, 86 à 92, 141-9, 150, 158, 188, 197, 232,
265, 271, 277, 441

WEBER, S : 19, 20, 128

Pierre Delain – Thèse de doctorat 22/10/16




Résumé Abstract


Jacques Derrida s'interroge, dans son œuvre, ln his work ("œuvre"), Jacques Derrida
sur l' « énigme » du concept d'œuvre. Dans interrogates what he calls "the enigma" of the
cette thèse, nous essayons d'une part, concept of work. ln this dissertation, we try,
d'analyser et de commenter ce qu'il dit de ce on the one hand, to analyse and comment
concept, mais aussi, d'autre part, de upon what he says about this concept, and
s'interroger sur ce qui se fait par cette œuvre also, on the other hand, to interrogate what is
signée de son nom. Notre hypothèse est que done through this work he signs. Our
la structure d'auto-immunité décrite dans assumption is that the structure of auto-
l'œuvre est opérante dans l'œuvre. « Il faut » immunity, described in the work, is operating
se protéger contre quelque chose. Contre within the work. "lt must" protects itself
quoi ? Quelque chose en rapport avec le mal against something. Against what? lt has to do
radical. Cette opération, que nous nommons with radical evil. This operation, that we also
œuvrance, est performative. Elle passerait cali "œuvrance" ("working"), is performative. lt
par cinq principes inconditionnels : laisser passes through five unconditional principles :
l'avenir ouvert, s'adresser à l'autre comme leave the future open, address oneself to the
tel, s'aventurer pour plus que la vie, garder le other as such, aim for more than life, keep the
secret, répondre des principes - en ce secret, answer to principles - in this ve
moment même. moment.
Cela conduit à la définition d'un « principe de This leads to the definition of a "principle
l'œuvre » spécifique de l'œuvre derridienne the work" : specifie to the derridian wo
dont l'énoncé est le suivant : Ce qui a lieu whose statement is the following : what
dans une œuvre s'affirme place in the work, is unconditionally "'"''r""""
inconditionnellement, en-dehors de tout beyond ali catcu/ation, ali finatity and
calcul, de toute finalité et de toute transaction.

transaction.
















Mots Clés Keywords



Derrida, déconstruction, œuvre, mal radical, Derrida, deconstruction, work, radical evil,
inconditionnalités, principes. unconditionalities, principles.

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