Vous êtes sur la page 1sur 22

Sociologie du travail

La société traditionnelle : Attitude à l'égard du temps et conduite


économique
Pierre Bourdieu

Résumé
La conduite économique suppose un ensemble de valeurs sociales qui l'oriente. L'étude de la société paysanne algérienne
montre la cohérence de ces valeurs dans une société traditionnelle et permet de comprendre les difficultés que rencontre
l'apprentissage de l'économie moderne.

Citer ce document / Cite this document :

Bourdieu Pierre. La société traditionnelle : Attitude à l'égard du temps et conduite économique. In: Sociologie du travail, 5ᵉ
année n°1, Janvier-mars 1963. pp. 24-44;

doi : https://doi.org/10.3406/sotra.1963.1127

https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1963_num_5_1_1127

Fichier pdf généré le 07/04/2018


Pierre Bourdieu

La société traditionnelle

Attitude à l'égard du temps

et conduite économique

sociales
montre
La conduite
la
quicohérence
V oriente.
économique
de
U étude
ces valeurs
suppose
de la société
dans
un une
ensemble
paysanne
sociétéde
algérienne
tradition¬
valeurs

nelle et permet de comprendre les difficultés que rencontre


V apprentissage de V économie moderne.

Bien qu'elle n'exprime pas une régularité universelle de l'activité


économique, la théorie de l'utilité marginale manifeste un caractère fon¬
damental des sociétés modernes, la tendance à la rationalisation qui
affecte tous les aspects de la vie économique. « Le caractère propre à
l'époque capitaliste, écrit Max Weber, et — l'un entraînant l'autre —
l'importance de la théorie de l'utilité marginale (comme de toute théorie
de la valeur) pour la compréhension de cette époque, consistent en ce que,
de même que ce n'est pas sans raison que l'on a appelé l'histoire économique
de plus d'une époque du passé « l'histoire du non-économique », de même,
dans les conditions présentes de la vie, le rapprochement de cette théorie
et de la vie était, est et, pour autant qu'on en puisse juger, sera de plus
en plus grand et façonnera le sort de couches de plus en plus larges de
l'humanité. C'est en ce fait historico-culturel que consiste la signification
heuristique de la théorie de l'utilité marginale » 1.
De ce fait historico-culturel, le devenir récent de la société algérienne
est un aspect ; le procès d'adaptation à l'économie capitaliste que l'on
peut y observer rappelle ce que la seule considération de nos sociétés
pouvait faire oublier, à savoir que le fonctionnement d'un système éco-

politique
Gesamrmlte
1. Max , t.Weber,
Aufsàtze
I. « Problèmes
« zur
Die Wissenschaftslehre,
Grenznutzenlehre
généraux », P.U.F.,
und
p. 372,
das1962,
cité
« psychophysische
p.
par396.
Oskar Lange,
Grundgesetz
Économie»,

24
La société traditionnelle

nomique suppose l'existence d'un système déterminé d'attitudes à l'égard


du monde et à l'égard du temps. Par suite, si la description du système
capitaliste achevé peut en retenir exclusivement les propriétés objectives,
à savoir par exemple la rationalisation et la prévisibilité, il reste que, dans
le cas de l'Algérie et des sociétés en voie de développement, où le système
pré-existe aux attitudes qu'il exige, la conscience économique concrète
doit être l'objet premier de l'analyse. Dans nos sociétés, parce que le
système économique et les attitudes sont en harmonie presque parfaite,
la rationalisation venant à s'étendre peu à peu jusqu'à l'économie domes¬
tique, on s'expose à ignorer que le système économique se présente comme
un champ d'attentes objectives qui ne sauraient être remplies que par
des sujets dotés d'un certain type de conscience économique et, plus
largement, temporelle. Il s'ensuit qu'une situation qui se définit comme
le débat entre un système qui se propose ou s'impose et des individus que
rien ne prépare à en ressaisir l'intention profonde, invite à réfléchir sur
les conditions d'existence et de fonctionnement du système capitaliste,
c'est-à-dire sur les structures de la conscience économique à la fois
favorisée en fait et exigée par ce système. Rien n'est en effet plus étranger
à la théorie économique, qui prétend se fonder sur les attitudes du sujet
économique, que le sujet économique concret : loin que l'économie soit
un chapitre de l'anthropologie, l'anthropologie n'y est qu'un appendice
de l'économie et Yhomo œconomicus, une création fictive dotée des facultés
correspondant aux propriétés caractéristiques du système capitaliste, le
résultat d'une manière de déduction a priori qui tend à trouver confir¬
mation dans l'expérience, au moins à la limite, parce que le système éco¬
nomique en voie de rationalisation tend à façonner les sujets conformé¬
ment à ses attentes et à ses exigences. Dès lors, s'étant demandé implici¬
tement ou explicitement ce que doit être l'homme économique pour que
l'économie capitaliste soit possible, on aura tendance à considérer les
catégories de la conscience économique propre au capitaliste comme autant
de catégories universelles, indépendantes des conditions économiques et
sociales ; corrélativement, on risque d'ignorer la genèse, tant collective
qu'individuelle, des structures de la conscience économique. Animée par
un rationalisme moniste, la théorie économique n'a-t-elle pas toujours été,
implicitement, ce qu'elle tend à devenir, c'est-à-dire un chapitre d'une
praxéologie générale, science formelle du choix 1 ?
Dans les sociétés en voie de développement, le discord entre les struc¬
tures objectives et les attitudes est tel que la construction d'une théorie


réalité
sonnement
tables,
aporteuse
1.avec
treatise
Ludwig
de
comme
toute
d'une
l'action
on praxéologique
von
economics
lales
connaissance
rigueur
Mises
telle
théorèmes
,qu'elle
Londres,
écrit
decorrect
leur
exacte
par
se
mathématiques
certitude
manifeste
1949,
exemple
ne etsont
précise
p. apodictique
dans
: « Les
pas
39). corrects.
seulement
des
la vie
théorèmes
choses
et
et Ils
leur
l'histoire.
absolument
réelles
sont
auxquels
irréfutabilité
également
»La (Human
praxéologie
sûrs
aboutit
—etvalables
pour
action,
irréfu¬
le rai¬
est
la

25
Pierre Bourdieu

économique adaptée supposerait peut-être que l'on renonce, en ce cas


au moins, à déduire l'anthropologie de l'économie, les individus du sys¬
tème. Choisissant d'étudier le procès laborieux d'adaptation des individus
au système capitaliste et l'assimilation des catégories qui en sont solidaires,
on se gardera, évidemment, d'ignorer que ces phénomènes ne prennent
tout leur sens qu'en référence à ce système et à ce qui en fait la spécifi¬
cité, à savoir le rapport de domination qui impose aux colonisés d'adopter
la
de loi
vie.du colonisateur, qu'il s'agisse de l'économie ou même du style

L'adaptation à un ordre économique et social, quel qu'il soit, suppose


un ensemble de savoirs empiriques, transmis par l'éducation diffuse ou
spécifique, de savoirs agis et implicites, à la façon du maniement de
la langue maternelle, plutôt que conçus explicitement, et solidaires d'un
ethos, c'est-à-dire d'une « sagesse » qui n'est pas constituée et unifiée
en tant que telle. Cet acquis est ce qui permet à l'individu d'agir de
façon raisonnable et avec des chances de succès à l'intérieur de sa propre
société. C'est ainsi que l'adaptation à une organisation économique et
sociale tendant à assurer la prévisibilité et la calculabilité, c'est-à-dire,
avant tout, la rationalité économique, exige une attitude détei minée
à l'égard du temps et, plus précisément, à l'égard de l'avenir, la ratio¬
nalisation de la conduite économique supposant que toute l'existence
s'organise par rapport à un point de fuite absent, abstrait et imaginaire.
La structure de la conscience temporelle et l'ethos corrélatif apparaissent,
dans le cas de la société capitaliste, comme le fondement de la conduite
économique raisonnable et capable d'assurer la réussite. C'est pourquoi
il paraît nécessaire d'analyser, même sommairement, la structure de la
conscience temporelle qui est associée à l'économie traditionnelle : outre
qu'elle est indispensable pour comprendre le procès d'adaptation à l'éco¬
nomie capitaliste et, plus précisément, pour en expliquer les lenteurs
et les difficultés, cette description, en contraignant à la mise en suspens
de tous les présupposés, doit permettre de saisir la signification essentielle
de la conscience temporelle propre à l'homme de nos sociétés dominées
par le principe de rationalisation.

Prévoyance et prévision

tionnelle
d'explorer
possibles
S'il est innombrables
que
vrai
et de
l'idée
quemaîtriser,
rien
d'un
qu'il
n'est
futur
faut-il
appartient
plusimmense
étranger
en conclure,
à la
età force
la
ouvert,
comme
société
ou au
comme
algérienne
on
calcul
l'a champ
fait
humains
tradi¬
trop
de

souvent, que le fellah, sorte de mens momentanea enfermée dans l'adhésion


immédiate au présent directement perçu, soit incapable de viser un avenir
lointain ? Faut-il voir dans sa soumission à l'égard de la durée un simple
abandon aux aléas du climat, aux caprices de la nature et aux décrets
26
La société traditionnelle

de la providence ? Mais comment expliquer que la défiance à l'égard


de toute tentative pour prendre possession de l'avenir puisse coexister
avec la prévoyance nécessaire pour répartir une bonne récolte parfois
sur plusieurs années ? Comment expliquer que la prévision ou le projet
soient considérés, presque explicitement, comme présomption, démesure
et ambition diabolique alors que toute la tradition exalte la pré¬
voyance ?
« Fais comme si tu devais vivre éternellement, fais comme si tu devais
mourir à l'instant » : ce proverbe enferme un aspect de la contradiction
qu'il s'agit de comprendre, puisqu'il exalte à la fois la prévoyance et la
soumission à la durée. La prévoyance peut-elle être identifiée, dans son
fondement et sa fin, à la prévision ? Faire des réserves, est-ce vraiment
affronter l'avenir, porter l'assaut contre lui ou se disposer à la défense,
se préparer à tenir le siège ? Quelles sont la signification et la fonction
de cette accumulation ? Il apparaît d'abord que les produits conservés
sont avant tout des biens de consommation. En second lieu, alors que
les produits de la terre, le blé ou l'orge par exemple, peuvent être traités,
soit comme biens directs, c'est-à-dire comme offrant ou pouvant offrir
une satisfaction immédiate, soit comme biens indirects, c'est-à-dire comme
concourant à l'élaboration de biens directs, mais n'étant source, en eux-
mêmes, d'aucune satisfaction, le paysan placé devant cette alternative,
en cas de récolte excédentaire, choisit de les traiter comme biens directs,
préférant accumuler le blé ou l'orge supplémentaire au lieu de les semer
et d'accroître l'espérance de la récolte future. Ainsi, l'avenir de la pro¬
duction se trouve sacrifié à l'avenir de la consommation, les biens potentiels
aux biens actuels, la prévision à la prévoyance.
Aussi faut-il distinguer nettement entre la mise en réserve, qui consiste
à prélever une part des biens directs pour les réserver à la consommation
future et qui implique prévoyance et abstention de consommer, et, d'autre
part, l'accumulation capitaliste, « épargne créatrice » conduisant à réserver
des biens indirects en vue d'un usage producteur : celle-ci ne prend sens
qu'en référence à un futur lointain et abstrait ; elle exige la prévision
calculatrice et rationnelle, tandis que la mise en réserve, simple consom¬
mation différée et potentielle, suppose la visée d'un « à venir » concret,
virtuellement enfermé dans le présent perçu, un avenir à portée de la
main, tels ces biens de consommation dont le paysan s'entoure et qui
constituent la garantie palpable de sa sécurité. Prévoir, disait Cavaillès,
ce n'est pas voir à l'avance. La prévoyance du fellah, vision anticipée,
anticipation pré-perceptive, diffère essentiellement de la prévision ration¬
nelle de l'entrepreneur capitaliste.
Elle en diffère d'abord par ses motivations. La décision économique
n'est pas déterminée par la considération du but, ni par la recherche
de la raison d'être de l'action, mais par le souci d'obéir à des impératifs
sociaux, de se conformer à des modèles légués par la tradition et de suivre
des voies tracées par l'expérience. C'est ainsi, par exemple, que nombre
27
Pierre Bourdieu

de paysans riches mettent leur point d'honneur à ne consommer que les


produits de leur terre ; et les Kabyles observent souvent que les grandes
maisons qui ne veulent pas déroger mangent du couscous d'orge tandis
que les plus pauvres ont du couscous de blé. De même, lors de la première
sortie des bœufs pour les labours, l'usage veut que l'on offre un repas
auquel sont conviés le khammès, s'il y en a un, et quelques voisins ; on
sert alors un couscous contenant des grains de grenade qui avaient été
mis en réserve, que l'on possédât ou non des grenadiers. Parce que l'honneur
veut qu'il en soit ainsi, on fait aussi des conserves, de viande salée par
exemple, en vue des fêtes, c'est-à-dire à l'intention des invités plutôt que
de la famille elle-même. Par là se comprend tout le mépris dont on accable
celui qui est dépourvu de réserves et particulièrement le citadin à propos
de qui on dit : « Ce que la journée a travaillé, la nuit l'a mangé. » Bref,
les raisons qui inclinent à la mise en réserve sont traditionnelles plutôt
que rationnelles. Etre prévoyant, c'est se conformer à un modèle transmis
par les ancêtres, approuvé par la communauté et, ce faisant, mériter l'ap¬
probation du groupe 1. Les conduites de prévoyance sont dictées par
l'imitation du passé et par la fidélité aux valeurs léguées par les anciens
et non point par la visée prospective d'un futur projeté.
C'est aussi le point d'honneur, le nif, qui pousse bien souvent le paysan
kabyle à accroître le patrimoine ou à le défendre, afin de laisser un héritage
au moins égal à celui qu'il a lui-même reçu. C'est ainsi, par exemple,
que l'on rachète la terre vendue par un parent, à n'importe quel prix et
dût-on pour cela se ruiner, afin qu'elle ne vienne pas à tomber aux mains
d'une famille étrangère. De façon générale, le paysan engage ses dépenses
non point, comme l'entrepreneur capitaliste, en fonction du profit
escompté, mais en fonction du revenu procuré par la campagne précé¬
dente, l'excédent étant d'abord consacré à l'achat de bêtes. Par exemple,
chez les paysans du Tell, lorsque la récolte a été bonne, le troupeau
s'agrandit, parfois au-delà des disponibilités en eau et en pâturage et il
n'est pas rare qu'un hiver rigoureux fasse des hécatombes parmi des bêtes
mal nourries en sorte que, l'année suivante, faute de bêtes de trait et
de monnaie d'échange pour acquérir les semences, l'étendue des cultures
se restreint, l'équilibre étant assuré par les automatismes naturels et
non par un calcul rationnel. Le paysan kabyle, lorsqu'il le peut, achète
des terres. Mais, jusqu'à une époque récente, les ventes étaient rares
parce qu'interdites par l'honneur. Autrefois on achetait souvent une

entreposaient
dans
individuelle
de
en
des1.la
institution
arabophones.
Par
le
disette,
temps,
le qui
grenier
au
leurs
collective.
parfois
revient
cœur
réserves,
collectif,
même
sur
auIl chef
plusieurs
enla
de
commun
était
prévoyance
de
l'abondance
famille,
deannées,
même
autrefois
les
nécessaire
etlede
privations
àdroit
la
àlongueur
toute
matmura,
de
pourque
regard
lade
répartir
l'on
fraction,
silo
vie,sur
s'impose,
familial
seune
la
trouvaient

consommation
bonne
les
ou
parclapique
Chaouïa
crainte
récolte
érigés

28
La société traditionnelle

seconde paire de bœufs, à la belle saison, sous prétexte que l'on en avait
besoin pour le dépiquage (ce qui donnait à entendre que la récolte avait
été abondante), mais en réalité, bien des fois, afin que, pendant la fin de
l'été, période des mariages et des fêtes où la vie sociale atteint sa plus
haute intensité, les gens puissent dire : « C'est la maison des deux paires
de bœufs et du mulet ». En peu de temps, le fourrage qui eût à peine suffi
à une paire de bœufs se trouvait épuisé et il n'était pas rare que la seconde
paire fût vendue avant les labours d'automne, époque où elle eût été vrai¬
ment nécessaire. Mais le renom de la famille était sauf. Depuis une ving¬
taine d'années, une cinquantaine même dans les régions où la tradition
d'émigration vers la France est ancienne, on assiste à une conversion
économique : nombre de gens achètent des pressoirs à huile, des moulins
à moteur, des camions, etc. Mais le sentiment de l'honneur est encore
à l'origine de bien des conduites : il n'y a pas si longtemps que les com¬
pétitions de prestige entre les deux « moitiés » qui divisent les villages ou
bien entre deux grandes familles, les conduisaient à se pourvoir l'une et
l'autre du même équipement collectif sans s'inquiéter de la rentabilité.
Ainsi, la décision économique peut se référer à des fins d'ordre tout à
fait différent sans que la fin proprement économique (à nos yeux, puis¬
qu'elle n'est jamais explicitement constituée en tant que telle) soit réso¬
lument privilégiée.
En outre, la prévoyance se distingue aussi de la prévision du fait que
l'anticipation naît de la logique même de la situation et diffère essentielle¬
ment d'un plan extérieur auquel l'action aurait à se conformer : elle ne
pose pas comme future la fin actuellement visée par l'action entreprise,
mais l'appréhende comme un « à venir » synthétiquement uni au présent
par un lien directement saisi dans l'expérience ou établi par les expériences
antérieures. Dans une économie agricole où le cycle global de la pro¬
duction peut être embrassé d'un seul regard, les produits se renouvelant
en général en l'espace d'un an, le paysan ne dissocie pas le travail de son
résultat tangible, « à venir » dont le présent est gros. Par là s'expliquent,
entre autres raisons, les difficultés qui surgissent lorsque la longueur
des cycles de production se trouve modifiée, les résultats n'apparaissant
pas avec la régularité ou la rapidité coutumière. C'est ainsi qu'en diverses
légions d'Algérie, le service de la Défense et de la Restauration des Sols
(D.R.S.) qui offrait aux agriculteurs de construire gratuitement des
banquettes où seraient plantés des arbres, s'est heurté d'abord à la résis¬
tance du fellah, tandis que le colon européen profitait immédiatement
de l'aubaine. Instruits par l'expérience concrète et palpable que leur pro¬
curait le succès des travaux entrepris sur les terres européennes, les
paysans algériens demandèrent à bénéficier des améliorations qu'ils
avaient d'abord refusées (dans la région de Benchicao). Comment expli¬
quer cette défiance première, sinon par le fait que l'on répugne à sacrifier
un intérêt tangible et à portée de la main (dans le cas présent, la pâture
qui était assurée aux troupeaux par les sols qu'il s'agissait de restaurer)
29
Pierre Bourdieu

à un intérêt abstrait qui ne se laisse pas appréhender par l'intuition


concrète 1 ?
L'économie moderne, où la distance qui sépare le début et la fin du
procès de production est extrêmement longue, suppose la position d'une
fin abstraite et, du même coup, la constitution d'un futur abstrait, le calcul
rationnel devant suppléer en outre au défaut de vision globale. En effet,
pour que le calcul soit possible, il faut que se trouve rompue l'unité orga¬
nique qui unissait le présent de la production à son « à venir », unité
qui n'est autre que celle du produit lui-même, comme le montre la com¬
paraison d'une technique artisanale fabriquant des produits entiers et
de la technique industrielle, fondée sur la spécialisation et le morcellement
de l'œuvre. Les tâches du paysan ne se laissent pas aussi aisément mettre
en miettes. Elles sont en effet solidaires du monde naturel qui porte en
lui-même ses propres principes de division et d'unification et qui, loin
de laisser prise aux découpages arbitraires, impose ses rythmes propres.
Il s'ensuit que les plans et les projets purement rationnels ne suscitent
souvent que le scepticisme ou l'incompréhension. En effet, fondé sur le
calcul abstrait, situé dans l'ordre du possible et supposant la mise en
suspens de l'adhésion au donné familier, le plan est affecté de l'irréalité
du rêve ou de l'imaginaire, comme si, entre la planification et la prévoyance
coutumière, il existait le même abîme qu'entre une démonstration mathé¬
matique et une démonstration par découpage et pliage. Pour qu'un projet
d'amélioration suscite l'assentiment, il faut qu'il puisse proposer concrè¬
tement des résultats tels que la situation personnelle de l'intéressé lui-
même ou d'une personne de sa connaissance s'en trouve améliorée.
C'est ainsi que des mesures introduites au nom de l'intérêt peuvent être
rejetées tandis qu'elles sont accueillies lorsqu'elles sont proposées par
un personnage respecté ; l'instituteur d'autrefois, chikh el lakul, n'a-t-il
pas favorisé, dans nombre de villages kabyles, des novations inspirées
et imposées par son prestige et son autorité morale ? C'est par loyauté
personnelle à l'égard d'un homme que l'on estime ou comme on dit, « pour
la
sontradition.
visage », que l'on se résout à rompre le cours continu et assuré de

gérie
déclives
àgrande
des
du
terrains
le leurs
1.
travail,
demi-siècle
fruits
La
rurale.
terrains
réticence
résistance
et»avec
de (Rapport
généralement
labour
«, L'établissement
et par
Alger,
des laopposée
crée
profits
perspective
de
les
SLNA,
l'Administrateur
(pour
occupants
très
lointains
à lales
médiocres,
1950).
création
dedepaysans)
banquettes
bénéfices
musulmans,
qu'ils
« La
des
de
est
neconstruction
la
des
banquettes
importants
conçoivent
refusé
commune
plantées
charges
malgré
ou ad'arbres
n'est
d'entretien
mixte
lade
offerts
pas
étéplus-value
banquettes
»observée
accepté
(Ibid.,
de
par
fruitiers
Mascara,
la
etTeniet-el-Haad).
qu'avec
vente
dans
énorme
une
à sur
travers
in
toute
gêne
ultérieure
l'Algérie
des
la dans
donnée
l'Al¬
plus
sols
les

30
La société traditionnelle

Entraide et coopération

On décèlerait la même différence essentielle entre l'entr'aide qui associe


toujours des individus unis par des liens de consanguinité réelle ou fictive,
qui est encouragée et louée par la tradition, et la coopération, travail
collectif orienté vers des fins abstraites. Dans le premier cas, le groupe
préexiste à l'accomplissement en commun d'une œuvre commune, lors
même que celle-ci lui donne l'occasion de revivifier les sentiments qui
fondent la communauté ; dans le second cas, le groupe n'existe que par
référence aux fins futures qui sont visées et conçues en commun, en sorte
que, trouvant hors de lui-même, dans le futur anticipé par le projet et
garanti par le contrat, son propre principe d'unification, il cesse d'exister
en même temps que le contrat, qui le fonde. Aussi, rien ne serait plus faux
que de considérer que les traditions de solidarité préparent les paysans
algériens à s'adapter à des structures coopératives ou collectivistes. Il se
pourrait que les ouvriers agricoles des zones de grande colonisation,
dépossédés de leurs terres et de leurs traditions, soient plus disponibles
que les petits propriétaires des régions relativement épargnées.

Troc et échange monétaire

De même, si les paysans algériens ont longtemps manifesté une vive


défiance à l'égard de la monnaie, si aujourd'hui encore les échanges moné¬
taires demeurent extrêmement réduits en bien des régions, c'est que
l'échange monétaire est au troc ce que l'accumulation en vue d'un
usage capitaliste est à la mise en réserves. Tandis que, dans l'objet échangé,
on saisit directement et concrètement l'usage à venir que l'on pourra en
faire et qui se trouve inscrit en lui au même titre que le poids, la saveur
ou la couleur, avec la monnaie, cette saisie directe et concrète n'est plus
possible ; l'usage futur qu'elle signale est lointain, imaginaire et indé¬
terminé. La monnaie, bien indirect par excellence, n'est source en elle-
même d'aucune satisfaction. C'est ce qu'entend rappeler l'histoire du
fellah qui mourut en plein désert auprès de la peau de mouton pleine
de pièces d'or qu'il venait de découvrir. Défiance et incompréhension
absurdes ? Mais G. Pirou ne disait-il pas : « Une vie économique qui
serait axée tout entière autour des expressions monétaires et qui ne
tiendrait
dises et les
passervices
compte serait
des satisfactions
en un sens réelles
irrationnelle
qu'apportent
1. » les marchan¬

En effet, avec la monnaie fiduciaire, on ne possède plus les choses,


mais les signes de leurs signes. Cela, la sagesse kabyle le rappelle : « Un

1. Annales sociologiques, 1934, p. 71.


31
Pierre Bourdieu

produit, dit-on, vaut plus que son équivalent (en monnaie) » ou encore
« Acquiers des produits plutôt que de l'argent. » Du fait que « toute monnaie
est fiduciaire », celui qui accepte un billet en échange d'un mouton commet
un acte de foi au même titre que le fellah qui immole un mouton sur
les fondations de la maison qu'il entreprend de bâtir.
La monnaie, instrument qui sert à n'importe qui, n'importe où, pour
n'importe quelle opération d'échange, est caractérisée par son indéter¬
mination : d'une part, en tant que chose « qui ne sert à rien que de pouvoir
obtenir de quoi servir à tout », elle enferme une infinité d'usages possibles
et indéterminés ; d'autre part, du fait qu'à l'infinité des emplois possibles
correspond l'infinité des moments d'utilisation possibles et qu'il peut
arriver qu'un temps assez long s'écoule entre le moment où elle est reçue
et le moment où elle est dépensée, elle constitue le symbole concret d'un
avenir abstrait. En premier lieu, elle permet donc la prévision déterminée
d'un usage indéterminé : « Si je ne sais pas quelle quantité de blé je pourrai
acheter avec elle, je sais cependant, remarque Simiand, que je pourrai
en acheter dans le futur ; même si le blé n'est pas ce dont j'ai besoin,
je sais que je pourrai me nourrir, me vêtir, faire quelque chose d'utile
avec de l'or 1. » Et ailleurs : « C'est ce pouvoir d'anticipation ou de repré¬
sentation, voire de réalisation anticipée d'une valeur future, qui est la
fonction essentielle de la monnaie et, notamment, dans les sociétés pro¬
gressives 2. » En second lieu, s'il est vrai qu'elle enferme une infinité
d'usages possibles puisqu'elle peut servir indifféremment à acheter une
certaine quantité de blé ou d'orge ou de tout autre produit, permettant
du même coup de quantifier les attentes ou les espérances, reste que les
différentes affectations possibles d'une somme donnée d'argent s'excluent
dès que l'on entreprend de réaliser l'une ou l'autre concrètement : il
n'est pas possible en effet de consacrer la totalité de cette somme à l'achat
de blé sans renoncer à acheter de l'orge ; bref, il faut choisir et l'on ne
peut vouloir à la fois l'un et l'autre. Ainsi, l'utilisation de la monnaie
suppose l'adoption de la perspective du possible, de l'attitude de projet
comme position d'une infinité de possibles qui peuvent également se réaliser
ou ne pas se réaliser, en même temps que l'attitude de prévision qui vise
un possible particulier et particularisé comme ne pouvant pas ne pas
se réaliser et, aussi, comme ne pouvant se réaliser qu'à l'exclusion de tous
les autres possibles.
Tout à l'opposé, les marchandises échangées dans le troc, sur la base
d'équivalences établies par la tradition, enferment en elles-mêmes leur
usage potentiel ; elles révèlent leur propre valeur fondée sur leur qualité
de biens d'usage, susceptibles d'être immédiatement utilisés, et ne
dépendant pas, à la différence de la monnaie, de conditions extérieures

p. 2.
1.
81.Ibïd.,
Simiand,
p. 80.
« La monnaie, réalité sociale », Annales sociologiques, série D, 1934,

32
La société traditionnelle

et étrangères. Par suite, il est beaucoup plus aisé d'utiliser raisonnable¬


ment des réserves que de distribuer sur tout un mois un salaire reçu
ou d'établir une hiérarchie rationnelle des besoins et des dépenses ; la
tentation de tout consommer d'un coup est infiniment moins grande
que l'inclination à réaliser d'un coup tout l'argent possédé 1. Les Kabyles
enferment le plus souvent le blé oa l'orge dans de grandes jarres de terre,
appelées ikufan (sing, akufi ), qui sont généralement percées de trous à
différentes hauteurs. Et la bonne maîtresse de maison, responsable de
l'utilisation des réserves, sait que lorsque le grain descend au-dessous
du trou central nommé timit, le nombril, il faut faire attention et modérer
la consommation. Le calcul, on le voit, se fait tout seul et la jarre est
comme un sablier qui permet à chaque instant de mesurer ce qui n'est
plus et ce qui reste.
La conversion qu'exige l'usage de la monnaie est analogue à celle
qu'opère la géométrie analytique. A l'évidence claire, fournie par l'in¬
tuition, se substitue l'évidence aveugle, issue du maniement des symboles.
Désormais on ne raisonne plus sur des objets annonçant de façon quasi-
tangible et palpable leur usage et la satisfaction qu'ils promettent, mais
sur des signes qui ne sont en eux-mêmes source d'aucune jouissance.
Entre le sujet économique et les marchandises ou les services qu'il attend,
s'interpose le voile de la monnaie. Par suite, pour des individus formés
et préparés à une économie tendant primordialement à assurer la satis¬
faction des besoins immédiats, l'usage rationnel de la monnaie, en tant
que médiation universelle des relations économiques, suppose nécessai¬
rement un apprentissage fort lent et difficile. La tentation est gïande
de convertir le salaire à peine reçu en biens réels, nourriture, linge, mobi¬
lier ; et il n'était pas rare, il y a une cinquantaine d'années, de voir des
ouvriers dépenser en quelques jours le revenu d'un mois de travail ; à une
date plus récente, on a pu observer des attitudes analogues lorsque, chez les
nomades du Sud, les bergers jusque-là rétribués en nature ont commencé
à recevoir un salaire en argent. On sait aussi que l'inhabileté des ruraux
au maniement de le monnaie et leur inadaptation aux règles juridiques
ont contribué grandement à accélérer le mouvement de dépossession
foncière. Ainsi, après avoir condamné la politique qui conduisait à
dépouiller les Algériens de leurs parcours, Violette observait : « On abuse
vraiment des expropriations (...). En tout cas, encore faut-il que lorsqu'il
y a lieu à expropriation, le dommage soit réparé en équité et spécialement
que l'obligation pour l'administration de recaser les expropriés et spécia¬
lement les indigènes soit respectée (...)• L'indemnité en argent n'a pas
de sens pour le fellah. Il le dépensera aussitôt, il ne pourra pas le capi¬
taliser et utiliser le pauvre revenu qu'une opération de placement lui

du1.Sud
argent.
Cela,oùles
viennent
marchands
les nomades,
ne l'ignorent
avares
pas, de
surtout
leurs ceux
moutons,
qui fréquentent
mais prodigues
les marchés
de leur

33
Pierre Bourdieu

assurerait 1. » On sait en outre combien furent catastrophiques les expé¬


riences de rupture d'indivision favorisées par les lois du 26 juillet 1873
et du 23 avril 1897. Devenus détenteurs d'un titre de propriété authen¬
tique et aisément aliénable, nombre de petits propriétaires, pressés par
la misère, furent tentés par l'attrait de l'argent et vendirent leur terre ;
peu familiers avec l'usage de la monnaie, autrefois si rare au Maghreb 2,
ils eûrent tôt fait, le plus souvent, de dissiper leur petit capital et furent
contraints de se louer comme ouvriers agricoles ou de fuir vers la ville 3.
Ainsi, l'utilisation rationnelle d'une quantité limitée de monnaie suppose
un calcul extrêmement complexe tendant : 1° à déterminer les usages
futurs qui sont possibles dans la limite des moyens disponibles et, parmi
eux, ceux qui sont mutuellement compatibles, étant donné que la somme
détenue
le choix ou
doit
lessuffire
choix aux
raisonnables
besoins en
d'une
référence
période
à une
déterminée
structure
; 2°
hiérarchisée
à définir

de fins. Si l'on sait que dans nos sociétés où l'apprentissage culturel tend
à inculquer, de façon pressante, les principes d'épargne, d'économie, de
rentabilité, l'économie domestique reste néanmoins réfractaire à la ratio¬
nalisation, faut-il s'étonner que les Algériens et particulièrement les
ruraux, éprouvent la plus grande peine à acquérir et à manier des tech¬
niques aussi complexes et solidaires d'un ethos aussi profondément étran¬
ger à l'esprit de leur tradition 4 ?

pré-coloniale
lieu
d'échanges
commerciales
Les
en
«de
les
contrats
écrits
Le
entraîner
naie
pression
une
ment,
voit
nomique,
du
assurés
la•2.
Il1.
3.
4.
société
banquiers.
abus,
pratiquant
commerce
change,
moyens
Tlemcen
29
ne
somme
commerçants
forcé
le
L'Algérie
Ernest
et
Aconstatant
Pour
ilsemble
octobre
le
déplacement
contre
l'absence
de
est
le
une
de
crédit
il
n'était
montrer
président,
directs
aient
normaux
société
d'argent
suffira
la
obligé
se
Picard
en
dont
nécessitant
local,
circulation
L'usure
pas
les
le
1959)
misère
vwra-t-elle?,
mettre
enles
1911
prêt
pas
été
punitions
d'aptitude
on
consentaient
d'une
que
Algérie
pour
de
et
les
comment
donne
dettes
en
:âgé
des
de
peut
employés,
»,
responsable
n'y
de
qui
àles
direct
marchandises,
échanges
les
échange
l'ouvrage
Rapport
règlement
d'effets
vivre
anecdote
le
de
commandite,
nomades
perdait
écoliers
rend
effets
retenir
et
depuis
recours
:un
13
pp.
pour
aux
àles
lade
ans,
tableau
impossible
crédit
manier
de
à89-91.
créances,
de
société
pour
rien.
uns
manger
1830
du
des
«quelques
une
l'intérieur
région
du
commerce.
sa
dut
transhumants
au
commerce,
idéaltypique
lacours
de
terre
accidents
et
le
commerce
nourrir-sa
fessée,
,»crédit
aux
commission
prévoir
les
collection
sommaire
(P.
tend
prêt
aux
troc,
àsoit
son
lamoyen
traits
détaillants,
et
région
symboles
21.)
ou
sur
du
prévision
l'assuré
autres,
àcapital,
qu'il
Le
sous
une
soit
plutôt
façonner,
l'emploi
volontaires.
famille.
Les
»gage
pays,
intérieur.
troc
essentiels
revêtait
n'étaient
du
(rapportée
d'enquête,
de
clause
de
sous
ne
celle
faisaient
contrats
recevait
immobilier
et
Centenaire
monétaires
Lowestoft
que
puisse
et,
la
comme
et
et
la
»la
de
même
supplémentaire
vie
dès
dans
(William
leforme
les
»monnaie
:de
souvent
billets
pas
«(Ernest
calcul.
la
p.
par
économique
Le
l'enfance,
4les
Juifs
véritables
en
de
instruments
un
remployer
assez
41).
shillings.
trafic
(Angleterre)
primitive
les
(plus
de
s'ajoute
la
quelque
rahnia
àMarçais,
délai
métallique
«ordre
(journaux
et
monnaie
Picard,
l'Algérie,
.....
développés
Siauquel
usités
les
l'attitude
très
) selon
on
Mais,
négociations
et
de
)souvent
immédiate¬
sorte
Mozabites,
de
de
lui
«de
la
court,
l'Algérie
La
s'étaient
sont
(laquelle
L'exode
donnait
simples
en
.....
étaient
devant
p.
tsenia.
lettres
crédit.
donne
forme
office
mon¬
pour
date
éco¬
30).
les
se
la
).

34
La société traditionnelle

Le crédit et Véchange de dons

Si, de toutes les institutions économiques introduites par la coloni¬


sation, le crédit est sans aucun doute le plus difficile à saisir, c'est qu'il
suppose que l'on agisse en fonction d'un futur abstrait, défini par un contrat
écrit que garantit tout un système de sanctions et de normes rationnelles ;
c'est aussi que, avec la notion d'intérêt, il fait intervenir la valeur comp¬
table du temps. Par là, il est tout à fait étranger à la logique de l'économie
traditionnelle. Sans doute, l'usure dont les taux atteignaient, selon
Hanoteau, 50 à 60 % en moyenne, avant 1830, et 25 à 30 % en 1867 1,
s'inscrivait-elle normalement dans une société qui, bien qu'elle fît aussi
peu de place que possible à la circulation monétaire, était d'autant moins
exempte de crises que la précarité de ses techniques ne lui permettait
pas de maîtriser les aléas du climat. Mais en outre, rien n'est plus étranger
à l'esprit traditionaliste que de faire du temps un objet de calcul : par là
s'explique l'emprise de l'usure et aussi de la rahnia, prêt sur gage immo¬
bilier qui a été, aux mains des grandes familles algériennes, un instrument
tout puissant de dépossession, ou bien de la tsenia, qui, revêtant la forme
d'une vente* permettait à 1' « acheteur » de disposer légitimement des
fruits bien qu'il n'eût effectivement qu'un droit de nantissement.
Parce qu'il est toujours imposé par la nécessité, ce qui exclut que
l'on en débatte les conditions, et destiné généralement à la consommation,
ce crédit d'urgence diffère du crédit destiné à l'accroissement du profit
par l'investissement, le prêt, presque toujours direct, se confondant avec
l'usure. On ne recourt à l'usurier qu'en dernière extrémité, une fois
épuisées toutes les ressources de l'entr'aide et de la solidarité familiales.
Celui qui, ayant les moyens de l'aider, livrerait un frère ou un cousin
aux mains de l'usurier, serait irrévocablement déshonoré. L'interdiction
du prêt à intérêt n'est que l'envers d'un impératif positif, à savoir le
devoir d'entr'aide fraternelle. Ainsi, les règles communautaires, parfois
codifiées dans les coutumiers, imposaient que l'on prêtât assistance
aux veuves, aux infirmes et aux pauvres, que l'on aidât les victimes d'une
calamité : par exemple, lorsqu'une bête venait à se blesser et devait être
abattue, la communauté indemnisait le propriétaire et la viande était
partagée entre les différentes familles. Echanges de services, conventions
à l'amiable (plutôt que contrats), dons et contre-dons, autant d'institu¬
tions qui remplissaient la fonction impartie en nos sociétés au crédit.
Ici encore, les fins proprement économiques n'étant pas constituées en
tant que telles et se confondant avec celles que proposent la morale de

parfois
taux
prendre
1. qui,
Hanoteau,
80
sien%.
l'on
beaucoup
sePoésies
rappelle
d'endroits,
populaires
qu'en seEurope
de la maintenus
sont Kabylie,
aux xne Paris,
jusqu'à
et xuie
1867,
1954,
siècles,
p.ne193,
doivent
ils atteignaient
note pas
1. sur¬
Ces

35
Pierre Bourdieu

l'honneur et le sentiment de la communauté, la rationalisation, au sens


où nous l'entendons, se trouve exclue, qui implique que l'activité écono¬
mique s'accomplisse en vue d'une fin unique et future définie, grâce au
calcul, dans le cadre d'un plan.
Bien qu'elles revêtent, chacune dans leur système, des fonctions iden¬
tiques, bien qu'elles supposent, l'une et l'autre, la confiance comme
défiance surmontée du fait que, la restitution étant dans les deux cas
différée, l'avenir intervient et avec lui le risque, des institutions telles
que le crédit, d'une part, et, d'autre part, les échanges de biens et de
services fondés sur la loyauté personnelle, sont séparés par une différence
essentielle.

Dans les conventions à l'amiable, la seule garantie est la bonne foi,


inséparable de la respectabilité ( horma ) et du point d'honneur (ni/) dont
on témoigne à la face des autres ; les assurances sur l'avenir sont fournies,
non par la richesse, mais par l'homme qui en dispose. Le crédit, au con¬
traire, se soucie de garantir sa sécurité en prenant des sûretés, telle la
solvabilité du débiteur. De plus, il implique la notion d'intérêt, inséparable
de la quantification de la valeur du temps ; pareil calcul, de même que
la comptabilité, sont étrangers à l'économie traditionnelle, soit qu'ils se
trouvent exclus par la logique de la surgénérosité, soit que les biens aient
des prix traditionnellement fixés, l'effort du vendeur se bornant à mettre
en vente des quantités aussi importantes que possible.
Mais le plus important est que l'échange de biens ou de services et la
convention à l'amiable établissent entre deux personnes un lien supra-
économique : en effet, le contre-don différé est déjà virtuellement présent
dans la relation interpersonnelle qui en est l'occasion, et il est garanti,
concrètement, par la loyauté personnelle et personnellement éprouvée de
la personne qui reçoit. Il en est ainsi, plus généralement, de tous les
contrats : du fait qu'on ne contracte qu'entre personnes de connaissance,
parents, amis ou alliés, l'avenir de l'association se trouve assuré, dans
le présent même, par l'intuition globale que chacun forme de l'autre,
connu pour être un homme d'honneur et fidèle à ses engagements.
Celui dont on dit : « cet homme, c'est une parole » (argaz (Vawal ) est
l'incarnation vivante de l'avenir, que tout son passé et sa renommée
engagent et garantissent mieux que toutes les codifications explicites
et formelles ; le crédit, au contraire, suppose l'impersonnalité totale des
relations et la considération d'un futur abstrait. S'étonnera-t-on, dans
ces conditions, que les institutions de crédit agricole créées par l'Admi¬
nistration coloniale se soient heurtées, faute d'être adaptées, à l'inccm-
préhension et parfois à l'hostilité des fellahs qui n'y voient souvent qu'une
réincarnation bureaucratique et impersonnelle de l'usurier d'autrefois ?

36
La société traditionnelle

La structure de la conscience temporelle

Ainsi les comportements observés ne se laissent comprendre qu'en réfé¬


rence à la structure historico-culturelle de la conscience temporelle. A partir
d'observations incontestables, mais sélectives, on concluait trop souvent,
s'accoidant, en cela avec les stéréotypes du racisme, que le paysan algérien
et, plus généralement, l'homme traditionaliste vivaient enfermés dans le
présent ponctuel, imprévoyants et insoucieux de l'avenir 1. En fait
« Và venir » entendu comme horizon du présent perçu diffère essentielle¬
ment du futur en tant que série abstraite de possibles équivalents et
distribués selon une extériorité réciproque. U anticipation préperce ptù>e,
visée de potentialités inscrites dans le donné perçu, s'insère dans une
conscience perceptive dont la modalité est la croyance et s'oppose donc
au projet entendu comme projection de possibles imaginés dans une
conscience qui n'affirme rien concernant l'existence ou la non-existence
de son objet. Dans l'anticipation préperceptive, le futur n'est pas posé
thématiquement comme futur ; il s'intègre comme potentialité actuelle
dans l'unité du perçu. C'est ainsi que le blé se donne immédiatement,
non seulement avec sa couleur, sa forme, mais aussi avec des qialités
inscrites en lui au titre de potentialités, telles que « fait pour être mangé ».
Ces potentialités sont saisies par une conscience perceptive, au même titre
que les aspects directement perçus ; donc sur le mode de la cro\ance.
Alors que la conscience de projet, conscience imaginaire, suppose la mise
en suspens de l'adhésion au donné et vise les possibles projetés comme
pouvant également arriver ou ne pas arriver, la conscience qui saisit Jes
potentialités comme « à venir » est engagée dans un univers parsemé de
sollicitations et d'urgences, le monde même de la perception. « L'a venir »
est l'horizon concret du présent et, à ce titre, il se donne sur le mode
de la présentation, et non de la représentation, par opposition au fulur
impersonnel, lieu des possibles abstraits et indéterminés d'un sujet inter¬
changeable. Ce qui distingue le futur de « l'à venir » et le possible de la
potentialité, ce n'est pas, comme on pourrait le croire, la plus ou moins
grande distance par rapport au présent directement perçu, puisque
celui-ci peut donner à percevoir comme co-présentes des potentialités
plus ou moins éloignées dans le temps objectif, pourvu qu'elles soient
liées à lui par l'unité d'une signification.
La conscience vit et agit cette distinction sans l'expliciter, sinon sous

peut-être
que
dans
(Ethnologie
comment
1. laMM.
le dimension
présent
trop
peut-on
Leroi-Gourhan
de l'Union
volontiers
pour
dire
temporelle
le française,
présent,
cela)
accusé
etqu'il
aPoirier
ad'imprévoyance
été
Paris,
été
vivait
définitivement
obligé
P.U.F.,
écrivent
« hors
de compter
du
1953,
mais
par
temps
introduite
exemple
qui
t.av>i;
II,
»néanmoins
? p.
l'avenir
: dans
921).
« L'indigène
;vivait
Est-ce
son
on pourrait
existence
età qu'on
agissait
diredire
(età»

37
Pierre Bourdieu

la forme de l'ironie sur soi. « Où vas-tu ? », demandait-on un jour à Djeha,


personnage imaginaire où les Kabyles aiment à se reconnaître. « Je vais
au marché. » — « Comment ! et tu ne dis pas 's'il plaît à Dieu' ? » Djeha
passe son chemin, mais arrivé dans le bois, il est rossé et dépouillé par
des brigands. « Où vas-tu Djeha ? lui demandent des gens de rencontre.
« Je rentre à la maison..., s'il plaît à Dieu. »
Cette simple histoire suffit à mettre en garde contre l'ethnocentrisme
et contre l'inclination à décrire la conscience temporelle de l'homme
précapitaliste comme séparée par une différence de nature de celle que
forme l'homme capitaliste. En fait, la conscience temporelle est solidaire
de l'ethos propre à chaque civilisation. S'il est vrai que, faute d'avoir
soumis leur propre expérience du monde à l'analyse phénoménologique,
les ethnologues ont eux-mêmes creusé, mainte fois, l'abîme qui, selon
leur interprétation des faits, les séparait de leur objet, s'il est vrai que
l'expérience que le fellah algérien forme de la temporalité est une moda¬
lité de notre expérience, reste que tout se passe comme si chaque civili¬
sation encourageait et favorisait, en fonction de ses choix fondamentaux,
une modalité particulière de l'expérience de la temporalité 1.
« S'il plaît à Dieu », cela veut dire à la fois qu'il peut ne pas plaire
à Dieu et plaise à Dieu. Cette locution marque, par opposition, que l'on
passe à un autre monde, régi par une logique différente de celle qui règne
dans le monde perçu, le monde du futur et des possibles dont la propriété
essentielle est de pouvoir ne pas advenir 2. « Azka d'azqa », « demain,
c'est le tombeau » : le futur est un néant qu'il serait vain de tenter de
saisir, un rien qui ne nous appartient pas. De celui qui s'inquiète trop
de l'avenir, oubliant que par essence il échappe aux prises, on dit qu' « il
veut se faire l'associé de Dieu » et, pour le rappeler à plus de mesure, on
lui jette : « Ce qui t'est étranger, ne t'en soucie pas », ou encore : « l'argent
hors de la bourse, n'y vois pas un capital ». La démesure, c'est le fait
d'oublier que le possible peut ne pas arriver ou, comme fait la science,
de prétendre réduire par la prévision l'infinité des possibles à un seul.
Desparmet îaconte qu'il y a une cinquantaine d'années, les vieux Algériens
aimaient à dire, en y mettant toute l'ironie possible : « Les Français vain¬
cront même la mort. » Bref, l'esprit de prévision n'est que présomption ;
aussi évite-t-on de faire des projets trop lointains, considérant que le seul
fait de prévoir constitue une insolence à l'égard de Dieu. Dire comme

propre
tement
Canaque
ne
grains
de
on2.
1.la
doit
compte
C'est
Peut-être
couvée
réservés
àpas
celle
l'homme
mieux
ainsi,
lecompter
de
ou
nombre
faut-il
àque
l'intellectualisme.
mesurer
par
laoccidental
semence
la
les
exemple,
de
voir
sienne
hommes
les
poulets
làgrains
; qui
une
propre
on
queprésents
àse
nedes
la
Peut-être
la
de
dégage
compte
description
qu'il
naissance.
la
racines
semence,
à rejette
des
une
pas
est-ce
des
analyses
assemblée,
Serait-ce
le
implicite
le
ce
interdits
nombre
parce
Canaque
serait
deparce
qu'il
de
on
Leenhardt
d'oeufs
présumer
concernant
lane
dans
décrit
que
conscience
doit
de
l'altérité
compter
de
la
l'expérience
pasle
est
couvée,
l'avenir
mesurer
calcul
temporelle
très
radicale.
les exac¬
œufs
?mais
: les
du
on

38
La société traditionnelle

on fait souvent, que « l'avenir est la part de Dieu », c'est dire que tout
effort pour s'en emparer est une ambition diabolique.

La sagesse

L'apprentissage culturel et la pression collective tendent à décourager


tout ce qui, en nos sociétés, est encouragé, esprit d'entreprise, volonté
d'innover, souci de la productivité ou du rendement, et ainsi de suite.
Le sentiment profond de la dépendance à l'égard de la nature dont on
subit les rythmes et les rigueurs, incline à une attitude de soumission
à l'égard de la durée, à une indifférence nonchalante envers le temps
qui passe et que nul ne songe à maîtriser, à épuiser ou à économiser 1.
On voit un manquement à la bienséance dans la presse et la précipitation.
El ahammaq, c'est celui qui se précipite sans réflexion dans ses actions,
qui parle sans cesse, qui court pour rattraper quelqu'un, mais aussi
celui qui, tant il se hâte à faire son travail, risque de « maltraiter la terre »
qui « lui demandera des comptes ». Impatient, insatiable et avide, il
ne sait s'en tenir à la mesure, il veut « embrasser la terre », oubliant les
enseignements de la sagesse :

« On a beau poursuivre le monde,


nul ne le rejoindra »
« 0 toi qui te précipites,
Arrête-toi pour être blâmé ;
La subsistance vient de Dieu,
Tu n'as pas à t'en soucier. » (Chant populaire.)

Toutes les vertus paysannes tiennent en un mot, niya (ou encore tiâ-
uggant ), c'est-à-dire innocence, naïveté, simplicité, droiture 2. La niya
exclut l'avidité, ce que l'on appelle « le mauvais œil », thit ; elle s'accom¬
pagne de la sobriété, c'est-à-dire de l'art de modérer ses besoins 3. Bou
niya, l'homme simple et droit, ignore le calcul et la prévision, car il ne
sied pas de prétendre percer les desseins de la Providence, mais, res-

àtemps,
ments.
l'égard
1. Cette
dont
dusociété
latemps,
politesse
développe
de et
l'horaire
l'art
tout
deetparler
undeartl'exactitude
sont
de passer
un aspect
leapparaît
temps
essentiel.
ou
dansmieux
Latous
même
delesprendre
indifférence
comporte¬
son

2. Niya signifie pureté d'intention, simplicité, droiture, justice ; péjorativement,


sottise. Bab niya ou bou niya, c'est l'homme simple, candide. Aâggun, c'est l'enfant
qui ne la
signifie parle
bonne pas foi,
encore
l'innocence
et, par et,
extension,
péjorativement,
l'innocent,
la sottise.
le naïf, le crédule. Tiâuggant
3. Il y a encore, dans le village d'Aghbala où ces observations ont été faites, deux
ou trois de ces bou niya. Ce sont, par exemple, les seuls qui vont encore pieds-nus.
On
[tamlikhth
attribue: laà l'un
peaud'euxtannée)
cette
de boutade
Dieu ? ».: Un
« Pourquoi
autre vades
pieds-nus,
souliers alors
les souliers
qu'il yà alala main,
peau
et ne les chausse que sur le pas de la porte, quand il entre dans une maison étrangère.
39
Pierre Bourdieu

pectueux de la tradition, il se garde de tout consommer en un jour. Il ne


vend pas à un autre fellah certains produits, en général tous ceux que
l'on consomme frais, lait et beurre, légumes et fruits 1. Il n'établit que
des relations fondées sur la confiance entière, et, à la différence du maqui¬
gnon, spécialiste du maiché, ignore les garanties dont s'entoarent les
transactions mercantiles : témoins, actes écrits. Il ne parle que de ce qui
touche à la vie paysanne et villageoise, tenant tout autre sujet pour
impie, tels ceux que les ouvriers agricoles ou les émigrés ont introduits.
Il entretient avec sa terre et ses bêtes auxquelles il sait parler un certain
langage, un véritable rapport de familiarité. A la niya s'opposent tiharchi,
l'adresse, l'habileté et, péjorativement, la malice, ainsi que tahraymithy
la méchanceté impie ( lahram , le tabou), le calcul et la ruse.

La logique de Vêconomie traditionnelle

S'il est vrai que les conduites économiques du paysan algérien ne


peuvent être comprises qu'en référence aux catégories de sa conscience
temporelle, restent que celles-ci sont étroitement liées, par la médiation
de l'ethos, aux bases économiques de la société et à l'ensemble de la cul¬
ture. Si le paysan qui se respecte travaille sans précipitation, sachant
laisser à demain ce qu'il ne peut faire aujourd'hui, s'il ignore le souci
de l'horaire ou de la productivité ou la tyrannie de la montre, appelée
parfois « le moulin du diable », c'est que le travail n'a d'autre fin que de
satisfaire directement les besoins primaires 2. La vie consistant à sur¬
vivre, c'est-à-dire à durer, la fin de l'activité technique et rituelle est
d'assurer ce que Marx appelait la reproduction simple, c'est-à-dire la
production de la quantité de biens qui permette au groupe de subsister
et de se reproduire biologiquement, et aussi la revivification des liens,
des valeurs et des croyances qui font la cohésion du groupe. Bien que,
comme toute société humaine, elle soit en lutte contre la nature, cette
société ne se saisit pas et ne peut pas se saisir comme telle, à la manière de
nos sociétés. Loin de se considérer comme facteur agissant de l'extérieur
sur une nature extérieure, l'homme se sent englobé en elle. Par suite,
l'ambition de transformer le monde par le travail se trouve exclue, qui
suppose la mise en suspens de l'adhésion au donné naturel et social .et
la référence à un ordre imaginé et espéré 3. La civilisation traditionnelle

dans
référence
sion
l'intention
même,
de3.
1.
2.résoudre
symbolique
La
Il
Les
lesva
peut
montre
campagnes,
conduites
plus
à: lagauche,
tout
vendre
contradiction
précis
qui,
dans
sedules
passe
ne
àau
que
le
paysan
larègle
figues
titre
système
friche,
les
comme
qui
d'objet
pas
procédés
kabyle
sèches,
est
àrituel
toute
si
laaule
et
de
stérilité.
les
cœur
traditionnels.
l'ethos
dont
laluxe,
cycle
olives,
viede
l'analyse
annuel
s'est
;L'action
qu'elles
l'agriculture.
elle
mais
introduite
fournit
des
structurale
non
dévoilent
fécondante
rites
l'huile.
seulement
La
depuis
était
nature,
trouvent
permet
de
habité
quelques
unlaissée
l'homme
une
système
depar
ressaisir
expres¬
années
àla
etelle-
fin
de
de

40
La société traditionnelle

ne forme pas l'ambition de trouver prise sur le futur et le hasard, mais


s'efforce seulement de leur offrir la moindre prise. La crainte d'un désordre
objectif, capable d'ébranler ou de détruire l'ordre établi, conduit à écarter
méthodiquement (sans, évidemment, que ces opérations s'effectuent au
niveau de la conscience individuelle) toutes les situations insolites, à
maintenir, au prix d'une sorte de rétrécissement des aspirations, une
situation qui puisse être maîtrisée par les moyens accoutumés, à réduire
l'inconnu, lorsqu'il surgit à l'improviste, au déjà connu, à répondre par
des solutions anciennes à des problèmes nouveaux. Le traditionalisme
pourrait être le propre de sociétés qui, ne choisissant pas d'engager la
lutte contie la nature, s'efforcent de réaliser un équilibre ordonné moyen¬
nant une réduction de leurs activités, proportionnée à la faiblesse de leurs
moyens d'action sur le monde. Menacée sans cesse dans son existence
même, contrainte de dépenser toute son énergie à maintenir aussi élevé
que possible un équilibre périlleux avec le monde extérieur, cette société,
hantée par le souci de durer, choisit de s'accommoder au monde plutôt
que d'accommoder le monde à sa volonté, de conserver pour se conserver
plutôt que de se transformer pour transformer x.
La société traditionaliste s'assure de l'avenir en s'efforçant de le façonner
par les moyens dont elle dispose, à l'image du passé ; en tâchant de réduire
les possibles innombrables, gros de toutes les menaces inconnues et pres¬
senties, au passé rassurant parce que révolu et exemplaire. Les antici¬
pations du paysan s'appuient sur la lecture de signes dont la tradition
fournit la clé. « S'il tonne en janvier, prends flûte et tambourin ; s'il
tonne en février, n'épuise pas tes fourrages. » Le présent et surtout le futur
ne peuvent être dominés qu'autant qu'ils peuvent être rattachés et réduits
au passé, qu'ils peuvent apparaître comme simple continuation ou comme
copie fidèle du passé. « Suis le chemin de ton père et de ton grand-père »
ou encore : « Celui qui ressemble à son père n'est pas à critiquer », tel est
l'enseignement de la sagesse.
Dans une société ainsi constituée, si le futur n'est pas posé en tant
que futur, c'est-à-dire comme le lieu d'une infinité de possibles, c'est

métier
violence
vulgaire
paysan
de
production
ses1.des
est
sonnages,
fondément
et
Elle
déterminismes
la
viol
la
par
techniques,
saura
Le
moisson,
idéologies.
couverture
àet
soi
précipité
milieu
qu'il
àtisser,
violence
l'homme
la
tirer
coupable
enfouie,
sont
terre
s'agirait
naturels
géographique
constituent
couteau,
quoique
réparation,
très
La
etvégétale,
etpour
terre
etavide
que
et
ensuite
archaïques.
seulement
la
pèsent
redoutable,
la
nécessaire
l'analyse
faucille.
n'est
nature,
féconder
(el
les
l'incertitude
par
parce
étant
jamais
ahammaq
avec
sommets
exemple,
d'exploiter.
Les
qu'elle
drame
découvre,
caractérisé
et
àettraitée
une savoir
grands
inévitable,
lui
) force
d'une
des
ou
met
de
arracher
des
comme
les
«affleure
maladroit.
moments
l'agriculteur
d'autant
en
températures,
par
La
mauvais
tragédie
instruments
œuvre
est
terre,
l'incertitude
matière
sesparfois
criminelle,
plus
de
des
richesses.
traitements
dit-on,
qui
l'année
qui
moyens
première,
grande
fabriqués
lase
auest
exigera
du
fragilité
joue
d'abord
niveau
Cette
agricole,
que
dont
contraint
climat,
que
comme
entre
par
des
les
intention
le
des
parce
des
lui
lemaniement
les
moyens
la
comptes.
deux
feu
inflige
attitudes
matériau
sols,
de
fragilité
labours
qu'elle
: faire
pro¬
per¬
soc,
les
de
le»

41
Pierre Bourdieu

peut-être que l'ordre instauré par le traditionalisme n'est viable qu'à


la condition d'être saisi, non comme le meilleur possible, mais comme
le seul possible, c'est-à-dire à la condition que soient écartés ou ignorés
tous les « possibles latéraux » qui constituent la pire menace par cela
seul qu'ils feraient apparaître la tradition, tenue pour immuable et néces¬
saire, comme Un possible parmi d'autres. Il y va de la survie du traditio¬
nalisme qu'il s'ignore comme tel, c'est-à-dire comme choix qui s'ignore.
Le travail, comme la croyance au progrès ou la conscience révolutionnaire
reposent sur le choix d'adopter la perspective du possible, de mettre en
suspens et en question l'acquiescement passif et la soumission spontanée
à l'ordre actuel, naturel ou social. La volonté de transformer le monde
suppose le dépassement du présent vers un futur rationnel qui ne peut
être atteint que par la transformation du donné actuel. Vivre dans la
croyance au progrès ou dans l'espérance révolutionnaire, c'est traiter
l'impossible comme s'il était possible ou, mieux, faire en sorte que l'im¬
possible devienne possible et l'inévitable, inadmissible.
Que la société traditionnelle repousse l'ambition de prendre prise
sur le futur, cela n'exclut pas, il s'en faut, qu'elle s'ingénie et s'évertue
à se garder des surprises du futur. Parce qu'on a trop souvent décrit les
sociétés précapitalistes en termes d'absence ou, selon le mot de Marx,
« comme les pères de l'église traitant des religions qui avaient précédé
le christianisme 1 », on a manqué d'apercevoir qu'elles obéissaient à ce
qu'on peut appeler le principe de la maximisation de la sécurité, la stéréo-
typisation de la conduite qui peut être observée dans tous les domaines
de l'existence exprimant entre autres choses la volonté de réduire autant
que possible la part de l'imprévu en abolissant l'innovation et l'impro¬
visation, c'est-à-dire le risque 2.
Mais c'est l'organisation même de la société et, tout particulièrement
ses rythmes temporels et spatiaux, strictement définis par le calendrier
rituel, qui, tout en dispensant de la prévision rationnelle, garantissent
contre l'imprévu. Parce qu'il est à la fois principe d'organisation, sa
fonction étant de définir l'ordonnance d'une succession, et force d'inté¬
gration, puisqu'il garantit l'harmonisation des conduites individuelles
et le remplissement réciproque des attentes concernant le comportement

pas
maintien
pisation
« Au
de
àtelles
dans
quences
1924,
sortir
1.latotalement
2. Le
Les
début,
le
qu'elles
tradition,
pp.
mode
des
magique
magiques
Capital,
descriptions
des
302-303.
écrit-il
sentiers
traditions
de
sont
àl'accent
vie
livre
de
l'ethnocentrisme
néfastes.
héritées
par
C'est
battus
l'activité,
auquel
que
premier,
exemple,
( est
.....
moi
Max
auxquels
des
on
»mis
(Max
qui
).la
Weber
est
aïeux
tome
partout
Ce
uniquement
crainte
accoutumé,
souligne.)
qui
Weber,
qui
on( I,
conduit
.....
donne
est
agit
profonde

Éditions
se
habitué,
).Wirtschaftsgeschichte,
sur
encore
des
manifeste
L'inaptitude
crainte
à l'activité
une
sociétés
d'introduire
sociales,
plus
constituent
description
découlant
lefortement,
traditionalistes
et
traditionalisme,
etParis,
sur
le
la de
la
moindre
répugnance
enMunich
l'action
1950,
raison
lac'est
termes
peurchangement
p.
n'échappent
économique
générale
la
etla
des
négatifs
92.
stéréoty-
générale
Leipzig,
sainteté
consé¬
du:

42
La société traditionnelle

d'autrui, le calendrier des travaux, des fêtes et des rites fonde la cohésion
du groupe en interdisant toute infraction aux attentes collectives en même
temps qu'il réduit au minimum la part laissée à l'imprévu. Comme
la prévision scientifique selon l'analyse bergsonienne, la société traditio¬
naliste s'assure de l'avenir en tâchant de le nier dans son essence propre,
c'est-à-dire en tant qu'imprévisible nouveauté ; mais tandis que les
sociétés prométhéennes, confiantes en la raison humaine, s'efforcent d'as¬
surer la prévisibilité maximum, la prévoyance ou, mieux, la prudence
des sociétés précapitalistes n'a d'autre ambition que de réduire au mini¬
mum la part de l'imprévu.

La pression de la nécessité économique peut imposer la soumission


forcée (dont la subsistance est le prix) à l'ordre économique capitaliste
et déterminer l'effondrement des modèles qui régissaient traditionnelle¬
ment la conduite économique1. Mais, en interdisant le projet, le chômage
interdit la rationalisation de la conduite économique et condamne au
traditionalisme du désespoir 2.
Cette existence abandonnée à l'incohérence ne prend sens vraiment,
ni par rapport à la logique du traditionalisme, ni par rapport à celle de
l'économie capitaliste. Il serait vain d'essayer de comprendre chaque
existence concrète comme une série discontinue d'actes dont certains
se référeraient aux modèles traditionalistes, certains aux modèles capi¬
talistes. En réalité, telle une forme ambiguë, chaque conduite peut faire
l'objet d'une double lecture parce qu'elle porte en elle-même la référence
aux deux logiques, en sorte que des conduites capitalistes imposées par
la nécessité demeurent essentiellement différentes de conduites capi¬
talistes intégrées dans un plan de vie capitaliste ; de même que des con¬
duites traditionalistes comme régression forcée sont séparées des conduites
traditionnelles par un abîme, à savoir la conscience du changement de
contexte. C'est ainsi par exemple que l'existence au jour le jour du sous-
prolétaire ou du fellah prolétarisé diffère absolument de l'existence entourée
de sécurités du fellah d'autrefois. Dans un cas, la recherche de la subsis¬
tance est la fin unanimement approuvée et unique que garantissent les
règles coutumières, dans l'autre cas, l'obtention du minimum de survie
est la fin imposée par la nécessité économique à une classe exploitée.
Du fait que le contexte est changé et que tous en ont conscience, du
fait que les assurances économiques et la sécurité psychologique jadis
fournies par une société intégrée et une tradition vivante se trouvent

procès
tude
logie
1. Cf.
2. àÉtant
dud'adaptation
l'égard
travail,
Pierre
donné
du4-62,
Bourdieu,
temps.
l'objet
à pp.
l'ordre
313-31.
de« cet
La
capitaliste
article, du
hantise on
et de
n'a
chômage
ladonné
transformation
chez
ici qu'un
l'ouvrier
schéma
corrélative
algérien
sommaire
de
», Socio¬
l'atti¬
du

43
Pierre Bourdieu

abolies, l'improvisation hasardeuse prend la place de la prévoyance coutu-


mière et de la stéréotypisation confortable des comportements. Ainsi,
le chômage ou l'emploi intermittent entraînent une désorganisation de
la conduite où il faut se garder de voir une innovation qui supposerait
une conversion de l'attitude. Traditionalisme du désespoir et défaut de
plan de vie sont les deux faces d'une même réalité.
Si la possession d'un minimum de sécurité est la condition sine qua non
de la rationalisation de la conduite et, plus largement, de la systéma¬
tisation des attitudes et des opinions, faut-il en conclure que la satis¬
faction des besoins primaires est la condition suffisante de la formation
d'un système rationnel de fins, dont la plus haute serait de maximiser
le revenu, et de l'adoption élective et généralisée de l'ethos implicitement
engagé dans l'attitude économique que favorise le système capitaliste ?
L'analyse des données statistiques concernant les comportements, les
attitudes et les opinions permet de discerner plusieurs types d'attitudes
économiques, associés à des conditions matérielles d'existence différentes.
L'emploi permanent et le revenu régulier font accéder à ce que l'on peut
appeler le palier de sécurité : chez les individus dont le revenu se situe
entre 400 et 600 NF, la fin de l'activité économique reste la satisfaction
des besoins, et le comportement obéit au principe de la maximisation
de la sécurité. Il faut se garder de voir là l'expression pure et simple de
la logique du traditionalisme. En fait, la conduite et l'attitude ne peuvent
se comprendre qu'en référence à l'existence du chômage structurel :
ceux-là même qui ont accédé à la sécurité continuent à l'éprouver comme
toujours menacée et se saisissent comme privilégiés ; de plus, les conditions
objectives du marché du travail leur interdisent le plus souvent la maxi¬
misation de l'effort. Enfin l'obtention d'un revenu familial que l'on peut
estimer à 800 NF, et où l'on peut voir l'indice objectif de ce que l'on
appellera le seuil d'entreprise, coïncide avec une mutation globale des
conduites et des attitudes, la rationalisation de la conduite tendant à
s'étendre à l'économie domestique, lieu des dernières résistances. Les
comportements tendent à composer un système qui s'organise en fonction
d'un futur abstrait, appréhendé et maîtrisé par la prévision et le calcul.

PIERRE BOURDIEU
Faculté des lettres de Lille
et Centre de sociologie européenne

44

Vous aimerez peut-être aussi