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Dans les beaux quartiers

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot

Les lignes de partage de la société peuvent se lire dans l'organisation de la ville, dans l'opposition
entre ses différents quartiers. Fondamentalement, la ville oppose ses beaux quartiers aux banlieues
populaires.
Les pierres, les vitrines, les attitudes corporelles, les accents ne cessent de produire des différences.
Les familles de l'aristocratie fortunée et de la grande bourgeoisie ancienne résident presque
exclusivement dans les VII, VIII et XVI arrondissement et dans quelques rares communes de la
banlieue Ouest dont Neuilly constitue l'archétype.
Les rallyes pour les adolescents et les cercles pour les adultes ajoutent à la ségrégation sociale, la
ségrégation spatiale.

• Des espaces à part pour un monde à part

Le prix de l'immobilier n'est pas le facteur déterminant des choix de logement des classes sociales
aisées (à la différence des classes populaires qui y sont sensibles). : densité de population moindre,
parcs, belles avenues, squares, boutiques à la mode sont les critères de choix ainsi que la proximité
familiale, le calme, et l'espace.
Il existe une certaine hiérarchie dans les élites, surtout en fonction de l'ancienneté d'appartenance
aux élites.
La bourgeoisie ancienne a des modes de vie et des valeurs qui tendent à rejoindre l'aristocratie.
Cela la met en opposition avec la bourgeoisie récente qui dispose certes d'une forte richesse mais
qui ne peut présenter les certificats de garantie que seule l'ancienneté peut fournir.
A richesse égale on a des styles de vie très différents. (cf Gatsby le Magnifique, Fitzgerald)
Il y a bien-être de l'entre-soi : le périmètre utile de la grande bourgeoisie est extrêmement étroit. On
ne va jamais bien loin et les changements s'opèrent toujours entre des quartiers socialement proches.
Il en résulte une grande concentration du milieu familial. La continuité de l'habitait fait que les gens
nouent entre eux des relations d'insertion en profondeur.
→ La ségrégation spatiale dans les beaux quartiers, ce n'est pas seulement l'exclusion, le rejet des
familles modestes, mais c'est aussi le rapprochement, l'agrégation des familles socialement proches.
Adultes et adolescents de la grande bourgeoisie sont très bien là où ils sont. Ils n'ont pas à souhaiter
autre chose : nés où il fallait, ils n'ont plus à espérer mieux que d'y demeurer.
La « pauvreté » des trajectoires résidentielles renvoie à la « pauvreté » des trajectoires sociales. La
naissance dans un groupe dominant implique dès l'enfance d'habiter les beaux quartiers, et il n'y a
plus ensuite de raison de changer ni de milieu ni de lieu de résidence.
La transformation de l'habitat avec Haussmann et l'apparition de l'ascenseur a changé la donne :
◦ Avant on avait une ségrégation verticale : plus on était haut dans l'immeuble, plus on
était pauvre
◦ Puis ségrégation horizontale : à chacun son quartier.
On a vu un glissement historique, petit à petit, vers l'Ouest de Paris. Cela se voit à-travers les lieux
d'appartenance des gens composant les grands clubs.
• Du domicile aux équipements collectifs. La transformation des modes de
vie privilégiés.

Raréfaction du personnel domestique logé, puis disparition au fil du siècle (XX). Au début du
siècle, le personnel employé dans une grande maison pouvait dépasser les 30 personnes.
Cette raréfaction a été compensée par le recours à des services spécialisés, soit pour le nettoyage,
soit pour assurer les grandes réceptions (traiteur comme Lenôtre).
1938 : première convention collective qui considère que « les relations entre employeurs et
employés doivent être basés sur la considération et la confiance mutuelle ».
Le personnel temporaire (traiteur...) est très sensible à la manière dont on se comporte à son égard et
sait fort bien faire la différence entre la bourgeoisie traditionnelle, dont l'enfance au moins a été
imprégnée de cette différence polie qui allait de soir envers les serviteurs de la maison, et la
bourgeoisie récente, beaucoup plus portée à traiter cavalièrement le personnel engagé pour une
soirée.
Tendance à une forme de paternalisme assez marqué de la part des vieilles familles aristocratiques.
On admettait presque que les domestiques fassent partie de la famille.
La raréfaction du personnel domestique a entraîné la disparition d'un type de rapport social, d'un
paternalisme. Les femmes de ménage ne font plus partie de la famille. Désormais relation patron-
salarié.

Disparition des nurses et des précepteurs : avant l'éducation était systématiquement assurée dans le
cadre domestique par un personnel spécialisé. Petit à petit elle a été confié à des institutions de
statut privé ou public, ce personnel venant à faire défaut ou s'avérant trop coûteux. Le recours aux
nurses étaient fréquents (surtout anglaise car ce type d'éducation était le plus apprécié). Les
instituteurs/institutrices étaient en haut de la hiérarchie du personnel : on les appelait Monsieur ou
Madame. Puis les enfants ont fréquenté des écoles spéciales (cours Hattemer, cours Désir, cours
Martignac), la noblesse et la grande bourgeoisie tenaient soigneusement leurs héritiers à l'écart de
l'école laïque et républicaine.
Après la Libération, peu à peu, la fréquentation régulière d'établissements privés ou publics devient
la règle sans autre aide que celle des parents pour apprendre les leçons et faire les devoirs.
Toutefois, les jeunes filles au pair ont tendance à remplacer le rôle des institutrices ou des
précepteurs. Depuis les années 1950, elles tendent à devenir le seul personnel logé avec les parents.
Avec un statut bien particulier parce qu'elles sont elles-mêmes issues de bonnes familles et que leur
présence en France ne renvoie pas à des nécessités économiques mais à la volonté, tout en
poursuivant généralement des études, de parfaire leur pratique de la langue française.
Mais, en règle générale, aujourd'hui les enfants fréquentent des établissements d'enseignement dès
l'âge de la maternelle.

Des vêtements, des chaussures et des voitures sur mesure : Avant la Seconde Guerre Mondiale le
recours au tailleur pour la confection de vêtements de qualité a été l'un des traits significatifs de la
Grande bourgeoisie. Le costume sur mesure était autrefois la règle et les tailleurs étaient nombreux.
Maintenant, la garde robe contient également le « prêt-à-porter ». L'habillement sur mesure dans
l'aristocratie et dans la grande bourgeoisie était fait pour durer et par là, bien au-delà des
considérations utilitaires sur la solidité des produits, s'inscrivait dans la logique d'une classe qui
s'affirme dans la permanence, dans le maintien de ce qui est.
Dégoût pour les voitures fabriquées en série, préférence pour celles de collection (Aston Martin...).

Des enclaves privées dans des lieux publics : Jusqu'aux environs de la dernière guerre, il était
courant que la famille la plus notable du village se réserve l'accès d'une partie de l'église comme on
avait sa loge à l'Opéra. Début du siècle : refus de prendre le métro, le tramway ou omnibus. En fait,
tout déplacement se voulait la translation d'un point à un autre du domaine privé.
Accueil privé dans des lieux publics (avoir son nom chez Maxim's, tribune réservée pour les
courses à Chantilly). Chez Maxim's ils sont chez eux et entre eux : fonctionne comme un club.

Des hectares du Bois de Boulogne réservés aux grandes familles : Le Bois de Boulogne est un
espace qui échappe partiellement aux habitants privilégiés de Neuilly et du XVI. C'est un domaine
public, un lieu de promenade prisé des Parisiens et des banlieusards qui s'y retrouvent en grand
nombre. On peut ajouter à cela la prostitution qui envahit certaines allées les rendant
infréquentables. Cependant, il existe des lieux privilégiés au sein de cet espace incertain avec un
contrôle strict des membres. Ces clubs nécessitent en plus de l'argent une certaine qualité sociale.
◦ 8,1 hectares pour le Cercle de Paris du Bois de Boulogne
◦ 6,65 hectares pour le Polo de Paris
◦ 1,64 hectares pour le Cercle de l’Étrier

L'école communale : publique ou privée ?: L'école publique, à Neuilly, celle de Charcot est très
prisée. La classe moyenne est inexistante dans cette école. Grande qualité des bâtiments et des
plantations. Très grande distance sociale entre les instituteurs et les parents, de ce faits les
instituteurs font preuve d'une très grande disponibilité (rappellent les domestiques). Ils ont une
quasi obligation de donner des cours particuliers. Les parents ne sont pas passifs et réclament même
des choses dans leur programme. En revanche, les enseignants bénéficient des relations des parents
(pour passer un scanner...)

A chaque Église ses fidèles : Les membres de la grande bourgeoisie font de l’Église et de ses
mouvements associatifs un espace où ils sont chez eux. Aident au choix des musiques, si le sermon
ne leur plaît pas, ils changent de paroisse...

La rue, vitrine des privilégiés : Beaucoup de produits variés et coûteux dans les magasins
alimentaires même dans ceux standardisés comme Monoprix (crus recherchés..) De même ils
bénéficient de services spéciaux : livraison à domicile, « caddie-boys » qui poussent le caddie de
Madame...

• Châtelains de toujours, châtelains d'un jour

Les familles nobles sont propriétaires d'au-moins un château. Les familles bourgeoises, sauf
exception, se contentent d'une grande maison... bourgeoise. Le château est situé en dehors de Paris,
en zone rurale. Transmises de génération en génération, ces demeures contribuent à créer un autre
espace spécifique des hautes classes ; celui du coin de France où la famille a ses habitudes, son
enracinement, une partie de sa mémoire.
La lignée c'est aussi celle de maires qui se succèdent de père en fils à la tête de la commune ou au-
moins au conseil municipal. Entre le château et le village s'établissent des rapports privilégiés,
comme une reconstitution affaiblie des rapports sociaux de l'Ancien Régime. Cette osmose entre les
gens de château et du village suppose le temps, les habitudes, la tradition : une histoire qui ne peut
s'acquérir dont on ne peut que hériter. Posséder un château ne suffit pas à être châtelain, il faut se
conduire d'une manière conforme aux attentes des villageois pour mériter leur estime.
Vendre le château c'est perdre son identité. Ne sont pas faciles à garder car leur entretien est cher.

• Les rallyes et les cercles, ou les élites entre elles

Dernière étape de la ségrégation spatiale : permet de se méfier des familles nouvellement riches qui
habitent le quartier. Rallyes = mise en ordre du hasard des rencontres amoureuses.
Mais le but n'est pas de marier mais de définir des goûts pour les futurs mariés.
Les familles reçoivent à tour de rôle. Les rallyes datent des années 1950, ils sont gérés par les
mères. Ils coûtent plusieurs millions (NB : de francs) en organisation, il y va de l'honneur.
C'est un lieu de dépenses ostentatoires. Obligation tacite de recevoir à son tour.
Différents types de rallyes selon le milieu social et professionnel.
La diversité des élites entraîne la diversité des rallyes.
Il existe aussi des rallyes culturels : on visite l'ambassade d'Angleterre, le château de Chantilly... Ils
sont accueillis directement par le personnel, et ont accès à des dalles que le public lambda ne peut
pas voir. Tout ça pour leur faire comprendre très tôt qu'ils ne sont pas n'importe qui.

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